Gustave Aimard
LA TOUR DES HIBOUX
Histoire de voleurs
(1864)
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
« C’est à votre tour, capitaine, » me dit alors de Saulcy, en vidant d’un seul trait le verre de chambertin que depuis quelques secondes il tenait à la main, et que le dénoûment imprévu de la précédente histoire lui avait presque fait oublier.
« Messieurs, » répondis-je en cherchant tant bien que mal à parer la botte qui m’était portée, « je ne sais réellement quoi vous dire ; mon existence s’est toujours écoulée si calme et si tranquille, que, dans toute ma vie passée, je ne vois pas un fait qui soit digne de vous être rapporté. »
Comme je m’y attendais, ces paroles furent accueillies par une protestation énergique de tous les convives, plus ou moins échauffés par les nombreuses libations d’un festin qui durait déjà depuis plus de six heures. Ce fut en vain que je cherchai à faire agréer mes excuses au milieu du brouhaha des interpellations et des reproches qui pleuvaient sur moi de toutes parts ; enfin, désespérant de sortir vainqueur de cette lutte où la force des poumons était loin d’être de mon côté, je pris le parti d’y mettre fin en souscrivant aux vœux de l’honorable compagnie.
Dès que j’eus fait connaître ma résolution, le silence se rétablit comme par enchantement, les verres se remplirent, les têtes se tournèrent de mon côté, les regards se fixèrent sur moi, et je commençai mon récit avec la conviction flatteuse que l’on m’écoutait, sinon avec intérêt, du moins avec attention.
« Messieurs, » dis-je après avoir allumé une cigarette et m’être adossé nonchalamment sur le dossier de ma chaise, « vers la fin de 1818, des affaires assez importantes m’appelèrent en Espagne et me forcèrent à un séjour de près d’une année en Andalousie.
« À cette époque, j’avais à peine vingt-trois ans. Au lieu de me confiner dans Cadix, dont les rues sont étroites et sales, je louai un joli mirador à Puerto-Réal, ville coquette, aux blanches maisons percées d’un nombre infini de fenêtres, derrière les jalousies desquelles on est certain, à toute heure du jour, de voir étinceler des yeux noirs et sourire des lèvres roses.
« Aussi, le temps passait-il pour moi le plus agréablement du monde.
« Négligeant mes affaires un peu plus que je ne l’aurais dû, j’avais fait de fort gentilles connaissances, créé de charmantes relations ; en un mot, je ne songeais qu’à me divertir.
« Pourtant, deux ou trois fois par semaine, prenant, comme l’on dit vulgairement, mon courage à deux mains, je m’arrachais, quoique à regret, de ma délicieuse retraite, et, monté sur un magnifique genet, je franchissais au galop les trois lieues qui séparent Puerto-Réal de Cadix, et je m’informais de l’état de mes affaires, bien plus dans le but de savoir combien de temps encore il me serait permis de jouir de la vie délicieuse que je m’étais organisée, que par respect pour les graves intérêts qui m’étaient confiés.
« Que voulez-vous, messieurs ! je ne comprenais encore de la vie que le plaisir.
« L’on parlait beaucoup, à cette époque, d’un certain José Maria, qui avait longtemps écumé les grandes routes de l’Espagne comme chef de saltéadores, et qui, après avoir fait sa paix avec le gouvernement, s’était retiré à Cadix, sa patrie, pour y jouir tranquillement et honorablement du produit de ses rapines passées.
« On racontait de cet ex-bandit des traits d’une audace inouïe, qui avaient éveillé en moi une vive curiosité et le plus grand désir de me trouver en face de lui.
« Un matin, je reçus une lettre d’un de mes compagnons de plaisir, nommé don Torribio Quesada, qui m’annonçait que le soir même, à Cadix, le fameux José Maria devait dîner avec lui et m’engageait à ne pas manquer l’occasion qu’il m’offrait de le voir et de l’entretenir à mon aise en venant partager le repas auquel il avait invité l’ancien saltéador.
