Amédée Achard

 

 

 

ENVERS ET CONTRE TOUS

 

 

 

(1874)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LES CONSEILS DU DÉSESPOIR.. 4

II  MAGDEBOURG.. 15

III  LES PROPHÉTIES DE MAGNUS. 27

IV  LA TORCHE ET L’ÉPÉE.. 39

V  PRIS AU PIÈGE.. 49

VI  BADINAGES AUTOUR D’UN PÂTÉ.. 60

VII  UN CHŒUR DE MOINES. 71

VIII  L’HÔTELLERIE DE MAÎTRE INNOCENT.. 80

IX  LE SERMENT DE MAGNUS. 88

X  COUPS D’ÉPINGLE ET COUPS DE GRIFFES. 95

XI  LES SECOURS DU HASARD.. 112

XII  CHACUN SON VERRE.. 124

XIII  LA BATAILLE.. 136

XIV  LES ROUERIES D’UNE FILLE D’ÈVE.. 155

XV  OÙ Mlle DE PARDAILLAN ET Mlle DE SOUVIGNY CONNAISSENT TOUT À LA FOIS LES PLAISIRS DE LA VILLE ET CEUX DE LA CAMPAGNE.. 169

XVI  LE CHÂTEAU DE DRACHENFELD.. 185

XVII  PROPOSITIONS ET PROVOCATIONS. 196

XVIII  LA PETITE MAISON DE NUREMBERG.. 206

XIX  QUATRE CONTRE UN.. 212

XX  LES ARGONAUTES À CHEVAL.. 219

XXI  UNE HALTE AUTOUR D’UN MUR.. 235

XXII  CE QUE FEMME VEUT.. 246

XXIII  LA POTERNE DE DRACHENFELD.. 261

XXIV  REQUIESCAT IN PACE ! 271

XXV  LA RETRAITE DES TROIS CENTS. 285

XXVI  LE PARLEMENTAIRE.. 301

XXVII  LA VOIX DU CANON.. 316

XXVIII  LE MARAIS. 329

XXIX  LA LOUVE ET LE LOUP.. 340

XXX  À TOUTE OUTRANCE.. 348

XXXI  UN TIGRE AUX ABOIS. 358

XXXII  LES COUPS DU SORT.. 369

XXXIII  LES MORTS VONT VITE.. 390

À propos de cette édition électronique. 407

 

I

LES CONSEILS DU DÉSESPOIR
[1]

La guerre de Trente Ans allait entrer dans cette période de furie qui devait promener tant de batailles et d’incendies au travers de l’Allemagne. C’était l’heure terrible où les meilleurs capitaines de l’Europe et les plus redoutés allaient se rencontrer face à face et faire de la mort la seule reine qui fût connue de l’Elbe au Danube, de la Poméranie au Palatinat. Deux figures dominent cette époque : Gustave-Adolphe, le héros de la Suède, et Wallenstein, le maître et l’épée du vieil empire germanique.

 

Combien d’événements qui devaient sortir de leurs tombes sitôt ouvertes !

 

C’est au milieu de ce déchaînement de toutes les colères, dans ce tourbillon de tempêtes sanglantes, que nous retrouvons les personnages qui figurent dans la première partie de ce récit, et que nous les suivrons dans leurs nouvelles aventures parmi les intrigues et les combats, ceux-là conduits par leurs rancunes et leur haine, ceux-ci par leur dévouement et leur amour. C’est donc avec Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, le comte de Pappenheim et le comte de Tilly, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp, Mme la baronne d’Igomer et Marguerite, Magnus et Carquefou, Armand-Louis et Renaud, que nous allons de nouveau battre la campagne des rives de la Baltique aux champs de Lutzen, heurtant des villes et des châteaux, chemin faisant.

 

On se souvient sans doute que M. de la Guerche et M. de Chaufontaine, lancés à la poursuite de leurs fiancées, Adrienne de Souvigny et Diane de Pardaillan, avaient poussé leurs chevaux vers le camp du roi de Suède, auprès de qui ils espéraient trouver aide et protection.

 

Gustave-Adolphe était alors avec quelques milliers d’hommes dans les environs de Potsdam, où il s’efforçait, par les remontrances les plus éloquentes, appuyées de diverses pièces d’artillerie braquées contre la ville, de détourner son beau-père, l’électeur de Brandebourg, de l’alliance de Ferdinand. Il y avait pour lui une importance extrême à ne pas laisser, entre l’armée qu’il se proposait de conduire au cœur de l’Allemagne, et les rivages de la Suède, une province hostile dont les places fortes, en cas de revers, pussent mettre obstacle à son retour.

 

Les remontrances non plus que les plaidoyers de Gustave-Adolphe en faveur des princes protestants d’Allemagne, menacés dans leur indépendance par la puissante Maison de Habsbourg, n’avaient de prise sur le cœur astucieux de Georges Guillaume ; mais les pièces d’artillerie produisaient une meilleure et plus profonde impression sur son esprit. À mesure que leur nombre augmentait, l’électeur de Brandebourg se montrait de plus en plus disposé à traiter. Lorsque le roi de Suède, fatigué des longues hésitations qui lui faisaient perdre un temps précieux, prit le parti violent de diriger les bouches de ses canons contre le palais de son beau-père, celui-ci, convaincu désormais par l’excellence des arguments qu’on lui présentait, consentit sérieusement à négocier.

 

Malheureusement pour la cause que le roi de Suède était venu défendre en Allemagne, Gustave-Adolphe n’était pas seul au courant des pourparlers qui le retenaient tantôt sous les murs de Potsdam, tantôt sous les murs de Berlin. Le duc François-Albert savait jour par jour ce qui se passait dans les Conseils du roi, et jour par jour il en informait le général en chef de l’armée impériale. Le comte de Tilly, à peu près sûr que Gustave-Adolphe ne sortirait pas de son inaction forcée aussi longtemps qu’il n’aurait pas vaincu la résistance passive de Georges-Guillaume, voulut frapper un grand coup et résolut de s’emparer de Magdebourg, dont le prince-archevêque avait réclamé l’alliance suédoise, mettant sa petite armée sous le commandement de Thierry de Falkenberg, un des lieutenants du jeune roi.

 

Réunissant donc à la hâte les différentes troupes éparses dans les pays voisins, et pressé par la fougue du comte de Pappenheim, qui brûlait de se mesurer avec le héros du Nord, il se présenta subitement devant la ville libre, au moment où M. de la Guerche et Renaud se rendaient auprès de M. de Pardaillan.

 

Lorsque les deux gentilshommes entrèrent dans le camp suédois, la nouvelle que Magdebourg était menacé venait d’y parvenir.

 

Vingt-quatre heures après, un courrier arriva, annonçant que la ville était investie. Un autre messager l’accompagnait. Mais tandis que l’un, expédié par le prince Christian-Guillaume, archevêque protestant de Magdebourg, demandait le roi, l’autre, guidé par Carquefou, demandait M. de Pardaillan, qu’il trouvait au lit, malade et souffrant.

 

Cette nouvelle inattendue, que Magdebourg était canonné, excita la colère du roi, en même temps que le message apporté par Benko jetait l’épouvante dans l’âme de M. de Pardaillan. Gustave-Adolphe y voyait un échec à la cause pour laquelle il avait tiré l’épée ; le vieux huguenot ne pensait qu’à sa fille et à son enfant d’adoption exposées à toutes les horreurs d’un siège qui empruntait au nom de l’homme qui l’avait entrepris un caractère plus menaçant.

 

Le visage bouleversé par la terreur, M. de Pardaillan appela auprès de lui M. de la Guerche et Renaud et leur présenta le messager envoyé par Magnus.

 

– Elles n’ont échappé au danger le plus horrible que pour tomber dans un danger non moins redoutable ! dit-il.

 

– Dieu ne nous les a-t-Il rendues que pour nous les ravir encore ! s’écria Armand-Louis.

 

– Coquin de Magnus ! murmura Renaud, dire que c’est lui, et non pas moi !… N’importe ! je l’embrasserai de bon cœur, lorsque nous entrerons à Magdebourg…

 

– Entrer à Magdebourg ! interrompit M. de Pardaillan ; avec qui donc comptez-vous y entrer ?

 

– Mais, j’imagine, avec le roi Gustave-Adolphe, et je prétends que les dragons de la Guerche soient les premiers à en passer les portes.

 

– Que parlez-vous du roi ! me verriez-vous si triste si Sa Majesté le roi levait son camp et marchait contre l’ennemi ?… Ah ! ne l’espérez pas ! Le comte de Tilly est seul devant Magdebourg, seul il y entrera.

 

– Ainsi, vous croyez que Gustave-Adolphe, ce prince à qui vous avez consacré votre vie entière, ne volera pas au secours d’une ville qui s’est donnée à lui ?

 

– Ah ! ne l’accusez pas ! Peut-il partir quand l’électeur, son beau-père, lui marchande une place forte, et se réserve peut-être la chance maudite de tomber sur les Suédois en cas d’échec et de les écraser pour obtenir une paix avantageuse de l’empereur Ferdinand ?

 

– Ainsi, vous pensez que Magdebourg ne sera pas secouru ? dit M. de la Guerche, qui pâlit.

 

– Magdebourg ne le sera par personne, si ce n’est par moi.

 

M. de Pardaillan fit un effort pour saisir ses armes et se lever, mais une douleur atroce le fit retomber sur son siège en gémissant.

 

– Ah ! malheureux ! dit-il : un père seul pouvait leur tendre la main, et ce père misérable est réduit à l’impuissance !

 

– Vous vous trompez, monsieur le marquis, dit Armand-Louis : Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, à qui ma foi est engagée, ne seront pas abandonnées parce que l’âge et la maladie trahissent votre courage : ne sommes-nous pas là, M. de Chaufontaine et moi ?

 

– Certes, oui, nous y sommes ! s’écria Renaud, et nous vous le ferons bien voir !

 

M. de Pardaillan, tout ému, leur saisit les mains.

 

– Quoi ! vous partiriez ? dit-il.

 

– Ce serait nous faire injure que d’en douter, répondit M. de la Guerche. Avant une heure, nous aurons quitté le camp. Je vous demande la permission de voir le roi ; peut-être aura-t-il quelque ordre à me donner pour le commandant de Magdebourg.

 

– Je ne sais pas si nous sauverons la ville, dit Renaud : un secours de deux hommes, ce n’est pas beaucoup ; mais aussi longtemps que nous serons en vie, ne croyez jamais que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny soient perdues.

 

– Voilà un mot que je n’oublierai jamais ! s’écria le marquis.

 

Il ouvrit ses bras, les deux jeunes gens s’y jetèrent, et il les retint longtemps pressés sur son cœur.

 

Comme ils sortaient de la tente de M. de Pardaillan, et tandis que Renaud s’essuyait les yeux, ils rencontrèrent Carquefou, qui astiquait le pommeau de sa rapière avec la manche de sa casaque de cuir.

 

– Monsieur, dit l’honnête valet en s’approchant de M. de Chaufontaine, j’ai les oreilles longues, ce qui fait que j’entends même quand je n’écoute pas… Pourquoi avez-vous parlé tout à l’heure à M. le marquis de Pardaillan du secours de deux hommes ? Ne me comptez-vous point, monsieur, ou à votre sens ne suis-je pas un homme tout entier ? On peut être poltron de naissance, poltron par caractère et par principe, et n’en pas être moins brave dans l’occasion. C’est ce que je me propose de vous démontrer quand nous serons sous les murs de Magdebourg. Cela dit, monsieur, permettez-moi d’aller faire mon testament ; car, pour sûr, nous ne reviendrons pas de cette expédition.

 

Armand-Louis, ayant laissé à Renaud le soin de tout préparer pour leur départ, se rendit chez le roi. Son nom lui ouvrit toutes les portes. Il trouva auprès de Gustave-Adolphe le duc François-Albert, qui semblait examiner des cartes et des plans étendus sur une table.

 

La vue du Saxon rappela à M. de la Guerche les recommandations de Marguerite. Au sourire gracieux du duc, il répondit par un froid salut ; puis, élevant la voix :

 

– Je ne viens pas près de vous, Sire, pour les affaires de mon service, dit-il : un intérêt personnel m’y a conduit. Puis-je espérer que Votre Majesté voudra bien m’accorder quelques instants d’entretien particulier ?

 

Le duc fronça le sourcil.

 

– Je ne veux gêner personne, dit-il ; je sors, monsieur le comte.

 

Armand-Louis s’inclina sans répondre, et François-Albert s’éloigna.

 

– Ah ! vous n’aimez pas ce pauvre duc ! s’écria le roi.

 

– Et vous, Sire vous l’aimez trop ! dit Armand-Louis.

 

Le roi prit un air de hauteur :

 

– Si de telles paroles ne tombaient pas d’une bouche amie, reprit-il, je vous dirais, mon cher comte, que je suis seul juge de mes affections.

 

– Une personne dont Votre Majesté ne suspectera pas le dévouement, une femme qui priait pour Gustave-Adolphe le jour où la flotte quittait les rivages de la Suède, n’aimait pas non plus M. de Lauenbourg : ai-je besoin de nommer Marguerite ?

 

Le roi tressaillit.

 

– Ah ! Marguerite vous l’a dit aussi ! s’écria-t-il ; je le savais ! il lui inspirait une sorte d’effroi ; personne autour de moi ne l’aime, ce pauvre duc, mais c’est mon ami d’enfance ; un jour je l’ai cruellement offensé…

 

– Croyez-vous, Sire, qu’il l’ait oublié ?

 

– Il suffit que je m’en souvienne pour que je lui pardonne d’y penser. Ah ! mon premier devoir est de tout tenter pour effacer la trace de cet outrage !

 

Gustave-Adolphe fit deux ou trois pas dans la salle que François-Albert venait de quitter.

 

– Quel sujet vous amène ici, que voulez-vous de moi ? reprit-il presque aussitôt.

 

Armand-Louis comprit qu’il ne fallait pas insister.

 

– Mlle de Souvigny est à Magdebourg ; or, la diplomatie en ce moment suspend la guerre, les troupes impériales que commandait Torquato Conti ne tiennent plus la campagne et se dispersent dans toutes les directions ; ma présence ici est inutile ; je vais donc à Magdebourg, dit-il.

 

– À Magdebourg ! Que ne puis-je y courir avec vous ! s’écria Gustave-Adolphe.

 

– Et je viens demander à Votre Majesté si elle n’a pas quelque ordre à me donner pour Thierry de Falkenberg ?

 

– Dites-lui qu’il tienne jusqu’à la dernière extrémité, qu’il brûle sa dernière cartouche, qu’il tire son dernier boulet, qu’il défende la dernière muraille, qu’il meure s’il le faut ; foi de Gustave-Adolphe, dès que la liberté d’agir me sera rendue, j’irai lui porter le secours de mon épée.

 

– Est-ce tout ?

 

– Tout ! Ah ! dites-lui que si l’électeur de Brandebourg ne m’enchaînait pas ici, c’est avec moi que vous seriez arrivé !

 

D’un geste violent le roi froissa les cartes et les plans qu’on voyait sur la table.

 

– Si l’électeur Georges-Guillaume n’était pas le père d’Eléonore, reprit-il d’une voix sourde, voilà six semaines qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de Spandau, et que mes cavaliers planteraient les piquets de leurs chevaux dans les rues de Berlin !

 

Armand-Louis fit un pas vers la porte.

 

– Excusez-moi, Sire ; mes heures sont comptées, dit-il. Je pars.

 

– Bonne chance alors, répondit le roi, qui lui tendit la main. Ah ! le plus heureux, c’est vous !

 

– J’ai maintenant une prière à vous adresser. Votre Majesté sait seule où je vais. Qu’elle veuille bien n’en parler à personne.

 

– Pas même au duc de Lauenbourg, n’est-ce pas ? répondit le roi avec un sourire.

 

– Au duc de Lauenbourg, surtout.

 

– Vos affaires sont les vôtres ; je me tairai, dit le roi avec une nuance de dépit.

 

Le duc François-Albert n’était pas dans la galerie qui précédait l’appartement du roi, mais Armand-Louis y découvrit Arnold de Brahé.

 

– Ah ! dit-il en courant à lui, le visage d’un ami là où je craignais de rencontrer une figure détestée… c’est une double bonne fortune !

 

Puis l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre :

 

– Vous aimez le roi comme vous aimez la Suède ? reprit-il.

 

– C’est mon maître par la naissance, c’est mon maître aussi par le choix : ma vie et mon sang sont à lui.

 

– Alors, veillez sur Gustave-Adolphe.

 

– Qu’y a-t-il donc ?

 

– Il y a un homme que le roi aime et qui hait le roi.

 

– Le duc de Saxe-Lauenbourg ?

 

– Plus bas ! plus bas ! Quand cet homme sera dans la chambre du roi, soyez debout près de la porte, la main sur la garde de votre épée. S’il l’accompagne à la chasse, galopez auprès de lui. Si quelque expédition attire le roi loin du camp, ne perdez pas l’autre de vue. Qu’il sache bien qu’un cœur dévoué est là, et que des yeux fidèles surveillent toutes ses actions. Il est lâche, alors peut-être n’osera-t-il rien. Foi de gentilhomme, si je vous parle ainsi, c’est que j’ai de graves raisons pour le faire.

 

– Soyez sans crainte, je marcherai dans son ombre, je respirerai dans son air, dit Arnold, qui serra vigoureusement la main d’Armand-Louis.

 

Quand la nuit vint, trois hommes qui couraient à cheval étaient déjà loin du camp. Ils suivaient la route qui de Spandau se dirige vers Magdebourg.

 

– Ah ! disait le duc de Lauenbourg, qui n’avait plus revu M. de la Guerche, si le capitaine Jacobus était ici, je l’aurais lancé sur les traces de ce maudit Français !

II

MAGDEBOURG


Si trois cavaliers ne pouvaient pas, sans un certain péril, franchir la longue distance qui séparait le camp suédois de la ville assiégée par le comte de Tilly, de bien plus grands dangers les attendaient aux approches du camp impérial. Une active surveillance était exercée autour de la ville par de nombreuses patrouilles de cavalerie qui ne permettaient à personne d’entrer à Magdebourg ou d’en sortir. Tout homme arrêté par elles avait grande chance d’être passé par les armes, et, le plus souvent, la balle d’un pistolet mettait fin à son interrogatoire avant qu’il eût eu le loisir de répondre. Un cordon de sentinelles relevées d’heure en heure achevait de rendre impossible toutes communications de la ville avec les campagnes environnantes. Ce n’était donc pas une entreprise aisée que de pénétrer dans Magdebourg, et, à cet égard, Armand-Louis non plus que Renaud ne se faisaient aucune illusion.

 

Le roulement lointain du canon leur apprit bientôt qu’ils n’étaient plus séparés de la ville que par une mince étendue de champs et de forêts. Ce bruit formidable sembla leur communiquer une ardeur plus vive, et ils poussèrent hardiment leurs chevaux en avant.

 

Au moment où ils débouchaient d’un bois dont le rideau couvrait la place, ils aperçurent de profondes colonnes d’infanterie qui s’avançaient contre la ville neuve, d’où montaient des nuages de fumée zébrés de flammes rouges. Des pelotons de cavalerie gardaient chaque route, cinquante pièces d’artillerie tonnaient dans la plaine, des chevaux libres couraient de tous côtés ; des cadavres, étendus dans les champs, indiquaient que des balles et des boulets avaient fait des victimes çà et là.

 

Au loin, les remparts de la ville se couronnaient de feu.

 

Les forts qui en défendaient les approches portaient à leur sommet le drapeau aux couleurs impériales.

 

– C’est un assaut qui se prépare ! dit Armand-Louis.

 

– Il y aura beaucoup de jambes cassées ce soir, murmura philosophiquement Carquefou, qui prudemment examina la mèche de ses pistolets.

 

Il connaissait trop bien son maître pour ignorer qu’un assaut ne se donnerait pas dans le voisinage sans qu’il s’en mêlât.

 

Comme si les trois chevaux eussent compris la secrète intention des cavaliers, ils continuèrent d’avancer lentement.

 

Les yeux de M. de la Guerche ne perdaient rien de ce qui se passait autour de lui.

 

Les patrouilles de cavalerie et les sentinelles regardaient toutes avec une attention égale ce qui se faisait du côté de la ville.

 

En quelques minutes, Armand-Louis, Renaud et Carquefou eurent atteint la ligne que ces postes avancés traçaient autour de l’armée impériale. Quelques soldats renversés par la mitraille jonchaient un pli de terrain. M. de la Guerche mit lestement pied à terre, et s’empara de la ceinture verte qui décorait le corps d’un officier.

 

– Ah ! voilà qui ne me paraît pas maladroit ! dit M. de Chaufontaine, tandis que M. de la Guerche roulait la ceinture autour de sa taille.

 

Il descendit de cheval, ainsi que Carquefou, et, cherchant autour d’eux, ils n’eurent point de peine à découvrir des objets semblables.

 

– À présent, de l’audace ! dit Armand-Louis.

 

– Et au galop ! poursuivit Renaud.

 

– J’en étais sûr ! s’écria Carquefou.

 

Excités par l’éperon, les chevaux partirent à fond de train.

 

Deux ou trois sentinelles tournèrent la tête, l’une d’elles abattit même son mousquet ; mais à la vue des ceintures vertes elle le releva.

 

Une patrouille de cavalerie devant laquelle passèrent les trois hardis aventuriers ne douta pas qu’ils n’appartinssent à l’état-major de l’armée impériale.

 

Plus loin, une compagnie de gens de pied se trouvait en travers d’une chaussée qu’il fallait suivre pour atteindre les faubourgs incendiés.

 

– Ordre du général comte de Tilly ! cria M. de la Guerche, qui marchait le premier.

 

La compagnie ouvrit ses rangs, et il s’élança sur la chaussée, suivi de ses deux complices.

 

– J’ai cru voir les gueules de dix mille loups ! dit Carquefou.

 

Ils venaient de franchir le front de bandière du camp ; un nouvel élan les porta à l’entrée du faubourg, où se mêlaient confusément les bandes impériales ; des blessés se traînaient le long des murs, d’autres passaient en gémissant, ramenés par leurs camarades ; quelques balles perdues commençaient à faire sauter le plâtre des maisons autour d’eux.

 

– Eh ! l’ami, cria M. de la Guerche à un lansquenet, enfonce-t-on les portes de la ville ?

 

– Les coups pleuvent, répondit le soldat, mais elles tiennent bon ! Ces maudits bourgeois font un feu d’enfer du haut de leurs remparts !

 

– En avant ! dit Renaud.

 

– Comme c’est récréatif ! murmura Carquefou : les balles de nos amis dans le nez, et les balles de nos ennemis dans le dos !

 

Ils se trouvèrent bientôt au premier rang des colonnes d’assaut. La mêlée était terrible, on se battait sous les murs mêmes de Magdebourg ; il était clair que le faubourg, que le comte de Tilly avait fait attaquer ce jour-là resterait au pouvoir des assaillants ; pour sauver une partie de la garnison, écrasée par des forces supérieures, l’officier qui commandait sur ce point de la ville venait de faire ouvrir une poterne. On voyait comme des flots d’hommes autour de cette poterne. Le fer et le plomb y faisaient de larges trouées ; mais, comme les vagues aux bords de la mer, d’autres flots succédaient aux flots disparus. Les vainqueurs voulaient entrer avec les vaincus.

 

Debout et maniant une hache d’armes avec la vigueur d’un bûcheron qui abat les arbres, Jean de Werth fendait la tête à quiconque se présentait devant lui : le capitaine avait fait place au soldat ; devant lui, n’était-ce pas la ville où Mlle de Souvigny s’était réfugiée ?

 

– Jour de Dieu ! c’est fait de nous ! dit Carquefou, qui venait de le reconnaître.

 

Renaud fit un bond du côté de Jean de Werth, mais Carquefou le saisit à bras-le-corps.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, oubliez-vous que nous sommes comme David dans la fosse aux lions ? Ne nous faites pas croquer avant l’heure !

 

Devant la poterne, encombrée de cadavres, et arc-bouté sur ses robustes jambes, Magnus faisait tournoyer autour de sa tête un mousquet dont il se servait comme d’une massue ; chaque fois que l’arme sanglante traçait un cercle, un homme tombait ; autour de lui le vide se faisait.

 

– Notre salut est là ! reprit Carquefou, qui de la main désignait Magnus aux regards de Renaud.

 

Mais la fièvre de la bataille enivrait M. de Chaufontaine.

 

– Au diable cette guenille ! cria-t-il.

 

Et, arrachant sa ceinture verte, l’épée haute, il fondit sur un capitaine de lansquenets.

 

Déjà M. de la Guerche était aux prises avec deux impériaux qui lui barraient le passage de la poterne.

 

Magnus l’aperçut ; un bond terrible le porta au milieu même des Autrichiens, et le mousquet tout rouge de sang abattit deux nouvelles victimes. Une poignée d’hommes déterminés l’avaient suivi. Le feu des remparts et des tours redoubla ; les assaillants reculèrent, et un large espace resta nu entre eux et la poterne.

 

– À moi ! cria Magnus.

 

Armand-Louis, Renaud, Carquefou, qui, tête baissée, frappait partout, le joignirent en un instant.

 

– À la poterne, à présent ! cria de nouveau Magnus.

 

– Il parle comme un sage ! grommela Carquefou, qui battait en retraite, l’épée au poing.

 

Mêlés aux débris de la garnison, un mouvement impétueux les poussa vers la poterne toute large ouverte, et derrière laquelle une troupe de Suédois se tenait prête à les recevoir. En ce moment, Jean de Werth les reconnut tous trois.

 

– Ah ! les bandits ! cria-t-il.

 

D’un coup d’œil il mesura la distance qui le séparait des fugitifs ; ils étaient trop loin déjà pour qu’il pût conserver l’espoir de les atteindre.

 

Se tournant alors vers une troupe de soldats qui l’entouraient :

 

– Feu ! cria-t-il.

 

Mais Armand-Louis, Renaud, Carquefou et Magnus venaient de franchir l’enceinte des remparts, les lourds battants de la poterne roulèrent sur leurs gonds, et quelques balles inutiles rebondirent sur les ais de chêne cuirassés de fer.

 

– Je crois qu’il était temps ! dit Carquefou.

 

Magnus ne perdit pas une minute pour conduire Armand-Louis et Renaud à la maison où il avait, dès son arrivée à Magdebourg, cherché un logement pour Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan. Le temps n’était plus, où, inquiètes et curieuses, elles mettaient la tête à la fenêtre pour voir, à la moindre alerte, ce qui se passait dans la rue. Combien n’avaient-elles pas compté de pièces de canon traînées par des bourgeois ! combien de patrouilles, combien de compagnies courant pleines d’ardeur au combat, revenant des remparts mutilées et noires de poudre ! Le sifflement des bombes ou le passage des boulets les faisait encore frissonner, mais ne les effrayait plus. Elles savaient alors à quels périls le courage et la résolution de Magnus les avaient arrachées ; elles remerciaient Dieu et trouvaient les projectiles enflammés qui remplissaient la ville de ruines et de cendres moins terribles que Mme d’Igomer, moins redoutables que le couvent de Saint-Rupert.

 

Les heures s’écoulaient à parler de M. de la Guerche et de M. de Chaufontaine. Que faisaient-ils ? Vers quelles contrées les cherchaient-ils encore ? Le messager envoyé par Magnus les avait-il rejoints ? Certainement ils tremblaient plus qu’elles-mêmes. Elles pensaient quelquefois qu’elles ne pouvaient pas tarder à les revoir ; mais cette espérance si douce les remplissait tout à coup d’effroi. À combien de dangers ne seraient-ils pas exposés dans cette cité que tant de batteries foudroyaient ? Ne seraient-ils pas les premiers au feu ! Et, de plus, ceux qui dirigeaient contre Magdebourg cette pluie de fer ne s’appelaient-ils pas Jean de Werth et Henri de Pappenheim !

 

Le souvenir de ces deux implacables ennemis faisait pâlir les deux cousines.

 

– Fasse le Ciel qu’ils ne viennent pas ! disait alors Adrienne.

 

Mais les prières qu’Adrienne et Diane adressaient à Dieu étaient bien timides ; elles se sentaient bien seules, et si quelque balle renversait Magnus, que deviendraient-elles au milieu d’une ville livrée à toutes les horreurs et à tous les hasards d’un siège, et où elles n’avaient ni parents ni amis ?

 

Aussitôt que les salles préparées pour les blessés avaient reçu leurs hôtes ensanglantés, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, mêlées aux femmes de la ville, s’employaient à secourir ceux qui étaient tombés en soldats. Leurs mains délicates s’étaient habituées au pansement des plus horribles plaies ; elles vivaient au milieu des cris et des gémissements, elles passaient de longues nuits entre des murs d’où les plaintes de l’agonie chassaient le sommeil. Qu’ils étaient loin alors, les souvenirs de Saint-Wast !

 

Cette pieuse tâche accomplie, et quand d’autres jeunes filles les remplaçaient au chevet des malades, elles rentraient chez elles et taillaient des bandes ou fondaient des balles.

 

À l’heure même où M. de la Guerche et M. de Chaufontaine paraissaient devant Magdebourg, Adrienne et Diane, après toute une nuit écoulée dans des hôpitaux visités à toute minute par la mort, venaient de céder la place à leurs compagnes.

 

Malgré le formidable retentissement de cette lutte qui ensanglantait l’une des portes de Magdebourg, Adrienne et Diane, retirées alors au fond d’une petite pièce dont les étroites fenêtres donnaient sur un jardin, causaient silencieusement avec leurs pensées. Toutes deux remplissaient de charpie une large corbeille placée à leurs pieds. Quelquefois leurs mains s’arrêtaient, un soupir gonflait leur poitrine, et pensives elles regardaient le ciel.

 

Les détonations de l’artillerie se succédaient de minute en minute ; une clameur qui s’élevait de la rue voisine leur apprenait tout à coup qu’on rapportait un blessé à sa famille. Alors elles tressaillaient et reprenaient leur travail pieux un instant interrompu par le rêve.

 

Cependant le silence s’était fait ; on n’entendait plus que par intervalle la décharge d’une pièce de canon qui répondait aux derniers efforts de la bataille. En ce moment, des bruits de pas retentirent dans la rue, et presque aussitôt le heurtoir de la porte tombait sur le bouton de fer.

 

– Entends-tu ? cria Adrienne, qui sauta sur sa chaise.

 

– C’est Magnus, répondit Diane, qui se sentait pâlir.

 

– C’est lui, reprit Mlle de Souvigny, mais il n’est pas seul… Qui peut être avec lui ?… Qui peut venir ici ?

 

Cependant des pas précipités montaient l’escalier.

 

– Dieu bon ! tu n’as pas exaucé nos prières ! s’écria Diane.

 

– Ah ! tu les as reconnus comme moi… C’est Armand !

 

– C’est Renaud !

 

La porte s’ouvrit, et quatre hommes tout couverts de vêtements souillés de poudre et de sang se précipitèrent dans la chambre. Avant même qu’elles pussent jeter un cri, Armand et Renaud étaient aux pieds d’Adrienne et de Diane.

 

Incapable de se soutenir, Mlle de Souvigny appuyait ses deux bras sur les épaules de M. de la Guerche.

 

– Ah ! cruel ! lui dit-elle, vous avez donc voulu qu’à toute heure je tremblasse pour vous !

 

– Est-ce donc vivre que de vivre loin de vous ? s’écria Armand-Louis.

 

Mais alors Adrienne relevant son front vers le ciel :

 

– Vous savez si je l’aime ! reprit-elle avec l’exaltation d’une âme qui s’est donnée tout entière ; si c’est votre volonté de nous unir dans la mort comme nous étions unis dans la vie, que Votre saint nom soit béni et que Votre volonté soit faite, Seigneur !

 

– Viens çà, dit brusquement Magnus à Carquefou, Baliverne a fortement travaillé aujourd’hui… il est convenable que je cause avec elle.

 

– Et Frissonnante ne serait pas fâchée de se restaurer un peu, répondit Carquefou ; je la sens qui s’évanouit à mon côté.

 

Revenue de sa première émotion et plus maîtresse d’elle-même, Diane menaça Renaud du bout de son joli doigt. Il restait à genoux devant elle, immobile, tout interdit, muet.

 

– Je comprends que M. de la Guerche soit revenu, dit Mlle de Pardaillan d’une voix doucement railleuse, il suffit de voir son attitude auprès de Mlle de Souvigny pour se rendre compte des motifs qui l’ont poussé, mais vous, pourquoi le suivre à Magdebourg ?

 

– Je ne sais pas, répondit Renaud troublé.

 

– Voyez-vous l’innocent ! Eh bien, si vous ne le savez pas, il faut vous en aller au plus vite ; le pays est malsain, il y pleut des balles, et le vent y est couleur de feu. M. de la Guerche a le droit d’y vivre… Quelque chose l’y retient, et il consent à tout perdre pour rester avec ce quelque chose… Mais M. de Chaufontaine !… Ah ! fi ! s’il lui arrivait une égratignure, comment nous en consolerions-nous jamais !

 

– Vous me renvoyez ? reprit Renaud, qui respirait à peine.

 

– Si vous n’avez point de bonnes raisons à me donner pour expliquer votre présence ici, il le faut bien !

 

– Mais, mademoiselle, je vous aime, je vous adore ! s’écria M. de Chaufontaine hors de lui.

 

– En êtes-vous bien sûr ? répondit Diane d’un air grave.

 

– Si j’en suis sûr ? Mais je donnerais dix mille vies pour vous épargner une larme !… Mais je ne m’appartiens plus depuis que je vous ai vue !… Mais le château de Saint-Wast où vous m’êtes apparue a pris mon cœur et l’a gardé !… Je suis à peu près fou, c’est vrai…

 

– À peu près ? interrompit Diane avec un sourire.

 

– Fou tout à fait, si vous voulez… et quelque chose de plus avec ! Il n’est pas de sottises ni d’extravagances dont je ne sois capable ; on sait des jours où celui qui vous parle se conduit comme un sacripant. Ah ! bon Dieu ! quelle confession si je racontais tout ! Mettez tous les défauts et toutes les étourderies ensemble, c’est moi. Mais je vous aime, et au plus fort de mes folies, quand ma tête et mon cœur ont le mors au dent, si vous faisiez un signe, un seul, vous me verriez comme un enfant à vos pieds. Armand le sait bien, lui qui m’a vu. Demandez-lui ce qu’il pense de ma fièvre… J’ai pu croire dans les commencements que c’était un accès… Je n’ai rien épargné pour me guérir… oh ! rien ! mais rien n’y a fait, ni les voyages, ni les batailles, ni le temps, ni l’absence, ni ceci, ni cela, ni même les choses dont je ne parle pas… Qu’avais-je besoin de vous aimer, je vous le demande ? Mais cet amour est comme un clou sur lequel on frappe… Chaque jour il s’enfonce davantage… C’est comme un sort que vous m’avez jeté… Ma foi, j’en ai pris mon parti, et il faudra bien que vous en preniez le vôtre… À présent vous me verrez éternellement où vous serez, et si quelque jour, en punition de mes péchés, – hélas ! ils sont nombreux, – vous me chassiez de votre présence, j’irais je ne sais où, au pays des Indiens, je déclarerais la guerre aux Incas d’Amérique et je me ferais tuer dans quelque île barbare en criant votre nom aux sauvages de l’endroit.

 

– Eh bien ! dit Mlle de Pardaillan, à présent que je suis au courant des raisons qui vous font agir, j’ai idée qu’un jour je m’appellerai Mme de Chaufontaine.

 

Renaud poussa un tel cri, que la maison en retentit. Il voulut se lever et fondit en larmes.

 

– Ah ! les bonnes larmes ! reprit Diane, qui lui tendit la main, il n’est pas de paroles qui les vaillent, et en les voyant couler, moi aussi, je puis vous dire, Renaud, que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.

 

III

LES PROPHÉTIES DE MAGNUS


Dans la soirée, M. de la Guerche se rendit auprès de M. de Falkenberg, qui siégeait à l’Hôtel de Ville, et lui fit part de ce que le roi Gustave-Adolphe lui avait dit lors de leur rapide entrevue.

 

– Oh ! je tiendrai aussi longtemps que je le pourrai ! dit l’officier suédois, mais le pourrai-je longtemps ?

 

Il apprit alors à M. de la Guerche que des symptômes de mécontentement commençaient à se manifester parmi les habitants de Magdebourg. Ceux-là regrettaient leur commerce anéanti ; ceux-ci redoutaient les conséquences d’un assaut si la fortune trahissait leurs armes. La place souffrait beaucoup du feu des assiégeants.

 

– Si je n’avais pas avec moi deux mille soldats de l’armée suédoise et un gros de volontaires déterminés à pousser la résistance jusqu’au bout, reprit M. de Falkenberg, Magdebourg aurait déjà ouvert ses portes.

 

– Vous savez ce que le roi, votre maître, désire, répondit Armand-Louis : le mot capitulation ne doit pas être prononcé.

 

– Moi vivant, il ne le sera jamais. Ceci, je vous le jure, repartit M. de Falkenberg.

 

Armand-Louis et Renaud parcoururent la ville et les remparts. Partout les traces des longs combats soutenus, des pans de murs écroulés, des maisons percées par les boulets, des tours éventrées, des ruines fumantes, une population morne, plus de chants ni de cris, des femmes et des enfants qui pleuraient dans les églises. Les faubourgs, envahis par les Impériaux, n’étaient plus qu’un monceau de décombres. Des flammes en sortaient çà et là.

 

Cependant, si l’enthousiasme des premiers jours était tombé, la défense n’en était pas moins énergique, pas moins vigilante. L’armée du comte de Tilly, maîtresse des forts et des faubourgs, avait fait des pertes cruelles ; les meilleurs régiments, si souvent menés à la victoire, étaient décimés ; bon nombre d’excellents capitaines avaient perdu la vie dans ces combats meurtriers. Nulle part la ceinture des murailles qui protégeaient Magdebourg n’était entamée. Son artillerie répondait sans faiblir au feu de l’artillerie autrichienne. Les généraux, qui sentaient les plus vieilles troupes hésiter dans leurs mains, commençaient à croire que jamais ils n’emporteraient cette ville rebelle de vive force.

 

Les ramener à l’assaut, après l’échec de la poterne, c’était exposer les armes de Ferdinand à une défaite dont les conséquences pouvaient être incalculables.

 

Un matin, après une longue série d’escarmouches qui avaient coûté la vie à un grand nombre d’assaillants, les sentinelles placées au sommet des plus hautes tours remarquèrent que différentes batteries qui la veille encore vomissaient la flamme et le fer contre la place, semblaient dégarnies de leurs engins destructeurs. Autour de ces batteries désertes, point de soldats.

 

Carquefou, qui était de garde près d’une poterne, suspendit une corde à un clou et se laissa couler dans le fossé.

 

– Ma foi ! tant pis ! dit-il à ses camarades, la peur le cède à la curiosité.

 

Quelques hommes résolus se répandirent à sa suite dans les faubourgs incendiés, et, se glissant de proche en proche derrière les pans de murs et le long des fossés, gagnèrent le front de bandière de l’armée impériale. Ses lignes ne serraient plus la ville si étroitement ; l’armée avait fait un mouvement de recul.

 

La nouvelle de cette retraite inattendue traversa Magdebourg avec la rapidité de l’éclair. Chacun sortit dans les rues ; on questionnait ceux qui avaient été en éclaireurs reconnaître les positions de l’armée du comte de Tilly.

 

– Je me suis timidement avancé jusqu’à l’emplacement de cette grosse batterie dont vous voyez les épaulements là-bas, sur ce monticule, dit Carquefou. Dieu sait si j’étais prêt à courir comme un lièvre à la première alerte !… Les fascines étaient renversées, les parapets abattus, les canons emportés : je n’ai vu qu’un rideau de cavaliers derrière un rideau d’arbres dans la plaine.

 

Cent bourgeois jetèrent leur bonnet en l’air.

 

– Ils s’en vont ! ils s’en vont ! cria-t-on de toutes parts.

 

Et les plus joyeux embrassaient leurs voisins.

 

– S’ils s’en vont, dit Magnus, le moment est venu de faire bonne garde.

 

On le regarda de tous côtés avec l’expression d’un grand étonnement.

 

– Comprenez donc ! les Impériaux battent en retraite ! reprit-on autour de lui.

 

– J’entends bien ; c’est pourquoi, si vous ne veillez pas jour et nuit, un beau matin les Croates seront dans Magdebourg.

 

Les bourgeois se mirent à rire.

 

– Les Troyens aussi riaient lorsque la fille d’Hécube parlait, dit Magnus, et cependant Troie fut prise et réduite en cendres.

 

Il voulut néanmoins se rendre compte de ce que Carquefou avait vu. Armand-Louis, qui pensait toujours au moyen de ramener les deux jeunes filles auprès de M. de Pardaillan, l’accompagna, ainsi que Renaud, espérant que quelque route serait peut-être libre.

 

Ils suivirent longtemps les lignes de circonvallation, occupées la veille encore par les bandes impériales. Pas un ouvrage d’art qui ne fût abandonné.

 

– Un déserteur leur aura sans doute appris que nous n’avions pas les forces suffisantes pour nous en emparer et les garder, dit Magnus d’un air soucieux.

 

– Magnus ne croit à rien, pas même à la fuite ! répondit Renaud, qui rêvait déjà aux douceurs du voyage qu’il allait entreprendre avec Mlle de Pardaillan.

 

– Le comte de Tilly n’a jamais fui, reprit Magnus. S’il recule quelquefois, c’est à la façon du tigre, pour mieux prendre son élan.

 

Tous trois poussèrent plus en avant, cherchant un passage ouvert ; mais, derrière une haie, ils découvrirent un cordon de fantassins ; dans l’épaisseur des bois, des escadrons de cavalerie ; sur tous les sentiers, des canons ; au milieu des villages et des fermes, des régiments ; point de traces de désordre, point de fourgon renversé, ni de pièce d’artillerie abandonnée. Chaque bouquet d’arbres, comme tout chemin creux, avait une sentinelle.

 

– L’armée impériale fait comme le loup quand il guette un agneau, dit Magnus.

 

– Et l’agneau, cette fois, s’appelle Magdebourg, n’est-ce pas ? répondit Armand-Louis.

 

Trois ou quatre coups de feu retentirent à l’instant, et trois ou quatre balles firent sauter un peu de terre autour d’eux.

 

– Voilà ma réponse, dit Magnus.

 

Ils rentrèrent dans Magdebourg, qu’ils trouvèrent en liesse. Des feux de joie brûlaient dans les rues, on perçait des tonneaux de bière et de vin, on dressait des tables ; les enfants chantaient et dansaient, toutes les portes s’ouvraient. Ce n’étaient partout que tapage et confusion. Quelques notables parlaient d’organiser un grand banquet à l’Hôtel de Ville, pour célébrer la délivrance de leur vaillante cité.

 

– Si vous n’obtenez pas de M. de Falkenberg que ces bourgeois retournent sur les remparts, Magdebourg est perdu, dit encore Magnus.

 

M. de la Guerche courut au palais du gouverneur.

 

Il le trouva rempli d’une foule immense. L’air retentissait d’acclamations. Les bourgeois, débarrassés de leurs armes, se félicitaient les uns les autres, les plus jeunes organisaient des danses sur la place publique. Armand-Louis eut grand-peine à pénétrer jusqu’à l’appartement où se tenait le capitaine suédois. Il le trouva en train de répondre aux dernières dépêches du comte de Tilly. Un bourgmestre, debout sur une table, en donnait lecture à haute voix aux magistrats et aux notables de la cité. Le ton en était extraordinairement modéré, bien que le général autrichien sommât encore la ville de se rendre.

 

– Le coq ne chante plus si haut ! dit l’un des auditeurs.

 

– Il commence à s’apercevoir que nos murailles ne sont pas en pain d’épices ! dit un autre.

 

– Le vieux coquin s’est enrhumé devant nos fossés ! reprit un troisième.

 

– Les médecins lui auront conseillé de changer d’air ! ajouta un voisin.

 

Le bourgmestre jeta d’un air superbe les dépêches sur la table, au milieu des éclats de rire et des quolibets de l’auditoire.

 

– Le comte de Tilly saura désormais ce que c’est que Magdebourg ! dit-il avec emphase.

 

– Et vous, Magdebourgeois, souvenez-vous du sort de Maestricht ! dit Magnus.

 

Tous les yeux se tournèrent vers le vieux soldat : un long frémissement parcourut l’assemblée.

 

– Un soir, Maestricht, il n’y a pas longtemps de cela, se crut sauvé, poursuivit Magnus : l’ennemi reculait, fatigué d’attaquer en vain ses remparts… le lendemain Maestricht était pris. Si vous ne voulez pas vous réveiller dans l’incendie et dans le sang, veillez, bourgeois !

 

Un messager entra, porteur de nouvelles. Il avait vu les régiments wallons du corps de Pappenheim en marche sur la route de Schœnbeck.

 

– Une portion nombreuse de l’artillerie s’ébranle pour les suivre, ajouta-t-il.

 

À ces mots, un grand tumulte éclata dans la salle. On ne pensait plus à ce qu’avait dit Magnus que pour le railler.

 

– Si vous êtes malade, ami, ne buvez pas, mais laissez-nous nous réjouir en paix ! lui cria le bourgmestre.

 

– Foin du hibou qui ne veut pas qu’on s’amuse ! dit un autre.

 

– Si vous avez peur à Magdebourg, camarade, partez pour Maestricht !

 

C’était à qui lancerait son mot ; mais, tandis que les uns parlaient, d’autres, qui avaient rendu visite aux caves de l’Hôtel de Ville, chargeaient les tables de bouteilles et de brocs.

 

– Bon appétit, messieurs, dit Magnus froidement. Je ne m’assiérai pas au banquet des funérailles.

 

Cependant Armand-Louis s’était approché de M. de Falkenberg, et lui faisait part de ce qu’il avait vu et de ce qu’il redoutait. Le Suédois fronçait le sourcil et promenait ses regards autour de lui.

 

– Je sais, dit-il, je sais ! mais personne ici n’est en état de m’entendre. Le prince Christian-Guillaume lui-même, qui perdra la tête si Magdebourg est pris, parcourt la ville à cheval en habit de fête. Je m’estimerai heureux si je puis garder autour de moi quelques centaines d’hommes. La fièvre est dans l’air, elle a gagné jusqu’à mes soldats.

 

Et du doigt le capitaine lui fit voir sur la place des bandes de Suédois qui choquaient leurs verres contre ceux des bourgeois.

 

M. de la Guerche et Renaud sortirent de l’Hôtel de Ville plus tristes qu’ils n’y étaient entrés. Magnus ne parlait plus. Chaque rue qu’ils traversaient leur présentait le spectacle d’une fête. Des musiciens, debout sur des tonneaux, raclaient leurs instruments et faisaient sauter les jeunes garçons et les jeunes filles. Des centaines de tables, dressées en plein air, recevaient des milliers de convives. Les passants étaient invités à s’asseoir et à boire. Tous les fourneaux flambaient. On ne voyait pas un verre vide. Les narines de Carquefou se dilataient ; il promenait amoureusement la main sur son estomac en passant devant les cuisines. Ici, il acceptait un verre de vin du Rhin jaune comme de l’or ; plus loin une aile de chapon rôti, dorée et croustillante.

 

Magnus le regardait de travers.

 

– Ils mangent et tu les imites, malheureux ! disait-il ; et demain les ennemis seront dans Magdebourg !

 

– C’est justement pour cela, répondait Carquefou ; je ne veux pas que les Autrichiens et les Croates trouvent un os à mettre sous la dent.

 

Et il fourrait dans ses poches ce qu’il ne pouvait pas avaler.

 

Quand vint la nuit, Magnus sella les chevaux de M. de la Guerche et de Mlle de Souvigny, et jeta sous leur nez un boisseau d’avoine.

 

Carquefou l’imita scrupuleusement.

 

– Il ne faut rien négliger de ce qui est bon, dit-il, ni le vin ni les précautions.

 

Et bientôt les chevaux de M. de Chaufontaine et de Mlle de Pardaillan n’eurent rien à envier à leurs voisins. Ils avaient la selle sur le dos et double provende dans leur auge.

 

Armand-Louis et Renaud se gardèrent bien de faire part de leurs craintes à leurs compagnes. Magnus pouvait se tromper dans ses prévisions, et il était tout au moins inutile de les faire vivre toute une nuit dans des alarmes que le matin se chargerait de dissiper ou de justifier. Ils se bornèrent à les engager à se tenir prêtes à partir aux premiers rayons du soleil levant.

 

Les réjouissances se prolongèrent bien avant dans la nuit. Les postes que M. de Falkenberg avait eu soin de placer le long des remparts, pour avertir la garnison en cas d’alerte, se dégarnissaient petit à petit. Les soldats, encore fidèles à la consigne, mais fatigués par de nombreuses libations, s’endormaient les uns après les autres. Le silence succédait aux chants ; et bientôt on n’entendit plus, dans la ville livrée au sommeil, que le bruit vague et flottant que faisaient quelques bons bourgeois en cherchant leurs demeures d’un pas chancelant.

 

Même silence dans la campagne. Des feux de bivouac, qui s’éteignaient, piquaient çà et là l’horizon de leurs flammes fouettées par le vent.

 

Cependant, à cette heure indécise où de pâles lueurs se répandent dans le ciel et font sortir confusément de l’ombre les arbres et les maisons épars dans les plaines, une rumeur sourde s’éleva dans l’éloignement : c’était une rumeur lente, continue comme celle que ferait un corps de troupes en marche.

 

Magnus, à qui son inquiétude défendait le repos, et qui rôdait le long des portes, poussa une sentinelle du pied.

 

– N’entendez-vous rien ? dit-il.

 

La sentinelle prêta l’oreille une seconde et partit d’un éclat de rire.

 

– C’est la cavalerie croate qui s’en va ; bon voyage ! dit-elle.

 

Et, appuyant sa tête sur le dos d’un camarade qui ronflait, la sentinelle ferma les yeux.

 

Le même bruit roulait toujours dans l’espace. Un instant, il parut à Magnus que ce bruit s’éloignait.

 

« C’est quelque diablerie », pensa-t-il.

 

Une ligne blanche qui ondulait de l’autre côté de l’Elbe, lui fit croire, en effet, qu’un corps de cavalerie quittait le campement de l’armée impériale.

 

– Le comte de Tilly battrait-il véritablement en retraite ? murmura Magnus. On dit cependant que c’est un bon général, et je l’ai vu à l’œuvre.

 

Il monta sur la crête du rempart et regarda au loin.

 

Rien ne troublait la profonde tranquillité de ces campagnes dévastées ; pas un homme ne s’y montrait ; mais, en cherchant bien, Magnus crut distinguer, dans l’épaisseur d’un taillis dont les broussailles couvraient un pan de l’horizon, les mouvements incertains d’une troupe de soldats. Il lui semblait, en outre, qu’une ligne mince et noire, d’où sortaient quelques éclairs, rampait dans les sinuosités d’un chemin creux.

 

Le soleil se leva et inonda la plaine de ses rayons. Un homme parut alors au bout d’un sentier, courant à perdre haleine, sauta vivement dans le fossé, saisit des deux mains une corde qui pendait le long de la muraille, et grimpa sur le rempart avec l’agilité d’un chat.

 

Magnus se jeta au-devant de Carquefou, qu’il venait de reconnaître.

 

– On a bon appétit, c’est vrai, mais on a de bonnes jambes, dit Carquefou. L’idée m’est venue, à la nuit close, de faire un tour de promenade du côté du camp impérial. J’en sais le chemin, l’ayant fait en plein jour et à cheval ; je me suis donc glissé jusqu’au bord de l’Elbe, tout là-bas. Ah ! les coquins, ils sont tous sur pied !

 

– Les Impériaux ?

 

– Hé ! mordieu ! je ne parle pas des Suédois ! Artillerie, cavalerie, infanterie, tout marche à la fois ! J’ai reconnu M. de Pappenheim à cheval, la cuirasse sur le dos, et derrière lui dix régiments. Les cavaliers ont le sabre au poing, les fantassins la pique ou le fusil sur l’épaule. Avant une heure, ils seront à Magdebourg.

 

– Et tu allais de ce pas… ?

 

– Chez M. de Falkenberg.

 

– Tu es un homme, Carquefou !

 

– Qui sait ! qui sait ! J’ai eu peur d’être pris comme un lapin dans son terrier, voilà tout.

 

Déjà, et tout en parlant, ils gagnaient l’un et l’autre la rue voisine. Des tables et des bancs, au milieu desquels dormaient pesamment quelques bourgeois, les encombraient. Magnus et Carquefou en poussèrent quelques-uns du bout de leur pied.

 

– Aux armes ! criaient-ils, l’ennemi approche !

 

Deux ou trois hommes, tirés de leur sommeil, se mirent debout lourdement. L’un d’eux reconnut Magnus.

 

– Ah ! l’homme de Maestricht ! dit-il.

 

Et il se rendormit sur son banc.

 

– Ah ! les malheureux, qui ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir ! reprit Magnus.

 

Carquefou et lui précipitèrent leur course au travers de ces témoins d’une fête qu’un sinistre réveil allait suivre ; et déjà ils touchaient aux portes de l’Hôtel de Ville, lorsque le bruit d’une fusillade éclata dans l’éloignement.

 

– Ah ! trop tard ! dit Carquefou.

 

Mais, tirant son épée, Magnus bondit sur les marches du palais.

 

– Aux armes ! cria-t-il.

 

IV

LA TORCHE ET L’ÉPÉE


Au cri poussé par Magnus, M. de Falkenberg, qui veillait entouré de quelques officiers, sauta dehors. De nouvelles décharges de mousqueterie retentissaient coup sur coup dans la ville neuve. Le bruit du tocsin s’y mêlait déjà.

 

– Aux armes ! répéta le Suédois.

 

Et, rassemblant à la hâte une poignée de soldats et de volontaires qu’il avait sous la main, Thierry de Falkenberg se précipita à la rencontre de l’ennemi.

 

Comme il touchait à l’extrémité de la place, il rencontra M. de la Guerche et Renaud qui battaient en retraite, excitant à la résistance une troupe de bourgeois surpris et repoussés par l’ennemi.

 

La vue des uniformes suédois donna du cœur aux vaincus. Ils s’arrêtèrent.

 

– En avant ! cria M. de Falkenberg, qui se jeta le premier sur les Impériaux.

 

– En avant ! répétèrent Armand-Louis et Renaud.

 

Le bourgmestre éperdu avait suivi M. de Falkenberg. Il aperçut Magnus qui brandissait Baliverne.

 

– Ah ! que ne vous ai-je cru ! dit-il.

 

– Le temps de pleurer n’est plus ; ferme à présent, et jouons de l’épée, dit le reître.

 

– Et plus tard nous jouerons de l’éperon, si faire se peut, reprit Carquefou.

 

Ils avaient devant eux les compagnies wallonnes, que le comte de Pappenheim avait menées à l’assaut, et qui du premier élan venaient de planter le drapeau aux couleurs impériales sur les remparts de la ville neuve, tandis que Jean de Werth, à la tête des régiments bavarois, fondait sur le côté opposé de Magdebourg.

 

L’attaque avait été conduite avec autant de promptitude que d’habileté ; après une retraite simulée, c’était un retour rapide et foudroyant. La tactique prévue par Magnus était du vieux comte de Tilly : l’exécution avait été confiée à ses plus hardis lieutenants, mais à la tête des meilleures troupes.

 

Presque sans coup férir, ils venaient de pénétrer au pas de course jusqu’au cœur même de Magdebourg, mais ils avaient rencontré M. de Falkenberg et les Suédois.

 

Électrisés par leur exemple et celui de M. de la Guerche et de Renaud, qui retournaient à la charge, les quelques soldats et les volontaires qu’ils avaient réunis rompirent les premiers rangs des compagnies wallonnes et les culbutèrent jusqu’aux remparts.

 

Mais de nouveaux cris s’élevèrent de l’autre côté de la ville ; le bruit sinistre de la fusillade s’y mêla plus rapide et plus retentissant de minute en minute, et un gros de fugitifs se jeta parmi les Suédois, remplissant l’air de clameurs d’épouvante.

 

Un homme qui avait la poitrine traversée d’un coup de feu tomba aux pieds de M. de Falkenberg.

 

– Jean de Werth ! cria-t-il, et il expira.

 

Armand-Louis et Renaud se regardèrent.

 

M. de Pappenheim en face ; derrière eux Jean de Werth. Leurs deux implacables ennemis réunis pour les vaincre. Ils pensèrent à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan.

 

– Ce n’est plus l’heure de nous séparer, dit M. de la Guerche à Renaud.

 

Puis, s’adressant à M. de Falkenberg :

 

– À vous, monsieur, les Wallons du comte de Pappenheim, reprit-il ; à nous Jean de Werth et ses Bavarois.

 

Et, comme deux lions qui chargent des ennemis trop nombreux, ils s’élancèrent à la rencontre de ces nouveaux assaillants.

 

En ce moment l’aspect de Magdebourg était effrayant à voir.

 

Les femmes et les enfants arrachés de leur sommeil couraient çà et là dans les rues et les places publiques, au milieu desquelles les bourgeois, privés de leurs chefs, cherchaient à se réunir ; la plupart se réfugiaient dans les églises, dont les voûtes retentissaient de cris ; les cloches sonnaient à toute volée, appelant les citoyens à la défense commune ; la mousqueterie éclatait de tous côtés à la fois ; des volées de balles, labourant les carrefours, jetaient par terre des centaines de malheureux qui augmentaient le désordre par leurs gémissements. Déjà les lueurs sinistres de l’incendie éclairaient plusieurs quartiers de Magdebourg ; de longues colonnes de fumée montaient vers le ciel, et les flammes gagnaient de proche en proche. Des hordes nouvelles et toujours plus nombreuses faisaient irruption dans la ville ; repoussées, elles revenaient à la charge avec une impétuosité plus furieuse, et leur masse rendait vaine la résistance du désespoir. Ce que la hache ne renversait pas, la torche le détruisait. Les canons des remparts, tournés contre la ville, la foudroyaient. Des pans de maisons s’écroulaient dans des tourbillons d’étincelles. Tout ce qui passait à la portée des sabres et des mousquets tombait mort. L’horreur et l’épouvante furent au comble lorsque les portes, forcées par les boulets, livrèrent passage à la cavalerie croate. Ce fut comme un torrent qui brise tout. Au bout d’une heure les chevaux piaffaient dans le sang.

 

Cependant M. de la Guerche et Renaud tenaient tête à Jean de Werth ; Magnus et Carquefou étaient au premier rang. Les Bavarois trouvaient devant eux un mur d’airain. De temps à autre Magnus regardait derrière lui. Cela étonnait Carquefou. Une bande de soldats harcelés, mais se battant toujours, parut à l’angle de la rue. Magnus reconnut l’uniforme suédois. M. de Falkenberg n’était plus là. Magnus renversa un Bavarois qui s’obstinait à le charger, et s’élança vers les Suédois.

 

– M. de Falkenberg ? demanda-t-il à un jeune officier tout sanglant.

 

– Une balle autrichienne l’a tué, répondit l’officier.

 

Des cris sauvages retentirent, les Wallons se jetaient en avant. Magnus rejoignit M. de la Guerche.

 

– La ville est perdue, dit-il.

 

– Eh ! répondit M. de la Guerche, un effort à présent, et sauvons celles qui nous sont confiées.

 

Tous quatre, M. de la Guerche, Renaud, Magnus et Carquefou se ruèrent en avant, et, fondant sur les Bavarois, en rompirent les rangs comme un bélier rompt un mur. L’espace était vide devant eux.

 

– L’honneur est sauf ! Au galop ! dit Armand-Louis.

 

Et tous les quatre disparurent par une ruelle. Peu de minutes après, groupés autour de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, ils cherchaient une issue dans la ville enflammée.

 

En ce moment ceux qui restaient debout des malheureux défenseurs de Magdebourg ne résistaient plus que pour vendre chèrement leur vie. Chaque soldat tombait à son tour. Les Croates, répandus partout, se jetaient à cheval dans les églises et massacraient impitoyablement des troupeaux de femmes agenouillées. Leurs sabres ne se lassaient pas de frapper. Le pillage venait en aide au carnage. Une foule épouvantée, chassée hors des maisons, courait au hasard dans la ville, poursuivie par des bandes que l’ivresse du triomphe et du sang rendait implacables. On tuait pour tuer ; on brûlait pour détruire. L’incendie promenait ses ravages de rue en rue.

 

Au milieu de cette fournaise qui avait été Magdebourg, Armand-Louis et ses compagnons essayaient de s’ouvrir un passage jusqu’aux portes. Mais que d’obstacles devant eux ! Là, une rue était obstruée par la chute d’un clocher d’où sortait un tourbillon de fumée noire ; plus loin, une compagnie de Wallons achevait d’incendier un quartier, et repoussait les fugitifs dans les flammes à coups de piques. Cependant les quatre soldats avançaient toujours, protégés en quelque sorte par le tumulte et la terreur de cette œuvre de destruction. Si quelques cavaliers croates ou hongrois les regardaient de trop près, l’épée de Renaud ou de Magnus les avait bientôt jetés par terre. Adrienne et Diane toutes frissonnantes fermaient les yeux, tandis que leurs chevaux bondissaient par-dessus les cadavres. Quand ils apercevaient au loin une troupe nombreuse d’Impériaux, les fugitifs se cachaient derrière un mur fumant ou sous la voûte effondrée et chaude encore d’une chapelle ; la troupe éloignée, ils reprenaient leur marche.

 

Une compagnie de cavaliers passa tout à coup devant eux, tandis qu’ils tournaient l’angle d’un bâtiment qu’un reste d’incendie dévorait. Tous suivaient au galop un homme vêtu d’un pourpoint de satin vert qui paraissait être leur chef ; une plume écarlate flottait sur son feutre gris et de sa pointe balayait l’épaule du cavalier ; profil maigre, barbe rouge, regard de loup.

 

– Le comte de Tilly ! murmura Magnus.

 

Carquefou se signa, puis, soulevant un mousquet accroché à l’arçon de sa selle, et qu’il réservait pour une circonstance suprême :

 

– S’il se retourne, il a vu son dernier jour, dit-il.

 

L’escadron passa. Un homme galopait à côté du comte de Tilly ; un grand manteau de drap vert enveloppait sa taille.

 

– Si ce n’est pas le duc de Saxe-Lauenbourg, c’est son fantôme, dit Armand-Louis.

 

Carquefou reposa le mousquet sur le pommeau de la selle.

 

– Voilà, dit-il, une balle qui perd l’occasion de se loger dans le corps d’un illustre coquin !

 

Ils n’étaient plus loin des remparts, lorsqu’une troupe de bourgeois tout sanglants passa près d’eux poursuivie par un régiment d’Impériaux.

 

– Ah ! mieux vaut mourir ici que de fuir encore ! dit l’un des bourgeois.

 

Et tous se rangèrent dans le fond d’un jardin.

 

Armand-Louis jeta les yeux autour de lui : on ne voyait partout que piques et mousquets, visages menaçants et sabres ensanglantés. Le torrent des bourgeois les avait entraînés dans le jardin, qu’une vieille muraille protégeait de trois côtés.

 

Tandis que M. de la Guerche cherchait une brèche, une troupe de soldats se jeta dans le jardin sur les pas des bourgeois.

 

– Mort aux hérétiques ! mort aux rebelles ! cria un officier wallon.

 

Une volée de balles partit et décima les rangs mutilés des bourgeois.

 

Le cheval d’Adrienne se cabra et tomba sur les jarrets.

 

Armand-Louis l’enleva de selle et l’assit en croupe derrière lui.

 

– Fuyez ! dit-il à Renaud, je vous suivrai si je peux.

 

– Voilà un conseil dont tu aurais à me rendre raison sur-le-champ, si mille scélérats ne nous enveloppaient de toutes parts, répondit M. de Chaufontaine.

 

Déjà Mlle de Pardaillan s’était rapprochée de Mlle de Souvigny et lui avait saisi la main.

 

– Ton sort sera le mien ! lui dit-elle.

 

On pouvait encore franchir le mur du jardin et gagner une porte ouverte sur le rempart, mais le cheval de M. de la Guerche, fatigué par le double poids qu’il portait et blessé en deux endroits, était incapable d’un tel effort.

 

Tout à coup Magnus mit pied à terre, et montrant l’une des extrémités de la rue du bout de son épée :

 

– Jean de Werth ! dit-il.

 

– Et le capitaine Jacobus ! reprit Carquefou, qui venait de l’imiter.

 

Et tous deux présentaient la bride de leurs chevaux à M. de la Guerche.

 

– Non ! non ! pas à ce prix-là ! s’écria-t-il.

 

Mais déjà Jean de Werth les avait reconnus, et les montrant du doigt au capitaine Jacobus :

 

– Cette fois, ils sont à moi ! s’écria-t-il.

 

Et, rassemblant autour de lui ses Bavarois, il se jeta dans le jardin ; au même instant une nouvelle troupe de cavaliers se montra à l’extrémité opposée de la rue ; leurs cuirasses, tachées de sang, brillaient au soleil ; ils marchaient en bon ordre, l’épée haute, suivant d’un pas égal le chef qui s’avançait à leur tête.

 

– Ah ! le comte de Pappenheim ! s’écria Armand-Louis, qui l’aperçut.

 

– Un tigre et un lion ! reprit Carquefou en regardant tour à tour le capitaine bavarois et le grand maréchal de l’empire.

 

– Suivez-moi tous ! reprit M. de la Guerche d’une voix haute.

 

Et sortant du jardin, malgré les Croates, malgré les Wallons, frappant et renversant tout ce qui s’opposait à son passage, il s’ouvrit un chemin sanglant jusqu’aux cuirassiers de Pappenheim, étonnés que quatre épées pussent faire tant de besogne.

 

– Monsieur le comte, dit alors Armand-Louis à son terrible rival, voici deux femmes que je confie à votre loyauté. Si vous êtes vraiment celui qu’on a surnommé le Soldat, sauvez-les. Quant à nous, M. de Chaufontaine et moi, nous sommes vos prisonniers : voici mon épée.

 

– Et voici la mienne, dit Renaud.

 

Jean de Werth venait de passer sur le ventre des bourgeois retranchés dans l’angle du jardin. Prenant alors sa course, il arriva jusqu’auprès du groupe formé par Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan.

 

– Enfin ! dit-il.

 

Et déjà sa main levée effleurait le bras de Mlle de Souvigny, comme la serre d’un vautour l’aile tremblante d’une colombe.

 

Mais M. de Pappenheim, plus prompt que la foudre, poussa son cheval entre elle et le Bavarois.

 

– Monsieur le baron, dit-il d’une voix impérieuse, vous oubliez que Mlle de Souvigny est sous ma garde. Or, qui la touche me touche !

 

Les regards des deux capitaines se croisèrent comme deux lames d’épée.

 

Mais M. de Pappenheim était entouré de ses cuirassiers, qui lui étaient dévoués. Jean de Werth comprit qu’il ne serait pas le plus fort ; il abaissa la pointe de son sabre.

 

– Mlle de Souvigny prisonnière d’un général de l’empereur Ferdinand ! dit-il ; je ne vous la dispute pas. Sa rançon entrera dans le trésor de Sa Majesté Apostolique et Romaine, comme y entrera celle de Mlle de Pardaillan.

 

S’inclinant alors vers Diane :

 

– C’est une capture dont le chef de l’armée impériale, M. le comte de Tilly, qui connaît M. le marquis de Pardaillan, votre père, appréciera tout le prix, ajouta-t-il.

 

Et Jean de Werth se retira lentement.

 

V

PRIS AU PIÈGE


Le nom du comte de Tilly, jeté dans ce débat, avait une signification qui ne pouvait échapper à M. de Pappenheim. Il faisait en quelque sorte du général en chef de l’armée l’arbitre de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan. Informé de ce qui venait de se passer, et Jean de Werth ne manquerait pas de l’en instruire, le comte de Tilly ferait valoir son autorité absolue, et M. de Pappenheim prévoyait déjà qu’il ne serait plus libre d’agir comme il l’aurait voulu. Sa première pensée avait été de payer la dette de reconnaissance qu’il avait contractée envers M. de la Guerche, et de lui rendre Mlle de Souvigny avec la liberté. C’était le plus noble moyen de montrer à ce gentilhomme qu’il comprenait comme lui les fières actions et qu’il pouvait l’égaler dans la pratique des héroïques dévouements. Mais Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan lui appartenaient-elles encore, à présent que le nom de Sa Majesté l’empereur Ferdinand avait été prononcé ?

 

Ainsi qu’il le supposait, Jean de Werth n’avait pas perdu une heure pour se transporter auprès du comte de Tilly et lui rendre compte du fait dont il avait été le témoin. L’avidité du terrible général ne connaissait point de bornes ; excité par les richesses que de longues guerres accompagnées de longues rapines lui avaient permis d’amasser, il cherchait sans cesse le moyen d’en augmenter le nombre. Or, en lui nommant les deux prisonnières que la fortune amenait dans le camp impérial, Jean de Werth ne négligea pas de rappeler au comte de Tilly qu’elles tenaient par les liens du sang à l’un des grands seigneurs les plus opulents de la Suède. Si les lois de la guerre les donnaient à l’un de ses lieutenants, une part de la rançon qu’on devait exiger d’elles ne revenait-elle pas de droit au généralissime de l’armée ?

 

– De plus, ajouta Jean de Werth, vous n’ignorez pas que, par sa naissance, Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg du chef de sa mère, est tout autant bohémienne que suédoise et sujette par ce fait de Sa Majesté l’empereur notre maître. Elle a en Autriche de grands biens placés sous séquestre… Une part peut en revenir à celui qui la conduira aux pieds de son légitime souverain.

 

L’éclair de la convoitise s’alluma dans les yeux féroces du comte de Tilly.

 

« Maintenant, pensa Jean de Werth, Adrienne sera toujours à portée de ma griffe. »

 

Peu d’instants après cet entretien, un officier dépêché par le comte de Tilly informa M. de Pappenheim que le général en chef l’attendait dans ce même palais que M. de Falkenberg avait occupé le matin même, et où, la veille encore, tant de réjouissances avaient été célébrées. Le comte de Pappenheim revêtit son costume de guerre.

 

– Ne quittez pas cette maison, dit-il à M. de la Guerche, ni vous, ni aucun de vos amis… Cette maison est à moi… La ville est à M. de Tilly.

 

Il fit ranger devant la porte, où son nom avait été écrit avec un morceau de craie, un peloton de ses cuirassiers, leur donna ordre de ne laisser entrer personne, sous quelque prétexte que ce fût, et se rendit chez le vainqueur de Magdebourg.

 

Le nom de Mlle de Souvigny et celui de Mlle de Pardaillan ne tardèrent pas à être prononcés.

 

« Je m’y attendais », pensa M. de Pappenheim, qui regarda Jean de Werth.

 

Jean de Werth se caressait les moustaches.

 

– C’est une capture importante, poursuivit le comte de Tilly ; l’une de ces jeunes filles a de grands biens qui permettront à son tuteur de ne pas compter ; l’autre tient par l’origine à une des familles les plus considérables de l’Allemagne. Son obstination à persévérer dans l’hérésie, ou peut-être aussi quelque arrangement, peut faire passer dans le domaine de la couronne les terres qu’elle possède du chef de sa mère. En outre, Mlle de Pardaillan est l’unique héritière d’un gentilhomme qui non seulement passe pour avoir d’immenses richesses, mais qui est encore le conseiller et le confident de notre implacable ennemi. Je les réclame donc au nom de mon souverain ; captives, elles peuvent servir utilement à notre cause.

 

– Quand il les saura entre nos mains, M. de Pardaillan viendra certainement lui-même au camp impérial pour traiter de leur rançon, dit Jean de Werth.

 

– Qui sait même, reprit le comte de Tilly, si l’espoir de les délivrer plus vite et sans bourse délier ne lui fera pas trahir les secrets de son maître ?… Menacé dans ce qu’il a de plus cher, pourquoi ne nous ferait-il pas connaître les plans de campagne de Gustave-Adolphe ?

 

– M. de Pardaillan est un homme de guerre, se hâta de répondre M. de Pappenheim ; il ne fera jamais ce que vous ne feriez pas vous-même, eussiez-vous dix épées nues tournées contre votre poitrine.

 

– Alors il fouillera au plus profond de ses coffres et les videra pour ramener sa fille et sa pupille en Suède. À défaut de révélations, dont les armées victorieuses de Sa Majesté peuvent se passer, l’empereur Ferdinand, notre maître, aura de l’or pour en solder une partie de ses fidèles soldats.

 

– De l’or !… s’écria le comte de Pappenheim, qui regarda bien en face le vieux général, il y en avait suffisamment dans Magdebourg pour entretenir une armée nombreuse pendant trois mois… Cet or, qu’est-il devenu ?

