Pétrus Borel
« Le Lycanthrope »
CHAMPAVERT
CONTES IMMORAUX
Paris, Eugène Renduel, 1833
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
Fragment de la pièce intitulée HEUR ET MALHEUR
MONSIEUR DE L’ARGENTIÈRE L’Accusateur
JAQUEZ BARRAOU Le charpentier La Havane
DON ANDRÉA VÉSALIUS L’Anatomiste Madrid
THREE FINGERED JACK L’Obi La Jamaïque
I Next night, at the three palm-trees
III Hatsarmaveth, Abraham, Westmacot
I Amour é râsco, rëgardo par ountë s’atâco
II Aco’s la canson dë l’Agnel Blan
V Melh ës nocëiar që ëssër usclat
VIII Bënëzets los maldisors dë vos
CHAMPAVERT Le lycanthrope Paris
À propos de cette édition électronique
C’est toujours un pénible emploi que celui de détrompeur, c’est toujours une pénible corvée que celle de venir enlever au public ses douces erreurs, ses mensonges auxquels il s’est fait, auxquels il a donné sa foi ; rien n’est plus dangereux que de faire un vide dans le cœur de l’homme. Jamais je ne me hasarderai à une aussi scabreuse mission. Croyez, croyez, abusez-vous, soyez abusés !… L’erreur est presque toujours aimable et consolatrice. Malgré tout cet éloignement, ma religieuse sincérité, aujourd’hui, me fait un devoir de démasquer une supercherie, heureusement sans importance, une pseudonymie. De grâce, veuillez bien ne point vous emporter, comme vous le faites de coutume, quand on vient vous dire que la Clotilde de Surville n’a pas été, que son livre est apocryphe ; que la correspondance de Ganganelli et Carlino est apocryphe ; que Joseph Delorme est un pseudographe et sa biographie un mythe. De grâce, de grâce ! je vous en supplie, ne vous emportez point !…
Pétrus Borel s’est tué ce printemps : prions Dieu pour lui, afin que son âme, à laquelle il ne croyait plus, trouve merci devant Dieu qu’il niait, afin que Dieu ne frappe pas l’erreur du même bras que le crime.
Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? c’est ce qu’on ignore entièrement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nom d’un de ses aïeux ? c’est ce qu’on ignore entièrement et que sans doute on ignorera toujours.
Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de ce livre, son vrai nom était Champavert.
Il n’est pas de plus doux plaisir que celui de descendre dans l’intimité d’un être sensible, c’est-à-dire supérieur, qui s’est éteint ; c’est une indiscrétion bien louable que celle de vouloir s’initier au secret de la vie d’un grand artiste ou d’un malheureux. On aime bien l’écrivain qui se complaît à étaler comme des tapisseries l’existence, souvent très occulte, des hommes qui nous sont chers. Quoique celle du jeune et fatal poète qui nous occupe n’excite pas en vous un aussi haut intérêt, je pense cependant que vous ne les auriez pas mal accueillis si j’avais pu déterrer quelques détails et quelques circonstances de cette vie anormale ; mais regrettablement on en sait bien peu de chose. Champavert était peu parleur de lui-même ; il tombait généralement dans le monde comme une apparition, sans antécédents connus, sans avenir présumé.
On a quelques raisons de croire, qu’originaire des Hautes-Alpes, il était né dans l’antique Ségusie, souvent, lui ayant entendu maudire son père, descendu des Montagnes, et nommer avec fierté comme ses compatriotes, Philibert Delorme, Martel-Ange, Servandoni, Audran, Stella, Coisevox, Coustou, Ballanche !… Mais, jeune, il avait laissé sa patrie.
Il montrait au plus vingt à vingt-deux ans à ceux qui l’approchaient, mais ses traits graves, de prime abord, le vieillissaient beaucoup.
Il était assez grand et svelte, peut-être même frêle ; il avait le teint brun, le profil caractéristique, l’œil grand, blanc et noir, et quelque chose dans le regard qui fatiguait lorsqu’il était fixé, comme l’œil convoiteux du serpent qui attire une proie.
Contre l’usage de notre époque, de même que Léonardo da Vinci, contrairement à celui de la sienne, il portait la barbe longue depuis l’âge de dix-sept ans ; jamais les plus instantes prières ne purent le contraindre à l’abattre. En cette étrangeté, il devança de quatre ans les apôtres de Henri Saint-Simon. L’idée la plus juste qu’on puisse en donner, c’est de dire qu’il avait beaucoup de l’aspect de saint Bruno.
Sa voix et ses façons étaient douces, à la grande surprise de ceux qui le voyaient pour la première fois, et qui, par ses écrits, ses poésies, se l’étaient figuré un ogre effroyable. Il était bon, doux, affable, fier, opiniâtre, serviable, bienveillant, son cœur aimant, amoroso con los suyos, divine expression espagnole, n’avait point encore été gâté par l’égoïsme et l’or. Mais quand on le blessait à fond, sa haine devenait, comme son amour, implacable.
Lorsqu’on l’entraînait dans le monde, il y apportait un air de souffrante mélancolie, comme un cerf lancé hors de son hallier.
Quant à des particularités sur son enfance, on ne sait presque rien : on ne sait que ce que lui-même en a voulu dire à ses intimes. La volonté était développée chez lui au plus haut point, hardi, têtu, impérieux, le mépris des usages et coutumes était inné en lui, il ne s’y ploya jamais, même en son plus bas âge. Il avait en horreur les habits, et passa ses premières années entièrement nu ; ce n’est qu’assez tard qu’on parvint à lui faire endosser les vêtements les plus nécessaires.
On a encore quelques soupçons vagues que son instruction avait été confiée à des prêtres, son irréligion viendrait assez à l’appui de cette opinion. Il n’est pas de héros pour le valet de chambre, il n’est pas de Dieu pour qui habite le temple.
Il se plaisait souvent à conter avec une espèce de joie qu’il avait été toujours fatigant pour ses maîtres, toujours redouté par eux, sans trop savoir pourquoi : peut-être les mettait-il souvent à quia par ses questions à La Condamine, et flairant leur ignorance crasseuse, les traitait-il avec mépris et dégoût ! Il disait aussi avec orgueil qu’il avait été chassé de toute école.
Comme l’étude était sa seule passion et que la seule langue latine n’étanchait pas sa soif de savoir, il s’entourait toujours de cinq à six grammaires d’idiomes anciens et modernes, et d’ouvrages savants qu’il se procurait avec peine, et que ses maîtres honteux lui brûlaient à mesure.
Déjà, en ce temps, il portait en lui une tristesse, un chagrin indéfini, vague et profond, la mélancolie était déjà son idiosyncrisie[1]. De ses anciens condisciples se rappellent l’avoir vu passer très souvent des jours entiers à verser des larmes amèrement, sans causes connues ou apparentes, lui-même plus tard n’a jamais pu définir ces désolations. Assurément la vie en communauté forcée l’avait jeté dans cet état chronique de souffrance, et cette souffrance, cet ennui exaltaient ses organes sensitifs et aiguillonnaient sa chagrine irritabilité.
Le cours de sa brève carrière fut semblable au cours de ces torrents dont on ignore la source, qui tantôt inondent les vallées, et tantôt coulent souterrainement.
À partir de cette première époque de sa vie vient une série d’années sur lesquelles nous n’avons pu rencontrer le moindre renseignement ; seulement, nous avons retrouvé dans ses papiers deux petites notes, que voici ; elles font présumer que son père l’avait placé contre son gré chez un artiste ou un artisan.
Novembre 1823.
« Hier mon père m’a dit : Tu es grand maintenant, il faut dans ce monde une profession ; viens, je vais t’offrir à un maître qui te traitera bien, tu apprendras un métier qui doit te plaire, à toi qui charbonnes les murailles, qui fais si bien les peupliers, les hussards, les perroquets, tu apprendras un bon état. Je ne savais ce que tout cela voulait dire ; je suivis mon père, et il me vendit pour deux ans. »
Janvier 1824.
« Voilà donc ce que c’est qu’un état, un maître, un apprenti. Je ne sais si je comprends bien ; mais je suis triste et je pense à la vie ; elle me semble bien courte ! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant de soucis, tant de travaux pénibles, à quoi bon ?… Maintenant, je ris quand je vois un homme qui se case, se caser !… Que faut-il donc à l’homme pour faire sa vie ? une peau d’ours et quelques substances.
» Si j’ai rêvé une existence, ce n’est pas celle-là, ô mon père ! si j’ai rêvé une existence, c’est chamelier au désert, c’est muletier andalou, c’est Otahïtien ! »
Il est probable que cet homme chez lequel il faisait son apprentissage était architecte : car quelques années plus tard, on se rappelle l’avoir vu travailler dans l’atelier d’architecture d’Antoine Garnaud ; du reste, nous n’avons rien pu apprendre sur sa vie, à cette phase ; sans doute, il luttait corps à corps avec la misère, et, dans les intervalles que lui laissaient ses travaux stupides et la faim, il s’abandonnait à l’étude. On a trouvé dans ses paperasses des dessins d’architecture et des poésies portant mêmes dates. Son assiduité à l’atelier d’Antoine Garnaud devint plus réservée peu à peu, et il en disparut entièrement. Son aversion pour l’architecture antique qu’on y enseignait à l’exclusion fut cause à coup sûr de cet éloignement. Il rentra dans l’ombre pour se livrer à ses études d’affection ; on ne le vit plus reparaître que de loin en loin, dirigeant quelques constructions, ou dans l’atelier de quelque habile peintre dont il avait conquis l’amitié. C’est aussi vers ce temps, deux ans environ avant sa mort, vers la fin de 1829, qu’il se groupa à l’entour de lui quelques jeunes et timides artistes, afin d’être plus forts en faisceau, afin de n’être pas brisé et renversé à l’entrée dans le monde ; il fut même regardé par beaucoup comme le grand prêtre de cette camaraderie du bousingo, dont on fit grand scandale, et dont on a par méchanceté et par ignorance perverti les intentions et le titre. Mais n’anticipons pas, Champavert, dans un ouvrage collectif qui doit incessamment paraître, a rétabli la véracité des faits, et éclairé le public que les journaux ont abusé.
Ses derniers compagnons, dont les noms sont cités dans les Rhapsodies, qui l’ont connu dans la plus grande intimité, auraient pu donner sur lui des renseignements exacts et positifs ; mais, comme il n’approuva pas cette publication, ils nous ont fermé leurs portes.
Ce fut vers la fin de 1831 que parurent les essais poétiques de Champavert, sous le titre de Rhapsodies, par Pétrus Borel. Jamais petit livre n’avait fait plus grand scandale, du reste, scandale que fera toujours toute œuvre écrite avec l’âme et le cœur, sans politesse pour un temps où l’on fait de l’art et de la passion avec la tête et la main, et en se battant les flancs à tant la page. Pour juger ces poésies, nous sommes trop favorablement disposés, on ne nous croirait pas impartiaux ; or, nous dirons seulement qu’elles nous semblent abruptes, souffertes, senties, pleines de feu, et, qu’on nous passe l’expression, quelquefois fleurette, mais bien plus souvent barre de fer ; c’est un livret empreigné[2] de fiel et de douleur, c’est le prélude du drame qui le suivit, et que les plus simples avaient pressenti ; une œuvre comme celle-là n’a pas de second tome : son épilogue, c’est la mort.
Nous allons, pour nos lecteurs qui ne les connaîtraient point, en donner quelques extraits, à l’appui de ce que nous venons d’avancer.
Voici la pièce qui ouvre le recueil ; nous la citons préférablement parce qu’elle est pleine de douleur et d’une franchise rare, et qu’elle contient quelques circonstances de sa vie dont nous n’avons pu parler ; elle est adressée à un ami qui lui avait donné l’hospitalité, à ce qu’il paraîtrait, dans un temps où, comme Métastase, il n’avait pour abri que le ciel et le pavé.
Quand ton Pétrus ou ton Pierre
N’avait pas même une pierre
Pour se poser, l’œil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare :
Tu me donnas un abri.
Tu me dis : – Viens, mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n’est pas d’azur,
Ainsi que le ciel d’Homère
Ou du provençal trouvère ;
L’air est froid, le sol est dur.
Paris n’a point de bocage ;
Viens donc, je t’ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l’amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chènevis.
– Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m’accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.
Quoi ! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté ?
Non ! non ! nouveau Malfilâtre,
Je veux, au siècle parâtre,
Étaler ma nudité !
Je le veux, afin qu’on sache
Que je ne suis point un lâche,
Car j’eus deux parts de douleur
À ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N’a pu briser ma verdeur.
Je le veux, afin qu’on sache
Que je n’ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon cœur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.
Je le veux, afin qu’on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme,
Parodiant lord Byron.
À la cour, dans ses orgies,
Je n’ai point fait d’élégies,
Point d’hymne à la déité ;
Sur le flanc d’une duchesse,
Barbotant dans la richesse
De lai sur ma pauvreté.
Voici encore quelques autres vers et quelques fragments pris pour ainsi dire au hasard, tous pleins pareillement de chagrin et de fiel, et de la pensée qui le minait sourdement et qui, peu de temps plus tard, devait le perdre.
Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,
Parle, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon grenier pour insulter encore
À ce cœur abattu ?
Son joyeux, ne viens plus ; verse à d’autres l’ivresse ;
Leur vie est un festin
Que je n’ai point troublé ; tu troubles ma détresse,
Mon râle clandestin !
Indiscret, d’où viens-tu ? Sans doute une main blanche,
Un beau doigt prisonnier
Dans de riches joyaux, a frappé sur ton anche
D’ivoire et d’ébénier ;
Accompagnerais-tu d’une enfant angélique,
La timide leçon ?
Si le rythme est bien sombre et l’air mélancolique,
Trahis-moi sa chanson.
Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,
Dans un salon étroit ;
Elle vogue en tournant, par la walse[3] exaltée,
Ébranlant mur et toit.
Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,
Fleurs, esclaves, flambeaux ;
Le riche épand sa joie et les pauvres gémissent,
Honteux sous leurs lambeaux !
Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,
Biens, somptueuses nuits,
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,
Pauvre et souffrant je suis
Comme entouré des grands, du roi, du saint office,
Sur le quémadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,
Un juif au brazero !
Car tout m’accable enfin : néant, misère, envie,
Vont morcelant mes jours !
Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie,
Désormais plus d’amours.
Pauvre fille ! c’est moi qui t’avais entraînée
Au sentier de douleur ;
Mais, d’un poison plus fort, avant qu’il t’eût fanée,
Tu tuas le malheur !
Eh ! moi, plus qu’une enfant, capon, flasque, gavache,
De ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
Mon poitrail ulcéré !
Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie
D’un regret coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…
Pauvre Job au fumier.
Là, dans ce sentier creux, promenoir solitaire
De mon clandestin mal,
Je viens tout souffreteux, et je me couche à terre
Comme un brute animal.
Je viens couver ma faim, la tête sur la pierre
Appeler le sommeil,
Pour étancher un peu ma brûlante paupière ;
Je viens user mon écot de soleil !
Là-bas, dans la cité, l’avarice sordide
Du roi, sur tout Champart,
Au mouton-peuple, on vend le soleil et le vide ;
J’ai payé ; j’ai ma part !
Mais sur tous, tous égaux devant toi, soleil juste,
Tu verses tes rayons,
Qui ne sont pas plus doux au front d’un prince auguste,
Qu’au sale front d’une gueuse en haillons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est un oiseau, le barde ! il doit rester sauvage ;
La nuit sous la ramure, il gazouille son chant ;
Le canard tout boueux se pavane au rivage,
Saluant tout soleil, ou levant ou couchant.
C’est un oiseau, le barde ! il doit vieillir austère,
Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,
Ne chanter pour aucun, et n’avoir rien sur terre,
Qu’une cape trouée, un poignard et les cieux !
Mais le barde aujourd’hui, c’est une voix de femme,
Un habit bien collant, un minois relavé,
Un perroquet juché, chantonnant pour madame,
Dans une cage d’or, un canari privé ;
C’est un gras merveilleux, versant de chaudes larmes
Sur des maux obligés après un long repas,
Portant un parapluie, et jurant par ses armes,
Et, l’élixir en main, évoquant le trépas.
Joyaux, bal, fleur, cheval, château, fine maîtresse,
Sont les matériaux de ses poëmes lourds :
Rien pour la pauvreté, rien pour l’humble en détresse ;
Toujours les souffletant de ses vers de velours.
Par merci ! voilez-nous vos airs autocratiques ;
Heureux si vous cueillez les biens à pleins sillons !
Mais ne galonnez pas comme vos domestiques,
Vos vers qui font rougir nos fronts ceints de haillons.
Eh ! vous, de ces soleils, moutonnier parélie !
De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin,
Ce n’est qu’à leur abri que l’esprit se délie ;
Le barde ne grandit qu’enivré de besoin !
J’ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers, quand j’étais plus heureux ;
Maintenant je la hais, et d’elle suis peureux,
Misérable et miné par la faim homicide.
À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,
Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fièvre,
Vivant, au jour le jour, sans nulle ambition,
Ignorant le remords, vierge d’affliction ;
À travers les parois d’une haute poitrine,
Voit-on le cœur qui sèche et le feu qui le mine ?
Dans une lampe sourde on ne saurait puiser,
Il faut, comme le cœur, l’ouvrir ou la briser.
Aux bourreaux, pauvre André ! quand tu portais ta tête,
De rage tu frappais ton front sur la charrette,
N’ayant pas assez fait pour l’immortalité,
Pour ton pays, sa gloire et pour sa liberté.
Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,
Ai-je frappé du pied, heurté du front d’envie,
Criant contre le ciel mes longs tourments soufferts
Je sentais ma puissance, et je sentais des fers !
Puissance,… fers,… quoi donc ? – Rien ! encore un poète
Qui ferait du divin, mais sa muse est muette,
Sa puissance est aux fers : – Allons ! on ne croit plus
En ce siècle voyant qu’aux talents révolus ;
Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles. –
Travaille !… Eh ! le besoin qui me hurle aux oreilles,
Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein !
Aux accords de mon luth que répondre ?… J’ai faim !
Ah ! tout cela fait saigner le cœur !… Passons.
Son allure indépendante, son amour violent de la liberté, l’avaient fait désigner comme républicain redoutable. Il crut devoir répondre à cette accusation dans la préface de ses Rhapsodies : – Je suis républicain, dit-il, comme l’entendrait un loup cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! – Si je parle de république, c’est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puissent laisser l’association et la civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la république me la donnera-t-elle ? Je n’ai pas l’expérience pour moi. Mais, quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres, il me restera le Missouri !…
De là, les journaux appelèrent ces vers lycanthropiques, lui lycanthrope, et son inclination d’esprit lycanthropisme. L’épithète eut grand succès par le monde et lui resta ; lui-même se plaisait à l’entendre ; aussi, avons-nous cru qu’il était de notre respect de ne point lui arracher ce pavillon caractéristique.
Au milieu de toutes les critiques haineuses qui jonglèrent sur lui, et qui auraient saturé une âme moins abreuvée que la sienne, il ne douta pas un seul instant de sa force, et reçut dans le secret de bien douces consolations, quelques applaudissements sincères, et des conseils vrais.
Entre autres, nous allons rapporter ici une lettre et des vers qui lui furent adressés à ce propos, et qu’on vient de retrouver parmi ses manuscrits.
« Monsieur,
« Pardonnez-moi d’avoir autant tardé à vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de vos poésies. M. Gérard ne m’a donné votre adresse que depuis quelques jours.
« Si le métal bouillonnant a rejeté ses scories, ces scories font bien présumer du métal, et, dussiez-vous vous irriter contre moi de trop présumer de votre avenir, j’aime à croire qu’il sera remarquable. J’ai été jeune aussi, Monsieur, jeune et mélancolique, comme vous je m’en suis souvent pris à l’ordre social des angoisses que j’éprouvais : j’ai conservé telle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où j’exprime le vœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance dans la divinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers un peu raisonnables l’attesteraient ; ils ne valent pas les vôtres, mais, je vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreux rapports ; je vous dis cela pour que vous jugiez du plaisir triste, mais profond, que m’ont fait les vôtres. J’ai d’autant mieux sympathisé avec quelques-unes de vos idées, que si ma destinée a éprouvé un grand changement, je n’ai ni oublié mes premières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette société que je maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai plus à me plaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains quand je rencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec du talent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée ; vous triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route est semée ; si cela arrive, comme je le souhaite, conservez bien toujours l’heureuse originalité de votre esprit et vous aurez lieu de bénir la providence des épreuves qu’elle aura fait subir à votre jeunesse.
« Vous ne devez pas aimer les éloges ; je n’en ajouterai pas à ce que je viens de vous dire. J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître les réflexions que votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien que ce n’est pas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.
« Recevez, Monsieur, avec mes sincères remerciements, l’assurance de ma considération et du plus vif intérêt.
« BÉRANGER. »
« 16 février 1832. »
À PÉTRUS BOREL
Brave Pierre, pourquoi cette mélancolie
Qui règne dans tes vers ; pourquoi sur l’avenir
Ce regard douloureux suivi d’un long soupir,
Pourquoi ce dégoût de la vie ?
Elle est belle pourtant : regarde l’horizon
Qui s’ouvre devant nous, éclatant de lumières…
Va, nous saurons franchir ces débiles barrières
Qui nous tiennent comme en prison.
Qu’importe un peu de peine au matin de la vie,
Ou le nuage obscur errant à ton zénith ?
Le nom qu’on a gravé sur le rude granit
Échappe à l’ongle de l’envie.
Et quand viendra le soir, nous aurons le repos,
Nous trouverons la gloire au bout de la carrière,
Et l’amour sera là, séduisante chimère !
Versant son baume sur nos maux.
Regarde autour de nous ces masses immobiles
Ignorant de l’amour les doux embrassements,
Ou de l’ambition les beaux emportements,
Êtres incomplets et débiles !
N’ont-ils pas plus que nous droit d’accuser le ciel,
Ceux qui, jetés tous nus sur cette route aride,
De leurs lèvres de feu, pressent la coupe vide,
Ou n’y rencontrent que du fiel ?
Et toi, tu te plaindrais (quand, tout plein de jeunesse,
Tu bondis libre et fort comme un brave coursier),
De quelques jours de deuil que te font oublier
Les doux baisers d’une maîtresse.
Que veux-tu donc de plus demander pour ta part ?
Amour, gloire, amitié, t’échoiront en partage,
N’est-ce donc pas assez pour charmer le voyage ?
La fortune viendra plus tard !
En avant, en avant ! courage, brave Pierre !
Porte ta lourde croix par les vilains chemins,
Sans montrer aux regards tes genoux et tes mains,
Meurtris sur les angles de pierre.
Car la gloire est marâtre à ses pauvres enfants !…
Devant les lauréats le monde entier s’incline ;
Mais il ne doit pas voir la couronne d’épine
Qui déchire leurs fronts brûlants.
Ces vers portent la signature d’un grand artiste dont s’honore la France, nous aurions bien voulu pouvoir la livrer à la publicité, mais nous avons craint d’effaroucher sa modestie, et de paraître par trop indiscret en décelant la source d’une poésie naïve, toute d’intimité, d’intimité confidentielle.
En faisant deux parts, l’une des aboiements et l’autre des nobles et amitieux[4] conseils, on verra, en ce cas, comme en tous, que ce n’est que du bas étage que sort la sale critique.
Voici tout ce que nous avons pu recueillir sur la vie matérielle de Champavert : quant à l’histoire de son âme, elle est tout entière dans ses écrits ; nous renverrons, d’abord, à ce présent livre de contes, et puis aux Rhapsodies dont la seconde édition va paraître incessamment.
Enfin, pour les détails sur son dégoût de la vie et son suicide, nous renverrons à la narration intitulée Champavert qui termine cet ouvrage.
M. Jean-Louis, son inconsolable ami, a bien voulu nous confier pour les mettre en ordre, tous les manuscrits et petits papiers de Champavert, dont il était possesseur ; et il a bien voulu aussi nous autoriser à en publier ce que bon nous semblerait ; nous avons d’abord choisi et recueilli entre beaucoup d’autres ces nouvelles inédites.
Si le monde leur faisait un bon accueil, nous les publierions toutes successivement, ainsi que plusieurs romans et plusieurs drames que nous avons également entre les mains.
La mort prématurée de ce jeune écrivain est-elle une perte réelle et regrettable pour la France ? Nous ne pouvons répondre, nous, c’est à la France à le juger, c’est à la France à assigner son rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiquer et à faire l’apothéose de son jeune et trop infortuné poète.
Mais nous croyons qu’il est de notre politesse de prévenir les lecteurs, qui cherchent et aiment la littérature lymphatique, de refermer ce livre et de passer outre. Si, cependant, ils désiraient avoir quelques notions sur l’allure d’esprit de Champavert, il leur suffirait de lire ce qui suit.
À la réception de la lettre où Champavert le prévenait de son extrême détermination, M. Jean-Louis partit sur l’heure, espérant arriver assez à temps pour le détourner de son funeste projet ; il était trop tard. Sitôt à Paris, il se présenta au domicile de Champavert, on lui affirma qu’il était allé faire un voyage de long cours. Dans la ville, il ne put obtenir aucun renseignement. Mais, le soir, parcourant la Tribune, au café Procope, il en rencontra de cruels et de positifs. Le lendemain il fit enlever le cadavre de son ami, exposé à la morgue depuis trois jours, et le fit enterrer au cimetière du Mont-Louis ; près du tombeau d’Héloïse et d’Abélard, vous pourrez voir encore une pierre brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces mots : À CHAMPAVERT, JEAN-LOUIS.
Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur, et des larmes m’étant échappées pendant le récit que M. Jean-Louis en fit au café, touché, il s’approcha de moi et me dit : – L’auriez-vous connu ? – Non, Monsieur, si je l’avais connu nous serions morts ensemble. – Je conquis son amitié, et ce brave jeune homme, avant de retourner à La Chapelle-en-Vaudragon, me fit don du portefeuille trouvé sur Champavert.
Voici à peu près tout ce qu’il contenait : quelques notes, quelques boutades, griffonnées sans ordre à la sanguine, et presque totalement illisibles, quelques vers et des lettres.
D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne ces pensées.
* * * * * *
On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile, d’accord ; mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre ?… Est-il rien plus inutile que la vie ? une chose utile, c’est une chose dont le but est connu ; une chose utile doit être avantageuse par le fait et le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie remplit-elle une seule de ces conditions ?… le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai…
Pour moi, je suis convaincu du contraire, et je redis souvent avec Pétrarca :
Che più d’un giorno è la vita mortale
Nubilo, breve, freddo e pien di noia ;
Che può bella parer, ma nulla vale.
* * * * * *
Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :
Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses !
Oh ! ce penser est déchirant !…
Aussi, je répugne à donner des poignées de main à d’autres qu’à des intimes ; je frissonne involontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse, parricide !
Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bien un probe, en vérité ? ou un brigand heureux dont les concussions, les dilapidations, les crimes sont ignorés, et le seront à tout jamais ? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner le dos.
Si du moins les hommes étaient classés comme les autres bêtes ; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchants, leur férocité, leur bonté comme les autres animaux. – S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a une pour le tigre et la hyène. – S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard ; du moins il serait facile de connaître son monde, on aimerait à bon escient, et l’on pourrait fuir les mauvais, les chasser et les dérouter, comme on fuit et chasse la panthère et l’ours, comme on aime le chien, le cerf, la brebis.
* * * * * *
MARCHAND ET VOLEUR EST SYNONYME.
Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé au bagne ; mais les marchands, avec privilège, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pour détrousser les passants qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là, n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, – propriétaires insolents ! Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie. Stupides brocanteurs ! c’est bien à vous de parler de propriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comptoirs !… défendez donc vos propriétés ! mauvais rustres ! qui, désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en sucer la charogne ; défendez donc vos propriétés !… Sales maquignons, en auriez-vous sans vos barbares pilleries ? en auriez-vous ?… si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin ? empoisonneurs !
* * * * * *
Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce, un homme sensible n’amassera jamais.
Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or ; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier ! maltraiter surtout les faibles et les petits ! Et, quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérables qu’on a faits.
* * * * * *
Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.
Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.
* * * * * *
Sur le livret étaient griffonnés ces vers, que je présume être de lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulle autre part.
À CERTAIN DÉBITANT DE MORALE
Il est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,
Se prélassant d’un ris moqueur,
Pour festonner sa phrase et guillocher son prône
De ne point mentir à son cœur !
Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,
Morigéner mœurs et bon goût,
De ne point s’en aller puiser ses paraboles
Dans le corps-de-garde ou l’égout !
Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre
Du manteau de l’apostolat,
De ne point tirailler par un balcon du Louvre,
Sur une populace à plat !
