Georges Bernanos
LA JOIE
(1929)
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
Elle ouvrit doucement la porte, et resta un moment sur le seuil, immobile, tenant levée sa main à mitaine noire. Puis elle reprit sa marche à pas menus, furtive, éblouie, sa vieille petite tête invisible sous le triple bandeau d’un châle de laine, aussi seule qu’une morte dans le jour éclatant. Un rayon de soleil traversait la pièce obliquement, de bout en bout. Quand elle s’arrêta, l’ombre lumineuse du tilleul continua de flotter sur le mur.
– Qui vous a laissée venir ici, maman, pourquoi ? dit M. de Clergerie. À une heure pareille ! De si bon matin. Que fait donc Francine ?
Il était apparu à l’autre extrémité de la salle, avec ses lunettes d’écaille et son petit bonnet de drap, un veston de chambre à brandebourgs sur sa chemise de nuit. Mais elle ne cessait pas de le regarder fixement, comme pour le mieux reconnaître et lui trouver une place dans la mystérieuse et implacable succession de ses pensées. Il s’approcha d’elle, en haussant les épaules, et lui serra un peu le bras sans parler.
– Les clefs ? dit-elle.
– Peut-être les avez-vous laissées sur votre table de nuit ? Hier déjà, maman, souvenez-vous… Et tenez, je les sens dans votre poche : les voilà.
La main ridée sauta dessus, avec l’agilité d’une petite bête. Elle les approcha de son oreille, les fit cliqueter, puis sourit malicieusement. La voix de son fils, une pression de ses doigts, sa seule présence réussissait toujours à l’apaiser. Mais ses traits ne se détendirent cette fois qu’un instant, et elle se mit de nouveau à parler pour elle seule, à voix basse.
– Je sais ce qui vous inquiète, oui, oui, dit-il, sans lâcher le bras dont il sentait à travers l’épaisseur de l’étoffe la résistance impuissante. Je sais. Ne vous mettez pas en peine… Elle ne se lèvera pas encore aujourd’hui, elle ne sortira pas de sa chambre. Je compte absolument sur vous, maman.
– Quelle faible santé ! Pauvre ami, reprit la vieille dame après avoir réfléchi profondément. Quelle faible santé… N’importe : je veillerai à tout, mon garçon, laisse-moi faire. Je me sens aujourd’hui si active, si gaillarde, c’est à ne pas croire. Nous surveillerons la lessive. Edmond a-t-il rendu la clef du grenier à foin ? Oh ! c’est une lourde charge pour moi qu’une maison comme la nôtre… Ton père est très bas, très bas.
Elle avait écarté un coin du châle, et montrait son regard gris, encore plein de méfiance, mais néanmoins déjà raffermi. Et tout à coup son bras cessa lui-même toute résistance, s’abandonna. Elle se mit à rire, délivrée.
– Pourquoi me caches-tu qu’elle est morte, mon garçon ? fit-elle. Voilà son trousseau de clefs. Elle ne se lèvera pas encore aujourd’hui, dis-tu, pauvre fille. Hé non ! elle ne se lèvera pas, bien sûr. Quelle affreuse comédie ! Est-ce que tu me crois folle ?
– Mais non, maman, mais non ! reprit Mlle Clergerie, en rougissant. Je vois au contraire que vous êtes à présent tout à fait réveillée, ne vous creusez plus la tête. Avez-vous écrit notre menu pour la journée ? Je le ferai porter à la cuisine.
– Voilà, voilà, dit-elle, en tirant vivement de son giron un carré de papier couvert de signes incompréhensibles. J’ai très faim. J’ai fameusement faim. De son temps – je ne lui reprocherai rien, pauvre enfant, c’était ainsi, voilà tout – la cuisinière n’en faisait qu’à son bon plaisir ; quelle nourriture !… Et à ce propos… et à ce propos, mon ami…
Elle frappa plusieurs fois son menton du bout de l’index, avec une colère soudaine qui fit monter le sang à ses joues. Son regard dansa de nouveau :
– Elle a mangé hier, à elle seule, la moitié du plat, je l’ai vue – le morceau du rognon, si gras, si luisant, à elle seule –, un péché, un vrai péché. Est-ce que les malades ont cet appétit, je te demande ? Mais tu es aussi simple qu’un enfant.
Il n’osait l’interrompre, il n’osait même plus porter la main sur le corps fragile, tout tremblant de colère. Cette voix, que la vieillesse avait bizarrement aigrie sans toutefois en changer le timbre, c’était celle que petit garçon il avait appris à redouter, mais c’était celle encore qui avait toujours apaisé ses terreurs, tranché d’un mot ses scrupules, répondu de lui devant les hommes, et il semblait qu’elle gardât, qu’elle dût emporter un jour da côté des ombres le médiocre secret de sa vie, ses joies tristes, ses remords, Il l’aimait. Il l’aimait surtout parce qu’elle était la seule chose vivante qu’il comprît pleinement, qu’il comprît comme on aime, par un élan de sympathie profonde, charnelle. Il eût désiré de pouvoir l’entendre, à l’heure de la mort – telle quelle – non pas amollie, mais avec cet accent particulier, cette même vibration de fureur contenue ou de mépris, qui avait tant de fois jadis calmé ses nerfs, lorsque au temps de sa chétive adolescence il s’éveillait brusquement la nuit, dans un délire d’angoisse, « Imbécile ! disait la voix espérée, libératrice. Tu n’as rien vu du tout. Et si tu réveilles ton père, tu auras affaire à moi. » Alors il savourait sa honte, le nez sous les draps, soulagé d’un poids immense.
M. de Clergerie est un petit homme noir et tragique, avec une tête de rat. Et son inquiétude est aussi celle d’un rat, avec les gestes menus, précis, la perpétuelle agitation de cette espèce. Douze volumes ennuyeux sont écrits, sur sa face étroite que plisse et déplisse sans cesse une pensée secrète, vigilante, assidue, toujours la même à travers les saisons de la vie, et si étroitement familière qu’il ne la reconnaît même plus, ne saurait désormais l’exprimer en langage intelligible : il rumine le malheur de ses rivaux, mais sans aucune dépense de haine, d’un cœur exact et laborieux. Ainsi croit-il seulement peser ses chances. Car il a l’honneur d’appartenir à l’Académie des Sciences morales, et il brigue un siège à l’Académie tout court.
Mais la pitié divine, qui de rien n’est absente, n’a pas voulu que le petit homme fit mieux que grignoter et ronger, selon la loi de sa nature. Il n’exerce ses dents ferventes que sur des biens de nul prix. Toute grandeur l’étonne, et il s’en écarte avec stupeur. À peine l’ose-t-il contempler de loin, sans appétit, en passant dans sa courte barbe grise une main fébrile. Sa méchanceté, qui n’a que les traits d’une ingénieuse sottise, n’est mortelle qu’aux sots moins ingénieux que lui. Car la seule farce de cet ambitieux minuscule est de n’admirer rien, ni personne, se tenant lui-même pour un pauvre homme, avide de déguiser son néant. Ainsi va-t-il d’instinct aux médiocres qui lui ressemblent, et il les traite comme tels avec une sorte d’ingénuité terrible ; il entre dans leur mensonge sans se laisser détourner un moment par de pauvres obstacles, dont il connaît la fragilité. Chaque être, si misérable qu’on le suppose, a néanmoins sa vérité. Mais qu’importe la vérité des êtres à qui n’a jamais entrepris de rechercher sa propre vérité ?
Parmi ses confrères de journalisme ou d’académie, qu’émeut favorablement le vaste escalier de son hôtel de la rue de Luynes, il passe assez pour grand seigneur. Ainsi est-il : noble à la ville, et rustre aux champs. Les vieux philosophes de cabaret, tout fleuris d’expérience et de magnifiques ribotes, experts à évaluer d’un coup d’œil le poids d’un sac de farine ou la généreuse capacité des flancs d’une génisse, ne s’y sont pas trompés : il est un paysan comme eux, trop faible seulement, devenu simple spectateur, spectateur aigri, inconsolable, de l’énorme fécondité de la terre. Sa ladrerie les enchante. Sa poltronnerie légendaire – car il passe pour craindre également les ivrognes et les braconniers – les attendrit. Ce qu’ils apprennent de ses travaux et de ses succès, ce qu’ils en lisent dans les gazettes, les remplit d’une joie maligne, et ils n’en croient pas un mot, supputant les frais d’une telle publicité. « Quoi ! disent-ils, c’est son pé craché ; pas sot de rapports, mais mal vivant » – sans pouvoir exprimer leur pensée trop subtile autrement que par un rire muet, ou même un simple battement des paupières.
La méprise de la gloire, lorsqu’elle se refuse incompréhensiblement au génie, est sans doute une tragique aventure : la médiocrité méconnue a aussi son calvaire. La charge en est si lourde à M. de Clergerie, l’accable à son insu depuis tant d’années, qu’il lui arrive d’évoquer, pour son plaisir, par une sorte de morose délectation, les souvenirs pourtant cruels de sa jeunesse, alors qu’il n’était au collège de Cautances qu’un maigre garçon, chétif et sournois, inhabile, à tous les jeux. Il ne croyait rien souhaiter de plus en ce temps-là que l’humble revanche, sur ses camarades plus vigoureux, d’une vie de propriétaire opulent, maire de son village, peut-être conseiller général. Mais ses premiers succès universitaires en avaient décidé autrement. Après la brillante soutenance d’une thèse sur la querelle des Investitures, l’évêque de Bayeux, en tournée de confirmation, avait daigné faire !–, voyage de Courville, pour féliciter de vive voix le jeune docteur. Dès ce moment, secrètement effrayé d’une promotion si soudaine, il commença de jouer, bon gré mal gré, son rôle de gentilhomme érudit, conseiller bénévole de la société bien pensante, et futur académicien. L’admiration paternelle ne lui laissa plus de repos. Né pour faire une carrière et non pas une vie, il n’en dut pas moins épouser à trente ans Louise d’Alliges, petite fée provençale au regard marin, sacrifiée sur l’autel de l’histoire et de l’archéologie par un tuteur imbécile. Elle l’aimait, d’un cœur sans tache. Elle mourut peu après, d’ennui à ce qu’elle crut, mais c’était du remords de le trouver, malgré elle, sot et laid, d’être indigne de lui. Elle laissait une fille âgée de dix-huit mois, Chantal, dont la grand-mère s’empara aussitôt comme on retrouve un bien volé. Car la vieille femme avait toujours méprisé – mais avec une prudence et un ménagement villageois, sans une seule parole injurieuse, ni même un geste hasardeux – l’étrangère aux yeux tristes qui n’avait jamais pesé son beurre, et laissait son trousseau de clefs sur un coin de la table – les clefs…
– Maman, dit-il enfin, vous me faites beaucoup de peine. À quoi bon ? Dès que vous le voulez un peu, vous êtes aussi raisonnable que moi. Allez-vous donc faire rire Francine ? Elle peut nous entendre.
– On entre ici comme dans un moulin, remarqua la folle, sentencieusement. Il en a toujours été ainsi. Tu n’as aucune méfiance. Non plus que ton père… De son vivant, quel désordre ! Et dis-moi donc encore, mon garçon : qu’ai-je à trembler comme ça ? Ai-je froid ?
– Vous venez seulement de vous mettre en colère, oui.
– Je ne me souviens plus, dit-elle après un silence. Contre qui ? Dois-je le croire ? Je n’ai jamais parlé sans réflexion. Écoute-moi, tu es malheureux, très malheureux, je de sais : tu n’as pas de caractère, voilà le mot, pas plus de caractère que mon petit doigt. Elle non plus.
– De qui parlez-vous, maman ?
Elle le regarda un moment d’un air rusé.
– La saison n’est pas bonne pour toi, mon garçon, fit-elle. Tu as les oreilles rouges, le sang à la tête. Tout le mal vient de là. Ce n’est rien, rien du tout. Bah ! Bah ! tu n’es occupé que de toi, de ta santé. Je parie que tu prends encore ta température deux fois par jour, comme à vingt ans, te souviens-tu ? J’ai jeté le thermomètre par la fenêtre. Une femme malade, chez toi, bonté divine ! c’était la ruine de la maison.
– De qui parlez-vous, maman ?…
– Ne fais donc pas le nigaud. Quelle question !
Il saisit au hasard, sur la table, la main à mitaine noire, et la garda dans la sienne :
– Taisez-vous du moins. Soyez sage. Je vais sonner Francine et elle vous promènera un peu, jusqu’au déjeuner. Allons !
– Tu évites de répondre, dit-elle, tu es un finaud… (Elle le menaçait de sa main restée libre.) Mon Dieu, je suis lasse ! Vois-tu, je ne comprends pas toujours tes malices du premier coup, mais elles me reviennent après, j’ai l’habitude. Ainsi voilà dix ans que Louise est mariée, vingt ans peut-être ? Lorsque tu m’as dit tout à l’heure : « Ne vous mettez pas en peine : elle ne se lèvera pas aujourd’hui… » pourquoi t’aurais-je cru ? Pauvre chérie ! Je ne risque pas de la rencontrer dans le couloir, avec ses belles dents, et mon trousseau de clefs à la main. L’innocente ! Un trousseau de clefs, à quoi ça pouvait bien lui servir, je te le demande ? Elle ne fermait pas un placard, jamais rien.
– Pourquoi revenir là-dessus ? Vous ne l’aimiez pas. Voilà tout.
– Comment, je ne l’aimais pas ! s’écria la vieille dame, en croisant convulsivement sur sa poitrine les deux pointes de son châle. Elle était gourmande, c’est vrai. Que de bons morceaux elle a pris dans le plat, sous mon nez ! Je n’y faisais même pas attention, alors… et maintenant j’y pense toujours : je les revois, ils me font faim, c’est une manie. À mon âge… Et toi, veux-tu que je te dise, tu n’as pas l’espèce de santé qu’il faut à un homme. Tu manges aussi comme un glouton, mais sans profit, ça se tourne en bile. Elle avait horreur de ton teint jaune, pauvre chérie. Une mère voit tout. Elle se le reprochait, sûrement, elle devait s’en accuser à confesse. Tu n’as jamais rien compris aux femmes, mon garçon.
– Cela se peut, dit-il en haussant les épaules, et regardant vers la porte avec impatience. Je me demande seulement quel plaisir vous pouvez prendre à me tourmenter. J’ai énormément à faire, maman, vous le savez ; beaucoup de travail.
– Baste ! fit-elle, le travail ? Tu dois travailler. Tu dois briser tes nerfs : le travail est ta santé. Autrement ton foie t’étoufferait, je l’ai toujours dit. Tu ne ressembles pas à ton père, c’est de nous que tu tiens.
Elle s’arrêta brusquement, prêta l’oreille, et lorsque la porte s’ouvrit, elle baissa vers la terre un regard glacé.
– Francine, dit M. de Clergerie en rougissant, Madame fera son tour de promenade aujourd’hui un peu plus tôt que d’habitude. Prenez garde au grand soleil, veillez bien à suivre le côté gauche de l’avenue. Vous tournerez au carrefour, et vous reviendrez tranquillement par la charmille et le bois de noisetiers. Si Madame veut s’asseoir à l’ombre, il sera bon de porter sa capeline et de la jeter à ce moment sur ses épaules.
Tandis qu’il parlait, la vieille dame, soudain livide, et probablement humiliée jusqu’au fond de sa pauvre âme obscure, redressait sa petite taille, s’efforçait de cacher sous son châle le tremblement de ses mains. Elle parut enfin se calmer.
– Je regrette de vous déranger de si bonne heure, Francine, dit-elle, et un jeudi encore ! Il y a tant d’ouvrage ! Nous aurons la lessive demain. Je…
Elle se caressait lentement les tempes du bout de ses doigts pointus, peut-être pour retenir une minute de plus, ou ressaisir, dans sa cervelle exténuée, les idées devenues si légères, sans forme, sans poids, sans couleur, ou tout à coup impétueuses et bourdonnantes, comme des mouches.
– Je verrai où en est le maçon. Qu’il attende une semaine et le voilà pris par son travail en ville, nous ne l’aurons plus. C’est chaque fois ainsi, à cette époque de l’année, tu sais bien… Jadis nous allions chercher nous-mêmes notre provision à la briqueterie ; juge un peu : le cent de briques nous revenait à dix sous. La grange des Deruault, avec la toiture, nous a coûté trois mille francs.
De nouveau ses mains se mirent à trembler de fatigue, et disparurent sous le tricot de laine. D’un dernier effort qui fit sourire cruellement la fille aux cheveux jaunes, elle pinça fortement les lèvres pour arrêter les paroles absurdes, les mots dangereux qu’elle sentait venir, que sa volonté ne contrôlerait plus, et, le front moite, le regard trouble mais encore dur, elle salua son fils d’un sourire et disparut à petits pas, impénétrable.
M. de Clergerie rappela Francine d’un geste, et à voix basse :
– Laissez Madame prendre les devants, à son aise, n’ayez pas l’air de la surveiller, n’approchez qu’à bon escient. Une fois de plus, je vous prie aussi de ne parler devant elle, entre vous, qu’avec précaution. La vieillesse a sans doute beaucoup affaibli sa mémoire, mais l’intelligence et la volonté restent intactes ; elle comprend tout, peut tout comprendre, au moment même où vous vous y attendrez le moins. N’est-ce pas ? Je sais que je puis avoir confiance en vous, Francine… Et veuillez aussi prévenir Mademoiselle que je désire la voir, dès son retour de la messe.
– Bien, monsieur… Je promets à Monsieur… Monsieur peut compter… répétait la fille en agitant comiquement sa tête ronde, d’un air sagace.
Elle s’échappa, rejoignit sa maîtresse sur le seuil de la cuisine, et avec le plus grand calme, sans élever ni baisser la voix, dit simplement :
– Tu finiras l’escalier, François, il faut que je promène le chameau.
Le valet de chambre montra un instant son visage blême, et fixa de nouveau les yeux sur ses belles savates de cuir grenat :
– Ça va, dit-il. Tâche de la flanquer dans la mare aux grenouilles. T’auras le bonjour d’Alexis.
La vieille dame s’était arrêtée docilement à sa place ordinaire, dans l’angle obscur de la pièce, la face tournée vers la fenêtre, attentive. Visiblement, depuis des jours et des jours, elle prenait sa part de ce divertissement matinal, le cœur défaillant d’angoisse, recevant dans sa misérable poitrine, comme autant de coups, chacun de ces mots injurieux, dont elle entendait le sens à merveille. Mais bien qu’elle s’y appliquât de toutes ses forces, il lui était impossible de les séparer de son rêve intérieur, de la monotone rumination de sa mémoire engourdie. Étaient-ils vraiment prononcés ? Les pensait-elle seulement, comme elle pensait tant de choses, connues d’elle seule, incommunicables ? En vain, sous les paupières mi-closes, par prudence, son regard avide épiait les lèvres, tâchait d’y surprendre, d’y saisir l’insulte au vol, à peine formée, en vain dépensait-elle à cette entreprise immense sa patience et sa ruse. Peine perdue. Elle voyait le pli sardonique de la bouche dans les visages impassibles, et longtemps, longtemps après, à ce qui lui semblait, le mot féroce venait l’atteindre, trop tard, beaucoup trop tard. Le mensonge des attitudes déférentes lui en imposait malgré elle. L’invraisemblance d’un tel supplice lui donnait l’illusion du cauchemar. D’ailleurs, hors de la présence de son fils, la vie quotidienne ne lui proposait plus que de telles énigmes, qu’elle osait à peine essayer de résoudre, de peur de sentir aussitôt chanceler sa raison. Un jour, à bout de patience, elle avait giflé la fille aux cheveux jaunes, et la consternation générale, la pitié qu’elle avait cru lire dans tous les yeux avait plus cruellement blessé son orgueil qu’aucune insulte. Elle souffrait désormais sans se plaindre, avec la vigilance et la ténacité d’un animal.
– Écoute bien, reprit le valet de chambre, retiens ce que je vais te dire, ma toute belle. En plus du chameau, la maison va devenir intenable : vivement l’hiver et Paris ! J’ai été sonné au poker par Fiodor, nous avons joué toute la nuit.
– Tu peux te regarder dans la glace, répondit tranquillement la fille sur le même ton, tu es jaune comme un coing, tu t’épuises la santé. Vise-moi le gars de Falaise avec sa lanterne, qui veut faire la pige à M. Fiodor.
– M. Fiodor… M. Fiodor… Pourquoi monsieur ? Pourquoi Fiodor ? Parfaitement… Un ancien officier russe, qu’est-ce que ça me fait ? Je ne suis pas arrivé hier de mon village, ma petite, avec du foin dans mes sabots. Chez la baronne Voinard, tiens, j’ai vu des copains aussi distingués, le maître d’hôtel par exemple, un type de Mont-de-Marsan, un ancien séminariste, qui payait cinq louis ses cravates.
– Allons, Français, dit une voix douce et chantante derrière la porte, ne vous en faites pas pour moi, mon vieux. À quoi ça sert, hé ? de se rendre jaloux : c’est bas… Mademoiselle vient de rentrer. Je pense que vous devriez emmener la vieille dame, Francine ?
La femme de chambre rougit, haussa les épaules, et prenant le bras de sa maîtresse remonta lentement les marches, vers le jardin.
– Idiote, cette gosse, remarqua François, en secouant l’une de ses précieuses savates pour en faire tomber la poussière.
– Pas du tout, répondit M. Fiodor. Pourquoi idiote ? Seulement, elle perd son naturel – comment dites-vous ? – enfin elle perd sa nature. Comme c’est laid ! Je l’aimais tant ! On aurait cru qu’elle sortait d’une boîte à joujoux, avec une métairie, des arbres, et des petites vaches en bois. Positivement, elle sentait le sapin verni. De surprise, le valet de chambre faillit lâcher sa savate :
– Quand même, vous allez fort ! s’écria-t-il. C’est vous qui lui payez son pastel Heurtebise, sa poudre et son rouge. Farceur ! Et voilà maintenant que vous lui avez fait boire de l’éther. Elle a failli s’empoisonner.
– À qui la faute, reprit l’autre de sa voix douce. Cela est ma nature, je l’avoue. Chacun doit défendre sa nature, telle est la morale. Pourquoi n’a-t-elle pas défendu la sienne ? Personne ne défend ici sa nature, j’en ai mal au cœur. Ni Francine, ni vous, ni le patron, personne. Oui, parlez-moi du patron, j’ai lu ses livres ; c’est sans doute un homme considérable, mais combien aveugle ! (… Laissez les odieuses pantoufles, écoutez-moi…) Hé bien ! cette maison bourgeoise paraît digne et honnête elle est rongée par les insectes.
– Dites donc !
– Par les insectes, répéta le chauffeur en colère. Parfaitement !
– Monsieur Fiodor, dit François, vous vous suicidez avec vos stupéfiants ; il faudrait vous enfermer – oui – pour votre bien. Selon moi, le devoir du gouvernement serait de protéger l’homme contre sa faiblesse de caractère. Un type supérieur comme vous, donner dans ces bobards-là, non !
– Vous me suivez mal, répliqua l’ancien officier russe, en étouffant un bâillement du bout de ses doigts, vous ne comprenez rien aux insectes. Notre immense pays lui-même a été dévoré par les insectes. Les insectes finiront pas avoir raison de toute la terre, souvenez-vous. Cher ami, vous êtes un garçon naturellement distingué, mais vous manquez d’éducation, permettez-moi… Je crains de ne pouvoir continuer à parler aussi franchement.
– Quels insectes ? Le mildiou ? Le charançon ? Ou quoi ?
– Ne blaguez pas… À mon sens, il y a ici deux êtres qui vivent selon leur nature bonne ou mauvaise : cette vieille dame, et la mademoiselle, ni plus ni moins. Les autres sont des insectes.
– Vous vous payez ma tête, monsieur Fiodor.
– Nullement, je vous prie. En aucune façon. Ils sont simplement hors de la vie. Je suis moi-même dehors, volontairement d’ailleurs, notez-le bien. Peut-être y rentrerai-je un jour ? Actuellement, nous ne pouvons que nous dévorer les uns les autres. Tel est le pouvoir du mensonge. Quelle idée a eue ce vieux respectable monsieur d’introduire dans sa maison un serviteur comme moi ? Je vous demande : suis-je ici à ma place ? Et il ne mettrait pour rien au monde les pieds dans un salon de danse ; il se couche à neuf heures et demie ! Mais je lui ai été recommandé par la comtesse Daveluy, cela est chic, il veut être généreux, entendez comme il me parle. Et néanmoins, il a peur de moi… Je pousse la voiture terriblement, lorsque j’ai besoin de me délasser. Quelle misère ! Vous autres, vous avez aussi peur de moi, et moi, en un sens, j’ai peur de vous. Nous nous faisons peur mutuellement, parce que nous ne connaissons que nos mensonges, et quoi derrière ? Quel piège ? Pourquoi jouez-vous au poker, mon vieux ? Pourquoi vous exercez-vous à boire du whisky et du champagne affreusement sec, comme au club ? Pourquoi cette petite, l’éther ? Pourquoi ces mensonges ? Ni la vieille dame ni la demoiselle n’ont peur, je l’avoue. C’est que la première, ami, est pleine de haine et de péché ; l’autre est un enfant. Qu’elle siffle entre ses dents de lait, vous verrez paraître un ange sur la crête du mur, un vrai petit ange, aussi léger qu’une fleur de chardon.
– Vous êtes saoul, dit tranquillement le valet de chambre qui depuis un moment curait ses ongles avec la pointe de son couteau. Chacun son vice. Tout de même, le vin abîme moins son homme, avouez-le.
M. Fiodor ouvrit ses lèvres rouges, dans un rire muet :
– Je ne redoute pas le vin non plus, fit-il, quelle blague ! J’ai seulement bavardé un peu trop : je regrette de vous avoir ennuyé. À présent, je m’en vais voir la bagnole ; il faut que je fasse le train de 6 h. 30, ce soir : une arrivée.
– Qui donc ? Je n’ai pas d’ordre, ni Francine non plus. Personne.
– Ça viendra, ne vous agitez pas, restez tranquille, mon vieux. Vous devriez plutôt me plaindre : j’ai un démontage embêtant, je vais barboter dans la graisse. Et puis, tenez, voulez-vous que je les donne, moi, les ordres ? Hé bien, mettez des draps à la chambre – comment diable l’appelez-vous ?… – la chambre canari, c’est ça, oui !… Quelle idée ? Enfin la chambre dont le cabinet s’ouvre sur la bibliothèque, la chambre des travailleurs, quoi !
– Je comprends, dit le valet de chambre, je vous vois venir. Il n’y a pas de travailleurs ici. Vous ne pouvez parler que de deux types, puisque l’Auvergnat est mort : Mazenet ou M. Cénabre.
– Vous avez gagné : c’est l’abbé Cénabre. Je dois même le conduire en passant jusqu’à Dorville. Et entre nous, mon vieux, pourquoi Mazenet tout court, pourquoi M. Cénabre ?
– Je ne sais pas, fit l’autre en rougissant. Une idée. Ça m’est venu comme ça. Oh ! vous êtes trop malin. Vous allez chercher des choses…
M. Fiodor s’étira, les bras levés au plafond, avec un petit gémissement de plaisir, et s’approcha brusquement de la fenêtre encore dans l’ombre. Le reflet de la pelouse inondée de soleil faisait paraître un peu plus pâles ses joues rasées, son front triste. L’immense jardin épanoui se peignit une seconde au fond de son regard dormant. Puis un gros bourdon vint heurter la vitre, comme une balle.
– Voyez-les, dit-il, de sa voix redevenue si douce. Voyez-les, ami, là-bas ; elles sortent de la charmille, toutes les deux. La vieille dame écoute sûrement les oiseaux, et elle se dépêche de les aimer, car jamais son vieux cœur dur ne s’est ému pour personne, en vérité… Sérieusement, que pensez-vous de cette maison et de ces maîtres, vous, François ?
– Ce que je pense ? Mais rien. Que voulez-vous que je pense ? C’est une maison mieux tenue que bien d’autres. Des savants, des académiciens, de gros propriétaires solides, presque pas de femmes, ça va.
– Je vous déclare qu’elle est rongée par les insectes, poursuivit M. Fiodor, sur le même ton de confidence. Oui, je le répète, et que vous y verrez des choses épatantes.
– C’est déjà rigolo de vous y voir, remarqua le valet de chambre, en rougissant de nouveau.
– François ! dit Mlle Chantal.
Elle avait seulement passé la tête dans l’entrebâillement de la porte, et ne montrait que ses cheveux cendrés, son regard lumineux, la tache plus vive de ses dents.
– Je voulais vous prier d’aller chercher Francine, dit-elle encore, mais elle est sans doute auprès de grand-mère ? Il s’agit simplement de tenir prête pour ce soir la chambre canari. C’est tout. Fiodor vous aura prévenu, peut-être ?
Elle s’était avancée en parlant jusqu’à la table, une main posée sur le rebord, et elle interrogeait le beau Russe de ses yeux tranquilles.
– Je regrette, mademoiselle, fit-il sèchement. Ce n’est pas mon service. Je n’ai pas d’ordres.
– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, on va sans ordres ! Et puis, je suis sûre que vous avez fait pour le mieux, il en est toujours ainsi. Est-ce vrai, François ? Ne le saviez-vous pas déjà ?
– Mademoiselle a deviné juste, parfaitement, répondit aussitôt le valet de chambre avec un petit rire sournois. Je sais que M. l’abbé Cénabre arrive au train de 18 h. 30.
– Bien ! n’en parlons plus ! Voilà donc cette affaire réglée. Vous trouverez les draps sur l’armoire de la lingerie, le nécessaire de toilette et les savons. Mais ces savons, quelle horreur ! Ils empestent.
– Francine les a choisis elle-même, à Falaise, l’autre jour. Je lui en ai fait l’observation. Oh ! j’ai l’habitude du service, Mademoiselle peut croire. Mais le dernier envoi de Guerlain nous est arrivé hier : la caisse n’est pas ouverte encore. Je vais la déclouer et vérifier tout de suite.
Il disparut si vite (sans doute à dessein) que Mlle Chantal ne put retenir un geste de surprise, ou peut-être d’effroi. D’ailleurs elle reposa presque instantanément sur la table sa petite main toujours calme.
– Je dois dire, commença l’étrange chauffeur, sans qu’une seule ride remuât dans son visage muet, je dois vous rendre compte que…
– Vous ne me devez aucun compte, Fiodor, interrompit-elle. Mon père est satisfait, cela suffit. Avez-vous à vous plaindre de quelqu’un ?
– Non pas, dit l’homme. Daignez seulement remarquer que je ne puis sans votre permission m’exposer à vous offenser par un excès de franchise, une franchise maladroite.
Elle secoua doucement la tête :
– Il n’y a pas de franchise maladroite, fit-elle. Aucune franchise ne m’offense. Il reçut dans le sien ce regard si pur, à peine tremblant. Il essaya de le soutenir, et ne réussit qu’une sorte de grimace à la fois douloureuse et cruelle.
– Je ne puis quitter cette maison, murmura-t-il, et cependant il m’est impossible aussi de supporter plus longtemps votre mépris.
Un flot de sang vint aux joues de Mlle Chantal.
– Et moi, dit-elle sans daigner dissimuler l’altération de sa voix, je n’ai rien fait pour mériter d’entendre des paroles telles que celles-ci. Non, je n’ai rien fait. Mon Dieu ! comprenez du moins que votre ton seul est une humiliation bien cruelle, et que je la souffre injustement. N’avez-vous pas honte d’abuser ainsi d’un secret prétendu, qui d’ailleurs est à vous comme un bien volé ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Il fit un geste d’insouciance :
– Où irais-je ? répliqua-t-il, de sa voix au chant puéril, qui contrastait si étrangement avec l’expression têtue et rusée de ses traits. Où voulez-vous que j’aille ? S’il me reste une chance de retrouver jamais mon âme, cette chance est ici. Vous ferez ce miracle quand vous voudrez. Tout est possible à ces saintes mains.
– Ces saintes mains ! murmura-t-elle en s’efforçant bravement de sourire, bien que ses yeux fussent pleins de larmes.
Tout à coup, elle rougit fortement de nouveau, et un sentiment qui ressemblait sans doute autant à la colère qu’à la honte gonfla ses lèvres.
– Vous n’avez rien dit ! Non, il n’est pas possible que vous ayez osé parler. Si vous l’aviez fait, vous ne prendriez plus autant de plaisir à me tourmenter.
– À qui aurais-je parlé ? Qui donc ici saurait comprendre ? Et daignez encore me permettre : vous disiez tout à l’heure « aucune franchise ne m’offense », je l’ai cru. Mes paroles peuvent vous déplaire, mais j’agis avec simplicité. Ce que j’ai vu, je l’ai vu. Qu’importe si j’étais digne de le voir ou non ? Suis-je déjà réprouvé en ce monde, pour n’avoir pas même le droit d’admirer les œuvres de Dieu ? Nous autres Russes, nous sommes des enfants.
– Dieu sait, fit-elle à voix basse, Dieu sait le mal que vous faites en prononçant exprès son nom, à cause de moi. Les œuvres de Dieu ! S’il reste un peu de sa grâce dans votre âme baptisée, le remords devrait maintenant vous fermer la bouche. D’ailleurs, il s’agit bien des œuvres de Dieu ! Il n’y a qu’une pauvre malade, que vous avez surprise un jour par hasard, et que vous épiez depuis sans cesse, avec une infernale malice, oui !… ou du moins une curiosité bien cruelle. Je ne crains pas tant d’être ridicule ! Je ferais bon marché de tout cela. Mais on a besoin de moi ici, comprenez-vous ? Je suis encore pour mon père le bon sens, la raison, une alliée sûre. Je le sais si facile à effrayer, si craintif ! Il me croirait tout à fait folle, et il n’aurait pas tort, sans doute… Mais vous ! Vous ! Quel intérêt pouvez-vous prendre à des… des…
– Des miracles, dit-il. De vrais miracles, qui tombent de vous comme des fleurs. Je suis un homme vil, et je ne crois nullement en Dieu. Pourquoi néanmoins vous ai-je trouvée, cette première nuit, sans vous chercher, pourquoi moi plutôt qu’un autre ? Oui : n’importe quel autre aurait pu aussi bien pousser la porte. Pourquoi moi ? Et si les mots de sainte et d’extase ont un sens, vous étiez cette sainte en extase.
Elle secoua la tête, découragée, mais sans colère.
– Quelle confiance puis-je avoir en vous ? Les sottises que vous taisez encore aujourd’hui, vous les direz demain, par intérêt, par vanité, ou par le seul goût de nuire. Quelle lâcheté me pousse à vous disputer ce misérable secret ? Mieux vaudrait tout avouer, dès maintenant, si j’avais plus de courage. Ma pauvre maman souffrait de ces crises nerveuses, m’a-t-on dit, de celles-là, ou d’autres, qu’importe. Alors ? Mais voilà, je n’ai pas de courage, la moindre épreuve me lasse.
Elle essaya des deux mains ses yeux ruisselants de larmes, dans un geste enfantin.
– Et puis quoi, je ne peux plus, reprit-elle, non, je ne peux plus vivre dans cette perpétuelle contrainte. Je n’ose même plus respirer librement. De jouer à mon insu, malgré moi, cette absurde comédie, quelle horreur ! Je ne suis pas une petite fille, je sens très bien ce qu’un tel abus de confiance a de déshonorant pour un homme. Si vous étiez celui que vous prétendez être, ne seriez-vous pas déjà loin d’ici ?
Il la vit pâlir si fort à ces derniers mots que la compassion l’emporta en lui un moment, et il détourna son regard par une sorte de pudeur.
– Humiliez-moi, dit-il. Évidemment, je suis un homme vil, sans mœurs, mais je suis aussi un homme malheureux. Vous avez pitié de tout, vous souriez à tout, même aux feuilles des arbres, même aux mouches. Et cependant vous n’avez jamais pour moi que des paroles de mépris.
– Non pas de mépris, s’écria-t-elle. De pitié. Parce que je vous connais menteur, et il n’y a rien que Dieu déteste autant. Oui, monsieur, je n’ai ni expérience ni esprit, mais je sais que vous haïssez votre âme, et que vous la tueriez, si vous pouviez.
– Elle est, en effet, un fardeau assez lourd, répliqua-t-il froidement. Ce que j’ai vu ici depuis trois semaines m’aide néanmoins à la porter. Il vous plaît de dire que je vous espionne. Daignez plutôt convenir que, sans moi, ce que vous désirez tant cacher serait peut-être déjà connu. Hier encore…
– Ce n’est pas vrai ! fit-elle d’une voix tremblante. Vous voulez seulement me faire peur.
– C’est assez, c’est bien, je me tais. J’ajouterai simplement ceci : je ne suis après tout, dans votre maison, qu’un serviteur comme un autre. Que votre père me chasse : un mot de vous y suffira. Les prétextes ne manquent pas.
Elle le força de nouveau à baisser les yeux.
– Je ne suis pas capable de cela, dit-elle tristement, vous le savez. D’ailleurs, mon père n’est pas homme à chasser qui que ce soit… Et puis… Et puis, qui donc sans moi penserait à son repos ? Le plus petit ennui est encore trop gros pour lui. Cela aussi, vous le savez.
Son regard s’adoucit tout à coup, et il y vit monter avec surprise, ou presque avec terreur, une malice indéfinissable, aussi étrangère que le mot d’une langue inconnue.
– Vous vous lasserez d’attendre des miracles, dit-elle, vous vous lasserez même d’en inventer… Vous vous lasserez de tout, même de la peine des autres. Il me semble que le mal est beaucoup moins compliqué que vous ne voulez croire. Ailleurs, ici, toujours, partout, il n’y eut qu’un seul péché.
– Quel péché ?
– Tenter Dieu, fit-elle. Et à quoi bon ? Je pense que vous êtes bien maladroit… Dieu regarde qui lui plaît. S’il ne vous regarde pas encore, à quoi bon ? À quoi bon le tenter ?
– Je… en vérité… Je… Je n’y avais pas songé.
Il essayait de rire, bien que la même grimace douloureuse tirât drôlement sa joue. Mais le calme était revenu sur le visage de Mile Chantal, et ses yeux brillaient d’une eau si pure qu’elle paraissait n’avoir jamais été émue.
D’ailleurs la cuisinière entrait au même instant, portant sous son bras une botte énorme de carottes, encore tachées de belle terre brune.
– Ah ! non, s’écria la jeune fille en riant. Ah ! non, Fernande. Plus de carottes à la crème, c’est fini. Monsieur les exècre.
– J’ai pourtant présenté le menu à Monsieur, dit la rusée Normande, aussi rose et dorée que ses carottes.
– Et il a approuvé sans lire, oh ! je sais. Ma pauvre fille, faisons notre deuil, vous et moi, de la cuisine à la crème. Il faut respecter le goût d’autrui. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre peut-être ? une cuisinière de l’ancienne école !… Et d’abord, entre nous, Fernande, n’est-ce pas ?… la manière normande est parfois… un peu – comment dirais-je – un peu naïve, un peu molle. On nous reproche d’abuser des recettes de ménagère, de manquer d’inspiration, quoi ! Trop de beurre et trop de crème, cela sent sa fermière, voyez-vous. On se régale avec ça, on ne mange pas.
– On ne mange pas… Qu’est-ce que ça peut bien faire à Monsieur, je vous demande ? Il casse une biscotte du bout des dents, puis la noie dans un litre d’eau minérale. Et vous-même, mademoiselle ! Est-il croyable qu’une personne aussi raffinée prenne si peu son plaisir à table ? Depuis deux mois, vous vous nourrissez comme un oiseau.
– C’est que je suis plus gourmande qu’on ne pense, voilà tout.
– Gourmande ! Et ces filets de sole au chambertin, vendredi dernier ? Les fameux filets de sole au chambertin ! J’en ai eu les oreilles rebattues toute une matinée. Attention à ci, attention à ça. Et puis, à peine y avez-vous goûté… Hé bien ! voulezvous que je vous dise, mademoiselle ?…
– Ne dites rien. Mon père tient maintenant beaucoup à la réputation de sa table, et il a bien raison. Mon Dieu, Fernande, il ne faut rien mépriser, il faut toujours faire de son mieux. Avez-vous remarqué combien nous sommes, combien les hommes surtout sont tristes, dès qu’ils se taisent, dès qu’ils sont seuls ? Jadis, lorsque j’étais petite – imaginez, ma pauvre Fernande ! – je pleurais quelquefois de les voir si malheureux… Et c’est vrai qu’ils sont très malheureux, pensez donc ! Nous avons tant de désirs, et des joies de rien du tout ! Alors, une cuisinière qui a de l’amour-propre, et sait son métier, n’est pas inutile, non ! Nos bons dîners ne valent sûrement pas un sermon, mais est-ce que cela nous regarde ? À chacun son devoir d’état. Et le nôtre, aujourd’hui, n’est pas si aisé. Onze convives ce soir, ma pauvre Fernande, un vendredi ! N’importe. Monsieur sera content, vous verrez. Voilà notre menu : je n’y changerai plus une virgule. D’abord le potage de carême…
– Celui-là !
– Chut ! vous réussirez mieux cette fois. Et il ne faudra pas oublier les croûtons au parmesan. Ne laissez pas refroidir tout à fait la pâte, prenez garde, sinon elle est trop cassante et ne se taille plus : c’est hideux ! Vous devez aussi mouiller de vin blanc le beurre où cuiront vos laitances de carpe et vos foies de raie. Assez pour le potage. Après quoi nous aurons l’alose grillée à l’oseille, et le pâté de saumon, ce dernier en l’honneur de Mgr Espelette, qui en raffole.
La cuisinière releva méthodiquement les manches de sa chemisette de coton au-dessus de ses coudes et, sans quitter sa jeune maîtresse de ses yeux vairons, elle dit simplement :
– On ne m’ôtera pas de l’idée que Mademoiselle se moque bien de ces choses là. Elle fait semblant.
– Semblant de quoi, Fernande ?
– C’est mon idée, répéta la grosse femme en secouant la tête. D’ailleurs la maison ne sera bientôt plus habitable, non… Que Monsieur ait le droit de choisir son personnel, d’accord. Seulement, pourquoi s’en va-t-il le recruter – tout de même ! – dans les bureaux parisiens, plutôt que par ici, comme feu son père ? Je suis d’expérience, Mademoiselle peut croire. J’ai été veuve deux fois, je connais la vie. Mais je ne connais rien à ces gens-là. Tenez, celui qui sort d’ici, par exemple, hé bien ! c’est un fou, mademoiselle, un vrai fou : on devrait l’enfermer. Oh ! les belles phrases ne m’en imposent plus, pensez donc ! à mon âge. Naturellement, ils se taisent, moi présente, ils font les innocents. J’ai l’oreille fine. On verra ici des choses extraordinaires, mademoiselle, des choses comme on n’en voit pas dans les livres.
– Allons, Fernande, je vous en prie ! dit-elle d’une voix étranglée.
Elle n’avait pu retenir un geste trop brusque d’énervement ou d’angoisse, et restait debout, très pâle, le regard sombre, et presque dur.
– Vous m’avez fait peur, murmura-t-elle. Je ne sais ce que j’ai. C’est vous qui êtes folle, Fernande !
Mais la cuisinière l’observa un moment sans répondre, la tête penchée, avec une curiosité ingénue, paysanne.
– Vous venez de me rappeler votre mère, fit-elle enfin. J’aurais juré la voir, dans les derniers temps, pauvre Madame, si impressionnable, bouleversée d’un rien, et toujours sa triste petite main sur son cœur – une sainte. Votre grand-mère était haute et forte femme en ce temps-là… Oh ! la santé, on a beau dire, il n’y a que ça. La santé vient à bout de tout.
– Vous m’appellerez pour le déjeuner, conclut Mlle Chantal. (Sa voix tremblait encore.) Vous m’appellerez à onze heures juste.
Et elle referma la porte sans bruit.
La joie du jour, le jour en fleur, un matin d’août, avec son humeur et son éclat, tout luisant, – et déjà, dans l’air trop lourd, les perfides aromates d’automne, – éclatait à chaque fenêtre de l’interminable véranda aux vitraux rouges et verts. C’était la joie du jour, et par on ne sait quelle splendeur périssable, c’était aussi la joie d’un seul jour, le jour unique, si délicat, si fragile dans son implacable sérénité, où paraît pour la première fois, à la cime ardente de la canicule, la brume insidieuse traînant encore au-dessus de l’horizon et qui descendra quelques semaines plus tard sur la terre épuisée, les prés défraîchis, l’eau dormante, avec l’odeur des feuillages taris.
De son pas juste et léger, rarement hâtif, la jeune fille traversa toute cette lumière, et ne s’arrêta que dans l’ombre du vestibule, les volets clos. Elle écoutait battre son cœur et ce n’était assurément ni de terreur ni de vaine curiosité, car depuis des semaines et des semaines, sans qu’elle y prît garde peut-être, chaque heure de sa vie était pleine et parfaite, et il lui semblait que toutes ses forces ensemble n’y eussent rien ajouté ni moins encore retranché… C’étaient les heures de jadis, si pareilles à celles de l’enfance, et il n’y manquait même pas la merveilleuse attente qui lui donnait autrefois l’illusion de courir à perdre haleine au bord d’un abîme enchanté. Délices profondes, plus secrètes qu’aucun battement du cœur profond ! Au flanc des Pyrénées, sur un sentier vertigineux, regardant par la portière du coche le gouffre rose où tournent les aigles, la petite fille préférée de sainte Thérèse s’écrie joyeusement : « Je ne puis tomber qu’en Dieu ! »… C’étaient les heures de jadis peut-être, mais elle avait perdu jusqu’au goût de les retenir en passant, pour y chercher la part de joie ou de tristesse enclose, ainsi qu’on ouvre un fruit.
Elle avait cru d’abord, elle aurait voulu croire toujours, que l’espèce d’indifférence heureuse, ce sommeil heureux du désir, n’était rien d’autre que la miraculeuse insouciance des enfants, leur pureté. Mais la mort de l’abbé Chevance[1] marquait irréparablement, marquait pour jamais le pas décisif ; et quelque effort qu’elle fît pour l’écarter, le cadavre veillait au seuil de la nouvelle paix, ainsi qu’un gardien vigilant, silencieux. « Je vous donne ma joie ! » Elle lui avait en effet donné sa joie, et elle en avait reçu une autre, aussitôt, des vieilles mains liées par la mort. Sans doute, elle s’accusait intérieurement d’indifférence, de sécheresse, elle essayait bien d’en éprouver du trouble, du remords. Mais sa raison était trop droite, sa conscience trop claire : elle ne sentait pas sa faute, ou alors c’était la faute de la nature, son indicible pauvreté. Qui peut s’émouvoir d’être pauvre entre les mains d’un Seigneur plus riche que tous les rois ? Bien avant qu’elle en eût fait confidence à personne, ou même qu’elle fût capable de la concevoir clairement, la pauvreté, une pauvreté surnaturelle, fondamentale, avait brillé sur son enfance, ainsi qu’un petit astre familier, une lueur égale et douce. Si loin qu’elle remontât vers le passé, un sens exquis de sa propre faiblesse l’avait merveilleusement réconfortée et consolée, car il semblait qu’il fût en elle comme le signe ineffable de la présence de Dieu, Dieu lui-même qui resplendissait dans son cœur. Elle croyait n’avoir jamais rien désiré au-delà de ce qu’elle était capable d’atteindre, et toujours cependant, l’heure venue, l’effort avait été moins grand qu’elle n’eût osé l’imaginer, comme si l’eût miraculeusement devancée la céleste compassion.
Aucune épreuve n’avait jusqu’alors, jusqu’à ces dernières semaines du moins, mis en péril l’humble allégresse, la certitude d’être née pour les travaux faciles qui rebutent les grandes âmes, ni cette espèce de clairvoyance malicieuse qui surprenait d’abord les moins réfléchis, et dont l’abbé Chevance savait seul le secret. D’ailleurs le vieil homme simple et têtu n’avait pénétré ce secret qu’à la longue, car il redoutait d’interroger, craignant surtout, par une vaine impatience à connaître et à admirer, de blesser une telle âme au point le plus sensible, là où se consomme, à l’insu de tous, dans un silence plus pur que l’immense silence stellaire, l’union divine, l’incomparable acceptation. Peut-être même risqua-t-il un temps d’être pris au piège innocemment tendu par cette conscience claire et profonde ; peut-être jugea-t-il sa petite pénitente moins indifférente qu’il n’eût pensé au monde, à ses succès véniels, au luxe bourgeois du salon académique que l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse tenait naïvement (et par ouï-dire) pour admirable. Un autre que lui se fût sans doute ému trop tôt des robes signées Berthe Hermance, des chapeaux Rose et Lewis, et même du manteau de petit-gris qu’elle savait croiser si gentiment sur sa poitrine d’un geste un peu vif et hardi de ses bras minces… Mais déjà il avait reconnu en elle, comme par un pressentiment du génie, ce qu’il cherchait depuis si longtemps à travers le monde bruyant et vide où il errait en étranger : l’esprit, le rayonnant esprit de confiance et d’abandon. « Que voulez-vous que je fasse ? lui disait-elle. Suis-je capable de choisir ! Je n’oserais jamais. Je reçois chaque heure que Dieu me donne parce que je n’aurais même pas la force de refuser ; je la reçois en fermant les yeux comme jadis, en pension, le samedi soir, j’écoutais la lecture de mes notes de la semaine. Quand je les ouvre, je m’aperçois qu’elle m’épargne encore, que j’en suis quitte pour cette fois. » Et elle disait aussi : « En somme, c’est une chance d’avoir le souffle un peu court : on est bien forcé de monter les côtes au pas. »
Ce qu’elle disait alors, elle le pensait toujours, mais à qui l’eût-elle dit maintenant ? Le vieux prêtre avait emporté quelque chose avec lui, ou du moins une part précieuse d’elle-même s’était comme abîmée dans la silencieuse et solennelle agonie, pour elle incompréhensible. Non pas la divine espérance, qui était la source de sa vie. Non pas cette sécurité innocente, plus subtile et plus sûre qu’aucun calcul des âmes inquiètes. Mais le rude maître n’était plus qui recueillait à mesure sa joie mystérieuse pour qu’elle n’en sentît pas le poids surnaturel. À présent, elle la devait reconnaître, en prendre possession, la posséder tout entière. Ô fontaine de suavité !
Elle avait accueilli cette épreuve avec la même grâce ingénue, sans nulle crainte. La certitude de ne tenir la paix que d’un admirable caprice de Dieu, c’en était assez pour la préserver d’apporter quelque complaisance à cette découverte imprévue dont elle ne soupçonnait pas le péril artificieux. Si longtemps elle avait mis son soin et sa peine à ne rien garder, à dépenser au jour le jour l’aumône tombée du ciel – et pourquoi l’eût-elle pesée, qu’importe ? Il était seulement nécessaire qu’elle en rendît au vieux prêtre un compte exact. Et lui, plus impénétrable dans son extraordinaire douceur, attendait patiemment que la mesure fût comble, et que Dieu se révélât lui-même à ce cœur qui déjà débordait de lui, et ne s’en doutait pas. Parfois le confesseur des bonnes haussait les épaules, moitié sérieux, moitié riant, disait avec l’accent meusien : « Que vous êtes donc née prodigue, ma fille ! Nous autres, voyez-vous, nous connaissons trop d’âmes dévotes qui ont besoin d’apprendre à dépenser, qui thésaurisent. Cela gâte un peu le jugement, quelle misère ! Il n’y a rien de pis que mépriser la grâce de Dieu, mais il ne faut pas non plus l’épargner sou par sou, non ! Parce que, comprenez-vous, ma fille ? notre Maître est riche. »
Il avait dit encore un jour une parole plus singulière, dont elle n’avait pas saisi d’abord tout le sens, mais qui l’avait merveilleusement consolée, comme si entrouvrant l’avenir, elle lui avait découvert, au-delà des épreuves inévitables, dont elle ne pouvait imaginer la nature ni la durée, la certitude et le repos : « Certaines gens me trouveraient envers vous trop timide ou trop présomptueux ; cela me va très bien, je ne suis pas mécontent. Ma fille, si je vous manquais trop tôt, je vous défends de rien changer brusquement à l’ordonnance de votre petite vie. Notre vie est petite, souvenez-vous. Notre vie doit s’écrire en un style très familier dont Notre-Seigneur a seul la clef, s’il y a une clef. »
Une ou deux fois, elle s’étonna qu’il parût la blâmer d’avoir adroitement évité certaines occasions de plaire ou d’être louée, car elle était si malicieuse et si vive qu’on l’écoutait volontiers. « Mais enfin, s’écriait-elle, que savez-vous du monde, vous, un vieil ermite ? Vous voulez que je devienne vaniteuse, coquette, ou quoi ?
– Eh bien, avait-il répondu en rougissant, je sais ce qu’est le monde, ma fille. J’ai eu parfois grand souci qu’on m’admirât, ou du moins qu’on m’aimât. Voilà le monde. » Et avec cette profonde finesse, que jamais personne ne s’était avisé de reconnaître chez l’ancien desservant de Costerel-sur-Meuse, il ajouta aussitôt : « J’avais plus à craindre du monde que vous. »
C’était un soir du dernier hiver. Le jour blême luisait aux vitres de sa pauvre chambre, se coulait jusqu’à la table boiteuse où il appuyait les coudes, sa main maigre traçant en l’air un signe vague. Et soudain toute la lumière du jour mourant avait éclaté dans son regard, tandis qu’il disait d’une voix haute et forte :
– Ma petite fille, je sais ce qu’il vous faut. La chose viendra en son temps, parce qu’il y a des saisons pour les âmes. Oui ! il y a des saisons. Je connais chaque saison, je suis un vieux paysan meusien. La gelée viendra, même en mai. Est-ce que ça empêche nos mirabelliers de fleurir ? Est-ce que le bon Dieu ménage son printemps, mesure le soleil et les averses ? Laissons-lui jeter son bien par les fenêtres. Je ne suis qu’un bonhomme sans beaucoup de jugement ni d’expérience, mais je sais encore ceci, à quoi le Révérend Père de Riancourt n’avait pas songé… C’est-à-dire, il n’y songeait peut-être pas… Oh ! les jésuites, qu’ils sont fins, subtils ! Ils font honneur à l’Église, sûrement ; mais voilà : ce sont comme des ingénieurs agronomes, ils ont des méthodes, beaucoup de science, ils ont leurs méthodes… Le pauvre métayer a de bonnes idées aussi, quand il ne dépasse pas son petit champ. Hé bien, oui, ma fille, il y a un temps où il convient d’aider Notre-Seigneur dans ses prodigalités. Nous recevons cent grâces pour une. À quoi bon payer trois fois son prix une vie si simple, si commune, qui semble à la portée de tous ? Ainsi raisonne le monde. Ne hâtons rien quand même. On ne paie jamais trop cher la grâce de passer inaperçu – ou du moins, Dieu veuille qu’on ne voie en vous, pour l’instant, que les fleurs ! Oui, Dieu veuille que vous fleurissiez d’abord de toute votre floraison, ma fille ! Il n’y a pas de fruit sans peine, cela viendra, et si douce que soit la main qui les cueille, vous sentirez l’arrachement. D’ici là, exercez-vous à être si docile et si souple entre les mains divines que nul ne s’en doute. Car c’est la marque d’un grand amour d’être tenu longtemps secret… Voyez les filles de mon pays, les filles lorraines…
Comme elle éclatait de rire, faisant signe que sa vue était trop faible, qu’elle ne pouvait les voir de si loin, il avait haussé les épaules, avec une impatience feinte.