« Bondissant de joie à cette nouvelle inattendue, je fis immédiatement seller mon cheval, et je m’élançai à toute bride sur la route de Cadix, contremandant tous les ordres que j’avais donnés à mon domestique pour les divertissements de ce jour.
« Deux heures plus tard j’étais confortablement installé dans le salon de don Torribio.
« José Maria fut exact au rendez-vous.
« C’était bien l’homme que je m’étais figuré, il était bien tel que mon imagination exaltée s’était plu à me le représenter, et les quelques heures que je passai en sa compagnie s’écoulèrent pour moi avec la rapidité d’un songe, tant je fus vivement impressionné en l’écoutant raconter de sa voix grave et vibrante, avec ce laisser-aller et cette franchise de l’homme supérieur, les émouvantes péripéties de sa vie aventureuse.
« Enfin il fallut se séparer ; José Maria nous quitta après avoir bu un dernier verre de val de peñas et nous avoir amicalement serré la main.
« Lorsque je me trouvai seul avec don Torribio, celui-ci m’engagea à passer la nuit chez lui, car il commençait à se faire tard et j’étais à trois lieues de Puerto-Réal.
« Le dîner avait été copieux, et un nombre considérable de bouteilles vides, rangées plus ou moins symétriquement sur la table, prouvait surabondamment que la soirée ne s’était pas écoulée avec une sobriété exemplaire. Je me sentais la tête lourde ; j’avais beaucoup fumé, et, sans être ivre, j’avais cependant dépassé de fort loin les limites d’une honnête gaieté, et mon esprit, naturellement rétif et entêté, se ressentait de cette petite débauche ; si bien que je demeurai sourd à toutes les observations de mon ami, et quoiqu’il me pressât fortement de rester auprès de lui en m’objectant l’heure avancée, la longueur du chemin et le peu de sécurité des routes, je m’obstinai à partir.
« Don Torribio, voyant que ses remontrances étaient inutiles et que rien ne pouvait me convaincre, ne s’opposa pas davantage à ma résolution, nous bûmes un dernier coup d’aguardiente ; puis, après nous être embrassés, je sautai sur mon cheval, qui piaffait avec impatience devant la porte de la maison, et, m’enveloppant avec soin dans mon manteau, je piquai des deux et partis.
« La nuit était sombre, de gros nuages noirs, chargés d’électricité, roulaient lourdement dans l’espace, l’atmosphère était chaude et pesante, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber ; par intervalles, on entendait les sourds grondements d’un tonnerre lointain, précédés d’éclairs dont l’éclat aveuglait mon cheval et le faisait se cabrer de terreur.
« J’avançais péniblement sur la route solitaire, la tête pleine des lugubres histoires que pendant toute la soirée José Maria n’avait cessé de raconter, et mes regards erraient autour de moi avec inquiétude, cherchant à percer l’obscurité et à me prémunir contre les embûches qui pouvaient m’être tendues par les nombreux caballeros de la Noche qui, à cette époque, pullulaient sur tous les grands chemins de l’Andalousie.
« J’étais armé, et, malgré mes appréhensions, j’avais trop souvent parcouru la distance qui sépare Cadix de Puerto-Réal, pour ne pas savoir à peu près à quoi m’en tenir sur ce que j’avais à craindre ; mais cette nuit-là, la tête farcie d’un tas d’histoires lamentables, je me sentais en proie à une terreur inusitée : de quoi avais-je peur ? Je l’ignore, ou plutôt, pour être franc, j’avais peur de tout.
« Cependant, le temps était devenu détestable.
« Le ciel s’était changé en une immense nappe de feu, des éclairs incessants répandaient une lueur livide et fantastique, la pluie tombait à torrents, enfin l’orage, qui menaçait depuis longtemps déjà, éclatait avec fureur.