 

Les yeux profonds de M. de Tilly se remplirent d’éclairs ; mais, sans répondre directement à la question d’un capitaine dont il connaissait la violence et la popularité dans l’armée :

 

– Le courrier qui porte à Munich et à Vienne la nouvelle de la prise de Magdebourg, dit-il, contient les noms de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan parmi ceux des principaux prisonniers.

 

– Je ne doute pas, poursuivit Jean de Werth, que l’empereur ne s’empresse de les appeler à sa Cour. Elles y brilleront par leur beauté, comme on voyait autrefois à la cour d’Alexandre de Macédoine les filles des princes de l’Orient.

 

L’empereur Ferdinand prévenu, il devenait impossible au comte de Pappenheim d’exécuter le généreux projet qu’il avait conçu. Le coup partait d’une main habile.

 

– Si l’empereur mon maître les mande auprès de sa personne, je servirai moi-même de guide et de protecteur à Mlle de Pardaillan et à Mlle de Souvigny, répondit le grand-maréchal.

 

– Elles ne sauraient être en meilleures mains ! s’écria Jean de Werth ; je doute seulement que Sa Majesté l’empereur Ferdinand consente à se priver des services d’un chef qui sait enchaîner la victoire à son épée.

 

– Oh ! la Bavière fournit des capitaines qui sauront me remplacer !

 

Jean de Werth sourit et n’insista pas. Il ne désespérait pas de trouver un moyen efficace pour forcer le maréchal de l’empire à s’éloigner de ses prisonnières. L’important pour lui était qu’elles ne fussent pas renvoyées au camp de Gustave-Adolphe immédiatement.

 

– Vous avez aussi, m’a-t-on dit, deux gentilshommes français dans vos mains ? reprit M. de Tilly.

 

– M. le comte de la Guerche et M. le marquis de Chaufontaine, ajouta Jean de Werth.

 

– C’est vrai.

 

– La bonne aubaine !… ajouta Jean de Werth d’un air négligent. Deux ennemis acharnés de la cause impériale… Ils ne paraîtront pas à la Cour, ceux-là ; un bon logement bien clos dans une prison d’État leur suffira.

 

– Vous oubliez, je crois, que ces deux gentilshommes m’ont remis leur épée, répliqua M. de Pappenheim, qui se releva fièrement.

 

– Ah ! je comprends, poursuivit Jean de Werth, votre intention est peut-être de leur rendre la liberté… C’est de la chevalerie…

 

– Comme vous l’avez pratiquée vous-même un jour, si j’ai bonne mémoire, quand vous avez rendu la liberté à M. de Pardaillan à la bataille de Lutter, répondit M. de Pappenheim.

 

Jean de Werth se mordit les lèvres. L’argument était de ceux auxquels on ne répond pas.

 

– Çà, messieurs, ne suis-je rien ici ?… s’écria le comte de Tilly. Je croyais que les ruines fumantes qui nous entourent disaient assez qui commande à Magdebourg !

 

– Si vous êtes le général en chef de l’armée, je crois être le maréchal héréditaire de l’empire… Ce que j’ai pris, nul n’y touche.

 

– Monsieur le comte… savez-vous bien qui vous parle ?

 

– Monsieur le comte de Tilly, vous parlez au comte de Pappenheim, voilà ce que je sais !

 

Les deux chefs se regardaient comme au désert deux lions qui viennent boire à la même source : l’un avec toute la hauteur du commandement dont il était revêtu, l’autre avec toute l’arrogance de la race dont il sortait ; la même pâleur couvrait leur front. Poussé à bout, le comte de Pappenheim pouvait s’éloigner, et toute l’armée ne l’aurait point arrêté, marchant à la tête de ses cuirassiers ; peut-être même une bonne partie l’aurait-elle suivi, et l’on s’exposait à tout perdre pour avoir tout exigé.

 

– Eh ! messieurs, s’écria Jean de Werth, que nous fait la vie de deux capitaines dont la rançon ne serait pas payée dix écus d’or ! Il est bon, au contraire, que nos ennemis sachent quel mépris nous faisons de leur épée ! Ils diront aux Suédois quel sort l’armée que commande M. le comte de Tilly réserve à quiconque lui résiste ! Ce surnom d’invincible qu’elle a mérité si longtemps, ce nom que dix victoires ont consacré, ils sauront qu’elle le mérite encore !

 

Ces éloges, adroitement prodigués, dissipèrent la colère du général. Un sourire amer plissa ses traits.

 

– Jean de Werth a raison, dit-il ; que monsieur le maréchal de l’empire fasse donc ce qui lui plaira des deux aventuriers que le hasard a mis en son pouvoir.

 

La conférence était terminée ; le comte de Pappenheim regagna lentement la maison devant laquelle veillait une garde de cuirassiers. Il venait de braver en face un homme qui ne pardonnait pas facilement, et il connaissait suffisamment Jean de Werth pour être assuré qu’il ne renoncerait pas à ses projets, s’il les avait ajournés. Il fallait donc mettre M. de la Guerche et M. de Chaufontaine à l’abri de toute entreprise hostile.

 

L’air de son visage, quand il pénétra dans l’appartement occupé par les gentilshommes, leur fit comprendre que quelque chose de nouveau s’était passé. Adrienne et Diane se pressèrent l’une contre l’autre, comme deux colombes à l’approche d’un vautour.

 

– Vous savez de chez qui je sors ? dit M. de Pappenheim. Rien n’est perdu, mais il faut vous séparer.

 

– Nous séparer ? répéta Adrienne.

 

– Le nom de quelqu’un contre lequel je ne peux rien, un nom auguste, a été prononcé. Mlle de Souvigny est prisonnière de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne. Mlle de Pardaillan l’est aussi.

 

Le saisissement ne permit pas à Mlle de Souvigny de répondre. M. de Pappenheim profita de ce silence pour leur raconter ce qui s’était passé chez M. de Tilly. En apprenant que leurs compagnes allaient être envoyées à Munich ou à Vienne, Armand-Louis et Renaud bondirent comme deux panthères dont les flancs viennent d’être piqués par des flèches.

 

– Prisonnières toutes deux ! Et nous ? dirent-ils.

 

– Vous, messieurs, vous êtes libres.

 

– C’est une trahison ! s’écria Renaud.

 

– Voilà, monsieur, un mot que vous n’auriez pas impunément prononcé si vous n’étiez pas mon hôte, répliqua le maréchal, qui pâlit légèrement. J’ai fait tout ce qui était humainement possible pour vous sauver ; mais je ne suis pas le maître, je ne m’appelle pas non plus Ferdinand de Habsbourg. Devant ce nom, les têtes les plus hautes s’inclinent. Rassurez-vous, cependant : Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan sont sous ma garde.

 

– Et vous en répondez sur votre vie, sur votre honneur ! s’écria M. de la Guerche.

 

– Il n’est nul besoin qu’on me le rappelle, monsieur le comte. Vous, cependant, messieurs, partez.

 

– Déjà ? dit Armand-Louis, qui s’était rapproché d’Adrienne.

 

– Le plus tôt sera le mieux.

 

– Que craignez-vous ? demanda Mlle de Souvigny.

 

– Je ne crains rien et je redoute tout. Sais-je ce que le général qui commande à Magdebourg décidera cette nuit ? Il y a près de lui un homme qui vous hait ; il sera peut-être fertile en mauvais conseils.

 

– Oh ! partez ! partez vite ! reprit Adrienne.

 

M. de la Guerche se leva.

 

– Expliquons-nous bien, dit-il d’une voix brève : nous avons pour nous M. le comte de Pappenheim… est-ce vrai ?

 

– Oui, répondit le comte.

 

– Nous sommes sous votre toit, et je vois là des cuirassiers qui, sur un signe de leur général, se feraient tuer tous pour défendre cette maison ?

 

– Tous.

 

– Mais nous avons contre nous le comte de Tilly, Jean de Werth et une armée.

 

– C’est-à-dire la force, la ruse et la colère.

 

– Or, si nous écoutions vos conseils, nous partirions cette nuit ?

 

– Dans une heure.

 

– Et nous pousserions tout droit vers les avant-postes suédois ?

 

– Sans regarder en arrière.

 

Adrienne et Diane sentirent un frisson courir sur leur épiderme. Armand-Louis et Renaud firent un mouvement.

 

– Ah ! je vous comprends, dit le grand maréchal de l’empire. Vous avez mille choses à vous dire, mille confidences à échanger… peut-être même à prendre vos mesures pour une délivrance que tous vos vœux appellent.

 

– Et que nous obtiendrons avec l’aide de Dieu et le secours de nos épées, c’est vrai ! s’écria Renaud.

 

– Restez donc… Je vous donne une nuit ; c’est une imprudence, mais cette imprudence me permettra peut-être de mieux assurer votre retraite. Je ne lutterai pas, d’ailleurs, contre les conseils de l’amour. Je sais par expérience combien de folies il inspire. Heureux encore lorsque ce ne sont que des folies !

 

Cette allusion aux incidents qui avaient marqué leur rencontre à la Grande-Fortelle fit passer un voile de pourpre sur le visage de Mlle de Souvigny. M. de la Guerche y vit la preuve que M. de Pappenheim n’était plus l’homme qu’il avait connu autrefois, et il lui tendit la main par un mouvement spontané.

 

Entraîné par ce mouvement, Renaud s’approcha du grand maréchal.

 

– Deux femmes sont entre vos mains, dit-il, une bonne résolution, un élan du cœur les rendrait libres… N’êtes-vous pas d’un nom à braver la colère du comte de Tilly, d’un rang à forcer même l’empereur, votre maître, au respect ?… Dites un mot, et ces deux femmes vous béniront !

 

Sans répondre, M. de Pappenheim ouvrit violemment la fenêtre.

 

– Regardez, dit-il.

 

Et les deux jeunes gens, derrière lesquels se groupaient Adrienne et Diane, virent, aux clartés des feux, un rideau noir de soldats d’où sortaient les éclairs des piques et des mousquets.

 

– Là sont les bandes wallonnes, là les compagnies bavaroises, reprit le grand maréchal. Oh ! Jean de Werth a bien pris toutes ses mesures… Voulez-vous d’une bataille où tous les quatre vous pouvez perdre la vie ?

 

– Nous, ce n’est rien, mais elles ! dit Armand-Louis.

 

Le grand maréchal repoussa la fenêtre.

 

– Je n’eusse pas attendu votre prière si j’avais cru la chose possible… reprit-il. Mais où commande le comte Tilly, où veille Jean de Werth, un tigre et un loup, messieurs, il faut mettre son espoir en Dieu ! Aujourd’hui est à eux, demain sera peut-être à nous.

 

VI

BADINAGES AUTOUR D’UN PÂTÉ


Tandis que ces choses se passaient dans un coin de Magdebourg, un moine, qui appartenait à l’ordre des capucins, rôdait autour de la maison où les fourriers de l’armée avaient marqué le logement de Jean de Werth. C’était un homme long comme un échalas, maigre comme la patte d’un lièvre, sec comme un bout de ficelle, pâle comme un linceul. Ses yeux mobiles ne perdaient rien de ce qui se faisait autour de lui ; toujours en mouvement, sombres, avec des éclairs rapides, ils avaient quelque chose d’inquiet, de farouche et de félin, qui rappelait les yeux des bêtes fauves. Quelquefois le moine oubliait de répondre au salut obséquieux des soldats chargés de butin qui lui demandaient sa bénédiction ; d’autres fois, il leur envoyait un signe de croix jeté négligemment de la main droite, et un sourire où l’on sentait la convoitise beaucoup plus que l’humilité. Jamais il ne s’éloignait de la maison, devant laquelle allait et venait une sentinelle bavaroise.

 

La nuit venait, les bruits se taisaient ; quelques maisons, qui flambaient encore, projetaient une lueur rouge sur le ciel assombri. On entendit alors, dans la rue voisine, le pas de quelques hommes dont les lourdes bottes frappaient le sol à coups pressés. Bientôt l’ombre du capucin se dessina sur le mur d’un bâtiment que les reflets de l’incendie éclairaient ; il se penchait en avant pour mieux voir.

 

– C’est lui ! murmura-t-il ; jouons serré, et une heure peut me rendre ce que la fortune m’a fait perdre !

 

Jean de Werth arrivait en ce moment devant la maison ; le capucin l’aborda, et, croisant les bras sur sa poitrine, il s’inclina d’un air de componction.

 

– Monseigneur Jean de Werth daignera-t-il perdre cinq minutes de son temps précieux pour écouter un humble serviteur de l’Église ? dit-il.

 

– Tout de suite ? demanda le Bavarois.

 

– Tout de suite, si cela plaît à Votre Seigneurie.

 

Et plus bas, il ajouta :

 

– Il s’agit d’une personne que l’enfer réclame et que monseigneur Jean de Werth honore d’une haine particulière : j’ai nommé M. de la Guerche.

 

Jean de Werth enveloppa le moine d’un regard perçant.

 

– Un pâté de venaison, flanqué de quatre bouteilles dérobées aux renégats de Magdebourg, vous ferait-il peur, mon Père ? reprit-il.

 

– Bien que mon habit m’ait fait rompre tout commerce avec les sensualités de ce monde, pour le service de la cause que nous défendons, vous par l’épée, moi par la parole, je me soumettrai à l’épreuve du pâté.

 

– Et à la tentation des bouteilles ?

 

– Oui, monseigneur.

 

– Alors, suivez-moi, nous causerons en soupant.

 

Le moine s’inclina jusqu’à terre et pénétra à la suite de Jean de Werth dans une salle basse que les Croates et l’incendie avaient respectée. Une table robuste, en bois de chêne, supportait sans faiblir le poids respectable d’un pâté qu’entourait modestement un assortiment complet de saucisses, de boudins et d’andouilles, d’où s’échappait une vapeur épicée. Quatre longues bouteilles, au col mince, décoraient les quatre angles de la table.

 

Jean de Werth sourit.

 

– Allons ! dit-il, Magdebourg a du bon.

 

Puis montrant un siège au capucin, qui se signait dévotement :

 

– Buvez et mangez, reprit-il.

 

Le moine leva les yeux vers le ciel.

 

– Ah ! dit-il d’une voix attendrie, quand on a travaillé tout le jour à la vigne du Seigneur, il est doux, aux approches du soir, de reconnaître que les modestes efforts d’un serviteur indigne de l’Église n’ont pas été désagréables à la Providence !

 

Ayant ainsi parlé, il releva les larges manches de sa robe de bure et attaqua vigoureusement le pâté, sans négliger les andouilles, qu’il arrosa d’une forte rasade de vin du Rhin.

 

– Monseigneur, dit-il alors en soupirant, la parole des Pères de l’Église nous enseigne le pardon des offenses ; mais, lorsqu’on a affaire à un pécheur endurci et trop enfoncé dans les ténèbres de l’hérésie, la sainte inquisition, que je vénère, livre le misérable qui persévère dans l’erreur, à la sévérité du bras séculier.

 

– La sainte inquisition ne se trompe jamais, répondit Jean de Werth, qui venait de pratiquer une brèche énorme dans les flancs du pâté.

 

– Il m’est donc venu à la pensée qu’il ne fallait accorder ni pitié ni miséricorde à ce parpaillot maudit qui est connu parmi ses frères les hérétiques sous le nom de M. le comte de la Guerche.

 

– Ni pitié, ni miséricorde, c’est bien cela ; malheureusement, mon Père, vous n’ignorez pas que M. le comte de la Guerche a eu l’art infernal d’intéresser à son sort un puissant dignitaire de l’empire, M. le maréchal comte de Pappenheim.

 

– Je le sais, monseigneur, je le sais, et je vois en cela l’œuvre du démon ; mais les maléfices de l’esprit des ténèbres ne prévaudront pas contre les armes spirituelles qu’il est de mon devoir d’employer, et nous vaincrons, s’il plaît à Dieu, l’obstination de ce huguenot.

 

– Le gobelet ?…

 

Le moine remplit son gobelet d’étain jusqu’au bord et l’avala d’un trait.

 

– M. le comte de la Guerche, reprit-il d’un air béat, partira certainement sous peu de jours ; il suivra naturellement la route qui, de Magdebourg, conduit par le plus court au camp de ce fils de Sennachérib et de Nabuchodonosor, que les Suédois appellent entre eux Gustave-Adolphe, et cela dans le but malicieux d’y chercher des secours.

 

– C’est évident, et vous raisonnez, mon Père, avec une lucidité d’esprit qui me charme.

 

– Or, en donnant aux armes spirituelles, dont je vous parlais tantôt, le secours des armes temporelles, on pourrait facilement mettre M. de la Guerche et son compagnon, M. de Chaufontaine, hors d’état de nuire aux fils bien-aimés de notre sainte Église.

 

– Hors d’état, dites-vous ?

 

– Les chemins sont pleins d’embûches ! Le sage ne peut jamais répondre du lendemain !

 

Le moine acheva de vider la bouteille et la fit sauter lestement par la fenêtre.

 

« Voilà un capucin qui a la main d’un reître », pensa Jean de Werth.

 

– Suivez bien mon raisonnement, reprit le moine, dont l’esprit puisait des clartés nouvelles au fond de chaque bouteille qu’il égouttait. Ces mécréants, dont mes lèvres ne sauraient prononcer les noms sans éprouver la sensation d’un fer chaud, partent un matin de Magdebourg l’âme remplie de noirs projets ; ils en méditent la perpétration chemin faisant ; mais Dieu, qui ne permet pas le triomphe des méchants, les fait entrer un soir dans une hôtellerie dont le propriétaire est un saint homme, dévoué aux intérêts éternels de la religion. On excite sa piété par une offrande, et il ouvre la porte de sa maison au bras séculier.

 

– Sans que le nom et la réputation de personne soient compromis ?

 

– Monseigneur prend-il cette robe vénérable pour les langes d’un enfant ? Non, non, le bras que voici a mis en pratique bien souvent la devise d’un philosophe dont le nom m’échappe : célérité et discrétion.

 

– C’est un bras vertueux et prudent.

 

Le capucin s’inclina et remplit son assiette aux dépens du pâté, qui menaçait ruine.

 

– J’imagine en outre, poursuivit-il, que Votre Seigneurie a horreur comme moi des violences inutiles et de l’effusion du sang. Ce que nous voulons, c’est moins la mort du pécheur que sa conversion.

 

– Sans doute.

 

– Et puis un coup de poignard qui fait passer de vie à trépas ne laisse point aux âmes le temps de se repentir et de se racheter par d’abondantes aumônes. Il faut que le spectacle des misères et des souffrances auxquelles elles vont être condamnées attendrisse ces âmes et les dispose à la pénitence. Ainsi, votre huguenot mort, Mlle de Souvigny persévère dans son entêtement : qu’y gagnez-vous ? Le plaisir du triomphe. C’est quelque chose sans doute, mais ce n’est pas tout. M. de la Guerche, au contraire, enfermé dans quelque cachot profond, et suppliant cette personne obstinée de répondre aux vœux de Votre Seigneurie pour obtenir la délivrance de son corps misérable et soumis à des tortures quotidiennes, voilà le beau ! Et c’est à quoi il faut que nos humbles efforts tendent sans relâche.

 

Jean de Werth regarda le moine avec admiration. Il lui semblait que cet homme dont il ne connaissait pas le nom dépassait l’infortuné Frantz Kreuss de cent coudées.

 

– Vous connaissez donc une hôtellerie disposée à vous offrir l’hospitalité au prix d’une offrande pieuse ? reprit-il.

 

– Je la connais.

 

– Et votre bras se chargera d’y surprendre M. de la Guerche et de le conduire en un lieu où il aura loisir de se livrer à de longues méditations ?

 

– M. de la Guerche, et, si vous le permettez, M. de Chaufontaine aussi.

 

– Je le permets avec plaisir.

 

– Vous êtes un homme de bien, répliqua le moine.

 

Puis, d’une voix douce, il appela un laquais et lui commanda d’apporter quatre nouvelles bouteilles auxquelles il lui paraissait convenable d’ajouter le supplément d’un jambon.

 

– Je ne saurais trop admirer l’excellence de votre estomac et la force de votre appétit, dit Jean de Werth en souriant.

 

– Ce sont là les privilèges d’une conscience pure, répondit le capucin.

 

– Maintenant, dites-moi, mon Père, Votre Sainteté se chargerait-elle de cette mission de confiance pour l’amour du prochain seulement ?

 

– Hélas ! non.

 

– Ah !

 

– La dureté des temps est telle, qu’elle m’oblige à solliciter de mes services une récompense moins céleste.

 

– Je vous écoute, mon Père ; j’ai idée que nous pourrons unir nos efforts pour le bien commun.

 

– C’est mon désir le plus vif… Je n’ai pas toujours été, monseigneur, un serviteur infime de la sainte Église ; en d’autres temps j’ai porté l’épée… Si l’humilité ne s’y opposait pas, j’ajouterais même que je ne la maniais pas mal.

 

– Je m’en suis douté en voyant le bras que vous me montriez tout à l’heure.

 

– Malheureusement le diable me souffla l’esprit de colère : une nuit que nous jouions aux dés avec un écuyer de Son Excellence le duc de Friedland… j’avais perdu… je tuai l’écuyer d’un coup de dague.

 

– Un mouvement de vivacité, mon Père.

 

– J’en ai demandé pardon aux saints et aux hommes… Il faudrait maintenant obtenir ma grâce de Son Excellence le duc de Friedland.

 

– C’est un soin dont je me charge.

 

– Plus tard, étant en voyage dans le Palatinat, je fis rencontre du trésorier de Son Éminence Monseigneur l’archevêque de Mayence ; nous dînâmes de compagnie sous une treille. Le lendemain on ne trouva plus ni le trésorier ni le trésor. De méchantes gens firent courir le bruit que j’étais pour quelque chose dans ce singulier événement. Il serait à désirer que Son Éminence montrât l’exemple de l’oubli des injures en ordonnant de suspendre toute recherche et de clore la procédure.

 

– J’écrirai à Monseigneur l’archevêque de Mayence.

 

– Plus tard encore, me trouvant en Bavière, dans un château où l’on célébrait un mariage, une troupe d’étudiants et de bohémiens enleva la fiancée dans ses habits de noces, chargés de pierreries. Un hasard malheureux m’avait introduit la veille dans cette compagnie de vagabonds, qui s’étaient plu à me revêtir du titre de capitaine. La fiancée retourna au château huit jours après et entra au couvent. Mais, hélas ! on ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues les pierreries.

 

– Ces choses-là s’égarent si facilement !

 

– La calomnie osa m’accuser ! Il serait opportun d’engager le maître du château, un comte du Saint-Empire, monseigneur, à ne plus penser à cette affaire qui lui rappelle de si tristes souvenirs.

 

– J’en dirai un mot à l’électeur Maximilien, mon maître, et j’ose croire qu’il fera droit à ma requête.

 

– J’ai bien encore quelques menues peccadilles sur lesquelles ma conscience ne s’est point endormie ; l’une entre autres a motivé une sentence de mort prononcée par le tribunal ecclésiastique de Trêves ; mais, grâce à l’intervention de mon saint patron, j’ai tué tant de huguenots depuis lors, que le tribunal consentira, j’en suis sûr, à lever ma sentence si quelque âme charitable et puissante plaide ma cause.

 

– Je serai cette âme, si vous voulez.

 

– Il ne me reste à présent, monseigneur, qu’à vous présenter humblement une dernière prière. Je n’aurais plus de vœux à adresser au Ciel, si quelqu’un, ayant votre nom et votre crédit, m’attachait à sa personne. La casaque va mieux à ma taille que le froc ; non pas que je dédaigne ce pieux vêtement, mais chacun a ses instincts, et les miens me poussent vers l’habit militaire. Ce qui n’empêche pas que, dans l’occasion, ma tête saura se courber sous un capuchon.

 

– Parbleu ! mon Père, depuis une heure je pensais que vous étiez seul en état de remplacer un honnête serviteur que j’ai perdu, le bon Frantz ; c’était un homme habile, qui n’avait pas son pareil pour les entreprises hasardeuses. Avide, c’est vrai, mais point scrupuleux. Je le pleure chaque jour. Vous êtes de sa race et de son rang, avec quelque chose de plus qui me séduit.

 

– Vous me flattez.

 

– Point. Je dis les choses comme elles sont ; peut-être même avez-vous l’esprit plus inventif, plus fertile en ressources, plus énergique et plus prompt.

 

– Ainsi, vous consentez ?

 

– Sans hésiter.

 

– Et je suis à vous ?

 

– Dès ce soir.

 

– Monseigneur, s’écria le moine, qui fit voler par la fenêtre les quatre bouteilles vides, aussi vrai que ce verre fragile se brise en tombant, je jetterai à vos pieds, les poings liés, la corde au cou, ces Français maudits qu’on appelle M. de la Guerche et M. de Chaufontaine ! L’un est à vous, monseigneur, l’autre est à moi.

 

– Ah ! tu les hais donc aussi, toi ?

 

– Regardez cette cicatrice qui court sur ma poitrine ! Le poignard de l’un d’eux l’a faite ; fût-elle effacée, je n’oublierai jamais l’homme qui m’a frappé !

 

– Ton nom, mon brave ?

 

– Mathéus Orlscopp.

 

– À l’œuvre donc, Mathéus, et si tu réussis, il n’y aura pas dans toute l’Allemagne de capitaine plus riche ni plus fortuné que toi !

 

VII

UN CHŒUR DE MOINES


L’entretien terminé et le souper fini, une vague inquiétude traversa l’esprit de Jean de Werth ; il craignait que sa nouvelle recrue ne fût plus en état de se lever après l’effroyable quantité qu’elle avait absorbée. Quelle ne fut sa surprise de voir le capucin sauter sur ses pieds avec la dextérité d’un chat, quand la dernière tranche de jambon eut suivi le dernier verre dans les profondeurs de son estomac ! Mathéus Orlscopp ne paraissait pas plus gros que s’il eût vécu d’une croûte de pain dur et d’une goutte d’eau. Maigre il était, maigre il restait.

 

– De l’or, à présent ! dit-il d’une voix sonore.

 

Jean vida sa ceinture sur la table.

 

– Prenez ce qu’il vous faut, dit-il.

 

– Je prends tout, répondit Mathéus, qui fit disparaître les pièces d’or dans ses poches. Voilà qui fermera les yeux et ouvrira les oreilles de maître Innocent.

 

– Ah ! il s’appelle Innocent, l’hôtelier que tu connais ?

 

– Oui, et jamais petit nom ne fut mieux porté. Il ne fait jamais rien que pour rendre service au prochain.

 

Mathéus enjambait déjà la porte, lorsque Jean de Werth le saisit par le bras.

 

– Qui me répond de ta fidélité ? dit-il.

 

– Ceci, répliqua le capucin en posant le doigt sur la cicatrice faite par le poignard de Renaud, et la confession que je vous ai contée. Une petite moitié suffirait pour faire pendre un honnête homme.

 

– File donc ! s’écria le Bavarois.

 

Une heure après, un cavalier bien monté, et suivi de deux valets qui se tenaient respectueusement à distance, sortait de Magdebourg. C’était Mathéus Orlscopp, qui voyageait en gentilhomme.

 

En passant devant la maison du comte de Pappenheim, il aperçut à l’étage supérieur une lumière qui brillait, et il entendit vibrer dans la nuit les accents purs et mélodieux d’une voix qui chantait un psaume de David.

 

Ce n’était pas la première fois que cette voix éclatante frappait son oreille ; elle lui rappelait l’auberge de la « Croix de Malte », dans le bourg de Bergheim. L’ombre élégante de deux cavaliers se dessinait sur la vitre étincelante.

 

– Chantez ! murmura Mathéus. Nous verrons bien si vous chanterez toujours !

 

Et il s’enfonça dans les ténèbres.

 

Armand-Louis et Renaud ne pouvaient s’arracher d’auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan : au regret amer de les quitter s’ajoutait la mortelle angoisse de les laisser aux mains de celui qui avait été le rival de l’un d’eux et qui était encore leur ennemi. Si loyal qu’on le supposât, elles n’en étaient pas moins captives, et quel espoir avait-on de les délivrer jamais ? Renaud tordait ses moustaches, et de sourdes exclamations de colère s’échappaient de ses lèvres ; Armand-Louis marchait à grands pas, ou, muet et pâle de désespoir, il regardait le ciel.

 

– Vaincus ! répétait incessamment Renaud.

 

– Et toutes deux prisonnières ! reprenait Armand-Louis. Il y avait des heures où les plus folles résolutions leur traversaient l’esprit. Ils ne reculaient alors devant l’exécution que dans la crainte de compromettre davantage leurs compagnes. Seules, Adrienne et Diane se montraient plus fidèles à l’espérance.

 

– Que redoutez-vous ? disait Mlle de Souvigny d’une voix ferme. Vous ne me faites pas l’injure de penser que mon cœur puisse changer ? Ma vie a-t-elle été jusqu’à ce jour exempte de périls ? Me croyez-vous trop faible pour ne pas supporter les rigueurs de cette nouvelle épreuve ? Mon âme saura les accepter toutes, croyez-le, et rester digne du nom que je porte. Quelques jours, quelques mois peut-être nous séparent. Qu’est-ce, en présence des longues années que nous avons à parcourir ensemble ? Levez haut le front, et attendez tout de l’avenir. Le Dieu qui m’a tirée des mains de Mme d’Igomer, après nous avoir ensemble ramenés d’Anvers, pensez-vous qu’il n’aura pas un regard de pitié pour nous ? J’ai meilleure confiance que vous en Sa bonté. Un jour viendra peut-être où le souvenir de Magdebourg sera pour vous et pour moi comme le souvenir de ces tempêtes dont les matelots parlent en souriant. Qu’il sera loin dans le passé ! Donnez-moi votre main, Armand, et mettez votre espoir dans Celui qui ne trompe pas !

 

Diane parlait le même langage à Renaud, mais avec une nuance d’ironie qui marquait les différences de son caractère et de celui d’Adrienne.

 

– N’êtes-vous donc plus l’homme que j’ai connu disait-elle, le chevalier amoureux de périls et prompt à courir sus aux aventures ? Par hasard, votre dévotion à sainte Estocade se serait-elle amoindrie ? Ne croyez-vous plus cette bienheureuse personne en état de faire des miracles ? Elle vous a cependant laissé votre dague et votre épée, et n’a pas, que je sache fait disparaître l’héroïque Carquefou ! Renoncez-vous à pourfendre les gens, ou bien avez-vous cette pensée que votre constance n’est pas d’un caractère à supporter quelques semaines d’absence ? Parlez, monsieur, parlez, et s’il faut que je désespère, laissez-moi le temps de m’habituer aux larmes ! À vrai dire, je lui faisais l’honneur de la croire d’un tempérament plus robuste. Voulez-vous me laisser, en partant, cette pensée que vous êtes semblable à la feuille du saule, que le moindre zéphyr fait trembler, ou bien craignez-vous de perdre votre mémoire, chemin faisant, comme un enfant perd sa toupie ? Me prenez-vous pour un feu follet que le matin fait disparaître, et ne vous sentez-vous plus maintenant la force de crier : Chaufontaine à la rescousse !

 

Renaud jurait que dix millions d’années passées loin de Mlle de Pardaillan n’ébranleraient en rien sa constance, et qu’il était toujours le serviteur le plus croyant de sainte Estocade. Armand-Louis, de son côté, remerciait Adrienne à genoux de lui avoir rendu le courage et l’espoir, et ce fut au milieu de ces alternatives d’abattement et de résignation que l’on attendit le moment des adieux.

 

L’armée du comte de Tilly, repue d’orgies et gorgée de butin, allait quitter ce monceau de ruines qui fut Magdebourg. Elle devait commencer dès le lendemain sa campagne contre l’armée de Gustave-Adolphe.

 

M. de Pappenheim leur en donna lui-même la nouvelle. L’heure était donc proche où il fallait se séparer. M. de la Guerche et M. de Chaufontaine le savaient : ils s’y étaient préparés, et aux premiers mots du grand maréchal, ils crurent que leur cœur allait cesser de battre.

 

– Vous dire adieu !… Vous quitter !… Cela se peut-il ! s’écria Armand-Louis.

 

– Ah ! Diane !… dit le pauvre Renaud, et il ne put continuer.

 

Adrienne abrégea cette heure fatale en se précipitant dans son oratoire, où Diane la suivit.

 

Penchée à la fenêtre, derrière un épais rideau, elle regardait dans la rue ; elle avait été forte aussi longtemps qu’elle avait dû raffermir le cœur déchiré de M. de la Guerche : pas une larme alors, mais un accent viril, un sourire confiant, un visage tout illuminé par les flammes de l’amour et de la foi ; mais quand elle les vit disparaître derrière l’angle du mur, une pâleur mortelle se répandit sur tous ses traits, et des larmes l’inondèrent.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle les mains jointes et dans l’attitude de la prière, mon Dieu, ayez pitié de moi !

 

Derrière elle, et prosternée, sanglotait la rieuse Diane de Pardaillan.

 

Le comte de Pappenheim, à la tête d’une bande de cuirassiers, voulut faire escorte lui-même aux deux gentilshommes. Il avait la parole du comte de Tilly, mais il ajoutait plus de confiance aux épées et aux cuirasses de ses soldats. Un temps ils coururent sur la route, qui fuyait sur le nord, le grand maréchal en tête, et derrière eux l’escadron de ses cavaliers. Quand on fut à deux heures de Magdebourg, il s’arrêta.

 

– Adieu, maintenant, dit-il ; vous êtes libres, la campagne est ouverte !

 

Quelque temps Armand-Louis et Renaud marchèrent en silence ; leurs mains retenaient leurs chevaux comme s’ils eussent compté les pas qui les séparaient des deux captives. Au loin, de grands nuages de poussière voilaient la route que suivait l’armée impériale. Un dôme de fumée opaque planait au-dessus de Magdebourg. Partout des arbres abattus ou calcinés, des chaumières brûlées, des hameaux saccagés, des moissons foulées aux pieds ; mais ce deuil de la nature n’égalait pas encore le deuil de leur âme.

 

Le premier, Renaud fit sentir l’éperon à son cheval.

 

– Au galop ! à présent, s’écria-t-il : plus vite nous irons, plus vite nous reviendrons !

 

Armand-Louis se pencha sur l’encolure de son cheval, et, suivis de Magnus et de Carquefou, les deux amis coururent vers le point de l’horizon derrière lequel ils devaient trouver Gustave-Adolphe et les Suédois.

 

– Ah ! disait M. de la Guerche entre ses dents, s’il leur faut un guide pour les mener jusqu’à Vienne, je suis là !

 

Un soir, et après une longue traite dont leurs montures seules sentaient la fatigue, ils arrivèrent en vue d’une auberge assise au bord de la route, sur la lisière d’un maigre champ de sarrasin. Quelques bottes de fourrage fraîchement coupé embaumaient l’air ; les chevaux hennirent en secouant la tête.

 

– Pauvres bêtes ! elles sentent le souper ! dit Carquefou, qui avait une grande compassion pour les peines de l’estomac.

 

Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes devant la porte de l’auberge. C’était un vaste bâtiment, dont les murailles noires conservaient encore quelques traces de l’incendie qui avait dévoré le château auquel autrefois elles se reliaient. On en voyait les ruines éparses çà et là, et au travers de ces décombres, des arbres fruitiers et des plantes potagères. Point d’enseigne au-dessus de la porte principale, mais des branches de pin desséchées. Une treille s’étendait sur l’un des côtés de ce bâtiment, et, sous cette treille, un moine lisait son bréviaire, en compagnie de deux frères lais, qui marmottaient des prières en égrenant leur chapelet.

 

L’hôte accourut et saisit l’étrier de M. de la Guerche.

 

C’était un homme petit, à figure de chat, avec des cheveux taillés en brosse et de larges mains crochues, pareilles aux serres d’un milan.

 

Il jeta un regard de fin connaisseur sur les chevaux.

 

– Voilà des animaux fourbus, dit-il ; si Vos Seigneuries ont besoin de coursiers frais, robustes et légers, elles trouveront à s’arranger ici.

 

– Ah ! nous sommes un peu maquignons ? répondit Renaud, qui venait de mettre pied à terre.

 

– On rencontre beaucoup de pauvres bêtes qui errent sans maître, cela fend le cœur, reprit l’hôtelier : je les recueille pour le service des honnêtes gens qui hantent ma maison.

 

Carquefou, qui avait déjà rendu visite à l’office et à la cuisine, parut sur le seuil de la porte :

 

– On n’a jamais vu auberge si peuplée de moines, dit-il : j’en ai compté trois autour d’une chaudière qui répand une aimable odeur de choux et de lard ; deux dans le jardin, et deux autres encore qui méditaient devant le cellier, sans compter les quatre qui sont en prières en ce moment sous la treille.

 

– Ce sont des pères capucins qui se rendent en pèlerinage à Cologne et qui arrivent du fond de la Poméranie, dit l’aubergiste. Leur passage répandra certainement les bénédictions du Seigneur sur ma pauvre maison.

 

– Holà ! maître Innocent ! cria celui des moines qui paraissait le Supérieur, faites préparer mon souper : quelques lentilles cuites à l’eau et une poignée de noisettes.

 

– Hum ! fit Carquefou, que voilà un régime propre à faire prendre la vie en dégoût !

 

– Je ne veux ni vin ni bière, ajouta le moine : l’eau de la fontaine qui coule au fond du jardin suffira pour étancher ma soif.

 

Le moine, ayant son froc rabattu sur les yeux, passa les mains croisées sur sa poitrine, et s’enfonça dans le jardin, suivi des deux frères lais.

 

Maître Innocent se précipita vers la cuisine, et en sortit un moment après avec un plat de lentilles qui fumaient tristement, et une assiette au milieu de laquelle couraient quelques noisettes. Il resta près d’un bon quart d’heure à servir ce maigre repas, et comme Carquefou, que la faim rendait grondeur, lui en faisait l’observation :

 

– Ah ! monsieur, répondit maître Innocent, le saint homme me nourrissait du pain de la parole divine !

 

Bientôt après, l’aubergiste fit voir à Carquefou que sa maison n’avait pas que des lentilles et des noisettes. À la vue du festin, qui répandait partout les arômes les plus délicats, l’honnête serviteur soupira.

 

– Ah ! comme nous mangerions de bon appétit, si nous n’étions pas si tristes ! dit-il.

 

Armand-Louis et Renaud avalèrent à la hâte quelques morceaux et n’échangèrent pas dix paroles, encore se rapportaient-elles toutes à la délivrance de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan. C’était leur unique souci, leur unique pensée.

 

– Que les chevaux soient prêts demain à la première pointe du jour, dit M. de la Guerche.

 

L’hôte prit un flambeau et conduisit les jeunes gentilshommes à leurs chambres. L’une donnait sur le jardin, l’autre sur la route, aux deux extrémités d’un long corridor.

 

– J’aurais voulu vous réunir dans la même alcôve, dit-il, mais les saints pères capucins occupent toutes les chambres à deux lits, ainsi que toutes celles qui vous séparent ; mais j’ai pris soin que rien ne manquât à Vos Seigneuries ; voyez, les draps sont blancs.

 

– C’est bien ; une nuit est bientôt passée, dit Renaud, qui souhaita le bonsoir à son ami.

 

L’hôte frissonna en le voyant placer son épée nue près du lit, à portée de sa main, et se retira lentement.

 

VIII

L’HÔTELLERIE DE MAÎTRE INNOCENT


Tandis que maître Innocent passait le long du corridor, une porte entrebâillée laissa voir subitement le capuchon d’un moine qui avançait la tête discrètement.

 

– Les oiseaux sont en cage, dit tout bas maître Innocent.

 

Le capuchon du moine disparut.

 

Au bas de l’escalier, maître Innocent rencontra Magnus et Carquefou.

 

– Les chambres de Vos Seigneuries sont tout en haut, dit-il ; j’ai quelque regret de les avoir placées sous les combles, mais…

 

– Ne vous inquiétez pas, interrompit Magnus. Nos Seigneuries couchent auprès de leurs chevaux.

 

C’était leur habitude, en effet, depuis leur départ de Magdebourg. Il fallait voyager vite, et leur salut, comme celui des deux captives, dépendait peut-être de leurs montures. Magnus savait par expérience qu’un cheval négligé est souvent un cheval volé ; en conséquence, Carquefou et lui ne quittaient jamais l’écurie. Ils dormaient et veillaient tour à tour.

 

– Quoi ! des bottes de paille quand vous pourriez goûter le repos dans des lits mollets ! reprit maître Innocent.

 

Et il s’efforça de faire remarquer à Magnus que mille courants d’air rendaient l’écurie un lieu malsain, où les courbatures et les rhumatismes semblaient pleuvoir du milieu des toiles d’araignée.

 

– Les fenêtres sont brisées et les portes mal closes, ajouta-t-il en finissant.

 

– C’est précisément pour cela, répondit Magnus ; je ne veux pas que mes chevaux s’enrhument.

 

Maître Innocent n’insista plus. Le visage de Magnus lui indiquait que c’était un de ces hommes têtus qui tiennent à leurs idées comme un chêne à ses racines.

 

– Diable ! diable ! murmura l’aubergiste en s’éloignant, il est heureux que les maîtres n’aient pas la même opinion touchant le respect qu’on doit aux chevaux.

 

Vers le milieu de la nuit, la dernière chandelle s’éteignit dans la cuisine de l’auberge ; le silence se fit partout, interrompu seulement par le bruit sourd des chevaux qui s’ébrouaient ou mâchaient la provende répandue dans les auges.

 

En ce moment une porte s’ouvrit doucement dans le corridor, et un moine sortit à pas sourds de sa chambre. Sa robe entrouverte laissait voir une casaque de peau serrée à la taille par une ceinture d’où saillissait le pommeau de fer d’une lourde épée. Maître Innocent parut presque aussitôt au sommet de l’escalier, tenant à la main une lanterne opaque dont la lumière filtrait à volonté par une ouverture étroite dont un ressort faisait jouer la charnière.

 

Le moine se dirigea vers la chambre d’Armand-Louis, l’aubergiste vers celle de Renaud, et tous deux penchèrent l’oreille au trou de la serrure. Une respiration profonde, égale, presque insensible, les avertit que les deux cavaliers dormaient.

 

Le moine renversa son capuchon et jeta sa robe. On vit apparaître la figure sinistre de Mathéus Orlscopp.

 

– À l’œuvre maintenant ! dit-il.

 

Et précédé de maître Innocent, qui l’avait rejoint, il s’enfonça dans un passage noir dont la porte était habilement dissimulée dans un angle du corridor.

 

Armand-Louis et Renaud dormaient toujours, couchés tout habillés sur leurs lits.

 

Peu de minutes après, un panneau de la boiserie qui entourait la chambre de M. de la Guerche glissa silencieusement dans une rainure invisible. Ce ne fut d’abord qu’une fente dans laquelle on aurait pu difficilement glisser la lame d’un couteau, puis la fente s’élargit, s’ouvrit encore, et dans la profonde échancrure noire qui se dessinait sur la muraille, la silhouette de deux hommes se montra. L’un était Mathéus Orlscopp, l’autre maître Innocent. Tous deux retenaient leur souffle et tous deux tenaient à la main des bouts de lanières minces et solides.

 

Ils posèrent leurs pieds sur les carreaux sans faire plus de bruit qu’un chat dont les pattes soyeuses frôlent la crête d’un mur.

 

Derrière eux venaient deux moines qui, pareils à des ombres, les suivirent dans la chambre d’Armand-Louis.

 

L’esprit du gentilhomme huguenot voyageait alors dans le pays des songes. Il rêvait que la porte d’un palais s’ouvrait et lui faisait voir dans un jardin tout resplendissant de lumière, Adrienne, qui tendait vers lui ses mains chargées de chaînes. Il faisait un pas vers elle, mais un mur de cristal s’élevait tout à coup entre eux. Des nains hideux et d’horribles géants qui riaient s’emparaient de Mlle de Souvigny et l’entraînaient. Armand étendait les bras pour la délivrer, mais partout le mur de cristal, plus dur que le diamant, s’opposait à ses efforts.

 

Plein d’une mortelle angoisse, il se débattait ; il voulait crier, mais sa gorge serrée ne laissait échapper aucun son ; ses membres se crispaient sous la tension des muscles, et il ne parvenait pas à se soulever. Tout à coup, enfin, il ouvrit les yeux. Quatre visages terribles étaient penchés sur sa tête ; des lanières de cuir liaient ses pieds ; d’autres s’enroulaient autour de ses poignets, et, avant même qu’un seul cri pût jaillir de ses lèvres, une main violente s’appesantissait sur sa gorge et le bâillonnait.

 

Tout cela n’avait pas pris deux minutes depuis l’instant où le panneau s’était ouvert jusqu’au moment où M. de la Guerche, pareil à un mort qu’on va clouer dans sa bière, gisait devant Mathéus Orlscopp.

 

– Me reconnaissez-vous ? dit le faux moine, tandis que deux de ses complices chargeaient Armand-Louis sur leurs épaules robustes ; vous avez eu la première manche, à moi la revanche !

 

Les deux hommes et leur fardeau vivant disparurent dans la muraille, et Mathéus Orlscopp se tournant vers maître Innocent, qui tremblait un peu :

 

– À l’autre, maintenant, dit-il.

 

Bientôt après, la scène qui venait de se jouer chez M. de la Guerche se jouait chez M. de Chaufontaine. Le même panneau de bois glissait dans sa rainure, les mêmes hommes armés des mêmes lanières se penchaient autour du lit de Renaud, la même main impitoyable serrait son cou, tandis que des nœuds indestructibles emprisonnaient ses bras et ses jambes, et il sortait de sa chambre par le même chemin qu’avait suivi M. de la Guerche pour sortir de la sienne.

 

– Surtout ne faisons pas de bruit, murmurait maître Innocent, que le moindre son faisait tressaillir. Il y a là-bas deux coquins qui n’entendent pas raillerie. Nous sommes dix, c’est vrai, mais ils ont force pistolets à la ceinture.

 

– Je connais l’un d’eux, répondit Mathéus. Sa peau ne vaut pas un florin… Cependant, que quelqu’un aille voir ce qu’ils font, son camarade et lui.

 

Un moine se glissa du côté des écuries et revint promptement.

 

– L’un des valets ronfle sur un tas de paille, dit-il ; l’autre veille le pistolet au poing, l’épée sur le genou. Je n’ai point osé me faire voir.

 

– Et vous avez bien fait ; dépêchons seulement, reprit maître Innocent, que de petits frissons faisaient continuellement trembler.

 

Le passage traversé et l’escalier descendu, les deux complices parvinrent dans une arrière-cour, au milieu de laquelle une litière était préparée, attelée de deux mules. On coucha les prisonniers dans la litière côte à côte, après que Mathéus Orlscopp eut touché du doigt chacune des lanières qui les garrottaient.

 

– Gardez-vous de faire aucun mouvement, leur dit-il avant de fermer les rideaux ; à la première alerte deux balles vous casseraient la tête.

 

Maître Innocent comptait dans un coin les pièces d’or que Mathéus Orlscopp avait versées dans sa main.

 

– Elles sont peut-être un peu légères, dit-il ; mais, entre amis, on ne s’arrête pas à ces bagatelles.

 

Le son d’une trompette le fit sauter sur ses pieds :

 

– Les Suédois, peut-être ! reprit-il en pâlissant.

 

Mathéus Orlscopp fronça le sourcil, et, armant ses pistolets :

 

– Tant pis pour vous, messieurs, dit-il, en appuyant la main sur la litière.

 

Il venait de s’envelopper d’une robe de bure et d’en rabattre le capuchon. D’un geste hautain, il fit ouvrir la porte de l’arrière-cour, et, les mains cachées sous les larges manches de sa robe, le capuchon tombant sur son visage, une ceinture de corde autour de la taille, il sortit.

 

Derrière lui venait une file de moines ; la litière marchait en tête. L’aube blanchissait à l’horizon, mais quelques étoiles brillaient encore dans le ciel. Une troupe de cavaliers saxons, qui rejoignaient l’armée suédoise, buvaient le coup de l’étrier sur la porte. Maître Innocent allait de l’un à l’autre, portant dans ses bras une cruche au ventre pansu. Il tremblait malgré lui, et n’osait pas regarder du côté de la litière, ni du côté de l’écurie.

 

Magnus était alors debout sur la porte de l’écurie ; Carquefou, assis sur une borne, étendait méthodiquement des tranches de saucisses sur un morceau de pain.

 

– Maudite trompette ! murmurait-il, je dormais si bien !

 

Magnus fit un pas vers la litière.

 

– Un de nos jeunes moines que la fièvre a saisi cette nuit, dit Mathéus. Priez pour lui, mon frère.

 

Une sorte de gémissement sortit de la litière ; la voix des moines qui psalmodiaient l’étouffa, et le cortège s’éloigna.

 

Magnus regarda du côté de l’horizon, où l’on voyait une mince bande couleur d’opale.

 

« Allons ! pensa-t-il, dans une heure nous partirons aussi. »

 

Et il rentra dans l’écurie.

 

Carquefou le suivit en bâillant et s’étendit sur une botte de paille.

 

– Maudite trompette ! répéta-t-il en fermant les yeux.

 

Maître Innocent gagna au pied, tandis que les cavaliers saxons distribuaient à leurs chevaux quelques bottes de foin et quelques poignées d’avoine, et, sautant sur un bidet vigoureux caché au fond d’un caveau, il se dirigea sournoisement d’abord au pas, puis au galop, vers un bois de sapins que l’on voyait à une demi-lieue de l’auberge.

 

Il y trouva toute la bande de Mathéus en train de faire peau neuve. La plupart des moines avaient endossé la casaque de peau de buffle et enfourché de robustes chevaux qui les attendaient dans l’épaisseur du taillis. D’autres auxquels maître Innocent se joignit, portaient le costume d’honnêtes marchands qui vont de foire en foire pour trafiquer. On ne voyait plus nulle trace de robes ni de capuchons. La litière, poussée par des bras vigoureux, venait de rouler au fond d’un ravin, et les deux prisonniers, liés sur la croupe de deux chevaux et bien garrottés, semblaient deux malfaiteurs qu’une escouade de soldats vient d’arrêter en flagrant délit de vol et d’assassinat. Ils étaient vêtus de loques et coiffés d’un débris de feutre.

 

– Bonne chance ! cria Mathéus Orlscopp à maître Innocent en donnant le signal du départ.

 

– Bon voyage ! répondit le tavernier.

 

Et les deux bandes, se séparant, poussèrent au galop chacune de son côté.

 

IX

LE SERMENT DE MAGNUS


Cependant, le jour succédait à la nuit ; on entendait partout dans la campagne ces bruits confus qui accompagnent le matin ; les paysans poussaient leurs bœufs dans les guérets, cherchant d’un air inquiet s’ils n’apercevaient pas quelque ennemi sortant du coin de l’horizon ; des chariots passaient sur la route ; les cloches d’un monastère voisin sonnaient ; le bourdonnement de la vie se réveillait. Déjà Magnus avait deux ou trois fois examiné si rien ne manquait au harnachement des chevaux. On ne distinguait plus la poussière soulevée par la marche des cavaliers saxons, et cependant rien encore ne troublait le profond silence de l’hôtellerie.

 

– Voilà la première fois que mon maître est en retard ! dit Magnus.

 

– Laissez-le dormir. Dieu a béni le sommeil, répondit Carquefou.

 

Mais, tourmenté par l’appétit matinal auquel il n’était pas dans ses habitudes de résister, Carquefou quitta sa couche de paille et s’en alla faire un tour dans la cuisine.

 

Il reparut un instant après, la mine attristée.

 

– Voilà qui est singulier, dit-il, ni vic (tuailles) d’aucune sorte, ni cuisinier. J’ai rôdé dans tous les coins : personne. Je crois que nous avons mis le pied dans une auberge enchantée.

 

– Personne ! s’écria Magnus.

 

– Se mettre en route sans déjeuner, c’est lugubre !

 

Mais déjà Magnus ne l’écoutait plus. Il montait quatre à quatre l’escalier de l’auberge, franchissait le long corridor et frappait à la porte de M. de la Guerche.

 

Rien ne lui répondit.

 

– C’est Magnus, ouvrez ! reprit-il d’une voix tonnante.

 

Il prêta l’oreille ; aucun son ne se fit entendre.

 

Carquefou, qui l’avait suivi, le vit pâlir. D’un coup de pied terrible, Magnus jeta la porte bas et se précipita dans la chambre, qu’un rayon de lumière qui filtrait par la fente d’un volet éclairait à demi ; elle était vide. Mais la boiserie était ouverte à côté du lit, et le regard épouvanté de Magnus plongea dans ce gouffre noir.

 

– Là ! par là ! cria-t-il d’une voix brisée.

 

Et, l’épée à la main il se jeta dans le passage obscur. Carquefou ne le suivit pas cette fois ; mais traversant la chambre et le corridor d’un seul élan, il brisa la porte de Renaud sur ses gonds, et courut jusqu’à l’alcôve.

 

Un panneau semblable était ouvert dans la muraille.

 

– Lui aussi ! les misérables ! cria-t-il.

 

Et, comme l’avait fait Magnus, il s’engagea dans la ruelle étroite qui rampait derrière l’alcôve.

 

Quelques marches se trouvèrent devant lui, il les descendit à tâtons, et arriva ainsi à l’extrémité d’un passage secret qui aboutissait à une porte cachée dans l’angle d’un bâtiment détruit. Elle ouvrait sur les derrières de l’auberge, dans un endroit ombragé de grands arbres et semé de broussailles. On voyait sur la terre humide l’empreinte d’un grand nombre de pas.

 

Carquefou y rencontra Magnus, qui l’avait précédé et qui rôdait comme un loup parmi les décombres. De sourdes imprécations sortaient de ses lèvres ; il était pâle à faire peur.

 

Un capuchon de bure se trouva sous ses pieds.

 

– Ah ! ce sont eux ! cria-t-il, et nous n’avons rien entendu… mais je ne suis donc plus Magnus !

 

Un instant la douleur fut plus forte que son indomptable énergie ; le vieux reître tomba sur une pierre, le visage entre ses mains.

 

– Mon pauvre maître ! qu’en ont-ils fait ? répétait-il en sanglotant.

 

Tout à coup, il se leva, et tendant la main à Carquefou, qui pleurait aussi :

 

– Frère, dit-il, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan aux mains de M. de Pappenheim. M. de la Guerche et M. de Chaufontaine volés par Jean de Werth, car c’est lui, vois-tu, il ne leur reste plus à elles et à eux que nous ; mais si tu es bien résolu à tout tenter, comme je le suis moi-même, qu’ils prennent garde ! ils ne savent pas ce que deux hommes peuvent faire !

 

– Compte sur moi, Magnus : commande et j’obéirai, répondit simplement Carquefou.

 

– Veux-tu jurer avec moi qu’au péril de la vie, et fallût-il pousser jusqu’au bout du monde, nous sauverons M. de la Guerche et M. de Chaufontaine et que si l’un de nous succombe, l’autre dévouera son sang à cette entreprise sacrée et y laissera ses os ?

 

– Je le jure !

 

– En chasse alors ! Il y a devant nous des bêtes fauves : nous les tuerons !

 

Carquefou se trouva en selle aussi vite que Magnus. Il n’avait plus faim, il n’avait plus soif, il n’avait plus peur. Le premier soin des cavaliers, après avoir battu les environs de l’auberge, fut de suivre la direction qu’avait prise le troupeau des moines ; ils arrivèrent ainsi à la forêt de sapins et découvrirent la litière renversée au fond du ravin. Magnus la montra du doigt à Carquefou.

 

– Ils étaient là-dedans, comprends-tu ? dit-il.

 

Il n’y avait aucune trace de sang autour de la litière ; l’idée d’un meurtre ne pouvait donc pas se présenter à leur esprit. D’ailleurs, si on avait voulu tuer M. de la Guerche et M. de Chaufontaine, on ne les aurait pas enlevés.

 

– Cherchons toujours ! reprit Carquefou.

 

Mais à l’extrémité de la clairière, au centre de laquelle les ravisseurs avaient fait halte, les traces nombreuses imprimées sur le sol par les pieds des chevaux bifurquaient tout à coup. Deux longues traces qui couraient en sens inverse s’étendaient devant eux. Magnus retint la bride de son cheval.

 

– Prends à gauche, je prends à droite, dit-il à Carquefou ; celui d’entre nous qui atteindra le premier la lisière de la forêt, la suivra à la rencontre de l’autre. Aie l’œil ouvert, l’oreille tendue. Si tu découvres la bande, casse une branche et incline-la dans la direction que tu auras prise ; je ne tarderai pas à te rejoindre. Ainsi ferai-je de mon côté.

 

Magnus et Carquefou s’enfoncèrent sous les voûtes sombres de la forêt. Deux heures après, ils se rencontraient sur la lisière des sapins, l’un venant de l’est, l’autre de l’ouest.

 

– Rien, dit Carquefou, si ce n’est des pas de chevaux dans le sable, il y en a par centaines sur la route.

 

– Tu as suivi une fausse piste, répondit Magnus : moi j’ai la bonne.

 

– Tu as vu le moine ?

 

– Le moine ? crois-tu donc qu’il ait gardé sa robe ?… Non ! non ! mais une pauvresse, qui ramassait du bois mort, m’a raconté qu’elle avait vu passer deux prisonniers, liés sur des chevaux au milieu d’une troupe d’hommes armés. Ils allaient grand train.

 

– Allassent-ils plus vite que le vent, nous les atteindrons ! s’écria Carquefou.

 

La route dans laquelle ils venaient de se jeter les conduisit dans un gros bourg, où l’on avait vu dans la journée vingt troupes de cavaliers ; quant aux prisonniers, on en comptait par douzaines, ceux-là jeunes, ceux-ci vieux. Quelques-unes de ces bandes s’étaient arrêtées, d’autres avaient poursuivi leur chemin. Magnus et Carquefou couraient d’auberge en auberge sans se lasser, épiant et questionnant.

 

Ils n’avaient découvert aucun indice encore, lorsqu’un valet d’écurie leur parla d’un cavalier que son cheval avait renversé au moment où il mettait le pied à l’étrier. Dans sa chute, l’homme s’était cassé la jambe ; on avait dû le porter dans une salle basse.

 

– Ce qu’il y a de plus singulier, ajouta le valet d’écurie, c’est que ce pauvre diable, qui jurait comme un païen, portait un énorme chapelet autour du cou : on aurait dit le chapelet d’un moine.

 

Ce fut pour Magnus un trait de lumière.

 

– Menez-moi vite auprès de cet homme, dit-il en échangeant un regard avec Carquefou, c’est lui que nous cherchons… Sera-t-il content de nous voir, bon Dieu !

 

Carquefou ne souffla mot et suivit Magnus, que le valet conduisait dans la chambre du blessé.

 

– Eh ! camarade ! dit le valet en poussant la porte, voilà des amis qui vous arrivent !

 

À la vue de Magnus et de Carquefou, qu’il reconnut au premier coup d’œil, à la clarté d’une chandelle, le blessé fit un geste de terreur, qui confirma l’honnête Magnus dans sa pensée première.

 

– Ne crie pas, ou tu es mort ! dit-il en tirant le long poignard qu’il portait à la ceinture.

 

Carquefou ferma la porte soigneusement.

 

– Causez, dit-il, je me charge des importuns.

 

Le blessé, couché sur un grabat, suivait tous les mouvements des deux amis d’un œil hagard.

 

– Tu étais avec ces coquins qui ont couché la nuit dernière à l’auberge de maître Innocent ? reprit Carquefou.

 

Le blessé répondit par un gémissement.

 

– C’est vous qui avez enlevé M. de la Guerche et M. de Chaufontaine ? ajouta Magnus.

 

– Notre chef nous a enrôlés pour une expédition… un honnête soldat n’a que sa parole.

 

– Un chef, comment l’appelles-tu ?

 

– Mathéus Orlscopp.

 

– Mathéus ! cria Carquefou, qui fit un bond, tu dis Mathéus Orlscopp ?… Dieu du ciel ! si cette main ne lui ouvre pas le cœur promptement, le comte et le marquis sont morts !

 

X

COUPS D’ÉPINGLE ET COUPS DE GRIFFES


Mathéus Orlscopp, pendant ce temps, poursuivait sa route ; il n’était pas mieux monté que Magnus et Carquefou, mais l’or ne lui manquait pas pour troquer les chevaux fourbus contre des chevaux frais. On ne s’arrêtait que pour manger à la hâte quelques morceaux, puis la bande repartait. Deux ou trois fois elle changea de route et de vêtements pour égarer ceux qui auraient eu quelque velléité de se lancer sur ses traces. Armand-Louis et Renaud voyageaient ordinairement à cheval ; on les donnait pour des criminels d’État que le comte de Tilly envoyait à Munich. Quelquefois aussi Mathéus les faisait asseoir dans des carrosses dont les rideaux étaient hermétiquement fermés. C’étaient alors de grands seigneurs malades que le grand air incommodait. Mathéus ne perdait jamais de vue Armand-Louis et Renaud, mais c’était à Renaud qu’il adressait le plus volontiers la parole.

 

– Tout n’est qu’heur et malheur dans la vie, lui disait-il. Le Brandebourg et la Saxe ne ressemblent point aux Pays-Bas. Là c’est Malines, ici c’est Magdebourg : un jour on jette par terre Mathéus Orlscopp, vilaine façon de reconnaître le bon souper qu’il vous a fait servir ; un autre jour, c’est Mathéus Orlscopp qui se trouve le plus fort. Mais, voyez si je suis meilleur que vous : au lieu de vous faire avaler ce poignard, je vous fournis le cheval, la nourriture et l’escorte. Plus tard, le gîte auquel vous avez droit, c’est encore moi qui vous l’offrirai.

 

Quand on fut à quelques douzaines de milles de l’hôtellerie de maître Innocent, et dans un pays où ne se montraient que des bandes détachées de l’armée impériale, Mathéus, pleinement rassuré, fit enlever les poires d’angoisse qui bâillonnaient ses prisonniers.

 

– À présent causons, dit-il à Renaud.

 

Renaud, qui avait eu le temps de mâcher sa colère et qui ne se sentait pas en humeur de discuter avec ce coquin, le toisa insolemment de la tête aux pieds, et faisant la moue :

 

– Mon bon, lui dit-il, vous êtes fort laid. Faites-vous raboter le visage pour commencer, nous verrons après.

 

Quelques hommes de l’escorte partirent d’un éclat de rire. Mathéus Orlscopp devint pourpre.

 

– Ah ! vous raillez ! s’écria-t-il. Nous verrons bien quelle figure vous ferez dans l’endroit où je vous mène !

 

– À Dieu ne plaise que j’en fasse une qui ressemble à la vôtre ! répondit froidement Renaud.

 

Dès ce moment ce fut un parti pris. La laideur de Mathéus devint le thème sur lequel M. de Chaufontaine exécutait des variations à l’infini. Il ne savait pas si Mathéus Orlscopp était plus laid le soir que le matin, à pied ou à cheval, à jeun ou après souper, à la clarté d’une chandelle ou à la lumière du soleil ; il pouvait se faire cependant qu’il fût plus mal bâti encore qu’il n’était laid. C’était un problème que Renaud n’avait pas encore résolu, et sur les incertitudes duquel sa verve ne tarissait pas.

 

– Votre Seigneurie, lui disait-il, a certainement le nez d’une belette, les yeux d’un hibou et le museau d’un bouc ; mais, en revanche, elle possède le corps d’un singe, les jambes d’un héron et les pieds d’un crapaud. On ne sait pas où se niche le plus vilain.

 

Mathéus avait la maladresse de laisser voir que ces plaisanteries le déchiraient, et M. de Chaufontaine, qui s’en apercevait, ne les lui épargnait pas. Quelquefois même il interpellait M. de la Guerche et lui soumettait la question.

 

– Cela ne te surprend-il pas, lui dit-il un matin, qu’un homme ayant le nez si long ait encore la bouche si large ? Il aurait dû choisir. Des yeux si petits et des oreilles si grandes, c’est trop pour un seul visage. Dis-moi ton sentiment là-dessus, le magnifique seigneur qui nous accompagne désire le connaître.

 

– Et quel visage veux-tu que possède un homme qui a l’âme plus rampante qu’un vermisseau, plus plate qu’une feuille, plus noire que le charbon ? Ce n’est pas un visage, c’est une enseigne !

 

– Allons, répliqua Renaud, nous accrocherons cette enseigne à la branche d’un chêne.

 

Les railleries de l’un, l’arrogance de l’autre, avaient fini par faire une impression singulière sur l’esprit des coquins qui marchaient à la suite de Mathéus. Elles les réjouissaient par ce caractère d’audace et de bonne humeur qui plaît même aux natures les plus perverties. Une sorte de sympathie amollissait ces cœurs plus durs que la pierre ; déjà elle se faisait jour en mainte occasion. Un robuste lansquenet, qui avait passé sa vie dans les guerres et dormi sur tous les grands chemins, ne se gênait même plus pour manifester son sentiment intime. Le moment vint où Mathéus comprit que si une tentative était faite pour délivrer ses captifs, il ne devait plus compter sur le concours de ses compagnons.

 

Son parti fut pris sur-le-champ, et un matin il appela le lansquenet.

 

– Ami Rudiger, lui dit-il, voilà trente rixthalers que je vous donne : c’est le salaire que je m’étais engagé à vous payer. Comptez-les et allez au diable !

 

– Ah ! c’est un congé ?

 

– Et j’imagine que nous n’aurons plus rien à démêler ensemble.

 

– Vous m’avez promis une gratification, ce me semble.

 

– Prends garde que je ne la solde sur ton dos à coups de corde, et remercie-moi. Tu as le cœur beaucoup trop tendre pour n’avoir pas la peau fragile. Cela dit, file au plus vite… D’ailleurs, console-toi, tu n’es pas le seul que j’aie prié brusquement de me fausser compagnie… mon escorte fait peau neuve.

 

Rudiger regarda par la fenêtre et aperçut, rangés devant la porte, au milieu des hommes qui achevaient leurs préparatifs de départ, vingt nouveaux cavaliers qui faisaient partie d’une troupe débandée à la suite d’une rencontre malheureuse avec les Suédois.

 

– Je les ai enrôlés cette nuit, dit Mathéus ; il y a parmi eux des Croates et des Bulgares qui pendraient un homme aussi aisément qu’ils videraient un verre de vin.

 

La partie n’était pas égale.

 

Rudiger prit les rixthalers, et mordant ses lèvres :

 

– Au revoir, seigneur Mathéus, dit-il.

 

Après le départ de Rudiger et des hommes qu’il avait congédiés, Mathéus changea de route subitement, expédia un messager avec ordre de ne s’arrêter ni nuit ni jour, fit faire double étape à ses cavaliers et arriva au bout de la semaine devant un château dont toutes les portes s’ouvrirent aussitôt qu’il eut murmuré quelques paroles à l’oreille du gouverneur. Il y entra avec tous ses hommes, en visita tous les coins et déclara que l’endroit lui paraissait bon pour un campement.

 

Le château de Rabennest était situé sur le flanc d’une montagne escarpée, et commandait une gorge au fond de laquelle courait un torrent. De grands bois de sapins l’entouraient à perte de vue ; il avait de solides murailles, quatre tours, des fossés, un pont-levis : c’était un repaire dont la garnison ne pouvait pas être expulsée commodément.

 

Renaud fut placé dans la tour du Corbeau, Armand-Louis dans la tour du Serpent ; on ne distinguait les deux tours que par leur forme : l’une était ronde, l’autre carrée.

 

Elles avaient d’ailleurs la même solidité et, avec les mêmes murailles, le même ameublement, c’est-à-dire un méchant grabat, deux escabeaux, un chandelier de fer, une table de bois vermoulue ; deux lucarnes garnies de gros barreaux y versaient le jour ; la pluie et la bise y entraient également.

 

– Voilà l’appartement, dit Mathéus ; il est meublé.

 

– C’est presque aussi joli que vous, répondit Renaud.

 

– Comptez sur moi pour que la nourriture ne laisse rien à désirer non plus, ajouta Mathéus.

 

– Elle ne sera donc point faite à votre image, aimable seigneur ?

 

Mathéus essaya de sourire, lança à Renaud un regard sinistre, et repoussa la porte violemment.

 

Rien ne troubla le silence du château pendant la nuit ; le vent soufflait entre les barreaux de fer ; on entendait sur le chemin de ronde tracé au pied des deux tours le pas monotone des sentinelles. Renaud chanta, pour faire connaître à son ami la place qu’il occupait dans le château ; Armand-Louis fit un bond de panthère, et se suspendit par les mains aux barreaux d’une lucarne. En face de lui, mais séparée de la sienne par une courtine, était la tour d’où partait la voix ; au loin, un océan de sombre verdure s’étendait jusqu’à l’horizon.

 

Un profond soupir s’échappa de la poitrine de M. de la Guerche, et il se laissa retomber sur le carreau de sa chambre.

 

– Seigneur ! dit-il, les mains levées vers le ciel, mon âme et mon corps sont à vous !

 

Le lendemain la porte s’ouvrit, et il vit entrer Jean de Werth.

 

– Je m’en doutais !… dit Armand-Louis. Vous faites un peu tous les métiers, à ce que je vois ?

 

– Monsieur le comte, répondit froidement le Bavarois, on n’a pas toujours le roi Gustave-Adolphe sous sa main ; nous ne sommes pas ici à Carlscrona.

 

– Je m’en aperçois aux visages que je rencontre… Mais finissons ; que voulez-vous ?

 

– C’est fort simple : vous êtes mon prisonnier, les lois de la guerre me donnent le droit d’exiger une rançon… Donnez-moi votre poids en monnaie d’or, et vous êtes libre.

 

– Mon poids !… mais où pensez-vous que je puisse trouver une telle somme ?

 

– Si je le savais, j’irais certainement la chercher le premier ! Maintenant, il est un autre moyen de nous entendre, un moyen plus facile.

 

– Ah !

 

– Renoncez, par une déclaration signée, à la main de Mlle de Souvigny, rendez-lui sa parole, et à l’instant les portes de ce château s’ouvrent devant vous.

 

– Voilà ce que vous osez appeler un moyen plus facile ? Mais, cette main sera glacée par la mort avant de signer une pareille déclaration !

 

– Réfléchissez cependant : le roi Gustave-Adolphe ne sait pas où vous êtes, ses armées sont loin d’ici, personne ne viendra vous secourir.

 

– Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, pourquoi cette visite ? Vous auriez pu vous en épargner la fatigue, et m’en éviter, à moi, le dégoût !

 

Jean de Werth se leva et appela ; son visage n’avait rien perdu de son impassibilité. Quand un valet eut posé sur la table les objets qu’il avait demandés :

 

– Voici, reprit-il, une plume, de l’encre et du papier ; quelques mots écrits là vous rendent libre ; peut-être ne serez-vous pas toujours aussi obstiné que vous l’êtes à présent… Les murailles de ce château sont en bonnes pierres et dureront plus que vous… Adieu, monsieur le comte !

 

Armand-Louis ne remua pas, et bientôt les pas de Jean de Werth se perdirent dans l’escalier de la tour.

 

De la tour du Serpent, le Bavarois passa dans celle du Corbeau ; il y trouva M. de Chaufontaine qui égratignait le mur avec les dents d’une fourchette de fer, et y dessinait le profil de Mathéus.

 

– Monsieur le marquis, je suis fâché de vous déranger, dit Jean de Werth en entrant ; mais, continuez, si cela vous amuse.

 

Renaud tourna la tête à demi, et sans paraître le moindrement surpris :

 

– Oh ! rien ne presse, j’ai toujours mon modèle devant les yeux ; vous comprenez ? un visage si remarquablement laid, et tel que Votre Seigneurie seule pouvait le choisir.

 

– Le seigneur Mathéus Orlscopp a toute ma confiance.

 

– Il la mérite.

 

– Les fortunes de la guerre vous ont mis entre ses mains.

 

– Entre ses griffes, monsieur le baron.

 

– Il a le droit de disposer de vous.

 

– Mais, il me semble que Sa Seigneurie use de ce droit !

 

– Cependant, si vous renonciez à la main de Mlle de Pardaillan, je pourrais, à mon tour, employer mes bons offices pour vous tirer d’ici.

 

Renaud fit un bond.

 

– Mais, jour de Dieu ! je croyais que vous pensiez à Mlle de Souvigny ! s’écria-t-il.

 

– Oh ! j’y pense toujours ; mais, si je vous demande cette déclaration écrite et signée de votre main, c’est en vue d’un projet qui doit assurer le bonheur de Mlle de Pardaillan.

 

– Monsieur le baron, vous êtes trop bon ; j’ai le malheur d’avoir une disposition nerveuse si singulière, qu’elle me pousse à casser quelque chose, une table, un escabeau ou tout autre objet qui se présente à portée de ma main sur le dos de quiconque me parle de Mlle de Pardaillan ; cela pourrait nuire au riche mobilier que vous voyez. Permettez-moi donc d’espérer que l’entretien est fini.