– Bah ! Bah ! vous pouvez vous moquer. De jeunes Parisiennes, pensez-vous, cela se presse, cela chante toujours avant que le soleil ne soit levé, comme les merles. Mais nos filles lorraines, ah ! combien réfléchies, combien sages ! Ma mère défunte, trois ans avant ses épousailles – oui, trois ans ! – disait à notre grand-oncle le doyen de Mondreville : « Je ne me marierai jamais qu’avec Gilbert le tonnelier, ou pas ! » (Feu mon père était tonnelier.) Et lui, Gilbert, n’en savait rien ; elle n’avait seulement jamais osé le regarder en face, sainte fille de Dieu ! Mais ils ont fait de bons époux, à la vie et à la mort, jusqu’au bout, parce que la racine était profonde ; la racine avait poussé longtemps sous la terre avant que la tige n’eût fleuri. Ainsi Dieu veut qu’on l’aime. Puisse-t-on dire de vous : « Quelle est bonne, et douce et gaie ! Qu’on est aise de la voir ! Qu’elle donne le goût de bien faire ! Puissiez-vous être déjà toute à Notre-Seigneur que personne ne sache encore en quelles mains vous êtes tenue ! »
Hélas ! elle avait vu depuis noircir peu à peu, puis glisser tout à fait de l’autre côté des ténèbres le regard de son vieil ami. Elle avait entendu sa voix mêlée au râle, devenue soudain comme étrangère, et c’était vrai que rien de cette mort si abandonnée, si nue, n’avait ressemblé à l’image qu’elle s’en était d’abord faite. Avait-elle été la suprême épreuve réservée au saint obscur, à l’homme délaissé, ou seulement la dernière, la décisive leçon du maître à sa petite élève, son avertissement solennel ? Redoutait-il, si vite emporté vers la nuit, que le temps lui manquât de préparer l’enfant héroïque aux dures expériences de la vie intérieure, à la déception fondamentale qui doit tremper, un jour ou l’autre, un cœur à Dieu prédestiné ? Sans doute elle s’était refusé jusqu’alors, par un instinct très sûr, à fixer trop longtemps sa pensée sur un problème dont elle savait bien que la solution lui échapperait toujours – au-delà de toute raison et toute hypothèse humaine – ne se trouverait qu’en Dieu ; mais cependant, qu’elle le voulût ou non, de ce vertige de tristesse, de cette immense solitude à peine entrevue, pressentie auprès du cadavre qu’elle honorait comme celui d’un saint, une sorte de fantôme avait surgi, qui n’avait pas tous les traits de l’homme vivant, dont elle n’était pas aussi sûre de comprendre l’appel muet. Elle se rappelait certaines phrases prononcées jadis, et qu’il lui avait dit un jour, par exemple, que si l’amour divin est mille fois plus strict et plus dur que la justice, Dieu peut néanmoins nous faire longtemps la grâce de nous aimer ainsi que nous aimons les petits. Mais l’heure vient où nous apprenons – au prix de quelle angoisse ! – que la plus inhumaine des passions de l’homme a en Lui son image ineffable et qu’Il est, comme les vieux Juifs l’avaient deviné sans comprendre, un Dieu jaloux.
Un Dieu jaloux… En Dieu ce désir pensif, sévère, cette âpreté, cette avidité de la créature ? Elle n’y pouvait croire encore – ou c’était là une vision trop hardie, trop sublime, dont elle devait détourner son regard. Et puis le mot lui-même était pour elle vide, presque insensé. Elle ne jalousait personne, et si profondément qu’elle s’interrogeât, il lui semblait que nulle jalousie, même divine, ne trouverait en elle son objet, car elle se sentait de jour en jour moins capable de refuser rien, sûre de ne rien posséder. Elle croyait sa vie trop simple, trop étroitement commandée par des devoirs monotones, quotidiens, pour qu’elle risquât de s’éloigner jamais beaucoup, moins par vertu que par une humble nécessité, de la place exacte où l’eût cherchée le maître le plus exigeant. Car c’était encore l’une des profondes et sagaces leçons de l’abbé Chevance qu’il importait avant tout de s’écarter le moins possible de ce point précis où Dieu nous laisse, et où il peut nous retrouver dès qu’il lui plaît. L’incomparable détresse de notre espèce est son instabilité.
C’est ainsi que, dans sa nouvelle solitude, elle s’était d’abord appliquée de tout son cœur, minutieusement, à ne pas quitter d’un pas le chemin familier, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un autre guide comparable à celui qu’elle avait perdu. Faire parfaitement les choses faciles, tel était non pas le souhait, mais le besoin de cette volonté inflexible et douce, que l’abbé Chevance avait pourtant assouplie avec tant d’art. Certes, elle n’avait assurément aucune idée d’une force si merveilleuse, et néanmoins la voix inoubliée s’était tue qui en disposait à son gré. Quel cœur intrépide discernerait aisément le facile, alors que l’impossible même paraît à sa mesure ? Et quelle tentation eût été plus subtile, plus perfide ? Comment eût-elle su que depuis des mois et des mois, le souci de son humble ami n’avait été que de modérer l’élan de sa puissante ascension, ou du moins de dérober à son regard la courbe immense de son vol, le vide peu à peu creusé sous ses ailes ? À présent, elle commençait à redouter cette quiétude qu’elle avait acceptée jusqu’alors comme le signe de la faiblesse, de la médiocrité de sa nature. Et l’équilibre une fois rompu, dès qu’elle avait fait effort pour s’en arracher, elle la cherchait de nouveau, puis la fuyait encore, épouvantée d’y reconnaître des délices hier ignorées.
Quelles délices, sinon d’une tristesse surnaturelle, où la sensibilité n’avait point part, mais consommée tout entière, au plus secret de l’âme. « Tu n’as jamais été si gaie ! » disait parfois M. de Clergerie, avec humeur. Était-ce donc vrai ? Quelle était cette source invisible, cette fraîcheur amère, pour elle seule ? Quel nom lui eût donné l’abbé Chevance ? Lorsqu’elle essayait d’interroger le pauvre mort, inutile désormais, toujours surgissait dans sa mémoire, au point précis, à sa place encore douloureuse, la suprême image qu’elle en avait gardée, les yeux sombres, comme vidés de larmes, le pli de la bouche, l’énorme fatigue de ses bras jetés sur la couverture rouge de sang. Non ! ce n’était pas là qu’il le fallait chercher… Alors, sans le vouloir, sans comprendre, parce qu’elle refusait cette tristesse ardente, ce don vain des pleurs dont elle craignait l’illusion, parce qu’elle ne pouvait plus espérer trouver le vieil homme ailleurs qu’en son éternel repos, en Dieu, elle glissait dans l’oraison, comme dans un sommeil enchanté.
Était-ce l’oraison ? À vrai dire, elle n’en savait rien, et d’ailleurs elle n’eût pas osé appeler ainsi ce qui n’était encore pour elle qu’une étrange suspension de la douleur et de la joie, ou le lent évanouissement de l’une et de l’autre en un sentiment unique, indéfinissable, où semblaient se fondre la tendresse, la confiance, une recherche inquiète et pourtant suave, et quelque chose encore qui ressemblait à la même pitié sublime qu’elle avait vue resplendir tant de fois dans les prunelles usées de son maître. D’ailleurs elle s’avouait volontiers incapable de faire oraison, déplorant de ne pouvoir se fixer longtemps sur ces petits thèmes proposés par de pieux auteurs dont l’imagination n’égale pas le zèle, enragés à définir et à formuler. « Ne m’interrogez pas, lui disait alors l’abbé Chevance. À quoi bon ? Que vous importe d’apprendre si vous faites, ou ne faites pas oraison ? Et que m’importe à moi de le savoir, pourvu que je m’applique à réaliser en vous, au jour le jour, l’ordre de la charité ? Ingressa igitur cuncta per ordinem ostia… Lorsque Esther eut passé par ordre toutes les portes, elle se présenta devant le roi, où il résidait. »
Hélas ! qui lui ouvrirait les portes maintenant ? Qui lui tendrait à chaque nouveau seuil une main amie ? La dernière angoisse du mourant n’avait-elle pas été de découvrir trop tard que la douce ignorance où il avait si longtemps laissé sa fille allait se changer tout à coup, lui disparu, en une affreuse solitude ? « Que Dieu s’est bien caché en vous ! Qu’il y repose ! » s’était-il écrié un jour, d’une voix tremblante. Il avait emporté sa part de ce secret sous les ombres, et elle était désormais incapable de rien découvrir de la sienne à personne, car elle était très loin d’avoir la moindre idée de ce qui s’accomplissait en elle. Sans doute l’apparente médiocrité de ses confessions, leur insignifiance la rebutait un peu, et elle s’accusait intérieurement de renseigner si mal le doyen d’Idouville qui, la connaissant depuis l’enfance, la traitait comme jadis, chaque été, ainsi qu’une écolière en vacances… Mais que lui dire ? Que dire d’une soumission à Dieu si parfaite, si ingénue, qu’elle se distinguait à peine du cours modeste de la vie ? Elle ne trouvait rien de nouveau qui valût la peine d’être révélé, sinon cette espèce d’agitation de l’âme, trop profonde, trop essentielle, comparable à un orage lointain qui n’est plus qu’une lueur furtive, dans le ciel limpide, une vibration presque imperceptible de l’air embrasé.
Et cependant, à son insu, voilà qu’elle avait fait déjà le pas décisif, voilà qu’elle s’avançait maintenant à travers un pays inconnu, hors des frontières de son ancien paradis, seule. Une autre que cette petite fille sans peur eût sans doute été accablée du sentiment de sa solitude et se serait jetée au cloître, éperdue, ainsi qu’en un dernier asile. Mais elle avait été trop longtemps formée à ne demander qu’à Dieu son repos, incapable de fuir ou même de se dérober avant l’heure, prête à faire face, et son regard aussi ferme et aussi sûr, dans son implacable pureté, que celui d’un homme intrépide. Son admirable effort, presque inconscient, spontané, pour ne pas se replier sur soi-même, se diminuer, la nécessité d’engager à la fois, ainsi qu’un chef de guerre, ses régiments contre un ennemi dont il ignore la position et les desseins, toutes les forces de son cœur, l’avait, en quelques semaines, transformée. Comme un homme endormi à l’aube, qui s’éveille dans la brutale lumière de midi avec encore dans ses yeux la sérénité de l’aurore, le monde, le monde qui n’était jusqu’à ce moment pour elle qu’un mot mystérieux, se révélait, non à son expérience, mais à sa charité – par l’intuition, l’épanouissement, le rayonnement de la pitié. Il appartient aux esprits aveugles de croire que le mal ne se découvre qu’aux misérables qui s’en laissent peu à peu dévorer. Ceux-là n’en connaissent pourtant, au terme de leurs lugubres travaux, que les précaires voluptés, la tristesse stupide, la rumination obscure et stérile. Ô chute vaine, ô cris faits pour n’être entendus d’aucun vivant, froids messagers de la nuit sans rives ! Si l’enfer ne répond rien au damné, ce n’est pas qu’il refuse de répondre, car plus stricte, hélas ! est l’observance du feu impérissable : c’est qu’en vérité l’enfer n’a rien à dire et ne dira jamais rien, éternellement.
Seule une certaine pureté, une certaine simplicité, la divine ignorance des saints, prenant le mal en défaut, pénètre dans son épaisseur, dans l’épaisseur du vieux mensonge. Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur, par un prodige de compassion, et qu’importe d’en connaître ou non la source impure ? « Ce que je sais du péché, disait le saint d’Ars, je l’ai appris de la bouche même des pécheurs. » Et qu’avait-il entendu, le vieil enfant sublime, entre tant de confidences honteuses, de radotages intarissables, sinon le gémissement, le râle du désir exténué, qui crève les poitrines les plus dures ? Quelle expérience du mal l’emporterait sur celle de la douleur ? Qui va plus loin que la pitié ?
Ainsi Mlle Chantal pouvait croire que rien n’avait troublé sa paix, terni sa joie, et déjà la plaie mystérieuse était ouverte d’où ruisselait une charité plus humaine, plus charnelle, qui découvre Dieu dans l’homme, et les confond l’un et l’autre, par la même compassion surnaturelle. Transformation trop intime, trop profonde de la vie de l’âme, pour qu’en paraissent au-dehors les signes visibles. Cela était venu par degrés, insensiblement, cela s’était levé lentement dans son cœur. Sans doute, elle n’ignorait pas le mal et n’avait jamais feint de l’ignorer, trop sensible et trop vive pour se dissimuler à soi-même, comme tant d’ingénues volontaires, certaines méfiances et certains dégoûts, mais sa droiture était la plus forte. Ce pressentiment du péché, de ses dégradations, de sa misère, restait vague, indéterminé, parce qu’il faut la déchirante expérience de l’admiration ou de l’amitié déçue pour nous livrer le secret tragique du mal, mettre à nu son ressort caché, cette hypocrisie fondamentale, non des attitudes, mais des intentions, qui fait de la vie de beaucoup d’hommes un drame hideux dont ils ont eux-mêmes perdu la clef, un prodige de duperie et d’artifice, une mort vivante. Mais qui peut décevoir celle qui croit d’avance ne posséder ni mériter rien, n’attend rien que de l’indulgence ou de la charité d’autrui ? Qui peut décevoir la joyeuse humilité ? L’agonie du vieux prêtre avait pourtant fait ce miracle.
C’était réellement la seule déception qu’elle eût jamais connue, et nulle autre que celle-là n’eût été capable de l’atteindre au point vif, de prendre en défaut sa naïve allégresse. Elle ne pouvait imaginer que Dieu lui manquât jamais, et cependant ne l’avait-elle pas cherché en vain, cette nuit mémorable ? Il s’était fait invisible et muet. Comme les très petits enfants qui ne connaissent du visage humain que le sourire soutiennent le premier regard sévère sans aucun effroi, mais avec une sorte de curiosité pleine de stupeur, l’amertume d’une telle mort n’avait pas affaibli sa confiance, bien que le souvenir qu’elle en avait gardé restât ainsi qu’une ombre entre elle et la présence divine qui était la source unique de sa joie. Quelle était donc la puissance du mensonge pour qu’il fût capable d’altérer à ce point, au misérable regard des hommes, le visage même des saints ? Et soudain, pareil à ces paysages trop lumineux, trop vibrants, que submerge d’un coup le crépuscule, et qui réapparaissent lentement, méconnaissables, semblent remonter de l’abîme de la nuit, l’étroit univers familier dans lequel elle était née, où elle avait vécu, prenait un aspect nouveau. Il semblait que les choses elles-mêmes lui fussent devenues étrangères, jusqu’à cet ameublement prétentieux et désuet, d’une richesse sans fantaisie, d’une sévérité sans noblesse, académique et bourgeois, de professeur millionnaire. Elle en avait souri déjà bien des fois, mais avec une malice indulgente, comme on sourit de vieilles personnes, inséparables des souvenirs de l’enfance.
Et voilà que sous les damas et les ors perçait leur pauvreté lamentable, leur bassesse. Elle ne les voyait plus sans un malaise indéfinissable, une espèce de méfiance craintive. Que de confidences perdues, faites jadis à ces témoins froids, circonspects, ces faux témoins ! Se doutait-elle que vingt ans plus tôt ils avaient reçu d’une jeune femme aux yeux tristes les mêmes confidences vaines ? Certes, elle ne songeait pas à les haïr, ou les mépriser ; elle était seulement tentée de les plaindre, comme des esclaves dressés à mentir, qui mentent par ordre. Elle les sentait plus que témoins, complices – complices d’une vie à leur image, étroite, têtue, calculatrice, sans honneur, sans amour, d’une gravité sournoise, d’une décence suspecte. Et à mesure que se transformaient ainsi sous son regard les lieux et les aîtres, les figures, les gestes, les voix se dénonçaient à leur tour, livraient une part de leur secret. Trop passionnée pour en concevoir la médiocrité, ou trop pure pour en jamais réaliser l’ignominie, elle ne sentait que leur tristesse, la tristesse de tant d’heures perdues, d’entreprises inutiles, de rancunes, d’inimitiés, d’ambitions, dures comme la pierre, et plus légères que des songes. Sa tendresse filiale elle-même avait résisté un temps, puis s’était changée en un sentiment moins simple, et sans qu’elle y pensât, l’image de son père avait perdu un à un ses traits familiers, s’était pour ainsi dire fondue dans l’ensemble, achevait de s’effacer parmi les ombres. Qu’ils étaient loin d’elle, tous ! Qu’ils étaient errants et malheureux !… Pourquoi ? À ceux-là, comme au moribond, elle n’avait à donner que sa pauvre joie, sa joie aussi mystérieuse que leur tristesse… Et, certes, elle la leur donnerait, dût-elle la donner en vain !
D’ailleurs, on aurait tort de croire qu’une telle révélation intérieure eût rien changé d’abord, en apparence, au cours égal de son humble vie. Elle avait accepté cette tristesse comme elle acceptait toute chose, prenant garde d’y arrêter inutilement sa pensée. À la voir, à écouter son rire clair, à suivre, lorsqu’elle courait derrière ses deux grands chiens Pyrame et Thisbé, son ombre bleue sur le mur, l’observateur le plus attentif eût été bien en pleine d’imaginer qu’elle venait de découvrir un monde où le moraliste n’avance qu’avec des pieds de plomb, de pénétrer d’un coup, d’un élan, comme par un jeu divin, si loin dans la douleur des hommes. Elle-même croyait toujours voir des mêmes yeux les personnages comiques ou tragiques dont elle savait familièrement les noms et les visages, et s’émerveillait d’y penser avec tant de pitié. Mais comment repousser une pitié à la fois si déchirante et si suave qu’elle finissait maintenant par éclater dans son regard, la transfigurait au point d’inquiéter quelques-uns de ses amis plus perspicaces ? Elle ne s’y abandonnait pas sans réserves, elle cherchait parfois à lui fermer, un moment du moins, son âme – et peu à peu, insensiblement, pareille à une petite source diligente, la même compassion surnaturelle, inutilement contenue, venait jaillir en prière. Car jamais son oraison n’était si douce, son union à Dieu si étroite qu’après ces luttes vaines, où s’exerçaient, à son insu, toutes les puissances de son être. Ô prière qui n’est plus qu’un déliement ineffable, ou comme le gémissement de la nature tirée hors d’elle-même, épuisée par la grâce ! Qui lui en eût dit, à présent, la perfection et le péril ?
Cependant des semaines et des semaines passèrent, après la mort de l’abbé Chevance, sans qu’elle s’avisât que sa prière s’était elle aussi transformée, accordée à une expérience si nouvelle, tout intérieure, transcendante, de réalités dont elle n’avait jadis aucune idée. La méprise fut d’autant plus facile qu’elle avait continué à s’acquitter de ses devoirs et à gouverner sa maison avec la même allégresse qui ressemblait si fort à celle des enfants, et désarmait jusqu’à l’insolence d’une invraisemblable domesticité recrutée par le caprice de M. de Clergerie, au hasard des recommandations les plus saugrenues, et d’ailleurs incessamment renouvelée. Le petit homme témoignait, en effet, dans le choix de ses serviteurs, d’un optimisme absurde, que la méfiance ou l’avarice avaient tôt fait d’aigrir, mais pourtant si légendaire qu’un certain nombre de perfides amies s’employaient à le fournir chaque saison d’extraordinaires recrues dont elles avaient pu apprécier les mérites à leurs dépens, et qu’elles ne se souciaient pas de jeter à la porte sans cérémonie, car le renvoi de tel personnage énigmatique, au nom riche en consonnes, au regard noir et attentif, venu de trop loin, de villes introuvables sur les mappemondes, n’est pas une affaire à négocier étourdiment. « Tu es lasse, disait parfois le futur académicien à sa fille. C’est une charge si forte pour toi ! Ta pauvre mère s’y est usée ! » Mais elle riait de son beau rire intrépide, et il se consolait aussitôt en pensant : « Qu’elle est jeune ! »
Alors elle sifflait ses chiens, ou courait jusqu’à sa chambre, pour mieux songer à son vieil ami. Que ce silence était frais et pur ! Comme elle l’aimait ! Trop peut-être ? Aucune de ses prières de jadis ne ressemblait tout à fait à celle-là. « Je parle à Dieu sans cesse, disait-elle autrefois à l’abbé Chevance, je sais très bien lui parler, il me semble. Je lui parle infiniment mieux que je ne le prie. » Mais aujourd’hui, du moins à ces rares moments de bienheureux repos, les paroles s’évanouissaient d’elles-mêmes sur ses lèvres, sans qu’elle y prît garde. La tristesse refoulée, la pitié, ou plutôt l’espèce de crainte douloureuse, pleine de compassion, qu’elle sentait désormais devant chaque visage humain, tout ensemble éclatait dans son cœur en une seule note profonde. Elle n’avait d’abord attaché aucune importance à cette nouveauté singulière : « Je m’endors en priant, songeait-elle, voilà tout… » Car elle ne pouvait trouver une autre explication qui la rassurât. Jusqu’au jour…
…………………
Entre tant d’autres visages inquiétants, celui du Russe l’avait émue, d’une méfiance irrésistible, qui ressemblait au dégoût, si Chantal eût été capable de dégoût. Deux fois, trois fois peut-être, il était venu, humble et distant, le regard bas, ses longues mains inquiètes aux ongles vernis pétrissant d’énormes gants de peau de chien, la voix changeante et comme voilée, où l’imperceptible accent de la langue natale n’était plus qu’une sorte de chant grave, trop nuancé, trop caressant. Il apportait, avec beaucoup d’autres, un certificat élogieux de la vieille baronne de Montanel qui dispose, chacun le sait, d’au moins six belles voix académiques et abreuve de thé léger, chaque quinzaine, toute la rédaction de la Revue internationale. Elle répondait de sa parfaite éducation, de son honnêteté, surtout de sa merveilleuse prudence qui en faisait un chauffeur unique, aussi sûr qu’un cocher de douairière. Enfin, il avait appartenu au régiment des Pages, servi dans la Garde, puis sous Denikine, et vendu, pour ne pas mourir de faim, d’inestimables bijoux de famille. Mais son plus grand mérite était de garder le souvenir d’une longue étude parue, avant la guerre, au Messager russe et consacrée aux importants travaux d’érudition de M. de Clergerie.
En ce silencieux personnage, Mlle Chantal avait senti, dès le premier jour, un ennemi, un homme à craindre, moins dangereux pour elle que pour ces naïfs qu’il avait apprivoisés aussitôt par une douceur inaltérable, une complaisance infinie. Elle ne savait rien de lui, n’en pouvait rien connaître, n’en connaîtrait jamais rien, aussi invulnérable dans sa vérité que lui-même dans son mensonge, et cependant elle le haïssait, à son insu, d’une haine jalouse – quel autre nom, hélas ! donner à la révolte d’une conscience trop pure, si défendue à la fois, si désarmée ? – elle le haïssait d’instinct, comme s’il eût disposé déjà contre elle, contre Dieu même, d’un incomparable secret. « Que lui reproches-tu ? disait M. de Clergerie. Il paraît un peu sournois, je l’accorde, c’est sans doute un déclassé ; je ne pense pas que ces Slaves soient des anges. Mais on ne peut pas non plus se fournir de domestiques dans les patronages, mon enfant. Du moins, je le trouve parfaitement bien élevé, discret, obligeant. Et ce qu’il est, ou n’est pas, une jeune fille de ton âge est bien incapable d’avoir une opinion là-dessus. »
Elle ne trouvait rien à répondre, car son jugement si sûr, sa jeune sagesse, son horreur naturelle si clairvoyante de toutes les formes du mensonge, et même une certaine gaieté un peu railleuse, qui suffisaient à la mettre en défense, ne pouvaient la fournir d’aucun argument précis. D’ailleurs, elle s’accusait parfois d’être injuste à l’égard du dernier venu, probablement ni meilleur ni pire qu’aucun de ses compagnons, et elle faisait un grand effort pour surmonter sa crainte, en user envers lui avec les mêmes grâces, la même charité subtile. Mais à la différence de tant d’autres, de tous les autres – un seul excepté, qui n’était plus – cet inconnu suspect, dont on voyait le mensonge remuer au fond du regard blême, ainsi qu’une épave sous une eau morte, cet homme vil ne se contentait pas de subir l’enchantement, il cherchait à en pénétrer les causes secrètes. Quel cœur vraiment pur ne se protège de lui-même contre la curiosité d’un ami ? Mais quelle épreuve inattendue de se sentir, par qui l’on méprise, devinée ?
Car elle s’était crue aussitôt devinée, par une naïve ignorance de sa propre vie intérieure, qu’elle jugeait trop humble et trop facile pour se défendre longtemps contre la curiosité de personne. Et puis, d’être devinée, après tout, qu’importe ? C’était cette curiosité patiente, assidue, inexplicable, connue d’elle seule, si adroite qu’elle n’aurait pu la dénoncer sans ridicule, et si furtive qu’elle n’en surprenait qu’à l’improviste, et par hasard, la vigilance calculée, – oui, c’était cette curiosité dont elle sentait obscurément la trahison. D’être recherchée, même par le désir d’un tel homme, ne l’eût pas autant émue, parce qu’en ce vieux pays latin la plus innocente des filles ne se croit jamais à bout de ressources ni d’esprit, et la douce pénitente de l’abbé Chevance se fût tirée aisément de ce pas, avec cette fierté malicieuse que toute femme de notre race tient de ses grand-mères. Mais le désir n’est pas si calme, si attentif, et surtout si insoucieux de plaire. Ce qu’elle lisait dans les yeux froids, c’était plutôt cette même curiosité qu’on voit au regard des bêtes savantes ou corrompues par des maîtres trop indulgents, lorsqu’elles flairent de loin, sur les routes, leurs congénères libres et heureux. Que contemplait-il ainsi avec envie ? Que cherchait-il qu’elle fût capable de lui donner ? Elle avait souvent ri de ses craintes et les jugeait alors absurdes, dans l’impuissance où elle se trouvait de les justifier, ou même de les exprimer en un langage sensé. N’importe. Elle sentait se resserrer autour d’elle un réseau tissé prudemment fil à fil – et non pas autour d’elle seulement, car elle avait vaguement conscience que de plus faibles étaient déjà dans le même filet. Qu’elle eût voulu les défendre !
En exigeant que sa fille, dès sa sortie du couvent, gouvernât sa maison, M. de Clergerie ne savait pas de quel pesant devoir il allait charger de telles épaules, ni que la surveillance quotidienne de six ou sept domestiques recrutés à la diable, congédiés de même, est une rude et périlleuse école pour une enfant de dix-sept ans qui ne sera jamais tout à fait dupe de sa propre candeur, plus souvent et plus cruellement blessée de ce qu’elle devine que de ce qu’elle voit. Mais elle s’était protégée à sa manière, par une ingénieuse bonté, sans bruit, sans effort visible qui risquât d’attirer l’attention, de lui valoir louange ou blâme. Et maintenant, il semblait qu’elle fût prise au piège de cette même bonté, dont elle seule avait cru savoir la source enchantée, toujours fraîche, intarissable. Cet inconnu, d’ailleurs en apparence sans reproche, qu’elle ne pouvait convaincre d’aucune faute précise, d’aucun manquement volontaire, délibéré, qui n’était enfin pour tout le monde qu’un serviteur à gages, c’est-à-dire un anonyme, un passant, auquel elle eût rougi d’accorder tant d’attention, si elle eût été moins pure, celui-là entre tous les autres lui inspirait pour la première fois la crainte anxieuse d’être encore au-dessous de son humble tâche, sous la menace de forces obscures, impitoyables, que la simple douceur ne suffit pas à réduire, de ne disposer contre une certaine malice, jusqu’alors ignorée, que d’une arme d’enfant, d’un jouet… Crainte aussitôt repoussée par toutes les forces de son âme ! Crainte d’ailleurs sans amertume, qui finissait par se fondre en délices, lorsque plus pauvre et plus seule que jamais, parmi ces visages hostiles ou clos, elle donnait, elle prodiguait, elle jetait à pleines mains, ainsi qu’une chose de rien, son espérance sublime. Et tel était alors le bienheureux épuisement de sa charité, sa suave détresse, qu’elle courait se réfugier dans sa chambre, refoulant ses larmes, et là, comme ivre de fatigue et de supplication, les lèvres encore occupées d’une prière qu’elle n’entendait plus, n’osant quitter des yeux son crucifix, elle croyait glisser lentement, puis tomber tout à coup dans le sommeil… Seulement elle tombait en Dieu.
Et c’est ainsi qu’il l’avait vue un jour, lui, cet étranger, debout près d’elle, les traits bouleversés, le bras étendu, car il vient de lui toucher l’épaule… Quelle heure est-il ? La fenêtre est pleine de nuit, le couloir brille derrière la porte entrouverte.
« Comment êtes-vous là ? dit-elle. Pourquoi ? » Elle cherche en vain des mots, un cri d’indignation, de colère, et ne trouve qu’une surprise stupide. Il ne détourne pas son regard, elle n’y lit aucune injurieuse curiosité, nulle surprise égale à la sienne, mais en dépit de son calme étonnant, une sorte de complicité sournoise, qui brûle de s’avouer, qui va s’avouer… « Comment êtes-vous… qui vous a permis ?… – Le dîner est servi depuis longtemps. On n’a pas eu l’idée d’entrer, la porte n’était que poussée. Ils cherchent Mademoiselle dans le parc, on a même envoyé le jardinier chez le petit Arnaud. » Elle s’est levée toute tremblante, elle a balbutié : « Je… je m’étais endormie. » Alors il l’a fixée longuement, trop longuement, avec un reproche – oui, un reproche – dans ses yeux menteurs : « J’ai fait de mon mieux. Que Mademoiselle juge. Ils auraient pu vous trouver… Personne ne comprendrait… Ils ne comprendraient pas… Ce sont de simples animaux, d’heureux animaux. Que Mademoiselle prenne garde, si elle daigne me croire. Moi, je sais… Les anges seuls dorment comme vous, de cette manière. Permettez-moi : j’ai vu à Goutchivo une religieuse orthodoxe, une petite fille de Dieu, qui vous ressemble ; nos Russes lui avaient brisé les jambes, elle était étendue par terre, devant l’icône, presque nue, sans boire ni manger depuis des jours, ravie au ciel, un doux prodige, un conte d’enfant, plus blanc que la neige… Je ne crois pas en Dieu, mais comment ne pas croire à cette blancheur, ne pas l’aimer ? Car il y a plus de blanc qu’on ne pense dans ce monde noir. D’ailleurs je parle un langage qui n’est assurément pas celui que je dois tenir devant vous ; et il m’est impossible de faire autrement – excusez-moi – afin que vous sachiez du moins quel est celui qui a surpris vos secrets, non pas aujourd’hui, mais voilà bien des semaines, parce qu’il vous arrive… il vous est arrivé – que dirais-je ? – enfin cela, cette chose s’est faite devant moi, à votre insu, une minute jadis, rien qu’une minute, le temps d’un clin d’œil, et à présent si fréquemment que, tout bêtes qu’ils sont, je me demande par quel miracle (aucun miracle ne vous coûte), par quel miracle ils ne s’aperçoivent de rien. »
Puis il l’avait saluée très bas et s’était glissé dehors, sans attendre de réponse, laissant exprès la porte grande ouverte derrière lui, pour que la lumière achevât de l’éveiller, peut-être… Elle n’avait que longtemps après entendu son pas assourdi, les voix lointaines, et tournant la tête, pâle de honte, elle avait vu dans la glace ses yeux immenses, obscurs, méconnaissables. Ses yeux ? N’était-ce pas plutôt un autre regard, qu’elle connaissait trop, dont elle avait tant de peine à supporter la fixité ténébreuse, où flotte un rêve informe qui n’a plus ni couleur, ni contour, un cadavre de rêve, un rêve décomposé ? Mais oui ! c’étaient les yeux de sa grand-mère, de Mama, ses yeux mêmes ! Le brusque éclair de l’angoisse éclata au creux de sa poitrine, resplendit jusqu’à la dernière de ses fibres. De tous les coups qu’elle eût pu redouter, attendre, celui-là était le plus dur, imprévu, imparable. L’extrême, la surnaturelle simplicité de sa vie, sa piété si humble, son horreur ingénue de la confusion, du désordre, de ce qui peut troubler la sincérité limpide des paroles, des actes, des intentions, la ferme sagesse, l’agile raison que le vieux prêtre avait formée avec tant de prudence et d’amour, rien ne la préparait à cette extraordinaire épreuve. Sans doute la folie de Mama, ce bizarre délire silencieux traversé de lueurs, avait-il marqué son adolescence plus cruellement qu’elle n’eût osé l’imaginer ? Le doute qui venait de naître dans sa pauvre cervelle encore noyée d’extase, s’enfonçait comme un fer juste au point blessé, si avant d’un seul coup que l’idée ne lui vint pas de douter, de discuter au moins l’unique témoignage d’un inconnu. Ni les paroles, ni les desseins de ce personnage, également suspects, son insolence tranquille, son audace ne la retinrent un moment : elle ne fut sensible qu’à l’accablante, l’énorme vraisemblance d’un cauchemar dont elle voyait encore dans la glace le signe tragique. « Nous sommes des nerveux, nous sommes de grands nerveux », aimait à répéter M. de Clergerie, qui justifiait ainsi sa dyspepsie, et d’ailleurs raffolait de la psychiatrie à la mode… D’ailleurs le P. de Riancourt, son ancien aumônier du Sacré-Cœur, ne l’avait-il pas mise en garde, jadis, contre un mysticisme enfantin, une piété trop tendre dont il lui avait appris à rougir en lui dénonçant le péril d’une certaine ostentation, qu’elle était déjà trop portée elle-même à mépriser ? Comme l’abbé Chevance l’avait, depuis, rassurée ! Comme il avait su toucher ses scrupules, les dénouer d’une main légère, la remettre doucement en route, par un petit chemin sûr, discret, qui ne fait envie à personne ! Certes, elle n’avait tenu sa paix fragile que de la tendre sollicitude du vieux prêtre… Au chevet même du lit de mort de ce juste, elle s’était sentie, non pas déjà révoltée sans doute, mais tirée hors d’elle-même, tentée par elle ne savait quoi de si grave et de si fort, un sacrifice total, ô chimère ! Et dès lors…
« J’étais ici à cinq heures, se disait-elle sans oser quitter la glace des yeux, comme si elle eût craint de perdre ainsi la preuve, l’unique preuve, la preuve décisive, de son affreuse aventure. Je venais de donner à Mama son thé et ses rôties. Voilà maintenant huit heures et demie… Pourtant je suis bien sûre de n’avoir pas dormi… Et je me suis retrouvée tout à l’heure, quand il m’a touché l’épaule, à la même place, les bras en croix, est-ce possible ! » La contracture de ses muscles était encore si douloureuse qu’elle ne pouvait remuer les jambes, de peur de tomber. Son misérable regard obscurci, incertain, sitôt qu’elle déplaçait le globe oculaire, était zébré d’éclairs fulgurants. « Jamais je ne pourrai descendre l’escalier toute seule, jamais ! Ils me trouveront là, ils vont venir ? » Elle se souvenait d’avoir entendu dire par le docteur Michauld que Mme de Clergerie, quelques semaines avant sa mort, au dernier degré de l’épuisement nerveux, avait souffert de crises léthargiques, les mêmes sans doute, ou de même nature. Pas une minute, bien que l’incomparable joie remuât toujours au fond de son cœur, elle n’aurait pu songer à donner un sens moins humiliant à la découverte qu’elle venait de faire. Elle savait trop l’excellence des dons de Dieu, leur rareté. Elle n’ignorait rien de leurs contrefaçons grossières qui troublaient si fort l’honnêteté de l’abbé Chevance, et dont il parlait avec tant de mépris – trop de mépris peut-être ? – les simulacres, les attitudes demi-sincères, et pis encore : les tares plus secrètes, mi-spirituelles, mi-charnelles, comme à la jointure du corps et de l’esprit, que la science a gravement classées, cataloguées, dévastant pour les nommer le jardin des racines grecques, et néanmoins déjà si familières aux vieux mystiques néerlandais du XIIe ou du XIIIe siècle, qui ne devaient rien à l’étrange érudition de Sigmund Freud. Trop simple aussi, trop indifférente à soi-même, trop protégée contre un premier mouvement de l’amour-propre déçu pour imaginer de mettre l’ange noir en tiers dans sa lamentable aventure. D’ailleurs, elle ne s’était jamais beaucoup souciée du diable ni de ses prestiges, assurée de lui échapper par l’excès de sa petitesse, car celui dont la patience pénètre tant de choses, l’immense regard béant dont l’avidité est sans mesure, qui a couvé de sa haine la gloire même de Dieu, scrute en vain, depuis des siècles, de toute son attention colossale, retourne en vain dans ses brasiers, ainsi qu’une petite pierre inaltérable, la très pure et très chaste humilité.
Ce que fut pour elle ce court moment, qui le sait ? La seule surprise peut prendre en défaut une volonté magnanime, mais en plein désordre de son cœur et de sa raison, par un mouvement de l’âme plus fort que sa terreur ou sa honte, la pauvre enfant crut comprendre qu’elle était perdue, si elle ne rompait aussitôt le cercle enchanté. Elle s’approcha plus près de la glace, posa ses coudes sur le marbre et toute tremblante encore s’efforça de sourire, sourit à son image livide. Ce visage tragique, tendu par l’angoisse, lui inspirait moins de pitié que de dégoût. « j’aurai pris parti avant de descendre, se dit-elle, il faut que je prenne parti, maintenant ou jamais… D’abord, je suis ridicule… Cette histoire est ridicule. » Elle se souvint d’une tentation qu’elle avait eue, confiée jadis à l’abbé Chevance avec tant de larmes – et il l’avait écoutée en souriant, exactement comme elle venait à l’instant de sourire elle-même. Puis il lui avait dit, si doucement : « Allez dîner ! Voilà sept heures. Ne faites pas attendre M. de Clergerie pour ça ! » Et elle l’avait quitté en paix. « Pourquoi prendre parti ? Je ne prendrai pas parti du tout, à quoi bon ? C’est aussi l’heure de dîner ! » Elle savait la charmante réponse de Louis de Gonzague à ses petits camarades qui, à la récréation, s’interrogeaient entre eux : « Que ferions-nous si l’on nous annonçait la fin du monde, dans un quart d’heure ? – Je voudrais finir cette partie de marelle », disait-il. Le sang battait de nouveau à ses tempes, et elle frottait ses joues, pour les rougir plus vite, du bout de ses doigts aigus. « Ce n’est rien, peut-être moins que rien. Cela m’a seulement bien humiliée. Je me croyais encore trop sage. Qu’importe à Dieu une courbature de plus ou de moins ? Il est bon d’être faible entre ses mains… Il est meilleur d’être faible. Et qui est plus faible que moi désormais ? Je ne puis plus espérer de me conduire seule, à la lettre. Je suis à la merci de ce Russe ! » Elle essaya de rire, mais elle avait cette fois trop présumé de ses forces : en un éclair, elle revit l’inconnu debout près d’elle, le regard louche, et le déchirement de sa pudeur fut si douloureux qu’elle étouffa un cri : « C’est ma faute, balbutia-t-elle, tandis que ses doigts tremblaient sur la houppette à poudre, il faut tout prévoir, il faut prévoir le pire, s’y résigner par avance et n’y plus songer. À présent, quoi, ce qui est fait est fait. Naturellement, il n’est pas si facile qu’on croit de garder la simplicité de sa vie, mais les complications viennent du dehors, toujours. La simplicité vient du dedans. Qu’ai-je à faire de plus simple que d’aller rassurer mon monde, et dîner ? Me voilà maintenant présentable. Heureusement, Annette a laissé ici son rouge : je suis fardée comme une danseuse… Pourvu que Mama ne s’aperçoive de rien, ni Francine ! Elles se ressemblent un peu : elles ont un œil sur chacun de nous, et pas tellement indulgentes non plus. Jeudi, j’avouerai tout au doyen d’Idouville, à la grâce de Dieu : il va dire que j’ai rêvé, que je suis folle, que le pauvre abbé Chevance m’a tourné la tête. Tant pis ! cela vaut mieux que d’honorer Dieu par des crises de nerfs et des pâmoisons, comme les maniaques, et de scandaliser le prochain… Un doux prodige, un conte d’enfant, plus blanc que la neige. Quelle horreur ! »
Elle descendait déjà l’escalier en chancelant, sa petite main si crispée sur la rampe qu’elle devait faire effort à chaque marche pour en desserrer les doigts. Par la porte ouverte du vestibule, le bruit discret des conversations venait jusqu’à ses oreilles, étrangement grossi. Elle continuait à se parler à elle-même, tout bas, presque tendrement, comme on rassure un enfant ou un fou. Était-elle alors sincère, absolument ? Condamnait-elle avec tant de dureté, rejetait-elle sans remords, une fois pour toutes, ce qui – elle le sentait bien à présent – avait été depuis tant de semaines sa nourriture mystérieuse ?… « Méfiez-vous de ce qui trouble ! » L’ordre si souvent répété de son vieil ami l’abbé Chevance retentissait encore dans son cœur. Rien n’égale en profondeur la première révolte d’une âme pure contre les entreprises de l’Esprit. Qu’elle fût troublée, qu’elle l’eût été depuis longtemps à son insu, elle n’en pouvait maintenant douter. Que demander de plus lorsque le corps vient d’attester la défaillance de l’être ? Trop sage pour s’emporter en vains scrupules qui eussent resserré ses chaînes, elle ne souhaitait que reprendre sa tâche quotidienne, l’exercice des devoirs simples, définis, authentiques, rentrer dans la vie mortifiée, asile universel, lieu unique, ouvert aux saints et aux pécheurs, où elle sentait le repos, ainsi qu’une brebis perdue sous l’orage… Mais tandis qu’elle descendait lentement vers les lumières et les voix, l’idée de la solitude où elle allait s’enfoncer malgré elle, où sans doute elle devrait mourir, lui revint avec une telle force qu’elle s’arrêta naïvement, comme si son misérable destin eût dépendu de ce pas. Hélas ! s’il était vrai qu’elle ne fût qu’une malade, l’une d’entre ces pauvresses que trahissent la chair et le sang, qui amusent la curiosité des psychologues et des médecins, et dont les vraies servantes de Dieu parlent avec moins de pitié que d’aversion, que lui resterait-il donc en propre ? Rien. Pas même sa prière, pas un seul battement de son cœur. Cette pensée la traversa d’outre en outre, elle en sentit littéralement le trait éblouissant. Il n’était rien d’elle qu’elle pût désormais offrir à Dieu sans crainte, sans réserves, ou même sans honte. La perfection, l’excellence de ce dénuement, la toute-puissance de Dieu sur une pauvreté si lamentable, la certitude de dépendre presque entièrement de ce que les hommes ont nommé hasard, et qui n’est que l’une des formes plus secrètes de la divine pitié, tout cela lui apparut ensemble pour l’accabler d’une tristesse pleine d’amour, où éclata tout à coup la joie splendide… Alors elle se mit à fuir vers la lumière et les voix, ne s’arrêta qu’au seuil de la porte, une main sur sa jeune poitrine, les joues roses, les yeux brillants, et si claire que M. de Clergerie s’écria :
– Je n’ai pas le courage de te gronder. Comme tu lui ressembles ! Comme tu ressembles à ta mère ! Ce long sommeil t’a fait du bien.
Mais comme Fernande se plaignait trop amèrement d’un retard qui lui avait fait rater son dîner, elle courut en riant à la cuisine et recommença le soufflé au chocolat.
Depuis cette nuit décisive, des semaines avaient passé, aussi courtes que des jours. Elle n’avait parlé à personne, pas même au doyen d’Idouville. La nouvelle d’une prochaine visite de l’abbé Cénabre[2], éloigné de Paris pendant quatre mois, et qu’elle n’avait pu voir après la mort de M. Chevance, au grand regret de M. de Clergerie qui ne croyait pas sa fille trop indigne de recevoir les directions de ce puissant esprit, l’avait décidée à se taire jusque-là. Elle n’avait, certes, aucune prévention contre l’illustre biographe de Tauler qu’elle connaissait d’ailleurs à peine, bien qu’il parût souvent à l’hôtel de la rue de Luynes, et qu’il l’eût toujours traitée avec une sorte de bienveillance sévère, dont elle appréciait la courtoisie, car cette petite fille, pourtant si simple, haïssait la familiarité. De ses livres, elle ne savait guère que les titres, mais en dépit des bavardages, ou de médisances plus perfides, elle se sentait une sympathie obscure, un peu craintive, pour un homme célèbre et qui paraissait néanmoins mépriser la gloire, vivait libre et seul, et pauvre aussi peut-être, dans une indépendance sauvage. Pourquoi le nom de son ancien condisciple, qu’il avait prononcé si rarement devant elle, était-il revenu tant de fois sur les lèvres de l’abbé Chevance à l’agonie ? Lui confiait-il, en esprit, sa fille, comme le croyait encore M. de Clergerie ?… « Je devrais l’aimer », se disait-elle.
Il serait là ce soir, prolongerait son séjour une semaine, et voilà qu’au lieu d’attendre en paix, comme jadis, l’occasion toujours offerte à temps, le secours bénévole de Dieu, elle venait de se troubler pour quelques paroles échappées à la malice ou à la sottise de Fernande. On verra ici des choses extraordinaires, mademoiselle, des choses comme on n’en voit pas dans les livres. Pourquoi ? Y a-t-il vraiment place pour de telles choses dans une maison familiale, où tout nous rappelle l’enfance, et par un beau jour d’été ? À Paris passe encore, mais ici ! Et quelles choses ? « Comme je suis nerveuse, inquiète, c’est honteux. Extraordinaire, d’abord, c’est un mot qui n’a pas de sens, de ceux dont l’abbé Chevance disait qu’ils n’ont pas dû être donnés par Dieu dans le Paradis, mais enseignés au premier homme, de l’autre côté des sept Fleuves, par l’expérience quotidienne de la domination du malheur. Rien n’est hors de l’ordre, tout finit par rentrer dans l’ordre de Dieu. Et puis, est-on jamais seule ? Peut-on avoir peur ? Peur de quoi ? » – « Que votre père me chasse, les prétextes ne manquent pas… » avait dit l’autre. À quoi bon ? La première surprise vaincue, Chantal éprouvait pour lui autant d’horreur que de pitié. Était-il même si différent de ceux qui l’avaient précédé, ou qui le suivraient un jour, tant d’étrangers louches et hardis, à la fois insolents et serviles qui plaisaient au maître une semaine et partaient un matin comme ils étaient venus, l’œil haineux, la barbe longue, veston court et chaussures jaunes, une valise de toile à la main ? Car M. de Clergerie avait engagé tour à tour, au gré de son humeur, et aussi par une haine secrète pour les valets français, race moqueuse, des Tchèques osseux, aux longues jambes, des Polonais tondus, un Hongrois recommandé par le nonce, et jusqu’à un Grec du Levant, plus suspect que tous les autres ensemble, et qui avait disparu sans aucun bruit, avec une torpédo neuve. Au moins ce Russe parlait peu, bien qu’avec une adresse singulière il eût réussi plus d’une fois à imposer à sa jeune maîtresse ces conversations au sens double, pleines d’allusions perfides, qui font, à la longue, de deux interlocuteurs deux complices, les complices d’un même secret. À la première tentative, elle avait cru mourir de honte… Mais qu’était-elle, après tout, qu’une enfant ? « Dieu fait bien ce qu’il fait, disait souvent M. de Clergerie ; une autre que toi, plus légère, par exemple, plus romanesque, se fût passée moins aisément des soins maternels. » Hélas !
Non, ce n’était ni celui-là, ou tel autre, ni cette médiocre aventure, ni même la crainte étrange qu’elle avait maintenant de son propre regard, de sa bouche pâle, de ses mains souvent tremblantes, de tout ce corps enfin, de cet appareil compliqué de chair, de sang, de nerfs, dont elle n’était plus sûre désormais de se faire obéir, bête sournoise, humiliée, mélancolique, à laquelle elle imposait son allégresse, la foi, l’espérance et la charité, comme un frein d’or. Dix fois, vingt fois peut-être, elle avait failli céder au vertige, rouler jusqu’au bord du gouffre de lumière, et n’avait sagement achevé son oraison qu’au prix d’un effort intolérable. Mais n’était-elle pas tombée à son insu ? « Daignez plutôt convenir que sans moi ce que vous voulez tant cacher serait déjà connu. Hier encore… » Ainsi avait-il parlé tout à l’heure, et, se fût-il tu, tel était le sens de son impassible sourire. Elle rapprochait ces paroles énigmatiques de la stupide prédiction de Fernande : Des choses extraordinaires, des choses comme on n’en voit pas dans les livres… Quoi donc ! la part de sa vie qu’elle aurait voulu cacher en Dieu, en Dieu seul, à jamais, livrée par dérision, en même temps que le pauvre secret de son mal héréditaire, aux bavardages, aux curiosités de l’office. Des miracles, de vrais miracles qui tombent de vous comme des fleurs. « Je les scandalise, pensait-elle, c’est ainsi qu’on se moque de Dieu ! »
Pourquoi – par quel prodige – cette crainte suprême, sitôt qu’elle cessait de la raisonner, de s’en défendre, ouvrait-elle en elle une source plus fraîche, plus pure, comme si elle eût trouvé le principe même de sa consolation, dans l’idée de la détresse totale sans remède, la ruine de toute espérance humaine, une féroce désillusion ? D’être ridicule à ses propres yeux achevait de briser les derniers liens de l’amour-propre, la libérait. « J’étais contente que Dieu eût pris la peine de me dépouiller lui-même avec tant de soin qu’il me fût devenu impossible d’être plus pauvre. Je me comparais à un malheureux, qui n’aurait que quelques sous en poche, et s’aviserait tout à coup que ce sont, justement, de ces sous qui n’ont plus cours. »
L’ombre d’un nuage adoucit une par une les premières vitres rouges et vertes de la véranda, puis elles s’éteignirent toutes ensemble et l’immense jardin parut derrière, décoloré. « Je rêve là depuis dix minutes, songeait-elle, c’est absurde. Vais-je me décider à entrer ou pas ?… » À travers la porte, elle entendait la petite toux nerveuse de M. de Clergerie, et jusqu’au tintement régulier de la plume dans l’encrier de cristal. « Si j’étais courageuse, je lui devrais tout avouer peut-être ? dès maintenant ? Ai-je le droit de lui cacher ainsi, depuis des semaines, que je suis malade ? N’est-il pas juste qu’il en soit informé avant l’abbé Cénabre lui-même, un étranger ? Car j’aurai beau faire et beau dire, il faut voir les choses comme elles sont. Quoi ! d’être malade, ce n’est pas une affaire de conscience ! » Et elle entra.
M. de Clergerie leva au-dessus d’un rempart de livres et de fiches un front sourcilleux :
– Voilà peut-être un quart d’heure que j’entends trotter dans le vestibule, comme une souris. Quelle chose singulière ! Lorsque je suis épuisé de fatigue et retombé dans mes insomnies, j’observe aussitôt une surexcitation extraordinaire du sens de l’ouïe. Je ferai part de cette remarque au professeur La Pérouse. Pourquoi ris-tu ?
– Mon Dieu, pour rien ! Parce que le seul nom du professeur La Pérouse me donne envie de rire : Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, commandant la Boussole et l’Astrolabe, et mangé par les naturels de l’île de Vanikoro.
– Allons ! allons ! Chantal…
– Et puis, pardonnez-moi, mais toutes les théories du professeur La Pérouse, vraies ou fausses, n’ont rien pu contre vos migraines. Vous aviez meilleure mine à Paris.
– Tu trouves ? Oh ! je ne me fais pas illusion : ces thèses sur l’influx nerveux, les ondes cosmiques, les radiations telluriques, ces nouveaux modes de traitement où le médecin proprement dit semble le céder au physicien… Je suis un peu dérouté, je l’avoue. Peut-être devrais-je essayer de l’homéopathie ? En matière scientifique, nous sommes des naïfs. L’homme le plus distingué de ma génération s’en laisserait conter par un simple lycéen de première, c’est ridicule. Et pourtant l’humaniste, un véritable humaniste, dressé aux bonnes méthodes de l’exégèse grammaticale, juridique ou historique, est plus qualifié qu’aucun autre pour aborder ces grands problèmes : mon vieux maître Ferdinand Brunetière l’a bien montré ! Comment appelles-tu, par exemple, un fil de cuivre roulé en spirale ?
– Mais… hé bien, c’est un fil de cuivre roulé en spirale, voilà tout.
– Je te demande le nom scientifique, qui m’échappe.
– Un solénoïde, si vous voulez.
– C’est cela même ! solèn – tuyau, eidos – forme…
– Et il est dit en circuit ouvert, ou en circuit fermé ! Je ne me croyais pas si savante. Mais j’ai eu au baccalauréat un examinateur étonnant, sportif, tout à fait dans le train : il m’a dit : « Faites-moi la théorie de la magnéto. »
– Tu es de ton temps. L’idée de La Pérouse est, paraît-il, très ingénieuse. Dorval lui-même en convient. À moi, profane, elle semble… comment m’exprimer ?… bizarre. Enfin, il s’agit de soustraire le grand sympathique à faction d’ondes inconnues, mais dont l’existence est certaine. La Pérouse propose donc de placer le malade – l’anxieux surtout – à l’intérieur d’un fil de cuivre enroulé en spirale, formant un solénoïde protecteur en circuit ouvert, qui jouerait le rôle d’isolant à l’égard des radiations cosmiques.
– Il propose !…
– Oui, tu trouves cela ridicule. Il a cependant obtenu des résultats – il est vrai dans un tout autre ordre de recherches. Il a guéri les tumeurs végétales du pélargonium, une sorte de cancer. Ne hausse pas les épaules ! Le pélargonium n’est pas, comme tu penses, une plante qui ne pousse que dans les laboratoires de ces messieurs : c’est le géranium, simplement.
– Mes pauvres géraniums ! Est-ce qu’ils ne vont pas laisser nos fleurs tranquilles, au moins ?
– C’est le point de vue du poète. Ma pauvre enfant, ne crois pas que je prenne au tragique ces spéculations de l’esprit. Elles me troublent seulement. Le paradoxe d’hier est la vérité de demain. Les vieilles gens comme moi ont beau se débattre et gronder : il faut qu’ils s’adaptent, vaille que vaille. L’âge vient, les infirmités, les rhumatismes, l’insomnie, les affreux symptômes de l’épuisement nerveux, que sais-je encore ? Au moment d’atteindre le but, la vie défaille. À vingt ans, nous donnons toujours raison au poète ; à soixante, le médecin n’a jamais tort. Il a le secret de nos misères.
– Quelles misères, mon Dieu ! Je serais si heureuse d’être vieille ! Ah ! je voudrais être une vieille, avec des lunettes et un bâton, tout près, tout près du cimetière et de sa petite tombe, qui tricote un bas de laine, avec son pauvre regard malicieux.
– Oui, oui, mais en attendant, tu chantes toute la journée.
– Il y a tant de vieilles qui chantent ! On a tort de ne pas les écouter, voilà tout.
– Tu es extraordinaire. Mais oui ! si je ne te connaissais pas si bien, je croirais à de l’affectation. Vois-tu, ma chérie, chaque homme se trace d’avance un chemin, fait sa carrière, attend la consécration d’une réussite suprême, décisive : un emploi, une charge, un titre, parfois la gloire. Pour moi, quoi qu’il arrive, je t’aurai du moins rendue heureuse, j’aurai fait de ta jeunesse un enchantement, une fête un beau matin d’été, comme celui-ci. Les épreuves viendront assez vite. Ah ! si ta chère maman avait su ! Si elle avait su sourire ! Je ne serais pas ce que je suis. J’avais, sous des apparences fâcheuses, une forte santé, la santé de mon père, une santé paysanne, une santé normande. Mais aussi un système nerveux si fragile ! Alors, tu comprends, mon enfant, ce deuil, une longue agonie, vingt mois de tristesse… Pourquoi pleures-tu ? dit-il naïvement.
– Je ne pleure pas ! s’écria-t-elle en secouant sa jolie tête. Où prenez-vous que j’ai pleuré ? Ah ! vous êtes un père trop facile, j’aimerais autant que vous fussiez plus sévère ! Non : il n’est pas aisé de vous dire… enfin de vous dire autre chose que celle-là que vous avez précisément dans la tête, au moment même… Et vous m’en voulez encore d’être trop gaie ! Pourtant, vous venez de l’avouer, j’ai dû sourire pour deux.
Elle reposa tranquillement sur lui son regard limpide, et d’une voix dont il ne reconnut ni l’accent, ni l’âme :
– Il vaut mieux que je continue, fit-elle.