« Mon cheval butait et trébuchait à chaque pas au milieu de ce bouleversement général de la nature, et j’étais obligé de le surveiller avec le plus grand soin, pour éviter d’être renversé dans la boue.
« J’étais littéralement traversé par la pluie et je maudissais mon entêtement, qui m’avait fait refuser l’offre obligeante de don Torribio, pour venir patauger ainsi au milieu de la nuit dans des sentiers perdus, au risque de me rompre vingt fois le cou ; enfin je ne savais plus à quel saint me vouer, lorsque je me souvins d’une vieille masure dont je ne devais pas être bien éloigné en ce moment et qui pouvait provisoirement m’offrir un abri contre la tempête.
« Je m’orientai le mieux qu’il me fut possible dans les ténèbres qui m’entouraient, et je parvins, au bout de quelques instants, à gagner ce toit hospitalier.
« C’était une vieille tour, reste de quelque manoir féodal que le temps avait peu à peu miné et fait disparaître ; elle était abandonnée, tombait presque en ruine et servait de retraite aux oiseaux de nuit. Les gens du pays la nommaient, et la nomment sans doute encore, la tour des hiboux, nom qu’elle méritait à tous égards.
« Je mis pied à terre, et passant la bride à mon bras, j’entrai, suivi de mon cheval, dans une grande salle dont l’aspect avait quelque chose de lugubre et de sinistre qui me saisit malgré moi.
« L’on racontait sur cet endroit des histoires étranges qui, je ne sais par quelle fatalité, se retracèrent tout à coup à mon imagination malade avec une vivacité et une force qui firent courir un frisson dans tous mes membres, et ce ne fut qu’avec une certaine inquiétude que je jetai un regard circulaire sur ces lieux qui devaient pour plusieurs heures peut-être me servir de domicile.
« Comme je vous l’ai dit, messieurs, je me trouvais dans une vaste salle comprenant toute la largeur de la tour, elle était percée d’étroites fenêtres, veuves depuis longtemps de contrevents, et par lesquelles l’eau, chassée par le vent, entrait en tourbillonnant. Dans le fond, un escalier délabré s’élevait en spirale conduisant aux étages supérieurs ; dans un coin, un monceau de débris de toute espèce montait jusqu’au plafond voûté et ne semblait pas avoir été remué ou touché depuis au moins un siècle.
« Mais ce qui m’effraya réellement, ce fut de voir flamber au milieu de la salle un feu de broussailles et de bois mort.
« Quels étaient les hôtes de cette demeure ?… où étaient-ils ?… Ne voulant pas m’aventurer en étourdi dans ce coupe-gorge, je revins sur la route et regardai attentivement de tous les côtés, mais la nuit était trop obscure pour qu’il me fût possible de rien découvrir ; vainement je prêtai l’oreille, j’entendis seulement les sifflements furieux du vent auxquels nul bruit humain ne venait se mêler.
« Un peu rassuré par ce silence et cette solitude, je me déterminai à faire le tour de la vieille forteresse : mes recherches furent sans résultat, seulement je découvris une espèce de hangar sous lequel j’installai mon cheval.
« Puis convaincu que, pour le moment du moins j’étais le seul habitant de la tour, et que par conséquent je n’avais rien à redouter, je rentrai dans la salle ; pourtant, ne voulant pas être pris à l’improviste, je résolus de ne pas m’y arrêter et de monter à l’étage supérieur, ce que j’exécutai immédiatement.
« Autant que je pus en juger au milieu des ténèbres épaisses dans lesquelles j’étais plongé, cette salle ressemblait complètement à celle que j’avais quittée : même délabrement, même monceau d’ordures et même escalier montant à un étage supérieur.
