Edwin A. Abbott
FLATLAND
(1884)
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Table des matières
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR À LA DEUXIÈME ÉDITION RÉVISÉE, 1884
PREMIÈRE PARTIE NOTRE MONDE – FLATLAND
2. Du Climat et des Maisons de Flatland.
5. Comment nous nous reconnaissons les Uns les Autres.
6. De la Méthode visuelle en tant que moyen de Connaissance.
8. D'une Pratique Ancienne, la Peinture.
9. Du Projet de Décret instituant l'Usage Universel de la Couleur.
10. Comment fut réprimée la Sédition Chromatique.
12. Quelle est la Doctrine de nos Prêtres.
13. Comment je vis en rêve Lineland, le Pays de la Ligne.
14. Comment je m'efforçai en vain d'expliquer la nature de Flatland.
15. Comment je fis la connaissance d'un Étranger qui venait de Spaceland.
16. Comment l'Étranger tenta vainement de me révéler en paroles les mystères de Spaceland.
17. Comment la Sphère, ayant constaté la vanité de ses discours, recourut aux actes.
18. Comment j'entrai à Spaceland et ce que j'y vis.
20. Comment la Sphère suscita en moi une Vision.
À propos de cette édition électronique
Aux habitants de l'ESPACE EN GÉNÉRAL
et à H. C. en particulier
Cette Œuvre est Dédiée
Par un Humble Carré Originaire du Pays des Deux Dimensions
Dans l'Espoir que
Tout comme lui-même a été Initié aux Mystères des TROIS Dimensions
Alors qu'il en connaissait SEULEMENT DEUX
Ainsi les Citoyens de cette Céleste Région
Élèveront de plus en plus leurs aspirations
Vers les Secrets de la QUATRIÈME, de la CINQUIÈME ou même de la SIXIÈME Dimension
Contribuant ainsi
Au Développement de l'IMAGINATION
Et peut-être au progrès
de cette Qualité excellente et rare qu'est la MODESTIE
Au sein des Races Supérieures
de l'HUMANITÉ SOLIDE.
Si mon pauvre ami de Flatland jouissait encore de la vigueur intellectuelle qui était sienne au moment où il entreprit de composer ces Mémoires, je n'aurais pas besoin de me substituer à lui pour rédiger cette préface dans laquelle il désire, tout d'abord, remercier ses lecteurs et critiques de Spaceland, notre Pays de l'Espace, dont la bienveillante attention a rendu nécessaire, plus rapidement qu'il n'était prévu, une deuxième édition de son œuvre ; ensuite demander que l'on veuille bien excuser certaines erreurs et fautes de typographie (dont il n'est cependant pas entièrement responsable) ; enfin corriger un ou deux malentendus. Mais il n'est plus le Carré d'antan. Des années de détention, et le fardeau encore plus lourd à supporter des sarcasmes et de l'incrédulité générale, ajoutés au vieillissement naturel de ses facultés mentales, ont effacé de son esprit bon nombre d'idées et de concepts, ainsi qu'une grande partie de la terminologie qu'il avait acquis pendant son séjour chez nous. Aussi m'a-t-il demandé de répondre à sa place à deux objections, de nature intellectuelle pour la première et morale pour la seconde.
Voici la première : un habitant de Flatland, lorsqu'il se trouve devant une Ligne, voit quelque chose qui doit lui sembler non seulement long, mais aussi épais (l'objet contemplé ne serait pas visible s'il n'avait pas une certaine épaisseur) ; et par conséquent il devrait reconnaître (selon ces critiques) que ses compatriotes ne sont pas seulement longs et larges mais également épais (quoique dans une très faible mesure) ou encore hauts. Cette objection est plausible et paraît presque irréfutable pour un habitant de Spaceland au point que, lorsqu'on me la fit pour la première fois, j'avoue que je ne sus y répondre. Mais mon pauvre ami l'a fait, lui, et d'une façon qui me semble tout à fait satisfaisante.
« J'admets », me dit-il lorsque je lui mentionnai cette objection, « j'admets que votre critique a raison en ce qui concerne les faits, mais je conteste ses conclusions. Il est vrai que nous avons à Flatland une Troisième Dimension, inconnue de nous, que l'on pourrait appeler « hauteur », tout comme vous avez, chez vous, à Spaceland, une Quatrième Dimension, pour laquelle vous ne possédez pas encore, de nom mais que j'appellerai « extra-hauteur ». Moi-même – qui ai eu le privilège de séjourner à Spaceland et de comprendre pendant vingt-quatre heures la signification du terme « hauteur » – je reste perplexe à présent devant cette notion et je ne peux plus la saisir ni par le sens de la vue, ni par le raisonnement ; elle nécessite de ma part un acte de foi.
« La raison en est évidente. L'idée de dimension implique une direction, implique une possibilité de mesure, implique le plus et le moins. Or, toutes nos lignes sont également et infinitésimalement épaisses (ou hautes, comme vous préférez) ; par conséquent, elles n'ont rien qui puisse orienter notre esprit vers l'image de cette Dimension. Le « micromètre » le plus « délicat » – dont l'usage a été suggéré trop hâtivement par l'un de vos critiques – ne nous servirait de rien : car nous ne saurions ni que mesurer, ni dans quelle direction le faire. Lorsque nous nous trouvons devant une Ligne, nous voyons quelque chose qui est long et brillant ; l'éclat, tout autant que la longueur, est nécessaire à l'existence d'une Ligne ; si l'éclat s'évanouit, la Ligne disparaît. Voilà pourquoi tous mes amis de Flatland – lorsque je leur parle de cette Dimension inconnue qui, pourtant, est visible d'une certaine manière dans une Ligne – me répondent : « Ah, vous voulez parler de l'éclat. » Et quand je réplique : « Non, c'est à une véritable Dimension que je fais allusion », ils me rétorquent : « Alors mesurez-la ou dites-nous dans quelle direction elle s'étend. » Ce qui me réduit au silence, car je ne peux faire ni l'un ni l'autre. Hier encore, lorsque le Cercle Suprême (autrement dit, notre Grand Prêtre) est venu visiter la Prison d'État et qu'il m'a rendu sa septième visite annuelle, en me demandant pour la septième fois si je me sentais mieux, j'ai essayé de lui prouver qu'il était non seulement long et large mais également « haut », bien qu'il ne le sût pas. Que m'a-t-il répondu ?
« Vous dites que je suis « haut » ; mesurez ma « hauteur » et je vous croirai. » Que pouvais-je faire ? Comment relever ce défi ? J'ai perdu contenance et il est reparti triomphant.
« Cela vous semble-t-il toujours étrange ? Dans ce cas, imaginez que vous vous trouviez dans une situation identique à la mienne. Supposez qu'une personne de la Quatrième Dimension condescende à vous rendre visite et vous dise : « Chaque fois que vous ouvrez les yeux, vous voyez une Figure plane (qui a Deux Dimensions) et vous inférez un Solide (qui en a Trois) ; mais en réalité vous voyez aussi (bien que vous ne le sachiez pas) une Quatrième Dimension, qui n'est ni la couleur, ni l'éclat, ni quoi que ce soit de semblable, mais une véritable Dimension, dont je ne peux cependant pas vous indiquer la direction et que vous n'avez pas la possibilité de mesurer. » Que répondriez-vous à ce visiteur ? Ne le feriez-vous pas enfermer ? Eh bien, tel est mon destin ; et nous agissons aussi naturellement, nous, habitants de Flatland, en condamnant à la détention perpétuelle un Carré coupable d'avoir prêché la Troisième Dimension, que vous, habitants de Spaceland, en expédiant dans vos geôles un Cube coupable d'avoir prêché la Quatrième Dimension. Hélas, combien l'humanité aveugle est prompte à persécuter et comme elle se ressemble d'une Dimension à l'autre ! Que nous soyons Points, Lignes, Carrés, Cubes ou Extra-Cubes, nous sommes tous enclins aux mêmes erreurs, tous esclaves de nos préjugés dimensionnels respectifs. Comme l'a dit l'un de vos Poètes :
« Un coup de pinceau de la Nature rend tous les mondes semblables[1]. »
Sur ce point, les arguments du Carré me paraissent incontestables. J'aimerais pouvoir dire de sa réponse à la seconde objection (d'ordre moral, celle-là) qu'elle est aussi claire et cohérente. On lui a reproché d'être misogyne ; et comme cette critique lui est adressée, avec une certaine véhémence, par un Sexe que la Nature a mis dans une position de supériorité numérique à Spaceland, je serais heureux de pouvoir la réfuter, s'il m'était possible de le faire en toute honnêteté. Mais le Carré est si peu habitué à notre terminologie morale que je ne lui rendrais pas justice si je transcrivais littéralement les arguments qu'il avance pour sa défense. En ma qualité d'interprète de sa pensée, et pour la résumer, je me bornerai à dire qu'à ce que j'ai compris il a changé d'avis, pendant ses sept années de détention, tant sur les Femmes que sur les Isocèles et les Classes Inférieures. À présent, il se rapproche personnellement des idées de la Sphère, selon laquelle (voir page 149) les Lignes Droites sont, sur bien des points importants supérieures aux Cercles. Mais, fidèle à son rôle d'Historien, il s'est identifié (peut-être trop étroitement) aux points de vue généralement adoptés par ses collègues de Flatland et (à ce qu'on lui a dit) même par ceux de Spaceland, qui (jusqu'à une date très récente) ont rarement jugé digne d'attention la destinée des femmes comme celle des masses et ne l'ont jamais sérieusement analysée.
Dans un passage encore plus obscur, il me demande de réfuter les tendances Circulaires ou aristocratiques que certains de ses critiques lui ont naturellement attribuées. Tout en rendant justice aux facultés intellectuelles qui ont permis à un petit nombre de Cercles de préserver pendant plusieurs générations leur suprématie sur l'immense multitude de leurs compatriotes, il croit que l'histoire de Flatland parle d'elle-même, sans nécessiter de commentaires de sa part, et montre que les révolutions ne peuvent pas toujours être étouffées dans le sang. Il pense aussi que la Nature, en condamnant les Cercles à l'infécondité, les a voués en définitive à l'échec.
« Je vois là », ajoute-t-il, « l'application d'une grande loi commune à tous les univers : tandis que la sagesse de l'homme croit œuvrer à un objectif, la sagesse de la Nature le contraint à travailler dans un autre but, très différent et meilleur. » Quant au reste, il demande à ses lecteurs de ne pas supposer que tous les détails de la vie quotidienne à Flatland doivent nécessairement correspondre à ceux de Spaceland. Il espère toutefois que son ouvrage, considéré dans son ensemble, séduira l'imagination de certains habitants de Spaceland et amusera du moins ces esprits modestes et modérés qui – en parlant de choses importantes mais situées en dehors des limites de l'expérience – refusent de dire aussi bien « cela ne peut pas être » que « cela est obligatoirement ainsi et nous savons tout ce qu'il y a à savoir là-dessus ».
« Prenez patience, car le monde est vaste et large. »
J'appelle notre monde Flatland (le Plat Pays), non point parce que nous le nommons ainsi, mais pour vous aider à mieux en saisir la nature, vous, mes heureux lecteurs, qui avez le privilège de vivre dans l'Espace.
Imaginez une immense feuille de papier sur laquelle des Lignes droites, des Triangles, des Carrés, des Pentagones, des Hexagones et d'autres Figures, au lieu de rester fixes à leur place, se déplacent librement sur ou à la surface, mais sans avoir la faculté de s'élever au-dessus ou de s'enfoncer au-dessous de cette surface, tout à fait comme des ombres – à cela près qu'elles sont dures et ont des bords lumineux – et vous aurez une idée assez exacte de mon pays et de mes compatriotes. Hélas, il y a quelques années encore, j'aurais dit « de mon univers » : mais à présent mon esprit s'est ouvert à une conception plus haute des choses.
Vous vous rendrez compte immédiatement que, dans un pays semblable, il ne peut exister rien de ce que vous appelez « solide » ; toutefois vous supposerez, me semble-t-il, que nous sommes au moins à même d'opérer visuellement une distinction entre ces Triangles, ces Carrés et ces autres Figures qui s'y déplacent, comme je vous l'ai décrit. Au contraire, nous ne pouvons rien percevoir de tel, au moins avec une netteté suffisante pour nous permettre de distinguer une Figure d'une autre. Nous ne voyons, nous ne pouvons voir que des Lignes Droites ; et je vais vous en démontrer sur-le-champ la raison.
Placez une pièce de monnaie sur l'une de vos tables dans l'Espace ; et, en vous penchant dessus, observez-la. Elle vous apparaîtra sous la forme d'un cercle.
Mais, à présent, reculez vers le bord de la table en vous baissant progressivement (ce qui vous rapprochera de plus en plus des conditions dans lesquelles vivent les habitants de Flatland) et vous constaterez que, sous votre regard, la pièce devient ovale ; enfin, quand vous aurez placé votre œil exactement au bord de la table (ce qui fera réellement de vous, pour ainsi dire, l'un de mes compatriotes), vous verrez que la pièce a complètement cessé de vous paraître ovale et qu'elle est devenue, à votre connaissance, une ligne droite.
Il en serait de même si vous preniez pour objet de vos observations un Triangle, un Carré ou toute autre Figure découpée dans du carton. Regardez-la en vous plaçant de manière que votre œil soit au bord de la table : vous verrez qu'elle cesse de vous apparaître sous la forme d'une Figure et qu'elle devient en apparence une Ligne Droite. Prenons pour exemple un Triangle équilatéral qui représente chez nous un Commerçant appartenant à la classe respectable. La figure 1 vous montre ce Commerçant tel que vous le verriez en vous penchant au-dessus de lui ; les figures 2 et 3 vous le montrent tel que vous le verriez si votre œil approchait du niveau de la table ou le rasait presque ; et si votre œil était exactement au niveau de la table (c'est ainsi que nous le voyons à Flatland), il se réduirait pour vous à une Ligne Droite.
Pendant mon séjour à Spaceland, j'ai ouï dire que vos marins connaissaient des expériences très semblables lorsqu'ils traversaient vos océans et discernaient à l'horizon quelque île ou rivage éloigné. Des baies, des promontoires, des angles nombreux et de toutes dimensions peuvent découper cette terre lointaine ; à une certaine distance, néanmoins, vous n'en voyez rien (sauf, il est vrai, si votre soleil brille sur elle et révèle les parties en saillie ou en retrait grâce au jeu de la lumière et des ombres), rien qu'une ligne uniforme et grisâtre sur la mer.
Eh bien, voilà tout justement ce que nous voyons quand une de nos connaissances triangulaires ou autres s'approche de nous à Flatland. Comme il n'y a chez nous ni soleil ni lumière de nature à produire des ombres, nous ne disposons d'aucun de ces adjuvants qui viennent au secours de votre vue, chez vous, à Spaceland. Si notre ami s'avance, nous voyons sa ligne s'élargir ; s'il s'éloigne, elle diminue ; mais il est toujours à nos yeux une Ligne Droite ; qu'il soit Triangle, Carré, Pentagone, Hexagone, Cercle ou ce que vous voudrez, il n'est pour nous qu'une Ligne Droite et rien d'autre.
Vous vous demandez peut-être comment, dans des circonstances si désavantageuses, nous parvenons à distinguer nos amis les uns des autres ; mais il sera à la fois plus judicieux et plus facile de répondre à cette question bien naturelle quand nous en arriverons à la description des habitants de Flatland. Permettez-moi, pour l'instant, de reporter ce sujet à plus tard et de vous dire un mot du climat et des maisons de notre pays.
Chez nous, tout de même que chez vous, il y a quatre points cardinaux : le Nord, le Sud, l'Est et l'Ouest.
En l'absence de soleil ou d'autres corps célestes, il nous est impossible de déterminer le Nord à la façon habituelle ; mais nous avons notre méthode particulière. Chez nous, une Loi de la Nature fait qu'une attraction constante s'exerce en direction du Sud. ; et, quoique dans les régions tempérées cette attraction soit très légère – au point que même une Femme, évidemment supposée bien portante, peut parcourir plusieurs centaines de toises en direction du Nord sans grande difficulté – ses effets sont cependant assez sensibles pour nous servir de boussole sous la plupart de nos climats. En outre la pluie (qui tombe à intervalles fixes et toujours en provenance du Nord) nous est une aide supplémentaire ; et, dans les villes, nous nous fions aux maisons dont les murs latéraux sont, bien entendu, généralement orientés vers le Nord et vers le Sud afin que les toits forment obstacle à la pluie qui tombe du Nord. Dans la campagne, où il n'y a pas de maisons, les troncs des arbres font plus ou moins office de guides. Tout compte fait, nous n'avons pas autant de mal que vous pourriez le croire à déterminer notre position.
Néanmoins, dans nos régions plus tempérées, où l'attraction qui s'exerce en direction du Sud se fait à peine sentir, il m'est arrivé parfois, dans quelque plaine désolée où il n'existait ni maison ni arbre qui pût me servir de repère, de me trouver contraint à demeurer stationnaire pendant plusieurs heures d'affilée, en attendant que la venue de la pluie me permit de poursuivre mon voyage. La force de l'attraction est beaucoup plus éprouvante pour les personnes âgées ou affaiblies, et surtout pour nos délicates Femelles, que pour le robuste Sexe Mâle, de sorte qu'un homme bien élevé, s'il rencontre une Dame dans la rue, lui cédera toujours le côté Nord… ce qui n'est pas à proprement parler facile lorsqu'on est pris de court, que l'on ne jouit pas d'une santé excellente et que l'on se trouve dans une région où il est difficile de distinguer le Nord du Sud.
Nos maisons n'ont pas de fenêtres : car la lumière nous arrive également à l'intérieur et à l'extérieur, de nuit comme de jour, en tous lieux et à tous moments. D'où ? Nous l'ignorons. « Quelle est l'origine de la lumière ? » C'était là, jadis, pour nos érudits, une question du plus haut intérêt que l'on se posait fréquemment, et l'on en a cherché la solution à maintes reprises, sans autre résultat que de peupler les asiles de fous. En conséquence, après avoir vainement tenté de restreindre indirectement ces recherches en les rendant passibles d'une lourde amende, la Législature, à une époque relativement récente, les a interdites absolument. Moi – hélas, moi seul à Flatland – je ne connais que trop bien la véritable solution de ce mystérieux problème ; mais je suis dans l'incapacité de la rendre intelligible à un seul de mes compatriotes ; et l'on m'accable de sarcasmes – moi, l'unique détenteur des vérités de l'Espace, moi qui ai formulé la théorie de l'introduction de la Lumière à partir du monde des Trois Dimensions – comme si j'étais un dément parmi les déments ! Mais trêve de digressions pénibles retournons à nos maisons.
La forme que l'on adopte le plus communément pour la construction des maisons est à cinq côtés, ou pentagonale, comme dans le schéma ci-joint. Les deux côtés Nord, CD, DE constituent le toit et n'ont généralement pas de porte ; il y a à l'Est une petite porte pour les femmes ; à l'Ouest une autre, beaucoup plus grande, pour les Hommes ; habituellement, le côté Sud, ou plancher, n'en comporte pas.
Les maisons carrées et triangulaires ne sont pas autorisées, et ceci pour la raison suivante. Les angles d'un Carré (et davantage encore ceux d'un Triangle équilatéral) étant beaucoup plus pointus que ceux d'un Pentagone, et les lignes des objets inanimés (tels que les maisons) étant plus obscures que celles des Hommes et des Femmes, il s'ensuit que les coins d'une résidence carrée ou triangulaire risqueraient fort d'infliger une blessure sérieuse à un voyageur étourdi ou peut-être distrait qui se jetterait brusquement contre eux ; et par conséquent, dès le XIe siècle de notre ère, les maisons triangulaires ont été universellement interdites par la Loi, les seules exceptions étant les fortifications, les poudrières, les casernes et autres bâtiments officiels, dont il n'est pas désirable que le grand public approche sans circonspection.
À cette époque, la construction de maisons carrées était encore admise partout, quoique découragée par une taxe spéciale. Mais, environ trois siècles plus tard, les Législateurs décidèrent que, dans toutes les villes où la population excédait dix mille habitants, l'angle d'un Pentagone était, pour une maison, le seul qui fût compatible avec la sécurité publique et que, l'on n'en pouvait point autoriser de plus grand. Le bon sens de la communauté a secondé les efforts de la Législature et maintenant, même dans les campagnes, la construction pentagonale a pris le pas sur toutes les autres. Ce n'est à présent que de loin en loin, dans certaines régions agraires très reculées et arriérées, qu'un antiquaire a encore quelques chances de découvrir une maison carrée.
La plus grande longueur ou largeur d'un habitant adulte de Flatland peut être évaluée à onze de vos pouces environ. Douze pouces est considéré comme un maximum.
Nos femmes sont des Lignes Droites.
Nos Soldats et nos Ouvriers des Classes Inférieures sont des Triangles qui ont deux côtés égaux, mesurant chacun approximativement onze pouces, et une base ou troisième côté si courte (souvent pas plus d'un demi-pouce) qu'ils forment au sommet un angle très aigu et très redoutable. Et même, quand leur base est du type le plus dégénéré (d'une longueur qui n'est pas supérieure à un huitième de pouce), c'est à peine si l'on peut les distinguer des Lignes Droites ou Femmes tant leur sommet est pointu. Chez nous, comme chez vous, ces Triangles là se nomment Isocèles pour les différencier des autres ; et c'est sous ce nom que je les désignerai dans les pages suivantes.
Notre Classe Moyenne se compose de Triangles Équilatéraux, c'est-à-dire dont tous les côtés sont égaux. Les Membres des Professions Libérales et les Gentilshommes sont des Carrés (c'est à cette classe que j'appartiens personnellement) et des Figures à Cinq-Côtés ou Pentagones.
Vient ensuite la Noblesse, qui comporte plusieurs degrés, en commençant par les Figures à Six-Côtés, ou Hexagones, et ainsi de suite, le nombre des côtés s'élevant sans cesse, jusqu'aux Personnages qui reçoivent le titre honorable de Polygones. Enfin, lorsque le nombre des côtés devient si grand, et que les côtés eux-mêmes sont si petits qu'il est impossible de distinguer la Figure d'un Cercle, elle entre dans la classe Circulaire ou Ecclésiastique : c'est l'ordre le plus élevé de tous.
Chez nous, une Loi de la Nature veut qu'un enfant mâle ait toujours un côté de plus que son père, de sorte que chaque génération s'élève (en règle générale) d'un échelon sur la voie du progrès et de l'anoblissement. Ainsi le fils d'un Carré sera un Pentagone ; le fils du Pentagone, un Hexagone ; etc.
Mais cette règle ne s'applique pas toujours aux Commerçants, et elle est encore moins répandue chez les Soldats ou les Ouvriers qui, en vérité, méritent à peine le nom de Figures humaines puisque tous leurs côtés ne sont pas égaux. La Loi de la Nature ne s'étend pas jusqu'à eux ; et le fils d'un Isocèle (c'est-à-dire d'un Triangle n'ayant que deux côtés égaux) ne sera jamais qu'Isocèle lui-même. Toutefois, même un Isocèle ne doit pas perdre tout espoir de voir un jour sa progéniture s'élever au-dessus de sa condition misérable. Car, après une longue série de succès militaires, ou une vie de labeurs accomplis avec zèle et dextérité, on constate généralement chez l'Artisan et le Soldat le plus intelligent une légère augmentation du troisième côté ou base et un rétrécissement des deux autres côtés. Les mariages mixtes (arrangés par les Prêtres) entre les fils et les filles de ces membres plus intellectuels des classes inférieures ont habituellement pour fruit un individu qui se rapproche encore davantage du Triangle Équilatéral type.
Il est bien rare – en proportion du très grand nombre de naissances Isocèles – qu'un Triangle Équilatéral authentique et certifiable naisse de parents Isocèles. Pour arriver à ce résultat, toute une série de mariages mixtes calculés avec soin est d'abord nécessaire ; encore faut-il que ceux qui aspirent à devenir les ancêtres du futur Équilatéral s'exercent pendant un laps de temps prolongé à la frugalité, à la maîtrise de soi, et qu'à travers des générations successives s'opère un développement patient, systématique et continu de l'intellect Isocèle.
Dans notre pays, quand un Vrai Triangle Équilatéral naît de parents Isocèles, c'est un événement dont on se réjouit à plusieurs lieues à la ronde. Après un sévère examen effectué par le Conseil Sanitaire et Social, l'enfant, s'il est certifié Régulier[2], est admis au cours d'une cérémonie solennelle dans la classe des Équilatéraux. Il est immédiatement enlevé à ses parents, qui se sentent partagés entre l'orgueil et l'affliction, et adopté par quelque Équilatéral sans descendance qui s'engage par serment à ne plus jamais laisser l'enfant pénétrer dans son ancien domicile ou même jeter les yeux sur un membre de sa famille, de crainte que l'organisme dont le développement est si récent ne retombe, sous l'effet d'une imitation inconsciente, jusqu'à son niveau héréditaire.
L'apparition d'un Équilatéral chez des parents de naissance servile est saluée non seulement par les pauvres serfs eux-mêmes, qui voient leur existence sordide éclairée par une lueur d'espérance, mais aussi par l'Aristocratie dans son ensemble ; car toutes les classes supérieures savent parfaitement que ces phénomènes rarissimes, sans risquer de mettre leurs privilèges à la portée du vulgaire, sont une barrière extrêmement utile contre les révolutions venues d'en bas.
Si la racaille aux angles aigus avait été, sans exception, absolument privée d'espoir et d'ambition, elle aurait pu trouver, dans certains de ses nombreux soulèvements séditieux, des chefs assez compétents pour faire de leur supériorité en nombre et en force un usage trop efficace même pour la sagesse des Cercles. Mais un prudent décret de la Nature a ordonné que chez les classes laborieuses, à mesure qu'augmenteraient l'intelligence, le savoir et toutes les vertus, l'angle aigu (qui les rend physiquement redoutables) s'accroîtrait aussi dans les mêmes proportions et approcherait celui du Triangle Équilatéral, relativement inoffensif. Ainsi, les membres les plus brutaux et les plus formidables de la classe des soldats – des créatures presque aussi dépourvues d'intelligence que les Femmes –, lorsqu'ils développent les facultés mentales qui leur sont nécessaires pour employer au mieux leur terrible puissance de pénétration, voient dans le même temps cette puissance se réduire.
Combien elle est admirable, cette Loi de la Compensation ! Et comme elle prouve à merveille le bien-fondé, le caractère conforme à la nature, et j'irais presque jusqu'à dire les origines divines de la constitution aristocratique qui régit les États de Flatland ! En utilisant judicieusement cette Loi naturelle, les Polygones et les Cercles sont presque toujours en mesure d'étouffer la sédition au berceau : il leur suffit pour cela de mettre à profit les réserves d'espoir irrépressibles et illimitées que recèle l'esprit humain. L'Art vient également en aide à la Loi et à l'Ordre.
Il est généralement possible – grâce à une petite compression ou expansion artificielle opérée par les chirurgiens de l'État – de rendre parfaitement Réguliers certains chefs de la rébellion choisis parmi les plus intelligents et de les admettre aussitôt dans les classes privilégiées ; d'autres, beaucoup plus nombreux, qui sont encore au-dessous du niveau nécessaire, attirés par la perspective d'être un jour anoblis, se laissent persuader d'entrer dans les Hôpitaux d'État, où on les maintient à vie dans une détention honorable ; seuls un ou deux mutins particulièrement obstinés, stupides et désespérément Irréguliers, sont conduits sur les lieux de l'exécution.
Alors, le misérable troupeau des Isocèles, qui n'a plus ni plan ni chefs, se livre sans résistance à la petite armée de ses frères que le Cercle Suprême entretient en prévision de cas semblables et qui le transpercent ; ou bien, et cela est plus fréquent, le parti Circulaire ayant habilement fomenté entre eux des jalousies et des soupçons, ils se lancent dans une guerre fratricide et périssent sous les angles les uns des autres. Nous n'avons pas moins de cent vingt rébellions enregistrées dans nos annales, outre des soulèvements mineurs dont on estime le nombre à deux cent trente-cinq ; et toutes ces émeutes se sont terminées ainsi.