 

Jean de Werth se leva, et montrant l’encre, la plume et le papier qu’un laquais venait de poser sur la table :

 

– Tout est là…, dit-il ; deux lignes sur ce papier, et, en considération de l’amitié que je lui porte, le seigneur Mathéus voudra bien vous fournir un cheval pour quitter ce château.

 

Jean de Werth descendit l’escalier, et bientôt après on entendit glisser dans leurs anneaux les chaînes du pont-levis qui s’abaissait : Jean de Werth s’éloignait.

 

La nuit vint de nouveau, silencieuse et noire comme celle qui l’avait précédée. Armand-Louis se suspendit aux grilles de son cachot et vit une lumière qui brillait dans la tour occupée par Renaud. La lumière allait et venait : c’était son compagnon d’infortune qui, avec la fumée de la chandelle, traçait sur le plafond de sa cellule l’image grotesque de Mathéus.

 

La chose finie, Renaud se mit à chanter ; il ne lui semblait pas qu’il eût perdu sa journée.

 

M. de la Guerche ne trouvait pas dans son caractère les mêmes sujets de distraction ; sa pensée n’avait qu’un objet : Mlle de Souvigny, toujours Mlle de Souvigny. Où était-elle en ce moment ? M. de Pappenheim n’oubliait-il pas la promesse faite au milieu des massacres et de l’incendie de Magdebourg ? Reverrait-il Adrienne un jour, et surtout la retrouverait-il aimante et fidèle ? Et le brave Magnus, qu’était-il devenu ? Ne l’avait-on pas tué ? Vivant, s’acharnerait-il à sauver son maître, ainsi qu’il l’avait fait une première fois ?

 

– Ah ! quand de tels cœurs vous appartiennent, l’espoir est toujours permis ! dit-il.

 

Cependant les jours succédaient aux jours ; toujours le même silence, interrompu par les rafales du vent dans les sapins, et les chansons de Renaud ; quand M. de la Guerche se suspendait aux barreaux des lucarnes, aucun cavalier ne se montrait sous l’ombre noire des forêts. Les heures se faisaient longues et pesantes ; chaque jour, à midi précis, Mathéus Orlscopp entrait dans son cachot, regardait sur la table, et, ne voyant rien, se retirait sans parler.

 

Armand-Louis remarqua bientôt que la maigre pitance qu’on lui servait à heures fixes pour son déjeuner et son dîner diminuait insensiblement ; la croûte de pain se faisait plus petite, le plat contenait moins de viande. Ce fut le régime d’un convalescent appliqué à un homme valide, la nourriture d’un enfant servie à un soldat.

 

Il en fit l’observation, Mathéus sourit.

 

– Il y a eu des cas de fièvre causés dans la garnison par la trop grande chère, dit-il.

 

Armand-Louis dédaigna de se plaindre désormais.

 

Le lendemain, il fit le dîner d’un anachorète.

 

Au point du jour, quand il ouvrait les yeux, il avait maintes fois observé des oiseaux qui venaient par les deux lucarnes jusque dans sa chambre pour ramasser les miettes de pain éparses sur le carreau. Une idée lui traversa l’esprit au moment où la faim commençait à se glisser dans ses entrailles. À l’aide d’une couverture qu’il jeta adroitement sur les petits voleurs, il réussit à s’emparer chaque matin de deux ou trois d’entre eux. Alors il suspendait à leur cou ou à leurs ailes, avec des bouts de fil, des morceaux de papier sur lesquels il avait écrit ces mots : Château de Rabennest ; et plus bas : Armand-Louis de la Guerche. Cela fait, il rendait la liberté à ses petits prisonniers, qui s’envolaient en poussant mille cris.

 

« Qui sait ! pensait Armand-Louis, peut-être un de ces papiers tombera-t-il aux mains d’un ami ! »

 

Et chaque jour des oiseaux portaient ces messages incertains aux quatre pans de l’horizon.

 

Cette observation que M. de la Guerche avait faite sur le menu qu’on lui servait, Renaud l’avait faite aussi. C’était l’apparence d’un déjeuner, suivie de l’ombre légère d’un dîner. Un matin, Renaud, qui avait grand appétit, faillit rompre les os au valet qui posait la pitance ironique sur un coin de la table. Le jour suivant, on introduisit le plat par un judas ; le menu avait subi une nouvelle diminution.

 

– C’était bien difficile cependant, murmura Renaud.

 

Il s’en vengea en dessinant Mathéus sous la forme d’un squelette.

 

Quelque temps il résista à cette torture lente, infligée avec la patience d’un chat qui tourmente une souris ; puis il sentit ses forces s’affaiblir. De sourdes douleurs lui traversaient les entrailles ; il avait comme des bourdonnements dans les oreilles. Il attendait l’heure de ses repas avec une farouche impatience, et se jetait sur les misérables aliments qu’on lui servait comme un animal carnassier sur la proie immonde qu’il découvre dans un carrefour. Cela l’indignait, mais il cédait aux appels de la faim. Il ne retrouvait un peu de bonne humeur que lorsqu’il apercevait Mathéus ; un flot de sarcasmes partait alors de ses lèvres pâlies par la souffrance.

 

Par un raffinement de cruauté, Mathéus, qui jusqu’alors avait laissé Renaud dans sa tour, le fit transporter dans une pièce du bâtiment central d’où il pouvait assister aux repas de la garnison. Le cliquetis de la vaisselle, le choc des verres, arrivaient aux oreilles du prisonnier comme le joyeux refrain d’une chanson ; le fumet des mets qu’on servait en abondance montait à ses narines et redoublait les angoisses de son estomac.

 

– Voyons, disait alors Mathéus, une prière, monsieur le marquis, et je vous jette un os.

 

Renaud se redressait.

 

– C’est prodigieux comme la gourmandise vous va mal, gracieux seigneur…, disait-il ; toujours plus laid… même en mangeant !

 

Dans cette lutte terrible, l’avantage n’était pas toujours pour Mathéus ; on riait autour de lui ; plus d’un soldat le regardait du coin de l’œil, et ce phénomène qui s’était produit une fois déjà sur la route de Rabennest se reproduisait de nouveau. Quelques-uns des gardiens moins endurcis faisaient secrètement des vœux pour la délivrance d’un prisonnier qui supportait si gaillardement la mauvaise fortune.

 

Mathéus s’en apercevait, et sa fureur en était augmentée.

 

Chaque soir un médecin entrait dans la chambre de Renaud, lui tâtait le pouls et hochait la tête.

 

– Hum ! disait-il, le pouls est violent, dur, impétueux… Le régime est trop succulent… Un peu de diète vous ferait grand bien.

 

Renaud avait des envies folles de mordre ce docteur infernal ; il se contentait de lui demander sérieusement s’il était le fils de Mathéus ou son père, son petit-neveu ou son aïeul. Il prétendait que leurs nez étaient cousins germains.

 

Un matin Mathéus parut dans la chambre de Renaud. Le carreau était couvert de morceaux de papier de toutes grandeurs sur lesquels on voyait le portrait hideux du maître de Rabennest.

 

– Soyez prudent, mon doux seigneur, s’écria Renaud ; si vous marchiez sur ces chères images, ce serait mettre le pied d’un bouc sur le museau d’un loup… Quel deuil pour votre âme !

 

Mathéus s’inclina.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, le seigneur Jean de Werth se lasse de vous héberger avec cette somptuosité… un palais et un régal de prince… c’est trop… S’il ne vous plaît pas de signer cette renonciation de bonne grâce, il va se voir contraint d’employer contre vous des moyens qui répugnent à ma douceur.

 

– Prenez garde ! si l’attendrissement vous gagne, vous allez grimacer encore plus que de coutume… et ce sera épouvantable !

 

Mathéus fit un signe, deux valets saisirent Renaud par les bras, l’assirent sur un escabeau et passèrent une corde autour de ses poignets. La corde était assujettie par un bâton.

 

– Voulez-vous signer ? demanda Mathéus.

 

– Eh ! eh ! dit Renaud, je crois, Dieu me pardonne, que le côté gauche de votre joli visage est encore plus contrefait que le droit ! c’est une gageure.

 

– Tournez ! cria Mathéus.

 

Les deux valets firent tourner le bâton autour duquel la corde était nouée. Renaud pâlit. La corde, serrée autour de ses poignets, venait de se tendre.

 

– Signerez-vous ? reprit Mathéus.

 

– Eh bien, je crois que la face l’emporte en laideur sur les deux côtés ! Regardez, vous autres, ajouta Renaud.

 

Un sourire passa sur les lèvres des valets.

 

– Tournez encore ! cria Mathéus blême de rage.

 

La corde fit un tour et entra dans les chairs de Renaud.

 

Il poussa un cri et ferma les yeux. Il avait le visage d’un mort. Le médecin, qui venait de se glisser dans la chambre, épongea le front du patient baigné de sueur avec un linge imbibé de vinaigre.

 

Renaud souleva les paupières.

 

– Ciel ! dit-il, deux masques !

 

– Tournez toujours ! hurla Mathéus.

 

Le bâton, saisi par les valets, traça un demi-cercle. Les os craquèrent. La tête de Renaud tomba sur sa poitrine. Le médecin posa les doigts sur une artère.

 

– Encore un tour, dit-il, et notre prisonnier ne souffrira plus ; ce n’est pas, je crois, ce que vous désirez.

 

– Non, certes, répondit Mathéus.

 

Avant même qu’il leur eût fait un signe, les valets desserrèrent les nœuds de la corde maculée de sang.

 

Renaud respira faiblement. Le médecin lui appliqua sur les tempes et sur le nez le linge inondé de vinaigre. Renaud rouvrit les yeux.

 

– Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit Mathéus.

 

– De plus en plus laid ! toujours plus laid ! murmura Renaud.

 

Et il s’évanouit.

 

Mathéus s’empara d’un poignard qu’il avait à sa ceinture et le leva.

 

Le médecin lui saisit le bras.

 

– Ne le tuez pas… Vous le regretteriez ! dit-il.

 

Mathéus repoussa l’arme dans sa gaine.

 

– Vous avez raison, reprit-il ; céder au premier mouvement, quelle folie !… Qu’on porte le prisonnier dans la chambre verte ; nous verrons demain s’il est en état de me revoir.

 

On appelait la chambre verte un cachot enfoncé sous les fondements du château, et taillé dans une pierre sur laquelle l’humidité étendait un enduit de mousse verdâtre et gluante : de là son nom. Le jour n’y pénétrait d’aucun côté ; on y parvenait par une porte basse en fer massif. Quelques fétus de paille se voyaient dans un coin. On y déposa Renaud, qui ne remuait plus. On aurait pu croire qu’il était mort, si les battements irréguliers du pouls n’eussent indiqué la présence de la vie dans ce corps robuste. Le médecin fit placer une lanterne contre le mur, et, sous la lanterne, une cruche pleine d’eau et un morceau de pain noir.

 

– Soyons humain, dit-il.

 

Le jour où Renaud subissait cette terrible épreuve, Armand-Louis ne trouvait sur sa table qu’une croûte de pain dur comme un caillou et un pot à demi plein d’une eau saumâtre. Il entrait dans les principes de Mathéus de ne point avoir d’injuste préférence.

 

La nourriture égalisée entre ses deux pensionnaires, ainsi qu’il appelait quelquefois M. de la Guerche et de M. de Chaufontaine, il crut honnête de rétablir l’équilibre dans les logements.

 

C’est pourquoi Armand-Louis fut conduit dans la chambre rouge.

 

On appelait de ce nom, au château de Rabennest, un caveau creusé sous la tour du Corbeau, et taillé dans un filon de granit couleur de brique.

 

On apercevait les mêmes débris de paille dans un coin, et, le long des parois, certains crochets d’un aspect sinistre.

 

Une lanterne fut suspendue à l’un des crochets, une cruche d’eau et un quartier de pain noir placés sous la lanterne.

 

Un des valets qui accompagnaient Mathéus dans cette visite souterraine jeta dans un coin un paquet de cordes et quelques boulets de fer armés d’un anneau.

 

– Monsieur le comte, nous causerons demain, dit le gouverneur.

 

Il n’y avait pas en ce moment dans toute l’Allemagne d’homme plus heureux que le seigneur Mathéus Orlscopp. Il avait tout à profusion, bonne table et cave abondante, lit bien chaud et bière fraîche, serviteurs nombreux empressés autour de lui, et gibier gras dans la forêt voisine, de l’or dans ses poches, des potences sur ses tours, et la protection d’un puissant seigneur qui avait besoin de lui. Et pour couronner cette existence fortunée, le plaisir délectable de tourmenter lentement et voluptueusement deux braves gentilshommes qu’il haïssait du plus profond de son âme ténébreuse.

 

Certes, il n’eût pas échangé les félicités de cette vie contre aucune autre, si brûlante qu’elle fût. Il les comparait en esprit aux joies de ce séjour aimable qu’il avait fait aux environs de Malines, lorsqu’en compagnie du digne don Gaspard d’Albacète y Buitrago, il savourait les plus délicieux vins d’Espagne, que leur offrait une main généreuse. Quelle différence cependant ! Alors il agissait pour le compte d’autrui et sous les ordres d’un chef, tandis qu’à présent il avait pour guide et pour conseiller son seul caprice !

 

XI

LES SECOURS DU HASARD


Telle n’était pas la situation d’esprit dans laquelle se trouvaient Magnus et Carquefou, que nous avons laissés sur la grand-route après leur rencontre avec l’homme à la jambe cassée.

 

Aux portes de la ville prochaine, où ils étaient arrivés dans la nuit après une marche forcée, ils apprirent qu’on n’avait vu ni troupes de cavaliers, ni carrosses, ni prisonniers.

 

– Voilà quatre jours, leur dit un bourgeois, que personne ne passe par ici. Il y a un régiment suédois à deux lieues, vers le nord, un régiment croate à une lieue, vers le midi, si bien que personne n’ose s’aventurer sur les routes.

 

– Le coquin nous aurait-il trompés ? dit Carquefou, qui pensait au blessé.

 

– Non, il avait trop peur…, répondit Magnus. Le scélérat que nous poursuivons aura changé de direction.

 

Ils revinrent tristement sur leurs pas. Tout indice s’effaçait. Ils marchaient au hasard dans un pays inconnu, et par des chemins hostiles où mille dangers pouvaient surgir à toute minute. Combien de maraudeurs n’y rencontraient-ils pas ! Combien de partisans toujours en quête de belles armes et de bons chevaux ! Mais aucune considération ne pouvait empêcher Magnus et Carquefou de persévérer dans leurs desseins, et s’ils pensaient par hasard aux périls dont leur entreprise était semée, c’était seulement dans la crainte qu’un accident ne leur permît pas d’y consacrer tout leur temps et tous leurs soins.

 

Ils exploraient chaque bourg, chaque village, chaque hameau ; le passage de Matheus n’avait pas laissé plus de trace que la fuite d’une anguille entre les roseaux d’un étang. Ces nouvelles déconvenues, bien loin d’abattre la résolution de Magnus, avaient pour effet de l’exaspérer. Il ne pouvait prononcer le nom de Matheus Orlscopp sans pâlir. Jamais haine pareille n’avait mordu son cœur.

 

Un soir qu’il dépêchait à la hâte un morceau de pain et une tranche de viande froide à la porte d’une taverne, Magnus remarqua une espèce de soldat qui le considérait attentivement. Le vieux reître, qui ne cherchait qu’une occasion d’interroger les gens, se dirigeait déjà vers le soldat, lorsque celui-ci se levant :

 

– Par hasard, camarade, dit-il, n’étiez-vous point à l’hôtellerie d’un coquin qu’on appelle maître Innocent, et n’y soupiez-vous pas avec deux gentilshommes le mois dernier ?

 

– Si vraiment… Les connaissez-vous ?… savez-vous où ils sont ? s’écria Magnus.

 

– Je les connais pour de braves soldats… et moi qui ai contribué à les garrotter, ils m’intéressent plus que je ne saurais le dire.

 

– Ah ! vous étiez avec Mathéus Orlscoop ! dit Magnus, qui mit la main sur la garde de Baliverne.

 

– Eh ! là ! là ! ne nous fâchons pas ! Je vous dis que ces braves jeunes gens m’ont gagné le cœur par leur vaillante humeur. Quant à ce Mathéus, c’est un bandit auquel je ne serais pas fâché de jouer un méchant tour… Il y avait dix pièces fausses dans les seize thalers qu’il ma donnés…

 

– Jour de Dieu ! si vous me mettez sur ses traces, eussé-je mille ducats, ils sont à vous !

 

– Alors, camarades, tournez plus vers l’occident. Le seigneur Mathéus a renoncé à son premier projet d’aller à Munich. Vous le trouverez, j’imagine, du côté de Stolberg, et s’il vous plaît que je vous serve de guide, j’ai idée que nous le rattraperons. Rudiger a bon pied et bon œil.

 

– Tope là, tu es à nous, je suis à toi, dit Magnus.

 

– Et à nous deux nous faisons la paire, ajouta Carquefou, qui donna une vigoureuse poignée de main à leur auxiliaire.

 

Rudiger, on s’en souvient, était l’un des cavaliers que Mathéus avait congédiés au moment où il lui parut que leur sympathie pour M. de la Guerche et pour Renaud acquérait de trop grandes proportions.

 

Il prit un chemin de traverse, fit quatre ou cinq lieues en plein bois, traversa une rivière à gué et retrouva les traces de Mathéus.

 

Magnus faillit l’embrasser.

 

– Ah ! si j’avais les mille ducats ! dit-il.

 

Rudiger se mit à rire.

 

– Bah ! s’écria-t-il, cela me paraît original et divertissant de faire quelque chose pour rien. Ça me change !

 

On poussa plus avant ; la confiance était rentrée dans le cœur des trois compagnons ; les chevaux eux-mêmes, comme s’ils avaient eu conscience de ce qui se passait dans l’esprit de leurs maîtres, marchaient d’un pas plus élastique.

 

On resta dans la bonne voie pendant six lieues encore ; puis les indices cessèrent tout à coup : Mathéus et sa troupe semblaient s’être évanouis comme une procession de fantômes.

 

Magnus, Carquefou et Rudiger battirent la campagne dans tous les sens et séparément, fouillant les cabanes et les auberges, et ne laissant pas passer un voyageur sans l’interroger. Rudiger était de cette race de chasseurs qui s’acharnent sur une piste. Il rentra le soir au rendez-vous, l’air morne et abattu.

 

– Ah ! le maudit renard, il a rompu sa voie ! dit-il.

 

Magnus était pris d’une grande tristesse ; pour la première fois il sentait que le courage l’abandonnait. L’abattement de Carquefou n’était pas moindre.

 

– Bonté du ciel ! murmura-t-il, si Magnus pleure, tout est perdu !

 

Ils étaient alors dans la salle commune d’une méchante hôtellerie où buvaient des rouliers, des chasseurs, des voyageurs de toutes sortes. Une troupe de bohémiens s’étant arrêtée à la porte, Rudiger sortit, emmenant Carquefou, pour se mêler à leur campement et les interroger.

 

Magnus, la tête dans ses mains, Baliverne sur ses genoux, resta dans son coin. Il lui semblait qu’il y avait un gouffre noir devant ses yeux.

 

Un jeune garçon d’une quinzaine d’années entra, tenant à la main un oiseau.

 

– Est-ce étonnant ! dit-il à l’hôtesse, qui dressait le couvert des voyageurs, voilà encore un oiseau qui porte au cou un bout de papier tenu par un fil. C’est le troisième que je prends depuis quinze jours. Tenez, voyez, il y a des mots écrits sur le papier.

 

L’enfant s’approcha d’une chandelle et il s’efforça de lire ce qu’il y avait sur le papier.

 

– C’est impossible ! dit-il, la pluie a lavé l’encre ; il n’y a qu’un mot que je puis déchiffrer : toujours le même.

 

Il posa le papier sur le fourneau pour le faire sécher ; quelqu’un ouvrit la porte, et un courant d’air porta le papier jusqu’aux pieds de Magnus.

 

Machinalement il le ramassa et le tordit entre ses doigts.

 

– Regardez, reprit l’enfant, ne dirait-on pas qu’il y a là, tout au bas, trois mots. Il semble que ce soit le nom d’un homme. On lit aisément le premier : n’est-ce pas Armand ?… Puis le reste disparaît…

 

Magnus sauta sur ses pieds. Ses yeux dévorèrent le papier, et il reconnut l’écriture de son maître.

 

– Armand… Armand-Louis de la Guerche ! c’est cela ! dit-il en pleurant.

 

Il embrassa le petit garçon, qui le regardait tout effaré.

 

Lorsque Rudiger et Carquefou entrèrent, ils trouvèrent Magnus à genoux, la tête nue, les mains jointes, le visage rayonnant.

 

– Ô mon Dieu ! Vous êtes bon ! Mon Dieu ! je crois en Vous ! disait-il.

 

– Qu’est-ce ? dit Rudiger.

 

Magnus sauta au cou de Carquefou.

 

– Ah ! cette fois, je le tiens ! reprit-il.

 

– Qui ?

 

– Eh ! parbleu ! Mathéus !

 

– Tu l’as vu ?

 

– Non ! mais regarde. Va ! je te dis que je le tiens.

 

Carquefou craignit que le pauvre Magnus n’eût perdu la raison ; tout à coup, le vieux reître, étalant devant lui un bout de papier tout sale et chiffonné :

 

– Ah ! le petit n’a pas pu lire ! mais moi j’ai d’autres yeux. Lettre par lettre, j’ai tout épelé, tout rétabli. Je savais bien que je le retrouverais !

 

Carquefou distinguait vaguement le nom d’Armand-Louis ; l’espoir, un espoir indéfinissable, commençait à le pénétrer.

 

Magnus venait de se retourner vers leur compagnon, qui ne comprenait rien à cette scène.

 

– Connaissez-vous dans le pays le château de Rabennest ? dit-il.

 

– Certes ! un grand diable de château au fond d’un bois.

 

– Et sur une montagne ?

 

– Avec trois grosses tours.

 

– Qu’on appelle la tour du Serpent, la tour du Corbeau et la Grande-Tour ?

 

– Justement !

 

Magnus l’embrassa brusquement.

 

– À présent, camarade, s’il y a vraiment un cœur dans ta poitrine, tu vas nous être d’un grand secours, s’écria-t-il. Je connais le château. Dans quelle forteresse et dans quelle citadelle d’Allemagne n’ai-je pas mis les pieds ! Celui-ci n’est pas le moins formidable. Je l’ai visité du temps que j’étais jeune ; il est tout plein de repaires et de cachots ensevelis dans les entrailles de la pierre ; les murs sont épais et hauts, les fossés profonds ; mais M. de la Guerche et M. de Chaufontaine y sont, et nous sommes trois ; donc nous les sauverons !

 

Carquefou courut à la maîtresse de la maison, la prit par la taille, l’embrassa sur les deux joues et se mit à danser autour de la salle, en chantant à tue-tête :

 

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin ;

Si ça lui fait d’la peine

Ça nous fera du bien !

 

C’était un couplet qu’il venait d’improviser en l’honneur de Mathéus, et qu’il chantait dans un élan de gaieté.

 

Le soir même, Magnus, Carquefou et Rudiger couchaient dans une chaumière située aux environs de la montagne sur laquelle on voyait le château de Rabennest.

 

Le cœur de Magnus se serra à la vue de ces noires murailles, derrière lesquelles respirait Armand-Louis ; mais Carquefou, qui avait recouvré son appétit, commanda le plus succulent repas qu’il eût mangé depuis la fatale soirée passée chez maître Innocent.

 

– Il n’y a rien de tel qu’un estomac plein pour ouvrir les idées, disait-il.

 

Magnus développa son plan de campagne à ses associés.

 

– Rudiger, qui a été au service de Mathéus, disait-il, devra nouer des intelligences dans la place : il faut, à tout prix, qu’il ait le mot d’ordre.

 

– Je l’aurai.

 

– Moi, je connais un passage souterrain, grâce auquel on peut s’introduire dans le château en dépit des bandits qui le gardent. Ce souterrain a une issue dans la vallée. Combien de fois n’en ai-je pas profité pour emprunter au seigneur châtelain des bouteilles de son meilleur vin et des quartiers de venaison que je ne lui ai jamais rendus !

 

– C’est dans les règles ! interrompit Rudiger.

 

– J’en aurai bien vite retrouvé l’entrée ; l’important pour nous est de bien savoir dans quel coin Mathéus a caché M. de la Guerche et M. de Chaufontaine : est-ce tout en haut, sous les combles, ou tout en bas, dans les caves ? voilà ce qu’il faut savoir, pour ne pas nous heurter contre la garnison.

 

– Je le saurai, répondit Rudiger.

 

– Tu parles peu, l’ami, mais tu parles bien.

 

– Et moi, que ferai-je pendant ce temps ? demanda Carquefou.

 

– Tu rôderas partout, comme un renard qui cherche une poule ; tu feras en sorte d’entrer en relation avec l’un des habitants du château, et tu tâcheras de gagner sa confiance : deux renseignements valent mieux qu’un. Surtout, ne perds pas nos chevaux de vue : ils auront bientôt, j’espère, double charge à porter.

 

– Il est juste alors qu’ils aient double ration à digérer.

 

Tandis que Carquefou se dirigeait vers l’écurie, Rudiger prenait résolument le chemin du château, et Magnus s’enfonçait dans le taillis qui couvrait le fond de la vallée.

 

Au bout d’une heure de recherche, il arriva au pied d’un énorme rocher dont la base se perdait dans un fourré inextricable de ronces et de houx. Un gros genévrier croissait dans une fente du rocher.

 

« Ce doit être là », pensa Magnus.

 

Il écarta le rideau de broussailles qui obstruait le sol, et sous un enfoncement où l’on n’aurait rien deviné si l’on n’avait rien su, il découvrit une ouverture basse, voilée de longues herbes.

 

Il se pencha et disparut dans cette ouverture. Elle donnait accès dans un couloir étroit, qui s’enfonçait, en rampant, dans l’intérieur de la montagne. Magnus alluma une lanterne dont il s’était pourvu, et s’avança lentement. Au bout de quelques centaines de pas, il se trouva en face d’un mur qui semblait impénétrable.

 

Magnus l’examina longtemps, promena sa lanterne sur les parois humides de la pierre, et finit par découvrir un clou dont la tête sortait du mur. Il appuya la main fortement dessus, et l’une des assises du mur, lentement ébranlée, tourna sur elle-même. Un air frais frappa Magnus au visage, et la clarté de sa lanterne, qu’il éleva au-dessus de sa tête, lui fit apercevoir, enfoncée dans les ténèbres, une cave immense dans laquelle plongeaient les fondements de l’une des tours.

 

Des tonneaux et de petits barils étaient rangés le long du mur. Les uns contenaient de la bière et du vin, les autres de la poudre.

 

– C’est bien cela, murmura Magnus.

 

Il sortit de la cave, repoussa la large pierre dans son alvéole, descendit le couloir sombre, et regagna l’ouverture secrète, où la lumière écarlate du soleil l’éblouit.

 

« Si cependant je n’avais pas été maraudeur, pensa-t-il, jamais je n’aurais découvert cette issue ! »

 

Quand il reparut dans la chaumière où Carquefou prodiguait l’avoine aux chevaux, il y trouva Rudiger qui se frottait les mains d’un air joyeux.

 

– Le seigneur Mathéus a le don charmant d’offenser qui le sert, dit-il : il brutalise les gens et les paye mal, c’est trop ! La conséquence de cette sottise est que l’un des habitants du château m’a livré le mot de passe.

 

– C’est… ?

 

– Agnus Dei et Wallenstein.

 

– Le coquin ! Il mêle ensemble la religion et la politique !… Patience ! il n’aura peut-être pas longtemps à se livrer à ces fantaisies.

 

– De plus, quelques camarades d’autrefois, que j’ai rencontrés là-haut, m’ont fait bon accueil… j’ai toute liberté d’aller et de venir à ma guise.

 

– Il fait bon quelquefois de fréquenter la mauvaise compagnie, observa philosophiquement Carquefou.

 

– Mais l’endroit où sont enfermés les prisonniers ? demanda Magnus.

 

– L’un d’eux a été descendu aujourd’hui dans le cachot de la tour du Serpent, celui qu’on appelle la chambre rouge : un grand, mince et blond.

 

– M. de la Guerche alors !

 

– C’est possible ! L’autre, le brun, a été transféré dans une partie du château qu’on n’a malheureusement pas pu m’indiquer.

 

– Parbleu ! s’écria Carquefou, voilà un poignard qui saura faire parler Mathéus, fût-il plus muet que la tombe et plus sourd que le vent !

 

Magnus posa la main sur le bras de Carquefou.

 

– Ainsi, tu ne veux pas attendre ? dit-il.

 

– Attendre ! Ils sont vivants : qui sait ce qu’une heure de répit laissée à ce misérable peut lui apporter de mauvaises inspirations !… Non ! non ! nos maîtres sont là-haut ! à l’œuvre !

 

– À l’œuvre donc ! répéta Magnus.

 

XII

CHACUN SON VERRE


C’était précisément le jour où Mathéus avait fait appliquer la question à M. de Chaufontaine. On venait d’enfermer les deux prisonniers dans leurs nouvelles demeures, l’un dans la chambre rouge, l’autre dans la chambre verte. Un escalier taillé dans le roc mettait en communication cette dernière pièce étroite et voûtée avec le corps de logis occupé par Mathéus lui-même.

 

Mathéus venait de souper délicatement, en compagnie du médecin attaché au service du château ; égayé par la conversation de ce savant homme et peut-être aussi par des libations trop abondantes, il voulut rendre visite à sa victime.

 

– Je réponds de lui, dit-il d’un air doux, et ne veux pas qu’un accident altère sa santé.

 

Le médecin suivit le seigneur Mathéus en trébuchant.

 

Les deux acolytes trouvèrent Renaud étendu par terre, grignotant son morceau de pain.

 

À la vue de Mathéus, Renaud cligna des yeux :

 

– Eh ! eh ! dit-il, voilà un rayon de lumière qui allonge furieusement votre nez : les fouines vont vous porter envie.

 

Cependant, par habitude, le médecin lui tâtait le pouls.

 

– Ne pensez-vous pas que l’humidité du sol, dit Mathéus, peut avoir une action malsaine sur les nerfs de M. le marquis ?

 

– Certainement, répondit le docteur.

 

Mathéus fit un signe ; deux valets passèrent une corde sous les aisselles de Renaud, lièrent ses poignets derrière son dos, et le hissèrent à quelques pieds du sol.

 

– Voyez si l’anneau est solide, reprit Mathéus ; il ne faut pas exposer M. le marquis à une chute qui pourrait le blesser.

 

C’était une torture nouvelle ajoutée à celles que Renaud avait déjà subies.

 

Les cordes assujetties par un nœud, Mathéus salua ironiquement Renaud.

 

– Bonne nuit, monsieur le marquis, ajouta-t-il, et à demain.

 

– À demain, joli seigneur, et ne mordez pas vos oreilles en dormant, votre bouche leur en veut ! lui cria Renaud.

 

À la même heure, et tandis que Mathéus regagnait son appartement, Magnus conduisait Carquefou et Rudiger au pied du grand rocher sous lequel s’ouvrait le souterrain. Il s’était muni de capuchons, de cordes et de bâillons. Tous trois portaient des casaques en peau de buffle garnies de lames de fer, qu’aucune arme ne pouvait entamer ; Magnus et Carquefou, affublés de fausses barbes, étaient méconnaissables ; chacun d’eux, outre son épée, avait une dague et un poignard, l’une à lame large, l’autre mince et court, et une paire de pistolets bien chargés et amorcés.

 

À l’extrémité du passage voûté, Magnus poussa le clou à tête saillante qu’on voyait sur le mur, la pierre tourna, et ils entrèrent dans le souterrain, au milieu duquel le pied de la tour du Serpent dressait sa lourde masse arrondie.

 

– Il est là ! dit Rudiger.

 

Magnus, sans répondre, tourna autour des fondements de la tour, consulta chaque pierre des yeux et de la main, en découvrit une d’une forme particulière, et, poussant son poignard dans l’interstice qui la séparait de sa voisine, fit jouer un ressort invisible.

 

Carquefou et Rudiger, qui retenaient leur souffle, suivaient chacun de ses mouvements avec anxiété.

 

Une porte basse s’ouvrit devant eux lentement et sans bruit ; elle était faite d’un seul bloc et tournait sur des gonds de fer.

 

Magnus passa le premier et projeta la lumière de sa lanterne dans le cachot où il venait de pénétrer.

 

Une ombre livide s’agitait dans l’obscurité.

 

– Dieu ! mon maître ! cria Magnus, qui reconnut M. de la Guerche presque avant de l’avoir regardé.

 

D’une main tremblante, il coupa les cordes qui le liaient sur sa couche de paille.

 

– Eh ! c’est Mathéus !… reprit-il en rugissant, et il a fait cela sachant que je vis !

 

Libre, Armand-Louis se leva lentement.

 

– Ah ! je n’espérais plus ! dit-il.

 

Magnus lui embrassait les mains et pleurait en le voyant si pâle et si décharné ; Carquefou s’essuyait les yeux.

 

– Bien sûr, dit-il, le bandit n’aura pas mieux traité M. de Chaufontaine.

 

– Est-il libre aussi ? demanda Armand-Louis.

 

– Pas encore.

 

– Cherchons donc ; je ne sortirai pas de ce repaire sans lui.

 

M. de la Guerche avala à la hâte deux ou trois gorgées d’un cordial dont, par précaution, Carquefou avait rempli une petite gourde, et sortit de la tour.

 

– Mais, vous chancelez ! s’écria Magnus.

 

– Ah ! la pensée de délivrer mon frère d’armes me donnera des forces ! répondit M. de la Guerche.

 

On le couvrit d’un capuchon, on l’arma d’un poignard et d’une paire de pistolets, et les quatre conjurés montèrent hardiment l’escalier en colimaçon qui des caves conduisait au rez-de-chaussée du château.

 

Ils se trouvèrent bientôt dans une galerie confusément éclairée par un falot suspendu au plafond. Un homme veillait dans un coin ; à la vue de cette petite troupe, il se leva. Rudiger courut à lui, et mettant un doigt sur ses lèvres :

 

– Agnus Dei ! dit-il.

 

– Et Wallenstein ! répondit la sentinelle.

 

Magnus lui poussa le coude, et se penchant à son oreille :

 

– Des officiers de l’armée impériale envoyés par le comte de Tilly. Chut ! murmura-t-il ; je les ai reçus et les conduis au seigneur Mathéus… Il y a de grands événements !

 

La sentinelle sourit d’un air satisfait, et la troupe passa. Un autre homme était debout à la porte même de l’appartement occupé par Mathéus.

 

– Agnus Dei ! dit-il en s’avançant vers Rudiger, et la main sur la crosse d’un pistolet.

 

– Et Wallenstein ! répondit Rudiger.

 

Et baissant la voix :

 

– Silence ! dit-il ; Jean de Werth est là, il arrive du camp… Que le seigneur Mathéus dorme ou ne dorme pas, il veut le voir.

 

L’homme au pistolet ouvrit la porte.

 

Un instant après, Armand-Louis et ses compagnons se trouvaient dans une pièce immense, dont l’un des angles était occupé par un grand lit à baldaquin.

 

Un flambeau à deux branches brûlait sur une table.

 

La main de Magnus écarta brusquement les rideaux : Mathéus Orlscopp ouvrit les yeux et vit devant lui les bouches de quatre pistolets tournés contre sa poitrine.

 

Les quatre personnes qui se tenaient avaient des cagoules rabattues sur les yeux.

 

– Pas un mot !… dit l’une d’elles : un cri, un soupir, et tu es mort.

 

Mathéus restait immobile ; la pensée d’une révolte traversa son esprit.

 

– Est-ce de l’or qu’il vous faut ? parlez, dit-il.

 

Armand-Louis souleva le capuchon qui cachait son visage.

 

– Qu’as-tu fait de Renaud ? lui dit-il.

 

Une sueur glacée se répandit sur le visage de Mathéus ; mais les précautions qu’on employait lui firent comprendre que le château était encore à lui ; s’il gagnait du temps, peut-être pourrait-il avoir le dernier mot de cette aventure.

 

– Vous demandez M. de Chaufontaine ?… Que ceux qui vous ont délivré le cherchent ! s’écria-t-il.

 

Il avait élevé la voix et fait un mouvement pour sauter à bas du lit, la pointe d’une épée toucha sa poitrine nue.

 

– Prends garde ! lui dit Magnus, nous avons peu de patience, et tu es en notre pouvoir.

 

Mathéus croisa ses bras sur sa poitrine, et la haine l’emportant sur la peur :

 

– Frappez donc ! répondit-il ; si je meurs, M. de Chaufontaine mourra aussi !

 

Les quatre compagnons se consultèrent du regard ; chaque minute qui s’écoulait avait pour eux la durée d’un siècle ; on entendit le bruit sourd et cadencé d’une ronde qui passait dans la galerie.

 

Mathéus sourit.

 

– Ah ! mes maîtres, dit-il, vous croyez qu’on peut entrer dans l’antre du lion, et qu’on en sort vivant !

 

– S’il a du cœur, nous sommes perdus ! murmura Magnus.

 

Carquefou secoua le gouverneur sur son lit.

 

– Ainsi, tu ne veux pas ? dit-il.

 

– Non ! On ne meurt qu’une fois !

 

Carquefou saisit d’une main l’épée que Mathéus avait jetée sur un fauteuil avant de s’endormir et, de l’autre, se mit froidement à en marteler la lame avec le tranchant de son poignard.

 

– Mourir n’est rien, le supplice est tout ! reprit-il. Une balle pour toi ou un bon coup d’épée en plein cœur !… allons donc ! Je fabrique une scie, et avec cette scie je couperai ton misérable corps en deux.

 

Mathéus devint livide.

 

– Magnus, bâillonnez cet homme, ajouta Carquefou.

 

Et il acheva de marteler l’épée, dont il essaya les dents sur le bois de la table.

 

M. de la Guerche s’approcha de Mathéus Orlscopp, que la main de Magnus clouait sur son lit.

 

– Écoute, lui dit-il, si tu nous conduis vers M. de Chaufontaine, ta vie sera sauve et tu seras libre ; je t’engage ma parole.

 

– Et si tu refuses, je jure par les mille cornes du diable que les dents de cette scie s’abreuveront de ton sang jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une goutte dans tes veines ! ajouta Carquefou.

 

– À présent, tu as une minute, choisis, dit Magnus.

 

Cependant Rudiger, le pistolet au poing, veillait à la porte de la chambre.

 

Mathéus regarda tour à tour chacun des acteurs de cette scène ; tous étaient impassibles.

 

Carquefou appuya la lame ébréchée de l’épée sur les flancs moites de Mathéus. Tout le corps du misérable frissonna. Carquefou fit un mouvement, et les dents aiguës de la scie mordirent les chairs.

 

Les yeux de Mathéus semblèrent sortir de leur orbite.

 

– Ah ! je cède, dit-il ; le passage est là, je vous conduirai.

 

Et ses dents claquaient tandis qu’il parlait.

 

Carquefou abaissa la pointe de la scie.

 

Mathéus, que Rudiger et Magnus tenaient chacun par un bras, entra dans un cabinet et s’engagea dans un escalier noir, au bas duquel on voyait une porte ferrée.

 

– Il est là, dit-il.

 

– Ah ! sous ta main ! murmura Carquefou. La clef, à présent.

 

La porte ouverte, il aperçut, à trois pieds du sol, accroché contre le mur, la tête penchée sur la poitrine, Renaud de Chaufontaine, qui ne donnait plus aucun signe de vie.

 

– Ah ! bandit ! cria Carquefou.

 

D’un bond, il enleva son maître, le coucha par terre et délia ses mains roidies et gonflées.

 

Renaud soupira.

 

Soudain Carquefou introduisit le goulot de sa gourde entre les lèvres du prisonnier.

 

Renaud but largement et ouvrit les yeux.

 

À la vue d’Armand-Louis, il se leva, et montrant Mathéus avant même de pouvoir comprendre ce qui se passait :

 

– Regarde, dit-il, c’est l’homme le plus laid que je connaisse. Cela passe la vraisemblance !

 

Mais déjà Carquefou s’était emparé de Mathéus.

 

– L’anneau est encore là, dit-il ; à ton tour !

 

Et avant que personne eût songé à s’opposer à son dessein, il l’avait accroché dans la même position et à la place que M. de Chaufontaine occupait tout à l’heure.

 

– Remercie Dieu à présent que M. de la Guerche t’ait donné sa parole, poursuivit Carquefou, sans cela je te jure bien que mon épée t’aurait jeté sans vie sur ce tas de paille !

 

– Écoute, continua Renaud, je connais les habitudes de la maison. Demain, vers midi, on t’apportera une poignée de lentilles délayées dans un peu d’eau. Le médecin, ton ami, te prouvera que tu n’as pas mal dormi, et vous pourrez déjeuner ensemble. Maintenant, n’oublie pas ceci : j’ai le doux espoir de te rencontrer encore, aimable seigneur ; mais, ce jour-là, tu seras pendu si bel et si bien, non par les aisselles, mais par le cou, que ta dernière grimace épouvantera le monde.

 

Mathéus Orlscopp lié, bâillonné et suspendu, Magnus ferma la porte, et toute la troupe rentra dans l’appartement qu’elle venait de traverser. Chemin faisant, Carquefou, qui avait l’œil à tout, fit passer dans sa poche une bourse d’une assez belle taille, et ronde à plaisir, qu’il avait vue sur une table.

 

– C’était une orpheline, offrons-lui un asile, dit-il.

 

Interrogé du regard par Renaud :

 

– Monsieur le marquis, reprit-il, il ne faut point laisser de munitions de guerre à l’ennemi. Les règles de la plus vulgaire prudence le commandent.

 

Tout en parlant, il enveloppait son maître d’un vêtement qui avait appartenu à Mathéus.

 

– Quelle cruauté du sort ! reprit-il, se cacher sous la peau d’un misérable loup !

 

Renaud pâlit tout à coup et chancela. Au même instant, une ronde passa dans-la galerie, et on cogna à la porte.

 

– Qu’est-ce ? demanda Magnus d’une voix sourde.

 

– Le médecin fait demander à Votre Seigneurie s’il ne serait pas opportun de rendre visite au prisonnier, répondit l’homme qui avait frappé ; il pourrait se faire qu’il vînt à trépasser dans la nuit, et ce serait dommage.

 

– Le prisonnier a la vie dure, répondit Carquefou, qui soutenait Renaud ; je le connais, demain il sera frais et grouillant comme une anguille.

 

Pendant que ces quelques paroles étaient échangées, les compagnons apprêtaient leurs armes silencieusement.

 

Les pas de la ronde s’éloignèrent dans la galerie, et la voix se tut.

 

Magnus respira.

 

– J’ai cru que l’heure était venue de vaincre ou de mourir ici, dit-il.

 

– Haut le cœur, à présent, monsieur le marquis ! reprit Carquefou ; si nous ne voulons pas être pris dans cette salle comme des goujons dans un filet, dépêchons-nous de partir.

 

Renaud fit un effort désespéré.

 

– J’ai tant souffert ! dit-il. Mais, sois tranquille, où l’âme commande, le corps doit obéir.

 

Et d’un pas lent, mais ferme, il marcha vers la porte. Magnus l’ouvrit résolument ; la sentinelle, qui n’avait pas remué, les regarda.

 

– Pas un mot ! lui souffla Magnus dans l’oreille.

 

Rudiger, qui venait après, se découvrit à demi.

 

– Jean de Werth est là avec le seigneur Mathéus. Affaire d’État ! continua-t-il. Ne dis rien aux camarades de ce que tu as vu.

 

La sentinelle se rangea respectueusement contre le mur en faisant le salut militaire.

 

La troupe atteignit l’extrémité de la galerie, descendit l’escalier et se trouva bientôt dans les souterrains du château. Un courant d’air vif leur caressa le visage. L’ouverture secrète pratiquée dans les fondations de la tour était béante devant eux. Ils s’y engagèrent l’un après l’autre, Magnus marchant le dernier et Carquefou en tête ; le bloc de pierre retomba dans son cadre muet, et, en quelques minutes, les fugitifs arrivèrent à l’entrée du long passage qu’ils avaient suivi, deux heures auparavant. Quand ils eurent écarté les herbes flottantes et les ronces qui en masquaient la voûte étroite, ils virent briller d’innombrables étoiles dans le ciel. Armand-Louis et Renaud tombèrent à genoux.

 

– Libres ! dirent-ils d’une commune voix.

 

Derrière eux Magnus, Rudiger et Carquefou s’embrassaient.

 

XIII

LA BATAILLE


Un hasard cependant pouvait donner l’éveil à la garnison ; il n’y avait pas de temps à perdre si l’on voulait mettre une grande distance entre les fugitifs et le château de Rabennest. Les chevaux, attachés dans un coin sombre de la gorge, les attendaient ; Rudiger se chargea d’éclairer la route, Magnus et Carquefou prirent en croupe Armand-Louis et Renaud, et l’on partit au galop.

 

À la première halte, Carquefou courut dans un village voisin et en revint avec des chevaux frais pour ses maîtres ; il y avait des pistolets aux fontes de la selle et une épée accrochée au pommeau.

 

– Il faut croire qu’on s’est battu aux environs, dit-il ; on m’a donné les bêtes et les armes pour vingt pistoles.

 

Quelques heures de sommeil et quelques tranches de gigot froid arrosées d’un bon verre de vin vieux rendirent à M. de la Guerche et à Renaud une partie des forces qu’ils avaient perdues.

 

Renaud tira son épée du fourreau et en fit ployer la lame.

 

– Fine, souple et bien en main !… dit-il. Sainte Estocade, j’imagine, me fournira prochainement l’occasion d’en essayer la trempe !

 

Une chose cependant chiffonnait Carquefou. Il ne put s’empêcher de s’en ouvrir à Magnus.

 

– Il y avait là-bas des passages noirs où le diable lui-même n’a jamais mis les pieds, lui dit-il, des pierres mouvantes et des portes secrètes qu’un sorcier ne découvrirait pas… Quel heureux hasard vous a appris à les connaître ?

 

– Ami Carquefou, Magnus a été jeune, il y a longtemps de cela, répondit le reître ; à cette époque j’étais écuyer dans la compagnie d’un baron qui chassait sur les terres du châtelain de Rabennest. Le châtelain à la chasse ou en voyage, le baron rendait visite au château. Or, la dame de Rabennest avait une suivante fraîche et jolie… Pauvre Catinka ! qu’est-elle devenue ? Où passait le baron l’écuyer passait à son tour. Comprends-tu maintenant ?

 

– Je comprends.

 

On courut jusqu’au soir sans débrider ; le mouvement et le grand air faisaient d’heure en heure retrouver aux muscles des deux gentilshommes cette force et cette élasticité qui si longtemps leur avaient été habituelles.

 

À la nuit tombante, quinze lieues au moins les séparaient de Mathéus. La direction qu’ils avaient suivie les rapprochait des provinces où le poids des armes suédoises se faisait sentir ; on n’avait plus grand-chose à redouter du maître de Rabennest.

 

– Il faudrait peut-être savoir ce qu’est devenu le roi Gustave-Adolphe, dit alors Armand-Louis.

 

Chemin faisant, ils avaient rencontré des chaumières en ruines et des hameaux en cendres ; çà et là, des moissons hachées par le passage de la cavalerie, des arbres coupés, des vergers détruits, des coins de terre fraîchement remués, et, dans les fossés, des cadavres de chevaux à demi rongés. Il était clair que de nombreuses troupes de gens de guerre s’étaient heurtées dans ces campagnes. Il ne fallait pas s’exposer à tomber aux mains des Impériaux. Les escadrons croates avaient parfois des moyens expéditifs de se débarrasser des prisonniers.

 

Les paysans et les hôteliers que Magnus et Carquefou interrogèrent leur apprirent effectivement que de nombreux combats avaient eu lieu dans les environs ; partout l’avantage était resté aux Suédois, mais la guerre sérieuse commençait à peine. Depuis le sac de Magdebourg, les deux armées belligérantes manœuvraient pour se rencontrer. Le comte de Tilly n’avait pas moins de hâte d’offrir la bataille au roi de Suède que Gustave-Adolphe ne montrait d’empressement à l’attendre. Seulement, si le désir était le même, la prudence était égale. Aucun des deux généraux ne voulait rien donner au hasard. L’un avait une vieille réputation à conserver et ne voulait pas exposer une armée qui jusqu’alors n’avait connu que des victoires, à la honte de subir une défaite ; l’autre, précédé d’une renommée déjà brillante, s’entourait de précautions nouvelles au moment de se mesurer contre le capitaine le plus expérimenté de l’Europe. Tous deux sentaient que de cette première bataille dépendait peut-être le sort de la guerre et par contrecoup de l’Allemagne. Cependant chaque jour leurs drapeaux se rapprochaient ; le cercle dans lequel ils manœuvraient allait se rétrécissant ; les escarmouches devenaient de plus en plus fréquentes : tout faisait présager que le choc ne tarderait pas à ébranler un coin de la province.

 

– Eh ! eh ! ne manquons pas le bal ! dit Renaud enthousiasmé.

 

Grâce aux renseignements qu’ils obtinrent des soldats et des déserteurs qu’ils rencontraient incessamment, ils purent savoir d’une manière à peu près exacte le point vers lequel il fallait diriger leur course pour éviter les Impériaux et rencontrer les Suédois. Ce n’était pas chose facile, au milieu des bandes de Hongrois et de Croates qui ravageaient la campagne et que leurs caprices ou la pensée d’une proie plus riche portaient çà et là, comme un coup de vent chasse ou ramène des nuées de sauterelles.

 

On n’entendait plus parler de Mathéus Orlscopp et Carquefou, mis en gaieté par le voyage, répétait sa fameuse chanson :

 

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin…

 

lorsqu’un matin le vent léger qui suit la naissance du jour leur apporta l’écho d’un bruit formidable qui grondait au loin.

 

– Le canon ! dit Renaud.

 

Tous s’arrêtèrent. C’était bien le canon ; on entendait dans l’espace le roulement des détonations qui se succédaient sans relâche.

 

Carquefou montra de la main de grands nuages de vapeurs blanches qui voilaient un pan de l’horizon.

 

– Là ! dit-il.

 

Magnus colla son oreille contre la terre ; elle tremblait.

 

– Ce n’est pas une escarmouche, ni même un combat, c’est une bataille, dit-il.

 

L’éclair de la joie brillait dans les yeux de M. de la Guerche et de Renaud ; déjà celui-ci tourmentait la garde de son épée, qu’il tirait du fourreau par petites secousses.

 

Magnus se tourna du côté de Rudiger :

 

– La route est libre ! dit-il ; tu as été brave et loyal ; si tu viens avec nous, cette main qui a serré la tienne ne t’abandonnera jamais ; si tu pousses ailleurs, bonne chance ! Mais, tu étais avec les Impériaux, et je t’avertis que nous crions : « Vive Gustave-Adolphe ! »

 

– Je suis polonais ! Où l’on se bat, je me bats ! Marchez, je suis à vous ! répondit le reître, qui, d’une main fiévreuse rassembla les guides de son cheval.

 

Le canon grondait toujours.

 

– Au canon ! cria Renaud.

 

Et les cinq cavaliers partirent comme la foudre.

 

Comme ils tournaient la crête d’une colline, sur laquelle ils galopaient, un si magnifique spectacle frappa leurs yeux, que d’un commun accord ils retinrent leurs chevaux.

 

– Par sainte Estocade, ma patronne, que c’est beau ! dit M. de Chaufontaine.

 

Au pied de la colline, dans la plaine, les deux armées étaient en présence. Les régiments se heurtaient de front, l’artillerie tonnait. Aux couleurs des étendards, les spectateurs reconnurent que les troupes impériales occupaient le flanc de la hauteur, et que les bataillons suédois avaient l’offensive. Un homme vêtu d’un pourpoint de satin vert sous une cuirasse d’acier, et portant au front une plume écarlate que le vent fouettait, était à cheval au sommet d’un monticule ; des groupes d’officiers l’entouraient.

 

– Le comte de Tilly ! dit Magnus.

 

De temps à autre, le comte de Tilly faisait un signe de la main, un aide de camp partait ventre à terre, et le comte de Tilly observait de nouveau les ondulations de la bataille.

 

Les Impériaux avaient l’avantage de la position, les Suédois et les Saxons, leurs alliés, la supériorité de l’élan ; le feu de l’artillerie, placée à mi-côte, ne les arrêtait pas, et telle était la furie de leur attaque, qu’il fallait, à chaque retour offensif, que de nouveaux régiments descendissent la colline pour leur faire face.

 

Une de leurs ailes cependant venait de plier ; on voyait les rangs confondus, la terre jonchée de morts, des fuyards sans nombre débandés dans la campagne, et les escadrons qui mettaient au loin un campement au pillage.

 

De grands cris de joie s’élevèrent du milieu des bandes impériales.

 

– Voilà les Saxons rompus ! dit Magnus.

 

Mais, au centre de la bataille, une troupe d’élite venait de s’élancer avec une telle intrépidité, que, renversant tout devant elle, on la vit monter les premières rampes de l’escarpement ; l’armée impériale en désordre reculait.

 

– Le régiment bleu ! le régiment jaune ! C’est le roi ! cria Magnus.

 

Le comte de Tilly fit un signe de la main, un officier partit au galop, et lui-même se jeta en avant, de toute la vitesse de son cheval.

 

Au même instant un corps de cavalerie que dérobait un pli de terrain entra en scène et descendit à la rencontre des Suédois. Le soleil étincelait sur leurs cuirasses, un cliquetis de fer les accompagnait : hommes et chevaux passaient comme un torrent de feu.

 

– Les cuirassiers de Pappenheim ! dit Magnus.

 

Un moment après, Impériaux et Suédois disparaissaient dans la fumée.

 

Non loin des cinq cavaliers, spectateurs immobiles de ce drame sanglant, l’artillerie autrichienne faisait pleuvoir une grêle de fer sur les régiments décimés du roi ; mais, autour de cette artillerie, il n’y avait plus alors ni reîtres, ni lansquenets, ni cuirassiers, ni dragons, ni mousquetaires.

 

– En avant ! cria M. de la Guerche, dont le visage parut tout à coup rayonnant.

 

Ce cri tira Renaud de son admiration et de son silence.

 

– Eh oui ! en avant ! répéta-t-il.

 

Et il lança son cheval à la poursuite d’Armand-Louis, qui déjà descendait la colline.

 

Magnus, Rudiger et Carquefou traversèrent à leur suite le cercle de feu où venaient de se heurter les cuirassiers de Pappenheim et les régiments du roi. Où la mêlée était la plus épaisse, ils reconnurent Gustave-Adolphe. Un élan plus terrible les porta auprès de lui. Les balles et les boulets passaient et trouaient les bataillons : c’était une horrible confusion d’hommes et de chevaux. Comme une muraille de fer, les cuirassiers de Pappenheim fermaient la route aux Suédois, brisés par leurs charges successives. Avant même d’arriver sur le champ de carnage, les réserves appelées par Gustave-Adolphe étaient foudroyées par le torrent de projectiles que les batteries impériales vomissaient coup sur coup.

 

Le roi, qui redoublait d’efforts et se portait aux endroits les plus périlleux, sentait que la victoire allait lui échapper. Autour de lui, les cadavres s’amoncelaient ; quand il chargeait, les rangs s’ouvraient comme tombe une muraille sous le choc d’un bélier ; lui passé, les rangs se reformaient, et la lutte gardait la même violence et la même incertitude.

 

– Ah ! canons maudits ! s’écria le roi ; s’ils ne cessent pas de tirer, ils me coûteront l’honneur et la vie !

 

Et il lança son cheval dans la direction des batteries.

 

Armand-Louis, tout couvert de sang, parut à côté de Gustave-Adolphe tout à coup.

 

– Sire ! donnez-moi cinq cents cavaliers, et ces canons sont à nous, dit-il.

 

Le duc de Lauenbourg, qui était auprès de Gustave-Adolphe, tressaillit.

 

– Quelle folie ! s’écria-t-il ; pendant qu’on le peut faire encore, battons en retraite. Monter là-haut, c’est impossible !

 

– Sire ! cinq cents hommes, et je réponds de tout ! reprit Armand-Louis ; mais les instants sont comptés ! hâtez-vous.

 

Gustave-Adolphe appela Arnold de Brahé, qui venait d’enfoncer son épée dans la gorge d’un cuirassier.

 

– Qu’on obéisse à M. de la Guerche comme à moi-même. Allez, dit-il.

 

– Sire, merci ! Tenez là un quart d’heure seulement, et vous aurez de mes nouvelles ! s’écria M. de la Guerche, qui poussa son cheval hors de la mêlée.

 

– Tenir ! je mourrai là avant de reculer ! dit le roi.

 

M. de la Guerche eut bientôt ramassé quelques centaines de cavaliers ; quand un capitaine hésitait à le suivre : « Ordre du roi ! » disait Arnold de Brahé, et l’on se rangeait derrière lui. L’escadron des huguenots français faisait rage non loin de là.

 

– Parbleu ! dit Renaud, voilà nos compatriotes… je vais te les amener !

 

Il partit comme une flèche et les rejoignit en passant à travers tout. À la clameur qui s’éleva tout à coup, on comprit que les soldats de La Rochelle venaient de le reconnaître.

 

– Voilà nos amis, dit Renaud, qui reparut à la tête des huguenots.

 

À la vue d’Armand-Louis, les dragons poussèrent mille cris de joie.

 

– En bataille ! messieurs, dit M. de la Guerche, qui les mit au premier rang.

 

Voyant alors qu’il avait à peu près le nombre d’hommes qu’il voulait, il longea les lignes de l’armée suédoise, les tourna bientôt, et, trouvant une issue libre, montra du bout de son épée l’artillerie impériale qui se couronnait de feux.

 

– Aux batteries, à présent ! dit-il d’une voix tonnante.

 

– Aux batteries ! répétèrent Renaud et Magnus, qui comprirent tout.

 

– Si nous en revenons, ce sera un miracle ! murmura Carquefou.

 

Et, tête baissée, il se jeta en avant.

 

Les huguenots et les Suédois arrivèrent sur les canons avec la rapidité d’une avalanche ; quelques fantassins qui se trouvaient mêlés aux artilleurs essayèrent de résister ; ils furent sabrés sur les pièces, et les batteries tout entières tombèrent en un instant au pouvoir des assaillants.

 

Une partie des cavaliers, imitant alors l’exemple de M. de la Guerche et d’Arnold de Brahé, mit pied à terre et pointa les canons sur l’armée impériale.

 

En un instant, Magnus, Carquefou, Rudiger, qui se multipliaient, et vingt gentilshommes exaltés par l’instinct de la guerre, eurent chargé les pièces qu’ils venaient de conquérir.

 

– Feu ! dit Armand-Louis.

 

Un tonnerre lui répondit, et quarante boulets portèrent la mort dans les rangs autrichiens.

 

Quelques hommes, coupés en deux, venaient de tomber autour du comte de Tilly ; étonné, il leva les yeux derrière lui.

 

À la vue des uniformes suédois, il pâlit.

 

– Ah ! vaincu ! dit-il.

 

Le roi venait aussi de reconnaître le drapeau des dragons de la Guerche planté sur les batteries ; devant lui des rangs entiers de cuirassiers tombaient comme des épis mûrs ; ses bandes, rassemblées autour de son épée, le suivirent dans un suprême élan. La cavalerie de Pappenheim céda.

 

Mais on avait affaire à deux hommes qui ne renonçaient pas à la victoire aisément. Ils redoublèrent d’efforts, et, ralliant autour d’eux les débris de leurs régiments épars, ils tentèrent de rétablir la bataille. Tout ce que le courage peut entreprendre, tout ce que l’expérience la plus consommée peut conseiller, ils l’essayèrent avec une égale ardeur, une égale ténacité. Mais le souffle du triomphe enflammait l’armée suédoise et la poussait en avant. Quelques escadrons réunis autour du comte de Pappenheim, quelques vieux régiments enchaînés par la discipline, résistaient seuls et obéissaient encore à la voix du comte de Tilly.

 

– Regarde-le ! disait Renaud à M. de la Guerche en lui montrant le grand maréchal de l’empire, qui, debout sur ses étriers, renversait tous les soldats qui l’approchaient.

 

Armand-Louis et M. de Chaufontaine ne pouvaient s’empêcher d’admirer ce vaillant homme de guerre ; il se montrait supérieur à la mauvaise fortune et savait à la fois commander et frapper.

 

– Ah ! puisse-t-il ne pas tomber ici, celui qu’on a si bien surnommé le Soldat ! reprit Renaud, et puissé-je un jour le rencontrer face à face. Vois, c’est un lion ! rien ne peut l’abattre, rien ne peut l’arrêter.

 

– Eh bien ! s’écria M. de la Guerche, puisque M. le comte de Pappenheim ne peut monter jusqu’à nous, courons jusqu’à lui.

 

– Courons ! dirent les huguenots.

 

Un flot d’assaillants l’avait séparé du comte de Tilly, et, comme un sanglier harcelé par une meute, le grand maréchal gagnait les bois voisins, où ce qui restait de sa magnifique cavalerie disparut avec lui avant que Renaud pût l’atteindre.

 

L’armée du comte de Tilly, cette armée qu’on appelait l’invincible, était écrasée, anéantie. Lui seul tenait encore et s’obstinait à espérer qu’un hasard lui rendrait la victoire si longtemps fidèle à ses drapeaux ; mais l’heure vint enfin où il dut céder à la voix de quelques officiers groupés autour de lui et que l’horreur d’une déroute n’avait pu disperser. Lorsque le vieux capitaine se décida à quitter le champ de bataille, où achevait de disparaître sa fortune militaire, la nuit s’approchait, et il ne lui était déjà plus facile d’échapper aux vainqueurs. Poursuivi sans relâche, blessé quatre fois, affaibli par la perte du sang, le comte de Tilly semblait ne pouvoir plus se soustraire aux mains des Suédois acharnés à l’atteindre. Son escorte, à toute minute diminuée par le fer et le feu, était réduite à quelques hommes. À deux lieues du champ de bataille, la poursuite durait encore. Déjà un officier des gardes finlandaises, l’épée haute, abordait le vaincu et levait la main pour le saisir par la ceinture.

 

Le capitaine Jacobus, morne et livide, les mains rouges de sang, le feutre et la casaque troués en vingt endroits, plus furieux que harassé, marchait sur le flanc de l’escorte. D’un coup de pistolet, il cassa la tête de l’officier finlandais, et faisant monter le vieux général sur le cheval du mort :

 

– Et qui donc résisterait au roi Gustave-Adolphe, si le comte de Tilly tombait ? dit-il.

 

– Merci ! dit l’homme de Magdebourg.

 

Et, piquant de ses éperons le flanc du cheval suédois, il gagna la forêt, où le comte de Pappenheim ralliait les débris de ses régiments.

 

Un instant le capitaine Jacobus s’était arrêté pour laisser souffler le vigoureux cheval qu’il avait ramassé dans la plaine. Ses yeux se portèrent vers les hauteurs, couronnées alors par l’armée suédoise.

 

– Tu triomphes, Gustave-Adolphe, s’écria-t-il, mais, patience, la guerre n’est pas finie, et nous nous reverrons !

 

Un grand cri retentit soudain et l’interrompit. C’était M. de la Guerche qui venait de le reconnaître et fondait sur lui, suivi de Magnus.

 

On se souvient que M. de la Guerche et Renaud s’étaient jetés à la rencontre de M. de Pappenheim ; mais, séparés l’un de l’autre tout à coup par des hommes bardés de fer, ils avaient poussé leur pointe au hasard dans la mêlée, l’un s’efforçant d’atteindre le grand maréchal, l’autre le comte de Tilly.

 

M. de la Guerche traversait la plaine après une course inutile, lorsqu’il aperçut le capitaine Jacobus. Brandir l’épée et galoper sur lui, ce fut l’affaire d’une minute ; mais le capitaine Jacobus tourna bride sans l’attendre. S’exposer à perdre la vie quand le roi de Suède vivait, c’était ce qu’il ne voulait pas. Mieux monté, il parvint rapidement jusqu’à la lisière du bois et s’y enfonça.

 

Magnus saisit par la bride le cheval que M. de la Guerche s’efforçait de pousser plus loin.

 

– Halte-là ! dit-il, le coquin n’aura pas toujours la bonne fortune de trouver une forêt devant lui.

 

Comme il revenait à pas lents, des cris de détresse frappèrent son oreille. Il regarda dans la direction d’où partaient ces cris, et aperçut au milieu d’une bande de cavaliers, près d’une chaumière en flammes, une femme renversée et une jeune fille qui se débattait.

 

– Parbleu ! reprit M. de la Guerche, voilà des misérables qui payeront pour le capitaine Jacobus !

 

Et il lança son cheval au galop.

 

– C’est imprudent, lui cria Magnus qui le suivait, ils sont une douzaine, nous sommes deux, et voici l’heure où les soldats les meilleurs se changent quelquefois en pillards.

 

Magnus, qui regardait autour de lui, ne voyait dans la plaine que des chevaux errants, quelques cadavres çà et là et au loin un voile de fumée.

 

« Voilà une vilaine aventure », pensait-il en courant toujours.

 

Déjà l’un des cavaliers venait de saisir par le bras la pauvre fille, qui se cramponnait au corps de la femme couchée par terre, la tête fendue d’un coup de sabre, et la chargeait sur son cheval, lorsque M. de la Guerche lui abattit la main d’un revers de son épée.

 

– Hors d’ici, coquin ! cria-t-il.

 

La jeune fille courut à lui.

 

– Ah ! sauvez-moi ! Ils ont tué ma mère ! dit-elle.

 

Ses cheveux en désordre lui couvraient le visage ; le sang coulait sur ses joues. D’un bond, Armand-Louis se jeta devant elle.

 

– Gare à qui la touche ! reprit-il.

 

Mais déjà les cavaliers s’étaient comptés.

 

– Tuer un soldat pour une bohémienne ! Mort à l’officier ! cria l’un d’eux.

 

Sa voix retentissait encore que déjà Baliverne entrait dans sa gorge.

 

– Tais-toi, bavard ! répondit Magnus.

 

Et tout bas il ajouta :

 

– Sotte affaire !… Ils ont toujours l’avantage du nombre !

 

Mais l’audace de ces deux hommes, leur fière attitude, la rapidité de leurs coups, avaient déconcerté les cavaliers. Ils hésitaient et se consultaient.

 

– Cependant on ne peut pas s’en aller d’ici sans butin, reprit l’un d’eux.

 

– Voyons, rendez-nous la jeune fille et passez votre chemin, poursuivit un autre.

 

– Venez donc la prendre ! cria M. de la Guerche.

 

Et chargeant le cavalier qui venait de parler, il le faisait rouler par terre, la poitrine traversée d’outre en outre.

 

Les pillards poussèrent un cri de rage, et, se serrant les uns contre les autres, levèrent leurs sabres.

 

« Voilà que ça va se gâter…, pensa Magnus, et tout cela pour une bohémienne ! »

 

En ce moment, Renaud et Carquefou suivis de quatre ou cinq dragons parurent dans la plaine. Ils venaient de perdre les traces du comte de Pappenheim. Renaud, à qui le dépit faisait pousser des sourdes exclamations, aperçut M. de la Guerche.

 

– Eh ! eh ! dit-il, on cause par là-bas !

 

Son cheval partit ventre à terre ; mais les maraudeurs, qui venaient aussi de l’apercevoir, changèrent subitement de tactique ; leur attaque se transforma en déroute, et on les vit disparaître comme une volée de pigeons à l’approche d’un épervier.

 

La bohémienne s’était jetée sur le corps de sa mère, qu’elle embrassait en pleurant.

 

– Ah ! monsieur, elle respire ! dit-elle en relevant sa tête trempée de larmes.

 

Armand-Louis, ému de pitié, fit mettre la pauvre femme blessée sur un cheval ; elle avait encore un reste de vie, mais le sang coulait à flot de sa blessure.

 

– Tout ce qu’on pourra faire pour elle, nous le ferons, dit-il.

 

La jeune bohémienne colla ses lèvres aux mains de M. de la Guerche, puis levant sur lui ses yeux noirs :

 

– Dites-moi votre nom, je ne l’oublierai jamais, dit-elle ; moi, je m’appelle Yerta.

 

Chemin faisant, Yerta raconta qu’elle appartenait à une tribu de bohémiens qui suivaient l’armée du comte de Tilly et faisaient commerce de chevaux. Au moment où la bataille finissait, la pauvre fille s’était trouvée avec sa mère et deux hommes de leur tribu sur la lisière d’un champ. Une troupe de cavaliers les avait entourés tout à coup ; les deux hommes s’étaient sauvés ; sa mère, la voyant saisie par l’un des maraudeurs, s’était jetée en avant pour la défendre ; un coup de sabre l’avait étendue par terre.

 

– Un chrétien est venu et a sauvé la pauvre Yerta… À présent, ma vie est à vous, ajouta-t-elle d’une voix douce.

 

On plaça la bohémienne mourante dans une tente voisine de celle d’Armand-Louis, et Magnus eut ordre de veiller à ce que rien ne lui manquât. Cela fait, M. de la Guerche chercha le roi.

 

Des torrents de lumières éclairaient le bivac de l’armée triomphante. Partout des torches, partout des flammes. Le roi Gustave-Adolphe, précédé, suivi, accompagné par les acclamations de vingt mille soldats, venait de visiter le champ de bataille, où, par ses soins, tous les blessés avaient été recueillis. Il rencontra M. de la Guerche qui marchait à la tête de ses dragons. Leurs habits à tous portaient les traces du combat.

 

Gustave-Adolphe courut à leur chef, et l’embrassant :

 

– Colonel, dit-il, après Dieu, c’est à vous que je dois la victoire !

 

Un cri de joie immense salua le roi et le jeune colonel qui marchait près de lui.

 

– Ah ! murmura M. de la Guerche, pourquoi Adrienne n’est-elle pas ici !

 

Quand il entra au quartier des dragons, il trouva Yerta qui pleurait sur le corps de sa mère.

 

Elle se leva et de nouveau embrassa ses mains.

 

– Elle est morte, et je suis seule, dit la bohémienne.

 

Toute la nuit elle resta accroupie dans la tente où reposait sa mère ; elle chantait à voix basse et pleurait. Sa voix était si plaintive, son chant si désolé, que Magnus en avait le cœur gros.

 

Au point du jour, deux hommes de la tribu à laquelle appartenait Yerta se glissèrent dans le camp, entourèrent le corps de la bohémienne d’un manteau, et l’ensevelirent dans un endroit écarté ; après quoi ils s’éloignèrent furtivement comme des oiseaux de nuit.

 

Deux ou trois fois dans la journée, on vit Yerta rôder autour de la tente de M. de la Guerche ; elle le suivait des yeux quand il passait, et il s’arrêtait devant elle ; Yerta tremblait tout à coup, et son visage se couvrait de larmes. Quand il ne la voyait pas, elle prenait le bas de son manteau et le portait à ses lèvres.

 

Une fois, étant seule, elle s’introduisit dans la tente d’Armand-Louis, guetta un instant, regarda bien tout, vit dans un coin un gant qu’il avait porté la veille et s’en empara vivement ; puis ses regards tombèrent sur un médaillon suspendu entre deux épées contre le mât qui soutenait sa tente. Elle s’en saisit avec une sorte de mouvement félin, fit jouer le ressort du couvercle d’or, et vit un portrait de femme. Yerta devint pâle et s’assit sur un coffre. Elle l’examina longtemps, presque inanimée, puis le replaça entre les deux épées, rejeta le gant et se sauva.

 

Le soir elle avait disparu.

 

Lorsque M. de la Guerche demanda à Magnus ce qu’était devenue Yerta, Magnus lui montra un oiseau qui voletait de branche en branche sur un arbre voisin.

 

– Où va cet oiseau ? dit-il.

 

XIV

LES ROUERIES D’UNE FILLE D’ÈVE


Laissons pour quelque temps M. de la Guerche et M. de Chaufontaine à la cour du roi Gustave-Adolphe, où la guerre ne leur permettra pas des loisirs bien longs, et retournons de quelques pas en arrière auprès de Mme d’Igomer, que nous avons perdue de vue depuis que l’audace de Magnus a tiré de ses mains Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, au moment où, triomphante, elle les conduisait au couvent de Saint-Rupert.

 

On se souvient que Jean de Werth, pour obéir au désir exprimé par la baronne, s’était chargé de la mener en personne à Prague, où le feld-maréchal Wallenstein avait fixé sa résidence. L’échec qu’elle venait de subir dans le pavillon où elle avait passé une nuit ne changea pas sa résolution, et, dès le lendemain, elle partit pour la Bohême ; mais, escortée par les gens du baron, elle laissa le général des troupes bavaroises devant Magdebourg. Elle était sûre de lui et voulait qu’un complice non moins ardent et non moins obstiné dans sa haine veillât autour de la ville où les deux cousines avaient si fatalement trouvé un refuge.