Comme jadis – à la même place peut-être – comme aux jours d’un autre été, lorsqu’une vie, sous ses yeux, achevait doucement de s’éteindre, plus fragile qu’une abeille de novembre, à travers l’épaisseur de son égoïsme appliqué, minutieux, il crut sentir le malheur proche, le froid de l’acier, et à sa droite ou à sa gauche, prête à redoubler, une haine sans peur. Quel nouveau coup allait l’atteindre ? Mais ce ne fut qu’un éclair.
Sa fille s’était levée, traversait déjà la pièce, en silence. Une main passée au-dessus de sa tête, soulevant les rideaux, elle regardait par-delà les pelouses encore assombries, l’éclatant jardin dessiné par Jeumont, avec ses bosquets dans le goût du second Empire, d’une grâce un peu échevelée, son parterre Impératrice et sous la lumière trop dure, les larges allées fauves, tigrées de violet. À travers la charmille grêle, on voyait, à petits pas, précédant l’ombre plus légère de Francine, Mama, toute noire.
– Chantal, dit M. de Clergerie (il était pris tout à coup d’une bizarre envie de s’émouvoir, de se détendre), je me reproche parfois de te délaisser. En somme, je vis isolé dans mon travail, mes ennuis – car j’ai des ennuis, de gros ennuis. Ta grand-mère ne peut plus m’être utile à rien, pauvre femme ! D’ailleurs, tu sais quelle est ma confiance en toi, l’estime – oui ! l’estime – que j’ai pour ta raison précoce, ton jugement, ta loyauté. Mais si ! au fond, tu n’as besoin de personne : tu pousses tout droit, comme un lis. J’ai l’expérience de ces âmes-là, je les admire. Il n’est pas question de peser sur ta volonté. Heureusement, tu es de celles qui savent merveilleusement tirer profit de la direction d’un être sage, pieux, éclairé. Tes décisions s’inspireront toujours de motifs élevés, surnaturels… Quelle sécurité pour un père ! J’avais la plus haute estime pour M. l’abbé Chevance, je lui reprochais seulement – avec des dons magnifiques – son inexpérience du monde, une excessive timidité. Entends-moi bien : il ne s’agit pas ici de l’éducation, des manières, qu’importe ! Je craignais un peu son goût des solutions moyennes et qu’il manquât, le moment venu, de résolution, de fermeté, d’audace. Il t’a traitée comme une enfant. Ne le nie pas.
– Mais je ne nie rien ! Je ne sais pas. Voyons, papa, soyez juste. Si j’en avais su plus long sur l’abbé Chevance, que l’abbé Chevance sur moi, je… Hé bien, j’aurais fait l’économie d’un directeur… Mais je ne veux pas non plus vous défendre de m’admirer : cela vous donne tant de plaisir !
– Je t’admire… enfin, je t’envie. On m’accuse volontiers d’être ambitieux. Certes ! il y a des ambitions légitimes ! Les miennes le sont. N’est-ce pas ? Tu les connais. Je ne demande à l’Académie que la consécration définitive d’une carrière plus qu’honorable, d’une vie donnée à la science, au culte désintéressé de la science. Un homme de mon éducation, de mon rang social, qui dispose d’une certaine fortune, doit nécessairement faire la part du monde, de ses usages, de ses préjugés, si tu veux. Au regard d’un Cénabre, d’un Chevance (je ne sépare pas les deux noms), cette sorte de devoirs paraît frivole. Elle l’est moins qu’on ne pense. Elle impose des sacrifices sans nombre. Une contrainte de tous les instants – salutaire – oui ! salutaire. Une discipline. La discipline est belle en soi. Cela mérite ton respect, mon enfant. Crois-tu qu’on puisse se résigner aisément, de gaieté de cœur, à certaines concessions que les étourdis ont vite fait de qualifier avec leur habituelle dureté ? Concessions ! Mais il y a des concessions plus pénibles, plus méritoires que certaines intolérances, payées d’ailleurs au centuple par l’admiration du public, qui va d’instinct aux oui et aux non, aux attitudes théâtrales. Ta pauvre mère s’est crue jadis sacrifiée. Elle était si jeune – et provençale encore ! Une fauvette de mai, un poète, je ne sais quoi de fragile et de chantant ! Elle ne comprenait pas que je me sacrifiais aussi, moi. Je me sacrifiais par avance au but que je m’étais proposé. N’est-ce pas ? Chacun apporte sa part. Je n’ai rien à reprocher à ta grand-mère : elle m’a tout donné, absolument tout, Dieu la récompensera : c’était une femme exceptionnelle. Dans le désordre de sa raison, elle retrouve parfois encore une parole sensée, judicieuse, de ces remarques dont je puis tirer profit. On te dira qu’elle n’a aimé que moi, dure pour tous. C’est vrai qu’elle m’a défendu comme elle défendait sa maison, ses champs, tout son bien. Tu dois la respecter aussi, mon enfant. Plus que moi. Qu’elle ait fait souffrir injustement ta mère, ainsi que les malveillants l’insinueront peut-être, je crois que c’est une légende. Du moins elle n’a jamais laissé paraître le moindre remords, et elle emporte ce secret, s’il y a un secret, avec une admirable dignité. Certes ! tu n’as eu, pour parler le rude langage du peuple, que de bons et beaux exemples autour de toi.
– Mon Dieu ! papa, s’écria-t-elle, tournant vers lui ses yeux mi-clos, éblouis par la lumière du jardin, que vous êtes grave ! Et disert ! Je suis sûre maintenant que vous avez de la peine. Mais si !
– Laisse-moi achever, fit-il. (Elle remarqua soudain la pâleur de ses joues et de son front.) J’ai besoin de t’entendre dire aujourd’hui que je t’ai rendue heureuse.
– Je le dirais cent fois pour une ! Cela ne se voit pas assez ? Non ? Oh ! papa, je parle sérieusement. Je n’ai jamais espéré d’être une fille irréprochable, ni même une très bonne fille. Mais si vous avez pu douter que j’étais heureuse, c’est alors que je vaux encore moins que je ne pensais…
Il vit la petite main serrer convulsivement la poignée de la fenêtre, et s’étonna :
– Es-tu donc nerveuse, toi aussi ? Toi !… Et puis ne sursaute pas comme ça, tu me fais mal. Je dois garder mon calme, mon sang-froid. Non par égoïsme : par nécessité. Fâcheuse nature ! Je paie une seule émotion par une nuit d’insomnie. Est-ce juste ? Mais les gens ne se fient qu’aux apparences. Enfin je t’ai rendue heureuse, c’est bien, c’est l’essentiel. D’ailleurs, tu es facile à contenter, je l’avoue. Tu as le sens de l’abnégation, du sacrifice, je dirais même l’instinct. Quelle grâce de Dieu ! Savoir prendre sa joie dans la joie des autres, c’est le secret du bonheur. À sept ans, lorsque tu passais l’assiette de gâteaux, il t’arrivait d’oublier de te servir, comme sans le faire exprès, par étourderie, comprends-tu ? Mama disait, avec son bon sens un peu terre à terre : « Elle me ressemble, elle n’aime pas les sucreries, voilà tout. » Mais je savais bien que tu les aimais, pauvre chérie ! Oui. Tu te satisfais d’un rien. Le père t’en remercie. J’ai pu donner tout mon effort au travail de chaque jour, à mon œuvre, à ma carrière. Si je t’avais moins aimée, j’aurais oublié ta présence. Ce temps n’est plus. Ne le regrettons pas. Soyons sages. Je crains seulement que le cher abbé Chevance ne t’ait point préparée à d’autres devoirs.
– Mais si ! Je suis préparée…, c’est-à-dire, il n’aimait pas qu’on tirât ses plans de trop loin… (Je crois l’entendre !) Oh ! vous savez, il est aisé d’obéir, papa !… Évidemment, je suis un peu vive, un peu romanesque, j’ai un peu d’esprit, j’amuse : cela fait illusion. Et pourtant, ne me prenez pas, non, ne me prenez pas pour une de ces filles énergiques, déterminées, qui ont une bonne fois repéré le point sur la carte, tracé l’itinéraire et calculé la dérive. Je ne marche pas au compas ! On ne m’a donné que des recettes très simples, empiriques, sans doute parce que je ne suis pas née pour les grands voyages : il faut que je ne perde jamais la côte de vue… Moi aussi, papa, j’ai des peines – à ma mesure, bien entendu ! Tout de même, n’est-ce pas ? ce sont des peines ! Je porte ce que je peux. Quand vous parlez de ma raison précoce, cela me glace, cela me vieillit instantanément, je me sens des poches sous les yeux, des rides, je me ratatine. La vérité, c’est que je ne suis pas bonne à grand-chose ; non. Je sais obéir, je tire un petit parti de ce qu’on me donne, je travaille à façon, comprenez-vous ? Oh ! papa ! n’allez pas imaginer de me mettre ainsi, sans ordre – sans préparation même, sans un conseil – à la tête de ma vie, comme une héroïne américaine. Faites encore un petit effort, papa ! Je suis sûre que si vous vouliez me regarder, – oui, vous occuper un peu de moi, quelques semaines, – vous ne m’admireriez plus autant…
Elle ajouta, presque à voix basse, avec un sourire triste et tendre :
– Mais vous m’aimeriez mieux peut-être.
– Allons, allons, fit-il… Tu n’es pas seulement raisonnable, ma chérie, tu es l’énergie même, voyons ! Est-ce que beaucoup de jeunes filles de ton âge auraient été capables de pousser notre vieille Voisin, sur la route de Tantonville, un soir, à plus de cent vingt m’a-t-on dit, compteur calé ? Le chauffeur lui-même n’en revenait pas.
– Il n’en revenait pas, en effet : il était resté en panne à la sortie de Riaucourt, comme ça ! Le moteur partait très bien, mais cent mètres plus loin, il ne donnait plus sa force, il s’étouffait, quoi ! Le silencieux était bouché. Je suis revenue vite parce que nous attendions à dîner la comtesse Walsh, souvenez-vous ? Mais je vous ennuie, vous détestez les voitures. L’abbé Chevance les détestait aussi.
– Je ne te comprends pas. Ces histoires de silencieux bouché, ces courses à la mort et puis ton effacement, ton goût de la vie intérieure, une piété que je sens si vive – tiens, jusqu’à ce discernement qui t’est venu tout à coup de certains raffinements culinaires dont tu ne t’étais jamais souciée… (oui, c’est pour mon plaisir, par obéissance, je le sais, mon enfant… N’y faut-il pas néanmoins, ce semble, une disposition naturelle, une inclination ?) Enfin les contrastes m’étourdissent. Où veux-tu que je prenne le temps de m’occuper sérieusement de toi ? J’ai confiance. La confiance m’est nécessaire. Conviens-en : elle devrait être dans l’air même que je respire, avec ma pauvre santé… Fais aussi ce petit effort, toi, ma chérie : laisse-moi t’aimer aveuglément. Quel repos parmi tant de soucis !
– Hé bien, alors, papa, regardez ailleurs, que voulez-vous ? Je suis très heureuse comme ça, pourquoi changer ?
– Pourquoi changer ! Comme si tu ne savais pas que la vie n’est que changement, devenir, un perpétuel devenir… Les circonstances… Oh ! tu me rendras justice… Je n’ai pas cédé à un entraînement… J’ai réfléchi…
Il essuya son front livide.
– Le moment présent est l’un des plus pénibles que j’aie connus depuis la mort de ta mère, reprit-il. Et encore, j’étais moins impressionnable alors, moins surmené, oui ! moins surmené. Finissons-en ! La Providence m’a pris dans ma jeunesse une compagne tendrement aimée. Il lui plaît de rendre à mon âge mûr mieux qu’une compagne et une amie, une associée, une véritable alliée intellectuelle. J’ai demandé la main de Mme la baronne de Montanel.
Il baissa aussitôt les yeux, et comme perdu dans le silence qui venait de tomber entre eux, promenant les cinq griffes un peu jaunies de sa main droite sur les feuilles du livre ouvert, les oreilles pleines du battement inexorable de l’horloge, il ne trouva que ces mots, qu’il répétait avec une sorte d’indifférence stupide :
– Aucun entraînement… J’ai réfléchi…, aucun entraînement : pas le moindre. Le même silence durait toujours : il eut l’impression de se jeter dedans, tête baissée.
– Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma… ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels…
À sa grande surprise (car il n’avait pas encore osé lever les yeux) il venait de sentir autour de son cou un bras frais – si puéril ! – et sur ses épaules le corps tremblant de sa fille, ainsi qu’un fardeau léger, tout vivant.
– Chantal, ma chérie ! s’écria-t-il, en prenant une petite main glacée qu’il serra nerveusement entre les siennes.
Mais elle se dégagea doucement, et il reçut au passage l’odeur de ses cheveux fins, leur caresse.
– Je vous en prie, cher papa, fit-elle, ne dites plus rien… N’ayez pas l’air d’expliquer, de justifier… Cela me fait trop de mal… Vous ne pouvez pas savoir combien cela fait mal…
Il répliqua sèchement :
– Me justifier ? Pourquoi, s’il te plaît ?
– Ne vous fâchez pas. Puisque votre résolution est prise, laissez-moi du moins le petit mérite d’obéir sans discussion, de ne songer qu’à vous, qu’à la sécurité de votre vie. Vous avez tant besoin de calme ! Le reste viendra de lui-même… Quoi ! Vous craignez de me faire du mal, et je crains de vous en faire aussi, n’est-ce pas comique ? Alors, à quoi bon poursuivre deux monologues, chacun de notre côté ? J’ai conclu par un baiser…
Un éclair de malice brilla dans ses yeux :
– Il n’y avait peut-être pas d’autre moyen d’en sortir, fit-elle.
– Mon enfant, je te croyais plus sage. (Sa voix tremblait.) Ne parle donc pas de la sécurité de ma vie ! Les circonstances m’ont été souvent favorables, je l’avoue. Mais la Providence m’a fait porter une croix, une lourde croix. Oh ! je ne fais aucun reproche à qui que ce soit, c’était ainsi, voilà tout, une fatalité. Chacun la sienne. Il est tout de même étrange que je n’aie jamais pu partager, sans arrière-pensée, la joie de mes réussites avec personne ! En dépit des meilleures intentions, ne recherchant que des biens modestes, solides, et par les moyens les plus légitimes, faisant enfin ce que tout le monde ferait à ma place – il semble que mon bonheur soit l’envers du malheur des autres, que je ne sois capable d’être heureux qu’aux frais d’autrui.
Elle le regarda tristement (tristesse ou consentement d’un cœur aujourd’hui sans défense ?…).
– Vous avez raison, papa. Beaucoup d’êtres se sacrifient, qui n’auraient pas le courage de se donner.
L’agitation de M. de Clergerie se marquait de minute en minute, moins au tremblement de ses jambes sous la mince couverture de laine qu’on voyait sur ses genoux en toute saison, qu’à ses yeux fixes et troubles.
– Je sais, je sais ! dit-il. Cette parole est émouvante, mieux qu’émouvante : elle est vraie, profondément vraie. Se donner, se donner de cette façon comme par une sorte d’élan spontané, mon Dieu ! si ce n’était la plus noble manière de vivre, ce serait encore la plus raisonnable, la plus sage ? Puisqu’il faut, bon gré mal gré, en venir là, puisqu’on ne fait jamais ce qu’on veut !… Enfin, bref, ma chère petite, ce … cet heureux événement, loin de nous désunir, ne fera que nous rapprocher l’un de l’autre. Une place était restée vide depuis bien des années. La voilà occupée maintenant.
Il frappa du plat de la main sur la table, avec une fausse bonhomie. Le visage calme de Chantal s’était contracté légèrement, et le sourire qui tendait encore l’arc pâle de sa bouche parut se flétrir sur ses lèvres.
– Vous voyez, papa, fit-elle après un silence, je ne m’attendais pas… Réellement je n’avais pas songé… Peut-être aviez-vous raison tout à l’heure ? Pauvre vieil abbé Chevance ! Il m’a gâtée. On va, on va, on croit se laisser porter par le bon Dieu, on se dit : a J’aurai toujours assez d’esprit pour ne pas me débattre, me faire la plus légère possible, comme à Trouville, quoi ! au bras du maître nageur… » Les petites vagues vous amusent. Et qu’importe une vague de fond ? Elle ne nous lèvera que plus haut. Mais le moment vient où il ne s’agit plus seulement de flotter. On ne flotte pas pour flotter, mais pour finir par aller quelque part, prendre un point de direction. Où ? Que dois-je faire à présent ? Une place vide, une place occupée, cela paraît simple… C’est pourtant une aventure, ça, une aventure énorme, mon pauvre papa. Vous n’avez pas l’air de vous en douter.
– Non ! Je ne m’en doute pas ! s’écria-t-il. Tu ne vas pas prétendre que ta présence est impossible ici parce que Mme de Montanel…
– Oh ! ce n’est pas cela, reprit-elle en secouant la tête. Seulement, vous oubliez un peu trop ce que nous sommes – nous autres ! – les jeunes filles… Hélas ! mon pauvre papa, c’est une espèce très malheureuse. Et, comme les espèces malheureuses, elle est en train de disparaître. Les gens sont si occupés qu’ils ne savent plus que faire de nous. Ce n’est pas l’argent qui manque, c’est le temps… Nous exigeons des soins minutieux, toujours les mêmes, depuis des siècles, plus lentes à croître et à fleurir que les tulipes de Hollande. C’est un défi aux lois économiques. La vie moderne bat tous les records de vitesse, et nous allons encore le petit trantran[3] des aïeules. Nous sommes aussi ridicules et désuètes parmi vous qu’un pauvre cocon dans une fabrique de soie végétale.
– Chantal, dit-il avec une surprise non feinte, que veux-tu me faire entendre par là ? Je ne te reconnais plus. Quelle amertume !
– C’est fini. Je ne recommencerai plus jamais. Il me semble que j’allais être un peu jalouse – oh ! pas de Mme de Montanel ni de vous – de personne en particulier… Je suis jalouse comme on a faim lorsqu’un serveur trop pressé oublie de vous repasser le plat qu’on aime… C’est fini… Oh ! sans doute, papa, je ne vous serai pas moins chère demain ou après-demain : il n’y a pour vous rien de changé. Mais quand même ! nous ne sommes pas de purs esprits ! On a besoin d’occuper sa tête, ses bras, ses jambes, et aussi quelquefois son cœur… Parce que je n’en suis pas encore, hélas ! à savoir aimer comme les anges. J’ai besoin de me donner de la peine, et quand j’ai bien travaillé tout le jour (il y a beaucoup de travail ici, vous savez, les domestiques sont si étourdis, si négligents !) je mesure ma tendresse à la fatigue de mes reins, de mes genoux, et même à ce rhumatisme de l’épaule gauche, qui ne veut pas guérir. Vous venez de supprimer mon emploi, vous faites de moi un ministre sans portefeuille.
Elle sourit de nouveau.
– Méfiez-vous ! Le chômage démoralise les masses ouvrières, vous l’avez écrit au dernier numéro de la Revue. Je l’ai lu !
– Voilà ce que je craignais par-dessus tout, gémit M. de Clergerie. Des complications, toujours, toujours… Qu’est-ce que je te demande, en somme ? Tu prétends ne souhaiter que mon bonheur, mon repos. Serez-vous trop de deux pour l’assurer ? Remarque que je ne parle ainsi que pour entrer dans ton argumentation, parler ton langage. Ce n’est d’ailleurs qu’une solution provisoire. Tôt ou tard, il te faudra choisir, mon enfant. Puis-je ajouter – tu sais combien j’ai le respect des consciences, je n’ai pas le droit d’insister, je propose, je suggère, – enfin j’aurais cru volontiers, je crois encore que Dieu t’a faite pour la vie religieuse… Oh ! je ne te parle pas d’un ordre contemplatif, bien entendu… Mais ta piété me paraît trop sincère, trop profonde, trop réfléchie pour… pour…
Il frappait du pied sous la table, avec une fureur singulière, incompréhensible, qui éclata tout à coup :
– Je reproche à l’abbé Chevance de t’avoir maintenue exprès, par un entêtement ridicule – oui, ridicule ! – dont il aura répondu devant Dieu, de t’avoir maintenue dans un état d’indifférence, d’ignorance absurde, puérile – oui, puérile ! – toi, pourtant si calme, si sensée… si judicieuse même… (Il bégayait.) Tu as l’expérience qu’il faut pour gouverner une maison telle que celle-ci, de la décision, une volonté magnifique, et il semble que tu aies fait cette gageure de vivre dans le monde avec la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant. Quelle contradiction ! Quelle responsabilité pour un père ! Je suis accablé de tant de charges ! Je devrais m’appuyer sur toi et tu te dérobes, avec ton sourire inaltérable. Ma parole ! il y a des jours où je voudrais te voir pleurer…
Elle le regardait, stupéfaite, et déjà dans ses yeux fixes l’ombre d’une souffrance si aiguë qu’elle ressemblait à la terreur.
– Mon Dieu, papa, qu’avez-vous, qu’ai-je fait ? dit-elle d’une voix tremblante. Mais rien n’eût arrêté M. de Clergerie, car il sentait sa propre honte, et s’emportait contre elle.
– Je ne suis pas un saint, moi, je suis un homme ordinaire. Je ne te comprends pas, tu me dépasses, soit ! Je ne discute plus, j’ai le dessous, les rôles sont renversés, et veux-tu encore que je te dise ? Hé bien, ta douceur, ta patience finiraient par me rendre injuste, méchant. J’aimerais mieux des reproches. Vois ta grand-mère : elle m’a toujours traité durement. Rien qui ressemble plus à la pitié qu’une certaine obéissance aveugle, et au mépris que la pitié. Que diable ! à dix-huit ans, on sait ce qu’on veut. Et tu le sais, cela est clair, tu tiens au monde par un fil. Depuis deux ans, presque de semaine en semaine, j’attends une parole décisive qui fixera ton avenir. Pourquoi la refuses-tu ? Je ne parle pas ainsi en égoïste : un établissement convenable m’eût servi, eût servi ma carrière ; tu pouvais prétendre à n’importe quel parti. Mais ta vocation ne fait doute pour personne. Hier encore, notre vénéré doyen d’Idouville…
– Laissons cela, je vous en prie, fit-elle d’un accent dont elle ne put assez tôt réprimer la fierté. J’étais heureuse ici – où est le mal ? Je croyais aussi vous être utile – et pourquoi mentir ? Je l’étais en effet. Je vous dois la vérité, papa. Ni vous, ni le doyen d’Idouville, ni personne au monde, et pas même un ange, ne me convaincraient d’entrer en religion une heure trop tôt. Que j’accomplisse de mon mieux les petits devoirs, au jour le jour – hélas ! selon mon humeur et mes forces, – qu’est-ce que cela prouve ? Les couvents ne sont pas des asiles, des infirmeries. Du moins, je ne suis pas de celles qui peuvent y trouver le repos parce que je ne l’y chercherai pas. Seulement, vous avez raison de penser que le moment est venu de faire mon choix. Je le pense comme vous, et je vous l’ai dit la première. Dans tout ceci, il n’y a pas l’ombre d’un prétexte à parler comme vous faites du pauvre abbé Chevance, ni de moi.
Il l’avait écoutée, avec une agitation croissante.
– Ne dirait-on pas que je te chasse ! cria-t-il. Où veux-tu en venir ?
– Laissez-moi partir, supplia-t-elle. Du moins laissez-moi attendre que vous ayez repris votre sang-froid. Comment ai-je pu vous irriter à ce point ?
Mais il souffrait lui-même trop cruellement pour entendre ce cri douloureux, ce dernier appel à sa pitié. Sans le vouloir, elle venait de prendre en défaut un égoïsme aussi rigoureusement préservé, recouvert, qu’une nymphe dans sa gaine de soie.
Certes, il croyait aimer sa fille. Il l’aimait peut-être ? Peut-être avait-il aimé aussi jadis l’ombre silencieuse, encore présente mais voilée, la douce et brillante étrangère ? Assurément, de loin, hors de sa présence, il les eût aimées toutes deux, vénérées, priées comme des anges. Ce qui le déchire, c’est de se découvrir lui-même, de reconnaître sa misère et ses tourments, sa propre vie couleur de cendre, à travers ces destins jumeaux…
Elle revient vers lui toute pâle, pose une main sur son épaule, lui ferme la bouche de ses doigts.
– Ne soyez pas injuste, ne me faites pas de peine, vous le regretterez tant…
– Je ne suis pas injuste, je prends ta défense… Je prends ta défense contre toi-même. Parfaitement. C’est vrai que tu as plus de bon sens que tous les abbés Chevance du monde ; tu appartiens à une lignée de propriétaires qui savaient le prix des choses, et dans l’ordre du surnaturel, il n’est pas si indifférent qu’on croit de faire de bons ou de mauvais marchés. Tu n’es pas naïve, non, mais tu es pure, incroyablement pure. Tu as la témérité des cœurs purs. Je ne suis qu’un affreux petit bonhomme, soit ! qui ne comprend rien à la vie des âmes, qui a fait déjà le malheur d’une sainte et s’apprête à faire le tien ; on le dira, on l’écrira. Je dois porter ainsi qu’un honteux fardeau trente ans de travail acharné, d’humiliations subies en ravalant ma salive, d’affreuses déceptions, et ils m’appellent le rat pesteux.
Et parce qu’elle venait de s’écarter de lui, qu’il sentait encore sur ses lèvres la caresse tremblante de sa main fraîche, il laissa échapper son secret, presque à son insu, ivre d’une jalousie obscure qu’il n’aurait pas su nommer.
– J’avais décidé de me taire. À quoi bon te troubler ? Mais il n’est pas inutile non plus de te mettre en garde contre… des… des périls que le simple bon sens, et même la plus fine raison, ne discernent pas toujours. Hélas ! il y faut une certaine expérience du mal… du moins son pressentiment… Enfin parlons net : tu vois le colonel Fiodor tous les jours… tu n’as rien remarqué ?
– Si… oh ! si… Je me méfie beaucoup de cette sorte de colonels ! Papa, ce n’est pas moi qui l’ai engagé.
– Oui, oui, fit-il avec aigreur. Je l’ai engagé, en effet, sur la recommandation de Mme de Montanel… Hé bien, il te compromet à plaisir, cet imbécile.
La terreur l’emporta sur la honte, et Chantal ne put retenir un cri d’angoisse.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Qu’est-ce qu’il a dit ? Que veux-tu qu’il dise ? Ma parole, il ne manquerait plus que ça ! Quelle naïveté ! Non, il se contente de donner à nos gens un spectacle odieux, ridicule. On le voit derrière toi comme ton ombre. Il exagère, jusqu’à la dérision, les égards, le respect, une soumission d’esclave volontaire à tes moindres désirs. Il te dévore des yeux, paraît-il.
– Comment, paraît-il ? Ce n’est… ce n’est donc pas vous qui… Oh ! papa, que vous êtes méchant !
– Je ne suis pas méchant. J’ai cru, en conscience, devoir tenir compte d’un rapport, d’une dénonciation si tu veux, mais qui m’a paru désintéressée, car une jeune servante sait ce qu’elle risque en… en s’entremettant… bref Francine a parlé. Que voulais-tu que je fasse ? C’est une bonne petite fille, très saine, très simple, qui nous est dévouée. Elle aime énormément ta grand-mère. D’ailleurs, n’exagérons pas, mon enfant ! Gardons-nous de prendre les choses au tragique… L’aventure est plus banale que tu penses.
Mlle Chantal avait tourné vers la fenêtre, vers la lumière dorée comme vers un regard ami, ses yeux secs, cernés d’une tache blême qui s’élargissait jusqu’aux joues. Le bégaiement du vieil homme n’était plus, à ses oreilles, qu’une rumeur sans aucun sens précis, une espèce de plainte puérile. Elle se raidissait de toutes ses forces, non pour refouler ses larmes, mais pour dominer sa fierté.
– Je pense, dit-elle tout à coup de sa voix calme, que vous avez eu tort d’écouter Francine, papa, et aussi de vous inquiéter pour moi.
– Tu ne sais rien du monde, tu n’en veux rien savoir, c’est tellement plus simple ! Ta mère prétendait déjà marcher à travers les chemins boueux avec la petite pantoufle de Cendrillon. Oui, il fallait que tu l’apprisses un jour ou l’autre, le monde n’est pas fait pour les anges. Je suis un catholique irréprochable, j’ai consacré une partie de ma vie à l’histoire de l’Église et je dis : le monde n’est pas fait pour les anges. J’ajoute même : tant pis pour les anges qui s’y hasardent sans précaution ! Tu as beau me regarder de ce regard limpide ! Il est limpide parce qu’il n’a rien vu, rien pénétré. Chacun de nous a son secret, ses secrets, une multitude de secrets qui achèvent de pourrir dans la conscience, s’y consument lentement, lentement… Toi-même, ma fille, oui, toi-même ! si tu vis de longues années, tu sentiras peut-être, à l’heure de la mort, ce poids, ce clapotis de la vase sous l’eau profonde… Hé ! que voudrait-on de nous ? Des choses impossibles. Il faut d’abord tracer la route, pas à pas, de l’enfance à la vieillesse, tâter chaque pouce de terrain, détendre les pièges, ramper, ramper, toujours ramper. Que diable ! pour se faire entendre, reconnaître, on doit se mettre au niveau des autres, on ne parle pas debout à des gens couchés. Qui se redresse se voit seul tout à coup. Sommes-nous donc faits pour vivre seuls, je te demande ? Et d’abord, le pouvons-nous ? Ah ! ah ! ah ! oui : le pouvons-nous ?
Je te disais qu’à certains jours ton espérance, ton allégresse, ton invraisemblable sécurité me jettent hors de moi, m’enragent… C’est un sentiment bas, n’est-il pas vrai ? Des plus bas, hein ? Je suis sûr que tu le trouves bas ? Allons, réponds donc !
Elle serrait les paupières pour ne pas voir l’infortuné petit homme, enragé d’on ne sait quel dégoût de soi-même, et qui s’ouvrait comme un fruit mûr.
– Tu ne veux pas répondre ?… C’est un sentiment bas, peut-être… en un sens… D’ailleurs, qui te dit que je ne l’ai pas combattu ? Mais les circonstances sont telles, je suis à un tournant si décisif de ma vie, qu’on a besoin de franchise, d’air pur… Réponds donc !
– Mais, papa… oh ! papa, je vous aime ! s’écria-t-elle, éperdue.
Car elle venait d’étouffer, par un effort immense, la révolte de son cœur. Les faibles mains frémissantes faisaient, à son insu, le geste d’effacer, de couvrir, et son regard resplendissait de cette sorte de pitié qu’on ne voit qu’aux yeux des mères.
L’exaltation nerveuse de M. de Clergerie tomba brusquement, et il se mit à frotter d’un coin de son mouchoir, avec beaucoup de soin, son crâne écarlate.
– Moi aussi, je t’aime, fit-il d’une voix brisée. Pardonne-moi. Où sommes-nous déjà ? Où allions-nous ?… Que de sottises. L’excès de travail, mes insomnies, cet air d’orage… Ne vois en ton père qu’un malade, ma pauvre enfant… Je suis un malade, un sensible. Je voudrais ne rencontrer que des visages heureux, n’entendre que des paroles de joie, de gratitude… Un sensible est toujours déçu.
Il l’observait timidement, avec crainte, à travers ses cils mi-clos. Il s’étonnait qu’elle fût encore devant lui, la tête penchée sur l’épaule droite, et – dans les traits du fin visage toujours tendu, les sourcils hauts, la ride légère du front – le signe d’une volonté si pure, impossible à rompre, une espèce de fermeté militaire… « Ce n’est qu’une enfant, songeait-il, mon enfant… » Mais il eût souhaité, dès ce moment, souffrir par elle ou qu’elle l’humiliât.
– Parle-moi, dit-il. Je t’ai offensée. Aussi, tu es trop confiante, trop claire ! On craint que tu n’aies pas assez de pitié pour les malheureux qui piétinent, comme moi, dans la boue du temporel… L’histoire de Fiodor est banale et ridicule, je le répète… N’y pensons plus… J’aviserai… Parle-moi, seulement, ma chérie ? Réponds-moi ?
– Je réfléchissais, papa, fit-elle tristement. Vous ne me laissez pas beaucoup de temps pour ça… N’importe. On ne voit pas toujours le détail des choses faciles, mais les plus difficiles sautent aux yeux du premier coup. Prenez garde, au moins, de ne pas vous appuyer trop fort sur moi, papa. Il ne faut pas tant peser sur mes pauvres épaules. La sécurité, l’allégresse, c’est bien joli ! Je vois maintenant… c’est-à-dire, je crois comprendre que Dieu nous les donne à crédit, parfois, jamais pour rien. Et alors… si nous devons payer le capital et l’intérêt jusqu’au dernier centime ! Mais quoi ! Vous finirez tous par exiger de moi, non pas même que je décroche les étoiles – que je me baisse pour les ramasser ! Je me moque bien de Fiodor et des histoires de Francine : au fond, je ne suis pas si niaise… Ce qui me fait tant de peine, là, vous voulez le savoir ? Hé bien, c’est d’être aussi impuissante à vous rendre heureux, vous, vous tous, tous ! Il me semble que je travaille à ça depuis des siècles, et me voilà comme au premier jour. De vous l’entendre dire, j’ai failli perdre mon courage, en une seconde, en un clin d’œil… Oh ! papa, moi aussi, je puis donc être triste – non pas affligée, douloureuse ou même désolée car, enfin, Notre-Dame était désolée au pied de la Croix – mais triste, de cette tristesse aussi froide que l’enfer ! À présent, je l’ai senti, je ne l’oublierai plus jamais, il y a un vertige dans la tristesse, un sale vertige ! C’est comme une écume sur la langue ; j’ai mâché le fruit défendu, quelle horreur… Tant mieux pour ceux-là qui réussissent à aimer la tristesse sans offenser Dieu, sans pécher contre l’espérance. Je ne pourrais pas, moi. Avec Satan, la tristesse est entrée dans le monde. Le monde pour lequel Notre-Seigneur n’a pas prié, le monde que vous prétendez que j’ignore, bah ! il n’est pas si difficile à reconnaître : il préfère le froid au chaud. Qu’est-ce que Dieu peut trouver à dire à qui incline de soi-même, par son propre poids, à la tristesse, se tourne d’instinct vers la nuit ? Ah ! papa, nous calculons le temps qui me reste à passer près de vous, nous faisons mille projets d’avenir, et pourtant nous descendons, nous sommes dans un creux, notre pan de ciel se rétrécit, l’horizon monte. Je devais vous prévenir : ne vous appuyez pas trop sur moi, je ne suis plus si solide que ça sur mes jambes. Oui, oui, vous pouvez sourire, allez ! Je demande grâce – pas grâce, non : mais une trêve, une simple trêve, la trêve d’usage pour enterrer les morts. Mais oui, les morts ! Il n’y a pas de bataille sans morts. Vous avez tous l’air de me croire une sainte, c’est prodigieux ! Une sainte est à l’aise n’importe quand, n’importe où… Quelle drôle d’idée… Ainsi votre mariage est à peine convenu, et déjà vous me poussez doucement vers le couvent, par prudence… Quel couvent ? Personne n’en sait rien. Le nom n’a pas beaucoup d’intérêt ; il suffit que ce soit une grande bâtisse de pierre jaune, avec des murs de vingt-cinq pieds, une porte énorme et la sœur tourière à son guichet. Est-ce que je pourrai emmener mes chiens ?
Vingt fois M. de Clergerie avait levé vers sa fille une main tour à tour interrogatrice, irritée, implorante. De tels propos, cette voix presque dure, cette tendresse révoltée, mystérieuse, étaient pour lui autant d’énigmes. Et néanmoins il connut en un éclair, une fois encore, l’étrange pressentiment qui l’avait déjà bouleversé. Que défendait-elle de si précieux, avec une énergie sauvage ? Quelle part inconnue de sa vie ? Aux derniers mots, ce fut la stupeur qui l’emporta.
– Est-ce toi qui parles ainsi, Chantal ? Sur ce ton ? Tes chiens ?
– Oui, mes chiens, s’écria-t-elle en riant d’un rire qui visiblement la déchirait. Mes chiens ont besoin de moi, comme vous tous. Et retenez bien ceci, papa, mon pauvre papa ! Il est très possible que je ne puisse bientôt plus rien pour eux ni pour vous.
Elle fit un geste d’adieu, et disparut sans lui laisser le temps de répondre, ou seulement de la rappeler.
M. de Clergerie l’eût sans doute rappelée en vain ; Chantal était entrée déjà sous l’ombre des tilleuls, de l’autre côté de la pelouse. Il ne vit plus qu’un instant sa jupe claire. Les deux chiens passèrent comme des flèches, épaule contre épaule – et derrière eux, dans l’herbe épaisse, un double sillon d’argent. Elle allait, ainsi qu’on s’échappe, d’un pas rapide, et pourtant calculé, furtif, le long du sentier étroit qui, à travers les buissons de laurier-rose et de seringas, tourne court vers les pâturages et la vieille petite ferme en ruines, au creux d’un vallon puéril, avec son unique peuplier, l’auge moussue, la mare envahie par les joncs. La pluie du dernier orage luisait encore dans l’ornière. Un gros merle surpris s’évada, parut rouler longtemps de feuillage en feuillage, à grand bruit et, libre enfin, éclata de son rire strident. Pour la première fois, peut-être, elle renvoya brutalement ses chiens, sans une caresse. Et comme ils descendaient le plus lentement possible vers la claie de bois qui fermait le chemin, s’arrêtaient sur le seuil, et s’y couchaient en gémissant, elle fit même le geste de chercher une pierre imaginaire parmi les aiguilles de sapin. D’ailleurs, elle ne sentait aucune colère, mais à sa grande surprise (car sitôt troublée ou seulement inquiète elle avait toujours haï d’instinct la solitude, l’oisiveté), tout à coup, profondément, elle éprouvait un besoin de silence, de repos, on ne sait quelle crainte d’être vue. À mi-route, l’impatience la prit de tant de détours inutiles, elle franchit la haie par une brèche, déchira ses bas, se retrouva hors du parc, dans la prairie brûlante qu’elle acheva de traverser du même pas, jusqu’à l’ombre du peuplier. Elle se laissa tomber dans l’herbe, avec un soupir de fatigue.
Encore un long moment, ses oreilles s’emplirent du bourdonnement de la terre surchauffée. Depuis l’aube, les oiseaux avaient regagné les couverts, les grillons mêmes s’étaient tus. Rien ne bougeait qu’un papillon grêle, à la pointe des folles avoines. Elle ferma les yeux.
Les mots prononcés n’avaient déjà plus pour elle aucun sens ; il ne restait que le souvenir d’une souffrance aiguë, à présent presque aussi incompréhensible qu’eux, un remords aussi vague qu’un songe – mais c’était justement ce remords qu’elle s’efforçait d’amener peu à peu dans la lumière de la conscience. Ce qu’elle avait dit n’importait guère, à supposer même qu’elle eût manqué de patience, ou de douceur. Comme les âmes très pures, elle se résignait vite aux fautes commises, ne pensait qu’à en réparer de son mieux le dommage. « De toutes mes filles, vous êtes assurément la moins scrupuleuse », disait parfois l’abbé Chevance.
Oui, qu’importent les paroles ? La faute même, une fois que la volonté s’en détache, cesse d’en nourrir la sève, a tôt fait de se flétrir, meurt stérile. C’est dans le secret des intentions, ainsi qu’au cœur d’un humus décomposé, la noire forêt des fautes à venir et des fautes non pardonnées, demi-mortes, demi-vivantes, que se distillent d’autres poisons. Et sans doute, elle n’eût su le dire, parce que, jusqu’à cet instant, chaque fois qu’elle l’a voulu ainsi, son âme s’est ouverte sans effort à la lumière de Dieu, comme un homme prend toute sa part d’air respirable, respire à fond. Pourquoi, aujourd’hui, une tache d’ombre ? « Qu’ai-je fait ? » dit-elle.
Dix heures sonnent au loin, gravement. Mais c’est en vain qu’elle essaie de fixer sa pensée à l’humble besogne du jour – le déjeuner à mettre en train, les provisions rapportées de Lillebonne, les comptes de Fernande, et aussi ce panier de bigarreaux – les cerises brunes qu’il faudra trier soigneusement, une à une, à cause des vers dont Mgr Espelette a horreur. Quoi ! le travail ne lui serait à ce moment d’aucun secours, parce qu’elle l’accomplirait sans joie, à regret. Qui mesure, ne donne rien. Et depuis le matin, elle n’a fait en somme que calculer, mesurer – pis encore : elle s’est si fort embrouillée dans ses mesures, dans ses calculs, qu’elle ne sait décidément plus ce qu’elle veut, où elle va. Elle est allée à M. de Clergerie par lassitude, par terreur d’un péril incertain ; elle a désiré lâchement se décharger d’une part de sa peine et, juste dérision, son fardeau s’est accru des hésitations, des remords, des pauvres secrets du petit homme. Elle a cru se délivrer, mais c’est lui qu’elle a délivré aux dépens de sa propre paix.
D’un geste impatient, elle écarte les hautes herbes qui lui piquent les joues, car elle est couchée sur le ventre, au bord de la mare. L’ombre du peuplier a tourné peu à peu, le soleil tombe d’aplomb sur ses épaules, les brûle au travers de la légère blouse de soie. Aussi loin que porte le regard, la dure lumière n’a pas un fléchissement, pas une ride ; elle ne tremble même plus au-dessus des joncs, autour des autres murs de pisé qui ont pris la couleur des roches rousses de la vallée d’Avre. Le chaume pâli des toits, les seuils béants, une persienne encore pendue à sa charnière, l’immobilité surnaturelle de ces murailles jadis vivantes, leur nudité, font un paysage de désolation qu’écrase de tout son poids l’immense azur… « Qu’ai-je fait ? répètet-elle tristement. Quelle faute ai-je commise ? »
L’idée ne lui vint pas qu’elle souffrait peut-être sans raison, sans but, que la question posée n’a pas de réponse possible, que son angoisse est faite pour se perdre, avec tant d’autres, dans la sérénité universelle, ainsi qu’un cri ne dépasse pas un certain cercle de l’espace, et, hors de ce cercle, n’est rien. Elle examine, avec une attention singulière, chacun des événements de cette matinée, un par un, et – chose étrange ! – il lui semble qu’ils s’ajustent si étroitement, si solidement, qu’aucune volonté n’en aurait pu briser la logique implacable, qu’il les faut subir tels quels, dans leur succession rigoureuse. Et d’autres vont suivre, suivront sûrement, non moins futiles en apparence (car sa petite destinée si légère n’importe à personne qu’à Dieu), contre lesquels son âme est aussi désarmée. N’a-t-elle pas jusqu’alors cru qu’à chaque jour suffit sa peine ? Mais le jour vient où la vie brise pour jamais la céleste insouciance des petits, impose tout à coup le choix décisif, substitue instantanément la résignation à la joie.
« Je ne suis pas résignée ! disait-elle jadis à son vieil ami. La résignation est triste. Comment se résigner à la volonté de Dieu ? Est-ce qu’on se résigne à être aimée ? » Cela lui paraissait clair, trop clair. Seulement, il y a sans doute dans la volonté de Dieu une part que le triste amour humain ne saurait réduire tout entière, incorporer parfaitement à sa propre substance. La grande soif, la Soif éternelle s’est détournée des sources vives, n’a voulu que le fiel et le vinaigre, n’a désiré que l’amertume.
D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que Chantal s’est sentie portée ainsi à la frontière d’un monde nouveau, trop différent de celui où elle essaie de vivre, mais elle s’en détournait aussitôt, elle n’en voulait rien connaître. Il lui semble à présent que les événements l’y poussent, qu’elle y entre, qu’elle y est entrée déjà. Les épreuves de ces derniers jours lui en ont ouvert les portes. Faut-il avancer, reculer, rester sur place, attendre ? Nul n’est moins capable que cette petite fille sincère d’une certaine emphase qui dramatise à plaisir la plus insignifiante aventure. Au contraire, elle s’est toujours appliquée, non sans malice, à découvrir dans chacune des peines ou des déceptions de sa vie ce rien de comique que le malheur lui-même recèle – auquel n’échappe jamais tout à fait la majesté du malheur. La gaieté des saints qui nous rassure par une espèce de bonhomie familière n’est sûrement pas moins profonde que leur tristesse, mais nous la croyons volontiers naïve, parce qu’elle ne laisse paraître aucune recherche, aucun effort, ni ce douloureux retour sur soimême qui fait grincer l’ironie de Molière au point précis où l’observation des ridicules d’autrui s’articule à l’expérience intime. « Oh ! ma fille, s’écriait l’abbé Chevance, un seul sourire parfois soulage, il rend la paix, l’âme respire… Gardez-vous, comme les orgueilleux – pauvres gens ! – de vous ajuster par avance à la mesure des grands périls qui ne viendront pas, peut-être ?… Il n’y a pas de grands périls, c’est notre présomption qui est grande. »
– Voyons, dit-elle tout haut d’une voix qu’elle essaie de raffermir, j’avais trop de confiance aussi ! On ne passe pas éternellement à travers les mailles du filet ; l’important est de savoir se dégager doucement sans rien casser. Cela m’a réussi toujours… Il suffit de prendre son temps, de ne pas s’affoler… Évidemment, ce mariage va tout compliquer – pour un moment –, j’aurais dû m’y attendre, suis-je bête ! Enfin Mme de Montanel me supportera bien six mois, un an ? Mais papa est si jaloux de sa liberté, si soupçonneux, si susceptible ! Je devrai encore lui laisser l’illusion qu’il ne me perd pas, lui glisser entre les mains, à son insu, comme une ablette… Où irais-je ? Le couvent me fait peur, c’est peut-être une tentation du diable ? En somme, je ne tiens pas à être protégée trop visiblement ; je n’ai pas de goût pour la guerre de forteresse, il ne me déplairait pas de me battre au grand air, de marauder un peu, de dormir au bivouac, roulée dans mon manteau, à la grâce de Dieu… Est-ce aussi une tentation ? Après tout, je pourrais aller en Afrique, ou en Chine ! Il y a les missions, juste pour de pauvres filles telles que moi, que la Providence ne peut employer qu’à des besognes simples, qui recommencent tous les jours – balayer la case du missionnaire, sarcler le potager, faire le catéchisme et moucher les bébés nègres… Mais voilà ! aurais-je la force ?… Et, bien entendu, je ne l’ai pas, inutile d’insister.
Elle fit le geste d’éloigner d’elle, de rejeter une fois pour toutes un rêve insensé. Ce n’était pas qu’elle se préoccupât autant qu’on pourrait le penser des bizarres crises nerveuses dont elle avait laissé surprendre le secret car elles l’avaient toujours plus humiliée encore qu’effrayée. À vrai dire, elle ne redoutait désormais que le scandale et la curiosité des médecins. Si loin qu’elle remontât, d’année en année, elle ne se souvenait pas de s’être jamais révoltée contre quoi que ce fût, n’en tirant nul avantage, assurée qu’elle était faite ainsi, que la résistance l’eût brisée, que l’événement imprévu, si fâcheux qu’il paraisse, peut être ramené par douceur et par ruse aux proportions favorables, à la mesure d’une simple et diligente sagesse. « Il me semble, confia-t-elle un jour à l’abbé Cénabre, qu’il est possible d’agir comme une grande personne, tenir sa petite place dans le monde, défendre des intérêts légitimes, et ne voir néanmoins les choses essentielles, élémentaires, la joie, la douleur et la mort, qu’avec le regard d’un enfant. » Cette fois encore, en effet, une espèce de curiosité aussi fraîche, aussi neuve que celle des enfants devait finir par l’emporter sur le premier mouvement du dégoût, et elle essayait d’assister en spectatrice à sa propre aventure. « Ce pauvre Russe, pensait-elle, est pour le moins aussi fou, car il va me demander un de ces matins à changer l’eau en vin, ou à ressusciter les morts. Qu’importe s’il parle ou non ! Une grande nerveuse de plus, ça ne comptera guère dans la famille. Et s’il fallait en croire papa, nous sommes tous de grands nerveux, c’est fatal ! »
Elle s’efforça de rire, puis étouffa ce rire entre ses petites mains jointes. Elle regardait obstinément, stupidement, à la crête du talus, juste au ras de l’herbe rousse, la cime immobile d’un if, et à l’extrême pointe de l’arbre noir, au loin, l’arête éclatante du toit, une molle fumée transparente… Le choc d’un seau contre la pierre de la fontaine, une porte qui se ferme, l’appel d’une voix jeune et claire, un moment suspendue dans le ciel limpide… Et tout à coup, par un mouvement de l’âme si brusque, si peu attendu qu’elle pensa défaillir, la maison jadis tant aimée lui devint étrangère, presque ennemie. Pour la première fois il semblait qu’elle se fût arrachée d’elle, qu’elle échappât au mystérieux prestige des choses trop familières, comme usées par le regard, insoupçonnables, qui finissent par lasser toute vigilance, trahissent à coup sûr. Bien avant qu’elle eût pu donner un nom à une impression si nouvelle, elle sentit, au déchirement de son être, la force des liens qui venaient de se briser. C’était comme la soudaine révélation de l’indignité d’un ami, le mensonge non pas surpris, mais seulement perçu par la clairvoyance surnaturelle de l’amour, des yeux qui se détournent, une main dérobée, l’ombre d’un visage… Jadis, aux belles vacances de jadis, lorsqu’elle découvrait du haut de la dernière côte, à la sortie d’Arromanches, les larges pentes d’ardoises parmi les dômes verts des tilleuls, elle voyait aussitôt les dalles noires et blanches du vestibule, l’escalier de pierre, la cretonne fleurie de sa chambre – elle respirait l’odeur fraîche, un peu sure, des couloirs aux volets toujours mi-clos, elle s’emparait de la maison tout entière, à travers l’espace, ainsi que le seul geste d’une main chérie est déjà pour l’amant la certitude de la présence, cette présence elle-même, une possession. Aujourd’hui, elle contemple avec méfiance le déroulement de la mince fumée dans l’azur, le signe imperceptible de la demeure vivante, la demeure qui lui est encore un abri, qui ne lui sera plus jamais un asile, où d’autres vont et viennent, qu’elle a cessé de comprendre, qui poursuivent entre eux leurs desseins obscurs. Et sans doute, elle les aime encore, mais sa pitié ne les trouvera plus au premier élan, elle ne s’en approchera désormais qu’avec prudence ; elle craint leurs pièges. Avec moins de remords qu’une sorte de curiosité déchirante, elle s’avise peu à peu que depuis longtemps, à son insu, elle jugeait son père, que la racine profonde du sentiment mi-filial, mi-maternel – si désespéré, si tendre – plonge juste à ce point exact de l’âme, trop douloureux, où dort le germe du mépris, et que ne purifie tout à fait la flamme d’aucune charité. La voix qu’elle a entendue, la voix d’un pauvre homme, tour à tour lâche et dure, résonne toujours à ses oreilles, ainsi qu’un horrible aveu. Il semble qu’à regarder seulement le toit dans les arbres, elle va l’entendre de nouveau. Mon Dieu ! Pourquoi cette frayeur, ce dégoût ! Elle le savait aussi faible qu’un enfant, avec ses ambitions frivoles, ses rancunes, son égoïsme ingénu, sa terreur de la mort. Mais elle ne l’avait jamais redouté. Pitié ou mépris, qu’importe ? il suffisait bien qu’elle l’aimât. Elle ne songeait qu’à le servir, les servir tous, et d’abord les plus déshérités, dont sa tendresse infaillible avait éprouvé le néant, qu’elle sentait vides. « Pauvres pécheurs ! comme ils sont vides ! » disait le vieux Chevance. Quels pécheurs ? Sa charité ne les nommait pas, elle ne séparait aucune unité de ce pâle troupeau de fantômes. À quoi bon ? Pourvu qu’elle restât seulement docile à Dieu, qu’elle se fît chaque jour plus claire pour ouvrir et réjouir tant de misérables regards encore clos, plus fervente pour les réchauffer sous leurs suaires, éveiller leurs cœurs dormants. « Si Dieu se laissait voir, pensait-elle tristement, ils l’aimeraient plus que moi, peut-être ?… » Mais ils se traînent et s’appellent en vain dans la nuit, jusqu’à ce que l’un de nous recueille et réfléchisse un seul reflet de l’astre divin… Non, non, elle ne les avait jamais redoutés, son indulgence envers chacun d’eux avait été celle d’un enfant, aussi spontanée, aussi libre, aussi pure. Et bien que des vies pour elle si singulières, inutiles et comme superflues, fussent un spectacle à révolter sa jeune raison, elle était restée jusqu’alors trop étrangère à leurs mobiles secrets, aux passions qui les dévorent ; elle n’en craignait ni l’exemple ni le contact… D’où vient donc cet éloignement soudain ? Qui a poussé ce cri de terreur ? « Vous ne savez pas grand-chose du péché, répondait parfois son vieil ami, avec un sourire triste. Non ! vous ne savez véritablement pas grand-chose de lui. » Et dans son impuissance à trouver une de ces métaphores plus sublimes, familières aux prédicateurs, il ajoutait, du ton d’un paysan qui défend son grain contre la vermine : « Voyez-vous, les péchés sont avides et cruels comme des rats. Et qui les aime est cruel autant qu’eux, ou le devient à la longue. La cruauté, ma fille… »
La cruauté ! Il n’allait pas plus loin, serrait ses lèvres sur le mot mystérieux. Mais elle l’écoutait attentivement sans comprendre. Quelle âme pure distinguerait aisément la cruauté de la folie, et ne serait tentée de les confondre ? Comment croire que l’homme puisse partager avec l’enfer ce pain horrible ? Certes, elle ne pouvait douter de la parole du prêtre, ni de l’humble expérience dont elle avait éprouvé tant de fois le bienfait, et néanmoins elle n’osait alors poursuivre, l’interroger. Il lui semblait qu’elle n’eût pas supporté sans mourir une déception si profonde de son innocente charité, que de tous les vices imaginables celui-là était le seul qu’elle n’eût pu s’empêcher de haïr. Le péché est cruel, soit ! Que dire de ses victimes misérables ? Qu’ils étreignent entre leurs bras, qu’ils pressent sur leurs poitrines déchirées, par une erreur hideuse, une bête ainsi armée, n’est-ce donc pas assez, peut-on faire mieux que de les plaindre ? La seule pensée de cette méprise absurde, lamentable, crevait son cœur de pitié. S’ils savaient ! Sans doute elle n’était pas assez naïve pour entretenir l’illusion qu’il suffit d’éclairer les consciences pour les réformer à coup sûr, car sa compassion délicate ne lui inspirait que méfiance des conseils ou des discours trop faciles. Elle espérait seulement les gagner par la douceur, la patience, comme on apprivoise un animal farouche et blessé. « Ma fille, disait encore l’abbé Chevance, l’orgueil à vif n’a cure ni de patience ni de douceur… C’est une goutte d’eau sur un fer rouge.