Frères, mais quel est donc ce rude anachorète ?
Quel est donc ce moine bourru ?
Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,
Qui vient nous remontrer si dru ?
Quel est donc ce bourreau ? de sa gueule canine,
Lacérant tout, niant le beau,
Salissant l’art, qui dit que notre âge décline
Et n’est que pâture à corbeau.
Frères, mais quel est-il ?… Il chante les mains sales,
Pousse le peuple et crie haro !
Au seuil des lupanars débite ses morales,
Comme un bouvier crie ahuro !
* * * * * *
Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie : mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?…
* * * * * *
Dans Paris il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle de voleurs c’est la bourse, celle de meurtriers c’est le Palais de Justice.
Aussi pourquoi vouloir, avec une pensée,
Enfant ! moraliser cette Rome lassée
De ses rhéteurs de Grèce, et tirée entre tous
Comme un morceau de chair aux dents de chiens jaloux ?
Pourquoi ne pas laisser cette reine du monde,
Se débattre à loisir dans sa gadoue immonde,
Et lui montrer la bourbe au fond des flots vermeils,
Et troubler, par des mots graves, ses longs sommeils ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Pouvais-tu pas chanter Damœtas et Phyllis
Et Tityrus pleurant la mort d’Amaryllis ?
Ou, laissant de côté ses contes bucoliques,
Élever ton génie aux nobles Géorgiques,
Dire en vers de six pieds Énée et ses vaisseaux
Sauvé par Neptunus de la fureur des eaux ?
– N’avais-tu pas la voix de ta maîtresse blonde,
Et sa gorge lascive et souple comme l’onde,
Et cette Ibérienne encore aux grands yeux noirs
Qui chantait, comme on chante à Corduba, les soirs ?
BARTHÉLEMY HAURÉAU.
S’ils sont rouges de sang, ils rougiront encore !
ANDRÉ BOREL.
Une seule bougie placée sur une petite table éclairait faiblement une salle vaste et haute ; sans quelques chocs de verres et d’argenterie, sans quelques rares éclats de voix, elle aurait semblé la veilleuse d’un mort. En fouillant avec soin dans ce clair-obscur, comme on fouille du regard dans les eaux-fortes de Rembrandt, on déchiffrait la décoration d’une salle à manger, de l’époque caractéristique de Louis XV, que les classiques inepto-romains appellent malicieusement Roccoco. Il est vrai que la corniche encadrant le plafond était nervée et profilée en bandeau et à gorge, sans la moindre parenté avec l’entablement de l’Eresichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc de Drusus ; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier, coupe-lame et mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les portes n’étaient point surmontées d’un couronnement, dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les arcades n’avaient point en hauteur leur largeur deux fois et demie. Il est vrai qu’on n’avait eu aucun égard aux spirituels modules de l’illustrissimo signor Jacopo Barrozio da Vignola, et qu’on avait ri au nez des cinq-ordres.
Mais il est vrai aussi et du devoir de dire, que cet intérieur n’était point un ignoble pastiche de l’architecture butorde de Pœstum, de l’architecture d’Athènes, glacée, nue, constante, rabâcheuse, de l’architecture singe et jumart de Rome ; celle-là avait son aspect à elle, sa tournure à elle, sa coquetterie à elle ; expression exacte de son époque, elle lui convenait en tout point ; et sa physionomie est tellement unique, qu’après la plus longue série de siècles, on reconnaîtra de prime abord ce Roccoco Louis XIV et Louis XV ; avantage que n’auront pas les funestes et ignorantes copies de l’antique de nos faiseurs contemporains, qui n’impriment aucun cachet à leur époque et n’en reçoivent aucun, si bien que les temps à venir prendront leurs œuvres pour de mauvais antiques dépaysés.
Les grands panneaux des lambris étaient couverts de peintures de nature morte digne de Venninx, mais d’une main inconnue ; et les impostes de pastorales d’opéra, de fêtes galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieux Watteau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, le coloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître que la France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer comme une de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau ! gloire à Lancret ! gloire à Carle Vanloo ! gloire à Lenôtre !… gloire à Hyacinthe Rigault ! gloire à Boucher ! gloire à Edelinck !… gloire à Oudry !…
Et, s’il faut tout dire, j’avouerai que j’éprouve une sensation presque aussi rêveuse, un plaisir aussi à l’aise, dans ces vastes logis du dix-septième et dix-huitième siècles que dans une salle capitulaire bizantine[5], ou dans un cloître roman. Tout ce qui fait ressouvenir de nos pères à nous, de nos aïeux trépassés sur notre France, jette dans le cœur une religieuse mélancolie. Honte à celui qui n’a pas tressailli, dont la poitrine n’a pas palpité en entrant dans une vieille habitation, dans un manoir délabré, dans une église veuve !
Autour de la table qui portait la bougie deux hommes étaient assis.
Le plus jeune tenait baissée une figure blême, sur laquelle pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaient caverneux et faux, son nez long et en fer de lance ; vous dire que ses favoris étaient taillés carrément sur ses joues comme des sous-pieds, c’est vous dire que la scène se passait sous l’Empire, aux abords de 1810.
Le plus âgé, trapu, était le prototype des Francs-Comtois de la plaine ; sa chevelure, moisson épaisse, était suspendue, comme les jardins de Babylone, sur sa face large et plate en oiseau de nuit.
Ils étaient goulûment penchés sur la table, semblant deux loups se disputant une carcasse ; mais leurs interlocutions sourdes et brouillées par la sonorité de la salle contrefaisaient les grognements d’un porc.
L’un était moins qu’un loup, c’était un accusateur public. L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.
Le préfet venait de recevoir sa nomination pour un chef-lieu de province, et partait le lendemain. L’accusateur exerçait depuis assez long-temps cette fonction à la cour d’assises de Paris ; et joyeux, avait offert un dîner d’adieu à son ami.
Tous deux, vêtus de noir, portaient, comme les médecins, le deuil de leurs assassinats.
Comme ils parlaient assez bas, et souvent la bouche pleine, le nègre qui se tenait à l’entrée – car le jeune accusateur de l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocrate rentré – ne put attraper au vol que quelques lambeaux de phrases dans ce genre-ci.
– Mon cher Bertholin, que j’ai fait hier un bon dîner chez notre ami Arnauld de Royaumont !… De son appartement, qui donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces sept conspirateurs que nous avions condamnés il y a quelques jours : quel délicieux repas ! à chaque bouchée, j’allais voir tomber une tête !…
– Pauvres béjaunes ! croire encore à la patrie ! ces messieurs voulaient faire les Brutus ! les Hempden !…
– N’ont-ils pas eu l’effronterie de vouloir parler au peuple du haut de l’échafaud ; morbleu ! comme on leur a vite coupé la parole et la tête ! ce qui ne les a pas empêchés préliminairement de hurler à tout rompre : Vive la patrie ! vive la France ! mort au tyran !… mort au tyran !… Pauvres bêtes !… Il ne faut pas de ménagement avec ces brigands ; zeste ! il faut expédier ça au bourreau : sans cela, mais, corbleu ! sa majesté l’Empereur ne pourrait dormir tranquille une seule nuit.
À en juger par ces bribes, la conversation n’aurait pas laissé que d’être très édifiante, et il est bien regrettable pour l’honneur de la magistrature que ce maudit nègre n’ait pu en recueillir davantage.
Mais, au dessert, le vin de Corse ayant remonté d’une tierce la gamme de la conversation devenue bruyante et rieuse à pleine gorge, il eût été facile de sténographier ce qui suit :
– À propos, toi, mon cher l’Argentière, habile en subterfuges et en échappatoires, comment te tirerais-tu de cette perplexité ? Je dois partir absolument demain matin, et j’ai pour demain soir un rendez-vous très alléchant.
– Le cas est simple, mon ami, je partirais sans aller au rendez-vous, ou j’irais au rendez-vous et je ne partirais pas.
– Mauvaise robinerie.
– Si tu veux du plus grave : a priori, renseigne-moi mieux que cela sur la matière. Quel est ce rendez-vous ? est-il du genre masculin ou féminin ? est-ce pour affaires commerciales ou paillardes ?
– Du féminin et tournant au paillard.
– Tonnerre du père Duchêne ! si tu ne tiens à l’unité de lieu aristotélique, le problème est facile à résoudre. J’emmènerais avec moi la princesse, et, demain soir, je serais au rendez-vous à Auxerre.
– Et si la bégueule faisait la Lucrèce ?
– Ventrebleu ! Je ferais le petit Jupiter et de bon ou de maugré je forcerais la belle Europe à me suivre.
– Et le lendemain qu’en ferais-tu ?
– Je n’en ferais rien : je la laisserais à Auxerre pleine de mon souvenir !
– Et, à son tour, que ferait cette malheureuse ?
– Malheureuse !… bienheureuse au contraire que je lui aie créé une industrie !… Elle n’aurait qu’à prendre le coche et venir ici chercher des nourrissons.
– L’Argentière, tu fais le roué !… Non, mon ami, non, ce n’est point une fille digne d’un traitement aussi hussard, c’est une jeune enfant infortunée !
– Allons, de la sensiblerie ; c’est cela, vite une scène de mouchoir.
– C’est un prestige qui éblouit, une hamadryade, un lutin dont le charme entraîne…
– Au précipice.
– Je le suivrai… qui l’a vue l’aime, qui la verra l’aimera.
– Peste soit de l’amoureux transi !
– Tu aurais beau te forger un cœur de fer, il serait bientôt bossué.
– Dans quel cimetière, vieil ours, as-tu déterré cette chair fraîche ? Mais comment diable as-tu pu gagner les faveurs de cette curiosité ?
– Quant à ses faveurs, je ne me suis jamais vanté de cela, je mentirais : et quant à la trouvaille, elle est sans mérite.
Depuis long-temps cette pauvre Apolline habite la même maison que moi ; je l’ai connue toute petite ; elle me faisait la révérence avec tant de gracieuseté, quand elle me rencontrait ; sa mise était toujours riche et soignée. Que sa vue me mit souvent du sombre dans l’âme ! Je maudissais mon célibat et mon isolement ; j’enviais toute la joie d’un père, possesseur d’une aussi belle créature ; alors la paternité, comme dans ma jeunesse, ne se présentait plus à mon esprit sous un aspect comique. Son père, en ce temps-là, sous le Consulat, occupait un assez haut emploi qui versait l’abondance dans cette petite famille ; mais, s’étant, je ne sais comment, trouvé compromis dans quelque machination, quelque prétendue conjuration, un beau matin, la police du Consul vint l’éveiller, et, sans autre jugement, depuis cette fois il est claquemuré comme prisonnier d’État. Sa majesté l’Empereur est rancunière. L’opulence de la maison tomba avec le père. Apolline grandissait chaque année en misère et en beauté ; arrivée à l’âge où la coquetterie et le besoin de parure se fait sentir vivement, elle n’avait plus pour s’attifer que quelques lambeaux de toilette, dorures effacées, lambris en ruines ; mais il lui restait quelque chose de royal, une erre impérieuse. Hélas ! que c’était triste de voir une si belle personne, honteuse et fuyant le jour, enveloppée dans un cachemire troué et des savates aux pieds, descendre acheter de grossiers légumes au marché voisin ! Mon cœur en a souvent saigné ! Quoi de plus poignant et de plus amer ?
Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins de moi, car ce serait féroce que de rire d’elle !
– Je ris, Bertholin, d’entendre sortir de ta bouche des paroles si contraires à ta coutume ; toi, célibataire dogmatique, par principe haineux des femmes, somme toute, bon homme rassis ! C’est mal choisir l’heure d’être amoureux : poursuis ton rôle de père Cassandre, pour celui d’Arlequin il est trop tard.
– Aurais-tu l’intention de me blesser ?
– De plus en plus ridicule ; décidément, tu es amoureux !
– Eh bien, oui ! je suis amoureux ! et ne rougirai pas d’un amour sage, d’un amour engendré de la pitié, et je bénis le ciel…
– Ou tu ne bénis rien !…
– … Qui m’a conservé libre jusqu’à ce jour, afin que je puisse être tutélaire à cette orpheline.
– Tu as souscrit au Chateaubriand, est-ce pas ?
– Afin que je devienne l’ange gardien de cette vierge abandonnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre. Elle est aujourd’hui tout à fait isolée : sa pauvre mère, affaiblie par tant d’années de privations et minée plus encore par les souffrances de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand les cris d’Apolline m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, je montai la consoler et lui offrir mes services en cette horrible circonstance. Je me chargeai des démarches funèbres, et la fis enterrer par la mairie. Pour la première fois, je parlais à Apolline : dire le coup qui me frappa, quand j’entrai dans cette chambre dénuée, en désordre, quand cette fille me baisant les mains, la voix pleine de larmes, me remercia, j’étais hors de moi, je ne sais pas, je ne me rappelle rien, je pleurais !… Elle, égarée, à genoux contre un lit de sangles, était accoudée sur le corps de sa mère, qu’elle appelait.
Cette heure a usé dix ans de ma vie !…
Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tant d’amour.
Quelques jours après, je fus la visiter : tout le temps que je causai avec elle, je lui remarquai un air embarrassé ; elle se tenait toujours assise et ses deux bras toujours étaient posés sur son giron : quand elle se leva pour me reconduire, je vis que sa robe, par-devant, était déchirée et trouée et que sous ses petites mains elle avait tâché de dissimuler sa misère.
Après quelque temps d’assiduité, séduit par son esprit doux et triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme un jeune homme, je lui fis l’aveu de ma passion. Elle me répondit qu’elle avait une trop haute estime de moi pour présumer que je voulusse exploiter son dénuement ; qu’elle croyait sincèrement à la noblesse et à la pureté de mes sentiments ; mais, qu’ayant résolu de quitter le monde, où elle avait tant souffert, elle venait d’écrire à la supérieure du couvent de Saint-Thomas afin d’y être admise en noviciat. J’eus beaucoup de peine à la détourner de ce projet : je lui fis sentir qu’assurément elle se tuerait en embrassant une vie austère après toutes les douleurs qui l’avaient affaiblie. Enfin, elle se rendit.
Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pour croire que cette douce Apolline ait un amour vif pour moi : elle me chérit comme son père ; je suis pour elle un tuteur généreux, un ami compatissant. Elle est d’autant plus attachée à moi, que jusque-là elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes et féroces. Elle est bonne, sensible, bienveillante, sans folie, que pourrais-je demander de plus ? Tous les dons que j’ai voulu lui offrir, tous les présents que je lui ai portés, noblement elle a tout refusé : il est de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi, et qu’une fille d’honneur ne saurait rien accepter que de son époux. Aussi lui ai-je promis que nous serions unis avant peu ; cette pensée l’a remplie de joie. Je lui avais donc demandé pour demain soir, à neuf heures, un rendez-vous chez elle, pour nous entretenir des préparatifs de notre mariage, et peut-être… Tu vois, je ne mens pas, voici sa lettre en réponse.
« Mon cher Bertholin,
« Je présume que de grandes occupations dans la journée, vous ont fait choisir une heure aussi avancée : mais que la volonté de mon époux soit faite, sa servante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir tout soupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avec mystère.
« Votre amie et épouse de cœur. »
Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pour nous épargner de pénibles adieux ; si je la revoyais, je sens que je n’aurais plus le cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je lui écrirai ; aussitôt que je serai installé dans ma préfecture, je reviendrai l’épouser clandestinement, et puis, je l’emmènerai de suite et la présenterai à mes administrés comme étant depuis long-temps ma compagne, afin de trancher court aux bons mots.
Décidément, je partirai demain matin ; mais il faut que je lui fasse remettre quelque argent, incognito, pour que cette pauvre fille ne meure pas de faim en mon absence.
Déjà, onze heures !… Adieu, adieu l’Argentière !
Bertholin, en disant ces derniers mots, s’était levé et se retirait du côté de la porte : M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit avec une attention froide, morne, soutenue, le poursuivit en le questionnant jusqu’au bas de l’escalier.
– Tu dis, Bertholin, que cette Apolline est belle ?
– Ô mon ami, j’ai beaucoup vécu et beaucoup vu, mais jamais je n’avais rencontré de femme aussi séduisante : figure-toi l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore de Parny, une nymphe, Égérie, Diane !… Elle est grande, élancée, gracieuse ; elle est blême et mélancolique comme une malade ; ses cheveux, qu’elle porte en bandeau sur le front, achèvent son aspect virginal, et, sous des sourcils noirs et épais, ses grands yeux bleus languissent.
– Et, tu dis qu’elle habite la même maison que toi ?
– La même, au fond du corridor au-dessus de mon logis.
Alors l’Argentière se jeta au cou de Bertholin et l’embrassa comme une patène : gentillesse étrange de sa part, lui, si dédaigneux et si froid !
Neuf heures sonnaient aux Carmes, au Luxembourg, à Saint-Sulpice, à l’Abbaye-au-Bois, à Saint-Germain-des-Prés, et semblaient donner un charivari à la nuit tombante.
En ce moment, rue Cassette, un homme se glissait dans une maison de riche apparence, et montait l’escalier à pas de loup ; tout en haut, il entra et s’arrêta dans un corridor sombre ; à travers les ais d’une porte une voix s’échappait ; il appuya l’oreille contre la serrure ; cette voix douce récitait une prière du soir. Il heurta légèrement du doigt.
– Qui est là ?
– Ouvrez, Apolline, c’est moi !
– Qui vous ?
– Bertholin !
Aussitôt elle entrouvrit sa maudite porte qui craquait comme des escarpins, et dont les gonds grinçaient comme une girouette.
– Bonsoir, mon ami.
– Bonsoir, toute belle.
– Pardon, si je vous reçois si inconvenablement, sans flambeau, c’est que, misérable, je n’ai pas de rideaux à ma croisée, et du vis-à-vis on plonge et distingue tout chez moi. Aussi, pourquoi choisir une heure si avancée ?
– Le jour j’ai la tête bourrelée par les affaires, et, d’ailleurs, le plein soleil prédispose peu aux épanchements ; qu’est-ce donc l’amour sans la nuit ? qu’est-ce donc l’amour sans mystère ?
– J’aurais mauvaise façon à vous blâmer de cela, car je n’aime jamais tant Dieu que la nuit, dans une église bien sombre. – Vous toussez, mon ami ?
– Oui, faisant le pied de grue à la porte du ministre, j’ai maraudé un rhume et un enrouement qui me fatiguent beaucoup.
– C’est cela que je vous trouvais la voix rauque et changée. Mais causons sérieusement ; mon cher petit, à quoi bon, dis-moi, retarder plus long-temps notre union ? Si le monde venait à s’apercevoir de notre liaison, on dirait bien du mal de moi.
– Patience, ma bonne, patience ! aujourd’hui, j’ai reçu ma nomination officielle à la préfecture du Mont-Blanc et je dois partir demain ; sitôt mon installation faite et mon administration réformée, je te jure que je reviendrai célébrer notre mariage clandestin ; nous quitterons Paris sur l’heure, et je te présenterai là-bas à mes sujets comme une ancienne épouse.
– Ô mon ami, que je suis heureuse !… mais ton absence ne sera pas longue, n’est-ce pas ? Seule, ici, je souffrirais trop dans l’expectative.
– Petite pédante ! si tu comprenais combien je t’aime !
– Mais, Bertholin, que faites-vous ?… Ne m’embrassez donc pas comme cela !…
– Amie !…
– Vous me traitez ce soir bien cavalièrement, monsieur !…
– Non, amie ! je vous traite en épouse.
– En épouse… la suis-je, monsieur ?
– Quand deux êtres qui s’aiment se sont fait un serment, a-t-il besoin pour être sacré d’être visé par le municipal ? La loi ne fait que ratifier. Nous nous aimons à toujours, nous nous le sommes jurés, nous sommes époux : et si nous sommes époux, à quoi bon ?…
– Toute liaison sans la sanctification de Dieu est péché.
– Dieu, comme la loi, ne fait que ratifier.
– Je ne puis lutter avec vous, je ne suis pas subtile en controverse, je ne décline pas ma faiblesse, mais soyez généreux !
– Je le suis !
– Mais laissez-moi, Bertholin, vous êtes indigne de vous ce soir ! que me voulez-vous ?… Ah ! c’est mal, une pauvre fille !… Bourreau ! pouvez-vous bien me torturer de la sorte ?…
J’appelle !…
– Appelle !
– Je frappe au plancher et fais monter vos domestiques.
– Ils ne monteront pas.
– Hélas ! hélas ! c’est mal, Bertholin !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Maintenant, mon ami, tu vas me dédaigner, tu vas me repousser, tu ne voudras plus pour compagne d’une fille si peu fidèle à son devoir, d’une fille sans honneur ?
– Ne parle pas ainsi, Apolline, tu me blesses ! Il faut que tu m’estimes bien lâche et bien bas. Moi, t’abuser ? oh ! non, jamais ! cela te rehausse encore en mon cœur.
– Tu m’aimes encore ?
– À toujours !
– Mais ta voix vient de changer subitement, ciel ! est-ce bien toi, Bertholin ? Folle que je suis… fatal pressentiment !… oh ! si j’étais trompée !… C’est bien toi, Bertholin, réponds-moi ? je t’en prie, parle-moi, est-ce toi Bertholin ? est-ce toi ?…
Laisse-moi toucher ta figure, Bertholin n’a pas de barbe ; oh ! si j’étais trompée !…
– La belle, dit alors l’énigme à pleine voix, la morale de ceci est qu’il ne faut pas recevoir ses amants sans flambeau.
À cet accent inconnu, Apolline tomba de sa hauteur sur le plancher.
Quand, revenue à son anéantissement, elle eut recueilli ses esprits et ses forces, elle se trama sans bruit jusqu’à la croisée, un rayon de la lune glissant dans la chambre éclairait la tête de l’homme qui dormait profondément dans un fauteuil. Apolline, tremblante, le considéra : il était vêtu de noir, portait baissée une tête blême, où pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaient caverneux, son nez long et en fer de lance, ses joues étaient accoutrées de favoris rouges, taillés carrément comme des sous-pieds.
– Quel est cet homme ? se disait cette malheureuse enfant. Oh ! l’infâme Bertholin, c’est lui qui m’a fait cette abomination !… à qui croire ? ah ! c’est affreux que de tromper ainsi !…
Sur la poitrine de l’inconnu elle sentit un portefeuille ; tout au monde elle aurait donné pour pouvoir le soustraire, espérant par là découvrir son suborneur ; mais c’était impossible, son habit était croisé et boutonné jusqu’en haut.
En cette fatale angoisse elle maudissait Bertholin et Dieu. Enfin, accablée par le chagrin, le sommeil, elle s’accroupit de nouveau et s’assoupit sur le plancher trempé de ses larmes. Quand elle s’éveilla, il faisait grand jour, le fauteuil était vide, elle était seule, face à face avec sa honte.
Le portier monta dans la journée chez Apolline pour lui remettre un sac d’argent : c’était la somme que Bertholin devait lui faire parvenir incognito après son départ ; car il redoutait qu’avant son retour, cette malheureuse, sans ressource, ne succombât sous le besoin.
– De quelle part ? demanda Apolline.
– Je ne sais, mademoiselle, un inconnu vient de me l’apporter pour vous, sans dire plus.
– Remportez cet argent !
– Je ne puis, on m’a bien dit : pour mademoiselle Apolline.
– Remportez-le, vous dis-je !
Le bon homme était tout interdit.
Apolline, fière et noble, le repoussait d’autant plus durement, qu’elle présumait en son cœur que c’était le prix de son déshonneur, que l’homme de la nuit tarifait pour l’humilier encore et l’avilir plus bas.
Mais le portier, tout en s’excusant, jeta le sac sur la table et se retira précipitamment.
Tout le jour, Apolline fut aux aguets ; elle écouta si elle n’entendrait point, au-dessous, dans l’appartement de Bertholin, quelque bruit, marcher, remuer des meubles, ouvrir les portes ou les fenêtres, mais vainement. Ainsi, elle épia plusieurs jours de suite, sans plus de succès. Enfin elle se hasarda, un soir, de descendre heurter ; pas de réponse : Bertholin avait emmené ses domestiques avec lui.
L’ambroglio[6] se compliquait, et la pauvre Apolline y perdait la tête : – A-t-il déménagé ? se disait-elle, mais je l’aurais entendu ; aurait-il quitté Paris ? et, avant son départ, aurait-il comploté avec un de ses intimes l’affreuse fourberie… Oh non ! c’est impossible. Il serait donc bien faux et bien méchant ! Oh non ! Bertholin est un homme sensible et vrai… Qui m’expliquera tout cela ? Elle allait, dans sa perplexité, jusqu’à douter d’elle-même, et se demander si son regard ne l’avait point trompée dans les ténèbres et si ce n’était pas Bertholin lui-même qui s’était offert étranger à son imagination frappée. – Pourtant ce n’étaient point ses traits ; je ne rêvais pas : pourtant ce n’était pas sa voix, pourtant ce n’étaient pas ses manières élégantes ; oh non ! ce n’était point lui.
Une semaine environ après cette mésaventure, Apolline reçut une lettre datée du Mont-Blanc ; elle était de Bertholin, et s’exprimait ainsi :
« Pardon, ma belle future, si je suis parti sans vous avoir baisé les mains ; j’ai voulu nous épargner des adieux pénibles. Appelé à la préfecture du Mont-Blanc, je suis allé prendre possession de mon royaume. J’espère, avant quinze jours, revoler près de vous consacrer notre union secrètement, et aussitôt repartir pour ce pays qui, je pense, ne vous déplaira point. Vous n’avez pas eu sans doute la maladroite fierté de repousser la faible somme qu’on doit vous avoir remise d’une part invisible ; vous êtes mon épouse, et je souffrirais trop de vous savoir des privations. »
Cette lettre ne fit qu’accroître l’embarras d’Apolline : après tant de belles démonstrations, elle n’osait plus accuser Bertholin de noire perfidie ; et cependant, à l’heure dite du rendez-vous, bien informé, un autre était venu en son nom la violenter. Mystère inextricable ! la raison la plus plausible était que son billet avait pu s’être égaré entre les mains d’un étranger.
Quelque temps après cette première lettre de Bertholin, elle en reçut une autre, où il lui annonçait que, surchargé de travaux imprévus, il était forcé de retarder son départ.
À cette époque, Apolline commença à ressentir un malaise général. Dégoûtée de tout aliment, il lui prenait souvent des tranchées et des vomissements ; son inquiétude devint grande. Un médecin lui conseilla l’usage du safran, qui n’eut aucun résultat ; alors il la déclara tout net en grossesse. À cette nouvelle, Apolline tomba dans la consternation et le désespoir.
Nuit et jour, elle pleurait amèrement. Sa position devenait bien cruelle. Bertholin lui avait enfin annoncé son retour ; et, d’heure en heure, elle s’attendait à le revoir. Que faire en cette fatale conjoncture ? Lui cacher et le duper était chose difficile et malhonnête ; lui déclarer tout franchement, c’était tout perdre, et cependant sa délicatesse ne lui laissait que ce parti. Aussi résolut-elle de lui confesser sans déguisement dès son arrivée, et peut-être espérait-elle que sa générosité lui pardonnerait une faute désespérante, commise pour lui et par lui.
Enfin, Bertholin reparut : dès l’abord, il remarqua un grand changement en elle, une tristesse, un air guindé à son vis-à-vis, une altération et un amaigrissement dans ses beaux traits. Il la comblait de tant de caresses et de tant d’amour, que, malgré sa résolution ferme, Apolline n’osait entamer son aveu : vingt fois le premier mot expira sur ses lèvres tremblantes ; elle n’osait jeter un si grand désenchantement à un homme si grandement épris. Bertholin s’inquiétait aussi, et ne savait à quoi attribuer tant de larmes.
L’heure de frapper le coup sonna : les préparatifs et les démarches légales étaient faits ; le mariage était fixé au samedi suivant ; c’était à Saint-Sulpice, à minuit, que, devant deux ou trois témoins, ils devaient, en grand négligé, recevoir la bénédiction nuptiale, pour partir le matin même.
Le jeudi soir, Bertholin invita Apolline à descendre en son appartement, et joyeux, la conduisit dans le salon : le guéridon et le sopha étaient couverts d’étoffes, de châles, de parures, de bijoux.
– Voici, ma belle, quelques présents que vous offre votre humble époux, puissent-ils vous être agréables.
Apolline se prit tout à coup à sangloter, et resta morne à l’entrée.
– Qu’avez-vous, mon amie ? Approchez, tout cela est à vous ! Aimez-vous cette robe de velours bleu Marie-Louise, cette Jeannette d’or, ces bracelets de corail, ce cachemire boiteux ?…
Alors Apolline tomba de sa hauteur sur les genoux.