Pour ne pas être surpris sans défense, je visitai avec soin les amorces de mes pistolets ; puis, m’enveloppant de mon manteau et recommandant mon âme à Dieu, je me couchai auprès de l’escalier afin d’être prêt à tout événement et avec la résolution de rester éveillé ; mais, la fatigue et le vin aidant, je sentis mes yeux se fermer malgré moi ; mes idées peu à peu s’obscurcirent et j’allais me laisser aller au sommeil, lorsque tout à coup un bruit de pas résonnant à mon oreille me tira subitement de ma torpeur et me rendit à moi-même.
« Une dizaine de personnes venaient d’entrer dans la tour.
« De l’endroit où j’étais couché, en avançant légèrement la tête, il me fut possible de les apercevoir sans en être vu.
« C’étaient des hommes au teint hâlé, au visage sombre, aux membres robustes, vêtus pour la plupart du pur costume andalou si riche et si coquet. Ils étaient armés jusqu’aux dents.
« Ils s’étaient assis autour du feu, dans lequel ils avaient mis deux ou trois brassées de bois, et causaient entre eux avec vivacité, tout en jetant par intervalle des regards de convoitise sur deux larges coffres qu’ils avaient déposés dans un coin.
« Les premiers mots que j’entendis ne me permirent pas de conserver le moindre doute sur leur profession.
« C’étaient des saltéadores, autrement dits voleurs de grands chemins, et ils appartenaient à la cuadrilla (troupe) du Niño (prononcer Nigno, jeune homme), célèbre chef de bande qui avait succédé à José Maria, et dont le nom était devenu la terreur de toute l’Andalousie.
« Leurs gestes étaient animés ; parfois ils portaient la main sur leurs armes. Je crus comprendre qu’ils ne s’entendaient pas sur le partage du butin contenu dans les malles ; la dispute finit par s’échauffer à un tel point que je vis le moment où ces misérables allaient s’égorger entre eux : ils s’étaient levés en tumulte, les couteaux étaient tirés, ils se mesuraient du regard avec colère, tout à coup leur chef parut.
« El Niño était à cette époque un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille élevée et fortement charpentée ; ses épaules larges et ses bras musculeux dénotaient une vigueur peu commune ; ses traits étaient durs et son regard farouche : les reflets fantastiques du feu, qui se jouaient sur son visage, donnaient à sa physionomie un caractère rendu plus étrange encore par le sourire ironique qui plissait ses lèvres épaisses et charnues.
« Encore des querelles, des disputes, » dit-il d’une voix brève et accentuée. « Caraï ! ne pouvez-vous vivre en bonne intelligence comme cela se doit entre honnêtes bandits ? »
« Un des brigands hasarda une justification que le Niño interrompu aussitôt.
« Silence ! fit il, je ne veux rien entendre !… Vive Dieu ! vous êtes là à vous goberger tranquillement autour du feu comme des moines idiots, sans plus songer à notre sûreté commune que si nous étions seuls dans l’univers ! Heureusement que j’ai toujours l’œil au guet, moi !… Où est passé l’homme auquel appartient le cheval que j’ai trouvé sous le hangar ? »
« À cette parole, un frémissement involontaire s’empara de moi, et je réfléchis avec terreur à l’atroce position dans laquelle le hasard et mon mauvais destin m’avaient placé. En effet, cette position était des plus critiques, je me trouvais littéralement dans une souricière : nul moyen n’était en mon pouvoir pour m’échapper de ce coupe-gorge, et je recommandai tout bas mon âme à Dieu, tout en me promettant de vendre ma vie le plus cher possible à ces bandits, dont je connaissais trop bien la férocité pour conserver le moindre doute sur le sort qu’ils me réservaient si je tombais entre leurs mains.
« Cependant les saltéadores, étourdis par le discours de leur chef, avaient saisi avec empressement leurs tromblons et leurs carabines.
« Nous ne savons où peut être l’homme dont vous parlez, dit un de ces brigands ; à notre arrivée ici, la tour était déserte.