– Alors, répondait-elle, en le défiant de ses yeux paisibles, où la douceur et la patience ne peuvent rien, la joie suffit, la joie de Dieu, dont nous sommes avares. Oui, qui la reçoit est trop tenté de la garder, d’en épuiser les consolations, alors qu’elle devrait rayonner de lui à mesure. N’est-ce pas… n’est-ce pas… vous comprenez ? Combien les saints se font transparents ! Et moi, je suis opaque, voilà le mal. Je réfléchis un peu de clarté, quelquefois, chichement, pauvrement. Est-ce que Dieu n’en demande pas plus ? Il faudrait n’être qu’un cristal, une eau pure. Il faudrait qu’on vît Dieu à travers. » Ainsi chaque déception l’avait laissée jusqu’alors plus forte dans sa paix fragile. Et à vrai dire c’était de l’idée même de cette fragilité qu’elle tirait sa force ; elle ne désirait aucun de ces points d’appui solides, de ces constructions logiques où tant de faibles et de présomptueux enferment leurs vies : elle eût cru y mourir étouffée, comme entre des murs d’airain. Pareille à ce qui vole, son équilibre exquis était un miracle d’adresse et de volonté, un jeu aérien. La trahison d’une amie, ou pis encore, la surprise d’une certaine bassesse ne l’avaient jamais éprouvée à demi, bien qu’elle n’en laissât rien paraître. « Je suis si légère, avouait-elle… Je voudrais n’être qu’un petit grain de poussière impalpable, suspendue dans la volonté de Dieu. »
Mais aujourd’hui, à cet instant, il semblait, comme un oiseau au creux de l’orage, qu’elle eût perdu le sens même du vol. De quelle hauteur était-elle donc retombée pour qu’elle se sentît peser d’un tel poids sur la terre qu’elle étreignait de ses mains et de ses genoux ? Dans son étonnement, elle n’osait se lever, quitter ce lieu désert, intolérable. Elle osait à peine ouvrir les yeux, fixer son regard sur les lignes nettes et dures des collines, qu’elle craignait tout à coup de voir se refermer sur elle. Les coteaux coupés de haies vives, la route blanche, l’ombre déliée de la minuscule vallée de la Souette, à peine distincte, jusqu’à la crête plus lointaine, coiffée de travers par les derniers taillis de la forêt de Seigneville, tout ce paysage paisible lui apparut transfiguré dans la lumière immobile, énorme, attentif, ainsi qu’un animal géant qui guette sa proie. Jadis, elle avait senti le même sursaut de terreur, vite réprimé, devant l’immense amas des villes. Mais cette terre même n’était pas moins puissante, avide, formée aux désirs de l’homme, pétrie et repétrie par le péché, terre de péché. « J’étais si naïve ! Il ne faut pas être naïve ! » répétait-elle tristement, sans pouvoir exprimer mieux une angoisse trop nouvelle. Et sans doute, à cette minute encore, sa peine était celle d’une enfant, bien que ce qui allait être révélé, à son insu, sous ce ciel torride, c’était la force de l’homme, sa cruauté, les ressources infinies de la ruse, et la férocité du mal.
Ce fut là peut-être l’unique tentation de sa vie, et le coup inattendu fut porté avec une telle vitesse qu’elle ne put absolument l’esquiver. En une seconde, elle reconnut sa solitude effrayante, fondamentale, la solitude des enfants de Dieu. Et certes, elle était bien loin encore d’en avoir la connaissance abstraite, à supposer d’ailleurs qu’il soit possible de concevoir l’absurdité magistrale, le défi sublime de ce petit nombre d’animaux pensants qui n’apportent, en somme, au monde, que la bonne nouvelle de la Douleur divinisée ! Mais elle sentit au profond de l’âme, et jusqu’à la moelle des os, le délaissement sacré, seuil et porche de toute sainteté. Sa surprise fut si grande qu’elle se releva sur les genoux, et par un calcul enfantin mesura la distance qui la séparait de la route de Seigneville où passe le train d’Avancourt, Oui ! le temps d’un clin d’œil, la jeune fille intrépide et sage, si tendre à tous, eut cette folle pensée de fuir, telle quelle, n’importe où, comme une voleuse. « Je ne les reverrai plus, balbutiait-elle, je ne veux plus les voir, je ne peux plus ! » Et elle voyait quand même, avec une vérité surnaturelle, chacun de ces visages qui le matin encore étaient si étroitement, si doucement liés aux autres images de sa vie qu’ils semblaient lui appartenir au même titre que sa propre pensée. Maintenant ils apparaissaient dans une lumière crue, qui ne fait grâce d’aucune ride suspecte, change en grimace un sourire sournois, découvre la taie d’un regard. Ils lui faisaient peur, et non pitié. Telle parole, souvent lue et relue, tel verset du livre de Job, le cri terrible arraché au dur cœur juif par la malice universelle, l’ironie désespérée des psaumes, ce témoignage venu du fond des âges, avec l’odeur du sépulcre, que la dévote épelle en somnolant, au ronron de l’harmonium, reprirent leur sens éternel. Elle se laissa tomber en avant, plongea sa tête dans l’herbe épaisse, et pleura comme elle n’avait jamais pleuré.
…………………
– Quel désastre ! dit à ce moment derrière elle une voix sans timbre… Je m’en doutais. Il faudrait avoir l’œil à tout. Notre bien s’en va, ma fille…
Chantal se leva d’un bond, essuyant ses larmes à pleines mains, toute tremblante.
– Mon Dieu ! mama, comment vous a-t-on laissée venir jusqu’ici ? Où allezvous ? Ce soleil peut vous tuer… Francine…
– Laissez Francine en paix, reprit posément la vieille dame. Qui appelez-vous Francine, d’abord ? Mon fils engage plus de servantes que nous n’en saurions payer. Je ne veux pas de ces sottes qui dévorent notre pain. Elles mangent comme des lionnes. Les deux mains ruisselantes de sueur restaient pâles, presque grises, dans les plis du châle noir. Le bas de sa longue jupe était blanc de poussière, et aussi ses souliers de drap, dont on n’apercevait que les bouts arrondis. Par l’entrebâillement du fichu de laine qu’elle tenait, malgré la chaleur, serré autour de son cou, elle montrait un mince visage aux joues enflammées, tachées de rouge sombre, et le regard d’un seul de ses yeux, aussi net et tranchant qu’une arête de glace.
– Mama, je vous en prie ! balbutia Chantal, soyez raisonnable, laissez-moi vous conduire jusqu’à la maison. En quel état vous êtes ! Où avez-vous laissé Francine ? Que se passe-t-il ?
– Tâchez d’abord de reprendre un peu de sang-froid, répondit la folle sur le même ton. Est-ce que je vous dérange ? Que de cris ! Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Ne suis-je pas libre d’aller et venir ? Vous voyez ce bâtiment : à l’automne, il n’en restera rien que des poutres. De plus la mare est inutilisable désormais : ce n’est que boue et grenouilles. S’ils m’avaient écoutée, ils auraient fait la dépense d’un puits, lorsque au temps de la grève de Seigneville le prix de la main-d’œuvre était tombé si bas. Quelle occasion nous avons perdue ! La propriété des Vallette a doublé de valeur, en deux ans – des pâturages inondés chaque printemps, un marécage, qui gonflent les vaches, et font plus d’eau que de lait !… Mais va te faire fiche ! On n’a vu chez nous cette année-là que médecins, pharmaciens, gardes-malades, toutes gens qui, pour ruiner les maisons, en remontreraient au curé et au notaire.
Elle parlait très vite, avec une précipitation grandissante, d’une voix mécanique, qui épuisait ses dernières forces. Visiblement elle ne tenait debout qu’à peine, et Mlle Chantal, qui avait timidement passé une de ses mains derrière l’épaule, voyait frémir les vieilles jambes sous la jupe noire.
– Vous me l’avez déjà dit, mama, vous l’avez dit cent fois, soyez sage. Seulement, vous ne pouvez rester dehors par un temps pareil. Nous allons marcher tout doucement jusqu’à la maison, et vous vous étendrez à l’ombre une minute ou deux, le temps que je prévienne Francine ?…
– La maison, votre maison ? Les pierres vont m’en tomber sur la tête. Je préfère m’asseoir au bord de la mare, sous le marronnier. Puis je rentrerai seule. La marche me fait rudement de bien, ma fille ! La fatigue lave le sang.
– Le marronnier ? Quel marronnier ? Il n’y a plus de marronnier.
– Bon, bon, répliqua la vieille dame. Telle quelle l’ombre de ce marronnier me suffit.
Elle eut un petit hoquet de colère, s’appuya de tout son poids sur la jeune fille.
– Je n’ai jamais été si vivante, je me sens à l’aise, le soleil pique… Nous aurons du regain, que de regain !… Et qu’est-ce que vous faisiez donc là, ma fille, sur le ventre ? La terre vous plaît, hein ? Vous y viendrez, tout le monde y viendra… Une terre à soi, qui travaille à votre profit, pour une vraie femme, une ménagère, cela parle, c’est doux à tenir, cela vaut mieux qu’un homme. Que de fois me suis-je étendue là où vous êtes… non ! plus loin, d’où l’on voit la grande pièce de la Loupe, et les deux prés en contre-bas. La terre vaut un lit de plume : on colle après.
– Justement ! supplia Mlle Chantal, suivez-moi au moins jusqu’à la lisière du parc. Nous traverserons le pré ensemble, le pré seulement, je vous jure ! Vous ferez ensuite ce que vous voudrez.
– Taratata ! je connais l’antienne… Croyez-vous qu’à mon âge je puisse aller seule par les champs ? Je suis folle, ma belle, folle à lier. Ainsi, dans ce moment, je vous parle, et je vois aussi une grosse mouche bleue – oui, bleue !… Dis-moi encore, ma jolie : savez-vous comment ils m’appellent à l’office, ces grands gaillards, de beaux hommes ?… Le chameau. Hein ? J’observe tout, j’entends tout, malheureusement, je ne suis jamais sûre, vous comprenez ? Jamais. Je ne suis pas sûre de mon fils : il biaise, il se traverse, comme un jeune cheval au brabant. On ne doit se fier à personne, en ce monde, pas même aux morts. Oh ! j’ai l’expérience : nos pires ennuis viennent d’eux, ce sont des malins, de fameux malins !
– Mama ! s’écria la pauvre fille, ne m’effrayez pas, soyez sage ! Vous m’entendez ! Si, si, vous entendez très bien quand vous voulez, je le sais… Mama, vous n’êtes pas méchante, vous êtes malheureuse, ce n’est pas ma faute. Je voudrais tant vous aimer.
–Malheureuse ? Moi, malheureuse ! N’en croyez rien surtout, ma fille, je suis fâchée de vous détromper, je suis moins malheureuse que vous : j’ai duré. J’ai duré, moi ! Savez-vous seulement ce que c’est que durer ? Vous aviez choisi de chanter – des fichaises ! Un jour, souvenez-vous, j’ai voulu que vous récuriez les casseroles, c’était une question de principe, et vous vous êtes cassé les ongles. Et qui donc vous parle encore aujourd’hui, solide sur ses deux jambes ? Tandis que vous voilà plus grêle et plus frêle que je ne vous ai jamais vue.
Elle s’arrêta, secouant et baissant vivement sa tête étroite, d’un air de mépris.
– Mais, mama, pour qui donc me prenez-vous, pour qui allez-vous me prendre ? supplia Chantal, aussi pâle que sa collerette. Voyons, n’avez-vous pas assez de ce jeu horrible ? Car c’est un jeu, un affreux jeu, j’en suis sûre. Regardez-moi. Regardez-moi bien en face… Oh ! mama, ma chère mama, ne me tentez pas.
Elle fit le geste de se jeter à genoux, mais l’humiliation lui en parut sur-le-champ tellement vaine, puérile, presque niaise, qu’elle se releva d’un bond, interrogea derrière elle les prés déserts, l’horizon, le feu liquide du ciel, d’un même regard suppliant. Pour la deuxième fois, l’idée lui vint de s’échapper, de s’enfuir, coûte que coûte, sauvagement, ainsi que le condamné fuit son destin. Et déjà elle n’en avait plus le pouvoir. Alors d’instinct, comme par un réflexe vital, parce qu’elle sentait sa résistance à bout et qu’un effort de plus risquait de briser son cœur, elle essaya naïvement de tenir tête, pour dissiper, s’il était encore possible, l’affreux rêve à peine ébauché, avant qu’il n’apparût, sinistre, dans la lumière de midi.
– C’est à moi que vous parlez, à moi, Chantal. Ce n’est pas à maman, vous le savez bien. Si ! vous le savez !… Oh ! mama, vous avez joué cette comédie à papa, à Françoise, à beaucoup d’autres, jamais à moi, – non, jamais ! Vous n’avez jamais osé. Je vous défends… Je ne veux pas savoir, je n’ai pas le courage d’entendre… du moins, pas aujourd’hui. Est-ce que vous ne voyez pas assez que je suis malheureuse ? Je n’en pouvais déjà plus et voilà que vous me venez surprendre, m’achever – oui, c’est comme si vous me frappiez dans le dos. Mon Dieu ! qu’avez-vous contre moi tous ? Que vous ai-je fait ?
– Êtes-vous folle ? dit sèchement la vieille dame. Dois-je en croire mes oreilles, ma fille ? Une scène de vous ! Sans doute, il m’est arrivé de vous imaginer mourante, ou morte, que sais-je ? Où est le mal ? Est-ce que nous choisissons nos rêves ? Depuis que vous êtes entrée ici, on n’y parle plus que de médecins, de potions, de cataplasmes, brrrrouou !… Comment voulez-vous que je ne rêve pas de mort, d’agonie, d’enterrement, pouah !… Vous me cherchez querelle, ma fille… Je ne vous donnerai pas le contentement de me voir tomber dans le piège ; le piège est grossier, permettez-moi de vous le dire. Je préfère céder la place.
Elle tenta de reculer d’un pas, chancela, se releva rouge de honte, s’efforçant maladroitement de cacher à son interlocutrice le grelottement sans cesse accéléré de ses genoux. Chantal ferma les yeux.
– Mama, fit-elle d’une voix désespérée, taisez-vous ! Je ne dois rien connaître de ce que vous allez dire, ce sont des histoires du temps passé. Oui, elles vous font mal, je sais… Elles remuent dans votre pauvre cœur. Croyez-vous qu’elles remueront moins lorsque je les aurai apprises à mon tour ? Pas aujourd’hui, du moins, mama, pas tout de suite !
Elle appuyait les doigts sur ses paupières, cruellement. Car, à son insu, elle craignait moins les aveux attendus, menaçants, quels qu’ils fussent, que la minuscule silhouette noire, au centre du paysage hostile, comme au centre de sa propre tentation, le corps fragile, mystérieux, sur lequel elle eût cru toucher, sentir – pareil à cette espèce de mousse élastique qui recouvre chaque caillou ramené des grands fonds par la sonde – l’humble et tragique secret, englouti depuis tant d’années, remonté tout à coup à la surface des ténèbres.
– Louise, reprit la folle, avec une certaine emphase, je hais les grimaces, je vais droit au but, j’ai toujours été franche en affaire, autant qu’un homme. Oui ou non, ma fille, vous ai-je fait tort ?
Elle toussa, comme elle toussait jadis, à l’issue d’interminables marchandages, lorsque le métayer, abruti de chiffres et de gros cidre, trempe la plume dans l’encre et l’essuie sur son coude, vaincu.
– Il faudrait pourtant le savoir, il ne s’agit pas seulement de se taire. Je lis dans votre tête. Oh ! vous ne me cacherez jamais rien, résignez-vous… On ne m’a jamais trompée, les grands mots ne m’en imposent pas, je vais droit au fait – j’interloque, comme on dit. Vous aurez beau inventer cachotteries sur cachotteries, baisser les paupières, tenir votre langue, ça m’est égal. Chaque fois qu’il me plaît, je n’ai qu’à pousser la porte, et j’entre chez vous, ma mignonne, je me promène à travers vos petits mystères. Vous ressemblez à ces gens qui s’enferment à double tour, et laissent leur fenêtre ouverte. Au fond, vous me tenez pour une méchante femme, hein ? Que dites-vous maintenant tout bas ?
– Maman, pauvre maman, répétait Chantal, à bout de force, pauvre maman ! Elle serrait plus étroitement les doigts sur ses yeux comme si la nuit qu’elle faisait ainsi en elle l’eût rapprochée de la chère morte, dont cette voix grêle – ainsi qu’une main va traînant sur le clavier à la recherche d’un air perdu – tirait de l’ombre, un par un, les humbles secrets trempés de larmes.
– Pauvre, dites-vous ? Comment, pauvre ? Vous ai-je jamais reproché votre pauvreté, ma chérie ? Nous ne sommes pas des milords, mais nous épousons volontiers des filles sans dot… Le mal n’est pas grand, on a du travail assez… Tatata – suis-je une cannibale, un dragon ? Je ne parlerai même pas de votre triste santé : mon garçon est un étourdi, un nigaud, il n’a que ce qu’il mérite. Nous faisons les frais qu’il faut… C’est-à-dire, nous avons fait – dans le temps… Enfin, nous faisons… Oh ! mâtine ! voyez-vous, j’ai toute ma tête. Vieille femme en remontre au diable. Même un revenant ne me ferait pas peur. Bah ! Bah ! pourquoi le cacher ? Le… L’enterrement nous a coûté deux cents écus, et folle ou non, ma petite, ce n’est pas devant vous que je m’en dédirai.
Ni la colère, ni même le dégoût n’eussent dénoué les doigts de Mlle de Clergerie et, à la vérité, elle ne sentait à présent ni colère, ni dégoût. Il semblait plutôt qu’un surnaturel silence se fût fait tout à coup dans son cœur – mais si différent de celui qui prélude aux grands débats de l’âme – un silence qu’elle ne connaissait pas encore, d’une autre espèce. Chaque parole venait jusqu’à ses oreilles, intacte, entière, elle en pénétrait le sens, et néanmoins elle l’accueillait avec une indifférence stupide, ou pis encore : le sentiment d’une attente déçue. La créature dont l’image restait fixée derrière ses paupières closes, si ridiculement noire et menue devant cet horizon immense, sous ce ciel torride – était-ce là sa grand-mère, ou quelque insecte ? Elle eût cru volontiers pouvoir écraser d’un coup de talon cette voix chevrotante, elle eût effacé cette forme misérable, d’un revers de la main, comme une ligne tracée au charbon, une phrase extravagante, sur l’implacable écran de l’azur… Mais elle ne désirait rien. Elle n’éprouvait qu’une curiosité morne, dont sa conscience endormie connut obscurément le péril. Car la haine elle-même ne referme pas, sur un faible cœur d’homme, deux bras si glacés. Le cadavre même de la haine est plus chaud.
Non, ce ne fut ni la colère ni le dégoût qui lui firent tomber les mains, ouvrir les yeux. Elle obéit seulement à la loi de sa nature, à sa fierté. Elle fit face. Depuis une heure peut-être, depuis trop longtemps enfin, elle était là, on ne sait pourquoi, dans ce champ désert, humiliée par d’insaisissables fantômes, dupe d’images familières, devenues ennemies, prise dans les rets de flamme du paysage, comme une petite mouche au centre d’une toile éblouissante… Elle fit face.
La vieille dame n’avait pas bougé d’un pouce, toujours debout à la même place, sa petite ombre à son côté, ainsi qu’un nain difforme, mais fidèle. Et bien que ses traits mobiles continuassent de dérouler la succession de ses pensées, elle ouvrait et fermait la bouche sans proférer aucun son.
L’unique ruse de Chantal est justement celle d’un Chevance : une foudroyante simplicité. Alors que le faible ou l’imposteur est toujours plus compliqué que le problème qu’il veut résoudre, et, croyant encercler l’adversaire, rôde interminablement autour de sa propre personne, la volonté héroïque se jette au cœur du péril et l’utilise, comme on retourne l’artillerie conquise pour frapper dans le dos une troupe vaincue. Elle s’approcha brusquement, posa les deux mains sur les épaules de Mme de Clergerie, saisit dans le sien l’affreux regard vide, traversé d’ombres, et dit :
– Je n’ai pas peur, mama. Je n’ai pas peur de vous. Pourquoi auriez-vous peur de moi ? Vous me ferez inutilement du mal, vous ne me réduirez pas au désespoir, même aujourd’hui, même à cette heure, parce que je trouverai toujours la force de vous pardonner. Oh ! vous n’êtes pas si insensée que vous voulez paraître, n’est-ce pas, ni si méchante non plus. Il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui pèse trop lourd en vous, dans votre pauvre âme, est-ce vrai ? Quelque chose qui vous étouffe, que vous ne pouvez plus garder – mais personne n’a la charité de le recevoir, personne n’a l’air de vous comprendre… Et justement, vous me l’apportez à un moment de ma vie où j’ai à peine assez de courage pour moi seule, vous venez vous accrocher à un malheureux petit navire en dérive. Où allons-nous toutes deux ?
La vieille dame s’était d’abord agitée terriblement sans répondre. Puis, les mille rides de ses joues se froncèrent toutes ensemble, et leur inextricable réseau parut rejoindre les deux plis profonds de la bouche, tandis qu’une lueur vague commença de se mouvoir au fond de son regard dormant. Et presque aussitôt les deux mains sèches partirent comme des balles, si vite que Mile de Clergerie pour ne pas les recevoir en plein visage, dut détourner vivement la tête. En même temps le vieux corps creux et léger se roidit d’un effort immense.
– Laisse-moi aller, Chantal ! supplia la folle. Laisse-moi aller ! Je te reconnais, ma chérie. Que voulais-tu que je te donne ? Je n’ai absolument rien à donner, voilà le mal. Rien à donner, plus rien à donner, ma mignonne… On ne peut pas savoir ce que c’est.
Dans son émoi, elle avait dénoué son long châle de tricot, qu’elle retenait d’une main à la hauteur de ses genoux, l’extrémité traînant dans l’herbe, à ses pieds. Nul n’eût su dire à quelle profondeur de la conscience avait éclaté la parole simple et claire, ni quel était le principe même du sentiment qui venait de transfigurer le visage épuisé, comme vidé du dedans par la plus dévorante des passions de la vieillesse : un regret stérile. Pareille à tant d’autres survivantes au milieu d’un monde tout neuf, aussi inconnu d’elles qu’Orion ou Sirius, lentement repoussées de l’univers des vivants par une pitié meurtrière, complice de leurs inutiles mensonges, depuis combien de jours, d’années, de siècles attendait-elle la parole libératrice, la parole vivante ? Évidemment, le ton, l’accent l’en avaient d’abord frappée au cœur, bien avant que sa misérable attention, désormais si lente à se mouvoir, eût cherché à en pénétrer le sens. Mais elle y avait aussitôt reconnu cette sorte de vérité jadis insupportable à son orgueil, et elle tâtonnait pour s’en emparer, pour en exprimer la substance précieuse, devenue nécessaire à ses os.
Un moment, un long moment, Mlle de Clergerie épia le visage ainsi tendu vers elle, tourné tout entier vers son regard, à sa merci. La violence même de son trouble lui donnait l’illusion d’un calme intérieur absolu, d’une paix profonde, surnaturelle. L’aventure de la matinée perdait peu à peu son sens, comme une phrase entendue dans un rêve et que l’esprit retrouve à l’aube, au fond de la mémoire, inerte, décolorée, pareille à un oiseau mort. La pensée que la créature minuscule, perdue avec elle dans la chaleur et la lumière d’un jour d’été, eût été jadis l’ennemie de sa mère, sa rivale, lui semblait extravagante. Un moment plus tôt, elle avait esquivé le double soufflet sans colère, ainsi qu’on écarte une mouche qui bourdonne, un brin d’herbe. À présent elle eût offert sa joue, elle eût désiré de recevoir le coup en plein visage. Puis elle regagnerait la maison désormais étrangère, là-bas, derrière les arbres, elle dirait à tous : « Frappez-moi aussi, je le mérite, je n’ai jamais été des vôtres, je feignais de vous appartenir par ignorance ou par lâcheté. Vous n’avez rien à me donner, je ne possède rien qui vous convienne – quel rêve ai-je fait d’échanger quoi que ce soit ? Je ne puis vous aimer ni vous haïr. Mais du moins vous pouvez m’écraser. Délivrez-moi de vous tous ! »
– Ne me regarde pas comme ça, dit la vieille dame (sa voix grêle prit dans le silence une extraordinaire netteté). Tu as l’air d’une martyre, j’ai ces façons-là en horreur, ma pauvre enfant. Évidemment… Évidemment…
Elle fit vers Chantal deux petits pas, toute branlante, comme si elle eût marché avec des entraves.
Évidemment, vois-tu, soyons justes (Mlle de Clergerie sentait son aigre haleine sur sa gorge)… J’ai eu tort ce dimanche, – oui, – il fallait fermer la porte, ta mère a tout entendu… D’ailleurs, je l’avais fait exprès ; on a ses moments de malice, la colère te fond dans la bouche, tu croirais qu’elle coule jusqu’au cœur… Je ne suis pas plus mauvaise qu’une autre, j’aurais volontiers flanqué le thermomètre par la fenêtre… Trente-huit cinq, trente-neuf cinq, quelle ritournelle, quel casse-tête ! Et ton père jaune comme un citron avec son foie, ses reins, je ne sais quoi !
Elle s’approcha encore, leva vers sa petite-fille un regard de nouveau obscur :
– Crois-tu qu’elle ait tant pleuré, toi ? Es-tu sûre ? J’écoutais d’une oreille en pliant mes draps, j’avais toujours l’oreille au guet. Elle faisait de gros sanglots. Mais j’étais au second, dans la lingerie, il faut le dire. Sa fenêtre était grande ouverte, le son monte… Hein ? Qu’est-ce que tu penses ? Et, puis, si vieille… on s’imagine, on invente. D’ailleurs, pauvrette ! elle est morte dix jours après. À quoi ça lui aurait-il servi que je me taise ?
Le châle glissa tout à fait, la face comique et douloureuse apparut dans l’impitoyable lumière comme la menace même de la nuit. Alors le cœur de Mlle de Clergerie cessa de battre. Mais à ce moment encore, la fille intrépide qui toujours vit clair en elle refusa de perdre pied, s’emporta contre les rêves ténébreux qu’elle sentait monter, un par un, du fond de sa conscience, ainsi que des bulles de boue. L’angoisse, avec son visage sans yeux, émut chacune de ses fibres, sans réussir à forcer son courage, ni seulement à abattre ce rien de fierté malicieuse qui est la fleur de sa jeune sagesse. « Vais-je me sauver devant ma grand-mère ? se dit-elle. Je suis ridicule. Elle n’aimait pas maman, et puis ? Est-ce que je ne le savais pas ? Qu’ai-je découvert de nouveau ? J’ai été folle de venir jusqu’ici, devant ces quatre vieux murs. Je suis plus folle d’y rester. Je n’ai rien fait ce matin que des folies ! » … Mais ce n’était qu’une voix, perdue à travers l’orage.
Car elle n’arrivait pas encore à détacher ses yeux de la tête ennemie, assaillie par toute la puissance du jour, dépouillée même de cette ombre secrète, immatérielle, dont la vieillesse enveloppe les êtres. Les passions qui l’avaient modelée s’y survivaient, pétrifiées, ainsi que ces crânes polis qui nous découvrent tout à coup le sinistre envers d’un visage anéanti depuis des siècles. Elle pouvait lire dans ces reliefs et ces creux, comme sur une stèle funéraire, l’histoire même de sa race, la dure empreinte marquée par les siens dans la cire informe du temps. Cette double ride de la joue, c’était celle de l’oncle Antoine, le rire pincé, grimaçant, dont il accueillait le fermier prodigue, la servante enceinte, un braconnier. La courbe provocante du menton, la pesanteur des deux mâchoires trop basses, c’était l’arrière-grand-père Ferdinand, mort centenaire, qui porta une vache bretonne sur sa tête, à la foire de Saint-Guénolé. Voilà le front strict des Clergerie, la nuque lourde du père, son arcade sourcilière fuyante, qui donne au regard du petit homme on ne sait quoi d’infirme, de suspect… Voilà encore… mon Dieu ! Quel est ce sillon léger, toujours si jeune, enfantin, qui finit sur chaque joue en une imperceptible fossette, marquée d’une ombre mobile, vivante et que la douleur ou le plaisir, un choc de l’âme, efface et creuse tour à tour ?
En un éclair, elle revoit sa propre image, une mauvaise petite photographie qu’elle a glissée dans son vespéral parce qu’elle porte, dit-on, la trace des lèvres maternelles qui l’ont pressée tant de fois… « Ta mère adorait ces fossettes, déclare gravement M. de Clergerie. N’avait-elle pas imaginé de demander au maître Bourdelle, un soir, de prendre un moulage de tes joues ?… » … Ses joues !
…………………
Je n’ai rien, aimait à dire l’abbé Chevance. J’ai mis trente ans à reconnaître que je n’avais rien, absolument rien. Ce qui pèse dans l’homme, c’est le rêve…
… Il ne se fit aucun signe au ciel, nul prodige. La mince fumée montait toujours à travers les arbres, dévorée presque aussitôt par l’azur. L’herbe sèche crépitait doucement, un caillou glissa de la crête du mur jusqu’à la mare, la dernière étape du papillon grêle fut la pointe jaunie d’un sureau.
– Mama, dit Mlle de Clergerie après un long silence, il nous faut rentrer là-bas, vous et moi. Il nous faut rentrer en Dieu.
Elle ramassa le châle, et pour s’en débarrasser le noua autour de sa taille, pardessus la blouse de soie.
– N’ayez pas peur, fit-elle encore. Je suis maintenant assez forte pour vous porter ; je voudrais que vous soyez lourde, beaucoup plus lourde, aussi lourde que tous les péchés du monde. Car voyez-vous, mama, je viens de découvrir une chose que je savais depuis longtemps : bah ! nous n’échappons pas plus les uns aux autres que nous n’échappons à Dieu. Nous n’avons en commun que le péché.
Elle approcha sa bouche du front ruisselant, elle y jeta brusquement ses lèvres. La tête docile roula mollement, s’abandonna, les yeux clos. Déjà Chantal emportait, précieusement serrée sur sa poitrine, la proie lamentable. L’atroce soleil brûlait sa nuque et ses mains, aspirait l’air dans ses poumons, absorbait jusqu’à sa pensée, mais elle sentait qu’aucun soleil au monde ne pourrait désormais tarir sa joie.
– Mama, murmura-t-elle tout essoufflée, reprenant haleine, j’ai l’air de te porter : c’est toi qui me portes… Ne me lâchez plus !
Son regard, ivre de fatigue et de lumière, était plein d’un tranquille défi.
– Laissez donc mes oignons, s’écria la cuisinière furieuse. Vous n’êtes plus bonne à rien. Allez vous coucher, – oui ! – allez vous coucher. Quelle maison !
– C’est pas vrai ! dit Francine en essuyant de l’avant-bras ses yeux rouges. Je ne peux pas éplucher des oignons sans pleurer, est-ce ma faute ?
– Ne mentez donc pas, imbécile ! Vous sanglotiez. Je vous entendais de la buanderie. Vous me faites pitié : je devrais vous flanquer des gifles.
– Ça ne serait pas un mal, je voudrais être morte, madame Fernande. Si je meurs, je demande à être incinérée – brûlée, quoi ! les os, aussi, tout. J’ai fait un écrit qu’on trouvera sous le marbre de ma commode. Et même j’ai envie de vous le donner, rapport à M. Fiodor : il fouille partout.
– Gardez-le, petite dinde, je ne me mêle pas de ces choses-là… Les romans vous tournent la tête. Faites comme moi, n’en lisez jamais. À votre âge, on pense bien assez aux hommes sans risquer de s’échauffer encore le sang par des inventions. Mais vous n’avez pas plus de défense qu’un enfant, et du vice à revendre, avec vos yeux couleur de plomb fondu. Des yeux gris ! ça n’est pas humain.
– Du vice ? Dites plutôt du malheur : je ne suis pas chanceuse, je n’ai pas seulement de ligne de chance dans la main, je suis une enfant du malheur. Et pour faire voir du pays à M. Fiodor, laissez-moi rire ! Un homme de cette espèce-là, caressant et rusé comme une femme, aussi féroce qu’un petit chat !
– Féroce ! Taratata ! Des hommes féroces, vous voyez ça dans vos films. C’est pareil à votre histoire d’incinération, votre ligne de chance et le reste : des visions. Une bonne soupe épaisse le matin vers six heures, du quinquina avant les repas et la tisane d’herbes chaque soir, avant de se mettre au lit, pour combattre l’humeur du sang, voilà le conseil d’une mère de famille, et je suis sûre d’avance que vous n’en ferez pas plus cas que de votre première dent de lait. Ainsi va le monde : l’expérience est une invention des vieux qui met les jeunes en colère, sans profit pour personne. Une chance encore, que vous ne m’éclatiez pas de rire au nez !
– Je n’ai pas envie de rire, non.
– Riez quand même. On n’a pas trouvé mieux contre les folies du sentiment. Autrement vous rirez trop tard, et Dieu sait où ça mène de rire trop tard, quand on a le cœur pris par un désespoir d’amour ! Droit au puits pour s’y jeter, tête première.
–Pourquoi pas ?
– Taisez-vous donc, vicieuse ! À force de ruminer cette bêtise, jour et nuit, vous finirez par la faire. J’en ai vu de plus malicieuses que vous chipées par le suicide, l’idée fixe à ce qu’on dit, gobées comme des mouches… Ni vous ni moi ne sortons de la cuisse de Jupiter, peut-être ? On doit vous parler franchement. Hé bien, les gens du grand monde se détruisent moins souvent que nous, c’est un fait. Des oh ! des ah ! des vapeurs et des attaques de nerfs, ils ne sortent pas de là, juste assez pour mettre le personnel sur les dents, et enrichir les spécialistes du genre de ce professeur La Pérouse qui fait tourner Monsieur en bourrique. Une petite bonniche n’a pas le moyen de se payer des mélancolies de millionnaire, voyez-vous !
– Pas le moyen ? C’est ce qui vous trompe, madame Fernande. Pensez de moi ce que vous voudrez, je ne suis peut-être pas si bornée que j’en ai l’air. Je m’exprime mal – oui – mais un peu plus, un peu moins, l’amour fait bafouiller tout le monde. D’ailleurs on ne dit rien de bon là-dessus dans les livres – des blagues. L’amour, voyez-vous, c’est dur, ça n’a pas d’entrailles, ça pourrait même rire de tout, comme une tête de mort. Je n’ai plus d’égards pour moi, plus de coquetterie, une robe neuve me dégoûte. On ne voudrait pas être aimée pour sa robe ! Au début, oui, sans doute, vous montrez volontiers un manteau – moins encore : un bonnet, un bout de ruban, un joli petit soulier avec une boucle neuve. Et vous riez, vous serrez vos doigts, vous trouvez des bêtises à dire. On croit l’amour riche, gracieux. Il faut ça pour nous tenter, il nous prend par la douceur, les manières. Mais en réalité, madame Fernande, sitôt le poisson ferré, adieu les douceurs ! L’amour se montre tel qu’il est, nu comme la main, nu comme un ver.
De surprise, la cuisinière avait laissé glisser sur la table ses bras énormes, et lorsque la pauvre fille se tut, elle remua les épaules, ainsi qu’un baigneur saisi par le froid.
– Vous me faites peur, Francine, dit-elle, je vous crois folle. Il y a un vent de folie dans cette satanée maison, sûrement ! Le pis est qu’on ne peut pas douter de vous ; il faut vous croire sincère, j’en ai les jambes coupées.
Elle renifla bruyamment, essuya ses yeux, où brillait déjà, sous les larmes, la sauvage curiosité femelle, plus forte qu’aucune compassion.
– Je vous tirerai de là, ma petite, je ne vous laisserai pas manger par un sale Russe, un vrai démon. Qu’est-ce qu’il a bien pu vous mettre dans la tête, à vous, une étourdie qui me chipait encore l’été dernier mon sucre et mon chocolat et qui chantait du matin au soir ? Nom d’un sac ! vous n’êtes pas abandonnée, vous avez des amis, on devrait prévenir la police. Soyez franche, hein ? Je parie qu’il vous menace, le vampire !
– Me menacer, moi ! Osez donc le répéter, grosse boule de son, hypocrite ! Il n’a jamais menacé personne. Il est malheureux, voilà tout. Malheureux à un point qu’on n’imagine pas, qui vous donne mal au cœur, au ventre, le vertige, quoi !… Quand il bâille, vous diriez un roi, un dieu. Il explique que c’est ainsi dans son pays, sous un ciel blanc, la terre blanche, avec de petits bouleaux, les cabanes, des lacs gelés, un gros soleil rouge, et des loups… Puis il parle de la mort d’une manière si douce, si affectueuse, et il avoue qu’il ne m’aime pas, qu’il ne pourra pas m’aimer. Pauvre chat !
– Imbécile ! Triple imbécile ! Son pays ! De quel ton elle a dit ça ! Et malheureux ! Il en a l’air, il joue aux cartes jusqu’à des deux heures du matin, il est vêtu comme un prince, il fume des cigarettes dorées qui sentent le poivre et la lavande. Des malheureux ! Parle-moi de ton père, imbécile, qui s’est gâté la poitrine en soufflant le verre, une fois ta mère défunte, pour vous élever tous les six. A-t-on idée d’adorer à deux genoux un mendiant russe quand on l’a traité dix minutes plus tôt de rusé, de féroce et quoi encore ?
– Madame Fernande, je regrette de vous avoir injuriée, pardonnez-moi, j’ai mes nerfs. Seulement ne soyez pas injuste, allez ! Au début, je l’étais aussi. Je voudrais bien vous expliquer, mais c’est trop difficile, les mots manquent… D’ailleurs je ne suis même pas à plaindre du tout. Il ne m’aime pas, bon. Je ne peux pas lui en vouloir, il est trop malheureux, je dois être malheureuse avec lui, à cause de lui. Je suis son égale maintenant, voyez-vous, il l’a dit. Je me fiche du reste, je ne veux pas qu’on se mette en peine de moi, je mourrai comme une mouche. Naturellement ça vous paraît sombre, triste, ça fait froid de m’entendre. Et justement c’est ce froidlà qui me repose, je suis lasse. Le soir est triste aussi, madame Fernande. Pourtant lorsque le soleil vous a rôti les épaules et sorti les yeux de votre tête, n’est-on pas bien aise de voir les fonds noircir et les gros papillons de nuit ?
– « Les fonds noircir et les gros papillons de nuit, je crois l’entendre, elle répète sa leçon mot pour mot, l’innocente ! Et il la mènera tranquillement jusqu’au fond de la rivière, avec ses belles phrases creuses comme un turlututu. C’est ce qu’il veut, sotte que vous êtes ! Oui, il n’en veut qu’à vos sous. Ne mentez pas : il vous a volé plus de mille francs.
– Et puis après ? Vous en verrez bien d’autres, madame Fernande. Je ferai un testament, il aura tout.
– Bon, bon, restons-en là… Seulement, ma belle, vous saurez que j’ai un travail, ici… je ne suis pas rentière. Vous irez vous pendre ailleurs, foi de moi, je ne vous supporterai pas plus longtemps. Est-ce que Monsieur vous paie pour geindre tout au long du jour, ou débiter des horreurs, sur un ton de première communiante à vous donner le bon Dieu sans confesse ? Je vous ferai flanquer dehors par Monsieur, oui, moi qui vous parle, entendez-vous ? et dans l’intention de vous servir. À votre égard, une mère n’agirait pas mieux. Rentrée à Paris, on saura si le Russe court après vous ; je suis tranquille. Et pas plus tard qu’à l’instant même, faut que je le voie, rapport au fût d’huile d’olive… Je m’en vais lui dire deux mots qui me brûlent la langue depuis longtemps. Si vous ne voulez pas l’appeler, je le ferai prévenir par François.
– François est à la ferme, il répare la lessiveuse. Croyez-vous que ça me gêne d’appeler M. Fiodor ? Cette malice ! Vous verrez quel homme il est, madame Fernande. Il vous retournera comme un gant, le mignon.
– Bon, bon, parle toujours ! riposta la cuisinière offensée. Et dites-lui d’apporter le fût sur la brouette du jardinier, comme tout le monde, au lieu de jouer à l’hercule. Il a failli me laisser tomber sur les pieds la dernière barrique de porto – cent litres !
Elle reprit son couteau d’un air grave. Fille d’un forgeron-cabaretier de la vallée d’Avre, qui donnait des bals à la jeunesse chaque dimanche, elle ne croyait pas petite son expérience des choses du cœur. Mais dressée dès sa jeunesse à la jovialité normande, qui ne songe guère à cacher aux domestiques, ni même aux voisins, une débauche honnêtement calculée, selon la prudence héréditaire, en proportion des ressources et des libertés de chacun, elle commençait de trouver irrespirable l’air de cette maison trop secrète, apparemment dédaignée des hobereaux chasseurs et des gras curés villageois, si différente des châteaux où elle avait servi, maison hantée seulement de médecins, de prêtres, d’historiens, de journalistes suspects, austère jusqu’à la tristesse, mais qu’elle sentait travaillée néanmoins de beaucoup de vices et d’humeurs. Par-dessus tout, elle méprisait la faible santé du maître, ses remèdes, les répugnances puériles de son estomac, d’autres manies encore, qu’elle prétendait femelles, indignes d’un homme. Ayant connu jadis, du temps de sa jeunesse et au hasard d’un « extra », Mme de Clergerie déjà mourante, elle avait reporté, presque à son insu, discrètement, sur Mile Chantal, une espèce de pitié dévote, qui n’était pas sans délicatesse ni clairvoyance. Le goût de sa fille pour cette forte commère (il détestait les gens gras) faisait le scandale de M. de Clergerie. « Elle sue, disait-il, je ne puis la voir sans haut-le-cœur. » Mais il devait toujours ignorer que dans la solitude tragique où la mystérieuse petite fille allait donner le suprême effort de sa vie même, elle ne trouverait nulle part ailleurs que dans cette sollicitude grossière un peu d’aide et de repos. « Elle n’est pas trop fine, répondait Chantal, ni trop dévote non plus, et elle me raconte des histoires étonnantes où elle a mis tout le sel de sa cuisine. Si je l’aime ainsi, c’est qu’elle ne ment pas. »
– Je vous avais fait prier de prendre la brouette, monsieur Fiodor. La porte de la buanderie est si basse ! Sûrement vous aurez encore abîmé le chambranle.
– Qu’importe ? (Il déposa le petit fût à la place ordinaire, et tourna vers Mme Fernande un visage calme et triste.) Oui, qu’importe ? Je n’ai reçu d’ordre de personne, je n’ai voulu que vous plaire, rendre service. Pour le reste, n’est-il pas juste que j’agisse à ma guise, selon ma fantaisie, au risque d’égratigner en passant une pièce de chêne ? C’est une chose qu’une femme ne peut comprendre, on a parfois besoin d’éprouver ses muscles.
– Il faut que vous ayez toujours raison, répliqua la cuisinière d’un ton bourru, où il sentait très bien frémir l’impatience, la curiosité, un dépit qui lui plut. À la moindre observation, que de phrases !
– Nous sommes ainsi, fit-il. Nous sommes bavards. Et cependant je suis capable de parler comme un Français, plus brutalement même. Vous pensez beaucoup de mal, madame Fernande, trop de mal… On ne doit pas… on doit délivrer son cœur… Moi aussi je veux vous dire un mot de Mlle Francine.
– Vous avez peut-être écouté aux portes, ne vous gênez pas, remarqua la grosse femme furieuse et déçue. Je m’en moque. J’ai assez de vos manières, voilà le mot. Une mère de famille n’a pas à vous cacher ce qu’elle pense. Votre place, monsieur Fiodor, n’est pas dans une maison sérieuse, dans une maison d’honnêtes gens. Il y a de la bêtise ici, je ne prétends pas le contraire, mais il n’y a pas de méchanceté. Vous, vous êtes méchant. Je connais Francine. Vous l’avez rendue folle exprès, par vice ; vous êtes malin comme un singe. Elle finira par se détruire, vous l’aurez assassinée… On en guillotine qui sont moins coupables que vous.
Elle s’attendait à un cri de colère, ou peut-être à un éclat de rire, un défi. Le Russe l’écoutait en silence, immobile, aussi pâle qu’un mort. Elle se tut.
– Est-ce possible ? dit-il tout à coup de sa voix chantante. Regardez cette poitrine, madame Fernande (il écarta violemment sa chemise de soie, découvrit une peau nue et lisse, marquée de cinq cicatrices profondes). Voyez la trace des balles. J’ai été fusillé à Vrosky, devant le mur de l’école, moi qui vous parle, les cinq canons de fusil à quelques pas (je les aurais presque touchés de ma main), et la neige était rouge de sang. Ils avaient allumé un feu avec les bancs et le tableau noir, ils y brûlaient nos effets, nos papiers, nos pauvres culottes raccommodées avec du chanvre et un bâton pointu, nos bottes… Je voyais monter cette fumée sale dans le ciel. Quel homme a contemplé sa fin de plus près, face à face ? Hé bien ! par ce souvenir qui m’est plus sacré que n’importe quelle femme, que ma mère même (Il se signa sur les lèvres), je n’ai pas voulu faire le mal, j’ai agi avec simplicité, sottement… J’aurais désiré que la fille fût mon amie, ma camarade. Où est mon crime ? Elle était jadis simple et fraîche, champêtre, elle sentait le foin, je l’eusse volontiers embrassée ainsi qu’un petit frère. Aujourd’hui, voyez-la, que puis-je ? elle a renié sa nature, elle est entrée dans le vieux mensonge. D’elle ou de moi qui a changé ?
– Oh ! vous parlez bien, vous êtes rusé, je connais vos malices… Seulement, avouez que depuis des semaines vous tourniez autour de la petite, vous parliez bas… Elle était là comme un oiseau, tellement blottie, fascinée, elle aurait tenu dans le creux de la main. Et puis vous l’avez appris à jurer en russe, à fumer, à boire de l’éther… des saletés.
– Devais-je me moquer d’elle, la rudoyer ? Je ne vous le cacherai pas, madame Fernande (l’expression de son regard devint tout à coup si vague que la cuisinière en soupira de surprise et de dégoût), vous semblez ne savoir nullement ce qu’est le malheur. La fille, elle, le sait. Car pleurer un mort, la perte d’un procès, jurer contre le Christ, blasphémer, ce n’est pas le malheur. Le malheur est calme, solennel, ainsi qu’un roi sur son trône, muet comme un suaire. Quant au désespoir, il nous donne un empire égal à celui de Dieu.
– Et c’est ce que vous contiez à une gamine, farceur ?
– Madame Fernande, dit le Russe sans cesser de sourire d’un sourire humble, innocent, détrompez-vous : une femme comprend aisément le malheur. Oui, il y a sans doute en chaque femme comme une source de tristesse. Ainsi cherche-t-on l’eau sous la terre. Voyez, cependant : Mlle Francine l’a épuisée d’un coup, c’était une petite source de rien. Aujourd’hui, elle ne sait que pleurer, s’enivrer, décacheter mes lettres, ou boire dans mon verre aussitôt que je tourne le dos pour allumer une cigarette. Ce sont des enfantillages.
– Et si elle se tue, appellerez-vous ça encore un enfantillage, hypocrite que vous êtes !
– Assez ! fit le chauffeur d’une voix grave. Je gagne ma vie honnêtement, je fais mon service, je ne souffrirai pas que vous m’insultiez. D’ailleurs, je désespère de me faire comprendre de vous, madame Fernande. Certes, j’ai commis bien des actes téméraires qui vous paraîtraient incroyables. Le plus téméraire de tous sera probablement d’être entré un jour dans cette maison.
– Hein, quoi ? Quelle maison ?
M. Fiodor pâlit, croisa nerveusement les mains.
– Vous savez ce que cela signifie, madame Fernande. Sur ce point du moins, vous voyez clair. Le mensonge est ici plus vivace qu’ailleurs, il jette sa graine partout, il finirait par ronger la pierre. La vieille dame est née de lui, c’est sûr. Elle ressemble à un champignon poussé entre les racines d’un arbre, au crépuscule… Notez qu’elle n’a commis aucun crime, je suppose ; mais son âme est avec son trousseau de clefs, la mère avare ! Et pour lui, qui donc l’a jamais vu rire d’un rire d’homme ? Avec sa barbe de pauvre, ses mains molles, la peau grise de son cou, son haleine ? Écoutez, madame Fernande, excusez-moi : je le crois mort depuis longtemps.
– Quelle horreur !
– Il y a encore ses amis – les intimes amis en français, n’est-ce pas ? Christ ! À Paris, d’abord, ils m’ont fait rire. Ici, je les déteste. L’évêque Espelette ressemble à n’importe quelle dame professeur à l’Institut des jeunes filles d’Ostrov. Son âme à lui doit être une petite flûte. Comme il caresse des mains, du regard, comme il souhaite plaire ! Il joue avec le médecin La Pérouse, avec le journaliste, avec le juif, avec tous… Ils jouent entre eux, ainsi que des enfants tristes, dans la cendre, un jour d’hiver. Ils ne savent assurément ce qu’ils veulent. Chacun désire un rang, une place, la renommée, l’or, et sitôt la place occupée, je suppose, elle est trop grande pour lui, il désire humblement plus bas. Oui, madame Fernande, personne ici n’a le courage du bien ni du mal. Satan lui-même s’y dessinerait comme une traînée de poussière sur un mur.
Ses longs yeux brillaient de plaisir ; il alluma une cigarette.
– D’ailleurs, n’avons-nous pas maintenant assez parlé, madame Fernande, à quoi bon ? Je dois remplir mon réservoir, j’ai cent kilomètres de route à dévider avant sept heures.
– Attendez un peu ! supplia la cuisinière presque humblement. Voyez-vous, j’ai servi des maîtres qui ne valaient pas ceux-là pour les manières, l’éducation, la fortune, et le reste. Cependant, parole d’honneur, je n’ai jamais été si mal à l’aise. Je rêve les nuits, il faut que je rallume ma bougie, j’ai même des tremblements. Ça ne m’était pas arrivé depuis la mort de ma troisième fille… Tenez ! la vieille dame est ce qu’elle est, d’accord. Seulement j’ai du mal à l’entendre traiter de chameau, en face, sans baisser la voix – je fais la sourde, je voudrais me fourrer dans un trou… Notez qu’elle comprend, j’en jurerais, mais elle n’est pas sûre ; autrement elle leur sauterait aux yeux, la vilaine ! Et puis le patron a horreur de la jeunesse, c’est connu. Sa femme est morte d’ennui. Positivement, il resserre le cœur. Sans plus parler de Francine, monsieur Fiodor, ni me mêler autrement de vos affaires, votre place n’est pas ici. Non, croyez-moi, l’air d’ici ne vaut pas grand-chose pour vous.
– Allons donc ! dit le Russe d’une voix douce. Il est trop tard, madame Fernande. Je dois voir la fin de cette aventure, vous le savez. Peut-être les gens ne sont-ils pas ici pires qu’ailleurs, médiocres seulement, ridicules et bas… mais l’air qu’ils respirent suffirait à les rendre plus noirs que des démons. Moi-même, j’ai perdu mon sens, je suis pareil au mot d’une langue oubliée. Hélas ! madame Fernande, le secret de cette maison n’est pas le mal – non – mais la grâce. Nos âmes maudites la boivent comme l’eau, ne lui trouvent aucun goût, aucune saveur, bien qu’elle soit le feu qui nous consumera tous éternellement… Que dire ? Chacun de nous s’agite en vain, se débat ; nous sommes pris entre les mailles d’un filet qui nous emporte pêle-mêle où nous ne voulons pas aller. Excusez-moi de parler devant vous ce langage insensé… Je vous parais fou, délirant, vous me croyez ivre…
– Que non. Tout finaud que vous êtes, vous n’en remontrerez pas à une fille de la vallée d’Avre. Je suis votre pensée depuis un moment, monsieur Fiodor, je ne la perds pas de vue, comme une tanche au fond de l’eau. Bah ! vous parleriez bien encore, je lis ça dans vos yeux… Un homme ordinaire, quand il a quelque chose à dire, ses yeux brillent. Les vôtres languissent. Il n’y a pas moyen de se tromper.
– Moi aussi, s’écria le chauffeur avec une impatience presque convulsive, moi aussi je connais votre pensée. Qu’importe Francine, hein ? Nous nous moquons bien de la fille ! Il y aura bientôt deux semaines – je pourrais donner l’heure exacte, vous avez pensé me prendre en défaut, me surprendre… Oui, c’était le jour où la vieille dame s’est perdue. Monsieur grondait, hochait la tête, il n’a jamais paru plus petit, plus mesquin. Il sentait le rat. Quelle chaleur ! Le mastic coulait le long des carreaux de la véranda… Vous avez tort de rougir, madame Fernande !
– Et pourquoi donc voulez-vous que je rougisse, insolent ?
Les yeux du Russe se vidèrent instantanément de toute lumière.
– Parce que vous me croyez l’amant de la Mademoiselle, fit-il sans élever la voix, mais si nettement que les paroles sonnèrent aux oreilles de Fernande comme si elles venaient d’être criées à tue-tête. Vous m’avez vu sortir de la chambre, ce jour-là. J’ai reconnu votre jupe, au coin du couloir, dans l’ombre, bien que les persiennes fussent closes.
Pour ne pas répondre, la grosse femme fit sans doute un effort désespéré. M. Fiodor s’était tu depuis longtemps, qu’elle semblait l’écouter encore, ses deux larges avant-bras posés sur la table, le visage penché, et si attentive que la grossièreté même de ses traits en était comme ennoblie.
– N’avez-vous pas honte ? reprit-il. Le mauvais rêve est en vous, en nous, dans nos consciences. La Mademoiselle est trop pure, elle va, elle vient, elle respire et vit avec la lumière, hors de nous, hors de notre présence. Et néanmoins elle rayonne à son insu, elle tire de l’ombre nos âmes noires, et les vieux cruels péchés commencent à s’agiter, bâiller, s’étirent, montrent leurs griffes jaunes… Demain, après-demain – qui sait ? – une nuit, cette nuit même, ils s’éveilleront tout à fait. Je l’ai déjà prédit, madame Fernande : la maison est vile, chétive. Vous y verrez cependant des choses étonnantes. Voici qu’elle tombe en poussière.
M. de Clergerie n’est ni meilleur ni pire qu’un autre, mais toute grandeur l’efface, n’en laisse rien. La méfiance originelle où ses rivaux croient voir la marque de la race, l’empreinte normande, n’est que l’acte de défense d’un être faible qui serait, tour à tour et peut-être tout ensemble, l’esclave de ses admirations ou de ses haines, s’il était jamais capable d’une telle dépense de son être. En bref, il ne souhaite pas l’éclat de la renommée, il n’en veut que les profits. Entre ces mille profits que se disputent les ambitions serviles, ce sont au reste les plus petits qu’il recherche ; et sa patiente industrie sait en user avec tant d’art qu’il fait de ces bagatelles des riens désirables que ses émules enragent d’avoir jadis dédaignés. Par malheur, nul homme n’a jamais cédé impunément à la tentation de tirer parti de sa propre médiocrité, nul n’établit sa vie sur la part la moins noble de son être sans courir, un jour ou l’autre, le risque d’une sorte de déclassement moral qui lui fera connaître l’angoisse de la solitude intérieure et comme l’image contrefaite de cet exil spirituel où le génie trouve la rançon de la gloire. À mesure que l’auteur de l’Histoire du Jansénisme se rapproche du but modestement entrevu depuis l’adolescence – un fauteuil à l’Académie –, il voit se rétrécir peu à peu le cercle où il a lui-même rêvé d’enfermer son destin. La multiplicité, l’enchevêtrement de ses intrigues, atteint maintenant ce point critique, au-delà duquel toute démarche devient dangereuse, toute décision irréparable. Il a épuisé ses amitiés ; il ne pourrait même plus rien tirer d’un ennemi. Serviteur d’une ambition minuscule, en apparence inoffensive, il a fait pour elle le vide dans sa vie, et voilà que ce vide l’aspire : il s’y sent glisser comme au néant.
– Qu’est-ce qu’ils ont ? dit-il à Mgr Espelette, familier des mêmes angoisses, car il n’a pas osé présenter sa candidature à la succession du duc de Listrac et n’attend rien de bon, à la vacance prochaine, de l’inimitié du directeur de la Revue internationale. Oui, qu’est-ce qu’ils ont ? Nous n’avons commis aucune imprudence, nous avons fait pour le mieux, donné à chacun sa juste part. Enfin, nous fûmes laborieux. D’où vient qu’on se retire de nous ? Faut-il qu’un honnête homme fasse, une fois au moins, scandale, pour se ménager une vieillesse ? Hélas ! cher ami, l’ambition discrète, qui se réserve, n’est plus appréciée par personne. Je crains même qu’elle ne demeure incomprise. Aujourd’hui, qui peut se vanter d’être entendu à demi-mot ! Solliciter n’a plus de sens. On doit abattre grossièrement ses cartes, montrer son jeu.