Si les Triangles extrêmement pointus de nos Soldats sont redoutables, on n'aura aucune peine à en déduire que nos Femmes sont plus terribles encore. Car si le Soldat est un coin à fendre, la Femme étant, pour ainsi dire, toute en pointe, du moins aux deux extrémités, est un aiguillon. Ajoutez à cela le pouvoir de se rendre pratiquement invisible à volonté, et vous en conclurez qu'à Flatland une Femelle est une créature avec laquelle il ne fait pas bon plaisanter.
Mais, parvenus à ce point de mon récit, peut-être certains de mes lecteurs parmi les plus jeunes se demanderont-ils comment, à Flatland, une Femme peut se rendre invisible. Cela devrait, à mon sens, s'expliquer de soi-même. Néanmoins, quelques mots suffiront à éclairer les plus irréfléchis.
Placez une aiguille sur une table. Puis, l'œil au niveau de la table, regardez-la de côté : vous en voyez toute la longueur ; mais, à présent, contemplez-la de face : vous n'en voyez plus que la pointe, elle est devenue pratiquement invisible. De même pour l'une de nos Femmes. Quand son côté est tourné vers nous, nous la voyons sous la forme d'une Ligne Droite ; si, au contraire, notre regard se dirige vers l'extrémité qui contient son œil ou sa bouche – car chez nous ces deux organes sont identiques – nous ne percevons plus qu'un point très brillant ; mais lorsque c'est sa partie postérieure qui se présente à nous, celle-ci – étant moins brillante et même presque aussi obscure qu'un objet inanimé – lui sert en quelque sorte d'Anneau de Gygès.
Les périls auxquels nous sommes exposés de la part de nos Femmes doivent être évidents à présent pour les esprits les plus lents de Spaceland. Si, déjà, se heurter à un respectable Triangle de la classe moyenne n'est pas sans danger ; si l'on risque une entaille en se cognant contre un Ouvrier ; si l'on ne peut éviter une blessure grave en entrant en collision avec un Officier de la classe militaire ; si le sommet d'un Simple Soldat est à peu près mortel au seul contact… où va-t-on en se jetant sur une Femme, sinon à la destruction immédiate et complète ? Et lorsqu'une Femme est invisible, ou que l'on ne voit d'elle qu'un point d'une brillance atténuée, combien il doit être difficile, même pour les individus les plus circonspects, de toujours échapper à la collision !
Nombreux sont les décrets qui ont été votés à diverses époques dans les différents États du Plat Pays pour minimiser ce péril ; et, dans les régions méridionales, moins tempérées, où, la force de la gravitation étant plus grande, les Êtres humains ont plus de mal à éviter les mouvements mal calculés ou involontaires, les Lois qui concernent les Femmes sont naturellement beaucoup plus strictes. Mais le résumé suivant donnera une idée générale de notre Code :
1) Toute maison doit avoir, du côté Est, une entrée exclusivement réservée à l'usage des Femmes ; c'est par là et non par la porte Ouest, celle des Hommes, que toutes les Femmes entreront « avec une attitude décente et respectueuse »[3].
2) Sous peine de mort, aucune Femme ne se déplacera jamais dans un lieu public sans pousser continuellement son Cri-de-Paix.
3) Toute femme dont il sera dûment constaté qu'elle souffre de la danse de Saint-Guy, de convulsions, de rhume chronique accompagné d'éternuements violents, ou de quelque autre maladie qui détermine chez elle des mouvements involontaires, sera immédiatement détruite.
Dans certains États, une Loi complémentaire interdit aux Femmes, sous peine de mort, de se tenir ou de marcher dans un lieu public sans remuer constamment de droite à gauche la partie postérieure de leur individu afin d'avertir de leur présence ceux qui se trouvent derrière elles ; d'autres obligent les Femmes, quand elles voyagent, à se faire suivre d'un de leurs fils, d'un domestique ou de leur mari ; d'autres encore leur imposent une réclusion totale à l'intérieur de leur foyer, sauf à l'occasion des fêtes religieuses. Mais les plus sages de nos Cercles ou Hommes d'État se sont aperçus que la multiplication des lois d'exception dirigées contre les Femmes avait pour effet, non seulement de débiliter la race et de réduire le rythme des naissances, mais aussi d'accroître la fréquence des meurtres familiaux au point qu'un Code trop sévère se révélait plus nuisible qu'utile à l'État qui l'adoptait.
Car lorsque l'humeur des Femmes est ainsi exaspérée par l'obligation qu'on leur fait de demeurer constamment chez elles ou par les contraintes qu'on leur impose à l'extérieur, elles ont tendance à décharger leur bile sur leur mari ou leurs enfants ; et il est arrivé, dans les régions les moins tempérées, que toute la population mâle d'un village soit exterminée en une heure ou deux à la suite d'un soulèvement simultané des Femmes. En conséquence, les Trois Décrets cités plus haut suffisent aux États les mieux réglés et l'on peut considérer qu'ils résument à peu près notre Code de la Femme.
Somme toute, ce n'est pas dans la Législature que nous trouvons notre principale sauvegarde, mais dans les intérêts des Femmes elles-mêmes. Car, si elles sont capables de provoquer une mort instantanée en effectuant un simple mouvement rétrograde, encore faut-il qu'elles parviennent à dégager immédiatement leur extrémité acérée du corps de leur victime, qu'agitent les soubresauts de l'agonie, pour éviter que leur frêle organisme ne soit lui-même détruit.
Les pouvoirs de la Mode sont également de notre côté. J'ai signalé que, dans certains États parmi les moins civilisés, il était interdit aux Femmes de se montrer dans un lieu public sans agiter de droite à gauche leur extrémité postérieure. C'est là, depuis des temps immémoriaux, une pratique universelle chez toutes les Dames ayant les moindres prétentions à la bonne éducation. On tient pour déshonorant qu'un État soit contraint de faire respecter par la Loi ce qui devrait être, et qui est chez toute dame de qualité, un instinct naturel. L'ondulation rythmique et, oserai-je dire, bien modulée qu'impriment à leur partie postérieure nos dames de rang Circulaire est enviée et imitée par l'épouse d'un vulgaire Équilatéral, qui doit borner ses aspirations à une oscillation monotone, semblable à celle d'un pendule ; ce balancement régulier de l'Équilatérale n'est pas moins admiré et copié par l'épouse de l'Isocèle ambitieux et progressiste, race chez qui aucune espèce de « mouvement postérieur » ne compte encore parmi les nécessités de la vie. Donc, dans toutes les familles qui occupent un certain rang dans la société, le « mouvement postérieur » est une institution aussi ancienne que le temps lui-même ; là, les maris et les fils sont au moins à l'abri des attaques invisibles.
Mais il ne faut nullement conclure de tout cela que nos Femmes n'ont pas une nature affectueuse. Par malheur, la passion du moment l'emporte, chez le Sexe Faible, sur toute autre considération. C'est là, bien entendu, une conséquence inévitable de leur conformation déficiente. Puisqu'elles ne peuvent prétendre posséder un angle, aussi réduit soit-il, étant inférieures sur ce plan au plus misérable des Isocèles, elles sont par là même complètement dénuées de cérébralité et incapables de réflexion, de jugement, de pensée, presque de souvenir. De ce fait, elles oublient, dans leurs accès de furie, tous les droits que leurs victimes peuvent avoir sur leur affection et ne s'arrêtent à aucune distinction. Je connais personnellement le cas d'une Femme qui extermina toute sa maisonnée et qui, une demi-heure après, une fois sa rage passée et les débris balayés, demanda ce qu'il était advenu de son mari et de ses enfants.
Il ne faut donc évidemment pas irriter une Femme tant qu'elle est en état de se retourner. Quand on la tient dans ses appartements, qui sont conçus de façon à lui ôter cette faculté, on peut dire et faire ce qu'on veut ; car elle est alors réduite à une totale impuissance et ne se rappellera plus dans quelques minutes l'incident au sujet duquel elle vous menace actuellement de mort, ni les promesses que vous aurez peut-être jugé nécessaire de lui faire pour apaiser sa furie.
Tout compte fait, nous nous tirons assez bien d'affaire dans nos relations conjugales, quoiqu'il n'en soit pas toujours ainsi dans les couches inférieures des Classes Militaires. Là, le manque de tact et l'imprudence des maris donne lieu, parfois, à d'indescriptibles désastres. Ces misérables individus, se fiant plus aux armes offensives de leurs angles aigus qu'aux organes défensifs du bon sens et des simulations opportunes, négligent trop souvent les principes qui régissent la construction des appartements féminins ou irritent leurs épouses en employant, à l'extérieur, des expressions malavisées qu'ils refusent de rétracter sur-le-champ. En outre, un respect brutal et têtu de la vérité littérale les rend peu enclins à ces débauches de promesses grâce auxquelles le Cercle, plus judicieux, apaise en un instant sa Compagne. Il en résulte des massacres ; ceux-ci, au reste, ne sont pas sans avantages car ils éliminent les plus grossiers et les plus tapageurs des Isocèles ; et nombre de nos Cercles tiennent les instincts destructeurs du Sexe Maigre pour l'une de ces dispositions providentielles qui servent à endiguer l'accroissement excessif de la population et à étouffer la Révolution dans l'œuf.
Toutefois je n'irai pas jusqu'à dire que même dans les foyers les mieux réglés et les plus proches de l'état Circulaire, l'idéal de la vie familiale est aussi élevé que chez vous, à Spaceland. Nous connaissons la paix, dans la mesure où l'absence de massacre mérite ce nom, mais, nécessairement, il n'y a guère harmonie de goûts ou d'activités et c'est au prix du confort domestique que la sage prudence des Cercles a assuré la sécurité. Dans tous les foyers Circulaires ou Polygonaux, la coutume veut depuis des temps immémoriaux – et cette coutume est devenue à présent une espèce d'instinct naturel chez les Femmes de haut rang – que les Mères et les Filles gardent constamment l'œil et la bouche tournés vers leur Mari et ses amis de sexe mâle. Si une Dame de la bonne société tournait le dos à son Époux, ce serait considéré à la fois comme un mauvais présage et un manque de dignité. Mais, comme je vais le montrer à l'instant, cette coutume, tout en ayant l'avantage de la sécurité, n'est pas dénuée d'inconvénients.
Dans la maison de l'Ouvrier ou du Commerçant respectable – où la femme est autorisée à tourner le dos à son époux pendant qu'elle vaque aux travaux domestiques – il y a au moins des moments de calme au cours desquels l'épouse ne se fait ni voir ni entendre, hormis le bourdonnement continu de son Cri-de-Paix ; mais dans les résidences des classes supérieures, la tranquillité est trop souvent absente. Ici la bouche volubile et l'œil à l'éclat pénétrant sont dirigés en permanence vers le Maître de Maison ; et la lumière elle-même ne se répand pas en un flot plus persistant que le torrent du bavardage féminin. Le tact et l'habileté qui suffisent pour éviter l'aiguillon de la Femme sont impuissants à lui fermer la bouche ; et comme l'épouse n'a absolument rien à dire, comme l'esprit, le bon sens, la conscience qui pourraient l'empêcher de parler lui font totalement défaut, il n'est pas rare d'entendre des cyniques déclarer qu'ils préfèrent le danger de l'aiguillon meurtrier mais inaudible à l'autre extrémité, bruyante et inoffensive, de la Femme.
Mes lecteurs du Pays de l'Espace jugeront peut-être tout à fait déplorable la condition de nos Femmes, et elle l'est en effet. Le Mâle Isocèle du type le plus bas peut envisager une certaine amélioration de son angle et espérer que toute sa caste dégénérée finira éventuellement par s'élever dans l'échelle sociale ; mais ces espoirs sont inaccessibles au sexe féminin. « Femme un jour, Femme toujours », tel est le Décret de la Nature ; et les Lois de l'Évolution elles-mêmes semblent refuser de s'exercer en sa faveur. Au moins pouvons-nous, cependant, admirer cette sage disposition qui, en interdisant tout espoir aux Femmes, les a également privées de mémoire pour se rappeler et de pensée pour prévoir les chagrins et les humiliations qui sont à la fois une nécessité de leur existence et la base de notre constitution à Flatland.
Vous à qui l'ombre et la lumière ont été également accordées, vous qui avez le bonheur de posséder deux yeux, vous qui jouissez du sens de la perspective et qu'enchante le spectacle de diverses couleurs, vous qui pouvez réellement voir un angle, et contempler toute la circonférence d'un Cercle dans l'heureuse région des Trois Dimensions… comment vous faire comprendre avec quelles difficultés extrêmes nous reconnaissons, à Flatland, nos configurations respectives ?
Rappelez-vous ce que je vous ai dit plus haut. Chez nous, tous les Êtres, qu'ils soient animés ou non, et quelle que soit leur forme, se présentent à notre regard sous une apparence identique ou presque identique celle d'une Ligne Droite. S'ils sont tous semblables, comment les distinguer les uns des autres ?
La réponse est triple. Le premier moyen que nous utilisons est le sens de l'ouïe ; il est chez nous beaucoup plus développé que chez vous et nous permet non seulement de reconnaître au son de leur voix nos amis personnels, mais aussi d'opérer une distinction entre les différentes classes, du moins en ce qui concerne les trois ordres inférieurs : l'Équilatéral, le Carré et le Pentagone (car je ne tiens pas compte de l'Isocèle). Mais à mesure que nous nous élevons dans l'échelle sociale, le processus qui consiste à distinguer et être distingué croît en difficulté. D'abord parce que les voix sont assimilées ; ensuite parce que la faculté de reconnaître par la voix est une vertu plébéienne qui n'est pas très développée dans l'Aristocratie. Et l'on ne peut pas se fier à une méthode qui comporte des risques d'imposture. Dans nos ordres inférieurs, les organes vocaux sont au moins aussi développés que ceux de l'ouïe, de sorte qu'un Isocèle peut aisément feindre la voix d'un Polygone et, avec un peu d'entraînement, celle d'un Cercle. On recourt donc plus volontiers à une autre méthode.
Celle qui consiste à toucher est la plus couramment employée par les Femmes et les individus des ordres inférieurs – je parlerai plus loin de nos ordres supérieurs – en tout cas lorsqu'ils ont affaire à des étrangers et quand il s'agit de reconnaître non pas la personne, mais la classe. Par conséquent, le processus qui consiste à toucher correspond chez nous à ce qui est la cérémonie de la « présentation » dans la bonne société de Spaceland. « Permettez-moi de vous faire toucher mon ami M. Un Tel, qui aura l'honneur de vous toucher à son tour » : telle est encore la formule de présentation habituelle à Flatland chez ceux de nos gentilshommes campagnards qui vivent à l'écart des villes et restent attachés aux anciens usages. Mais, chez les citadins et les hommes d'affaires, les mots « qui aura l'honneur de vous toucher à son tour » sont omis et la phrase, abrégée, devient : « Permettez-moi de vous faire toucher M. Un Tel » ; on suppose, bien entendu, que l'opération sera réciproque. Nos jeunes lions, encore plus modernes et fringants, – qui détestent tout effort superflu et sont suprêmement indifférents à la pureté de leur langue natale, – condensent encore davantage la formule en utilisant le terme « toucher » dans un sens technique, qui correspond à « recommander-dans-l'intention-de-toucher-et-d'être-touché » ; et, à notre époque, le jargon en usage dans les milieux mondains ou chez les gens émancipés des classes supérieures sanctionne un barbarisme tel que « Mr Smith, permettez-moi de toucher Mr Jones ».
Mon lecteur ne doit pas en conclure que le « toucher » est un processus aussi fastidieux qu'il le serait chez vous, ni qu'il nous est nécessaire de toucher entièrement tous les côtés d'un individu avant de déterminer la classe à laquelle il appartient. Une pratique et un entraînement de longue date, commencés à l'école et parachevés par l'expérience de la vie quotidienne, nous mettent à même de distinguer immédiatement, dès le premier contact, les angles d'un Triangle équilatéral de ceux d'un Carré ou d'un Pentagone ; et je n'ai pas besoin d'ajouter que le sommet sans cervelle d'un Isocèle aux angles aigus est reconnaissable au toucher le moins exercé ; dès que nous la possédons, cette indication nous renseigne sur la classe de la personne à laquelle nous nous adressons, à moins toutefois qu'elle n'appartienne aux rangs les plus élevés de la noblesse. Là, on se trouve en face d'une difficulté beaucoup plus grande. Un Agrégé de notre Université de Wentbridge lui-même passe pour avoir un jour confondu un Polygone à douze côtés avec un autre, à dix côtés ; et il n'y a sans doute pas un Docteur ès Sciences appartenant ou non à cette fameuse Université qui puisse se vanter de savoir distinguer sur-le-champ et sans hésitation un membre de l'Aristocratie à vingt ou vingt-quatre côtés.
Si certains de mes lecteurs se rappellent les extraits du Code législatif concernant les Femmes que j'ai cités plus haut, ils comprendront aisément que la méthode de la présentation par le contact nécessite de la prudence et de la discrétion. Autrement, les angles risqueraient d'infliger au Toucheur imprudent une blessure fatale. Il est essentiel pour sa sécurité que le Touché reste absolument immobile. Un sursaut, un brusque changement de position, oui, même un éternuement violent, voilà qui s'est déjà révélé désastreux pour des étourdis et qui a étouffé dans l'œuf plus d'une amitié pleine de promesses. Ceci est particulièrement vrai pour les individus appartenant aux classes inférieures des Triangles. Chez eux, l'œil est situé si loin du sommet que c'est à peine s'ils peuvent avoir connaissance de ce qui se passe à cette extrémité-là de leur Être. Ils ont, en outre, une nature grossière et rude, qui n'est guère sensible au toucher délicat du Polygone hautement organisé. Par conséquent, on ne s'étonnera pas d'apprendre qu'un mouvement involontaire de la tête a, maintes fois déjà, privé l'État d'une existence précieuse !
J'ai ouï dire que mon excellent Grand-père l'un des membres les moins Irréguliers de sa malheureuse classe Isocèle, au point que, peu avant son décès, le Conseil Sanitaire et Social l'admit par quatre voix sur Sept au rang d'Équilatéral déplorait souvent, avec une larme dans son œil vénérable, un accident qui était arrivé à son arrière-arrière-arrière-Grand-père, respectable ouvrier dont l'angle ou cerveau mesurait 59°30. À l'en croire, mon malheureux Ancêtre, en se laissant toucher par un Polygone alors qu'il souffrait de rhumatismes, eut un brusque sursaut et transperça accidentellement le Grand Homme en pleine diagonale, à la suite de quoi, en partie sous l'effet de sa longue détention et de sa dégénérescence, en partie à cause du choc moral qui fut ressenti par toute sa parenté, notre famille recula d'un degré et demi dans son ascension vers une situation meilleure. En conséquence, à la génération suivante, le cerveau familial fut coté à 58° seulement, et il fallut attendre cinq générations supplémentaires pour regagner le terrain perdu, atteindre les 60° et quitter définitivement la classe des Isocèles. Voilà quelle série de calamités découla d'un petit accident survenu au milieu d'une opération de Toucher !
À ce point de mon exposé, je crois entendre certains de mes Lecteurs, parmi les plus instruits, s'écrier « Comment, à Flatland, pourriez-vous savoir quoi que ce soit des angles, des degrés ou des minutes ? Nous, dans les régions de l'Espace, nous sommes capables de voir un angle, parce que nos yeux nous montrent deux lignes droites inclinées l'une vers l'autre ; mais vous qui ne voyez qu'une seule ligne droite en même temps, ou en tout cas plusieurs fragments de droites disposés en une seule ligne, comment pouvez-vous discerner un angle, et, mieux encore, mesurer des angles de dimensions différentes ? »
Je réponds que, si nous ne sommes pas capables de voir les angles, nous pouvons les inférer, et ceci avec une grande précision. Notre sens du toucher, stimulé par la nécessité, et développé par un long entraînement, nous met à même de distinguer les angles avec une exactitude à laquelle est loin d'atteindre votre sens de la vue, quand il n'est pas aidé par une règle ou un compas. Et je ne dois pas omettre d'expliquer que nous disposons d'appuis naturels qui nous sont d'un grand secours. Chez nous, une Loi de la Nature veut que le cerveau de la classe Isocèle commence à un demi-degré, ou trente minutes, et s'accroisse (si accroissement il y a) d'un demi-degré à chaque génération jusqu'à ce que l'objectif de 60° soit atteint, étape au terme de laquelle l'individu échappe au servage et entre en homme libre dans la classe des Réguliers.
Par conséquent, la Nature elle-même nous fournit une échelle ascendante ou Alphabet des Angles, graduée en demi-degrés jusqu'à 60, dont nous plaçons des Spécimens dans toutes les Écoles Élémentaires du Pays. Grâce à quelques rétrogressions, à une stagnation morale et intellectuelle encore plus fréquente, et à l'extraordinaire fécondité des classes de Criminels et de Vagabonds, les individus cotés à un demi ou à un degré existent en quantités superflues, et, jusqu'à dix degrés, les Spécimens ne manquent pas. Ils sont absolument privés de tous leurs droits civiques ; et un grand nombre d'entre eux, n'ayant même pas assez d'intelligence pour être employés à faire la guerre, sont consacrés par les États au service de l'éducation. Solidement enchaînés afin d'écarter toute possibilité de danger, ils sont placés dans les classes de nos écoles Maternelles, et notre Ministère de l'Enseignement s'en sert pour impartir aux enfants des classes Moyennes ce tact et cette intelligence dont les misérables créatures sont elles-mêmes totalement dépourvues.
Dans certains États, les Spécimens sont nourris de temps à autre et l'on tolère que leur existence se prolonge pendant plusieurs années ; mais, dans les régions plus tempérées et mieux réglées, on constate qu'en définitive il est plus avantageux dans l'intérêt de la pédagogie de ne pas nourrir les Spécimens et de les renouveler tous les mois – ce qui est à peu près la durée moyenne de la vie chez les individus des classes Criminelles quand on les prive de toute alimentation. Dans les écoles moins coûteuses, ce que l'on gagne en laissant vivre le Spécimen plus longtemps, on le perd en nourriture et en précision, les angles s'émoussant après quelques semaines de « toucher » constant. Et nous ne devons pas non plus oublier d'ajouter, en énumérant les avantages du système le plus dispendieux, qu'il tend à réduire, faiblement mais d'une façon perceptible, cette population Isocèle surabondante… objectif que tout homme d'État de Flatland garde constamment en vue. Donc, dans l'ensemble – et tout en n'ignorant pas que, dans nombre d'Écoles où le Conseil d'Administration est issu du vote populaire, il y a une réaction en faveur du « système bon marché » comme on l'appelle – je suis personnellement enclin à penser que nous nous trouvons là en présence d'un de ces cas où la dépense est la véritable économie.
Mais je ne dois pas laisser les questions de politique scolaire me détourner de mon sujet. J'en ai suffisamment dit, me semble-t-il, pour montrer que le Toucher n'est pas un processus aussi ennuyeux ou aussi peu concluant qu'on pourrait le supposer ; et il est évidemment plus sûr que la méthode Auditive. Reste, comme je l'ai signalé plus haut, une objection : les risques qu'il comporte. Pour cette raison, bon nombre d'individus appartenant aux Classes Inférieures et Moyennes, et toutes les personnes des Classes Polygonales et Circulaires sans exception préfèrent une troisième méthode, dont je réserve la description au chapitre suivant.
Mes lecteurs vont penser à présent que je ne suis guère logique avec moi-même. Je disais dans les pages précédentes que toutes les Figures de Flatland offraient l'apparence d'une Ligne Droite ; et j'ajoutais, ou je sous-entendais que, par conséquent, l'organe visuel ne permettait pas d'établir une distinction entre les individus de classes différentes ; or me voilà sur le point d'expliquer à mes critiques de Spaceland comment nous parvenons à nous reconnaître les uns les autres par le sens de la vue.
Cependant, si mon Lecteur veut bien prendre la peine de se reporter au passage dans lequel je qualifie la méthode du Toucher d'universelle, il constatera que j'ai précisé « dans les classes inférieures ». C'est seulement dans les classes supérieures et sous des climats plus tempérés que la méthode Visuelle est pratiquée.
En réalité, ce pouvoir existe dans n'importe quelle région et il est théoriquement à la disposition de toutes les Classes. Cela grâce au Brouillard, qui règne pendant la plus grande partie de l'année et dans toutes nos contrées, exception faite des zones torrides. Ce qui est pour vous, habitants du Pays de l'Espace, un mal sans mélange, qui rend le paysage invisible, déprime l'âme et affaiblit la santé, nous le tenons, nous, pour une bénédiction à peine inférieure à l'air lui-même, pour le Père Nourricier des Arts et des Sciences. Mais bornons là notre éloge de cet élément bénéfique et expliquons-nous.
Si le Brouillard n'existait pas, toutes les Lignes nous paraîtraient également claires et impossibles à distinguer les unes des autres ; et c'est effectivement le cas dans ces malheureuses régions où l'atmosphère est parfaitement sèche et transparente. Mais là où le Brouillard est abondant, les objets qui se trouvent à une distance de trois pieds, par exemple, sont sensiblement plus obscurs que ceux dont deux pieds onze pouces nous séparent, et le résultat en est qu'une observation expérimentale attentive et constante de l'obscurité et de la clarté comparées nous permet de déduire avec une grande exactitude la configuration de l'objet observé.
Un exemple fera plus pour éclairer ma pensée que tout un volume de généralités.
Supposons que je voie approcher deux individus dont je désire déterminer le rang. Ce sont, par exemple, un Marchand et un Médecin ou, autrement dit, un Triangle Équilatéral et un Pentagone : comment les distinguerai-je l'un de l'autre ?
N'importe quel enfant de Spaceland dont l'esprit a été initié aux Études Géométriques comprendra aisément que, si je parviens à placer mon œil dans une position telle que mon regard puisse couper en deux parties égales l'un des angles (A) de l'étranger qui s'approche, mon rayon visuel passera, si je puis m'exprimer ainsi, exactement entre les deux côtés les plus proches de moi (CA et AB), de sorte que je les contemplerai tous deux impartialement et qu'ils m'apparaîtront de la même dimension.
Mais que verrai-je dans le cas (1) du Marchand ? Je verrai une ligne droite DAE, dont le point médian (A), étant le plus proche de moi, sera le plus brillant ; toutefois, de part et d'autre de ce point, la ligne disparaîtra rapidement dans l'obscurité, parce que les côtés AC et AB disparaissent rapidement dans le brouillard et les points D et E qui sont à mes yeux les extrémités du Marchand seront très obscurs.
En revanche, dans le cas (2) du Médecin, quoique là aussi je voie une ligne (D' A' E') avec un point médian (A') d'une grande brillance, cette ligne disparaîtra moins rapidement dans l'obscurité, par ce que les côtés (A' C' A' B') disparaîtront moins rapidement dans le brouillard ; et les points D' E' qui sont à mes yeux les extrémités du Médecin seront moins obscurs que les extrémités du Marchand.
Le Lecteur comprendra probablement à l'aide de ces deux exemples comment le sens de la vue nous permet à nous, gens des classes instruites – après un très long entraînement que vient compléter une expérience quotidienne – de distinguer avec une précision suffisante les individus des ordres moyens et inférieurs. Si mes Maîtres du Pays de l'Espace ont assez bien saisi cette idée générale pour en concevoir la possibilité et ne pas juger mon exposé incroyable dès l'abord, j'aurai réalisé tout ce que je peux raisonnablement espérer. Si je me lançais dans des précisions supplémentaires, je ne ferais que semer le trouble dans les esprits. Toutefois, dans l'intérêt des Lecteurs jeunes et inexpérimentés qui pourraient déduire des deux exemples très simples que j'ai cités plus haut – ils s'appliquent à mon Père et à mes Fils – que la méthode visuelle ne présente aucune difficulté, il sera peut-être utile d'indiquer que dans la vie réelle les problèmes qu'elle pose sont beaucoup plus subtils et complexes.
Si, par exemple, mon Père, le Triangle, en s'approchant de moi, me présente non pas son angle mais son côté, je pourrai à bon droit me demander, tant que je ne l'aurai pas invité à pivoter sur lui-même ou que je ne l'aurai pas contourné, s'il n'est pas une Ligne Droite ou, en d'autres termes, une Femme. De même, lorsque je me trouve en compagnie d'un de mes deux Petits-fils Hexagonaux, et que je contemple de face l'un de ses côtés (AB), je ne vois – le diagramme ci-joint le montre avec évidence – qu'une ligne (AB) relativement claire (dont les extrémités s'estompent à peine) et deux lignes plus petites (CA et BD) entièrement obscures, qui plongent dans une obscurité encore plus profonde vers les extrémités C et D.