– Ô Bertholin ! Bertholin ! si vous saviez ?…
– Qu’avez-vous, mon enfant ?
– Si vous saviez combien je suis indigne de tout cela ! N’est-ce pas, ô mon Dieu ! qu’il faut tout lui dire ? Je ne sais pas tromper, Bertholin ! Oh ! si vous saviez ? vous chasseriez du pied celle que vous appelez votre épouse !
Il était pétrifié.
– Écoutez ! peut-être êtes-vous coupable de mon crime ? Regardez ! ! !
Disant cela elle arrachait son châle et sa robe plissée qui voilaient sa grossesse.
– Regardez donc !… Faudra-t-il que je dise ma honte ?…
– Abomination !… Vous enceinte, Apolline ? Ah ! c’est infâme que d’avoir abusé ainsi un vieillard généreux !
Voilà donc l’épouse ! la vierge ! que par pitié j’avais choisie ! fille de rien ! que je voulais grandir !… prostituée ! ! !
– Mille fois mourir plutôt !… criait Apolline se traînant à ses pieds.
Écoutez-moi, au nom de Dieu ! vous me tuerez après ! Écoutez-moi donc, ô mon père ! écoutez la vérité.
– Te tairas-tu, effrontée ?…
– Dieu voit mon innocence et votre crime, car j’étais pure avant de vous connaître…
– Infâme !…
– Car j’étais pure quand vous m’avez élue votre épouse, c’est vous qui m’avez perdue ; écoutez !
Avant votre départ, vous me demandâtes rendez-vous, un soir, chez moi, je l’accordai. À neuf heures on heurte à ma porte, j’ouvre et reçois dans l’obscurité ; je croyais que c’était vous, mon Bertholin ! Ce démon contrefaisait votre voix et me trompa. Après un long combat, je succombai, croyant m’abandonner à vous… Il me viola !…
– Apolline, vous en avez menti !…
– Quand ce monstre eut consommé sur moi son attentat, lui-même il m’arracha de mon erreur. À la lueur de la lune, je distinguai ses traits : il était blême, avait les cheveux roux, les favoris rouges, les yeux caverneux ; il était grand et vêtu de noir.
– Apolline, vous en avez menti !…
– Ô mon père, croyez-moi !…
– Vous en avez menti !…
– Je le jure par ce Christ, par ma mère qui m’entend là-haut !
– Vous en avez menti !…
– C’est à vous que je croyais abandonner mes caresses, et vous me traitez ainsi !… C’est vous qui m’avez perdue !…
– Vous en avez menti !…
– Vous avez égaré ma lettre : ce devait être quelqu’un de vos amis…
– Vous en avez menti !…
– Ô mon père !
– Sortez de devant moi !
Il t’en cuit, pauvre Bertholin ; à cinquante ans, de t’être dépouillé de ta haine, pour aller t’abaisser aux genoux d’une fille ! Cruelle leçon ! Mais c’est infâme ! Quand j’y pense !… – Va-t-en, va-t-en, ou je te foule aux pieds comme ces écrins ! Va-t-en, si tu veux m’épargner un meurtre ! Va-t-en, gueuse, prostituée ! ! !
Apolline râlait sur le carreau.
Bertholin la saisit par les pieds, la traîna et la jeta dehors, et sur-le-champ même il repartit.
Rien n’est plus démoralisant que l’injustice, rien ne jette plus d’amertume et plus de haine au cœur. Bertholin semblait injuste à Apolline, Apolline semblait coupable à Bertholin, elle l’aurait semblée aux yeux de toute la terre. Il ne faut qu’un concours de circonstances pour faire du plus innocent un coupable. Ce n’est que sur du probable et de l’apparent que peuvent juger les hommes avec leurs courtes antennes. On pourrait comparer les crimes à des ballots bien clos : c’est par l’enveloppe que le juge estime le contenu, et quand, par sa sentence, il l’a déclaré taré et à l’index, et fait jeter à la mer, le ballot, dans sa chute, se brise et s’ouvre sur une roche ; tout ce qu’il recelait remonte à fleur d’eau et paraît en pleine lumière ; la balourdise du tribunal devient patente, la foule en ricane amèrement ; alors le juge se drape et se hausse, et s’écrie, avec son ton archiépiscopal risible : Je suis infaillible !
Rongée par un chagrin mortel, Apolline se minait sourdement et se consumait chaque jour.
Elle, quelques mois plus tôt, si belle encore, amaigrie, phtisique, comme un spectre, ne sortait qu’à la nuit noire pour éviter les regards méchants.
Le voisinage l’aurait crue morte, si, de temps en temps, elle n’avait touché un piano délabré et servant de table, triste ruine de son ancienne opulence. On avait même remarqué et retenu cette strophe que souvent elle psalmodiait langoureusement, et qu’elle semblait affectionner par-dessus toutes.
Bourreaux, arrêtez ma torture !
Le mal a fait mon cœur mauvais :
Haine à toi Dieu, monde, nature,
Haine à tout ce que je rêvais !…
Avant mon corps, sur cette roue
Où le sort le tient garrotté,
Mon âme expire, et je la voue
À Satan, pour l’éternité !…
Ce seul refrain nous montre la disposition d’esprit d’Apolline, et combien la souffrance et le malheur peuvent pervertir la plus belle âme ; elle, douce, bonne, fervente, aimante, religieuse, n’avait plus que du fiel dans la poitrine et du venin à la bouche. Elle haïssait tout, jusqu’à son créateur à qui elle reniait sa foi ; elle se vengeait en abandonnant à son tour Dieu qui l’avait abandonnée. Quand un être a été maltraité à ce point, il n’a plus qu’un rire d’enfer sur sa lèvre dédaigneuse, tout ce qui est, lui fait pitié, et provoque son dégoût ; plus une chose est sainte et sacrée, plus elle est révérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à la fouler aux pieds. Pour le malheureux le blasphème est une volupté !
Le terme de sa grossesse approchait et sa misère devenait profonde. Les huit premiers mois elle avait vécu de la maigre somme de Bertholin. Il ne lui restait plus rien. Le soir elle allait arracher des herbes sauvages le long des chemins déserts, mais cette nourriture d’âne, si contraire à sa délicatesse, l’avait tellement affaiblie, que, vers la fin du neuvième mois, il lui fut presque impossible de descendre. Ce jeûne, pour ainsi dire absolu, lui avait donné des éblouissements, et une céphalalgie chronique qui par instant dégénérait en folie. Sa démence était sombre. Elle avait des déchirements atroces d’estomac, et souvent il lui prenait des spasmes épileptiques. Quand elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement, il y avait deux jours passés qu’elle n’avait pris aucun aliment : étendue sur son grabat, dévorée par la faim, elle rongeait la basane d’un vieux livre, privée de raison, exténuée…
À la vue de son enfant, sa sombre folie se réveilla, et retrempa ses forces : dressée sur ses pieds, elle l’embrassait et le frappait tour à tour ; elle lui donnait ses mamelles vides ; elle le jetait à terre, pleurait, et se couchait sur lui.
Enfin, l’ayant enveloppé dans une toile et mis sous son bras comme un paquet, elle descendit en se traînant.
Il était nuit.
Sur les deux heures du matin, Erman Busembaum, cultivateur à Vaugirard, se rendant à la halle, perché sur sa charrette et sifflant un noël, descendait la rue du Four. En approchant d’une des ruelles sales et immondes qui s’y débouchent, il entendit les vagissements d’un enfant nouveau né, brusquement il interrompt son sifflet, lâche un ahuro accentué à la provençale, et écoute : les cris se prolongeaient et paraissaient sortir d’un égout voisin. Il saute à bas, prête l’oreille à l’embouchure, et recule épouvanté.
Il court aussitôt avertir de cet étrange événement le corps-de-garde de la prison de l’Abbaye. Le commissaire, par hasard, s’y trouvait à verbaliser sur deux filles de joie, arrêtées pour quelques coups de couteau donnés à un client. Vite, il se mit en tête d’une patrouille ; Erman Busembaum guidait le caporal portant une lanterne. Arrivés en hâte à l’égout, il y régnait un profond silence, sauf le clapotement des ruisseaux. Le soldat, né malin, brocardait déjà Busembaum sur sa prétendue audition, attribuée à la peur ; l’autorité en écharpe, était prête à invectiver contre le maladroit goujat qui l’avait déplacée inutilement ; quand les cris reprirent de plus belle. La patrouille en vibra, et les capucines en sonnèrent. L’anspessade qui portait le falot l’approcha de l’ouverture du cloaque, et, se penchant, aperçut à l’entrée un paquet blanc d’où sortaient des gémissements. Un des gardes l’enleva à la baïonnette et le tira hors. Alors Busembaum et le commissaire, faisant la fille de Pharaon, développèrent la toile et découvrirent un enfant tout nouveau né.
– Mille bons dieux ! voilà un conscrit qui en réchappe d’une sévère ! s’écria la patrouille.
– Pauvre petit môme, répétait, l’âme attendrie, le vieux père Busembaum.
– C’est ici le cas où les enfants sont vraiment malheureux d’avoir des parents, murmura l’agréable caporal.
– Messieurs, dit alors le commissaire perspicace, et prenant une pose de calife, un crime a été commis, explorons !… Il se prit à examiner le marmot qui n’avait aucune blessure grave.
Au grand contentement de l’armée, après des recherches consciencieuses et dignes d’être entérinées par l’académie, il fut proclamé, à la majorité, du genre masculin ou neutre ; un sourire de satisfaction se promena sur les lèvres du père Busembaum.
– Que voulez-vous faire de ce petit marmouset ? dit-il alors au commissaire ; ma femme en ce moment est en gésine, voilà trois fois, qu’à son grand crève-cœur, cette brave mère ne fait que des mort-nés. Si vous voulez me le confier, je vais sur-le-champ le lui porter en compensation, elle en prendra bien soin et nous l’adopterons.
Au moment où il enlevait l’enfant pour le monter dans sa charrette, il se raidit et expira : et le commissaire aperçut des gouttes de sang ; approchant le falot et voyant que ses traces se dirigeaient vers le haut de la rue, il ordonna à la patrouille de le suivre. Ces gouttes, quoique semées à d’assez longues distances, suffisaient cependant pour les diriger. Arrivés à la rue Beurrière, elles disparurent, mais ils les retrouvèrent dans cette ruelle débouchant rue du Vieux-Colombier ; et, suivant toujours attentivement, ils remontèrent jusqu’à la rue Cassette, où les vestiges se prolongeaient encore ; enfin, les traces de sang s’arrêtèrent contre une porte.
– C’est ici, messieurs, cria le commissaire, entrons ! Il heurta plusieurs coups du marteau.
– Au nom de la loi, ouvrez ! répéta le caporal en frappant de la crosse de son fusil. Le portier tout éperdu obéit : – Au nom de Dieu, messieurs, quel train ! Que voulez-vous ?
– Guidez-nous, nous allons faire perquisition. Tenez, voici le sang qui reparaît ! suivez-moi.
Ils montèrent l’escalier et entrèrent, en haut, dans un corridor ; là, les traces de sang s’arrêtaient encore à une porte.
– Qui demeure là, monsieur le portier ?
– Une jeune fille, bonne et sage.
– Ouvrez donc, au nom de la loi !… Caporal, faites enfoncer la porte !
Aussitôt elle s’ouvrit sous le choc des crosses, et les regards avides pénétrant dans la chambre, virent, à la lueur du falot, étendue sur le plancher et baignée dans une mare de sang, une jeune femme pâle et desséchée.
On la releva ; elle était tiède encore.
À son retour, sans doute, Apolline s’était abattue de faiblesse, épuisée par une aussi grande perte de sang et par un aussi long trajet.
On la transporta, sur un brancard, à l’hospice de la Maternité, nommé vulgairement la Bourbe.
Le lendemain, dans tout Paris, il n’était question que d’un enfant jeté dans un égout, et les crieurs publics s’en allaient processionnellement par la ville, hurlant et vendant pour un sou le détail exact de l’horrible infanticide commis, au faubourg Saint-Germain, par une fille de grande maison.
Cet événement avait jeté l’effroi parmi la bourgeoisie, qui brûlait déjà de voir l’affaire à la cour d’assises, pour la connaître tout à fond ; et qui, rancunière, jouissait, par avance, du spectacle rare d’une fille noble sur la sellette et l’échafaud.
À l’hospice, on avait d’abord désespéré des jours d’Apolline, mais on l’entoura de tant de soins, sur la recommandation de Messieurs de la justice, qui redoutaient que la mort ne tranchât la question sans eux et n’empiétât sur leurs droits et sur ceux du bourreau. Au bout d’une semaine environ, elle commença à recouvrer quelques forces, et la connaissance lui revint.
Son étonnement fut grand et douloureux quand elle se vit dans une salle d’hôpital. Elle n’avait aucune souvenance de ce qu’elle avait fait, ni de ce qui s’était passé : ainsi qu’un ivrogne au réveil ne conserve aucune idée des folies de son ivresse. Elle questionna, on ne lui répondit que vaguement.
Quand elle fut parfaitement rétablie, on vint lui annoncer qu’on allait la transférer à la prison de la Force.
– À la Force ! s’écria-t-elle, eh ! pourquoi ?
– Sous prévention d’infanticide.
– Moi ! Oh non, vous êtes fous !…
– Vous avez jeté votre enfant dans un égout.
Alors, Apolline, consternée, porta ses mains à son flanc, et, semblant sortir en soubresaut d’un sommeil et se rappeler subitement, tomba froide sur le pavé.
Quand elle reprit ses esprits, elle était dans un cachot étroit et sombre.
Son procès s’instruisit longuement ; et, après quatre mois de détention et de contact avec tout ce qu’il y a de plus fétide et de plus croupi dans la mare sociale, elle comparut à la cour d’assises. Le grand scandale avait attiré une foule innombrable de curieux qui voulaient voir la belle marâtre du faubourg Saint-Germain. On lui avait fait une réputation de beauté égale à celle de sa férocité. Les vitres des marchands d’estampes étaient garnies de prétendus portraits de la belle Apolline, aussi authentiques que ceux d’Héloïse ou de Jeanne d’Arc : l’un rappelait madame de la Vallière, l’autre Charlotte Corday, l’autre Joséphine, mais le public, qui veut être dupé à tous prix, en était fort satisfait. Le palais était aussi encombré que si la basoche eût dû jouer un mystère sur la table de marbre. Un murmure général de désappointement s’éleva quand les huissiers annoncèrent que le tribunal ordonnait huis clos pour ce jugement.
Bientôt Apolline fut introduite dans la salle : sa jeunesse, sa vénusté, son air triste et candide, sa voix suave et son maintien impressionnèrent vivement la cour blasée.
Pour ne pas compromettre Bertholin, elle avait déclaré qu’un homme, à elle tout à fait inconnu, et qu’elle n’avait jamais revu, un soir, s’étant glissé chez elle, l’avait forcée avec violence. Quant au crime qu’on lui imputait, elle avouait qu’il pouvait être, mais qu’il ne lui en restait nul souvenir positif ; et que n’ayant pris aucun aliment depuis plusieurs jours, quand les douleurs de l’enfantement lui étaient survenues, elle devait avoir été assurément dans un état complet de démence.
Sur cinq médecins appelés à constater quel avait pu être son état moral lors de son accouchement, un seul avait affirmé l’aliénation, et quatre l’avaient niée.
Au moment où l’accusateur public, M. de l’Argentière, se leva et entonna sa déclamation, Apolline, frappée comme à un accent connu, tourna ses regards sur lui, jeta un cri perçant, et se renversa sans connaissance.
Jamais réquisitoire ne fut plus violent et plus inhumain : il n’est rien que M. de l’Argentière ne mit en jeu pour accabler l’accusée. Il poussa sa rage extravagante jusqu’à la comparer à Saturne, qui dévorait ses enfants, et se résuma en demandant sa tête. – Ne vous laissez point séduire, criait-il, par les beaux dehors de cette mère dénaturée, le laurier-rose contient un venin subtil, la beauté n’est souvent que le voile de la perfidie ; ne vous laissez point faiblir, messieurs, il faut un exemple absolument, pour arrêter l’infanticide en son cours. Messieurs, soyez inexorables, vous serez justes !
L’avocat d’Apolline, avec un rare talent, s’acquitta de sa défense ; son plaidoyer aurait arraché des larmes à des tigres, le tribunal resta froid ; et l’accusateur commença sa sauvage réplique.
Quand la pauvre Apolline eut recueilli ses esprits, elle se leva brusquement, et montrant du poing l’accusateur, M. de l’Argentière :
– C’est lui ! criait-elle, c’est lui ! je reconnais sa voix, c’est lui ! cet homme-là qui parle ! c’est lui que j’ai vu aux rayons de la lune, blême et rouge, l’œil caverneux… Puis, fondant en larmes, elle jetait des hurlements.
– Cette enfant est égarée, dit froidement M. de l’Argentière, dont la morne physionomie n’avait pas laissé paraître la plus légère émotion.
– Emmenez l’accusée ; et nous, messieurs, passons dans la salle de délibération, ordonna le président.
Au bout d’un quart d’heure, la cour rentra en séance : le jury ayant répondu affirmativement à toutes les questions posées, le président fit lecture de la sentence, qui condamnait Apolline à la peine capitale.
Elle écouta son arrêt avec dignité, et dit seulement, se tournant du côté de l’accusateur public : – Ceux qui envoient au bourreau sont ceux-là mêmes qui devraient y être envoyés !
Son défenseur, égaré, pleurant et se heurtant le front, se jeta dans ses bras, et l’embrassa, au grand scandale de la cour, qui demanda si elle voulait se pourvoir en cassation. – Oui, répondit Apolline, mais au tribunal de Dieu.
Le matin du jour, on lui envoya un prêtre pour se préparer ; il ne sortit plus d’auprès d’elle. Apolline lui ayant naïvement raconté son histoire, le pauvre homme, convaincu de son innocence, pleurait désespéré ; celui qui était venu la consoler était plus faible qu’elle et plus inconsolable. – Pauvre martyr ! l’appelait-il, en lui baisant les pieds comme on baise une châsse sainte. Il n’osait lui parler de son Dieu juste et bon ; sa providence était trop compromise par cette vie fatale.
À quatre heures, le geôlier monta l’avertir. Sa toilette achevée, elle descendit, soutenant son confesseur.
Aussitôt la charrette se mit en marche. Il semblait que toute la population de Paris s’était encaquée du palais à la Grève. De haut en bas, les maisons étaient chargées de spectateurs avides : jamais supplice n’avait attiré plus de monde. – La voilà ! – la voilà ! répétait-on de rang en rang.
Qu’elle était belle du haut de son tombereau, cette infortunée Apolline ! quelle dignité ! quelle résignation ! Son teint était plus blanc que le peignoir qui l’enveloppait, et sa chevelure plus noire que le prêtre qui pleurait à ses côtés. Elle promenait sur la foule son regard langoureux ; les commères lui montraient le poing, et les jeunes hommes attendris lui envoyaient des baisers. Enfin, la charrette déboucha sur la Grève. En montant à l’échelle, Apolline aperçut, à une croisée, M. de l’Argentière qui la fixait froidement ; elle en jeta un long cri d’horreur, et tomba faible entre les bras d’un valet de guillotine. Il se fit alors un brouhaha général et une fluctuation dans la foule. Il pleuvait : – À bas les parapluies, on ne voit pas ! criait-on de toutes parts ; – à bas les parapluies ! répétaient des voix de femmes ; – soyez galants, messieurs, on ne voit pas !
Toute la tourbe, le cou tendu, était sur la pointe du pied.
Quand le coutelas tomba, il se fit une sourde rumeur ; et un Anglais, penché sur une fenêtre qu’il avait louée 500 francs, fort satisfait, cria un long very well en applaudissant des mains.
Car amour est fort comme la mort,
Et jalousie est dure comme enfer.
LA BIBLE.
Je suis noire, mais je suis belle comme les tabernacles de Cédar, comme les peaux de Salomon.
LA BIBLE.
Eh ! pourquoi cette jalousie ?…
P. L. JACOB, Bibliophile.
C’était le jour de Dieu : assez l’indiquaient le calme des campagnes, l’air jovial et le linge blanc des esclaves qui passaient au loin sans râler sous d’énormes fardeaux, hommes infortunés ! auxquels il ne manque plus qu’un grelot de mulet. Le soleil dardait à l’heure de la sieste ; cependant le charpentier Jaquez Barraou, noir membru et gigantesque, vint s’asseoir à la porte de sa case engoncée, pour ainsi dire, dans une crique, où se trouvaient amarrées deux pinasses et une balancelle en radoubs. Le sol était jonché çà et là de bois en grume, de billots et de madriers.
Jaquez Barraou avait encore sa chemise rayée et ses vêtements de travail ; pourtant, lui, si religieux, n’avait point travaillé, car c’eût été péché mortel. Il était pieds nus. Dans toute sa personne régnait un nonchaloir qui contrastait avec son maintien énergique. Sous sa laine crépue et noire roulaient deux gros yeux blancs : souvent, il les promenait sur la mer et sur le terroir environnant ; souvent, il les soulevait aux cieux, puis les reportait fixement sur La Havane, sourcillant et lançant avec mépris des bouffées d’une fumée bleue qu’il aspirait d’un long cigare.
Il eût été difficile de s’expliquer les mouvements et les brusques soupirs de cet homme ; son regard, chagrin et menaçant, qu’il arrêtait tantôt sur la vaste mer des Antilles, dont il semblait mesurer l’étendue, et que tantôt il jetait sur la ville, aurait pu faire penser qu’il était abîmé dans des rêves nostalgiques ; que son cœur était meurtri par le mal du pays, cet amour violent de la patrie absente que rien ne saurait abattre, qui fait encore trouver des larmes aux vieillards canadiens courbés sous le joug infamant de l’Anglais, rien qu’au seul nom de leur ancienne patrie, et qui leur fait parfois repousser avec dégoût les jeunes enfants de leur race, qui fatiguent leurs oreilles de la rude langue des vainqueurs. Il paraissait toiser la distance de son Afrique à cette rive américaine, et maudire les Européens barbares qui l’y avaient transplanté après l’avoir échangé contre une scie ou un sabre à ses ravisseurs.
On aurait bien pu se plonger dans le fiel de tous ces pensers, et pourtant rien de tout cela n’agitait Barraou, car c’était un fils de Cuba qui n’avait d’africain que les traits et l’âme. Tout à coup il jette loin de lui son cigare inachevé, se lève et s’assied lourdement, entrecoupant, dans ses dents, de rauques monosyllabes semblables à des jurons grossiers. Il faisait claquer sa mâchoire, et se heurtait du derrière de la tête sur la muraille ; enfin, paraissant se calmer, il répéta d’une voix pleurante :
– Jalousie ! jalousie ! que tu me fais de mal ! que tu dévores, jalousie !… Maudit soit de moi, maudit soit de Jaquez Barraou ! Ma poitrine est plus brûlante que si j’avais avalé du cubèbe et du piment. Jalousie ! tu me mâches le cœur avec une dent plus incisive que la dent du serpent ! Quand je veux te repousser, c’est alors que tu m’assièges ? Te repousser ? Au fait, et comment ?… Ils ne m’ont pas même laissé le doute ; car, l’autre soir, quand je revenais de la ville, pour la troisième fois je l’ai surpris fuyant près de la case ; il en sortait à coup sûr… Oui, je l’ai vu, infâme Juan Cazador, que venais-tu tenter auprès de mon Amada ? Tenter… que je suis bon !… Eh ! qui m’a répondu d’Amada ? Oh non ! mon Amada, tu es pure, oui !… cependant dois-je le croire ?… les femmes sont si fourbes. Cruel sort ! horrible incertitude ! bientôt j’en sortirai ou de la vie. Ami faux, toi que j’appelais mon Juanito ; toi qui m’as connu plus petit que cette chèvre ; toi qui, tant de fois, avec moi, t’endormis ivre mort sur la même natte, bien avant dans la nuit ; nuit d’épanchements et de rêves plus doux que ceux apportés par le sommeil ! Que de tafia ! que de cigaritos !… Ces temps sont déjà bien loin, pauvre Barraou ! Tu fêtoyas ta jeunesse ; et maintenant que tu t’inclines comme ton père, il te faudra pleurer.
Que les hommes sont injustes ! Ai-je jamais convoité leurs épouses ? Donc, pourquoi me fraude-t-on la mienne ? Je suis pauvre ; je n’ai rien, je n’avais qu’Amada. Je ne pourrai donc rien posséder, misérable, sur cette terre, sans qu’on en lève la dîme ? rien ! pas même celle que j’ai choisie entre mille. Ah ! je suis trop crédule au mal !… Un stratagème, une embûche pourraient tout m’éclaircir : si c’est erreur, si je me suis trompé, je rentrerai dans la paix ! et si… alors vengeance !… Santa Virgen ! sois à mon aide, et demain tout sera fait.
Soudain il s’interrompit, se penchant et prêtant l’oreille, comme s’il eût entendu quelque bruit ; il se rajustait et prenait un air de roideur pour singer le calme, quand sortit follement de la case une jeune femme qui, se laissant aller à lui, s’appuya sur son épaule.
Oh ! qu’elle me parut belle et digne de toute la violence de Barraou ! Je ne sais si j’étais aveuglé par cet amour préjugé, cette propension sympathique qui toujours m’entraîne aux femmes de couleur, qui, toujours dans mes songes, me livre une beauté africaine ; qui, tout enfant, me faisait rechercher les embrassements des noires, et rester froid aux caresses de nos blanches créoles. Oh ! qu’elle me parut belle ! elle était svelte, joyeuse et riante ; son teint était celui d’une sang mêlé, que méprisamment vous appelez mulâtresse ; ses traits étaient fins et profilés comme ceux d’une Arlésienne et son œil vif en amande. Autour de sa tête elle avait roulé avec grâce un turban de mousseline ; des pendants de corail se balançaient à ses oreilles ; un collier de ramina de Venise faisait une base d’or au galbe de son beau cou ; ses doigts effilés étaient prisonniers dans des anneaux précieux ; sa courte saya de cotonnade blanche découvrait ses jambes rondelettes et ses pieds de Cendrillon que ne chaussaient pourtant que de rustiques esparteñas espagnoles.
– Que fais-tu là ? lui dit-elle en relevant de sa main sa longue chevelure, et collant ses lèvres au front déprimé de Barraou. Toi, aujourd’hui, à cette heure, encore en pareil désordre ? tu me tourmentes, mon Jaquez, tu sembles chagrin, qu’as-tu donc ? partage-moi ta moindre peine, parle, sois confiant !
– Je n’ai rien, franchement, peut-être est-ce la chaleur qui m’accable ?
– Non, tu te caches ; même en parlant tu rêves encore, et tu sembles engolfado : d’ailleurs ne t’ai-je pas entendu ? tout à l’heure tu parlais, querellais et plaignais hautement.
– Corazon mio ! tu t’es trompée, je fredonnais, pensant que tu reposais, je chantonnais doucement cet air, ton favori.
Paxarito que vienes herido
Por las balas del cruel Cazador,
Cesa, cesa tu triste gemido.
Mientras duerme mi dulce amor !
– Oh ! que vous êtes bon, mon Jaquez, pour votre Amada ! daignez songer à elle.
– Vous daignâtes bien m’aimer ; mais trêve de cela. Ta grâce voudrait-elle bien préparer, pour ce soir, un souper copieux ? bonne chère ! J’ai l’intention de convier Cazador.
– Cet homme… Eh ! pourquoi ?
– Pourquoi ? sotte question ! Que trouves-tu d’extraordinaire ; est-ce la première fois que cet ami partage ma table ?…
– Rien ! mais vous êtes si maussade, je veux dire si triste, qu’assurément vous lui ferez froide réception.
– Qu’importe, il aura les bonnes grâces de l’hôtesse ! Dis à Pablo de venir ; il doit être près du chantier, je l’ai vu tantôt jouant avec ton vieux chien Spalestro ; va et fais.
Mes funestes pressentiments viennent encore de se corroborer. Comme elle a rougi à son seul nom ; quel embarras, quelle surprise ! Et cette ruse de femme, recevoir avec froideur une nouvelle qui lui met la joie au cœur !
– Patron, votre grâce me fait mander ; me voici, que faut-il ?
– Écoute bien, Pablo ; tu vas prendre dans le bahut un paquet de tabac, puis, tu iras trouver Juan Cazador chez son maître, Gédéon Robertson, et, lui offrant de ma part, tu le convieras à venir souper, ce soir même, chez son ami Jaquez Barraou ; sois prompt, ne reviens pas sans lui. Pars, béni soit ton chemin.