Mais l’évêque de Paumiers le rassure :
– Cher monsieur, toute existence a sa phase critique, son point mort. On retrouve ce trait de la nature jusque dans la sainteté ; la sainteté elle-même a ses passages déserts, arides. Ne vous plaignez pas ! Le bruit fait autour de votre nouvelle union, si parfaitement assortie, va réveiller la sympathie, assurer une position qui n’a jamais été bien compromise… D’ailleurs, madame la marquise de Montanel vous apporte son influence personnelle, et quelque chose de mieux encore, l’expérience d’une femme du monde.
Ces derniers mots retombent dans le silence ; et M. de Clergerie semble ne les avoir pas entendus.
– Quel triste été ! fait-il. Je n’eusse point cru le beau temps si monotone à la longue, si accablant. Que d’orages !
Du matin au soir, en dépit des persiennes closes, on entend le crépitement presque imperceptible du gravier sous le soleil torride, et quand vient la nuit, l’espèce de brise qui monte sent la fièvre ou l’étable. Toutes les puissances du jour s’y retrouvent décomposées, ainsi que les sucs des racines et des feuilles au fond d’une eau dormante. Dans les pâturages, le long des haies encore tièdes, les taureaux normands à l’encolure courte, qui ont somnolé tout le jour, dressent lentement leur tête crépue et, frissonnant de plaisir du garrot à la croupe, aspirent cruellement cet air épais, en retroussant leurs lèvres noires.
– Je crains que la saison n’éprouve terriblement mes nerfs, confie M. de Clergerie à ses hôtes, chaque soir, à l’heure où l’on allume les lampes.
Il désire cette heure et la redoute, car l’âge ne l’a jamais tout à fait guéri de ses anciennes terreurs nocturnes. Dans un appartement désert, à minuit, il redevient l’enfant chétif, qui regarde de biais les portes closes, efface les épaules au moindre bruit. Ou, la joue au creux de l’oreiller, il écoute le battement de l’artère temporale, suppute le durcissement possible des tissus, la fatigue du cœur, une lésion. Parfois il se lève, ouvre la fenêtre, interroge le parc ténébreux, reçoit en plein visage son haleine chaude, animale. Une nuit, il a vu à l’angle d’un mur, sous la lune, la haute silhouette de l’abbé Cénabre, immobile, démesurément prolongée par son ombre. La surprise l’a tenu éveillé jusqu’au jour.
D’ailleurs, sa déception est profonde, menace réellement sa santé. Elle a des causes diverses, dont quelques-unes restent secrètes, incommunicables. Cette année, il a fui Paris dès le mois de juin, recru de fatigue, écœuré par son dernier échec à l’Académie. L’annonce officieuse de son prochain mariage faisait déjà courir à travers les salons bien pensants un petit rire, dont il a perçu l’écho, et qui l’a glacé. Des mois pourtant, à l’insu de tous, il avait calculé ses chances, pesé les avantages, les risques, résigné qu’il était par avance aux humiliations nécessaires, assuré de vaincre l’ironie ou la médisance à force de patience ou d’effacement. Et il s’est avisé tout à coup qu’une épouse est encore quelque chose de plus qu’une amie vigilante, une alliée. À mesure que le terme approche, il découvre aussi la personne de Mme de Montanel, son existence physique, et il ne baise plus qu’avec ennui, satiété, la petite main ronde à fossettes.
Jamais la maison familiale, où l’attachent un respect craintif et des habitudes plus fortes que l’amour, ne lui a paru moins faite pour la véritable sécurité, le repos. Le passé n’y vit plus, mais il semble achever d’y pourrir. L’historien en sent la menace obscure. On le voit raser les murailles, le visage prématurément flétri par une gravité sans cause. « Monsieur n’est plus jaune ici, il est vert », déplore la cuisinière Fernande. Les premiers jours surtout avaient paru intolérables, parmi les malles et les caisses, avec l’odeur des cretonnes moisies, sous le regard des domestiques, perfides et compatissants. Vainement le malheureux faisait-il ouvrir les fenêtres : le vent pouvait ronfler à travers les couloirs, le grenier retentir du grincement de la vieille charpente, l’immense demeure n’en finissait pas de s’éveiller, de redevenir vivante. Ramassée sur elle-même, on eût cru qu’elle défiait l’été précoce, le ciel déjà torride. « Je sors d’une cave pour entrer dans un four », écrivait alors M. de Clergerie à son médecin La Pérouse qui soigne depuis vingt ans ses phobies, et qu’il a d’ailleurs fini par convaincre de venir le rejoindre, dès juillet, à Laigneville, pour y essayer un nouveau traitement de la névrose d’angoisse, dont l’illustre psychiatre entend bientôt entretenir ses confrères.
Car, chose étrange, depuis trois mois, M. de Clergerie, comme éperonné par un pressentiment mystérieux, ne songe plus qu’à remplir sa maison vide. Dans sa hâte à rassembler autour de lui, vaille que vaille, ce qu’il a pu trouver d’amis bénévoles et qu’il accueille avidement pour les délaisser le lendemain, il fait penser au moribond qui tire à soi, contre sa poitrine, une présence invisible, s’en recouvre. Cette insolite marotte a donné d’abord à rire, et puis les rieurs se sont tus. Le monde aime à comprendre, ou du moins veut s’en donner l’illusion. Or, les hôtes qui se sont succédé à Laigneville ont laissé se répandre peu à peu le bruit que tout n’était pas clair là-bas. « Pourquoi ce brusque départ, si peu de temps après la mort de M. Pernichon ? a demandé le vieux Clodius Poupard dans un couloir de l’Académie des Sciences morales. Clergerie est inattaquable… Mais il a tort de prêter le flanc aux calomnies intéressées, il paraît craindre un scandale. Sa fille n’était même pas fiancée… »
Ce qui descend lentement sur le pauvre homme, ainsi qu’un brouillard du glacial novembre, ainsi que l’oubli sur un mort, c’est l’ennui. Il ennuie. Malgré tous ses soins, la grande épargne qu’il a faite de lui-même, une merveilleuse adresse, il n’aura pu prolonger jusqu’à la fin, jusqu’aux obsèques, le laborieux mensonge de sa renommée.
Mais sa vie a un autre secret, un autre principe de mort. Ce vide étrange, où achève de se perdre un labeur de tant d’années, gagne sans cesse, et voilà que le sol même manque sous ses pieds. « Chantal m’a déçu, confie-t-il à Mgr Espelette. J’attendais d’elle autre chose. Je ne comprends plus.
– Cher ami, objecte le sage prélat, je crains que depuis la mort du bon Chevance, vous ne soyez victime d’une sorte d’idée fixe. Qu’attendiez-vous donc de Mlle Chantal ? Qu’avez-vous à reprocher au saint prêtre, dont la simplicité reste, au contraire, une si grande leçon pour nous ? En dépit d’inoffensives manies, que je remarque moi-même assez souvent chez les meilleurs sujets de mon séminaire – ceux-là du moins dont l’origine est modeste –, c’était un homme sensé, qui laissait faire la Providence. Certes, discrétion n’est pas lâcheté. Cependant, que de responsabilités prenons-nous, dont de plus avisés sauraient s’épargner le fardeau ! Pour moi, il n’est ras douteux que Mademoiselle votre fille n’ait déjà donné les signes évidents de la vocation religieuse. Toutefois Dieu n’a sans doute pas dit son dernier mot à ce jeune cœur. »
Mais M. de Clergerie riposte aigrement, avec une inconsciente cruauté :
– Ne nous payons pas de formules ! Votre Grandeur sait si j’étais fier de Chancal ! L’année dernière encore Mme la supérieure de Sainte-Gudule, qui m’a élevée, me parlait d’elle en termes qui eussent rempli de joie le père le plus exigeant. Oui, il y avait chez cette enfant une espèce de force surnaturelle pour le bien : je l’ai vue en imposer à des hommes graves, qui n’ont pas l’habitude de céder à un premier mouvement irréfléchi, n’admirent qu’à coup sûr. Dans le petit cercle de la baronne Mellac, qui a bien voulu l’associer un moment à sa belle œuvre de la « Crèche sociale », elle avait séduit tout le monde : ces dames l’écoutaient comme un oracle ! Évidemment, certains scrupules ne me sont pas aussi étrangers qu’on pense ; je sais qu’une âme délicate craint la louange. J’eusse approuvé que ma fille s’effaçât modestement devant des aînées trop indulgentes, attendît, pour donner sa mesure, des circonstances plus favorables. Mais la vérité est tout autre ! M. l’abbé Chevance paraît avoir soumis la pauvre enfant à la règle de vie la plus étroite, la plus terre à terre, celle que n’importe quel confesseur propose à une pensionnaire. J’aurais cru qu’une personnalité si forte finirait par briser ce cadre. Point du tout. La chère petite y semble à l’aise… Oh ! le regard d’un père ne s’y trompe pas ! Elle y étouffe. Certains signes le prouvent assez. Oui, il y a dans chacun de ses gestes, dans son rire même qui m’est devenu presque intolérable, la marque d’une illusion volontaire, d’une innocente duplicité.
– Permettez-moi de voir en cette excessive sollicitude, un peu de complaisance paternelle, dit Mgr Espelette.
– C’est ce que vous pensez tous ! proteste amèrement Clergerie. D’où vient donc que vous partagez avec moi ce malaise, cette inquiétude ? Mais si ! Pourquoi le nier ? Avouez plutôt la singulière place que peut tenir ici, dans cette solitude, au milieu d’hommes instruits par la vie, une jeune fille en apparence aussi simple. Que nous cache-t-elle ? Que cache-t-elle à ses meilleurs, ses seuls amis ?… Quelles heures étranges sommes-nous en train de vivre ?
Mais l’évêque de Paumiers assure qu’il n’en est rien, que M. La Pérouse, sans doute, est cause de tout le mal :
– Je crains qu’il ne compromette gravement votre santé par trop de complaisance à de menus incidents nerveux, rançon de toute vie intellectuelle. On le dit lui-même fort souffrant. Dieu me garde de prendre à mon compte ce qui n’est peut-être qu’une médisance intéressée. Cependant j’ai entendu rapporter de lui des… des excentricités déconcertantes…
Il rougit, efface d’un revers de sa belle main, dans le vide, ces paroles imprudentes. Qu’importe ? La soirée prochaine sera pareille à celle qui l’a précédée, aussi morne, les fenêtres ouvertes sur la nuit d’août qui ne dort jamais. La table de bridge délaissée reste couverte de livres et de journaux ; l’unique ampoule électrique ne tire entièrement de l’ombre qu’un cercle étroit, où danse un papillon de nuit qui s’éloigne en titubant, de ses grandes ailes lasses. Depuis deux semaines le professeur Abramovitch est parti pour Prague, et on ne l’entendra plus désormais, avant l’hiver, nasiller le sanscrit, l’index rivé à son menton gras de Levantin. L’évêque de Paumiers a retenu sa place à l’hôtel du Sagittaire, à Vichy, et s’apprête à faire bientôt sa cure annuelle. La Pérouse lui-même ira présider la séance de clôture au Congrès international de psychanalyse, à Brême. Et M. de Clergerie pense, avec une secrète terreur, qu’il risque de rester seul, en compagnie de M. l’abbé Cénabre.
Le célèbre auteur de la Vie de Tauler, dont le prestige n’a cessé de grandir auprès des lecteurs, achève, en effet, de dérouter ses meilleurs amis. Lui aussi s’enfonce lentement sous les ombres. Autour de certains êtres exceptionnels, faits pour les grandes passions solitaires, l’ambition, l’avarice, les formes les plus secrètes du mensonge, l’air devient vite irrespirable, pourvu que viennent à se corrompre les puissantes réserves d’être que chacun d’eux porte en soi, et qu’ils ne peuvent épuiser que lentement, au hasard des circonstances, ou selon un plan rigoureux. Or, depuis qu’il a cessé de feindre envers lui-même, qu’il n’a plus à redresser chaque jour, à chaque moment, sa propre image, ainsi qu’en un miroir déformant, depuis que la stricte discipline de sa vie n’impose sa contrainte qu’à l’homme extérieur, le malheureux a senti se creuser un vide que le labeur acharné, presque dément de ces derniers mois, n’a pas réussi à combler : il n’a plus à nourrir son imposture, elle est en lui comme un fruit mort. Sans doute, le dernier tome de ses Mystiques florentins a surpris par une construction rigoureuse, une vigueur accrue, un certain accent volontaire qui atteint parfois à une sorte de pathétique dont on interroge en vain le mystère. Et pourtant le travail n’a pas, cette fois, comme jadis, même pour un moment, délivré Cénabre. Au contraire, l’effort a mis sa plaie à nu. Quoi qu’il feigne désormais, il s’est fait à lui-même l’aveu décisif : il ne saurait plus jouer ce jeu terrible de fuir ou de poursuivre tour à tour sa vérité, sa propre vérité, dans les ténèbres de son âme.
Les rares intimes dont il se laisse approcher l’ont plaint d’abord, et ils finissent par être tentés de le haïr, tant est dur, compact, intolérable, le silence qui tombe autour d’un tel homme. D’ailleurs, il a prolongé trois mois son séjour en Allemagne, puis a quitté son appartement de la rue de Seine, vendu une partie de ses livres. À son retour de Carlsbad, tout le monde a pu noter l’amaigrissement du visage, auquel la saillie des os et des muscles donne un singulier caractère de force brutale, presque aveugle. La voix surtout a changé ; elle est rauque, courte, s’altère vite. On chuchote que la fatigue a fini par avoir raison de cette puissante nature, qu’il est atteint de laryngite grave, probablement tuberculeuse. Et comme pour donner raison à ces augures, il a quitté Paris, fait l’achat, près de Draguignan, d’une bicoque aux tuiles vernies, cachée dans les palmes, à l’entrée d’un hameau de six feux. Par les premiers beaux jours du printemps, il allait s’asseoir sur le talus poussiéreux, en plein soleil, et revenait au soir tombant. Une vieille femme faisait son ménage, et couchait dans un appentis. « Lui malade ? s’écriait-elle, allons donc ! Pauvre cher homme, j’en suis encore à l’entendre tousser ! » L’église la plus proche est à une lieue et demie, par un chemin peu praticable. On ne l’y a jamais vu.
C’est de ce pays lointain que plusieurs lettres pressantes de M. de Clergerie avaient ramené l’abbé Cénabre en Normandie. L’historien s’y ouvrait à lui de son prochain mariage, et déjà incapable de dissimuler tout à fait sa blessure chaque jour plus vive, il s’y plaignait de la solitude morale où le laissaient, en un moment si grave, sa mère tombée en enfance, et une fille que la mort de l’abbé Chevance semblait avoir frappée d’une espèce de stupeur. Il ajoutait fort habilement que la longue absence de Cénabre laissait le champ libre aux malveillants, qu’il devenait utile, sinon de rentrer à Paris, du moins de s’en rapprocher. D’ailleurs, l’été s’annonçait torride, et personne ne comprendrait qu’il prolongeât son séjour dans le Midi.
Huit jours après, à l’étonnement de Clergerie lui-même qui ne s’attendait pas à un triomphe aussi facile, l’abbé Cénabre annonçait sa prochaine arrivée à Laigneville.
Hélas ! Au premier regard échangé, M, de Clergerie sentit avec angoisse que l’entreprise serait vaine : il faillit regretter son imprudence. En quelques heures, l’auteur de la Vie de Tauler eut achevé de décourager jusqu’à l’inlassable bienveillance de Mgr Espelette. Il ne quittait guère sa chambre, restait muet aux repas (il suivait un régime sévère) et, se plaignant d’insomnies, faisait chaque nuit les cent pas autour de la pelouse, à la grande fureur du psychiatre que le grincement du gravier empêchait de dormir. Il n’était sorti de cette humeur que pour interroger avidement Chantal sur les derniers moments de l’abbé Chevance, puis, après un bref débat, était rentré dans le silence, comme déçu.
Depuis, c’est à peine si M. de Clergerie osait prononcer devant lui le nom de sa fille, par une pudeur étrange, qu’il eût été bien incapable de définir. Dans cette maison solitaire, par cet été trop éclatant, trop lourd, au milieu de ces hommes attentifs, la douce voix de Chantal, si simple, si nette, son rire, entendu par hasard, résonnaient presque cruellement, semblaient factices. D’ailleurs les scrupules de l’historien, les confidences ingénues qu’il avait faites successivement à chacun de ses hôtes, n’étaient point pour dissiper ce malaise. Il s’aggravait au contraire à leur insu, prenait peu à peu la force d’un pressentiment, un sens augural. L’invisible filet se refermait sur la belle proie.
…………………
– La grande chaleur m’est funeste, avoua tristement M. de Clergerie.
Presque invisible au fond du fauteuil de molesquine, il agitait de droite à gauche une main mourante. Il tamponnait, de l’autre, à petits coups, d’un morceau d’ouate imbibé d’éther, sa cuisse nue. À travers les volets clos, un rayon de soleil vint luire au dos de M. La Pérouse essuyant avec une gravité sacerdotale la mince aiguille de platine. Une tristesse absurde pesait sur les choses.
– N’est-ce pas ? reprit l’historien, déjà inquiet.
L’illustre psychiatre tourna vers lui, lentement, son visage triangulaire, où les deux pommettes luisent d’un éclat suspect.
– Funeste est un bien gros mot, cher ami, fit-il. À peine supposerais-je une infection légère. Ne vous en plaignez pas ! L’infection légère nous immunise contre de plus graves, en favorisant la multiplication des anticorps, si précieux. La santé n’est qu’une chimère. Ce vocable introduit dans nos hypothèses la notion d’équilibre, de beauté. Or j’estime qu’un biologiste, un médecin qui travaille avec l’illusion d’une sorte d’harmonie universelle ne fera jamais que des sottises. En effet la vie n’a ni méthode, ni principes, rien qu’une ignoble obstination. Pour un résultat de néant, voyez ce qu’elle gâche !
Il éleva les bras, ouvrit et ferma les mains comme s’il brassait une matière molle et gluante, avec une frénétique grimace de la bouche, déjà imperceptiblement déviée. M. de Clergerie s’efforçait de rire.
– Allons, allons ! maître, cher ami… Lorsque tant de malheureux vous bénissent ! À quoi bon vous calomnier ? Quelle amère plaisanterie !
Mais La Pérouse recommençait de pétrir et de malaxer une boue invisible :
– Je suis un chaste, reprit-il de la même voix douce, rêveuse… je suis un chaste comme beaucoup de laborieux, Balzac, Zola. Le désir empoisonne le sang du commun des hommes. Que voulez-vous ? On peut prendre les choses en long, en large, de biais, il n’y a jamais qu’un enchaînement de saloperies !
Il s’arrêta net, rougit et fourra brusquement les mains dans ses poches, afin de cacher sans doute ce léger tremblement des doigts, signe tragique qui, depuis des mois, n’échappait plus aux internes de son service.
– Je ne vois pas… non ! je ne vois pas ! répétait M. de Clergerie avec un accent plaintif.
Il sentait obscurément la déchéance, chaque jour plus profonde, désormais irrémédiable, de l’extravagante et puissante nature dont il avait si longtemps subi l’ascendant. Mais il n’eût pas encore osé renier en face le sorcier bienfaisant, maître des angoisses et des obsessions, auquel il avait remis son âme. Les paradoxes écumants, les contradictions tour à tour féroces ou naïves, ces injures obscènes, et jusqu’à ces cris de douleur, n’était-ce pas comme les ruines éparses de dix volumes d’observations cliniques irréprochables et de généralisations assez hardies pour avoir retenu un moment l’attention des sages ? L’œuvre tout entière avec le coûteux et trompeur arsenal bibliographique, ses tables, ses schémas, ses statistiques, était sortie sans doute des ruminations d’un adolescent timide et chimérique, incapable de surmonter les terreurs, les envies ou les dégoûts de la puberté. Misérables paradoxes, si misérables depuis que la volonté agonisante ne savait plus les retenir, les livrait tels quels à la curiosité malicieuse des élèves et des rivaux… D’ailleurs, lequel parmi les confrères impitoyables qui se répétaient, en souriant, les derniers propos du maître déchu, eût été capable de marquer le point exact, l’heure fatale, où l’imagination à la fois puissante et puérile, accélérant son rythme, avait commencé d’empoisonner la pensée au lieu de la féconder ?
– Ah !… vous ne voyez pas ? s’écria La Pérouse, sur un ton d’une profonde surprise.
Il redressa le buste, les bras toujours appuyés aux accoudoirs, s’étudiant visiblement à rester calme, impassible, avec ce mouvement impérieux du menton qui avait rendu l’espoir à tant de lâches. Et dans son visage raidi, rien ne bougeait plus qu’une ombre sur la joue droite, le tic imperceptible d’un nerf rebelle, pareil à une ride de l’eau.
– Vous êtes un noble cœur déçu ! protesta M. de Clergerie au désespoir.
– Non… per… permettez… Je radote, fit La Pérouse, après un long silence… Je radote certainement… C’est le temps… sept cent quatre-vingt-cinq millimètres de pression, pensez donc ! reprit-il avec une gravité sinistre.
Et comme si le son même de sa voix ne fût parvenu que lentement à ses oreilles, venu d’une bouche étrangère, il écouta curieusement, eut un sursaut léger, pâlit. Son visage reprit peu à peu l’air de douceur rêveuse, presque égarée qui contraste si étrangement avec son modelé un peu brutal, les reliefs et les creux, le grain même de la peau gercée par le soleil ou la pluie, le grand air, les saisons, et dont on ne reconnaît qu’à la longue le gonflement suspect, la flétrissure bouffie particulière aux malades de son espèce. Puis il se fit un nouveau silence…
M. de Clergerie toussa, cracha, et de guerre lasse essuya soigneusement son binocle.
– Je suis si surpris, si étonné, dit-il. Je voulais justement, ce matin, vous entretenir d’une affaire sérieuse, très sérieuse… enfin de celles que nos ancêtres appelaient des affaires de famille : il n’en est point d’indifférentes.
Il tourna vers La Pérouse, à la dérobée, deux yeux inquiets qu’il abaissa presque aussitôt vers le tapis.
– Voilà. J’avais besoin de m’habituer peu à peu à l’idée d’un nouveau mariage… Jusqu’ici, je me suis d’ailleurs très habilement ménagé… Oh ! grand ami, vous avez raison ! À défaut de volonté, une certaine prudence, une attention minutieuse atténuent merveilleusement tous les chocs. On me croit beaucoup plus émotif, à mesure que j’émousse au contraire une sensibilité dont les excès m’ont fait tant de mal… C’est que, sur vos conseils, je m’applique, le cas échéant, à dissiper en gestes, en attitudes, les impressions dangereuses pour mon repos. Ma fille elle-même s’y trompe… Je regrette de l’inquiéter… Pourquoi froncez-vous les sourcils ?
– Je n’aime pas beaucoup vous entendre parler de Mademoiselle votre fille, dit simplement La Pérouse qui se mit à marcher de long en large à travers la pièce. Médicalement, je ne sais rien d’elle, je n’en veux rien savoir. J’aurais seulement souhaité, jadis, en raison de certaines influences héréditaires, que vous consultiez Baour, ou Duriage, peut-être… à l’époque critique, à l’époque de la formation. L’occasion est manquée, n’en parlons plus.
– Alors vous croyez… vous craignez… vous pouvez craindre ? implora Clergerie, déjà bouleversé. Craindre quoi ?…
Il bégayait, bredouillait, sans réussir à se taire, comme si le regard prodigieusement attentif du maître lui eût arraché ce pauvre aveu. Car c’était bien le maître autrefois honoré, rival heureux de Charcot vieillissant, le grossier mais tout-puissant forceur de secrets, le cruel redresseur d’énergies défaillantes, berger d’un troupeau hagard, qui la tête un peu penchée sur l’épaule droite, transfiguré par une curiosité impitoyable, inassouvie, furieuse, ainsi que par une jeunesse éternelle, l’invitait doucement à poursuivre…
Mais, avant même qu’il n’eût répondu, La Pérouse jeta par-dessus son épaule, d’une voix dure, cette voix célèbre dont la vulgarité n’arrivait pas à déshonorer le timbre impérieux :
– Parlons franchement, comme toujours. Vous vous laissez arrêter par un fétu. À la vérité, vous redoutez quelque chose sans savoir quoi, et il arrive que ce malaise obscur, indéfinissable, s’est peu à peu fixé sur la personne de votre fille, dont vous vous plaignez d’ignorer l’opinion touchant votre mariage, bien que vous supposiez, d’ailleurs gratuitement, qu’elle ne l’approuve pas. Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Et mon métier n’est-il pas, justement, d’amener cela, cette autre chose, dans le petit faisceau du regard, par l’interprétation la plus simple, la plus simple possible, je ne dis pas la plus rationnelle, notez-le. Oh ! je ne vais rien vous apprendre d’effrayant, je vous demande seulement de la sincérité, du sang-froid… Hé bien ! cher ami, vous doutez de votre fille, voilà le point à toucher du doigt. Est-ce que cela vous fait mal ? Remarquez que je ne parle même pas en médecin… Mon observation serait celle de n’importe quel témoin de bon sens.
Si cruel que fût au malheureux Clergerie un coup de lancette trop brutal, il ne sentit d’abord que la délicieuse rémission de la honte qui suit l’aveu, et dans sa joie d’être enfin délivré d’un secret qu’une volonté plus forte venait d’arracher de sa conscience, les larmes lui vinrent aux yeux. Il prononça le nom de Chantal avec une véritable ferveur.
–Douter de Chantal ? Allons donc !… D’ailleurs, comment l’entendez-vous ?
– Fort naïvement, reprit La Pérouse, déjà fixé sur l’issue d’une lutte inégale et qui observait distraitement son patient, d’un air d’ennui. Il est peu de pères au monde qui n’aient fait un jour ou l’autre la même expérience. On s’aperçoit toujours trop tard que les enfants ont une vie propre, particulière, à laquelle nous n’avons pas accès. Voudraient-ils nous y introduire qu’ils s’y efforceraient en vain.
– Non, je ne doute pas d’elle ! répéta M. de Clergerie. En aucune manière. La seule supposition en est absurde. À peine pourrais-je avouer – oh ! par un scrupule de sincérité absolue ! – que, depuis quelques semaines, j’ai le sentiment confus de certaines obligations… certains devoirs peut-être auxquels je me suis jusqu’ici dérobé… en quelque mesure… à mon insu. Oui, peut-être ai-je trop compté sur la sagesse précoce, l’expérience, l’esprit de modération, de mesure… Peut-être ma fille est-elle moins défendue que je ne l’eusse pensé contre les entraînements, les illusions d’une admirable générosité de cœur.
– C’est ce que je disais, répondit La Pérouse paisiblement. Certes, vous n’êtes que trop enclin au soupçon. On commence par des ruminations bénignes, on y prend goût, et on finit par devenir insensiblement un véritable paranoïaque. La chose est banale.
– Permettez, permettez… protesta faiblement l’historien, moi aussi, j’ai des droits, des devoirs… Il ne m’est pas possible de me désintéresser entièrement…
– Laissez-moi ajouter quelques mots, reprit le psychiatre, car il faut conclure. Vous n’avez jamais trouvé ni dans votre fille, ni jadis dans votre femme, l’être complémentaire que chacun recherche, le témoin privilégié de notre vie, juste assez au-dessous de nous pour ménager notre orgueil, envers qui l’indulgence est aisée, facile, devant qui nous n’aurons jamais à rougir. Or à l’âge où vous êtes, les déceptions, les humiliations de jadis ont tendance à reparaître à ce seuil de la conscience, comme ces plaies chroniques qui entrent en suppuration à chaque équinoxe d’automne. Il est de plus en plus clair que l’image de votre fille se superpose dans votre pensée à celle de feu Mme de Clergerie. Je vois là un danger, un danger grave. On n’en finit jamais avec les morts, les morts sont tenaces… Vous comprenez que je plaisante ? C’est nous qui ressuscitons les morts. Les morts sont nos vieux péchés. Allons, un peu de courage : ne cherchez pas à ruser, à biaiser avec ce sentiment humiliant de la supériorité d’autrui. Regardez-le sans rougir. Convenez même qu’il inspire votre conduite. Votre femme, votre fille ne furent jamais ni meilleures ni pires que vous : on a la morale de ses glandes. Vous manquiez seulement, à quelque degré, du sens poétique, grâce auquel nous donnons à nos actes leur couleur morale. Finissons-en… Vous n’oubliez pas nos petites conventions ? Certes, je ne nierai pas les bienfaits de la confession, telle que l’Église catholique la propose à ses fidèles ! Vous êtes libre d’en user ; elle n’est dangereuse que pour un nombre restreint de patients… Néanmoins vous savez que notre conception, à nous psychiatres, est assez différente. Nous entreprenons de vidanger non seulement le conscient, mais l’inconscient ; l’opération est plus rude. Une fois de plus, ne vous effrayez donc pas d’avoir à exprimer grossièrement, cyniquement, des intentions qui vous auraient paru, il y a dix minutes encore, presque ignobles. Allons ! Vous allez répéter après moi, bien exactement, à voix haute, en appuyant sur chaque syllabe…
– Non, dit M. de Clergerie, non et non ! Je ne méconnais pas vos intentions, cher ami, ni l’efficacité de vos méthodes – elles m’ont servi, je l’avoue. C’est là un remède héroïque… héroïque…, héroïque…
Il répéta trois fois le mot, ainsi qu’un puissant exorcisme. Il le jetait de ses dernières forces, à la face de son bourreau :
– Vous savez que je ne me refuse pas… d’ordinaire… à forcer ainsi… sur vos conseils… jusqu’à l’absurde… jusqu’à l’odieux… des sentiments – de ces sentiments involontaires, spontanés, qu’un honnête homme évite de juger, d’examiner de trop près. Mais j’estime que votre science – votre sollicitude même… doit s’arrêter au seuil… au seuil sacré… enfin au seuil de la famille. N’est-ce pas ? Je vous supplie de réfléchir…
– Assez ! interrompit La Pérouse fort sèchement, bien que ce laconique adverbe fût prononcé de telle manière qu’il fit plutôt penser à l’intervention décisive d’un chirurgien brutal et bienfaisant. Nous perdons chaque fois du temps. Parlez-moi comme on parle à un mur. Que vous importe, puisque nous ne sommes moralement responsables que de notre conscient – l’inconscient est incontrôlable. D’ailleurs, j’en ai entendu bien d’autres !
– Vous… vous risquez d’abuser, supplia M. de Clergerie. Réellement vous abusez… d’une dépression physique… Ma… ma fatigue…
– Excellent symptôme, dit La Pérouse presque riant. Votre malaise prouve que j’ai deviné juste… Nous sommes en train d’ébranler des racines diablement adhérentes, profondes… Ah ! cher ami, nous sommes bien payés de nos peines lorsque nous arrachons, mettons au jour…
Il arrondit les lèvres, et aspira l’air entre ses dents jointes, avidement.
– Quel cauchemar… gémit Clergerie, quelle grossièreté ! Où voulez-vous en venir ? Où m’entraînez-vous ?
Mais il est douteux que La Pérouse l’entendît, et d’ailleurs la misérable plainte ne dépassa probablement pas le rempart de livres et de feuillets blancs. Jusqu’alors, jamais l’illustre professeur n’avait ainsi abusé d’un avantage remporté sur sa fragile victime. Cette fois, il parut perdre un moment toute retenue, tout contrôle de son dangereux plaisir.
– Si, si ! je comprends votre dégoût, fit-il. Pas d’enfantillage, par exemple ! Restons calmes, sérieux. La vie psychique, c’est encore la vie – je veux dire une manœuvre sournoise, ignoble, contre la pureté, la majesté de la mort. On a beau rêver le froid, le blanc… Tenez ! mieux encore : la nuit sidérale, impolluée, le noir absolu, lisse, vide, stérile… Hélas ! les espaces interstellaires sont eux-mêmes fécondés, la lumière froide transporte le germe d’un ciel à l’autre, le berce au rythme absurde de cinq cents milliards de vibrations par seconde sans le tuer. Ni le froid, ni le chaud n’auront raison de l’abjecte sécrétion de la vie, un dieu ne réussirait pas à cautériser d’un coup, à la fois, tous les points de suppuration… Le prix inestimable que j’attache…
Il frappa doucement du plat de la main sur la vitre, la caressa.
– J’allais m’emballer, fit-il. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Ne retenez qu’une chose : la petite violence que je m’apprête à vous faire subir n’a qu’un but ; rien de pire qu’une obsession qui emprunte le caractère d’un scrupule religieux, moral. Je vous prouve que celle-ci est suspecte, puis je vous contrains de l’avouer en ma présence, afin de fixer un sentiment de déception, de honte, exactement comme le photographe fixe une image fugitive sur la plaque sensible, par un lavage approprié.
Il marchait à travers la chambre, scandant chaque syllabe d’un geste vigoureux du bras droit. Faisant demi-tour, il s’arrêta brusquement devant son singulier client. Clergerie laissait voir entre ses dix doigts écartés son visage luisant où les larmes et la sueur mêlées faisaient une espèce d’écume… Il pleurait.
– Je suis un fou, bredouillait-il, un fou… un malheureux fou… névrose héréditaire… peur de souffrir… Tout de même !… Jouer cette affreuse comédie… l’abdication… l’abdication de ma dignité… Ai-je le droit ?
Mais en entendant prononcer le mot de fou, l’extraordinaire psychiatre venait de jeter la tête en arrière, avec un furieux mouvement des épaules :
– Fou ? Comment, fou ?… Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Fou ! (Son front et son cou s’étaient instantanément teints d’écarlate.) J’ai les plus grands égards pour mes malades. Néanmoins je ne dois pas tolérer – entendez-vous ? – je-ne-dois-pas, dans leur intérêt, tolérer qu’ils perdent le respect. Où irions-nous ? Remarquez que je n’ai même plus la ressource de vous priver de mes services, monsieur. Non, monsieur ! Je ne puis vous donner à l’un de mes confrères dans l’état où vous êtes, en plein traitement, alors que nous commençons seulement à établir la psychogenèse de votre névrose. Abuser de ce scrupule professionnel serait d’un lâche, monsieur, oui – d’un lâche… Parfaitement.
– Voyons, voyons… supplia Clergerie… vous m’avez laissé chaque fois le temps nécessaire… fort courtoisement… humainement. Croyez bien que je ne vois là, sans doute, qu’une sorte de rite – sans conséquence – un rite ingénieux… enfin une simple formalité… Néanmoins…
– Alors, allez au diable ! Vous porterez la responsabilité de ce qui va suivre. On n’abandonne pas impunément une cure comme celle-ci, à la période de transfert. Je tiens à ce que vous n’ignoriez pas qu’une névrose de l’espèce de la vôtre peut constituer le noyau de cristallisation, ou l’étape préparatoire d’une véritable psychonévrose. Il n’est pas si rare de voir un anxieux devenir hystérique, et un hypocondriaque obsédé.
– Permettez, cher ami… vous ne me ferez pas croire que la moindre résistance à l’une de vos suggestions ait nécessairement des conséquences aussi graves. Je crains que vous n’ayez pris au tragique de ces inquiétudes vagues que connaissent bien tous les pères de famille… Peut-être ai-je prononcé des paroles imprudentes ?… Vous passionnez terriblement le débat… conclut-il avec un douloureux sourire. La Pérouse venait de cacher hâtivement ses mains derrière son dos. Il hurla :
– Vous m’avez cependant demandé mon avis sur le cas particulier de Mademoiselle votre fille.
– Sans doute… Je ne retire rien.
– Hé bien, nous sommes d’accord. Je ne prétends que vous renseigner. J’agirai avec une prudence extrême, je ne propose aucun traitement. Traiter quoi ? La jeune personne paraît normale, absolument normale. Très pieuse, dites-vous ? Et après ? Je n’ai pas à distinguer ici l’introversion religieuse des autres cas de sublimation. Nous ne tenons nullement l’introverti pour un névropathe, mais pour un esprit en état d’instabilité. Il est seulement indispensable que nous agissions de concert… Pourquoi ne vous avouerais-je pas que ce cas m’intéresse ? J’ai raté l’abbé Chevance d’un rien, d’un cheveu, Mme d’Arpenans a failli me le faire rencontrer chez votre ami Tissier. Il était alors – comment dites-vous ?… prêtre auxiliaire ? habitué ? n’importe ! à Notre-Dame-des-Victoires. Mon collègue Dubois-Danjoux prétend qu’on voyait se succéder là-bas, à son confessionnal, toutes les cuisinières hystériques, d’où son nom, incompréhensible jusqu’alors pour moi, de confesseur des bonnes… D’ailleurs un maniaque exquis, une sorte de saint.
– Je déplore sa perte, dit gravement Clergerie, reprenant courage à mesure que semblait se détourner de lui l’attention de son bienfaisant bourreau. Je l’ai entendu regretter lui-même, devant une nombreuse assemblée, l’indiscrétion de ses pénitentes.
– Vraiment ? Vous êtes sûr ? riposta M. La Pérouse, avec un prodigieux intérêt. Le feu de son regard s’éteignit aussitôt ; il se mit à branler la tête avec douceur, en retroussant bizarrement la lèvre, jusqu’à découvrir non seulement les dents, mais les gencives.
– On m’accuse parfois d’un matérialisme grossier, brutal. Quelle sottise ! J’ai passé ma vie à chercher des sources pures, il me semble que je les flaire à travers le monde, les hommes. Qu’avons-nous à apprendre de nos malades, je vous le demande ?
Presque rien. Tous nos résultats sont faussés. Neuf fois sur dix la simulation est évidente, sans que l’interrogatoire le plus minutieux réussisse à cerner le mensonge.
– Cher grand ami, reprit l’historien, redoublant (à son insu peut-être) de gravité, d’autorité ; je ne suis pas un père irréprochable, mais je ne crois pas être, du moins, un père aveugle. Si injustement, si cruellement que vous ayez incriminé mes modestes intentions, je vous remercie. La lutte que je soutiens avec moi-même, depuis des semaines, doit prendre fin. J’y compromettais ma raison, ma santé, le pain de notre famille, ma chance d’un prochain établissement. Enfin j’allais commettre les mêmes fautes qui ont rendu mon premier ménage si malheureux. Bref, je vous fais volontiers délégation d’une part de mes droits paternels. Retenez seulement que ma fille est la sincérité même. Vous allez vous trouver (si j’ose hasarder cette image incorrecte) devant la conscience la plus délicate, la plus nuancée… Oh ! certes, j’admire votre respect du fait religieux. Tout croyant que je m’honore d’être, je n’ai garde de sous-estimer les services rendus à un catholicisme modernisé, progressif, par des savants tels que vous ! Aujourd’hui la psychanalyse – une psychanalyse assagie –, hier le pragmatisme de James, l’antiintellectualisme bergsonien… et pourquoi pas ? M. Renouvier lui-même !… un certain idéalisme, en somme, réconcilie toutes les croyances ! Mais on n’épargne jamais assez une sensibilité trop fragile… Vous êtes psychiatre. Il vous arrive de demander l’avis d’un confrère spécialiste de la gorge, des reins, du cœur… Hé bien, j’avais prié notre éminent ami, M. l’abbé Cénabre, de mener de son côté, par ses propres moyens, sa petite enquête… Ma tranquillité serait parfaite si vous consentiez à… vous aider de… son expérience. C’est un des maîtres de la vie spirituelle. D’autre part, sa loyauté d’érudit, de savant… Le front et la nuque de M. La Pérouse se colorèrent de nouveau, aussi brusquement que la première fois.
– Votre Cénabre, bredouilla-t-il, votre Cénabre !… Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Cénabre ! Vous voudriez que dans ma situation, à mon âge…
Il ne songeait plus à dissimuler ses mains : elles tremblaient sous le nez de M. de Clergerie épouvanté par l’explosion de cette incompréhensible fureur.
– Mon Cénabre ! voyons ! grand ami… La personne même de M. l’abbé Cénabre…
– Je n’ai jamais accepté de partager avec qui que ce fût la responsabilité d’un traitement, dit le psychiatre, en apparence un peu calmé, bien qu’il parlât d’une voix monocorde, insupportable. Comprenez ce mouvement d’humeur. Vous m’avez confié votre fille. Elle m’est désormais sacrée. Oui, monsieur, on ne toucherait pas un cheveu de cette jeune personne sans ma permission, hors de mon contrôle. Je joue ma réputation, moi, monsieur, dans cette affaire… Cénabre, lui !…
Il se dirigea vers la porte, que déjà l’infortuné Clergerie couvrait de son corps.
– De grâce ! supplia-t-il, on peut nous entendre… Comment me serais-je douté ? Que se passe-t-il ? Enfin, vous m’expliquerez plus tard… Ces messieurs sont à deux pas de nous, dans la bibliothèque… pensez donc ! Derrière cette cloison de papier ! reprit-il en frappant le mur du coude, avec désespoir.
– Je ne lui reproche rien, continuait La Pérouse sans baisser le ton. Vous paraissez ignorer combien cette sorte d’enquête à laquelle je procède auprès de chaque nouveau malade est une opération délicate, intime – du caractère le plus intime… La moindre erreur de manœuvre risque de nous faire tomber dans l’absurde, ou dans l’odieux. Suivre le réseau si fin, si délié, si fragile des complexes, démonter pièce à pièce les systèmes d’ingénieuses compensations aux tendances hédoniques, trouver l’imperceptible point d’arrêt, la césure d’un développement trop tardif ou trop précoce, – quel sang-froid cela réclame ! quelle pureté d’intention, quelle pureté ! Oui, quelle pureté ! Il y faudrait le génie des deux sexes à la fois, la puissance de l’un, la pudeur, la délicatesse de l’autre – une espèce d’androgynat, mon rêve !
– Et vous me proposez la collaboration, que dis-je ! la surveillance d’un homme qui sue la virilité par tous les pores…
Il pâlit de dégoût.
– Je vous adjure…, commença Clergerie.
La surprise et la colère, en même temps que la terreur d’être entendu, donnaient à son humble regard, ordinairement si furtif, une fixité désagréable. La Pérouse éclata de rire.
– Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?… Laborieux, austère…, oui, oui !… Austère est bien vite dit ! Seulement, il s’agit de ne pas confondre l’austérité avec une des formes de la mélancolie que nous connaissons tous – le pressentiment de la paralysie de la moelle, mon cher. Ah ! Ah !
– Je vous adjure de reprendre votre sang-froid… La Pérouse, comment osezvous parler ainsi d’un maître… d’un maître exemplaire… dont la vie privée est audessus de tout soupçon ? Si ! écoutez-moi… encore un mot ! Je crois devoir vous répéter… Mais où diable allez-vous ? Qu’allez-vous faire ? C’est une véritable provoca…
Le reste se perdit dans un murmure confus, car le psychiatre venait de refermer la porte. Sa dernière vision fut d’un Clergerie si béant de stupeur, que, dans le tumulte de ses pensées, il eut le sentiment vague d’une erreur commise, ce pincement du diaphragme particulier aux distraits, lorsqu’une présence étrangère, à peine distincte, déjà s’impose à leur songe. Mais le système d’images demi-délirantes que la fureur et la déception avaient formé un moment plus tôt restait trop cohérent pour ne pas l’emporter, une fraction de seconde du moins, sur le témoignage même des sens. À ce retard presque imperceptible, à la brisure du rythme intérieur, on eût pu sans doute mesurer le progrès de sa démence. Car bien avant que l’intelligence, enfin pétrifiée, ne se fixe pour jamais dans une immobilité monstrueuse, vraiment minérale, et qui fait un si cruel contraste avec la vaine agitation des membres, les images ont une viscosité singulière, s’agglutinent, n’en finissent plus de quitter le champ de la conscience, y laissent une traînée brillante. Et pourtant, cette fois encore, le geste de La Pérouse devança la pensée, en sorte que son attitude fut réellement celle d’un étourdi qui s’est trompé de porte et se retrouve dans la pénombre d’une bibliothèque aux volets clos, quand il croyait déboucher sur un jardin. Sa voix seule l’eût trahi, peut-être.
– Je vous présente mes excuses, fit-il. Où ai-je la tête ?
– Sur vos épaules, monsieur, répondit l’abbé Cénabre. Permettez-moi une innocente plaisanterie. À en croire quelques-uns des administrés du gouverneur Pescennius, le premier évêque de Paris et ses compagnons Rustique et Éleuthère n’eussent pu en dire autant.
On entendit le rire unique, que Lagarrigue compare au roulement du petit tambour d’écorce soudanais, et qui sembla monter tout d’un trait de cette poitrine profonde. Il faillit faire perdre contenance au médecin.
Mais La Pérouse n’est pas homme à céder la place. Il a mieux que le sang-froid du courtisan que rien n’embarrasse, l’impassible grossièreté du maître de tant de secrets honteux ou lamentables, dressé à forcer, comme d’un seul coup de bélier, en quelques mots impitoyables, des âmes d’avance rendues, qu’il serait dangereux de ménager.
– J’ai la voix trop haute et trop claire, dit-il avec une franchise sauvage, et vous avez eu tort d’écouter. Sur le chapitre de certains syndromes d’un caractère spécial, un prêtre est toujours un peu secret. La vieille morale empirique voyait à tort dans l’hypersexuel l’homme dangereux, l’homme de désordre. On devrait se souvenir que toutes les révolutions ont été faites par des eunuques : Jean-Jacques, Robespierre, Cromwell, étaient des pisse-froid.
L’abbé Cénabre posa sans hâte le livre qu’il tenait à la main, et dans le mouvement qu’il fit pour se lever, sa tête et ses épaules rentrèrent dans l’ombre. Un mince rayon de soleil jouait sur sa pauvre chaîne de montre.
– Je devine que vous désirez éviter un malentendu possible grâce à un excès de sincérité, dit-il. Mais je ne comprends pas un traître mot à ce que je viens d’entendre. Qu’ai-je à faire avec Jean-Jacques, Robespierre ou Cromwell ? Ce sont là des propos de médium. Rassurez-vous d’ailleurs : il est impossible de surprendre une conversation ici, d’une pièce à l’autre. L’expérience vous en convaincra très aisément. Il se rassit doucement. La lumière venait maintenant au ras de ses épais cheveux, à peine gris. Son regard attentif luisait au-dessous. La tristesse inexorable en frappa La Pérouse. Une réplique insolente qu’il préparait sécha sur ses lèvres. Il haussa seulement les épaules, fit un geste de doute ou d’impuissance et rentra dans le bureau qu’il traversa sans tourner la tête. Derrière son rempart d’in-quarto, Clergerie n’adressa qu’à la porte trop vite refermée un vague sourire douloureux.
Le jour glissait du zénith, par larges nappes obliques qui venaient ruisseler le long des hautes pierres blanches, pour rejaillir en grappes multicolores aux quatre coins des pelouses – jaunes et pourpres avec les dahlias, roses et blanches avec les œillets – jusqu’à se perdre dans le vert assombri des bordures. Mais ce n’était là, si l’on peut dire, que le motif principal de la symphonie serti dans la trame serrée de l’orchestre. La nappe immense s’était déjà brisée en l’air sur quelque récif translucide, et le vent invisible en éparpillait l’écume comme par jeu, aux endroits les plus inaccessibles, au creux d’un talus plein d’ombre, à la dernière feuille d’un buisson de lilas, ou à l’extrême pointe du pin noir. On eût dit moins la vaste, l’universelle explosion du jour que l’embrasement insidieux d’un taillis bien sec, lorsque l’ondulation instantanée de la flamme court d’une brindille à l’autre, ainsi qu’une minuscule langue écarlate. Car à certaines heures d’un été trop lourd, la nature, au lieu de s’ouvrir et de s’étendre sous la caresse brillante, semble au contraire se replier sur elle-même, muette, farouche, dans l’immobilité, la résignation stupide d’une proie qui a senti se refermer dans son flanc, au point vital, la pince des mâchoires du vainqueur. Et c’était bien, en effet, à la morsure, à des milliards et des milliards de petites morsures assidues, à un énorme grignotement que faisait penser la pluie raide tombée d’un ciel morne, l’averse des dards chauffés à blanc, l’innombrable succion de l’astre.
M. Fiodor, ses longues jambes gainées de cuir, les manches retroussées jusqu’à l’épaule, lavait sa voiture. Il ne se retourna même pas.
– Prenez garde, cher, fit-il entre ses dents. L’idiot est à la pompe.
Il recula de deux pas, saisit le seau, le balança doucement, sans effort, comme il eût fait d’une légère botte de foin.
– Gare là-dessous ! cria-t-il en montrant ses dents blanches. L’eau claqua sur le mur, dix mètres plus loin.
– Quel idiot ? demanda La Pérouse. Quelle pompe ?
– Vous êtes enfant ! C’était une blague… Je déteste qu’on m’approche ainsi par surprise, à l’improviste. Voilà tout…
Il lança le seau derrière lui, sur un tas de chiffons gras, et décrocha son veston pendu au mur.
– Jolie saleté, hein ! fit-il. Ami, cela me rappelle ma jeunesse. La maison de la grand-mère n’avait pas de fenêtres non plus ; seulement une large porte, cloutée, solide, à l’épreuve de la hache et de la balle, avec un creux pour l’icône. Mais après la mort du père, imagine, elle avait brisé l’icône et craché dessus, la vieille juive ! Et par terre, aussi, des chiffons – que de chiffons ! Cinq mille, dix mille, vingt mille roubles de chiffons, peut-être ?… Des torchons dévorés par les vers, tout raides de suif, des linges pourris, et dessous, ami, tu aurais vu de ces riches galons turcs ou persans, les belles broderies du Caucase à peine ternies, des dalmatiques sans prix, de hautes tiares byzantines en drap d’or… Jour et nuit, elle était assise, accouvée comme une vieille poule sur ses richesses, et elle avait une habileté merveilleuse pour dépecer, en un instant, de ses mains noires, les aigres petits poissons salés, qu’elle poussait un à un dans ma bouche, avec son pouce.
– Je jurerais qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce que tu viens de dire, fit La Pérouse. N’importe… J’ai deux ou trois questions à te poser.
– Pas un mot de vrai ? répliqua le Russe avec insolence… Mais où ai-je l’esprit ? Noble ici, juif là, hier prince cosaque, gouverneur de district, général, demain autre chose, la femme d’un pope perdrait le fil de tant de mensonges… Souviens-toi, petit père, le jour où la bonne dame Artiguenave t’a fait venir : elle pensait que j’allais me tuer. « Sauvez-le, docteur, illustre maître, monsieur le professeur… Je l’avoue : il est mon amant. Je donnerais la moitié de ma fortune pour le sauver. Guérissez-le !
Il doit vous parler franchement, il le faut. S’il ment, ce n’est pas sa faute, il a perdu le goût de lui-même !… » Et en effet, j’avais perdu ce goût.
Il tira de sa poche une cigarette, l’ouvrit, souffla la feuille légère, roula le tabac blond entre ses paumes, et du bout des doigts, le glissa soigneusement sous sa langue.
– Maintenant, je t’écoute, reprit-il après un silence. Que me veux-tu encore ? La Pérouse fit ce brusque mouvement de la nuque et des épaules qui trahit sa colère ou son embarras, et du ton qu’il eût pris pour mettre à la raison un enfant têtu.
– Qu’avez-vous tous, toi et les autres ? fit-il. Cette fille vous rend fous, ma parole. Personne ne l’avait jamais distinguée, elle ne tenait pas plus de place qu’un chien ou qu’un canari… À présent, voilà cette petite pensionnaire qui ne songe peutêtre, après tout, qu’à ne pas rater ses confits d’oie, ses garbures, et cinq maniaques l’observent avec une anxiété comique, épient ses paroles, ses gestes… Franchement, ils ont l’air d’en avoir peur.
– Moi, je m’en fiche, interrompit Fiodor.
– On dit ça, fit La Pérouse… Bah ! je sais mon faible. J’ai toujours volontiers prêté l’oreille à des histoires de bavards, j’adore les potins. Et puis, tu es fin, sagace, un vrai renard… N’importe ! il vaut mieux nous en tenir là. Des filles bizarres, on en trouve partout, l’espèce n’est pas rare. D’ailleurs, entre nous, ce que tu m’as rapporté est curieux, très curieux, mais je n’en tirerais rien de réellement neuf.
– Et moi, je répète que je m’en fiche, dit le chauffeur. J’ai vu des choses étranges, incroyables – c’est assez. Pourquoi devraient-elles être neuves ?… Maintenant, répondez-moi. Aurai-je aujourd’hui la poudre, oui ou non ?
– Vous êtes tous les mêmes, déclara La Pérouse, sans broncher. Il vous faut une provision, un vrai stock. Après ça, vous gâchez la drogue, vous la partagez avec les copains, – des gamineries… Allons, veux-tu cinq grammes ?
– C’est trop ! dit le Russe, étourdiment. J’ai assez de deux grammes, merci. Voilà ma journée faite.
Si rapide que fût son regard, il ne réussit pas à éviter le regard plus aigu du vieux maître, et il laissa échapper son secret.
– Je t’y prends, mon garçon, fit La Pérouse avec son terrible sourire d’enfant. Deux grammes suffisent, en effet. Me crois-tu si bête ? Je suis du même avis que la bonne dame Artiguenave, et je pense que tu veux te tuer. Ne te fâche pas : tu as eu la langue trop longue, mais de toutes les obsessions, celle du suicide est la plus facile à dépister… Vous inventez des ruses de femme, des ruses de sauvage, et chacun de vos muscles nous fait ses confidences, malgré vous, à votre insu. Oui, vous répétez le geste cent fois par jour, impossible de s’y tromper. Il faudrait être aveugle…
– Brute ! murmura Fiodor entre ses dents.
– D’ailleurs, je ne crois pas beaucoup au suicide de gens comme toi, continua le médecin, d’un ton paternel. Vous êtes trop intelligents, trop curieux ; le plus petit obstacle vous arrête, vous retient le temps nécessaire ; l’image morbide n’arrive pas à se fixer… Sinon, tu serais mort depuis deux ans. Qu’est-ce que tu nous donnais, alors, mon petit, quelles belles crises ! Va ! tu es trop vicieux pour te tuer.
Mais M. Fiodor avait retrouvé son calme :
–Parlons de choses sérieuses, dit-il. Savez-vous pourquoi je suis ici, ami, à cette heure ? La grosse éponge, cette cotte bleue, les seaux, cela n’est rien, c’est du chiqué : j’avais lavé la voiture hier… Seulement, je la verrai passer, elle, dans un instant, lorsqu’elle reviendra de la messe… Vendredi déjà, … Figure-toi : je sors du garage ainsi qu’un diable, il me semble que je me jette encore dans le fleuve, avec mon cheval, du pont de Grodno, comme jadis, ivre. L’air siffle dans mes narines, je perds le souffle… Qui la protège ? D’où vient que pour l’aborder maintenant, lui parler, je doive faire un tel effort, serrer les dents ? Et elle me lance un regard d’effroi, de mépris, de pitié – que dirais-je ?… Alors, la honte m’inonde, frère, elle coule à travers mes veines, toutes les racines de ma chair en sont rafraîchies, délassées. Qu’importe si ces choses sont neuves ou non ? Pour moi elles sont neuves. Ce sont les seules choses vraiment neuves que j’aie jamais vues.