Mais je ne dois pas céder à la tentation de m'étendre sur ce sujet. Le pire mathématicien de Spaceland me croira volontiers si j'affirme que les problèmes de la vie, tels qu'ils se présentent aux gens instruits – lorsqu'ils sont eux-mêmes en mouvement, qu'ils pivotent, avancent ou reculent et s'efforcent en même temps de distinguer par le sens de la vue plusieurs Polygones de haut rang qui se meuvent dans des directions différentes, dans une salle de bal ou dans un salon, par exemple – sont nécessairement de nature à éprouver l'angularité des intellects les plus élevés, et justifient amplement les avantages considérables dont jouissent nos Savants Professeurs de Géométrie, tant Statique que Cinétique, à l'illustre Université de Wentbridge, où la Science et l'Art de la Connaissance Visuelle sont régulièrement enseignés à l'élite de nos États.
Seuls les rejetons de nos familles les plus aristocratiques et les plus riches peuvent consacrer le temps et la fortune nécessaires à l'étude de cet Art éminent et noble. Moi-même, qui suis Mathématicien de réputation non négligeable et Grand-père de deux Hexagones parfaitement Réguliers, aux qualités prometteuses, je me sens parfois plongé dans une perplexité très profonde quand je me trouve au sein d'une foule de Polygones des Classes élevées, tous en train de pivoter sur eux-mêmes. Et, bien entendu, un tel spectacle est presque aussi inintelligible pour un Commerçant du commun ou un Serf qu'il le serait pour vous, mon cher Lecteur, si vous étiez subitement transporté dans notre pays.
Au milieu d'une telle foule, vous ne verriez de toutes parts qu'une Ligne, apparemment droite, mais dont les segments varieraient irrégulièrement et perpétuellement en brillance ou en obscurité. Eussiez-vous même achevé votre troisième année d'études dans les classes Pentagonales et Hexagonales de l'Université, et connaîtriez-vous à fond la théorie du sujet, que vous ressentiriez encore le besoin de plusieurs années d'expérience avant de pouvoir vous déplacer dans un lieu à la mode sans bousculer vos supérieurs, que vous ne pourriez point demander à « toucher » sans déroger à l'étiquette et qui, plus cultivés et mieux élevés que vous, seraient au fait de tous vos mouvements alors que vous ne sauriez à peu près rien des leurs. En un mot, pour se comporter avec une parfaite bienséance dans une société polygonale, il faudrait être soi-même Polygone. Telle est du moins la pénible leçon que l'expérience m'a enseignée.
Il est étonnant de constater à quel point l'Art – je pourrais presque dire l'instinct – de la Connaissance Visuelle se développe quand on en fait une pratique habituelle en évitant la coutume du « Toucher ». De même que, chez vous, les sourds-muets, si on les autorise à gesticuler et à utiliser l'alphabet manuel, n'apprendront jamais à lire sur les lèvres et à parler – méthode plus difficile, mais aussi plus riche – ainsi, chez nous, de la « Vision » et du « Toucher ». Qui prend, dans sa petite enfance, l'habitude de « Toucher » ne saura jamais « Voir » à la perfection.
Aussi, dans nos Classes Supérieures, le « Toucher » est-il découragé ou absolument interdit. À peine sortis du berceau, les enfants, au lieu de fréquenter les Écoles Élémentaires Publiques (où l'on apprend à Toucher), sont envoyés dans des Séminaires dont les élèves sont triés sur le volet ; et, dans notre illustre Université, « Toucher » est considéré comme une faute grave, qui entraîne la Rustrification au premier délit et l'Expulsion au second.
Mais, dans les classes inférieures, l'art de la Connaissance Visuelle est considéré comme un luxe inaccessible. Le vulgaire Commerçant ne peut se permettre de laisser son fils consacrer un tiers de sa vie à des études abstraites. On autorise par conséquent les enfants pauvres à « toucher » dès leurs plus tendres années et ils y gagnent une précocité, une vivacité qui les met d'abord dans une position extrêmement avantageuse par rapport au comportement inerte, passif, peu développé des jeunes gens de la classe Polygonale qui n'ont pas achevé leur instruction ; mais quand ces derniers ont enfin terminé leurs études universitaires et sont prêts à mettre en pratique leurs connaissances théoriques, le changement qui intervient en eux mérite presque le nom de seconde naissance et, dans toutes les branches des Arts, des Sciences, des Activités Sociales, ils rattrapent rapidement et distancent leurs rivaux Triangulaires.
Seuls quelques rares individus de la classe Polygonale échouent à la Dernière Épreuve ou Examen de Sortie de l'Université. La situation de cette minorité qui n'a pas réussi est réellement pitoyable. Rejetés par les classes supérieures, ces gens sont aussi méprisés par leurs inférieurs. Ils ne possèdent ni les talents mûris et systématiquement cultivés des Licenciés et des Diplômés Polygonaux ni la précocité innée, la souplesse d'esprit, l'ingéniosité des jeunes Commerçants. Les professions libérales, les services publics leur sont fermés ; et quoique dans la plupart des États le mariage ne leur soit pas véritablement interdit, ils ont pourtant le plus grand mal à former des alliances convenables, car l'expérience montre que la progéniture de ces infortunés, peu doués par la Nature, est elle-même déficiente en règle générale, sinon positivement Irrégulière.
C'est souvent parmi ces déchets de notre Noblesse que les grands Tumultes et les Séditions de naguère ont trouvé leurs chefs ; et il en a découlé tant de maux qu'aux yeux d'une fraction croissante de nos Hommes d'État les plus progressistes la vraie charité consisterait à les supprimer entièrement, en rendant passibles de la prison à vie ou en exécutant sans douleur tous ceux qui échouent à l'examen de sortie de l'Université.
Mais me voilà en train d'aborder le sujet des Irrégularités, question d'une importance si considérable qu'elle réclame un chapitre séparé.
Je postulais dans les pages précédentes – peut-être, d'ailleurs aurais-je mieux fait de le poser dès le début en proposition distincte et fondamentale – qu'à Flatland tous les êtres humains étaient des Figures régulières, c'est-à-dire des Figures de construction régulière. J'entends par là qu'une Femme doit être non seulement une Ligne, mais une Ligne Droite ; qu'un Artisan ou un Soldat doit avoir deux côtés égaux ; que les Commerçants doivent avoir trois côtés égaux ; les Hommes de Loi (catégorie à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir), quatre côtés égaux, et qu'en général chez un Polygone tous les côtés doivent être égaux.
La dimension des côtés dépendra, bien entendu, de l'âge de l'individu. À la naissance, la Femme mesurera environ un pouce de long, mais elle pourra atteindre un pied à l'âge adulte. Quant aux Mâles de n'importe quelle classe, on peut dire en gros que la longueur des côtés d'un adulte, une fois additionnée, serait de deux pieds ou un peu plus. Mais la dimension de nos côtés n'est pas notre propos. Ce dont je parle, c'est de l'égalité des côtés, et point n'est besoin de beaucoup réfléchir pour comprendre qu'à Flatland toute la vie sociale repose sur un principe fondamental : la volonté de la Nature, selon laquelle toutes les Figures doivent avoir les côtés égaux.
Si nos côtés étaient inégaux, nos angles pourraient l'être aussi. Il ne suffirait plus de toucher ou d'évaluer visuellement un angle unique pour déterminer la forme d'un individu ; il serait nécessaire de toucher tour à tour chacun de ses angles. Mais la vie serait trop brève pour ces tâtonnements monotones. L'Art et la Science de la Connaissance Visuelle périraient aussitôt ; le Toucher, dans la mesure où il s'apparente à un art, ne survivrait pas non plus ; toute relation sociale deviendrait périlleuse ou impossible ; ce serait la fin de toute confiance, de tout projet ; nul ne saurait sans risque prendre les engagements mondains les plus simples ; en un mot, la civilisation sombrerait dans la barbarie.
Vais-je trop vite pour que mes Lecteurs me suivent jusqu'à ces conclusions évidentes ? Il suffit sûrement d'un instant de réflexion, d'un seul exemple puisé dans la vie quotidienne pour convaincre n'importe qui que notre système social repose tout entier sur la Régularité, ou l'Égalité des Angles. Supposons que vous rencontriez dans la rue deux ou trois Commerçants ; vous les reconnaissez pour tels au premier coup d'œil grâce à leurs angles et à leurs côtés qui s'obscurcissent rapidement, et vous les invitez à déjeuner chez vous. Vous agissez ainsi sans la moindre arrière-pensée, car tout le monde connaît à un ou deux pouces près la surface occupée par un Triangle adulte ; mais imaginez que votre Commerçant traîne derrière son sommet régulier et respectable un parallélogramme qui mesure douze ou treize pouces en diagonale… que ferez-vous de ce monstre coincé sur le seuil de votre demeure ?
Cependant, j'insulte à l'intelligence de mes Lecteurs en accumulant des détails dont l'évidence s'impose à tous ceux qui ont le bonheur de posséder une Résidence à Spaceland. On voit aisément que, dans des circonstances aussi malheureuses, il ne suffirait plus de mesurer un seul angle ; on passerait sa vie entière à toucher ou à contourner le périmètre de ses connaissances. Déjà, même un Carré instruit doit faite appel à toute sa sagacité pour éviter une collision au sein d'une foule ; mais si nul ne pouvait calculer la Régularité d'une seule figure à l'intérieur d'un groupe, tout serait confusion et chaos, et le premier mouvement de panique provoquerait des blessures sérieuses ou même en présence de Femmes ou de Soldats, un nombre de décès qui pourrait être considérable.
Des considérations de commodité viennent donc s'ajouter aux décrets de la Nature pour imprimer sur la Régularité le sceau de leur approbation ; et la Loi n'a pas été lente à seconder leurs efforts. « L'Irrégularité de Figure » est un terme qui désigne chez nous quelque chose aussi grave au moins que, chez vous, un mélange de distorsion morale et de criminalité ; nous traitons cette perversion en conséquence. Certes, nous avons nos faiseurs de paradoxes qui nient la nécessité d'une relation entre l'Irrégularité géométrique et morale.
« L'Irrégulier », disent-ils, « est dès sa naissance dépisté par ses propres parents, accablé de sarcasmes par ses frères et sœurs, négligé par les domestiques, méprisé et soupçonné par la société ; il se voit interdire tous les postes responsables, toutes les situations de confiance, toutes les activités utiles. La police surveille de près chacun de ses mouvements jusqu'à ce qu'il atteigne sa majorité et se présente à l'inspection ; puis, soit il est détruit si l'on constate qu'il dépasse la marge de déviation admise, soit il est enfermé dans un Bureau Gouvernemental en qualité d'employé de septième classe ; il se voit contraint d'exercer pendant toute sa morne existence un métier sans intérêt pour un salaire misérable, obligé de vivre jour et nuit au bureau, de se soumettre même pendant ses congés à une surveillance étroite ; comment s'étonner que la nature humaine, fût-elle de l'essence la meilleure et la plus pure, sombre dans l'amertume et la perversion au milieu de ces circonstances ? »
Ce raisonnement fort plausible ne parvient pas à me convaincre – pas plus qu'il n'a convaincu les plus sages de nos Hommes d'État – que nos ancêtres ont eu tort de poser en axiome politique l'impossibilité de tolérer l'Irrégularité sans mettre en danger la sécurité de l'État. La vie de l'Irrégulier est dure. Cela ne fait aucun doute ; mais les intérêts du Plus Grand Nombre exigent qu'il en soit ainsi. Que deviendraient les agréments de la vie si l'on devait permettre à un homme affligé d'un devant triangulaire et d'un arrière polygonal de survivre et de propager une postérité encore plus irrégulière ? Doit-on modifier les maisons, les portes et les temples de Flatland pour que de tels monstres puissent y accéder librement ? Faut-il exiger de nos contrôleurs qu'ils mesurent le périmètre de chaque individu avant de le laisser entrer dans un théâtre ou prendre place dans une salle de conférences ? L'Irrégulier sera-t-il exempté du service armé ? Et sinon, comment l'empêcher de semer la désolation dans les rangs de ses camarades ? Et puis, à quelles irrésistibles tentations d'imposture frauduleuse seraient exposées pareilles créatures ! Combien il leur serait facile d'entrer dans une boutique en présentant d'abord leur avant polygonal et de commander à un commerçant sans méfiance une énorme quantité de marchandises ! Que les apôtres d'une Philanthropie mal comprise plaident autant qu'ils le veulent pour l'abrogation des Lois Pénales sur les Irréguliers ; je n'ai, pour ma part, jamais connu de personne ainsi déformée qui ne fût pas également telle que la Nature l'avait de toute évidence destinée à être : hypocrite, misanthrope et, dans les limites de ses pouvoirs, fauteur de toutes sortes de troubles.
Je n'en suis pas pour autant disposé à recommander (du moins pour l'instant) l'emploi des mesures extrêmes adoptées par certains États, où le nouveau-né dont l'angle dévie d'un demi-degré par rapport à la norme est aussitôt détruit sans autre forme de procès. Parmi nos plus grands personnages, nos génies même, il en est qui se sont trouvés affligés, pendant les premiers jours de leur vie, de déviations allant jusqu'à quarante-cinq minutes, ou même au-delà ; et la perte de leur précieuse existence aurait été pour l’État un mal irréparable. En outre, l'art de la médecine a remporté quelques-uns de ses plus beaux triomphes en guérissant, soit partiellement, soit totalement l'Irrégularité par des compressions, des extensions, des trépanations, des colligations et autres opérations chirurgicales ou esthétiques. Optant, par conséquent, pour une Via Media, je ne définirai aucune ligne de démarcation fixe ou absolue ; mais, à l'époque où le corps commence à se charpenter, et si le Conseil Médical déclare que la guérison est improbable, je suggérerai de mettre un terme aux souffrances du rejeton Irrégulier en le faisant passer sans douleur de vie à trépas.
Si mes Lecteurs m'ont suivi jusqu'ici avec quelque attention, ils ne seront pas surpris d'apprendre que la vie est un peu terne à Flatland. Non pas, bien entendu, que nous manquions de batailles, conspirations, tumultes, factions et autres phénomènes qui sont censés rendre l'Histoire intéressante ; et je ne nierai pas non plus que les problèmes de la vie accouplés à ceux des mathématiques, par l'étrange mixture qu'ils forment et qui nous incite continuellement à la conjecture, en nous offrant de surcroît la possibilité d'une vérification immédiate, donnent à notre existence un piquant difficile à comprendre pour vous, habitants de Spaceland. Quand je dis que chez nous la vie est terne, c'est à un point de vue esthétique et artistique que je me place ; oui, sur ce plan-là, notre vie est terne, incontestablement.
Comment pourrait-il en être autrement, puisque tout ce que nous voyons, tout ce que nous contemplons, nos paysages, nos grandes toiles historiques, nos portraits, nos fleurs, nos natures mortes ne sont qu'une seule Ligne sans autres particularités que des variations de clarté et d'obscurité ?
Il n'en a pas toujours été ainsi. S'il faut en croire la Tradition, la Couleur revêtit naguère, à une époque reculée et pendant cinq siècles ou davantage, la vie de nos ancêtres de son éclatante splendeur. On raconte qu'un rentier – un Pentagone dont le nom a donné lieu à des interprétations diverses – ayant découvert par hasard les éléments constituants des couleurs les plus simples et une méthode rudimentaire de peinture, commença par décorer d'abord sa maison, puis ses esclaves, son Père, ses Fils, ses Petits-fils, et enfin lui-même. Les avantages de cette invention s'imposèrent aussitôt à tous les esprits, tant par la commodité que par la beauté des résultats. Partout où Chromatistès – car c'est sous ce nom que le désignent les autorités les plus dignes de foi – présentait son périmètre bigarré, il attirait immédiatement l'attention et suscitait le respect. Nul n'avait besoin de le « toucher » ; nul ne courait le risque de confondre les parties antérieures et postérieures de sa personne ; ses voisins étaient au fait de tous ses mouvements sans avoir à s'imposer le moindre effort de calcul ; nul ne le bousculait ou n'omettait de lui céder la place ; il pouvait s'épargner cet épuisant effort vocal auquel nous sommes souvent astreints, nous, Carrés et Pentagones sans couleurs, pour proclamer notre individualité quand nous nous déplaçons au sein d'une foule d'isocèles ignorants.
La mode se répandit comme une traînée de poudre. Une semaine au plus tard, tous les Carrés et les Triangles de la région avaient copié l'exemple de Chromatistès, et seuls quelques Pentagones parmi les plus conservateurs résistaient encore. Au bout d'un mois ou deux, les Dodécagones eux-mêmes s'étaient laissé contaminer par l'innovation. Une année ne s'était pas écoulée que tout le monde, hormis la haute noblesse, avait contracté cette habitude. Inutile de dire qu'elle ne tarda pas à s'étendre aux régions voisines ; et, deux générations plus tard, nul, à Flatland, n'était plus incolore, sauf les Femmes et les Prêtres.
Dans ces deux derniers cas, la Nature elle-même semblait ériger une barrière et plaider pour que l'innovation la respectât. La multiplicité des côtés offrait aux Innovateurs un prétexte presque indispensable. « Les desseins de la Nature sont que la distinction des côtés implique la distinction des couleurs », tel était le sophisme qui, à l'époque, volait de bouche en bouche et convertissait d'un seul coup des villes entières à la nouvelle culture. Mais cet adage ne s'appliquait manifestement ni à nos Prêtres ni à nos Femmes. Ces dernières n'avaient qu'un côté, et par conséquent – d'un point de vue pluraliste et scientifique – pas de côtés du tout. Les premiers – dans la mesure où ils prétendaient être réellement et véritablement des Cercles, et non pas seulement des Polygones de classe supérieure possédant un nombre infiniment grand de côtés infinitésimalement petits – avaient l'habitude d'affirmer avec fierté (au contraire des femmes qui le confessaient en le déplorant) qu'eux non plus ne possédaient pas de côtés, la Nature leur ayant fait don d'un Périmètre unilinéaire ou, en d'autres termes, d'une Circonférence. Ces deux classes, par conséquent, ne trouvaient aucune portée à l'axiome sur la « Distinction des côtés qui impliquait la Distinction des Couleurs » ; et alors que tous les autres avaient succombé aux attraits de la décoration corporelle, seuls les Femmes et les Prêtres gardaient leur pureté originelle et demeuraient inaccessibles à la pollution de la peinture.
Immorale, licencieuse, anarchique, antiscientifique – quelles que soient les épithètes dont on veuille l'affubler – cette époque ancienne de la Révolte des Couleurs n'en fut pas moins d'un point de vue esthétique l'enfance glorieuse de l'Art à Flatland… enfance qui hélas, ne déboucha jamais sur la maturité de l'âge adulte et ne connut même pas le printemps de la jeunesse. En ce temps-là, vivre était un délice en soi, car vivre, c'était voir. Toute assemblée, même réduite, réjouissait le regard ; on prétend que, plus d'une fois, au temple ou au théâtre, les couleurs somptueuses et variées de l'assistance donnèrent des distractions à nos prédicateurs et à nos comédiens les plus réputés ; mais le spectacle le plus enchanteur de tous, c'était, dit-on, la magnificence indicible d'une revue militaire.
Vingt mille Isocèles rangés en ligne de bataille qui, brusquement, faisaient volte-face et montraient après le brun foncé de leur base l'orange et le pourpre de leurs deux côtés, l'angle aigu compris ; la milice des Triangles Équilatéraux peints en trois couleurs, rouge, blanc et bleu ; le mauve, l'outremer, le jaune safran et le terre de Sienne des artilleurs Carrés, qui pivotaient rapidement près de leurs canons vermillon ; les taches de couleur des Pentagones et des Hexagones aux teintes quintuples et sextuples qui couraient d'un bout à l'autre du champ de manœuvres pour remplir leurs fonctions de chirurgiens, de géomètres ou d'aides de camp… Il y avait bien là de quoi rendre plausible la fameuse histoire de cet illustre Cercle qui, ému jusqu'aux larmes par la beauté des formes soumises à son commandement, jeta son bâton de maréchal et sa couronne royale en s'écriant qu'il les échangeait désormais contre le pinceau de l'artiste. Le langage et le vocabulaire de cette période donnent eux-mêmes une idée de la splendeur à laquelle dut atteindre le développement des sens. Il semble qu'au temps de la Révolte des Couleurs les expressions les plus quotidiennes des plus simples citoyens aient été imprégnées d'une richesse qui témoignait d'une nuance plus généreuse des termes et de la pensée ; et, de nos jours encore, c'est à cette époque que nous devons ce que notre poésie a de plus beau ainsi que les rares vestiges de rythme qui subsistent dans notre langage moderne, plus scientifique.
Mais pendant ce temps les Arts intellectuels déclinaient rapidement.
On ne pratiquait plus l'Art de la Connaissance Visuelle, dont la nécessité ne se faisait plus sentir ; l'étude de la Géométrie, Statique ou Cinétique, fut bientôt considérée comme superflue et nos Universitaires eux-mêmes en vinrent à la mépriser, puis à la négliger totalement. L'art inférieur du Toucher connut très vite un sort identique dans nos Écoles Élémentaires. Alors les Classes Isocèles, arguant que les Spécimens ne servaient plus de rien et que nul n'en faisait plus usage, refusèrent de payer le tribut habituellement levé sur les Criminels par les services de l'Éducation ; se sentant allégées de l'antique fardeau qui présentait jadis le double avantage de dompter leur nature brutale et de réduire leur prolifération excessive, elles devinrent chaque jour plus nombreuses et plus insolentes. Les Soldats et les Artisans affirmèrent avec une véhémence de plus en plus grande – et non sans raison – qu'il n'existait presque plus de différence entre eux et les Polygones des classes les plus élevées, puisqu'ils se trouvaient à présent à égalité avec ces derniers, étant à même de résoudre toutes les difficultés et tous les problèmes de la vie, Statiques ou Cinétiques, par la méthode très simple de la Connaissance par la Couleur. Non contents de cet abandon dans lequel la Connaissance Visuelle tombait d'elle-même, ils réclamèrent avec audace l'interdiction légale de tous « les Arts exclusifs et aristocratiques » et, par voie de conséquence, l'abolition de tous les avantages financiers destinés à encourager l'étude de la Connaissance Visuelle, des Mathématiques et du Toucher. Ils allèrent bientôt encore plus loin en déclarant que la couleur, qui était une seconde Nature, ayant rendu inutiles les distinctions aristocratiques, la Loi devait agir dans le même sens et reconnaître désormais à tous les individus, à toutes les classes des droits absolument égaux.
Trouvant les Ordres supérieurs hésitants et indécis, les chefs de la Révolution poussèrent encore plus loin leurs exigences et voulurent que toutes les Classes, sans excepter les Prêtres et les Femmes, rendissent hommage à la Couleur en acceptant de se faire peindre. Comme on leur objectait que les Prêtres et les Femmes n'avaient pas de côtés, ils rétorquèrent que les lois de la Nature et les nécessités de la vie s'entendaient pour décréter que la moitié antérieure de tout être humain (c'est-à-dire celle qui contenait l'œil et la bouche) devait être rendue distincte de la moitié postérieure. Ils introduisirent donc devant une assemblée générale et extraordinaire de tous les États de Flatland un projet de loi proposant que chez toute Femme la moitié qui contenait l'œil et la bouche fût peinte en rouge, et l'autre moitié en vert. Les Prêtres devaient subir le même sort : on appliquerait du rouge au demi-cercle dont l'œil et la bouche formaient le point médian ; on colorerait l'autre en vert.
Elle ne manquait pas de ruse, cette proposition qui émanait en fait non point d'un Isocèle – car aucun être aussi peu évolué n'aurait eu l'angularité suffisante pour apprécier, encore moins pour concevoir une telle merveille de stratagème politique – mais d'un Cercle Irrégulier qu'au lieu de détruire dès l'enfance on avait eu la folle clémence de laisser survivre pour qu'il semât un jour la désolation dans son pays et qu'il entraînât à la mort des milliers de disciples.
D'une part, ce projet de loi avait pour but de gagner les Femmes de toutes classes à l'Innovation Chromatique. Car, en leur assignant les mêmes couleurs qu'aux Prêtres, les Révolutionnaires faisaient en sorte que, dans certaines positions, n'importe quelle Femme pût passer pour un Prêtre et se voir traiter avec la déférence et le respect correspondants… perspective qui ne pouvait manquer de séduire massivement le Sexe Féminin.
Mais certains de mes Lecteurs ne saisissent peut-être pas comment, aux termes de la Nouvelle Législation, les Prêtres et les Femmes pouvaient revêtir une apparence identique. Il suffira d'une brève explication pour le leur faire comprendre.
Imaginez une femme colorée selon le nouveau Code la moitié antérieure (celle qui contient l'œil et la bouche) étant peinte en rouge, et la moitié postérieure en vert. Regardez-la de côté. Vous verrez, bien entendu, une ligne droite, moitié rouge, moitié verte.
Imaginez à présent un prêtre dont la bouche est représentée par le point M et dont le demi-cercle antérieur (AMB) est coloré par conséquent en rouge, alors que son demi-cercle postérieur est vert : le diamètre AB sépare le vert du rouge. Si vous vous placez pour contempler ce Grand Homme dans une position telle que votre œil soit dans le prolongement de son diamètre (AB), vous verrez une ligne droite (CBD) dont une moitié (CB) sera rouge, et l'autre (BD) verte. La ligne entière (CD) sera peut-être un peu plus courte que celle d'une Femme adulte et s'estompera plus rapidement vers les extrémités ; mais, au premier coup d'œil, l'identité des couleurs vous fera conclure à l'identité de la Classe, en vous faisant négliger les autres détails. Pensez au déclin de la Connaissance Visuelle qui menaçait la société à l'époque de la Révolte des Couleurs ; ajoutez à cela que les Femmes auraient sans doute rapidement appris à estomper leurs extrémités pour imiter les Cercles ; et vous comprendrez facilement, mon cher Lecteur, avec quelle facilité le Projet de Loi sur la Couleur nous aurait fait courir le risque de confondre un Prêtre et une jeune Femme.
On imagine facilement l'attrait de cette perspective pour le Sexe Faible. Les Femmes se faisaient à l'avance une joie des désordres qui s'ensuivraient. Chez elles, elles pourraient surprendre des secrets ecclésiastiques et politiques destinés non point à elles, mais à leurs époux et à leurs frères, ou même donner des ordres en usurpant l'identité d'un Cercle sacré ; dehors, la juxtaposition du rouge et du vert, frappante pour les yeux, aurait certainement pour effet d'induire maintes fois en erreur les gens du commun, et les Femmes y gagneraient en déférence auprès des passants ce que les Prêtres y perdraient. Quant au scandale qui atteindrait la Classe Circulaire si la conduite frivole et malséante des Femmes lui était imputée, et à la subversion à laquelle notre Constitution serait ainsi exposée, on ne pouvait pas s'attendre à ce que le Sexe Faible y accordât la moindre pensée. Même dans les familles Circulaires, les Femmes se prononçaient toutes en faveur de ce Projet de Loi sur la Couleur.
Le second objectif de cette proposition était de parvenir graduellement à démoraliser les Cercles eux-mêmes. Au milieu de la décadence intellectuelle générale, ils conservaient encore leur pureté d'antan et leur puissance de compréhension. Familiarisés dès leur plus tendre enfance, dans leurs Manoirs Circulaires, avec l'absence totale de Couleur, seuls les Nobles préservaient l'Art Sacré de la Connaissance Visuelle, avec tous les avantages que donne cet admirable entraînement de l'intellect. Ainsi, jusqu'à l'introduction de ce Projet de Loi, les Cercles avaient-ils non seulement tenu bon mais encore pris un ascendant supplémentaire sur les autres classes en s'abstenant de céder à la mode populaire.