Quand le pequeno Pablo fut éloigné, Barraou rentra dans la case. Amada préparait la cène ; lui se lava et s’endimancha. Décrochant ensuite l’escopette suspendue à la muraille, au-dessus de quelques figurines et images de saint Jacques de Galice et de Madones caparaçonnées, il se prit à la nettoyer avec une espèce de joie sombre : Amada le remarquait.
– À quel propos, lui demanda-t-elle, t’occuper de cette escopette ?
– Pour rien, mon amie, seulement pour enlever la rouille qui la ronge.
– Ah ! seulement pour enlever la rouille ; à quoi bon alors mettre cette pierre neuve ? Hélas ! Santa Virgen ! que fais-tu là ? de la poudre ! des balles ! voudrais-tu la charger ? C’est imprudence, non, je t’en prie ; il arrivera malheur, cette arme est à la portée de tout venant.
– Il arrivera malheur… peut-être !…
– Mais à quoi bon ? réponds-moi.
– À quoi bon ? tu veux savoir ? – Eh bien ! demain, je dois partir pour l’intérieur des terres, j’ai à faire des achats de bois ; des bandes de marrons infestent les routes ; je pense qu’il est bon de ne point marcher sans armes. – Amada, où est donc mon cuchillo ? il était là, je ne le retrouve plus.
– Le voici, mon bon, mais qu’avez-vous besoin de ce poignard sur vous ?… est-ce pour les marrons de demain ?…
– Plaise à Dieu !…
Après la bourrasque de Barraou, Amada, sans dire mot, acheva sa cuisine et prépara la table de la cène. Pour lui, se promenant à grands pas devant la case, de temps en temps il regardait au loin avec un air d’impatience. Tout en s’occupant du ménage, Amada, intérieurement agitée et bouleversée, avait l’âme meurtrie de cent pensées diverses ; elle jetait cent conjectures, la plupart étranges et absurdes. Elle aurait donné sa plus belle nuitée de plaisir, ou son chapelet d’or indulgencié pour être au lendemain, ou pour lire au plus petit coin du cœur de Barraou. Souventes fois, elle laissait tomber de gros soupirs.
– Alma de Dios ! protégez votre servante. Mon bon ange, arrêtez le bras de Barraou, comme vous retîntes le bras de notre père Abraham !…
Pablo trouva Juan Cazador prêt à partir pour la danse, et tirant avec transport quelques sons nasillards d’une mandoline fêlée.
– Mon maître m’envoie à votre grâce, lui dit-il, pour lui offrir ce tabac de la plantation royale, et pour l’inviter à souper ; il m’est enjoint de ne point repartir sans elle.
Cazador, joyeux et surpris, remercia Pablo de sa bonne visite, et se mit en route.
Chemin faisant, il ne pouvait contenir son hilarité, et, se questionnant en lui-même : – Qui, disait-il, a pu porter Jaquez à me faire pareille politesse ? lui, si ombrageux, qui depuis si long-temps fait tout pour m’éloigner ; ce ne peut être qu’Amada ? Mais, si c’était sous son influence ? oh ! non, cela ne se peut ! Elle aurait donc quelque amour pour moi ? de l’amour…, de l’amour…, non, je suis trop malheureux !
Quand Juan approcha de la case, Jaquez, qui toujours chevalait de long en large, l’aperçut de fort loin, vint au-devant et le salua amicalement, le comblant de courtoisies auxquelles Cazador répondit avec effusion. Au moment où ils entrèrent, Amada fit un sursaut, et, sans être vue, levant les yeux comme pour implorer la miséricorde du bon Dieu, se signa précipitamment ; puis se retournant avec calme :
– Doy a usted la bienvenida, dit-elle à Juan Cazador. Vos grâces peuvent prendre place, tout est prêt.
– Bien esta, querida, reprit Barraou plaçant Juan à sa droite. – Compagnero ! il y a long-temps que j’ai eu le bonheur de souper avec toi ; il faut signaler et célébrer dignement ce repas ; faisons sauter quelques vieilles bouteilles ; tâchons, mon vieil ami, de nous redonner le fumet de ces vieilles fêtes de garçons, qui n’étaient point embellies par notre bonne Amada. Sera tenu pour couard et gavache, celui qui renoncera !…
– Bravo ! bravo ! soit, soit, dit Cazador, j’y consens, et le perdant paiera une amende ; gare à toi, Barraou !
– Compadre ! garde ta sollicitude pour ton compte : Juanito, combien de fois t’ai-je enterré ; gare à toi, cobarde !
En disant ces derniers mots, Barraou renfonçait le manche de son cuchillo qui mettait le nez à la fenêtre ; à ce mouvement, Amada, qui le suivait des yeux, poussa un cri d’horreur : tous deux aussitôt la reçurent dans leurs bras, la questionnèrent sur son mal et lui prodiguèrent mille soins ; revenant bientôt, elle les remercia. – Ce n’est rien, assurait-elle, une vive palpitation de cœur m’a seule arraché ce cri.
– Tu m’as fait bien peur, dit Jaquez.
– Vous m’avez tourné la tête et le cœur, murmura Cazador.
– Ah ! ah ! Juanito, ceci est une finesse ; l’aveu est adroit.
– Je l’ai dit sans malice et n’en veux nul mérite.
– Qu’en penses-tu, notre Amada ?
– Vrai Dieu ! Barraou, vous êtes bien fatigant !
– Plaisanterie, mes amis, qu’il n’en soit plus question ; dexadas las burlas ; allons rasade par-dessus ! Amada, tu devrais bien aller chercher cette outre de vin de Xérès, dans le fond du caveau ? Non, ne te dérange pas, j’irai moi-même, tu ne saurais trouver. Permets, Juanito, et tu m’en donneras de bonnes nouvelles.
– Sans perdre de temps, Amada de mon cœur ! nous sommes seuls ici, vite, dites-moi si c’est à vous que je dois ce bonheur.
– Eh ! quel bonheur ?
– De partager votre…
– Non, non, vous ne me devez rien ; ce n’est pas à moi, loin de là !…
– Vous êtes donc pour moi toujours aussi rude ? Oh ! laissez-moi dérober ce baiser que vous me refusâtes l’autre soir.
– Non ! je vous abhorre, je vous exècre… et cependant je prends pitié de vous.
– Ô bonheur !
– Écoutez, le péril ici vous environne, veillez et priez Dieu qu’il veille aussi sur vous.
– Expliquez-vous !…
– Je ne sais rien de plus ; taisez-vous ou vous nous perdez, Juan ; taisez-vous, je l’entends…
– Le voilà ce fameux Xérès ! ton verre, Juan, et goûte ça.
– Visa usted ! es un ambre, il est délicieux.
– Allons, compadre ! redoublons : fais-tu pas la petite bouche ? as-tu peur d’être le gavache ?
– Juan Cazador n’est pas si novice ; je crois bien, par exemple, Barraou, que tu pourrais apprêter ton amende, car ton œil commence à reluire.
– Eh ! que fais-tu donc ? prends garde, on te dirait assis sur une escarpolette.
En effet, Barraou commençait à passer de l’entrain à l’ivresse. Il chantait en se berçant, s’emportait et frappait sur la table, riant aux éclats, récitant des prières et de grossières farces, semblables à ces espèces d’improvisations des arriéros Biscaïens qui vont, lorsqu’ils ont la tête en belle humeur, juchés sur leurs mulets, chantant et amalgamant la Bible et le Nouveau Testament d’une manière tant soit peu affriandée.
Après s’être long-temps combattu, et avoir lancé mille propos graveleux qui dégoûtaient Amada, il se pencha sur la table et s’assoupit.
– Nous ne pouvons le laisser en cet état, aidez-moi, Cazador, à le coucher sur cette natte ; il y sera mieux pour passer son vin. Oh ! le vilain ivrogne !…
Barraou se laissa transporter.
– Cazador, ôtez-lui son cuchillo, là, de ce côté, il pourrait se blesser. Jetons sur lui cette cape : – Que faites-vous ? Cazador, ne lui couvrez point la face, vous l’étoufferiez ! Non, non, ne lui couvrez pas, je vous le dis.
– Que vous êtes sotte !…
Ah ! pardonnez ce mot à mon emportement ; Amada, que le hasard me sert bien ! grâce à son ivresse, nous sommes délivrés de son regard inquisiteur, et c’est lui-même qui m’a facilité ce tête-à-tête. Laissez-moi couvrir de baisers cette main qui me repousse. Amada, sois moins farouche.
– Taisez-vous !…
– Moins farouche pour celui qui t’aime plus que son affranchissement !
– Arrêtez, Cazador, je suis la femme de Jaquez Barraou, votre ami !
– Toujours serez-vous de rocher ?… Dans nos dernières entrevues, vous m’avez laissé me rouler à vos pieds, plutôt que d’accorder la plus basse faveur à ce malheureux amant. Vous m’irritez, Amada !… craignez ma violence !…
– Alma de Dios, sauvez-moi !… Arrêtez, Juan !… J’appelle Barraou !…
– Réveille-le, si tu l’oses ; que m’importe, appelle-le donc, ton mari ; il est soûl !
À ces mots, Jaquez Barraou, rejetant la cape, se dressa subitement.
– Carajo, cobarde !… Tu crois donc, rufian ! qu’on soûle Barraou comme on soûlerait Cazador ? Infâme ! tu es pris au piège ; meurs !…
Il saisit alors son escopette, couche en joue Cazador qui fuit à la porte. Amada, suspendue à cette arme, crie grâce, et l’arrête.
Il s’en délivre, saisit un couteau sur la table, lève le bras pour frapper Juan qui saute dehors, et rejette la porte ; la lame entre profondément dans les ais. Barraou, écumant, le poursuit en mugissant des jurons infernaux.
– Arrête ! arrête ! Jaquez, arrête ! c’est Amada qui t’en prie ; sois généreux, laisse fuir cet homme !
Mais lui, sans l’entendre, suivait, plus prompt qu’une rafale, son agile ennemi qui s’enfonçait dans les touffes des plantations voisines.
Défaillante, Amada se traînait dans la case ; elle s’accusait de la mort de Juan, et pleurait beaucoup.
Cependant Amada était irréprochable ; elle n’avait bercé Juan d’aucun espoir, elle avait repoussé bien loin ses projets d’amour ; enfin elle ne l’aimait point.
Mais quand l’être, pour lequel une femme est la moins sympathique, souffre malheureux pour elle, rien ne peut la défendre d’un doux sentiment qui s’épanouit en son âme ; elle n’a point d’amour, il est vrai, mais elle a bien de la pitié !… À peine concevait-elle l’espoir qu’il échapperait à la fureur de son époux, que l’explosion d’une arme à feu éclata aux environs.
– Il n’est plus de doute sur son sort… Santa Virgen ! s’écria-t-elle, affaissée et tombant sur les genoux : Virgen Maria, ayez pitié de nous ! Jesu Cristo, qui avez racheté les hommes, ayez pitié de lui ! Buon Dios, Dios de mi Corazon, faites-lui miséricorde à votre tribunal !… Et, sa voix s’éteignant peu à peu, elle resta abîmée dans sa douleur.
Tout à coup, au-dehors, elle entendit des pas précipités : Barraou rentra tout haletant, l’œil hagard, et traînant lâchement son escopette par la bandoulière.
– Lève-toi, Amada, tu prieras plus tard ; donne-moi de l’eau.
Tremblante, elle s’approche, lui présentant une aiguière, Barraou retrousse les manches de sa carmagnole ; Amada voyant ses deux mains trempées de sang, laisse tomber le bassin qui se brise.
– Ô mon Jaquez, vous l’avez tué !…
– Ce n’est rien : non, malheureusement, Dieu ne m’en a pas fait la grâce, je le croyais lorsqu’il tomba, je courais sus l’achever quand il se releva et s’échappa de mes griffes ; sa blessure était légère. Je jure par tous les saints que j’aurai sa vie ! rien ne pourra le soustraire à ma rage ! – Amada, je suis las, n’es-tu pas fatiguée ?… Couchons-nous, je retrouverai peut-être dans tes bras du calme, du repos.
– Jaquez, changez au moins cette chemise tachée ; vous exhalez le sang !
Le lendemain, lundi, dès l’aube du jour, Amada dormait encore, Barraou vint à La Havane.
On le vit tout le jour dans le quartier qu’habitait Gédéon Robertson.
Quatre jours et quatre nuits il rôda dans la ville sans succès ; sans doute, la blessure de Juan le tenait alité.
Enfin, le fatal vendredi, Barraou l’aperçut sur le port, et le suivit de près ; lorsqu’il fut entré dans une ruelle déserte, derrière le grand fort :
– Arrête, bandit ! lui cria-t-il, je te cherchais !
– Vous me cherchiez ? me voici.
– C’est bien, défends-toi si tu peux !
En disant ces mots, il se jetait sur lui comme une hyène, pour le frapper de son coutelas ; Juan esquiva le coup, et, tirant vite son couteau, il pourfendit l’avant-bras de Barraou, qui le saisit à la ceinture en lui poignardant le côté. Juan, désespéré, se laissa tomber sur lui, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire ; Barraou lui cracha aux yeux du sang et de l’écume.
À cet instant huit heures et las oraciones sonnent au couvent prochain ; les deux furieux se séparent et tombent à genoux.
BARRAOU
L’ange du Seigneur a annoncé à Marie, et elle a conçu par l’opération du Saint-Esprit.
JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.
BARRAOU
Voilà la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole.
JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.
BARRAOU
Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous.
JUAN
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de votre ventre, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.
– Allons ! debout, Cazador ; que fais-tu encore à genoux ?
– Je priais pour votre âme.
– Il n’est besoin ; j’ai prié pour la tienne : en garde !
Aussitôt, il lui crève la poitrine, le sang jaillit au loin ; Juan pousse un cri et tombe sur un genou, saisissant à la cuisse Barraou qui lui arrache les cheveux, et le frappe, à coups redoublés, dans les reins ; d’un coup de revers, il lui étripe le ventre. Terrassés tous deux, ils roulent dans la poussière ; tantôt Jaquez est dessus, tantôt Juan : ils rugissent et se tordent.
L’un lève le bras et brise sa lame sur une pierre du mur, l’autre lui cloue la sienne dans la gorge. Sanglants, tailladés, ils jettent des râlements affreux, et ne semblent plus qu’une masse de sang qui flue et se caille.
Déjà des milliers de moucherons et de scarabées impurs entrent et sortent de leurs narines et de leurs bouches, et barbotent dans l’aposthume de leurs plaies.
Vers la nuit, un marchand heurta du pied leurs cadavres et dit :
– Ce ne sont que des nègres, et passa outre.
Cette nouvelle d’Andréa Vésalius étant terminée, elle fut portée à la Revue de Paris et offerte à M. Amédée Pichot, comme traduite du danois d’un supposé Isaïe Wagner ; sa forme ne convenait point à ce magasin littéraire, M. Amédée Pichot ne put l’insérer ; mais en ayant payé la traduction prétendue, il se servit du même héros pour broder le charmant conte anatomique qu’assurément vous avez lu dans ce recueil. Du reste, ce conte n’ayant aucun rapport de détail avec celui-ci, nous ne venons donc réclamer pour Champavert que priorité et trouvaille.
À cette heure de nuit et de paix, où les cités semblent des nécropoles, une seule ruelle tortueuse de Madrid, artère obscure, battait encore et d’un pouls violent et fébrile ; cette ruelle somnambule de cette ville endormie, c’était la Callejuela casa del Campo ; à l’une de ses extrémités s’élevait une riche demeure, habitée par un étranger, un Flamand. Les vitraux des croisées resplendissaient des feux de l’intérieur, qui les projetaient obliquement, et les découpaient sur la face noirâtre de la maison vis-à-vis, apparaissant dans l’ombre semée de gueules de fournaises, de résilles ardentes et de filoches d’or.
La porte de cet hôtel était grande ouverte, et laissait voir un vaste porche à voûte d’arête, à clef pendante, au pied d’un grand escalier de pierre, à balustrades taillées à jour comme l’ivoire d’un éventail et tout parsemé de fleurs odorantes.
C’était, pour plaisamment dire, le carnaval des murailles, toutes leurs parois étaient travesties et masquées sous des tapisseries, des velours et des lampadaires étincelants.
Quelques hallebardiers chevalaient de long en large à l’entrée.
Quand les cris de la foule, ameutée au-dehors, s’apaisaient par intervalles, on distinguait une symphonie douce et dansante qui descendait le long de l’escalier et faisait parler la voûte sonore.
Tout le palais était fêtoyant, mais une tourbe de basses gens hurlait, et se ruait à la porte ; c’étaient les orgues du temple, et tout au bas les truans[7] sur la dalle du parvis.
Tantôt des hourras affreux, tantôt des ricanements et des bruits de cuivre, qui se prolongeaient de groupe en groupe dans l’obscurité, et s’affaiblissaient comme des rires sataniques que promènent des nuées.
– Le docteur a bien choisi son jour de noces, un samedi, fête du sabbat, un sorcier ne pourrait mieux faire, dit une vieille édentée, blottie dans l’ébrasement d’un guichet.
– C’est vrai, ma mie ; et sur Dieu que j’adore ! si tous ses clients défunts s’y rendaient, la ronde ferait le tour de Madrid.
– Mais, que serait-ce donc ? reprit la première vieille, si tous ces pauvres Castillans que ce bourreau de mort a épluchés, que Dieu les en dédommage ! venaient lui réclamer leur peau ?
– On m’a assuré, dit un petit homme barbu, enfoui dans la foule et se haussant sur la pointe du pied, qu’il déjeûne souvent avec des côtelettes de chair qui ne vient pas de la boucherie.
– C’est vrai ! c’est vrai !
– Non, non, c’est faux ! criait un grand jeune homme, accolé au treillis d’une croisée, c’est faux ! demandez à Rivadeneyra, le boucher.
– Silence ! te tairas-tu ? criait plus haut encore, un homme embossé dans une cape brune et le sombrero sur les yeux, ne le reconnaissez-vous pas ? c’est Henrique Zapata, l’apprenti écorcheur ! c’est juste, Verdugo et Ahorcador se soutiennent. Je gage que si on fouillait sous son pourpoint, on trouverait quelque main ou quelque jambe.
– Quelle idée ! ce vieux mange-mort prendre une jeune femme ! répliqua la vieille ; si j’étais le roi Philippe, j’empêcherais bien cet ogre…
– Oh ! bien oui, dit l’inconnu en cape brune, Philippe II le protège, ce chien de Flamand ; encore hier, Torrijo, le boulanger de la Cebada, a disparu, à coup sûr pour le pâté de noces ; c’est une horreur ! il faut en finir !
– Le roi a beau le protéger, murmurait le peuple, il faut le brûler vif.
– Chrétiens ! cet homme est un hérétique ! un nécroman ! un Flamand ! Il mérite la mort ! dirent alors bénignement quelques moines du couvent de Nuestra Señora de Atocha, nouvellement fondé par les pères Garcia de Loaysa, inquisiteur général, archevêque de Séville, et Fray Juan Hurtado de Mendoza, confesseur de l’empereur Carlos V, auxquels se joignirent en masse les religieux du couvent royal de San Geronymo.
– À mort ! criait la foule, que repoussaient les hallebardiers, lui jurant à la face.
– À mort ! répétait le cavalier emmantelé.
– À mort ! hurlaient les moines qui, crucifix au poing, attisaient la populace. À mort ! mettons le feu !
Tout à coup, l’imminent orage éclata. Des cris de rage et de mort pleuvaient ; la tourbe se ruait dans le porche, un moine brandissait une torche sur sa tête ; mais, les hallebardiers, secourus par Henrique Zapata et plusieurs autres écoliers, résistèrent vigoureusement et firent battre en retraite à cette canaille déchaînée, ce qu’elle fit en mugissant ; en revanche le vacarme redoubla : elle frappait sur des cloches, des lames, des chaudières ; c’était un tonnerre cinglant, abasourdissant, une symphonie presque homicide.
Dans les salons, une hilarité cordiale ou goguenarde régnait : on ne s’occupait nullement du bruit extérieur, l’usage étant de faire pareille cérémonie lorsqu’un vieillard épousait une jeune fille.
Une cape brune était suspendue à l’entrée de la galerie qui servait de vestiaire. La mariée dansait avec un beau cavalier qu’on n’avait encore qu’entrevu dans la soirée ; ils paraissaient plus occupés de leurs chuchotements que de leur danse. Le marié, à l’autre angle du salon, courtisait une fillette de sa parenté.
La grande salle se terminait par une loge ouverte sur un préau ; elle était couverte de conviés, dames, cavaliers, vieux, duègnes, qui, sous prétexte de respirer l’air frais de la nuit, venaient donner libre essor à leur satire, à leur méchanceté. C’était un conflit d’incidences, d’interlocutions ; un orchestre de voix flûtées, sourdes, éraillées, chevrotantes ; une collection de minois et de mines ridées par le gros rire ou avivées par un sourire malin, trahissant des claviers d’ivoire, ou des bouches crénelées comme un donjon, ou denticulées comme la corniche de la voûte.
– Quelle est donc le beau cavalier avec lequel minaude l’épousée ?
– Señorita, vous êtes méchante !
– Ha ! ha ! ha ! regardez donc là-bas don Vésalius, échâssé dans ses calzas bermijas et son pourpoint noir ; par Mahom ! ses jambes dans ses bottines ne vous semblent-elles pas des plumes dans un encrier ? Voyez-le donc sauter avec Amalia de Cardenas, rondelette, fraîche et rose ; ne vous semble-t-il pas monseigneur Saturnus ?
– Ou la mort qui fait danser la vie.
– La danse d’Holbein.
– Dites donc, Olivares, que fera-t-il con su Machacha ?
– Une leçon d’anatomie.
– La conversation.
– Merci pour la Novia !
– Voici la sarabande terminée, voyez-le baiser la main de notre cousine Amalia.
– Ce n’est point une noce bourgeoise, un saraguete, mais bien un brillant sarao.
– Où donc est l’épousée ?
– Où donc est le beau cavalier ?
– Don Vésalius la cherche, tout effaré ; busca, busca, perro viejo !
– Va donc lui demander, Olivares, à lui, qui passe pour sorcier, ce que fait Maria en ce moment.
– Ami ! ne mettons pas le doigt entre le marteau et l’enclume.
La danse reprit ; Vésalius réinvita Amalia de Cardenas, qui fit une plaisante moue, et lui riait au dos.
La mariée n’était plus au salon, ni la cape brune au vestiaire, et, dans un corridor obscur, on entendait des pas et ceci :
– Couvre-toi de cette cape, Maria, vite, partons !
– Alderan, je ne puis.
– Moi, te laisser la proie de ce Vésalius ? non pas, tu m’appartiens ! En mon absence tu me trahis, je l’apprends, j’arrive en hâte, ce matin même, je me mêle à la fête, je te tiens seule, à l’écart, et je te dis partons, et tu refuserais ? Oh ! non pas, Maria, tu t’abuses ! viens ; il est temps encore, romps ce lien ignominieux, nous serons heureux : je serai tout à toi, à toi seule et pour toujours ! Viens, Maria !…
– Alderan, ma famille m’a imposé ce joug, je le subirai. Mais, tu seras toujours mon amant ! je serai toujours ton amante ! Qu’importe cet homme ? qu’est-ce ? un valet de plus, une tenture qui voilera notre mystérieux amour. Laisse-moi, laisse-moi, adieu !
– Ainsi, tu ne veux pas, Maria, c’est bien ! va te salir à cet homme ! Accomplis ta volonté, j’accomplirai la mienne ; va !… Et, la repoussant de ses bras, elle s’enfuit brusquement de la galerie au salon.
Alderan resta comme abîmé quelques instants ; il blasphémait, il heurtait du pied, puis, subitement, il disparut dans la profondeur.
Pendant ce temps, la foule s’était accrue comme un étang par un orage. Le tumulte devenait de plus en plus intense et le bacchanal terrifiant. La populace avait repris sa première audace, et s’étant rapprochée peu à peu, elle riait sous la barbe des hallebardiers. Des imprécations, des cris de mort grondaient de nouveau ; on lançait des pierres dans les vitrages, on barbouillait les murs de sang de bœuf et de fiente ; quand, tout à coup, les groupes s’ouvrirent pour faire passage à une femme échevelée, qui hurlait comme un chien à la lune ; c’était la Torrija, la boulangère, qui venait réclamer son époux, et demander vengeance.
– C’est la Torrija, la boulangère, disait-on de toutes parts ; puis, la meute attendrie fit un long silence, et la Torrija sanglotait et poussait des rugissements.
Alors, l’homme en cape brune montant sur les degrés, cria d’une voix forte : – Amis ! faisons justice ! lâche, qui ne suivra point ! Vengeance ! mort à Vésalius ! mort au nécroman !
La réplique fut une grêle de pierres dans les fenêtres et sur les hallebardiers qui rétrogradèrent jusqu’à l’escalier. La tourbe se vomit dans le porche, se jette sur les piques en arrêt, qu’elle arrache et brise ; elle gravissait la montée et pourfendait la porte du salon, quand, au loin, un galop se fit entendre. – Sauve qui peut, ce sont les alguazils ! – Saisie d’une terreur panique, elle redescend l’escalier, se précipite dans les corridors ou par les fenêtres ; quelques braves, seuls, attendent de pied ferme.
– De par le roi, retirez-vous !
– Le roi punit de mort les meurtriers, les hérétiques, les sorciers ! à mort le Flamand !
– Au nom du roi, retirez-vous !
Alors les alguazils entrent à cheval dans le porche ; une pluie de meubles les accueille, ils ripostent par une mousqueterie qui renverse les plus audacieux. L’homme en cape brune, poussant un cri, porte la main à son flanc. Sains et blessés prennent la fuite, cinq cadavres seulement restent sur le carreau.
Soudain, le palais et la rue devinrent mornes. Le guet enlevait les corps des vaincus ; les conviés, tremblants, s’échappaient par l’arrière. Les portes se verrouillèrent, les lampes s’éteignirent, après une scène de vie, une scène de mort. Seulement, en aile, dans le logis de Vésalius, deux fenêtres flamboyaient dans l’obscurité.
À travers les panneaux effondrés de la porte du salon, Maria avait aperçu l’homme en cape brune, atteint d’un coup de feu ; à son cri déchirant, elle s’était évanouie ; on l’avait transportée dans sa chambre sur un canapé, où elle était depuis long-temps étendue négligemment ; Vésalius, à genoux auprès d’elle, larmoyant et tremblant, lui baisotait les mains et le front.
– Comment te trouves-tu, Maria, mon amour ?
– Mieux ; mais tout est-il apaisé ?
– Oui ! cette laide populace a été mise à la raison. Conçoit-on ce que ces bonnes gens ont contre moi ? moi, paisible et retiré, passant obscurément mes jours dans la sombre étude de l’anatomie, pour le bien de l’humanité, pour le progrès de la science, pour la gloire de Dieu ! Ces bonnes gens demandent ma tête, ils me croient sorcier ; tous ceux qui disparaissent de la ville, c’est moi, Vésalius, qui les fais enlever pour mes expériences. La masse sera donc toujours laide et bête ! bête et ingrate ! Voilà donc le sort qui sera réservé à tous ceux qui se dévoueront pour elle ! à tous ceux qui viendront lui annoncer une route, une parole neuves. Elle a crucifié Jésus de Nazareth, et ri à la face de Christophus Colombus. La masse sera donc toujours laide et bête ! bête et ingrate !
– Chassez ces pensers noirs, Vésalius ; mais, franchement, cette échauffourée n’est pas faite pour conquérir son amour.
– Oh ! que m’importe, après tout, l’amour de cette populace, pourvu que j’aie le tien, Maria ! Oh ! tu m’aimes, est-ce pas ? tu m’aimes un peu ?
– Pouvez-vous bien encore me faire pareille question ?
– Je sais, Maria, que je suis vieux, et quand on est vieux, on doute ; je sais que je suis sans galanterie, cassé par les veilles, amaigri, et presque pareil aux squelettes de mon ouvroir ; mais mon cœur est jeune et chaleureux ! Vois-tu, la passion que je ressens pour toi n’est point une passion rancie ; sous une vieille enveloppe, c’est une âme neuve que je t’apporte ; j’ai bien rencontré des femmes dans ma vie, mais nulle, je te le jure, n’alluma en moi pareil feu. Fatalité ! fallait-il donc arriver à la décrépitude pour connaître l’amour et ses violences ? Maria, habitue tes regards au coffre grossier emprisonnant ma jeune âme ; la sève bout sous l’aubier du chêne centenaire.
Maria lui jeta un bras autour du cou, passant sa bouche sur son crâne chauve et sa barbe blanchie ; Vésalius pleurait de joie.