– Assez, assez, fit La Pérouse brutalement. Laisse ça, Fiodor, hein ? Il n’y a pas de miracle ici, entends-tu, pas d’autre miracle que les fantasmagories d’un cerveau russe gelé par l’éther… D’ailleurs, le père s’inquiète, les domestiques jasent ; Francine s’est laissé voir l’autre jour imbibée de morphine par tes soins, j’ai dû l’envoyer coucher ; elle faisait peur. Joli spectacle, à trois cents kilomètres de Paris, en plein décor bucolique ! Il faut que tu fiches le feu partout, selon ta nature ; tu appartiens à la race de ceux qui jouent avec les allumettes… Mais je te défends de parler de la jeune fille ; malade ou non, elle m’est confiée ; je l’interrogerai moi-même, si le cas m’intéresse. Inutile désormais de l’observer par le trou des serrures… Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
– Je vous regarde, en effet, dit le chauffeur. Je vous regarde avec plaisir. (Il avait grimpé comme un chat sur une pyramide de caisses d’essence, et les coudes aux genoux, le menton posé dans le creux de ses paumes, on eût cru voir son regard attentif s’éteindre et s’allumer tour à tour.) Jadis, lorsque nous avions passé la nuit ensemble, chez le pauvre petit prince Vassiloff, Couprine, Dorolenko, et ce chauffeur d’autobus, Alexis… Alexis Séméneioff – avec son long peignoir dessiné par Drecoll, et dans ses cheveux déjà gris les tubéreuses et les lis –, je lâchais l’usine Renault pour aller vous entendre, au grand amphithéâtre de l’École, le lendemain, parmi les maîtres, et je jouissais de vous connaître mieux qu’aucun d’eux, car je ne vous ai jamais aimé. Non, je ne vous ai jamais aimé. Il y a trop de faiblesse en vous, ami. Êtes-vous des nôtres ou non, nul ne sait. Peut-être n’avez-vous jamais vu en nous que des bêtes dont vous partagiez les jeux ? La curiosité des savants est si étrange, si puérile… Peut-être aussi ne savez-vous mentir qu’aux animaux de notre espèce ?
Il cracha aux pieds de La Pérouse sa cigarette, dans un jet de salive blonde.
– Cher, reprit-il d’un air de mépris, je ne songe nullement à vous offenser : permettez-moi néanmoins d’ajouter qu’avant de vous occuper de moi, de mon suicide, vous devriez prêter l’oreille à ce qui se dit de vous, ici ou là, même à l’office… Hier, François, cet idiot, imitait devant nous votre voix, vos gestes. Il paraît que vous ne prenez plus un verre sans le casser, vos doigts tremblent. Fi ! se vanter d’aller impunément parmi les fous, les classer, trouver à chacun sa place dans la vitrine, avec sa fiche, son numéro – fi ! fi ! « L’ours est réjoui lorsque le chasseur tombe sur son propre épieu », a dit notre vieux Pouchkine. Ah ! ah !…
– Tu parles comme un sot, Fiodor, répondit La Pérouse, sans un seul frémissement dans son visage blême. Je me moque des racontars.
Il respira bruyamment, serra les lèvres.
– Regarde si mes doigts tremblent, imbécile !
Il mit sa large main sous le nez du Russe, en fit jouer lentement les phalanges.
– Hein ? Tremble-t-elle, animal ? Ils éclatèrent de rire tous les deux.
– Possible, murmura Fiodor qui venait de descendre de son perchoir, ne vous fatiguez pas, cher, vous êtes pâle… Tu es pâle, reprit-il à mi-voix. Méfie-toi. Laisse donc en repos une sainte de Dieu, visitée par des anges. À quoi bon ? Elle a fait de moi un malheureux…
– La paix ! dit La Pérouse. Parce que j’ai eu le tort de t’interroger une ou deux fois, tu te crois précieux, indispensable. Pauvre nigaud ! À supposer que tu aies vu, réellement vu ce que tu racontes, j’ai observé, j’observe presque chaque jour d’autres phénomènes autrement curieux que ces balivernes. Mais un exalté comme toi suffit pour mettre une maison sens dessus dessous. Je finirai par en dire deux mots à Clergerie. Et d’abord, pourquoi m’as-tu refusé d’entrer chez Devambèze, à sa clinique ? Ta place n’est pas ici.
– Parle toujours, dit le Russe du bout de ses longues dents, avec plus d’insolence que jamais. J’ai commis une faute, je l’avoue. Néanmoins, j’aurais voulu voir la fin de tout ceci, le dénouement.
– Le dénouement ? On va te flanquer dehors, à la rentrée, mon petit. Heureusement pour toi ! La paix bourgeoise, une maison calme, la province et de bonnes mœurs, il n’en faut pas plus pour te tuer… Mais les soirées chez Moyses, les nuits blanches, la musique, et le frisson de l’aube dans la rue vide qui remet les nerfs en train, c’est ton régime ; cela te va comme un gant… Vois-tu, les gens de ta sorte inventent leur vie au jour le jour, ils la composent ainsi qu’un livre, ils voudraient nous en distribuer les rôles… À t’entendre, ce malheureux coin de Normandie est un vrai rendez-vous de sabbat… Nigaud ! Chaque famille a ses petits secrets : nous en savons quelque chose, nous ! Le rassurant, c’est que tous ces secrets se ressemblent. On passe de l’un à l’autre, comme dans les petits jardins qui entourent les maisons de brique des cités ouvrières : on doit regarder le numéro. Un excellent homme tourmenté de scrupules, une vieille dame avare et gâteuse, une jeune fille exaltée, sentimentale, des amis peu sûrs… Mon Dieu ! la domesticité est encore, grâce à toi, ce que je trouve de plus cocasse ici. Et encore ! À Paris, il n’en paraîtrait rien…
Tandis qu’il parlait, M. Fiodor avait achevé de brosser soigneusement son veston, ses bottes. Il répondit le plus naturellement :
– Gardez votre poudre, ami, gardez-la. Vous ne me ferez pas chanter pour deux ou même cinq grammes de poison, je puis m’en passer. Non ! vous n’apprendrez désormais rien de moi, inutile de ruser. Agissez donc à votre guise, de votre côté, librement. Pourquoi tourner autour du pot : vous ressemblez à un gros chat noir. Oui, vous ressemblez…
Il fit un bond en arrière, si brusquement qu’il heurta la double porte du garage qui tourna sur ses gonds, s’ouvrit toute grande. L’énorme voiture, ses flancs vernis, ses cuivres, jaillit de l’ombre, comme si elle venait de tomber du ciel dans la lumière, au milieu d’un jaillissement d’écume.
…………………
Le cri qu’ils venaient d’entendre restait suspendu au-dessus d’eux, trop particulier, trop différent pour se confondre avec la pacifique rumeur du jour. À peine s’éleva-t-il plus haut que les mille bruits familiers qui s’élancent et retombent en un perpétuel échange, selon un rythme défini, toujours le même peut-être, bien que l’oreille n’en perçoive que l’apparente confusion (et pourtant, qui n’a reconnu à travers la brume et le goudron, l’odeur de la boue, telle ville marine géante rien qu’à son souffle puissant, le prodigieux battement de son cœur, je ne sais quoi de terrible et d’enfantin ?). À peine s’éleva-t-il plus haut, mais il ne retomba pas. Ils se regardèrent en silence, un long moment, plus surpris qu’effrayés, l’oreille tendue, les nerfs si ébranlés par cette conclusion inattendue, mystérieuse, apportée du haut des airs, du creux de l’espace, à leur dispute obscure, qu’une détente soudaine, une explication rassurante les eût fait éclater de rire. Déjà un autre cri s’élevait vers le premier, comme s’il allait le rejoindre au même point précis de l’espace. Mais il s’arrêta sans doute à mi-chemin, parut s’achever en un râle plus faible, à peine distinct, et ils entendirent presque aussitôt, sur le gravier d’une allée, le grincement inégal d’une course exténuée.
– La vieille dame s’est échappée, dit Fiodor. Une fois de plus… Sacrée Francine !
Le bruit venait à eux à travers la mince cloison de briques et les carreaux de faïence. Pour voir, ils durent sortir en hâte par une porte des écuries, longer les communs, et débouchèrent à l’extrême aile droite du petit château, un peu en retrait, ombragée d’immenses tilleuls, solitaire. Le coin du parc qu’ils avaient sous les yeux ne s’étendait guère au-delà des pelouses voisines, limité à gauche par la brusque pente des terres, à droite par les derniers bosquets échevelés de la charmille, lieu favori des promenades quotidiennes de Mme de Clergerie. Sur le mur du potager récemment recrépi à la chaux, tout vibrant de soleil, une ombre glissait, mais plus noire que l’ombre, à peine plus dense, une silhouette bizarre, précise et menue, avec les arrêts mystérieux, les départs soudains, l’équilibre paradoxal d’un pantin disloqué. Ils la perdirent de vue un moment, la retrouvèrent, la perdirent encore au hasard des détours du chemin. Enfin elle surgit, à vingt pas d’eux, avec un dernier cri plus faible, aigu et rauque à la fois, un cri de vieille femme ou d’oiseau.
– Ne bouge pas ! N’appelle pas ! souffla M. La Pérouse à son compagnon. Laisse-la nous reconnaître tout doucement. Pas de bruit !… Le pauvre Clergerie n’aurait qu’à se montrer, quelle belle crise !
La folle s’était arrêtée, à bout de forces, essayant de fixer sur les deux hommes un regard tour à tour furieux et craintif que la volonté expirante laissait échapper sans cesse. Son visage enflammé restait sec, ses mains tremblantes, aussi rouges que ses joues, retenaient encore, inconsciemment, la lourde jupe de laine, qu’elle avait retroussée pour courir, découvrant ses bas épais, déformés par des genouillères. Une seconde ou deux, sa tête oscilla violemment sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait en vain de lutter contre ce silence terrible qui étouffait sa colère, le vide muet où achevait de se perdre le débile faisceau des pensées et des images que la toute-puissance de la haine avait un moment rassemblé. Mais le silence fut plus fort. Elle appela une dernière fois, des profondeurs de sa détresse, les deux témoins impassibles, et la maison, la chère maison elle-même, aussi indifférente que les hommes… Puis le même brouillard qu’elle connaissait bien commença de recouvrir lentement les êtres et les choses, de moins en moins saisissables, sans relief et sans poids, pareils à leur propre reflet dans l’eau. Et désespérant par avance d’imposer sa loi à un univers de fantômes, en perpétuel glissement, elle dit d’une voix rapide, entrecoupée, comme si elle eût récité sa leçon :
– La fille m’a frappée… La fille m’a frappée…
Elle trépignait, tenant toujours à poignée sa jupe noire, sans avancer d’un pas, car à sa colère impuissante se mêlait déjà la crainte enfantine de ces deux inconnus barrant la route, debout au seuil de sa maison, voyant de si près sa honte.
– Reste là, dit La Pérouse, toujours à mi-voix. Non ! non ! n’appelle personne. Il est d’ailleurs possible que cette fille l’ait battue… Vois la trace des doigts sur la joue. Trempe dans le baquet une serviette, un torchon, ton mouchoir, n’importe quoi… Je vais lui parler.
– Ne parlez pas, dit tout à coup derrière lui la voix un peu tremblante de Mlle de Clergerie. N’essayez pas de lui couvrir la tête surtout !… Mon Dieu, Fiodor, allez-vous-en… non… c’est-à-dire, prévenez Francine, elle doit être cachée quelque part, pas loin d’ici. Qu’elle ne se montre pas !… Monsieur La Pérouse, il vaut mieux que vous me laissiez seule un moment… oh ! rien qu’un moment… Ces crises sont si laides, affreuses ! Pourvu que papa ne se doute de rien…
– Mama, reprit-elle plus bas, pauvre mama…
Brusquement, elle saisit la folle entre ses bras, l’enleva doucement, pressant sur la bouche misérable sa joue fraîche.
–Passez devant moi, dit-elle à M. La Pérouse (elle soufflait un peu). Ne la touchez pas encore, qu’elle ne vous voie pas… Montez l’escalier, en face. Je vais la porter jusqu’à la chambre de Fernande… Oh ! elle ne pèse pas bien lourd…
Ils l’étendirent sur le lit de la cuisinière, mais elle leur échappa deux fois, sans crier, avec une plainte qui passait maintenant de l’aigu au grave, pour s’achever en une sorte de soupir modulé, jusqu’à ce qu’ayant touché du dos l’angle du mur, elle s’y blottît, ramassant autour d’elle les draps et les couvertures, en frissonnant de fatigue et de plaisir.
– Pardon, mama, disait Chantal, pardonnez-moi… C’est moi qui vous ai blessée, souvenez-vous ? Je ne l’ai pas fait exprès, je n’ai pu vous retenir, nous sommes tombées toutes les deux.
La vieille dame hésita, haussa les épaules, visiblement confondue, déconcertée par une intervention si soudaine, la pièce obscure, les murs nus, ce silence.
– Bah ! Bah ! La fille m’a frappée – oui, vilaine ! – elle m’a frappée… Là… là… ici même.
Elle posa brutalement, à plusieurs reprises, son doigt sur sa joue.
– Mais non ! mama, voyons, vous avez rêvé. Rêvez-vous donc toujours ? Vous avez eu peur, un peu peur… cela passera. Cela va passer tout de suite. Regardezmoi, mama. Vous laisserais-je frapper, moi, Chantal, votre petite-fille.
– Jure-le, dit la vieille rusée, après un court silence. Jure-le que je n’ai pas reçu ce… cette…, que je n’ai pas été battue. Je te croirai, mon petit, tu ne mens jamais.
– Jurez donc, pas d’enfantillage ! fit La Pérouse presque sans baisser le ton (il parlait ainsi à ses internes devant les malades, d’une voix monocorde, intelligible aux seuls initiés). Méfiez-vous : elle va essayer de vous enjôler.
Mais la folle n’attendit pas la réponse et, à la stupeur du médecin, elle reprit :
– Tu ne voudrais pas me tromper, tu es une bonne fille. Mets ta petite main derrière mon cou, aide-moi à allonger les jambes ; je dois te faire peur, j’ai l’air d’une démente. Retiens-toi bien, ma jolie. Je pense à notre promenade, l’autre, souvienst’en, tu m’as portée dans tes bras…
Elle ramena doucement ses deux poings fermés jusqu’à son menton. Puis les yeux parurent se fermer, ses traits se détendre, bien que la méfiance se marquât encore à chaque coin de sa bouche mince. Et déjà M. La Pérouse reculait vers la porte, sur la pointe des pieds. La voix de Chantal le cloua au seuil, stupéfait.
Jusqu’alors il n’avait connu que le rythme familier de cette voix, sa cadence, mais soudain il en découvrait l’accent, le timbre, on ne sait quoi qui n’était qu’imperceptible dans la conversation ordinaire. Et le découvrant, il croyait l’avoir toujours connu ; mais il n’eût pas su dire si Mlle de Clergerie avait haussé ou baissé le ton, et l’espèce de saisissement dont il s’était trouvé pris n’était pas de ceux que provoque une surprise heureuse de l’oreille, une consonance parfaite. Ce qui l’avait mis en un instant hors de lui-même, c’était la tristesse comme augurale de cette voix, tristesse comparable à nulle autre, parce que l’observateur le plus subtil n’y eût rien décelé qui ressemblât au dépit, à la contrariété de l’amour déçu qui aigrit toute tristesse humaine. Tristesse désintéressée, surnaturelle, pareille au reproche des anges. Et si simple à la fois, si claire, d’un tel frémissement d’innocence et de suavité, qu’elle venait d’atteindre en La Pérouse la part réservée, la part intacte de l’âme, et qu’il ne la distinguait plus qu’à peine du brusque et délicieux déchirement de son propre cœur.
– Voyons, mania, disait-elle, à quoi bon ? Vous n’êtes pas folle, l’avez-vous jamais été ? Je me le demande. Mais, en somme, vous l’êtes tous… Oui, vous l’êtes tous, je le sens bien. Il faudrait des siècles et des siècles, il faudra le temps dont Dieu dispose pour vous apprendre à être heureux. Oh ! vous pouvez me regarder, faire l’étonnée : vous me comprenez parfaitement, ma pauvre mania. Pourquoi ruser avec moi ? Je sais tout, je sais même ce que vous m’avez caché l’autre jour, absolument tout, je ne suis pas si sotte. Mais à quoi bon ! Vous voilà comme il y a vingt ans, vous vous agitez, vous inventez mille prétextes, vous refusez de céder, vous tenez votre triste petite vie serrée sur la poitrine, avec vos clefs… On vous arracherait les deux bras pour les prendre… Seulement, voyez-vous, vous avez beau rire, vous avez peur de moi, comme vous aviez peur de ma mère, est-ce assez extraordinaire ? Et le pis, c’est que vous êtes tous ainsi, que vous ai-je fait ?
Elle pressait toujours le bras de la folle sur sa poitrine ; mais – d’un mouvement si inattendu, si libre que La Pérouse ne put songer à en esquiver le trait – elle tourna vers lui son visage pensif avec une expression indéfinissable, et comme une sorte de malice désespérée :
– Oui, vous tous. Je le sais, à présent, j’ai fini par le comprendre. On attend quelque chose de moi, mais quoi ? Personne ne s’en doute… Je commence à deviner ce que c’est… Papa lui-même s’intéresse prodigieusement à sa fille, comme ça, tout à coup ; j’ai l’air de rendre des oracles. Je me disais : « Est-ce qu’ils deviennent tous fous ? » Hé bien non. Vous vous intéressez à moi comme Thisbé s’intéresse aux alouettes !… Une alouette, ce n’est qu’une touffe de plumes avec une chanson dedans, ce n’est pas du gibier. Mais, justement pour ça, ma chienne adore de les gober… probablement parce qu’elles ne ressemblent pas aux autres ; il y a le miracle de leur petitesse, de leur légèreté, et qu’elles ne sont pas utiles à grand-chose, un dessert, une fantaisie… Méfiez-vous ! je me défendrai… Est-ce ma faute, à la fin, si vous avez tant de fois menti au Bon Dieu ? Suis-je ainsi faite que vous me deviez donner vos mensonges à garder ? Je ne porterai pas vos mensonges… Je n’ai qu’une pauvre petite vérité de rien du tout, ma vérité ; je ne m’en vais pas vous la donner, elle ne vous servirait à rien.
Elle cacha son front sur la couverture et au frémissement de ses épaules, La Pérouse devina qu’elle pleurait.
– Mademoiselle, fit-il, j’ai honte de moi.
Elle releva brusquement la tête, elle lui commanda le silence d’un de ces regards de tristesse intrépide, où il crut lire son destin. Et presque aussitôt elle reprit, pour parler à sa grand-mère, son accent de prière enfantine :
– Nous allons vous porter dans votre chambre, mama. Vous voyez bien que vous êtes dans celle de Fernande ? Il faut promettre d’obéir, jusqu’à ce que vous ayez passé une bonne nuit.
– Obéir ? demanda la folle, pensive. Dois-je obéir aussi à Francine ?
– Ne pensez pas à Francine, vous ne la verrez plus, je vous promets.
– Je ne la verrai plus ? C’est mieux ainsi. Ni celle-là, ni une autre, je dois me cacher, je n’ai plus la force, n’est-ce pas ? Et garde ça pour toi, ma petite fille ! Les ouvriers vont revenir, et l’acheteur de Beaumesnil pour les pommes à cidre… Nous ferons le marché d’avance, nous traitons cette fois à forfait… Dis-leur que je suis souffrante.
– Je dirai que vous êtes vieille, mama, bien vieille… Oh ! vous savez, cela n’apprendra rien à personne qu’à vous !… Et encore ! Parce que vous n’êtes pas si sûre que ça d’attendre aujourd’hui l’acheteur de Beaumesnil, ni lui, ni les autres, car, et il y en a beaucoup, beaucoup, je voudrais vous débarrasser de ces gens-là… Que ferez-vous de ces cadavres ? Pouah ! Ils sont tous morts le jour où nous nous sommes rencontrés là-bas, sous le soleil, un matin, vous souvenez-vous ? Je vous ai portée en effet, dans mes bras, légère comme une plume, telle que vous pèserez dans la main de Dieu – une fourmi, une pauvre fourmi… Une fourmi passe son temps à remplir ses greniers, et puis elle s’en va mourir, seule, derrière un petit caillou… Nous devrions bien l’imiter.
– Seule ? fit la vieille dame curieusement. Vraiment seule ? Est-ce possible ? Tout cela s’agite, murmure… Je ne suis jamais seule.
Elle passa délicatement la main sur l’épaule de Chantal et dit après un silence, les yeux clos, avec un profond soupir d’attention :
– Pourtant, lorsque tu parles, je n’entends plus que toi… Je perds le goût de me défendre, ma tête se délasse. Bien sûr que je suis vieille, allons ! Mais j’ai quand même plus de jugement qu’eux… Tu ne mens pas, toi, ma jolie… On t’écoute, on respire ; que cela est frais !… Tu as raison, tiens ! À mon âge, je devrais tout lâcher… Mes doigts ne serrent plus, je me tracasse pour des sottises.
Elle laissa couler entre ses paupières, vers sa petite-fille, un regard indéfinissable, à la fois anxieux et rusé :
– Qu’est-ce que tu veux que je te donne ? Il y a bien la parure d’émeraudes, qui vient de ta tante Adoline… À quoi ça sert, tu ne pourrais pas la porter… Choisis plutôt du solide.
– Bah ! fit Chantal, ne cherchez pas… Je sais ce que je m’en vais vous demander. Vous pourrez dormir après, dormir sur vos deux oreilles, dormir comme vous n’avez jamais dormi.
La folle ouvrit tout à fait les yeux.
– Donnez-moi vos clefs, mama, vos chères clefs.
– Mes clefs !
– Mais oui, vos clefs. Ce sont vos clefs qui vous empêchent de dormir. Chacune d’elles est un petit démon, et chacun de ces petits démons est, à lui seul, plus lourd qu’une montagne. Avec un poids pareil, ma pauvre mama, quand les anges s’y mettraient tous à la fois, ils n’arriveraient pas à vous traîner jusqu’en paradis.
– Mes clefs ! répéta la vieille dame, livide. Que viens-tu là me parler des anges et des démons ? Pour une manie que j’ai ! Tu es finaude, ma mignonne, mais vois-tu, cette fois, tu te trompes. Je les ai sous mon gilet de laine, ici, au creux, tu peux sentir… J’aime le cliquetis qu’elles font – écoute – tac, tic, ticquetic et tic, et tac… Hé bien, oui ! cela m’amuse. Où est le mal ? Des clefs ! Je me moque des clefs…
– Alors, justement, donnez-les-moi, rendez-les. Vous disiez, il y a une minute, qu’à votre âge les doigts ne serraient plus, qu’il fallait tout lâcher. Oh ! mama, il y a beau temps que les morts vous ont pardonné ! C’est vous qui vous accrochez exprès au passé. Quoi ! si le bon Dieu donne des remords, ce n’est pas pour que nous en fassions, à la longue, de vieilles habitudes ! Vos vieilles habitudes, ce sont vos clefs. La folle écoutait avec une attention extraordinaire, marquant chaque mot d’un léger hachement de tête, et La Pérouse voyait se concentrer à mesure les lueurs éparses du regard.
– On n’a jamais rien vu de pareil, fit-il entre ses dents.
Mais si bas qu’il eût parlé, Mme de Clergerie avait sans doute saisi au vol un murmure suspect. L’effort qu’elle fit pour se reprendre déforma de nouveau ses traits, où parut instantanément la même expression de détresse et de ruse.
– Mes clefs ! Crois-tu que je prenne un malheureux trousseau de clefs pour le Saint-Sacrement ? Je t’étonnerais beaucoup, ma petite, si je te disais ce qu’il en est…
Mlle de Clergerie posa doucement sa joue sur l’oreiller.
– Pas tant que ça, peut-être, fit-elle. Vous savez très bien que vos clefs n’ouvrent pas une porte ici, pas un tiroir ; vous ne vous en servez jamais, ce sont des clefs pour rire. Seulement, vous ne voulez pas avoir l’air de vous en apercevoir… Oui, mama, laissez-moi vous dire, ne vous fâchez pas… À votre âge, si près de Dieu, c’est encore trop d’un petit mensonge ! L’âme n’est plus de force à le supporter. Et il y a encore les autres mensonges, pensez donc, ceux de toute la vie !… Il en reste toujours quelque chose ; ils doivent empoisonner les vieilles gens. Arrachez du moins celui-là, les autres viendront, avec, tous ensemble, comme les liserons d’un groseillier… Alors, vous serez réconciliée avec les vivants et les morts, c’est moi qui vous le jure… Vous pourrez dormir en paix.
– Tu as deviné ! Est-ce possible ! dit la folle d’une voix qui tremblait de joie. Tu devines tout, c’est merveilleux. Oui, oui, je le savais… Elles ne sont bonnes à rien… Je pourrais te dire quel jour on les a mises sur ma table, à la place des vraies. Elles sentaient encore la rouille, l’homme les avait frottées la veille, au sable, sous ma fenêtre… N’importe, prends-les, je te les donne… À présent que tu sais, à quoi veux-tu qu’elles me servent ? D’ailleurs je suis lasse… Mon cœur lui-même s’endort, mignonne. Désormais, vois-tu, je m’en vais pouvoir être lasse tout mon saoul.
Ses épaules eurent à peine un léger frisson. Elle dormait.
– Que pensez-vous ? demanda Mlle de Clergerie. Mieux vaut la laisser ici jusqu’au soir. Elle se réveillera pour souper, je la connais.
Elle essaya peut-être de sourire, mais il ne vit que ses joues creuses, les rides de ses yeux, sa pauvre bouche exténuée.
– Mademoiselle, dit-il, votre grand-mère ne soupera pas ce soir. Vous l’avez poussée à bout, elle n’en peut plus.
– Et moi, donc ! fit-elle. Je suis aussi bien fatiguée.
Elle s’approcha de la fenêtre, appuya son front sur les carreaux, en silence, et il crut voir remuer ses lèvres. L’idée qu’elle priait lui fut tout à coup insupportable.
– Votre méthode est ingénieuse, reprit-il. (En même temps, il épiait le sursaut de la nuque blonde au brusque éclat de sa voix.) Je la trouve un peu cruelle. Pourquoi lui retirer ce hochet ? Chaque âge a le sien.
Elle se retourna aussitôt.
– Vraiment ? C’est votre opinion ? interrogea-t-elle d’une voix anxieuse. Non, vous ne parlez ainsi que pour me faire de la peine, m’offenser. En quoi ma méthode est-elle ingénieuse ? Ma méthode ! Je n’ai pas de méthode, monsieur. On ne m’a rien appris, et je suis bien incapable de rien inventer. N’importe qui eût agi comme moi… Je connais mama mieux que vous. Elle a trop aimé la vie, voilà le mal : la vieillesse l’humilie, elle refuse de céder le pas, elle serre ses pauvres vieilles dents… C’est vrai que la tête n’est plus très solide, mais elle a tant de malice pour tirer parti de tout ! Elle a construit son histoire ainsi, brin à brin, comme un oiseau son nid, mensonge par mensonge, et vous faites semblant d’y croire, vous refusez de la délivrer. Mon Dieu, il me semble pourtant qu’il n’y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu’on commet contre soi-même ?
Elle acheva presque à voix basse. Ses mains qui repoussaient délicatement la couverture jusqu’aux bras de l’infirme frémissaient d’impatience et de fatigue. En se penchant vers la ruelle, ses genoux plièrent, elle n’eut que le temps d’appuyer son coude au chevet du lit, mais si adroitement que le regard de La Pérouse surprit cette défaillance comme au vol. Il crut lire un défi dans les yeux fiers et tristes.
– Votre tour viendra, mademoiselle, dit-il. Oui, l’heure viendra où vous chercherez avidement, parmi tant d’autres aujourd’hui dédaignés, le dernier misérable mensonge pour vous aider à vivre et à mourir. J’ai vu des jeunesses plus insolentes que la vôtre, et elles ont fini par se rendre… Elles se sont rendues corps et âme.
– Est-il possible ? fit-elle, en regardant le psychiatre avec une surprise indicible. Peut-on se rendre ?
Il se mit à rire de façon si basse, si féroce, avec un tel désir de l’humilier qu’elle devint pourpre. On n’entendait plus que le souffle menu de la vieille femme, et le grincement d’une branche sur la vitre.
– Comprenez-moi, dit-elle. À qui se rend-on ? À qui rendrait-on son âme ? Je crois qu’on se refuse ou qu’on se donne, mais se rendre ?
Sa voix s’épuisait de plus en plus, et s’éteignait sur ce dernier mot.
– Oh ! s’écria La Pérouse, le vocabulaire d’un vieux médecin n’est pas riche, excusez-moi… Se donner, se refuser, ce sont là pour moi des expressions vides de sens. Je n’ai jamais vu personne se refuser à ce qu’il aime et se donner à ce qu’il hait ; l’homme et son désir ne font qu’un. Mais je prétends qu’on finit toujours par se rendre, dès que les forces déclinent, et avec elles le désir de plaire. Et puisque cette discussion vous intéresse, j’ajouterai que le rôle du redresseur de mensonges est sans doute plus avantageux qu’utile. D’ailleurs, l’expérience a été faite déjà bien des fois, la méthode est connue. Pour mon ancien maître Durault de Séverac, la simulation…
– Je vous en prie ! dit Mlle Chantal. J’ai agi spontanément, sottement, au petit bonheur. Je serais bien confuse de me rencontrer tout à coup, comme nez à nez, avec ce professeur illustre. Sérieusement, reprit-elle aussitôt, ne croyez pas que je me moque, je suis une ignorante, voilà tout, et je n’entends pas l’être à demi, je veux m’en tenir là : il n’y a pas plus bête qu’un amateur de médecine, sinon un amateur de peinture.
– Il y a plus bête et plus cruel encore, fit M. La Pérouse, c’est celui que j’appelle l’amateur d’âmes, le maniaque qui vous attribue une conscience pour avoir le plaisir de descendre dedans, d’y apporter son propre mobilier… Chacun de nous s’arrange avec sa part de vérité et de mensonge… Moi-même…
– Pourquoi parler de vous ? demanda doucement Mlle de Clergerie. Je ne suis certainement pas capable de forcer la conscience de personne ! Que vous ai-je fait ? À quoi bon vous défendre ?…
–Permettez, je ne me défends pas ! Je refuse d’être dupe, simplement. Oui, mademoiselle, j’ai passé l’âge où l’on subit l’ascendant du premier venu, et après trente ans de ma vie employés à refaire une âme à tel ou tel grotesque avec les déchets de l’ancienne, je me méprise assez pour avoir le droit de m’épargner certaines expériences inutiles et humiliantes. Soyons francs : il m’est arrivé plus d’une fois de vous observer avec une curiosité… un intérêt dont votre sagacité s’est d’ailleurs avisée depuis longtemps ; et soit par indifférence, soit par mépris, vous l’avez adroitement stimulée sans penser un moment la satisfaire. Un curieux, pour vous, pour ceux qui vous ressemblent, qu’est-ce que c’est ? Un malotru. Aujourd’hui, ce matin même, Clergerie me questionnait à votre sujet… oh ! comme on interroge un vieil ami ! Parbleu ! je vous ai connue gamine, avec vos cheveux sur le dos, et des mains de bébé, d’incroyables petites mains blanches, aiguës. Que lui répondre ? Vous n’avez assurément besoin du secours de personne…
Déjà elle avançait vers lui, le front haut, avec son regard doré, presque impérieux – et toujours cet éclair de malice auquel l’extrême lassitude, la tristesse résignée du visage prêtait un sens unique, déchirant.
– Papa vous a questionné ? fit-elle. Questionné ? Décidément j’aurai tout vu ! Que me reproche-t-il ? Ma vie est des moins singulières, je la veux ainsi, je la tire même en bas autant que je peux, et sous prétexte que ma pauvre maman avait le gouvernement de son ménage en horreur, je finirai par passer à la cuisine le plus clair de mon temps. N’est-ce pas assez ? Que pense-t-on que je cache ? Un secret, un vrai secret, mais c’est un luxe ! Je n’ai pas de loisir pour ça… Avouez d’ailleurs que papa est extraordinaire. Depuis deux ans, à peine s’était-il avisé de ma présence, et le voilà soudain qui passe aux extrêmes : il compte mes pas, il vous questionne, il imagine de me faire examiner par un professeur de psychiatrie. Vous-même… Oh ! ne m’interrompez pas, inutile de réveiller grand-mère… Je ne suis pas tellement sotte, je vous vois resserrer le cercle autour de ma modeste personne, je ne vous échapperai plus… Tant pis pour vous… Il arrive qu’on croit cerner dans la haute luzerne un coq magnifique, et c’est une faisane toute grise qui s’envole. Vous ne vous doutez pas à quel point je suis grise…
– Et après ? fit grossièrement La Pérouse.
– Après… Vous n’aurez que la ressource d’inventer une belle histoire pour vous consoler : les légendes ne servant pas à autre chose. Aujourd’hui, vous en êtes encore à tâcher de surprendre un fait caractéristique, n’importe quoi qui vous permette de me classer. Je vous vois tendre de ces pauvres petits pièges innocents, avec la candeur du bonhomme entomologiste qui mettra vingt fois de suite sur le dos un malheureux scarabée. Il s’agit de savoir d’où je viens, où je vais… On me laisse libre, mais toutes les issues sont repérées ; on verra bien ! La porte du temporel est sous votre garde, et si je veux me sauver en paradis, c’est M. l’abbé Cénabre qui m’attend, à l’entrée du spirituel… Tout de même ! Supposez qu’il me plaise de rester là, moi, et de n’aller nulle part ? Je suis née pour vivre au jour le jour, comme un vieux corbeau sous la neige, qui lisse ses plumes et attend le printemps. Oui, un vieux corbeau ! Ne me croyez pas tellement jeune… Je voudrais que vous ne vous affoliez pas plus que moi ; je perds rarement la tête, j’appartiens à une espèce très commune, très résistante, mûre avant l’âge, qui prend le bon de l’air en toute saison. Et puis, voyez-vous, je vais vous dire : il y a encore un détail que vous oubliez – vous êtes étonnant ! Je vous observe, moi aussi, à la fin des fins ! Si d’y penser de temps en temps pouvait vous donner un peu de discrétion, de prudence ! Vous risqueriez moins de me faire souffrir sans profit.
– Qui donc vous fait souffrir inutilement ? Pourquoi ?
Elle hésita, haussa les épaules, l’éclair de malice parut s’éteindre, recula au fond, tout au fond, de son regard triste et tendre.
– Vous auriez peur d’être ridicule, fit-elle, suivant sa pensée. Oui, vous rougiriez de mettre, sous un prétexte ou sous un autre, même par amitié pour moi, du désordre dans ma vie… Il y a très peu de choses dans ma vie, entendez-vous ! Elle ressemble à une chambre d’étudiante, – le lit, la table, les deux chaises, – je puis la tenir propre et claire… De quel droit en ferait-on un bric-à-brac, un de ces magasins de curiosités que je déteste ? Hé bien, je fermerai ma porte, voilà tout… On devra dire son nom, son vrai nom, montrer son visage… Désormais, n’entrera pas qui voudra.
– Vous auriez sagement agi, dit La Pérouse, en prenant cette élémentaire précaution plus tôt, et envers d’autres que moi.
Il avait lancé l’injure froidement, posément, avec une rage appliquée, lucide. Et néanmoins, dans la même fraction de seconde, il sentit monter en lui, comme de ses entrailles, une colère bien différente, une sorte de délire panique et furieux qui ressemblait à la révolte contre la mort.
Elle le regarda longtemps, d’un air de surprise inexprimable. Il eût cherché en vain le moindre signe de crainte ou d’embarras. Elle ne rougit même pas, l’arc de sa bouche resta tendu, rien ne frémit dans le fin visage attentif que l’ombre dorée des cils. Elle dit enfin :
– Monsieur La Pérouse, vous avez parlé trop tard. Oui, il est trop tard maintenant, vous ne m’offenserez pas. Mais si vous connaissez ce pauvre secret, que demander de plus ? Vous en savez assez long.
– Non, fit-il. Fiodor est un imbécile, un fou. Ce qu’il a vu, ou n’a pas vu, qu’importe ? C’est de vous, c’est de votre bouche que j’apprendrai s’il a menti.
Il venait d’approcher son visage du sien, presque à toucher sa joue. Son sourire était d’un maniaque, ou d’un homme qu’une déception fondamentale vient d’atteindre aux sources de la vie. Elle voyait peu à peu bouger son regard comme si deux minces lames de cristal, à peine brouillées, eussent lentement glissé l’une sur l’autre.
– Écoutez ! dit-il. J’ai été médecin, c’est vrai, je ne le suis plus ; demain, je ne serai plus rien… Oui, on vous verra encore jeune et forte, aussi fraîche, avec cette odeur de mûres sauvages, ce parfum, et moi j’entendrai l’eau tomber goutte à goutte sur mon cercueil, l’innombrable tassement de la terre, peut-être le bruit d’une petite source, à travers des mètres et des mètres de craie ou d’argile, qui s’en va, qui monte, qui se hâte vers le jour, qui sautera comme une petite bête entre deux pierres moussues, dans l’herbe… Je me moque de la science, des savants et, en vérité, d’ailleurs. Je n’ai jamais été des leurs ; qu’ils crèvent tous ! Réellement, je n’ai rien aimé… qu’aurais-je aimé ? J’ai passé ma vie à me regarder dans la figure de mes toqués ainsi que dans un miroir… Je sais le sens particulier, immuable, de chacune de mes grimaces, je ne puis plus me faire rire ni pleurer… Mais je leur en remontrerais encore, mon enfant. Jadis un seul regard, un seul coup de pompe de ces yeux-là vous auraient vidé de son idée fixe un persécuté, un obsédé, comme d’une ponction à l’épigastre, vlan ! Les élèves voyaient sortir la chose par la bouche, ils se poussaient le coude, ils n’avaient plus envie de rigoler… Ce sont les bons moments de la vie. Bref, je sais ce que c’est qu’une malade, peut-être ! Hé bien, quand vous disiez tout à l’heure à la grand-mère : « La fourmi remplit son grenier, puis elle s’en va mourir derrière son petit caillou » – quelque chose comme ça –, je pensais : « Elle a joué la comédie à Fiodor, elle se fiche de nous. » Allons, avouez-le, vous vous êtes payé la tête du Russe !
– Oh ! monsieur La Pérouse, avez-vous donc juré de me pousser à bout, tous ! Quoi ! j’ai essayé de patienter, d’attendre, de cacher quelques semaines, quelques malheureuses semaines un… une… enfin des malaises… (Je ne suis pas la seule, voyons ! Marie de Saint-André était bien somnambule, elle, en pension ; vous l’avez soignée ; elle se sauvait sur les toits, puis elle restait une heure, deux heures, inerte, évanouie, que sais-je, raide comme un bâton.) Et voilà que tout me retombe sur la tête, parce qu’un vrai personnage de ballets russes s’est avisé de me suivre pas à pas, comme on suit le dompteur, dans l’espérance de le voir mangé. Car, enfin, je ne suis pas plus prude qu’une autre, mais il y a des moments où de plus solides que moi perdent le contact, s’affolent… Alors, on envie celles qui peuvent aller faire ces sortes de confidences désagréables à leurs mamans… Raconter une histoire pareille à un père comme le mien !… Et même à supposer que j’aie été un peu hésitante, un peu lâche, j’en suis bien assez punie, je suppose ? D’ailleurs, vous devais-je la vérité, à vous ? Suis-je comptable de vous à Dieu ?
– Nullement, dit La Pérouse. Comment vous feriez-vous la moindre idée de la dernière illusion d’un condamné ? J’ai cru en vous. Le mot aimer n’a plus aucun sens pour moi, et cela ne saurait s’exprimer dans un autre langage : j’ai cru en vous. Même aujourd’hui, même à cet instant, je chercherais en vain dans votre visage une marque, un signe, la flétrissure imperceptible du passé ! Pour vous, il n’y a pas de passé, ô merveille ! Lorsqu’on a scruté tant de lippes qui ont de loin l’air d’être vivantes, qui ne sont pourtant que des grimaces figées, depuis des siècles peut-être, par quelque mal héréditaire, quelle surprise de découvrir tout à coup un être, le plus humble des êtres, du moins en accord profond avec lui-même, libre, intact ! Vous étiez cet être. Je vous connaissais ainsi. Je n’ai rien vu de semblable, jamais… Vous étiez… vous étiez…
– Je sais ce que j’étais, fit-elle avec un si pathétique frémissement des lèvres que son admirable regard en parut s’assombrir. J’ai compris… Alors ? C’est donc vrai ? Quoi ! dans vingt ans, je serai peut-être l’une de ces malheureuses qu’on rencontre dans votre antichambre ? Vous souvenez-vous ? Mme Ascott, la pauvre Hélène Walsh, ou pis encore : une affreuse bigote de l’espèce qui faisait le désespoir de l’abbé Chevance : « Elles sont tout de même ennuyeuses !… » disait-il… Mon Dieu !
Elle l’interrogea des yeux, un instant, avec un misérable sourire qui, à son insu, l’implorait. Ce fut là son unique faiblesse.
– Hé quoi ! reprit-elle en secouant la tête, de ce même geste qu’elle avait lorsque, sur la large route en palier de Dombreville à Trévières, elle lançait sa voiture, se penchait de côté pour mieux entendre monter peu à peu le grondement de l’air dans ses oreilles. Monsieur La Pérouse, nous aussi, il nous faut rendre les clefs.
Il la regardait avec stupeur ; il balbutia :
– Je n’ai rien dit de pareil… Vous êtes… vous êtes…
– Allons, fit-elle, ne cherchez pas, il n’importe pas du tout de savoir qui je suis ; les définitions trompent toujours… Oui, j’eusse désiré une vie sans histoire, la plus claire possible, et d’être à la fin une petite vieille aux joues roses, qui rit toute seule dès le matin, rose comme une praline, et meurt aussi tranquillement qu’elle mettait jadis ses souliers dans la cheminée, la nuit de Noël. Me voici maintenant une espèce d’héroïne, je ne sais quoi de tragique, de suspect, condamnée à traîner dans son sillage des fols et des monomanes, ainsi que des mouches. Ce n’est pas le chauffeur russe qu’il faut chasser, voyez-vous, c’est moi qui devrais m’en aller. M’en aller où ?
– Vous en aller ! s’écria-t-il. Et nous ? Et moi ? Aurez-vous la prétention de me faire croire que vous ne vous êtes aperçue de rien ? Non ? Allons donc ! Passe encore à Paris, mais ici ! Cela crève les yeux. Vous disiez vous-même il y a un moment : « On attend presque quelque chose de moi. » Parbleu ! Vous avez fini par avoir raison de nous tous, un par un, nous sommes tous à votre merci. « Une vie sans histoire, une petite vieille aux joues roses. » Vous vous moquez de nous…
Elle ne semblait pas l’entendre, bien qu’elle ne le quittât pas de son regard sérieux, attentif. Et tout à coup sa voix s’éleva, remplit le silence – d’un timbre si pur, si déchirant, qu’il ferma les yeux malgré lui, pour mieux en sentir la profonde vibration dans sa poitrine.
– C’est vrai, fit-elle. J’aurais dû être plus prudente, puisque je n’avais rien à donner. Oh ! ce sont là des choses que vous ne comprendrez pas aisément, je n’espère pas beaucoup de me justifier ! Au fond, je ne pensais qu’à Dieu, je n’étais simple et gaie que pour lui…, un enfant, un petit enfant… Mais les saints seuls sont des enfants ! Il y a les hommes, monsieur La Pérouse, vous tous… Les hommes sont tristes, si tristes ! Est-ce bizarre ? J’ai mis des années et des années à l’apprendre, figurez-vous… On est trop habitué, on ne voit pas comment les hommes sont tristes… Du moins, je ne voulais pas le croire ; je ressemblais à ces imbéciles qui prennent un air de gaieté complice pour parler à des malades, on a envie de les gifler. Bien sûr, il y a la joie de Dieu, la joie tout court – chacun de nous s’en fait une idée… Mais les grands, les très grands saints gardent le secret de la laisser paraître sans dommage pour le prochain. Je me disais : « Que ferais-je de mieux ? Je suis aussi insignifiante que possible, je ne peux tout de même pas me rendre invisible ! Qu’est-ce qui les étonne ? » Parce que, vous pensez bien, nous distinguons aisément dans l’attention d’autrui la part qui revient à la figure, à la taille, à la toilette – et l’autre, la part privilégiée, la part sacrée… Mon Dieu, je n’avais aucune expérience, aucune charge, et pas la moindre ambition non plus… J’étais simple, je l’étais trop. Vous autres, vous avez vécu, souffert, offensé Dieu, que sais-je ? Vous avez vos regrets, vos remords, vous êtes comme de vieux militaires, avec leurs cicatrices… NotreSeigneur ne se lasse pas de vous pardonner ; vous êtes tout ruisselants du sang de la Croix. Qu’avais-je à faire dans cette bataille d’hommes ? Je ne réussis que les choses faciles. Et parce que je n’en tente jamais d’autres, on s’imagine que tout m’est possible, on voudrait de moi des merveilles. Alors, un jour vient forcément où l’on m’éprouve, et je ne suis à l’épreuve de rien.
– Taisez-vous, je vous en prie, dit-il. Je n’avais pas le droit de vous éprouver, je ne mérite que votre mépris.
– Vous ne me faites pas peur, reprit-elle, c’est le principal. Parce que je suis absolument sûre de ne mépriser personne. Oh ! non ! je ne méprise personne. Quoi que je fasse, moi-même je n’arriverais pas à me mépriser. Le mépris est le poison de la tristesse, monsieur La Pérouse. La tristesse bue, c’est lui qui reste au fond… une boue noire, amère. Et si malheureuse que je puisse être un jour, la tristesse n’aura pas de part en moi, jamais… Vous ne me faites plus peur, monsieur La Pérouse, ni vous, ni les autres. Jadis je craignais le mal ; non pas comme on doit le craindre, j’en avais horreur. Je sais à présent qu’il ne faut avoir horreur de rien. Une fille pieuse, qui entend sa messe, communie, cela vous paraît bien sot, bien puéril ; vous avez vite fait de nous prendre pour des innocentes… Hé bien, nous en savons parfois plus long sur le mal que bien des gens qui n’ont appris qu’à offenser Dieu. J’ai vu mourir un saint, moi qui vous parle, et ce n’est pas ce qu’on imagine, cela ne ressemble pas à ce qu’on lit dans les livres ; il faut tenir ferme là-devant : on sent craquer l’armure de l’âme. Alors, j’ai compris ce qu’était le péché… Le péché, nous sommes tous dedans, les uns pour en jouir, d’autres pour en souffrir, mais à la fin du compte, c’est le même pain que nous rompons au bord de la fontaine, en retenant notre salive, le même dégoût. Sans doute, vous aviez tort d’attendre de moi quelque chose… Mais je vous donne ce que j’ai, le peu que j’ai, ni plus ni moins. Je disais tout à l’heure qu’il fallait vous méfier, que je ne porterais pas vos mensonges, que je me défendrais. Non ! je n’ai plus envie de me défendre, c’est fini… On n’a pas le droit de se défendre… Dieu ne garde aucun de nous comme un oiseau précieux, dans une volière… Il livre ses meilleurs amis, il les donne pour rien, aux bons, aux mauvais, à tout le monde, ainsi qu’Il a été donné par Pilate : « Tenez, prenez, voici l’homme ! » Oh ! monsieur La Pérouse, quelle chose extraordinaire, parmi ce carnaval de soldats, de prêtres juifs et de filles fardées, la première communion du genre humain !
Elle s’échappa sur la pointe des pieds jusqu’au seuil de la petite chambre, poussa doucement la porte.
– Entendez comme elle dort, pauvre mania, c’est effrayant… Monsieur La Pérouse, croyez-vous que je puisse à présent la réveiller sans risque ? Je voudrais qu’elle rentrât tranquillement chez elle, par le vestibule, et se recouchât jusqu’au déjeuner. J’aurais le temps de me débrouiller.
– Vous oubliez seulement Fiodor, dit-il.
– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, c’est, ma foi, vrai… Il était là, il a tout entendu, il aura mis la maison sens dessus dessous. D’ailleurs, pauvre maison, elle est toujours sens dessus dessous… Telle est la nature de son équilibre, on n’arrivera pas à la mettre d’aplomb tout à fait, c’est une habitude à prendre. Je finirai par marcher exprès la tête en bas…
Elle posa la main sur son bras, et il reconnut, avec une émotion indéfinissable, un pressentiment cruel et délicieux, la tendre malice du regard, son sourire muet.
– Quel bonheur d’être un jour couchée à plat, dans la terre, sur le dos, les bras croisés, comme tout le monde, nos malheureux os un peu délabrés, mais bien en ordre ! J’aime tellement l’ordre, monsieur La Pérouse, je l’aime trop peut-être ? Personne n’ose l’aimer autant que moi.
– Comment riez-vous, dit-il, par quel prodige ? Quand il n’est pas un être ici – non pas un seul être – auquel vous puissiez vous fier sans risque. Et même…
– Même vous ? Hé bien non. C’était vrai il y a une heure, parce que vous ne saviez pas qui j’étais. Vous me croyiez hardie, tenace, ou même, qui sait, conseillée par les anges ? Or, je ne suis qu’une pauvre fille très embarrassée. Embarrassée, il n’y a pas d’autre mot – les grands mots brouillent tout. J’aurais un séraphin à mon service, ou le don des miracles, que je serais encore embarrassée. Voyez-vous, monsieur La Pérouse, un bon chrétien n’aime pas tellement les miracles, parce qu’un miracle, c’est Dieu qui fait lui-même ses affaires, et nous aimons mieux faire les affaires de Dieu. Ainsi, j’ai commis faute sur faute, j’ai agi en étourdie, il faut maintenant que je me tire de là toute seule. Papa ne me sera d’aucun secours, vous pensez bien… Oh ! vous non plus, monsieur La Pérouse, vous moins que personne : nous nous sommes tout dit, nous n’avons plus rien à nous dire. Oui, vous et moi, nous sommes désormais hors de jeu… Mon Dieu, pourquoi pleurez-vous ?
– Vraiment, dit-il, je pleure ? Hé bien, ne regardez pas, ce sont des larmes de honte. Depuis cinq minutes, figurez-vous, je cherche en vain un moment, un seul moment de ma vie à vous offrir, qui soit digne de vous. Je ne me rappelle que des niaiseries ou des saletés. Toute la vie d’un homme ne ferait pas seulement de quoi remplir le creux de la main.
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? reprit-elle doucement. Il n’y a que le présent qui compte. Et tenez, pour l’instant, il serait déjà très utile que vous alliez prévenir papa. Dites-lui que grand-mère s’est trouvée mal au retour de sa promenade du matin, que nous l’avons couchée ici, qu’il ne se mette pas en peine, que nous la ramènerons dans sa chambre. Cela tiendra bien jusqu’au déjeuner ? Après déjeuner, ce sera mon tour.
Elle s’arrêta sur le seuil, et hochant sa tête rieuse, les bras serrés sur sa poitrine, elle dit en haussant les épaules :
– Bah ! monsieur La Pérouse, à quoi bon se débattre ? Notre tour est venu.
– Si j’avais attendu Mademoiselle, remarqua la cuisinière, j’aurais pu me fouiller pour les champignons. Fiodor vient de filer à Verneuil, il en trouvera chez Jeanne Marchais. Quant à Francine, qu’est-ce qui se passe donc ? Elle est rentrée furieuse ; impossible seulement de l’approcher.
Elle alla fermer la porte, revint s’asseoir, et d’une voix qui s’efforçait de rester calme, bien qu’elle tremblât de l’impatience de convaincre, d’être crue :
– Tous pareils ici, voyez-vous. Pas de bon sens, et des vices de milliardaires. On accepte à présent dans des maisons honnêtes, on couche dans des lits du gibier de bagne, des vrais arlequins. Je me demande de plus en plus si Mademoiselle se doute à quelle sorte de pirates nous avons affaire ? Pour ne parler que d’un seul, le Russe est capable de tout.
– Mon Dieu ! dit Mlle Chantal, assez ! Ma pauvre Fernande, est-ce que j’ai l’air en état de disputer avec vous de ces sottises ? Je n’en puis plus, la tête me tourne ; je suis lasse, lasse, lasse à mourir.
Elle haussa les épaules, et reprit, avec un sourire si humble, si triste, qu’il effaça pour un moment le rayonnement du regard, sa fierté :
– Capables de tout ? Je les crois plutôt capables de rien. Mon Dieu, mon Dieu, ils mentent trop, c’est vrai. À la fin le cœur vous manque. On ne sait plus ce qu’ils sont. Il me semble qu’ils font semblant de vivre, qu’ils n’arriveront jamais à faire une mort, une vraie mort, à mourir pour de bon. Oui, on voudrait au moins leur apprendre à mourir comme de malheureuses créatures de Dieu, à mourir comme des hommes !
Elle effleura les lèvres de la cuisinière de sa petite main tendue :
– Chut ! Taisez-vous ! ne me racontez pas d’horreurs, ma pauvre Fernande, j’aurais bien plutôt besoin d’être rassurée… Tenez ! regardez-moi seulement bien en face, sans rien dire, avec vos bons yeux bleus. Même quand vous voulez faire la finaude, ils sont encore trop clairs, ils ne peuvent rien garder ; on les croirait polis à neuf chaque matin. Que vos filles (oui, même la méchante, celle qui est partie avec le cantonnier), que vos filles étaient donc bien aises de se regarder dans ces yeux-là !
Avant que la cuisinière stupéfaite eût pu faire un geste, elle l’embrassa sur les deux joues, et disparut aussi vite. Derrière la porte refermée on entendit sa voix, son rire un peu tremblant :
– Je vous expliquerai tout à l’heure… Et puis, vous savez, tant pis ! je sens qu’aujourd’hui je ne serai bonne à rien.
« Quand vous vous croirez perdue, disait le vieux Chevance, c’est que votre petite tâche sera bien près de sa fin. Alors, ne cherchez pas à comprendre, ne vous mettez pas en peine, restez seulement bien tranquille. Même la prière est parfois une ruse innocente, un moyen comme un autre de fuir, d’échapper – au moins de gagner du temps. Notre-Seigneur a prié sur la croix, et il a aussi crié, pleuré, râlé, grincé des dents, comme font les moribonds. Mais il y a quelque chose de plus précieux : la minute, la longue minute de silence après quoi tout fut consommé.
Il était revenu là-dessus bien des fois, avec un entêtement mystérieux, comme s’il parlait non d’un péril probable, mais d’une conjoncture certaine, et qu’il ne craignît rien pour sa fille chérie qu’un geste suprême de défense, presque involontaire, un dernier sursaut. N’était-ce pas d’ailleurs la leçon de sa mort, le sens caché d’une agonie si humble, si délaissée qu’elle avait frappé de terreur Mlle de Clergerie elle-même ? Car elle s’était souvenue, longtemps après, d’une autre parole non moins singulière : « J’ai trop méprisé la peur, avouait-il un jour, j’étais jeune, j’avais le sang trop chaud. »
– Comment ! c’est vous qui parlez ainsi, s’était-elle écriée, vous ? Est-ce que vous allez maintenant faire entrer la peur dans le paradis ?
Et il l’apaisait d’un geste de sa pauvre main déjà rouge et gonflée, il riait de son rire silencieux.
– Pas si vite ! Pas si vite ! En un sens, voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint. Elle n’est pas belle à voir – non ! – tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous… Et cependant, ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme.
…………………
– Que je suis lasse ! Dieu que je suis lasse ! murmurait Chantal en montant l’escalier, laissant traîner sa petite main grande ouverte sur la paroi plus fraîche du mur. Je ne me suis jamais sentie si lasse. Le pauvre M. La Pérouse disait vrai, peut-être ? Il y a des jours où l’on ne saurait refuser ni donner rien, où l’on est tenté seulement de capituler, de se rendre, se rendre à merci.
Elle se laissa tomber sur une chaise basse, au pied de son lit, se releva d’un bond avec crainte, avec dégoût. Elle s’était surprise elle-même dans ce geste de fatigue accablée, qui demande grâce. « Non et non ! fit-elle entre ses dents, non ! » Et elle commença de marcher à travers la chambre, ainsi qu’elle l’avait vu faire tant de fois, jadis, à l’ancien curé de Costerel lorsqu’au terme d’une de ces noires journées du dernier hiver, souffrant de terribles crampes d’estomac, il disait à Mme La Follette : « J’endors mon foie. »
Elle eût voulu se jeter à genoux, cacher sa tête entre ses mains, disparaître – oui, disparaître, rentrer dans ce merveilleux silence dont la seule pensée faisait défaillir son cœur. Et en même temps l’ordre montait, impérieux, du plus profond de son être, de cette part de l’être qui toujours veille, de résister encore une minute, une heure, un jour (qui eût su le dire ?), enfin d’attendre, debout, le coup fatal. Elle avait beau aller et venir du lit à la fenêtre, soulever le rideau d’une main tremblante, déplacer distraitement les coussins, ou même siffler tout bas les premières mesures de l’Arabesque de Claude Debussy qu’elle aimait tant, elle savait déjà la lutte sans issue, qu’elle s’était désormais, de gré ou de force, avancée trop loin, au point précis où l’emportent des lois inconnues, quand la volonté n’est plus qu’une pierre de fronde au sommet de sa trajectoire, reprise peu à peu par la pesanteur. Qu’importe ? Alors, elle assisterait du moins en spectatrice à la chute inévitable. Une pierre tombe, mais l’homme subit son destin.