Donc, l'artificieux Irrégulier que je décrivais plus haut comme étant le véritable auteur de ce Projet diabolique résolut de miner la dignité de la Hiérarchie en obligeant les Nobles à se soumettre à la pollution de la Couleur et, du même coup, de détruire toutes les possibilités d'entraînement à l'Art de la Connaissance Visuelle qu'ils trouvaient encore chez eux, afin d'affaiblir leur intellect, en les privant de ce milieu pur et sans couleur dans lequel ils vivaient. Une fois effleurés par la souillure chromatique, enfants et parents se contamineraient les uns les autres. Le seul problème qui se poserait à la jeune intelligence du petit Cercle consisterait à distinguer son père de sa mère…, et encore les impostures maternelles viendraient-elles trop souvent déformer les données, ce qui aurait pour effet d'ébranler la confiance de l'enfant dans toutes les conclusions logiques. Ainsi, le lustre intellectuel de l'Ordre Ecclésiastique se ternirait par degrés, et ce serait la première étape sur la route désormais ouverte qui mènerait à la destruction totale de la Législature Aristocratique et à la subversion de nos Classes Privilégiées.
L'agitation qui s'exerçait en faveur du Projet de Loi instituant l'Usage Universel de la Couleur se poursuivit pendant trois ans ; et l'on put croire jusqu'au dernier moment que l'Anarchie allait triompher.
Toute une armée de Polygones, qui avaient formé une milice privée, fut anéantie par une force supérieure de Triangles Isocèles, les Carrés et les Pentagones étant demeurés neutres. Pis encore, certains de nos Cercles parmi les plus estimables furent victimes de la rage conjugale. Enivrées d'animosité politique, maintes épouses de Nobles adjuraient continuellement leurs Maîtres et Seigneurs de ne plus s'opposer au Projet de Loi ; leurs prières n'étant pas écoutées, certaines d'entre elles se jetèrent sur leurs époux et leurs enfants innocents qu'elles massacrèrent, et périrent elles-mêmes dans le carnage. On rapporte que pendant ces trois années de troubles, la discorde domestique fit jusqu'à vingt-trois morts parmi nos Cercles.
Le péril était extrême. Les Prêtres semblaient ne plus avoir le choix qu'entre la soumission et l'extermination ; quand soudain le cours des événements fut complètement modifié par l'un de ces incidents pittoresques dont l'éventualité ne devrait jamais échapper aux Hommes d'État, qu'ils auraient intérêt à prévoir, peut-être même à provoquer, à cause de l'effet absurdement disproportionné qu'ils ont sur les sympathies de la populace.
Il advint qu'un Isocèle de type très inférieur, dont le cerveau ne dépassait guère quatre degrés si même il les atteignait, en se barbouillant par hasard avec les couleurs de quelque Commerçant dont il avait pillé la boutique, se peignit ou se fit peindre (car l'histoire varie) en douze nuances réservées aux Dodécagones. Sur la Place du Marché, il accosta en déguisant sa voix, une jeune vierge, la fille orpheline d'un noble Polygone, dont il avait naguère recherché en vain les faveurs ; et grâce à une série de stratagèmes il parvint – aidé d'une part par des coups de chance qu'il serait trop long de relater, et de l'autre par le comportement presque inconcevable des parents de la jeune Femme, qui négligèrent par fatuité toutes les précautions ordinaires – à consommer le mariage. La malheureuse épousée se suicida en découvrant la fraude dont elle avait été victime.
La nouvelle de cette catastrophe, en se répandant d'un État à l'autre, troubla violemment l'esprit des Femmes. La sympathie qu'elles ne manquèrent pas d'éprouver pour leur infortunée congénère, la crainte d'être elles-mêmes trompées par de semblables impostures ou de voir leurs filles, leurs sœurs tomber dans ce piège leur firent voir le Projet de Loi sous un jour entièrement nouveau. Un certain nombre d'entre elles s'y avouèrent ouvertement opposées ; il n'aurait pas fallu grand-chose pour arracher à toutes les autres pareil aveu. Saisissant cette occasion favorable, les Cercles s'empressèrent de réunir les États en Assemblée extraordinaire ; et outre la garde habituelle de Condamnés, ils s'assurèrent la présence d'un grand nombre de Femmes hostiles au Projet.
Le Cercle Suprême de l'époque – qui se nommait Pantocyclus – prit la parole au milieu d'une foule immense, sous les huées de cent vingt mille Isocèles. Mais il rétablit le silence en déclarant que désormais les Cercles allaient s'engager dans une politique de Concessions ; cédant aux vœux de la majorité, ils accepteraient le Projet de Loi instituant l'Usage Universel de la Couleur. Comme le vacarme se changeait aussitôt en applaudissements, il invita Chromatistès, le chef des factieux, à s'avancer au centre de la salle pour recevoir au nom de ses troupes, la soumission de la Hiérarchie. Mais il prononça un discours, chef-d'œuvre de rhétorique, qui dura presque une journée entière et auquel nul résumé ne peut rendre justice.
Du ton le plus grave, il déclara avec toutes les apparences de l'objectivité qu'au moment de s'engager définitivement dans la voie de la Réforme ou de l'Innovation il était désirable de faire une dernière fois le tour du sujet, afin d'en définir les inconvénients ainsi que les avantages. Il en vint progressivement aux dangers qui menaçaient les Commerçants, les membres des Professions Libérales et les Gentilshommes, mais imposa silence aux murmures des Isocèles en leur rappelant qu'en dépit de tous ces défauts il était disposé à accepter le Projet de Loi si la majorité l'approuvait. Toutefois il devint très vite clair que tous, hormis les Isocèles, étaient émus par ses paroles et se sentaient hostiles au Projet ou tout au moins neutres.
Se tournant alors vers les Ouvriers, il rappela que leurs intérêts ne devaient pas être négligés et que, s'ils avaient l'intention d'accepter le Projet de Loi, ils devaient au moins en apprécier pleinement les conséquences. Un grand nombre d'entre eux, dit-il, étaient sur le point d'être admis dans la classe des Triangles Réguliers ; d'autres attendaient pour leurs enfants une distinction qu'ils ne pouvaient pas espérer pour eux-mêmes. Il leur faudrait à présent sacrifier cette ambition honorable. Lorsque la Couleur serait universellement adoptée, toutes distinctions cesseraient ; Régularité et Irrégularité seraient confondues ; on rétrograderait au lieu de progresser ; en l'espace de quelques générations l'Ouvrier retomberait au niveau du Militaire ou même du Condamné ; le pouvoir politique serait entre les mains du plus grand nombre, c'est-à-dire des Classes Criminelles, qui l'emportaient déjà par la quantité sur les Ouvriers, et qui deviendraient plus nombreuses que toutes les autres Classes réunies lorsque les Lois Compensatrices de la Nature seraient violées.
Un sourd murmure d'assentiment courut dans les rangs des Artisans et Chromatistès, alarmé, voulut s'avancer pour leur adresser la parole. Mais il se trouva cerné par les gardes et contraint de rester silencieux tandis que le Cercle Suprême, en quelques phrases passionnées, faisait appel aux Femmes et s'écriait que, si le Projet de Loi était voté, jamais plus le mariage ne serait à l'abri des impostures, jamais plus l'honneur féminin ne serait en sécurité ; la fraude, le mensonge, l'hypocrisie envahiraient chaque foyer ; le bonheur domestique partagerait le sort de la Constitution et courrait rapidement à sa ruine. « La mort », s'écria-t-il, « plutôt que ce destin ! »
À ces mots, qui étaient le signal convenu à l'avance, les Condamnés Isocèles se jetèrent sur le malheureux Chromatistès, qu'ils transpercèrent ; les Classes Régulières, ouvrant leurs rangs, laissèrent passer une bande de Femmes qui, sous la conduite des Cercles, marchèrent à reculons, invisibles et infaillibles, sur les soldats qui ne se doutaient de rien ; les Artisans, imitant l'exemple de leurs supérieurs, ouvrirent aussi leurs rangs. Pendant ce temps, des groupes de Condamnés formaient une phalange impénétrable devant chaque issue.
La bataille, ou plutôt le carnage, fut de courte durée. Grâce à l'habile stratégie des Cercles, presque toutes les attaques des Femmes furent fatales et beaucoup purent extraire leur aiguillon intact, prêt pour un deuxième massacre. Mais un second coup fut inutile ; la racaille des Isocèles fit elle-même le reste. Surprise, privée de chefs, attaquée de face par des ennemis invisibles et trouvant toute retraite coupée derrière elle par les Condamnés, elle perdit aussitôt – selon son habitude – toute présence d'esprit et cria à la « trahison ». C'en était fait d'elle. Chaque Isocèle vit et senti dans l'autre un ennemi. Au bout d'une demi-heure, il ne restait pas un être vivant de cette foule immense et les fragments de sept fois vingt mille membres des Classes Criminelles attestaient le triomphe de l'Ordre.
Les Cercles ne mirent aucun retard à pousser jusqu'au bout leur avantage. Ils épargnèrent les Ouvriers, mais en décimant leurs rangs, et tout Triangle que l'on pouvait raisonnablement soupçonner d'Irrégularité fut détruit sur l'ordre d'une Cour Martiale, sans passer devant le Conseil Social qui se chargeait jadis de déterminer ses mesures exactes. On mit sur pied une tournée d'inspections qui dura un an et pendant laquelle toutes les maisons des Militaires et des Artisans furent visitées ; au cours de cette période il y eut dans chaque ville, village et hameau une purge systématique de la population qui s'était accumulée à l'excès pendant qu'on négligeait de payer aux Écoles et aux Universités le tribut légal de Criminels et qu'on violait les autres Lois naturelles qui régissent la Constitution de Flatland.
Inutile d'ajouter que l'emploi de da Couleur fut aboli et qu'on en interdit la possession. Toute allusion même verbale, sauf si elle était le fait de Cercles ou de professeurs de Sciences qualifiés, devint passible d'une peine sévère. C'est seulement dans notre Université, à l'occasion de certains cours très ésotériques et supérieurs – auxquels je n'ai pas eu personnellement le privilège d'assister – qu'une prudente utilisation de la Couleur est encore, dit-on, autorisée dans le but d'illustrer certains problèmes mathématiques difficiles.
Partout ailleurs à Flatland, la Couleur a disparu. L'art de la fabriquer n'est connu que d'un seul être vivant, le Cercle Suprême en exercice ; et il ne transmet son secret qu'à son seul Successeur, et sur son lit de mort. Une seule usine la fabrique ; et, pour éviter tout risque de fuites, on exécute chaque année les Ouvriers, que l'on remplace par d'autres. Si grande est la terreur que de nos jours encore notre Aristocratie tremble en pensant à cette époque reculée qui vit l'agitation en faveur du Projet de Loi instituant d'Usage Universel de la Couleur.
Il est grand temps d'abandonner cette brève description de la vie à Flatland pour passer au thème essentiel de cet ouvrage, mon initiation aux mystères de l'Espace. Voilà mon véritable sujet ; tout ce qui vient avant n'est qu'une préface.
Je dois pour cette raison passer sous silence beaucoup de choses dont l'explication ne serait pas – du moins je m'en flatte – sans intérêt pour mes Lecteurs : par exemple, notre façon de nous propulser et de nous arrêter, bien que nous n'ayons pas de pieds ; les moyens que nous employons pour fixer solidement nos édifices de bois, de pierre ou de brique quoique nous n'ayons, bien entendu, pas de mains, et que nous ne puissions ni poser des fondations comme vous le faites, ni mettre à profit la pression latérale de la Terre ; le fait que la pluie naisse dans les intervalles de nos diverses zones, de sorte que les régions septentrionales n'empêchent pas l'humidité de s'étendre au Sud ; la nature de nos collines et de nos mines, de nos arbres et de nos légumes, de nos Saisons et de nos récoltes ; notre Alphabet et notre Écriture, adaptés à nos tablettes linéaires ; tout cela, et cent autres détails de notre existence physique, je dois renoncer à le décrire, et si je le mentionne à présent, c'est seulement pour indiquer à mes Lecteurs que cette omission procède non pas d'un oubli de ma part mais du respect que j'éprouve pour leur temps précieux.
Toutefois mes Lecteurs attendent probablement de moi, avant que je passe à mon sujet essentiel, quelques observations sur ces Personnages qui sont les soutiens et les piliers de la Constitution au Plat Pays, qui contrôlent notre conduite et façonnent notre destinée, à qui sont réservés les hommages et presque l'adoration des foules : ai-je besoin de préciser qu'il s'agit de nos Cercles ou Prêtres ?
Il ne faut pas croire que ce terme de Prêtres par lequel je les désigne n'a pas d'autre signification que chez vous. Dans notre pays, les Prêtres sont les Administrateurs exclusifs des Affaires, des Arts et des Sciences ; ils ont la haute main sur le Commerce, l'Armée, l'Architecture, la Technique, l'Éducation, la Politique, la Législature, la Moralité, la Théologie ; ne faisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut la peine d'être fait et qui est fait par les autres.
Bien que dans l'esprit du peuple tout ce qui mérite le nom de Cercle soit effectivement de forme circulaire, les Classes instruites savent qu'un Cercle n'est autre qu'un Polygone possédant un très grand nombre de côtés extrêmement petits. Plus le nombre des ces augmente et plus le Polygone se rapproche du Cercle ; quand les côtés sont réellement très nombreux (trois ou quatre cents par exemple), le Toucher le plus délicat a beaucoup de mal à reconnaître l'existence d'angles polygonaux. Je devrais plutôt dire qu'il aurait beaucoup de mal à le faire ; car, comme je l'ai montré plus haut, le Toucher n'existe pas dans la haute société, et toucher un Cercle serait considéré comme une insulte épouvantable. L'interdit qui s'exerce contre cette habitude dans les milieux aristocratiques permet au Cercle de préserver plus facilement le voile de mystère dont il aime à entourer dès ses jeunes années la nature exacte de son Périmètre ou de sa circonférence. Comme cette dernière mesure en moyenne trois pieds, il s'ensuit que chez un Polygone de trois cents côtés, chacun de ces côtés aura pour longueur la centième partie d'un pied, soit environ un dixième de pouce ; et chez un autre qui en compte six ou sept cents, la longueur de chaque côté équivaut à peu près au diamètre d'une tête d'épingle à Spaceland. La courtoisie veut que l'on prête toujours dix mille côtés au Cercle Suprême en exercice.
L'ascension de la postérité Circulaire dans l'échelle sociale n'est pas restreinte, comme dans les basses classes Régulières, par la Loi de la Nature qui limite l'augmentation des côtés à un par génération. S'il en était ainsi, le nombre des côtés d'un Cercle ne serait qu'affaire de pedigree et d'arithmétique, et le quatre cent quatre-vingt-dix-septième descendant d'un Triangle Équilatéral serait nécessairement un Polygone à cinq cents côtés. Mais tel n'est pas le cas. La propagation Circulaire est soumise à deux Lois naturelles antagonistes ; aux termes de la première, à mesure que la race s'élève sur l'échelle du développement, le rythme de celui-ci s'accélère ; quant à la seconde, elle prescrit une diminution proportionnelle de la fertilité. En conséquence, il est rare de trouver un fils dans la maison d'un Polygone à quatre ou cinq cents côtés ; on n'en rencontre jamais deux. En revanche, il arrive que le fils d'un Polygone à cinq cents côtés en possède cinq cent cinquante ou même six cents.
Les ressources de l'Art viennent également accélérer le processus de l'Évolution aux niveaux supérieurs. Nos médecins ont découvert que les côtés tendres et minuscules d'un nouveau-né Polygone des classes supérieures pouvaient être fracturés et entièrement recomposés avec une précision telle que parfois – mais pas toujours, car c'est là une opération extrêmement risquée – un Polygone à deux ou trois cents côtés parvenait à sauter d'un coup deux cents ou trois cents générations et doublait pour ainsi dire à la fois le nombre de ses ancêtres et la noblesse de sa descendance.
Plus d'un enfant plein de promesses a été sacrifié de cette manière. Il en survit à peine un sur dix. Toutefois l'ambition paternelle est si forte chez ces Polygones qui se trouvent pratiquement au seuil de la classe Circulaire qu'il est bien rare de trouver un Noble occupant cette position dans la société dont le fils premier-né n'ait pas été placé avant l'âge d'un mois au gymnase circulaire Néo-Thérapeutique.
On sait au bout d'un an si l'on a rencontré le succès ou l'échec. À la fin de cette période une tombe supplémentaire sera probablement venue s'ajouter à celles qui s'alignent déjà dans le Cimetière Néo-Thérapeutique ; mais, en de rares occasions, un cortège plein d'allégresse rapporte à ses heureux parents un enfant qui n'est plus, du moins la coutume l'admet-elle, un Polygone, mais un Cercle ; et il suffit d'un exemple aussi prodigieux pour inciter une multitude de parents Polygonaux à des sacrifices domestiques, qui ne connaissent pas tous une issue semblable.
La doctrine des Cercles peut se résumer brièvement en une maxime très simple : « Occupez-vous de votre Configuration. » Qu'il soit politique, ecclésiastique ou moral, leur enseignement tout entier a pour objet l'amélioration de la Configuration individuelle et collective… l'accent étant mis, bien sûr, tout particulièrement sur celle des Cercles, à laquelle tout le reste est subordonné.
Reconnaissons-leur le mérite d'avoir su réprimer avec efficacité les anciennes hérésies qui faisaient gaspiller aux hommes leur temps et leur sympathie en leur donnant faussement à croire que le comportement dépend de la volonté, de l'effort, de l'exercice, de l'encouragement, des louanges ou de tout ce qui n'est pas la Configuration. Pantocyclus – l'illustre Cercle mentionné plus haut, qui sut mater la révolte des Couleurs – fut le premier à convaincre l'humanité que la Configuration fait l'homme ; que si, par exemple, on a eu le malheur de naître Isocèle et d'avoir deux côtés inégaux, il est certain que l'on tournera mal à moins de les égaliser… ce pour quoi il est nécessaire de se rendre dans un Hôpital Isocèle ; que, de même, si l'on est Triangle, Carré ou même Polygone et cependant Irrégulier de naissance, on doit se faire admettre dans un Hôpital Régulier où l'on sera soigné ; sinon, on terminera ses jours soit dans la Prison de l'État, soit sous l'angle du Bourreau.
Pantocyclus attribuait toutes les déficiences et les fautes, depuis l'erreur la plus bénigne jusqu'au crime le plus odieux, à quelque déviation par rapport à la Régularité parfaite, due peut-être (si elle n'était point congénitale) à une collision dans la foule ; à un manque d'exercice ou au contraire à des efforts trop intenses ; ou même à un brusque changement de température, susceptible de provoquer une expansion ou une contraction de la charpente corporelle. Par conséquent, concluait cet illustre Philosophe, la bonne et la mauvaise conduite ne relevaient, en toute conscience, ni de la louange ni du blâme. Car pourquoi louer, par exemple, l'intégrité d'un Carré qui défend fidèlement les intérêts de son client alors qu'en réalité, ce qu'on devrait admirer, c'est l'exacte précision de ses angles droits ? Ou encore, pourquoi blâmer un Isocèle menteur et voleur alors que l'on devrait plutôt déplorer l'inégalité incurable de ses côtés ?
En théorie, cette doctrine est indiscutable ; mais dans la pratique, elle a ses inconvénients. Si j'ai affaire à un Isocèle, et si ce brigand argue qu'il ne peut s'empêcher de voler à cause de son irrégularité, je réponds que pour cette raison justement, parce qu'il ne peut s'empêcher d'être un tourment continuel pour ses voisins, je n'ai d'autre solution, moi, Magistrat, que de le condamner à mort… et les choses s'arrêtent là. Mais, dans les petites difficultés de la vie quotidienne, là où la peine de mort est hors de question, la théorie de la Configuration pose parfois des problèmes malaisés à résoudre ; et j'avoue que parfois, quand l'un de mes Petits-fils Hexagonaux prétend, pour excuser sa désobéissance, qu'un brusque changement de la température a eu sur son Périmètre un effet néfaste et que la responsabilité en incombe non pas lui-même mais à sa Configuration, que seule une abondance de mets délicats peut raffermir, je ne vois le moyen ni de rejeter ses conclusions en toute logique, ni de les accepter dans la pratique.
Pour ma part, je juge préférable de supposer qu'une bonne correction ou tout autre châtiment aura une influence latente et revigorante sur la Configuration de mon Petit-fils ; j'admets cependant que cette idée n'est étayée par rien. Du moins ne suis-je pas le seul à choisir cette méthode pour résoudre le dilemme, car je constate qu'un grand nombre de Cercles parmi les plus élevés, lorsqu'ils font office de Juges devant les tribunaux, recourent à la louange et au blâme vis-à-vis des Figures Régulières et Irrégulières ; et je sais par expérience que chez eux, quand ils réprimandent leurs enfants, ils parlent du « bien » et du « mal » avec autant de véhémence et de passion que si ces termes représentaient des entités réelles et si une Figure humaine était véritablement à même de choisir entre eux.
Toujours dans le but de donner à la Configuration une place de choix dans l'esprit de chacun, les Cercles inversent la nature de ce Commandement qui, chez vous, au Pays de l'Espace, règle les rapports entre parents et enfants. Chez vous, les enfants doivent honorer leurs parents ; chez nous – après les Cercles, qui sont l'objet du respect universel – c'est son Petit-fils qu'un homme doit honorer, s'il en a un ; ou sinon, son Fils. Toutefois, « honorer » ne signifie pas « gâter », mais témoigner d'une considération respectueuse pour ses intérêts les plus élevés ; et les Cercles enseignent que le devoir des pères est de subordonner leurs propres intérêts à ceux de la postérité, pour servir à la fois le bien de l'État tout entier et celui de leurs descendants immédiats.
Le point faible du système adopté par les Cercles – s'il est permis à un humble Carré de relever quelque faiblesse dans la doctrine Circulaire – réside à mon sens dans leurs relations avec les Femmes.
Comme il est de la plus extrême importance pour la Société que les naissances Irrégulières soient découragées, il s'ensuit que si l'on désire voir sa postérité s'élever par degrés réguliers dans l'échelle sociale, il ne faut pas choisir une Épouse qui ait quelque Irrégularité dans son ascendance.
Or l'irrégularité du Mâle est une chose qui se mesure ; mais toutes les Femmes étant droites, et donc visiblement Régulières, pour ainsi dire, il faut trouver un autre moyen de détecter ce que je pourrais appeler leur Irrégularité invisible, c'est-à-dire les tares héréditaires qui pourraient affecter leur progéniture. On y parvient à l'aide de pedigrees rigoureusement tenus, qui sont conservés et supervisés par l'État ; sans pedigree certifié, aucune Femme n'est autorisée à se marier.
Or on pourrait supposer qu'un Cercle – à la fois fier de ses ancêtres et plein de considérations pour sa postérité dont peut émerger dans l'avenir un Cercle Suprême – veille plus jalousement que tout autre à choisir une Épouse dont le blason soit immaculé. Mais il n'en est pas ainsi. Les précautions dont il est d'usage de s'entourer avant de prendre femme semblent diminuer à mesure que l'on s'élève dans l'échelle sociale. Rien ne déciderait un Isocèle ambitieux, qui a l'espoir d'engendrer un Fils Équilatéral, de contracter mariage avec une Femme entachée de la plus petite Irrégularité ; un Carré ou un Pentagone, persuadé que sa famille est en ascension constante, ne cherche pas plus loin que la cinq centième génération ; un Hexagone ou un Dodécagone est encore plus négligent ; mais il est arrivé qu'un Cercle choisisse délibérément une épouse dont l'arrière grand-père était Irrégulier, et cela parce que son éclat était légèrement supérieur à celui des autres ou qu'elle parlait d'une voix douce… ce qui chez nous plus encore que chez vous, passe pour être « une excellente chose chez une Femme ».
Ces mariages malencontreux sont stériles, on l'aura deviné, à supposer même qu'ils n'aient pas pour résultat une réelle Irrégularité ou une diminution des côtés ; mais aucun de ces maux n'est suffisant pour les décourager. La perte de quelques côtés ne se remarque pas aisément chez un Polygone supérieurement développé, et elle est quelquefois compensée par une opération réussie au Gymnase Néo-Thérapeutique, comme je l'ai expliqué plus haut ; en outre, les Cercles ne sont que trop disposés à s'incliner devant cette Loi de la Nature qui fait de l'infécondité le revers de la médaille. Cependant, si l'on ne met pas un terme à cette néfaste habitude, la diminution progressive de la Classe Circulaire risque de s'accélérer rapidement et le temps n'est peut-être pas très lointain où la race, n'étant plus capable de produire un Cercle Suprême, la Constitution de Flatland devra s'effondrer.
Il me vient à l'esprit un autre danger, quoique je ne puisse pas lui trouver aussi facilement un remède ; ce péril a trait, lui aussi, à nos relations avec les Femmes. Il y a environ trois cents ans, un Cercle Suprême décréta que les Femmes, étant dépourvues de Raison mais riches en Émotions, il ne fallait plus les traiter en êtres rationnels ni leur donner une éducation mentale quelconque. Le résultat fut qu'on ne leur apprit plus à lire et qu'on ne leur inculqua même plus assez d'Arithmétique pour leur permettre de compter les angles de leur mari ou de leurs enfants ; et, par voie de conséquence, leurs facultés intellectuelles déclinèrent sensiblement d'une génération à l'autre. Ce système qui refuse l'éducation aux femmes, ou quiétisme, est encore en vigueur.
Je crains que cette politique, en dépit des intentions excellentes qui ont présidé à son choix, n'ait fini par porter préjudice au Sexe Mâle.
Car de ce fait, et dans l'état actuel des choses, nous devons, nous les Mâles, mener une existence bilingue et je dirais presque bimentale. Avec les Femmes, nous parlons d' « amour », de « devoir », de « bien », de « mal », de « clémence », d' « espoir » ou d'autres concepts irrationnels et émotionnels, qui sont totalement dépourvus d'existence et n'ont été inventés que pour contenir l'exubérance féminine ; mais entre nous, et dans nos livres, nous employons un vocabulaire, disons même un idiome entièrement différent. « Amour » devient « prévision de bénéfices » ; devoir, « nécessité » ou « convenance » ; et d'autres termes connaissent des mutations correspondantes. En outre, quand nous nous trouvons en compagnie des Femmes, nous utilisons un langage qui sous-entend la plus extrême déférence vis-à-vis de leur Sexe ; et elles se croient adorées par nous avec autant de dévotion que le Cercle Suprême ; mais derrière leur dos, nous les considérons toutes – les très jeunes enfants exceptés – comme des « organismes dépourvus de raison » et c'est ainsi que nous parlons d'elles.
Nous n'avons pas non plus la même Théologie dans les appartements des Femmes qu'ailleurs.
Or, s'il m'est permis d'exprimer humblement mes craintes, je me demande si cette double éducation, de la pensée et du langage, n'est pas un fardeau trop lourd à porter pour les jeunes, surtout lorsque, à l'âge de trois ans, on les enlève à l'affection maternelle et on leur fait désapprendre leur ancienne langue – devenue tout juste bonne à être répétée devant leur Mère ou leur Nourrice – pour leur enseigner le vocabulaire et l'idiome de la science. Il me semble déjà qu'à l'époque actuelle les jeunes gens éprouvent quelque difficulté à saisir dans toute son ampleur la vérité mathématique, par rapport à l'intellect robuste dont jouissaient nos ancêtres il y a trois cents ans. Je ne parlerai pas des dangers auxquels nous nous exposerions si une Femme apprenait subrepticement à lire et transmettait à son Sexe ce que lui aurait appris la lecture d'un seul livre populaire ; ni de ce qui arriverait si un Enfant Mâle révélait à sa mère, par indiscrétion ou désobéissance, les secrets du dialecte logique. Je me bornerai à mentionner les risques d'affaiblissement que court l'intellect masculin pour demander humblement aux Autorités supérieures de bien vouloir reconsidérer les principes qui régissent l'éducation féminine.
« Ô ces mondes nouveaux et superbes,
Qui sont si curieusement peuplés ! »
C'était l'avant-dernier jour de la 1999e année de notre ère, et le premier des Grandes Vacances. Après avoir consacré ma soirée à mon divertissement favori, la Géométrie, je m'étais retiré dans ma chambre l'esprit préoccupé par un problème demeuré sans solution. Pendant la nuit, je fis un rêve.
Je vis devant moi une multitude de petites Lignes Droites (que je supposai naturellement être des Femmes), mêlées à d'autres Êtres encore plus petits ayant l'apparence de points brillants, qui se mouvaient tous d'avant en arrière sur une seule et même Ligne Droite et, autant que je puisse en juger, avec la même vélocité.
Tant que durait ce mouvement, il montait de cette foule, à intervalles réguliers, un bruit confus qui évoquait un babil ou un gazouillis multiple ; mais parfois tout s'immobilisait et le silence régnait.