Heure du coucher ! heure si délirante, si palpitante de pudeur et de volupté ! heure qui confond des êtres, qui avive et qui noie le désir ! heure du coucher, trahissant mensonges ou beautés ! heure, trop souvent, de pénibles contrastes ! heure parfois bien fatale !…
L’épousée rejetait gracieusement sa robe nuptiale et ses joyaux ; la rose semblait se dépouiller de ses périanthes ; c’était une beauté castillane comme on en voit dans les rêves !…
Vésalius rejetait gauchement ses vêtements de fête et dévoilait sa laide charpente ; c’était une momie développant ses bandelettes !
La lampe soufflée brusquement, les anneaux des courtines crièrent sur leurs tringles ; il se fit un calme profond, çà et là tumultueusement interrompu ; pourtant on n’entendit point Maria jeter le cri…
Mais, fort avant dans la nuit, des caresses et des baisers sans réponse, puis des murmures et des malepestes, et le savant professeur d’anatomie qui répétait tremblant :
– Oh ! ne va pas croire que ce soit faiblesse, Maria ! c’est la violence de mon amour qui me brise, tes beautés me font tout honteux, il me semble que j’attouche à quelque chose de bénit, je t’aime tant, Maria, je t’aime tant ! Mais ne va pas croire que ce soit faiblesse ! Demain, au jour, je te ferai voir dans vingt auteurs, tu verras dans Mundinus, dans Galianus, dans Gonthierus Andernaci, mon maître, et premier médecin de François Ier de France, tu verras qu’au contraire c’est puissance, excès d’amour, je t’aime tant, Maria !
Il faut croire que cet excès d’amour ne s’apaisa point, car à peine quelques jours s’étaient écoulés, que Maria occupait dans une autre aile un appartement isolé, avec une ancienne gouvernante du professeur qui lui était toute vendue, et qu’il avait métamorphosée en duègne pour son épouse. Le hibou ne voyait plus sa tourterelle qu’aux heures du repas ; ils se traitaient avec toute la froideur et la politesse serrée d’étranger à étranger.
Vésalius s’était de nouveau fiancé à l’étude ; engoncé dans ses recherches, il passait du laboratoire à l’amphithéâtre et de l’amphithéâtre au laboratoire.
Pubères et nubiles, voici l’enseignement que vous pouvez trouver en ceci : c’est qu’il ne faut pas, autant que faire se peut, si vous avez les passions ardentes, épouser un docteur des facultés, un membre de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et par-dessus tout un immortel de l’académie des Quarante Fauteuils et du dictionnaire inextinguible.
Environ une olympiade après toutes ces choses, la dona Maria, qui, contre la coutume, n’avait point paru à table depuis quelques jours, fit appeler Vésalius, son mari. Aussitôt il se rendit près d’elle ; blême, défaite, yeux cernés, voix éteinte, elle était étendue sur son lit. Vésalius, approchant un fauteuil, s’assit, et se pencha pour écouter. Maria, sentant un souffle chaud glisser sur son front, souleva sa paupière plissée, reconnut Andréa Vésalius, et, soupirant, se prit à dire d’un ton agonisant :
– Vous êtes monseigneur et maître Andréa ! Je me sens faiblir à chaque instant ; bientôt je serai aux pieds de Dieu, juge austère ; et je suis impure ! j’ai tant péché contre vous ! Mais la pécheresse implore son pardon. Ne vous emportez point ; vous êtes un homme sage, vous êtes mon bon époux et mon maître ! laissez que je vous mette mon âme tout à jour.
– Señora, vous n’êtes point aussi bas que vous paraissez le croire ; votre esprit s’est frappé.
– Nul ne sent mieux son mal que le patient. Quelque chose crie en moi, que ma fin est proche. Vous êtes mon époux et mon bon seigneur : écoutez, et pardonnez ; peut-être même serai-je excusable en quelques points.
Nous avions fait tous deux un serment à l’autel ; tous deux, nous y avons été infidèles ; moi, parce que j’étais jeune et surabondante de vie, et vous, parce que vos cheveux étaient blanchis par l’étude, et votre corps brisé par le travail. Malheur ! malheur ! que d’en être à maudire sa jeunesse ! Ô Vésalius, si vous saviez ce que c’est d’être jeune femme, si vous saviez tout ce qui se passe en elle, ô Vésalius, vous me pardonneriez !
Écoutez froidement :
Or donc, je dis que je suis adultère, que je vous ai trompé lâchement. Je suis bien criminelle, Andréa ! j’ai introduit dans votre demeure mes amants, je les ai enivrés de votre vin, je les ai gorgés à votre table ; et, pendant que vous étiez plongé dans l’étude ou dans le sommeil, avec eux je riais de vous ; notre sale iniquité se jouait de votre bonhomie ; vous étiez l’aliment de nos risées, est-ce pas ? c’est bien infâme !… Ce lit même, là, sur lequel je meurs, est encore frémissant de nos lascivetés ; et Dieu m’appelle à lui ! et je meurs !… Oh ! si vous me repoussiez…
Sa voix alors s’étouffa dans les sanglots ; puis, après un moment de silence, elle reprit distinctement :
– Déjà, j’ai été bien amèrement punie, bien atrocement ! Il faut qu’une femme adultère soit bien repoussante ! il faut qu’elle traîne bien du dégoût avec elle ! J’ai eu, depuis notre alliance, trois amants ; mais, en vérité, tous trois, je ne les possédai qu’une seule fois. Quand, après de longues cours, je cédais à leur obsession ; quand je leur livrais mon corps, une part de ce lit… Oui, il faut qu’une femme coupable soit bien repoussante !… Au jour, quand je m’éveillais, j’étais seule ! et je ne les revis jamais, jamais ! Peut-on être plus sévèrement châtié ? Le crime est lié à la peine : le crime appelle le supplice ; et s’il faut tout dire, pour obtenir rémission, vous êtes miséricordieux, Andréa ! Le dernier, je l’ai aimé éperdument, d’un amour sans bornes, voyez-vous ! Sa perte m’a tuée, moi ; délaissée par lui, j’en meurs !… Maintenant, j’ai tout dit : au nom de Nuestra Señora de Atocha, au nom de san Isidro Labrador, au nom de san Andres, votre patron, au nom de mon père, votre Tocayo, votre Colombroño, pardonnez à la faible femme qui vous a tant offensé ; que votre bénédiction la purifie ; oh ! pardonnez-lui, elle meurt…
Et, lui prenant la main, elle la couvrit de larmes et de baisers ; Vésalius la retira rudement, repoussa son siège, et lui dit d’une voix concentrée :
– Levez-vous, Maria ; suivez-moi.
– Je suis défaillante, et ne puis.
– Je vous ai dit de me suivre.
Maria, se dressant avec peine, s’enveloppa d’un peignoir, et suivit, chancelante, Vésalius qui descendit le grand escalier, traversa le préau, ouvrit une porte basse, percée de barbacanes, qui donnait entrée dans un petit bâtiment éclairé par de grandes baies à croisées de pierre. Cette espèce de guichet se referma sur eux, et les verrous à l’intérieur grincèrent dans leurs vervelles.
Nous voici dans l’ouvroir ou laboratoire de Vésalius : une grande salle carrée, en arc de cloître, à murailles et dalles de pierre. Quelques tables de bois sales et graisseuses, quelques établis, deux ou trois cuviers, un bahut et des armoires formaient tout l’ameublement. Quelques chaudrons étaient épars à l’entour d’une cheminée, dont le manteau évasé descendait de la voûte ; à sa crémaillère, était suspendue une chaudière qui bouillonnait sur un feu ardent. Les établis étaient chargés de cadavres entamés ; on foulait aux pieds des lambeaux de chairs, des membres amputés, et sous les sandales du professeur se broyaient des muscles et des cartilages. Sur la porte était appendu un squelette, qui, lorsqu’elle était agitée, bruissait comme ces bougies de bois que les chandeliers suspendent pour enseigne, quand elles sont remuées par la bise. La voûte et les parois étaient couvertes d’ossements, de râbles, de squelettes, de carcasses, quelques-uns humains, mais le plus grand nombre de singes et de porcs, animaux les plus approchants, par leur charpente, de l’ostéologie humaine, ayant servi aux études d’Andréa Vésalius, le premier, pour ainsi dire, qui fit de l’anatomie une science réelle, qui osa disséquer des cadavres, même de chrétiens orthodoxes, et travailler sur eux publiquement. Ce n’est pas que, bien avant, vers 1315, Mundinus, professeur à Bologne, avait offert le spectacle nouveau de trois squelettes humains disséqués. L’audacieux scandale ne fut point répété, l’Église le prohibait formellement comme un sacrilège. Effrayé lui-même de l’édit encore chaud de Boniface VII, Mundinus ne tira point grand avantage de ses recherches. Le contact ou le simple aspect d’un cadavre, chez les anciens, imprimait une souillure que force ablutions lustrales et autres expiations pouvaient à peine effacer. Dans le Moyen Âge, la dissection d’une créature faite à l’image de Dieu passait pour une impiété digne de l’échafaud.
– Maintenant, ici, dans ce laboratoire, que me voulez-vous, Vésalius ? répétait Maria pleurante : que me voulez-vous ? Je ne puis rester, l’odeur putride de ces corps me suffoque, ouvrez que je sorte, je souffre horriblement !
– Non, que m’importe ! Écoutez à votre tour : Vous avez eu trois amants, est-ce pas ?
– Oui ! monseigneur.
– Vous les enivriez de mon vin, est-ce pas ?
– Oui ! monseigneur.
– Eh bien, ce vin n’était pas pur, votre duègne y versait un narcotique, de l’opium, et vous dormiez long-temps et profondément, est-ce pas ?
– Oui ! monsieur, et au réveil j’étais seule.
– Seule, est-ce pas ?
– Oui ! monseigneur, et je ne les revis jamais.
– Jamais ! C’est bien ! Mais venez donc !…
Et l’étreignant par un bras, il l’entraîna au fond de la salle ; là il ouvrit une armoire dans laquelle était accroché un squelette complet avec ses articulations naturelles, et d’une blancheur d’ivoire.
– Reconnais-tu cet homme ?
– Quoi ! ces ossements ?…
– Reconnais-tu ce pourpoint, cette cape brune ?
– Oui ! monseigneur, c’est la cape du cavalier Alderan !
– Regardez donc bien, señora ; et reconnaissez aussi ce beau cavalier qui portait cette cape, avec lequel vous dansâtes si galamment à nos noces ?
– Alderan !… – Maria jeta un cri qui eût évoqué des morts.
– Au moins, doña, vous voyez que tout est profit à la science, lui dit-il, se retournant vers elle d’un air froid ; vous le voyez, la science vous a de grandes obligations.
Puis, ricanant, il l’emmena vers une espèce de châsse ou de cage garnie de verrières, qui laissaient voir un squelette humain conservé prodigieusement ; les artères étaient insufflées d’une liqueur rouge, et les veines d’une liqueur bleue ; cette charpente osseuse semblait enveloppée de réseaux de soie ; l’étude en était facile ; quelques touffes de barbe et de cheveux adhéraient encore.
– Celui-ci, doña, le remettez-vous en votre mémoire ? Voyez sa belle barbe et sa blonde chevelure.
– Fernando ! ! ! Vous l’avez tué ?…
– Jusqu’ici, n’ayant point encore disséqué de corps vivants, on n’avait eu que de vagues et imparfaites notions sur la circulation du sang, sur la locomotion ; mais, grâce à vous, señora ! Vésalius a levé bien des voiles, et s’est acquis une gloire éternelle.
Alors, la saisissant par la chevelure, il traîna Maria vers un énorme bahut, dont il souleva le couvercle avec peine ; par les cheveux il la penchait sur l’ouverture.
– Enfin, regarde encore ceci ! c’est ton dernier, est-ce pas ?
Le bahut contenait des bocaux pleins d’essences où trempaient des portions de chair et de cadavre.
– Pedro ! Pedro !… vous l’avez donc tué aussi ?
– Oui ! aussi !…
Alors avec un râle affreux, Maria tomba massivement sur la dalle.
Le lendemain un convoi sortit de l’hôtel.
Les fossoyeurs qui descendirent la bière dans les caveaux de Santa Maria la Mayor remarquèrent entre eux, qu’elle était lourde et sonore, et qu’un bruit s’était fait dans sa chute, qui n’était pas le bruit d’un corps.
Et la nuit suivante, à travers les barbacanes de la porte, on aurait pu voir Andréa Vésalius, dans son laboratoire, disséquant sur son établi un beau cadavre de femme, dont les cheveux blonds tombaient jusqu’à terre.
À cette opulente cour de Madrid, gorgée de tous les trésors du monde de Christophe Colomb, et qui dominait puissamment toute l’Europe, Andréa Vésalius se reposait dans sa gloire, riche et hautement considéré. Entre l’Inquisition et Philippe II, il favorisait autant qu’il était possible l’étude de l’anatomie, quand une accusation vint le précipiter dans d’horribles malheurs.
Faisant en public l’autopsie du cadavre d’un gentilhomme, le cœur parut palpiter sous le tranchant du scalpel. La rancunière Inquisition, l’accusant d’homicide, demanda la mort du savant, et Philippe II obtint très difficilement que la peine fût commuée en un pèlerinage en Terre sainte. Vésalius s’achemina vers la Palestine avec Malatesta, chef des troupes vénitiennes.
Après avoir bravé bien des dangers dans ce scabreux voyage, il fut à son retour jeté par la tempête sur les côtes de Zante, où il mourut de faim, le 15 octobre 1564.
La République de Venise l’appelait alors à l’université de Padoue, veuve prématurément cette même année, de Gabriel Falloppe, son élève.
S’il faut en croire Bœrhave et Albinus, Andréa Vésalius périt victime de ses éternelles goguenarderies sur l’ignorance, le costume et les mœurs des moines espagnols, et de l’Inquisition, qui saisit avidement l’occasion de se défaire de ce savant fort incommode.
La grande anatomie d’Andréa Vésalius, De Corporis humani Fabrica, parut à Bâle, en 1562, ornée de figures attribuées au Tiziano, son ami.
… Tous nés sur cette terre,
Portez comme des chiens la chaîne héréditaire,
Demeurez en hurlant…
Pour Jacoub, il est libre, il retourne au désert.
ALEXANDRE DUMAS.
When fortune means to men most good,
The louks upon them with a threat’ning eye.
SHAKESPEARE.
Ambitieux à jalouse, corsaire à corsaire et demi.
ANDRÉ BOREL.
– Abigail, Abigail, contez-nous, contez-nous un conte !… criait une troupe d’enfants à peau d’ébène, d’ivoire, de buis ou de cuivre, qui, suçant de longues cannes à sucre, jouaient sur le gravier, aux pieds d’une jeune noire, naïvement belle, parée d’une simple toile. Abigail – c’était le nom que lui avait imposé son maître puritain –, assise à terre à la porte d’une riche habitation, portait, juchée sur son joli doigt, un haras[8] blanc qu’elle caressait ; tantôt, lui fredonnant cet air créole des Antilles françaises, dont assurément elle ignorait le sens :
Mounché Béqué li un boun blan,
Quand li coqué li payé comptant,
Résonnablement !
tantôt, calme, mélancolique, la tête penchée sur l’épaule, elle paraissait enfouie dans les rêves intuitifs d’un bonheur à venir, dont se bercent toutes jeunes femmes.
– Abigail ! mais contez-nous donc un conte, criait toujours la marmaille : nous serons bien sages, nous ne battrons plus le petit John Blackheat !
La jeune fille fut arrachée à sa douce méditation.
– Mais, enfants, que me voulez-vous ?
– Un conte, Abigail !
– Un conte, je n’en sais pas, petits amis.
– Si, si, si, celui des pikarouns, tu sais ?… qui t’emportaient, et où l’obi, tu sais ?…
Alors Abigail, tout en passant les doigts dans les plumes de son haras, commença d’une voix lente, et toute la marmaille ouvrit de grands yeux noirs et de grandes bouches à quenottes blanches.
En ce temps-là, on était en guerre, et les pikarouns de Hispaniola – San Domingo – la nuit faisaient souvent des descentes dans l’île ; ils enlevaient les noirs endormis dans leurs cases, pour les revendre au marché de leur pays. Cette fois, malgré la vigilance des seize bâtiments garde-côtes, ils s’étaient glissés dans une crique, et aventurés jusqu’aux abords de Sainte-Anne. Arrivés ici, tous armés jusqu’aux dents, ils s’introduisirent à pas de loup dans la plantation ; ils avaient déjà emporté une centaine de noirs dans leurs sloops, quand ils arrivèrent à la case où dormait Abigail, votre bonne, qui vous aime quand vous êtes gentils ; plusieurs hommes qui ressemblaient à des monstres dans l’ombre s’y précipitèrent, me saisirent toute sommeillante, me lièrent les bras, et m’entraînèrent vers le rivage.
Remarquez bien, petits amis, que ces hommes méchants étaient blancs, mais, quoique blancs, ils ne parlaient pas comme les blancs d’ici, leurs mots qu’ils grondaient comme des chiens, finissaient tous en o ou en a. Les sloops chargés de pauvres noirs qui pleuraient et criaient malgré leurs bâillons, voguaient au large, et moi-même j’étais dans un canot avec les derniers pikarouns restés en vigie ; à peine fut-il démarré et lancé à quelques verges de la côte, que nous entendîmes comme le bruit d’un corps tombant dans l’eau, et aussitôt nous distinguâmes un noir qui nageait en hâte vers nous. – Que biba ?… crièrent les pikarouns, ce qui veut dire sans doute en leur baragouin : gare à nous.
L’homme nageait impétueusement entre deux eaux, et s’étant approché du canot dont il avait saisi le bord d’une main, un de ces sauvages leva une hache pour le frapper alors que, sortant à demi de la mer et donnant de tout son poids une secousse à la barque, il la renversa sur lui, la faisant chavirer et submergeant tous ceux qui la montaient.
Je reparus bientôt à la surface, et, soudainement, je me sentis étreinte par le milieu du corps. Portée pour ainsi dire sur la rive par le grand noir qui avait fait chavirer le canot, là, j’étais étendue, suffoquée, ce brave jeune homme me prodiguait des soins, il essuyait ma figure et mes cheveux trempés.
– Vous m’avez sauvée, oh ! je vous dois la vie ! lui dis-je revenant à moi.
– Peu de gens me la doivent, répliqua-t-il sourdement.
– Mais laissez-moi que je baise vos mains, dites au moins votre nom que je le bénisse.
– Mon nom… vous frémiriez !…
Tout à coup il se redressa au bruit de mousqueteries et de pas et de cris approchants : c’étaient les colons voisins et les gens de l’habitation, qui, éveillés par le tumulte des pikarouns, les cris des noirs embarqués, accouraient tardivement à leur secours.
– Adieu, adieu, dit tout bas l’inconnu serrant mes doigts qui craquaient dans sa rude main, adieu !…
– Mais votre nom, de grâce ? Je suis Abigail, moi, fille de John Fox !
– Moi, je suis pour les hommes moins qu’un chatpart[9] qu’on chasse : je suis Three Fingered Jack du Libanus.
– Three Fingered Jack l’obiman ?
– Oui, l’obiman !
Je poussai un cri de terreur ; il disparut dans l’obscurité, et je restai anéantie comme si j’étais tombée du soleil. Sitôt, tous les colons arrivèrent sur le rivage, nulle barque n’y était amarrée pour pouvoir chasser en mer, furieux ils firent plusieurs fusillades qui ne portaient qu’à demi. Les pikarouns les saluèrent par des ricanements lointains et des chants féroces qui étouffaient les hurlements des pauvres noirs entassés.
Et la marmaille ouvrait de grands yeux noirs et de grandes bouches à quenottes blanches ; et, en ce moment, un sang mêlé sortit de derrière la case, passa près, et dit : – Abigail, cette nuit aux trois palmiers de la fontaine.
Il était nuit avancée, tout était replongé dans le néant du sommeil, air, ciel et terre faisaient silence ; et l’on n’entendait épatement dans l’île, sur les montagnes, que les mélodieuses euphonies des petits oiseaux qui ne chantent que lorsque la terre est assourdie et que le ciel écoute, et, sous les trois palmiers de la fontaine, une voix mâle disant :
– Abigail, trêve un instant : Amour ! amour ! C’est bien !… mais je suis ambitieux. Je t’ai conviée cette nuit, vois-tu, pour te faire des adieux pour quelque temps, et t’avouer un projet que j’accomplis. Je suis ambitieux, t’ai-je dit, car sous un dehors frivole je cache un cœur qui se ronge. Dans mes veines ruisselle un sang qui me ravale, et ce front qui pense, et ces reins puissants se courbent sous le fouet d’êtres stupides et féroces à peau blanche, qui savourent mes sueurs, qui s’égaient au râle que m’arrache la fatigue. J’ai assez souffert ! cette lâche vie me tue, il m’en faut une autre ! L’esclave veut se redresser et briser ses garrots. Je suis fier, vois-tu, je suis ambitieux, quelque chose en moi me pousse, moi esclave, à la domination ; enfant, je rêvais royauté, je rêvais habits d’or, long sabre, cheval…
Pauvre Quasher ! ta royauté, c’est le malheur !
Or donc, une occasion, un hasard se présente, je puis devenir riche, grand ; je puis être gorgé d’or ! Ceux qui me repoussent aujourd’hui bientôt me tendront la main, à mon tour je leur cracherai à la face !
– Ô mon Quasher, restons pauvres, la richesse rend méchant.
– La tête de l’obiman, Three Fingered Jack, est mise à prix, la somme est énorme !… Je l’aurai !…
– Vous êtes fou, Quasher ! vous attaquer à Three Fingered Jack, un obi, vous êtes fou !…
– Je sais que Jack et son obi sont forts, mais Quasher et son cœur sont forts aussi ; d’ailleurs, suis-je pas résigné à la mort, plus de vie ou vie libre !
– Non, non, Quasher, je t’en prie, garde bien ta vie ; si tu m’aimes restons pauvres, les pauvres seuls sont heureux, plus heureux que leurs maîtres ; restons où la fatalité nous a jetés !…
– Eh ! pourquoi rester pauvres ?…
– Ah ! pourquoi ! pourquoi ! Quasher, tu le comprends trop bien !
– Que peux-tu redouter, Abigail ? je te rachèterai, je me rachèterai, nous serons libres ; nous aurons notre habitation à nous, nous aurons nos esclaves à nous, nous pourrons nous aimer tout le jour, être seuls à tous deux, à toute heure, partout où il nous plaira ; conçois-tu ?… être libre !…
– Mon Quasher, vous êtes ambitieux, vous me le disiez, vous vous en vantiez tantôt : quand vous serez riche, vous repousserez du pied cette pauvre négresse qui vous aime tant, vous voudrez une blanche d’Europe, je sens bien que je vous perds.
– Écoute, Abigail, une femme qui amollit un homme fort, c’est une basse femme ! Crois-tu que tes charmes soient assez puissants pour me clouer à toi ? crois-tu que je varierai à des larmes ? Non ! tes embrassements sont vains ! Je veux, Quasher a dit : Je veux ! sois confiante en lui, il t’a donné son amour, il t’est resté fidèle, sur Dieu et sa parole, il est à toi pour la vie. Ne sois ni soupçonneuse, ni jalouse, et c’est à tes pieds qu’il viendra déposer cet or… Pleure, pleure, n’espère pas m’amollir. Adieu !…
Restée seule, Abigail se leva brusquement, mue par une profonde jalousie et l’intime sentiment de la perte de son amant. Elle redoutait, et sans doute avec raison, connaissant sa fière ambition et son audace, ou qu’il perdît la vie dans un pareil combat, ou que, vainqueur, recevant la grosse somme promise, il ne se livrât à tous ses goûts effrénés, à ses penchants glorieux, et que, tuméfié d’orgueil et d’opulence, il ne détournât la tête à son appel ; qu’il ne la repoussât de sa case neuve, elle pauvre esclave noire et bonne, pour ces grandes dames à beaux dehors qui colportent des cœurs secs, des âmes basses et vénales, chez tous les jeunes hommes dont elles convoitent le bien, comme le scorpion sa proie, ou que, plus sage, il ne se hâtât de faire choix parmi les filles fortunées pour s’engraisser encore de quelque large patrimoine, de quelque large dot. Cette pauvre enfant voyait son abandon inévitable, et cette pensée déchirante l’accablait.
Au lieu de reprendre la route qui ramenait à l’habitation, comme après une soudaine résolution, elle s’enfonça dans les savanes, marchant sans cesse, se dirigeant vers les montagnes, se cachant à l’approche des insulaires, évitant surtout la rencontre des marrons et des cudjos. Ce pénible pèlerinage par les monts, les fondrières, les ravines, les bois vierges, la harassait. Ses pieds endoloris par la marche refusaient de toucher le sol. Elle n’avait pris pour toute nourriture que quelques pommes des acajous couvrant ses montagnes, et bu de l’eau des torrents où elle baignait ses jolies jambes enflées par la marche sur ces terres brûlantes.
Le troisième jour, vers cette heure de l’après-midi appelée solennellement crépuscule par les faiseurs de romances à fortépiano, et simplement entre chien et loup par madame de Sévigné : à cette heure à laquelle la nature s’assombrit, et, mystérieuse, se voile comme une belle dame qui abat le tulle de son chapeau, et rend sa beauté douteuse aux regards avides, à cette heure où les couleurs s’évanouissent et les contours se découpent nettement comme des ombres phantasmagoriques sur une haute lice azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordée ou plutôt embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée sur une branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs, qu’on voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œil éteint l’enseigne consolatrice d’une auberge ; la sueur ruisselait sur son front ; elle soupirait violemment, et jetait quelquefois des plaintes quand son pied heurtait des cailloux. Ce sentier montait droit à une roche ardue qu’il pourtournait ; au sommet de ce rocher, quelqu’un moins lassé, moins pensif, aurait remarqué un corps allongé, noirâtre, immobile, semblant le mât rompu d’un navire coulé, ou plutôt, un peulvan druidique des dunes armoricaines de la vieille Gaule. Abigail était à peine à trois cents pas de cet être mystérieux, quand soudainement il fut éclairé par un phosphore accompagné d’une détonation semblable à celle d’une arme à feu, qui gronda long-temps dans les plaines ; elle poussa un cri lamentable et tomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité d’un lévrier qui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le gnome noir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail ; à son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : – Une femme ! – Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il la souleva et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement un noir d’une haute stature, portant une longue carabine comme les Bédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture.
– Femme, femme ! vous êtes blessée ! répétait-il, tâchant d’adoucir la raucité de sa voix.
Mais Abigail restait muette en sa douleur ; la balle l’avait frappée dans les chairs de la jambe. Le noir, écartant sa robe, et accolant ses lèvres sur la plaie, pompait le sang épanché. Un voyageur témoin de cette scène si effroyable en apparence, sans doute, aurait pensé voir un vampire se repaissant d’une femme. Puis ensuite il versa l’eau-de-vie de sa gourde sur des feuillages, ceignit cette compresse sur la blessure, et lui frotta les tempes du reste de la liqueur. Bientôt, Abigail rouvrit les yeux et les égara autour d’elle.
– Femme, n’ayez peur, l’homme que vous avez près de vous est votre ami.
– C’est vous qui m’avez tuée cependant, répondit-elle, se soulevant et s’adossant contre un arbre.
– Ne m’en voulez pas, femme ! Jack a tant d’ennemis, qu’il ne peut laisser aborder sa retraite. La faible lueur du couchant m’a trompé, j’ai cru frapper un homme. Pardonnez-moi, ce sont les hommes que je hais, parce qu’ils sont lâches et féroces, d’autant plus féroces qu’ils sont d’autant plus lâches. Consolez-vous, la blessure n’est pas grave.
– N’avez-vous pas nom Jack Three Fingered ?… Oh ! béni soit Dieu ! je vous trouve enfin, je vous cherchais.
– Eh ! pourquoi ?
– Je suis Abigail, avez-vous souvenance d’elle ?
– Non.
– Vous rappelez-vous cette femme que vous sauvâtes, il y a deux ans, des pikarouns qui l’emportaient ?
– Quoi, c’est vous !
– Jack, votre tête est à prix.
– Je le sais.
– Je vous dois la vie, et si je suis venue dans ces montagnes vous chercher, c’est pour acquitter cette dette ; tenez-vous sur vos gardes, Quasher, pour remporter le prix de votre sang, viendra ces jours-ci vous pourchasser et vous tuer.
– Me tuer… redit froidement Jack.
– Évitez-le bien, mais ne me le tuez pas, je vous prie !
– Femme, je te remercie, oublie le mal que je t’ai fait malgré mon cœur.
– Oh ! si je vous pardonne ! ne vous dois-je pas la vie ? Vous avez disposé de votre bien.