Peut-être, d’ailleurs, Mlle de Clergerie se fût-elle trouvée plus émue devant un péril mieux défini, certain. Au contraire, l’absurdité du pressentiment à la fois si vague et si fort la délivrait de tout autre souci. Sûre d’être frappée à l’improviste, d’un coup imparable, elle n’imaginait nulle défense, n’était tenue qu’à cette même docilité stoïque qui donne tant de noblesse au sacrifice d’un condamné, même vil, parce que ses derniers pas obéissants vers la mort rappellent trop ces autres premiers pas qu’il fit vers la vie entre les frémissantes mains maternelles, découvrent on ne sait quelle majesté enfantine faite de terreur, de hâte, de confiance, une surprise éblouie, une maladresse sacrée. Car il ne songe plus qu’à user une à une chaque minute de grâce, seulement attentif à déjouer une suprême tentative de la chair, de la terreur charnelle, la révolte, la démence féroce de la panique ou du désespoir. Et dans l’effort qu’il tente ainsi pour détruire à mesure, repousser dans le néant les dernières secondes qui prolongent inutilement son agonie, par ce grand élan vers le vide, il entre dans la nuit qu’il appelle, déjà il n’est plus vivant.
Certes, Chantal était encore bien loin de pouvoir donner son nom à l’espèce de stupeur qui venait de la saisir, ni à cette impatience où elle s’obstinait à ne voir qu’un signe de faiblesse, d :, lâcheté. « Ai-je vraiment peur ? se demandait-elle. Il n’y a pourtant rien de nouveau, rien… Vais-je aussi croire aux présages ? » Mais à peine réussissait-elle à sourire, ainsi qu’elle avait souri au vieux Chevance agonisant, d’un misérable sourire anxieux qui implore, s’efforce à comprendre. « Hé bien, justement, se dit-elle tout à coup, je ne dois pas comprendre ! Pourquoi faire ? Évidemment, le pauvre La Pérouse m’a un peu tourné la tête, il avait l’air trop malheureux. J’ai parlé, parlé, cela ne vaut rien. » Elle chiffonnait du bout des doigts le rideau de tulle, elle voyait grandir son pâle visage dans la vitre. « Que suis-je venue chercher ici ? Voilà maintenant que j’ai l’air d’un rat pris au piège, je mords les barreaux de ma cage, c’est honteux ! Voyons : je suis libre, libre, absolument libre. Tous les enfants de Dieu sont libres. » Elle alla d’un trait jusqu’à la porte, l’ouvrit, recula, revint encore, resta tremblante sur le seuil, un long moment… Un long moment, elle flaira l’ombre tiède, étouffante, avec une grimace involontaire des lèvres, un froncement de dégoût. Puis, avant même que ne se fût effacé son sourire étrange, elle referma la porte doucement, minutieusement, et rentra vaincue dans la chambre.
– L’abbé Chevance avait raison, fit-elle : mieux vaut rester tranquille en un moment pareil ; je ne ferais que des sottises. Au fond, je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une grande épreuve, une vraie : celle-ci vient brusquement, tout s’éteint à la fois, je n’arriverais jamais à trouver ma route – mais il y en a une ! Mon Dieu, que j’étais donc heureuse, par comparaison, voilà seulement une heure ou deux ! Comment croire qu’on puisse être laissée si seule, à l’improviste, en un clin d’œil ? Jadis, du moins, je serais tombée ici ou là, au pied de mon crucifix, n’importe où… (Elle crispait ses deux petites mains sur la poignée de la fenêtre pour ne pas tomber en effet.) À présent, je ne dois même plus prier le bon Dieu qu’avec ménagement, prudence. Tant pis. Je ne bougerai pas d’un pouce jusqu’à ce que la lumière revienne ; je ne suis pas faite pour marcher à tâtons. J’ai besoin de savoir où je pose le pied.
« Jusqu’à ce que la lumière revienne », disait-elle, et déjà pourtant elle ne l’attendait plus, elle n’attendait que la nuit, c’était la nuit qu’elle défiait de son regard patient : la nuit, le vide, la chute, ce glissement rapide et doux. L’illusion devint si forte qu’elle sentait réellement ses muscles se détendre, ses reins se creuser, le râle profond de sa gorge et comme le froissement de l’air sur sa poitrine. L’humble assurance, qui avait inspiré chacun des actes de sa merveilleuse vie, la certitude de n’avoir jamais été, en n’importe quelle conjoncture, qu’une petite chose vaine et légère, faite pour servir un moment, pour la joie d’un seul moment, puis qu’on jette sans regret, prenait ici tout son sens. Elle était jetée, en effet.
Soudain, l’idée lui vint qu’elle avait déjà connu un tel vertige, face au corps gisant du vieux Chevance. Et presque à la même seconde, la vision monta des ténèbres à sa rencontre, avec une vitesse horrible. Le lit souillé parut d’abord, grossit brusquement, s’arrêta net, maintenant tout proche, encore balancé d’une houle invisible. Elle aurait pu toucher des deux mains le coin pendant du drap, la couverture grise où le sang séché faisait une tache d’un violet sombre. « Est-ce vous ? dit-elle tristement. Est-ce vous ? » D’ailleurs elle ne sentait ni curiosité, ni terreur, elle se retrouvait simplement à la place ancienne, pour y soutenir le même combat. Aujourd’hui comme hier, elle ne devait attendre de l’ami de son âme aucune aide, aucune parole de consolation. Il fallait simplement qu’elle restât de nouveau ferme et tranquille, ainsi qu’elle avait fait jadis, bien droite, attentive, couvrant de son ombre le vieux maître incompréhensiblement foudroyé. À peine osa-t-elle porter à la hauteur de l’oreiller un regard d’avance éperdu, qu’elle abaissa aussitôt vers la terre. La toile bise gardait encore, marquée au creux de la plume, ainsi que le sceau même de la très parfaite misère, l’empreinte de la nuque, des épaules. Le lit était vide.
En vérité, elle n’avait jamais attendu rien d’autre, elle le savait vide. Elle savait écrit de toute éternité qu’elle arriverait seule au dernier tournant de la route, qu’il manquerait le suprême rendez-vous. Et elle savait aussi que ce lit mystérieux, arrêté maintenant si près d’elle, ainsi qu’un minuscule navire, encore mollement secoué sur son ancre à la surface de la nuit, n’était qu’une hallucination demi-volontaire, une image à peine plus forte que les autres, dont son angoisse s’était emparée au passage. Mais elle acceptait tout cela comme un signe, le symbole probable de son humble destin. Les grandes épreuves n’étaient pas faites pour elle, ni les grandes joies, et ce qu’elle appelait, faute de mieux, son angoisse, devait ainsi garder jusqu’à la fin le caractère de ces déceptions enfantines qui ressemblent tellement à des songes… Elle aurait ainsi veillé, toute sa vie, soigneusement, héroïquement, sur des êtres médiocres, à peine réels, ou sur des biens de nul prix. Et maintenant, il fallait peut-être qu’elle montât sa dernière garde pour l’inutile souvenir d’un mort, près d’un lit vide.
Elle fit un pas du côté de la vision, en souriant. L’image commença de s’effacer aussitôt, rentra dans une ombre laiteuse, s’évanouit. En dépit des fenêtres closes, de la triple épaisseur des rideaux de tulle, elle entendait à présent la voix furieuse de Fernande, le choc des seaux sur la pompe, un rire aigu. Elle écouta d’abord avec une sorte de surprise exténuée, presque incrédule, comme si ces bruits fussent venus d’une autre rive, à travers une immense étendue d’eau murmurante. Puis il lui sembla que chaque fraction de seconde l’éloignait irréparablement de ces êtres qu’elle avait chéris. La pensée que, dans un instant, elle ne pourrait sans doute plus rien pour eux, qu’elle aurait perdu mille fois plus que leur chétive présence, le secret de leur tristesse, de leur misère, de leur mensonge, que le céleste lien de la pitié serait entre eux à jamais rompu, qu’elle ne pourrait plus les plaindre, partager leur souffrance obscure, la traversa comme un éclair. Elle put se croire jouée de nouveau par quelque surnaturelle malice. Le découragement de ces dernières semaines, les désillusions successives, la lutte qu’elle venait de soutenir contre Mme de Clergerie, La Pérouse, contre elle-même, lui apparurent comme autant de pièges, d’obstacles dressés sous ses pas afin d’user ses forces, de la réduire à l’impuissance dans le moment même qu’elle allait accomplir l’œuvre unique pour laquelle elle était née : le salut des faibles êtres dont elle se sentait comptable à Dieu. En choisissant la part la plus commune, une tâche à la mesure des moins adroits, des moins hardis, elle n’avait réellement songé qu’à sa sécurité, son repos. « Donnez à Dieu ce qu’on demande aux petits enfants », disait l’abbé Chevance. Et lui aussi avait vécu comme un enfant, il avait tenu la gageure avec elle, soutenu ce défi jusqu’à ce que – la ruse se dévoilant tout à coup – il se fût enfoncé dans la mort, sans une parole, sans une larme, redevenu un homme entre les hommes, dans un abandon solennel.
Alors le « trop tard », les deux mots inconsolés où tient tout le malheur de notre espèce, vint aux lèvres de Mlle Chantal, avec une plainte étouffée, un cri rauque, qu’on eût dit arraché au sein maternel. Elle se revit, portant la vieille femme au creux de ses bras, sur son cœur, dans la poussière et l’éblouissement de midi, sous le soleil immense. Dieu l’avait faite patiente et forte, pour assumer de tels fardeaux, et elle avait choisi les feux innocents de la grâce divine, la tâche quotidienne, l’humble joie entretenue avec tant de soins et d’amour, et qui n’aurait été utile à personne, que personne n’aurait compris !… Ainsi le vieux Chevance usait lentement sa vie à des besognes serviles, puis achevait de mourir abandonné, méconnu de tous, resté pour la fille même de son âme une énigme, un secret, presque un remords. « J’aurais pu, j’aurais dû…, balbutiait-elle, les joues enflammées, les yeux secs. Oui, s’il est vrai qu’ils attendaient tout de moi, qu’ai-je donc donné ? »
Elle pencha la tête, écouta de nouveau à travers la fenêtre toujours close, avec la crainte absurde de ne plus rien entendre, comme s’il eût été possible que ce petit univers, qu’elle n’avait pas réussi à sauver, se fût englouti d’emblée, perdu dans l’oubli. L’oubli… « Hélas ! ils n’avaient que moi, dit-elle. Dieu les oublie ! »
L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, à peine eut-elle osé la concevoir, brisa d’un coup toute résistance, l’acheva. Elle leva vers le Christ pendu au mur un regard avide, et sans pouvoir se détourner plus longtemps de la source ineffable dont la soif la dévorait, elle glissa sur les genoux, se jeta dans la prière, les lèvres serrées, les yeux clos, comme on tombe, ou comme on meurt.
Jusqu’alors, elle n’était jamais entrée dans le monde étrange où elle avait seule accès que par une pente insensible : cette fois, elle s’y sentit couler à pic. Littéralement, elle crut entendre se refermer sur elle une eau profonde, et aussitôt, en effet, son corps défaillit sous un poids immense, accru sans cesse et dont l’irrésistible poussée chassait la vie hors de ses veines. Ce fut comme un arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme violentée n’y put répondre que par un horrible silence… Et presque dans la même incalculable fraction de temps, la Lumière jaillit de toutes parts, recouvrit tout.
« Qu’ai-je donc cherché ? se dit Mlle de Clergerie. Où étais-je ? (Elle croyait reconnaître un à un chaque objet familier, il semblait qu’elle pût désormais les envelopper et les étreindre de ce regard intérieur qui baignait dans un autre jour.) Était-il donc si difficile de me remettre entre Ses mains ? M’y voici. »
Car à présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité. Lentement, avec des soins infinis, elle achevait de consommer amoureusement cette lumière éparse ; elle en concentrait le faisceau en un seul point de son être, comme si elle eût espéré faire ainsi sauter un dernier obstacle et se perdre en Dieu par cette brèche. Encore un court moment, le flot fut étale. Puis la vague flamboyante commença de baisser doucement, insidieusement, jetant çà et là son écume. La douleur venait de reparaître, ainsi que la dent noire d’un récif entre deux colonnes d’embrun, mais dépouillée de tout autre sentiment, réduite à l’essentiel, lisse et nue, en effet, comme une roche usée par le flot. À ce signe, Mlle, de Clergerie reconnut que la dernière étape était franchie, son humble sacrifice reçu, et que les angoisses des dernières heures, les doutes, et jusqu’à ses remords, venaient de s’abîmer dans la prodigieuse compassion de Dieu.
Elle n’osait faire un geste ni seulement baisser les yeux qu’elle gardait ouverts sur le même point de la muraille, un peu au-dessous de son crucifix. Elle sentait nettement la fatigue de ses genoux et de ses reins, la pesanteur de sa nuque, cette espèce de durcissement du globe oculaire qui paralysait son regard. Et néanmoins sa propre souffrance ne lui appartenait déjà plus, elle n’eût su la retenir en elle : c’était comme l’effusion hors de sa chair brisée, anéantie, du sang précieux d’un autre cœur. « Je ne possède plus rien, pensait-elle avec une joie encore naïve et pourtant grave, auguste, qu’elle aurait voulu serrer farouchement sur sa poitrine, ainsi que le fruit sublime de son extraordinaire union… S’Il voulait, je pourrais mourir. »
Mais ce fut moins l’attente de la mort, ou sa lucide délectation, qui fit défaillir son âme, que la certitude surhumaine d’un anéantissement si profond qu’elle ne pouvait non plus vivre que mourir ; en sorte que s’il plaisait à Dieu de détruire une misérable petite créature si parfaitement dépossédée, il devrait partager avec elle sa propre agonie, laisser prendre le dernier battement exténué de son cœur, le dernier souffle de sa bouche. Oui, elle recevrait la mort de cette Main qui ne peut plus se refermer sur rien, tenue ouverte par les clous, à jamais. Ainsi qu’un enfant répète sans les comprendre, avec une docilité sacrée, les mots qu’il reçoit, un par un, des lèvres maternelles, elle avancerait pas à pas parmi les ténèbres d’une Agonie dont le seuil n’a encore été franchi par aucun ange ; elle recueillerait chaque miette, à tâtons, de ce pain terrible… Et dans la même minute, le Silence qu’elle appelait roula sur elle, la recouvrit.
Certes, l’image de Chevance, son nom même, semblait bien loin de sa pensée… Pourtant, par un prodige unique, d’un mouvement de l’âme aussi pur, aussi innocent qu’aucun de ces gestes inhabiles qui ravissent d’amour et de pitié le cœur des mères, elle craignit vaguement d’avoir désobéi ; elle se retourna vers son vieux maître, ainsi que gémit, en dormant, un nouveau-né. Qu’eût-il dit ? Qu’eût-il pensé ? Ne l’eût-il pas arrêtée depuis longtemps, d’un de ces sourires anxieux qu’il avait, si tristes, si tendres ? Aurait-il permis qu’elle le précédât sur de tels chemins ? Car, ô merveille ! ce ne fut pas l’élan de l’extase qui lui fit franchir le dernier pas, mais au contraire l’effort à peine conscient qu’elle tenta pour s’en arracher, se reprendre. Qu’importe ? Elle était allée désormais trop loin dans la Présence que rien ne limite, elle ne put que se laisser glisser ainsi qu’un coureur au bout de sa course, et tandis qu’elle croyait refuser encore le don sublime dont elle se jugeait indigne, l’Agonie divine venait de fondre sur son cœur mortel et l’emportait dans ses serres.
D’ailleurs, à peine eût-elle osé distinguer ce nouveau prodige de la simple oraison où elle avait si souvent retrouvé le sens de sa propre vie, son équilibre, son secret. Bien des fois, en effet, depuis l’enfance, elle s’était sentie portée par la pensée auprès du Dieu solitaire, réfugié dans la nuit comme un père humilié entre les bras de sa dernière fille, consommant lentement son angoisse humaine dans l’effusion du sang et des larmes, sous les noirs oliviers… Un autre ira demain jusqu’à la Croix, qui épie à cette heure, à travers les fentes de la porte, avec le chant du coq, le reflet du clair de lune qu’elle prend pour la première lueur de l’aube cruelle. « Quoi ! cette nuit ne finira donc pas !… » Mais ce que veut seulement Chantal, c’est ramper doucement, sans aucun bruit, le plus près possible de la grande ombre silencieuse, la haute silhouette à peine courbée, dont elle croit voir trembler les genoux. Alors, elle se couche à ses pieds, elle s’écrase contre le sol, elle sent sur sa poitrine et sur ses joues l’âcre fraîcheur de la terre, cette terre qui vient de boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ces yeux ineffables dont un seul regard, en créant l’univers, a contenu toutes les aurores et tous les soirs. La brume cesse de tomber. La brise se lève sur la misérable petite colline. Le chemin pierreux, avec ses flaques de boue, suit un moment la crête, puis descend brusquement, plonge dans le vide… Une fenêtre brille encore sur les pentes. D’où va venir la trahison ?
Car c’est à la trahison qu’Il pense, et elle y pense comme lui. C’est sur la trahison qu’Il pleure, c’est l’exécrable idée de la trahison qu’Il essaie vainement de rejeter hors de lui, goutte à goutte, avec la sueur de sang… Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne l’aimerait jamais. Si purement, si étroitement, avec ce cœur qu’Il avait fait pour cela, de ses propres mains. Et la veille, tandis que les derniers disciples discutaient entre eux l’étape du lendemain, le gîte et les vivres ainsi que font les soldats avant une marche de nuit, – un peu honteux tout de même de laisser le Rabbi monter là-haut, presque seul – criant fort, exprès, de leurs grasses voix paysannes en se donnant des claques sur l’épaule, selon l’usage des bouviers et des maquignons, Lui, cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu’Il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son œuvre, le Corps sacré, Il l’offrit à tous les hommes, Il l’éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont il avait tant aimé les saisons. Il l’offrit une fois, une fois pour toutes, encore dans l’éclat et la force de sa jeunesse, avant de le livrer à la Peur, de le laisser face à face avec la hideuse Peur, cette interminable nuit, jusqu’à la rémission du matin. Et sans doute Il l’offrit à tous les hommes, mais Il ne pensait qu’à un seul. Le seul auquel ce Corps appartînt véritablement, humainement, comme celui d’un esclave à son maître, s’étant emparé de lui par ruse, en ayant déjà disposé ainsi que d’un bien légitime, en vertu d’un contrat de vente en due forme, correct. Le seul ainsi qui pût défier la miséricorde, entrer de plain-pied dans le désespoir, faire du désespoir sa demeure, se couvrir du désespoir ainsi que le premier meurtrier s’était couvert de la nuit. Le seul homme entre les hommes qui possédât réellement quelque chose, fût pourvu, n’ayant plus rien désormais à recevoir de personne, éternellement.
Ce qu’alors Mlle de Clergerie vit, ou ne vit pas, de ses yeux de chair, qu’importe ? La terreur qui l’avait saisie restait lucide, ne ressemblait à aucune de celles qui naissent des songes et s’effacent avec eux. Tandis que la commune angoisse ne saurait se séparer d’une certaine honte secrète qui délie nos dernières forces et achève de nous dégrader, celle-ci suppliciait l’âme sans y apporter aucun trouble. La douleur fulgurante en était à ce degré de transparence et de pureté qui la fait rayonner bien au-delà du monde charnel. Et pourtant l’extraordinaire jeune fille reconnut la compagne fidèle, l’amie humble et sincère de sa vie, sa propre souffrance, dans cette espèce de miroitement prodigieux, insoutenable, qui était la souffrance même de Dieu. Comme elle eût reçu n’importe laquelle des épreuves quotidiennes, familières, jamais recherchées, jamais refusées, la confusion d’une parole railleuse, un plat manqué, elle s’offrit naïvement, elle fit une fois de plus ce don ingénu de soi-même. Aucune des martyres qu’elle aimait n’embrassa le glaive ou la hache d’un plus gracieux abandon. À peine son visage eut-il une rougeur légère tandis que, du profond de l’extase, ses bras et ses épaules esquissaient le geste de protéger, de couvrir une présence chérie, d’aller au-devant du coup fatal…
Elle voyait, à quelques pas, face au Dieu trahi, à l’amour méprisé, dont elle entendait le halètement solennel, la créature étrange, incompréhensible, qui a renoncé à l’espoir, vendu l’espoir de l’homme pour trente deniers comptant, puis s’est pendue.
Elle ne la voyait pas dans l’acte dérisoire de sa trahison, alors qu’elle n’était encore qu’un petit juif famélique et malicieux, qui éprouve les pièces d’argent au fond de ses poches, du bout de ses ongles crasseux, tremblant dans sa peau malsaine à chaque tintement de l’épée du centurion sur le fourreau, mais à l’heure qu’il eut accompli son destin, qu’il fut dressé à jamais, fruit noir d’un arbre noir, à l’entrée du honteux royaume de l’ombre, sentinelle exacte, incorruptible, que la miséricorde assiège en vain, qui ne laissera passer aucun pardon, pour que l’enfer consomme en sûreté sa paix horrible. L’arbre monte lentement au-dessus de l’horizon, fait du ciel deux parts égales, s’en va tremper dans la nue son front décharné. Elle ne voit plus qu’un tronc, une énorme colonne recouverte d’écorce, comme si l’arbre venait de se refermer sur son fruit. Toutes les larmes qu’elle écoute maintenant tomber sur la pierre ne rendraient pas une goutte de sève à ce gibet colossal.
…………………
Alors, elle écouta une dernière fois la plainte ineffable, elle la recueillit dans son âme, ainsi qu’un plongeur remplit d’air sa poitrine. Elle n’osa pas tourner la tête vers la vision merveilleuse, de peur de ne pouvoir plus en détacher son regard avant d’avoir achevé sa tâche ! Non ! elle ne recevra rien, tant qu’il lui reste encore quelque chose à donner !… L’idée ne lui vint même pas qu’elle accomplissait un acte bien différent des actes ordinaires de sa vie, et d’ailleurs aucune idée ne lui vint. Simplement, comme elle s’était offerte tant de fois pour les pécheurs, d’un même mouvement elle alla vers ce pécheur des pécheurs les bras tendus ; elle s’offrit à ce désespoir impénétrable avec un sentiment mystérieux, qui n’était tout à fait ni l’horreur ni la compassion, mais une sorte de curiosité sacrée.
Dès le premier pas, aussi furieusement qu’il avait grandi, ce gibet commença de décroître, ne fut soudain devant elle, à portée de sa petite main, qu’un olivier noir et tordu. L’enfourchure, placée fort bas, en était déformée par une grossière cicatrice, pareille à la tête d’un saule, couverte d’écailles grises, et d’une espèce de lichen desséché par l’hiver. Bien que sur ce plateau désert le silence fût absolu, la brise tombée, Mlle de Clergerie croyait entendre peiner et craquer sous l’écorce les membres noués mais puissants de l’arbre, et ses racines profondes. Puis elle vit frémir la pointe extrême des branches, et la vibration s’en transmit de feuille en feuille jusqu’à ce que la tête monstrueuse, déchirant lentement sa carapace de mousse et d’écorce, se mît à tourner sur elle-même, avec une gravité hideuse… Mais ce qui jeta Chantal en avant fut moins l’horreur d’une vision si grossière que la crainte vague, à demi consciente, qu’un tel cauchemar ne marquât la fin de son extase. Elle mesura des yeux, une dernière fois, l’obstacle, et marcha dessus.
– Où allez-vous ? dit une voix très lente, dont elle reconnut aussitôt l’accent. Est-il convenable que je vous laisse sortir ainsi ?
L’abbé Cénabre était devant elle.
L’abbé Cénabre venait de refermer sa main sur le bras de la jeune fille, et ne songeait pas encore à la retirer, son regard triste toujours posé sur le sien. Le visage impérieux, légèrement adouci depuis ces derniers mois par l’empâtement des joues et du menton, une certaine flétrissure du front, jadis magnifique, n’exprimait ni embarras ni surprise, mais plutôt une lassitude extrême, qui ressemblait au dégoût.
– Je vous demande pardon, reprit-il, je vous prie de m’excuser, si du moins cela vous semble nécessaire. Est-ce nécessaire, vraiment ?
Chantal avait d’abord reculé d’un pas ou deux, appuyant son dos au mur. Et presque aussitôt elle retrouva son calme habituel, ou parut l’avoir retrouvé. Ses yeux firent le tour de la pièce, s’arrêtèrent un moment sur la place du lit où se marquait encore en creux l’empreinte de ses bras et de son dos, et posément, du bout des doigts, elle l’effaça.
– Oh ! non, cela n’est pas du tout nécessaire, dit-elle en haussant un peu les épaules. À quoi bon ? Je voudrais seulement qu’on en finît. Mon Dieu, oui ! qu’on en finît une fois pour toutes.
– Je le souhaite aussi, répondit Cénabre après un silence. Cela dépend de vous, peut-être ? (Il poussa un profond soupir.) Non pas de moi, ajouta-t-il, en aucune façon. De vous expliquer comment et pourquoi ne vous apprendrait rien qui méritât d’être su. Et d’ailleurs de tels propos seraient pour vous sans importance. Il me semble que nous sommes déjà beaucoup trop loin, vous et moi, d’une conversation ordinaire.
– Oh ! il ne s’agit pas d’une conversation ordinaire, fit Chantal avec amertume, mais d’une voix aussi calme que la sienne. Il y a beau temps que je ne sais plus ce que c’est qu’une conversation ordinaire ! Et pourtant, voyez-vous, la nature l’emporte : je voudrais parler comme tout le monde, parce qu’en dépit des apparences je souffre comme tout le monde et même un peu plus. Quoi que vous puissiez penser de moi, je ne mérite pas ce traitement exceptionnel.
– Soit, dit-il. D’ailleurs il est convenable que vous appreniez comment je me trouve ici, par hasard, bien contre mon gré, soyez sûre. La chose en soi n’a peut-être pas grande importance, désormais : il devrait sans doute suffire que vous me sachiez incapable d’espionner qui que ce soit. Votre père…
– Pardonnez-moi, reprit-elle, je sais tout cela par avance. Le ridicule particulier à ma pauvre histoire, c’est que chacun la connaît mieux que moi, ou s’en vante. En somme, je n’ai jamais eu qu’un secret, mais ce prétendu secret est l’aventure la moins secrète de la maison… Il faut que je ne sois pas faite pour les secrets.
– Quel secret ? demanda l’abbé Cénabre, toujours impassible. Oh ! mademoiselle, vous avez devant vous un homme bien différent de ceux qui vous entourent, je me sens contraint de vous le dire, un homme qui du moins sait par expérience le poids d’un secret. Car l’importance d’un secret se mesure à son poids, à la manière dont il pèse sur votre vie, l’engage. Or, je vous ai vue porter le vôtre, s’il existe, avec une admirable liberté. En ce moment même, votre parfait sang-froid m’est une preuve nouvelle que cette liberté n’était pas feinte. Excusez-moi de vous parler moins en prêtre qu’en homme, et peut-être même en homme malheureux : je crois fermement que ce langage vous convient, convient à l’épreuve que vous subissez. Je n’ai aucun droit sur votre conscience, et vous savez, d’autre part, que ma mauvaise santé, l’importance de mes travaux, mon besoin d’indépendance et de solitude m’ont amené à renoncer depuis des mois, bien qu’à regret, aux soucis et aux consolations du ministère des âmes. J’avoue que M. de Clergerie m’avait entretenu plus d’une fois de ses scrupules un peu naïfs, et de périls imaginaires. Cependant ma conduite envers vous, au cours de ces dernières semaines, atteste assez que j’ai fait peu de cas de ces confidences ; je ne les ai reçues que par politesse. Il y a quelques minutes encore, je me suis trouvé mêlé à une discussion ridicule entre monsieur votre père et le docteur La Pérouse, qui paraissait avoir perdu tout contrôle de lui-même et tenait sur vous des propos absurdes, dangereux. Je sais quelles imprudences peut commettre un imbécile de bonne volonté qui s’est fait de la vie intérieure les idées les moins cohérentes, souvent grotesques. Aussi, pour éviter un plus grand mal, ai-je accepté de vous communiquer certaines propositions de M. de Clergerie. J’ajoute que la servante, sur ma demande, a frappé plusieurs fois à votre porte, sans obtenir de réponse, bien qu’elle se prétendît assurée de votre présence ici. Elle parlait d’entrer quand même, craignait que vous ne fussiez évanouie, ou morte…
L’abbé Cénabre s’arrêta brusquement, baissa les paupières, et conclut sèchement :
– Le zèle de cette personne m’a paru bien peu sage. De plus, elle semble dangereusement informée de ce qui vous touche. J’ai craint quelque scandale, et je me suis permis de venir moi-même.
Jamais l’homme extraordinaire dont la volonté tragique, toujours à son plus haut point de tension, ne devait se rompre qu’à l’improviste et pour ainsi dire par surprise, ne sentit mieux sa force qu’à cette minute irréparable où il engageait sa dernière chance, glissait, sans le savoir, à son destin. Bien que depuis longtemps, il eût fermé son âme à toute joie profonde, repoussé la joie comme une faiblesse indigne de lui et le seul mensonge qui fût réellement capable de briser son cœur, il ne put maîtriser une soudaine effusion d’orgueil dont son regard décela aussitôt l’ivresse.
Chaque mot de ce discours nu et terrible, lourd de sens, venait de frapper Chantal en pleine poitrine, et le prêtre pouvait maintenant la croire à sa merci. Du moins, quoi qu’il advînt désormais, par ce premier et brutal coup de sonde, il se sentait assuré de rester, jusqu’à la dernière parole échangée, maître d’un débat qu’il avait refusé d’abord puis longtemps retardé, pour s’y jeter aujourd’hui tête baissée avec une violence inouïe. Insensible aux pressentiments vulgaires, ou d’ailleurs à n’importe quelle superstition, cette colère inattendue, cet ébranlement de tout l’être vers un obstacle en apparence si fragile, n’éveillait pas sa méfiance. Il n’y reconnaissait point la même frénésie qui l’avait précipité sur l’abbé Chevance, ou traîné une nuit entière aux talons d’un vieux mendiant, en proie à toutes les fureurs d’une curiosité homicide. Et, sans doute, il avait souhaité jadis d’approcher Mlle de Clergerie, mais c’est qu’alors il ne doutait point qu’elle n’eût reçu la confidence du vieux prêtre mourant, l’aveu arraché à la détresse de son agonie, détresse dont il devinait la cause. Ainsi expliquait-il la singulière réserve de la jeune fille et qu’elle prît tant de soin de l’éviter.
« M, l’abbé Chevance, au témoignage de Chantal, n’a cessé de parler de vous dans son délire », avait répété cent fois M. de Clergerie. La pensée qu’un être faible et désarmé, irréprochablement pur, dont il n’avait à craindre aucune trahison, garderait quelque chose de ce secret si lourd, et mourrait avec ce fardeau, lui était douce. Évidemment, elle ne sait rien de précis, qu’importe ? » Mais Cénabre rêvait souvent à cette invisible fissure dans la muraille, ce pâle reflet du jour dans la tombe où il avait enfermé sa vie. D’ailleurs, maintenant, ce reflet n’était plus ; sa solitude était de nouveau parfaite. Dès le lendemain de son arrivée à Laigneville, à la fin du repas, tandis que le professeur Abramovitch épelait une inscription sanscrite de son affreuse voix nasale, Cénabre avait repoussé doucement la jeune fille jusqu’à la fenêtre, en pleine lumière, et sa tasse de tisane à la main, fixant Mlle de Clergerie d’un regard où elle n’aurait pu lire, si toutefois elle l’eût osé, qu’une espèce de tristesse implacable : « Est-il vrai, lui dit-il, que M. l’abbé Chevance vous ait entretenue de moi avant de mourir ? – Oh ! non, avait-elle répondu aussitôt, c’est une idée de papa, il a fini par y croire. Notre pauvre ami pouvait à peine parler ; il avait rendu énormément, sa bouche était pleine de sang coagulé. Il a seulement prononcé votre nom, à plusieurs reprises, en faisant chaque fois un geste de la main que nous n’avons pas compris. »
Oui, chaque mot de ce discours venait de frapper Chantal au cœur. Ni la curiosité, ni la colère n’inspiraient visiblement l’homme qui parlait ainsi, d’un tel accent. Sans doute l’avait-il patiemment observée des jours et des jours, en silence, et semblait avoir mûri à loisir le jugement qu’elle sentait désormais sans recours. Les reproches ne l’eussent point autant émue, le mépris l’eût trouvée prête, et contre l’ironie même elle ne se fût pas sentie désarmée. Ce qui la troublait alors, si profondément, c’était comme la révélation soudaine, imprévue, déchirante de sa propre infortune, où elle n’avait jamais voulu voir qu’une épreuve à sa mesure, et presque un chagrin d’enfant. À sa mesure, et aussi à la mesure des êtres faibles auprès de qui elle avait vécu, et qui ressemblaient si peu à l’arbitre impartial dont elle sentait peser sur son âme l’attention sans complaisance, une sorte de compassion glacée. Que pouvait-elle attendre de lui, sinon une justice exacte ? Et qu’avait-elle à attendre d’une telle justice ? Ni devant lui ni devant aucun autre, elle n’eût réussi en ce moment à se justifier, car elle venait de s’apercevoir tout à coup, en un éclair, que l’interrogatoire le plus indulgent l’eût perdue, qu’elle ne savait absolument rien de sa propre aventure, ayant trop vécu au jour le jour, heure par heure, qu’un seul homme au monde avait recueilli peu à peu et, pour ainsi dire, brin à brin, l’humble vérité de sa vie. Mais il était maintenant sous la terre, il y avait emporté ce secret. Lui seul – lui seul du moins eût su présenter sa défense !… Alors Chantal fit, pour retenir ses larmes, un effort immense.
– Je vous demande pardon, dit-elle. Pensez de moi ce qu’il vous plaira, je ne voudrais inquiéter personne. Cela paraît bien sot à dire, et pourtant c’est la vérité : toutes les apparences sont contre moi et j’ai l’air de jouer une affreuse comédie. Mais vous comprendrez plus tard que je ne pouvais poser cette question qu’à vous. Et il faut que vous répondiez, parce que j’ai déjà trop tardé à prendre parti. Je prendrai parti aujourd’hui même, j’en ai assez de mentir par omission. Qu’est-ce que je faisais, lorsque vous êtes entré ici ?
– Ce que vous faisiez ? dit Cénabre.
Son regard se porta successivement aux quatre coins de la pièce, et il l’arrêta paisiblement sur le mince visage où il pouvait lire une attente désespérée :
– Pour qui que ce soit, mon enfant, je vous ai trouvée endormie. Profondément endormie, ainsi qu’on peut l’être en une telle saison, par une température aussi exceptionnelle. Vous vous êtes étendue un moment, le sommeil vous a surprise, quoi de plus simple ?
Il réfléchit une seconde encore, serra les lèvres, puis un singulier sourire commença de se dessiner au pli de ses joues, rayonna lentement jusqu’à son front, et presque aussitôt s’effaça.
– Les apparences ne sont jamais pour ou contre, dit-il, les apparences ne sont rien. Du moins elles sont ce que nous voulons qu’elles soient. Et, premièrement, il ne faut pas les craindre, elles ne trahissent que les faibles. Ma chère enfant, je n’aurais garde d’embarrasser d’un nouveau scrupule une conscience que je ne sens déjà que trop prompte à s’alarmer, je vous dirai simplement ceci : soyez d’abord ce que vous êtes.
Mlle de Clergerie écoutait, les yeux mi-clos, comme absorbée dans une sorte de vision intérieure, avec une attention prodigieuse. Et son visage, soudain amaigri, creusé, livide, prenait peu à peu, par degrés, mais probablement à son insu, cette dureté presque virile qui trahissait chez elle, en même temps que le pressentiment d’un péril encore incertain, la détermination d’y faire face.
– Ma conscience est en repos, fit-elle, je ne suis pas si prompte à m’alarmer. Non. Je ne comprends pas, voilà tout. Oh ! cela est encore bien plus simple que je ne saurais le dire ! Que je marche à tâtons, soit ! Mais je… je ne puis me résigner à faire du mal. Je n’ai jamais rien entrepris que de simple, de facile, et loin d’apporter la paix à personne, je suis une cause de désordre, ou peut-être une occasion de péché.
– Quel péché ? dit Cénabre.
– Je crains vraiment qu’ils ne désespèrent, répliqua Chantal de sa voix douce comme si elle eût prononcé la parole la plus ordinaire, et qu’ils ne désespèrent à cause de moi. Leur ai-je donc menti ? Quelle promesse ai-je faite que je n’ai tenue ? Mon Dieu ! voilà ce que je craignais depuis longtemps, mais je n’osais pas l’avouer, n’est-ce pas ? C’était une supposition si absurde. Que peut avoir à faire avec le désespoir une pauvre fille de ma sorte ?
Un moment, l’abbé Cénabre parut hésiter, tourna son regard vers la porte, puis de nouveau fit face. Ses traits immobiles semblaient creusés dans la pierre.
– N’en croyez rien, reprit-il. On ne donne jamais à autrui ce qu’on croit donner.
– Mais c’est que je ne donnais rien ! dit Chantal. Qu’aurais-je donné d’abord ? Dieu est juste.
Elle se tut. Et soudain par un mouvement presque brutal, sans néanmoins cesser de sourire du même sourire douloureux :
– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
– Ma chère enfant, reprit-il, de vous répondre m’entraînerait trop loin. Je n’avais à remplir près de vous qu’une mission des plus insignifiantes. Or, vous me parlez depuis un instant comme si j’avais été le témoin ou le confident de faits que j’ignore, ou dois ignorer. Oui ! je les dois ignorer. D’où vient cette singulière assurance ? Avez-vous l’illusion de voir clair dans mes intentions ? Prétendez-vous que je manque aujourd’hui, pour une vétille, à la règle que je me suis imposée dès la première minute de mon séjour ici ? Je puis vous paraître dur, inhumain. Néanmoins, je fais pour vous ce que nul autre que moi n’est en état de faire ; je vous donne un avertissement dont vous pouvez tirer profit.
– Ce n’est pas d’avertissement que j’ai besoin, dit Chantal d’une voix tremblante. Quel langage me parlez-vous ? Je n’ai pas voulu offenser Dieu, j’ai désiré de le servir. L’ai-je servi ou non ? Peu m’importe le reste. Et si vous me refusez une réponse à la seule question qui vaille la peine d’être posée, permettez-moi de me taire. Je n’ai pas trop de toutes mes forces, je préfère me débattre ainsi seule. D’être seule jusqu’au bout, de faire seule le dernier pas, j’imagine très bien ce que c’est.
– Moi aussi, fit Cénabre.
Une seconde, Mlle de Clergerie l’interrogea des yeux, avec surprise, avec méfiance, et tout à coup son pauvre visage parut se détendre, les mains qu’elle tenait serrées s’ouvrirent :
– Je n’en peux plus, murmura-t-elle, la tête me tourne. Ce que je vais vous dire est probablement stupide, mais tant pis !… Parlez-moi doucement, voulez-vous ? Ne me faites pas souffrir. J’en impose un peu, comme ça, j’ai l’air de tenir bon, et je ne vaux déjà plus rien, plus rien du tout. Certes, je ne crois pas avoir jamais menti à personne ; le malheur seulement est que je fasse illusion sans le vouloir, malgré moi. Encore en ce moment, je vous fais illusion à vous, même à vous, c’est inimaginable ! Oui, vous espérez connaître quelque chose de moi. Pas grand-chose peut-être, mais quelque chose tout de même. Oh ! naturellement, vous ne pensez pas aux bêtises de La Pérouse, ou du malheureux Fiodor, ce sont des maniaques ! Vous vous dites simplement que je dois en savoir plus long que je n’en ai l’air, qu’un abbé Chevance ne se serait pas tant soucié d’une fille extravagante, et qu’enfin j’ai du moins quelque idée de ce qui s’est passé ici, dans cette chambre, il y a dix minutes, avant que vous n’y soyez entré ? Hé bien non, je n’en ai pas la moindre idée ; j’en sais làdessus moins long qu’avant. Lorsqu’on tire de l’eau un malheureux noyé, on ne lui demande pas ce qu’il a vu, et d’ailleurs il n’a probablement rien vu. Hélas ! on voudrait pouvoir laisser dire les gens, ou bien disparaître sitôt qu’on nous regarde, rentrer dans sa pauvre vie comme font les petits crabes qui piquent le nez dans le sable, s’effacent.
Cénabre l’interrompit d’un geste agacé de la main, haussa les épaules. Mais son regard restait fixe et triste.
– Mademoiselle, dit-il, votre père m’avait envoyé vers vous pour vous prier d’intervenir auprès de M. La Pérouse, qui prétendait nous quitter ce soir même, et s’est répandu en propos absurdes au sujet de votre dernière conversation. J’ai tenu à vous transmettre la requête moi-même, car il m’est ainsi possible d’y joindre un conseil : ne vous prêtez à aucune explication en présence de La Pérouse, ni de personne. Il est bien tard pour réparer tant de généreuses imprudences ! Gardez un peu mieux vos secrets. J’en ai trop appris moi-même, sans l’avoir aucunement cherché. Cela sort de vous, à votre insu ; cela est dans l’air que vous respirez, méfiez-vous…
Il avança d’un pas, brutalement, comme s’il eût voulu s’arracher d’un coup à quelque obstacle invisible.
– Ce témoignage d’intérêt vous étonne peut-être ? reprit-il. Hé bien, supposons seulement que nos routes se croisent aujourd’hui, que nous nous rencontrons au passage… Ah ! mon enfant, on ne sait guère à quelle profondeur entre en nous le caractère du sacerdoce ! Il m’est difficile d’oublier qu’en d’autres conjonctures, et selon le désir de monsieur votre père, vous m’eussiez sans doute été confiée. Cette pensée remue en moi tant de souvenirs ! Vingt ans de réflexions et de travaux jaillissent comme de terre, tout à coup, vivent sous mes yeux… Avez-vous lu mes livres ?
– Non, fit Chantal. Aucun.
– Pourquoi ?
– Excusez-moi, reprit-elle, après un silence, mais sans détourner de lui son regard limpide, M. l’abbé Chevance ne me l’avait pas permis.
– Ah ! oui… Chevance…, répéta Cénabre d’une voix rêveuse (et elle croyait voir, en effet, à chacun de ses pas hésitants, vaciller la haute silhouette noire, comme un homme qui cesse peu à peu de lutter contre le sommeil, dort debout). Oui… Chevance… Oh ! c’était un cas bien singulier… Mais à ce point précis, tout contrôle devient impossible, les textes manquent, les témoignages eux-mêmes… Il n’y a plus de témoignages. Où les chercher ? D’ailleurs, qu’apprendraient-ils ? Tout se perd dans une lumière vague… Je me reproche à son égard une violence stupide, la seule méchante action de ma vie, pourquoi l’ai-je chassé ?… Ma chère enfant…
Il se tut, ouvrit les yeux.
– Qu’avez-vous décidé enfin ? dit-il rudement. Qu’allez-vous faire ? Nous ne pouvons prolonger indéfiniment cette discussion. Ma présence ici devient absurde, et l’entretien n’a que trop duré.
– Ce n’est pas ma faute, répliqua Mlle de Clergerie, je souffre assez, vous ne m’épargnez guère. Quel projet voulez-vous que je retire de certaines paroles ? Elles ne serviraient plutôt qu’à m’accabler. Mon Dieu ! je ne demande pas d’être plainte, qu’on tâche seulement de me voir telle que je suis : pour vous, assurément, ce n’est qu’un jeu. Là où nous en sommes, voyez-vous, cela m’est parfaitement égal de ne rien comprendre. À quoi bon revenir sur le passé, ou tirer des plans pour l’avenir ? Je ressemble à ces malades qu’on prolonge de douze heures en douze heures, jusqu’à ce que le bon Dieu ait décidé de leur sort. À présent, qu’importe même l’abbé Chevance ? Que pourrait-il pour moi ? De bévues en bévues, ma malheureuse vie de rien du tout va finir par me paraître aussi compliquée que sa mort, à lui – et c’était la mort d’un saint ! Alors, ce que je puis inventer de mieux, maintenant, est de rester tranquille coûte que coûte ; je vais me laisser descendre avec le reflux, comme ça, en attendant que la vague remonte, si elle doit jamais remonter.
Elle rougit un peu, hésita, puis le fixant tout à coup :
– N’est-ce pas ? Elle ne remontera jamais… Oh ! j’ai bien échoué mon petit navire ; on ne réussirait pas mieux… Les voilà tous avec moi sur le sable, je dois vous paraître un peu comique.
Chantal essaya encore de sourire, mais incapable de maîtriser plus longtemps l’espèce de terreur dont elle sentait depuis le matin le pressentiment funèbre, elle jeta en arrière sa tête lumineuse, comme pour aspirer une dernière gorgée d’air pur, et glissant peu à peu contre le rebord du lit, où elle accrochait désespérément ses petites mains, elle tomba sur les genoux.
– Calmez-vous, mon enfant, dit Cénabre (sa voix tremblait, mais d’une sorte de rage à peine contenue). Depuis la mort de M. Chevance, ne vous êtes-vous donc confiée à personne ? Et Chevance, comment vous a-t-il laissée dans une ignorance si complète de… enfin du véritable état de votre… de votre véritable état ?
– Mon état ! s’écria Mlle de Clergerie (les larmes ruisselaient sur ses joues). Croyez-vous donc que j’étais jadis ce que je suis aujourd’hui ? Non, je ne pense pas qu’on m’ait jamais vue si lâche ; tout cède sous moi, il me semble que je marche dans la vase. Si j’avance, sûrement je m’enfonce, et si je ne bouge pas, je m’enfonce aussi… Mon Dieu ! j’avancerais quand même, je m’enliserais jusqu’aux yeux pourvu que ce fût réellement utile à quelqu’un. Mais, j’ai beau faire, il me semble que la souffrance est maintenant vide, vide, vide comme un rêve ; ma mort elle-même ne pèserait rien. Je suis une chose creuse dont Dieu ne se soucie plus. Pensez donc ! Qu’y a-t-il dans mon histoire ? À peine de quoi fournir un récit extravagant, qui ne servirait d’ailleurs de leçon à personne ! Grand-mère, papa, Fiodor, le pauvre M. La Pérouse, cette maison tranquille, ce bel été, comment ai-je pu faire tant de désordre avec ça ? Autrefois, vous le savez bien, voyons, vous souvenez-vous ? j’étais tellement plus simple, j’étais une fille si simple ! Le bon Dieu ne m’eût pas ainsi délaissée. N’est-ce pas ? N’est-ce pas que j’ai bien changé ?
– Non ! fit-il de sa voix toujours rauque. Vous étiez simple, vous l’êtes restée. Il y a peu d’êtres simples. On devrait dire de la simplicité ce que les juifs disaient de Yaveh : Qui l’a vu en face peut mourir !
L’abbé Cénabre branlait doucement la tête, d’une épaule à l’autre, de l’air d’un homme qui s’apprête à soulever un fardeau, éprouve ses forces. Elle le regardait avec stupeur, et bien qu’il eût lui-même les yeux fixés sur elle, il semblait qu’il ne la vît point.
– Comment êtes-vous ici ? reprit-il. Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Qui a pu vous donner l’idée absurde de vivre la vie commune, d’aller et venir, parmi ces gens, avec l’espoir de passer inaperçue. Inaperçue ! Vous les rendrez furieux ! Et d’abord, de quel droit ? Oui, je sais ce dont je parle, moi, je ne parle pas à la légère. De quel droit pose-t-on un problème sans tenter au moins de le résoudre ? Car vous ne pourrez jamais que le poser.
– Un problème, moi ! s’écria-t-elle livide. Vous aussi ! Quel problème ? Monsieur l’abbé… non ! non ! ce n’est pas vrai, je ne défendais que ma vie !
Elle s’était relevée en chancelant ; elle oubliait d’essuyer ses larmes. Sa bouche tremblait si fort qu’elle ne put prononcer les premiers mots qu’à grand-peine. Mais son visage changeant venait de s’immobiliser tout à coup, comme si, en effet, elle eût rassemblé ses forces et défendu sa vie.
– Ne puis-je donc vivre ? reprit-elle. Veut-on que je désespère ? N’y a-t-il donc nulle part une place pour moi ?
– Ni pour vous ni pour moi, dit-il après un silence, avec un calme affecté. Vous savez trop de choses, et je crains que vous en ignoriez d’essentielles. Bref, pour des raisons différentes, nous sommes de ces gens qui ne peuvent subsister à découvert, doivent chercher un abri, et nul abri n’est sûr si un autre que vous en connaît le chemin. Qu’on le veuille ou non, la nécessité nous oblige à tenir compte un jour de la curiosité des hommes, de leur malice.
– Hé quoi ! fit-elle, qu’est-ce que cela signifie ? Devons-nous mentir ? Cénabre ne pouvait plus éviter désormais les yeux fiers, encore brillants de leurs dernières larmes, il appuyait sur eux un regard pensif.
– Mentir ! Mon enfant, il est des retraites légitimes, honnêtes, auxquelles les sots ou les malveillants donnent aisément le nom de mensonges. Ce sont les derniers réduits où peuvent tenir ceux d’entre nous qui ne se donnent point à garder, qui se gardent eux-mêmes, ont retrouvé par leurs propres moyens l’axe de leur vie, leur point fixe et secret. Je suis de ceux-là, et je ne crains pas, en le disant, de blesser votre conscience : ma façon de vivre écarte, je le suppose, tout soupçon de calcul intéressé ; mon existence n’est pas indigne du prêtre que je demeure. Je me tiens à l’écart de certaines indiscrétions, voilà tout. Ne donnez pas un autre sens à des… à de simples suggestions dont je voudrais que vous puissiez tirer profit.
Il respira fortement :
–Du moins si… si vous n’êtes pas capable de vous défendre vous-même, cloîtrez-vous. Je ne parle pas ici en directeur de conscience, notez-le. Je parle en homme, humainement.
– Je ne le sens que trop ! dit-elle. Vous n’avez pour moi qu’une pitié humaine. Est-ce donc cela que vous m’êtes venu porter jusqu’ici ? Est-ce pour si peu de chose que vous rompez le silence ? Hé bien, le silence était meilleur. Ni mon père, ni vous, ni personne ne me convaincrez d’entrer en religion, comme les lâches jadis se réfugiaient dans les églises pour s’y mettre en sûreté et sauver leur peau. Votre conseil, d’ailleurs, arrive trop tard. Il me semble que je n’ai plus rien du tout à sauver : je n’ai plus rien.
Elle s’arrêta. Cénabre venait de pousser en avant sa puissante main brune, il lui serrait le bras si cruellement qu’elle retint à peine un cri.
– Plus rien ! dit-il. Le croyez-vous ? Oui, vous le croyez, vous êtes incapable d’un mensonge. Mais, humaine ou non, ma pitié ne va pas d’abord à vous, ma fille. Oh ! je ne veux même pas penser aux gens d’ici, que m’importe ! Et pourtant, voyez déjà ce que vous leur avez donné, voyez quelle espèce de joie sort de vous ; ne sontils pas plus à plaindre qu’avant ? Cette fatalité peut paraître mystérieuse, injuste, absurde : n’accusez pas du moins celui qui vous la dénonce. Elle est. Nous la connaissons. Nul doute que Chevance ne la connût aussi. Pour l’ignorer, il n’est que des prêtres médiocres, sans expérience et sans cervelle. Peut-être rencontrerait-on encore, çà et là, de vieux chanoines somnolents… Mais cela ne vous intéresse pas. Le premier devoir de quiconque vous veut du bien est de vous mettre en garde, non pas contre autrui, mais contre vous, contre vous seule. C’est de vous, c’est d’êtres tels que vous, non moins innocents, non moins purs, purs comme le feu…
Peut-être n’osa-t-il poursuivre ?… Ou plutôt peut-être le rêve indécis qui s’ouvrait depuis un moment dans son regard, ainsi qu’un grand porche d’ombre, se remplit-il tout à coup de ces figures demi-vivantes, impénétrables, dont l’intolérable fixité l’éveillait parfois à l’aube, en sursaut ?… Une minute, une longue minute, il demeura sur place, fixe lui-même, et pourtant comme environné de mouvement, ainsi qu’un tronc noir au bord de l’eau. Un peu penché vers la droite, l’épaule effacée, le bras replié collé à la hanche, il eut l’air de se retenir de toutes ses forces, de s’accrocher de tout son poids, l’équilibre instable déjà rompu, pareil à l’épave que le courant serre un instant contre la rive et dont on voit bouger l’ombre sur le sable clair des fonds. Mais les premières paroles de Mlle de Clergerie vinrent l’atteindre à l’improviste, et il y répondit par une espèce de gémissement douloureux, dont il surprit sans doute trop tard l’accent sinistre, car il porta lentement la main à sa bouche en pâlissant.
– J’ai compris, disait Chantal, il est inutile de poursuivre. J’ai entendu cela d’un autre, bien des fois. Lui aussi parlait de miracle et d’extases… un miracle, un doux prodige… Je sais tout cela.
Cénabre haussa les épaules.
– Détrompez-vous, dit-il avec beaucoup de calme, vous ne m’avez pas compris. D’ailleurs ce que j’ai dit n’était pas pour vous, mais pour moi seul. J’aurais dû me taire, en effet.
– Oh ! tout de même, s’écria Chantal, c’est ainsi trop facile ! M’accusez-vous vraiment de vous avoir arraché de telles paroles ? Vous ai-je rien demandé ?
– Arrachées ou non, elles sont dites, reprit-il de la même voix sombre. Vous pouvez penser que vous faites de moi ce qui vous plaît, de moi et des autres. Oui, que vous le vouliez ou non, cela demain vous déchirera le cœur, mon enfant. Quel que soit le don que vous ayez reçu, son importance, son caractère, il vous faudra bien en venir à le partager, et ce premier partage risque d’être pour vous pire que la mort, une espèce de mort beaucoup plus difficile que l’autre, une plus affreuse solitude. Cela aussi je le sais. Il y a une duperie grossière dans ce que nous appelons les passions honteuses de l’homme, mais le péché n’est pas seul à mentir ; une autre déception vous attend, que j’aurais pu vous épargner peut-être, ou du moins vous aider à surmonter.
– Je ne veux pas ! s’écria-t-elle avec une violence désespérée, une révolte de tout l’être. Non ! je ne veux pas être épargnée !
– L’heure viendra pourtant où vous souhaiterez l’être, ma fille, dit-il, et vous regretterez de n’avoir pas voulu écouter le dernier conseil d’un ami. Oui, vous regretterez avec des larmes un défi si puéril. Nul autre que moi, entendez-vous ? nul autre que moi n’est capable de vous aider à voir clair en vous. Si vous daigniez m’entendre… Il poussa un âpre soupir, une sorte de râle, qui ressemblait à un gémissement de plaisir. Elle voyait, avec stupeur, trembler ses larges épaules et l’immense fatigue de son regard.