 

Pour les desseins qui mûrissaient dans cette tête en fermentation, il fallait à Mme d’Igomer un appui tout-puissant. Si elle ne devait plus entrer dans ce palais vers lequel elle dirigeait ses pas avec une impatience fiévreuse, vengée enfin et tout enorgueillie de son triomphe ; et si au contraire, elle y apparaissait vaincue et déchirée par sa défaite, elle nourrissait l’espoir de tirer un parti meilleur de cette infortune.

 

Elle poursuivait alors un double but : perdre sa rivale d’abord ; puis, sevrée du seul amour qui eût fait battre son cœur, montrer à Renaud, par l’éclat de la toute-puissance à laquelle prétendait son ambition, ce qu’elle était et ce qu’elle avait voulu lui sacrifier.

 

« Alors il me connaîtra, pensait-elle, et alors peut-être il me regrettera ; je ne sais pas si je serai heureuse, mais du moins il ne sera pas heureux non plus !… »

 

Chemin faisant, elle arrangea son thème et se prépara à ce rôle de victime qu’elle voulait jouer.

 

L’homme que l’empereur Ferdinand avait créé duc de Friedland en récompense des services rendus à la Maison de Habsbourg, occupait alors à Prague une position dont l’éclat ne le cédait pas même à la grandeur souveraine de son maître. Il avait une réputation militaire égale à celle du comte de Tilly, un faste et des richesses qui l’emportaient sur tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. En disgrâce depuis quelque temps, il avait, dans la retraite qu’il s’était choisie au milieu de ses domaines, une Cour qu’un roi puissant eût enviée. Autour de lui se pressait tout un peuple d’officiers dévoués à sa fortune et que sa main prodigue entretenait magnifiquement ; il avait soixante pages et cinquante gardes attachés à sa maison.

 

Les plus grands seigneurs se faisaient une joie d’être admis dans ce palais féerique auquel six vastes portiques conduisaient ; les gentilshommes des meilleures maisons ambitionnaient l’honneur de la servir. Ses trésors suffisaient à tout, et, dans cette solitude royale sur laquelle l’Allemagne avait les yeux, son indomptable ambition méditait de nouvelles grandeurs.

 

Il n’était pas dans tout l’empire, des bords de l’Elbe au Rhin, de la mer Baltique aux montagnes du Tyrol, un soldat qui ne le connût, un chef d’armée qui ne le respectât ou ne le craignît. Son nom était un drapeau ; à son appel, il n’était pas un homme sachant manier l’épée ou le mousquet qui ne fût aise d’entreprendre sous ses ordres une nouvelle campagne, et ne fût dès lors assuré de vaincre. Il avait le grand art de récompenser largement quiconque le servait. On l’avait vu improviser en quelque sorte des armées, et, tout à coup, surgir à la tête de régiments nombreux d’une province dévastée où, la veille encore, on ne rencontrait que des fuyards.

 

Il avait des chambellans et des majordomes, ses grands officiers et ses ambassadeurs comme l’empereur avait les siens. On traitait avec lui comme avec une tête couronnée. Disgracié par l’effroi du maître, qui le redoutait, il n’était pas abattu ; un revers des armes impériales pouvait lui rendre la toute-puissance militaire. Or, la baronne d’Igomer avait assisté à trop d’événements depuis un petit nombre d’années pour ne pas savoir que la guerre a ses caprices. Elle ignorait d’où viendrait le coup de foudre qui ferait remonter Wallenstein au pinacle, mais elle avait la conviction qu’il éclaterait. Il fallait donc s’assurer de lui avant qu’il fût le maître.

 

La baronne n’avait pas oublié qu’autrefois, à Vienne, et un soir de fête, le premier lieutenant de l’empereur l’avait regardée avec des yeux que ses familiers ne lui avaient jamais vus pour personne. Il lui avait parlé, et cette voix dure, qui faisait trembler tout le monde, s’était attendrie ; ce visage austère et jaune s’était coloré. Quelque chose avait battu dans la poitrine du farouche général qu’il n’était pas accoutumé à y sentir. À cette époque, Mme d’Igomer, mariée depuis peu de jours, était dans tout l’éclat de son printemps ; mais elle était femme déjà par l’esprit, et aucun détail de cette nuit ne lui avait échappé. Quel plus éclatant triomphe pour sa jeune vanité ! Mais, ramenée par les événements vers ce souvenir d’un jour, quelle indignation n’éprouvait-elle pas contre elle-même, d’avoir cédé à l’amour que lui inspirait un pauvre gentilhomme, presque un aventurier, lorsque d’un signe elle eût pu voir tomber à ses pieds le maître de l’Allemagne ! Désespérée et toute saignante encore des blessures qu’il avait faites à un cœur étonné de s’être donné, Mme d’Igomer voulut savoir si sa beauté rayonnante exercerait encore sur Wallenstein le charme et la séduction qui devaient servir ses desseins nouveaux.

 

Dès son arrivée à Prague, son premier soin fut de lui rendre visite.

 

Avec quel art ne sut-elle pas l’aborder ! Comme elle s’inclina sur la main puissante que le duc lui tendait. Avec quelles inflexions de voix douces et suppliantes ne lui apprit-elle pas qu’elle était veuve, isolée, presque sans défense ! Au milieu de l’abandon qui l’entourait, désolée comme une fauvette dont le nid vient d’être emporté par l’orage, elle s’était souvenue de l’illustre et tout-puissant Wallenstein, l’orgueil de l’Allemagne. Le guerrier terrible et magnanime lui avait parlé avec bonté autrefois, elle s’en était souvenue, et son premier élan l’avait poussée vers lui. De cruelles inimitiés la poursuivaient ; elle avait laissé bien des rancunes à la cour du roi de Suède, où de tristes jours l’avaient enchaînée ; mais si sa présence pouvait susciter quelque danger contre l’homme que tout l’empire admirait, elle était prête à fuir et à dérober les dernières années qui lui restaient à vivre dans l’ombre glacée d’un couvent.

 

Deux larmes tombaient de ses yeux et roulaient comme des perles sur ses joues roses. Wallenstein la releva.

 

– Entrez, madame, dit-il, ce palais est à vous.

 

C’était un premier succès. Mme d’Igomer se réservait d’en obtenir d’autres. Bientôt elle sut intéresser le duc de Friedland à des malheurs imaginaires qui lui donnaient l’occasion de verser des larmes dont sa beauté se parait ; la pitié se mêla au sentiment spontané de séduction dont son hôte subissait l’empire, et un long temps ne s’écoula pas sans que chambellans et majordomes, écuyers et pages, tout un peuple de gentilshommes et de capitaines n’apprît à compter avec le nouvel astre qui brillait sur Prague.

 

Parmi toutes les personnes qui composaient l’entourage de Wallenstein, une seule était vraiment à redouter : c’était l’Italien Seni, qui consultait les astres au profit du feld-maréchal ; mais Thécla perça du premier coup d’œil l’homme à qui elle avait affaire. Elle manda un soir l’astrologue chez elle, et, lui montrant sur un meuble un écrin où resplendissait un joyau de prix suspendu à une chaîne d’or :

 

– Voilà un tribut que mon sexe paye à votre science, dit-elle ? j’ose espérer qu’elle ne me sera pas défavorable et que les planètes soumises à vos lois m’accorderont une part de l’amitié que je vous demande.

 

L’astrologue ne pouvait pas se méprendre à la signification du sourire qui accompagnait ces paroles et du regard que la baronne lui jeta.

 

– Qu’avez-vous à craindre des planètes qui me confient leurs secrets ? répondit Seni. Vous ne brillez pas moins que Vénus, et les étoiles sont vos sœurs.

 

– Voilà ce qu’il faudra dire quelquefois à S. A. le duc de Friedland ; je ne manquerai pas de lui jurer que vous ne vous trompez jamais.

 

Le soir même, la conjonction de Mars et de Jupiter démontrait au feld-maréchal Wallenstein que l’arrivée de Mme d’Igomer à Prague était d’un bon augure ; les astres s’en réjouissaient.

 

Les intelligences que Mme d’Igomer avait conservées dans l’armée du comte de Tilly lui firent connaître, avant tout le monde, la prise de Magdebourg. Ce n’était rien pour elle ; mais ce qui lui importait, c’était que Mlle de Pardaillan, qu’elle savait dans la ville assiégée, n’eût point réussi à s’évader. Un courrier expédié par le baron Jean de Werth le soir même de la catastrophe la rassura. Il fallait à présent arracher la captive aux mains du comte de Pappenheim, et la faire diriger sur Prague, où elle-même aurait toute liberté d’en disposer à son gré ; mais, pour arriver à un tel résultat, il fallait y intéresser M. de Pappenheim lui-même.

 

Le plan de Mme d’Igomer fut promptement conçu. Elle se présenta un matin chez le duc de Friedland, le visage baigné de larmes.

 

– Quelle horrible nouvelle n’ai-je pas apprise ! dit-elle en tombant à ses genoux ; je ne me lèverai de cette place que lorsque vous aurez juré de m’accorder les grâces que je vous demande.

 

– Qu’est-ce ? Ne commandez-vous pas ici ? dit Wallenstein, qui la fit asseoir près de lui.

 

– Magdebourg est pris !

 

– Eh bien, n’était-ce pas une ville rebelle ? Les armes de l’empereur l’ont châtiée.

 

– Ah ! vous ne savez pas ! Deux personnes de qualité, deux jeunes filles qui me sont alliées par les liens du sang, sont tombées au pouvoir du comte de Pappenheim. Le comte de Tilly, qui connaît leur nom, leur fortune, les réclame. Vers quelle forteresse va-t-on les diriger ? À quel traitement indigne seront-elles exposées ? Malgré les souffrances que j’ai éprouvées en Suède, je ne peux pas oublier que j’ai dormi sous leur toit, auprès d’elles.

 

– Généreuse Thécla, toujours bonne et dévouée !

 

– Obtenez du comte de Tilly que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny vous soient remises, que votre palais leur serve de prison. Si c’est de l’or qu’il veut, l’or n’a jamais rien coûté à vos mains magnanimes. Ici, je veillerai sur elles. Bien plus, je sauverai leurs âmes : si Dieu le veut, je les arracherai aux ténèbres de l’hérésie ; et j’acquitterai ainsi la dette de mon cœur.

 

– Que désirez-vous que je fasse, Thécla ? Faut-il que j’envoie un de mes officiers au comte de Tilly ? Il me connaît, je réponds de son consentement.

 

– Et qui résisterait aux désirs exprimés par le prince de Wallenstein ? Mais faites plus encore : permettez-moi de partir moi-même. J’irai au-devant de M. de Pappenheim, et, quand les deux pauvres captives me verront, elles se croiront sauvées. Ah ! puissé-je alors ramener ces âmes égarées dans le giron de notre sainte Église !

 

– Mais, dit Wallenstein, ce voyage que vous allez entreprendre ne vous retiendra-t-il pas longtemps loin de moi ? Vous allez voir face à face un homme tout chargé des lauriers de la victoire ; et que suis-je, moi, sinon un soldat qu’on oublie ?

 

– Vous êtes le duc de Friedland, celui qui a toujours vaincu, celui que les astres protègent. Wallenstein a daigné abaisser ses regards jusqu’à moi, et Wallenstein pense que je pourrai me laisser éblouir par quelqu’un qui ne serait pas lui ! Ah ! que n’est-il pauvre, abandonné, malheureux, trahi des hommes comme il l’est de son empereur, et il connaîtrait jusqu’où va mon dévouement !

 

Le duc attira la tête de Thécla sur son cœur.

 

« Ah ! pensa-t-elle, c’était autrefois Renaud qui me pressait ainsi dans ses bras ! »

 

Mme d’Igomer partit. Elle avait tout ensemble une lettre signée du nom redoutable de Wallenstein et une escorte d’honneur.

 

La lettre, qui était pour le comte de Tilly, faisait connaître au vainqueur de Magdebourg le désir qu’avait le duc de Friedland d’appeler à Prague Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, parentes de Mme d’Igomer, grande maîtresse de son palais. De grands présents accompagnaient cette lettre, que Mme d’Igomer ne remit pas sans toucher un mot de la rançon, dont une bonne part reviendrait à celui qui avait le plus large droit au butin. Le comte de Tilly céda, et il ne fut plus question que de rejoindre M. de Pappenheim, qui avait pris les devants.

 

– Il s’obstine à vouloir escorter les deux prisonnières en personne, dit le vieux général ; et il est d’autant plus important, que, vous le voyez, sur la nouvelle de la prise de Magdebourg, l’empereur a nommé M. de Pappenheim au commandement d’un corps de troupe qui doit agir dans la Saxe. Ne perdez pas une minute.

 

Mme d’Igomer, munie de nouvelles instructions, se concerta avec Jean de Werth.

 

– Je connais celui qu’on nomme le Soldat, dit le baron, il est homme à s’entêter dans sa folle résolution. Je vous demande un peu d’où lui viennent ces fumées de chevalerie ! Les deux captives sont perdues pour nous si vous ne trouvez le défaut de la cuirasse.

 

– Il n’y a pas de cuirasse où il n’y en ait un ! Fiez-vous donc à moi pour découvrir le sien. Que Mlle de Souvigny arrive seulement à Prague, où je règne, et je fais serment qu’elle sera à vous.

 

– Ma seule crainte est que M. de Pappenheim ne consente pas à la quitter, pas plus que Mlle de Pardaillan.

 

– La main sur la conscience, croyez-vous qu’il aime encore Adrienne ?

 

– Non. Le temps et l’absence ont dissipé ce rêve d’un jour ; mais il sait que je l’aime, et il a promis à M. de la Guerche de veiller sur elle.

 

– Question d’honneur, alors ! Je la redoute moins qu’une question d’amour. Que j’allume seulement un désir dans cette âme passionnée, et j’en dirigerai la flamme du côté où il me plaira de la tourner !

 

Jean de Werth sourit.

 

– Vous avez le don des miracles, dit-il.

 

– Non, mais je hais ! À présent, mettez-vous en mesure de me faire rencontrer le plus tôt possible M. le comte de Pappenheim.

 

Grâce à une extrême diligence, Jean de Werth et Mme d’Igomer parvinrent à atteindre M. de Pappenheim dès la fin du second jour.

 

Une heure après, Thécla se faisait annoncer chez le général.

 

– Ah ! un commandement ! dit-il en lisant les dépêches que Mlle d’Igomer venait de lui remettre.

 

– L’empereur compte sur votre dévouement.

 

– Il a le droit d’y compter, puisque le roi de Suède est en Allemagne. Mais vous ignorez peut-être ce que je fais ici ?

 

– Je n’ignore rien. Lisez.

 

Et, d’une main hardie, Thécla tendit au comte les lettres de Wallenstein et du comte de Tilly.

 

– À vous Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny ! reprit-il après qu’il eut jeté les yeux sur les deux lettres. Et ma parole ?

 

– Et votre intérêt ?

 

M. de Pappenheim et Mme d’Igomer se regardèrent bien en face, les yeux dans les yeux.

 

– Pas de grands mots, poursuivit Thécla, disons les choses comme elles sont. Il y a deux jeunes filles, l’une que vous avez aimée un jour…

 

– Ah ! vous savez ?

 

– Je me mêle de diplomatie, et un diplomate ne doit rien ignorer. Qu’elle aime M. de la Guerche, alors que Jean de Werth l’aime de son côté, c’est une affaire à régler entre Jean de Werth et M. de la Guerche. Vous n’avez à tirer l’épée ni pour l’un ni pour l’autre. Mais, à côté de Mlle de Souvigny il y a Mlle de Pardaillan, et c’est une chose à laquelle vous n’avez pas assez pris garde.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg par sa mère, est par conséquent presque Allemande, et que son comté relève de la couronne d’Autriche, dont vous êtes l’un des plus héroïques serviteurs. Fille unique et unique héritière de M. le marquis de Pardaillan, un homme pour qui le Pactole coule en Suède, elle est digne de flatter l’orgueil et de mériter l’amour des plus grands seigneurs de l’Allemagne. On sait des yeux qui l’admirent et ne regardent qu’elle lorsque les deux cousines sont ensemble.

 

– Elle est charmante, en effet, murmura M. de Pappenheim.

 

Thécla se rapprocha de lui.

 

– Croyez-vous que, prisonnière de l’empereur Ferdinand, le maître de l’empire hésiterait à la donner à celui qui l’a si vaillamment servi ? reprit-elle. Que de domaines alors ajoutés aux domaines de Pappenheim ! Il est vrai que M. le marquis de Chaufontaine l’adore et que M. de Chaufontaine, m’a-t-on dit, a rencontré M. de Pappenheim à la Grande-Fortelle.

 

M. de Pappenheim se mordit les lèvres.

 

– Et cela crée des liens que rien ne peut détruire, poursuivit Mme d’Igomer. Ne vous a-t-il pas bravé ? Ne vous a-t-il pas fait subir le premier échec qu’ait éprouvé celui qu’on devait plus tard surnommer le Soldat ? Voilà ce qu’on peut appeler des titres ! Quand vous pensiez encore à Mlle de Souvigny, n’ai-je pas ouï dire que, dans un bourg, près de Malines, M. de Chaufontaine a bravement tué un homme à vous, une fine lame cependant ! Eh ! eh ! M. de Chaufontaine a droit au respect du comte de Pappenheim. Il vous a frappé ; courbez-vous !

 

– Madame ! cria M. de Pappenheim, pâle de fureur.

 

Mme d’Igomer ne baissa pas les yeux.

 

La croix rouge venait d’apparaître sur le front livide du grand maréchal ; mais, reculant d’un pas comme s’il eût eu peur de son propre emportement :

 

– Madame, reprit-il, voilà des paroles qu’un homme ne m’aurait pas dites impunément. Vous êtes femme… je les oublierai.

 

– Non, ne les oubliez pas ! reprit Mme d’Igomer avec force.

 

– Mais alors que voulez-vous que je fasse ?

 

– Ce que je ferais si j’avais l’honneur de me nommer Godefroy-Henri de Pappenheim.

 

– Ah ! parlez, parlez donc !

 

– Un homme vous a offensé, un étranger, un ennemi de votre pays et de votre empereur ! Cet homme aime une femme que le sort de la guerre a fait tomber entre vos mains, et vous me le demandez ! Trêve de vaines paroles. Êtes-vous de ces écoliers que des scrupules enfantins conduisent, et voulez-vous garder pour ce Français qui vous raille, et cela seulement parce qu’il est vaincu, l’un des plus beaux partis que l’Allemagne puisse offrir à ses glorieux enfants ? Elle est là, Mlle de Pardaillan, et vous hésitez ? M’objecterez-vous la parole donnée à M. de la Guerche ? L’ordre du comte de Tilly est là qui vous dégage, et, d’ailleurs, que devez-vous à M. de Chaufontaine ? Est-ce de la reconnaissance pour ce récit que je lui ai entendu raconter vingt fois, de la figure singulière que vous faisiez à la Grande-Fortelle, lorsque cinquante escopettes vous menaçaient de toutes parts ?

 

– Ah ! M. de Chaufontaine vous a raconté…

 

M. de Pappenheim ne put achever ; le sang qui lui montait à la gorge l’étouffait.

 

– Que ne vous faites-vous le page de Mlle de Pardaillan, pour la conduire à cet heureux rival ? Vous frémissez ? Le noble sang des Pappenheim se réveillerait-il enfin ? La fortune a mis une fille de race entre vos mains, comme une colombe dans les serres d’un milan ; ne la rendez plus. Et ce sera une bonne œuvre, une pieuse action. Songez-y, la comtesse de Mummelsberg, qui a donné le jour à Mlle de Pardaillan, était catholique ; vous ramènerez aux pieds des autels qu’elle outrage la victime de l’hérésie ; une fortune pour vous, une âme pour le Ciel.

 

– Ah ! je cède ! s’écria M. de Pappenheim.

 

– Ainsi, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan me suivront à Prague ?

 

– À Prague, à Vienne, où vous voudrez !

 

– Vous savez quel homme c’est que le duc de Friedland, nul n’est plus fidèle à ses amis. Je lui dirai que son désir a été une loi pour vous, et peut-être un jour le reverrez-vous à la tête des armées impériales. Or, monsieur le comte, veuillez voir en moi l’ambassadrice du feld-maréchal Wallenstein.

 

– Ce soir, j’aurai pris le chemin de la Saxe, tandis que vous suivrez celui de la Bohême. Faut-il annoncer aux deux cousines que vous êtes ici ?

 

– C’est inutile. Dites-leur seulement que vous n’êtes plus chargé de les accompagner. Le reste me regarde.

 

– Ainsi, je peux compter sur vos bons offices auprès de celle qui peut être appelée la comtesse de Mummelsberg ?

 

– Si elle n’est pas à vous, elle ne sera jamais à personne. Cependant, il y a M. de Chaufontaine…

 

– Dieu me le fera rencontrer, et alors je réponds de tout.

 

– Au revoir donc, monsieur le comte.

 

– Au revoir, madame la baronne.

 

Un moment après, Mme d’Igomer était auprès de Jean de Werth, auquel elle faisait part du résultat de son entrevue avec M. de Pappenheim.

 

– Quand je vous le disais ! s’écria-t-elle, j’ai trouvé le défaut de la cuirasse.

 

XV

OÙ Mlle DE PARDAILLAN ET Mlle DE SOUVIGNY CONNAISSENT TOUT À LA FOIS LES PLAISIRS DE LA VILLE ET CEUX DE LA CAMPAGNE


En prenant congé de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, le comte Godefroy-Henri se garda bien de dire tout ce qu’il savait ; sa conscience murmurait un peu, mais sa haine et son orgueil froissé en étouffaient les plaintes. Il motiva son départ sur un ordre exprès de l’empereur, et ne se hasarda pas dans des adieux trop longs. Il laissait, disait-il, les deux cousines entre les mains d’une personne sûre. Quand il se fut éloigné, Mme d’Igomer hâta sa marche vers Prague en ayant soin d’éviter tout ce qui pouvait trahir sa présence, et ce ne fut qu’en arrivant dans la résidence princière de Wallenstein que les deux captives apprirent entre les mains de qui la fortune implacable les avait de nouveau fait tomber.

 

Aussitôt qu’elles eurent mis pied à terre, Thécla courut au-devant d’elles, les deux bras ouverts, la joie dans les yeux, un frais sourire sur ses lèvres d’enfant. Un frisson glaça le sang dans les veines de Mlle de Souvigny.

 

– Pourquoi ces mains tendues ? pourquoi ces baisers ? lui dit-elle ; nous sommes vos prisonnières… donc point de comédie !

 

– Est-ce encore ici le couvent de Saint-Rupert ? poursuivit Diane.

 

– Ah ! c’est donc ma destinée de ne pas être aimée de ceux que j’aime ! répondit Mme d’Igomer, dont les yeux se remplirent de larmes.

 

Mme d’Igomer avait le don des larmes et en usait dans toutes les occasions favorables. Cela seyait bien à son visage, auquel les pleurs prêtaient une séduction nouvelle, et lui donnaient, en outre, un semblant de sensibilité dont elle savait tirer profit.

 

Ce n’était pas sans dessein et seulement pour le plaisir de jouer jusqu’au bout son rôle d’hypocrisie qu’elle parlait aux deux cousines ce langage doucereux. Son but allait plus loin ; elle voulait faire parade aux yeux du duc de Friedland de son affection tendre et patiente pour les prisonnières, et se poser en victime de noires calomnies.

 

Elle espérait ainsi atteindre un double résultat : inspirer à son protecteur une horreur inaltérable pour les créatures qui repoussaient les témoignages les plus éclatants d’une aimable affection, et se parer d’un voile de malheur et de vertu.

 

Aussitôt que Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan furent installées dans un pavillon où, sans que rien y parût, elles étaient soumises à la plus active surveillance, Mme d’Igomer, tout en larmes, se laissa surprendre deux ou trois fois par Wallenstein. Aux questions pressantes du feld-maréchal, pour qui ces larmes avaient l’éclat et la valeur des perles, Thécla opposa d’abord une plaintive résistance ; puis, comme cédant tout à coup au poids de sa douleur :

 

– Ah ! s’écria-t-elle, je ne sais pas de plus intolérable supplice pour les âmes tendres que celui d’être méconnues !

 

Ses pleurs redoublèrent, et Wallenstein lui arracha enfin le secret de ses muettes afflictions.

 

– Vous savez, dit-elle, si j’aime Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, Mlle de Pardaillan surtout ; vous savez dans quels termes je vous en ai parlé ! Que n’eussé-je pas fait pour assurer leur bonheur ! Ah ! mon désir de les rendre heureuses m’eût poussée à vous supplier même de les renvoyer à la cour du roi de Suède, si les lois de la guerre ne nous faisaient pas un devoir de les retenir. Elles sont un gage, et peut-être peut-on espérer que leur présence ici détachera du parti de Gustave-Adolphe un seigneur que son expérience ferait admettre avec honneur dans les conseils de l’empereur.

 

Le duc de Friedland baisa la main de Mme d’Igomer.

 

– Vous parlez comme un politique, dit-il ; votre bouche a donc tous les instincts comme elle a toutes les grâces ?

 

– C’est le sentiment de votre intérêt qui m’inspire, reprit Thécla. Je me suis donc vaincue par respect pour ce devoir impérieux, mais j’ai voulu tout au moins leur rendre agréable le séjour de votre palais ; je leur ai tout prodigué. Je ne parle pas de ma tendresse, elle leur était acquise, et rien ne l’a pu changer. Mais, hélas ! rien n’a pu fondre non plus cette glace qui nous sépare… Ajustements choisis parmi ceux qui pouvaient leur plaire et dont je me dépouillais, caresses, distractions inventées pour elles seules, prévenances, supplications, elles ont tout repoussé.

 

Mme d’Igomer porta ses deux mains mignonnes et blanches à ses yeux ; le duc de Friedland les écarta.

 

– Et vous pleurez encore !… et vous n’abandonnez pas ces indignes créatures !… dit-il.

 

– Ah ! je les aime ! Et puis, une autre pensée me soutient. Me comprendrez-vous, mon cher duc, quand je vous dirai que le soin de leur âme me touche autant que celui de leur corps ? Je les sais attachées à deux gentilshommes français de petite maison, qui cherchent fortune à l’étranger, ne pouvant pas ramasser une obole chez eux ; je les ai rencontrés l’un et l’autre au temps où la fatalité me retenait en Suède… J’ai pu juger de leurs mœurs et de leur esprit : ce sont des batteurs d’estrade, bien plus que des gentilshommes, braves, à ce qu’on dit, mais quel soldat des armées que vous avez cent fois conduites à la victoire ne l’est pas ? Au delà, rien. Par quel charme ont-ils séduit le cœur de ces jeunes filles ? Je l’ignore. Ah ! j’ai longtemps cru à un maléfice…

 

– N’en doutez pas, dit Wallenstein, que l’astrologue Seni maintenait dans le respect de toutes les superstitions.

 

– Je n’osais pas vous le dire, poursuivit Thécla en frissonnant, mais il y a dans leur manière de sentir et de s’exprimer des choses qui m’étonnent, qui m’affligent, et où ; malgré moi, je vois l’influence d’un pouvoir mystérieux. Moi qui les ai vues entrer dans la vie, je ne les reconnais pas. Surprise, hélas ! même indignée, j’ai voulu ramener ces esprits égarés ; l’ironie et une obstination perverse m’ont répondu… Croiriez-vous que l’une d’elles, Mlle de Souvigny, a reconnu par le plus amer dédain les bontés de son oncle M. de Pardaillan ? Bien que mal conseillé par les sectaires qui abondent à la cour de Stockholm, il avait l’heureuse pensée de la destiner à l’un des capitaines les plus renommés de l’empire…

 

– Un capitaine renommé, dites-vous ?

 

– Vous savez, monseigneur, quand le soleil ne brille pas au ciel, les étoiles lancent des rayons.

 

– Le nom de cette étoile à laquelle M. de Pardaillan avait pensé pour sa nièce ?

 

– Le baron Jean de Werth.

 

– Et elle le refuse ?

 

– Ce n’est pas tout encore. Un autre capitaine fameux, qui profite de l’éclipse du soleil pour monter au rang des astres, s’est épris de Mlle de Pardaillan et sollicite sa main.

 

– Comment appelez-vous cet astre amoureux ?

 

– M. le comte de Pappenheim.

 

– Un de mes meilleurs lieutenants !

 

– Voilà un éloge que M. de Pappenheim, j’en suis sûre, n’échangerait pas contre la couronne d’un électeur de l’empire.

 

– Ainsi, il aime Mlle de Pardaillan ? reprit Wallenstein, qui de nouveau baisa la main de Thécla.

 

– Il l’adore ; mais, comme sa cousine, Mlle de Souvigny, le fait pour Jean de Werth, Mlle de Pardaillan s’obstine à repousser l’honneur d’une si belle alliance.

 

– Vous avez raison, cette obstination, que rien n’explique, est l’œuvre d’un sortilège.

 

– Ah ! monseigneur, les deux infortunées ont été élevées dans l’hérésie de la réforme.

 

Wallenstein se signa dévotement.

 

– On pourrait abandonner Mlle de Souvigny à son aveuglement, par lassitude de se voir repoussé, poursuivit Thécla ; mais un autre intérêt commande qu’on agisse avec fermeté, avec onction, auprès de Mlle de Pardaillan. N’oublions pas son origine, n’oublions pas qu’elle est sujette de l’empire, auquel elle doit foi et hommage, et ne laissons pas la comtesse de Mummelsberg tomber aux mains d’un aventurier gaulois. Ma conscience ne m’absoudrait jamais d’une telle faiblesse. Mais, si j’ai le courage de vouloir le bien de l’une, pourquoi n’aurais-je pas la même charité pour l’autre ?… mêmes périls les menacent !

 

– Ah ! votre dévouement n’a pas de limites !

 

– Perdues ici-bas par leur obstination, faudra-t-il encore qu’elles soient perdues Là-Haut ? Vous ne sauriez croire combien cette pensée désolante me poursuit !… Elle ne me laisse pas une heure de repos ! Ah ! je tenterais l’impossible pour leur salut.

 

– Vous avez toutes les grâces et toutes les séductions ! Dieu a donné à votre âme immortelle une prison terrestre qui fait penser aux anges.

 

Thécla oublia sa main dans celle de Wallenstein et parut tomber dans une rêverie profonde. Le duc de Friedland la contemplait et l’admirait.

 

– Ah ! dit-elle tout à coup en relevant sa tête languissante, j’ai quelquefois pensé que si la lumière de notre sainte religion éclairait leurs âmes, Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny seraient moins rebelles à mes instances.

 

– Vous avez là une sainte pensée. Les austères silences d’un couvent apprendraient la soumission à ces âmes où les détestables doctrines de la réforme ont porté le trouble et l’esprit de révolte.

 

– Vous m’approuveriez donc, mon cher duc, si, dans le but de les ramener à la connaissance de la vérité, je les plaçais l’une et l’autre sous la direction d’un homme pieux qui les éloignerait du théâtre du monde ?

 

– Je vous en donnerais le conseil. Quand la mansuétude ne peut plus rien, quand les voies de la douceur sont épuisées, il faut recourir au châtiment, comme on emploie le fer et le feu pour extirper les ronces et les broussailles d’un champ où doit passer la charrue.

 

– Vous dirai-je toute ma crainte ? J’ai craint un instant que vous n’eussiez la pensée de les ravir à ma tendresse alarmée. M’autorisez-vous à tout faire pour les ramener au sentiment du devoir ? Me laissez-vous maîtresse de les diriger à mon gré dans les sentiers qui me paraîtront conduire plus sûrement au but que je veux atteindre ?

 

– Faites ! Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny sont à vous.

 

Mme d’Igomer soupira.

 

– Que leur bonheur, du moins, me paie des peines qu’elles m’auront coûtées ! dit-elle avec onction.

 

Cette conversation résumait le sort que la baronne réservait aux deux prisonnières ; mais, avant de recourir aux rigueurs d’un monastère, Mme d’Igomer voulait savoir si elle ne parviendrait pas à ébranler et à séduire ces âmes fières, par les fascinations du luxe et les entraînements du plaisir. Quelle volupté, pour ce cœur dévoré de haine, si sa rivale succombait aux tentations, si, entraînée aux bras de M. de Pappenheim dans le tourbillon éclatant d’une fête, Mlle de Pardaillan trahissait tout ensemble et son amour et sa foi ! Voilà où était la meilleure et la plus douce vengeance. Il fallait corrompre avant de frapper. Mme d’Igomer s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt.

 

Elle eut soin dès lors de conduire les deux cousines à toutes les fêtes par lesquelles Wallenstein trompait son inaction et entretenait la magnificence de sa Cour. Les robes qu’elles avaient apportées disparurent pour faire place aux plus riches ajustements ; tout ce qui peut éblouir les yeux et captiver la jeunesse leur fut prodigué ; elles respiraient dans une atmosphère de plaisirs ; la musique, la danse, la chasse, les festins, se succédaient sans intervalles, et, autour d’elles, un cercle de gentilshommes brillants faisait entendre un concert d’éloges.

 

Chaque soir, Adrienne et Diane rentraient chez elles harassées et comme étourdies ; mais rien n’avait prise sur ces âmes vaillantes. Leur simplicité et leur droiture déjouaient toutes les embûches. Quand elles avaient traversé le palais tout retentissant des mille bruits d’une fête et tout illuminé, elles s’agenouillaient humblement et priaient. Alors, il ne restait plus rien en elles des souillures du jour. Les ruses de Mme d’Igomer étaient vaincues.

 

Grâce à la complicité de son associée, M. de Pappenheim, vaincu à Leipzig, avait pu librement communiquer avec Mlle de Pardaillan. L’heure des hésitations était passée ; le grand maréchal revenait du champ de bataille l’âme ulcérée par la défaite ; il avait vu ces mêmes cuirassiers tomber sous les coups de ces mêmes dragons auxquels il avait rendu des chefs ; il avait aperçu M. de Chaufontaine dans la mêlée ; il avait pu juger de la pesanteur de son bras ; il avait dû reculer, entraîné par la fuite des siens. Et c’est à cet adversaire heureux qu’il abandonnerait maintenant l’héritière qui lui était offerte ?

 

– Non ! non, jamais ! s’écria M. de Pappenheim. Il m’a vaincu, à mon tour de le vaincre et de me venger !

 

Et, enraciné dans sa résolution nouvelle, il n’hésita plus à tout tenter pour l’emporter dans le cœur de Mlle de Pardaillan.

 

La promesse qu’il avait hautement engagée à M. de la Guerche l’avait fait recevoir tout d’abord presque sur le pied d’intimité. La loyauté native de Mlle de Souvigny répugnait à la pensée d’une trahison, et, confiée au comte par Armand-Louis, elle voulait le croire digne de cette confiance. L’attitude qu’il avait auprès d’elle la rassurait d’ailleurs pleinement ; mais que devint-elle, lorsqu’un jour Diane, effarée, lui fit part d’un entretien qu’elle venait d’avoir avec leur sauveur !

 

– Ah ! je ne sais ce qui vaut le moins, dit-elle, de la brutalité, de l’arrogance de Jean de Werth, ou de la galanterie et des ruses de M. de Pappenheim !

 

– Explique-toi ! s’écria Adrienne.

 

– Il est venu à moi tout à l’heure, je lui tendais la main, il l’a prise et s’est tout à coup jeté à mes pieds. Devant cette action inattendue j’étais comme une personne privée de sentiment. Le comte m’a déclaré qu’il m’aimait, que rien ne l’empêcherait de m’aimer toujours, et que, pour arriver jusqu’à moi, il n’était rien qu’il ne fît. Va, ce n’est plus toi qu’il menace, c’est moi ! J’ai vu clair dans le feu de ses discours : toute cette intrigue, c’est Mme d’Igomer qui l’a nouée. Elle nous a vendues à Jean de Werth et à M. de Pappenheim. Ce n’est plus un enlèvement comme dans la Marche de Brandebourg, c’est un emprisonnement dans un palais. Que Dieu nous sauve !

 

Bien des choses firent voir à Mlle de Souvigny que Diane ne se trompait pas. Elle comprit alors que dans cet immense édifice, où tout semblait être donné au plaisir, le plus dur esclavage leur était préparé. Pour toutes deux, il renfermait les limites du monde ; aucun bruit, aucun mot, aucun souvenir de ce qui se passait au delà des six portiques autour desquels veillait la garde de Wallenstein. Vêtues de soie, couvertes de dentelles, chamarrées d’or et d’argent, promenées sous des lustres étincelants, elles étaient pareilles à des esclaves ; elles ne savaient même pas si, dans le monde entier, quelqu’un se souvenait qu’elles eussent vécu.

 

Un soir, dans un bal, Mme d’Igomer se rapprocha de Diane, que depuis un certain temps déjà elle affectait d’appeler Mme la comtesse de Mummelsberg. C’était un soir de fête. Assise tristement à côté de Mlle de Souvigny, Diane regardait, sans la voir, la foule des courtisans qui ondoyait dans les appartements tout ruisselants de lumière.

 

– Eh quoi ! dit Mme d’Igomer en prenant la main de Diane, pas un bijou à ce joli bras, chère comtesse de Mummelsberg ! c’est un crime de lèse-beauté.

 

Et détachant un joyau de prix qui ornait son bras :

 

– Voilà un bracelet que M. le comte de Pappenheim m’a offert, reprit-elle ; il me remerciera d’avoir compris que c’est à votre poignet, plus blanc que le marbre, qu’il brillera de tout son éclat.

 

Par un mouvement plus vif que l’éclair, Mlle de Pardaillan s’empara du bracelet et le jeta loin d’elle.

 

– Rien de vous, rien de lui ! dit-elle.

 

– Bien cela ! murmura Mlle de Souvigny, qui lui serra la main.

 

Malgré l’empire qu’elle avait sur elle-même, Mme d’Igomer pâlit ; elle oublia de pleurer, et se redressant :

 

– Que vous ne vouliez rien accepter de moi, répondit-elle, je puis m’y résigner, quelque peine que cela me fasse ; mais d’un autre, voilà ce qui me dépasse ! Dans quelques jours, M. le comte de Pappenheim sera de retour à Prague, et nous verrons alors si Mme la comtesse de Mummelsberg osera refuser l’anneau de mariage qu’il lui présentera au pied des autels.

 

Ce fut pour Diane comme un coup de foudre.

 

– Un anneau de mariage ? M. le comte de Pappenheim ? dit-elle d’une voix brisée.

 

– Nous n’attendons plus qu’un courrier qui doit apporter le consentement de l’empereur, de qui vous relevez, reprit Thécla, pour procéder à cette cérémonie.

 

En ce moment, le légat du pape, envoyé en Allemagne pour combattre l’hérésie et raffermir la foi catholique dans les cœurs où elle semblait ébranlée, parut dans la galerie. C’était un prince de l’Église, réputé pour sa piété et l’élévation de son caractère. Tout à-coup, fendant la foule qui l’entourait, et mue par un élan spontané, Mlle de Pardaillan courut vers lui, et tombant à ses genoux :

 

– Monseigneur, dit-elle, vous êtes le refuge des faibles et le protecteur des opprimés. Je viens à vous ; ayez pitié de moi.

 

– Ma fille, relevez-vous, dit le prélat.

 

– Non, pas avant que vous m’ayez entendue. Vous qui représentez le Christ sur la terre, permettrez-vous qu’un ministre du culte, un prêtre, bénisse un mariage auquel on veut me contraindre et que je repousse ? Dites, monseigneur, souffrirez-vous que les autels catholiques soient souillés par ce sacrifice ? J’ai été élevée dans la religion réformée. Si c’est une erreur, que les apôtres de la vérité me convertissent, mais n’employez ni la violence ni la ruse ! Comtesse de Mummelsberg du chef de ma mère, j’ai dix villages et vingt châteaux. On peut les retenir sous le séquestre. Je ne me plaindrai pas, mais on ne parviendra pas à effacer de mon blason les armes de mes aïeux. Je suis fiancée par le cœur et la volonté à un gentilhomme catholique et français, qui combat pour la Suède, alliée de son pays. Je réclame les privilèges de ma naissance et de mon rang, le droit enfin de disposer de ma main librement. J’implore votre pitié, monseigneur ; faites qu’un jour je ne me réveille pas comtesse de Pappenheim, parce qu’il aura plu à un serviteur impie d’un Dieu de miséricorde de m’unir à un gentilhomme que je n’aime pas, et cela malgré mes pleurs, malgré mes cris !

 

Le légat du pape tendit la main à Mlle de Pardaillan.

 

– Au nom de Celui qui a le pouvoir de lier et de délier, et qui m’a investi d’une part de Son autorité, dit-il, je condamne et maudis le prêtre indigne qui fera violence à cette femme. Relevez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Je ne fais que passer, mais mon frère, l’archevêque de Prague, veillera sur vous. Que tous ceux qui m’entendent le sachent : Mme la comtesse de Mummelsberg est sous la protection de l’Église !

 

Le cardinal passa lentement, bénissant de sa main droite la foule qui s’inclinait devant lui. Mme d’Igomer n’avait rien dit ; elle avait eu le temps de composer son visage. Mais au moment où ses yeux et ceux de Diane se rencontrèrent :

 

– Vous l’emportez, mademoiselle, lui dit-elle tout bas. Mais tout passe, les légats et le temps !

 

Et comme tout le monde l’observait, souriant tout à coup et offrant son bras à Mlle de Pardaillan :

 

– Vous avez un peu de fièvre, mon enfant, reprit-elle. Remettez-vous et rentrez dans votre appartement.

 

Mlle de Pardaillan et Adrienne y rentrèrent pour n’en plus sortir ; les heures, les jours, les semaines se passaient ; personne ne les visitait, personne ne leur parlait ; c’était le silence d’un cloître succédant à toutes les fêtes d’un palais. On aurait pu croire que le service intérieur se faisait par des ombres ; mais l’âme tourmentée des prisonnières trouvait presque un soulagement dans cette solitude. Aucun visage odieux n’offensait leurs regards, aucun sourire hypocrite ne les blessait, aucune parole ennemie ne fatiguait leurs oreilles.

 

« Ah ! que M. de la Guerche et que Renaud doivent être malheureux… ils nous cherchent et se désespèrent ! pensaient-elles souvent. »

 

Et penchées à leurs fenêtres, elles regardaient passer les oiseaux et disparaître les nuages. Quelques-uns allaient vers le nord. Que n’avaient-elles les ailes de l’oiseau et le vol du nuage !

 

Mais tandis qu’elles étaient séquestrées loin du monde, dans le palais de Prague, de graves événements militaires, en donnant raison aux prévisions de Mme d’Igomer, allaient bientôt rappeler le feld-maréchal Wallenstein sur le théâtre de la guerre. Après le désastre subi par le comte de Tilly dans les plaines voisines de Leipzig, le 7 septembre 1631, un autre échec lui avait fait perdre la vie au passage du Lech, vainement défendu. L’étoile de Gustave-Adolphe l’emportait, et les armes de la Maison d’Autriche humiliée faisaient appel enfin au dévouement et à la réputation du général exilé.

 

Mme d’Igomer avait été informée la première des négociations, quelque temps tenues secrètes, qui venaient d’être entamées entre Ferdinand, rempli d’épouvante et menacé sur toutes ses frontières, et le duc de Friedland, pressé de prendre en main la cause de l’Allemagne et de quitter la retraite où son orgueil était devenu pareil à celui des Titans.

 

Consultée par lui, Mme d’Igomer devina aisément quel conseil il attendait d’elle.

 

– Ah ! dit-elle alors avec une feinte douleur mêlée d’enthousiasme, je veux m’oublier moi-même et ne penser qu’à vous ! Un empire penche vers la ruine, un ennemi implacable le menace et va lui porter les derniers coups. Devez-vous, par un ressentiment juste, mais excessif, lui refuser l’appui de votre épée et le précipiter vers le tombeau où, si vous n’accourez pas, il va disparaître ? Contre Gustave-Adolphe, il n’y a plus que vous. Vous êtes le boulevard de l’empire, le défenseur du monde catholique. Ne pensez pas à mes angoisses et levez-vous ! Toutes les conditions qu’il vous plaira de dicter ne seront-elles pas acceptées ? Voyez ! soldats, capitaines, généraux, vous appellent et n’ont d’espoir qu’en vous ! Tous vous acclament et tendent vers vous leurs épées impatientes de venger l’injure faite au drapeau allemand ! Les princes, les électeurs, les rois, vous confient leurs peuples et leurs couronnes. Ah ! le jour où vous quitterez ce palais, seule je pleurerai, mais l’Allemagne entière poussera des cris d’allégresse. Elle croira à la victoire en vous revoyant, et un cortège immense de gentilshommes et de seigneurs vous fera escorte jusqu’aux frontières insultées par les Suédois. N’hésitez donc plus. Partez, monseigneur ; rejoignez les quelques troupes avec lesquelles Pappenheim tient encore la campagne ! demain ce sera une armée, et faites voir à l’Europe étonnée que, s’il est le Soldat, vous êtes le chef !

 

– Ah ! vous seule m’aimez, Thécla ! s’écria Wallenstein.

 

Et il donna des ordres pour que les préparatifs du départ fussent hâtés.

 

La veille du jour qui le vit rentrer dans la lice, Mme d’Igomer demanda la permission de rendre quelque liberté aux deux prisonnières.

 

Wallenstein fronça le sourcil.

 

– Elles vous ont bravée, insultée presque ! dit-il.

 

– Oui, reprit-elle, mais de faibles indices me font espérer que leurs âmes vont s’ouvrir à de meilleurs sentiments ; vous le savez, je suis obstinée dans mes affections. Le séjour de Prague m’est odieux depuis que je sais que vous n’y devez plus rester ; les heures que je ne pourrai pas vous consacrer, – hélas ! le cœur d’un héros appartient à son armée plus qu’à ceux qui l’aiment, – je les passerai loin du tumulte des Cours. Mais, dans cette retraite où je vivrai avec votre souvenir, souffrez que j’emmène la comtesse de Mummelsberg et Mlle de Souvigny. J’ai cette espérance que l’heure du repentir sonnera bientôt pour elles.

 

Wallenstein n’avait garde de résister à cette voix enchanteresse, et le jour où le vainqueur du comte de Tilly apprenait qu’il allait avoir à combattre un homme qui n’avait jamais été vaincu, Mlle de Pardaillan et Adrienne voyaient entrer chez elles un page qui leur annonçait qu’un carrosse les attendait dans l’une des cours du palais. Elles le suivirent sans résistance, et quelques minutes après leur voiture sortait de Prague.

 

Par les interstices du rideau, elles voyaient autour d’elles une douzaine de cavaliers armés. On marchait fort vite.

 

Mme d’Igomer, qu’elles n’avaient pas vue au moment du départ, n’était pas non plus avec elles pendant le voyage.

 

Deux jours après avoir quitté la résidence de Wallenstein, et elles n’avaient point de raison de la regretter, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, qui avaient vu disparaître maintes collines et maintes forêts derrière leur carrosse, entrèrent au crépuscule dans la cour d’un vaste château fort qui s’élevait sur la croupe d’une montagne.

 

– Peut-on savoir où nous sommes ? demanda Adrienne en mesurant de l’œil les hautes murailles qui les entouraient.

 

– Vous êtes au château de Drachenfeld, chez moi, répondit Mme d’Igomer, qui parut sur le perron de l’escalier, et vous me voyez toute heureuse de vous y recevoir.

 

– Le bonheur, madame, est alors tout pour vous, répondit Mlle de Pardaillan.

 

XVI

LE CHÂTEAU DE DRACHENFELD


Le château de Drachenfeld, où de nouveaux hasards attendaient Adrienne et Diane, tenait tout à la fois de la citadelle et du couvent. On y voyait des galeries et des salles de bal comme dans un palais ; des casemates, des créneaux, des courtines, un donjon, comme dans un château fort ; des chapelles, un cloître, des cellules, comme dans un monastère. Pour que tout répondît à ce triple caractère dans cette singulière habitation, on pouvait, en se promenant au hasard dans les appartements et les jardins, rencontrer des gardes portant l’épée et le mousquet, des pages vêtus de velours et de satin, de belles personnes qui maniaient l’éventail ou touchaient du luth, des aumôniers et des gens d’église pieusement enfoncés dans quelque méditation.

 

Au bout d’un mois, les deux cousines furent au courant de la vie qu’on menait à Drachenfeld. Le soir appartenait au bal et aux divertissements de toutes sortes, pour lesquels l’imagination de Mme d’Igomer se montrait singulièrement inventive ; on s’adonnait le matin à des exercices de religion ; s’il faisait beau après-midi, on prenait le délassement de la promenade sur de belles pièces d’eau, ou dans de profondes forêts percées de larges avenues ; on chassait aussi ; mais, si le temps était à la pluie, on se rendait dans quelque chapelle, où un bon moine s’abandonnait à toute la chaleur d’une exhortation religieuse.

 

Certaines fois, et quand Mme d’Igomer avait mal dormi, la musique remplaçait le sermon.

 

Il ne paraissait pas que l’inconsolable Thécla regrettât beaucoup Wallenstein, ni qu’elle donnât une large part de son temps à la mélancolie ; mais c’était peut-être le séjour de la campagne qui en était cause.

 

Un père franciscain avait la charge d’extirper du cœur de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan les racines que les doctrines abominables de l’hérésie y avaient fait pousser. Il les persécutait benoîtement.

 

Le gouvernement du château était dévolu à un homme maigre, hâve, couleur de citron, sinistre, patibulaire. La première fois qu’elle l’aperçut, Mlle de Souvigny frissonna. Elle gardait le souvenir de ce profil menaçant dans un coin de sa mémoire.

 

Quand elle entendit prononcer le nom de Mathéus Orlscopp, elle fut glacée de terreur.

 

– Ah ! l’homme de Bergheim ! s’écria-t-elle.

 

C’était en effet Mathéus Orlscopp qui, vaincu au château de Rabennest, voulait prendre sa revanche au château de Drachenfeld. Les hommes lui avaient échappé, mais les femmes lui restaient. Il avait même une double offense à punir, et Mme d’Igomer pouvait compter sur son dévouement.

 

On se rappelle que, grâce aux précautions prises par Carquefou, Mathéus Orlscopp était resté suspendu à ce crochet qui avait porté quelque temps le corps endolori de Renaud, dans la chambre verte du château de Rabennest. Mathéus n’avait obtenu sa délivrance que quelques heures après le départ des fugitifs. Le gardien chargé de porter sa maigre nourriture au captif avait trouvé le maître de Rabennest blême, glacé, fou de rage et de douleur. Celui-ci ne perdit pas un temps inutile à poursuivre des cavaliers qui avaient sur lui l’avance d’une journée, et courut hardiment tout raconter à Jean de Werth.

 

L’explosion de sa haine et de sa fureur fut telle, que Jean de Werth comprit sur-le-champ que c’était un homme dont on pouvait tirer le meilleur parti. Bien loin de le punir, il lui donna une gratification et l’adressa à sa complice, Mme la baronne d’Igomer, avec une lettre qui ne contenait que ces mots :

 

Voilà un coquin que je vous recommande.

 

Il n’en fallait pas davantage pour engager la baronne à prendre Mathéus Orlscopp à son service. Quand il y trouvait son intérêt, le seigneur Mathéus était d’une franchise terrible. Il ne cacha rien à Mme d’Igomer des circonstances qui l’avaient fait entrer dans la vie de Renaud, à Bergheim comme à Rabennest. Ce qu’il venait de faire, loin de révolter la baronne, lui donna une idée de ce qu’on pouvait attendre d’un tel homme dans l’occasion.

 

Ces deux haines se comprirent de prime-saut. Aussitôt que le départ de Wallenstein pour l’armée impériale fut décidé, et en se déterminant à quitter la résidence de Prague pour celle de Drachenfeld, Mme d’Igomer prit immédiatement la résolution d’en confier le commandement à Mathéus Orlscopp.

 

Maîtresse de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, elle était à Drachenfeld comme le chasseur qui tient en cage une jolie chanterelle et attend que les perdrix viennent se faire tuer. Les perdrix cette fois s’appelaient Armand-Louis et Renaud. Elle était sûre que personne ne veillerait mieux sur la cage que Mathéus Orlscopp.

 

Un sourire hideux rendit plus effrayante encore la physionomie de Mathéus quand il prit le gouvernement du château.

 

– Les imbéciles ! murmura-t-il, ils m’avaient entre leurs mains, ils pouvaient m’étrangler et ils m’ont laissé vivre !

 

Puis, tout à coup, frappant du pied avec violence :

 

– Mais cette bêtise, ne l’ai-je pas commise aussi ! reprit-il. Ah ! cette fois du moins l’expérience me servira.

 

Dès les premiers jours de son installation au château de Drachenfeld, Mathéus Orlscopp prit à part Mme d’Igomer.

 

– Mon devoir est de vous parler avec franchise, dit-il ; permettez-moi, madame la baronne, d’aller au fond des choses. Certes, vous n’aimez pas celle que vous appelez Mme la comtesse de Mummelsberg ?

 

– Oh ! non, murmura Thécla.

 

– Mais, il est une autre personne pour laquelle vos sentiments ont encore plus de vivacité. J’ai nommé M. Renaud de Chaufontaine. Est-ce vrai ?

 

– C’est vrai.

 

– Pourquoi alors vous obstinez-vous à tenir Mlle de Pardaillan secrètement enfermée ici comme la lumière sous le boisseau ? Que ne publiez-vous, au contraire, et à son de trompe, s’il le faut, qu’elle est à Drachenfeld, et qu’elle est votre prisonnière ?

 

– Il accourra !

 

– Eh ! n’est-ce pas là précisément ce qu’il nous faut désirer ? Qu’il vienne seulement, il ne viendra pas seul… et, du même coup, Mme la baronne d’Igomer, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp, leur indigne serviteur, seront vengés. Il suffira, pour opérer ce miracle, que M. de la Guerche et M. de Chaufontaine se montrent à une portée de fusil de ce château.

 

Le regard que Mathéus jeta à Mme d’Igomer la fit frissonner.

 

– Ah ! vous êtes un terrible homme ! dit-elle.

 

– Non, madame, je suis un homme logique et tiens surtout à mériter la bonne opinion que monseigneur Jean de Werth a de mon humble personne.

 

– Faites à votre guise… vous avez carte blanche, dit Thécla.

 

– Alors je réponds de tout.

 

Ce jour-là même on permit aux deux cousines d’écrire à M. de Pardaillan.

 

Il arrivait quelquefois à Mme d’Igomer de s’absenter pendant plusieurs jours. Elle se rendait alors au camp impérial en grand mystère ; nul ne le savait, que Mathéus, qui restait maître absolu du château et y exerçait une autorité souveraine. Il avait des espions qui battaient le pays tout alentour, éclairaient les routes à dix lieues à la ronde, et lui rendaient compte de tout ce qui se passait. Ils avaient ordre de répandre habilement dans les auberges les noms des deux prisonnières, pour que ce ne fût bientôt plus un secret pour personne. Quelque chose en arriverait peut-être aux oreilles de M. de la Guerche et de Renaud, et les attirerait à l’ombre des tourelles de Drachenfeld. C’était là que Mathéus les attendait.

 

Le départ de la baronne suspendait les fêtes : plus de danses, presque plus de musique, mais des sermons en abondance, des oraisons et des conférences pieuses, durant lesquelles le franciscain s’efforçait de convertir ses ouailles. Après de longues journées passées en controverses, s’il n’obtenait rien, le digne moine plaçait dévotement ses bras en croix sur son abdomen rebondi.

 

– Le diable tient bon, disait-il, mais je ferai tant, que je finirai bien par l’exorciser.

 

Et toujours roulant sur ses courtes jambes, toujours souriant, toujours bénissant, il continuait ses prédications.

 

De nouvelles de M. de la Guerche et de M. de Chaufontaine, on n’en avait point.

 

En l’absence de Mme d’Igomer, la police intérieure, en quelque sorte intime et domestique du château, appartenait à une dame cérémonieuse et formaliste qui avait la taille d’un mousquetaire, des cheveux jaunes, des yeux pâles, la tête carrée, les jambes d’une autruche, et dont l’existence se passait à embarrasser la vie d’autrui de mille petites difficultés. Avec elle, chaque heure avait son emploi, et nulle puissance humaine ou nul événement ne l’aurait déterminée à en changer la destination. Mme de Liffenbach n’avait qu’un dogme, la règle, et qu’une foi, l’étiquette. Elle ne parlait jamais qu’à voix basse et avec la douceur du vent qui soupire ; mais sous cette douceur apparente il y avait l’entêtement du mulet. Rien ne lui échappait. Ses longues jambes la promenaient partout, et ses yeux, d’un bleu indécis et comme effacé, avaient des regards de lynx.

 

Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan étaient placées sous sa surveillance spéciale. Mme de Liffenbach ne leur permettait pas une minute de repos. Ce n’était que la nuit qu’elles avaient la permission de causer librement, et encore n’était-ce point aisé, leurs chambres étant séparées par une galerie. Aussi longtemps que durait le jour, la bonne dame, vêtue d’une robe à l’ancienne mode, les instruisait des différents degrés de respect qu’il faut accorder aux personnes de Cour, suivant le rang qu’elles occupent dans la noblesse ; elle variait ces petits discours par les traités sur l’étiquette qui était en usage dans la capitale de l’électeur de Bavière, et des oraisons sur les perfections de la grâce et les mérites de la pénitence. Par des détours habiles, elle prenait texte de ces conférences pour insinuer aux deux cousines que M. le comte de Pappenheim et M. le baron Jean de Werth feraient leur bonheur dans ce monde et assureraient leur salut dans l’autre.

 

– C’est toujours le même air, murmurait Diane, qui n’écoutait pas.

 

– Et les mêmes paroles, ajoutait Adrienne.

 

Une des prétentions de Mme de Liffenbach était de faire croire à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan qu’elles n’étaient point prisonnières. Captives ? allons donc ! Qui pouvait répandre de tels bruits calomnieux ? N’avaient-elles pas l’une et l’autre toute faculté de se promener dans les jardins du château, d’y cueillir des fleurs et d’y manger des fruits ? Ne les voyait-on pas dans les salles d’apparat les jours de concert, et en toilette de bal les soirs où l’on dansait ? Si l’on tenait à ce qu’elles fussent accompagnées de personnes graves et silencieuses, c’est qu’il n’était pas séant à des demoiselles de qualité de se promener seules ; et, si on ne leur permettait pas de sortir de l’enceinte de Drachenfeld, c’est que toutes sortes de gens grossiers allaient et venaient dans la campagne. Tout ce qu’on faisait était à cette seule fin de garantir leur repos dans ce pur asile de la vertu.

 

Quand Mme d’Igomer revenait à Drachenfeld, les choses prenaient un autre tour. Les jeunes gentilshommes voyaient s’ouvrir pour eux les portes revêches du château, et plus d’un s’appuyait galamment au fauteuil de la charmante Thécla, tandis que la viole, le téorbe et le luth remplissaient les appartements de sons mélodieux ; mais Adrienne et Diane n’y perdaient ni un sermon du franciscain ni une visite de Mme de Liffenbach.

 

À mesure cependant que le temps s’écoulait, le coloris de la santé s’effaçait de plus en plus des joues de Diane, aussi bien que de celles d’Adrienne. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines. On avait vu le printemps, on voyait l’été. De cruelles insomnies les dévoraient. On ne les entendait plus chanter ni rire. Quand elles causaient, elles n’osaient pas se faire part de leurs inquiétudes, et lorsqu’elles s’embrassaient le matin, après de longues heures données aux larmes, elles parlaient l’une et l’autre du sommeil qui les avait caressées et du repos qu’elles avaient goûté.

 

Elles n’osaient pas s’arrêter à cette pensée que M. de la Guerche et Renaud tenteraient de les délivrer. Diane savait à présent, par Adrienne, quel homme c’était que Mathéus, et, dans la crainte que cette faculté qu’on leur avait laissée d’écrire à M. de Pardaillan ne cachât un piège, elles n’avaient pas tout dit.

 

Sur ces entrefaites, une de ces suspensions d’armées, comme on en rencontre tant dans l’histoire des guerres anciennes, arrêta pour quelques jours les hostilités entre les deux armées belligérantes, qui n’avaient pas cessé de combattre depuis Leipzig. Combien de braves officiers qui ne répondaient plus à l’appel du clairon ! Combien de soldats ensevelis à la hâte sous une poignée de terre ! Personne ne savait quand ni comment finirait cette guerre commencée depuis tant d’années, et où les passions religieuses se mêlaient aux intérêts de la politique. M. de la Guerche et M. de Chaufontaine avaient eu leur part de la gloire et des dangers communs ; mais ils mettaient au nombre des jours perdus ceux qu’ils n’employaient pas à délivrer Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan. Toutes leurs tentatives jusqu’alors avaient été inutiles, ou, ce qui revenait au même, interrompues par les impérieuses nécessités de la guerre. Les intervalles étaient trop courts entre les sièges et les combats pour qu’ils pussent entreprendre une expédition au cœur même des provinces occupées par l’ennemi.

 

Ils ne négligeaient rien cependant, mais ils ne savaient rien ; et dans les périlleuses pointes que tour à tour, un jour à droite, un jour à gauche, ils entreprenaient, rien ne leur avait appris encore quelle ville ou quelle forteresse cachait derrière ses murailles celles pour qui Armand-Louis et Renaud eussent versé leur sang goutte à goutte.

 

À la première nouvelle qui circula dans le camp, de l’armistice conclu avec le général en chef des troupes impériales, l’espoir renaquit dans le cœur des deux frères d’armes. Ils se présentèrent immédiatement chez Gustave-Adolphe et lui demandèrent la faveur d’être envoyés auprès de Wallenstein pour négocier l’échange des prisonniers.

 

– Nous savons depuis peu de temps, dit M. de la Guerche, et cela par une lettre adressée à notre vieux compagnon d’armes, M. de Pardaillan, que les deux captives ont été conduites à Prague, auprès du duc de Friedland : c’est peut-être pour nous l’unique occasion de voir Mlle de Souvigny et sa cousine ; peut-être saurons-nous du moins à quel prix nous devons les conquérir.

 

Sans répondre, le roi écrivit et signa une dépêche qui donnait à M. de la Guerche la qualité de ministre plénipotentiaire ; puis l’embrassant :

 

– Partez, dit-il, et partez sur-le-champ ; ma conscience me reprocherait chaque minute que je vous ferais perdre.

 

Armand-Louis, cependant, et M. de Chaufontaine ne voulurent pas s’éloigner avant d’avoir vu M. de Pardaillan.

 

– Vous nous aviez permis de nous dévouer au salut de vos deux filles, dit Armand-Louis ; Dieu nous les avait données, Dieu nous les a reprises. À présent nous n’aurons plus ni trêve ni repos que nous ne vous les ayons rendues.

 

M. de Pardaillan leur ouvrit les bras à tous deux.

 

– Ah ! si je ne vous avais pas, leur dit-il, que l’espérance serait loin de mon cœur !

 

Armand-Louis et Renaud lui firent part de la résolution qu’ils avaient prise.

 

– Le duc de Friedland est à Nuremberg, dit M. de la Guerche, nous irons à Nuremberg.

 

– Et si ma fille, si Adrienne n’y sont pas ? S’il ne consent pas à vous les rendre ?

 

– La diplomatie morte, nous crierons : « Vive l’épée ! » s’écria Renaud.

 

Quelques larmes parurent sur les joues ridées du vieux gentilhomme.

 

– Ah ! dit-il, l’épée m’a trahi, hélas ! comme elle vous a trahis tous les deux !

 

– Dieu est Là-Haut, Dieu nous voit et nous juge ! Ayez bon espoir, reprit Renaud ; j’en fais le serment, aussi longtemps qu’un cœur battra dans ma poitrine, aussi longtemps que ma main pourra tenir ce fer, j’emploierai ce bras et ce cœur à la délivrance de Mlle de Pardaillan.

 

L’exaltation de M. de Chaufontaine toucha le vieillard.

 

– Revenez avec ma fille, reprit-il, et c’est un père qui vous recevra.

 

À ces mots du vieux capitaine, une joie immense inonda le cœur de Renaud ; il lui sembla que le feu extraordinaire qui avait rempli d’une force invincible l’âme des anciens preux, les Roland, les Galaor, les Cid et les Tancrède, coulait dans ses veines. Rien ne lui parut plus impossible, et baisant la main que M. de Pardaillan lui tendait :

 

– Si votre fille ne vous est pas rendue, s’écria-t-il, dites que je suis mort !

 

XVII

PROPOSITIONS ET PROVOCATIONS


Une heure après cette courte entrevue, M. de la Guerche et Renaud, suivis seulement de Magnus, de Carquefou et de Rudiger, avaient pris le chemin de Nuremberg. Ils ne tardèrent pas longtemps à paraître au camp impérial, où un trompette avait annoncé leur arrivée.

 

Le duc de Friedland avait établi sa résidence dans le plus vaste château qui fût aux environs de Nuremberg. Le même luxe qui surprenait l’Allemagne dans son palais de Prague, l’entourait dans cette halte que le bruit du canon ne devait pas tarder à rompre. On comptait dans les antichambres et les cours la même foule chamarrée de pages, d’écuyers, de chambellans ; des gardes vêtus d’uniformes particuliers et aux couleurs de sa maison, veillaient aux portes ; un peuple de laquais s’agitait partout. Il avait table ouverte. Des centaines d’officiers, accourus de tous les points de l’Allemagne, s’enrôlaient sous ses drapeaux, attirés à la fois par l’éclat de son nom et la magnificence de ses largesses. Son armée grossissait comme la boule de neige. On en voyait les tentes au loin dans la plaine ; tout soldat qui avait survécu aux désastres de Torquata Comti et du comte de Tilly le rejoignait. Les provinces, épuisées naguère, trouvaient pour lui des hommes et de l’argent.

 

Plus de fêtes alors, plus de loisirs. Il n’avait conservé de ses vieilles habitudes que le faste qui éblouit et ce superbe orgueil qui le faisait l’égal des princes. La discipline était revenue, et avec elle la confiance. Il ne précipitait rien et ne voulait rien donner au hasard. Les meilleurs généraux l’avaient rallié, et parmi eux le comte de Pappenheim, qui, tout sanglant comme un lion qui revient du carnage, réorganisait dans le camp de Wallenstein, devenu une fois encore l’arbitre des destinées de l’Autriche, ce qui lui restait des vieilles bandes wallonnes et de son indomptable cavalerie.

 

Il avait, en attendant l’heure souhaitée des combats, de longues conférences avec le chef suprême de l’armée. Jean de Werth, de son côté, armait et enrégimentait les flots d’aventuriers que l’appât de guerres nouvelles et l’espoir du butin poussaient vers Nuremberg. Il en arrivait d’Espagne et de Hongrie, de Pologne et des pays italiens. Tous avaient le sentiment que de grandes choses allaient se passer. Le cœur de l’Allemagne catholique battait à Nuremberg.

 

L’Europe attentive suivait avec anxiété les manœuvres des deux adversaires fameux qui, avant de mesurer leurs forces, se préparaient à la lutte avec un surcroît de précautions. Quel prestige à conserver des deux parts ! Et quelle incertitude dans le dénouement de la lutte !

 

Au moment où M. de la Guerche entrait dans le camp impérial, un homme était en conférence avec le général et promenait son doigt sur une carte. Il suffisait de l’avoir entrevu une fois, soit dans la poudre d’un champ de bataille, soit dans la lumière d’une fête, pour reconnaître François-Albert de Lauenbourg.

 

– Ainsi, disait le duc de Friedland, vous affirmez que huit mille hommes conduits par la reine sont en marche pour rejoindre Gustave-Adolphe ?

 

– J’ai quitté la tente du roi au moment où un courrier expédié par la reine en apportait la nouvelle, répondit François-Albert.

 

– Ces hommes sont peut-être encore sur les bords de la mer Baltique ?

 

– Non, monseigneur. Quelques journées à peine les séparent de votre camp ; ce sont des Finlandais, des Upslandais, des Suédois enfin, les plus valeureuses troupes que vous ayez encore rencontrées sur aucun champ de bataille. De plus, les corps commandés par le général Banner et le duc Bernard de Saxe-Weimar ont quitté leurs cantonnements. Hâtez-vous, avant que ces renforts importants aient donné l’avantage du nombre à votre adversaire.

 

– Eh ! n’attends-je pas moi-même les Lorrains du duc Charles, les Espagnols qui tiennent garnison dans les forteresses du Rhin, les régiments bavarois de l’électeur Maximilien, les cosaques du roi Sigismond ? Pourquoi me hâter ? Si fort que soit le roi, je ne serai pas moins fort, et je prétends l’écraser d’un seul coup !

 

– Que Dieu vous vienne en aide dans cette noble résolution ! Nul dans le monde catholique, sauvé par votre bras, n’en sera plus joyeux que celui qui vous parle. Mais la France peut entrer en lice. Déjà ses armées se rapprochent de l’Alsace ; peut-être regretterez-vous alors de n’avoir pas anéanti l’audacieux roi de Suède.

 

– La France est loin, et Gustave-Adolphe est près ! Si quelque menace arrivait du côté de l’Occident, la bataille qui me débarrassera de cet ennemi sera bientôt livrée. Vous, monsieur de Lauenbourg, retournez promptement auprès du roi, et ne manquez pas de m’avertir si quelque chose d’important survenait.

 

– Ce que j’ai fait, je le ferai toujours, répondit François-Albert en s’inclinant.

 

Il souleva une lourde portière dont les plis tombaient dans l’un des angles de la chambre où se tenait Wallenstein, et disparut. Un homme l’attendait à la porte du palais.

 

– Les chevaux sont-ils là ? demanda le duc.

 

– Les chevaux ? Deux hommes viennent d’arriver au camp ! répondit le capitaine Jacobus d’une voix sourde : M. de la Guerche et M. de Chaufontaine. Je ne pars plus.

 

Le duc hésitait.

 

– Écoutez, reprit le capitaine, l’armistice suspend les hostilités, mais j’ai une vieille dette à payer. Or, je suis bon débiteur ; aujourd’hui les louveteaux, plus tard le loup.

 

– Restons, alors ! dit François-Albert.

 

Mme d’Igomer était à Nuremberg avec le duc de Friedland. Informée la première de l’arrivée d’Armand-Louis et de Renaud par un exprès de Jean de Werth, elle n’avait pas voulu qu’ils pussent entrer en conférence avec Wallenstein en son absence. Elle sentait que la lutte engagée à Saint-Wast, et marquée déjà par les terribles épisodes de Saint-Rupert, de Magdebourg et de Rabennest, allait entrer dans une phase nouvelle.

 

– Voilà les deux aventuriers dont je vous ai parlé, dit-elle négligemment à Wallenstein ; les chasseurs suivent la piste du gibier, mais il a plu à Sa Majesté le roi de Suède de les revêtir du caractère solennel d’ambassadeurs. Faites-leur cet honneur de les recevoir en présence de tous vos officiers.

 

La chose fut décidée ainsi que l’avait désiré Mme d’Igomer. Le lendemain, à midi, deux officiers conduisirent M. de la Guerche et M. de Chaufontaine au palais. Des chambellans, des écuyers, des pages, encombraient les antichambres et le grand escalier. Les envoyés de Gustave-Adolphe marchaient entre deux haies de mousquetaires. Une porte à deux larges battants s’ouvrit, et ils entrèrent dans une salle toute remplie d’une foule de gentilshommes.

 

Tout au bout de la salle, Wallenstein était assis dans un fauteuil doré, comme un prince souverain qui donne audience à sa Cour. Près de lui, et magnifiquement vêtue d’une robe de brocart d’or, se tenait Mme d’Igomer.

 

Renaud la vit, et leurs regards se croisèrent.

 

– Nous sommes perdus ! dit-il à son ami.

 

Armand-Louis eut un léger frisson ; mais, sans rien laisser voir de son émotion, il présenta ses lettres de créance à Wallenstein, qui en prit lecture.

 

– L’échange des prisonniers aura lieu, dit-il après. Homme pour homme, officier pour officier. Un de mes aides de camp vous remettra la liste nominative des Suédois que la fortune des armes a fait tomber dans nos mains. Vous êtes libre, monsieur, de rester à Nuremberg jusqu’à complète ratification de ces conventions.

 

Wallenstein fit un léger salut de la tête comme s’il allait se retirer.

 

– Ce n’est pas tout, dit Armand-Louis vivement.

 

Mme d’Igomer échangea un regard avec Wallenstein et sourit ; Wallenstein resta.

 

– Deux femmes ont été enlevées par les troupes impériales à Magdebourg, poursuivit M. de la Guerche, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan. Je viens, s’il est besoin, traiter de leur rançon.