« – Possible, répondit le Niño ; en tout cas, deux d’entre vous vont battre les abords de cette bicoque ; peut-être est-il caché dans les environs. »
« Deux hommes sortirent, et le capitaine commença à se promener de long en large dans la salle en attendant leur retour.
« Au bout d’un instant ils revinrent.
« Eh bien ! demanda-t-il.
« – Rien, répondirent les deux bandits ; le cheval est toujours sous le hangar, mais du cavalier, nulle trace.
« – Hum ! fit le capitaine. »
« Et il reprit sa promenade.
« Un silence de mort régnait dans cette salle, un instant auparavant si bruyante.
« Je respirai avec force, présumant que tout danger immédiat était passé pour moi. Je me trompais.
« Au bout d’un instant, le capitaine s’arrêta.
« A-t-on visité l’intérieur de la tour ? demanda-t-il.
« – Non, répondirent les bandits ; à quoi bon ? aucun homme n’aurait été assez abandonné de Dieu pour venir ainsi, de gaieté de cœur, se jeter dans la gueule du loup.
« – Qui sait ? murmura le capitaine en hochant la tête, peut-être que l’homme que nous cherchons était ici avant vous, et que, en vous entendant venir, ne sachant à qui il allait avoir affaire et voyant sa retraite coupée, il est monté dans les étages supérieurs. Visitons-les toujours ; dans notre métier, deux précautions valent mieux qu’une. »
« Et, suivi de ses hommes, le Niño se dirigea vers l’escalier.
« Je montai immédiatement au second étage. Je ne tardai pas à entendre le bruit que faisaient les saltéadores en fouillant et en furetant dans tous les coins.
« Rien ! fit la voix du capitaine ; voyons plus haut. »
« La tour n’avait que deux étages, et se terminait par une plate-forme sur laquelle j’arrivai haletant et en proie à la plus profonde terreur.
« Je me voyais perdu, perdu sans ressources ; nul secours humain ne pouvait me venir en aide ; je courais çà et là, je tournais comme une bête fauve autour de cette plate-forme maudite au bas de laquelle se trouvait un précipice de plus de cent pieds.
« Mes dents claquaient à se briser, une sueur froide inondait mon visage et un tremblement convulsif s’était emparé de tout mon corps.
« J’entendais dans l’escalier les pas des bandits, lancés comme des limiers à ma poursuite, et je calculais en frémissant combien de secondes me restaient encore.
« Enfin, rendu fou par l’épouvante, je résolus de me précipiter, plutôt que de tomber vivant entre les mains de ces scélérats qui, je le savais, avaient la coutume de faire souffrir d’effroyables tortures à leurs victimes, afin d’en tirer de riches rançons.
« Machinalement, avant que d’accomplir cet acte désespéré, je penchai la tête au dehors, sans doute pour mesurer l’abîme au fond duquel j’allais me briser.
« J’aperçus alors, à environ deux pieds au-dessous de moi, une barre de fer de trois pieds de long à peu près, grosse d’un pouce et demi, qui, scellée dans la muraille de la tour, s’avançait horizontalement dans l’espace en forme d’arc-boutant. À quoi avait pu jadis servir cette barre de fer ? c’est ce dont je ne m’occupai guère en ce moment. Une idée subite m’avait traversé l’esprit et rendu l’espoir d’échapper aux assassins qui me poursuivaient et étaient sur le point de m’atteindre.
« Le temps pressait, je n’avais pas une minute à perdre ; aussi, sans réfléchir davantage, j’enjambai le rebord de la plate-forme, et, saisissant à deux mains la barre de fer, je laissai mon corps pendre dans l’espace et j’attendis.
« J’avais à peine pris cette position que les bandits débouchèrent en tumulte sur la plate-forme, qu’ils se mirent à parcourir dans tous les sens.
« L’orage durait toujours, la pluie tombait à torrents, le vent soufflait avec force, et par intervalles d’éblouissants éclairs déchiraient la nue.