– Femme, maintenant, que veux-tu que je fasse de toi ? Veux-tu venir reposer dans mon repaire ?
– Il y a trois jours que j’ai quitté l’habitation de mon maître, il doit être bien inquiet ; si je n’étais blessée…
– Oh ! si ce n’est que cela, reprit Jack, tiens, prends cela en souvenir de moi, porte-le toujours sur toi, avec cela, tu seras forte. – C’était un sachet obien. – Et, levant doucement Abigail, il la chargea sur ses épaules robustes, descendit le sentier et disparut sous les acajous.
Le jour commençait à poindre, cependant tout dormait encore aux environs de Sainte-Anne, quand parut, devant l’habitation, Three Fingered Jack chargé d’Abigail. Il la portait aussi légèrement qu’une jeune fille porte son urne à la fontaine. S’étant approché de la case, il la déposa à l’entrée.
– Adieu, Abigail !
– Adieu, Jack, veillez bien sur vous !
L’obi heurta rudement la porte de son coutelas et s’enfuit prompt comme un cerf.
Hatsarmaveth Abraham Westmacot sortit accompagné, rencontrant du pied cette femme étendue et sanglante, il jeta un cri d’effroi.
– Calmez-vous, n’ayez peur, mon maître ; c’est votre servante Abigail !
– Abigail !…
– Oui !… des marrons, après m’avoir blessée, m’avaient emmenée dans les montagnes, et m’ont rejetée à votre porte.
Avant d’aller plus avant, comme j’ai déjà parlé d’obi, d’obiman, et de sachet obien, il est bon que je dise à vous autres Européens ce que c’est qu’un obi.
Quant aux érudits qui croiront le savoir, ou qui auront lu ce qui suit dans le docteur Mosely, ils n’auront qu’à passer ce chapitre pédantesque et académiquement fastidieux.
Le docteur Mosely, auquel je dois cette histoire jamaïcaine, prétend gravement, dans son Traité du Sucre, Treatise of Sugar, que l’obi et la filouterie ou le jeu sont les seuls exemples qu’il ait pu découvrir chez les natifs de la terre d’Afrique, dans lesquels un effort de combinaisons d’idées ait jamais été démontré.
Ah ! master doctor Mosely, vous n’étiez pas négrophile !
Pauvre bon homme ! il ne se doutait guère, en écrivant à la Jamaïque sur ses cannes à sucre, qu’il se faisait une postérité, et qu’il serait question de lui, de son Treatise of Sugar, et de son récit de Jack, en 1832. Ô incompréhensible encatenation des événements ! Il a fallu pour en venir là qu’un montagnard alpestre naquît, descendît, et cherchant à user sa vigueur parmi les hommes de la plaine, se prît à farfouiller un bouquin anglais.
Généralement, le mot obi désigne doublement la magie et le magicien ; cependant, dans les colonies anglaises, on dit un obiman. Je n’offrirai d’autres probabilités étymologiques, sur l’origine et la signification de ce mot importé d’Afrique par les noirs dans le monde de Christophe Colomb, que celle-ci : nobi[10] en arabe, veut dire prophète, et, certes, il y a un grand rapport entre ces deux mots ; retranchez par corruption au singulier la nasale initiale comme les Arabes le pratiquent pour le pluriel, et vous aurez le mot pareil ; je ne donne pas cela comme article de foi : cependant, je crois être, modestie à part, assez agréable étymologiste ; ayant fait force recherches paléographiques et paléologiques, entre autres, à l’âge innocent de seize ans, un gros in-folio, digne des bénédictins de Saint-Maur, sur l’origine des noms propres d’hommes et de lieux, petit puits artésien de science et d’érudition ; je n’avais plus que quinze années de travail pour arriver à son parachèvement, et pour éditeur, en perspective, que l’imprimerie royale qui n’imprime pas, quand je l’abandonnai pour des œuvres plus digérées et beaucoup plus en harmonie avec notre époque vernissée, que l’étude de Pasquier, Fauchet, Ménage et P. Borel, etc., etc.
Après tout, je crois sincèrement que cette étymologie en vaut bien d’autres, même celles de M. Arouet de Voltaire qui prétend que boulevart[11] vient de ce qu’on y jouait aux boules, et que c’était vert. Voir son Dictionnaire philosophique, au mot philosophique Boulevart.
La science de l’obi est très étendue, plus étendue que la pharmacologie et la pharmacochimie, et, s’il y avait un examen à passer pour être reçu obi, plus d’un de nos brillants pharmacopoles aurait le nez cassé et serait bouté hors ; je ne connais de profondément dignes, que M. Roux avec son paraguai[12], maître Guérin avec sa mixture, et le parabolain Labarraque avec son chlore ; tous trois passés maîtres en obi, et que pourtant d’ignares envieux voudraient voir précipiter, pierre au cou, dans le protoxide d’hydrogène séquanique.
L’obi, qui a pour but l’ensorcellement du pauvre monde, ou la consomption par des maladies de langueur, le spleen, se fait de boue de fosse, de cheveux, de dents de requins et d’autres créatures, de sang, de plumes, de coquilles d’œufs, de figures de cire, de cœurs d’oiseaux, de racines puissantes, d’herbes et de ronces inconnues encore aux Européens, que les anciens employaient aux mêmes usages. Certains mélanges de ces ingrédients sont calcinés, ou enfoncés très profondément dans la terre, ou appendus à la cheminée, ou placés sous le seuil de la porte de celui qui doit subir le charme, avec accompagnement d’incantations et d’imprécations, proférées à minuit, ayant égard aux phases et aspects de la lune.
Un nègre qui se croit ensorcelé par l’obi, s’adresse à un obiman ou obiwoman, de même qu’un malade, malade par son médecin, s’adresse à un apothicaire.
Des lois doucereuses ont été échafaudées dans les Indes occidentales pour punir de mort les pratiques obiennes ; elles sont restées sans effet. Stupides législateurs ! ce ne sont pas vos lois de sang faites dans vos Indes, qui sauront anéantir l’effet d’idées, dont l’origine est dans le centre de l’Afrique où vous allez moissonner vos esclaves !
Notre vieux docteur Mosely, et toujours dans son Traité du Sucre, Treatise of Sugar, dit avoir vu l’obi du fameux nègre, voleur comme il l’appelle, Three Fingered Jack, terreur de la Jamaïque en 1780 et 1781, et que les marrons qui l’avaient tué, lui apportèrent. Cet obi consistait en un bout de corne de bouc, remplie d’une compotion de poussière de tombeau, de sang d’un chat noir et de graisse humaine, le tout broyé en manière de pâte – ce n’est qu’après une savante et longue analyse, qu’il a pu formuler ainsi ce programme. Un crapaud desséché, une patte de chat, également noir, une queue de porc, une bande de parchemin de peau de chevreau, sur laquelle étaient tracés des caractères avec du sang, se trouvaient aussi dans son sac obien.
Ces choses, avec un sabre émoulu et deux fusils comme Robinson Crusoé, composaient tout son obi, avec lequel et son courage, en vrai highlander, il descendait dans les basses terres dévaster et piller, pour subvenir à ses besoins. Son habileté à se retraiter dans les fourrés difficiles dominant le seul accès où personne n’osait le suivre, terrifia les habitants, et défia pendant deux ans le pouvoir civil et la milice des cantons voisins.
Il n’eut jamais de complice ni d’associé ; dans les bois, aux environs du mont Libanus, lieu de sa retraite, se trouvaient quelques nègres fugitifs ; les ayant marqués au front avec son obi, ils ne pouvaient le trahir. Il ne se fiait à personne, il dédaignait toute assistance, il volait seul, il soutenait seul ses combats, tuait toujours ceux qui le poursuivaient, et le seul il grimpa plus haut que le mont Spartacus.
Par sa magie, il était non seulement l’effroi des noirs, mais il y avait beaucoup de blancs qui lui croyaient quelque pouvoir surnaturel. Dans les climats chauds, les femmes se marient fort jeunes et souvent avec une grande disparité d’âge ; Jack passait pour l’auteur des discordes et des troubles ; car en ce temps, comme en tout temps, comme aujourd’hui, les unions malheureuses, l’adultère, que sais-je ? foisonnaient.
Donnez à un chien un mauvais renom, et pendez-le, dit le proverbe anglais : Give a dog an ill name, and hang him. Clameurs, clameurs sur clameurs s’élevèrent contre le cruel sorcier ; et presque toutes les mésaventures conjugales étaient attribuées aux sortilèges jetés par Three Fingered Jack le jour des noces.
Dieu sait ! Ce pauvre Jack avait assez de ses péchés à lui, sans le charger de ceux des autres.
Il aurait plutôt fait une chaudière médéenne pour toute l’île, dit le docteur Mosely, et toujours dans son Traité du Sucre, Treatise of Sugar, que troubler le bonheur d’une seule femme. J’avouerai franchement que, pour mon compte, je ne sais trop ce que c’est qu’une chaudière médéenne ; âne en mythologie, puritain n’ayant jamais touché, même du pied, le dictionnaire du païen Chompré. Quoi qu’il en soit, assurément ce n’est pas l’occasion qui lui manqua, et cependant, malgré sa haine pour les blancs, jamais on n’a ouï dire qu’il eût fait le moindre mal à un enfant, ou violenté une femme.
Mais Jack était destiné à la mort. Alléchés par les récompenses promises par le gouverneur Dalling, dans une proclamation datée du 12 octobre 1780, et la résolution prise ensuite par l’assemblée coloniale – house of assembly –, deux hommes de couleur, Quasher, que vous connaissez déjà, et Sam, fils du capitaine Davy, qui avait tué Master Thomason, pilote d’un vaisseau londrin, dans la rade de Old-Harbour, tous deux de Scotshall, ville marronne – maroon town –, avec une partie de leurs concitoyens allèrent à sa recherche.
Quasher, avant de partir pour cette expédition, se fit baptiser, et changea son nom en celui de James Reeder.
L’expédition commença, et tout le parti battit les bois pendant trois semaines, ayant pour ainsi dire bloqué, mais en vain, les plus profondes retraites de la partie la plus inaccessible de l’île où Jack résidait, tout à fait éloigné de toute société humaine.
Jack était une de ces organisations fortes, un de ces cerveaux puissants, nés pour dominer, qui manquant d’air dans l’étroite cage où le sort les a jetés, dans cette société qui veut tout courber, tout rapetisser à la taille vulgaire, rompent à tout jamais avec les hommes qu’ils exècrent s’ils ne rompent avec la vie. Three Fingered Jack était un lycanthrope !
Reeder et Sam, fatigués de ce mode de guerroyer, résolurent d’aller le chercher dans son repaire même, de l’y prendre d’assaut ou de périr dans l’entreprise.
Ils prirent avec eux un jeune garçon d’un bon courage et bon tireur, et laissèrent le reste du parti. Ces trois intrépides, que le vieux docteur Mosely se flatte d’avoir bien connus, venaient à peine de se remettre en route, que leurs yeux rusés découvrirent par le froissement des herbes et des halliers que quelqu’un peu auparavant avait passé par là. Ils suivirent tout doucement ces empreintes, sans faire le moindre bruit, bientôt ils aperçurent de la fumée.
Alors ils se préparèrent au combat, et avant que Jack ait pu les entrevoir ils étaient sur lui : Il faisait rôtir des bananes – plantains – sur un petit feu, à terre, à la bouche d’une caverne.
Ce fut là une scène où des acteurs extraordinaires jouèrent un rôle extraordinaire.
Les regards de Jack étaient farouches et terribles, il leur dit qu’il les tuerait. Au lieu de tirer sur lui, Reeder répondit que son obi n’avait aucun pouvoir de lui nuire, car il était baptisé, et qu’il n’avait plus nom Quasher. Jack connaissait Reeder, et comme paralysé, il laissa ses deux fusils à terre et ne prit que son coutelas.
Ces deux hommes, plusieurs années auparavant, avaient eu, dans les bois, un combat désespéré ; dans cette lutte, Jack perdit deux doigts, et cette perte fut l’origine de son nom, Three Fingered, qui veut dire trois-doigtier. Alors il vainquit Reeder et l’aurait tué ainsi que ceux qui le secouraient, s’ils n’avaient pris la fuite.
À rendre justice à Three Fingered Jack, il aurait tué facilement, s’il eut voulu, Reeder et Sam, car de prime abord, ils s’étaient effrayés de son aspect et de l’épouvantable son de sa voix.
Et il le pouvait avec raison, et d’autant plus qu’ils n’avaient d’ailleurs aucun moyen de salut et devaient en venir aux mains avec l’homme le plus fort et le plus féroce. Jack était stupéfait, car il avait lui-même prophétisé que l’obi blanc prévaudrait sur lui, et par expérience, il savait que le charme ne perdrait rien de sa force entre les mains de Reeder.
Sans autre pourparler, Jack, son coutelas à la main, se jeta au fond d’un précipice derrière la caverne. Le fusil de Reeder fit long feu, mais Sam l’atteignit à l’épaule. Semblable à un bull-dog, Reeder, sans regarder et le coutelas au poing, se précipita à corps perdu après Jack ; la descente presque perpendiculaire avait environ trente mètres de profondeur ; tous deux dans leur chute avaient conservé leur coutelas.
Ce fut là le théâtre où les deux plus robustes cœurs qui aient jamais été encerclés par des côtes, commencèrent leurs sanglantes luttes.
Le jeune garçon, auquel on avait enjoint de se tenir à l’arrière et hors d’attaque, parut au haut du gouffre, et, durant le combat, frappa Jack d’une balle au ventre.
Sam était rusé ; il prit froidement un détour pour descendre au champ de bataille : lorsqu’il fut arrivé au lieu où elle avait commencé, Jack et Reeder s’étaient pris au corps et avaient roulé ensemble au bas d’un autre précipice sur le flanc de la montagne ; dans cette chute, ils avaient tous deux perdu leurs armes. Sam, en se glissant après eux, perdit aussi son coutelas parmi les arbres et les buissons. Quand il arriva auprès d’eux, quoique sans armes, il ne resta pas oisif, et, heureusement pour Reeder, la blessure de Jack était profonde et grave ; il était dans une violente agonie.
Sam tomba juste à temps pour sauver Reeder, car Jack l’avait saisi à la gorge avec son étreinte de géant ; Reeder avait la main presque tranchée, et Jack ruisselait le sang par l’épaule et le ventre ; ils étaient couverts tous deux de sang caillé, de balafres et d’estafilades. En cet état, Sam devint l’arbitre du combat, et décida du sort ; il abattit Jack avec un fragment de rocher. Quand le lion fut renversé, les deux tigres lui écrasèrent la tête à coups de pierres.
Bientôt après, le jeune garçon trouva le sentier pour parvenir jusqu’à eux ; il avait son coutelas avec lequel ils tranchèrent la tête de Jack et sa main à trois doigts, qu’ils portèrent à Morantbay ; là, ils mirent leurs trophées dans un baquet de guildive ; et, suivis d’une foule immense de noirs qui ne craignaient plus l’obi de Jack, ils les portèrent à Spanishtown – San-Yago de la Véga –, à Kingstown, pour réclamer la récompense promise par la royale proclamation et l’assemblée coloniale.
Quand Reeder et Sam passèrent, j’étais à Spanishtown chez deux très vieilles bonnes femmes, deux sœurs presque centenaires, filles de colons espagnols, et nées long-temps après la prise de l’île sur les Espagnols par l’amiral Pen, aidé d’un grand nombre de flibustiers anglais et français, en 1655. Seul et double monument de la domination espagnole sur ces terres ; espèce de cippes incarnés, attestant encore leur passage, comme les dolmens druidiques sont là pour nous faire ressouvenir de nos dieux les Gaulois, qui forment maintenant la couche végétative qui couvre comme un engrais le sol de la France. Ces saintes douairières, quoique recevant une pension du gouvernement, mortellement haineuses, n’avaient jamais voulu parler la langue des conquérants, passées, sans contact, à travers plusieurs générations, ces bonne vieilles hablaient toujours la divine langue castillane.
Pèlerin religieux de toutes ruines, j’étais venu les saluer : ma visite les avait emplies de joie, les avait rajeunies de près d’un siècle, avait éveillé en leur âme mille souvenirs tendres et douloureux ; elles m’avaient retenu pour quelques jours ; j’étais pour elles comme un fils ; elles me racontaient toutes ces vieilles choses que plus qu’elles savaient au monde, étalant au grand jour et pour la dernière fois, sans doute, les lambeaux dorés de leur mémoire, secouant les pages poussiéreuses de ce livre du gai-savoir, que le temps ronge comme un rat stupide, et qui allait bientôt se fermer avec leur vie dans la tombe.
Nous étions assis près d’une croisée et nous devisions, quand nous entendîmes un tumulte lointain et des décharges de mousquets. Nous nous levâmes et nous penchant à la fenêtre nous vîmes Reeder et Sam, nos héros, marchant triomphalement, portant, au bout d’une pique, la tête et la main du malheureux Jack. Ils étaient suivis d’un concours formidable surtout de cudjos de Maroon town, vêtus d’une braye et d’une veste de grosse toile que le gouvernement leur donnait chaque année, ainsi qu’un fusil tous les cinq ans, en paiement des services qu’ils rendaient à la colonie. Ces braves gens faisaient presque la police de l’île comme une maréchaussée ; ils arrêtaient et ramenaient les nègres fugitifs, les vagabonds qui se retiraient dans les montagnes et les prisonniers de guerre échappés de Port-Royal. C’était un ramassis d’hommes de toute origine, de vrais Klephtes, avec lesquels les Anglais avaient été forcés de faire une capitulation toute à leur avantage, n’ayant jamais pu les dompter. Le surnom de cudjos leur venait du nom d’un de leurs vaillants capitaines. Ne pouvant plus guerroyer, ils s’étaient adonnés à l’éducation des bestiaux, qu’ils venaient vendre aux marchés de l’île. La plupart de ces montagnards étaient remarquables par leur belle et haute stature, leur force et leur adresse.
Non loin de la maison de mes vieilles, une jeune noire, qui paraissait blessée à la jambe, était assise sur une pierre, pensive, la tête abattue sur son sein ; éveillée brusquement par les décharges d’armes à feu que faisaient les noirs en signe de joie, elle tourna la face du côté d’où venait le tumulte, et resta immobile comme une louve qui flaire sa proie ; quand Reeder passa, elle l’appela plusieurs fois, – Quasher ! Quasher !… – Reeder qui l’avait aperçue de loin, enorgueilli, détournait la tête. – Quasher ! Quasher ! as-tu déjà oublié Abigail ?… Il ne répondit pas et sembla précipiter sa marche.
La jeune négresse se rassit sur la pierre, tournant le dos au chemin, ainsi elle resta toute la soirée. Avant de me mettre au lit, rôdant, pour respirer un peu, aux environs de la maison, à la lueur de la lune je distinguai un corps étendu sur le sol contre la pierre de la route, je m’approchai, elle dormait.
Le lendemain à l’aube, je fus réveillé par un vacarme semblable à celui de la veille, je sortis par curiosité ; c’était Reeder et Sam qui, ayant reçu la prime promise par la proclamation royale et l’assemblée coloniale, repassaient avec leurs compatriotes.
Cette tourbe poussait des hourras, des cris de bêtes fauves, chantait en chœur des paroles inconnues, dansait au son des balafos, et de cette espèce d’instrument dont le nom ne me revient pas, assez usité parmi les noirs, composé d’une mâchoire de cheval qu’ils font vibrer en passant une baguette sur le râtelier. La plupart étaient ivres et dans un état complet et repoussant de désordre. Ils avaient passé la nuit en orgies, et traînaient avec eux quelques sales femmes de la ville, accourues à l’odeur de l’argent.
En avant, quatre nègres portaient, dans des paniers embrochés par une perche, le prix du sang, écorné déjà par la bacchanale de la nuit. Reeder les précédait, soûl presque à tomber, et donnant le bras à une fille soûle et décharnée.
Arrivés vers notre demeure, la jeune négresse, couchée près de la pierre, se dressa subitement à la vue de Reeder ; puis, tout à coup, se précipitant sur lui comme une tigresse : – Quasher ! tu es un lâche et un traître, cria-t-elle, lui enfonçant un couteau dans la poitrine.
Au cri de Reeder, les nègres accoururent et cernèrent Abigail, mais brandissant sur sa tête son couteau pleurant le sang, et l’obi que Jack lui avait donné, elle les terrifia, et les fit tomber la face contre terre ; s’ouvrant ainsi un passage sur leurs corps, elle s’envola dans les montagnes.
* * * * * *
Quand j’ai dit que j’étais à Spanishtown lorsque Sam et Reeder passèrent, ce n’est pas vrai, j’en ai menti par ma gorge !…
Mais, qu’on ne m’accuse point de m’être complu dans l’horrible, c’est de l’histoire ! j’en atteste le docteur Mosely et son Treatise of Sugar, c’est de l’histoire ! que je n’ai point osé émonder comme le père Jouvenci émondait les classiques latins ad usum scholarum.
Au moment où j’écrivais ceci, 6 janvier 1832, la population noire de la Jamaïque s’étant imaginée que le roi avait signé l’affranchissement des esclaves, une révolte éclatait dans les paroisses de Saint-James et de Trelawney ; dans la première, quinze propriétés ont été détruites.
À Montego-Bay, de Westmoreland, la loi martiale a été promulguée par sir Willoughby-Cotton.
Trois missionnaires anabaptistes ont été jetés dans les fers, comme fauteurs et instigateurs de cette insurrection.
Un tribunal militaire est établi à Montego-Bay, et des récompenses sont promises pour l’arrestation de plusieurs chefs.
À cette heure, sans doute, quelques-uns de ces braves Africains penchent la tête sur le billot, et, au nom de l’égalité chrétienne, la hache anglaise se retrempe dans le sang des esclaves.
Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle ;
– Très belle ! – C’est-à-dire elle paraissait telle,
Et c’est la même chose. – Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :
Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Être heureux,
Qu’est-ce ? Sinon le croire…
THÉOPHILE GAUTIER.
Rosa mystica.
Turris Davidica.
Turris eburnea.
Domus aurea.
Fœderis arca.
Janua cœli.
Stella matutina.
Regina virginum.
Litanies de la Sainte Vierge.
Dépêche-toi de céder ; tu auras beau faire, mignonne, c’est reculer pour mieux sauter ! Ô la mâtine, mord-elle ? Allons, calmons-nous, mademoiselle. Sacrrr !
P. L. JACOB, Vertu et Tempérament.
Là où il n’y a point de haye, l’héritage sera gastée : et là où il n’y a point de femme, l’indigent gémit. À qui croit celuy qui n’a point de nid ?
LA BIBLE.
Le couvre-feu sonnait, les ponts-levis se hissaient, quelques bourgeois attardés s’empressaient, Lyon la Riche, assise entre ses deux fleuves s’endormait, ceinte dans ses murailles comme un guerrier dans son armure de fer.
Par un quai étroit et désert, deux hommes, un jouvenceau, un vieillard, allaient précédés d’un laquais portant un falot.
Quand je dis un quai, je ne suis pas exact ; car en ces vieux temps, clos par une double haie de maisons, la plupart des quais étaient semblables à des rues ; les soubassements des masures qui ourlaient la rivière trempaient dans l’eau ; suspendues sur pilotis ou fondées dans la vase, ces demeures amphibies avaient pignon sur voie et pignon se mirant aux flots, et par le bas un escalier de pierre, rampant et profond, qui descendait à l’eau comme une citerne espagnole, tantôt séparé du courant par un détroit de terre, tantôt inondé jusqu’à mi-degrés.
De combien de crimes ces pierres ont dû être témoin ! que de meurtres ont dû faire tressaillir ces murailles ! Enfer ! avec quelle aisance on se délivrait d’un ennemi, d’un rival, d’une femme abusée, d’un père vivace, on le poussait du haut de la montée, on ouvrait un châssis, tout était fait… Au plus, on entendait le bruit d’un corps tombant dans les flots dont le roulis étouffait le râlement. Oh ! si ces ruines confidentes parlaient !…
Le jeune, enveloppé d’un manteau blanchâtre, abrité sous un feutre abattu sur ses moustaches, était long et svelte ; à son allure cavalière et minaudée, au cliquetis de ses éperons, à sa flamberge retroussant l’orée de son mantelet, on flairait aisément le gentilhomme.
Le vieux, enchevêtré dans sa robe noire, coiffé d’un mortier noir, juché sur sa tignasse grisonnante, et, parchemins au poing, exhalait à une portée d’arquebuse le docteur de la loi.
Capitoul ou conseiller au parlement, procureur, juge ou tabellion, cet oiseau de proie rompit brusquement le silence.
– Seigneur Aymar, croassa-t-il, sans indiscrétion, la mineure sur laquelle je vais instrumenter, si j’en préjuge par votre goût exquis, est belle, est-ce pas ?
– Oh ! si elle est belle !… maître, je l’avoue. Cette question me froisse, il me semble que quiconque doit avoir la prescience de sa beauté. Ô ma Dina, on me demande si tu es belle !… maître, elle est plus belle que la plus belle Sarazine du Soudan ! C’est une tourelle d’ivoire ! c’est une buire d’argent !
– Au moins, seigneur Aymar, vous n’exigerez point, j’espère, la prescience de sa richesse ; a-t-elle de l’or ?
– Vous demandez si l’or a de l’or, si le soleil est radieux : oui ! maître, elle a assez d’or pour écraser sous le poids de sa dot la plus forte haquenée.
– Vous êtes jeune, seigneur Aymar, qui peut donc vous pousser sitôt aux épousailles ? croyez à ma prud’homie, il faut user dans les guérets le feu du poulain emporté, il faut courir et beaucoup faire par le monde avant de cloîtrer son amour en une femme ; c’est chose grave que d’engager foi éternelle. Tenez, moi, j’entrai dans la confrérie à quarante ans, c’est pardieu ! le bel âge ; on commence à redescendre la vie, il faut un appui, il faut au pèlerin qui se voûte un bâton, une hôtesse qui le soigne ; on choisit alors femme douce et bonne, ayant un patrimoine alléchant ; c’est ainsi que j’ai fait, on ne saurait mieux faire. La jeunesse, voyez-vous, doit se passer dans l’orage et le bruit ; quand je songe à ma vie de Paris, à ma vie de vingt ans, de clerc de la basoche !… Aussi, y fis-je époque, y suis-je resté en proverbe, y sers-je d’ère pour supporter le temps : on dit encore au Palais du temps joyeux de Bonaventure Chastelart ; et, levant son mortier et s’inclinant, le joconde tabellion ricanait et croassait, tout triomphant, de ces vieilles folies, peut-être de ses turpitudes.
– Sans vous heurter, maître Bonaventure Chastelart, vous me permettrez de vous dire que vos conseils me semblent peu nobles, mais je puis vous affirmer que quant à moi ils ne seront point pernicieux.
– Jeune homme, vous êtes péremptoire, pour cela je ne me crois point débarré et je m’en réfère à la sagesse de Pierre Charron, Parisien, docteur-ez-droicts. Le Saint Sacrement de mariage n’est pas chose valable en soi ; écoutez, voici au juste, ce qu’il en dit en un certain malicieux chapitre de ses trois livres de sagesse, dont, vie durante, j’ai fait mon oraison.
– Combien que l’état de mariage soit comme la fontaine de la Société humaine, prima societas in conjugio est, quod principium urbis, seminarium reipublicae, si est ce qu’il est désestimé et décrié par plusieurs grands personnages, qui l’ont jugé indigne de gens de cœur et d’esprit et ont dressé ces objets contre lui.
Son lien est une injuste et dure captivité ; que s’il advient d’avoir mal rencontré, s’être méconté au choix et au marché, et qu’on ait pris plus d’or que de chair, on demeure misérable toute sa vie. Quelle iniquité pourrait être plus grande, que pour une heure de fol marché, pour une faute faite sans malice et par mégarde, et bien souvent pour obéir, suivre l’avis d’autrui, l’on soit obligé à une peine perpétuelle ! Il vaudrait mieux se mettre la corde au col, et se jeter en la mer la tête la première pour finir ses jours bientôt, que de souffrir sans cesse à son côté la tempête d’une rage et manie, d’une bêtise opiniâtre et autres misérables conditions.
Celui qui a inventé le nœud du mariage a trouvé un bel et spécieux expédient, pour se venger des humains, une chausse-trappe ou un filet pour attraper les bêtes ; et puis les faire languir à petit feu.