 

– M. le comte de Tilly est mort, et les choses ne sont plus telles qu’il les avait laissées, répondit Wallenstein, avec hauteur. Nous avons plus d’or, grâce à Dieu, qu’il ne nous en faut pour nous et les besoins de notre armée.

 

– Si vous les retenez en qualité de prisonnières de guerre, accordez-nous, du moins pour elles, monsieur le duc, la faculté d’échange.

 

– Avez-vous, ce que j’ignore, quelque fille de grande maison, quelque princesse allemande retenue en captivité dans le camp suédois ? Nommez-les, et nous verrons.

 

– Ah ! s’écria Renaud, dont le sang commençait à bouillonner, croit-on ici que nous faisons la guerre aux femmes ?

 

Wallenstein fronça le sourcil. Mme d’Igomer s’avançant tout à coup :

 

– Ces messieurs ne savent peut-être pas, dit-elle, que, grâce aux efforts du digne moine franciscain que Son Éminence le légat du Saint-Siège a placé auprès d’elles, Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny commencent à ouvrir leur cœur aux saintes vérités de notre foi ? Les remettre aux mains de personnes qui sont nourries dans le poison de l’hérésie serait compromettre leur salut. La politique et les liens du sang doivent le céder à la religion.

 

– Catholique, Mlle de Souvigny ! s’écria M. de la Guerche.

 

– Catholique, Mlle de Pardaillan ! ajouta M. de Chaufontaine.

 

Il allait répliquer que ce changement lui importait peu, à lui, qui se faisait gloire d’appartenir au culte romain, lorsque deux officiers parurent dans la salle. Les groupes, qui s’étaient éloignés, s’ouvrirent devant eux.

 

– Et le signe le plus éclatant de leur conversion, c’est que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny ont été fiancées à M. le comte de Pappenheim et à M. le baron Jean de Werth, reprit le duc de Friedland.

 

Armand-Louis et Renaud devinrent livides. M. de Pappenheim et Jean de Werth étaient devant eux. Le nœud de ruban brodé par la main de Mlle de Souvigny parait la garde de l’épée de Jean de Werth.

 

– Quoi, vous ! s’écria M. de la Guerche en s’adressant à M. de Pappenheim.

 

– Je ne sache pas avoir rien promis à M. le comte de la Guerche qui concernât Mlle de Pardaillan, répondit M. de Pappenheim. On a peut-être le droit de se rappeler à Prague, ainsi qu’à Vienne, qu’elle est, en qualité de comtesse de Mummelsberg, sujette de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, et, s’il plaît à l’empereur Ferdinand de m’accorder sa main, il me plaît, à moi, de l’accepter.

 

– Ah ! vous êtes bien toujours l’homme de la Grande-Fortelle ! murmura M. de la Guerche.

 

Le visage du comte de Pappenheim changea de couleur ; on vit se dessiner en lignes pourpres les sabres qui croisaient leurs pointes sur son front. Mais, relevant la tête :

 

– Je crois que cet homme, vous l’avez rencontré à Magdebourg, répondit-il avec hauteur.

 

– Ah ! traître ! s’écria Renaud.

 

M. de Pappenheim le mesura des yeux, et, couvert d’une pâleur mortelle :

 

– Voilà un mot qui coûtera la vie à l’un de nous, dit-il.

 

– Eh bien, que tardez-vous à m’en demander raison ? Ne portez-vous pas une épée ? Ne nous sommes nous pas déjà rencontrés maintes fois ? Ah ! si vous me haïssez autant que je vous déteste, vous devez brûler autant que moi du désir de terminer cette querelle ? Venez donc !

 

– Je vous suis… marchez !

 

Déjà M. de Pappenheim avait fait un pas.

 

– Et moi, je vous défends de sortir ! s’écria Wallenstein. Qui commande ici ? Qui est le représentant et le délégué de l’empereur ?… S’il plaît à M. le marquis de Chaufontaine d’oublier son caractère, il me convient, à moi, de me rappeler que je suis le maître à Nuremberg, donc, bas les armes ! Monsieur le grand maréchal de l’empire, vous avez un commandement qui nécessite votre présence à l’armée et ne vous permet pas, sans mon ordre, de jouer votre vie dans un combat singulier. Vous ferez ce que bon vous semble, si la fortune de la guerre vous fait rencontrer votre ennemi sur le champ de bataille ; jusque-là, obéissez.

 

M. de Pappenheim, tout frémissant, repoussa dans le fourreau son épée à demi tirée.

 

Armand-Louis saisit le bras de Renaud, qui ne l’imitait pas.

 

– Je sais bien attendre, moi, dit-il ; attends aussi !

 

Le duc de Friedland promena son regard impérieux sur l’assemblée : tout était silencieux ; seule Mme d’Igomer souriait.

 

– Je crois, messieurs, reprit-il, que la conférence est terminée.

 

– Est-ce bien là, monseigneur, tout ce que vous avez à nous répondre ? dit M. de la Guerche. Songez-y, je parle au nom du roi Gustave-Adolphe, et je demande justice.

 

– Monsieur, je n’ai plus rien à ajouter.

 

M. de la Guerche salua Wallenstein et se retira ; mais, en passant auprès de M. de Pappenheim :

 

– Vous m’aviez promis sur l’honneur de veiller sur Mlle de Souvigny… Au revoir, monsieur le comte ! dit-il.

 

– Au revoir, messieurs ! répondit M. de Pappenheim.

 

Mme d’Igomer souriait toujours en badinant avec son éventail ; Jean de Werth frisait ses moustaches ; seul il n’avait rien dit.

 

« Allons, pensa-t-il, il faudra que je voie le capitaine Jacobus ; en attendant, je vais envoyer un messager à mon ami le seigneur Mathéus. J’ai idée que mes deux gentilshommes entreront bientôt en campagne ; ils ne me prendront pas au dépourvu. »

 

Aucun mot ne saurait donner un idée exacte des sentiments qui agitaient l’âme de Renaud ; les regards que M. de la Guerche lui jetait à la dérobée lui montraient que de ce côté-là sa fureur et sa haine avaient un écho et un reflet. Malheureusement leur colère ne trouvait point d’issue ; le caractère dont ils étaient revêtus l’un et l’autre, et la réponse hautaine de Wallenstein, ne leur permettaient pas de chercher immédiatement par les armes la réparation d’une injure qu’ils ressentaient également. Il fallait attendre et dévorer l’outrage jusqu’au jour où leur épée de soldat pourrait être librement tirée du fourreau.

 

– Ah ! ne me parle pas de ce comte de Pappenheim ! s’écria Renaud ; voyageur ou soldat, cet homme est toujours le même !

 

XVIII

LA PETITE MAISON DE NUREMBERG


Dans la soirée, et tandis que M. de Chaufontaine se promenait de long en large, exhalant sa rage par des paroles entrecoupées, devant la maison qui leur avait été assignée pour logis, un page se présenta et l’invita discrètement à le suivre :

 

– Où veux-tu me conduire ? demanda Renaud, qui n’avait pas l’esprit disposé aux aventures.

 

– Dans un lieu où vous ne serez pas fâché de vous rendre, répondit le page.

 

Carquefou, qui grignotait une aile de perdreau dans le voisinage, leva le nez.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, m’est avis que ce pays n’est pas sûr au coucher du soleil ; on raconte par ici des histoires farouches de démons et de lutins auxquels se mêlent volontiers quelques sacripants… Restez au logis.

 

– Il s’agit de Mlle de Pardaillan, murmura le page à l’oreille de Renaud.

 

– Eh ! que ne parlais-tu plus vite ! Marche ! je te suis !

 

Renaud ne marchait pas, il courait sur les traces du messager, qu’il forçait de hâter le pas. Carquefou jeta l’os qu’il rongeait.

 

– Il serait si facile cependant de dormir ! dit-il.

 

Il se leva en soupirant et suivit de loin son maître, qui n’avait garde de retourner la tête.

 

Il le vit sortir de la ville, s’enfoncer dans un chemin creux, gagner un petit bois au milieu duquel s’ouvrait une avenue, et disparaître subitement sous la porte d’un pavillon qui donnait sous une voûte épaisse de feuillage.

 

Carquefou fit le tour du pavillon en rasant la futaie ; aucun filet de lumière n’en sortait : portes et fenêtres, tout était fermé hermétiquement.

 

– Hum ! fit Carquefou, on dirait la maison d’une fée ou le repaire d’un ogre !

 

Il s’adossa contre un arbre en face de la porte par laquelle son maître venait d’entrer dans le pavillon, et attendit.

 

– Au moindre bruit, tant pis ! reprit-il à voix basse, je monte à l’assaut.

 

Renaud cependant gravissait un escalier sombre ; le page le tenait par la main, et il sentait sous son pied un tapis qui étouffait le bruit de ses pas. Le cœur lui battait à l’empêcher de respirer.

 

« Diane ! je vais revoir Diane ! pensait-il. »

 

Une portière s’ouvrit, et, dans un boudoir éclairé par une lumière timide, il aperçut Mme d’Igomer. Renaud recula.

 

– Une femme vous fait donc peur, monsieur le marquis ? dit-elle.

 

– Je croyais qu’il s’agissait de Mlle de Pardaillan… C’est une trahison ! s’écria Renaud.

 

– On ne vous a pas trompé, c’est bien de Mlle de Pardaillan qu’il s’agit ; mais je ne sache pas qu’on vous ai dit que vous la verriez ?

 

Tout en parlant, Mme d’Igomer tremblait ; jamais Renaud ne l’avait vue si pâle et si défaite, même au jour où il l’avait saluée pour la dernière fois dans le château de Saint-Wast.

 

Cette femme vindicative, qui obéissait à toutes les inspirations de la haine, semblait avoir perdu presque toute sa force ; la robe blanche qu’elle portait laissait voir l’agitation de son sein. La pâleur d’une morte couvrait son front et ses joues. Cependant Renaud, qui la contemplait, soulevait encore de la main un des pans de la portière, comme un homme prêt à se retirer.

 

– Que craignez-vous ? dit Mme d’Igomer d’une voix douce, il n’y a qu’une femme et un enfant.

 

– Ah ! cette femme, c’est vous ! dit Renaud.

 

– Si vous voulez dire par là que de moi dépend le sort de Mlle de Pardaillan, c’est vrai, mais il dépend de vous que demain elle soit libre.

 

– De moi !… Que faut-il faire ?… Ah ! tout mon sang…

 

– Vous le donneriez pour elle, n’est-ce pas ? poursuivit Mme d’Igomer en l’interrompant ; je le sais, mais pourquoi me le dire ?… Ah ! vous prenez une mauvaise voie pour cicatriser la blessure qui saigne là !

 

Thécla tomba accablée sur un fauteuil ; son visage avait la couleur de la neige ; des larmes (elles n’étaient pas feintes cette fois) coulaient de ses yeux. Renaud s’empara de ses mains et les sentit frissonner entre les siennes.

 

– Si vous vouliez, reprit-il, j’emploierais ma vie entière à vous bénir !

 

– Écoutez, répondit Mme d’Igomer, je me croyais plus forte que je ne le suis, plus enracinée dans ma haine… Je vous ai vu, et je ne sais quelle flamme a subitement amolli ce cœur qui n’a battu qu’une fois… que dis-je ? ne sais je pas quelle influence, quel charme l’a vaincu ? Toute cette émotion que j’avais oubliée m’a tout à coup envahie… de longs mois de deuil, remplis par l’esprit de vengeance, se sont effacés, et de tout ce que j’ai souffert ou rêvé, de mes larmes d’ivresse et de désespoir, il n’est rien resté que vous…

 

Un instant Thécla se tut ; un mélange d’étonnement et de tristesse se répandit dans l’âme de Renaud : il allait répliquer, Mme d’Igomer l’arrêta :

 

– Connaissez-moi tout entière, poursuivit-elle ; ce que vous voudrez que je sois, je le serai ; je ne peux plus être à présent votre compagne dans la vie, la femme fière de marcher appuyée à votre bras ; je serai votre servante, et nulle ne sera plus dévouée, plus humble, plus heureuse du sort que vous lui ferez… Si vous voulez que j’aime Mlle de Pardaillan, je l’aimerai… mais aimez-moi, ou, si cet effort vous est impossible encore, ne l’aimez plus du moins et renoncez à cette pensée maudite de lui donner votre nom ! Ne vous rappelez-vous rien, dites, et me montré-je bien exigeante en vous demandant un peu de pitié ? Rappelez-vous ces heures passées l’un près de l’autre, pendant de longues nuits d’été ; rappelez-vous les serments d’autrefois… Ah ! si vous en avez perdu la mémoire, mon triste cœur en est encore brûlé, vous ne savez pas combien je vous aimais ! Hélas ! je ne le savais pas moi-même ! Voyez ce que vous avez fait de moi et dans quel abîme je suis descendue ! Ne devez-vous rien à celle que vous avez abandonnée, et qui sans vous, peut-être… Mais je ne veux rien vous reprocher, je bénis ce mal qui m’a fait vous connaître, qui m’a fait vous aimer !… Le bonheur que j’ai goûté jadis, je vous en demande l’ombre, le souvenir ! À ce prix, il n’est rien que vous n’obteniez de moi. Mettez votre main dans la mienne, jurez-moi que jamais Mlle de Pardaillan ne s’appellera Mme de Chaufontaine, et ma confiance ira jusqu’à vous dire : « Elle est libre ! »

 

– Mais je l’aime ! s’écria Renaud.

 

– Quoi !… dit Mme d’Igomer, vous êtes chez moi… elle n’est pas libre, et vous osez… ! Ah ! tenez, vous êtes bien téméraire ou bien fou !

 

– Écoutez-moi à votre tour… je vous en supplie… Que vous a-t-elle fait ? N’est-elle pas innocente de tout ceci ?

 

– Innocente ?… elle qui vous a arraché de mes bras !

 

– Punissez-moi donc si vous voulez, mais épargnez-la ! N’a-t-elle pas été pour vous bonne et confiante ?… Elle n’a pas vingt ans… ne laissez pas sa jeunesse se flétrir dans les larmes…

 

– Eh ! croyez-vous qu’elle seule ait pleuré !

 

– Ah ! vous êtes implacable !… Quoi ! la beauté, l’innocence, le malheur, ne peuvent rien sur vous ?… Pourquoi la frapper si je suis là ! Quelle honte me proposez-vous ? La trahir quand elle m’a dit : « Je vous aime !… »

 

– Ce mot, quelqu’un qui s’appelait Renaud ne me l’avait-il pas dit ?

 

Ce dernier cri semblait rompre l’entretien, Mme d’Igomer s’était levée. Cette expression que M. de Chaufontaine lui avait vue au château de Saint-Wast, de nouveau il la retrouvait tout entière sur son visage ; Thécla ne gardait plus aucune trace des émotions qui tout à l’heure l’avaient attendrie. Renaud sans répondre fit un pas vers la porte.

 

– Ainsi, dit Mme d’Igomer, vous ne renoncez pas à Mlle de Pardaillan ?

 

– Jamais !

 

– Alors, c’est elle qui renoncera à vous.

 

Renaud se retourna, prêt à l’interroger.

 

– Monsieur le marquis, je ne vous retiens plus, reprit Mme d’Igomer, qui, frappant sur un timbre, donna l’ordre au page de reconduire M. de Chaufontaine. Allons, murmura Mme d’Igomer, je laisserai faire Mathéus Orlscopp.

 

Renaud trouva Carquefou adossé à l’arbre qu’il avait choisi pour poste d’observation.

 

– Tout va mal, dit-il en répondant au regard interrogateur de Carquefou.

 

– Monsieur, aussi longtemps qu’on est en vie, rien n’est désespéré, répliqua l’honnête philosophe.

 

Et comprenant que son maître n’était pas en humeur de causer, il s’enveloppa dans son manteau et le suivit silencieusement.

 

XIX

QUATRE CONTRE UN


Les conditions d’échange venaient d’être ratifiées ; rien ne retenait plus Armand-Louis et Renaud à Nuremberg. Ils prirent congé de Wallenstein et sortirent du camp à cheval.

 

À un trait d’arbalète du fossé, ils rencontrèrent un cavalier qui, passant près d’eux, les salua. C’était le comte de Pappenheim ; il portait la cuirasse au dos et un grand manteau agrafé sur ses épaules. Avant qu’Armand-Louis ou Renaud eussent le temps de lui répondre, le comte était déjà loin.

 

– L’oiseau de proie s’envole à gauche, mauvais signe ! dit Carquefou.

 

– Sans compter que le pays est propice aux embûches, murmura Rudiger.

 

La route s’engageait dans un pays boisé semé de gorges et de solitudes où croissaient çà et là des sapins et des bouleaux. Un vent bas soufflait, roulant des masses de vapeurs errantes qui s’épaississaient ou se dissipaient tour à tour. Armand-Louis et Renaud ressentaient l’influence de cette nature mélancolique ; ils songeaient et ne parlaient pas.

 

Magnus regardait tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt à gauche, tantôt à droite. Rudiger, de son côté, avait l’œil à tout.

 

– Si je meurs, ce qui est probable, murmurait Carquefou, je ne voudrais pas mourir par un temps semblable et dans un tel paysage, j’aurais trop froid.

 

Et il roulait autour de ses flancs le manteau que la bise secouait.

 

Le brouillard courait sur la bruyère ; des bandes de corbeaux en rayaient la masse grise d’un vol sinistre et lourd.

 

Un cavalier passa comme un fantôme sur la route, puis un autre, puis un troisième ; et tous trois se réunirent en avant de manière à ne former qu’un seul groupe.

 

Ils précédaient M. de la Guerche et Renaud d’une centaine de pas.

 

Magnus jeta les yeux sur l’extrémité d’une gorge que leur petite troupe venait de traverser.

 

Il aperçut au loin, presque effacés dans la brume, trois cavaliers qui marchaient au pas.

 

« Six en tout, pensa-t-il, ce n’est rien encore. »

 

Cependant il dégagea son bras droit et s’assura que ses pistolets jouaient librement dans leurs fontes.

 

Presque aussitôt, Rudiger, qui venait d’en faire autant et qui regardait de côté et d’autre, remarqua sur la droite, dans la plaine, où rampait un taillis bas, trois autres cavaliers dont la tête et les épaules saillaient du milieu des branches.

 

– Neuf, dit-il en les désignant à son voisin.

 

Magnus tourna rapidement les yeux du côté d’un bois qui s’étendait sur la gauche et dont leur petite troupe côtoyait la lisière.

 

L’obscurité s’y faisait plus noire ; cependant, parmi les troncs pâles des bouleaux, il distingua trois ombres qui se glissaient dans l’épaisseur muette du bois.

 

« Hum ! ça fait douze, pensa-t-il. »

 

Cette fois il renouvela l’amorce des pistolets, et, tirant l’épée du fourreau, la laissa pendre toute nue à son poignet. Rudiger avait pris la même précaution.

 

Carquefou, qui les observait, les imita scrupuleusement ; après quoi, se penchant à l’oreille de Magnus :

 

– Pourquoi ? lui dit-il.

 

Magnus étendit la main sans parler vers les quatre coins de l’horizon.

 

– Oh ! oh ! fit Carquefou.

 

– Et remarquez qu’ils se rapprochent de nous, dit Rudiger.

 

Magnus ne dit rien, seulement il fit à part lui cette remarque que, depuis un instant, chaque groupe s’était augmenté d’une unité, ce qui portait le nombre des cavaliers à seize.

 

Au même instant, les quatre hommes qui marchaient en avant firent volte-face, et ceux qu’on voyait en arrière allongèrent le pas.

 

Par un mouvement simultané, les deux troupes qui trottaient dans la plaine et dans les bois dirigèrent leur course vers la route.

 

M. de la Guerche et M. de Chaufontaine étaient pris entre quatre feux.

 

En cet endroit où nulle hôtellerie, nulle maison, nulle cabane ne se voyait aussi loin que la vue pût s’étendre, deux bouquets noirs de sapins s’élevaient aux deux côtés de la route.

 

Magnus frappait déjà sur l’épaule d’Armand-Louis, et Carquefou avertissait Renaud, lorsqu’un cavalier sortit du plus épais de ces massifs. Il avait la tête haute, l’épée à la main.

 

Carquefou poussa un cri.

 

Le cavalier sourit, et, saluant du bout de son épée :

 

– Je vois, messieurs, dit-il, que vous avez reconnu le capitaine Jacobus.

 

– Ah ! le bandit ! s’écria Renaud.

 

– À présent, s’il vous plaît, réglons nos comptes.

 

Mais, au moment où le capitaine Jacobus levait en l’air un pistolet pour donner le signal de l’attaque aux quatre bandes, qui n’étaient plus qu’à trente pas des gentilshommes, un cavalier s’élança d’un bond sur la route, et, portant un sifflet d’argent à ses lèvres, en tira un son aigu. Un grand bruit de fer s’éleva du milieu du brouillard, et le chemin se couvrit de cuirassiers, qui, le sabre au poing, entourèrent les assaillants.

 

– Capitaine Jacobus, bas les armes, dit le cavalier. Je suis le comte de Pappenheim.

 

Le capitaine Jacobus promena ses regards surpris de tous côtés, mais de tous côtés un mur d’airain enveloppait ses bandes.

 

Il remit froidement son épée au fourreau.

 

– Vous êtes le plus fort, monseigneur, dit-il, mais j’ai grand-peur que vous n’ayez fait une sottise.

 

Le comte de Pappenheim étendit la main dans la direction de Nuremberg ; le capitaine Jacobus réunit ses hommes autour de lui, les rangs serrés des cuirassiers s’ouvrirent, et toute la bande s’éloigna comme une troupe de chacals qui vient d’entendre le rugissement du lion.

 

Les cuirassiers se reformèrent derrière M. de Pappenheim, et marchant à leur tête, il escorta M. de la Guerche et M. de Chaufontaine jusqu’à l’extrémité de cette route dangereuse. Aux premières clartés du matin, on vit un bourg dont les rayons s’éparpillaient sur les deux côtés du chemin.

 

– L’armée suédoise est devant vous, messieurs, leur dit-il alors, et l’armistice expire demain.

 

Et comme les deux gentilshommes s’inclinaient :

 

– Sommes-nous quittes à présent, monsieur le comte ? reprit-il en s’adressant à M. de la Guerche. Les bois que vous venez de traverser ont-ils payé la dette du camp de Stettin ? Le comte de Pappenheim s’est-il souvenu du comte Éberart ?

 

– Oui, répondit Armand-Louis.

 

– Alors, messieurs, bonne chance ! Et, s’il plaît à Dieu, nous nous rencontrerons sur un champ de bataille. Là, vous verrez que je n’oublie rien.

 

M. de Pappenheim salua fièrement de la main les deux gentilshommes, et, suivi de ses cuirassiers, il se perdit bientôt dans un nuage de poussière.

 

Et, le regardant, tandis que le Soldat s’éloignait au pas, lentement, à la tête de ses cuirassiers :

 

– Singulier homme ! dit Renaud.

 

– Étrange, en effet, répondit M. de la Guerche : il y a en lui comme un mélange de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises qualités. Les unes lui appartiennent, les autres sont le résultat des événements et des luttes auxquels toute sa vie a été mêlée ; il a le germe des meilleures et des plus hautes vertus, la passion de la gloire, l’amour de son pays et de sa religion, une fidélité à toute épreuve à son drapeau et à son empereur, une bravoure indomptable ; mais tout cela est comme envenimé et corrompu par une ambition formidable, un orgueil implacable, le mépris des hommes et le dédain de toute règle. Hier, il marchait dans une ville en flammes et faisait passer son cheval sur les cadavres de dix mille Allemands. Que lui importait ! il n’y avait là que des rebelles et des protestants ! Et ce même jour il se mettait résolument, au péril de sa vie, entre deux femmes et une armée en proie à l’ivresse du pillage. Hier il aspirait impitoyablement à la main d’une fille noble qui le repousse ; aujourd’hui il sauve son rival. Les événements l’ont rendu ce qu’il est, farouche, violent, capable des plus terribles représailles, des plus féroces exécutions, puis, par moments, son âme se réveille, et la magnanimité se fait jour. L’arbre semble desséché, et il en tombe parfois un fruit mûr.

 

– Ma foi, si jamais je le tue, reprit Renaud, je ne tuerai jamais plus vaillant homme de guerre !

 

Le jour même où l’armistice devait expirer, Armand-Louis et Renaud rejoignaient l’armée du roi. Immédiatement après, M. de la Guerche faisait demander une entrevue à Gustave-Adolphe.

 

Le projet le plus audacieux avait germé dans son esprit. Il avait servi la cause de la Suède ; il croyait avoir le droit de servir sa cause personnelle.

 

XX

LES ARGONAUTES À CHEVAL


Après avoir rendu compte au roi de la mission qui lui avait été confiée, Armand-Louis demanda à Sa Majesté la permission de l’entretenir de choses qui n’avaient d’importance que pour lui-même.

 

– Parlez, mon cher comte, dit le roi.

 

– Pensez-vous, Sire, que j’ai suffisamment servi la cause à laquelle vous avez dévoué votre bras, pour solliciter une grâce de Votre Majesté ?

 

– Vous savez, colonel, que je n’ai pas attendu, pour proclamer, en face de l’armée, ce que la Suède vous devait.

 

– Eh bien, Sire, si je vous ai demandé un jour cinq cents hommes pour porter le dernier coup à l’ennemi ; me permettez-vous à présent de chercher dans l’armée cent volontaires qui consentent à me suivre partout où je les mènerai ?

 

– Eh ! eh ! si vous vous mettez à leur tête, ils iront si loin, qu’ils pourraient bien ne revenir jamais !

 

– Cela se peut bien… Il me faut des soldats qui ne reculent devant rien.

 

– Il s’agit donc d’une entreprise difficile ?

 

– Si difficile, qu’elle peut paraître insensée à tout homme qui n’y voit pas le bonheur de sa vie engagé.

 

– Expliquez-vous.

 

– Un serviteur fidèle m’a tiré des mains des Impériaux. Ferai-je moins pour Mlle de Souvigny que ce que Magnus a fait pour moi ? Mlle de Pardaillan est auprès d’elle, soumise au même esclavage. Son père pleure, et mon cœur saigne. M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer.

 

– C’est donc à Prague, en Bohême, au plein cœur des provinces ennemies, je ne sais où, avec cent hommes, que vous voulez aller ?

 

– Oui, Sire. L’honneur m’en fait une loi.

 

– Ah ! j’aurais fait comme vous autrefois ! s’écria le roi, qui saisit la main de M. de la Guerche. Allez donc ! Je ne me croirais plus digne de la couronne que je porte si je ne vous disais pas : « Bravez tout pour délivrer celle qui vous aime ! » Mais, après le roi, l’ami ajoutera : « Ménagez-vous pour conserver un brave soldat à la Suède… Elle n’a pas trop de tous ses enfants ! »

 

Comme M. de la Guerche prenait congé du roi, la porte s’ouvrit, et le duc de Lauenbourg entra. Armand-Louis, qui s’éloignait, resta.

 

– Les hostilités viennent de recommencer, dit le duc François-Albert ; deux régiments hongrois, arrivés depuis hier au camp impérial, ont attaqué cette nuit un escadron des mousquetaires finlandais… Deux régiments italiens les suivaient.

 

– Voilà des informations bien exactes, dit brusquement Armand-Louis. Comment les avez-vous obtenues ?

 

Le duc qui ne l’avait point aperçu d’abord, tourna la tête et rougit.

 

Tout en parlant, M. de la Guerche jouait avec une chaîne d’or passée à sa ceinture. Le scintillement du métal attira l’attention de M. de Lauenbourg, qui cherchait une réponse.

 

– Mais vous, monsieur, qui questionnez si bien, répondit-il alors avec un mélange de colère et de hauteur, pourriez-vous m’apprendre d’où vous tenez cette chaîne d’or qui brille sur votre pourpoint ? Voilà longtemps que je la cherche.

 

– Cette chaîne est à vous ? s’écria vivement M. de la Guerche.

 

– Elle m’a été volée. Par quelle étrange aventure se fait-il que je la retrouve entre vos mains ?

 

– Ah ! vous la cherchez depuis longtemps, monsieur le duc ? Eh bien, depuis longtemps je cherche aussi le propriétaire de cette chaîne. Quelque chose me fait croire qu’il pourrait bien y avoir une connexité, bizarre au moins, entre l’accident qui vous l’a fait perdre et un crime commis près d’une résidence royale… il y a trois ans.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que cette chaîne, qui est à vous et que vous réclamez si imprudemment, je l’ai ramassée près de Gothembourg, à la porte d’une maison d’où Marguerite Cabeliau venait d’être enlevée, et où, une heure après, je vous vis, monsieur le duc, pour la première fois.

 

Le duc pâlit.

 

– Elle se sera échappée de ma ceinture, dit-il en balbutiant.

 

– Avant le crime, alors ; car c’est avant que Marguerite Cabeliau eût été enlevée que ma main a tiré cette chaîne de l’herbe, sur laquelle on voyait encore les pas d’un cheval… du vôtre, monsieur le duc !

 

Un instant le duc de Lauenbourg voulut soutenir le regard de M. de la Guerche ; mais, vaincu dans cette lutte silencieuse, ses yeux s’abaissèrent lentement.

 

Alors, passant devant le duc, et d’une voix dédaigneuse :

 

– Puisque cette chaîne est à vous, monsieur le duc, dit M. de la Guerche, reprenez-la.

 

Et d’un geste hautain il la jeta à ses pieds. Armand-Louis venait de s’approcher du roi, qui, tout pensif, assistait à cette scène.

 

– Sire, qu’en pensez-vous ? reprit-il.

 

Et, croyant que le reptile était écrasé, il s’éloigna.

 

– Eh bien ? dit le roi, qui se tourna subitement vers M. de Lauenbourg.

 

– Ah ! si cet homme n’avait pas été votre hôte, je l’aurais tué ! s’écria le duc.

 

– On ne tue pas M. de la Guerche si aisément, reprit le roi ; mais c’est de cette chaîne qu’il s’agit, et non pas de lui.

 

Le coup avait été rude et non moins terrible qu’imprévu ; mais le duc était seul et il savait que Gustave-Adolphe l’aimait. Faisant tout à coup un appel énergique à son audace :

 

– Eh bien, c’est vrai, cette chaîne est à moi, et c’est à la porte de la maison blanche que je l’ai perdue. Rappelez-vous seulement que Marguerite était belle et que j’étais jeune. Tout ce qu’on peut faire pour étouffer un amour dont le cœur est plein, je l’ai tenté. Vains efforts ! Son image me poursuivait partout. Est-ce ma faute si je l’ai rencontrée avant vous, Sire ? Lorsqu’une confidence, que je n’appelais pas, est venue m’apprendre que je n’avais plus le droit d’espérer, vous ne savez pas quelle torture m’a déchiré ; j’aurais voulu fuir… disparaître… oublier celle qui était l’âme de ma vie. Un fil invisible, mais fort, me ramenait aux lieux où elle respirait, et je m’abreuvais du poison avec l’amère volupté d’un cœur que rien ne peut déshabituer de son amour. Ah ! j’ai cru cent fois que j’expirais ! Aux heures où vous étiez près d’elle, moi, ivre de désespoir, je rôdais autour de cette demeure enchantée, dont j’aurais fait mon royaume et mon paradis si Marguerite l’avait voulu, et mes larmes tombaient sur l’herbe lentement. Elle vous aimait, et je baisais la trace de ses pas ! Un jour cette chaîne est tombée… Ah ! vous étiez avec Marguerite, Sire !

 

Une émotion dont il n’était pas le maître se glissait dans le cœur du roi. Lui qui avait connu l’amour dans toute sa fièvre, pouvait-il condamner un homme qui avait souffert toutes les angoisses de l’amour ? François-Albert connaissait trop bien Gustave-Adolphe pour ne pas deviner, au plus léger signe, ce qui se passait en lui. Il pensa que la meilleure et la plus habile défense était une franchise absolue ; et reprenant tout à coup la parole avec une véhémence extraordinaire :

 

– Mais, si vous voulez ma confession tout entière, Sire, eh bien, sachez tout ! Que de tempêtes alors dans cette poitrine toute brûlée d’un amour sans repos ! Oui, j’ai pensé à me venger !

 

– Vous ?

 

– Oui, moi ! Mille projets terribles m’ont traversé l’esprit. Je ne savais auquel sacrifier les restes d’une misérable vie. Je voyais en vous la cause unique de tout ce que je souffrais. Il me semblait que ma plus grande joie eût été de vous voir expirant, abandonné de tous. Je cherchais un moyen d’apaiser, dans votre ruine, un chagrin noir qui m’obsédait. Ah ! si je les avoue, ces cauchemars, c’est que le réveil les a dissipés. La force m’a manqué, et, malgré moi, quand j’ai voulu pousser plus loin ces rêves sinistres, je me suis souvenu du passé, et mon lâche cœur a tremblé !

 

L’étonnement, la colère, la pitié, se peignaient tour à tour sur le visage du roi. François-Albert, qui l’observait tout en ayant l’air de s’abandonner à l’entraînement fiévreux de sa confession, continua bientôt :

 

– J’ai fait plus, dit-il. Je me suis rendu chez vos plus implacables ennemis : j’ai vu le comte de Pappenheim, j’ai vu le duc de Friedland, comme j’ai vu celui dont votre bras a dispersé l’armée sur les bords du Lech. Je devais marcher avec eux contre vous, et, dans la mêlée, vous chercher et mourir, ou vous tuer ! J’ai entendu votre voix, un frisson m’a pris, et cette épée, qui avait soif de votre sang, je vous l’apporte ! S’il vous paraît que je mérite la mort, frappez, voici le fer.

 

François-Albert avait tiré l’épée et la présentait à Gustave-Adolphe, qu’il ne quittait pas des yeux.

 

– Mais en frappant, dit-il, n’oubliez pas du moins que peut-être vous ne me deviez pas tant de misères en récompense du passé. La joue est pâle aujourd’hui, si le cœur est tout sanglant.

 

Cette allusion à cette scène de leur jeunesse, que Gustave-Adolphe n’avait pas oubliée, le remua d’un seul coup. Son âme ouverte et loyale était à la hauteur de toutes les miséricordes, comme elle comprenait toutes les franchises. La confession téméraire de François-Albert en avait trouvé le chemin. Quel soupçon pouvait tenir en présence d’un tel aveu ?

 

Le roi tendit la main au coupable :

 

– Reprenez cette épée, c’est Gustave-Adolphe qui vous la donne, et c’est pour la Suède qu’il vous demande de la garder, dit-il.

 

François-Albert poussa un cri et porta la main du roi à ses lèvres.

 

Mais, quand il fut à la porte de la tente royale, il secoua la poussière de ses pieds, et, frappant sur le fourreau de son épée :

 

– Tu me l’as rendue, dit-il, malheur à toi !

 

Ce même jour, M. de la Guerche convoqua en assemblée générale les dragons de sa compagnie ; bon nombre étaient morts à Leipzig et aux abords du Lech ; mais d’autres huguenots, accourus de toutes les provinces de France, avec la permission de M. le cardinal de Richelieu, les avaient remplacés. Jamais jeunesse plus vaillante ne s’était pressée autour d’un capitaine. Aucune salle n’étant assez vaste pour les contenir tous, il fut décidé que la réunion aurait lieu en plein vent, sur la lisière d’un bois, où l’on voyait un grand nombre d’arbres couchés par terre. C’étaient autant de sièges pour les dragons.

 

La nouvelle que l’armistice était dénoncé remplissait d’espoir le cœur de ces braves gentilshommes. L’heure des périls et des batailles allait enfin renaître. Ce repos de quelques jours pesait aux moins impatients ; aux autres il paraissait éternel.

 

Lorsque M. de la Guerche et Renaud se montrèrent dans le cercle des dragons, de grands cris les saluèrent.

 

– Quand montons-nous à cheval ? disait l’un.

 

– Restons-nous avec le roi ou suivons-nous le rhingrave Otto ? disait un autre.

 

– Et où que nous allions, surtout faites-nous marcher à l’avant-garde ! reprenait un troisième.

 

Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli, Armand-Louis monta sur le tronc renversé d’un chêne.

 

– Messieurs, leur dit-il, j’ai besoin de cent hommes de bonne volonté ; avant de m’adresser aux autres corps de l’armée suédoise, j’aurais cru faire injure aux dragons de France si je ne leur avais pas soumis ma demande. Ce n’est plus votre capitaine qui vous parle, c’est votre frère d’armes, un soldat. Ainsi, parlez sans crainte, ce n’est point d’affaire de service qu’il s’agit.

 

– Les cent hommes qu’il vous faut, demanda M. de Bérail, les mènerez-vous à la bataille ?

 

– Je les mènerai tous au fond de l’Allemagne, en plein cœur des provinces autrichiennes, chez l’ennemi !

 

Un frisson de joie parcourut le cercle des dragons.

 

– Voilà qui prend tournure, ajouta M. d’Aigrefeuille ; on peut donc espérer qu’il y aura force dangers à courir ?

 

– Mon ami, M. de la Guerche m’a fait confidence de son projet, dit Renaud ; il est tel, que la moitié de ceux qui feront partie de l’expédition a quelque chance de n’en pas revenir.

 

– Eh ! eh ! il y aura donc une averse de coups d’épée à donner et à recevoir ? s’écria un jeune cornette.

 

– Et une tempête de coups de pistolet aussi, ajouta Renaud.

 

– Monsieur de Chaufontaine, vous parlez comme un bon livre ! poursuivit M. de Bérail ; si le sort ne me fait pas tomber en route, nous causerons de ce petit voyage au retour, en face d’un pâté de venaison. Inscrivez-moi en tête de la liste.

 

– Et moi donc ! pensez-vous que je veuille rester ici ? s’écria M. d’Aigrefeuille. Mais si je ne cours pas le risque d’être tué vingt fois, je vous tiendrai pour un homme de mauvaise foi, et nous nous couperons la gorge, prenez-y garde !

 

– Tenez-vous tranquille, répliqua Renaud, qui venait de tirer de sa poche un calepin sur lequel il écrivait les noms de M. de Bérail et de M. d’Aigrefeuille ; le moins qui puisse vous arriver, c’est de perdre une jambe ou un bras.

 

– Mais j’en suis aussi ! cria le cornette.

 

– Et pensez-vous que je veuille manquer cette partie de plaisir ? reprit un gentilhomme qui brûlait de faire ses premières armes.

 

– Inscrivez M. de Saint-Paer.

 

– Et M. d’Arrandes !

 

– Et M. de Volras !

 

– Et M. de Collonges !

 

La plume de Renaud ne pouvait plus suivre ; les cris se croisaient en feu de file et se multipliaient.

 

– Eh ! là ! là ! cria M. de Chaufontaine, j’ai la main lasse ! Il nous faut cent hommes de bonne volonté : que ceux qui ont la fantaisie de nous suivre, M. de la Guerche et moi, aient l’obligeance de passer à ma droite ; nous compterons.

 

Tous les dragons se précipitèrent du même élan à la droite de Renaud et s’y rangèrent en foule ; il n’en resta pas un seul sur la gauche.

 

– Bon ! dit Renaud en fermant son calepin, ne comptons pas !

 

– Moi, je maintiens mon rang par droit d’ancienneté, dit M. de Bérail en riant ; que les autres tirent au sort.

 

– Tirons au sort, répondit tristement M. d’Aigrefeuille.

 

Un cornette mit un chapeau sur un quartier de pierre, et chacun s’apprêta à y jeter son nom écrit sur un bout de papier.

 

Il était à moitié plein, lorsque M. de Collonges, qui était fort jeune, renversa le chapeau d’un coup de poing.

 

– Nous sommes trop bêtes ! s’écria-t-il : pourquoi choisir ? Partons ensemble, nous ferons la route plus gaiement et si l’on nous tue tous, il n’y aura pas de jaloux.

 

– Eh ! dit Renaud, la vérité sort quelquefois de la bouche des enfants !… Qu’en penses-tu, capitaine ?

 

– Je pense, répondit Armand-Louis, que l’escadron tout entier peut passer où la compagnie se serait ouvert un chemin.

 

– Bien mieux même ! plus nombreux nous serons, moins on nous remarquera, poursuivit Renaud.

 

– Voilà une énigme que je ne me charge pas d’expliquer, dit M. de Saint-Paer ; l’important est que vous acceptiez. Acceptez-vous ?

 

– J’accepte ! s’écria M. de la Guerche.

 

Tous les chapeaux volèrent en l’air ; on criait : « Vive M. de la Guerche ; vive M. de Chaufontaine ! » on les entourait, on les embrassait : c’était une explosion de joie.

 

– Et maintenant que, grâce à moi, tout le monde est d’accord, dit M. de Collonges, peut-on, sans indiscrétion, demander où l’on va ?

 

– Nous allons en Bohême, répondit Armand-Louis, et quand nous y toucherons, l’armée de Wallenstein sera entre nous et les Suédois.

 

– On ne saurait parler plus clairement ; si bien que nous serons là-bas comme autrefois Daniel dans la fosse aux lions, reprit M. de Bérail.

 

– À cette différence près que Daniel était un prophète et que nous sommes de pauvres pécheurs.

 

– Ce qui fait que nous avons quelque chance d’être dévorés comme des agneaux.

 

– Ma foi ! je plains les sacrificateurs, reprit M. d’Aigrefeuille, qui faisait sonner le lourd pommeau de son épée.

 

– À présent que nous voilà en Bohême, continua M. de Collonges, qu’y faisons-nous ?

 

– Nous y cherchons un château fort que les habitants de l’endroit appellent Drachenfeld.

 

– Supposons que nous l’avons découvert… Après ?

 

– Messieurs, dit alors Armand-Louis, dans ce château vivent deux personnes que plusieurs d’entre vous ont connues : Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny. On les retient l’une et l’autre en captivité ; on menace leur cœur et leur foi. M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer ou de perdre la vie ; mais les épées de deux hommes, si dévoués qu’ils soient, ne pourraient renverser tous les obstacles. C’est pourquoi j’ai fait appel à votre chevalerie ; nous vaincrons ensemble ou nous périrons ensemble. Quant à moi, messieurs, j’en fais le serment, je reviendrai avec elles, ou je ne reviendrai pas.

 

Trois cents épées brillèrent tout à coup au soleil, et cette jeunesse vaillante, emportée tout à coup par un de ces élans d’enthousiasme qui sont l’apanage des nobles cœurs et des natures généreuses, fit le serment de se dévouer jusqu’à la dernière goutte de son sang à la cause pour laquelle Armand-Louis et Renaud s’étaient armés.

 

– Quand vous nous ferez signe de partir, nous serons prêts ! dit M. de Bérail à M. de la Guerche.

 

Armand-Louis sourit doucement.

 

– Alors, messieurs, dit-il, que vos chevaux soient sellés et bridés demain. Il vous reste une nuit pour faire vos adieux à ceux que vous aimez.

 

Renaud n’était pas le seul à qui M. de la Guerche avait fait part de son projet. Aussitôt que Magnus en eut reçu la confidence, le vieux reître, qui ne croyait jamais impossible les entreprises les plus téméraires, et son confident Rudiger se mirent en campagne avec l’activité de deux fourmis. Au bout de la journée, on les vit reparaître suivis de trois ou quatre charrettes chargées jusqu’à plier d’une masse d’uniformes impériaux récoltés dans le camp et les environs, où, grâce aux escarmouches quotidiennes, ces objets ne manquaient pas. Carquefou, qui assistait au déchargement, écarquillait ses yeux à la vue de tant de casaques, de vestes, de manteaux, de pourpoints et de ceintures aux couleurs autrichiennes. Il y avait bien de quoi habiller un régiment.

 

– Eh ! mon Dieu ! pour qui tout cela ? dit Carquefou.

 

– Pour nous, répondit Magnus.

 

Armand-Louis, qui paraissait au fait des projets de Magnus, le félicita, ainsi que Rudiger, sur l’excellence de leur choix.

 

– Au commencement la ruse, disait Magnus ; le tour de la force viendra toujours assez vite.

 

– Toujours trop vite ! ajouta Carquefou, auquel cette odyssée en pays ennemi semblait un défi à jeter à Lucifer.

 

Le déguisement proposé par Magnus était d’ailleurs le seul moyen de traverser sans encombre, ou du moins sans trop de périls, les lignes de l’armée de Wallenstein. On eut quelque peine cependant à déterminer certains gentilshommes qui poussaient plus loin que d’autres l’esprit d’aventure à couvrir leur chapeau de la cocarde détestée. Ils n’avaient jamais, disaient-ils, caché leurs noms ni leurs visages ; or, ils ne voulaient pas de masque.

 

– Eh ! messieurs, que n’envoyez-vous plutôt un exprès au duc de Friedland pour lui faire connaître le jour de votre départ et le chemin que vous prétendez suivre ? s’écria Magnus impatienté.

 

Les pointilleux cédèrent enfin, et on ne songea plus qu’à tout mettre en ordre pour le lendemain. Une animation extraordinaire régna dans le quartier des dragons pendant toute la nuit. On ne voyait que des gens affairés allant et venant ; ceux-là pansaient leurs chevaux ou fourbissaient leurs armes ; quelques-uns écrivaient des lettres d’adieux, tandis que des soupirs furtifs gonflaient leur poitrine. Les plus jeunes chantaient des refrains qui leur rappelaient la patrie absente ; on en voyait qui priaient à l’écart. Mais si diverses que fussent ces occupations, le même entrain brillait sur tous les visages. Pour rien au monde le plus grave de ces gentilshommes n’eût renoncé aux folies de cette expédition.

 

Le bruit s’en était répandu dans le camp suédois et y avait jeté une sorte de fièvre. On craignait bien de ne plus revoir la plupart des téméraires qui devaient monter à cheval dès l’aurore ; mais, parmi les officiers groupés autour du roi, un bon nombre aurait voulu les accompagner, et nul ne songeait à détourner de l’entreprise ceux-là mêmes qu’on aimait le plus.

 

Aux premiers sons de la trompette matinale, toute la troupe se trouva debout, le pied à l’étrier. L’armée entière était accourue pour assister au départ des dragons de la Guerche et les saluer de ses acclamations. Quand on les vit s’ébranler, tous les chapeaux volèrent en l’air, et mille cris partirent à la fois. Le soleil brillait d’un éclat radieux, le ciel était en fête. Les trois cents dragons passèrent fièrement sur le front de bandière du camp, et se rangèrent en bataille devant la tente de Gustave-Adolphe, qui était sorti pour faire honneur à cette troupe d’élite.

 

– Bonne chance, messieurs, et que Dieu vous garde ! s’écria Gustave-Adolphe d’une voix émue.

 

– Dieu nous donne la victoire et la donne à Gustave-Adolphe ! répondirent les dragons.

 

Le roi embrassa M. de la Guerche, les trompettes sonnèrent, et l’escadron s’ébranla.

 

La tête des chevaux était tournée vers le midi.

 

On pouvait voir au loin la fumée des grand-gardes autrichiennes.

 

Magnus marchait en tête, le premier. Il servait de guide aux dragons et se faisait fort de les mener par le plus court au château de Drachenfeld.

 

Il avait pris le chemin le plus large et le plus fréquenté.

 

– Si nous ne voulons pas être remarqués, ne nous cachons pas, disait-il.

 

– Nous voilà comme les Argonautes quand ils partaient pour la conquête de la Toison d’or ! s’écria M. de Collonges.

 

– Il faut remarquer seulement que notre Toison d’or est représentée par deux têtes blondes, répondit M. de Bérail.

 

– Et que conquise elle ne sera pas pour nous, ajouta M. de Saint-Paer.

 

– On pourrait aussi nous comparer à trois cents Persées qui vont délivrer deux Andromèdes, reprit M. d’Arrandes.

 

– Ma foi, vive la guerre ! s’écria gaiement M. de Voiras ; il n’y a que cela qui fasse vivre.

 

– Quand cela ne tue pas, murmura tout bas Carquefou.

 

Les propos ne tarissaient pas : on riait beaucoup et on faisait grand bruit.

 

– Messieurs, dit Magnus tout à coup, ne parlons plus trop français à présent, nous sommes en pays ennemi.

 

Et du doigt il montra aux huguenots une compagnie de cavaliers croates qui traversaient à gué un ruisseau, chassant devant eux un troupeau de vaches.

 

– Le Rubicon est passé ! s’écria M. de Collonges.

 

Sa joie fut telle, qu’il fit faire deux ou trois pirouettes à son cheval.

 

– Hélas ! dit Carquefou.

 

Et tristement il se signa trois fois.

 

XXI

UNE HALTE AUTOUR D’UN MUR


La marche de l’escadron se poursuivit hardiment et sans obstacle à travers un pays que sillonnaient en tous sens des bandes de soldats venus de cent pays divers. Il n’était presque pas d’heure où l’on n’en rencontrât quelqu’une chevauchant dans la plaine. La plupart passaient sans s’arrêter. Lorsque par hasard un capitaine questionnait Magnus, qui avait pris, ainsi que Rudiger, le cheval blanc et le clairon d’un trompette, ou quelquefois aussi M. de la Guerche, qui marchait à la tête des cavaliers, la réponse n’était jamais lente à venir.

 

On appartenait un jour au corps du feld-maréchal Wallenstein, et l’on allait en garnison dans une place de la Souabe.

 

Le lendemain, on faisait partie des régiments de M. de Pappenheim, et on était en marche pour les frontières de la Bohême, menacées par les Suédois.

 

Le jour suivant, on était au service du duc Charles de Lorraine, et on exécutait une marche de flanc.

 

Selon les occurrences et les officiers qu’on rencontrait, on était Italien, Espagnol, Hongrois ou Polonais.

 

Et l’on gagnait chaque jour du terrain.

 

Toutes les fois qu’on rompait une halte, Carquefou soupirait.

 

– Nous sommes comme des poissons qui auraient cent lieues de filets autour de leurs nageoires, disait-il, les mailles se resserrent.

 

Cette inquiétude qu’éprouvait l’honnête Carquefou, d’autres la partageaient, mais en sens inverse. Il leur semblait que c’était un pèlerinage, quelque chose comme une promenade pour voir des sites nouveaux.

 

Quelques gentilshommes murmuraient. M. de Collonges prit à partie M. de Chaufontaine.

 

– Monsieur le marquis, vous vous êtes joué de notre crédulité, lui dit-il : où sont les périls ? où sont les batailles ?

 

– Patience ! répondait Renaud, étonné qu’un tel mot pût sortir de ses lèvres.

 

– Vous nous aviez promis une tempête de coups d’épée, reprenait M. de Bérail : j’en cherche et je n’en trouve pas.

 

– M. de Pappenheim est-il un fantôme ? vous êtes tenu de nous le faire voir, ajoutait M. d’Aigrefeuille.

 

– Ce n’est plus une expédition, c’est un voyage… Que ne fait-on venir les carrosses ? s’écriait M. de Saint-Paer.

 

– Avec quelques violons et des flûtes on ferait un bal, poursuivait M. d’Arrandes.

 

Quelque chose de ces discours arrivait aux oreilles de Magnus, qui souriait.

 

– Messieurs, ne vous impatientez pas, disait-il alors, tout vient à point à qui sait attendre ; aller n’est rien, revenir c’est tout. Magnus a chanté beaucoup de chansons qui commençaient par un éclat de rire et finissaient par un De Profundis.

 

Un matin, il annonça aux dragons que les frontières de la Bohême étaient franchies.

 

– Si bien que nous sommes au cœur de la place, reprit M. de Collonges.

 

– C’est-à-dire dans la fournaise, poursuivit Carquefou tristement.

 

– Maintenant, messieurs, je n’ai plus qu’une recommandation à vous faire, continua Magnus : une imprudence et nous sommes tous morts.

 

– C’est court, mais c’est clair, répondit M. de Bérail, qui salua.

 

Rudiger, qui connaissait la Bohême comme un propriétaire connaît son jardin, pour avoir fait la guerre sous le comte de Thurn, fut expédié en éclaireur aussitôt qu’on se trouva dans le voisinage de Drachenfeld.

 

C’était, comme on a pu le voir, un homme de la race de Magnus, rompu à toutes les entreprises et toujours prêt à jouer sa vie sur un coup de dé. La surprise de vivre en compagnie de gens pour qui l’honneur et le dévouement représentaient autre chose que des mots, n’était égalée que par son désir de les imiter. Il partit donc seul, à pied, sous la veste d’un bûcheron et la tête coiffée d’un bonnet en peau de renard, tandis que les dragons asseyaient leur bivac dans un bois.

 

On attendit son retour jusqu’au soir. La nuit vint, et il ne reparaissait pas ; déjà Renaud se demandait si Rudiger n’avait pas vendu le secret de leur expédition à Mme d’Igomer, lorsqu’on le vit entrer au camp. Le partisan avait la mine basse, le front soucieux.

 

– Eh bien ! quelles nouvelles ? dit M. de la Guerche.

 

– L’homme de Rabennest est à Drachenfeld, dit Rudiger.

 

– Mathéus Orlscopp ?

 

– Il a le commandement du château.

 

– Tant mieux ! s’écria Renaud, cette fois je le pendrai.

 

Au point du jour, on se remit en marche, Armand-Louis et Renaud, parfaitement déguisés, la barbe et les cheveux teints, chevauchaient en tête de la bande ; Rudiger avait conservé les vêtements d’un bûcheron. Magnus portait le costume d’un charbonnier, et Carquefou celui d’un flotteur, la perche à croc de fer sur l’épaule, les grandes bottes autour des jambes ; tous trois marchaient à pied.

 

Vers midi, on aperçut sur la croupe d’une colline les tourelles d’un château.

 

– Drachenfeld, dit tranquillement Rudiger.

 

Ces trois syllabes firent passer le frisson dans les veines de M. de la Guerche et de Renaud. Derrière ces murs formidables, Adrienne et Diane respiraient.

 

– À présent, messieurs, le siège commence, reprit Magnus.

 

Et d’un pas lent, il se dirigea vers la poterne du château.

 

Depuis le jour où elle avait reçu Renaud dans le pavillon de Nuremberg, Mme d’Igomer était retournée à Drachenfeld. Dès son retour, l’expression de son visage avait fait comprendre à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan que quelque chose de grave s’était passé ; mais elles n’en purent rien tirer. Avec Mathéus, Thécla fut plus ouverte.

 

– Redoublez de surveillance, dit-elle : les loups savent où est la bergerie.

 

– Plaise à Dieu qu’ils y viennent ! Ma seule crainte est qu’ils n’en trouvent la route trop difficile, répondit Mathéus.

 

– On dirait que vous ne les connaissez pas ! répliqua Mme d’Igomer.

 

Cependant, les jours se passaient sans qu’on découvrît rien qui fût de nature à justifier l’assurance de Mme d’Igomer. Les émissaires expédiés par Mathéus sur toutes les routes n’apercevaient aucun cavalier aux allures suspectes, personne enfin qui pût éveiller ses soupçons.

 

Deux ou trois d’entre eux avaient rencontré l’escadron de M. de la Guerche ; mais quelle apparence que des capitaines d’aventure osassent paraître à la tête de trois cents hommes dans une province soumise aux lieutenants de l’empereur !

 

On avait donc causé avec quelques dragons, et on n’avait pas seulement averti de leur présence le gouverneur de Drachenfeld.

 

Un matin, un charbonnier se présenta au château et demanda à parler à l’intendant.

 

– Il y a dans un vallon, à une petite lieue d’ici, une troupe de cavalerie qui demande à déjeuner ici, dit-il ; ça m’a l’air de Polonais ou d’Espagnols qui ont grand appétit ; ils n’ont fait qu’une bouchée de tout ce qu’il y avait dans nos cabanes. Je me suis offert pour chercher des provisions de bouche. Ces gens-là vont à l’armée. Voyez si ça vous convient de les nourrir. J’ai vu une grosse bourse bien ronde dans la ceinture du chef. Les autres ont des sabres et des pistolets. Ils jurent qu’ils payeront tout.

 

L’intendant se rendit chez Mathéus ; Mathéus commanda à cinq ou six laquais de monter à cheval, et partit pour voir quels hommes c’étaient que ces Polonais qui passaient pour des Espagnols.

 

Pendant ce temps, Magnus eut grand soin de s’égarer dans le château, où il fureta d’un air bête dans tous les coins. Il rencontra force gens de guerre, et ne vit pas plus Mlle de Souvigny que Mlle de Pardaillan.

 

L’intendant, qui le cherchait partout, le trouva couché sur le rempart, et fronça le sourcil.

 

– Monsieur, dit Magnus, j’ai cru que vous m’aviez oublié. Voilà une heure que je rôde pour chercher une issue. Mettez-moi à la porte, s’il vous plaît. Pour sûr, les Espagnols m’écorcheront tout vif si je ne leur apporte pas une réponse.

 

L’intendant le poussa par l’épaule.

 

– La réponse ! ils l’ont déjà. File, animal ! dit-il.

 

Magnus traversa le pont-levis lestement, et arriva au bivac des dragons au moment où Mathéus en sortait.

 

Pour plus de sûreté, M. de Bérail avait pris le commandement à la place de M. de la Guerche. M. de Bérail, qui parlait l’italien et l’espagnol avec une grande facilité, se donna pour le capitaine d’une compagnie franche que l’on envoyait du Milanais à l’armée de Wallenstein.

 

Mathéus lui adressa quelques questions, moins peut-être dans la crainte d’une surprise que par habitude ; M. de Bérail eut réponse à tout et montra une grande aisance. Ce jeu lui plaisait.

 

– Toute ma troupe a besoin de repos, dit-il en finissant ; si j’étais assuré d’avoir des vivres et des fourrages, je resterais bien ici quelques jours.

 

– Vous aurez ce qu’il vous faudra, répondit Mathéus. En retour, si j’ai besoin de quelques cavaliers pour battre le pays, vous me les fournirez.

 

Le gouverneur et le capitaine se séparèrent, enchantés l’un et l’autre.

 

– Il y avait là cependant une branche morte au bout de laquelle il aurait fait belle figure ! dit Renaud, qui regardait Mathéus s’éloigner.

 

– Bah ! s’écria M. de Collonges, la branche morte ne s’en ira pas !

 

Magnus de retour, on tint conseil.

 

– Le campement est assuré pour huit jours au moins, dit M. de Bérail. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour réduire la place.

 

– Surtout si nous montons à l’assaut dès ce soir, répondit M. de Saint-Paer. Mon épée se rouille dans le fourreau.

 

– Toi qui as vu Drachenfeld, qu’en penses-tu ? demanda M. de la Guerche à Magnus.

 

– L’assaut est impossible. Il y a deux cents hommes de garnison, sans compter les valets. J’ai vu des canons, des fauconneaux, des espingoles. Les fossés sont profonds, les murailles épaisses, les ponts-levis garnis de herses. Il faut que les lions fassent place aux renards ; mais nous serions bien malheureux si nous ne trouvions pas un moyen de nous introduire dans la forteresse.

 

– N’est-ce point ici comme au château de Rabennest ? dit Carquefou, qui se mêlait volontiers aux conversations ; et ne connaîtriez-vous pas un souterrain complaisant par lequel on eût commodité de se glisser dans l’une des caves de Drachenfeld ?… J’aurais un sensible plaisir à surprendre de nouveau le seigneur Mathéus dans son lit.

 

Magnus secoua sa tête grise.

 

– Hélas ! non ! il n’y a ni trou dans la muraille, ni soupirail au pied des tours, ni fissure dans le rocher… Mais puisque j’y suis entré une fois, nous y entrerons bien tous.

 

Tandis que les dragons se concertaient sous les murs du château fort, le moine franciscain et Mme de Liffenbach tour à tour ne laissaient point de répit aux deux cousines. Oraisons et admonestations se suivaient. Malgré leur patience et leur bon courage, les forces commençaient à trahir Adrienne et Diane. Elles avaient des accès de fièvre et des heures d’abattement durant lesquelles elles se fuyaient l’une l’autre. Cette pensée que M. de la Guerche et M. de Chaufontaine les avaient oubliées se présentait parfois à leur esprit ; c’était alors d’horribles tressaillements ; repoussée, cette pensée revenait à la charge comme ces ennemis légers et tenaces qui harcèlent un bon chevalier errant dans les sables. Peut-être aussi étaient-ils morts. Des pleurs succédaient alors aux déchirements de leur cœur. On ne se lassait pas non plus d’entretenir les prisonnières de Jean de Werth, et de M. de Pappenheim. Les fleurs qu’elles trouvaient dans leur appartement, les fruits dorés qu’on leur présentait dans des corbeilles d’argent, c’étaient eux qui les leur envoyaient. Avec eux, elles auraient richesses, honneurs, plaisirs, le rang, la considération, tous les biens qu’on peut envier. Si elles s’obstinaient, au contraire, à les repousser, la solitude serait leur partage jusqu’à ce que leur jeunesse s’éteignît dans les austérités glacées d’un cloître. Il ne fallait donc pas qu’elles se fissent aucune illusion. Il n’était pas question sans doute de les marier par surprise et contre leur gré, l’intervention du légat les avait délivrées de ce péril ; mais, après le légat, le duc de Friedland ayant prononcé, on leur donnait un temps pour réfléchir : c’était comme une sorte de noviciat. Elles ne sortiraient du château, où on leur ménageait encore quelques plaisirs, que pour être ensevelies dans un couvent. Inflexibles, elles étaient leurs bourreaux et ne pouvaient s’en prendre à personne qu’à elles-mêmes du sort qui leur était réservé.

 

Ces discours revenaient sous toutes les formes ; le moine franciscain les commentait d’une voix mielleuse ; Mme de Liffenbach les développait d’un air d’autorité. On espérait ainsi lasser les deux cousines et les amener par la fatigue et le désenchantement à une capitulation qui devait combler tous les vœux de Mme d’Igomer. Elle avait, pour l’attendre patiemment, les longs plaisirs du supplice moral qu’elle infligeait aux deux captives.

 

L’attente, l’inquiétude, le tourment de ne rien savoir et de tout craindre, la persécution quotidienne, les incertitudes versées par le temps goutte à goutte, le silence qui donne accès à toutes les chimères, la nostalgie, l’emprisonnement dans un château où tout parle de ceux qu’on déteste, des jours monotones pleins de menaces, des plaisirs offerts par des mains exécrées et auxquels il fallait se résigner au milieu de visages ennemis, l’imagination en proie à tous les songes et comme affolée de doucereuses exhortations chaque matin renouvelées et qui produisaient sur l’esprit irrité des prisonnières la sensation cruelle, intolérable, d’une goutte d’eau tombant sans relâche sur le front endolori d’un malade : cela valait les barbaries corporelles que Mathéus avait infligées à M. de la Guerche et à Renaud.

 

La femme délicate et nerveuse se montrait l’égale de l’homme farouche et brutal. Il s’adressait à la chair, elle flagellait le cœur.

 

– Si maintenant Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny meurent à la peine, disait Mme d’Igomer, ce ne sera pas de ma faute… Je ne les ai pas touchées et n’ai pas permis qu’on les touchât.

 

Le jour même où l’escadron de M. de la Guerche bivaquait sous les canons du château, Mme d’Igomer entra dans l’appartement des deux cousines.

 

– Bonne nouvelle, leur dit-elle gaiement, Jean de Werth nous rendra visite bientôt… Il ne peut plus vivre sans vous voir, ma chère Adrienne… Quand il saura que le Bavarois est ici, je suis sûre que le comte de Pappenheim désertera pour tomber aux pieds de sa Diane bien-aimée… Apprêtez-vous l’une et l’autre à vous faire belles pour les recevoir.

 

Adrienne et Diane prirent aussitôt la résolution de ne plus porter que des vêtements simples ; mais au réveil, tous leurs ajustements de toile et de laine avaient disparu, et elles n’eurent plus qu’à choisir entre la soie, la dentelle et le velours répandus à profusion sur les meubles.

 

Mme d’Igomer, qui les revit en grande toilette, battit des mains.

 

– Ah ! les coquettes, dit-elle, elles n’ont pas perdu une minute !

 

Attendrie par cet excès de zèle féminin, Mme d’Igomer leur fit confidence qu’elle se proposait de célébrer par des fêtes magnifiques l’arrivée de Jean de Werth.

 

– Vous en serez la reine, dit-elle à Mlle de Souvigny.

 

Et se tournant vers Mlle de Pardaillan :

 

– Point de jalousie, ma chère Diane, ajouta-t-elle d’un air de bonté, votre tour viendra plus tard.

 

XXII

CE QUE FEMME VEUT


Une sorte d’intimité s’était établie entre le château, où gouvernait le seigneur Mathéus, et le bois, où campaient les dragons. Magnus en profitait pour rendre visite aux murailles de Drachenfeld, dont tous les recoins lui furent bientôt familiers. Il changeait d’apparence plus aisément et plus promptement qu’un caméléon. Tantôt charbonnier, tantôt colporteur, il échappait à tous les soupçons. Il céda une fois aux instances de M. de la Guerche et franchit la herse du château en compagnie de son maître déguisé en pèlerin.

 

Sur le coup d’une heure, ils virent une porte s’ouvrir au fond d’une galerie, et un cortège parut, se dirigeant vers la chapelle.

 

Il pleuvait ce jour-là, et Mme d’Igomer éprouvait le besoin de faire ses dévotions.

 

Derrière Mme de Liffenbach, roide et gourmée, marchaient deux jeunes femmes ; de longs voiles de dentelle pailletés d’or les enveloppaient jusqu’aux pieds et dissimulaient mal la richesse de leurs vêtements. Mais, quelle pâleur sur leurs fronts ! On aurait dit deux statues arrachées au marbre du tombeau. Que devint Armand-Louis en reconnaissant Adrienne et tout près d’elle Mlle de Pardaillan ! Un cri faillit partir de ses lèvres ; Magnus, qui s’était mis à genoux près de lui, saisit son bras et le serrant :

 

– Pas un mot, pas un geste, ou vous les perdrez avec nous ! murmura-t-il.

 

M. de la Guerche se contint, mais on le voyait trembler comme un arbre secoué par le vent.

 

– Tendez la main…, reprit Magnus, n’êtes-vous pas un pèlerin et ne devez-vous pas demander l’aumône ?

 

Le cortège passa près d’eux ; le pan de la robe d’Adrienne frôla le vêtement du pèlerin. Incapable de se maîtriser, Armand-Louis porta le bout flottant de cette robe à ses lèvres.

 

Mlle de Souvigny ralentit sa marche, et, laissant tomber une aumône aux mains de cet inconnu :

 

– Priez pour moi, dit-elle.

 

Sa voix était si triste, que les yeux de M. de la Guerche se remplirent de larmes.

 

– Baissez la tête, voici le seigneur Mathéus, reprit son inflexible gardien.

 

Les genoux d’Armand-Louis restèrent cloués au sol ; mais, quand il se releva, le feu de la colère et de l’exaltation enflammait son visage.

 

– J’y laisserai mes entrailles ou je la sauverai ! dit-il.

 

Un matin, c’était le quatrième depuis l’arrivée des dragons, la trompette retentit de nouveau dans les bois. C’était un escadron de Croates qui venait de traverser toute l’Autriche pour se rendre sur le théâtre de la guerre. Un peu harassé de son long voyage, il faisait halte. Quelques gentilshommes huguenots lui rendirent visite.

 

M. de Collonges rentra dans la soirée, enchanté de sa promenade.

 

– Réjouissez-vous, messieurs, dit-il, nous allons peloter en attendant partie. Les choses ont tourné si bien dans notre visite, que nous avons eu cette bonne fortune d’attraper quatre ou cinq duels pour demain… c’est de la graine… on peut semer.

 

– Nous ferons lever la moisson, dit M. d’Aigrefeuille, alléché.

 

Les duels promis eurent lieu au soleil levant, dans une clairière qui se trouvait à égale distance des deux bivacs. On tua deux Croates et on en blessa trois grièvement.

 

M. de Voiras eut une égratignure au bras.

 

Bien ménagé, l’escadron de Croates pouvait durer quinze jours.

 

– Après quoi nous ferons maigre, dit M. de Saint-Paer.

 

Mais tandis que les dragons ne trouvaient plus si maussade le séjour des bois, Magnus avait remarqué une bohémienne jeune et jolie qui avait ses libres entrées au château. Cette bohémienne appartenait à une tribu dont les tentes se faisaient voir à une petite distance de Drachenfeld, au pied d’une colline. Elle paraissait avoir de seize à dix-sept ans. On la rencontrait à toute heure sur le chemin de la poterne, armée de son tambour de basque, et il était rare qu’un officier de la garnison ne la guettât pas à la sortie.

 

Magnus fit causer deux ou trois femmes et quelques laquais. Il apprit que la bohémienne voyait fréquemment Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, qui semblaient l’avoir prise en amitié. Elle dansait et disait la bonne aventure. Un des lieutenants du gouverneur, Patricio Bempo, la trouvait fort de son goût. Magnus se gratta l’oreille.

 

– Là est peut-être le chemin du château, se dit-il : si on avait la bohémienne, on aurait Patricio Bempo ; et si on avait Patricio, on aurait Drachenfeld.

 

À son tour, et sans en avoir l’air, il rôda autour de la petite sauvage, qui riait et montrait trente-deux dents blanches chaque fois que Patricio Bempo lui parlait.

 

Ce qui surprenait le plus Magnus, c’est que la bohémienne, quand elle attachait sur lui ses yeux plus noirs que le charbon, avait dans son regard quelque chose de particulier dont la signification lui échappait. Il lui semblait aussi qu’il avait vu ce visage brun quelque part. Mais il avait beau chercher, il ne trouvait rien.

 

– J’ai tant vu de visages jeunes et vieux, joyeux ou tristes, charmants ou laids !… c’est un océan ! se disait-il.

 

Un soir, la trouvant seule sur la lisière du bois trottant comme un chevreau, et par aventure privée de la compagnie de Patricio Bempo, il l’aborda résolument.

 

La bohémienne s’arrêta.

 

– Vous plairait-il, mon enfant, de rendre service à un gentilhomme qui serait heureux de passer à votre cou un collier fait de cent ducats d’or fin, dit-il, et pareil à cette bague, qui va si bien à votre doigt ?

 

La bohémienne ne regarda même pas la bague que Magnus venait de tirer de sa poche.

 

– Vous plairait-il, à votre tour, de me conduire à ce gentilhomme ?… répondit-elle ; quand je l’aurai vu, peut-être serai-je plus disposée à lui rendre le service pour lequel il a besoin de moi.

 

Magnus hésita.

 

– Le camp des Espagnols n’est pas si loin, reprit-elle avec un sourire ; marchez, je vous suis.

 

Mais la bohémienne ne suivait pas son guide, déjà elle le précédait.

 

Magnus fit route à côté d’elle ; du coin de l’œil il l’observait ; il voyait au fond de sa mémoire confusément un visage à peu près pareil à celui qu’il avait sous les yeux, comme on voit sans en bien saisir les traits une image réfléchie par l’eau d’une fontaine. La bohémienne pressait le pas. Elle bondissait comme un jeune chevreuil au travers de la forêt. Au bout d’un quart d’heure, et sans avoir retourné la tête, elle arriva au camp, et, montant sur un tertre, chercha partout du regard.

 

– Pourquoi cherchez-vous un cavalier que vous ne connaissez pas ? lui dit Magnus.

 

– Et que savez-vous si je ne le connais pas ? D’ailleurs, ignorez-vous que j’appartiens à une race qui a le don de seconde vue ?

 

Un groupe de dragons se tenait sur la lisière du camp. La bohémienne se dirigea rapidement de ce côté et s’approchant d’un cavalier assis sur le tronc d’un bouleau renversé :

 

– Monsieur de la Guerche, reprit-elle tranquillement, que puis-je faire pour vous ?

 

Armand-Louis tressaillit. Magnus saisit la bohémienne par le bras.

 

– Eh ! eh ! dit-il, tu sais des choses qu’il ne fait pas bon de savoir !

 

La bohémienne ne chercha pas à se dégager de l’étreinte du vieux soldat, et regardant toujours M. de la Guerche.

 

– S’il ne vous souvient plus de Yerta, reprit-elle, Yerta n’a rien oublié.

 

– Yerta ! c’est toi la petite Yerta !… s’écria Armand-Louis.

 

– Moi-même… et si vous avez passé près de moi sans me reconnaître, mes yeux et mon cœur vous ont deviné du premier instant que je vous ai vu !…

 

– C’est donc pour cela que je voyais toujours en esprit ce regard noir ?… s’écria Magnus, qui lâcha la bohémienne. Mais, si tu savais si bien qui nous sommes, pourquoi ne t’es-tu pas nommée ?

 

– M. de la Guerche portait un habit et des couleurs qui ne lui appartiennent pas… son déguisement et le vôtre pouvaient tromper tous les yeux, excepté ceux d’une bohémienne… J’ai pensé que vous ne vouliez pas être reconnus, et j’ai fait comme si je ne vous voyais pas.

 

– Voilà une enfant qui a le cœur d’un homme ! murmura Magnus.