« Vous voyez, capitaine, il n’y a personne ! s’écrièrent les saltéadores.
« – C’est vrai, répondit le capitaine avec dépit.
« – Allons, descendons, du diable s’il fait bon ici, dit un des voleurs.
« – Descendons, » reprit le chef.
« Un soupir de soulagement s’exhala de ma poitrine oppressée à cette parole qui me prouva que les brigands, convaincus de l’inutilité de leurs recherches, se retiraient enfin.
« J’étais sauvé !…
« Du plus profond de mon cœur je remerciai Dieu du secours imprévu qu’il m’avait donné dans ma détresse, et je me préparai à remonter sur la tour.
« La position dans laquelle j’étais n’avait rien d’agréable, et à présent que le danger était passé, j’éprouvais une fatigue inouïe aux poignets et aux bras, et je ne sais si c’était illusion ou réalité, mais il me semblait que la barre de fer à laquelle j’étais suspendu, trop faible pour supporter longtemps le poids de mon corps et, sans doute minée par la rouille, pliait et se courbait lentement, s’inclinant imperceptiblement vers l’abîme.
« Je devais donc me hâter.
« Le silence le plus complet régnait au sommet de la tour.
« Combinant les efforts que j’avais à faire, je levai la tête pour calculer la distance qui me séparait du faîte de la muraille.
« Le capitaine, nonchalamment appuyé sur le rebord de la plate-forme, fixait sur moi ses yeux fauves, et me regardait en souriant avec ironie.
« Ah ! ha ! fit-il.
« – Démon ! » m’écriai-je avec rage.
« Sans me répondre, le Niño se pencha au dehors pour me saisir.
« Lâchant d’une main la barre qui me soutenait dans l’espace, je pris un des pistolets que j’avais mis tout armés à ma ceinture…
« Tu ne m’échapperas pas, compagnon, dit le bandit en ricanant.
« – Oh ! je te tuerai ! » murmurai-je en l’ajustant avec mon pistolet.
« En ce moment je sentis la barre qui se courbait, ma main glissa, je laissai échapper mon arme, et, par un effort suprême, je parvins à me cramponner des deux mains à cette barre maudite, qui pliait, pliait toujours.
« Oh ! m’écriai-je avec désespoir, tout plutôt qu’une telle mort ! »
« Et, me raidissant avec une force surhumaine, je m’élançai pour atteindre le faîte de la muraille.
« Non ! dit le capitaine avec un rire aigre et strident, tu mourras là comme un chien !
« Et il me repoussa au dehors.
« Il se passa alors en moi quelque chose d’épouvantable ; j’eus un moment d’angoisse terrible. La barre, devenue trop verticale, ne put me soutenir plus longtemps, malgré mes efforts frénétiques et désespérés, je sentis mes doigts crispés glisser lentement le long du fer, j’entendis un rire infernal, poussé sans doute par le bandit qui jouissait de mon supplice ; alors, perdant tout espoir, je fermai les yeux pour ne pas voir le gouffre affreux dans lequel j’allais être précipité, et…
« – Et ?… s’écrièrent tous mes auditeurs, intéressés au dernier point, et ne comprenant pas pourquoi je m’arrêtais.
« – Et je m’éveillai, messieurs, continuai-je, car tout cela n’était qu’un rêve. Échauffé par mes nombreuses libations du soir, je m’étais endormi en sortant de Cadix, et la tête pleine d’histoires de voleurs, j’avais rêvé tout ce que je viens de vous raconter, tandis que mon cheval, qui, heureusement pour moi, ne dormait pas et connaissait son chemin sur le bout du doigt, m’avait tout doucement conduit jusqu’à ma maison, à la porte de laquelle il s’était arrêté, ce qui m’avait réveillé en sursaut, et, grâce à Dieu, débarrassé de l’épouvantable cauchemar qui me tourmentait depuis plus de deux heures. »
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Mai 2008
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