Le mariage est une corruption et un abâtardissement des bons et rares esprits ; d’autant que les mignardises de la partie que l’on aime, l’affection des enfants, le soin de la maison et l’avancement de la famille, relâchent, détrempent, ramollissent la vigueur du plus généreux esprit qui puisse être ; témoins, Samson, Salomon, Marc-Antoine ; au pis-aller, il ne faudrait marier que ceux qui ont plus de viande que d’âme, leur bailler la charge des choses petites et basses selon leur portée. Mais ceux qui, faibles de corps ont l’esprit grand, est-ce pas grand dommage de les enferrer et garrotter à la chair, comme l’on fait des bestiaux à l’étable ?
L’utile peut bien être du côté du mariage, mais l’honnêteté est de l’autre.
Il empêche de voyager parmi le monde, soit pour apprendre à se faire sage ou pour enseigner les autres à l’être, et publier ce qu’on sait ; il apoltronit et accroupit les bons esprits au giron d’une femme et autour des petits enfants.
– Assez, assez, maître Chastelart, assez, s’il vous plaît !
– C’est du tout un grand mal…
– Assez, assez, vous dis-je, maître Chastelart, vous m’étourdissez !… finissez cette capucinade !
– Humeurs débauchées, âmes turbulentes et détraquées, ne sont point propres à ce marché…
– Assez, assez, maître, je vous prie. Maudite loquacité !
– Ne vous emportez point, beau cavalier ; au moins vous ne m’accuserez pas, moi, tabellion, moi, notaire royal, de prêcher pour mon saint.
– Cela est bel et bon, peut-être même orthodoxe, maître Bonaventure Chastelart, mais non pas de règle absolue. Vous disiez tantôt qu’il faut jeter son feu, d’accord : mais celui dont l’âme est vive, chaleureuse, aimante, qui fuit les tavernes, qui hait les dez et les ribaudes, pour celui-là, une femme aimée, avenante, un intérieur paisible, une troupe d’enfantelets, c’est le bonheur ! Je suis bouillant, mais pur, mon cœur ardent a besoin d’étreindre quelque être de son amour chaste et tranquille. J’avais d’abord donné cet amour aux arts libéraux, je voulais dépenser avec eux mon activité, leur consacrer ma vigueur, mais mon père, qui tranche du châtelain, qui nomme les artistes gueux et les artisans gueusards ! a brisé mon chevalet et brûlé mes études sur Philibert Delorme. Oisive, ennuyée, mon âme est sortie errante comme la colombe de l’arche, cherchant un rameau vert pour se poser ; elle a trouvé un myrte fleurissant, elle s’y pose… S’il est des Dalila qui tondent la force de leurs amants et les vendent, il en est d’autres aussi qui les réconfortent, et qui épandent autour d’eux un aromate de bonheur et qui versent du benjoin sur leurs maux.
– Ah ! ah ! seigneur Aymar, que de roses paraboles ! l’amour vous met en délire et nous battons la campagne. Or, voilà un long-temps que nous cheminons, n’adviendrons-nous pas bientôt ? Par saint Polycarpe ! où diantre me conduisez-vous ?
– À votre tour ne vous impatientez point, Chastelart, nous approchons fort, la Juiverie doit être peu éloignée maintenant.
– La Juiverie !
– Oui ! la Juiverie où nous sommes attendus.
– Votre future est donc une hérétique ? une juiferesse ?
– Une Israélite, maître.
– Jésus-Dieu ! la mesure est comble, j’espère !… et vous voudriez m’entraîner, à cette heure, chez ces mécréants, merci !… Voudriez-vous me faire présider un sanhédrin ou chômer un sabbat ? merci !… Je n’ai nulle envie de faire commerce avec ces damnés ; c’est une conspiration, pour me faire endosser la chemise soufrée et me faire roussir en place des Terreaux, par maître Carnifex, rôtisseur de brucolaques ! merci !…
– Que craignez-vous, Bonaventure ? vous êtes en la compagnie d’un féal gentilhomme. Il ne s’agit ici ni de sabbat, ni de sanhédrin, il s’agit simplement de dresser un contrat.
– Enfant ! me prenez-vous pour le tabellion de l’enfer ?… vous pourriez, ce me semble, faire vos pactes vous-même ! Bonsoir !
– Tu vas me suivre, te dis-je, ou sinon, je te pourfends et te cloue à cette porte comme un chat-huant ! Butor ! ânier en pourpoint de docteur, tu vas me suivre et faire ton devoir, puis après, je te jetterai cette bourse à la face et ma bottine en croupe, marche !
– Cavalier, je ferai tout votre bon plaisir, mais remettez votre flamberge en son lieu !
Le bon homme grelottait de peur.
– Je vous supplie, calmez-vous ; je suis votre serviteur le plus humble.
– Cafard !…
Aymar remit son olinde au fourreau, et, silencieux, tous deux ils reprirent leur route. Après un moment de marche, Bonaventure Chastelart, licencié ès bavarderies, rompit l’abstinence pour la seconde fois.
– Vous me permettrez, seigneur Aymar de Rochegude, de vous manifester mon étonnement sur votre alliance avec une hérétique ; en ma qualité de prud’homme et de robin, vous me permettrez de vous dire qu’il est messéant et dangereux d’épouser une juiferesse.
– Juif toi-même !
– Juif moi-même !…
– Oui ! ânier que vous êtes ! Qu’êtes-vous donc, sinon un pauvre juif ?
– Moi, Bonaventure Chastelart, fils légitime de Claude Chastelart, imprimeur privilégié de l’église primatiale de Lyon, et de dame Anne-Pétronille-Maguelonne de Saint-Marcelin, ma mère, que Dieu les garde en son giron ! et frère puîné de Pantaléon Chastelart, chamarier[13] du chapitre de Saint-Paul, moi ! je suis un Hébreu, un hérétique ! Allons donc, cavalier, votre tête galope !
– Moins qu’un juif fidèle, docteur ! Voyez la source ; ne sommes-nous pas tous païens ou juifs réformés, retapés, hébreux-huguenots, de la secte de Jésus de Nazareth, infidèles, déserteurs, renégats de la loi mosaïque, du sabéisme, du saducéisme, du polythéisme, pour le protestantisme du paysan de Bethléem. Monstrueux que nous sommes ! nous voudrions raser la roche d’où découle notre torrent. Bâtards ! nous voudrions égorger notre aïeul. Nous brûlons les Hébreux, et nous baisons leurs livres ; stupidité ! nous les brûlons, parce qu’ils sont fidèles à leur loi, à leur dieu, et nous chantons autour de leurs bûchers les psaumes de leur roi David, poussant jusqu’aux cieux des Hozanna in excelsis ! Mascarade sanglante !…
– N’arriverons-nous pas bientôt, seigneur Aymar ?
– Bientôt.
– Comment ? par Beelzébuth, prince des démons ! comment, diantre, avez-vous déniché cette hirondelle ?
– Le hasard.
– Le hasard ?…
Ma colombe, qui es és pertuis de la pierre, és cachettes de la muraille, monstre-moy ta face, que ta voix sonne en mes oreilles ; car ta voix est douce, et ta face est belle.
LA BIBLE.
Oui ! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste ! Oh ! surtout, quel transport ! alors qu’on entonnait quelque chant glorieux, quelque romance en suave langue provençale ; ou quand, dans les solennités religieuses, les jours saints, on chantait de la musique sacrée, ces hymnes spirituelles, ces proses graves, funèbres, ces psaumes majestueux, ce Stabat langoureux et sonore, ce sépulcral Dies irae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de la cathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme la contemplation solitaire et nocturne de l’immensité.
Ainsi que dans un carrousel, les damoiselles et les dames étaient assises en cercle aux places d’honneur ; leurs bons époux et leurs tenants, postés derrière elles, tout entiers aux petits soins, échangeaient force courtoisies, épiant le moindre geste du doigt, la moindre œillade, signe de satisfaction et de plaisir, pour applaudir galamment le motet ou le ménétrier qui charmait leur amie.
Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute jeune fille.
Je me tournai, surpris, et la contemplai.
Dès lors, la musique ne me toucha plus ; je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.
Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.
Ainsi depuis long-temps je la considérais, quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; ses deux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ; pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ; l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle.
Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, je profitai du repos des ménétriers et m’approchant du vieillard :
– Messire, lui dis-je, en le saluant révérencieusement, vous permettrez de trouver messéant à un cavalier, qu’une aussi noble damoiselle que celle que voici, soit à l’écart de la sérénade dont elle ferait la gloire ; si vous le désirez, messire, je vais faire ouvrir un passage à la foule pour que vous puissiez l’accompagner sans méfait jusqu’au cercle des dames.
– Monsieur, je ne puis profiter de votre offre aimable, et vous dis merci de tout cœur.
– Vous êtes excellent, messire, répliquai-je, mais ma damoiselle d’aussi loin ne peut bien entendre la sérénade.
À ce moment, cette noble fille, vermeille, s’inclina pour me remercier, je me troublai et balbutiai quelques syllabes.
– Monsieur, me dit alors le vieillard, Dina, ma fille, est bien sensible à votre politesse, je vous remercie franchement, mais cela pour nous est impossible, nous sommes d’une ruche étrangère, et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je me retirai tout leste, et joyeux intérieurement de mon effronterie. Mais je m’éloignai seulement de quelques pas guettant et épiant pour les suivre à leur départ jusqu’à leur demeure, afin d’obtenir des renseignements sur cette belle inconnue, de la voir à son balcon en passant, de pénétrer jusqu’à elle ou de lui faire parvenir un message. Je me berçais de ces flatteurs pensers, j’arrangeais tout cela dans ma tête, je savais sa demeure, je passais sous sa croisée, elle y était penchée, je la saluais d’un sourire et du chapeau, j’épiais sa sortie, je gagnais sa duègne ; ou bien, je la suivais à l’église, et comme par hasard je la rencontrais au bénitier, j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt, qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaient toucher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour, elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père ; ainsi, je nageais dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans ces illusions. Cependant, parfois, j’étais tourmenté par le sens mystérieux de ces paroles que m’avait dites le vieillard : Nous sommes d’une ruche étrangère et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je faisais mille conjectures qui tour à tour me semblaient bien trouvées ; de minute en minute je les métamorphosais ; je leur donnais pour patrie, l’Espagne, la Bohême, la Bosnie, Venise, Cerigo… j’en faisais des Hospodars, des Boïards, des princes voyageant incognito, des proscrits, puis toutes ces interprétations me semblaient folles ; en effet, tout cela n’était pas raison pour se tenir à l’écart et craindre une avanie. Puis le nom de Dina me persécutait, ce nom ne m’était pas inconnu, j’avais un souvenir vague de l’avoir ouï, quand et où, je ne pouvais me le remembrer. Un bruit lointain qui me fit soubresauter fustigea toutes ces rêveries : je me trouvai debout appuyé contre une palissade, seul sur le rempart désert ; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Je heurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction ; tout mon bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passion née ex abrupto tombait de même.
Ah ! c’est bien grande souffrance que la rencontre d’un être sympathique qui vous capte, qui vous incline à lui ! On l’a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l’église, on lui a jeté un regard, on a reçu une œillade, on l’a touché de la main, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, on s’est déjà façonné un avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amour enraciné ; le temps de pousser un soupir, ou de regarder le ciel, cet être s’est envolé comme un oiseau, l’apparition s’est éteinte, et l’on reste atterré, anéanti par la commotion. Pour moi, cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche ; que deux existences, faites l’une pour l’autre, pour être adouées, pour être heureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamais écartées, et se traîneront peut-être malheureuses sans plus retrouver jamais d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leur taille ; pour moi, cette pensée est profondément douloureuse.
J’errais long-temps sur le rempart, invectivant contre ma fatale chance et la dérision du sort, qui m’avait, archer infernal, décoché une femme au cœur, pour m’y faire une plaie mortelle.
J’errais et m’emplissais de solitude et de calme, troublé souvent par l’image de Dina, qui repassait devant moi, qui descendait sur mon front et me replongeait dans de tumultueuses tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans une fièvre délirante de volupté.
À l’instant où je rentrai chez moi, l’horloge tinta une heure, une heure du matin : dans mon insomnie, pourpensant à toutes ces choses, je me rappelai que le nom de Dina, qui ne me semblait point inconnu, était dans la sainte Bible ; je rallumai ma lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée sur ma table, auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvai au chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, la fille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les filles du pays. 2. Et Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vit et l’enleva, et coucha avec elle et la força, etc., etc., etc. Cette découverte me remplit de joie ; et j’en conjecturai que, portant un nom hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Ses traits orientaux corroboraient cette opinion, et, par là, j’expliquais le sens énigmatique des paroles que m’avait dites son vieux père. Réconforté par cette découverte, enhardi par ce léger succès, je repris espoir de découvrir sa retraite et je jurai gravement de tout oser pour arriver à bonne fin.
Dès le matin-jour, je parcourus la ville ; présumant qu’ils devaient être des étrangers en passage, je commençai par visiter les hôtelleries ; j’allai de la Croix d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu de France aux Trois Maures, du Lion d’Argent à Saint-Vidal, m’enquérant partout aux hôtes s’il ne se trouvait point en leurs logis, un vieillard à barbe blanche, accompagné de sa jeune fille nommée Dina. Partout, je ne reçus que des réponses négatives. J’allai trouver le rabbin sans plus de succès.
Alors, sans me décourager, je rôdais par la ville, j’allais aux promenoirs, aux remparts, sur les places, aux églises, à la synagogue, je ne manquais aucune sérénade et je visitais les environs ; vainement, je n’obtins pas le plus léger indice. Après quinze jours de recherches assidues et pénibles, je renonçai : l’activité m’avait soutenu, je tombai, soudain, dans l’ennui et l’abattement ; je ne sortais plus, je restais alité une partie du jour, ma sainte Bible ouverte près de moi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais la page où brillait le nom de Dina.
Avignon m’était devenu insipide, je le haïssais, je haïssais tout ; tout me semblait puant ou fade, et le néant venait toujours s’interposer entre le monde et moi ; je caressais l’idée de mon anéantissement, idée que j’avais toujours portée en croupe. Ma bonne hôtesse me conseilla d’aller passer quelques semaines chez mon père, afin de me distraire et de sortir de ce malaise, que cette brave femme attribuait au renouveau de la saison.
Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’y suivit : depuis long-temps j’avais le désir de visiter la belle cité de Lyon, je partis inopinément.
Je te prendrai, et t’amènerai en la maison de ma mère, et en la chambre de celle qui m’a engendré. Illec tu m’enseigneras, et je te donnerai à boire du vin confict, et du moust de mes pommes de grenade.
LA BIBLE.
Il y avait à peine quelques journées que j’étais ici, où l’ennui m’avait poursuivi, où mon inclination à rompre avec la vie de plus en plus se décidait, au détour de la sombre et majestueuse cathédrale de Saint-Jean, j’aperçus une jeune fille qui se hâtait, je crus reconnaître son erre, je m’approchai, c’était Dina ! Cependant, je n’osais me l’affirmer, ni l’accoster cavalièrement. Je la suivis à quelques pas en arrière et l’appelant plusieurs fois, à demi-voix, Dina ! Dina ! elle se retourna et me salua sans me reconnaître, je l’abordai tremblant : – Noble damoiselle, vous rappelez-vous, lui dis-je, ce jeune homme qui, à Avignon sur le rempart, un soir de sérénade, adressa la parole à messire votre père et que vous remerciâtes de son accortise ?
– Quoi ! c’est vous ?… dit-elle, émue, posant sa main sur mon bras, le front rouge et baissé, fixant les dalles du parvis.
– Ô belle Dina, que je suis heureux de vous rencontrer ! ne me repoussez pas, laissez-moi épancher tout ce qui s’est amassé de souffrances en mon cœur depuis l’heure où je vous vis, où je perdis tout repos ; vous avez fait jaillir en moi un amour subit, une passion violente.
J’épiai la fin de la sérénade pour vous suivre jusqu’à votre demeure, dans l’espoir de pouvoir un jour vous avouer mon amour ; j’attendais dans le trouble de l’heure du départ ; mais vous m’aviez si bien frappé au cœur, que peu à peu je tombai dans une profonde cogitation, et quand je m’éveillai j’étais seul sur le rempart ; je vous cherchai long-temps, je vaguai par la ville, sans succès ; désespéré, un ennui mortel s’était saisi de moi, et vous le voyez, belle dame, j’étais venu le traîner ici ! Oh ! béni soit le ciel, si c’est lui qui me fait ce bonheur de vous revoir ! vous êtes, Dina, maîtresse de ma vie, je suis à vos genoux, si vous me repoussiez, vous me tueriez !…
– Monsieur, il n’est pas bien qu’une jeune fille s’arrête ainsi à causer avec un cavalier ; ne me retenez pas, je vous prie ; calmez-vous, voyez comme les passants nous regardent.
– De grâce alors, entrons dans cette sombre église, là, sous une voûte noire, nous pourrons deviser d’amour loin des regards mauvais.
– Oh ! non, monsieur, je ne puis entrer dans ce temple où demeure l’ennemi de mon Dieu ; j’affligerais trop mon vieux père si jamais il l’apprenait.
– Quel est donc votre Dieu ?…
– Le Dieu d’Israël !
– Je l’avais deviné, car j’ai lu votre nom dans la Genèse. S’il en est ainsi, soyez ma sœur, permettez que je vous accompagne, et nous parlerons.
– Je mets ma confiance en vous, monsieur.
– Depuis long-temps habitez-vous Lyon ?
– J’y suis née, monsieur.
– Votre beauté aurait dû me l’apprendre : mais depuis quand quittâtes-vous Avignon ?
– Le lendemain que vous me vîtes à la sérénade. C’est peut-être mal d’être franche ainsi, mais je ne puis mentir ; à votre vue je me sentis touchée et assaillie d’un sentiment nouveau ; je m’étais aperçue de votre trouble et j’interprétai votre courtoisie. Quand nous nous levâmes au départ, vous étiez debout appuyé contre une palissade ; vous étiez tellement absorbé que nous passâmes près de vous et que mon père vous salua sans que vous l’aperçussiez ; je me retournai plusieurs fois en chemin et je ne vis personne. C’est peut-être messéant d’avouer tout cela ; mais cependant, c’est la vérité. Votre souvenir m’agita toute la nuit. Je fis tous mes efforts pour retarder le départ de mon père, dans l’espoir de vous revoir aux sérénades, mais ce fut en vain : mon père, qui fait le commerce des pierreries, était venu à Avignon pour affaires et se trouvait par elles impérieusement rappelé à Lyon. J’ai bien souffert aussi depuis ce temps !…
La pauvre enfant essuyait quelques larmes.
– Hélas ! je ne pouvais me familiariser avec cette pensée qui me disait : Tu ne le reverras jamais. Pourtant, je devais dans quelques mois retourner à Avignon, et j’espérais…
– Ô Dina, Dina, que je suis heureux ! Oh ! combien je vous aime ! oh ! que votre esprit me plaît ! Je vous adore, croyez-moi, vous êtes ma Rachel, vous êtes mon bon ange visible ! Dina, jusqu’à l’heure où vous m’apparûtes, j’étais passé fier et dédaigneux parmi les femmes, et j’embrasse vos pieds !
– Oh ! si tout ce que j’éprouve pour vous… Mais dites-moi donc votre joli nom, que je vous nomme aussi.
– Aymar de Rochegude.
– Oh ! si tout ce que j’éprouve pour vous, mon Aymar, si tout ce que je ressens est de l’amour, croyez que j’en ai bien, de l’amour !
Dans ces épanchements mutuels, nous arrivâmes au seuil de la maison de Dina ; alors, je lui demandai un rendez-vous prochain.
– Eh ! pourquoi ? me dit-elle.
– Pour nous voir et nous parler d’amour !
– Aymar, il n’est besoin de rendez-vous : Vous êtes un cavalier distingué, vous m’aimez, je crois bien que je vous aime ; venez chez mon père quand vous voudrez, si vous désirez même, montons de suite. Je dirai à mon père, voici venir le jeune cavalier qui vous parla, un soir de sérénade, sur le rempart d’Avignon ; le reconnaissez-vous ? Je viens de le rencontrer, étranger en cette ville ; il m’aime beaucoup, je l’aime aussi… Et mon père vous saluera et vous aimera pour l’amour de moi.
Je montai ; ce bon vieillard, Judas, me reçut avec aménité et me présenta à sa compagne Léa ; et, depuis ce temps, il y a bien dix mois, j’ai, pour ainsi dire, passé tous mes loisirs en sa maison.
Mon amour pour Dina n’a fait que s’accroître par une intimité chaste et délicieuse, comblant de soins et de tous égards possibles le vieux Judas qui me chérit, et sa Léa qui me fait oublier ma mère que je perdis enfant.
Comme la pluie en la toison, et comme les gouttières dégouttantes sur la terre.
LA BIBLE.
À ce moment, ils détournèrent une rue.
– Maître Bonaventure Chastelart, dit alors Rochegude, bâillez moins fort, je vous prie, vous faites un bruit à réveiller toute la ville et faire venir le guet.
– Seigneur Aymar, c’est que…
– C’est bon, c’est bon, consolez-vous, c’est fini ; et, d’ailleurs, nous voici arrivés, c’est ici la Juiverie.
– Jésus-Dieu ! ici la Juiverie !… s’écria le vieux tabellion tout transi, faisant force signes de croix.
– Oui, maître, c’est bien ici ; voici, là, à l’encoignure, cette belle maison à tourelle en trompillon, bâtie pour votre illustre compatriote, Philibert Delorme.
– Philibert Delorme !… un sorcier, est-ce pas ? un astrologue ?… Hélas ! monseigneur Aymar, je vous en prie, couvrez-moi un peu de votre manteau, j’ai une peur d’enfer ! Il me semble qu’il me choit quelque chose sur la tête ; j’ai toujours ouï dire qu’il était périlleux de traverser la nuit les juiveries, qu’il y pleuvait des chaudières et des matras, des chats noirs, des mandragores, des chauves-souris, des feux grégeois…
– Pouvez-vous bien, à votre âge, croire pareilles balivernes ? Un homme de loi ! un docteur ! vous faites pitié !
Maître Bonaventure, par mon honneur ! je puis vous attester que si la nuit il pleut en ce quartier, à coup sûr, ce ne sont ni des mandragores, ni des chats noirs.
Celui qui trouve une bonne femme, il trouve un bien, et puisera une liesse du Seigneur.
LA BIBLE.
Le valet, qui portait en avant le falot, s’arrêta vers le milieu de la rue, auprès d’une haute maison, dont les croisées étaient vitrées tout bonnement de papier huilé aux cinquième, sixième, septième, huitième et neuvième étages, sans doute occupés par des ouvriers en étoffes d’or et de soie, qui recherchent un jour doux et pâle. La baie d’entrée était basse et étroite ; Aymar la dépassait de la tête : la porte, de bois massif, et dont le parement était découpé en losanges, était ornée et consolidée par de larges clous rivés à tête ronde comme une cuirasse de Milan. Un marmouset, de cuivre ciselé, pendait sur le milieu et servait de heurtoir ; et, au-dessus du linteau de pierre, l’imposte à jour était armée de croisillons.
Aymar de Rochegude heurta deux fois le cul du marmouset sur la porte, et aussitôt on entendit, au second étage, un châssis grincer dans ses coulisses, et une voix douce crier : – C’est vous, seigneur Aymar, je descends. – La cage de l’escalier s’éclaira subitement, et la lumière descendant se reflétait par de grandes fenêtres obliques sur le mur vis-à-vis. La porte poussa un long gémissement, et s’ouvrit : Dina apparut dans toute sa splendeur, se dessinant sur le fond noir de l’allée, et vêtue d’une robe courte de brocatelle, et, selon sa coutume, chargée de bijoux et de joyaux. Sa figure blanche rayonnait dans l’obscurité, on aurait dit l’ange de l’annonciation. Sa petite main effilée portait un chandelier de fer, à jour, et tourné en spirale, comme le serpentin d’un hermétique.
Chastelard, en apercevant cette belle femme, stupéfait, ouvrit de grands yeux, et recula de plusieurs pas, si grande est la puissance de la vénusté ! Aymar s’approcha d’elle, lui prit la main, et la baisa au front sur sa féronière[14].
– Vous venez tard, dit-elle d’un ton aigre-doux.
– Il est vrai : j’ai été retardé malgré moi ; ne me grondez pas, je vous prie ; je ne pouvais revenir, vous le savez, sans le notaire que voici.
À ce mot, Bonaventure Chastelart ôta son mortier, et fit force salamalecs aux genoux de Dina ; puis ils grimpèrent un petit escalier de pierre, en vis, à l’aide d’une corde servant d’écuyer et luisante par le frottement, comme la haste d’une pertuisane. Durant la montée, Bonaventure tirait Aymar par son manteau, et lui répétait à l’oreille :
– Qu’elle est belle, cette hérétique ! Oh ! vous n’avez pas menti, Rochegude !
– Mon père, cria Dina joyeuse et du milieu du palier, c’est Aymar et son notaire ! – ils passèrent par une galerie en encorbellement sur la cour, et entrèrent dans une grande salle éclairée par une girandole placée sur une torchère de bois doré. Les parois étaient couvertes de tentures en basane dorée, gaufrée et nervée comme le dos d’un livre. Au fond de la pièce, dans une vaste niche, un buffet de palixandre marqueté, incrusté d’ivoire et de nacre, couronné d’une tablette en marbre griotte de Suisse creusée en coquille comme un bénitier, portait une urne épanchant de l’eau ; et à droite et à gauche une grande cruche d’étain, ventrue comme une amphore, et semblable à celles que portent encore aujourd’hui les servantes quand elles vont quérir de l’eau aux pompes publiques.
Sur une des murailles était adossé un meuble vitré dont les rayons étaient chargés de cébiles de bois emplies de turquoises, d’améthistes[15], de beryls, d’onix[16], de cornalines, de cabochons de rubis, d’émeraudes, d’aventurines, de topazes, de sydoines[17], de diamants, de lapis, de marcassites, de camaïeux et de mille autres pierreries ; contre les verrières étaient suspendus quelques colliers de grenat, d’ambre, de baroques, de corail, etc., etc., objets de négoce de Judas le lapidaire, qui, enfoncé dans son pourpoint noir et son fauteuil, devant une table couverte d’une tapisserie de Bergame, sur laquelle était posée une bible in-folio, garnie de fermoirs, lisait hautement et solennellement un passage de l’Exode.
Léa, son épouse, vêtue de ses plus beaux atours était à sa gauche ; la peau brune de son cou et de ses mains se confondait presque avec sa robe de moire Cap de More ; ses cils et ses sourcils alezans, drus et longs, voilaient ses yeux qui étincelaient comme à travers un treillis ; son nez en bec de corbin formait un promontoire anguleux qui morcelait en deux lots la superficie de sa face en lame de coutelas ; mais après tout, dans sa personne, il régnait un air digne et affable, et le son de sa voix doux et melliflu captivait.
Non loin d’elle, était un groupe d’hommes et de femmes ; leur costume semi-oriental, leurs têtes caractéristiques coiffées de turbans bâtards, sentaient fort la Mésopotamie. C’étaient les proches et alliés de Judas venus pour assister aux fiançailles et signer au contrat. Je ne sais s’ils étaient talmudistes ou caraïtes, mais, en revanche, je puis affirmer qu’ils prétendaient appartenir, d’après la tradition de famille, à la tribu d’Aaron. Quand Aymar entra, ils s’inclinèrent et le saluèrent d’un Dieu soit avec vous, auquel il répondit par un baise-main ; et retirant son feutre et sa cape :
– Pardon, mes bons parents, si je vous ai fait attendre, c’est la faute du notaire, maître Bonaventure Chastelart, que j’ai l’honneur de vous présenter. Impérieusement forcé par mon père de retourner à Montélimart et de partir demain, sous menaces d’exhérédation, comme vous ne l’ignorez pas, tout répit était impossible.
– Judith, dit Judas, à une servante qui se tenait à l’entrée, approchez maintenant cette table et cet escabeau, apportez une écritoire, afin que M. le tabellion puisse entamer son ministère.
À la droite de son père, Dina souriait d’intelligence avec Rochegude de l’embarras et de la mine panique de Bonaventure qui froissait un chapelet dans ses mains ; pour le rassurer, Rochegude l’étreignit violemment par le bras, feignant un air de douceur : – Bouvier stupide, lui gronda-t-il à l’oreille, l’asseyant devant la table comme on asseoirait un mannequin.
– Si vous êtes prêt, monsieur le tabellion, vous pouvez commencer la teneur d’usage, dit Judas, interrogez, et nous répondrons.
– Monsieur, avec votre gendre, mon clerc a préparé la minute du contrat, bégaya maître Bonaventure, tirant un parchemin de son carnet ; je réclame l’attention, nous allons procéder à la lecture.
Écoutez :
« Théodebert de Chantemerle, chevalier, seigneur de Roche-cardon, Gorge-de-Loup, et autres lieux, sénéchal de Lyon, savoir faisons que :
« Par devant les conseillers du roi, notaire à Lyon, soussignés.