– Je n’ai plus besoin de voir clair en moi, dit-elle, il est trop tard. Que m’importe ce que je suis, ou ne suis pas ? Me voilà maintenant jetée dans le pressoir : Dieu tirera de moi par force ce que je n’aurais pas le courage de donner. Rien désormais ne l’arrêtera. Il me semblait tout à l’heure que sa sainte pitié s’éloignait de moi, avec un sourire si triste, et je sens bien que je ne la retrouverai plus qu’en paradis. Dès lors tout m’est égal, voyez-vous, absolument. Il est possible que vous puissiez dire le chemin que j’ai suivi pour en arriver là, les raisons et les causes. À quoi ça m’avancerait-il de vous entendre ? Je ne saurais répondre ni oui ni non. Plus j’approche du but, moins je souhaite le connaître. Il est probable que Dieu m’a déchargée de ce souci. Et même, à parler franchement, au risque de vous paraître bien téméraire, quand je devrais mourir dans dix minutes, je voudrais que ce fût avec la permission de Notre-Seigneur, ainsi qu’un enfant, non pas même, ainsi qu’une petite bête innocente qui prend sa dernière gorgée d’air frais, d’eau fraîche, et marche vers sa pauvre fin sur les talons de son maître. Le maître tient la corde, il n’y a qu’à suivre… Dès lors, qu’est-ce que ça me fait d’être sage ou folle, sainte ou visionnaire, ou même environnée d’anges ou de démons, aussi incapables les uns que les autres de me détourner de mon chemin plus loin que la longueur de la corde ? Ce que vous venez de dire, ou de laisser deviner, m’eût, hier encore, peut-être émue, ou même tentée. Mais à présent…
– Ne parlons que de ce présent, voulez-vous ? interrompit Cénabre. Ce présent seul m’intéresse. Il m’intéresse prodigieusement. Faites un effort, ma fille, oubliez ce que j’ai dit. Consentez à m’ouvrir votre conscience. D’où vous vient ce pressentiment de votre solitude prochaine, cette tristesse, dont je pourrais dire qu’elle a quelque chose de surprenant, d’équivoque ?… À quel signe croyez-vous reconnaître que vous la tenez de Dieu, et non des hommes ? De telle ou telle circonstance qu’un peu d’attention vous ferait retrouver ? La mort de Chevance, par exemple…
– Taisez-vous ! s’écria Chantal. Je vous défends ! Si le choix m’en est jamais laissé, c’est une mort pareille à celle-là que je désire. Et, d’ailleurs, que savez-vous de la mort de l’abbé Chevance ? Lui qui avait tant donné, tant laissé prendre, du moins s’était-il réservé cela, je suppose, cela seul. Il n’a daigné en faire part à personne, pas même à moi, sa fille… Et vous voudriez, vous…
Elle s’arrêta, car il venait de pâlir, si l’on peut appeler pâleur une transformation aussi soudaine, aussi totale, d’un visage humain.
– Chevance…, bégaya-t-il, eh ! oui, Chevance… Je l’ai vu… je l’ai vu…
Il montrait le sol de sa main grande ouverte, il semblait caresser de la paume, avec lenteur, une vision trop fragile, déjà prête à s’effacer :
– Je l’ai vu ainsi, à mes pieds, demander grâce, m’implorer… Oui, mon enfant, il m’a demandé grâce, en pleurant. Lui, Chevance. Qu’importe le reste ! À quoi m’eût servi de le voir mourir ? Qu’aurais-je appris de plus, je vous demande ?
– Du moins, dit Chantal d’une voix tremblante, eussiez-vous appris peut-être à ne pas abuser de la simplicité d’une pauvre fille pour la tenter au-delà de ses forces.
– Au-delà de vos forces ? répéta-t-il avec un rire amer. Nous sommes toujours tentés au-delà de nos forces. Et qui de nous deux tend des pièges ? Ne tirez-vous pas de moi, depuis une heure, ce qui vous plaît ? Hé bien ! prenez donc encore tout le reste, prenez la vérité tout entière. Avez-vous peur ?
– Mon Dieu ! fit-elle livide, je n’ai peur que pour vous. Faites de moi ce qui vous plaît. Usez de moi comme d’une chose qui ne vous était pas destinée, mais qui vous appartient quand même maintenant, parce qu’elle est sans valeur, et que vous vous êtes trouvé le dernier, voilà tout. Le dernier l’emporte, et c’est fini.
– Arrêtons-nous là, dit Cénabre après un silence. Comprenez seulement que vous venez de jouer, comme un enfant, depuis un quart d’heure, avec un secret trop lourd pour vous. D’ailleurs, je ne vous le refusais pas, ce secret ! Ni à vous, ni à personne. Dès le premier jour, j’étais résolu à le donner à qui me l’eût demandé ; je ne suis pas un comédien. Mais avant que j’eusse ouvert la bouche, avouez-le, vous saviez tout. Chevance a parlé. Oh ! je ne l’accuse d’aucune trahison ! Avec vous, Chantal, c’était la seule créature vivante qui m’ait paru digne d’attention, d’une espèce d’attention particulière, celle qu’on s’accorde à soi-même. Il a simplement déliré. Vous l’avez entendu malgré vous. Ne récriminons donc pas sur le passé. Je ne regrette rien. Il fallait que cela fût ainsi. Pour moi, je n’en éprouve ni tourment ni consolation d’aucune sorte ; mon repos ne peut plus être troublé par rien. Il m’en eût coûté cependant de m’éloigner de vous sans vous avoir regardée en face, sans vous avoir parlé ce langage. Vous êtes probablement seule capable de l’entendre dans le sens qu’il me plaît de lui donner ; je ne trouverais ailleurs qu’indifférence ou colère.
« Je vous connais bien, continua-t-il, j’ai passé ma vie penché sur des êtres qui vous ressemblent. Je pourrais vous retracer ligne à ligne l’essentiel du drame dont vous vivez aujourd’hui le dénouement, car c’est aujourd’hui, à cette minute même, que se consomme votre destin, je le sais. Nous devions nous rencontrer ainsi, de cette manière, une fois pour toutes. Qui pourrait dire ce que le spectacle de l’agonie d’un saint homme, et ses divagations dernières, avaient su inspirer à un cœur comme le vôtre ! J’étais l’obstacle qu’il faut forcer, la pensée secrète, intolérable, le scandale intérieur qui empoisonne jusqu’à la prière, et que cet entretien met au jour, arrache de vous. Car, vous le voyez, je suis un homme semblable aux autres. Je vis dans une paix dont vous ne sauriez vous faire une idée, parce que votre nature est toute chaleur et toute passion ; je vis dans un silence plus favorable, plus accordé aux besoins profonds de mon être que toute espèce d’harmonie, céleste ou non. Qu’importe ! Vous et moi, nous demeurons d’accord avec nous-mêmes, cela suffit. Je ne vous demande pas d’envier mon repos, et il est juste que vous en ayez horreur. Toute vie surnaturelle a sa consommation dans la douleur, mais l’expérience n’en a jamais détourné les saints. Ni Chevance ni vous, ne me rendrez Dieu, et cependant, à ne considérer du moins que les apparences, et tant d’inutiles tourments, il vous manque plus qu’à moi. »
Sa voix frémit à peine sur ces derniers mots, tandis qu’un sourire indéfinissable passait sur ses traits, et venait se fixer au pli amer de la bouche, dans une sorte de grimace tragique. Alors seulement il leva tout à fait les yeux. Et du premier regard, avant même qu’il eût formé aucune pensée, ainsi qu’on sort d’un rêve, il reconnut l’énormité de sa faute, et qu’il s’était une deuxième fois livré en vain, livré pour rien à Chantal comme jadis à Chevance, dans un de ces horribles accès de fureur glacée dont sa volonté saisissait toujours trop tard le péril.
Avec une lucidité décuplée par la honte, Cénabre lisait maintenant sur le visage de Mlle de Clergerie, dans leur succession foudroyante, chacune des images impitoyables qui venaient de déchirer tour à tour ce cœur enfantin. C’était comme s’il eût feuilleté rapidement, rageusement, les pages d’un livre, ou plutôt les feuillets d’un dossier, jusqu’à la dernière, celle où s’écrit le jugement sans appel. Car la curiosité de l’abbé Cénabre n’est pas de celles que l’angoisse même pourrait rassasier, et elle survit à tout.
Soudain pourtant cette curiosité fut déçue, demeura sans objet. La mince petite figure contractée de Chantal n’exprima plus qu’une résignation si humble, si mystérieuse qu’il en sentit comme une espèce de terreur. La parole qu’il allait prononcer sécha instantanément sur ses lèvres.
– Je vous demande pardon, disait Mlle de Clergerie ; il est faux que l’abbé Chevance m’ait parlé de vous ; il est mort sans volontés dernières ni confidences, vous savez ? très petitement, très petitement, comme on voudrait vivre… Mais j’aurais dû comprendre plus tôt… j’aurais… je…
Elle se tut.
– C’est bien, reprit rudement Cénabre, ne revenons pas là-dessus ; ce qui est fait est fait.
– Non, dit-elle. J’ai encore une grâce à demander. Croyez qu’il est dur pour moi de penser que ce… cela… ce que vous appeliez un secret enfin, vous a été en quelque sorte arraché par surprise… dérobé. Oui, dérobé. Je voudrais maintenant…
– Vous voulez que je le donne ? Hé bien, prenez-le, fit le prêtre. Il est à vous. De toutes les créatures que je connaisse, il n’en est pas d’autre à qui je le puisse remettre si librement. Vous ne m’avez donc rien dérobé. Soyez en paix.
Il la regardait de haut en bas, avec une sorte de pitié farouche.
– Qu’allez-vous en faire ? reprit-il ; ce n’est rien. Ou plutôt, il y a un instant, ce n’était rien encore qu’un secret bien ordinaire. Que va-t-il devenir entre vos mains ? Ce que vous touchez se transforme aussitôt en quelque chose qui vous ressemble, merveilleusement habile à vous torturer.
– Moi ? fit-elle. Pouvez-vous le croire ? Ce que je touche se détruit, tombe en poussière. Vous disiez tout à l’heure une parole si juste, si vraie ! Plus qu’à personne, c’est à moi que Dieu manque. Hélas ! on ne me connaît pas bien ! J’appelais Dieu, voyez-vous, je l’attendais, je ne l’ai pas assez cherché ; je ne m’étais pas encore jetée en avant. Et maintenant je serais sans doute plus pauvre, beaucoup plus pauvre que vous, si vous ne m’aviez donné miraculeusement cette… cette chose à garder.
Elle gagna lentement la fenêtre, l’ouvrit toute grande, respira l’air brûlant et revint vers lui, du même pas, en souriant.
– Quel été, dit-elle, n’est-ce pas ? On finit par regarder la lumière avec rancune, comme une ennemie. L’hiver n’en paraîtra que plus noir.
– C’est ainsi, répondit-il avec autant de calme. Nous haïssons la nuit, et le jour n’est pas moins dur à surmonter.
Elle rougit.
– Je m’en vais descendre avec vous, reprit-elle après un silence. Réflexion faite, il est préférable que je parle à papa aujourd’hui même. Cette histoire de M. La Pérouse est si ridicule ! Voyons, rendez-moi justice : je ne puis être responsable de tout ce qui se passe ici ? Est-ce qu’ils ne feraient pas les mêmes sottises sans moi ?
Ils avaient quitté la chambre, et traversaient ensemble la galerie aux volets clos. Elle le précédait de son pas tranquille, à peine hésitant, sur le parquet ciré. Et comme ils allaient atteindre l’escalier, elle s’arrêta brusquement au seuil, lui fit face. Il vit en un éclair son visage décomposé, l’effrayante contraction de ses traits, et s’avança pour la soutenir. Mais à peine eut-elle vu, posée sur sa poitrine, cette main sacrée, qu’elle poussa une sorte de gémissement lugubre, s’arracha de ses bras, et, tournant sur elle-même, alla tomber sans bruit dans l’angle du mur.
Une minute, une longue minute, il hésita, fit à deux reprises un pas vers la porte, prêta l’oreille. Puis prenant parti tout à coup, il enleva sans aucun effort le corps léger, regagna la chambre, l’étendit sur le lit, écouta un moment le cœur battre. Mlle de Clergerie ouvrit les yeux.
– Ne bougez pas, dit-il à voix basse. Ce n’est qu’une syncope très légère. Désirez-vous que j’appelle ou non ?
Elle fit signe que non et, comme elle tournait la tête, il écarta vivement sa main droite qu’il avait appuyée sur l’oreiller. Mais elle la retint au passage, et, l’amenant jusqu’à ses lèvres, la baisa.
– J’ai vu Chantal, dit M. de Clergerie. Elle n’a pas voulu descendre ce soir. Une bonne nuit arrangera tout.
Les fenêtres de la salle à manger venaient de s’ouvrir sur le vieux parc déjà plein d’ombre. L’herbe épuisée des pelouses, marquée çà et là de taches rousses que la nuit recouvrait d’une encre aubergine, avait l’air, vaguement cernée par le gravier livide des allées, d’un immense étang d’eau morte, perdu dans le brouillard d’automne.
– Cher ami, reprit Clergerie à voix basse lorsque la porte se fut refermée sur Francine, je ne suis pas dupe de votre affectueux mensonge. Il est clair pour moi que votre entretien de ce matin n’a pas été si insignifiant que vous dites. Mais hélas ! c’est l’habitude de ceux qui m’aiment le plus de ne songer d’abord qu’à m’épargner.
– Je n’y ai pas songé cette fois, dit Cénabre. Et à vrai dire, je n’y ai peut-être jamais songé.
M. de Clergerie leva sur son interlocuteur un regard stupéfait.
– Quelle mouche vous pique ! fit-il. Vous avez été le plus sincère et le plus discret des amis – je devrais presque dire le juge et l’arbitre de toute ma vie… Faut-il donc que les caprices… Allez-vous-en, Francine, cria-t-il d’une voix suraiguë au moment où la fille rousse entrouvrait de nouveau la porte. Posez le plateau sur la table. Allez-vous-en ! Je ne prendrai pas de tilleul ce soir.
Elle disparut.
– Pardonnez-moi ce mouvement d’impatience, reprit-il. Cette fille regarde à travers les serrures. Depuis qu’elle m’a dénoncé certaines extravagances de mon chauffeur russe, je rencontre à chaque pas son regard larmoyant, ce sourire d’absurde complicité.
Il pliait et dépliait sa serviette avec une agitation convulsive.
– Répondez-moi quelque chose, je vous en prie : on ne saurait dire à quel point le silence ici, dans cette maison, agace mes nerfs. Me voilà seul, ou presque… Car je n’espère pas vous retenir longtemps. Or, rentrer à Paris, en pleine canicule, serait me tuer. Pourrai-je seulement attendre sans nouvelles crises la fin de cet abominable été ?
– Cher monsieur, dit Cénabre, j’ai moi-même un pressant besoin de repos, de calme. La petite phrase qui tout à l’heure a paru vous déconcerter n’avait aucun sens injurieux. Je n’ai jamais épargné ni ménagé personne, et personne ne m’a ménagé. Croyez bien qu’il me serait indifférent de vous parler de Mlle Chantal avec une franchise entière, mais je crains de vous tourmenter sans profit. Peut-être même avezvous trouvé, il y a un instant, la conclusion naturelle du débat où je refuse de m’engager : « Une bonne nuit arrangera tout. »
Cénabre faisait siffler cruellement chaque mot entre ses dents serrées, tandis que ses longs doigts caressaient la nappe distraitement. Mais M. de Clergerie se révolta.
– Oh ! dit-il avec amertume, pour vous aussi je ne serai donc qu’un père trop insoucieux, trop timide !… Et pourtant que se passe-t-il ? Qu’a-t-on observé de nouveau, d’extraordinaire ? Il me semble que ma fille est aujourd’hui ce qu’elle était cet hiver, un peu moins libre et gaie, peut-être ? mais la ridicule histoire de Fiodor, mon intervention inévitable, mes conseils, l’expérience qu’elle a dû faire ainsi, hélas ! d’une certaine malice que sa pureté ne soupçonnait pas, toutes ces vétilles ensemble font un drame pour jeune personne, un drame blanc. Elle est si pure ! Soyons justes. L’inquiétude dont je parle s’est formée autour d’elle, à son insu. Elle n’a été entretenue que par nous tous.
Cénabre frappa doucement la table de son poing fermé.
–Permettez, fit-il, je ne suis intervenu que sur vos instances. D’autre part, vous vous trompez étrangement lorsque vous me prétendez moi-même inquiet. Inquiet de quoi ?
– Cher ami, nous connaissons votre énergie : toute conjoncture vous laisse maître de votre volonté, de vos nerfs. Ne suis-je pas en droit, ce soir, de prendre au sérieux une espèce d’impatience dont vous avez donné rarement l’exemple. À quoi bon le nier ? Un obscur malentendu nous éloigne les uns des autres. M. Abramovitch a fui le premier, le cher Espelette l’a suivi, La Pérouse change à vue d’œil. Après plusieurs conversations singulières qui m’ont cruellement déchiré, il m’a fait aujourd’hui une scène plus singulière encore.
– M. La Pérouse me semble à demi fou, dit Cénabre en se levant. Que nous importe ?
– Une minute encore, cher vieil ami, supplia Clergerie. Vous ne savez pas tout. Je n’ai pu parler librement, j’attendais une occasion favorable. Si je devais prendre à la lettre certains propos… Bref, La Pérouse m’a fait sur Chantal, sur mes gens, sur Fiodar en particulier, les rapports les plus étranges. Il prétend avoir connu le Russe chez Mme Artiguenave, et le croit capable des actions les plus déshonnêtes ou même d’un crime. Pour un peu, il eût exigé de moi que je congédiasse ce malheureux. Sans doute ai-je eu tort de m’échauffer, mais je suis un vieux libéral, je ne rougis point de mes préjugés, je hais ce qui ressemble à un acte illégal de gouvernement, au fait du prince. D’ailleurs, je ne puis condamner sans l’entendre un ancien serviteur de Mme la baronne de Montanel, et qu’elle a particulièrement recommandé à ma bienveillance. Néanmoins vous avouerai-je que le départ si précipité, pour ne pas dire incorrect de M. La Pérouse, m’a prodigieusement surpris et me laisse dans un grand embarras ? Que dois-je retenir de ses propos incohérents ? Ma fille vous a-t-elle…
Il n’osa poursuivre, conclut d’un geste indécis, détourna vers la fenêtre ouverte un regard tour à tour méfiant, puis éperdu. Le silence était tel qu’il entendait, ou croyait entendre la respiration égale du prêtre, et il écoutait ce râle imperceptible comme l’artificier regarde la mèche allumée, la petite flamme qui sautille entre les cailloux.
– Je ne suis pas loin de trouver ces racontars stupides, dit Cénabre, toujours calme. Et néanmoins vous paraissez bien dangereusement ignorer le caractère et les habitudes de M. La Pérouse. Je le crois assez bon juge en la matière qui nous occupe.
Il tira de sa gorge un petit rire sec. M. de Clergerie sentait littéralement peser sur lui, au niveau de ses tempes, le regard inflexible, où il devinait avec une profonde stupeur, une colère inexplicable.
– Vous pouviez faire l’enquête vous-même, reprit Cénabre, et depuis longtemps. Mais il serait ridicule de penser une seconde que j’ai entretenu votre fille d’une affaire dont le règlement n’appartient qu’à vous.
– Sans doute, sans doute, protesta Clergerie au désespoir. D’ailleurs, ce n’est qu’un rêve, un méchant rêve… Les psychiatres sont étonnants ! Ils sacrifieraient à leurs hypothèses la réputation de n’importe qui… (son visage anxieux s’éclaira tout à coup d’un sourire absurde). Hélas ! les historiens eux-mêmes… Il est vrai que nous faisons rarement tort aux vivants, les morts suffisent à nos travaux. Cher ami, j’ai pris ce soir, avant dîner, une résolution dont vous approuverez, je pense, le caractère de fermeté, d’énergie…
Il posa les deux coudes sur la table, le menton entre ses mains tremblantes et reprit :
– Mme de Montanel traversera demain Paris, venant de la Bourboule. Elle regagne son château de Lérinville, où il serait peu convenable que j’allasse me présenter, puisque cette propriété sera, dans quelques mois ou quelques semaines, notre habitation commune. Mais j’ai résolu d’arrêter, pour ainsi dire, ma fiancée au passage. Je la verrai probablement chez Mme Marais-Courtin. Voilà pourquoi, cher ami, j’ai décidé d’emprunter le train de 11 h 09, cette nuit même. Je serai de retour la nuit suivante. Ainsi mon absence sera très courte. Dieu veuille que ces quelques heures me suffisent pour convaincre Mme de Montanel de la nécessité où je me trouve d’avancer coûte que coûte la date de notre union ! La présence ici d’une femme intelligente, sa mesure, son tact, une expérience exceptionnelle du cœur des jeunes filles qu’elle a prouvée par des travaux délicieux, son charme enfin arrangerait tout… Cher ami, la malveillance m’accusera sans doute, une fois de plus, de fuir les responsabilités du père, mais j’ai jadis accepté celles de l’époux, et je ne puis risquer de voir reparaître les déplorables malentendus qui ont gâté la paix de mon premier ménage, assombri les derniers jours de Mme de Clergerie, et détruit ma pauvre santé.
Tandis qu’il parlait, Cénabre s’était avancé vers la porte, à petits pas. Il se retourna brusquement, comme s’il allait mettre fin moins au stupide monologue de son hôte qu’à un débat intérieur dont il savait seul le secret. Une espèce de lueur douce traînait dans son regard, et le malheureux Clergerie, à bout de forces, y crut voir un présage sinistre.
– Dois-je partir ? demanda-t-il d’une voix sans timbre. En raison de… des circonstances exceptionnelles, m’excuserez-vous de vous laisser seul un jour ? J’avoue que la disparition inattendue de La Pérouse a ébranlé cruellement mes nerfs. Quoi que je fasse, je ne puis m’empêcher de tenir ma fille pour responsable d’un… d’un incident oui va… qui risque de compromettre le succès d’un traitement commencé depuis deux mois, et jamais interrompu. Car enfin, tout de même, cela compte !
– Cela compte, en effet, dit Cénabre. Partez donc. Peut-être réussirez-vous la seule entreprise qui vous tienne vraiment au cœur, bien que vous négligiez d’en parler ? Peut-être ramènerez-vous La Pérouse ? Hélas ! je ne saurais blâmer l’attachement d’un malade à son médecin ; j’ai connu jadis quelque chose d’assez semblable, et les liens noués par l’espérance sont les plus durs à briser… Hé bien ! ne les brisez pas, voilà tout.
Il se mit à rire, comme il avait ri la nuit d’hiver, l’affreuse nuit du dernier hiver… Mais cette fois, il appuyait solidement sur ses lèvres son poing fermé, en sorte que M. de Clergerie n’entendit qu’un ricanement bizarre qui d’ailleurs offensa cruellement sa fierté.
– Vous vous trompez, fit-il. À quoi bon me justifier ? Un proche avenir s’en chargera, et je vous connais assez pour ne pas mettre en doute les intentions amicales de votre apparente sévérité. Peut-être avez-vous raison ? Peut-être La Pérouse a-t-il pris sur moi trop d’empire ? La faute en est aux miens, à vous tous. Un nerveux gouverne si mal sa vie ! À l’homme simple et fort que vous êtes, mes hésitations, mon scrupule, ma perpétuelle inquiétude doit inspirer moins d’intérêt que de pitié. Mais enfin ! Un mot me rendrait la paix. S’il est vrai que mes craintes sont vaines, que puis-je faire pour les surmonter ?
– Vaines ? répliqua Cénabre. Non. Je les crois seulement inutiles, non pas vaines.
Il s’approcha de Clergerie, lui toucha doucement l’épaule.
– Permettez-moi encore d’ajouter ceci : votre fille ne sait peut-être pas où elle va, mais elle y va… Et où elle va, vous irez. Nous en sommes tous à ce moment décisif où chacun se tire d’affaire, selon sa chance et ses forces.
Sur ces étonnantes paroles, il sortit, laissant M. de Clergerie béat.
…………………
Les avait-il réellement prononcées, ou n’étaient-elles qu’un murmure au-dedans de lui, aussi vague, aussi trompeur que ces images mystérieuses qui sans cesse, au cours de ce paisible entretien, s’étaient merveilleusement substituées à la vision du réel, à moins qu’elles ne le recouvrissent, ainsi qu’une buée translucide, pour en effacer insidieusement les reliefs et les contours, et transformer peu à peu cette salle campagnarde, si nette et si tranquille, en un petit univers instable, aux plans superposés, tels les feuillets d’une ardoise. Car tandis que par une douloureuse tension de tout l’être, il opposait au petit homme, de plus en plus inquiet, une contenance ferme et même impérieuse, l’abbé Cénabre avait senti plus cruellement que jamais son impuissance chaque jour grandissante à se dégager entièrement de sa monotone rêverie, comme s’il eût été condamné à poursuivre, de gré ou de force, avec lui-même, une discussion désormais inutile, cent fois interrompue, cent fois reprise. Depuis longtemps d’ailleurs, il connaissait d’expérience cette difficulté singulière à suivre le rythme de la vie d’autrui, retardant toujours sur le geste fait, la parole dite, traînant derrière lui un fardeau invisible, un poids mort, l’obsession d’un acte inachevé – lequel ? Par un prodige de volonté, il croyait parfois rattraper ce retard étrange, retrouver l’équilibre perdu. Vain espoir ! La solitude même ne dissipait qu’un temps ce malaise fondamental, ou du moins il en gardait la conscience obscure, souhaitait de nouveau la présence d’autres êtres, dans l’illusion du joueur qui s’entête, refuse de s’avouer vaincu. Quelques heures plus tôt, tandis qu’il s’appliquait de toutes ses forces à retenir devant Mlle Chantal les paroles dangereuses, équivoques, capables de le trahir, il semblait qu’elles sortissent d’elles-mêmes, vinssent d’elles-mêmes se ranger en ordre, pareilles à des soldats disciplinés. Et c’était justement celles que l’instant d’avant il avait essayé, sans y réussir, de formuler pour lui seul, pour son propre soulagement, sa délivrance. De même le suprême avertissement qu’il venait de donner à M. de Clergerie était venu comme à son insu ; il ne l’avait distingué que trop tard des paroles banales ou prudentes. À présent, il doutait presque de l’avoir prononcé. Il se le redisait, à voix basse, tout en grimpant l’escalier jusqu’à sa chambre ; il le répétait encore, penché sur l’appui de la fenêtre, au-dessus du parc frémissant…
Quelle nuit ! L’odeur des écorces et des résines surchauffées, l’odeur des arbres centenaires, vigoureux et musqués comme des bêtes, avait détruit tous les parfums plus fragiles composés par la délicate alchimie du jour, et flottait seule à présent, dans l’ombre complice, s’y déroulait lentement, pesamment, ainsi qu’un épais brouillard, qui avait la tiédeur des choses vivantes, laissait sous la langue un goût de sueur ou de sang… « Quelle absurde impatience me pousse à risquer sans cesse par ennui, par bravade, pour je ne sais quelle revanche, un repos si chèrement conquis ? pensait Cénabre. Vais-je recommencer les sottises de cet hiver ? Ne puis-je donc vivre comme tout le monde ? Qui m’en empêche ? Quelle folie ! »
Une fois de plus, mais avec une attention languissante, il refit les étapes franchies, et une fois de plus encore la vulgarité, l’insignifiance des épisodes le révolta jusqu’à l’écœurement. Il avait beau faire, il ne trouvait dans ce passé tranquille, régulier, d’écrivain, de savant, d’érudit laborieux, rien qui justifiât une fatigue profonde, essentielle, un épuisement si grave qu’il semblait compromettre irréparablement non seulement l’équilibre moral dont il était jadis trop fier, mais la liberté même de son esprit, ses facultés. Enfant taciturne, honteux de sa naissance et de sa pauvreté, déjà résolu à l’emporter sur des rivaux plus heureux par ses mérites solides, le sérieux précoce, l’opiniâtreté du petit paysan, puis un peu plus tard élève assidu, séminariste exact, prêtre en apparence irréprochable, il semblait n’avoir connu d’autres passions que l’austère ambition de l’homme d’études. Les seules joies vraiment fécondes qu’il eût jamais tirées de la croyance étaient justement celles d’une curiosité tournée tout entière vers le problème de cette vie surnaturelle dont il ne songeait pas plus aujourd’hui que jadis à nier la réalité. Oui, aujourd’hui comme jadis les thèses du rationalisme, les ridicules et prétentieuses rêveries de la psychophysiologie, ou pis encore de la psychiatrie à la mode, l’exaspéraient par leur grossièreté, leur misère. L’unique problème qui l’intéressât restait donc posé, le resterait toujours ; il ne dépendait que de lui de poursuivre des années et des années encore, jusqu’à la fin, les recherches et les observations qui l’avaient rendu célèbre. La contrainte même d’une autorité soupçonneuse, la nécessité de composer habilement avec elle, d’échapper aux pièges qu’elle tend, le préservait merveilleusement de tout parti pris doctrinal, n’avait réussi qu’à discipliner et assouplir un génie parfois un peu rude. Que désirait-il encore ? À aucun moment, il n’avait connu le grand déchirement d’une brusque rupture avec le passé, c’est-à-dire avec soi-même. La foi, qui n’avait jamais été en lui qu’une habitude, d’ailleurs profonde, s’était évanouie doucement, et lorsqu’il avait eu le mouvement de recul inévitable, un dernier sursaut, il était engagé déjà trop avant dans le doute, ou l’indifférence, il s’était senti couler comme une pierre, en fermant les yeux. N’eût-il pas dépendu que de lui de reprendre silencieusement sa place, l’épreuve passée ? Oui, sans doute. Mais il s’était livré à Chevance.
C’était sa première faute, ou plutôt sa faute unique. L’écart imperceptible, hors de la route si soigneusement repérée, avait faussé depuis tous ses calculs. Pourquoi ? Qui pourrait le dire ? Car il n’eût voulu voir, il n’eût désiré de toutes ses forces ne voir dans cette démarche insensée qu’une imprudence vénielle. Oui, ce n’avait été qu’un cri d’angoisse, l’appel involontaire arraché à un homme moins par terreur que par surprise et qu’une autre oreille avait entendu par hasard. Ce qu’il ne pouvait avouer, en effet, sans compromettre l’espèce de paix si chèrement reconquise, si fragile, c’était que par ce seul cri dans la nuit, il avait fait bien plus que donner son secret à un vieux prêtre indigent, il s’était découvert à soi-même, il avait connu une fois, rien qu’une fois, l’accent profond de sa nature, la plainte de ses entrailles que la prodigieuse adresse de son mensonge n’avait pu réussir à étouffer. Il croyait ne penser qu’à Chevance. Avec une attention maladive, un soin puéril, il se retraçait chaque détail de la scène, ainsi qu’un auteur difficile remet vingt fois sur le métier un dialogue important, mais il n’y faisait paraître qu’un seul acteur. Le seul Chevance allait, venait, parlait, pleurait, dans un monologue pathétique. L’autre présence restait muette. Non par calcul sans doute, mais par un curieux instinct de défense, il refusait le risque de pousser de nouveau un tel cri, même en songe.
À présent, à cette heure, le souvenir du dernier entretien avec Mile de Clergerie entrait lentement dans sa mémoire, à la même place douloureuse, et son angoisse familière s’en trouvait si bizarrement accrue qu’il la reconnaissait à peine. Avec ce nouvel aveu, il semblait qu’il eût laissé échapper une part plus précieuse de son être, un sang plus chaud, plus riche. À la lettre, il ressentait l’épuisement lucide, la sensation de faiblesse lumineuse, éblouissante, qui suit les grandes pertes de substance. Et en même temps les images à peine délirantes, à mi-chemin du délire et du rêve, qui étaient comme les fantômes de ses propres méditations, reprenaient sous ses yeux leur ronde étrange et transparente, leur morne glissement silencieux. Il ne délirait pas. Il déplorait seulement depuis des semaines l’extraordinaire sensibilité d’un cerveau surmené dont les constructions abstraites finissaient par avoir quelque chose du relief et du mouvement de la vie. Un moment il réussit à s’éloigner de la fenêtre, se jeta sur son lit, ferma les yeux. Mais la tête au creux de l’oreiller, ruisselant de sueur, il n’y put tenir, et revint s’accouder sur la barre d’appui, en frissonnant.
Quelle nuit !… La haute cime des pins ne se distinguait plus qu’à peine de l’écran ténébreux où une seule étoile n’en finissait pas de mourir. Tout ce qu’un soleil terrible avait pu pomper en douze heures d’une lutte implacable au flanc aride de la terre venait de monter lentement, aspiré par le crépuscule, formait à mille pieds au-dessus du sol un nuage invisible, dont le regard découvrait pourtant à la longue, vers l’ouest, la frange encore cuivrée par le couchant. Sur la main de Cénabre, une goutte de pluie tomba, chaude, pesante, parfumée comme une goutte de nard, et qui était l’essence même du jour évanoui.
En se penchant un peu, il pouvait voir la fenêtre encore éclairée du bureau de Clergerie, et tout à coup il reconnut le grincement du gravier sous les semelles, le pas à la fois vif et incertain, saccadé du petit homme, sa toux nerveuse. Une porte s’ouvrit, le moteur de l’automobile ronfla, puis se tut, ronfla de nouveau, après un gémissement humain qui ébranla la nuit jusqu’en ses profondeurs. Et presque en même temps le double pinceau des phares s’élança, rejaillit vers le ciel, hésita une seconde, puis les deux immenses antennes, tournant majestueusement sur elles-mêmes, plongèrent brusquement, disparurent.
Pourquoi l’abbé Cénabre fit-il mentalement ce calcul ? Il n’eût su le dire. Et d’ailleurs il n’attachait aucune espèce d’importance à ces chiffres, ils se présentaient d’eux-mêmes. Il calcula que la gare n’étant éloignée que de huit cents mètres à peine, l’auto de Fiodor serait de retour avant cinq minutes. Il tira sa montre. Et à la cinquième minute en effet la lumière errante, comme fidèle au rendez-vous mystérieux, surgit au haut de la côte, tandis que les peupliers de l’avenue, s’allumant tous ensemble apparurent blêmes et frissonnants, sur un fond de velours noir… « Me voilà débarrassé de ce sot pour un jour ! » dit Cénabre à voix basse. Et il crut en éprouver un soulagement inexprimable.
C’est alors, c’est à cette minute même d’oubli, de rémission, comme il refermait sa fenêtre pour mieux jouir du sentiment retrouvé de sa solitude, que la chose étrange commença de le travailler, ébranla doucement chacun de ses nerfs, courut le long de la moelle, insidieusement, puis se mit à briller dans sa pensée, d’un éclat fixe, insupportable. Pour effacer, pour écraser ce point fulgurant, il ne put même pas retenir un geste imbécile : il porta vivement la main à son front, il le serra entre ses larges paumes. D’ailleurs, ce premier mouvement de surprise dura le temps d’un éclair : le choc avait été trop dur, trop imprévu, pour que l’énergie de l’homme indomptable n’y répondît aussitôt de toute sa puissance. Et en pleine déroute de ses facultés inférieures, le rappel impérieux de la raison parvint jusqu’au cerveau, suspendit l’instant fatal. « Une crise analogue à celle de cet hiver, pense-t-il. Est-ce que je deviens fou ? »
Il courut à la fenêtre, l’ouvrit de nouveau, plongea son regard dans la nuit. À peine résista-t-il à la tentation de s’y jeter, d’y tomber les bras étendus, de s’y perdre enfin, avec son haïssable secret. Et, néanmoins, ce n’était pas ainsi qu’il avait désiré mourir jadis, quand il appuyait froidement, fermement, le canon de l’arme sur sa face. La chair seule, cette fois, appelait le néant comme un repos, ou même n’appelait rien : elle fuyait. Il fuyait. Il fuyait devant un péril inconnu, dont la cause n’était pas en lui. Ou, pour mieux dire, il échappait.
Maintenant, les poings crispés à la barre de bois, il la secouait à petits coups, sournoisement, comme s’il eût voulu l’arracher de son scellement. Cette dépense grossière de force l’apaisa. Tout tremblant encore de l’effroyable assaut, le regard exténué, la bouche amère, il reprenait possession, une à une, des idées et des images que la soudaine explosion de terreur avait éparpillées ainsi que des feuilles mortes : il essayait de raisonner avec ces pauvres débris sauvés du désastre, ainsi qu’un navire englouti à demi utilise ses derniers foyers.
« Que s’est-il donc passé ? bégayait-il. Rien. Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne pensais même à rien. Cela m’a comme frappé dans le dos. » Et, en effet, il avait dû réprimer le geste de se retourner, de faire face. Si désireux qu’il fût de ne voir dans cette crise subite qu’une rechute peut-être atténuée de la première, il ne pouvait néanmoins s’y tromper plus longtemps. L’angoisse n’était pas, cette fois, montée lentement de lui-même, au terme d’une interminable rumination, d’un examen périlleux poussé jusqu’à la partie vive de l’âme : le coup avait été porté du dehors… Oui, hors de lui, hors de son pouvoir, un événement venait de naître – qu’il ne connaissait point, qu’il ne connaîtrait peut-être jamais –, aussi réel pourtant, aussi sûr qu’aucun de ceux qu’il avait vus de ses yeux. Lequel ?
Car il avait beau promener son regard sur les humbles témoins de sa singulière aventure, la cretonne fleurie des murailles, le lit massif, il n’y découvrait aucun des fantômes dont il eût souhaité la présence, car l’orgueil vient à bout des fantômes ou du moins les peut défier en face. Au lieu que grandissait en lui une certitude, une évidence mille fois plus absurde que n’importe quel fantôme et qui humiliait bien autrement son orgueil. Il semblait que tout contrôle lui fût retiré de sa propre conscience, qu’il ne fût plus désormais le maître d’aucun de ces secrets que le plus grossier des hommes sait encore défendre contre la curiosité d’autrui. Nulle preuve ne lui était naturellement donnée de cette évidence. Cependant, il ne pouvait la mettre en doute : elle éclatait d’une lueur furieuse. Et c’est bien lueur qu’il faut dire, puisque cette parfaite dépossession avait eu, dès le premier choc, son signe physique, contre lequel la raison ne se révoltait même plus, qu’elle acceptait du moins avec une espèce de résignation désespérée : un flot de lumière était entré en lui, et il serrait les paupières pour n’en pas voir le rayonnement sur ses mains pâles.
À cette minute, tout autre que l’abbé Cénabre eût appelé la folie comme un secours, ou bien fût tombé à genoux. Mais sa puissante nature refusa encore de se rendre, ou peut-être il n’y songea même point. Il ne pensa qu’à se délivrer lui-même, par ses propres moyens, c’est-à-dire à entrer volontairement, résolument, dans cette lugubre partie dont il était sans doute l’enjeu. Trop familier, depuis tant d’années, de cette vie secrète, impénétrable, où son étrange génie s’était dépensé à animer les personnages de son rêve, ses saints et ses saintes, il était d’ailleurs bien au-dessus des surprises ou des terreurs d’un spectateur non initié. L’image de Mile de Clergerie, ses dernières paroles, l’humble baiser de sa bouche, ce triple souvenir n’avait cessé un moment de flotter au-dessus de ces apparences extravagantes, et il était désormais sûr que c’était là, et non ailleurs, à ce même point de son cerveau déjà blessé, qu’avait éclaté l’embrasement. « Singulière petite fille, pensait-il, je la reverrai demain. Je saurai… J’expliquerai… J’expli… »
Tout murmurant, il jeta son manteau sur ses épaules, s’engagea dans l’escalier, chercha posément la rampe, à tâtons, descendit les marches de son pas lourd. Encore à tâtons, il fit tomber la barre de la porte d’entrée, poussa machinalement les verrous, sentit grincer le sable sous ses semelles, entra dans la nuit, haute silhouette toujours magnifique de calme, d’équilibre, et déjà pourtant vidée de sa force, prête pour le désespoir ou pour le pardon. Ce qu’il gardait d’énergie et d’orgueil, sa suprême réserve, il la prodiguait, la jetait comme à pleines mains, avec une indifférence magnifique, pour tenir debout une heure, deux heures, la nuit entière, décidé à user le temps, minute par minute, jusqu’à l’aube. Car il ne pouvait désormais supporter l’idée de rentrer dans sa chambre, d’y reprendre la lutte silencieuse, écœurante. Cela sera fini demain, pensait-il. D’ici là j’userai mes nerfs… » Demain !
Il allait droit devant lui, en aveugle, seulement guidé par le reflet pâle du mur des communs récemment blanchi à la chaux, ses deux mains posées à plat sur la poitrine, pareil à un blessé qui tourne le dos à son assassin, et fait quelques pas, tout droit, l’air béant, avec un poignard dans le cœur. Heurtant la bordure d’un massif il chancela, tomba sur les genoux, reprit sa route sans rien sentir, tout absorbe dans sa pensée, qui était à peine une pensée, comme un cadavre n’est pas tout à fait un objet, mais non plus un être, image unique, hors du mouvement de la vie. Et, cependant, il eût cru volontiers que cette application de l’esprit annonçait plutôt sa délivrance, car il sentait se desserrer un peu son mensonge ; il échappait en quelque mesure, par une espèce d’immobilité intérieure, à l’effroyable contrainte subie patiemment, héroïquement, depuis des mois. L’événement mystérieux, mais certain, dont le pressentiment venait de l’atteindre, sans qu’il sût encore rien de lui, n’en était pas moins de ceux qui rompent l’équilibre du malheur, ne peuvent être qu’heureux, même s’ils consomment une ruine dont l’attente est devenue peu à peu intolérable.
Comme un moribond qui a une fois senti au creux de sa poitrine, contre son cœur, le premier frisson de l’agonie qui s’annonce, en désire le retour sans se douter que le temps d’un clin d’œil, d’un geste irréparable, il vient de s’ouvrir à la mort, le misérable prêtre à bout de forces ne se défendait plus, s’abandonnait épuisé par cinq mois d’une lutte dont il ne soupçonnait pas qu’elle n’était qu’un défi risible à sa propre nature, une gageure inutile depuis que le premier coup avait été porté dans l’édifice de son imposture, quand il avait laissé échapper son secret. Car l’hypocrisie n’est qu’un vice pareil aux autres, faiblesse et force, instinct et calcul, à quoi l’on peut faire sa part. Au lieu qu’un mensonge si total, qui informe chacun de nos actes, pour être supporté jusqu’à la fin doit embrasser étroitement la vie, épouser son rythme. Que s’insinue entre nous et lui le plus léger désaccord, et déjà l’attention s’éveille, la volonté se raidit, la conscience braque au point sensible son regard fixe. Quelle volonté soutiendrait longtemps un tel effort ? Celle de l’abbé Cénabre venait de se briser, et il ne s’en doutait pas. Il ne s’en doutait pas parce que cette volonté magnifique cédait trop tard, après avoir usé la résistance d’un cerveau déjà touché d’une tare ancienne. Et croyant sentir s’alléger peu à peu son insupportable fardeau, c’était lui qui ouvrait les mains, s’enfonçait.
D’ailleurs il n’eût pas commis cette fois l’imprudence d’appeler à l’aide, il ne désirait la présence de personne. Le brusque sentiment de solitude qui l’avait saisi jadis lorsque le nom de Dieu était venu de lui-même sur ses lèvres, et qui n’avait fait depuis que s’accroître, s’était évanoui peu à peu au long des dernières semaines. Le cercle se trouvait trop étroitement fermé autour du prêtre impitoyable pour qu’il eût désormais à chercher sa route. Mais il ne s’en souciait pas. Son aveuglement était celui d’un homme hors de péril, déjà perdu. Quelques semaines plus tôt, pendant une promenade au bord de la mer, entre Ollioules et Toulon, il avait dit à un médecin de village, rencontré par hasard à l’auberge, et qui l’écoutait sans comprendre, une parole horrible qui fut répétée depuis au P. Domange : « Il est certaines conjonctures où l’homme ne sent plus Dieu que comme un obstacle, une dernière épreuve à surmonter. »
À ce moment, c’était bien contre un tel obstacle qu’il marchait, les yeux mi-clos pour tâcher d’oublier l’espèce de lueur vague qu’il avait cru voir sortir un moment plus tôt de ses mains tremblantes, comme s’il en eût été intérieurement saturé, au point qu’elle débordât de lui. D’où venait-elle ? Comment était-elle entrée dans sa poitrine ? Par quelle brèche ? Sans doute, si terriblement que chancelât sa raison, il n’était pas encore dupe d’une hallucination si grossière. Mais il ne pouvait néanmoins la rejeter entièrement parce que l’angoisse qu’il en éprouvait s’accordait à merveille avec cette certitude nouvelle, imprévue, d’être désormais percé à jour, incapable de retenir aucun mensonge, livré sans défense à ce qu’il avait craint toute sa vie plus qu’aucun péril : la curiosité d’autrui, la cruauté du jugement humain. Et moins pour échapper à la clarté mystérieuse que dans l’humble espoir de retrouver peut-être le secret si brutalement perdu, la sécurité de son mensonge, il tournait le dos à la haute maison dont la muraille luisait vaguement dans l’ombre et s’avançait d’instinct du côté de la nuit. Soudain, tournant autour d’un massif d’ifs, il heurta de la poitrine un corps vivant, et la surprise lui arracha non pas un cri (car il en était à ce point de l’hémorragie nerveuse où le corps exténué ne saurait plus réagir à la crainte) mais un gémissement lugubre.
– Monsieur l’abbé m’a fait peur, dit la cuisinière Fernande à voix basse. Monsieur l’abbé ne m’avait donc pas vue ? Vous veniez droit sur moi, ajouta-t-elle aussitôt avec un accent de dépit, je pensais réellement que vous m’aviez vue ? La nuit n’est déjà pas si noire, la lune se lèvera d’ici dix minutes.
Cénabre distinguait mal le visage tourné vers lui, mais il y lisait cependant une sorte d’impatience et de terreur qui réveilla un moment son attention défaillante.
– Que me voulez-vous ? fit-il rudement. Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? Elle le repoussa doucement de la main et il sentit que la grosse femme tremblait.
– Le bon Dieu vous envoie, dit-elle simplement. Je vais vous dire… Et puis, non, tenez ! c’est trop long, il faut maintenant que vous me croyiez sur parole… Voilà Monsieur parti ; est-ce qu’une pauvre femme comme moi devrait se mêler d’histoires pareilles ! Mais la satanée maison est devenue pis qu’un nid à rats, monsieur… Hé bien, aussi vrai que le bon Dieu m’entend, il y avait un homme dans la chambre de Mademoiselle, je l’ai vu !
– Et c’est pour ça que vous m’arrêtez ? dit Cénabre avec dégoût. L’orage vous a donné sur les nerfs, ma pauvre femme. Allez vous coucher.
– Me coucher ? riposta-t-elle en ricanant. C’est bien vite dit ! Je l’ai fait plus d’une fois, moi qui vous parle, alors que j’aurais dû ouvrir les yeux et les oreilles. Si je me trompe aujourd’hui, tant pis pour moi, je sais que je n’oserai plus seulement vous regarder en face. Oui, monsieur, vous aurez le droit de me tenir en mépris ! À présent, pensez ce que vous voudrez, mais ne me laissez pas aller seule là-haut ; j’ai déjà essayé vingt fois, je n’oserai jamais. Qu’est-ce que cela vous fait ! Rien que dans l’escalier, monsieur ! Vous resterez dans l’escalier, vous écouterez si j’appelle.
– Lâchez-moi ! commanda Cénabre d’un accent déjà étrangement vibrant. Pour m’effrayer, ma fille, vous choisissez mal votre temps : j’ai ce soir un autre fardeau à porter.
Perçut-elle la déviation pourtant presque insensible de la voix sur les dernières syllabes de ces mots, d’ailleurs obscurs ? Avant de répondre elle approcha son visage de celui du prêtre, et l’interrogea du regard, silencieusement.
– Hé bien, fit-elle, ce n’est pas le moment de perdre la tête, non, je ne m’affole pas pour des bêtises. Le chauffeur était ivre, monsieur, ivre à froid… Sa saleté d’éther lui sortait par les yeux, vous auriez dit un vrai démon. Il a battu Francine, je l’ai trouvée à plat ventre sur le lit ; pauvre imbécile, elle crachait le sang à pleine bouche… Attention à Mademoiselle ! » qu’elle m’a dit, la malheureuse ! On l’écraserait pour en tirer autre chose ; elle ne vendra pas son mignon. Alors la voiture du patron rentrée, j’ai cherché le Russe partout, bernique ! On croirait qu’il passe par le trou des serrures, l’animal ! Je pensais : « Puisque je n’ai pas perdu de vue l’escalier, faut donc qu’il soit resté dehors, à la fraîche. » Seulement, voilà ! On peut gagner l’étage parle petit grenier, rien qu’en enjambant la fenêtre… Oh ! monsieur ! quand je vous ai rencontré, la minute d’avant, j’ai… j’ai…
– Je vous accompagne, dit Cénabre tout à coup d’une voix douce. Marchez lentement. Il est très possible que cela ne soit qu’un rêve ; je dois ménager mes forces.
Il soupira profondément, puis la suivit de son pas toujours mesuré, toujours calme. Mais au pied des marches, Fernande n’y put tenir, grimpa l’escalier quatre à quatre. Elle entendit un moment le souffle court du prêtre, une espèce de plainte enfantine, puis plus rien. Et d’ailleurs, juste à cette seconde, elle poussait la porte, entrait dans la chambre d’un trait. La lumière jaillit, et en même temps son cri :
– Monsieur ! monsieur ! Ils sont là tous deux. Ils sont là !
Elle courut jusqu’à la rampe, s’y pencha encore éblouie, incapable de rien distinguer dans ce gouffre noir.
– Monsieur… Monsieur… il faut que vous m’aidiez, il ne faut pas qu’on vienne avant… Que nous la remettions au moins sur son lit !… Mademoiselle est morte. Un silence. Puis la voix monta de l’ombre, méconnaissable.
– Tâchez d’abord de vous calmer. Que voulez-vous dire ? Votre voix résonne horriblement, je vous entends mal.
Elle descendit quelques marches, ayant d’un geste instinctif repoussé doucement la porte, comme pour renfermer la lumière avec les deux morts. L’obscurité parut de nouveau si profonde que la grosse femme ne se dirigeait qu’avec peine, étourdie par le brusque détour de la rampe, s’appuyant de tout son poids contre le mur. Deux marches… trois marches… cinq marches… Et soudain elle sentit sur sa joue le souffle brûlant de l’abbé Cénabre.
– Êtes-vous aveugle ? fit-il. La nuit n’est cependant pas si noire… Que venezvous de dire là, ma fille ? Perdez-vous le sens ? Mlle de Clergerie morte ! Comment morte ? Qui est-ce qui l’a tuée ?
La cuisinière, comme fascinée par cette voix sortie de l’ombre, immobile, n’osant pas même tourner la tête, recevait chaque parole en pleine face, avec la chaleur de l’haleine.
– Le fou, dit-elle enfin. Oui, monsieur, le Russe… Et il s’est suicidé après, bien sûr. Le voilà maintenant qui barre le seuil avec son grand corps de démon, si mou, si lourd, je n’arriverai jamais à déplacer ça toute seule… Et il a encore sa cochonnerie de revolver entre les doigts, il est encore capable de nuire, la sale bête.
Elle eut un petit gémissement de dégoût, et reprit sur un ton de prière enfantin :
– Non, monsieur, je ne veux pas qu’on le trouve là, c’est impossible, pensez donc ! Si vous ne m’aidez pas, j’emporterai plutôt Mademoiselle, j’aimerais mieux la voir n’importe où, pauvre chérie, elle serait plus à l’aise au coin d’une haie, oui, à même dans l’herbe, comme un oiseau mort. En plus du Russe, voyez-vous, la maison ne lui valait rien, je le sais.
Elle étouffa un sanglot, puis se tut tout à fait, soudain craintive. La nuit où elle enfonçait son visage ruisselant de larmes semblait plus vide que jamais. La respiration même du prêtre était devenue imperceptible. Un moment, elle crut discerner le contour du visage si proche du sien, la mobilité du regard, sa lueur pâle, mais la voix partit d’un autre côté, sur sa gauche. Elle semblait sortir du mur.
– Ayez donc la bonté de me donner la main, dit Cénabre. Je crains de ne pouvoir faire un seul pas.
Elle se sentit saisir le bras avec une force convulsive. Aussitôt il se mit à monter à ses côtés, lentement, pesamment, comme s’il eût repoussé du front, à grand-peine, un poids immense. Et lorsque, la porte ouverte de nouveau, la lumière vint frapper ce visage pétrifié par une anxiété plus qu’humaine, si grande que fût la terreur de la pauvre fille, elle ne retint pas un cri de pitié.
– Mon Dieu ! laissons cela, je m’en tirerai bien moi-même… Aidez-moi seulement à mettre la chérie sur son lit. Seigneur ! sa pauvre petite tête n’est qu’une plaie. Prenez-la sous les bras, monsieur, le cœur me manque aussi ; je n’aurai pas la force toute seule.
– Un instant, permettez…, dit Cénabre avec calme. Oui, patientez encore une minute ou deux. Pour l’instant, je ne puis être encore utile à rien ; je ne vous vois même plus, madame.
À genoux près du misérable corps étendu, la cuisinière essayait de soutenir au creux de son bras replié la nuque fracassée, mais à travers sa stupeur et son désespoir, la voix de Cénabre vint la frapper en pleine poitrine. Elle se leva d’un mouvement instinctif, absurde, comme pour faire face à la douleur souveraine qui venait de parler plus haut que la mort.
À peine le prêtre avait-il, en entrant, debout sur le seuil, embrassé la scène d’un regard, ainsi qu’un homme qui sait ce qu’il cherche, ne se laissera plus détourner. À présent, il examinait le corps étendu de Mlle de Clergerie avec une attention sévère, qui glaça d’abord Fernande. Mais, s’approchant, elle remarqua presque aussitôt, avec son habituel sang-froid, que le regard qu’elle croyait fixe flottait au-dessus de la petite victime, ne s’attachait plus à rien.
Alors la cuisinière haussa les épaules, saisit brutalement Chantal entre ses bras. Lorsqu’il entendit rebondir sur le lit le lamentable fardeau, Cénabre eut une espèce de gémissement sinistre et fit un pas en avant.
– Il le fallait bien, excusez-moi, dit la grosse femme tout honteuse. Même si légère, j’ai eu du mal, j’ai les bras cassés. On voudrait plutôt la porter à genoux, comme un Saint-Sacrement. Et encore, voyez-vous, pauvre chérie, elle est à présent seule entre nous deux ; elle peut être contente. Demain les journaux vont parler, les langues marcher, pouah ! Monsieur, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle a voulu cette mort-là – pas une autre –, celle-là. Elle n’était jamais assez humiliée, elle ne désirait que le mépris, elle aurait vécu dans la poussière. Ce Russe, c’était le plus méchant de nous tous, sûrement. Alors c’est de lui qu’elle aura souhaité recevoir sa fin… Jamais elle n’a raisonné comme vous ou moi, pauvre ange… Et maintenant les gens vont hocher la tête, faire des cancans, on dira qu’elle était folle ou pis… Elle aura tout renoncé, monsieur, je vous dis, même sa mort.
Le prêtre restait debout, sous la lumière dure. Aucune sagesse humaine, ni même le génie de la compassion, n’eût rien trouvé à lire sur les traits immobiles qu’une volonté prodigieuse, à l’agonie, sculptait du dedans, marquait du signe de l’éternel. Une minute, une longue minute, la balance oscilla entre la morte toujours vivante, et ce vivant déjà mort.
– Approchez-vous, madame, dit-il enfin, à voix basse, comme s’il ménageait jusqu’à son souffle.
Il tourna vers elle sa face aveugle, et tout à coup elle crut voir se détendre l’arc de sa bouche, le pli de ses joues s’effacer, le visage entier s’assombrir. Mais il remua ses épaules, ainsi qu’un homme qui reprend son fardeau, et presque aussitôt elle entendit ces paroles surprenantes :
– Madame, êtes-vous en état de réciter le Pater ?
– Oui, monsieur l’abbé, fit-elle humblement. Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom…
Il avait posé sa main sur son bras, elle la sentait peser de plus en plus.
– Répétez, dit-il avec douceur. Je ne peux pas.
– Notre Père, qui êtes aux cieux, commença-t-elle doucement, avec l’accent du pays d’Auge.
– PATER NOSTER, dit Cénabre, d’une voix surhumaine. Et il tomba la face en avant.[4]
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Février 2006
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