 

– J’ai le cœur d’une femme qui se souvient. Si maintenant vous avez besoin de Yerta, Yerta est à vous.

 

Elle croisa les bras sur sa poitrine et attendit.

 

– Eh bien ! Yerta, tu peux en un jour payer au centuple ce que j’ai fait pour toi !… s’écria M. de la Guerche.

 

– Ordonnez, j’obéis.

 

– Tu entres au château de Drachenfeld et tu en sors librement ?

 

– Aussi librement que l’oiseau vole dans les forêts.

 

– Tu as dû y voir deux jeunes filles, deux prisonnières.

 

– Je les ai vues… l’une qui rit quelquefois ; l’autre qui prie… toutes deux belles comme le matin.

 

– Yerta, il faut m’aider à les sauver.

 

– La langue parle de deux jeunes filles, mais le cœur ne pense qu’à une : celle-là est blonde, avec des yeux bleus plus doux que le ciel, plus tristes que la nuit ; elle prie bien souvent et s’appelle Adrienne.

 

– Quoi ! tu sais… ?

 

– Il y avait dans votre tente, sur le champ de bataille de Leipzig, un médaillon entre deux épées ; quand j’ai vu au château de Drachenfeld une femme dont les traits ressemblaient au visage peint sur le médaillon, j’ai pensé qu’un jour vous viendriez, c’est pour cela que j’ai attendu.

 

– Bonne Yerta !

 

– Elle n’est pas ingrate, celle pour qui vous vous êtes exposé à mille morts ! Ne l’eussé-je pas reconnue, je l’aurais devinée à sa tristesse. Hélas ! celles dont le cœur est pris ne sont pas gaies !

 

Un soupir souleva la poitrine de Yerta ; promenant alors son regard sur la forêt :

 

– À présent que vous êtes venu, poursuivit-elle, indiquez-moi ce qu’il faut que je fasse, je le ferai.

 

– Peux-tu, ne fût-ce que pendant une heure, nous introduire dans le château ? Peux-tu faire en sorte que la poterne soit ouverte un soir ? dit Magnus ; il me semble qu’elle n’est pas toujours fermée.

 

Yerta rougit.

 

– Oui, dit-elle, un homme en sort quelquefois sur les pas d’une zingara dont la pensée est ailleurs ; il est amoureux, donc il est aveugle ; si je le veux, la poterne sera ouverte.

 

– Alors Adrienne est sauvée ! s’écria M. de la Guerche.

 

On vit comme une ombre passer sur le visage de Yerta.

 

– Il y a un homme que je tromperai…, reprit-elle avec effort.

 

– Patricio Bempo ? dit Magnus.

 

– Oui, Patricio Bempo : si le sang doit couler, vous lui laisserez la vie sauve ?

 

– Je te le jure, répondit Armand-Louis.

 

Yerta ôta la bague que Magnus avait passée à son doigt.

 

– Reprenez ce bijou : il ne doit y avoir entre nous ni or ni argent, reprit-elle ; ce soir je verrai Patricio Bempo.

 

– Un mot encore ! s’écria M. de la Guerche, qui retint Yerta au moment où elle s’éloignait. Si par toi, et ma vie ne sera pas assez longue pour te bénir, je dois sauver Adrienne, essaye de la voir, dis-lui que des amis veillent autour d’elle, qu’elle soit prête à nous suivre lorsque sonnera l’heure de la délivrance.

 

Yerta parut réfléchir un instant. Ce n’était plus la jeune fille que M. de la Guerche avait vue le visage souillé de sang et noir de poudre, hâve et meurtri ; c’était une femme dans tout l’éclat d’une beauté sauvage, fière et triste, le front tout rayonnant d’intelligence, le regard lumineux.

 

– Trouvez-vous demain, à la première heure du soir, devant la poterne du château, derrière cet épais rideau de chênes qu’on voit d’ici, reprit-elle ; j’en aurai la clé, et une lumière qui brillera à la plus haute fenêtre de la tour là-bas, du côté du couchant, vous dira que celle que vous aimez ne dort pas et qu’elle attend.

 

Yerta s’enfonça lentement dans les bois, où le regard de M. de la Guerche la suivait ; bientôt la silhouette légère de la bohémienne disparut, et l’on n’entendit plus sur les feuilles sèches le bruit de sa marche. Deux larmes coulaient silencieusement le long de ses joues.

 

– Sait-elle seulement combien elle est heureuse, cette captive ? dit-elle, comme si la voix se fût échappée de ses lèvres à son insu.

 

Baissant alors la tête, elle gravit la pente qui conduisait au château.

 

Un moment après, on pouvait la voir dans la galerie où Mme d’Igomer aimait à réunir les personnes du voisinage auxquelles son hospitalité offrait le divertissement de quelque fête. Yerta faisait résonner son tambour de basque et s’arrêtait auprès de chaque groupe ; mais son regard, vif comme celui des oiseaux, cherchait partout un visage qu’elle ne voyait pas. Une porte s’ouvrit enfin, et Adrienne parut.

 

– Toujours la dernière, et la dernière pour être mieux admirée ! dit la baronne s’avançant vers Mlle de Souvigny.

 

Mais Yerta l’avait précédée, et posant l’index sur le bras de la jeune fille :

 

– L’aurore suit les ténèbres… le rossignol chante après l’orage, dit-elle ; je lis dans vos traits qu’avant que l’année entière soit écoulée, vous serez mariée à un jeune et puissant seigneur qui vous aime…

 

– Et qui bientôt sera ici, n’est-ce pas ? ajouta Mme d’Igomer, qui pensait à Jean de Werth.

 

– Oui, bientôt il sera ici !… Comme vous je le sais, comme vous je le vois.

 

Adrienne retira son bras vivement.

 

– Ne voulez-vous pas que je vous dise son nom ? poursuivit Yerta.

 

– Puisque le sort vous protège, laissez parler le sort, mignonne, dit la baronne, qui s’éloigna après avoir échangé un regard d’intelligence avec la bohémienne.

 

Déjà Yerta s’était emparée de la main qu’on lui refusait.

 

– Armand-Louis, murmura-t-elle tout bas.

 

Adrienne trembla de la tête aux pieds.

 

Mais la bohémienne, qui feignait d’examiner attentivement les lignes tracées dans la main d’Adrienne, continua :

 

– On nous observe : ne tremblez pas, essayez même de sourire ; je l’ai vu, il est près d’ici, il vous délivrera… Mais, tenez-vous prête au premier signal ; vous laisserez votre lampe allumée… Et si vous m’entendez chanter la nuit, que votre porte alors reste ouverte, quelqu’un ne sera plus loin… À présent, laissez croire à Mme d’Igomer que vous êtes résignée. On peut souffrir un peu pour qui vous aime beaucoup !

 

Yerta laissa tomber la main d’Adrienne, et, passant le pouce sur la peau sonore du tambourin, elle chanta doucement :

 

J’aime ! dit la lune blonde,

Qui dans l’onde

Baigne son disque d’argent.

J’aime ! dit la fleur fanée,

Entraînée

Par le ruisseau négligent.

 

Le tambour ronfla, tandis qu’elle en agitait les anneaux de cuivre, et Yerta poursuivit, en jetant un regard furtif sur Patricio Bempo, qui la dévorait des yeux :

 

J’aime ! dit l’onde à la lune

Sous la dune

Où monte son flot puissant.

J’aime ! dit l’oiseau qui glousse

Sous la mousse

Parmi les blés jaunissant.

 

– Eh bien ? demanda Mme d’Igomer, qui laissa tomber une pièce d’or dans la main de Yerta.

 

– Eh bien ! répondit Adrienne, il faut se résigner à vouloir ce que veut le sort !

 

Mme d’Igomer l’embrassa sur le front.

 

Yerta venait de disparaître, mais elle n’avait pas quitté seule la galerie. Patricio la suivait ; il la vit s’arrêter au bord d’un fossé et y jeter la pièce d’or que la baronne lui avait donnée, et tandis que la pièce brillante s’enfonçait dans l’eau verdâtre, Yerta se frottait les mains par un mouvement convulsif de colère et de dégoût.

 

– Ah ! ce mot que je viens d’entendre, ce mot que répète votre chanson, serez-vous seule à ne le dire jamais ? s’écria Patricio Bempo.

 

Yerta le regarda fixement.

 

– Et pourquoi le dirais-je à qui ne ferait rien pour le mériter ? répondit-elle.

 

– Et que m’avez-vous demandé qui vous autorise à parler ainsi ? Ne vous ai-je pas tout offert ?

 

– Oui, tout ce que je ne voulais pas accepter !

 

Elle quitta les remparts ; Patricio marchait à côté d’elle, ébloui par sa beauté.

 

– Commandez, ordonnez ! s’écria-t-il.

 

– Paroles que tout cela ! reprit Yerta en l’interrompant. D’autres m’ont offert de l’or, des bijoux, des parures à rendre jalouses des duchesses, toutes les choses enfin que le sabre d’un soldat peut conquérir. Aucun ne m’a dit : « Voilà mon cœur, voilà ma vie ; que tout périsse, je suis à vous ! »

 

– Et ne savez-vous pas que je vous appartiens ? Ne savez-vous pas… ?

 

Yerta posa sa petite main sur la bouche de Patricio, et, attachant sur lui ses yeux pleins des plus douces flammes :

 

– Plus de promesses ! murmura-t-elle. Si je vous demandais deux choses, je gage que vous me refuseriez.

 

– Moi ? Parlez, dit le lieutenant de Mathéus, les lèvres collées sur la main de Yerta.

 

– Deux choses, rien que deux : la clé de cette petite porte percée aux pieds des remparts…

 

– De cette porte dont la garde m’est confiée ?

 

– Et, de plus, le mot d’ordre qui en permet la libre entrée, dix sentinelles fussent-elles le mousquet au poing le long du mur.

 

– Le mot d’ordre aussi ? Mais c’est ma vie que vous me demandez, et avec ma vie mon honneur de soldat !

 

Yerta ferma les yeux à demi, puis les rouvrant :

 

– Craignez-vous de me les confier ?

 

– Yerta, tout, excepté cela.

 

– Que vous ai-je dit ? N’en parlons plus, vous êtes comme les autres ! Triste amour que cela qui ne sait rien donner ! Adieu, Patricio.

 

Yerta fit quelques pas du côté de la forêt. Patricio la suivait toujours. Elle ne le regardait plus.

 

– Mais cette clé et ce mot d’ordre, pour quoi faire ? reprit-il.

 

– Pourquoi ? dit Yerta, qui marchait lentement. J’avais fait un rêve, il me semblait qu’avec cette clé on pouvait entrer à Drachenfeld, sans être vue, à l’heure où la nuit vient. La porte ouverte, avec le mot d’ordre on passait inconnue et rapide devant les sentinelles. Le matin, on s’échappait comme un oiseau qui part du nid, et mes frères de la tribu ne savaient pas qu’une bohémienne avait déserté sa tente.

 

– Yerta ! est-ce vrai ? me promettez-vous ?

 

– Moi, je ne promets rien. Mais, comme l’hirondelle, je vais et je viens. Un hasard peut me conduire au pied de ces murailles, un hasard peut m’en faire chercher la porte. Mais, pourquoi l’ouvrir, lorsque derrière ce fer et ce bois impénétrables se cache un capitaine prudent comme un lièvre et soupçonneux comme une anguille ? Ah ! Patricio Bempo, vous êtes comme ces incendies qui de loin brillent et sont tout en flammes. On accourt, et quand on arrive ce ne sont plus que des cendres.

 

– Yerta, voici la clé ! s’écria Patricio Bempo vaincu.

 

– La clé, c’est bien ; mais ce n’est pas tout. Il y a le mot d’ordre.

 

Patricio soupira comme un homme auquel une force supérieure fait violence :

 

– Dux et imperator ! dit-il.

 

Et, tombant aux genoux de Yerta, il cacha sa tête entre ses mains.

 

XXIII

LA POTERNE DE DRACHENFELD


Le lendemain, vers la première heure du soir, Armand-Louis, qui du fond de la forêt ne quittait pas de vue le château de Drachenfeld, aperçut, au sommet d’une tour basse et trapue qu’habitait Mlle de Souvigny, une lumière qui brillait pareille à une étoile.

 

– Regardez, dit-il à Magnus.

 

– Eh ! eh ! la bohémienne n’a pas perdu son temps, répondit Magnus.

 

Tous deux prévinrent Renaud, et les dragons furent avertis qu’il pourrait bien se faire qu’on levât le campement dans la nuit.

 

– Tant mieux, répondit M. de Collonges, je commence à me fatiguer de tuer tant de Croates.

 

Bientôt après, une bande de huguenots, à la tête desquels se glissaient M. de la Guerche et Renaud, suivis de Magnus, de Carquefou et de Rudiger, s’établit sur la lisière du bois. Derrière eux, à une petite distance, quelques dragons tenaient en main des chevaux sellés et bridés.

 

M. d’Aigrefeuille en avait le commandement.

 

Au premier tumulte, au premier cri, il avait ordre de se porter en avant.

 

Le reste de la bande se coucha à plat ventre dans la bruyère, derrière un rideau de broussailles, de manière à tout voir sans être vu ; un peu en avant et protégés par un pli de terrain, d’où leur tête sortait du milieu des herbes, se tenaient M. de la Guerche et Renaud avec leurs trois serviteurs. La nuit était claire et limpide.

 

Armand-Louis et Renaud étaient à leur poste à peine depuis un quart d’heure, lorsque des pas légers éveillèrent leur attention. Une femme passait à quelques pas d’eux, enveloppée d’une mante, et se dirigeait vers le château.

 

– Yerta ! murmura Magnus à l’oreille de M. de la Guerche.

 

La bohémienne s’effaça dans l’ombre noire que projetaient les murailles du château, et, derrière elle, rampant comme des couleuvres sur la bruyère, Magnus et Carquefou se tapirent contre le rebord du fossé. Rudiger faisait le guet non loin de là.

 

Couchés tout auprès d’eux, et retenant leur haleine, Armand-Louis et Renaud regardaient la poterne, dont la voûte était semblable à une tache noire sur la base obscure des remparts.

 

Yerta s’y arrêta une seconde, glissa la clé dans la serrure et ouvrit la petite porte.

 

Peut-être n’allait-elle pas la refermer, lorsqu’une sentinelle se présenta.

 

– Dux ! dit-elle d’une voix étouffée.

 

– Et imperator ! répondit la sentinelle.

 

Yerta repoussa la porte sur ses gonds de fer, et s’engagea sous la voûte.

 

Patricio Bempo, qui ne dormait pas, avait tout entendu, et le pas furtif de Yerta, et le bruit léger de la porte tournant sur son axe, et le murmure des deux voix.

 

– Elle ! c’est elle ! dit-il.

 

Déjà Yerta était au sommet de l’étroit escalier en spirale qui conduisait à l’appartement de Patricio. Elle en franchit le seuil d’un bond, traversa la chambre et ouvrit le balcon.

 

Patricio l’y suivit les bras tendus. La bohémienne était horriblement pâle. Ses yeux étincelants venaient de parcourir la forêt sombre et pleine de silence, les glacis, les fossés au bord desquels on apercevait vaguement des formes confuses et pareilles à des troncs d’arbres renversés, la tour basse où tremblait la flamme d’une lampe ; elle se pencha sur la balustrade, et l’on entendit au pied du mur le tintement d’un morceau de métal tombant sur un caillou.

 

– Qu’est-ce ? dit Patricio Bempo.

 

– Le cercle d’or que j’avais au bras et qui vient de m’échapper ! répondit Yerta.

 

Patricio l’entoura de ses bras et voulut l’entraîner hors du balcon. Yerta le retint doucement auprès d’elle :

 

– Non ! dit-elle ; il fait bon ici !

 

Et d’une voix qui tremblait, la tête appuyée sur l’épaule de Patricio, elle se mit à chanter :

 

J’aime ! dit le noir phalène

À l’haleine

Qui pleure autour des roseaux.

J’aime ! dit le flot superbe

Au brin d’herbe

Qui palpite au fond des eaux.

 

La brise légère emporta le son dans l’espace ; la lumière s’agita derrière l’étroite fenêtre de la tour, et Yerta, que Patricio contemplait avec enivrement, continua :

 

J’aime ! dit le vent qui passe

À l’espace

Où brille le grand soleil.

J’aime ! dit la fleur d’automne

Qui frisonne

Aux baisers du soir vermeil.

 

Une ombre passa devant la fenêtre où brillait la lampe solitaire, et le gravier cria furtivement au pied de la muraille.

 

– On a marché, dit Patricio, qui se pencha sur le balcon.

 

– Vous entendez le pas d’un chevreuil dans la forêt et vous ne voyez plus celle qui est auprès de vous, murmura Yerta.

 

Patricio sentit le feu d’un baiser effleurer sa joue, et tout frémissant, il emporta la bohémienne dans ses bras.

 

– Ah ! dit-elle, on ne dira plus que je n’aime pas !

 

Et ses joues se couvrirent de larmes.

 

Cependant Magnus, qui lentement, et sans faire plus de bruit qu’un lézard, s’était rapproché de la poterne, avait ramassé la clé qui s’était échappée des doigts de la bohémienne, et la glissait dans la serrure. La chose faite, Armand-Louis voulut passer le premier.

 

– Non pas vous ; moi d’abord, répondit Magnus. Il y a peut-être un poignard derrière cette porte, et le coup qui vous frapperait, frapperait aussi Mlle de Souvigny.

 

– Dux ! cria tout à coup une sentinelle qui parut à la meurtrière.

 

– Et imperator ! répondit Armand-Louis.

 

La sentinelle releva son mousquet, et ils entrèrent.

 

Un soldat se promenait dans le couloir sombre, mal éclairé par une lanterne fumeuse qui pendait à la voûte.

 

Le même mot sortit de ses lèvres, le même mot lui répondit.

 

Il compta quatre hommes ; au cinquième il fronça le sourcil.

 

– Oh ! oh ! dit-il, le gouverneur sait-il que vous êtes ici ?

 

– Il le sait, dit Magnus, qui se pencha vivement à l’oreille de Rudiger et lui parla bas.

 

Le Polonais courba la tête en signe d’assentiment et il laissa ses compagnons s’engager sous la voûte.

 

La poterne était encore ouverte.

 

– Eh ! camarade, vous ne fermez donc pas ? reprit la sentinelle, tandis que Magnus, qui marchait le premier, disparaissait avec ses trois compagnons, au fond du couloir.

 

– D’autres nous suivent, répondit tranquillement Rudiger, qui s’était assis sur un banc de pierre.

 

– Encore ! Si d’autres viennent, ils se feront connaître ; la porte ne peut pas rester ouverte !

 

– Fermez-la donc vous-même, si vous voulez !

 

La sentinelle s’approcha de la porte et la poussa dans son cadre ; mais, au moment où il tournait le dos à Rudiger, celui-ci fit un bond de jaguar et lui planta son poignard entre les deux épaules.

 

La sentinelle ouvrit les bras et tomba comme une masse sur le sol.

 

– Un de moins, murmura Rudiger, qui, froidement, essuyait la lame de son poignard sur la casaque du mort.

 

Et il s’assit sur le banc après avoir ouvert de nouveau la poterne.

 

Magnus, qui connaissait les aîtres du château, enfila une longue galerie dont les arceaux mettaient en communication les deux ailes du bâtiment, et conduisit rapidement Armand-Louis et Renaud vers la tour qu’occupaient Adrienne et Diane. Pâles, tremblantes et s’appuyant l’une contre l’autre, elles les attendaient.

 

À la vue des deux gentilshommes, elles s’élancèrent vers le passage qui reliait la tour au reste des bâtiments. Mme de Liffenbach parut à sa porte.

 

Elle allait pousser un cri, lorsque Renaud, levant un pistolet :

 

– Madame, un seul mot, et vous êtes morte, dit-il.

 

Mme de Liffenbach devint blême, voulut faire un pas et tomba évanouie.

 

– Elle pourrait se réveiller et appeler avant que nous soyons hors de ce château maudit, murmura Carquefou, qui jeta les yeux autour de lui.

 

– C’est juste, dit Magnus.

 

Et, entortillant la duègne dans les plis d’un grand manteau, il la poussa au fond d’un cabinet dont il eut soin de tirer la porte sur elle.

 

Adrienne et Diane étaient dans les bras de M. de la Guerche et de Renaud.

 

– Pas de paroles, mais des ailes, reprit le vieux soldat.

 

Comme ils arrivaient à la porte de la galerie, la silhouette d’un homme, qui marchait avec la souplesse d’un chat, se montra subitement à l’extrémité opposée de cette longue pièce.

 

– Garde à vous ! Mathéus Orlscopp ! dit Rudiger dans l’oreille d’Armand-Louis.

 

Si promptement et si bas que ces paroles eussent été prononcées, tous ses compagnons les avaient entendues.

 

Magnus embrassa la galerie d’un rapide coup d’œil et poussa Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan derrière un grand rideau, dont les plis lourds cachaient une fenêtre creusée dans l’épaisseur du mur. Armand-Louis et Renaud se placèrent auprès d’elles, le pistolet au point, prêts à tout. Magnus échangea un regard avec Carquefou, et tous deux se blottirent derrière d’énormes piliers contre lesquels des panoplies étaient adossées.

 

Tout se fit en silence, avec la rapidité du vent qui passe. On aurait dit que des fantômes, un instant entrevus, venaient de disparaître. Quand Mathéus entra dans la galerie, tout était muet sous les hauts plafonds. Un rayon incertain de la lune, qui se brisait dans les vitraux, éclairait confusément la profondeur de cette salle immense.

 

Un instant Mathéus s’arrêta sur le seuil, comme si un indéfinissable sentiment de crainte l’eût averti de la présence d’un danger qu’il ignorait ; puis, n’entendant rien et ne voyant rien, il reprit sa marche.

 

Cette ronde qu’il faisait ce soir-là n’était pas dans ses habitudes quotidiennes, bien qu’il eût toujours l’esprit en éveil ; mais en ce moment quelque chose, qu’il eût été fort en peine d’expliquer lui-même, une rumeur incertaine, une inquiétude vague et irréfléchie, l’avait tiré de son repos, et Mathéus venait de quitter sa chambre pour parcourir le château. Cette ronde du gouverneur, on l’attendait le matin, on l’attendait le soir, et en l’attendant on veillait.

 

Ses yeux interrogeaient les plis roides des portières et des rideaux, les encoignures des fenêtres, où les ténèbres étaient épaisses, les angles perdus dans la nuit, et lentement son pied se posait par terre.

 

Quand il fut au milieu de la galerie, la lune se voila ; une ombre plus dense se répandit dans la galerie. Mathéus avançait toujours.

 

Il avait déjà franchi la plus grande partie de la distance qui le séparait de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, lorsqu’il lui sembla que le bout d’une tenture venait de remuer faiblement, comme si un soupir de la brise en eût soulevé le bord.

 

Sa main se porta sur la garde de son poignard ; mais, tandis que son attention était tout entière dirigée de ce côté, Magnus et Carquefou, se dressant tout à coup, arrivèrent sur lui d’un seul bond et le terrassèrent avant même qu’il eût le temps de dégainer.

 

– À moi ! cria le gouverneur d’une voix étranglée.

 

Mais le son passa comme un souffle, et bientôt immobile, entouré de liens que tous ses efforts ne réunissaient pas à briser, bâillonné et le cou pris dans une corde, dont Carquefou tenait l’extrémité, Mathéus ne représentait plus, gisant par terre, qu’une masse inerte semblable au cadavre d’un soldat qu’on va jeter dans sa bière.

 

Armand-Louis et Renaud étaient devant lui ; mais il ne les reconnaissait pas. La présence d’Adrienne et de Diane lui faisait seule soupçonner à qui appartenaient les visages muets qu’il voyait confusément dans l’ombre.

 

– Je t’avais dit que je te pendrais, dit enfin Renaud ; et tu sais bien que je tiens toujours ce que je promets.

 

Mathéus frissonna. On vit les veines de son cou se gonfler, sa face passer du blanc au rouge sombre ; tout son corps s’agita d’un mouvement convulsif, et ses muscles se tordre dans un effort suprême ; puis ses yeux injectés de sang se fermèrent, et il resta immobile comme le corps d’un homme dont la vie s’est subitement retirée.

 

Renaud fit un signe de la main, et Carquefou chargea Mathéus sur ses épaules. La galerie fut traversée, le couloir atteint, et le cortège passa silencieusement sous la poterne. Rudiger, qui les attendait, n’avait rien vu, rien entendu.

 

– Tout va bien ! dit-il à Magnus.

 

De gros nuages cachaient la lune en ce moment ; on voyait à peine devant soi le rideau noir de la forêt noyée dans la nuit. Cependant un cri s’éleva de l’échauguette accrochée à l’angle du mur comme l’aire d’un aigle au flanc d’un rocher.

 

– Dux et imperator ! s’écria M. de la Guerche en répondant au qui-vive de la sentinelle.

 

Mathéus Orlscopp, qui avait ouvert les yeux, les referma.

 

Une minute après, l’enceinte des fossés et des glacis était franchie.

 

XXIV

REQUIESCAT IN PACE !


Il y avait à quelques pas de la forêt un vieil arbre mort, qui étendait ses branches robustes au-dessus d’un précipice ouvert au bord d’une clairière. Carquefou coucha Mathéus sur l’herbe et passa le bout de la corde qu’il tenait à la main autour d’une branche de l’arbre mort.

 

Magnus enleva à demi le bâillon du prisonnier, de manière qu’il pût articuler quelques sons, mais non pas crier, et, plaçant entre ses mains nouées sur la poitrine une petite croix de bois :

 

– Recommande ton âme à Dieu : ton heure est venue ! dit-il.

 

Les doigts crispés de Mathéus rejetèrent la croix.

 

– Maudits soyez-vous ! Jean de Werth n’est pas loin ! murmura-t-il.

 

Carquefou, qui tenait l’extrémité de la corde, roidit ses bras et regarda Renaud.

 

La tension de la corde venait de soulever à demi le corps du patient.

 

– Ah ! c’est horrible ! pas ici, pas devant moi ! s’écria Diane, qui se suspendit aux mains de Renaud.

 

– Oh ! non ! non ! ajouta Mlle de Souvigny ; grâce pour lui ! Est-ce au moment où la Providence nous rend à la liberté, que vous devez penser à punir ?

 

M. de Chaufontaine, qui allait parler, se tut.

 

– Adrienne a raison ; il est captif, il ne peut rien contre nous : pitié pour lui ! reprit Mlle de Pardaillan.

 

– Vous le voulez ? dit Renaud. Eh bien ! qu’il vive !

 

Le corps de Mathéus, à demi soulevé par l’effort de Carquefou, retomba à terre.

 

– C’était cependant une belle occasion et un bel arbre ! reprit celui-ci, tout en faisant un nœud solide autour du chêne desséché.

 

Et il suivit Magnus, qui déjà courait vers l’endroit où M. d’Aigrefeuille attendait avec ses dragons.

 

Armand-Louis, Renaud, Adrienne et Diane venaient de disparaître dans l’épaisseur de la forêt.

 

Rudiger marchait derrière eux ; une sorte de pitié l’avait saisi en voyant le corps de celui qui avait été son chef couché par terre, le visage bouleversé par les approches de la mort.

 

Il regarda en arrière et aperçut le gouverneur, qui se tordait sur l’herbe : Carquefou n’avait pas beaucoup desserré la corde roulée autour du cou de Mathéus, un mouvement trop brusque pouvait le précipiter, en outre, dans le gouffre dont les abîmes s’ouvraient à dix pieds de lui. Pour Mathéus, la mort était partout.

 

Rudiger revint sur ses pas.

 

– Voilà que je me fais bon ! est-ce bête ! se dit-il.

 

Mathéus, qui l’entendait marcher, souleva la tête avec effort et le regarda.

 

– J’étouffe, murmura-t-il d’une voix qui n’avait presque plus rien d’humain.

 

Rudiger mit un genou en terre et lâcha le nœud de la corde.

 

– Si vous avez quelque chose encore à me demander, hâtez-vous, dit-il.

 

– Eh bien ! répondit Mathéus, ne me laissez pas dans cette position : la pente du gazon m’attire vers le gouffre, j’ai la tête en bas, le sang m’ôte la respiration.

 

Et il râlait en parlant.

 

Rudiger s’agenouilla tout à fait, et, passant les bras autour du corps de Mathéus, il le souleva pour le faire changer de position.

 

Une joie diabolique brilla dans les yeux du captif ; s’armant tout à coup d’un pistolet dont la crosse était passée dans la ceinture de Rudiger et qui se trouvait, grâce à l’attitude de celui-ci, à portée de sa main, il appuya le canon contre la poitrine du Polonais et lâcha la détente.

 

Rudiger se releva comme un tigre atteint par la balle d’un chasseur, fit quelques pas en chancelant et tomba.

 

– Mort ! s’écria Mathéus.

 

Un coup de mousquet parti du château répondit à cette détonation.

 

– Ah ! tout n’est pas perdu ! murmura le gouverneur, et il regarda Rudiger étendu par terre.

 

Mais celui qu’il croyait mort s’était lentement soulevé sur les coudes et les genoux, et rampait vers lui.

 

Mathéus sentit une sueur froide mouiller la racine de ses cheveux.

 

Une main sur sa blessure, dont le sang coulait à flots, Rudiger rampait toujours ; chaque effort le rapprochait de Mathéus. L’expression d’une volonté implacable se lisait dans ses yeux.

 

Bientôt, du bout des doigts il put toucher les pieds de Mathéus et s’y cramponner.

 

– Ah ! je ne mourrai pas seul ! dit-il alors. Ah ! tu m’as tué, toi que je secourais ! Eh bien ! ce que M. de Chaufontaine n’a pas fait, je vais le faire, moi !

 

Et roidissant ses mains rouges de sang, la poitrine contre les pieds de Mathéus, il le poussa vers l’abîme.

 

Mathéus voulut se débattre et le repousser, mais les liens les plus durs garrottaient ses membres, la peur glaçait le sang dans ses veines, tout rendait inutiles ses efforts les plus violents. Il sentit que son corps glissait sur l’herbe.

 

– Grâce ! murmura-t-il.

 

– Que je te fasse grâce, moi ? Tu ris, Mathéus ! Non, non ! tu vas mourir, et mourir pendu !

 

Un nouvel effort poussa le misérable vers le bord du gouffre. Ses mains se cramponnaient aux touffes d’herbes qu’elles arrachaient ; un pan de gazon le séparait du vide. Tout à coup, Rudiger s’arrêta ; ses coudes épuisés le soutenaient à peine ; il tomba, la face contre terre.

 

– Ah ! tu ne pourras pas, bandit ! s’écria Mathéus.

 

Rudiger se traîna sur les genoux lentement, et posa de nouveau ses mains sur le corps du gouverneur.

 

– Écoute ! meurs tranquille, lâche-moi, et je ferai dire mille messes pour le repos de ton âme ! reprit Mathéus, dont les dents claquaient.

 

Mais les mains défaillantes du moribond s’acharnaient à pousser le misérable, qui roulait sur la pente. Une traînée de sang marquait les places qu’ils avaient parcourues côte à côte.

 

La tête de Mathéus rencontra le bord du précipice et resta suspendue dans le vide. Rudiger, qui râlait, rampait sur le ventre.

 

– Tu auras mille ducats d’or ! tu en auras dix mille ! tu auras tout ce que j’ai !… Grâce, bourreau !

 

La voix expira dans la gorge de Mathéus. Rudiger, qui sentait le froid de la mort dans ses os, le poussa des épaules et des bras, cherchant pour ses muscles tendus par un effort désespéré des points d’appui dans les saillies du terrain. Le vide s’élargissait lentement, mais fatalement sous les yeux hagards du captif, qui râlait ; une imprécation sortit de sa bouche écumante, puis le poids des épaules l’emporta, le corps de Mathéus disparut, la corde se roidit en tournoyant, et un cadavre resta suspendu sur le gouffre.

 

Rudiger, haletant, pencha sa tête au-dessus de l’abîme ; son sang, qui coulait en longs filets rouges, enlevait goutte à goutte le reste de vie qui l’animait. Il se souleva sur le coude par un dernier effort.

 

– Va ! dit-il, va, maudit ! et que l’enfer te prenne !

 

Un voile passa devant ses yeux, et un frisson le fit trembler. Son coude plia.

 

– Ah ! pitié, mon Dieu ! murmura-t-il.

 

Il tomba la face dans l’herbe et ne remua plus.

 

Cependant, la double détonation qui venait de troubler le silence de la nuit, avait tiré Patricio Bempo de son enivrement. Le soldat sauta sur son épée et fit un bond hors de la chambre, où Yerta, pareille à un chat sauvage, penchait la tête et tendait l’oreille. L’Italien traversait la galerie pour courir sur le rempart, lorsqu’il entendit, tout au fond d’un cabinet devant lequel il passait rapidement, le bruit d’un râle étouffé et d’un long gémissement ; il jeta bas la porte d’un coup de pied, et une espèce de fantôme échevelé traînant sur ses pas un manteau se dressa devant lui.

 

– Là, par là, ils les ont enlevées ! dit la voix rauque de Mme de Liffenbach.

 

Et, de sa main sèche, elle montrait la porte ouverte au fond de la galerie.

 

Patricio s’y précipita. L’alarme était donnée, et déjà des pas sourds retentissaient sous les voûtes du château. Comme le lieutenant de Mathéus traversait une salle basse au bout de laquelle se tordait un escalier en spirale, un courant d’air le frappa au visage. Un soupçon s’empara de son esprit, et il s’engagea dans le passage obscur qui conduisait à la poterne et qui commençait au bas de cet escalier.

 

Au bout d’une trentaine de pas, son pied glissa dans une flaque de sang ; il se pencha ; le cadavre d’un soldat était couché dans un coin, contre la paroi du mur ; des pas nombreux foulaient la terre autour de la poterne.

 

– Aux armes ! cria Patricio d’une voix forte.

 

– Aux armes ! répéta la sentinelle perdue dans l’échauguette.

 

L’appel de dix trompettes leur répondit, et Patricio regagna sa chambre à la hâte pour avertir Yerta de ce qui se passait. Ce n’était plus l’heure des amours, l’heure de la guerre avait sonné.

 

– Ah ! Yerta ! quel réveil ! dit-il en entrant.

 

Personne ne lui répondit, la bohémienne n’était plus là ; mais la fenêtre était toute grande ouverte, et du balcon jusqu’à terre pendait un drap blanc qui montrait quel chemin la fugitive avait suivi. L’eau des fossés tremblait encore aux rayons de la lune, et une ombre incertaine courait dans la forêt.

 

Saisi d’une rage folle, Patricio s’empara d’un mousquet accroché contre la muraille, épaula et fit feu.

 

La balle traversa l’air en sifflant ; la bohémienne fit un bond et disparut dans l’épaisseur du bois.

 

– Ah ! je me vengerai ! s’écria Patricio Bempo, qui, ne la voyant plus, jeta le mousquet dans le fossé.

 

Autour de lui, dans le château, tout était rumeur et tumulte.

 

Mme de Liffenbach avait réveillé Mme d’Igomer, qui s’était jetée à demi nue dans l’appartement des deux cousines, ne pouvant croire au récit qu’elle entendait.

 

– Enlevées ! toutes deux ! s’écria-t-elle, Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny ! Mais ils sont donc entrés ici, les deux huguenots !

 

Comme elle s’élançait du côté des murailles, elle rencontra Patricio qui revenait de chez Mathéus ne l’ayant pas trouvé et le cherchait partout.

 

– Le gouverneur n’est pas chez lui, et personne ne l’a vu ! dit-il.

 

– À cheval donc ! s’écria Mme d’Igomer, et malheur à vous, si vous ne ramenez pas pieds et poings liés les deux fugitives et ceux qui les ont ravies !

 

Un moment après, une troupe de cavaliers sortait comme un torrent de la porte de Drachenfeld et faisait trembler le pont-levis. Les traces des ravisseurs se voyaient dans l’herbe trempée de rosée et sur la terre humide. Patricio les suivit jusqu’au bord de la forêt, où le grand chêne mort étendait ses branches.

 

L’un des cavaliers lui saisit le bras tout à coup.

 

– Regardez ! dit-il.

 

Et du doigt, il lui montra le cadavre de Rudiger sur l’arête du précipice, et le corps de Mathéus qui se balançait dans le vide.

 

Cependant Armand-Louis et Renaud n’avaient pas perdu une minute pour courir vers le coin du bois où M. d’Aigrefeuille les attendait avec des chevaux de main. Déjà ils marchaient tous ensemble, faisant escorte à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan, lorsque retentirent au loin le coup de pistolet de Mathéus et le coup de fusil de la sentinelle, qui tiraient de son sommeil la garnison du château.

 

– Voici que la poudre chante ! En route, messieurs ! dit Magnus.

 

– Enfin, s’écria M. de Collonges, si la poudre chante, nous allons causer !

 

Bientôt un troisième coup de feu éclata dans la nuit, et presque aussitôt Yerta parut.

 

– Êtes-vous content de moi ? dit-elle en appuyant la main sur la croupe du cheval d’Armand-Louis, et pensez-vous que ma dette soit acquittée ?

 

– Yerta ! chère Yerta ! s’écria M. de la Guerche.

 

Et, s’emparant des mains de la bohémienne, il les porta subitement à ses lèvres.

 

Un sourire éclaira le visage de Yerta ; mais tout à coup on la vit s’affaisser et tomber sur les genoux.

 

Un long filet de couleur pourpre tachait sa robe et coulait jusqu’à ses pieds.

 

M. de la Guerche, qui venait de sauter à bas de son cheval, la souleva dans ses bras.

 

– Yerta ! reprit-il. Ah ! Dieu ! ne mourez pas, vous qui nous avez sauvés !

 

La bohémienne se serra contre lui.

 

– Merci ! dit-elle en frissonnant. Ah ! je n’espérais pas mourir ainsi !

 

Ces mots passèrent comme un souffle à l’oreille d’Armand-Louis.

 

– Là, dit-elle en appuyant sa tête contre le cœur du huguenot, je suis bien.

 

Elle ouvrit et ferma les yeux, sourit doucement ; ses bras, qu’elle avait jetés autour du cou de M. de la Guerche, se dénouèrent, et il sentit moins léger sur ses genoux et sa poitrine le poids charmant de ce corps frêle et délicat.

 

Armand-Louis approcha ses lèvres du visage de Yerta ; elle ne respirait plus.

 

– Morte ! dit-il.

 

Et il la coucha sur l’herbe.

 

Tout le monde se découvrit.

 

Une rumeur sourde, pareille à celle que soulève une troupe de cavalerie en marche, pénétra dans la profondeur du bois.

 

Magnus tourna les yeux du côté d’où venait cette rumeur.

 

– Nous n’avons pas une minute à perdre si nous ne voulons avoir sur les bras toute la vermine de Drachenfeld, dit-il.

 

– Laisserons-nous ainsi la pauvre Yerta sans sépulture ? dit Renaud.

 

– Certes, non ! s’écria Armand-Louis. Je me croirais indigne de lever les yeux sur Mlle de Souvigny si je laissais exposée à tous les outrages la dépouille de celle qui nous a donné sa vie !

 

– À l’œuvre donc ! répondit Magnus.

 

Et il se mit vigoureusement à creuser la terre avec Carquefou.

 

Un rideau de dragons se rangea entre eux et la lisière de la forêt.

 

La rumeur augmentait, et le sol tremblait sous les pieds des chevaux qui galopaient à travers les arbres. Bientôt on vit luire comme des flammes errantes les torches que portaient les premiers cavaliers pour éclairer leur marche.

 

Mme d’Igomer et Patricio Bempo marchaient en tête de l’escadron.

 

Quelques bonds de leurs montures les portèrent sur le front des huguenots.

 

Derrière ceux-ci, Magnus et Carquefou ouvraient une fosse.

 

Mme d’Igomer, étonnée de voir en armes toute cette troupe, s’approcha de M. d’Aigrefeuille, dont l’uniforme aux couleurs impériales la trompait, et lui demanda s’il n’avait pas aperçu deux femmes fuyant dans les bois.

 

– Deux femmes ? répéta M. d’Aigrefeuille, qui se caressait la barbe.

 

– L’une blonde, avec des yeux couleur du ciel ? dit M. de Saint-Paer.

 

– L’autre brune, avec des yeux couleur de feu ? ajouta M. de Bérail.

 

– Je crois bien que nous les avons rencontrées, poursuivit M. de Collonges.

 

Mais déjà Mme d’Igomer venait de reconnaître Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan à cheval. Elle poussa un cri.

 

– Patricio, les voici ! dit-elle ; ne cherchons plus… Vous les avez arrêtées, messieurs ?… merci !

 

Elle poussait son cheval, lorsque M. d’Aigrefeuille, l’arrêtant par la bride :

 

– Ne prenez pas la peine de vous déranger, madame, dit-il ; ces personnes se sont mises sous notre protection ; ne vous en déplaise, elles doivent y rester.

 

– Quoi ! s’écria Mme d’Igomer qui pâlit, vous ne voulez pas me les rendre ?

 

Renaud s’avança, et, sans déguiser sa voix, ôtant son feutre :

 

– Non, non, madame, dit-il ; je garde Mlle de Pardaillan ; mon ami que voilà garde Mlle de Souvigny.

 

Thécla poussa un cri d’hyène.

 

– Eux ! toujours eux… ! dit-elle. Et vous croyez que je ne saurai pas vous les arracher par la force ?

 

– Essayez ! dit Armand-Louis.

 

Mme d’Igomer se tourna vers Patricio et sa bande, mais il y avait devant eux trois cents gentilshommes résolus pour qui la bataille semblait une fête ; les hommes de Drachenfeld se comptaient du regard et ils hésitaient.

 

– Ah ! les lâches ! murmura-t-elle.

 

– Monsieur le comte, c’est fini, dit Magnus, qui s’avança le chapeau à la main ; Yerta dort en paix dans sa tombe.

 

– Alors, messieurs, nous n’avons plus rien à faire ici… En route ! cria Armand-Louis.

 

– Quoi ! reprit Mme d’Igomer, qui allait et venait, pareille à une furie ; ils partent et vous ne bougez pas ! et vous tenez des épées dans vos mains ? mais quels hommes êtes-vous donc ?

 

Patricio poussa son cheval en avant ; une poignée de soldats le suivit, et ils heurtèrent le premier rang des dragons. Mais la mêlée fut courte ; les Impériaux plièrent, quatre ou cinq d’entre eux vidèrent les arçons, et Patricio recula n’ayant plus à la main que le tronçon d’une épée.

 

– Yerta m’a dit de t’épargner, Magnus t’épargne ! dit Magnus, qui essuyait Baliverne à la crinière de son cheval ; seulement ne me fais plus tomber en tentation.

 

Mme d’Igomer ne voyait plus autour d’elle qu’une bande de cavaliers dont les rangs oscillaient ; une bonne moitié était prête à lâcher pied. Tout lui échappait à la fois, lorsqu’une fanfare éclata à l’autre extrémité du bois, et un cavalier, dont les premières blancheurs de l’aube éclairaient la silhouette noire, parut, courant à fond de train sous les hautes futaies de chênes.

 

Un élan rapide le porta jusqu’auprès de Mme d’Igomer. Les fanfares sonnaient toujours.

 

– Jean de Werth me suit ! dit le cavalier, qui saluait.

 

La joie fit monter le sang aux joues de Thécla.

 

– Ah ! Jean de Werth !… dit-elle. Au revoir, messieurs !

 

Et, sans plus s’inquiéter de Patricio et de ses hommes, elle s’élança vers la partie du bois où retentissaient les fanfares.

 

Magnus toucha du doigt l’épaule de M. de Collonges :

 

– Voici que le bal commence ! dit-il ; vous allez voir de quelle façon la danse est menée quand c’est le baron Jean de Werth qui conduit les violons.

 

Et il passa le doigt sur le tranchant de son épée.

 

– Pauvre Frissonnante ! encore du travail pour toi, encore des transes pour ton maître ! murmura Carquefou, qui se faisait une religion d’imiter Magnus, et essayait le fil de son épée sur le cuir de sa selle.

 

La voix forte d’Armand-Louis résonna, tout l’escadron des huguenots s’ébranla, et ils sortirent du bivac en bon ordre.

 

M. de Collonges, qui ne se tenait pas d’aise, sifflait un air de chasse.

 

XXV

LA RETRAITE DES TROIS CENTS


Jean de Werth venait en effet d’arriver à Drachenfeld ; il avait profité d’un moment où les opérations de la guerre lui permettaient de s’absenter, pour rendre visite à Mme d’Igomer. Mais, au lieu de trouver au château une occasion nouvelle de faire sa cour à Mlle de Souvigny, que les dernières lettres de la baronne lui représentaient comme animée d’un esprit moins hostile, il y parut au milieu du tumulte qui suit une évasion. Aussitôt qu’il eut connaissance de ce qui venait de se passer, il se jeta dans la forêt avec toute son escorte et fit sonner les clairons. On sait comment Mme d’Igomer fut informée de sa présence ; elle le rejoignit promptement et d’un commun accord ils poussèrent en toute hâte sur les traces des ravisseurs.

 

Le nom de M. de la Guerche suffisait pour stimuler l’ardeur de Jean de Werth.

 

Encore un échec après tant d’échecs, c’était trop, cette fois !

 

Le soleil brillait de tout son éclat lorsque la troupe commandée par le baron, grossie par la bande dont le commandement était échu à Patricio Bempo depuis le trépas tragique de Mathéus, rejoignit l’escadron de M. de la Guerche. Les huguenots, qui s’attendaient à cette rencontre, étaient en ordre de bataille à l’entrée d’un village dont ils avaient barricadé les principales rues et occupé toutes les positions, pour mettre l’ennemi hors d’état de les tourner.

 

Aux premiers nuages de poussière qui annonçaient dans l’éloignement l’approche des Impériaux, les dragons sautèrent en selle. Jean de Werth, qui marchait en tête de ses gens, fit le tour du village au galop, ne trouva point d’issue qui ne fût gardée, et, ne pouvant maîtriser sa colère, donna le signal de l’attaque. Il avait avec lui deux ou trois cents cavaliers ; Patricio en avait réuni à peu près autant : les Impériaux possédaient ainsi l’avantage du nombre, mais celui de la position le compensait ; des deux côtés il y avait donc des chances égales pour la victoire.

 

Les trompettes des huguenots répondirent aux trompettes des Impériaux, et les premiers coups de feu éclatèrent.

 

Jean de Werth menait la charge du côté droit, Patricio la menait du côté gauche. L’attaque eut le même élan et la même furie ; mais la défense fut telle, que l’effort des assaillants se brisa aux bords du village.

 

Armand-Louis, avec M. d’Aigrefeuille, tenait tête à Jean de Werth ; Renaud, avec M. de Bérail, repoussait Patricio Bempo ; Mme d’Igomer, à cheval comme un reître, s’était placée sur un monticule pour juger de l’action. Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, cachées à l’abri des balles sous le porche d’une église, attendaient la fin du combat ; quatre dragons désignés par le sort les gardaient pour repousser quiconque, par surprise, eût tenté de s’approcher d’elles.

 

Une ceinture de fumée entoura bientôt le village, dans lequel un millier d’hommes s’acharnaient les uns contre les autres, les pieds dans le sang. Les chevaux hennissaient et tombaient, les détonations se succédaient sans intervalle ; les coups d’épée pétillaient sur les cuirasses, les cris retentissaient de toutes parts. Il y avait une sorte de fièvre sombre et d’ardeur sauvage du côté des Impériaux, un entrain chevaleresque du côté des protestants ; les plus jeunes chantaient ; M. de Collonges n’épargnait ni les coups ni les chansons ; Renaud faisait rage ; il y avait si longtemps qu’il n’avait eu l’occasion d’invoquer sainte Estocade !

 

Les gens de Patricio Bempo plièrent enfin ; un rang se rompit, puis un autre, et un escadron entier se débanda. Un cri de victoire s’éleva du milieu des huguenots, mais Jean de Werth y répondit par une charge désespérée.

 

Fatigué de le voir sans cesse ramener à l’assaut les vieilles compagnies qui le suivaient, Magnus voulut rompre cette furie par un coup décisif. Il prit avec lui M. de Saint-Paer et trente dragons, sortit du village par une ruelle écartée, gagna la plaine sans être vu, et tomba, avec la force d’un torrent qui rompt ses digues, sur le flanc des Impériaux.

 

Cette fois, pris en tête par M. de la Guerche, de côté par Magnus, ébranlé en outre par le mouvement des fuyards qui se jetaient sur lui, Jean de Werth céda.

 

– Haut l’épée et tombons dessus ! cria Armand-Louis.

 

Les dragons chargèrent à fond de train, et les Impériaux écrasés plièrent comme un arbre qu’un vent d’orage couche sur le sol.

 

Au cœur même de la sanglante mêlée, Magnus rencontra Patricio.

 

– Encore ! s’écria-t-il.

 

Patricio n’attendit pas son attaque et fondit sur lui : Magnus para le coup, riposta, et la pointe rouge de Baliverne disparut dans la gorge de l’Italien, qui tomba sur la croupe de son cheval. L’animal fit un écart, et Patricio Bempo, vidant les arçons, roula par terre lourdement.

 

– Il a été écrit : « Ne m’induisez pas en tentation ! » dit Magnus.

 

Et, sautant par-dessus le cadavre du lieutenant, il promena Baliverne à travers les rangs brisés des vaincus.

 

Armand-Louis et M. de Bérail s’acharnaient après Jean de Werth, qui reculait. Mieux monté, M. de Bérail l’atteignit. Jean de Werth se retourna ; un instant les deux hommes et les deux chevaux se trouvèrent confondus dans un tourbillon de poussière où luisaient les éclairs de deux épées. Puis un cavalier sortit du tourbillon. C’était Jean de Werth.

 

M. de Bérail chancelant glissa sur l’herbe ; on le vit se soulever sur les genoux, ressaisir son épée qui s’était échappée de sa main, puis tomber et rester immobile. Son cheval effaré s’échappa, et celui de Jean de Werth partit au galop.

 

Armand-Louis accourut, mais le terrible capitaine était déjà loin, perdu dans la foule des fuyards.

 

– Et je n’ai pas cette dragonne qui pend au pommeau de son épée ! murmura M. de la Guerche.

 

Renaud, qui le suivait, sentit ses yeux se mouiller en voyant M. de Bérail tout sanglant et livide couché sur la bruyère. Il plaça les mains du mort en croix sur sa poitrine, enleva son épée et le couvrit d’un manteau.

 

– Il avait été mon ami, il était mon frère d’armes. Que la terre d’Allemagne lui soit légère ! dit-il.

 

M. de Bérail n’était pas le seul dragon qui fût tombé dans la mêlée, d’autres manquaient également à l’appel. Les morts furent enterrés dans des fossés qu’un pan de gazon recouvrit, les blessés installés dans la plus grande maison avec un écrit qui informait les officiers impériaux qu’un nombre considérable de blessés autrichiens et bavarois répondait du sort des Français qu’on laissait entre leurs mains, et Magnus pressa les préparatifs du départ.

 

M. de Collonges, que cette journée jetait dans le ravissement, s’étonnait d’une si grande hâte.

 

– Monsieur, répondit Magnus, vous ne connaissez pas l’homme à qui nous avons affaire. Il sera sur notre piste avant ce soir, comme un loup qui a flairé l’odeur du sang.

 

On quitta le village, auquel une centaine de morts et de mourants faisaient une ceinture, et l’on poussa rapidement du côté du nord.

 

Malgré les pertes qu’il avait subies, l’escadron était animé d’une ardeur joyeuse qui semblait trouver un aliment plus vif dans la pensée du danger qui le pressait de toutes parts. Les ennemis pouvaient surgir à chaque instant de tous les points de l’horizon.

 

Les souvenirs de l’antiquité classique se mêlaient dans leur esprit aux souvenirs héroïques de la chevalerie.

 

– Où sont les Arabes ? où sont les Sarrasins ? disait M. d’Aigrefeuille, qui pensait aux sombres templiers errant dans les solitudes mornes de la Palestine.

 

– Qui chantera au retour la retraite des trois cents, comme autrefois le vieux Xénophon la retraite des dix mille ? ajoutait M. de Saint-Paer.

 

Et tous souhaitaient la bataille au sortir d’une bataille.

 

Bien qu’habituées l’une et l’autre à ces scènes de violence et à tous ces hasards terribles de la guerre, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan ne pouvaient se défendre d’une vive et profonde émotion à la pensée de tant de périls bravés pour elles, et d’un si noble dévouement. Au milieu de ces hardis dragons, elles étaient comme dans une famille de frères ; il n’y avait dans tous les rangs qu’un cœur et qu’une volonté. Ceux-là mêmes qui ne les avaient jamais vues tenaient à honneur de les sauver.

 

– Vous serez tirées du pays des Philistins, nous l’avons juré, disaient les vieux calvinistes.

 

– Mon Dieu, mon roi, ma dame, et à la rescousse ! disaient les plus jeunes, pour qui la Suède était un pays d’adoption.

 

On marcha tout le jour sans encombre. Vers le soir on vit un nuage à l’extrémité de la route, du côté du midi.

 

– Voici que l’orage s’avance, dit Magnus.

 

Les dragons atteignirent un bois au commencement de la nuit, s’y enfoncèrent, et obliquant sur la droite, en ayant soin d’observer un profond silence, parvinrent dans le creux d’un vallon, où ils établirent leur bivac après en avoir fermé l’entrée par un abatis.

 

– Ce n’est pas ici qu’ils tenteront de nous attaquer, ces maudits Impériaux, dit Magnus, qui servait de guide.

 

– Tant pis…, répondit M. de Collonges, on en tuerait beaucoup.

 

Avant la pointe du jour, et après quelques heures données au repos, l’escadron se remit en marche, éclairé en tête et sur les flancs par de légers pelotons.

 

« Entrer dans ce bois, ce n’est rien ; en sortir est plus difficile », pensait M. de la Guerche.

 

Magnus, pour qui aucun sentier n’avait de secret, inclinait alors vers la gauche.

 

Aux premières lueurs du matin, il atteignit la lisière de la forêt ; des vedettes se montraient à cheval dans les champs.

 

M. de la Guerche fit mettre pied à terre à tous les dragons derrière un saut de terrain, et Magnus avec Carquefou et M. de Collonges partirent dans trois directions différentes avec la mission d’inspecter les environs.

 

Au soleil levant, ils étaient de retour.

 

– Du côté du couchant, j’ai vu cinq cents mousquetaires, dit Magnus.

 

– Du côté du nord, j’ai compté quatre escadrons, dit M. de Collonges.

 

– Là-bas, du côté où nous sommes entrés, il y a un millier de sabres et de mousquets, dit Carquefou ; Frissonnante en est encore glacée.

 

– Si bien que nous sommes cernés, dit Armand-Louis.

 

Sans répondre, Magnus jeta la bride de son cheval aux mains de Carquefou, et, rampant sur les mains et les genoux, il gagna le taillis qui bordait la lisière du bois.

 

On attendit son retour dans un grand silence. Au bout d’une demi-heure, il reparut et remonta à cheval.

 

– Eh bien ? dit M. de la Guerche.

 

– J’ai découvert un passage au bout duquel il y a quatre cents cavaliers avec une poignée de fantassins, répondit Magnus. Une moitié sommeille ou joue aux cartes. Ces gens-là nous croient fort loin, à l’autre bout du bois.

 

– Faisons-leur voir que nous sommes tout près, dit Renaud. Nous leur passerons sur le ventre avant qu’ils aient le temps de se reconnaître. Est-ce votre avis, messieurs ?

 

Tous les dragons brandirent leur sabre en signe d’assentiment.

 

Armand-Louis plaça Adrienne et Diane au centre d’un peloton dont il confia le commandement à M. d’Aigrefeuille, et, se mettant lui-même à la tête de l’escadron, il marcha sans bruit jusqu’au bord du bois.

 

Parvenu là, et parcourant du regard la masse des compagnons qui frémissaient d’impatience derrière lui, il leva son épée.

 

– Au galop ! cria-t-il.

 

Toute la troupe partit ventre à terre. C’était une avalanche, un ouragan. Les sentinelles eurent à peine le temps de décharger leurs pistolets et furent culbutées. Les dragons arrivèrent le fer haut sur le gros de la bande et l’enfoncèrent. Ce fut en vain que fantassins et cavaliers essayèrent de se mettre en ordre de bataille ; un seul escadron opposa une résistance sérieuse, mais, rompu bientôt, il suivit dans sa déroute le reste de la troupe, que les huguenots taillaient en pièces.

 

Le chemin était libre. Cent cadavres jonchaient la plaine.

 

Armand-Louis chercha des yeux M. d’Aigrefeuille.

 

– Vous m’avez confié Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, les voici, dit-il fièrement.

 

– Merci ! s’écria M. de la Guerche.

 

Mais il ne put même pas saisir la main de M. d’Aigrefeuille ; le vaillant gentilhomme venait de lâcher la bride de son cheval et de rouler aux pieds d’Adrienne.

 

Une balle lui avait traversé la poitrine au commencement de l’action, mais jusqu’au bout il avait fait son devoir. La bataille gagnée, il était mort.

 

– Hier M. de Bérail, aujourd’hui M. d’Aigrefeuille ! Combien tomberont encore ? murmura M. de la Guerche.

 

Et la retraite commença.

 

Cette barrière vivante qu’on venait d’ouvrir faisait partie d’un cercle de soldats que Jean de Werth avait réunis autour du bois. Après sa première défaite, le baron s’était empressé de donner ordre aux divers détachements qui étaient dans les environs de le rejoindre en toute hâte ou de suivre une direction que ses messagers leur indiquaient. Lui-même s’était lancé à la poursuite des huguenots, à la tête d’une poignée d’hommes qui s’étaient ralliés à lui.

 

Son premier soin, quand il vit M. de la Guerche et ses compagnons pénétrer dans le bois, fut de les y envelopper, ne voulant pas se hasarder à les y suivre au milieu des ombres de la nuit. Il prit, à la tête des plus gros escadrons, position sur la route que les dragons devaient logiquement suivre pour gagner les cantonnements suédois ; mais la marche oblique de Magnus le trompa, et ce fut deux heures après la sortie des Français que des fugitifs lui apprirent que les dragons venaient d’échapper à l’étreinte de fer dans laquelle il croyait les étouffer.

 

Jean de Werth ramassa les bandes qu’il avait sous la main et partit sur la trace des huguenots. C’était bien le loup dont avait parlé Magnus et qui a flairé l’odeur du sang. Personne n’osait lui parler ; il courait en avant des siens, silencieux, pâle, fatiguant la poignée de son sabre, mâchant ses moustaches.

 

– Et rien ne les arrête ! rien ne les atteint ! murmurait-il quelquefois.

 

Animée de la même ardeur, soutenue par la même haine, dévorée par la même soif de vengeance, Mme d’Igomer galopait à côté de lui. Elle ne sentait pas la fatigue, elle semblait de fer.

 

À l’abandon des villages, aux ruines fumantes qu’ils rencontraient, aux nombreux escadrons qui soulevaient la poussière des routes çà et là, les dragons comprenaient qu’ils approchaient des campagnes où les deux armées de la Suède et de l’Allemagne promenaient leurs bannières ennemies. Vers le soir, Magnus, qui courait toujours en avant, aperçut en travers de la route des feux de bivac. Il lança son cheval, et reconnut le campement d’un corps nombreux de cavalerie impériale, qui occupait les deux côtés du chemin.

 

On ne pouvait passer qu’au travers des sabres et des pistolets.

 

À droite et à gauche, ce n’étaient que prairies et marécages coupés de cours d’eau parmi lesquels on ne pouvait avancer sans guide. Attendre, c’était s’exposer à recevoir le choc de Jean de Werth et à être pris entre deux feux.

 

Magnus revint sur ses pas et exposa froidement la situation. Un conseil de guerre se réunit autour de M. de la Guerche.

 

– Nous avons cinq minutes pour délibérer, messieurs, dit Armand-Louis.

 

– C’est trop de quatre ; tirons nos sabres et tombons sur cette canaille, répondit M. de Chaufontaine.

 

– Cette canaille compte trois mille hommes, objecta Magnus, qu’on admettait volontiers à dire son avis.

 

– La moitié de nous restera par terre, la moitié passera, s’écria M. de Collonges.

 

– On a toujours le temps d’adopter la proposition de M. de Chaufontaine, reprit Armand-Louis ; mais on peut aussi essayer d’un autre moyen.

 

– Parlez ! dit M. de Saint-Paer.

 

– Il est possible que Jean de Werth n’ait pas eu le temps d’avertir les cavaliers qui sont là de tout ce qui s’est passé depuis notre départ de Drachenfeld ; c’est probable même. Nous portions à la taille la ceinture verte, à nos chapeaux la cocarde aux couleurs impériales.

 

– Hélas ! soupira M. de Collonges.

 

– De plus, nous arrivons d’un côté où l’on ne peut pas logiquement supposer qu’une troupe de Suédois se soit engagée.

 

– C’est juste.

 

– Ne pouvons-nous hardiment nous présenter aux chefs de cette cavalerie, nous donner pour des Espagnols ou des Italiens, selon qu’ils seront allemands ou hongrois, et leur demander la direction des cantonnements occupés par le corps d’armée du général Pappenheim ? Si les rangs s’ouvrent, nous passons ; si les chefs poussent la curiosité trop loin, nous dégainons.

 

– Bien pensé ! s’écria M. d’Arrandes.

 

– Si l’opinion de M. de la Guerche est notre opinion à tous, dit M. de Voiras, piquons droit sur les Impériaux.

 

– Piquons ! répondit Renaud.

 

– Alors, l’arme au fourreau, et au trot ! reprit Armand-Louis.

 

Et il prit à part M. de Collonges.

 

– Vous êtes presque le plus jeune d’entre nous, dit-il, mais vous n’êtes pas le moins résolu ; à la première alerte, rapprochez-vous de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan avec dix hommes bien montés, et, si je vous fais un signe de la main, partez ventre à terre et passez.

 

– Si je ne passe pas, c’est que je serai mort ! répondit M. de Collonges.

 

Au bout de quelques centaines de pas, Armand-Louis et Magnus prirent les devants.

 

– Qui vive ! cria une sentinelle.

 

– Jésus et Marie ! répondit Armand-Louis.

 

Au cri de guerre de l’armée impériale, un officier s’approcha.

 

– Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? dit ce cavalier, qu’à son accent M. de la Guerche reconnut pour un homme du pays wallon.

 

– Nous faisons partie d’un régiment espagnol qui a ordre de rejoindre le corps du général Pappenheim, répondit Armand-Louis dans un mauvais allemand. Il nous est interdit de perdre une heure, fallût-il laisser en route la moitié de l’escadron. Si vous savez quelque chose de la direction qu’a prise le général, nous vous serions reconnaissants de nous le dire.

 

Quelques officiers se présentèrent ; l’un d’eux, qui savait l’espagnol, interrogea Armand-Louis dans cette langue. M. de la Guerche et Renaud, qui la parlaient aisément, répondirent avec d’habiles témoignages de joie.

 

Tout en parlant ainsi, on marchait ; l’escadron suivait, les rangs serrés : M. de Collonges auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan ; il ne quittait pas des yeux M. de la Guerche.

 

– Ah ! deux femmes ? dit un capitaine.

 

– Ma femme et sa sœur, répondit Armand-Louis tranquillement : doña Luisa-Fernanda de Coloredo y Penaflor, et doña Emmanuela-Dolorès de Miranda y Castejo. Elles doivent attendre la fin de la guerre à la cour de Son Altesse l’électeur de Bavière.

 

Tout cela fut dit d’une voix naturelle et calme ; Adrienne et Diane, qui avaient tout entendu, saluèrent les officiers wallons d’un mouvement de la tête. Tous leur rendirent ce salut, et l’on toucha bientôt aux limites du campement.

 

La conversation allait toujours et avait même pris des allures dégagées, telles qu’il peut s’en établir entre soldats qui défendent la même cause.

 

Une idée subite illumina l’esprit de Renaud.

 

– Cher capitaine, dit-il d’un air leste à son voisin, mon cheval est un peu fatigué ; si j’avais le temps de le laisser à l’écurie pendant un jour ou deux, pour rien au monde je ne m’en déferais ; mais je suis pressé, comme vous savez, donnez-moi le vôtre, qui me paraît frais et gaillard, et vous aurez, en outre, dix ducats d’or.

 

– Soit, dit le capitaine, j’aurai le plaisir d’obliger un camarade.

 

Le troc fut conclu ; cet exemple séduisit un grand nombre de dragons, et tous ceux qui avaient des chevaux malades, éreintés ou fourbus, proposèrent sur-le-champ des échanges dont l’appoint ingénieux de quelques pièces d’or hâta la conclusion.

 

Wallons et huguenots se séparèrent au bout d’un quart d’heure, également satisfaits les uns des autres. Les Wallons pensaient qu’ils auraient de bons chevaux dans deux ou trois jours, et que, provisoirement, ils avaient quelques bons ducats de plus dans la poche ; les huguenots, qui sentaient bondir et caracoler sous l’éperon de vigoureuses montures en état de fournir une longue traite, estimaient qu’ils avaient fait un excellent marché.

 

Une ou deux heures après cet échange, le baron Jean de Werth entra dans le camp des Impériaux et se fit reconnaître. Son étonnement fut d’abord sans égal en ne voyant sur la route qu’avait suivie M. de la Guerche aucune trace de combat, ni cadavre dans la campagne, ni blessé autour des tentes.

 

Les fugitifs avaient dû nécessairement rencontrer les cavaliers wallons.

 

– Cependant ils n’ont pas d’ailes ! dit-il.

 

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il savait ce qui s’était passé.

 

– Et vous avez été leurs dupes ! s’écria-t-il ; eux des Espagnols arrivant du Milanais ? eux des soldats destinés au corps de Pappenheim ? Mais ce sont des huguenots, des Français !

 

Un cri de rage lui répondit. Un corps de cinq cents cavaliers, choisis parmi les mieux montés, fut mis à la disposition de Jean de Werth, et l’on envoya des estafettes dans toutes les directions pour bien se rendre compte du chemin qu’avaient pris les insaisissables fugitifs.

 

Il n’était pas facile de le reconnaître, le pays étant sillonné par de nombreux escadrons dont les traces se croisaient dans tous les sens et se confondaient ; de plus, les protestants portaient, comme on sait, la cocarde impériale, et ils avaient pour guide un homme qui connaissait admirablement le pays et était au fait de toutes les ruses de guerre. Leur bande glissait à travers champs comme un brochet à travers les eaux troubles d’un étang.

 

Quelques renseignements, qui avaient un caractère assez complet d’exactitude, permirent enfin à Jean de Werth de se fixer sur le point de l’horizon vers lequel il devait diriger sa course. Mme d’Igomer se montrait plus irritée et plus impatiente encore que lui-même, et la nuit, qui les surprit dans la campagne, n’arrêta pas leur marche.

 

Au point du jour, et grâce aux cavaliers qui éclairaient leurs flancs, ils savaient, à n’en pas douter, où se trouvaient les compagnons de M. de la Guerche. On eut dès lors l’espoir de les atteindre vers le soir.

 

Jean de Werth se tourna vers ses cavaliers :

 

– Les huguenots sont devant vous. Souffrirez-vous que, rentrés dans leur patrie, ils racontent comment ils ont vaincu les Impériaux dans dix rencontres ?

 

Un hourra terrible et les cliquetis de mille sabres lui répondirent.

 

– Alors, mort aux Français !

 

Et la poursuite recommença.

 

XXVI

LE PARLEMENTAIRE


Si bons que soient des chevaux, ils ne peuvent cependant pas marcher toujours. Ceux que montaient les huguenots venaient de faire une douzaine de lieues sans débrider. Une halte devenait nécessaire. M. de la Guerche choisit un village situé à l’entrée d’une vallée aux deux côtés de laquelle s’étendaient de larges marais infranchissables, qui rendaient une attaque de flanc impossible. Ce village traversé, la route s’enfonçait dans une forêt où la cavalerie ne pouvait se mouvoir. L’ennemi était contraint, s’il voulait forcer le passage, d’aborder le village de front.

 

Pour rendre cet abord plus difficile, Armand-Louis fit abattre une douzaine de gros arbres sur la route et créneler quelques chaumières qui la commandaient.

 

– Nous voilà tranquilles pour une nuit, dit-il ; demain la Providence nous viendra en aide.

 

On débrida les chevaux, et tandis qu’ils mangeaient l’avoine et la paille, les protestants cherchèrent çà et là de quoi se réconforter.

 

Aussitôt qu’ils avaient aperçu les cavaliers portant l’uniforme de l’armée impériale, les habitants du village, saisis subitement d’une peur immense d’être pillés, s’étaient empressés de serrer leurs provisions et de cacher leurs bestiaux. Aucun être vivant ne se montrait nulle part.

 

– Cependant, les maisons sont debout ; il est impossible que l’endroit soit inhabité ! dit Magnus.

 

Il se mit en quête et entra dans une auberge. L’aubergiste tremblait et jurait ses grands dieux qu’il ne possédait ni un jambon dans la cheminée, ni une bouteille de vin dans la cave.

 

– Les Saxons qui nous ont visités hier ont tout avalé, dit-il en finissant.

 

On ne se paya pas de cette réponse. L’aubergiste était gros et gras ; on chercha et on chercha si bien, qu’on eut du pain, du fromage, de la bière. Carquefou fit une expédition contre des poules imprudentes qui montraient le bout de leur bec hors d’un hangar ; il en rapporta deux ou trois douzaines. Magnus découvrit trois moutons et deux veaux qu’on avait dissimulés au fond d’une cave ; bientôt après quatre ou cinq porcs décelèrent leur existence par des cris maladroits.

 

Ils ne crièrent pas longtemps.

 

– Allons ! on peut vivre, dit M. de Collonges.

 

Quelques femmes, qui s’étaient les premières hasardées à sortir de leurs chaumières, pleuraient et se lamentaient en voyant disparaître ces volailles et ces bestiaux. Armand-Louis fit un signe à Magnus. Celui-ci tira de sa poche une longue bourse et remboursa largement à tout ce pauvre monde le prix des vivres que les dragons se partageaient.

 

L’étonnement sécha les larmes. On n’avait pas reçu de coups et l’on avait de l’argent ; rien de pareil ne s’était jamais vu depuis que la guerre était commencée.

 

Des sentinelles furent posées partout. À minuit, tous les dragons dormaient, sauf huit ou dix. Un coup de feu, tiré de l’extrémité du village, réveilla la troupe en sursaut. Chacun courut aux postes que M. de la Guerche avait assignés d’avance à ses camarades. Une sentinelle avait donné l’alarme. Dans l’ombre, on voyait au loin, et vaguement, s’agiter une cohue de cavalerie. Un bruit sourd de hennissement, mêlés au cliquetis des armes, arrivait jusqu’au village.

 

Une compagnie de mousquetaires s’approcha silencieusement, et une grêle de balles pénétra dans l’abatis, faisant voler les menues branches et l’écorce des arbres.

 

– Voici Jean de Werth, tirons bas ! dit Magnus.

 

Les dragons firent feu à leur tour. Une douzaine de chevaux et d’hommes tombèrent sur le chemin ; la compagnie, mise en désarroi, battit en retraite.

 

Tout rentra dans le silence.

 

M. de Collonges sortit en éclaireur du village. Il revint au bout d’une heure et annonça que la route était occupée par un corps de troupes.

 

– Si nous n’avions pas demain sur les bras deux mille diables à ceintures vertes, dit-il, cela m’étonnerait fort.

 

– L’attaque n’est pas ce qui m’occupe, c’est la retraite, dit Magnus.

 

Son regard rencontra celui de M. de la Guerche.

 

– Oui, oui, dit le vieux soldat, l’attaque sera repoussée, et Jean de Werth, que l’enfer confonde, laissera bon nombre des siens devant ces abatis ; mais, si nous quittons le village, nous retrouverons le Bavarois en rase campagne, au delà de la forêt, avant une heure, et nous serons un contre dix.

 

– Parbleu ! que risquons-nous ? Ils ne nous prendront pas vivants ! dit M. de Saint-Paer.

 

– Nous, c’est vrai ; mais sommes-nous seuls ? murmura M. de la Guerche.

 

Et il tourna les yeux du côté de la maison où Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan s’étaient retirées.

 

– Ah ! diable ! fit M. de Voiras.

 

– Il y a peut-être encore moyen de tenir en échec l’ennemi, poursuivit Magnus ; en entassant des broussailles autour de ces toits de chaume et de ces murailles en bois, on allumerait aisément le village tout entier ; la cavalerie de Jean de Werth et Jean de Werth lui-même ne franchiraient pas cette fournaise, et à la faveur de l’incendie, on pourrait battre en retraite.

 

– Bonne idée ! s’écria M. de Collonges.