Je m'approchai de l'un des plus grands de ces Êtres que je prenais pour des Femmes et l'accostai, mais ne reçus aucune réponse. Une seconde et une troisième interpellation restèrent également inefficaces. Perdant patience devant ce qui me paraissait être une grossièreté intolérable, je pris une position calculée pour empêcher la créature de se mouvoir, plaçai ma bouche juste en face de la sienne et répétai bruyamment ma question : « Femme, que signifie cette assemblée, pourquoi ce murmure étrange et confus, qu'est-ce que ce mouvement monotone d'avant en arrière sur une seule et même Ligne Droite ? »
« Je ne suis pas une Femme », rétorqua la Petite Ligne, « Je suis le Monarque du monde. Mais d'où viens-tu, toi qui fais irruption à Lineland, mon royaume ? » Surpris de cette réponse brusque, je suppliai Son Altesse Royale de me pardonner si je l'avais dérangée ; et, me disant étranger, je l'implorai de me décrire son domaine. Mais j'eus le plus grand mal à obtenir des renseignements sur les points qui m'intéressaient vraiment ; car le Monarque ne pouvait s'empêcher de penser constamment que je connaissais tout cela aussi bien que lui et que je feignais de l'ignorer par plaisanterie. Toutefois, en persévérant dans mes questions, je finis par obtenir de lui les précisions suivantes.
Ce pauvre Monarque ignorant – du moins se décernait-il à lui-même ce titre royal – était persuadé, semble-t-il, que cette Ligne Droite baptisée par lui son Royaume, et où il passait son existence, constituait l'ensemble du monde, et même de l'Espace. Ne pouvant ni se déplacer, ni voir les limites de sa Ligne Droite, il n'imaginait rien d'autre. Quoiqu'il eût entendu ma voix lorsque je lui avais adressé pour la première fois la parole, les sons lui étaient parvenus d'une façon tellement contraire à son expérience qu'il n'avait pas répondu. Il exprimait la chose ainsi : « Je ne voyais personne et j'entendais une voix qui semblait sortir de mes propres intestins. » Jusqu'au moment où j'avais placé ma bouche dans son monde, il ne m'avait pas vu et son ouïe n'avait perçu que des bruits confus qui martelaient… Ce que j'appelais son côté, mais qu'il nommait son intérieur ou estomac ; et, à présent encore, la région d'où je venais lui posait un problème insoluble. Hors de son Monde, ou de sa Ligne, tout se réduisait à un vide absolu ; non pas même à un vide, car le vide sous-entend l'Espace ; disons plutôt que rien n'existait.
La vue et les mouvements de ses sujets – les Petites Lignes étant des Hommes et les Points des Femmes – restaient également bornés à cette Ligne Droite, qui était leur monde. Je n'ai pas besoin d'ajouter que leur horizon tout entier se limitait à un Point ; nul ne pouvait voir autre chose qu'un Point. Homme, femme, enfant, objet… tout était Point pour l'habitant de Lineland. Le sexe ou l'âge ne se distinguait qu'à la voix. En outre, comme chaque individu occupait entièrement le chemin étroit, pour ainsi dire, qui constituait son Univers, et comme personne ne pouvait se déplacer vers la droite ou vers la gauche pour laisser passer les autres, il s'ensuivait que les habitants de Lineland étaient dans l'incapacité de se contourner mutuellement. S'ils naissaient voisins, ils le demeuraient jusqu'à la fin de leur vie. Le voisinage était chez eux ce que le mariage est chez nous. Indissoluble jusqu'à la mort.
Cette existence, au sein de laquelle tout spectacle se réduisait à un Point, et tout mouvement à une Ligne Droite, me parut d'une inexprimable monotonie ; aussi fus-je étonné par la vivacité et la gaieté du Roi. Je me demandais s'il était possible, dans des circonstances si défavorables aux relations domestiques, de goûter les plaisirs de l'union conjugale, mais j'hésitai quelque temps à interroger son Altesse Royale sur un sujet aussi délicat ; enfin, je pris le parti de plonger brusquement au cœur du problème en lui demandant des nouvelles de sa famille. « Mes Femmes et mes Enfants », répondit-il, « se portent le mieux du monde ».
Abasourdi par cette réponse – car il n'y avait dans l'entourage immédiat du Monarque que des Hommes (comme je l'avais observé dans mon rêve avant de pénétrer dans le Pays de la Ligne), je me hasardai à répliquer : « Pardonnez-moi, mais j'imagine mal comment Votre Altesse Royale peut à quelque moment que ce soit voir ou approcher Leurs Majestés, alors qu'elle est séparée d'Elles par une demi-douzaine au moins d'individus dont elle est incapable de faire le tour et que son regard ne transperce pas. Est-il possible qu'au Pays de la Ligne il ne soit pas nécessaire d'approcher une Femme pour l'épouser et pour engendrer des enfants ? »
« Comment pouvez-vous poser une question aussi absurde ? » rétorqua le Monarque. « S'il en était ainsi que vous le suggérez, l'Univers ne tarderait pas à se dépeupler. Non, non, la proximité n'est pas indispensable à l'union des cœurs ; et la naissance est chose trop importante pour pouvoir dépendre d'une situation aussi accidentelle. Il est impossible que vous ignoriez cela. Mais, puisque vous vous plaisez à feindre l'ignorance, je vais vous instruire comme si vous étiez un bébé, nouvellement né dans mon Royaume. Sachez donc que les mariages se consomment grâce à la faculté d'émettre des sons et au sens de l'ouïe.
« Vous êtes naturellement conscient du fait que tout Homme possède – outre ses deux yeux – deux bouches ou voix, l'une qui est de basse et la seconde, située à l'autre extrémité de son corps, qui est de ténor. Je ne mentionnerais même pas cela si je n'avais été incapable de distinguer votre ténor dans le cours de notre conversation. » Je ne possédais, répondis-je, qu'une seule voix, et je n'avais nullement remarqué que Son Altesse Royale en eût deux. « Cela me confirme », dit le Roi, « dans l'idée que vous êtes non pas un Homme mais une Monstruosité féminine à la voix de basse, dont l'oreille n'a jamais été éduquée. Cependant, poursuivons.
«La Nature ayant décrété que tout Homme devait épouser deux Femmes… » « Pourquoi deux ? » demandai-je « Vous poussez trop loin votre affectation d'ignorance ! » s'écria-t-il. « Comment peut-il y avoir union totalement harmonieuse sans la Combinaison des Quatre en Un, soit la Basse et le Ténor de l'Homme unis au Soprano et au Contralto des deux Femmes ? »
« Mais supposons », dis-je « qu'un Homme préfère une ou trois épouses ? » « C'est impossible », rétorqua-t-il.
« Autant se demander si deux et deux peuvent faire cinq, ou si l'œil humain est capable de voir une Ligne Droite : la chose est aussi inconcevable. » Je l'aurais interrompu, s'il n'avait repris en ces termes :
« Vers le milieu de chaque semaine, une Loi de la Nature nous fait mouvoir rythmiquement notre corps d'avant en arrière avec une violence plus grande que de coutume, et nous continuons pendant le laps de temps qu'il vous faudrait pour compter jusqu'à cent un. Au cœur de cette danse chorale, à la cinquante et unième pulsation, les habitants de l'Univers s'immobilisent en plein effort, et chaque individu pousse son cri le mieux timbré, le plus riche et le plus doux. C'est à cet instant décisif que nos mariages se font. L'harmonie de la Basse et du Soprano, du Ténor et du Contralto est si exquise que souvent les Bien-aimées reconnaissent aussitôt l'accord lancé en réponse par l'Amant qui leur est destiné, même si vingt mille lieues les en séparent. Le mariage consommé à cette seconde précise donne naissance à une triple progéniture Mâle et Femelle qui prend sa place au Pays de la Ligne. »
« Quoi ! Toujours triple ? » m'écriai-je. « Faut-il donc qu'une des deux épouses ait nécessairement des jumeaux ? »
« Oui, Monstre à la voix de basse », répliqua le Roi. « S'il ne naissait pas deux filles pour chaque garçon, comment l'équilibre des Sexes pourrait-il être maintenu ? Ignores-tu donc jusqu'à l'Alphabet de la Nature ? » La fureur lui coupa la parole et il me fallut quelque temps pour l'inciter à reprendre on récit.
« N'allez pas croire, bien entendu, que tous les célibataires trouvent leurs compagnes la première fois qu'ils participent à ce Chœur du Mariage universel. La plupart, au contraire, doivent s'y reprendre à plusieurs fois. Rares sont les cœurs dont l'heureux destin est de reconnaître au premier abord le ou la partenaire qui lui est destiné par la Providence, et de se fondre dans une étreinte réciproque, d'une parfaite harmonie. L'immense majorité d'entre nous doit prolonger bien davantage sa cour. Il se peut que la voix de l'Amant s'accorde à celle d'une de ses futures épouses, mais pas aux deux ; qu'elle ne s'harmonise au début ni avec l'une, ni avec l'autre ; ou encore qu'il y ait de légères discordances entre le Soprano et le Contralto. La Nature a prévu qu'en pareil cas chaque Chœur hebdomadaire mettrait les trois Amants en harmonie plus étroite. Chaque exercice vocal, la découverte de toute discordance nouvelle incitent presque imperceptiblement le moins parfait des trois partenaires à se corriger pour se rapprocher de la perfection. Et après maintes tentatives, maintes modifications, l'objectif est enfin atteint. Vient alors le jour tant attendu où, pendant que retentit dans l'univers entier le Chœur du Mariage, les trois Amants séparés se trouvent brusquement en harmonie totale ; et, avant même d'en avoir pris conscience, le Trio est plongé dans le ravissement vocal d'une triple étreinte ; après quoi la Nature n'a plus qu'à célébrer dans la joie les épousailles et trois naissances de plus. »
Jugeant qu'il était grand temps d'arracher le Monarque à son extase pour le ramener au niveau du sens commun, je résolus de chercher à lui dessiller les yeux et à lui donner quelques aperçus de la vérité, c'est-à-dire de la nature des choses à Flatland. Je commençai en ces termes : « Comment votre Altesse Royale distingue-t-elle la forme et la position de ses sujets ? Pour ma part, j'ai observé par le sens de la vue, avant d'entrer dans votre Royaume, que certains individus étaient des Lignes, d'autres des Points, que, parmi ces Lignes, quelques-unes étaient plus grandes… » « Ce que vous me dites là est impossible », coupa le Roi ; « sans doute avez-vous eu une vision ; car il n'est pas dans la nature des choses, comme chacun sait, que le sens de la vue soit à même de détecter la différence qui existe entre une Ligne et un Point ; mais le sens de l'ouïe en est capable, lui, et il permet, par exemple, de prendre exactement ma mesure. Regardez-moi… Je suis une Ligne, la plus longue du Royaume, plus de six pouces d'Espace… » « De Longueur », hasardai-je. « Être stupide », me dit-il, « l'Espace, c'est la Longueur. Interrompez-moi encore et je me tais. »
Je lui présentai mes excuses, mais il reprit avec dédain : « Puisque vous êtes insensible au raisonnement, vous allez entendre de vos propres oreilles comment, grâce à mes deux voix, je révèle ma forme à mes deux Épouses, qui se trouvent en ce moment à six mille miles soixante-dix yards deux pieds huit pouces de distance, l'une au Nord, l'autre au Sud. Écoutez, je les appelle. »
Il pépia et poursuivit avec complaisance :
« En entendant le son d'une de mes voix, suivie de près par l'autre, et en percevant que la seconde les atteint après un intervalle de temps au cours duquel le son peut parcourir 6, 457 pouces, mes épouses en déduisent que l'une de mes bouches est à 6, 457 pouces de plus que l'autre de l'endroit où elles se trouvent et que, par conséquent, je mesure 6, 457 pouces. Mais n'allez pas croire qu'elles font ce calcul chaque fois qu'elles entendent mes deux voix. Elles l'ont fait une fois pour toutes avant notre mariage. Elles pourraient, toutefois, l'effectuer à tout moment. Et je peux, moi aussi, de la même manière, évaluer la forme de tous mes sujets Mâles par le sens de l'ouïe. »
« Mais », dis-je, « s'il arrivait qu'un Homme se fît passer pour une Femme en déguisant l'une de ces deux voix, ou encore modifiât sa voix Sud de telle sorte que l'on ne pût la reconnaître comme étant l'écho de sa voix Nord ? Ce genre d'imposture ne provoquerait-il pas de graves ennuis ? Et ne vous est-il pas possible de l'éviter en ordonnant à vos sujets de se toucher les uns les autres ? » C'était évidemment une question tout à fait stupide, car le toucher n'aurait pas rempli le but désiré ; mais je la posai dans le dessein d'irriter le Monarque, et j'y réussis parfaitement.
« Quoi ! » s'écria-t-il avec horreur. « Expliquez le sens de vos paroles ! » « De se toucher », répétai-je, « de se sentir, d'entrer en contact avec les autres. » « Si, dit le Roi, « vous entendez par toucher le fait de s'approcher d'un individu au point de ne laisser aucun espace entre lui et vous, sachez, Étranger, qu'il s'agit là d'un crime passible de mort dans mon royaume. Et la raison en est évidente. La forme fragile de la Femme, qui pourrait être écrasée au cours de cette opération, doit être préservée par l'État ; mais puisque le sens de la vue ne permet pas de distinguer les Femmes des Hommes, la Loi interdit à tous de réduire à néant l'espace qui sépare celui qui approche de celui qui est approché.
« Et d'ailleurs, à quoi servirait cette activité illégale et contraire aux lois de la Nature que vous appelez le toucher, puisque le sens de l'ouïe remplit à la fois plus facilement et avec plus de précision tous les buts de cette opération grossière et brutale ? Quant au risque d'imposture dont vous me parliez tout à l'heure, il n'existe pas : car la Voix, étant l'essence même de l’Être, ne peut se modifier à volonté. Mais supposons que j'aie le pouvoir de passer à travers les objets solides, et que je puisse pénétrer tous mes sujets, les uns après les autres, fussent-ils au nombre d'un milliard, en vérifiant leurs dimensions respectives et la distance qui les sépare les uns des autres par le sens du toucher combien de temps et d'énergie me ferait gaspiller cette méthode imprécise et malaisée ! Alors qu'un instant d'attention me permet de recenser, pour ainsi dire, sur le plan général et statistique, la situation, l'état physique, mental et spirituel de tous les êtres qui vivent à Lineland. Oyez, oyez donc ! »
Sur ces mots il se tut et écouta, comme en extase, un bruit qui me parut à peine supérieur aux stridulations minuscules d'une immense assemblée de sauterelles lilliputiennes.
« Certes », répondis-je, « l'acuité de votre ouïe vous est très utile et compense un grand nombre de vos déficiences. Mais permettez-moi de vous dire qu'au Pays de la Ligne la vie doit être bien monotone. Ne jamais voir qu'un Point ! N'être pas même capable de contempler une Ligne Droite ! Que dis-je ! Ne pas même savoir ce qu'est une Ligne Droite ! Avoir des yeux et cependant être privé de ces spectacles linéaires qui nous sont libéralement dispensés à nous, habitants de Flatland ! Mieux vaut sûrement ne pas posséder du tout le sens de la vue qu'en faire un si piètre usage ! Je vous accorde que mon ouïe n'égale pas la vôtre en acuité ; car le concert universel de votre Royaume, qui vous donne un plaisir si intense, n'est pour moi qu'un babil ou un pépiement multiple. Mais du moins puis-je distinguer de vue un Point d'une Ligne. Permettez-moi de vous le prouver. Juste avant d'entrer dans votre Royaume, je vous ai vu danser de gauche à droite, puis de droite à gauche, suivi d'un côté par Sept Hommes et une Femme, de l'autre par Huit Hommes et Deux Femmes. N'est-ce pas exact ? »
« Si », dit le Roi, « du moins en ce qui concerne les nombres et la répartition des sexes, quoique j'ignore ce que vous entendez par « droite » et « gauche ». Mais je nie que vous ayez vu ces choses. Car comment pourriez-vous voir la Ligne, c'est-à-dire les entrailles d'un Homme ? Il faut, soit qu'on vous les ait révélées, soit que vous les ayez vues en rêve. Et laissez-moi vous demander ce que vous désignez par ces mots de « gauche » et de « droite ». Je suppose que c'est votre façon de dire « vers le Nord » et « vers le Sud ».
« Pas du tout », répliquai-je. « Outre votre mouvement vers le Nord et vers le Sud, il en existe un autre de droite à gauche et vice-versa. »
Le Roi. Montrez-moi, je vous prie, ce mouvement de gauche à droite.
Moi. Cela m'est impossible, à moins que vous ne sortiez complètement de votre Ligne.
Le Roi. Sortir de ma Ligne ? Vous voulez dire de mon monde ? de l'Espace ?
Moi. Eh bien, oui. De votre Monde. De votre Espace. Car votre Espace n'est pas le véritable Espace. Le véritable Espace est une Surface Plane ; le vôtre n'est qu'une Ligne.
Le Roi. Si vous ne pouvez pas m'indiquer ce qu'est Ce mouvement de gauche à droite en l'effectuant vous-même, alors décrivez-le-moi en paroles.
Moi. Si vous ne savez pas distinguer votre côté droit de votre côté gauche, mes paroles n'auront, je le crains, aucune signification pour vous. Mais vous ne pouvez pas ignorer une notion aussi élémentaire.
Le Roi. Je ne vous suis pas du tout.
Moi. Hélas ! Comment me faire comprendre ? Quand vous avancez droit devant vous, ne vous vient-il jamais à l'esprit que vous pourriez vous mouvoir dans un autre sens, par exemple tourner votre œil de telle manière qu'il regarde dans la direction vers laquelle votre côté est actuellement dirigé ? Autrement dit, au lieu d'avancer ou de reculer toujours dans le sens d'une de vos extrémités, n'éprouvez-vous pas le désir de vous déplacer, pour ainsi dire, dans le sens de votre côté ?
Le Roi. Jamais. Et que signifie cela ? Comment les entrailles d'un homme pourraient-elles être orientées dans une direction quelconque ? Comment pourrait-on se mouvoir dans le sens de ses entrailles ?
Moi. Bon. Puisque les paroles ne suffisent pas, je vais essayer des actes et sortir progressivement de votre Pays en me mouvant dans la, direction que je désire vous indiquer.
Sur ces mots, j'entrepris de quitter lentement Lineland. Tant qu'une partie de mon corps demeura dans son domaine et visible à ses yeux, le Roi ne cessa de crier : « Je vous vois, je vous vois encore ; vous ne bougez pas. » Mais dès que je fus enfin tout à fait sorti de sa Ligne, il s'exclama de sa voix la plus perçante « Elle a disparu ; elle est morte. » « Je ne suis pas mort », répliquai-je. « J'ai seulement quitté le Pays de la Ligne, c'est-à-dire la Ligne Droite que vous appelez Espace, et je me trouve dans le véritable Espace, d'où je puis voir les choses telles qu'elles sont en réalité. Ainsi, en ce moment, je vois votre Ligne, ou côté… ou vos entrailles, comme vous avez coutume de dire ; je vois aussi, au Sud et au Nord de votre personne, des Hommes et des Femmes que je vais à présent énumérer en décrivant leurs positions respectives, leurs dimensions et l'intervalle qui les sépare. »
Après m'être longuement livré à cet exercice, je m'écriai d'un ton triomphant : « Êtes-vous enfin convaincu ? » Et je réintégrai le Pays de la Ligne, où je repris la même position qu'auparavant.
Mais le Monarque rétorqua : « Si vous étiez un Homme sensé – quoique, ne possédant apparemment qu'une seule voix, vous soyez sans doute non pas un Homme, mais une Femme – bref, si vous aviez le moindre atome de bon sens, vous céderiez à la raison. Vous me demandez de croire qu'il existe une autre Ligne en dehors de celle que mes sens m'indiquent, et un autre mouvement en dehors de celui dont je suis quotidiennement conscient. Je vous demande en retour de me décrire en paroles ou de me montrer cette autre Ligne dont vous me parlez. Au lieu de vous mouvoir, vous vous bornez, par quelque stratagème magique, à disparaître et à reparaître devant mes yeux ; au lieu de m'exposer clairement la nature de votre nouveau monde, vous vous contentez de me donner le nombre et les dimensions d'une quarantaine de mes courtisans, tous détails connus de n'importe quel petit enfant dans ma capitale. Peut-on concevoir attitude plus déraisonnable et plus audacieuse ? Reconnaissez votre folie ou quittez mon royaume. »
Furieux de sa perversité, et surtout indigné de l'entendre mettre mon sexe en doute, je rétorquai sans mâcher mes mots : « Être dépourvu d'intelligence ! Vous vous croyez parfait, alors que votre imperfection n'a d'égale que votre imbécillité ! Vous prétendez voir, alors que toute votre perspective se réduit à un point ! Vous vous targuez de pouvoir inférer l'existence d'une Ligne Droite ; mais moi, je suis capable de voir une Ligne Droite, et d'en inférer l'existence d'Angles, de Triangles, de Carrés, de Pentagones, d'Hexagones et même de Cercles. Pourquoi gaspiller plus de temps en paroles ? Sachez que je suis l'achèvement de votre Être incomplet, et voilà tout. Vous êtes une Ligne, mais moi, je suis la Ligne des Lignes, et l'on me nomme Carré dans mon pays ; et quoique je vous sois infiniment supérieur, je suis pourtant bien peu de chose auprès des grands nobles du Plat Pays, d'où je suis venu vous visiter, dans l'espoir d'éclairer votre ignorance. »
En entendant ces mots, le Roi piqua droit sur moi avec un cri menaçant, comme pour me transpercer en pleine diagonale ; et, au même instant, ses myriades de sujets poussèrent un cri de guerre multiple, dont la véhémence augmenta au point que je crus entendre le vacarme de cent mille Isocèles rangés en ligne de bataille et l'artillerie de mille Pentagones. Cloué sur place par la surprise, je ne pouvais ni parler ni bouger pour échapper au sort qui me menaçait ; et le bruit augmentait encore, le Roi se rapprochait lorsque la cloche du petit déjeuner, en m'éveillant, me rappela aux réalités du Plat Pays.
Des rêves, je passe à la réalité.
C'était le dernier jour de la 1999e année de notre ère. Le clapotis de la pluie avait depuis longtemps annoncé le crépuscule ; assis[4] à côté de ma femme, je réfléchissais aux événements du passé et aux perspectives de l'année, du siècle, du Millénaire à venir.
Mes quatre Fils et mes deux Petits-enfants orphelins s'étaient retirés dans leurs appartements respectifs ; seule ma femme restait avec moi pour voir mourir l'ancien Millénaire et assister à la naissance du nouveau.
Plongé dans mes pensées, je réfléchissais à quelques remarques qui venaient d'échapper le soir même au plus jeune de mes Petits-fils, un Hexagone d'une Régularité parfaite et d'une vivacité d'esprit exceptionnelle. Nous lui avions, ses oncles et moi, donné comme à l'accoutumée sa leçon pratique de Connaissance Visuelle en pivotant sur nous-mêmes, tantôt très vite, tantôt lentement, et en l'interrogeant sur nos positions ; ses réponses s'étaient révélées si satisfaisantes que j'avais voulu le récompenser en lui donnant quelques aperçus d'Arithmétique, dans ses applications à la Géométrie.
Prenant neuf Carrés, qui mesuraient chacun un pouce de côté, je les avais assemblés de manière à former un Carré plus grand, ayant trois pouces de côté, et je m'en étais servi pour prouver à mon Petit-fils que – s'il nous était impossible de voir l'intérieur d'un Carré – nous pouvions cependant mesurer le nombre de pouces carrés qu'il contenait en portant à la puissance 2 le nombre de pouces du côté. « Ainsi », dis-je, « nous savons que 32, ou 9, représente le nombre de pouces carrés contenus dans un Carré dont le côté a trois pouces de longueur.
Le petit Hexagone médita un moment là-dessus et me dit ; « Mais vous m'avez enseigné à porter les nombres à la puissance 3 ; je suppose que 33 a aussi un sens en géométrie ; quel est-il ? » « 33 n'a aucun sens en Géométrie », lui répondis-je, « car la Géométrie n'a que deux Dimensions. » Et j'entrepris de montrer à l'enfant qu'un Point, en parcourant une longueur de trois pouces, devient une Ligne de trois pouces, laquelle peut être représentée par 3 ; puis qu'une ligne de trois pouces, en parcourant parallèlement à elle-même une longueur de trois pouces, devient un Carré de trois pouces de côté, qui peut être représenté par 32.
Là-dessus mon Petit-fils, revenant à sa première idée, m'entreprit avec une certaine brusquerie en s'écriant « Eh bien alors, si un Point, en parcourant trois pouces, forme une Ligne de trois pouces représentée par 3 ; si une Ligne droite de trois pouces, en se déplaçant parallèlement à elle-même, forme un Carré ayant trois pouces de côté, et représenté par 32 ; il s'ensuit qu'un Carré ayant trois pouces de côté, en se mouvant parallèlement à lui-même (mais je ne vois pas comment) doit former quelque chose d'autre (mais je ne vois pas quoi) qui aura trois pouces de côté… et sera représenté par 33. »
« Allez vous coucher », ordonnai-je, un peu contrarié par cette interruption. « Si vous disiez moins de sottises, vous vous souviendriez peut-être un peu mieux de vos leçons. »
Mon Petit-fils s'était donc retiré, en pleine disgrâce ; je m'efforçais, assis à côté de ma Femme, de former une rétrospective de l'an 1999 et d'imaginer les possibilités de l'an 2000, mais je n'arrivais pas à chasser de mon esprit les pensées suggérées par le bavardage de mon brillant petit Hexagone. Il ne restait plus que quelques grains dans le sablier qui marquait les demi-heures. Je m'arrachai à ma rêverie et retournai le sablier vers le Nord, pour la dernière fois dans le cours de l'ancien Millénaire, tout en m'écriant à haute voix : « Cet enfant est stupide ! »
Aussitôt, je sentis une Présence dans la pièce, et un frisson glacé parcourut mon Être « Il n'est pas stupide du tout », vociféra mon Épouse, « et vous violez les Commandements en déshonorant ainsi votre propre Petit-Fils. » Mais je ne lui accordai pas la moindre attention. J'avais beau regarder dans toutes les directions, je ne voyais rien ; pourtant je sentais toujours une Présence et le murmure glacé me fit à nouveau frissonner. Je sursautai. « Qu'avez-vous ? » demanda ma Femme. « Il n'y a pas de courant d'air. Que cherchez-vous ? Il n'y a rien. » Il n'y avait rien, en effet, et je regagnai mon siège en m'écriant pour la seconde fois : « Cet enfant est stupide : 33 ne peut avoir aucune signification en Géométrie. » Aussitôt j'entendis distinctement une réponse : « Cet enfant n'est pas stupide ; et 33 a une signification Géométrique évidente. »
Ma Femme ouït ces mots aussi bien que moi, tout en n'en comprenant pas le sens, et nous bondîmes tous deux dans la direction d'où provenait le son. Quelle ne fut pas notre horreur lorsque nous vîmes devant nous Une Figure. Au premier abord, on eût dit d'une Femme, vue de côté ; mais, en y regardant de plus près, je constatai que les extrémités plongeaient trop rapidement dans l'ombre pour qu'il pût s'agir là d'une représentante du Sexe Faible. J'aurais conclu à un Cercle si l'apparition ne m'avait semblé changer continuellement de dimensions, ce qui était impossible aussi bien pour un Cercle que pour n'importe quelle autre Figure régulière connue de moi.
Mais ma Femme n'avait ni mon expérience, ni le sang-froid nécessaire pour noter ces caractéristiques. Avec la précipitation habituelle et la jalousie irraisonnée de son Sexe, elle conclut aussitôt qu'une Femme était entrée dans la maison par quelque petite ouverture. « Comment cette personne a-t-elle pu s'introduire ici ? » s'écria-t-elle. « Vous m'aviez promis, cher ami, qu'il n'y aurait pas de ventilateur dans notre nouvelle maison. »
« Il n'y en a pas, en effet », lui dis-je, « mais qu'est-ce qui vous porte à croire qu'il s'agit là d'une Femme ? Mes facultés de connaissance Visuelle me montrent… »
« Oh, laissez-moi tranquille avec votre Connaissance Visuelle », rétorqua-t-elle, « Toucher, c'est croire », et « Une Ligne Droite bien touchée vaut mieux qu'un Cercle mal vu »… deux Proverbes en usage chez le Sexe Faible à Flatland.