 

– Mais il y a plus de cent familles dans de village… Combien de femmes et d’enfants seraient demain sans asile et sans pain !

 

On se tut autour de Magnus ; chacun comprenait que l’escadron se trouvait dans la plus difficile occurrence qu’il eût encore traversée.

 

M. de Collonges étendit son manteau sur une botte de paille et se coucha.

 

– À demain les affaires sérieuses ! je dors ! dit-il.

 

Carquefou, qui ne perdait jamais un mot de ce que disait Magnus, ne dormait que d’un œil. Il n’éprouvait pas pour l’incendie la répugnance que manifestait son vieux compagnon, étant de cette opinion que les circonstances graves demandent des remèdes héroïques.

 

– Ma foi, se disait-il, si une étincelle met le feu à une baraque par hasard, on ne me pendra pas !

 

Mais encore fallait-il savoir si la route qui traversait la forêt était libre.

 

Tourmenté par cette réflexion, Carquefou se leva avant la fin du jour, comme un fauve qui va à la curée, et se glissa hors du village par le côté opposé à celui où l’attaque avait eu lieu ; de grandes masses de sapins s’y voyaient ; quittant la route, il suivit la lisière du bois, dans l’épaisseur duquel on distinguait à peine quelques sentiers de bûcherons ; un homme à cheval aurait eu grand-peine à y passer. À un quart d’heure à peu près de la dernière maison du village, il aperçut un feu qui flambait au milieu du chemin. Carquefou se coucha à plat ventre et rampa sur la bruyère ; deux autres feux brûlaient sur les côtés de la route, l’un à droite, l’autre à gauche. Des ombres passaient devant les flammes d’un pas méthodique ; il lui semblait que ces ombres avaient des fusils sur l’épaule.

 

« Eh ! eh ! voici que ça se gâte ! » pensa Carquefou.

 

Il rampa un peu plus loin, et, levant la tête du milieu d’un buisson dont il écarta silencieusement les branches, il compta une vingtaine de feux dispersés le long de la forêt. Des sentinelles veillaient autour de ces feux. Bientôt le pas lent et régulier d’une troupe en marche frappa son oreille ; il s’étendit sous les branches basses du buisson, retint son souffle et attendit.

 

Une patrouille d’infanterie commandée par un sergent passa près de lui.

 

Carquefou compta douze hommes portant le mousquet.

 

« J’aurais bien pu en démolir deux ou trois, pensa-t-il ; mais après ?… j’imagine que les autres m’auraient un peu cassé. »

 

Le résultat de cette réflexion fut qu’il montra ses talons aux Impériaux et regagna le village sans bruit.

 

– De la cavalerie en tête et de l’infanterie en queue, c’est complet ! murmurait l’honnête Carquefou, tout en marchant.

 

Il rencontra Magnus, qui faisait une ronde.

 

– Soyons humains, lui dit-il, l’incendie serait inutile.

 

Et il lui fit part de ce qu’il avait vu.

 

– M. de la Guerche parlait hier de la Providence, ajouta-t-il ; qu’elle serait la bienvenue, si elle arrivait sous la forme d’un bon régiment suédois !

 

Deux ou trois coups de feu suivis d’une violente décharge les interrompirent.

 

– Voici que Jean de Werth a envie de causer ! dit Magnus.

 

– Causons donc ! soupira Carquefou.

 

Mais, tandis que M. de la Guerche courait vers le point menacé, Magnus prit à part M. de Chaufontaine et lui raconta ce que Carquefou venait de lui apprendre.

 

– Il faut nous diviser en deux bandes ; tout à l’heure, vous aurez fort à faire du côté de la forêt ; si nous ne pensions qu’aux cavaliers de Jean de Werth, ses fantassins nous auraient bientôt enfumés comme des rats !

 

M. de Voiras et M. de Saint-Paer suivirent Renaud, M. de Collonges s’attacha à M. de la Guerche ; une poignée de trente dragons fut laissée sous les ordres de M. d’Arrandes pour se porter rapidement vers le point le plus menacé, et la fusillade éclata de toutes parts.

 

La population du village, épouvantée, se porta sous les voûtes d’une pauvre chapelle ; Adrienne et Diane tombèrent à genoux sur le seuil de leur maison.

 

À mesure qu’elles élevaient leurs voix vers Dieu, les balles pétillaient sur les toits et rebondissaient contre les murailles ; c’était comme une grêle un jour d’orage ; le roulement ne s’arrêtait pas ; quelquefois de grands cris en interrompaient le sinistre retentissement : ils annonçaient qu’un coup heureux avait été frappé tantôt par l’un, tantôt par l’autre des deux partis ; un nuage de fumée s’étendait sur le village entier.

 

La plupart des cavaliers de Jean de Werth avaient mis pied à terre et s’efforçaient de pénétrer à travers les brèches qu’ils essayaient d’ouvrir dans les abatis. Les haches, les crocs, les pieux, tout leur était bon pour vaincre ces obstacles, semblables à de gigantesques chevaux de frise ; mais les dragons, embusqués dans tous les coins, renversaient les assaillants à mesure qu’ils se présentaient ; abrités derrière des troncs d’arbres et des pans de murailles, les Français souffraient médiocrement du feu de l’ennemi et ne perdaient pas un de leurs coups. Quelquefois ils laissaient arriver jusqu’aux premières maisons du village un petit corps de soldats impériaux, puis ils fondaient de toutes parts sur leurs adversaires, qui se croyaient déjà sûrs de la victoire, et n’en laissaient pas sortir un seul.

 

Mais rien ne diminuait l’ardeur des Impériaux, ramenés au combat par Jean de Werth, qu’on voyait partout à cheval, l’épée au poing, la cuirasse sur le dos.

 

Tandis que M. de la Guerche maintenait sa position, Renaud soutenait, à l’autre extrémité du village, l’assaut des fantassins.

 

De ce côté-là, on n’avait pas eu le temps d’abattre des arbres, mais une petite rivière encaissée qu’on traversait sur un pont de bois protégeait les abords du village. Tous les efforts de l’attaque, comme ceux de la résistance, étaient concentrés autour de ce pont. Une pluie de balles n’empêchait pas les lansquenets et les mousquetaires d’en franchir parfois l’arche unique au pas de course ; mais aussitôt qu’ils se montraient sur la rive opposée, Renaud fondait sur eux, et, soutenu par M. de Voiras et M. de Saint-Paer, il les rejetait dans la rivière, où quelques-uns des vaincus se noyaient.

 

Au retour de ces charges, Carquefou essuyait Frissonnante.

 

– Il y a le feu pour les uns, et l’eau pour les autres, disait-il ; c’est une affaire de goût.

 

Vers midi, un parlementaire précédé d’un trompette qui portait un drapeau blanc, se présenta du côté où Jean de Werth commandait en personne. Le feu cessa de part et d’autre, et M. de la Guerche reçut le parlementaire, auquel Magnus avait déjà bandé les yeux.

 

– Parlez, monsieur, lui dit Armand-Louis quand on l’eut introduit dans la salle basse d’une maison voisine.

 

– Je vous suis envoyé par M. le baron Jean de Werth, général des troupes de Son Altesse l’électeur de Bavière, mon maître, pour faire cesser une résistance désormais inutile et traiter des conditions qui peuvent arrêter l’effusion du sang.

 

– S’il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de faire prévenir mes compagnons d’armes… Rien de ce qui va se passer ici ne doit leur être caché.

 

Armand-Louis adressa quelques mots à Magnus, qui sortit ; puis, se tournant vers l’envoyé de Jean de Werth :

 

– Vous paraissez surpris, monsieur, poursuivit-il, que j’appelle à cet entretien tous ceux que vous venez de combattre ?

 

– Tous ceux dont j’ai pu admirer la valeur, répondit galamment l’officier ; mais, je vous l’avoue, je ne pensais pas que la présence de tant de dragons fût nécessaire à nos délibérations. Je croyais parler à leur chef.

 

– Je marche à leur tête, en effet ; leur libre choix, confirmé par une commission signée du roi Gustave-Adolphe, m’y a porté, mais je suis moins leur chef encore que leur ami. Ils m’obéiraient sans hésiter si je commandais, mais je tiens à honneur de les consulter.

 

Renaud, M. de Voiras, M. de Saint-Paer, M. de Collonges, M. d’Arrandes, et une foule d’autres gentilshommes entrèrent précédés par Magnus, et se rangèrent autour d’Armand-Louis.

 

– Messieurs, leur dit celui-ci, voici monsieur qui m’est envoyé par notre voisin, le baron Jean de Werth, pour traiter des conditions de la capitulation.

 

– N’avons-nous donc plus que la poignée de nos épées ? Manquons-nous de poudre et de balles ? s’écria Renaud.

 

– Je vous jure, monsieur, que nous sommes pour la plupart en vie, tâtez-nous, ajouta M. de Collonges.

 

L’officier salua d’un air de courtoisie.

 

– Et c’est précisément pour éviter à Vos Seigneuries la peine de mourir, que le baron Jean de Werth m’a dépêché vers vous, reprit-il ; les conditions sont telles, que vous pouvez les accepter sans déshonneur.

 

– Il ne faut pas non plus que vous vous soyez dérangé pour rien, répondit M. de Chaufontaine. Nous vous écoutons, monsieur.

 

– Aussitôt le village rendu et les abords occupés par les nôtres, vous aurez toute liberté de vous retirer où bon vous semblera.

 

– Sans payer de rançon et avec le droit de retourner au camp du roi de Suède ? demanda Renaud.

 

– Toutes les routes vous seront ouvertes, et vous ne payerez aucune rançon.

 

– Continuez, monsieur.

 

– Les honneurs de la guerre vous seront rendus, et vous conserverez vos armes et vos chevaux.

 

– Les drapeaux aussi ?

 

– Les drapeaux pareillement.

 

– Eh ! eh ! voici qui ressemble furieusement à un conte de fée ! s’écria M. de Collonges.

 

– Si j’en crois mes oreilles, nous n’avons donc plus qu’à nous en aller chez nous, trompette sonnant ? dit M. de Saint-Paer. Que ne parliez-vous plus tôt ?… Voilà trois ou quatre jours que nous ne demandons pas autre chose.

 

– N’y aurait-il pas, par hasard, une dernière petite condition dont vous ne dites rien encore ? demanda Renaud.

 

– C’est vrai, messieurs, il en est une dernière qu’il me reste à vous faire connaître ; mais songez bien, avant de la refuser, que toute issue vous est fermée.

 

– Voilà un petit avis qui ne nous promet rien de bon, murmura M. de Collonges.

 

– Vous avez avec vous deux personnes de qualité, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan…

 

« Nous y voici », pensa M. de la Guerche.

 

– Elles seront remises à Son Excellence le baron Jean de Werth, qui les conduira au duc de Friedland, auquel, vous ne l’ignorez pas, elles ont été enlevées par la violence.

 

– En somme, vous nous proposez de livrer deux femmes qui n’ont que nous pour amis et pour protecteurs ? dit M. de Saint-Paer avec une nuance de dédain.

 

– Si brillant que soit le sort que les amis dont vous parlez leur réservent, continua le parlementaire, celui qui les attend à la cour de Munich et de Vienne est tel, qu’elles n’auront rien à regretter.

 

– Et vous appelez cela des conditions qu’on peut accepter sans se déshonorer ? Vendre des pauvres femmes ! s’écria M. de Collonges.

 

– Bien ! dit Renaud, qui lui serra la main.

 

La colère faisait monter un flot de sang au visage de M. de Chaufontaine ; il allait parler, lorsque M. de la Guerche l’arrêta d’un geste, et, se tournant vers l’officier bavarois, lui annonça que la conférence était terminée.

 

– Nous avons à délibérer, lui dit-il, veuillez vous retirer ; avant un quart d’heure, vous aurez notre réponse.

 

– Délibérer ! s’écria M. de Saint-Paer lorsque les dragons furent seuls. Délibérer !… et à quoi bon ?

 

– Parce qu’il s’agit d’une chose qui nous est personnelle à M. de Chaufontaine et à moi, répliqua M. de la Guerche, et que je me tiendrais pour déshonoré si je ne vous faisais pas connaître les conséquences de la résolution à laquelle vous pousse votre magnanimité. Là-dessus, M. de Chaufontaine pense comme moi.

 

– Certainement, dit Renaud.

 

– Nous sommes cernés de toutes parts, poursuivit Armand-Louis, une force supérieure nous enveloppe, sans cesse accrue par de nouveaux renforts, tandis que le fer et le plomb déciment nos rangs. Si vous repoussez les offres de Jean de Werth un jour nous serons forcés dans nos retranchements. Vous savez alors ce qui nous attend.

 

– La mort, n’est-ce pas ? dit M. de Saint-Paer.

 

– Est-ce bien là une chose qui puisse nous épouvanter ? s’écria M. de Voiras.

 

– Mourir l’épée au poing, n’est-ce pas la meilleure fin qu’un gentilhomme puisse ambitionner ? ajouta M. de Collonges.

 

– Et puis, qui sait ! poursuivit M. d’Arrandes ; combien de condamnés à mort qui vivent longtemps !

 

– Il ne faut pas dire : « Qui sait ! » reprit M. de la Guerche avec force ; un homme est parmi nous dès longtemps habitué à la guerre et qu’aucun péril n’étonne. Approche, Magnus, et dis-nous ce que tu penses de notre position. Crois-tu que le courage le plus tenace puisse dans quelque entreprise désespérée, nous faire trouver le salut ?

 

– Non, répondit Magnus d’une voix grave. Je parle à des soldats, ils sauront entendre la vérité. La main de Dieu seule peut nous tirer d’ici. Faites donc le sacrifice de votre vie si vous voulez persévérer jusqu’au bout dans la résistance. Au moment de la dernière heure, vous pourrez tous vous réunir en colonne serrée, abandonner les blessés à la clémence du vainqueur et vous jeter sur l’ennemi. C’est la chance suprême que le sort des batailles réserve aux gens de cœur. Bien peu d’entre vous raconteront les épisodes de cette sanglante mêlée à leurs neveux. Mais en dehors de là, il n’y a rien.

 

– Vous l’entendez, messieurs ! reprit M. de la Guerche ; la mort est partout, vous pouvez la conjurer.

 

– Mais vous ? s’écria M. de Collonges.

 

– Oh ! M. de Chaufontaine et moi, dit Armand-Louis, qui saisit la main de Renaud, nous sommes liés par un serment que tout notre sang versé ne saurait racheter. Nous reviendrons avec Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, ou nous ne reviendrons pas.

 

– Alors, monsieur le comte, n’insistez plus. Votre sort sera le nôtre, dit M. de Collonges. Je crois être l’interprète de tous mes compagnons d’armes en vous parlant ainsi. Quand nous sommes partis pour Drachenfeld, vous ne nous avez rien dissimulé des dangers de la route. L’heure des vrais périls a sonné, nous les subirons tous.

 

– Oui, oui ! tous ! s’écria-t-on de toutes parts.

 

– Ainsi, messieurs, ces propositions de Jean de Werth, qui vous offre la liberté et la vie, vous n’en voulez pas ?

 

– Non ! non !

 

Armand-Louis se tourna vers Magnus :

 

– Va, et que l’envoyé de Jean de Werth soit reconduit ici, dit-il.

 

Quand l’officier bavarois reparut, tous les huguenots, pressés autour de M. de la Guerche, lui serraient les mains et l’embrassaient. Un enthousiasme chevaleresque enflammait leur visage.

 

– La délibération est close, monsieur, dit Armand-Louis ; je vous avais promis que notre réponse vous serait remise avant un quart d’heure, la voici : allez dire à Jean de Werth que nous combattrons aussi longtemps qu’il y aura une goutte de sang dans nos veines.

 

L’officier promena ses regards sur l’assemblée.

 

– C’est une folie sublime, dit-il ; je vous admire. Si la Suède compte beaucoup de soldats tels que vous, elle ne sera jamais vaincue !

 

L’aspect des hommes qui l’entouraient lui faisait bien comprendre qu’il était inutile d’insister. Il se laissa bander les yeux par Magnus et ramener hors du village, où le trompette qui tenait le drapeau blanc l’attendait.

 

– Nous, messieurs, à nos postes ! dit Armand-Louis, et que ceux qui se séparent s’embrassent ; peut-être ne se reverront-ils plus.

 

Tous les fronts se découvrirent, et ces vaillants soldats échangèrent une accolade silencieuse.

 

– À présent, nous sommes prêts ! s’écria M. de Collonges, qui, pâle d’une émotion généreuse, tira le premier son épée.

 

Un moment après, la fusillade éclatait aux deux extrémités du village.

 

XXVII

LA VOIX DU CANON


Tandis que ces combats, suivis de pourparlers bientôt interrompus par de nouvelles batailles, se passaient à l’un et à l’autre bout de leur asile, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan attendaient et priaient dans une maison que M. de la Guerche avait choisi entre toutes, parce qu’elle paraissait le plus à l’abri des balles.

 

Les deux cousines y avaient trouvé un garde-chasse qui veillait auprès d’un enfant que la fièvre dévorait. À leur aspect, il s’était levé, et, les regardant avec des yeux désespérés et tout remplis d’un feu sombre :

 

– J’avais deux fils et une fille, leur dit-il : les deux hommes sont tombés sous les coups des Suédois en défendant la foi de leur père ; la fille a été séduite par les doctrines nouvelles et s’est éloignée du giron de la sainte Église. Dieu s’est vengé ! elle est morte emportée par un mal inconnu. De tout ce que j’aimais, il ne me reste que cet enfant déjà menacé. Je vous hais parce que vous êtes du sang huguenot, mais vous êtes poursuivies et misérables. Entrez.

 

Et il s’assit, le visage farouche, auprès du lit de l’enfant.

 

Adrienne s’approcha du pauvre petit et lui prit la main. L’enfant la regarda et ne retira pas sa main.

 

– Dieu est bon à ceux qui prient d’un cœur sincère, dit-elle. Espérez.

 

Au temps où elle habitait la Grande-Fortelle, Adrienne avait eu bien souvent l’occasion de soigner des malades, soit parmi les gens de la maison, soit parmi les personnes des villages voisins. Elle connaissait la vertu de certaines plantes, et les employait efficacement. Vers le soir, sa douceur et son air de bonté avait gagné le cœur de l’enfant ; il la voulait près de lui et se sentait soulagé quand elle le caressait.

 

Sûre d’être écoutée et obéie, elle prépara un breuvage composé du suc de quelques herbes cueillies dans les jardins d’alentour, et le lui présenta.

 

Le garde-chasse étendit le bras subitement pour s’emparer du vase.

 

– Non, dit l’enfant, cette femme me fait du bien.

 

Et, portant le breuvage à ses lèvres, il l’avala.

 

Dans la soirée, il s’endormit tranquillement ; une transpiration abondante s’établit, et, quand vint le jour, il respirait comme une personne rendue à la vie. Son premier regard rencontra celui d’Adrienne appuyée à son lit ; il lui tendit les bras.

 

– J’ai rêvé que ma mère m’embrassait cette nuit ; elle vous ressemblait, dit-il.

 

Le garde-chasse se leva tout troublé. Adrienne le regarda doucement.

 

– Dieu daignera peut-être le sauver, dit-elle tout bas.

 

L’enfant s’était rendormi en lui tenant la main.

 

C’était l’heure où l’envoyé de Jean de Werth pénétrait dans le village. Le bruit du combat retentit jusqu’au soir. Quelquefois une balle égarée s’aplatissait contre le toit de la maison. Quelquefois Diane sortait sur la porte pour savoir ce qui se passait au-dehors. Elle ne voyait ni à droite ni à gauche que deux gros nuages de fumée traversés par des éclairs ; puis on apportait un blessé sur une civière, et ceux qui le portaient le déposaient sous un hangar ou dans une grange, et retournaient au combat en toute hâte.

 

– Adieu, disait le blessé à ceux qui le portaient.

 

– Adieu, répondaient les soldats.

 

Alors Adrienne et Diane quittaient leur asile et couraient offrir leurs secours et leurs consolations à celui qui venait de tomber.

 

Quelquefois, quand elles arrivaient, elles n’avaient que des prières à lui donner.

 

La nuit vint et mit un terme aux attaques des Impériaux. Ils n’avaient pas encore pu, malgré leurs assauts vingt fois répétés, entamer les barricades ni déloger les huguenots des maisons avancées et des jardins qui faisaient une ceinture au village ; mais s’ils avaient perdu un bon nombre des leurs, les dragons comptaient beaucoup de victimes dans leurs rangs. On s’était abordé de front maintes fois, et M. de Voiras avait dû accourir à la tête de la réserve pour dégager les points menacés.

 

M. de la Guerche passa l’inspection des lignes ; partout, il trouva la même résolution et le même entrain, mais M. d’Arrandes ni aucun autre de ses compagnons ne disaient plus : « Qui sait ! »

 

– On peut calculer combien de jours nous avons encore à vivre, s’écria M. de Collonges d’un air de belle humeur ; c’est une règle de proportion. Si en vingt-quatre heures nous perdons trente hommes, combien de jours faudra-t-il pour détruire jusqu’au dernier ceux qui restent debout ?

 

– Je ne sais pas l’arithmétique, répondit M. de Saint-Paer en souriant.

 

On ne parla pas beaucoup cependant, quand vint l’heure de la veillée ; les têtes les plus jeunes et les plus folles s’étonnaient d’incliner vers les plus sérieuses méditations. On pensait à la patrie lointaine, qu’on ne reverrait plus ; à ceux qu’on aimait, et dont la voix ne serait plus entendue. Quelques larmes furtives mouillaient des moustaches blondes, puis le refrain d’une chanson troublait le silence imposant de la nuit.

 

Magnus, infatigable encore après la bataille, ne se lassait pas d’interroger les marais qui entouraient le village, pour y découvrir un passage ; mais, partout s’étendait l’eau vaseuse et sans fond, nulle part de sentier.

 

Au retour de son excursion, il se rendit auprès de M. de la Guerche, et, secouant la tête :

 

– Dieu est le maître, dit-il.

 

Seul, Renaud conservait une apparence d’espoir.

 

Le dernier coup parti, il courait auprès de Diane et oubliait tout. Si elle le rappelait au sentiment de leur situation, il souriait.

 

– Par sainte Estocade, ma patronne, disait-il, pensez-vous que je sois venu de La Rochelle tout exprès pour trépasser en Allemagne ? Rayez cela de vos papiers… s’il vous plaît !

 

Mais, aux premiers feux du jour, le marquis de Chaufontaine reparaissait à son poste et ne le quittait plus.

 

Il était du côté de la vallée, comme M. de la Guerche du côté de la plaine, le lendemain du jour où l’envoyé de Jean de Werth avait porté aux dragons les propositions de son maître ; mais ce jour-là, au grand étonnement des Français, le matin commença sans coups de fusil.

 

– Ils réservent leur musique pour saluer le soleil, dit Renaud.

 

Le soleil parut, et l’on n’entendit rien.

 

Une heure passa, puis une autre encore ; autour du village toujours le même silence.

 

L’impatience s’empara de Magnus et de Carquefou. Chacun de son côté, ils se glissèrent hors du village. Les sentinelles ennemies étaient à leur place, les soldats à leurs rangs.

 

Jean de Werth se promenait à cheval, inspectant quelques travaux qu’on exécutait à grand renfort de bras à certains endroits dont des officiers mesuraient l’étendue. Du bout de sa canne, le baron semblait en indiquer la destination à Mme d’Igomer, qui l’approuvait du geste.

 

« Voilà qui n’annonce rien de bon », pensa Magnus.

 

Une fusée blanche partit du côté de la plaine ; une fusée rouge lui répondit du côté de la vallée.

 

Magnus rentra au quartier, où M. de la Guerche attendait son rapport ; il y trouva Carquefou qui donnait des renseignements identiques avec ceux que lui-même apportait. Aux deux extrémités du village c’était mêmes travaux et même immobilité.

 

– Eh ! eh ! dit M. de Collonges, veulent-ils nous prendre par la famine ?

 

– Messieurs, répondit Renaud, si la bataille chôme, ne souffrons pas que le déjeuner l’imite.

 

C’était là pour Carquefou le côté épineux de la question. Ce qu’il avait pu voir le jour de leur arrivée lui donnait une médiocre opinion des ressources du village au point de vue culinaire. Tout ce qu’on avait découvert était consommé, et il ne lui paraissait pas certain qu’on put remplacer ce qui n’existait plus. Mais une sorte de miracle s’était produit dans le village. Aux premiers pas que certains dragons, dont l’appétit s’ouvrait de bonne heure, hasardèrent le long des chaumières, ils furent agréablement surpris par la vue de nombreuses compagnies de volailles qui sortaient de diverses basses-cours. D’honnêtes moutons et de pacifiques veaux rendus à la lumière accouraient à la file, poussés par des bergères. Les caves et les coins noirs rendaient leurs prisonniers.

 

– C’est le prodige de la multiplication des pains et des poissons…, murmura Carquefou. Béni soit le Seigneur !

 

Ce prodige venait de ce que Magnus avait exécuté les ordres de son maître. Les provisions étant consommées, il avait fait voir que le fond de sa bourse n’était pas vide, et offert de tout payer en belles pièces d’or sonnantes et trébuchantes. La pauvreté du village s’était subitement changée en abondance.

 

Carquefou, complètement rassuré, passait la revue des bestiaux et mettait de côté les plus gras.

 

À midi, et tandis qu’il se faisait un garde-manger particulier avec les reliefs du festin, on n’avait pas encore entendu la détonation d’un coup de fusil.

 

Magnus tenta de nouveau la traversée du marais, et s’y reprit à diverses fois, tantôt à pied, tantôt à cheval. Il n’en put venir à bout, malgré la persévérance de ses efforts. Quand il reparut, épuisé de fatigue, son visage commençait à s’assombrir.

 

Le soir vint, et pas une balle n’était tombée sur le village.

 

Les dragons soupèrent ; les plus jeunes ne perdirent pas un coup de dent ; les plus vieux semblaient soucieux. L’incertitude était plus lourde à leur cœur que la perspective du combat.

 

M. de la Guerche songeait que, si abondantes que fussent les ressources du village, elles ne pouvaient manquer de tarir un jour, et il ne fallait pas penser à se ravitailler par une sortie.

 

Les dragons se couchèrent silencieusement dans leurs manteaux ; chacun d’eux adressait à la France des adieux muets. Au loin, perdus dans les ténèbres naissantes, on voyait les feux allumés par les hommes de Jean de Werth autour de leurs travaux.

 

Une fusée blanche siffla dans l’air sur la droite ; deux fusées rouges lui répondirent sur la gauche.

 

– Demain, dit Magnus, nous saurons ce que cela veut dire, et, quand nous le saurons, la mort sera devant nous.

 

Quand la nuit fut tout à fait close, Armand-Louis recommanda à ses lieutenants de redoubler de surveillance autour des postes avancés, et se rendit auprès de Mlle de Souvigny.

 

Il la trouva qui jouait avec l’enfant du garde-chasse ; la fièvre était tombée ; le père, assis dans un coin, regardait tour à tour la jeune étrangère et l’enfant ; l’attendrissement se lisait sur son visage. Un joyeux éclat de rire, un rire d’enfant, retentit tout à coup et remplit la maison de gaieté. Le garde-chasse tressaillit et porta silencieusement un pan de la robe d’Adrienne à ses lèvres. Mais il aperçut Armand-Louis, et jugea bon de se retirer.

 

– Eh bien ! quelles nouvelles ? demanda à M. de la Guerche Mlle de Souvigny, qui berçait l’enfant sur ses genoux.

 

– Je crois que l’ennemi se fatigue et qu’il bat en retraite, répondit M. de la Guerche, qui s’était composé un visage et ne voulait rien dire encore de ce qu’il redoutait.

 

Il s’assit auprès d’Adrienne et ils causèrent un instant à voix basse. Armand-Louis souriait et répondait comme s’ils eussent encore été dans le château de Saint-Wast ; mais au moindre son qui venait de l’extérieur, il prêtait l’oreille, craignant une surprise.

 

– Que d’inquiétudes et que de tourments ne vous ai-je pas causés, mon ami ! dit Adrienne en saisissant au vol un des regards qu’il dirigeait vers la porte.

 

Et comme il restait silencieux, dans l’attitude d’un homme qui écoute :

 

– Vous me cachez quelque chose ! reprit-elle vivement.

 

– Dieu est le maître… répondit M. de la Guerche, qui tressaillit ; demain peut-être prendrons-nous une résolution extrême… Jusque-là ne craignez rien.

 

La nuit s’écoula sans surprise. Un jour radieux se leva. Il ne parut pas que les Impériaux eussent rien changé à leurs dispositions. On voyait seulement, à droite et à gauche de la route qui venait de la plaine, des épaulements qu’on n’y avait pas remarqués la veille.

 

La terre était remuée également à l’autre extrémité du village, du côté de la forêt, et présentait le même aspect menaçant.

 

Magnus, qui fronçait le sourcil, rencontra le regard de M. de la Guerche. Il détourna le sien sans parler.

 

M. de la Guerche lui frappa sur l’épaule.

 

– Voyons, explique-toi ? dit-il.

 

– Monsieur, répondit le vieux soldat, nous nous sommes tirés de Magdebourg et du château de Rabennest… nous avons pu vaincre à Drachenfeld… mais je crois que nous trouverons ici notre tombeau.

 

Le soleil était déjà haut, lorsque, de nouveau, le même officier qu’on avait vu une première fois, se présenta en parlementaire aux avant-postes.

 

– La nuit porte quelquefois conseil, dit-il à M. de la Guerche ; en voici deux qui vous ont été données ; avez-vous réfléchi ?

 

– Oui.

 

– Et vous cédez ?

 

– Non.

 

Une expression de tristesse profonde se répandit sur le visage du Bavarois.

 

– Peut-être à votre place ferais-je comme vous, reprit-il ; et cependant mon cœur se serre à la pensée de tout le noble sang qui va couler.

 

– Tous nos jours sont comptés, monsieur ; il n’en coulera pas une goutte que Dieu ne le permette.

 

Armand-Louis voulut ramener lui-même le parlementaire jusqu’à la ligne de défense, après quoi chacun courut au poste qui lui était assigné. Les dragons comprenaient instinctivement que le jour terrible était venu.

 

À peine étaient-ils en ligne de bataille qu’un coup de trompette retentit du côté où commandait Jean de Werth, et presque aussitôt un nuage de fumée blanche couvrit la route. Un boulet passa en sifflant à travers les rameaux verts de l’abatis et coupa en deux un dragon qui, à deux pas de M. de la Guerche, renouvelait les amorces de ses pistolets.

 

– Ah ! l’épaulement ! s’écria Magnus.

 

Une nouvelle détonation répondit à ce premier coup, et un boulet qui partait du fond de la vallée pénétra dans le village et renversa un arbre sur le seuil d’une maison.

 

Les huguenots comprenaient alors pourquoi Jean de Werth les avait laissés en repos pendant tout un jour.

 

– Voilà qui va nous obliger à voir ces messieurs de plus près, dit Renaud.

 

Les canons, il y en avait quatre, deux de chaque côté, qui se répondaient alternativement, portaient des coups de plus en plus terribles, mais ils n’ébranlaient pas le courage des Français ; quelques-uns d’entre eux, groupés autour de M. de Chaufontaine, se portèrent en avant, et par un feu mieux nourri et mieux ménagé, parvinrent à décimer les rangs de leurs ennemis. Des pelotons plus nombreux imitèrent cette manœuvre, et hardiment conduits jusqu’aux extrémités des habitations, tandis que leur marche patiente et audacieuse était dissimulée par des vergers et des murs de clôture, réussissaient à s’établir solidement dans le voisinage des batteries et tuaient les canonniers à leurs pièces.

 

Pour les déloger de leurs positions, il fallut lancer sur eux des colonnes d’infanterie que la fougue et l’élan des huguenots brisaient tour à tour, comme le choc d’une pierre brise un vase d’argile. Pas un champ, pas un jardin, pas un fossé qui ne fût jonché de morts. Armand-Louis était toujours le premier à l’attaque, le dernier à la retraite ; Magnus ne le quittait pas.

 

Dans les intervalles qui séparaient deux assauts, Renaud envoyait chercher des nouvelles de M. de la Guerche, tandis qu’Armand-Louis expédiait l’un des siens pour savoir comment on se comportait du côté de M. de Chaufontaine. Magnus et Carquefou, qui se croisaient quelquefois en route, échangeaient une ou deux paroles en passant.

 

– Tout va bien là-bas, disait le vieux reître, nous avons douze morts et vingt blessés… les blessés se battent.

 

– Chez nous c’est une grêle, on dirait des giboulées de fer et de plomb, répondit Carquefou ; j’en ai froid dans le dos et le feu au visage… On meurt un peu.

 

Au coucher du soleil, une dernière charge menée en personne par Jean de Werth, entraîna les Impériaux jusqu’au pied de l’abatis, dont l’épaisseur avait été augmentée par un amas d’arbres fraîchement coupés. Les huguenots, affaiblis par des pertes cruelles, venaient d’être délogés de leurs positions extérieures. Armand-Louis réunit les siens et fondit sur l’ennemi, qui s’efforçait de pénétrer dans le village par les brèches que les boulets avaient ouvertes au travers des maisons. Il aperçut Jean de Werth dans la mêlée ; la dragonne brodée par Adrienne pendait à la poignée de son épée.

 

– Viens ici ! cria M. de la Guerche, qui renversait un lansquenet à chaque coup pour se frayer un passage jusqu’à Jean de Werth.

 

– Me prends-tu pour un aventurier tel que toi ? Je suis un général d’armée, répondit le Bavarois.

 

Et il dirigea l’effort de ses soldats vers un point qui lui paraissait mal gardé.

 

M. d’Arrandes devina son projet et accourut à la tête d’une petite troupe qu’il tenait en réserve. Le choc terrible des huguenots arrêta les Impériaux ; pris en tête par M. d’Arrandes et chargés sur leur flancs par Armand-Louis, ceux-ci reculèrent et, ramenés bientôt l’épée dans les reins jusqu’au milieu des vergers qu’ils avaient traversés, ils eurent grand-peine à s’y maintenir. Sur ces entrefaites, Renaud rejoignit Armand-Louis.

 

– Voilà un grand quart d’heure qu’on ne fait plus rien là-bas, dit-il ; j’ai laissé le commandement à M. de Saint-Paer et je suis venu voir ce qui se passe ici ; ce grand bruit qu’on y entend m’agaçait les oreilles !

 

Un élan le porta au plus épais de la mêlée.

 

Mme d’Igomer, qui observait la bataille du haut d’un monticule, à cheval, le corsage pris dans un pourpoint de velours grenat et la taille serrée dans une ceinture où pendait un poignard, l’aperçut s’ouvrant un passage parmi les combattants.

 

Un mélange de colère, d’admiration et de douleur changea subitement l’expression de ses traits.

 

– Ah ! s’il m’avait aimée ! murmura-t-elle.

 

En ce moment, Jean de Werth, qui grondait comme un lion obligé de lâcher sa proie sur laquelle un instant sa griffe s’est étendue, essayait de ramener les fuyards, qu’il frappait du plat de son épée, mais l’ombre descendait dans la plaine.

 

– Partie remise ! dit-il enfin.

 

Le canon, qui ne tirait plus depuis qu’on s’était abordé corps à corps, fit de nouveau entendre sa voix formidable.

 

– Halte ! cria M. de la Guerche.

 

Aux premiers rangs de ceux qui s’arrêtèrent à sa voix, M. de la Guerche reconnut M. d’Arrandes, qui rassemblait ses compagnons ; il lui tendit la main.

 

– Ah ! vous êtes arrivé à propos, lui dit-il.

 

– Ainsi, capitaine, un jour vous pourrez dire à M. le vicomte d’Arrandes, mon père, que j’ai bien fait mon devoir ! s’écria le gentilhomme joyeux.

 

Un boulet vint et lui emporta la tête comme ses lèvres remuaient encore.

 

XXVIII

LE MARAIS


Armand-Louis, le cœur tout gros de sa victoire, traversa les rangs de ses amis. Bon nombre d’entre eux manquaient à l’appel ; beaucoup d’autres, tout sanglants, ne pouvaient plus soulever le mousquet ou l’épée ; quelques-uns attendaient la mort, couchés dans leurs manteaux ; tous avaient les yeux tournés du côté où le soleil venait de disparaître ; peut-être pensaient-ils à la France, cachée à l’horizon.

 

Aux premiers bruits de cette bataille furieuse, Adrienne s’était élancée hors de la chaumière où dormait un enfant ; Diane la suivit, haletante, les narines gonflées.

 

Le garde-chasse, sombre et rêveur, marchait derrière elles.

 

– Entends-tu ? c’est le canon ! dit Mlle de Pardaillan.

 

– Oui, c’est le canon ! murmura le garde-chasse.

 

– Mais alors ils sont perdus ! s’écria Mlle de Souvigny.

 

– Ah ! le boulet porte plus loin que l’épée ! Aujourd’hui ou demain ce sera fini ! poursuivit le garde.

 

Diane saisit le bras d’Adrienne fiévreusement.

 

– J’ai toujours pensé, dit-elle, qu’un jour terrible arriverait où il faudrait faire appel à tout ce qu’il y a d’énergie dans le cœur d’une femme… Te sens-tu là cette même résolution qui m’anime ?

 

– Je te comprends ! répondit Adrienne ; que Dieu me pardonne si c’est un crime, mais jamais, vivante, je ne retomberai entre les mains de Jean de Werth !

 

– Elles ont l’âge qu’avait ma pauvre fille ! murmura le garde.

 

Et une larme coula lentement sur sa joue.

 

Vers le soir, l’enfant que Mlle de Souvigny avait, pendant trois jours, veillé comme une mère et bercé sur ses genoux, l’appela auprès de son lit.

 

– Embrassez-moi, lui dit-il, je dormirai tranquille.

 

Adrienne embrassa l’enfant, et tandis que Diane regardait par la fenêtre, le front pâle, écoutant les clameurs de l’assaut, elle se mit à genoux près du lit, les mains jointes :

 

– Seigneur, mon Dieu ! dit-elle, je Vous ai fait le sacrifice de ma vie ; sauvez celui dont Vous lisez le nom dans mon cœur.

 

Le garde, qui depuis quelques minutes se promenait dans la chambre, s’approcha tout à coup, et lui touchant l’épaule du doigt :

 

– J’avais juré de laisser mourir dans ce coin de terre tous les vôtres comme sont morts mes deux fils, dit-il, mais vous avez rendu la vie à cet enfant… je vous sauverai, vous et tous ceux qui vous accompagnent.

 

Adrienne s’était levée et le regardait avec étonnement.

 

– Asa n’a jamais menti, poursuivit le garde ; vous avez ouvert le chemin de mon cœur à la pitié. Quand la nuit sera tout à fait venue, dites à celui qui était hier près de vous de rassembler ses compagnons d’armes ; alors je les sauverai, je vous le jure !

 

Cependant les dragons que la mort avait épargnés creusaient çà et là des fosses et y ensevelissaient leurs camarades frappés dans la bataille.

 

M. de Collonges lui-même était grave. Les fosses étaient nombreuses, et nombreux aussi les blessés.

 

Il calculait combien d’heures encore la défense pouvait durer, et il en trouvait à peine un nombre suffisant pour faire un jour ou deux ; après quoi, personne ne serait plus debout, tant la mort fauchait vite.

 

À ce moment et à la clarté des torches qu’on promenait dans les endroits où la mêlée avait été la plus ardente, Adrienne parut, cherchant M. de la Guerche.

 

On s’écarta afin qu’ils restassent seuls.

 

D’une voix entrecoupée, Mlle de Souvigny raconta à M. de la Guerche l’entretien qu’elle venait d’avoir avec le garde.

 

– J’ai foi dans la parole de cet homme, dit-elle ; ainsi, réunissez les dragons et amenez-les sur la place du village.

 

– Dieu est avec nous ! s’écria Armand-Louis.

 

À ce cri, les dragons qui s’étaient éloignés accoururent, et il leur fit part de la promesse faite par Asa à Mlle de Souvigny.

 

Bientôt la nouvelle singulière qu’un homme avait promis de sauver ce qui restait des huguenots circula de bouche en bouche. Une heure après, l’escadron tout entier était en ordre de bataille sur la grand-place du village.

 

Pour mieux dissimuler cette retraite, Armand-Louis et Renaud avaient eu soin d’allumer de grands feux le long des abatis et du pont abandonné. Les sentinelles échangèrent un cri en s’éloignant, comme si leur veillée dût se prolonger jusqu’au matin, et ce fut sans bruit que les huguenots prirent leur ordre de marche.

 

Carquefou jeta son chapeau en l’air.

 

– Encore une heure de cette vie émaillée de balles, et la fièvre me tuait, dit-il.

 

Presque aussitôt le garde arriva portant des torches. Il en alluma une, et, s’approchant de M. de la Guerche :

 

– Divisez vos soldats en pelotons de vingt hommes, dit-il, et que chacun de ceux qui marchent en tête des pelotons s’arme d’une torche.

 

Les rangs de l’escadron se rompirent, et chaque peloton se forma en silence.

 

– À présent, suivez-moi, reprit Asa.

 

Il prit la tête de la colonne et se dirigea vers le marais, qui faisait au village une ceinture de joncs et de roseaux. Quelque temps, il chercha sur les bords où l’eau dormante s’aplatissait ; puis, s’arrêtant auprès d’un saule éventré :

 

– C’est ici, dit-il.

 

Se tournant alors du côté de M. de la Guerche et montrant le marais, dont la surface, couverte çà et là d’herbes ? et de glaïeuls, ondulait sous le souffle du vent :

 

– Le chemin du salut est là devant nous ; nul ne le connaît que moi, reprit-il. Je vais m’y engager le premier ; ces deux jeunes femmes me suivront ; les hommes viendront après.

 

– Et moi je passerai le dernier, dit M. de la Guerche.

 

– Que chacun de vous ait grand soin de faire marcher son cheval sur les traces du mien, reprit Asa. Si l’un de vous s’écartait du chemin que je suis, il disparaîtrait dans un gouffre. Le sentier n’est pas large, un homme seul peut y passer de front. Que vos oreilles et vos yeux restent ouverts. Tout ce que la vigilance peut garantir, je le promets, le reste appartient à Dieu.

 

– Mais ces torches ne révèleront-elles pas notre marche ? dit M. de Collonges.

 

– Regardez les feux qui courent sur le marais. Combien de femmes ne se signent-elles pas quand elles voient leurs clartés errantes ! Croyez-vous que les torches qui doivent guider vos pas en augmentent beaucoup le nombre ?

 

Ayant ainsi parlé, Asa poussa son cheval dans le marais ; l’eau jaillit sous les pieds de l’animal. Renaud arrêta le garde par le bras.

 

– Par le sang du Christ, ce n’est pas une trahison ? dit-il.

 

Asa étendit la main vers Adrienne.

 

– Elle a sauvé mon enfant, et il doute de moi ! s’écria-t-il.

 

Il fit un pas au milieu des herbes ; Adrienne le suivit résolument, et toute la troupe s’engagea dans le marais.

 

Le vent soufflait et agitait les touffes épaisses des roseaux, qui rendaient un murmure plaintif. Quelquefois un oiseau sauvage, réveillé par le passage des cavaliers, partait en jetant un cri, et de son aile effarouchée effleurait le manteau d’un dragon. Bientôt le dernier soldat eut quitté le rivage, et M. de la Guerche le suivit.

 

Rien n’interrompit le silence dans lequel s’endormit le village, si ce n’est parfois le cri des sentinelles impériales.

 

La longue file des huguenots s’enfonçait de plus en plus dans le marais : ils marchaient lentement, les uns derrière les autres, cherchant la trace de leurs pas, la tête de chaque cheval sur la croupe du cheval qui le précédait. Personne ne parlait. Les torches secouées par le vent jetaient sur la surface morne des eaux des clartés rouges qui se perdaient au milieu des joncs. Il y avait des instants où les chevaux s’enfonçaient dans la vase jusqu’au jarret ; deux ou trois fois leur large poitrail disparut à demi dans un lit d’herbes flottantes ; mais au moment où le terrain semblait manquer sous les pieds, ils rencontraient un sol ferme que la nappe des eaux dormantes cachait à tous les yeux.

 

Asa ne marchait pas toujours du même pas ; on le voyait quelquefois hésiter et regarder autour de lui ; il se penchait alors sur l’encolure de son cheval, consultant la surface immobile du marais d’un œil perçant, sondait la masse épaisse des roseaux, tournait à droite, puis à gauche, s’arrêtait l’espace d’une minute, ou, faisant de la main un signe à Mlle de Souvigny, qui le suivait, il cherchait en tâtonnant autour de lui, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la ligne invisible du passage qui se tordait sous l’eau. Un sourire éclairait alors son pâle visage, et de nouveau il poussait sa monture droit devant elle.

 

Cette longue traversée dura près de deux heures. Enfin, un rivage boisé apparut aux clartés indécises des étoiles, un terrain plus solide sonna sous les pieds des chevaux, et un élan porta Asa sur la berge du marais. Il se retourna, et chaque dragon, tour à tour, aborda auprès de lui. Pas un dragon ne s’était égaré. Armand-Louis, comme il était parti le dernier, arriva le dernier. Devant lui s’étendait la campagne, fermée aux regards par un rideau de forêts.

 

Un mouvement spontané poussa Adrienne et Diane dans les bras l’une de l’autre. Armand-Louis découvrit son front. Tous les cavaliers l’imitèrent, et un long soupir de bénédiction monta vers Dieu. Tous ces braves soldats laissaient la mort derrière eux, et l’espérance semblait les appeler à l’autre bout de l’horizon.

 

Asa étendit la main dans la direction du nord :

 

– Prenez ce sentier sur la droite, dit-il, vous le suivrez jusqu’à un endroit où deux routes se croisent ; engagez-vous du côté où vous verrez une croix de pierre. Chaque pas que vous ferez dans cette voie vous éloignera des Impériaux.

 

Cependant les dragons, qui s’étaient rangés en ordre de bataille, secouaient leurs manteaux ruisselants. M. de la Guerche tira une longue bourse de sa poche et voulut la glisser dans la main du garde ; mais, dès les premiers mots, le sombre catholique l’arrêta.

 

– Vous ne me devez rien, dit-il ; j’ai pensé à une femme et point à vous ; Dieu m’est témoin que si vous aviez été seul, j’aurais laissé le village s’abîmer sous ses ruines avant de rien tenter pour votre salut.

 

Asa passa la main dans ses cheveux mouillés par l’humidité du marais, et, promenant ses regards sur les cavaliers :

 

– Une chose m’étonne, c’est d’avoir pu, moi Asa Herr, tirer du feu des soldats qui servent sous les couleurs suédoises ; puissent les os de mes fils me le pardonner ! Adieu, maintenant !

 

Il saisit la main de Mlle de Souvigny, la porta respectueusement à ses lèvres et rentra d’un bond dans le marais.

 

Au bout d’une minute, sa silhouette noire s’était effacée dans la nuit.

 

Armand-Louis se rapprocha d’Adrienne.

 

– Votre bonté a plus fait pour notre salut que notre courage, dit-il.

 

Et il poussa d’un pas résolu dans le sentier que lui avait indiqué Asa.

 

Le lever du jour les surprit devant la croix de pierre, à l’intersection des deux routes. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait ni cavaliers ni fantassins.

 

– Messieurs, dit gaiement M. de Collonges, nous voici comme Ulysse quand il se fut échappé de l’antre de Polyphème. Galopons un peu pour nous réchauffer.

 

Tandis qu’ils poussaient vers le nord, Jean de Werth ordonnait à ses batteries de recommencer leurs feux.

 

Logés dans les enclos et les vergers, ses mousquetaires attendaient la riposte des protestants. Étonné de ne rien voir et de ne rien entendre, Jean de Werth conduisit une reconnaissance jusqu’à l’abatis.

 

Aucune balle ne partit du milieu des branches.

 

Le capitaine, qui se connaissait en stratagèmes, craignit une embûche, il fit ranger sa troupe derrière un pli de terrain et commanda aux batteries de redoubler leurs feux.

 

Dans le village, même silence et même immobilité.

 

Quelques partisans plus hardis escaladèrent un mur autour duquel la veille bon nombre de leurs camarades avaient trouvé la mort, et s’aventurèrent jusqu’aux abords des positions qu’ils n’avaient jamais pu franchir.

 

Mme d’Igomer, qui les vit tout à coup s’éparpiller comme une volée d’oiseaux pillards derrière l’abatis qui masquait l’entrée du village, lança son cheval, qui frémissait d’impatience, et, sautant par-dessus les obstacles, arriva en quelques bonds au milieu d’eux.

 

La grand-rue si longtemps et si héroïquement défendue par les dragons, s’ouvrait devant elle. Quelques femmes s’y promenaient, puisant de l’eau aux fontaines.

 

En une seconde, elle eut atteint les limites du village. Partout des flaques de sang, partout des monticules de terre fraîchement remuée, nulle part de soldats.

 

Au loin, la route était déserte.

 

– Mais où sont-ils donc ? s’écria-t-elle, tourmentée par une rage intérieure qui la rendait folle.

 

Il y avait alors deux ou trois heures déjà que le garde était rentré dans sa cabane.

 

Jean de Werth avait suivi Mme d’Igomer à la tête d’un régiment.

 

– Comprenez-vous rien à cela ? lui dit sa compagne ; je vous dis que Satan les protège !

 

Mais Jean de Werth ne croyait pas à ces mystérieuses protections.

 

Bien sûr que les protestants ne s’étaient pas échappés par la route qui rampait dans la vallée, il arrêta un paysan :

 

– Sais-tu si le marais est praticable en quelque endroit ? dit-il.

 

– Nos pères ont parlé d’un sentier qu’on y voyait autrefois, répondit le paysan, qui tremblait. Mais le secret s’en est perdu depuis de longues années. Le garde Asa, au temps où il était jeune, l’a parcouru quelquefois pour surprendre des canards. J’étais moi-même tout petit alors. Que de gens se sont noyés en essayant de l’imiter.

 

Jean de Werth voulut voir Asa et se fit conduire à sa demeure.

 

– On assure que tu connais le sentier qui passe au travers du marais, dit-il ! on distingue des pas nombreux de chevaux sur les bords. Est-ce toi qui as servi de guide aux huguenots ?

 

– Moi ! répondit le garde ; j’ai veillé cet enfant toute la nuit ; et mes deux fils sont morts en combattant les Suédois, l’un à Leipzig, l’autre au passage du Lech.

 

– Et tu penses que si les huguenots maudits que nous poursuivons ont mis le pied dans ce marais, sans guide, personne d’entre eux n’en sortira vivant ?

 

– Personne !

 

Jean de Werth se retira.

 

– Ô mes fils ! murmura le garde.

 

Et il embrassa l’enfant, qui dormait.

 

XXIX

LA LOUVE ET LE LOUP


Mme d’Igomer avait elle-même reconnu en maints endroits les traces nombreuses imprimées par les chevaux sur le rivage du marais. Elle en cherchait les empreintes sous l’eau, et les voyait disparaître çà et là au milieu d’un lit d’herbe que le vent faisait moutonner. Son regard anxieux interrogeait l’horizon. Ceux qu’elle poursuivait d’une haine infatigable avaient-ils réussi à franchir cette barrière réputée infranchissable, ou dormaient-ils sous la surface plombée de ces eaux immobiles ? L’espace ne lui répondait pas, elle n’entendait que les cris plaintifs des courlis qui battaient de l’aile autour des joncs. Mille sentiments divers s’agitaient alors dans son cœur : c’était un mélange de joie âcre et violente et de profonde douleur. Celui qui l’avait trahie et qu’elle avait aimé ne venait-il pas de payer de la vie son abandon ? Quelle mort dans les eaux sinistres d’un marais, et comme sa vengeance l’avait bien servie ! Mais le dernier regard de Renaud avait sans doute rencontré celui de Diane, leurs mains s’étaient mariées dans une étreinte suprême, la mort les unissait, et rien à présent ne les séparerait plus. Puis, tout à coup, la pensée que peut-être ils étaient parvenus à gagner la rive opposée lui traversait l’esprit ; alors, un frisson la prenait, et elle ne songeait plus qu’à retrouver leurs traces, à les atteindre et à les punir.

 

Jean de Werth n’était qu’à demi rassuré par les déclarations du garde. Il avait assez souvent éprouvé quelles ressources incroyables Armand-Louis et Renaud puisaient dans leur énergie, leur courage, leur adresse, pour ne pas redouter qu’ils n’eussent une fois encore brisé les obstacles amoncelés sur leur route. Eussent-ils, en outre, exposé leurs compagnes à une mort presque certaine, s’ils n’avaient pas eu quelque moyen secret de traverser le marais ? Du caractère dont ils étaient, M. de la Guerche et M. de Chaufontaine eussent vingt fois préféré se lancer à cheval au travers des balles et des sabres, en briser le cercle ou tomber morts.

 

Les pas imprimés sur les bords fangeux de l’immense marais étaient nombreux partout, aussi bien sur la rive droite que sur la rive gauche. Les bestiaux du village et les chevaux de labour avaient coutume de hanter ces parages, dont certaines parties présentaient à leur alimentation des ressources abondantes. Les paysans qu’on interrogeait répondaient vaguement : ceux-ci n’avaient rien vu, ceux-là dormaient ; la plupart, affolés par la terreur, déclarèrent que, depuis que l’attaque du village avait commencé, ils ne quittaient pas leurs maisons dans la crainte des balles. On n’en tirait aucun renseignement précis. Las de questionner, Jean de Werth envoya çà et là des éclaireurs pour reconnaître l’endroit exact où un corps de cavalerie régulière avait pu passer. Leur zèle fut devancé par la colère inquiète et l’impatience fiévreuse de Mme d’Igomer.

 

Elle aussi parcourait les bords du marais, penchée sur l’encolure du cheval, cherchant un indice qui la mît sur la véritable piste des fugitifs.

 

Tout à coup on la vit s’arrêter, et, montrant du geste un pan de gazon foulé en ligne droite par les sabots de cinquante chevaux :

 

– Là ! là ! s’écria-t-elle.

 

Jean de Werth accourut.

 

– Je ne vois rien que des pas comme on en voit partout ! s’écria-t-il après qu’il eut des yeux interrogé le marais.

 

– Et cela, qu’est-ce donc ? reprit Mme d’Igomer en désignant du doigt un nœud de rubans qu’on voyait flotter parmi les roseaux à quelque distance du bord. C’est là qu’ils ont passé. Ce bout de soie qui pend à la cime des joncs ne vous le dit-il pas ? Ah ! je le reconnais, moi ! Ce nœud de rubans couleur de feu, Mlle de Pardaillan le portait à son corsage. Voyez le sentier sous l’eau, voyez ces empreintes profondes qui se suivent et se perdent au loin !

 

– C’est vrai ! dit Jean de Werth.

 

– S’ils ont passé, ne passerons-nous pas comme eux ? Ah ! ce nœud de rubans ! Je veux savoir si Renaud de Chaufontaine n’est pas tombé près de lui !

 

– Que faites-vous ?

 

– Je vous montre le chemin. Me suivrez-vous si j’arrive ?

 

Et, poussée par le démon de la haine, Mme d’Igomer lança son cheval dans le marais avant que personne pût l’arrêter.

 

– Prenez garde ! c’est tenter Dieu, lui cria l’un des paysans que Jean de Werth avait interrogés.

 

Mais les pieds du cheval venaient de rencontrer un terrain solide : Mme d’Igomer secoua la tête avec dédain et poursuivit sa marche périlleuse. Le nœud de rubans couleur de feu, qu’elle ne quittait pas du regard, l’attirait comme un aimant.

 

Pendant quelques minutes, les cavaliers de Jean de Werth la suivirent des yeux, hésitant sur le bord, tentés de la suivre, et intimidés par les mystères de cette nappe d’eau que voilaient par intervalles des îles de glaïeuls et de roseaux.

 

– Et vous êtes des hommes ! des soldats ! leur cria Mme d’Igomer, qui marchait toujours.

 

Huit ou dix cavaliers s’élancèrent sur ses traces. Jean de Werth, impassible, ne remua pas.

 

– S’ils découvrent le sentier, je le verrai bien, murmura-t-il.

 

Les cavaliers marchaient au hasard, ceux-là avec plus de hardiesse, ceux-ci avec plus de circonspection. Au bout d’une centaine de pas, l’un tomba subitement dans un bas-fond où son cheval disparut jusqu’au poitrail ; un autre sentit que la vase cédait sous son poids et sauta en arrière ; un troisième glissa dans un trou et eut quelque peine à regagner la rive à la nage. Tous s’arrêtèrent.

 

Mme d’Igomer seule continuait d’avancer ; le vent secouait les bouts du ruban couleur de feu, qui semblait rire au soleil.

 

Tout à coup son cheval trébucha, une de ses jambes de derrière venant de s’engager dans un lit d’herbe et de fange où il plongeait jusqu’à la hanche. Un effort violent le fit se relever, il se jeta de côté et s’enfonça jusqu’au ventre dans un trou ; un instant il se débattit, essayant de regagner le sentier, dont il s’était écarté, mais chaque élan le faisait s’enfoncer plus profondément dans la vase ; ses pieds fouettaient la boue, dont les éclaboussures aveuglaient Mme d’Igomer. En un instant elle eut de l’eau jusqu’aux genoux. Malgré sa résolution, la peur la prit.

 

– À moi ! cria-t-elle.

 

Jean de Werth donna l’exemple et entra résolument dans le marais. Quelques-uns de ses cavaliers s’y engagèrent après lui.

 

Mais déjà le cheval effaré de Mme d’Igomer n’obéissait plus à la bride et se livrait à des bonds et à des mouvements désordonnés qui l’entraînaient toujours plus avant dans le liquide épais où ses sabots cherchaient vainement un point d’appui. Il se cabra tout à coup, glissa et tomba sur le flanc.

 

– À moi ! cria de nouveau Mme d’Igomer.

 

Enfoncée jusqu’aux épaules dans l’abîme, elle chercha de ses mains crispées à se cramponner aux roseaux ; son poids les entraîna, ils plièrent, et l’eau monta tout à coup jusqu’à son menton ; elle poussa un cri déchirant, on vit ses bras convulsifs battre un instant la surface verdâtre du marais, puis on ne vit plus rien.

 

Jean de Werth poussa droit devant lui, épouvanté, la pâleur de la mort sur le front. Quand il arriva, du trou où Mme d’Igomer était entrée vivante, une eau limoneuse et glauque étendait partout son miroir immobile. Une écharpe de soie qu’il ramassa du bout de son épée indiquait seule qu’une femme avait disparu là.

 

Un instant Jean de Werth longea les bords de l’abîme, effrayé du silence qui succédait à cette lutte de la jeunesse contre la mort. Deux ou trois hommes qui le virent mettre pied à terre et chercher à ravir Mme d’Igomer à la tombe unirent leurs efforts aux siens, mais le marais ne rendit point sa proie.

 

Convaincu que rien ne la sauverait plus et que, parvînt-on jusqu’à elle, on ne retirerait plus qu’un cadavre, Jean de Werth remonta à cheval.

 

– Maintenant, vengeons-la ! dit-il.

 

Et, regagnant la rive que Mme d’Igomer avait quittée, il donna ordre à une partie de ses troupes de s’enfoncer rapidement sur la route qui courait vers le nord, et à la tête de l’autre il entreprit de tourner le marais.

 

Les Français avaient sur lui une grande avance, mais des messagers envoyés au galop dans toutes les directions ne pouvaient pas manquer de les atteindre. Il s’agissait seulement de ne pas se tromper sur la route qu’ils avaient prise.

 

Vers le soir, un de ces messagers rejoignit Jean de Werth ; il avait découvert la piste des huguenots.

 

– Ah ! morts ou vifs, je les aurai ! s’écria Jean de Werth, qui enfonça les éperons dans le ventre de son cheval haletant.

 

Sa course effrénée le conduisit dans une lande jonchée çà et là de cadavres d’hommes et de chevaux. Le sang coulait encore des blessures. Au loin quelques flocons de vapeurs blanches mouchetaient la morne étendue des bruyères.

 

– Ah ! les maudits ! ils ont passé par là ! s’écria Jean de Werth.

 

Et il se lança de nouveau en avant.

 

M. de la Guerche et Renaud venaient en effet de passer. Au moment de leur arrivée dans cette lande, un corps de cavalerie s’y trouvait campé et leur barrait le passage d’une chaîne de montagnes où s’ouvrait un défilé qu’il était important de gagner au plus vite. Parlementer, c’était s’exposer à perdre un temps précieux et permettre aux Impériaux de se réunir. Divisés, on pouvait les rompre presque sans coup férir.

 

Un pli de terrain amena les huguenots jusqu’en face du campement.

 

– Au pas maintenant, dit Armand-Louis ; puis, quand nous serons à portée de pistolet, au galop tous ensemble.

 

La vue soudaine d’un escadron qui débouchait dans la plaine surprit d’abord les Impériaux ; quelques-uns montèrent à cheval, d’autres apprêtèrent leurs armes sans mettre le pied à l’étrier. L’attitude de l’escadron, qui marchait au pas, leur enlevait toute défiance. Cependant on expédia trois ou quatre cavaliers pour le reconnaître.

 

Armand-Louis avançait toujours, Adrienne et Diane au centre de la troupe et flanquées de dix dragons choisis parmi les plus robustes et les mieux montés.

 

Ils laissèrent approcher les cavaliers, puis, au moment où ceux-ci les sommaient de s’arrêter, sur un signe de M. de la Guerche, ils fondirent sur le campement ventre à terre, et le pistolet au poing.

 

Ce fut comme un torrent furieux qui heurte en son passage un champ d’épis mûrs ; la trouée fut large et sanglante, et la moitié des Impériaux n’avait pas encore tiré l’épée que déjà l’escadron fuyait vers le défilé.

 

Quelques balles le poursuivirent, et il atteignit le pied de la montagne.

 

Jean de Werth y arriva lui-même au moment où les Impériaux, pareils à une bande d’oiseaux sauvages que le fusil d’un chasseur a un instant dispersés, se consultaient sur ce qu’ils avaient à faire.

 

Le cheval du baron trembla sur ses jarrets et tomba mort.

 

– Vous hésitez ? s’écria-t-il, en se faisant reconnaître.

 

Il jeta hors de selle un cavalier blessé, et prenant sa place :

 

– En avant ! dit-il. Dix écus d’or au premier d’entre vous qui tue un huguenot !

 

La main d’un vieil officier saisit la bride du cheval.

 

– Regardez, monseigneur ! dit-il.

 

Et du doigt il lui fit voir les dragons qui précipitaient des quartiers de roche au milieu du défilé. Le bruit de ces masses qui roulaient sur le flanc de la montagne arriva jusqu’à eux.

 

– Combien sommes-nous ? demanda Jean de Werth.

 

– Mille, à peu près.

 

– Eh bien ! cinq cents d’entre nous tomberont, cinq cents passeront ! En avant !

 

Les Impériaux, entraînés par la voix du capitaine, partirent à fond de train.

 

XXX

À TOUTE OUTRANCE


M. de la Guerche, qui observait l’ennemi, réunit les dragons autour de lui.

 

– Monsieur de Saint-Paer, dit-il, vous allez prendre cent hommes avec vous et pousserez droit jusqu’à l’extrémité du défilé. Peut-être, et c’est mon espoir, trouverez-vous les Suédois de l’autre côté de la montagne. Alors Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny seront sauvées. M. de Chaufontaine et moi, avec M. de Voiras et M. de Collonges, nous soutiendrons le choc des Impériaux. Cinquante hommes suffiront pour garder ce passage.

 

– Que ne restez-vous auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan vous-même ? s’écria M. de Saint-Paer. À nous de combattre, à vous de les sauver !

 

– Si les Suédois ne sont pas derrière la montagne, votre mission ne sera-t-elle pas la plus périlleuse ? C’est avec l’épée qu’il faudra vous frayer un passage jusqu’à eux.

 

M. de Saint-Paer allait répliquer.

 

– Ne m’avez-vous pas choisi librement pour votre chef ? reprit Armand.

 

– Oui.

 

– Alors, monsieur, obéissez. Ce n’est plus l’ami qui parle, c’est le capitaine.

 

Et comme M. de Saint-Paer attristé fronçait le sourcil, Armand lui saisit la main.

 

– Vous avez deux blessures, je le sais, monsieur ; laissez aux autres la chance de montrer plus tard de si glorieuses cicatrices.

 

Cependant les Impériaux accouraient, animés d’une soif de sang. Les adieux des dragons furent rapides, mornes, presque muets. Adrienne et Diane, qui ne savaient rien de ce qui avait été décidé, partirent étonnées de ne point voir M. de la Guerche et Renaud à leurs côtés ; au premier coude que faisait le défilé dans la montagne, M. de Saint-Paer entendit comme un coup de tonnerre derrière lui : c’était la fusillade qui commençait.

 

– Dieu !… s’écria Adrienne, ils se battent ! Ainsi qu’elle, Diane retint la bride de son cheval.

 

– Madame, dit M. de Saint-Paer, j’ai charge d’âme… j’ai répondu de votre salut sur mon honneur… marchons !

 

Les deux jeunes filles ramenèrent un voile sur leur visage pour ne pas laisser voir qu’elles pleuraient, et tandis que leurs chevaux suivaient la rampe du défilé, le bruit de la fusillade, diminué lentement par la distance, mourait dans l’éloignement.

 

M. de Saint-Paer marchait le dernier, la tête basse.

 

On sait que des quartiers de rocher précipités par les huguenots embarrassaient le défilé ; mais dans les intervalles ouverts parmi leurs décombres, deux ou trois hommes pouvaient encore passer au risque de la vie.

 

Jean de Werth, fou de rage, lança les Impériaux contre ce rempart improvisé.

 

Ils étaient mille d’un côté, cinquante de l’autre ; mais la route étroite se tordait en longs replis. Deux hommes à peine pouvaient se présenter de front, et chaque balle qui partait des rochers en renversait un. Une muraille de cadavres s’éleva bientôt devant la muraille de pierre. Les Impériaux ne comptaient pas leurs morts ; ils montaient toujours.

 

Les dragons étaient à pied, leurs chevaux cachés derrière l’angle énorme d’un rocher. Quand l’un d’eux était blessé, il s’asseyait sur une pierre et ne cessait de combattre que lorsque la vie tarissait avec le sang.

 

Parfois un élan plus furieux des Impériaux en portait quelques-uns sur la crête des rochers, ou les faisait glisser entre les masses qu’aucun effort n’ébranlait, mais alors la pointe des épées et la crosse des mousquets les recevaient. Magnus et Carquefou s’étaient armés de longues piques avec lesquelles ils perçaient d’outre en outre les assaillants.

 

– Voilà un exercice qui me rappelle le siège de Berg-op-Zoom, où à grands coups de lance nous précipitions les Espagnols dans les fossés pleins d’eau, dit Magnus.

 

– Hélas ! répliqua Carquefou, ces coups de pique me font penser à la cuisine du château de Saint-Wast ; mais là on ne lardait que d’honnêtes chapons… on avait bon appétit et on n’avait pas la chair de poule comme à présent !

 

Le soir vint, puis l’ombre monta du fond de la vallée et enveloppa la montagne. Les coups devinrent moins fréquents, et moins rapides les assauts. Les Impériaux semblaient las de servir de pâture à la mort. Un dernier flot d’hommes vint se briser contre la muraille derrière laquelle combattaient les huguenots, et on entendit la voix des officiers qui commandaient la retraite.

 

– Où crois-tu que soient à présent Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan ? demanda M. de la Guerche à Renaud.

 

– Dans la plaine, sans doute, répondit celui-ci.

 

L’ordre de monter à cheval passa doucement de bouche en bouche. Chaque dragon quitta tour à tour son poste de combat. Armand-Louis, Renaud, Magnus et Carquefou se levèrent les derniers sans bruit. Ils soupirèrent en regardant ceux qui ne les imitaient pas ; ils savaient que ceux-là ne se relèveraient jamais.

 

M. de Voiras et M. de Collonges étaient à cheval : celui-là courbé sur sa selle, la main serrée autour du pommeau ; l’autre ferme, souriant, la tête haute.

 

On prit la bride des montures de ceux qui étaient morts, et Armand-Louis, qui restait en arrière, donna le signal du départ.

 

Vingt hommes seulement se mirent en route ; trente dormaient du sommeil éternel, la face tournée vers le ciel.

 

Les dragons laissaient derrière eux une muraille infranchissable à la cavalerie ; mais, depuis que la nuit était venue, Jean de Werth, qui craignait une fuite semblable à celle qui les avait sauvés une première fois, lançait de quart d’heure en quart d’heure quelques hommes déterminés contre la barricade. Il jugeait de la présence des huguenots par les coups qu’ils portaient aux siens.

 

La troupe ébranlée, Armand-Louis fit signe à Renaud, à Magnus et à Carquefou. Tous quatre revinrent sur leurs pas et se blottirent dans les anfractuosités du rocher au moment où un léger bruit leur donnait à penser qu’un nouvel assaut allait être tenté.

 

L’œil aux aguets, ils virent des ombres se mouvoir le long du défilé et s’approcher silencieusement de leur abri.

 

– Feu ! cria tout à coup M. de la Guerche.

 

Quatre coups partirent, quatre ombres s’effacèrent. D’autres mousquets arrachés aux mains de ceux qui ne respiraient plus servirent à de nouvelles décharges. Les assaillants reculèrent.

 

« Ils sont encore là ! pensa Jean de Werth. »

 

Sans perdre une minute, Armand-Louis se mit en selle avec Renaud, et, suivis de Magnus et de Carquefou, ils s’élancèrent dans la direction que suivaient M. de Voiras et M. de Collonges.

 

Carquefou promenait la main tout le long de son corps.

 

– Penses-tu que je sois vivant ? dit-il à Magnus.

 

– Presque, répondit le reître.

 

– Si tu me le jures, je le crois, mais ça m’étonne !

 

Ils eurent bientôt rejoint la compagnie, qui venait de laisser une moitié des siens sur la brèche et tous atteignirent l’extrémité du défilé. De nouveaux horizons s’ouvraient devant eux. Le soleil, qui se levait, en éclairait les paysages tranquilles. On voyait au loin des colonnes de fumée, et sur la lisière d’un champ la troupe de M. de Saint-Paer, en bon ordre, attendait M. de la Guerche.

 

– Ah ! voici les nôtres ! s’écria joyeusement M. de Collonges, qui l’aperçut le premier.

 

M. de Voiras, qui marchait la tête basse depuis une heure, sourit et tomba de cheval.

 

– Adieu ! dit-il, du moins les Impériaux ne m’auront pas vivant.

 

Et il rendit l’âme, la main sur la garde de son épée.

 

Tandis que M. de la Guerche et Renaud étaient auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, assises à l’ombre d’un bouquet d’arbres, brisées de fatigue, dévorées par la fièvre, Carquefou regardait en arrière, et Magnus en avant.

 

Presque au même instant, l’on vit, du côté de la montagne, que les Français venaient de traverser en grande hâte, une troupe de cavaliers qui descendaient la rampe du défilé, et l’autre aperçut au loin, dans la plaine, un nuage de poussière d’où partaient mille éclairs.

 

– Là-haut Jean de Werth ! dit Carquefou.

 

– Là-bas l’inconnu ! dit Magnus.

 

– Et partout des coups à recevoir… Comme c’est gai de voyager en Allemagne ! reprit Carquefou.

 

M. de Saint-Paer s’approcha de M. de la Guerche.

 

– Nos chevaux sont rendus, dit-il ; je vois de ce côté un rideau d’arbres derrière un ruisseau ; c’est là peut-être qu’il nous faudra mourir.

 

Armand-Louis regarda du côté de la montagne.

 

– Jean de Werth ne peut avoir avec lui qu’une poignée d’hommes… donc le danger n’est pas de ce côté-là…, dit-il ; allons au-devant de cet escadron qui marche contre nous, et, l’épée au poing, dans un dernier effort, conquérons des chevaux pour remplacer ceux qui fléchissent sous l’éperon.

 

Les dragons serrèrent leurs rangs ; au mouvement de M. de la Guerche, qui tournait son épée vers la plaine, tous avaient compris ce qu’il attendait d’eux. Un frisson parcourut leur troupe vaillante, et tous s’apprêtèrent à bien tomber dans cette lutte suprême.

 

Aucun ne pensait en sortir debout.

 

Comme ils approchaient du ruisseau indiqué par M. de Saint-Paer, un coup de vent balaya le nuage de poussière que l’escadron soulevait dans sa marche. On vit les hommes, on vit les chevaux, on vit les armes.

 

– Les Suédois ! cria Magnus.

 

Un long frémissement parcourut les rangs décimés des dragons de la Guerche.

 

– Vive le roi Gustave-Adolphe ! cria la voix impétueuse d’Armand-Louis.

 

Et, comme si l’ardeur nouvelle qui animait les huguenots eût passé de leur âme électrisée dans les flancs de leurs montures, chaque cheval, qu’on croyait à bout d’efforts, partit au galop.

 

Le ruisseau fut franchi, la prairie traversée, et M. de la Guerche tomba dans les bras de M. de Brahé, étonné de le voir.

 

Adrienne et Diane, à genoux sur la terre, en face du régiment ému, levaient leurs mains vers le ciel et rendaient grâces à Dieu.

 

Les Suédois agitaient leurs drapeaux et leurs armes ; les dragons avaient mis leurs chapeaux au bout des épées ; de longues clameurs retentissaient dans le ciel.

 

– Voilà notre Iliade terminée ! dit Renaud, qui baisait avec transport les mains de Diane. Maintenant que c’est fini, je puis l’avouer, j’ai eu bien peur.

 

– Nous sommes partis trois cents, et nous ne sommes pas cinquante, ajouta M. de Saint-Paer.

 

Quand les dragons se retournèrent, Jean de Werth avait fait volte-face et longeait au pas le pied de la montagne. Il portait l’épée au fourreau.

 

Armand-Louis le suivit quelque temps des yeux.

 

– Battez-vous la campagne en partisans ou faites-vous l’avant-garde d’un corps d’armée ? demanda-t-il alors à M. de Brahé.

 

– L’armée du roi est tout entière ici près, partie sur la gauche, partie en arrière, répondit Arnold. Celle du duc de Friedland occupe une position formidable sur la droite. Gustave-Adolphe va à sa rencontre ; une bataille est imminente, bataille qui mettra en présence la Suède et l’Autriche, et qui décidera des destinées de l’Allemagne.

 

– Ah ! s’écria Renaud, nous arrivons à temps !

 

– Un peu trop tôt, peut-être ! murmura Carquefou timidement.

 

Renaud le regarda de travers.

 

– C’est une opinion personnelle, répondit Carquefou ; elle n’engage que moi.

 

Armand-Louis suivait toujours des yeux la petite bande que menait Jean de Werth.

 

– À l’assurance de sa marche, à la direction qu’il suit, je ne peux pas douter qu’il ne sache où il va, reprit M. de la Guerche.

 

– Et vous ne vous trompez pas. Avant ce soir, il sera au quartier général de Wallenstein, à Lutzen.

 

Renaud, qui n’avait pas perdu un mot de ce court dialogue, s’approcha de M. de la Guerche.

 

– Eh ! mon capitaine, tu questionnes M. de Brahé en homme qui a quelque projet en tête, dit-il.

 

Armand-Louis toucha légèrement du doigt la garde de son épée.

 

– Il manque quelque chose à ce pommeau, dit-il.

 

– Une dragonne, peut-être ?

 

– Tu l’as dit.

 

– Et tu prétends la chercher où elle est !

 

Armand-Louis fit un signe de tête affirmatif.

 

– C’est une folie, mais j’en suis, reprit Renaud.

 

– À présent, plus un mot, poursuivit M. de la Guerche ; quatre yeux nous observent, quatre beaux yeux qui lisent dans nos âmes. Magnus et Carquefou seront du voyage.

 

– Eh ! tu sais bien que l’un ne va pas sans l’autre !

 

XXXI

UN TIGRE AUX ABOIS


Une heure après, et tandis que Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan se dirigeaient vers le camp du roi sous l’escorte d’une garde d’honneur, quatre hommes bien montés se lançaient sur les traces de Jean de Werth.

 

Qui les eût rencontrés eût pris M. de la Guerche et Renaud, Magnus et Carquefou, pour quatre gardes du corps de Son Excellence le duc de Friedland. Ils en avaient l’uniforme, les armes, les couleurs. Magnus avait tout arrangé pour que le travestissement fût complet ; rien n’y manquait, et ils poussaient hardiment vers les lignes ennemies.

 

Ils ne tardèrent pas à rencontrer des batteurs d’estrade de l’armée impériale, auxquels ils se donnèrent pour des cavaliers chargés d’une mission spéciale. Tout s’écartait devant leur uniforme redouté. Quelques-uns des soldats qu’ils avaient combattus la veille leur donnèrent même des indications sur le lieu où les quatre cavaliers seraient assurés de trouver Jean de Werth, pour lequel, disait Magnus, l’un d’eux avait des dépêches pressées : ils apprirent ainsi que toutes les bandes dispersées dans le pays avaient l’ordre de se réunir au gros de l’armée.

 

Un aide de camp, avec lequel ils se croisèrent, leur annonça, en outre, que Jean de Werth avait reçu dans la nuit une estafette du général en chef, et que, déçu dans son espoir d’atteindre certains huguenots qu’il poursuivait, il ne songeait plus qu’aux devoirs du capitaine. Il devait provisoirement s’arrêter dans un village situé à l’extrême gauche de la ligne d’opération et y attendre de nouvelles instructions.

 

– Je crois bien que ce sont précisément ces instructions que nous lui portons, répondit hardiment M. de la Guerche.

 

– Hâtez-vous, alors. Le général bavarois pourrait bien ne s’arrêter que quelques heures dans la maison où il est descendu.

 

L’aide de camp salua M. de la Guerche de la main et disparut.

 

– Eh ! eh ! dit Carquefou, ce village où on nous envoie m’a tout l’air d’une caverne.

 

– C’est pourquoi il faut y aller, répondit Renaud.

 

Armand-Louis y courait déjà.

 

Quand les quatre cavaliers y parvinrent, il faisait nuit close. On les laissa circuler librement au milieu des ruelles encombrées de soldats de toutes armes. Une grande maison se voyait au centre du village, toute resplendissante de lumières. Jean de Werth était là. Les quatre gardes du corps s’installèrent dans une cour voisine et vidèrent un sac d’avoine sous le nez des chevaux. Les pauvres bêtes n’étaient pas au bout de leurs fatigues.

 

Vers minuit, Magnus, qui ne dormait jamais que d’un œil, vit arriver un courrier qui arrêta son cheval tout fumant devant la maison du général bavarois. Ce courrier portait la livrée de Wallenstein.

 

Magnus poussa du coude Carquefou.

 

– Procure-toi quelques flacons de vin vieux et deux ou trois brocs d’eau-de-vie, dit-il ; moi, je vais me mettre en sentinelle là-bas.

 

Lorsque Magnus parlait, Carquefou avait pour habitude d’obéir sans raisonner. Tandis que Magnus se dirigeait vers la porte que le courrier venait de franchir, Carquefou s’enfonçait dans une ruelle voisine, bien déterminé à trouver les flacons et les brocs tout pleins, fallût-il mettre au pillage les caves de toutes les hôtelleries.

 

Bientôt après, le courrier sortit de chez Jean de Werth, Magnus l’aborda, et, l’ayant invité à se rafraîchir, le conduisit vers l’endroit où il avait laissé Carquefou.

 

Carquefou avait le vin et l’eau-de-vie.

 

– Eh ! Carquefou, dit Magnus, en faisant sauter le goulot d’une bouteille, un ou deux coups ne vous feront pas de mal. Vous m’avez l’air d’un homme qui a trop couru pour n’avoir pas soif.

 

– J’ai le gosier sec comme du vieux cuir, et le palais dur comme de la corne, répondit le cavalier, qui saisit la bouteille à deux mains et colla ses lèvres au goulot.

 

Cette accolade fraternelle disposa le courrier aux confidences ; il ne cacha pas aux deux bons compagnons qui lui faisaient un si grand accueil qu’il était sur les dents pour avoir galopé tout le jour, et que la perspective de servir de guide à Jean de Werth pour une nouvelle expédition le consternait.

 

– Voilà trois nuits que je ne dors pas, dit-il.

 

– Bah ! le général vous donnera bien le loisir de faire un somme, répondit Magnus, qui lui passait un nouveau flacon.

 

– Point. Il s’agit de partir tout à l’heure ; les dépêches que je lui ai remises étaient fort pressées, et il n’est pas homme à perdre un long temps.

 

Magnus échangea un coup d’œil avec Carquefou.

 

Le cavalier buvait, fermait les yeux, buvait encore, et bâillait à faire croire que ses mâchoires ne parviendraient plus à se rejoindre.

 

– Le baron Jean de Werth est un peu comme le duc de Friedland, poursuivit le cavalier ; tel général, tel lieutenant ; avec eux, il faut qu’on marche droit, ou mourir… et c’est là ce qui m’attend.

 

– Vous m’intéressez, mon ami, reprit Magnus ; si la chose pouvait vous être agréable, je connais quelqu’un qui se chargerait peut-être de courir pour vous.

 

– Qui ?

 

– Moi !

 

Le cavalier ouvrit les yeux tout grands.

 

– Ce que j’en fais est par bonté d’âme, ajouta Magnus. Jean de Werth doit-il aller bien loin ?

 

– Au quartier général, mais en passant par un gros bourg où il y a de l’artillerie ; les chemins sont mauvais ; il y a un pont à demi rompu sur une rivière… si je m’endors, bonsoir, je me casserai le cou.

 

– Mon ami, il ne faut rien casser, dit Carquefou.

 

– C’est imprudent, ajouta Magnus ; moi qui connais les chemins, j’enfilerai le pont tout droit.

 

Le courrier ne voyait plus clair ; sa tête alourdie roulait d’une épaule à l’autre ; cependant, une lueur de raison lui traversa l’esprit.

 

– Oui-dà ! reprit-il, vous êtes bien prompt à rendre service aux gens ! On a vu des loups qui empruntaient la peau du berger pour croquer les moutons.

 

Alors Magnus d’un air bonhomme :

 

– Vous n’êtes point sot, camarade, dit-il ; la vérité vraie, c’est qu’au désir de vous obliger se joint celui de rentrer dans les bonnes grâces du feld-maréchal Wallenstein. L’ami que vous voyez là, et qui ne vous laissera pas une goutte de cet excellent vin si vous n’y prenez garde, a comme moi commis certaines peccadilles qu’il faut racheter par un honnête service.

 

– On n’est pas parfait, dit Carquefou, qui ne cessait de verser des rasades à leur convive.

 

– C’est pourquoi, continua Magnus, nous voulons ramener triomphalement Jean de Werth au quartier général. La chose faite, le pardon est au bout.

 

– Le pardon pour vous ; et pour moi ? s’écria le cavalier.

 

– Il y aura cinq écus d’or, et les voilà !

 

Le courrier prit les cinq pièces d’or, les fit tinter dans sa main, puis, riant d’un air bête et les yeux à demi clos :

 

– Eh ! ce n’est pas moi qu’on trompe, dit-il ; je savais bien qu’il y avait une anguille sous roche !… Je suis bon diable : cassez-vous les reins à ma place, et bonne chance !… Ah ! dispensez-vous de prévenir les camarades que j’ai laissés à l’entrée du village, ils voudraient leur part du gâteau.

 

Tout en parlant, le courrier glissait les ducats dans sa poche, qu’il avait grand-peine à trouver.

 

La porte de la maison que Jean de Werth occupait s’ouvrit, et quelques hommes en sortirent, se dirigeant en toute hâte vers les écuries.

 

– Eh ! dit le courrier, qui ne pouvait presque plus parler, voilà que le baron Jean de Werth s’apprête ; il est en fer, cet homme-là. Ah ! j’oubliais… Il ne vous connaît pas, il pourra peut-être vous interroger ; s’il vous dit : Prague, vous répondrez : Friedland.

 

La tête du cavalier tomba sur son épaule, et il ferma les yeux.

 

– Vite, à présent ! murmura Magnus.

 

Le courrier enfermé dans une écurie et couché sur une botte de paille, Magnus et Carquefou prévinrent Armand-Louis et Renaud, et tous quatre, à cheval, se tinrent immobiles à la porte de Jean de Werth.

 

Le Bavarois parut ; au moment de sauter en selle, il jeta sur les quatre cavaliers un regard rapide ; il reconnut, à la clarté d’une torche que soulevait un palefrenier, l’uniforme des gardes du corps de Wallenstein, mais ne vit pas l’homme qui tout à l’heure était entré chez lui.

 

– Le messager ? dit-il, le pied sur l’étrier.

 

Magnus se pencha vers Jean de Werth, et faisant le salut militaire :

 

– Nous l’avons escorté ; il dort là, dit-il.

 

Puis, d’une voix plus faible et sans plier la paupière sous le regard de Jean de Werth :

 

– Je m’appelle Prague, comme il s’appelle Friedland, reprit-il d’un air mystérieux.

 

– Partons ! dit le Bavarois.

 

Jean de Werth n’emmenait avec lui qu’un officier.

 

Magnus et Carquefou prirent les devants, MM. de la Guerche et Renaud restèrent en arrière, et tous les six s’enfoncèrent dans la campagne, toute baignée des clartés de la lune.

 

Ils fendaient l’espace, penchés sur l’encolure des chevaux, leurs longs manteaux de guerre drapés autour d’eux. On voyait, comme des ombres, passer dans la nuit les arbres, les maisons, les moulins ; quelques chiens saluaient leur fuite de longs aboiements. Jean de Werth échangeait quelques rares paroles avec son aide de camp.

 

Cependant, une ligne blanche qui s’élargissait à l’horizon annonçait l’approche du matin ; la pâle lueur qui descendait du ciel fit voir dans la campagne une rivière vers laquelle on courait, et sur cette rivière un pont aux arches à demi rompues. Le clocher d’un bourg se montrait au loin. Au moment où Magnus et Carquefou s’engageaient sur le pont, un coup de sifflet retentit.

 

Tous deux s’arrêtèrent à mi-chemin des deux rives ; Jean de Werth et son aide de camp retinrent machinalement les rênes de leurs chevaux. Armand-Louis et Renaud furent sur eux en un instant.

 

– Qu’est-ce donc ? demanda le Bavarois.

 

– Il y a que je m’appelle Armand-Louis de la Guerche, et que voilà mon ami, M. le marquis Renaud de Chaufontaine, qui veut bien me servir de témoin, dit Armand-Louis en se découvrant.

 

Jean de Werth regarda autour de lui.

 

– Ne cherchez pas, c’est inutile ! dit Renaud ; Magnus et Carquefou, que je vous présente, font bonne garde… Il n’y a personne aux environs, nous sommes quatre, et vous êtes deux : le plus simple est de dégainer.

 

– Maintenant, si ce duel n’est pas de votre goût, reprit M. de la Guerche, ou s’il vous répugne d’en courir la chance, vous pouvez l’éviter en me remettant cette dragonne que je vois là.

 

Jean de Werth sourit, et d’un air de hauteur :

 

– Je croyais avoir affaire à un homme de guerre, dit-il, et non à un amoureux de comédie… Deux armées sont en présence qui vont jouer au jeu des batailles les destinées de deux couronnes ; vous avez votre place marquée d’un côté comme j’ai la mienne de l’autre… Laissez se vider la querelle d’un empereur et d’un roi ; après quoi, foi de gentilhomme, nous nous rencontrerons où votre bon plaisir le voudra.

 

Armand-Louis secoua la tête.

 

– Je vous tiens, je vous garde, dit-il ; si l’un de nous doit tomber, il n’y aura jamais qu’un soldat de moins, et les deux armées peuvent se rencontrer.

 

La plaine était déserte, personne ne passait sur les deux rives du fleuve. Le regard de Jean de Werth faisait le tour de l’horizon et s’arrêtait sur le clocher du bourg où l’appelait la mission militaire que lui avait confiée Wallenstein ; que n’eût-il pas donné alors pour voir sortir de ce bourg un escadron enseignes déployées ! Mais déjà M. de la Guerche venait de tirer l’épée.

 

Jean de Werth l’imita.

 

– Vous avez dit que c’était un duel, reprit-il ; si je vous renverse, suis-je libre ?… Si je succombe, le capitaine Steinwald, qui m’accompagne, peut-il suivre sa route ?

 

– Je le jure ! dit Armand-Louis.

 

– Alors, bataille !

 

Armand-Louis et Jean de Werth mirent pied à terre, et, ayant choisi une place unie au milieu du pont, les deux adversaires croisèrent le fer.

 

Renaud se tenait debout à côté d’Armand-Louis, le capitaine Steinwald immobile auprès de Jean de Werth. Magnus et Carquefou gardaient les deux extrémités du pont.

 

Entre les deux combattants, même haine, même jeunesse, même ardeur, même force. La pointe des épées cherchait le cœur ; pas un mot, pas un cri, pas un soupir. On n’entendait que le froissement de l’acier rencontrant partout l’acier. Les chances semblaient égales : ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne faiblissait, ni l’un ni l’autre ne reculait.

 

Mais ce n’était pas vainement que M. de la Guerche avait lutté contre Renaud et contre M. de Pappenheim. Quelle feinte ne lui était pas connue ? Quelle ruse, quelle attaque ne savait-il pas déjouer ? L’éclair de la colère passa sur le visage de Jean de Werth ; un instant son fer ne le couvrit pas tout entier, et l’épée d’Armand, plus prompte qu’un dard, lui traversa le bras.

 

La main du Bavarois s’ouvrit et son arme tomba sur le pont. M. de la Guerche allait s’en saisir, lorsque Jean de Werth, la ramassant de la main qui restait libre, la précipita dans le fleuve.

 

– Périsse l’épée qui m’a trahi, et périsse la dragonne ! dit-il.

 

Mais d’un bond, et sautant par-dessus le parapet, Armand-Louis venait de suivre l’épée dans sa chute.

 

On le vit s’enfoncer dans l’eau bouillonnante, puis tout à coup reparaître, tenant d’une main l’épée où pendait la dragonne, et nageant de l’autre. Bientôt il eut gagné la rive.

 

Jean de Werth, pâle de fureur, soutenait d’une main son bras vaincu.

 

– Vous êtes libre, monsieur, dit Armand-Louis.

 

Sautant alors sur son cheval, que Magnus lui avait amené, il laissa Jean de Werth au milieu du pont.

 

Et, tandis que sa course effrénée le ramenait vers les lignes suédoises, Armand-Louis serrait sur son cœur la dragonne humide.

 

– Dieu bon, disait-il, Adrienne est à moi !

 

Lorsque M. de la Guerche et Renaud arrivèrent au camp de Gustave-Adolphe, le comte de Brahé venait d’y rentrer avec les deux jeunes filles confiées à sa garde.

 

M. de Pardaillan, plus fort que la maladie, était auprès du roi. N’ayant aucune nouvelle des deux aventuriers, pas plus que de Mlle de Souvigny et de Diane, il n’avait plus qu’un espoir, celui de les venger et de mourir.

 

Un grand bruit éclata tout à coup devant sa tente, et le son de deux voix aimées fit bondir son cœur.

 

Comme il se levait tout tremblant, Adrienne et Diane tombaient dans ses bras.

 

– Vivantes toutes deux ! s’écria-t-il.

 

Un ruisseau de larmes s’échappa de ses yeux.

 

– Monsieur le marquis, dit Renaud, je ne devais reparaître devant vous qu’avec Mlle de Pardaillan ; ai-je tenu ma parole ?

 

– Mon fils, embrassez-moi ! dit le vieillard.

 

– Dieu ! s’écria Renaud, dont les genoux fléchissaient.

 

Mais déjà le père avait cédé la place au gentilhomme et au soldat.

 

– Messieurs, reprit M. de Pardaillan, les affaires de la Suède doivent passer avant nos affaires de famille. Donnez ces quelques heures à la prière et au sommeil. Demain le Dieu des batailles décidera du sort de Gustave-Adolphe ; moi aussi je monterai à cheval.

 

XXXII

LES COUPS DU SORT


Tout dans le camp présentait le spectacle d’une sourde agitation. Les escadrons et les bataillons prenaient leur rang de combat. On savait que le roi de Suède et Wallenstein devaient se mesurer le lendemain. Les officiers allaient et venaient, distribuant des ordres. Les canons roulaient, les plus vieux soldats examinaient leurs armes.

 

Armand-Louis se rendit chez Gustave-Adolphe, qui lui ouvrit ses bras ; il fut frappé de l’air de gravité qu’avait le roi.

 

– Je vous amène ce qui reste vivant des dragons de la Guerche, dit-il après qu’il eut mis le roi, en quelques mots, au fait de la situation de ses affaires.

 

– Tant mieux, répondit Gustave-Adolphe, nous n’aurons pas trop de nos meilleurs soldats.

 

– Pensez-vous, Sire, que Wallenstein soit plus redoutable que le comte de Tilly ? Le bourg de Lutzen sera pour Votre Majesté comme la ville de Leipzig, il baptisera une victoire nouvelle.

 

– Dieu est le maître, puisse-t-Il vous entendre !

 

D’une main ferme, Gustave-Adolphe fit voir à M. de la Guerche le plan des positions occupées par les deux armées.

 

– Je ne suis pas en état d’attendre l’hiver, non plus que Wallenstein, reprit-il ; je lui offre la bataille, et il l’acceptera pour ne pas mériter le reproche qu’on lui fait depuis Nuremberg, de ne pas oser se mesurer contre les armes du roi de Suède. Wallenstein est un grand général. Tout ce que le génie d’un homme peut inventer de combinaisons pour assurer la victoire à son drapeau, il le trouvera. Combien qui vivent aujourd’hui dormiront demain du sommeil éternel ! Vous serez près de moi, la Guerche.

 

– C’est la place la plus dangereuse ; merci de me l’avoir donnée, Sire.

 

En sortant de la tente du roi, Armand-Louis demanda à M. de Brahé des nouvelles du duc de Lauenbourg.

 

– Voilà deux jours qu’il est parti, répondit Arnold.

 

– Dieu veuille qu’il ne revienne plus ! s’écria M. de la Guerche.

 

Quelques heures séparaient encore la nuit du moment solennel où la grande bataille devait commencer. Armand-Louis sortit du camp pour voir Adrienne encore une fois. Comme il en franchissait l’enceinte, il rencontra Magnus qui marchait sur la piste d’un homme de mince apparence, qui poussait des talons et de la voix un cheval maigre et chétif.

 

– Si Magnus est toujours l’homme que j’ai connu, dit le vieux reître, m’est avis que j’ai vu la mine de ce coquin dans l’hôtellerie où le seigneur Mathéus portait le froc d’un moine.

 

– Et que t’importe ! murmura M. de la Guerche.

 

– On dit que dans les pays d’Afrique, les chacals précèdent les hyènes qui vont à la curée. Maître Innocent pourrait bien être l’éclaireur d’un bandit qui a nom Jacobus, et dont j’ai cru reconnaître le profil anguleux et la barbe rouge au moment où vous entriez chez le roi… C’est une idée dont je veux causer avec lui.

 

Mais au moment où Magnus faisait mine de tourner bride, maître Innocent joua de l’éperon, et le cheval maigre et chétif partit comme la foudre ; en quelques minutes, il fut hors d’atteinte.

 

– Eh ! eh ! murmura Magnus, voilà qui m’enracine dans mes soupçons… nous verrons la hyène après le chacal.

 

– Eh bien ! répliqua Armand-Louis, ne sommes-nous pas là pour les recevoir ?

 

Tandis que tout se préparait dans le camp suédois pour l’action décisive du lendemain, Wallenstein était en conférence avec le duc François-Albert, qui lui faisait part de la résolution prise par le roi Gustave-Adolphe.

 

– J’ai perdu deux fois vingt-quatre heures à vous chercher dans les montagnes, entre Cambourg et Weissenfels, et à battre les bords de la Saale. À votre tour, ne perdez pas une heure. Le roi de Suède sera sur vous demain.

 

– En êtes-vous bien sûr ? s’écria Wallenstein, qui se leva. Hier le roi marchait sur la Saxe.

 

– Il a levé le camp qu’il avait à Naunbourg et s’avance à marches forcées sur Weissenfels.

 

– Le comte Kolloredo s’y trouve ?

 

– Il tient le fort, mais il n’empêchera pas le roi Gustave-Adolphe de passer. Croyez-le, monseigneur, la bataille est inévitable.

 

– Elle ne sera inévitable que si je consens à l’accepter.

 

– Et si Votre Altesse la refuse, ses ennemis assureront qu’elle n’ose pas rencontrer le roi de Suède en rase campagne.

 

Wallenstein rougit.

 

– Ah ! on a dit cela !

 

– Ceux qui ne vous connaissent pas, monseigneur, se font un malin plaisir de colporter partout ces calomnies.

 

– Combien de soldats Gustave-Adolphe a-t-il dans sa main ?

 

– Vingt mille.

 

– C’est plus d’hommes que je ne puis lui en opposer.

 

– Mais, vous êtes Wallenstein et vous les commandez. Vous avez d’ailleurs l’avantage de la position. Si vous reculez, ne craignez-vous pas de perdre, par cette retraite, le prestige de vingt victoires ? Le roi de Suède vous a attaqué, ce me semble, dans vos retranchements de Nuremberg. Le vainqueur de Tilly a-t-il pu vous entamer ?

 

– C’est vrai ; mais, voyez le hasard, hier, par mon ordre et dans la conviction où j’étais que la campagne était finie, le comte de Pappenheim s’est séparé de moi et marche sur Mortzbourg.

 

– Il faut le rappeler en toute hâte ; il ne peut pas être à plus de sept ou huit lieues.

 

– Vous chargeriez-vous de l’atteindre ?

 

– Oui ; et, le comte ramené au camp, je cours rejoindre le roi de Suède.

 

– Partez alors. Voici l’ordre signé et revêtu de mon sceau. Moi, je vais prendre conseil de mes généraux.

 

Mais c’était moins le comte Kolloredo ou Piccolomini que le duc de Fridland allait consulter que l’astrologue Seni.

 

L’entretien qu’il venait d’avoir avec le duc de Lauenbourg était loin d’avoir déterminé Wallenstein à accepter la bataille dont le menaçait Gustave-Adolphe ; il était dans sa politique de temporiser, et, bien qu’ébranlé par les arguments à l’aide desquels l’astucieux François-Albert avait piqué son amour-propre, il faisait dépendre sa résolution de la réponse des astres.

 

L’astrologue Seni occupait une maison au sommet de laquelle les ouvriers du camp avaient élevé une terrasse sur une sorte de tour où l’habile homme vivait au milieu d’un arsenal d’instruments. On ne voyait sur les murs que figures cabalistiques et calculs algébriques.

 

Au moment où Wallenstein entra dans la tour, Seni observait la marche des astres.

 

À la vue du firmament tout resplendissant d’étincelles, à la vue surtout de cet homme silencieux qui traçait sur une feuille de papier des signes et des chiffres dont le sens lui échappait, le général, que cent canons tirant à la fois ne faisaient pas frissonner, trembla de la tête aux pieds.

 

– Que disent les planètes ? demanda-t-il d’une voix émue.

 

Seni avait reçu précédemment la visite de François-Albert ; mais il n’était pas dans ses habitudes de se compromettre par des réponses catégoriques.

 

– Mars était bien rouge, ce soir… la terre s’abreuvera de sang bientôt ! dit-il.

 

– C’est une rosée qui tombe presque chaque jour dans les temps orageux où nous vivons. Mais, vous avez jeté les yeux sur l’étoile du roi de Suède ? poursuivit le duc de Friendland.

 

– Elle était voilée hier, ce matin plus voilée encore… cependant elle n’était point effacée… Saturne la menace ainsi que Jupiter… J’ai fait mes calculs sur la conjonction des astres… un grand événement est proche.

 

– Ah !

 

– Voyez votre étoile, monseigneur, quel vif éclat malgré l’approche de Mercure, astre ennemi dont Sirius, qui vous protège, combat l’influence… La vérité se lit dans le ciel en caractères de feu… Voyez cette étoile qui passe et s’éteint ; une autre encore fuit et disparaît… une troisième, plus resplendissante, s’élance des profondeurs du firmament… dans sa course, elle effleure le belliqueux Lion et le Bélier ami des batailles… Qu’il prenne garde !

 

– Qui ? Expliquez-vous ! demanda Wallenstein, qui ne respirait plus.

 

– L’astre qui est le maître de sa vie a pâli. Le ciel l’a dit et le répète : les ides de novembre seront fatales à Gustave-Adolphe !

 

La poitrine de Wallenstein se gonfla.

 

– Et c’est aujourd’hui le 1er novembre ! s’écria-t-il.

 

Seni traça sur le papier des chiffres et des paraboles ; Wallenstein le regardait retenant son souffle.

 

– Oui, fatales ! bien fatales ! répéta Seni ; le soleil s’est couché dans la pourpre… Que tu étais sombre, alors, étoile de Gustave-Adolphe !

 

Comme il sortait de la maison de Seni, Wallenstein, à demi vaincu, mais encore hésitant, rencontra un homme qui le cherchait. Il reconnut l’écuyer de Mme d’Igomer.

 

– Ah ! monseigneur ! dit cet homme.

 

Et, mettant un genou en terre, il lui présenta une écharpe souillée de boue et tout humide encore.

 

– Dieu ! morte ! s’écria Wallenstein.

 

L’écuyer se releva et, le front nu, raconta au comte de Friedland comment la baronne d’Igomer avait perdu la vie ; une seule chose avait surnagé, c’était ce tissu de soie, sauvé par sa légèreté. Maintenant Thécla dormait du sommeil éternel sous les glaïeuls et les joncs du marais.

 

Wallenstein écoutait l’écuyer d’un air sombre.

 

– Ah !… s’écria-t-il enfin, que la terre boive le sang… j’ai payé mon holocauste !

 

Et, mandant autour de lui les généraux de l’armée impériale, Isolani, Kolloredo, Piccolomini, Terzki :

 

– Messieurs, leur dit-il, demain nous livrons bataille à Gustave-Adolphe !

 

Toutes les dispositions furent prises pendant les quelques heures qui les séparaient du jour. Des fossés profonds hérissés de pieux s’étendirent sur les deux côtés de la route qui courait de Weissenfels à Leipzig entre les deux armées ; les troupes impériales, divisées en cinq brigades, prirent position, à trois cents pas de cette route, l’aile gauche appuyée au canal qui joint l’Elster à la Saale, et des batteries promptement établies dressèrent leurs canons sur toutes les hauteurs.

 

Cependant le duc de Lauenbourg et le capitaine Jacobus galopaient dans la nuit à la poursuite du comte de Pappenheim.

 

Un incendie qui projetait de sinistres lueurs sur l’horizon leur servait de flambeau. Ils comprenaient que le terrible général avait passé par là.

 

Aux premières clartés du matin, Gustave-Adolphe monta à cheval. Souffrant encore d’une blessure mal cicatrisée, il portait en place de cuirasse un justaucorps de buffle et un surtout de drap. Pâle, mais l’œil en feu et le front haut, il passa devant le front de son armée, composée tout entière d’hommes aguerris et dévoués.

 

À sa vue, tous poussèrent mille clameurs qui retentirent jusque dans le camp de Wallenstein.

 

– Soldats ! s’écrie le roi, élevons notre âme vers Dieu, qui donne la victoire !

 

Il se met à genoux, découvre son front et prie.

 

L’armée se prosterne en masse, et des milliers de voix héroïques entonnent un chant religieux que la musique des régiments accompagne. Un long brouillard couvrait la plaine, et la prière de ces vaillants hommes, dont la moitié peut-être allait mourir, s’élevait au milieu des ombres.

 

Armand-Louis et M. de Pardaillan, tout à coup animé du feu de la jeunesse, suivaient le roi.

 

M. de la Guerche cherchait partout Renaud. On ne le voyait pas dans les rangs des dragons. Il interrogea Magnus.

 

– Ce matin, M. de Chaufontaine paraissait fort préoccupé d’un justaucorps de peau de buffle tout neuf qu’il essayait, répondit Magnus ; Carquefou en essayait un aussi de la même forme.

 

En ce moment un rayon de soleil traversa l’atmosphère, le brouillard se leva comme un rideau, les deux armées s’aperçurent séparées par la grand-route, et un jet de flamme partit d’une batterie placée sur un monticule situé au centre de l’armée impériale.

 

– Dieu est avec nous ! s’écrièrent les Suédois.

 

– Jésus et Marie ! répondirent les Impériaux.

 

La bataille était commencée.

 

Tandis que Gustave-Adolphe montrait du bout de son épée la batterie qui s’entourait de fumée et de flammes et qu’il fallait enlever, Wallenstein regardait du côté par lequel le comte de Pappenheim s’était éloigné la veille. La route était blanche et nue jusqu’à l’horizon.

 

– Arrivera-t-il à temps ? murmura le feld-maréchal en reportant les yeux sur les masses profondes des Suédois, qui déjà abordaient le premier fossé au pas de course.

 

La fusillade éclatait sur toute la ligne, le canon grondait, et déjà les balles et les boulets faisaient leur œuvre de destruction.

 

La furie de l’attaque n’était égalée que par l’obstination de la défense. Aucune des deux armées ne voulait céder ; le terrain conquis pied à pied par les Suédois était presque aussitôt repris par les troupes impériales ; des rangs entiers tombaient remplacés par de nouveaux combattants acharnés à continuer la lutte. Partout où un régiment pliait, les chefs se portaient en avant, et leur présence ramenait les vaincus à la bataille. On ne comptait plus les morts. La route qui séparait les deux armées avait été enlevée et reperdue trois fois.

 

Pendant les charges impétueuses qui menaient Gustave-Adolphe du centre à l’aile gauche et de l’aile gauche à l’aile droite de son armée, Armand-Louis, tantôt seul avec Magnus, tantôt avec quelques douzaines de dragons, n’avait pas cessé d’accompagner le roi. Au travers de la fumée, un instant il aperçut Renaud qui sortait du milieu d’un bataillon bavarois mis en déroute. Il crut voir Gustave-Adolphe en personne et derrière ce nouveau Gustave-Adolphe un autre encore. Même justaucorps, même surtout.

 

– Quelle est cette folie ? dit Armand-Louis, tandis que les balles sifflaient autour de sa tête.

 

– C’est un stratagème ! répondit Renaud. Un déserteur m’a fait connaître que certains capitaines de l’armée impériale veulent s’attaquer au roi. Nous sommes quatre ou cinq qui avons pris son costume. Si la fortune le permet, c’est sur moi qu’on tombera.

 

Cependant le roi veut, par un coup décisif, briser le centre ennemi, où Wallenstein combat en personne. Il rassemble autour de lui quelques bataillons de ses Finlandais et, l’épée haute, il les mène à la charge.

 

Tout cède devant lui, et son élan le rend maître des batteries qui dominent la route. Wallenstein, impassible, recule tout entouré de vaincus. Sa ligne d’opération est rompue, mais aussi longtemps qu’un régiment tiendra, il ne croira pas la bataille perdue.

 

Seni n’a-t-il pas dit que les ides de novembre seraient fatales au roi de Suède ?

 

Mais voilà que des clameurs éclatent sur la droite. Une confusion terrible mêle tous les rangs ; les deux armées semblent traversées par un tourbillon dont le poids écrase les lignes suédoises.

 

Gustave-Adolphe s’arrête et regarde au loin.

 

Un cri terrible s’élève du milieu de ce tourbillon rempli d’éclairs.

 

– Jésus et Marie !

 

C’est le cri des Impériaux, et huit régiments de cuirassiers se font voir, renversant tout sur leur passage.

 

Au même instant un homme tout couvert de poudre passe auprès de Wallenstein et lui jette ces mots :

 

– Le comte de Pappenheim !

 

Puis il continue sa course, arrive au milieu des escadrons suédois et, se jetant aux côtés du roi :

 

– Sire ! dit-il, le comte de Pappenheim est ici. Votre aile gauche est broyée !

 

– Ah ! maudit ! murmure Armand-Louis, qui a reconnu François-Albert.

 

Mais déjà Gustave-Adolphe a fait un signe à M. de la Guerche.

 

– Courez, dit-il, et ramenez le duc Bernard de Weimar avec sa réserve. Il me trouvera en face de Pappenheim.

 

Armand-Louis part d’un côté, Gustave-Adolphe s’élance d’un autre, le duc de Lauenbourg le suit.

 

Un cavalier sinistre galope auprès d’eux. Si Carquefou le rencontrait, il reconnaîtrait le capitaine Jacobus, malgré le manteau rouge qui l’enveloppe.

 

– Enfin, te voilà donc ! Pourquoi, depuis deux jours, ne t’ai-je pas vu ? dit Gustave-Adolphe au duc de Lauenbourg, qui court sur ses traces.

 

– Ah ! Sire, cette fois je ne vous quitterai plus, répond le duc.

 

Les lueurs de cet incendie qu’il avait aperçu dans la nuit l’avaient conduit à Halle, que le général de Pappenheim venait de livrer aux flammes.

 

À peine eut-il pris connaissance de l’ordre que lui portait le sombre allié des Impériaux, que le grand maréchal fit battre le tambour et sonner le clairon ; mais cavaliers et fantassins se livraient au pillage. Huit régiments de cuirassiers répondirent seuls à cet appel, et le général, se mettant à leur tête, courut à la bataille.

 

Elle était perdue. Il arrive et la rétablit. Son épée fait des prodiges, et sa cavalerie, accoutumée à vaincre avec lui, rencontre le régiment bleu, l’un des plus solides de l’infanterie suédoise.

 

C’est comme un mur d’hommes, un mur hérissé de piques et de mousquets ; mais les cuirassiers, dix fois repoussés, dix fois sont ramenés à la charge, et le mur tombe.

 

Au régiment bleu succède le régiment jaune.

 

Le torrent des cavaliers l’attaque et s’amoncelle autour de ses flancs sans pouvoir l’entamer.

 

Mais Pappenheim se jette au plus épais de la mêlée ; les cuirassiers le suivent et passent. Le régiment jaune n’existe plus.

 

– Gustave-Adolphe, où donc es-tu ? s’écria Pappenheim, qui brandit son épée toute rouge de sang.

 

Il aperçoit un cavalier qui ressemble au roi, et fond sur lui. Dès les premiers coups, le cavalier, blessé à mort, est renversé sur la croupe du cheval.

 

– Ah ! ce n’est pas le roi ! dit Pappenheim, qui le pousse dédaigneusement du bout de son épée.

 

Et précipitant sa course :

 

– Gustave-Adolphe, où donc es-tu ? crie-t-il de nouveau.

 

Et, chemin faisant, il laboure l’armée suédoise rompue en dix tronçons, comme un fort taureau laboure un champ semé de broussailles.

 

Ce grand tumulte attire le roi, qui voit de loin le désordre des siens et qui sent que le duc de Friedland va reprendre l’offensive.

 

Le cavalier au manteau rouge qui le suit s’approche de François-Albert.

 

– L’armée plie. Le roi mort, elle est vaincue ! Frappez donc ! dit-il.

 

Le duc de Lauenbourg lève un lourd pistolet.

 

– Ah ! je n’ose pas ! dit-il.

 

En ce moment, Gustave-Adolphe, emporté par sa course, passe non loin d’un peloton de mousquetaires impériaux. François-Albert feint d’être entraîné par son cheval et, courant sur leur front :

 

– Celui qui galope le premier, là-bas, c’est le roi… tirez ! dit-il.

 

Trois mousquets s’abaissent et font feu ; une balle atteint Gustave-Adolphe et lui casse le bras gauche, qui plie et tombe le long du flanc.

 

– Malédiction ! murmure François-Albert qui ne voit pas tomber Gustave-Adolphe.

 

En ce moment Armand-Louis accourt de toute la vitesse de son cheval.

 

– Sire, dit-il, le duc Bernard me suit.

 

– En avant ! répond le roi.

 

Un gros de cuirassiers le sépare tout à coup de M. de la Guerche, qui les charge à la tête de trente dragons.

 

Gustave-Adolphe s’efforce de joindre M. de Pappenheim, mais la douleur et la perte du sang l’affaiblissent, une vieille blessure mal cicatrisée se rouvre : il pâlit et chancelle.

 

– Ah ! que du moins mes braves soldats ne me voient pas tomber ! dit-il.

 

– Mais frappez donc ! répète Jacobus à l’oreille du duc de Lauenbourg, tandis que Gustave-Adolphe s’éloigne à pas lents.

 

François-Albert hésite.

 

– Eh bien ! ce que vous ne savez pas faire, moi je le ferai ! dit le capitaine.

 

Et, levant un pistolet, il lâche le coup : Gustave-Adolphe pousse un cri ; sa main tremblante veut se cramponner à sa selle, mais il roule par terre.

 

– Frère, dit-il au duc de Lauenbourg, qui le regarde épouvanté, j’en ai assez pour mourir, sauve tes jours !

 

– À présent, Sire, me reconnais-tu ? dit Jacobus, qui vient de quitter les siens ; tu m’as outragé, je te tue !

 

Un cri terrible lui fait lever les yeux. Armand-Louis avait tout vu, et à la tête de ses cavaliers il s’efforçait de pousser jusqu’à lui.

 

– À moi ! crie Jacobus ; Gustave-Adolphe est mort !

 

Cent cuirassiers et cent mousquetaires impériaux accourent ; les cavaliers que Jacobus a remplis de rage se jettent en avant, et un combat où personne ne demande ni n’offre de quartier s’engage autour du cadavre de Gustave-Adolphe.

 

Le duc Bernard de Weimar, appelé par Armand-Louis, venait de rencontrer le comte de Pappenheim ; aux cuirassiers autrichiens il oppose les cuirassiers finlandais ; le torrent que rien tout à l’heure ne semblait devoir arrêter recule à son tour.

 

La nouvelle que le roi venait de perdre la vie s’était répandue dans l’armée suédoise avec la rapidité de l’éclair ; un mouvement de rage y avait répondu, et comme des louves auxquelles on vient de ravir leurs petits, les compagnies ralliées s’étaient précipitées sur l’ennemi. Ce n’était plus une bataille, c’était un duel ; tout homme qui portait une pique, une épée, un mousquet, semblait avoir une injure personnelle à venger : fantassins et cavaliers se ruaient à l’envi sur les Impériaux.

 

– Vengeance ! fut le cri de toute une armée.

 

Et tout céda à cet effort du désespoir.

 

Wallenstein, qui ramenait le centre à la bataille, se heurta contre le général Horn et ses vieux régiments.

 

– Ah ! dit-il, l’esprit de Gustave-Adolphe est avec eux !

 

Cet esprit était incarné dans la mâle figure du duc Bernard ; tandis que les Suédois se battaient pour tuer et mourir, lui les poussait en avant pour vaincre, et, maître des batteries qui avaient si longtemps tenu Gustave-Adolphe en échec, il en foudroyait l’armée impériale.

 

Cependant, l’acharnement de la lutte, qui ensanglantait le coin de terre où reposait le cadavre du roi, n’avait pas diminué. Les morts s’entassaient sur les morts, les blessés tombaient auprès d’eux. Au-dessus de cette mer houleuse de mourants, on voyait la tête et le bras de Pappenheim ; il ne savait pas où le roi Gustave-Adolphe était tombé et le cherchait toujours.

 

Tandis qu’une colère égale animait les Impériaux pour s’ouvrir un passage à travers les soldats d’Armand-Louis et de Renaud, l’un redoublait ses coups pour atteindre le capitaine Jacobus, l’autre précipitait les siens pour frapper le grand maréchal de l’empire. Malgré les flots d’ennemis qui se jetaient sur eux, Carquefou put joindre ses compagnons de guerre ; mais son cheval n’obéissait plus au mors. Trompé par le justaucorps de buffle et le surtout de drap, Pappenheim fondit sur lui.

 

– Voilà ma dernière heure, murmura Carquefou, qui s’apprêtait bravement à recevoir le choc.

 

Presque aussitôt le cheval du grand maréchal heurta de son large poitrail la monture chancelante de son adversaire et l’envoya rouler à dix pas.

 

Riant alors :

 

– Tiens-toi donc mieux à cheval, l’ami ! cria l’Allemand, qui venait de reconnaître Carquefou, et il passa.

 

Tandis que Carquefou se relevait et ramassait Frissonnante, M. de Pardaillan fut en une minute sur M. de Pappenheim.

 

– Haut l’épée ! dit le comte.

 

– Vieillard ! répond le maréchal, la partie n’est pas égale.

 

Et, avec la rapidité d’une pierre lancée par la fronde, le coup qu’il porte à M. de Pardaillan arrache le fer aux mains du vieux marquis, dont le bras retombe tout sanglant.

 

– À d’autres, et hors d’ici les blessés ! crie le grand maréchal.

 

Cette fois, Renaud rompt le cercle formidable de sabres et de pistolets qui l’entoure, et arrive comme un lion sur M. de Pappenheim.

 

– Enfin ! dit le grand maréchal, qui le reconnaît.

 

Et ils s’abordent, pareils à deux taureaux. Leurs épées se choquent avec la vitesse du marteau frappant sur l’enclume ; mais les coups sont parés aussi rapidement qu’ils sont portés. La lutte avait cela de particulier, cependant, qu’elle augmentait, par la durée, le sang-froid et l’adresse de Renaud. Pappenheim, au contraire, qui voit les siens plier de toutes parts, veut les rallier et se faire reconnaître pour les animer de son exemple. Un instant son regard quitte les yeux de Renaud, et se dressant sur ses étiers :

 

– Ferme, cuirassiers, et en avant ! s’écrie-t-il.

 

Mais ses lèvres étaient encore ouvertes que déjà l’épée de Renaud avait glissé sous le bras du comte et traversé son épaule.

 

Un cri de rage s’échappe des lèvres du grand maréchal ; il veut continuer la lutte ; sa main alourdie fait un effort désespéré pour relever son arme, elle retombe sans force.

 

– Rendez-vous ! crie M. de Chaufontaine à son tour.

 

Mais les cuirassiers ont vu le péril de leur chef, une charge furieuse les porte entre les combattants ; ceux du duc Bernard et les dragons de M. de la Guerche se jettent dans la mêlée ; ce qu’il y avait encore d’arquebuses, de pistolets et de mousquets chargés fait feu, et Pappenheim, qui s’obstine à ne pas suivre ceux qui veulent l’entraîner dans leur retraite, tombe, la poitrine percée de deux balles. Une compagnie de cuirassiers se range alors autour de lui, et tandis qu’ils font à leur chef un rempart de leurs corps, on emporte le grand maréchal loin de la mêlée. Sa main inerte ne tenait plus l’épée.

 

– Ah ! s’il m’échappe ! s’écrie Renaud, cette victoire n’est plus une victoire !

 

Au moment où Gustave-Adolphe, atteint d’un coup mortel, vidait les arçons, le duc François-Albert de Lauenbourg, saisi d’une terreur folle, avait pris la fuite.

 

Son cheval effaré l’emportait sur le front de l’armée impériale, et lui, pris de vertige, criait :

 

– Le roi est mort ! le roi est mort !

 

Le capitaine Jacobus, à pied, l’épée au poing, s’acharnait auprès de sa victime expirante. Autour de lui, mousquetaires et lansquenets se disputaient les dépouilles du roi, son chapeau percé de balles, son justaucorps sanglant, son épée toute rouge, son manteau déchiré.

 

Armand-Louis, que Magnus, M. de Saint-Paer et M. de Collonges suivaient avec trente dragons, faisait de larges trouées dans ce cercle mouvant. Le capitaine Jacobus l’aperçut, et, se jetant sur un cheval qui errait sans maître, brandit en l’air son bras robuste.

 

– Il est trop tard ! dit-il, le roi est mort !

 

Et, comme une couleuvre qui se fraye un chemin au travers des ronces, il se lança au plus épais des escadrons impériaux.

 

Mais partout ces escadrons, divisés et rompus par les charges réitérées des Suédois, s’ouvraient et flottaient indécis. Où courait le capitaine Jacobus, Armand-Louis courait aussi. On les voyait comme deux flèches passer au milieu des bataillons dispersés, s’atteindre et s’éviter tour à tour. Trois fois l’épée d’Armand-Louis avait labouré la croupe du cheval de Jacobus, et trois fois un hasard les avait séparés. Ils traversèrent ainsi l’armée, et la poursuite ne s’arrêta pas.

 

Auprès d’un ruisseau bordé de saules, le capitaine Jacobus aperçut huit ou dix Croates débandés.

 

– Un général suédois est là, dit-il ; mille ducats à ceux qui le tueront !

 

Les Croates s’apprêtaient à fondre sur M. de la Guerche, mais on vit alors M. de Saint-Paer et M. de Collonges, flanqués de quatre ou cinq dragons, qui accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux. Les Croates tournèrent bride et franchirent le ruisseau. Malheureusement, si rapide qu’eût été leur intervention, elle avait permis au capitaine Jacobus de passer sur la rive opposée. Un homme fluet et pâle sortit du milieu des saules, tenant par le mors un cheval maigre dont il tendit la bride au fugitif. Le capitaine sauta en selle et, laissant là sa monture épuisée, disparut dans la plaine, tandis que maître Innocent se glissait parmi les buissons épais qui bordaient la rive du ruisseau où sa fuite silencieuse ne laissait pas plus de traces que le passage d’un renard.

 

Armand-Louis poussa un cri de fureur et voulut s’élancer à la poursuite du capitaine Jacobus. Magnus l’arrêta froidement, et du bout de Baliverne montrant le cavalier :

 

– Son cheval a des ailes, dit-il, ne le poursuivez pas… J’ai vu hier le gîte d’où maître Innocent est sorti ; le capitaine y retourne certainement… Mais, aussi vrai que Magnus est un homme et qu’il ne vous a jamais trompé, il vous fera rencontrer ce bandit face à face.

 

– Tu me le promets ?

 

– Je vous le jure !

 

– Eh bien ! je jure à mon tour que la main que voici ne touchera la main d’Adrienne que lorsqu’elle aura puni le meurtrier du roi.

 

Et, ayant repoussé l’épée au fourreau, M. de la Guerche tourna bride.

 

XXXIII

LES MORTS VONT VITE


Comme il revenait sur ses pas lentement, avec les dragons groupés autour de MM. de Saint-Paer et de Collonges, Armand-Louis rencontra Renaud, qui, flanqué de Carquefou, galopait à côté d’un bas officier revêtu de l’uniforme de la cavalerie croate. On fit halte un instant.

 

– Cet homme m’a promis de me conduire au logis de M. de Pappenheim, dit le marquis ; s’il tient sa promesse, il aura cent pistoles ; s’il y manque, la balle de ce pistolet lui cassera la tête.

 

– À toi le grand maréchal de l’empire, à moi le capitaine Jacobus ! répondit M. de la Guerche.

 

Les deux frères d’armes échangèrent une vigoureuse poignée de main ; on lisait sur leur visage la marque d’une résolution implacable.

 

M. de Collonges intervint.

 

– Mon cheval est frais, dit-il, je l’ai emprunté à un officier des gardes de Wallenstein à qui je l’ai payé d’un coup d’épée… je vais donc m’attacher à la fortune de M. de Chaufontaine ; M. de Saint-Paer restera avec M. de la Guerche… Ainsi chacun de nous aura sa part dans l’œuvre commune.

 

Les dragons se divisèrent en deux bandes, les mieux montés se rangeant autour de M. de Collonges.

 

– Adieu, Baliverne, dit Carquefou à Magnus ; Frissonnante me paraît en danger de mort, mais elle a aussi une petite rancune à payer… Si chemin faisant nous expirons de compagnie, pardonne-nous en souvenir des émotions qui ne nous ont pas été ménagées.

 

Bientôt après, la troupe qui suivait Renaud s’effaça dans l’éloignement.

 

Lorsque M. de la Guerche reparut sur le champ de bataille, le jour était fini. On ne voyait plus çà et là, au milieu des clartés douteuses du crépuscule, que quelques blessés qui se traînaient lentement pour gagner les ambulances.

 

Dix mille morts couvraient la plaine. Un silence funèbre enveloppait cette foule immobile, tout à l’heure agitée par le vent de toutes les passions violentes. Au milieu des ombres qui allaient s’épaississant de minute en minute, Armand-Louis, M. de Saint-Paer et Magnus cherchaient le corps du roi.

 

Comme ils erraient silencieusement au milieu des rangs confondus des Impériaux et des Suédois, il leur sembla qu’une forme noire pareille aux fantômes allait et venait dans la nuit.

 

– Serait-ce déjà le capitaine Jacobus ? murmura Magnus.

 

Armand-Louis s’approcha. Une femme alors, levant son voile, le regarda.

 

– Ne me reconnaissez-vous pas ? dit-elle.

 

– Marguerite !

 

– Oui, Marguerite, qui pleure et ne se consolera jamais ! Partout où le roi est allé, je suis allée ; à Leipzig, au passage du Lech, à Nuremberg ! Il était ce matin à Lutzen, j’y étais aussi. Il combattait, et je priais. Dieu n’a pas voulu que l’Allemagne connût le héros qui l’a sauvée de l’esclavage ; mais si son âme est là-haut, il faut du moins que sa dépouille mortelle soit rendue à la Suède.

 

– Voilà une heure que je cherche celui qui fut Gustave-Adolphe. Hélas ! qui sait ce qu’il est devenu ?

 

– Suivez-moi, et si vous ne le trouvez pas, moi je le trouverai.

 

Marguerite poursuivit sa marche d’un pas ferme, passant au milieu des morts renversés les uns sur les autres. Son visage avait l’aspect du marbre.

 

« Ah ! que je l’ai vue heureuse et belle ! pensait Armand-Louis. »

 

La fille d’Abraham Cabeliau arriva ainsi auprès d’un amas de cadavres groupés dans toutes les attitudes de la mort. La terre était toute imbibée de sang et couverte de débris d’armes.

 

Ce n’était que mousquetaires et cuirassiers entassés pêle-mêle, tous criblés de blessures, mutilés, éventrés, la tête fendue, le visage encore empreint de furie.

 

Marguerite chercha dans cet amoncellement de corps méconnaissables, çà et là labourés par les fers de mille chevaux.

 

Tout à coup, elle tomba à genoux, et, soulevant dans ses bras une tête froide voilée des ombres de la mort :

 

– Le voilà ! dit-elle.

 

Il y avait tant de larmes et de douleur dans ce seul cri, que Magnus détourna la tête et se mit à pleurer.

 

Mais alors Marguerite se redressant et jetant derrière sa tête le long voile qui lui faisait comme un linceul, les yeux noyés de larmes, le visage en feu :

 

– Et celui qui a tué ce héros, il vit peut-être ! s’écria-t-elle. Dieu du ciel, où est Ta justice ?

 

M. de la Guerche lui saisit la main :

 

– Oui, madame, cet homme vit, dit-il ; mais par l’âme de celui qui ne m’entend plus, je vous jure que Gustave-Adolphe sera vengé !

 

Magnus, passant rapidement la main sur ses yeux :

 

– À l’œuvre donc ! dit-il. À présent que nous savons où est le corps du roi, laissons-le pour une heure à cette place. Vous, madame, allez prier sous l’ombre de ces arbres déchirés par la mitraille. Vous êtes une femme, on peut vous voir et vous entendre sans concevoir aucun soupçon. Combien de veuves et de mères qui pleureront ce soir !… Vous, monsieur de Saint-Paer, mettez-vous en embuscade, là-bas, derrière ce pan de mur, qui vous permet de tout observer sans être remarqué.

 

– Que prétends-tu faire ? dit Armand-Louis.

 

– Nous sommes en chasse ; tendons le piège où le tigre doit être pris.

 

– Ah ! je comprends. Mais s’il ne vient pas ?

 

– S’il ne vient pas ? Savez-vous un coin de l’Allemagne que la pointe de Baliverne ne puisse pas fouiller ? Mais, rassurez-vous… le tigre a flairé l’odeur du sang ; il voudra voir si sa victime est morte.

 

– Bien, Magnus, bien ! Moi, je vais attendre là, à l’abri de ce bouquet de sapins, et vingt dragons feront un cercle dans la plaine pour qu’il ne puisse approcher sans être aperçu, et tenter de fuir sans être pris.

 

– Pas un mot surtout, pas un mouvement ; il y a partout des quartiers de rochers, des troncs d’arbres rompus, des chaumières en ruine, des remparts de cadavres… que ce soient autant de retraites où vous restiez ensevelis ; mais, quand vous me verrez debout, l’épée au poing, criant : « Gustave-Aldolphe ! » alors levez-vous tous !

 

– Et alors à moi de le tuer ! s’écria M. de la Guerche.

 

Les dragons s’éloignèrent.

 

Marguerite s’agenouilla sur un tertre, et tout bruit mourut dans la plaine.

 

Magnus, resté seul, se pencha parmi les morts et choisit une casaque aux couleurs impériales, qu’il endossa ; le sang et la poudre dont il macula son visage lui firent un masque ; il se coiffa d’un casque bosselé, et, méconnaissable à tous les yeux, le vieux partisan gagna l’extrême limite du champ de bataille.

 

Quelques gémissements s’élevaient de la plaine et indiquaient seuls qu’un reste de vie s’y débattait.

 

Nous allons abandonner pour un instant M. de la Guerche et Magnus, et rejoindre M. de Chaufontaine, lancé avec M. de Collonges à la poursuite du grand maréchal de l’empire. Il lui fallait cet homme, mort ou captif.

 

Le Croate, dont il surveillait les mouvements, galopait dans la direction de Leipzig. Çà et là, mais à de rares intervalles, on apercevait quelques groupes de soldats débandés. Ceux-là jetaient leurs armes à la vue des dragons suédois et prenaient la fuite ; d’autres, épouvantés, se mettaient à genoux et demandaient grâce ; un certain nombre, infidèles au drapeau vaincu, et privés de leurs chefs, se ralliaient à l’escorte du marquis et criaient :

 

– Vive Gustave-Adolphe !

 

Une pauvre maison, dont les vitres à demi rompues brillaient dans la nuit, se montra sur l’un des côtés de la route. Le Croate étendit la main.

 

– C’est là ! dit-il.

 

Des ombres passaient devant les fenêtres ; un groupe de cuirassiers sanglants, mutilés, mais l’épée au poing, veillaient autour de la maison. À l’aspect de Renaud, ils se rangèrent devant la porte.

 

– Bas les armes ! dit Renaud ; vous êtes dix et nous sommes trente !

 

Une voix mâle se fit entendre dans l’intérieur de la chaumière ; M. de Chaufontaine reconnut la voix de M. de Pappenheim.

 

– Laissez entrer ! cria-t-il, l’ennemi verra comment sait mourir le maréchal de l’empire d’Allemagne.

 

Sombres et muets, les cuirassiers s’écartèrent de la porte, et M. de Chaufontaine entra, suivi de M. de Collonges.

 

Carquefou, Frissonnante à la main, se glissa derrière eux.

 

M. de Pappenheim, sans cuirasse, la tête nue, couvert déjà des ombres de la mort, gisait sur un lit misérable. Quelques gouttes de sang suintaient à travers l’appareil posé sur les blessures et tombaient à terre. Son épée, brisée par le milieu, était couchée en travers du drap.

 

À la vue du marquis, il se souleva sur le coude, et, le saluant de la main :

 

– Il y a loin de la Grande-Fortelle à Leipzig ! dit-il. Depuis lors nous nous sommes rencontrés dans bien des fortunes diverses… Soyez le bienvenu dans ma dernière maison.

 

M. de Chaufontaine se découvrit ; Carquefou abaissa la pointe de Frissonnante.

 

Alors, posant la main sur la garde du fer brisé, qu’il n’avait pas abandonné :

 

– Si c’est là ce que vous cherchez, poursuivit le grand maréchal, attendez encore quelques minutes, la mort va me l’arracher.

 

Une ombre de colère et de désespoir passa sur son visage.

 

– Vous m’avez rencontré sur dix champs de bataille, continua-t-il ; par respect pour la mort qui plane ici, oubliez nos longues inimitiés, et répondez en soldat à celui qui fut le Soldat. Votre présence ici me dit assez que la bataille est perdue. Que reste-t-il de l’armée impériale ?

 

– Quelques bandes en déroute, des escadrons dispersés.

 

– Et le duc de Friedland, notre chef ?

 

– Il est en fuite.

 

– S’il est vivant, rien n’est perdu.

 

M. de Pappenheim fit un effort, et, sans quitter la garde de son épée :

 

– Et Gustave-Adolphe ? ajouta-t-il.

 

M. de Chaufontaine baissa la tête sans répondre.

 

– Et Gustave-Adolphe ? répéta le blessé avec plus de force.

 

– Il est mort, dit Renaud.

 

– Mort ! s’écria le grand maréchal ; mort, le roi de Suède !

 

Alors, levant son corps, les mains toutes frémissantes, le visage transfiguré :

 

– Béni soit le Dieu qui m’a permis d’apprendre avant la dernière heure que l’implacable ennemi de ma religion et de mon pays a perdu la vie ! s’écria-t-il. Non, la bataille n’est pas perdue si Gustave-Adolphe n’est plus ! Qu’importe que cinquante régiments aient été brisés comme ce fer est brisé lui-même ! Je meurs content… Lui mort, l’Autriche est triomphante !

 

Un coup violent frappé à la porte l’interrompit ; un cuirassier entra, précédant un courrier qui mit un genou en terre.

 

– J’arrive de Madrid, dit cet homme, et le roi mon maître m’a ordonné de remettre ce coffret aux mains du grand-maréchal de l’empire.

 

M. de Pappenheim s’empara du coffret et l’ouvrit. Bientôt les insignes éclatantes de l’ordre fameux de la Toison d’or brillèrent entre ses doigts tremblants ; une sorte d’extase illumina son visage.

 

– Enfin ! murmura-t-il.

 

Un frisson le prit.

 

– Adieu la gloire ! adieu la terre ! dit-il.

 

Une pâleur mortelle s’étendit sur son front ; la croix rouge parut faiblement à l’angle interne des sourcils ; alors, tournant vers M. de Chaufontaine ses yeux où les flammes de la vie s’éteignaient :

 

– Je vous ai toujours connu un homme de guerre brave et généreux, dit-il ; en mémoire des jours où nos épées se sont heurtées, laissez mes cuirassiers m’ensevelir avec ces deux souvenirs d’ici-bas.

 

– Que votre volonté soit faite ! dit Renaud.

 

– À présent, que Dieu m’appelle : je suis prêt ! s’écria le grand maréchal.

 

Et bientôt, les deux mains étendues sur le collier de la Toison d’or et la garde de son épée, il rendit l’âme.

 

– Oui, c’était un soldat ! murmura M. de Chaufontaine.

 

– Dieu m’accorde une pareille mort ! répondit M. de Collonges, qui s’était agenouillé.

 

Tandis que ces choses se passaient dans l’humble maison où le hasard de la bataille avait jeté mourant l’un des meilleurs hommes de guerre du XVIIe siècle, Armand-Louis, Magnus et M. de Saint-Paer attendaient sur le champ funèbre de Lutzen.

 

Le silence était profond ; quelque souffle de vent passait dans les arbres comme une plainte ; la lune, immobile dans un ciel pur, éclairait la plaine, où dormait une foule glacée.

 

Parfois un cheval blessé relevait la tête et poussait un long hennissement, puis tout se taisait.

 

La nuit était déjà avancée ; Armand-Louis commençait à croire que le capitaine Jacobus ne viendrait pas. En ce moment, le vieux Magnus, qui errait sur la lisière du champ de bataille, aperçut un homme qui marchait lentement et regardait autour de lui. Sa haute taille jetait une ombre sur la terre ; il tenait une épée nue à la main.

 

– C’est lui ! murmura Magnus.

 

Et il se dirigea vers le capitaine, tout en ayant l’air de chercher de côté et d’autre sur le sol.

 

Le capitaine s’arrêta, tira un pistolet de sa ceinture et considéra pendant quelques minutes cet inconnu qui allait et venait parmi les morts.

 

– Un maraudeur ! fit-il enfin.

 

Remettant alors le pistolet dans les plis de la soie :

 

– Eh ! l’ami ! s’écria-t-il.

 

Magnus releva la tête, hésita comme un homme surpris et mécontent, puis se dirigea vers le capitaine, la main sur la garde de son épée.

 

– Laisse-là ce joujou, poursuivit le capitaine Jacobus. Si tu pilles les cadavres, moi je n’en veux trouver qu’un seul. Donc, point de querelles entre nous !

 

– Alors, causons, répondit Magnus, mais faisons vite ; le jour n’est pas loin, et il ne ferait pas bon de rencontrer quelque patrouille suédoise par ici.

 

– Écoute ! Si tu m’aides à découvrir celui que je cherche, il y a pour toi plus d’or dans cette bourse que tu n’en découvriras dans les poches de cent officiers.

 

– Parlez.

 

– L’homme dont je parle est tombé auprès d’un champ de sarrasin, non loin d’un bouquet d’arbres, à un endroit où la route fait un coude.

 

Magnus se gratta le front.

 

– J’ai vu dans un endroit semblable un amoncellement extraordinaire de cadavres ; ils étaient couchés comme les épis d’une gerbe déliée, les uns sur les autres. L’un d’eux portait un justaucorps de peau de buffle à gorgerin d’acier ; il avait le bras gauche cassé par une balle.

 

Le capitaine saisit Magnus par le poignet :

 

– Marche, je te suis ! dit-il.

 

Magnus, sans répondre, prit hardiment un sentier qui coupait diagonalement le terrain de la bataille. Le capitaine marchait sur ses traces, à la distance d’une épée. Ses regards inquiets sondaient partout la douteuse clarté de la nuit, mais rien ne bougeait dans l’immense plaine. D’ailleurs, l’homme qui marchait devant lui avait l’épée au fourreau.

 

Ils arrivèrent ainsi auprès d’un champ de sarrasin foulé et haché par les déchirements d’une lutte acharnée. Magnus, du doigt, fit remarquer au capitaine Jacobus un bouquet de quatre ou cinq arbres, et la route, dont la ligne blanche traçait un angle.

 

– Oui, c’est là, murmura l’aventurier.

 

Un amas de corps sanglants couvrait la terre comme un tapis ; partout des armes en débris, partout des visages pâles tournés vers le ciel.

 

Magnus franchit un premier cercle de cadavres, et, au cœur même de cette hécatombe d’êtres humains, sa main désigna le corps du roi.

 

Alors, se découvrant, et d’une voix tonnante :

 

– Gustave-Adolphe ! cria-t-il.

 

Un homme se leva à ce cri, puis un autre, puis dix, puis vingt, et tous, l’épée nue à la main, marchèrent vers Magnus.

 

– Ah ! traître ! cria le capitaine Jacobus.

 

Et, s’armant d’un pistolet, il fit feu ; mais le vieux soldat avait fait un bond de côté, et la balle passa à quelques pouces de son front.

 

– Trop vite et trop tard ! dit froidement Magnus.

 

Déjà M. de la Guerche et M. de Saint-Paer étaient auprès de lui, et, autour d’eux, un cercle de dragons : point d’issue pour s’échapper.

 

Le capitaine Jacobus venait de reconnaître M. de la Guerche, et, derrière lui, debout comme un spectre, Marguerite Cabeliau.

 

Il jeta à ses pieds l’arme inutile, et, croisant les bras sur sa poitrine :

 

– Ah ! un guet-apens comme à la Grande-Fortelle, dit-il ; le gentilhomme fait œuvre de bandit !

 

M. de la Guerche fit un geste de la main ; M. de Saint-Paer et Magnus s’écartèrent, et, se plaçant en face de l’aventurier :

 

– Je croirais ma tâche mal remplie si je ne vous tuais pas ; donc, haut l’épée, capitaine Jacobus, et défendez votre vie ; car, aussi vrai que je m’appelle Armand-Louis de la Guerche, l’un de nous tombera ici pour ne plus se relever.

 

Le capitaine tira du fourreau sa rapière d’un seul élan ; puis, tout à coud rompant d’un pas :

 

– Est-ce franc jeu, moi contre vous ? dit-il.

 

– Franc jeu ; vous contre moi, un contre un.

 

– Sans pitié ni merci, avec la dague et l’épée ?

 

– Avec l’épée et la dague, sans quartier ni pardon.

 

– Et si je vous tue ?

 

– Vous serez libre, foi de gentilhomme !

 

M. de Saint-Paer fit un mouvement.

 

– Laissez, reprit Armand-Louis, cet homme m’appartient.

 

– Magnus n’est pas gentilhomme, il n’a rien promis, dit Magnus.

 

Le capitaine Jacobus fit ployer son fer entre ses mains, et le regardant :

 

– Toi, ce n’est rien, fit-il d’un air dédaigneux.

 

– À présent, en garde, et priez Dieu ! s’écria M. de la Guerche.

 

Le fer croisa le fer, et le duel commença.

 

Marguerite, à genoux, soutenait la tête livide du roi et la tournait vers les combattants, comme si elle eût voulu que le mort fût le témoin de cette lutte implacable destinée à le venger.

 

Cette fois, Armand-Louis avait affaire au plus terrible jouteur qu’il eût rencontré. Pas de feinte, pas de ruse qui fussent inconnues au capitaine Jacobus ; il se faisait de l’épée et du poignard un bouclier agile et vivant, d’où partaient mille ripostes promptes comme la foudre. Un nuage passa sur le front de Magnus, qui serra la poignée de Baliverne.

 

Mais Armand-Louis parait tous les coups et multipliait les siens avec une rapidité et une précision qui augmentaient avec la résistance.

 

On n’entendait que le cliquetis du fer et le souffle de deux respirations courtes, pressées, ardentes.

 

À mesure que les deux adversaires changeaient d’attitude, Marguerite tournait entre ses genoux la tête du roi mort, afin que sa face blême menaçât toujours le capitaine Jacobus.

 

Un instant, les yeux de l’aventurier rencontrèrent ce visage terrible ; il frissonna, et l’épée d’Armand-Louis le toucha en pleine poitrine ; mais le fer rencontra les fines mailles d’un justaucorps d’acier pris sous le pourpoint de buffle, et vola en éclats.

 

– Ah ! bandit ! s’écria M. de la Guerche.

 

Un cri de joie féroce lui répondit.

 

Magnus devint pâle, et on le vit brandir Baliverne ; mais au moment où Jacobus, qui se croyait sûr de la victoire, fondait sur M. de la Guerche, la main de Marguerite tendit au gentilhomme une épée rouge qu’elle avait ramassée dans le sang.

 

– C’est l’épée du roi ; tuez cet homme ! dit-elle.

 

Le bras du capitaine Jacobus hésita ; le coup qu’il destinait à son adversaire se perdit dans le vide, et presque aussitôt la pointe d’un fer dont il avait appris à connaître la force, le menaça de nouveau.

 

– C’est à la gorge qu’il faut frapper ! dit Magnus d’une voix sombre.

 

Mais déjà le duel recommençait plus âpre et plus acharné.

 

– Mort de ma vie ! j’en viendrai à bout cependant ! murmura le capitaine.

 

Il se ramassa sur lui-même comme un tigre, et son jeu terrible devint plus rapide et plus serré. On voyait luire ses dents blanches à travers ses moustaches rouges.

 

Quelques gouttes de sang parurent bientôt après sur les vêtements de M. de la Guerche, qu’une armure de fer ne protégeait pas. Deux fois déjà l’épée du capitaine en avait déchiré l’étoffe. Un ricanement ouvrit ses lèvres.

 

– Mon épée a soif ; prends garde ! dit-il.

 

Il fit un pas, et Magnus passa la main sur son front trempé de sueur ; mais soudain le fer d’Armand-Louis brilla comme une flèche et atteignit l’aventurier au défaut de l’épaule.

 

– Tonnerre ! s’écria celui-ci en rompant.

 

M. de la Guerche laissa tomber son épée, fit un bond, et, tandis que sa main droite saisissait le bras gauche du capitaine, avec la rapidité de l’éclair, de son autre main, il lui plantait dans la gorge son poignard tout entier.

 

La coquille d’acier heurta le gorgerin, et un jet de sang noir jaillit sur le bras du vainqueur.

 

Le capitaine Jacobus jeta la tête en arrière et tomba comme un chêne ; ses talons et ses mains battirent le sol ; puis ses membres se roidirent, et il resta couché par terre, la face noyée dans le sang. Alors, jetant au loin l’arme qui avait terrassé l’assassin du roi :

 

– Justice est faite ! dit Armand-Louis.

 

À la pointe du jour, deux troupes de cavaliers se rencontrèrent sur la route de Leipzig : l’une était conduite par M. de Chaufontaine, l’autre par M. de la Guerche. L’une avait vu mourir le comte de Pappenheim ; l’autre ramenait le corps du roi Gustave-Adolphe. Bientôt après, les deux gentilshommes entraient chez M. de Pardaillan.

 

– Crois-tu que Frissonnante pourra se reposer maintenant ? demanda Carquefou.

 

– Qui sait ! Baliverne n’est pas fatiguée, répondait Magnus.

 

Adrienne et Diane attendaient leurs fiancés.

 

– Un homme avait osé lever les yeux sur vous, il n’est plus, dit Renaud.

 

M. de Pardaillan prit la main de Diane et la mit dans celle du marquis.

 

– Madame, dit alors M. de la Guerche, la dragonne dont Jean de Werth parait la poignée de son épée, la voici, et l’homme qui a porté la main sur le roi, je l’ai tué.

 

– Madame de la Guerche, dit M. de Pardaillan, embrassez votre mari.

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] Suite de « Les coups d’épée de M. de La Guerche.