« Eh bien », dis-je, car je craignais de l'irriter, « s'il le faut vraiment, demandez donc à être présentée. » Ma Femme, de son air le plus courtois, s'approcha de l'Apparition : « Permettez-moi, Madame, de toucher et d'être touchée par… » Elle eut un brusque recul : « Oh ! ce n'est pas une Femme, et il n'y a pourtant pas d'angles, pas un seul. Se peut-il que je me sois si mal conduit vis-à-vis d'un Cercle parfait ? »
« En un certain sens, je suis effectivement un Cercle », répondit la Voix, « et un Cercle plus parfait que tous ceux de Flatland ; mais, pour être plus précis, je suis plusieurs Cercles en un. » Et il ajouta d'un ton plus doux : « J'ai, chère Madame, un message pour votre mari et il m'est interdit de lui transmettre en votre présence. Nous permettriez-vous de nous retirer pendant quelques minutes ? » Mais ma Femme ne voulut point incommoder ainsi notre auguste Visiteur et, après l'avoir assuré que l'heure à laquelle elle avait coutume de s'aller coucher était depuis longtemps passée, elle le pria à nouveau d'excuser sa bévue et se retira enfin dans son appartement.
J'interrogeai du regard le sablier qui marquait les demi-heures. Les derniers grains de sable venaient de tomber. Le troisième Millénaire avait commencé.
Dès que le Cri-de-Paix de mon Épouse eut cessé de retentir, je m'approchai de l'Étranger dans le but de mieux l'examiner et de l'inviter à s'asseoir ; mais son apparence me cloua sur place et me coupa la parole. Quoiqu'il ne présentât pas le plus léger symptôme d'angularité, il n'en subissait pas moins à tout instant des variations de taille et d'éclat tout à fait étrangères à mon expérience. L'idée me vint brusquement que j'avais peut-être affaire à un cambrioleur, à un assassin, à quelque Isocèle monstrueusement Irrégulier qui, en imitant la voix d'un Cercle, avait réussi à s'introduire dans ma maison et s'apprêtait à me poignarder avec son angle aigu.
L'absence de Brouillard dans mon salon (la saison était d'ailleurs remarquablement sèche) m'interdisait de me fier absolument à mes facultés de Connaissance Visuelle, d'autant que je me trouvais à une très faible distance de l'Étranger. En désespoir de cause, je me ruai sur lui, m'écriai sans cérémonie : « Monsieur, il faut me permettre… » et le touchai. Ma Femme avait raison. On ne sentait pas trace d'angle, pas la moindre rugosité ou inégalité, il ne m'avait encore jamais été donné dans mon existence de rencontrer un Cercle aussi parfait. Il demeura immobile pendant que je le contournais, en commençant par son œil et en y revenant. Il était parfaitement Circulaire aucun doute là-dessus. Nous eûmes ensuite un entretien, que je vais m'efforcer de rapporter aussi fidèlement que possible, en ne passant sous silence qu'une partie du torrent d'excuses dont j'inondai mon Visiteur… car l'idée que moi, un Carré, j'eusse commis l'impertinence de toucher un Cercle me remplissait de honte et d'humiliation. Ce fut l'Étranger qui, impatienté par la longueur de mon examen, entama le dialogue.
L'Étranger. Ne m'avez-vous point suffisamment touché ? Ne croyez-vous pas que les présentations ont assez duré ?
Moi. Illustre Seigneur, je vous prie d'excuser ma maladresse, qui n'est pas due à une ignorance des usages, mais à la surprise et à la nervosité qu'a provoquées en moi votre visite assez inattendue. Je vous supplie de ne révéler mon impolitesse à personne, et surtout pas à ma Femme. Mais avant de poursuivre notre entretien, Votre Seigneurie daignerait-elle satisfaire la curiosité de son Serviteur, qui serait heureux d'apprendre d'où elle vient ?
L'Étranger. De l'Espace, de l'Espace, Monsieur. D'où Voulez-vous que je vienne ?
Moi. Pardonnez-moi, Monseigneur, mais Votre Seigneurie n'est-elle pas en ce moment même dans l'Espace, et son humble serviteur également ?
L'Étranger. Pff ! Que savez-vous de l'Espace ? Définissez-le-moi.
Moi. L'Espace, Monseigneur, c'est la hauteur et la largeur prolongées à l'infini.
L'Étranger. Et voilà. Vous ne savez même pas ce que c'est que l'Espace. Vous le croyez formé de Deux Dimensions seulement ; mais je suis venu vous en annoncer une troisième : hauteur, largeur et longueur.
Moi. Votre Seigneurie plaisante. Nous disons aussi longueur et hauteur, largeur et épaisseur, désignant ainsi Deux Dimensions par quatre noms.
L'Étranger. Je parle non pas de trois noms, mais de Trois Dimensions.
Moi. Votre Seigneurie voudrait-elle m'indiquer ou m'expliquer dans quelle direction se situe cette Troisième Dimension, qui m'est inconnue ?
L'Étranger. J'en viens. Elle est au-dessus et au-dessous.
Moi. Monseigneur veut sans doute dire vers le Nord et vers le Sud ?
L'Étranger. Absolument pas. Il s'agit d'une direction dans laquelle vous ne pouvez point regarder, parce que vous n'avez pas d'œil dans votre côté.
Moi. Que Monseigneur me pardonne, un léger examen suffira à le convaincre que je possède, au point de jonction de deux de mes côtés, un luminaire en parfait état.
L'Étranger. Oui. Cependant, pour voir dans l'Espace, il vous faudrait avoir un œil non pas sur votre Périmètre, mais sur votre côté, c'est-à-dire dans ce qu'à Spaceland nous nommerions votre côté.
Moi. Un œil dans mes entrailles ! Un œil dans mon estomac ! Votre Seigneurie se moque.
L'Étranger. Je ne suis pas d'humeur à plaisanter. Je vous dis que je viens de l'Espace, ou, puisque vous ne comprenez pas ce terme, du Pays des Trois Dimensions, d'où, récemment encore, j'apercevais votre Surface Plane, à laquelle vous donnez le nom d'Espace. De cette position avantageuse, je discernais tout ce qui, chez vous, passe pour être solide (c'est-à-dire, pour vous, « clos de quatre côtés »), vos maisons, vos temples, jusqu'à vos commodes et à vos coffres, oui, même jusqu'à vos entrailles, qui étaient exposées à mon regard.
Moi. Voilà qui est facile à dire, Monseigneur.
L'Étranger. Mais plus difficile à prouver, n'est-ce pas ? Eh bien, je vais vous en donner la preuve :
En descendant ici, j'ai vu vos quatre Fils, les Pentagones, chacun dans son appartement respectif, et vos deux Petits-fils, les Hexagones ; j'ai observé que le plus jeune d'entre eux restait un moment avec vous, puis se retirait, vous laissant seuls, votre Femme et vous. J'ai vu vos serviteurs Isocèles, au nombre de trois, en train de souper dans la cuisine, et le petit Page dans la buanderie. Puis je suis venu, et par où suis-je entré, à votre avis ?
Moi. Par le toit, je suppose.
L'Étranger. Pas du tout. Votre toit, comme vous le savez fort bien, a été réparé depuis peu et il n'y subsiste pas même la plus petite ouverture par laquelle une Femme puisse pénétrer. Je vous répète que je viens de l'Espace. N'êtes-vous point convaincu par ce que je vous ai dit de vos enfants et de votre maisonnée ?
Moi. Votre Seigneurie ne peut ignorer que, pour apprendre ces faits touchant aux possessions de son humble serviteur, il suffit d'interroger les gens du voisinage, ce qui n'est pas difficile pour Monseigneur.
L'Étranger. (En aparté) Que faire ? Allons, voilà encore un argument qui se présente à moi. Quand vous voyez une Ligne Droite – votre épouse, par exemple – combien de Dimensions lui attribuez-vous ?
Moi. Votre Seigneurie prend plaisir à me traiter comme si j'étais l'une de ces personnes du commun qui, ignorant les Mathématiques, supposent que la Femme est réellement une Ligne Droite et n'a qu'une Dimension. Non, non, Monseigneur ; nous sommes mieux informés, nous, les Carrés, et nous savons aussi bien que Votre Seigneurie que la Femme, populairement appelée Ligne Droite, est en réalité, du point de vue scientifique, un très mince Parallélogramme possédant comme nous autres Deux Dimensions, la longueur et la largeur (ou épaisseur).
L'Étranger. Mais le fait même qu'une Ligne soit visible implique qu'elle possède encore une autre Dimension ?
Moi. Monseigneur, je viens de reconnaître qu'une Femme est non seulement longue, mais également large. Nous voyons sa longueur ; nous calculons sa largeur, qui, aussi minime qu'elle soit, est susceptible d'être mesurée.
L’Étranger Vous ne me comprenez pas. Je veux dire qu'en voyant une Femme vous devriez – outre que vous calculez sa largeur – avoir conscience de sa longueur et de ce que nous appelons sa hauteur ; quoique cette dernière Dimension soit infinitésimale dans votre pays. Si une Ligne n'était que longueur sans « hauteur », elle cesserait d'occuper de l'Espace et deviendrait invisible. Vous reconnaissez sûrement cela ?
Moi. Je dois avouer que je ne comprends pas du tout Votre Seigneurie. À Flatland, quand nous voyons une Ligne, nous sommes conscients de sa longueur et de son éclat. Si l'éclat s'évanouit, la Ligne disparaît et, comme vous le dites, cesse d'occuper de l'Espace. Mais dois-je supposer que Votre Seigneurie accorde à l'éclat le titre de Dimension et qu'elle baptise « haut » ce que nous appelons « brillant » ?
L'Étranger. Ce n'est nullement cela. J'entends par « hauteur », une Dimension du même type que votre longueur ; seulement, chez vous, la « hauteur », étant extrêmement réduite, n'est pas aussi facilement perceptible.
Moi. Monseigneur, il doit vous être facile de prouver vos dires. J'ai, selon vous, une Troisième Dimension, que vous appelez « hauteur ». Or, le concept de Dimension implique direction et mesure. Mesurez donc ma hauteur », ou encore indiquez-moi la direction dans laquelle elle s'étend, et je deviendrai votre disciple. Sinon, je serai dans l'incapacité de suivre le raisonnement de Votre Seigneurie.
L'Étranger. (En aparté.) Je ne peux faire ni l'un ni l'autre. Comment le convaincre ? Un simple exposé des faits, suivi d'une démonstration oculaire, devrait suffire. – Maintenant, Monsieur, écoutez-moi.
Vous vivez sur une Surface Plane. Ce que vous appelez Flatland n'est autre que la surface, plate et très étendue, de ce que je puis appeler un liquide, au sommet duquel vous vous mouvez, vous et vos compatriotes, sans vous élever au-dessus et sans vous abaisser au-dessous.
Je ne suis pas une Figure plane, mais un Solide. Vous m'appelez Cercle ; en réalité je ne suis pas un Cercle, mais un nombre infini de Cercles, dont la taille varie du Point à la Circonférence mesurant treize pouces de diamètre, tous placés les uns au-dessus des autres. Quand je traverse votre surface Plane, comme je le fais en ce moment, j'y découpe une section que vous baptisez Cercle avec juste raison. Car même une Sphère – ce qui est le nom sous lequel on me désigne chez moi – si elle veut se manifester à un habitant de Flatland, doit le faire sous la forme d'un Cercle.
Ne vous rappelez-vous pas – car moi qui vois toutes choses j'ai discerné la nuit dernière dans votre esprit la fantomatique vision de Lineland – ne vous rappelez-vous pas, dis-je, qu'en pénétrant dans ce Pays vous fûtes contraint de vous présenter au Roi sous la forme non pas d'un Carré, mais d'une Ligne, car ce Royaume Linéaire ne possédait pas suffisamment de Dimensions pour vous représenter tout entier, et seule une section de votre personne apparaissait ? Il en est exactement de même dans le cas qui nous occupe : votre pays à Deux Dimensions n'est pas assez spacieux pour me représenter, moi qui en compte Trois, et n'admet qu'une section de ma personne, qu'est ce que vous appelez un Cercle.
Votre regard dont l'éclat se ternit me montre que vous ne me croyez pas. Mais préparez-vous à accueillir une preuve positive de mes affirmations. Certes, vous ne pouvez voir qu'une de mes sections, ou Cercles ; car votre œil ne possède pas la faculté de s'élever au-dessus de votre surface ; mais il vous est au moins permis de constater que mes sections deviennent plus petites à mesure que je m'élève dans l'Espace. Voyez, je vais m'élever ; et vous aurez l'impression que mon Cercle se rapetisse, pour se réduire à un Point et finalement disparaître.
1. La sphère présentant sa section maximale
2. La sphère en le train de s'élever
3. La sphère sur point de disparaître
Je ne vis rien qui ressemblât à une « élévation » mais il diminua et disparut. Je clignai une ou deux fois des paupières pour m'assurer que je ne rêvais pas. Non, il ne s'agissait pas d'un rêve. Car des profondeurs de nulle part surgit une voix creuse – il me sembla qu'elle retentissait tout près de mon cœur – et cette voix me dit : « N'ai-je pas disparu ? Êtes-vous convaincu à présent ? Maintenant, je vais retourner progressivement à Flatland et vous allez voir la section s'élargir.»
Mes Lecteurs du Pays de l'Espace comprendront aisément que mon Hôte mystérieux parlait le langage de vérité et même qu'il s'exprimait en termes très simples Mais pour moi, aussi avancé que je fusse en mathématiques, ce n'était pas chose facile à saisir. Le diagramme ci-joint montrera clairement à n'importe quel enfant Spaceland que la Sphère, en adoptant pour s'élever les trois positions indiquées, se manifestait nécessairement à mes yeux – il en eût été de même pour tout habitant de Flatland – sous la forme d'un Cercle, d'abord de dimensions maximales, puis plus petit, et enfin minuscule comme un Point. Mais j'avais beau voir les faits, les causes restaient aussi obscures que jamais pour moi. Tout ce que j'en retenais, c'était que le Cercle avait diminué, puis disparu, et qu'il venait de réapparaître en s'élargissant rapidement.
En recouvrant ses dimensions premières, il poussa un profond soupir ; car il percevait à mon silence que je ne l'avais absolument pas compris. En réalité, je commençais à me dire qu'il devait être, non pas un Cercle, mais un prestidigitateur extrêmement habile ; ou alors que les contes de bonnes femmes étaient vrais et qu'il existait bien, après tout, des Enchanteurs et des Magiciens.
Après un long silence il murmura à part lui : « Il ne me reste plus qu'une ressource, si je veux éviter de recourir aux actes. Il faut essayer la méthode de l'Analogie. » Il se tut pendant quelques instants encore, après quoi il reprit le dialogue.
La Sphère. Dites-moi, Monsieur le Mathématicien. Si un Point se déplace vers le Nord, et laisse derrière lui un sillage lumineux, quel nom donnerez-vous à ce sillage ?
Moi. Ce sera une Ligne Droite.
La Sphère. Et combien une Ligne Droite a-t-elle d'extrémités ?
Moi. Deux.
La Sphère. Imaginez à présent que la Ligne Droite dirigée vers le Nord se meuve parallèlement à elle-même, à l'Est et à l'Ouest, de sorte que chacun de ses points laisse derrière lui le sillage d'une autre Ligne Droite. Quel nom donnerez-vous à la Figure ainsi formée ? Nous supposerons que cette Ligne parcourt une distance égale à celle qu'elle avait à l'origine. Quel nom lui donnerez-vous, je vous le demande ?
Moi. Ce sera un Carré.
La Sphère. Et un carré a combien de côtés ? Combien d'angles ?
Moi. Quatre côtés et quatre angles.
La Sphère. Maintenant, faites un petit effort d'imagination et représentez-vous, à Flatland, un Carré qui se meut parallèlement à lui-même, vers le haut.
Moi. Quoi ? Vers le Nord ?
La Sphère. Non, pas vers le Nord ; vers le haut ; qui sort complètement de Flatland.
S'il se déplaçait vers le Nord, les points Sud du Carré devraient passer par toutes les positions précédemment occupées par les points Nord. Mais tel n'est pas le sens de mes paroles.
Je veux dire que chaque Point de votre personne, – car vous êtes un Carré et vous me servirez d'exemple – chaque Point de votre personne, c'est-à-dire de ce que vous appelez vos entrailles, s'élèvera dans l'Espace de telle manière qu'aucun Point ne passera par la position précédemment occupée par un autre Point ; cependant chaque Point décrira lui-même une Ligne Droite, Tout cela est en accord avec les lois de l'Analogie et doit être parfaitement clair pour vous.
Mettant un frein à mon impatience – car, à présent, je me sentais fortement tenté de me ruer sur mon Visiteur et de le précipiter dans l'Espace, hors de Flatland, n'importe où, pourvu que j'en fusse débarrassé je répondis :
« Et quelle pourra être la nature de cette Figure que je suis censé former en effectuant ce mouvement appelé par vous « vers le haut » ? Je suppose que le langage de Flatland suffit à la décrire. »
La Sphère. Oh, certainement. C'est la chose la plus simple du monde et tout est conforme à l'Analogie… à cela près, toutefois, que vous ne devez pas appeler le résultat de ce mouvement une Figure, mais un Solide. Je vais vous le décrire. Ou plutôt, je vais confier ce soin à l'Analogie.
Nous avons commencé par un Point unique qui, bien sûr – de par sa nature même – n'a qu'un Point terminal.
Un Point produit une Ligne qui a deux Points terminaux.
Une Ligne produit un Carré qui a quatre Points terminaux.
Et maintenant, vous pouvez répondre vous-même à votre propre question : 1, 2, 4. Voilà évidemment une Progression Géométrique. Quel est le nombre suivant ?
Moi. Huit.
La Sphère. Exactement. Le Carré produit Une chose-pour-laquelle-vous-n'avez-pas-encore-de-nom-mais-que-nous-appelons-Cube et qui a huit Points terminaux. Et maintenant, êtes-vous convaincu ?
Moi. Cette Créature a-t-elle non seulement des angles ou ce que vous appelez des « Points terminaux », mais aussi des côtés ?
La Sphère. Bien sûr : conformément à l'Analogie. Cependant, il ne s'agira pas de ce que vous appelez des côtés, mais de ce que nous appelons des côtés. Vous pourriez employer le terme : solides.
Moi. Et combien de solides ou de côtés aura cet Être que j'engendrerai en déplaçant mes entrailles en direction du « haut » et que vous appelez Cube ?
La Sphère. Comment pouvez-vous me demander cela ? Vous qui êtes mathématicien ! Le côté de quelque chose est toujours, si je puis m'exprimer ainsi, d'une Dimension en retard par rapport à ce quelque chose. Ainsi, comme il n'y a pas de Dimension derrière un Point, le Point a 0 côté ; la Ligne, si je puis dire, a 2 côtés (car on peut, par courtoisie, donner le titre de côtés à ses Points) ; le Carré a 4 côtés. 0, 2, 4. Quelle est cette Progression ?
Moi. C'est une Progression Arithmétique.
La Sphère. Et quel est le nombre suivant ?
Moi. Six.
La Sphère. En effet. Vous voyez donc que vous avez répondu vous-même à votre question. Le Cube que vous engendrerez sera borné par six cotés, c'est-à-dire par six de vos entrailles. Maintenant, tout est bien clair dans votre esprit n'est-ce pas ?
« Monstre », hurlais-je, « je ne sais si tu es prestidigitateur, enchanteur, songe ou démon, mais je ne supporterai pas plus longtemps tes sarcasmes. L'un de nous deux doit périr ! » Et, ce disant, je me précipitai sur lui.
Ce fut en vain. Je heurtai violemment l'Étranger de mon angle droit le plus acéré, et je me pressai contre lui avec une force telle qu'un Cercle ordinaire n'y aurait pas survécu ; mais je le sentais glisser lentement et il échappait à mon contact ; au lieu de s'esquiver vers la droite ou vers la gauche, il quitta le monde d'une façon incompréhensible et disparut complètement. Je ne vis plus rien. Mais je ne tardai pas à entendre la voix de l'Intrus.
La Sphère. Pourquoi refusez-vous de prêter l'oreille à la raison ? J'avais espéré trouver en vous – qui êtes un homme sensé et un mathématicien accompli – un apôtre capable d'annoncer l'Évangile des Trois Dimensions, qu'il ne m'est permis de prêcher qu'une fois tous les mille ans. Mais à présent, je ne sais plus comment vous convaincre. Ah, j'ai trouvé. Ce sont des actes, et non des paroles, qui proclameront la vérité. Écoutez, mon ami.
De la position que j'occupe dans l'Espace, je peux voir, je vous l'ai dit, l'intérieur de tous les objets que vous considérez comme clos. Par exemple, j'aperçois dans cette commode près de laquelle vous vous tenez plusieurs boîtes (du moins est-ce ainsi que vous les appelez, mais, comme tout le reste au Plat Pays, elles sont sans couvercle et sans fond) ; ces boîtes sont pleines d'argent ; je vois aussi deux tablettes de comptes. Je vais descendre dans cette commode et vous apporter l'une de ces tablettes. Je vous ai vu fermer le meuble il y a une demi-heure et je sais que la clef est en votre possession. Me voilà qui descends de l'Espace : Les portes, vous le voyez, ne bougent pas. J'arrive dans la commode et je prends la tablette. Je l'ai. À présent, je remonte avec elle.
Je me précipitai vers la commode et j'ouvris l'une des portes. Une tablette avait disparu. Avec un rire moqueur, l'Étranger apparut à l'autre coin de la pièce, et au même instant la tablette se matérialisa par terre. Je la ramassai. Il ne pouvait y avoir aucun doute c'était bien l'objet manquant.
Doutant de mes sens, je poussai un gémissement d'horreur, mais l'Étranger poursuivit : « Vous voyez à présent, j'en suis certain, que seule mon explication s'adapte au phénomène. Les choses que vous appelez Solides sont en réalité superficielles ; ce que vous nommez l'Espace n'est qu'une grande Surface Plane. Je suis dans l'Espace, et je contemple l'intérieur des choses, dont vous ne voyez que l'extérieur. Vous-même, vous parviendriez à quitter cette surface, si vous pouviez réunir la volonté nécessaire. Un léger mouvement vers le haut ou vers le bas vous permettrait de voir tout ce que je vois.
« Plus je m'élève, plus je m'éloigne de votre surface et plus je vois de choses, quoique, évidemment, à une échelle plus réduite. Par exemple, je monte : je vois votre voisin l'Hexagone et les membres de sa famille dans leurs appartements respectifs ; maintenant je vois, à dix portes de la vôtre, l'intérieur du Théâtre, d'où l'assistance est en train de sortir, et, de l'autre côté, un Cercle assis dans son bureau, devant ses livres. À présent, je reviens à vous. Et si, pour vous donner une preuve suprême, je touchais très légèrement votre estomac, vos entrailles ? Je ne vous blesserais pas gravement, et la petite douleur que vous ressentiriez peut-être ne peut se comparer au bénéfice mental que vous en retireriez. »
Je n'avais pas eu le temps de prononcer un mot pour l'en empêcher que déjà un coup de poignard une transperça le côté, et qu'un rire démoniaque parut jaillir du fond même de mes entrailles. Un instant plus tard, il ne subsistait plus de cette torture qu'une douleur sourde. L'Étranger réapparut et dit, tout en s'élargissant « Voilà, je ne vous ai pas fait très mal, n'est-ce pas ? Si vous ne me croyez pas, je me demande ce qu'il faudrait pour vous convaincre. Qu'en dites-vous ? »
Ma résolution était prise. L'idée d'une existence soumise aux visites arbitraires d'un Magicien qui pourrait prendre mon estomac pour cible de ses tours m'était intolérable. Si seulement je pouvais trouver le moyen de le clouer au mur en attendant l'arrivée des secours !
De nouveau, je le heurtai de mon angle le plus dur tout en appelant à l'aide avec assez de vigueur pour alerter toute ma maisonnée. Je pense qu'au moment de mon attaque l'Étranger était descendu au-dessous de notre Surface et qu'il éprouva réellement quelque difficulté à remonter. En tout cas il resta immobile tandis que, croyant entendre venir du secours, je redoublais d'efforts et criais de plus belle.
Un frisson convulsif parcourut la Sphère. « Cela ne doit pas être », crus-je comprendre, « il faut, soit qu'il cède à la raison, soit que je recoure aux dernières ressources de la civilisation. » Puis, s'adressant à moi d'une voix plus forte, mon Visiteur s'écria en hâte « Écoutez, aucun étranger ne doit voir ce que vous avez vu. Renvoyez immédiatement votre Femme, avant qu'elle n'entre dans cet appartement. L'Évangile des Trois Dimensions doit être préservé. Et il ne faut pas que les fruits de mille années d'attente soient gaspillés. Je l'entends. Elle arrive. Arrière ! Arrière ! Éloignez-vous de moi, ou bien je vous emmène dans ce lieu dont vous ne soupçonnez pas l'existence : le Pays des Trois Dimensions ! »
« Fou ! Dément ! Irrégulier ! » répliquai-je. « Je ne te lâcherai jamais ! Tu seras châtié pour tes impostures. »
« Ah, nous en sommes là ? » tonna l'Étranger. « Eh bien, je t'emporte vers ton destin, tu vas quitter ta Surface Plane. Un, deux, trois, et voilà ! »
Une horreur indicible s'empara de moi. Il y eut d'abord les ténèbres ; puis la sensation nauséeuse de voir sans voir réellement ; je vis une Ligne qui n'était pas une Ligne ; un Espace qui n'était pas l'Espace ; j'étais moi-même et je ne l'étais plus. Dès que je recouvrai ma voix, je hurlai dans ma douleur : « C'est la folie ou bien l'Enfer ! » « Ce n'est ni l'un ni l'autre », répondit calmement la voix de la Sphère, « c'est le savoir ; ce sont les Trois Dimensions ; rouvrez l'œil et tâchez de regarder sans faiblir ! »
Je regardai : oh, prodige, ce fut un nouveau monde que je vis ! J'avais devant moi, visible, incarnée, cette beauté Circulaire qui ne m'était accessible jadis que par le calcul, l'hypothèse ou le rêve. Ce qui semblait être le Centre de l'Étranger était exposé à mon regard ; et cependant je ne voyais ni cœur, ni poumons, ni artères, mais seulement une Chose d'une harmonieuse beauté…qui n'avait pas de nom pour moi ; vous, mes lecteurs de Spaceland, vous l'appelleriez la surface de la Sphère.
Me prosternant en pensée devant mon Guide, je m'écriai : « Comment se fait-il, ô divin idéal de sagesse et de beauté parfaite, que je voie vos entrailles et que pourtant je ne distingue ni votre cour, ni vos poumons, ni vos artères, ni votre foie ? » « Ce que vous croyez voir, vous ne le voyez pas vraiment », répondit-il. « Il n'est donné à personne de contempler l'intérieur de mon corps. Je n'appartiens pas à la même catégorie Êtres que vos compatriotes de Flatland. Si j'étais un Cercle, vous distingueriez mes intestins, mais je suis un Être composé, comme je vous l'ai dit, de plusieurs Cercles, un Cercle multiple, que l'on appelle Sphère dans ce pays. Et, de même que l'extérieur d'un Cube est un Carré, ainsi l'extérieur d'une Sphère présente l'apparence d'un Cercle. »
Tout déconcerté que je fusse par les paroles énigmatiques de mon Maître, je ne luttais plus contre lui et je m'abîmais dans une adoration silencieuse de sa personne. Il reprit, d'une voix plus douce : « Ne vous affligez pas de ne pas pouvoir comprendre immédiatement les profonds mystères de Spaceland. Ils vous deviendront accessibles par degrés. Commençons par tourner notre regard vers la région d'où vous êtes venu. Revenez avec moi, pour un moment, dans les plaines de Flatland et je vous montrerai ce qui a souvent été l'objet de vos raisonnements et de vos songes mais que vous n'avez jamais vu : un angle visible. » « Impossible ! » m'écriai-je, mais, la Sphère se mettant en marche, je la suivis comme dans un rêve, jusqu'à ce que sa voix m'arrêtât de nouveau : « Regardez et voyez votre maison Pentagonale, avec tous ses habitants. »
Je regardai en bas, et je vis avec les yeux du corps tous ces compagnons de mon existence dont les formes n'avaient été jusque-là pour moi que matière à déduction. Et qu'il était pauvre et confus, le fruit de mes conjectures, par rapport à la réalité que je contemplais à présent ! Mes quatre Fils paisiblement endormis dans les chambres Nord-Ouest, mes deux Petits-fils orphelins au Sud ; les Serviteurs, le Maître d'Hôtel, ma Fille, tous dans leurs appartements respectifs. Seule mon épouse affectionnée, inquiète de cette absence qui se prolongeait, avait quitté sa chambre et arpentait le vestibule, en attendant anxieusement mon retour. Le Page, lui aussi, éveillé par mes cris, s'était levé, et, sous prétexte de s'assurer que je ne gisais pas évanoui quelque part, fouillait dans le placard de mon bureau. Tout cela, je le voyais : je ne me bornais plus à le déduire ; et, à mesure que nous nous rapprochions, je distinguai jusqu'au contenu de ma commode, je discernais les deux coffres pleins d'or et les tablettes que la Sphère avait mentionnées.
Touché par la détresse de ma Femme, je voulus la rejoindre pour la rassurer, mais je me trouvai dans l'incapacité de bouger. « N'ayez point de souci au sujet de votre Épouse », me dit mon Guide, « nous ne la laisserons pas longtemps dans l'anxiété ; en attendant allons faire le tour du Plat Pays. »
De nouveau je sentis que je m'élevais dans l'Espace.
Tout était exactement comme la Sphère l'avait dit. Plus on s'éloignait de l'objet contemplé, plus le champ de vision s'élargissait. Ma ville natale, l'intérieur de chaque maison, les entrailles de chaque créature gisaient exposés en miniature à mon regard. Nous montâmes encore et, miracle des miracles ! les secrets de la Terre, les profondeurs des mines, les grottes les plus profondément enfouies au cœur des montagnes me furent révélés.
Frappé d'une terreur sacrée à la vue des mystères de la Nature, dévoilés ainsi devant mon œil indigne, je dis à mon Compagnon : « Voyez, je suis devenu semblable à Dieu. Car les sages de notre pays disent que voir toutes choses ou plutôt, pour reprendre leurs propres termes, être doué d'omnivision est l'attribut de Dieu et de Lui seul. » Mon Maître me répondit, avec un certain mépris dans la voix : « vraiment ! alors le pire coupe-jarret ou le voleur à la tire de mon pays doit être adoré par vos sages à l’égal de Dieu ; car il en voit tout autant que vous à présent. Mais croyez moi, vos sages se trompent. »
Moi. L'omnivision n’est-elle donc pas l'attribut de Dieu seul ?
La Sphère. Je n'en sais rien. Mais, si un voleur à la tire ou un coupe-jarret est capable de voir tout ce qui se passe dans votre pays, ce n'est sûrement pas une raison suffisante pour que vous voyiez en lui un Dieu. Cette omnivision, comme vous dites – ce n'est pas un terme d'usage courant à Spaceland – vous rend-elle plus justes, plus cléments, moins égoïstes, plus aimants ? Pas le moins du monde. Alors en quoi vous rend-elle plus divins ?
Moi. « Plus clément, plus aimant ! » Mais ce sont là des qualités de Femmes ! Et nous savons qu'un Cercle est un Être supérieur à une Ligne Droite, dans la mesure où le savoir et la sagesse sont plus estimables que la simple affection.
La Sphère. Il ne m'appartient pas de classer les qualités humaines selon leurs mérites. Cependant, parmi les Êtres les meilleurs et les plus sages de Spaceland, il en est beaucoup qui éprouvent plus de respect pour les sentiments que pour l'intelligence, qui ont meilleure opinion de vos Lignes Droites, si méprisées, que de vos Cercles tant loués. Mais ne nous attardons pas là-dessus. Regardez. Reconnaissez-vous ce bâtiment ?
Je me tournai dans cette direction et je vis dans le lointain un immense édifice Polygonal, qui n'était autre que le Siège de l'assemblée Générale des États de Flatland, entouré, en lignes compactes, de bâtiments pentagonaux disposés perpendiculairement les uns aux autres, et que je savais être des rues ; je compris que j'approchais de la grande Métropole.
« Nous descendons ici », dit mon Guide. C'était le matin, la première heure du premier jour de la deux-millième année de notre ère. Imitant, comme à leur habitude, l'exemple de leurs ancêtres, les Cercles les plus notables du royaume s'étaient réunis en conclave solennel, tout comme d'autres l'avaient fait avant eux la première heure du premier jour de l'an 1000, et aussi la première heure du premier jour de l'an 0.
Quelqu'un en qui je reconnus mon propre frère, Carré parfaitement symétrique et Premier Secrétaire du Grand Conseil, était en train de lire les minutes des précédentes réunions. Il avait été noté à chaque occasion les faits suivants : « Les États ayant été troublés par diverses personnes mal intentionnées qui prétendaient avoir reçu des révélations d'un autre Monde et se disaient capables d'effectuer des démonstrations dont le seul résultat avait été de porter jusqu'au délire leur propre frénésie et celle des spectateurs, le Grand Conseil a décrété à l'unanimité que, le premier jour de chaque millénaire, les Préfets des différents districts du Plat Pays recevraient l'ordre de rechercher spécialement toutes personnes qui se seraient ainsi fourvoyées et, sans procéder aux formalités d'un examen mathématique, de les détruire s'il s'agissait d'Isocèles, de les faire flageller et jeter en prison s'ils avaient affaire à des Triangles Réguliers, de conduire les Carrés ou les Pentagones jusqu'à l'Asile le plus proche, et, au cas où l'inculpé serait un personnage d'un rang plus élevé, de l'arrêter et de l'expédier immédiatement dans la Capitale, où il serait examiné et jugé par le Conseil. »
« Vous savez à présent quel sort vous est réservé », me dit la Sphère, pendant que le Conseil adoptait officiellement cette résolution pour la troisième fois. « La mort ou la prison attend l'Apôtre qui se chargera d'annoncer l'Évangile des Trois Dimensions. » « Non, non », répliquai-je, « à présent tout est si clair dans mon esprit, la nature du véritable Espace me paraît si palpable que je me crois à même de la faire comprendre à un enfant. Permettez-moi de descendre à l'instant même et de les éclairer. » « L'heure n'est pas encore venue », dit mon Guide. « En attendant, je dois accomplir ma mission. Ne bougez pas d'ici. » Ce disant, il sauta avec une grande agilité dans l'océan (si je puis m'exprimer ainsi) de Flatland, au beau milieu du cercle des Conseillers. « Je viens », cria-t-il, « pour proclamer l'existence du pays des Trois Dimensions ! »
Je vis plusieurs de nos jeunes Conseillers reculer d'horreur devant la section circulaire de la Sphère qui s'élargissait sous leurs yeux. Mais sur un signe du Président – qui ne semblait ni inquiet ni surpris – six Isocèles d'un type très inférieur accoururent de six directions différentes et se ruèrent sur la Sphère. « Nous le tenons », hurlèrent-ils. « Non. Si. Il est à nous ! Le voilà qui s'échappe ! Nous ne le voyons plus. »
« Mes Seigneurs », dit le Président aux plus jeunes membres du Conseil, « il n'y a pas là de quoi s'étonner. Les archives secrètes, auxquelles j'ai seul accès, révèlent qu'un incident identique se produisit lors de l'avènement des deux premiers millénaires. Bien entendu, vous ne mentionnerez pas cette bagatelle au dehors du Cabinet. »
Puis, élevant la voix, il appela les gardes. « Arrêtez les policiers, bâillonnez les. Vous connaissez votre devoir. » Après avoir livré à leur destin les malheureux policiers – témoins involontaires et infortunés d'un Secret État qu'on ne devait pas les laisser révéler – il s'adressa de nouveaux aux Conseillers : « Mes Seigneurs, les questions dont le Conseil avait à débattre étant toutes résolues, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une Bonne Année. » Toutefois, avant de quitter la salle, il dit au Secrétaire, mon pauvre et excellent Frère, qu'à son grand regret il se voyait contraint, pour préserver le secret et conformément aux précédents, de le condamner à la détention perpétuelle, mais il ajouta qu'il était heureux de pouvoir lui laisser la vie sauve, à la condition toutefois qu'il ne racontât à personne les événements de la journée.
En voyant mon pauvre frère que l'on conduisait en prison, je voulus sauter dans la Chambre du Conseil afin d'intercéder pour lui ou tout au moins de lui dire adieu. Mais je ne pouvais accomplir de moi-même aucun mouvement. Je dépendais entièrement de mon Guide, qui me dit avec mélancolie : « Ne vous préoccupez pas de votre frère. Vous n'aurez peut-être que trop le temps de vous affliger avec lui. Suivez-moi. »
Nous remontâmes dans l'Espace. « Jusqu'à présent », déclara la Sphère, « je ne vous ai montré que des Figures Planes et leur intérieur. Maintenant, je vais vous faire connaître les Solides et vous révéler le plan sur lequel ils sont construits. Voyez cette multitude de cartes mobiles, de forme carrée. J'en pose une, non pas au Nord de l'autre, comme vous le supposiez tout à l'heure, mais sur l'autre. J'en ajoute une seconde, puis une troisième. Je construis un Solide en plaçant un grand nombre de Carrés parallèlement les uns aux autres. Le voilà achevé : il est aussi haut que long et large ; nous l'appelons un Cube.
« Pardonnez-moi, Monseigneur », répondis-je, « mais tout ce que je vois, c'est une Figure Irrégulière dont l'intérieur est exposé à mon regard ; en d'autres termes, il me semble voir non pas un Solide, mais une Figure Plane comme celles dont nous déduisons l'existence à Flatland ; toutefois son Irrégularité est telle qu'il me semble voir quelque monstrueux criminel, au point que ce spectacle m'est douloureux. »
« C'est vrai », dit la Sphère, « il vous apparaît sous la forme d'une Figure Plane, parce que vous n'êtes pas accoutumé à la lumière, à l'ombre et à la perspective ; de même qu'à Flatland un Hexagone aurait la forme d'une Ligne Droite pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas l'Art de la Connaissance Visuelle. Mais il s'agit en réalité d'un Solide, comme va vous l'apprendre le sens du Toucher. »
Il me montra donc le Cube, et je constatai que cet Être merveilleux était en effet, non pas une Figure Plane, mais un Solide ; qu'il était doté de six côtés planes et de huit points terminaux appelés angles solides ; et je me rappelai ce que m'avait dit la Sphère, soit que cette Créature serait formée par un Carré qui se déplacerait parallèlement à lui-même dans l'espace ; et je me réjouis à l'idée qu'un Être aussi insignifiant que moi pût être considéré, en un certain sens, comme l'Ancêtre d'un rejeton aussi illustre.
Mais je ne saisissais pas encore tout à fait le sens de ce que mon Maître m'avait dit touchant à « la lumière », « l'ombre », « la perspective » ; et je n'hésitai pas à lui faire part de mes difficultés.
L'explication de la Sphère, si je la reproduisais, aussi claire et succincte qu'elle fût, serait dépourvue d'intérêt pour un habitant de l'Espace, qui connaît déjà ces choses. Je me bornerai à dire que, grâce à la clarté des commentaires dont il m'honora, en changeant la position des objets et leur éclairage, en me faisant toucher plusieurs choses et même sa propre Personne sacrée, mon Maître élucida parfaitement cette question, de sorte que je n'eus bientôt plus aucune difficulté à distinguer un Cercle d'une Sphère, et une Surface Plane d'un Solide.
Ce fut l'Apogée, la Cime Paradisiaque de mon étrange et mémorable Histoire. À présent, il me reste à relater ma Chute déplorable…, déplorable, ô combien, et pourtant si peu méritée ! Car pourquoi susciter un tel appétit de connaissance, si c'est pour la décevoir et la châtier ? Ma volonté se rebelle devant le douloureux devoir d'évoquer mon humiliation ; pourtant, tel un nouveau Prométhée, je supportai cela et davantage encore si je puis ainsi éveiller dans les entrailles de l'Humanité Plane et Solide un esprit de rébellion contre la Vanité qui nous pousse à croire que nos Dimensions se limitent à deux, à trois ou à n'importe quel nombre autre que l'Infini. Donc, fi des considérations personnelles ! Je continuerai jusqu'au bout, comme j'ai commencé, à relater sans autres digressions ou anticipations le cours de l'indifférente Histoire. J'exposerai les faits, les termes exacts – et ils sont imprimés en lettres de feu dans mon cerveau – sans y changer un iota ; à mes Lecteurs de juger entre moi et la Destinée.
La Sphère aurait volontiers poursuivi sa leçon en m'instruisant sur la conformation de tous les Solides réguliers, Cylindres, Cônes, Pyramides, Pentaèdres, Hexaèdres, Dodécaèdres et Sphères ; mais je me risquai à l'interrompre. Non que je fusse las d'apprendre. Au contraire, j'étais avide d'absorber le savoir par goulées plus généreuses et plus riches qu'il ne me l'offrait.
« Pardonnez-moi », dis-je, « Ô Vous que je ne dois plus considérer comme la Perfection de toute Beauté, mais laissez-moi vous implorer d'accorder à votre serviteur le spectacle de vos entrailles.
La Sphère. Le spectacle de quoi ?
Moi. De votre intérieur, de votre estomac, de votre intestin.
La Sphère. Pourquoi cette requête impertinente et inopportune ? Et pour quelle raison me dites-vous que je ne suis plus la Perfection de toute Beauté ?
Moi. Monseigneur, c'est votre propre sagesse qui me fait aspirer à un Être encore plus grand, plus beau et plus proche de la Perfection que vous-même. Si vous, qui combinez plusieurs Cercles en Un, vous êtes supérieur à toutes les formes de Flatland, il est certain que trône au-dessus de vous Quelqu'un qui combine plusieurs Sphères en Une Existence Suprême et surpasse jusqu'aux Solides de Spaceland. Et si nous, qui sommes à présent dans l'Espace, nous voyons, en nous penchant sur Flatland, l'intérieur de toutes choses, il faut que s'étende au-dessus de nous quelque région encore plus élevée, encore plus pure, où vous vous proposez sûrement de me conduire – Ô Vous que j'appellerai toujours, partout et dans toutes les Dimensions, mon Prêtre, mon Philosophe et mon Ami – quelque Espace encore plus spacieux, quelque royaume encore plus riche en Dimensions, d'où nous pourrons contempler ensemble l'intérieur révélé des choses Solides, et où vos intestins, comme ceux de vos sœurs les Sphères, seront exposés au regard du pauvre voyageur, exilé de Flatland, à qui il a déjà été tant donné.
La Sphère. Pff ! Sottises ! Ne vous arrêtez pas à ces vétilles ! Le temps passe et nous avons encore beaucoup à faire avant que vous ne soyez en état d'annoncer l'Évangile des Trois Dimensions à vos pauvres compatriotes aveugles de Flatland.
Moi. Non, mon bon Maître, ne me refusez pas ce qu'il est, je le sais, en votre pouvoir de m'accorder. Laissez-moi contempler vos entrailles, ne fût-ce que pour un instant, et je vous serai à jamais reconnaissant, je resterai éternellement votre élève docile, votre esclave qui, loin de réclamer l'émancipation, sera toujours prêt à recueillir votre enseignement, à se nourrir des paroles qui tomberont de vos lèvres.
La Sphère. Eh bien, pour vous satisfaire et vous réduire au silence, je vous réponds sans attendre que je vous montrerais ce que vous désirez voir si je le pouvais mais que cela m'est impossible. Voudriez-vous me voir retourner mes entrailles pour vous obliger ?
Moi. Mais Monseigneur m'a montré les intestins de tous mes compatriotes qui habitent avec moi le Pays des Deux Dimensions en me transportant dans celui qui en comporte Trois. Rien ne lui serait donc plus facile que de me faire accomplir un second voyage dans la région bénie de la Quatrième Dimension, d'où je contemplerais avec lui ce pays des Trois Dimensions, d'où je verrais l'intérieur des maisons tri-dimensionnelles, les secrets de la Terre solide, les trésors des mines de Spaceland, ainsi que les intestins de toute créature vivante solide, même ceux des nobles et adorables Sphères.
La Sphère. Mais où est-il, ce Pays des Quatre Dimensions ?
Moi. Je l'ignore. Mais mon Maître, lui, le sait sûrement.
La Sphère. Pas du tout. Ce Pays n'existe pas. Cette idée même est absolument inconcevable.
Moi. Elle n'est pas inconcevable pour moi. Monseigneur, et par conséquent elle l'est encore moins pour mon Maître. Non, je ne désespère pas qu'ici même, dans cette région des Trois Dimensions, l'art de Votre Seigneurie ne puisse me rendre visible la Quatrième Dimension. Tout comme, dans le royaume qui n'en comporte que deux, la volonté de mon Maître était de dessiller les yeux de son humble serviteur et de lui rendre perceptible la présence invisible d'une Troisième Dimension, à laquelle il ne croyait pas.
Que Monseigneur me permette d'évoquer le passé. Ne m'a-t-il pas enseigné que, dans la région d'en bas, lorsque je voyais une Ligne et que j'inférais une Figure Plane, je contemplais en réalité une Troisième Dimension inconnue de moi, autre que l'éclat, et appelée «hauteur » ? Et ne s'ensuit-il pas que dans cette région ci, lorsque je vois une Figure Plane et que j'infère un Solide, je contemple en réalité une Quatrième Dimension inconnue de moi, autre que la couleur, mais qui existe bien quoiqu'elle soit infinitésimale et ne puisse être mesurée ?
En outre, il y a un autre Argument, tiré de l'Analogie des Figures.
La Sphère. L'Analogie ? Sottises ! Quelle analogie ?
Moi. Votre Seigneurie met son Serviteur à l'épreuve pour voir s'il se souvient des révélations qu'elle lui a faites. Ne vous moquez pas de moi, Monseigneur ; j'ai faim, j'ai soif de connaissances. Certes, nous ne pouvons pas voir en ce moment cet autre Spaceland, plus élevé, parce que nous n'avons pas d'œil dans notre estomac. Mais, de même qu'il existait un royaume de Flatland, quoique ce pauvre et Minuscule Monarque ne pût le discerner parce qu'il ne pouvait se tourner ni vers la gauche ni vers la droite, et de même qu'il y avait, à portée de ma main, une contrée des Trois Dimensions que moi, misérable créature aveugle aux sens atrophiés, je n'avais la faculté ni de toucher, ni de voir, ne possédant pas d'œil dans mes entrailles, ainsi il existe en toute certitude une Quatrième Dimension, que Monseigneur perçoit avec l'exil de l'esprit. Et si je suis sûr de son existence, c'est parce que Monseigneur m'en a enseigné lui-même la nécessité. Ou bien a-t-il oublié ce qu'il a lui-même appris à son serviteur ?
En une Dimension, un Point ne produirait-il pas en se mouvant une Ligne dotée de deux points terminaux ?
En deux Dimensions, une ligne ne produirait-elle pas en se mouvant un Carré doté de quatre points terminaux ?
En Trois Dimensions, un Carré ne produirait-il pas en se mouvant – et ne m'a-t-il pas été donné à moi-même de le contempler ? – un Cube, cet être béni doté de huit points terminaux ?
Et en quatre Dimensions, un Cube ne produirait-il pas en se mouvant – hélas pour l'Analogie, hélas pour le Progrès de la Vérité s'il n'en était pas ainsi – quelque Organisation encore plus divine dotée de seize points terminaux ?
Voyez la confirmation infaillible de la Série 2, 4, 8, 16 : n'est-ce point là une Progression Géométrique ? Et tout cela n'est-il point – si je puis me permettre de reprendre les propres termes de Monseigneur – « strictement conforme aux lois de l'Analogie » ?
En outre, Monseigneur ne m'a-t-il pas appris que si, dans une Ligne, il y a deux points frontière, et dans un Carré quatre Lignes frontière, il doit également y avoir dans un Cube six Carrés frontière ? Voyez là encore la confirmation de la série 2, 4, 6 n'est-ce point là une Progression Arithmétique ? Et, par conséquent, est-ce qu'il ne s'ensuit pas obligatoirement que le rejeton plus divin encore du divin Cube issu du Pays des Quatre Dimensions doit avoir 8 Cubes frontière. Et cela aussi n'est-il pas, comme Monseigneur me l'a appris à croire, « strictement conforme à l'Analogie » ?
Ô, Monseigneur, Monseigneur, ne connaissant point les faits, je mets toute ma foi dans cette hypothèse ; et je supplie Votre Seigneurie de confirmer ou de réfuter mes déductions logiques. Si je me trompe, je m'incline, et je ne réclamerai plus une Quatrième Dimension ; mais si je ne suis point dans l'erreur, ce sera à mon Maître d'écouter la voix de la raison.
Je vous demande donc s'il est vrai ou non qu'il ait été donné à vos compatriotes de voir, eux aussi, descendre chez eux des Êtres d'un ordre plus élevé que le leur, qui se seraient introduits dans des pièces closes, tout comme Votre Seigneurie est entrée chez moi, sans ouvrir les portes ni les fenêtres, et qui auraient disparu à volonté ? Je suis prêt à tout risquer sur la réponse que vous me donnerez. Dites-moi qu'il n'en est rien et je me tairai. Je vous prie seulement de me répondre.
La Sphère (après un silence). On le raconte. Mais les avis sont partagés tant sur les faits eux-mêmes que sur les conclusions à en tirer. Lors même que les faits sont reconnus, on les explique de plusieurs façons différentes. Et, en tout cas, malgré le nombre de ces explications si diverses, nul n'a adopté ou suggéré la théorie d'une Quatrième Dimension. Par conséquent, ne vous souciez plus, je vous prie, de ces bagatelles et retournons à nos affaires.
Moi. J'en étais sûr. J'étais certain que mon espoir serait satisfait, À présent, armez-vous de patience, ô le meilleur des Maîtres, et répondez encore à une seconde question. Ceux qui sont venus – personne ne sait d'où – et qui sont repartis – nul ne sait pour quelle région – ont-ils, eux aussi, contracté leur section et disparu ensuite dans cet Espace plus Spacieux où je vous supplie de me conduire ?
La Sphère (de mauvaise humeur). Ils ont disparu, c'est certain…, à supposer qu'ils soient vraiment apparus. Mais la plupart des gens disent que ces visions ont pris naissance dans la pensée, – vous n'allez pas me comprendre –, dans le cerveau, dans l'angularité perturbée des Visionnaires.
Moi. Est-il vrai ? Oh, ne les croyez pas ! Ou bien, s'ils ne se trompent point, si cet autre Espace est réellement le Pays de la Pensée, alors transportez-moi dans cette région bénie où je verrai en Pensée l'intérieur de toutes les choses solides. Là, devant mon œil ravi, un Cube, en se mouvant dans quelque direction absolument nouvelle, mais en parfait accord avec les lois de l'Analogie, de façon que chaque particule de ses entrailles traverse une nouvelle sorte d'Espace et trace son propre sillage, créera un Être encore plus parfait que lui-même, ayant seize angles terminaux Extra-Solides, et huit Cubes Solides pour Périmètre. Et, une fois arrivés là, n'irons-nous pas encore plus loin ? Parvenus dans cette région bénie des Quatre Dimensions, hésiterons-nous au seuil de la Cinquième, sans oser y entrer ? Ah, non. Décidons plutôt que notre ambition s'élèvera encore à mesure de notre ascension corporelle. Alors, cédant à notre assaut intellectuel, les portes de la Sixième Dimension s'ouvriront toutes grandes ; puis ce sera au tour de la Septième, de la Huitième…
Je ne sais combien de temps j'aurais continué ainsi. Ce fut en vain que la Sphère me réitéra, d'une voix de tonnerre, l'ordre de me taire et me menaça des plus terribles châtiments si je persistais. Rien n'aurait pu endiguer le flot de mes aspirations extatiques. Peut-être étais-je à blâmer ; mais l'élixir de la Vérité qu'elle m'avait elle-même donné à boire m'avait enivré. Toutefois, la fin ne fut pas longue à venir. Un craquement me coupa la parole ; un autre craquement, qui se produisit en même temps, à l'intérieur de moi-même, me précipita dans le vide à une vitesse qui m'ôta toute possibilité de parler. Je descendais avec une rapidité de plus en plus grande ; et je me savais condamné à retrouver le Plat Pays. J'entrevis une fois – une dernière et inoubliable fois – cette plaine monotone qui allait redevenir mon Univers, étalée sous mon regard. Puis ce fut l'obscurité. Un dernier coup de tonnerre, dévastateur ; et, quand je repris mes sens, je rampais de nouveau, vulgaire Carré, chez moi, dans mon bureau, et j'écoutais le Cri-de-Paix de mon Épouse qui approchait.
Quoique j'eusse à peine une minute pour réfléchir, je sentis, par une sorte d'instinct, que je devais dissimuler mes expériences à mon Épouse Non que je redoutasse, à ce moment-là, une indiscrétion de sa part, mais je savais que le récit de mes aventures eût été inintelligible pour n'importe quelle Femme de Flatland. Aussi m'efforçai-je de la rassurer en inventant une histoire et lui racontai-je qu'étant tombé accidentellement par la trappe de la cave, j'étais resté évanoui.
L'attraction qui s'exerce vers le Sud dans notre pays est si faible que, même pour une Femme, mon explication paraissait nécessairement extraordinaire et presque incroyable ; mais mon Épouse, dont le bon sens est de beaucoup supérieur à celui dont jouit ordinairement son Sexe, percevant en moi une excitation inhabituelle, se garda de discuter ; elle se contenta de me dire que j'avais l'air malade et qu'il me fallait sans doute du repos. Je saisis avec plaisir cette occasion de me retirer dans ma chambre pour y réfléchir tranquillement à ce qui était arrivé. Lorsque enfin je fus redevenu moi-même, une somnolence me prit ; mais avant de fermer les yeux j'essayai de reproduire la Troisième Dimension, et en particulier le processus par l'intermédiaire duquel un Carré, en se mouvant, donne naissance à un Cube. Les choses n'étaient pas aussi claires que je l'aurais souhaité ; mais je me rappelai que ce devait être « vers le Haut et non pas vers le Nord », et je résolus de conserver en mémoire ces mots, qui ne pouvaient manquer de me guider vers la solution, si je me raccrochais fermement à eux. Aussi fut-ce en répétant machinalement la phrase « vers le Haut et non pas vers le Nord » que je sombrai dans un sommeil profond et réparateur.
Pendant que je dormais, je fis un rêve. Je me crus de nouveau en compagnie de la Sphère, dont l'éclat nacré témoignait qu'elle avait recouvré vis-à-vis de moi toute son égalité d'humeur. Nous nous dirigions ensemble vers un Point brillant mais infinitésimalement petit, sur lequel mon Maître attira mon attention. Comme nous en approchions, il me sembla que ce Point émettait un léger bourdonnement semblable à celui d'une de vos mouches de Spaceland, mais beaucoup moins sonore et même si faible que, dans le silence parfait du Vide à travers lequel nous volions, il nous fallut attendre d'en être à une distance que j'estimerais à moins de vingt diagonales humaines pour le percevoir.
« Voyez », dit mon Guide. « C'est à Flatland, au Plat Pays que vous vivez. Vous avez vu en rêve Lineland, le Pays de la Ligne. Vous vous êtes élevé avec moi vers les hauteurs de Spaceland le Pays de l'Espace. Et maintenant, pour compléter vos expériences, je vous conduis jusqu'au niveau le plus bas de l'existence à Pointland, le Pays du Point où il n'y a pas du tout de Dimensions.
« Regardez cette misérable créature. Ce Point est un Être semblable à vous, mais confiné au Gouffre non-dimensionnel. Il est lui-même son propre Monde, son propre Univers ; il est incapable d'imaginer autre chose que lui-même ; il ne connaît ni la Longueur, ni la Largeur, ni la Hauteur car il n'en a jamais eu l'expérience ; il ne sait pas ce que c'est que le nombre Deux ; il n'a pas la moindre idée de la Pluralité ; car il est pour lui-même l'Unique et le Tout, bien qu'il ne soit rien en réalité. Observez cependant combien il est content de lui ; cela doit vous apprendre que la satisfaction de soi-même trahit un être vil et ignorant, et que mieux vaut aspirer à quelque chose qu'être heureux aveuglément et dans l'impuissance. À présent, écoutez. »
Il se tut ; et la petite créature bourdonnante émit un tintement minuscule, bas, monotone, mais distinct, pareil à celui d'un de vos phonographes à Spaceland, où je saisis ces mots : « Infinie béatitude de l'existence ! Il est ; et rien d'autre n'existe en dehors de Lui. »
« Qu'entend par là cet être chétif ? » demandai-je.
« C'est de lui-même qu'il veut parler », dit la Sphère. « N'avez-vous pas remarqué déjà que les bébés et les personnes retombées en enfance parlent d'elles-mêmes à la Troisième Personne ? Mais chut ! »
La petite Créature poursuivit son soliloque. « Il remplit tout l'Espace, et ce qu'Il Remplit, Il est. Ce qu'Il pense, Il l'exprime ; et ce qu'Il exprime, Il l'entend ; c'est Lui-même qui pense, qui exprime, qui entend, Lui qui est la Pensée, le Verbe, l'Ouïe ; Il est l'Unique, et cependant le Tout à l'intérieur du Tout. Ah, quelle joie, ah, quelle joie Être ! »
« Ne pouvez-vous ébranler la complaisance de cet avorton ? » demandai-je. « Dites-lui ce qu'il est en réalité, comme vous me l'avez dit à moi ; révélez-lui les limites étroites de son royaume et conduisez-le vers une région plus élevée. » « Ce n'est pas une tâche facile, répliqua mon Maître ; essayez vous-même. »
Sur quoi, élevant la voix le plus fort possible, je m'adressai au Point en ces termes :
« Silence, silence, Créature méprisable. Vous vous dites le Tout à l'intérieur du Tout, mais vous êtes le Néant ; votre soi-disant Univers n'est qu'un minuscule fragment de Ligne, et une Ligne n'est qu'une ombre si on la compare au… » « Chut, chut, vous en avez assez dit », coupa la Sphère. « Maintenant, écoutez et voyons quel a été l'effet de votre harangue sur le Roi de ce Pays. »
Le lustre du Monarque, qui brillait d'un éclat plus vif encore depuis qu'il m'avait entendu, montrait clairement que sa complaisance demeurait intacte ; et, à peine m'étais-je tu qu'il recommença de plus belle. « Oh, quelle joie, quelle joie apporte la Pensée ! De quoi n'est-elle pas capable ! Elle se présente à Lui sur le ton du dénigrement, dans le seul but de rendre Son bonheur plus suprême encore ! Elle attise en Lui une douce rébellion qui conduit au triomphe ! Ah quel bonheur, ah, quel bonheur d'être ! »
« Vous voyez », me dit mon Maître, « le peu d'effet qu'ont eu vos paroles. Dans la mesure où le Monarque les comprend, il croit qu'elles viennent de lui-même – car il ne peut concevoir d'autre existence que la sienne – et trouve dans la variété de « Sa Pensée » la preuve de ce pouvoir créateur dont il s'enorgueillit. Laissons ce Dieu enfermé dans son royaume du Point jouir dans l'ignorance de son omniprésence et de son omniscience ; nous ne pouvons, ni vous ni moi, rien faire pour l'arracher à son contentement. »
Ensuite, tandis que nous regagnions le Plat Pays en flottant sans hâte, j'entendis mon Compagnon tirer la morale de ma vision et m'encourager d'abord à rechercher moi-même le savoir, puis à stimuler les aspirations des autres. L'ambition que j'avais eue de m'élever jusqu'à des Dimensions supérieures à la Troisième l'avait d'abord mis en colère, avoua-t-il ; mais depuis, une nouvelle intuition lui était venue et il ne confessait pas de gaieté de cœur son erreur à son Élève ; enfin, il entreprit de m'initier à des mystères supérieurs encore à ceux dont j'avais été le témoin, en m'enseignant à construire des Extra-Solides par l'intermédiaire du mouvement des Solides, puis des Super-Extra-Solides grâce au mouvement des Extra-Solides, et tout cela « conformément à l'Analogie », en employant des méthodes si simples, si faciles, que même une Femme les aurait comprises.
Je me réveillai heureux et je réfléchis à la glorieuse carrière qui m'attendait. Je me dis que j'allais immédiatement me mettre en marche pour évangéliser tout Flatland. L'Évangile des Trois Dimensions serait proclamé même aux Femmes et aux Soldats. Je commencerais par mon Épouse
Je venais à peine de décider le plan de mes opérations lorsque j'entendis dans la rue plusieurs voix qui réclamaient le silence. Une autre s'éleva, plus forte. C'était une proclamation du héraut. J'écoutai attentivement et je reconnus la Résolution du Conseil, qui décrétait l'arrestation, l'emprisonnement ou la détention de tous ceux qui pervertiraient l'esprit du peuple par des illusions et déclareraient avoir reçu des révélations d'un autre Monde.
Je m'abîmai dans mes pensées. Ce danger n'était pas à négliger. Mieux vaudrait éviter de faire allusion à ma Révélation et m'engager sur la voie de la Démonstration – celle-ci étant, somme toute, si simple et si concluante que, si j'omettais la première méthode, la vérité n'y perdrait rien. – « Vers le Haut, et non vers le Nord » ; telle était la clef de toute l'affaire. J'avais trouvé celle-ci assez claire avant de m'endormir ; au réveil, alors que mon esprit émergeait à peine du rêve, elle me paraissait aussi évidente que l'Arithmétique elle-même ; mais, je ne savais pourquoi, l'explication ne me semblait plus à présent s'imposer vraiment d'elle-même. Malgré l'entrée opportune de ma Femme, qui pénétra dans ma chambre à ce moment-là, je décidai, après avoir échangé avec elle quelques mots anodins, de ne pas commencer par elle.
Mes Fils Pentagonaux, personnes respectables et médecins d'excellente réputation, ne valaient cependant rien en mathématiques et ne pouvaient donc pas m'être d'une utilité quelconque à cet égard. Mais il me vint à l'esprit qu'un Hexagone jeune et docile, ayant l'esprit mathématique, ferait un fort bon élève. Dans ces conditions, pourquoi ne pas tenter l'expérience avec mon précoce Petit-fils dont les remarques accidentelles avaient suscité l'approbation de la Sphère ? Comme ce n'était qu'un enfant, je ne risquerais rien en discutant de cette question avec lui, car il n'aurait pas connaissance de la Proclamation du Conseil ; alors qu'avec mes Fils – dont le patriotisme et la déférence vis-à-vis des Cercles l'emportaient de beaucoup sur les élans aveugles de l'affection – rien ne m'assurait qu'ils ne se sentiraient pas contraints de me dénoncer au Préfet s'ils jugeaient que je soutenais fermement l'hérésie séditieuse de la Troisième Dimension.
Mais il fallait avant tout trouver un moyen de satisfaire la curiosité de ma Femme, qui désirait naturellement savoir pourquoi le Cercle avait souhaité cet entretien mystérieux et comment il avait pénétré dans la maison. Sans entrer dans tous les détails du récit compliqué que je lui fis – récit qui n'était pas, je le crains, aussi conforme à la vérité que l'aimeraient mes Lecteurs de Spaceland – je me contenterai de dire que je parvins à la persuader de se remettre à ses travaux domestiques sans avoir mentionné une seule fois le Monde des Trois Dimensions. Cela étant fait, j'envoyai immédiatement chercher mon Petit-fils ; car, pour tout avouer, je sentais ce que j'avais vu et entendu m'échapper d'une façon étrange, telle l'image à demi saisie d'un songe qui vous tourmente, et je désirais mettre mon habileté à l'épreuve en me faisant un premier disciple.
Dès que mon Petit-Fils fut entré dans la pièce, je cadenassai soigneusement la porte. Puis nous nous assîmes côte à côte et, prenant nos tablettes mathématiques – ou nos Lignes, diriez-vous – je déclarai que nous allions reprendre la leçon de la veille. Je lui répétai qu'un Point, lorsqu'il se meut en une Dimension, produit une Ligne, et qu'une Ligne Droite produit un Carré en Deux Dimensions. Après quoi, en me forçant à rire, je lui dis : « Et maintenant, petit garnement, vous vouliez me faire croire qu'un Carré, en se déplaçant selon la même méthode, mais « vers le Haut et non pas vers le Nord », produit une autre figure, une sorte d'Extra-Carré en Trois Dimensions. Redites-moi cela, jeune brigand. »
À cet instant même, nous entendîmes de nouveau, dans la rue, le « Oyez, oyez » du héraut, qui proclamait la Résolution du Conseil. Aussi jeune qu'il fût, mon Petit-fils – qui était d'une intelligence inhabituelle pour son âge, et élevé dans le respect total de l'autorité des Cercles – saisit la situation avec une rapidité à laquelle je ne m'attendais pas. Il resta silencieux pendant que la voix du héraut s'éloignait, puis, éclatant en sanglots : « Cher Grand-papa », me dit-il, « je voulais seulement plaisanter et je ne pensais, bien sûr, à rien de sérieux ; et nous n'étions pas, à ce moment-là, au courant de la nouvelle Loi ; et je ne crois pas vous avoir dit quoi que ce soit de la Troisième Dimension ; et je suis certain de ne pas avoir prononcé les mots « Vers le Haut et non pas vers le Nord », car ce serait stupide, vous le savez bien. Comment un objet pourrait-il se mouvoir vers le Haut et non pas vers le Nord ? Vers le Haut et non pas vers le Nord ! Même si j'étais encore bébé, je ne serais pas aussi sot. Que c'est bête ! Ah ! ah ! ah ! »
« Ce n'est pas si bête », dis-je, agacé. « Tenez, par exemple, je prends ce Carré » – et sur ces mots je m'emparai d'un Carré mobile qui était posé là – « et je le déplace, comme vous voyez, non pas vers le Nord mais – oui, je le déplace vers le Haut – c'est-à-dire, non pas vers le Nord… en fait, je le transporte quelque part… pas ainsi, mais d'une façon… » Mon explication déboucha sur le vide et je secouai le Carré de tous côtés, au grand amusement de mon Petit-fils, qui se mit à rire de plus en plus belle et déclara que je jouais avec lui au lieu de l'instruire ; ce faisant il ouvrit la porte et quitta la pièce en courant. Ainsi s'acheva la première tentative que je fis pour convertir un élève à l'Évangile des Trois Dimensions.
L'échec que j'avais essuyé avec mon Petit-fils ne m'encouragea pas à communiquer mon secret aux autres membres de la maisonnée ; je ne désespérais pas pour autant de réussir. Simplement, je me rendais compte que je ne devais pas me lier entièrement à la phrase clef « Vers le Haut et non vers le Nord », mais que je devais plutôt procéder à ma démonstration en donnant au public une idée claire du sujet dans son ensemble ; et pour cela, il semblait nécessaire de recourir à l'œuvre écrite.
Je consacrai donc en privé plusieurs mois à la composition d'un traité sur les mystères des Trois Dimensions. Toutefois, dans le but d'échapper, si possible, à la Loi, je parlai non pas d'une Dimension physique, mais d'un Pays de la Pensée d'où, en théorie, une Figure pouvait regarder Flatland en voyant simultanément l'intérieur de toutes les choses, et d'où l'on pouvait aussi supposer qu'il existât une Figure environnée, pour ainsi dire, de six Carrés et contenant huit Points terminaux. Mais, en rédigeant cet ouvrage, je me trouvai extrêmement gêné par l'impossibilité où j'étais de dessiner les diagrammes nécessaires ; car, bien entendu, nous n'avons à Flatland que des Lignes pour tablettes et des Lignes pour diagrammes, toutes droites et différenciées exclusivement par des variations de taille et d'éclat de sorte que, lorsque j'eus achevé mon traité (que j'intitulai « de Flatland à Spaceland »), je ne fus pas absolument certain qu'un grand nombre de personnes me comprendraient.
Pendant ce temps, ma vie était assombrie par un nuage. Tous les plaisirs me pesaient ; tous les spectacles m'incitaient à me rendre carrément coupable de trahison, car je ne pouvais m'empêcher de comparer ce que je voyais en Deux Dimensions à son apparence réelle en Trois Dimensions et je ne me retenais que difficilement de faire ces comparaisons à haute voix.
Un jour, onze mois environ après mon retour de Spaceland, j'essayai de me représenter un Cube en fermant mon œil, mais je n'y réussis pas ; et j'eus beau y parvenir par la suite, je ne fus pas du tout certain (je ne l'ai d'ailleurs jamais été depuis) d'avoir reproduit exactement l'original. Cela eut pour effet d'accroître encore ma mélancolie et me décida à faire quelque chose ; toutefois, je ne savais pas quoi. Je sentais que j'aurais volontiers sacrifié ma vie à la Cause, si j'avais pu emporter ainsi la conviction générale. Mais puisque j'étais incapable de persuader mon propre Petit-fils, comment aurais-je pu convaincre les Cercles les plus notables et les plus développés du Pays ?
Parfois, cependant, je cédais à mon impétuosité et je disais des choses dangereuses. Sans me considérer comme un traître, on me tenait déjà pour hétérodoxe et j'étais extrêmement sensible au danger de ma position ; je ne pouvais quand même pas m'empêcher d'éclater quelquefois et de me laisser aller à des phrases suspectes ou à demi séditieuses, même dans les milieux Polygonaux et Circulaires les plus élevés. Quand, par exemple, on s'interrogeait sur le traitement de ces lunatiques qui prétendaient avoir reçu le don de voir l'Intérieur des Choses, je citais les paroles d'un Cercle de l'Antiquité, selon lequel les prophètes et les gens inspirés étaient toujours considérés comme des fous par la majorité ; et, de temps en temps, je n'arrivais pas à retenir des expressions comme « l'œil qui discerne l'intérieur des choses », « le pays d'où l'on voit tout » ; une fois ou deux, je laissai même échapper les termes interdits de « Troisième et Quatrième Dimensions ». Enfin, pour couronner une série de petites indiscrétions, à une réunion de notre Société Spéculative Locale qui avait lieu dans le Palais du Préfet lui-même, une personne extrêmement sotte ayant lu une communication scientifique dans laquelle elle expliquait pour quelles raisons précises la Providence avait limité le nombre des Dimensions à deux, et pourquoi l'omnivision était réservée à Être Suprême – je perdis si bien le contrôle de moi-même que je fis le récit exact de tout mon voyage avec la Sphère dans l'Espace, dans la Salle d'Assemblée de notre Métropole, et de nouveau dans l'Espace, puis de mon retour chez moi, et je décrivis tout ce que j'avais vu et entendu en réalité ou en rêve. Au début, je fis semblant de raconter les expériences fictives d'une personne imaginaire ; mais mon enthousiasme me fit bientôt renoncer à toute feinte et, dans une péroraison fervente, je finis par exhorter mon auditoire à se dépouiller de tout préjugé et à devenir adepte de la Troisième Dimension.
Ai-je besoin d'ajouter que je fus arrêté et traduit devant le Conseil.
Le lendemain matin, debout à l'endroit même où quelques mois plus tôt, à peine, la Sphère s'était manifestée sous mes yeux, je fus autorisé à reprendre mon récit depuis le début et à le mener jusqu'à son terme sans questions et sans interruptions. Mais je pressentais déjà mon destin ; car le Président, observant que l'on avait posté là des Policiers de classe supérieure, d'une angularité à peine inférieure à 55°, les fit remplacer, avant que ma plaidoirie ne fût entamée, par d'autres, d'une classe équivalant à 2 ou 3°. Je ne savais que trop bien ce que cela voulait dire. Je devais être emprisonné ou exécuté, et il fallait dissimuler cela auprès du monde en détruisant aussi les fonctionnaires qui avaient entendu mon récit ; dans ces conditions, le Président désirait substituer les victimes les moins chères aux plus coûteuses.
Une fois la plaidoirie terminée, le Président, se rendant peut-être compte que certains Cercles, parmi les plus jeunes, avaient été émus par ma sincérité évidente, me posa deux questions :
1) Pouvais-je indiquer la direction à laquelle je pensais quand j'utilisais les mots « Vers le Haut, et non pas vers le Nord » ?
2) Étais-je en mesure, par l'intermédiaire d'un diagramme ou d'une description (autre que l'énumération de côtés et d'angles imaginaires) de faire saisir à l'auditoire la forme de la Figure que j'appelais un Cercle.
Je déclarai que je ne pouvais rien dire de plus, et que j'étais contraint de remettre mon sort entre les mains de la Vérité, dont la cause finirait sûrement par prévaloir.
Le Président répliqua qu'il était tout à fait de mon avis et que je ne pouvais mieux agir. Je devais être condamné à la détention perpétuelle ; mais si le dessein de la Vérité était que je sortisse de prison pour évangéliser le monde, on pouvait être certain qu'elle saurait parvenir à ce résultat. En attendant, je ne serais pas soumis à d'autres tracasseries que celles nécessaires pour empêcher mon évasion et, à moins d'inconduite, on m'autoriserait de temps à autre à voir mon frère qui m'avait précédé en prison.
Sept années se sont écoulées et je suis toujours prisonnier. Hors les visites de mon frère, je ne vois personne d'autre au monde que mes geôliers. Mon frère est un excellent Carré, juste, sensé, optimiste et non dépourvu d'affection fraternelle ; j'avoue toutefois que nos entretiens hebdomadaires me causent de la peine, à un point de vue tout au moins. Il était présent quand la Sphère se manifesta dans la Chambre du Conseil ; il a vu ses sections se modifier ; il a assisté à l'explication que mon Maître donna aux Cercles à cette occasion-là. Depuis cette époque, je n'ai pas laissé passer une seule occasion de lui répéter le rôle que je jouai lors de cette manifestation, je lui ai décrit à plusieurs reprises tous les phénomènes de Spaceland, et les arguments tirés de l'Analogie qui tendent à prouver l'existence des Choses Solides. Cependant – je regrette d'avoir à l'avouer – mon frère n'a pas encore saisi la nature de la Troisième Dimension et avoue franchement qu'il ne croit pas à l'existence de la Sphère.
Je n'ai donc absolument aucun disciple et, à ma connaissance, la Révélation millénaire m'a été faite pour rien. Là-haut, à Spaceland, Prométhée fut châtié pour avoir apporté le feu aux mortels, mais moi – pauvre Prométhée de Flatland – je suis en prison sans avoir apporté quoi que ce soit à mes compatriotes. Je survis cependant, en espérant que ces Mémoires parviendront, je ne sais comment, jusqu'à un esprit humain, dans une Dimension quelconque, et susciteront une race rebelle qui refusera de se confiner aux limitations dimensionnelles.
C'est l'espoir que je nourris dans mes moments d'optimisme. Hélas, il n'en est pas toujours ainsi. Je me sens parfois écrasé par un fardeau pesant : l'idée que mon imagination ne se représente plus en toute exactitude la forme précise de ce Cube vu une seule fois et souvent regretté ; dans mes visions nocturnes, le mystérieux précepte « Vers le Haut, et non pas vers le Nord » me hante comme un Sphinx et me dévore l'âme. Ces instants de faiblesse, au cours desquels les Cubes et les Sphères reculent au niveau des existences à peine possibles, font partie de mon martyre ; ces jours-là, les Trois Dimensions me paraissent presque aussi visionnaires que le Royaume où il n'en existe pas du tout ; et même, ce mur solide qui me sépare de la liberté, ces tablettes sur lesquelles j'écris, toutes ces réalités pourtant substantielles du Plat Pays, me paraissent être le produit d'une imagination malade et les lambeaux de cet impalpable tissu dont les rêves sont faits.
Introduction de l'édition anglaise
Dans une allocution adressée au Comité du Cayley Portrait Fund en 1874, Clerk Maxwell, après avoir évoqué en termes plaisants les travaux d'Arthur Cayley en algèbre supérieure et en géométrie algébrique, concluait son éloge par ces vers :
Marche, armée symbolique ! d'un pas sublime,
Vers les confins embrasés de l'Espace et du Temps !
Là, fais halte, jusqu'à ce que Dickenson te dépeigne.
En deux dimensions, et que nous puissions redécouvrir
[nous-mêmes
Celui dont l'âme, trop grande pour l'espace vulgaire,
En dimensions s'épanouit sans freins.
À cette époque, tout concept de « dimensions » autres que la longueur, la largeur et la hauteur était réservé aux mathématiciens d'avant-garde ; encore ceux-ci ne voyaient-ils, à de très rares exceptions près, dans la quatrième dimension et les suivantes, qu'un champ d'action leur permettant de pratiquer l'analyse algébrique avec quatre variables ou davantage, au lieu des trois qui suffisent à décrire l'espace auquel nos règles humaines sont applicables. Lorsqu'ils parvenaient par ce biais à des conclusions géométriques, ils ne prenaient en considération que leurs rapports d'analogie avec les résultats correspondant en géométrie à trois dimensions, et ne se préoccupaient nullement du retentissement qu'elles pouvaient avoir sur le système de la Nature. On peut en prendre pour exemple, à la page 161 de ce volume, « le rejeton plus divin encore de ce divin Cube issu du Pays des Quatre Dimensions », qui a pour faces huit cubes tri-dimensionnels et possède seize points angulaires ou coins quadri-dimensionnels.
Au XXe siècle, les travaux d'Einstein, de Lorentz, de Larmor, de Whitehead et d'autres ont montré que quatre dimensions d'espace-temps au moins étaient nécessaires pour expliquer les phénomènes naturels observés, et il y a lieu de penser que ce chiffre de quatre ne serait pas encore suffisant. C'est seulement lorsque les physiciens s'aventurent dans le domaine des vitesses très élevées, comparables par exemple à celle de la lumière, que l'unité de l'espace et du temps s'impose à leur attention, car même s'agissant d'une vitesse comme celle de la planète Mercure sur son orbite, c'est seulement au bout de plusieurs siècles qu'une divergence est devenue apparente par rapport à la trajectoire calculée strictement sur les bases de la géométrie euclidienne et sur les lois de Newton relatives à la gravitation et au mouvement. L'observation du comportement des électrons, qui se meuvent dans le vide à des vitesses comparables à celle de la lumière, a confirmé certaines conclusions d'Einstein et nous a obligés à réviser nos notions fondamentales en matière de cinétique, ainsi que les lois du mouvement, en ce qui concerne ces vitesses élevées. Mais le thème de la Relativité dans son ensemble a suscité un grand intérêt populaire dès l'instant où la théorie de la gravitation formulée par Einstein a été confirmée de façon éclatante par la courbure de la lumière quand elle passe près de la surface solaire et – conséquence de ce phénomène – par le déplacement apparent d'étoiles très proches du Soleil par rapport à leur position relative réelle lorsqu'on les photographie au cours d'une éclipse solaire. On trouvera dans Space, Time and Gravitation du professeur Eddington le meilleur exposé à l'usage des lecteurs profanes sur le thème de la relativité et de la gravitation.
Mais quand une grande vérité vient au jour, on s'aperçoit généralement que déjà des prophètes criant dans le désert ont préparé les gens à accueillir la Révélation lorsque le moment viendrait. Une lettre anonyme publiée dans Nature le 12 février 1920 et intitulée « Euclide, Newton et Einstein », attirait en ces termes l'attention sur l'un de ces prophètes :
« Il y a une trentaine d'années ou davantage, un petit jeu d'esprit fut écrit par le Dr Edwin Abbott, sous le titre « Flatland (le Plat Pays) ». À l'époque de sa publication, il ne suscita pas tout l'intérêt qu'il méritait. Le Dr Abbott dépeint des êtres intelligents dont l'expérience entière se borne à une surface plane, ou à tout autre espace à deux dimensions, qui ne disposent d'aucune faculté leur permettant de prendre conscience de ce qui se passe hors de cet espace et qui n'ont aucun moyen de quitter la surface sur laquelle ils vivent. L'auteur demande alors au lecteur, qui connaît la troisième dimension, d'imaginer qu'une sphère descend sur la surface de Flatland et la traverse. Que penseront les habitants de ce phénomène ? Ils ne verront pas l'approche de la sphère et n'auront aucune notion de sa solidité. Ils ne seront conscients que du cercle qu'elle forme en coupant leur surface plane. Ce cercle, vu d'abord comme un point, augmentera graduellement de diamètre, en repoussant les habitants de Flatland loin de sa circonférence, et ainsi jusqu'à ce que la moitié de la sphère ait traversé la surface ; ensuite, le cercle se contractera progressivement, redeviendra un point et disparaîtra, laissant les indigènes de Flatland jouir en paix de leur territoire… Leur expérience sera celle d'un obstacle circulaire qui s'élargit ou grandit graduellement, puis se contracte, et ils attribueront à une croissance dans le temps ce qu'un observateur étranger vivant dans un espace à trois dimensions sait être un mouvement dans la troisième dimension. Transférons cette analogie à un mouvement de la quatrième dimension à travers un espace tri-dimensionnel ! Supposons que le passé et l'avenir de l'univers soient dépeints dans un espace quadri-dimensionnel et visibles pour tout être qui a conscience de la quatrième dimension. S'il se produit un mouvement de notre espace tri-dimensionnel relatif à la quatrième dimension, tous les changements que nous ressentirons et que nous attribuerons au passage du temps seront dus simplement à ce mouvement, l'ensemble de l'avenir ainsi que du passé existant toujours dans la quatrième dimension. »
On remarquera que, lors de la présentation de la Sphère à l'habitant de Flatland, la troisième dimension implique le temps à travers le mouvement de la Sphère. Dans le Continuum Espace-Temps postulé par la Théorie de la Relativité, la quatrième dimension est une fonction-temps, et l'élément le plus simple est un « événement ». Chaque série de sections parallèles du continuum quadri-dimensionnel présente l'univers tel qu'il existe dans l'espace tri-dimensionnel aux instants correspondant aux sections. Dans toutes les autres directions, les sections impliquent l'élément-temps et représentent l'univers tel qu'il apparaît à un observateur en mouvement.
Il est des esprits mathématiques que les résultats, exprimés en symboles algébriques, de l'analyse d'un continuum de quatre dimensions satisfont entièrement ; mais il en est d'autres qui ressentent le besoin impérieux de se représenter sous une forme visuelle ces résultats que, sous leur forme symbolique, ils ne mettent pas en doute. Pour beaucoup, peut-être pour la grande majorité de ceux-là, la sphère du Dr Abbott pénétrant la surface plane de Flatland sera le meilleur moyen d'imaginer avec une certaine clarté ce que peut être la Quatrième Dimension.
W. GARNETT
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Mai 2005
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[1] L'auteur me charge d'ajouter que les erreurs d'interprétation de certains critiques à propos de cette question l'ont conduit à insérer (pp. 132 et 159) dans son dialogue avec la Sphère certaines remarques qu'il avait jugées tout d'abord inutiles et ennuyeuses.
[2] Quel besoin a-t-on d'un certificat ? » demandera peut-être un critique de Spaceland «La procréation d'un Fils Carré n'est-elle pas un certificat de la Nature elle-même et ne prouve-t-elle pas l'équilatéralité du Père? Je répondrai qu'aucune Dame de condition n'accepterait d'épouser un Triangle non certifié. On a vu parfois des Triangles légèrement irréguliers donner naissance à des rejetons Carrés ; mais, dans presque tous les cas, l'Irrégularité de la première génération réapparaît dans la troisième qui, soit ne parvient pas à atteindre le rang de Pentagone, soit retombe dans le Triangulaire.
[3] Pendant mon séjour au Pays de l'Espace, j'ai cru comprendre qu'il existait aussi, dans vos milieux Ecclésiastiques, une entrée séparée pour les Villageois, les Cultivateurs et les Instituteurs (Spectator, sept. 1884, p. 1255), afin qu'ils pussent approcher «avec une attitude décente et respectueuse».
[4] Quand je dis « assis », je n'entends évidemment point par là un changement d'attitude semblable à celui que ce mot désigne chez vous, à Spaceland ; car nous ne pouvons pas plus nous « asseoir» ou nous «lever» (au sens que vous accordez à ce terme) que vous n'êtes capable de vous élever au-dessus ou de vous abaisser au-dessous de votre surface.
Néanmoins, nous reconnaissons parfaitement les différents états mentaux de volition impliqués par les mots «se coucher », «s'asseoir», « se lever», qu'indique dans une certaine mesure au spectateur un léger accroissement de l'éclat correspondant au degré de la volonté.
Mais des considérations de temps m'interdisent de m'étendre plus longuement sur ce sujet et sur mille autres qui lui sont apparentés.