« Furent présents, sieur Carloman, Aymar de Rochegude, à Lyon, où il habite, hôtel de la Cornemuse, rue des Quatre-Chapeaux, paroisse Saint-Nizier, fils légitime de sieur Tiburce Aymar, chevalier de Rochegude, habitant au lieu dit Dieulefit, près Montélimart en Dauphiné, et de défunte Madeleine Garnaud, de Rémusat près Nyons ; époux avenir d’une part ;
« Et damoiselle Dina, fille légitime d’Israël Judas, de Tripoli de Syrie, négociant lapidaire en cette ville, et de dame Léa Baruch, de Damas, demeurant auprès de ses père et mère, domiciliés rue de la Juiverie, paroisse Saint-Paul ; épouse avenir, d’autre part.
« Lesquels procédant, l’époux futur comme majeur, libre et maître de ses droits, après trois sommations respectueuses et révérencielles faites à son père, et après décès de sa mère ; dont et du tout il justifiera lors de la bénédiction nuptiale ; et l’épouse future de l’autorité et agrément desdits sieur et dame ses père et mère, tous ici présents, ont promis de se prendre en vrai et légitime mariage, et à cet effet de se présenter à l’église…
– Non, non, monsieur Bonaventure, mettez s’il vous plaît, à la synagogue, s’écria Rochegude.
– À la synagogue, au diable si vous voulez ! murmura le tabellion.
– Monsieur le notaire royal, vous êtes impoli ! et salissez votre ministère.
« Et à cet effet, de se présenter à la synagogue, pour y recevoir la, la… malédic… la bénédiction nuptiale, sur la première invitation de l’un à l’autre.
« En faveur duquel mariage, ledit sieur Israël Judas, a donné et constitué en dot et avancement d’hoirie à l’épouse future sa fille, la somme de quinze mille écus, qu’il a ce jourd’hui remise et délivrée en deniers et espèces du cours ès-mains du sieur époux futur, ainsi qu’il le reconnaît et dont en conséquence, tant lui que l’épouse future de lui autorisée se contentent, quittent et remercient le sieur Israël Judas.
« En même faveur, l’épouse future s’est constituée en dot tous les autres biens et droits qui pourront ci-après lui…
– C’est bon, c’est bon, maître Chastelart, passez outre, nous connaissons la teneur obligée.
– Alors, ta ta ta ta ta ta ta… Ah ! c’est cela. Nous y sommes…
« Déclarant, l’époux futur que ses biens présents provenant de défunte sa mère, se composent : premièrement, de deux métairies et dépendances, situées au lieu dit Rémusat, près Nyons, estimées, évaluées vingt mille livres ; secondement, d’une bastide sise au même lieu, jugée, évaluée trente-deux mille livres ; troisièmement, d’une maison à location, à l’enseigne du Bras d’Or, sise à Montélimart, prisée, évaluée neuf mille livres ; et, en outre, d’une somme espèces, n’excédant pas cinq cents pistoles ; et l’épouse future déclarant qu’elle n’en a pas d’autres que les quinze mille écus à elle ci-dessus constitués.
« Ainsi convenu réciproquement, accepté et promis être observé à peine de tous dépens, dommages et intérêts, par obligation de biens, affectation, imposition de dot et accessoires, à la forme du droit et usage de cette ville, aux lois et usages qui s’y observent ; les parties se soumettent et renoncent en conséquence expressément à toutes autres lois et coutumes qui peuvent y être contraires, soumissions, renonciations et clauses. Fait et passé audit Lyon, dans le domicile du sieur Israël Judas susdésigné, après le vêpre, le 28 juin 1661.
« En présence du sieur Abraham Baruch, marchand mercier, frère d’Israël Judas, et de sieur Gédéon Tobie, parfumeur à Grasse en Provence, qui signeront ci-dessous avec les parties. »
– Maintenant veuillez approcher et signer, vous d’abord, monsieur Aymar de Rochegude, ensuite mademoiselle, vous ensuite, messieurs.
En ce moment, Judith la servante, apportait sur la table deux énormes bassins remplis de dragées de fiançailles, et plusieurs corbillons, coffrets et valises.
Quand les parents et témoins eurent signé, maître Bonaventure, usant du droit et coutume, baisa sur les deux joues Dina, qui lui présentait un des bassins dans lequel plongeant sa main croche, il retira une grosse provision de dragées. Dina et Aymar se jetèrent dans les bras de Léa et de Judas qui pleuraient de joie, puis ils embrassèrent tous leurs alliés ; alors Judith promena les dragées devant l’assemblée, chacun y puisa sans cérémonie et à pleine main ; les deux époux offrirent aux femmes et filles d’Abraham Baruch et de Tobie, leurs tantes, cousines et amies, les coffrets de bonbons et d’objets précieux de toilette dont ils leur faisaient gracieusement cadeau, selon l’usage de la ville.
La cérémonie achevée et les félicitations, les protestations d’amour et d’amitié éternels faites, les bons parents se levèrent pour se retirer ; il était tard.
– Adieu, mes amis, leur dit Rochegude, adieu, mes bonnes amies, je pars demain pour Montélimart, mon père m’y rappelle tyranniquement, j’espère le fléchir par des instances faites de vive voix à ses genoux, j’espère obtenir son consentement et peut-être revenir bientôt avec lui célébrer comme il convient, notre mariage et nos noces. À bientôt, que Dieu vous garde la santé du corps et de l’esprit.
– Adieu, seigneur Aymar, adieu, mon ami ! adieu, cousin, adieu, neveu ! chance heureuse !
– Adieu !
– Vous, maître Bonaventure, attendez-moi, nous partirons ensemble.
– Mes bons père et mère, dit alors Aymar, comme je ne puis demain, avec Dina, faire nos visites de fiançailles, vous voudrez bien m’excuser auprès de nos amis, et leur faire parvenir les dragées et les présents qui leur sont destinés. – Maintenant, il me reste à vous presser sur mon cœur, ainsi que ma Dina, que j’aime tant !
– Ah ! pourquoi faut-il que vous nous quittiez, Aymar, restez, restez encore quelques jours !
– Ne pleure pas, Dina, je reviendrai bientôt et je ne te quitterai plus, à tout jamais !
– Reste, reste avec moi ! j’ai de funestes pressentiments.
– Folie ! ma chère enfant.
– Non, je ressens quelque chose de lointain, de douloureux, qui me fatigue ; oh ! le ciel ne ment pas à ce point !
– Console-toi, ma bonne fille, disait Judas, qu’est-ce ? quelques jours d’attente. Songe à notre père Jacob, qui, chez Laban, son oncle, attendit sept années Rachel qu’il aimait ; injustement, au bout de sept années, il ne l’obtint pas ; et, sans murmurer, il attendit encore sept autres années ; ce n’est qu’après quatorze ans de désirs, de promesses et de labeurs, qu’il reçut le prix de sa constance. Aie courage, ma fille !
– Courage, ma chère ! répéta Léa, qui la tenait embrassée et lui baisait ses beaux yeux en larmes.
– Mon père, dit Aymar en s’agenouillant devant Judas, mon père, donnez-moi votre bénédiction !
Judas, imposant alors ses deux mains sur la tête de son gendre, lut plusieurs passages de la sainte Bible, récita plusieurs prières en hébreu, puis ajouta d’une voix haute : – Mon fils, je te bénis au nom du Dieu d’Israël, je te bénis comme Isaac et Esaü ; que ta postérité soit nombreuse, que ta postérité soit un peuple, et que le Très-Haut, Seigneur Dieu d’Israël, habite en toi et ta postérité !
Lève-toi, mon fils, tu ne dévieras point, car Dieu t’obombrera et marchera avec toi.
Aymar pleurait : il couvrit de baisers les mains et la barbe blanche de Judas, s’arracha des bras de Dina et de Léa qui sanglotaient.
Aymar n’y tenait plus.
– Adieu ! adieu !… Partons, Chastelart ; vite, partons !…
Sur le quai, à la faveur du falot que portait le laquais, on vit briller quelques écus dans la main de Rochegude ; puis, à la faveur du silence, on entendit s’échapper de l’escarcelle de maître Bonaventure Chastelart, un gros soupir, sincopé[18], argentin.
Ô très belle entre les femmes, où est allé ton amy ? où s’est escarté ton bien-aimé, et nous le chercherons avec toy ?
LA BIBLE.
La fin de juillet approchait : il y avait environ un mois qu’Aymar de Rochegude était parti à Montélimart, et habitait chez son père le domaine de Dieulefit. Il avait promis à sa fiancée de revenir avant peu, et rien pourtant n’annonçait à Dina son prochain retour. Depuis son absence, elle n’avait reçu, en mémoire de lui, qu’un seul message, une boîte de nougat de Montélimart, un coffret de mannes de mélèzes et d’amusettes ou pignons de pins de Briançon et un cabas de délicieuses gimblettes de la foire de Sainte-Madeleine de Beaucaire. Dans le cabas, s’était trouvé un billet ainsi conçu :
Aymar de Rochegude à Dina
« Ma belle fiancée, ne vous fâchez point si je vous traite comme une enfant, car je vous aime comme une enfant ! Que cet éloignement m’est douloureux ! Oh ! si du moins vous étiez près de moi, combien cette grande et primitive nature qui m’environne, qui ce jourd’hui, me semble lourde et insipide, s’animerait, bondirait comme un bélier, tressaillirait comme un agneau, oh ! je l’aimerais, je la comprendrais mieux, si votre regard ouvrait mon âme qui se concentre comme un hérisson, si votre voix épanouissait mon cœur, si j’avais votre main dans ma main, si le maëstral de ces montagnes, se fourvoyant dans vos longs cheveux roux, m’inondait du nard qu’ils exhalent ! joyeux, nous parcourrions cette belle patrie, nous gravirions au plus haut pic, et tous deux, sous le même manteau, perdus dans les brumes, nous verrions sous nos pieds des planchers de nuages, et nous saluerions l’immensité, et l’esprit du Dieu d’Israël qui habite les hauts lieux, nous visiterait !… Pardon, pardon, la souffrance m’égare… Mais, cependant, n’est-ce pas, tout cela serait beau ? Nous vaguerions depuis la grotte de Balme jusqu’à Briançon, aire d’aigle ; depuis les ours de Saint-Jean-de-Maurienne jusqu’au château fort de Viviers, posé comme un chapeau sur la cime d’une roche hautaine.
« Un montagnard du Monestier, dernièrement, m’a vendu un jeune aigle, je l’élève pour me distraire ; vous ne vous fâcherez point, si pour redire souvent votre nom balsamique, je l’ai nommé Dina. Mon père et tous les gens qui me visitent s’étonnent de ce nom et m’interrogent pour en connaître la source, je ne sais que leur répondre, j’allègue ma fantaisie. Ces braves Dauphinois aimeraient mieux sans doute que je l’appelasse Margot.
« Depuis que je suis arrivé à Dieulefit, j’ai eu plusieurs explications et entretiens avec mon père ; ces entretiens ont tourné en altercations, et ces explications n’ont rien expliqué, comme tu le penses. Mon père est toujours bardé et crénelé dans sa volonté, rien ne peut fléchir sa sauvage fermeté. Sa violente irritabilité ne fait que s’accroître ; cependant, depuis quelques jours, il feint, pour me gagner, sans doute, une douceur mielleuse qu’il n’a pas accoutumé de distiller. Le matin de mon arrivée, j’ai été horriblement maltraité : cet homme fier avait sur le cœur mes trois sommations révérencielles ; ma volonté persévérante le heurtait, il m’a couvert de tout son fiel, il a blasphémé, et invectivé contre moi ; je gardais le silence, et vois jusqu’où vont ses emportements, moi jeune, ce vieillard m’a jeté à terre, j’embrassais ses genoux, il m’a frappé du pied.
« Après ces accès, où il dépense tant de vie, la faiblesse et le froid s’emparent de lui, souvent il s’alite plusieurs jours.
« Il ne veut en aucune manière entendre parler de mon alliance avec toi, avec une hérétique, une Bohème comme il t’appelle ; les Israélites pour lui sont des hérétiques et des voleurs. Non seulement, aujourd’hui il me menace de me déshériter, mais, pis encore, de me faire claquemurer dans une prison d’État, à Pierre-Encise, à la Bastille, je ne sais où, peut-être à la Grande-Chartreuse. J’ai perdu à peu près l’espoir de le fléchir, cependant j’essaierai prochainement une nouvelle tentative, et quoi qu’il advienne, je serai bientôt près de toi béni ou maudit.
« Embrasse bien Léa ma mère, embrasse bien mon père Judas, j’ai besoin plus que jamais de leur bénédiction.
« Pour toi, ma Dina, je t’adore, et mon âme te contemple comme une arche sainte.
« Si tu trouvais le loisir de m’écrire une consolation, adresse-moi ce billet, non à Dieulefit, à cause de mon père, mais à Montélimart à l’enseigne du Bras d’Or, elle me parviendra. »
Cette lettre emplit de joie et navra Dina : cette bonne fille s’accusait des malheurs d’Aymar, et se regardait coupable des mauvais traitements et des tempêtes que son amour pour elle lui faisait essuyer. Elle ne pouvait comprendre ce vieux Rochegude, le père de son fiancé ; pour elle, douce, sans malignité aucune, ignorante du mal, sa cruauté le faisait apparaître à ses yeux sous une forme inhumaine, sous les dehors d’un ogre ; elle ne pouvait croire que de la poitrine d’un homme il pût sortir tant de barbarie. Cette heureuse enfant ne savait pas que la société pervertit tout, que le fanatisme de la possession et de la religion endurcit et donne la soif du sang ; que l’homme bon dans l’état naturel, civilisé devient soldat, propriétaire, prêtre, juge, bourreau ; elle ignorait que pendant son bas âge, son aïeul avait été rôti en place de Grève à Paris, et que bien avant, pour éviter la mort, son père, accusé de magie, s’était enfui de cette cité imbue de sang humain.
Six semaines étaient passées, Rochegude n’arrivait point, la pauvre Dina s’attristait de jour en jour, sa gaieté s’effeuillait ; que l’attente lui semblait dure ! Le temps s’allongeait derrière elle et l’avenir était sombre à ses yeux. Elle se disait : – Aymar en ce moment est peut-être accroupi en un cachot humide, m’appelant d’une voix mourante, à ses gémissements l’écho rauque d’un souterrain répond seul, et son front, quand il se dresse, se déchire aux stalactites de la voûte. Ou peut-être, a-t-il été égorgé sur la route par des bandits.
Voici les roses pensers dont elle se berçait. L’ennui la minait sourdement. Elle si parleuse, restait oisive et taciturne, assise auprès d’une fenêtre qu’elle affectionnait. Sa mélancolie navrait sa mère et le vieux Judas qu’elle ne caressait plus comme d’usage, ou dont elle ne baisait le front que pour le mouiller de ses larmes. Dépravée par la douleur, elle recherchait ardemment tout ce qui irritait ses nerfs, tout ce qui titillait et éveillait son apathie ; elle se chargeait des fleurs les plus odorantes ; elle s’entourait de vases pleins de syringa, de jasmin, de verveines, de roses, de lys, de tubéreuses ; elle faisait fumer de l’encens, du benjoin ; elle épandait autour d’elle de l’ambre, du cinnamome, du storax, du musc. Souvent elle était violemment agitée, allait, venait dans le logis, semblant avoir l’esprit égaré ; quelquefois même, elle disparaissait plusieurs heures ; cette absence alarmait la maison, on volait en vain à sa recherche par la ville, puis elle rentrait tranquille.
– Je souffrais enfermée, disait-elle, j’ai été voir le ciel, je me sens mieux.
À cette époque de l’année où tout renaît, où tout s’avive, où l’être le plus froid se sent remué, où l’on éprouve un besoin impérieux d’épanchements, où le plus mysantrope[19] se dépouille de sa haine et de son austérité et voudrait faire de la courtoisie ; à cette époque, où un sentiment sympathique nous incline à l’amour, à cet amour jeune qui tourmente même ceux qui l’ignorent et les jette dans le malaise et dans la langueur ; à cette époque, Dina qui, depuis une année, avait auprès d’elle, à ses genoux, un ami, un compagnon qui l’obombrait sous ses ailes, avec lequel elle passait ses jours dans des conversations qui la ravissaient, dans des lectures de la Bible, dans de saints aveux, dans des rêves illusoires ; Dina, soumise et confiante, habituée à ne plus penser, à ne plus songer que par l’homme dont elle aimait la volonté, dont le contact lui avait épanoui l’âme et dont elle avait plus besoin que jamais ; Dina se trouvait fatalement isolée, le bras qui la soutenait, la main qui la dirigeait, la bouche qui lui soufflait la volonté, l’amour, la haine, tout lui manquait ; la pauvre fille, accablée, s’affaissait éperdue dans son trouble, et par surcroît, la crainte, la timeur intime d’avoir perdu ou de perdre son bien-aimé la tuait.
Rien ne pouvait l’arracher à ses cogitations : cependant ses sensibles parents faisaient tout pour la distraire. On lui achetait mille choses dont elle n’avait nulle envie ; comme une enfant malade qui repousse ses jouets, elle regardait à peine ces fanfreluches, ces bijoux qui, quelque temps auparavant, l’auraient emplie d’allégresse. Souvent on la menait aux promenoirs de la ville, souvent on la menait parcourir les campagnes, à l’Île-Barbe, à Roche-Taillée, dans les bois de Tassin ou de Roche-Cardon, à la tour de la Belle-Allemande, sur les rivages de la Saône et du Rhône, mais rien ne lui plaisait ; elle restait muette sous son voile abattu.
Un jour, elle demanda à sa mère Léa la permission d’écrire un billet à son fiancé, le voici :
« Aymar, si vous aimez Dina, comme Dina vous aime ! revenez de suite, je vous supplie, si vous êtes libre encore. Si vous ne l’êtes plus, rompez vos fers, où que vous alliez, j’irai ! Ou dites-moi seulement où est votre cachot, que j’y meure avec vous ! Votre absence me cause tant de mal, je suis tellement affaiblie que je ne puis tenir ma plume, ni rassembler plus d’idées.
« Revenez mon fiancé ! »
Six jours après, Dina reçut cette réponse :
« Console-toi, ma fiancée, console-toi ! je pars, demain, à l’aube du jour. Pardon si je t’ai fait tant de mal, mais je souffre bien aussi. Pour étouffer ma souffrance, j’ai chassé l’ours dans les montagnes, et toi, pour chasser l’ennui, ours qui t’étouffe dans ses bras de plomb, qu’as-tu fait ?… Croyant revenir de jour en jour, j’ai tardé à te faire réponse, je voulais te l’apporter ; j’espérais attendrir mon père, il est plus inflexible que les Alpes. Ce soir, je lui annoncerai mon départ, prévois-tu quelle bourrasque ?… Prie Dieu que l’ouragan ne me brise pas !
« Salue Judas et Léa, adieu ! Dans trois jours je heurterai à ta porte. »
Disant au bois, tu es mon père, à la pierre, tu m’as engendré.
Il mettra sa bouche en la poudre, pour voir s’il y a espoir.
LA BIBLE.
En effet, le soir même où partit ce message, après la collation, Aymar suivit son père qui se retirait dans sa chambre à coucher. Et, tremblant, parla ainsi :
– Mon père, pardon si je viens encore vous troubler, vous me voyez à vos pieds, ne vous emportez point ; souvenez-vous que toute sa vie, votre humble fils vous a été soumis ; une seule fois, il lui arrive d’avoir une volonté, et cette volonté lui est fatale. Vous le savez, l’amour ne se commande point, l’amour vrai ne s’arrache pas, vous le savez, car vous avez aimé ma mère, est-ce pas ?…
À ce mot, Rochegude tressaillit, comme accablé par d’affreux souvenirs, et fit d’affreuses contorsions pour rassereiner[20] sa figure.
– Est-ce ma faute, reprit Aymar, si la femme que le ciel m’a envoyée, s’est trouvée Israélite ? si cette femme choisie, s’est trouvée du peuple choisi de Dieu ? Est-ce ma faute, si elle est du même sang que votre Christ ?… Elle est belle, elle est pure, elle est vierge, je l’adore ! elle m’adore, elle vous adorerait aussi, mon père ! N’est-ce donc rien que l’amour d’une bru ? Sa joie égaierait votre vieillesse ; vous ne me répondez pas, mais dites-moi donc enfin, quelle bru voulez-vous ?…
– Jamais, monsieur Aymar, je ne permettrai que le sang chrétien des Rochegude se mêle au sang impur d’une Bohémienne ! d’une basse hérétique ! d’une bagasse !…
– D’une bagasse… Ô mon père, vous êtes bien injuste !… Tenez, lisez ce contrat, car elle est ma fiancée ! Tenez, lisez ce contrat qui n’attend plus que votre signature, vous le voyez, elle n’est pas sans fortune, elle est riche, cette enfant, si c’est de l’or qu’il vous faut ?…
Rochegude lui arracha des mains.
– Damnation ! Quel pacte infernal !…
Et, sans le regarder, il le rompit et le jeta à la face d’Aymar en lui donnant des soufflets.
– Tiens, voilà tes fiançailles ! Nous verrons, infâme ! si tu déshonoreras ta famille !
– Mon père, vous me frappez, parce que vous savez que je ne vous frapperai point : pourtant, je suis jeune et fort ; pourtant, j’ai du sang qui bout ; pourtant, j’ai un cœur qui fracasse ma poitrine !… Tenez, je vous briserais, vieillard, comme je brise cette porte !…
Et la porte, effondrée, tomba sous le choc avec un bruit épouvantable. Rochegude, atterré, blêmi, se renversa dans son fauteuil.
– Assez, assez, mon père ! tout cela me tue ! Vous êtes de roche, je serai de fer ! je partirai demain, adieu !
– Vous ne partirez point ! entends-tu ?…
– Mon père, je partirai : mais, terre et ciel ! qu’a donc cette union de si fatal ? Dites-moi ce qui vous rend si farouche ?
– Une Bohémienne !… une damnée !… Le sang des Rochegude est chrétien !
– Ô mon Dieu ! vous faites sonner bien haut votre sang chrétien : que vous importe chrétien ou more ? n’êtes-vous pas si religieux, n’avez-vous pas tant de foi !… Je suis sûre que vous ne croyez pas en Dieu ; est-ce pas que vous n’y croyez pas, en Dieu ?…
Rochegude, à ce mot, se dressa subitement ; saisi d’une fureur démoniaque, il étreignit un couteau par la lame, et, la main teinte de sang, il frappait du manche sur la table.
– Va-t-en, va-t-en, brigand, je te maudis ! Et de l’autre main, saisissant la chevelure de son fils, il le traîna, par terre, au long du corridor, et le précipita par l’escalier.
Son rugissement est comme celui du lion.
Et les posteaux avec le surseuil furent esmeuz.
LA BIBLE.
Le lendemain, à l’aurore, Aymar descendit : les valets à cheval, accompagnés de son moreau et de la pouliche qu’il destinait à Dina, et de plusieurs mulets, chargés de valises, déjà l’attendaient.
Éveillé par le hennissement des chevaux, Rochegude ouvrit précipitamment la croisée de sa chambre, fit claquer les volets sur la muraille, et, stupéfait, cria d’une voix forte à Aymar :
– Tu ne partiras pas, ou je te déshérite et maudis !…
– Je pars, mon père, répondit Aymar, et pour le reste qu’il soit fait selon votre volonté ; mon autre père, là-bas, me bénira.
– Tu ne partiras point, je te crie !…
Rochegude disparut de la croisée.
Aymar et sa caravane se mit en route ; à peine était-il au milieu de l’avenue, que Rochegude reparut sur le perron, à demi nu, une arquebuse en main.
– Arrête, parricide ! arrête, je te maudis !… Que la foudre t’écrase ! que l’enfer t’engouffre ! T’arrêteras-tu, te dis-je ? je te maudis et te chasse ! C’est ton père qui te maudit et le ciel en est témoin !… Tu ne partiras pas !
Il frappait sur la dalle et se heurtait la tête aux piliers du porche, la maison tressaillait ; c’était affreux à voir. Aymar, en silence, s’éloignait toujours ; quand il fut près du détour de l’avenue, perdant espoir de le ramener, Rochegude redoubla de fureur.
– Va-t-en, va-t-en, parricide, monstre, à jamais !…
Et, ajustant son arquebuse, une détonation éclata, Aymar jeta un cri, et Rochegude tomba raide sur les degrés du porche.
Car je languis d’amour.
LA BIBLE.
Depuis que Dina avait reçu la lettre d’Aymar, elle était moins inquiète, mais non moins agitée ; et, le lendemain, sur le vêpre, elle dit à son père :
– Je sors visiter Élisabeth, mon amie ; je reviendrai bientôt. Cette sotte mentait, car elle était peu disposée à la société, à la causerie ; pour songer à son aise et voir le ciel comme elle disait, seule, elle s’en fut errer sur les rives de la Saône ; imprudente !…
Son futur devait arriver après deux ou trois jours. Que de jolis rêves ne dut-elle pas faire, qui bercent plus que la solitude !
Un peu en deçà de l’Ile-Barbe, un passeur était assis sur la proue de sa bèche, espèce de barque abritée sous des toiles ou pavois, comme une gondole.
Une fantaisie s’empara subitement de Dina.
– Batelier, dit-elle en s’approchant, j’ai bien envie de voguer sur cette belle eau, mais je suis seule.
– Belle dame, qu’importe ?…
– Batelier, voici un écu pour mon passage, et voici ma bourse pour que vous respectiez une jeune malade.
Le batelier prit l’écu et la bourse ; Dina sauta dans la bèche, et disparut sous la tente.
Déjà la barque voguait au loin.
Tout à coup on entendit une symphonie douce, éloignée, qui glissait sur la surface de l’eau, et l’on vit poindre une autre bèche, qui ramait fort, et d’où partaient souvent des rires inextinguibles. Elle était chargée de jeunes hommes et de jeunes filles qui étaient venus faire de la musique et s’ébattre à la fraîcheur du soir ; ils ramèrent pour s’approcher de la barque de Dina, et passèrent tout auprès, se penchant pour voir sous la tente silencieuse ; mais le passeur pressa son aviron en amont, et ces indiscrets filèrent en aval sans rien distinguer.
La bèche de Dina remontait et s’éloignait toujours, et pourtant la nuit noire était tombée, et pourtant elle avait demandé au batelier à ne voguer qu’une heure au plus.
Et le batelier quittant son banc, se glissa sous la tente ; un cri s’échappa de la bèche qui disparut à l’horizon.
Les cheveux de ton chef sont comme la pourpre du roi.
Ô fille de prince, combien sont beaux tes pas en chaussures ! Les joinctures de tes cuisses sont comme joyaux, lesquelles sont forgées de la main de l’ouvrier. Tes deux mamelles sont comme deux bichelots gémeaux de la biche.
LA BIBLE.
– Eh bien ! l’homme, que faites-vous ? Restez donc à votre banc, et ramez en courant. Redescendons ; vous voyez bien qu’il est déjà tard. Ne m’approchez pas !…
– Vous êtes belle, ma damoiselle !
– Vous êtes fou !
– C’est vous qui m’avez mis cette folie en tête.
– Retirez-vous ; mais enfin ne me touchez pas ! Que me voulez-vous ?
– Rien, seulement ce que M. le sénéchal a voulu à ma sœur il y a trois mois.
– M. le sénéchal… vous le calomniez.
– Je le calomnie… c’est le ventre de ma sœur qui le calomnie… Oh ! les douces mains ! j’en ai peu touché d’aussi douces. Quel bonheur d’être caressé par des mains blanches et mignonnes ! le joli pied !… et la jambe, voyons !
– Au secours ! au secours ! Laissez-moi donc, grossier !
– Tout beau, tout beau, la donzelle… ne nous égosillons pas… Ah ! la jambe est divine !
– Au secours ! à l’assassin !…
– À l’assassin, non pas encore ; vous allez vite en besogne. Allons, calmons-nous, que je baise ces beaux yeux ; soyons sage, la petite, on ne vous veut pas de mal ; laissez donc, que je baise ce beau cou !
– Ah ! que je meure… Holà ! au secours ! à l’assassin !
– Vous appelez en vain, personne ne viendra ; et, d’ailleurs, puis-je pas vous faire taire ? J’ai là une provision de cordes et de quoi faire des bâillons.
– Traître ! lâche ! tuez-moi !
– Je ne m’effraie pas pour si peu ; j’ai l’habitude de cela, moi ; ce qu’on obtient de gré pour moi est sans valeur, c’est le viol que j’aime !… Aussi, à la dernière guerre d’Allemagne, m’étais-je enrôlé volontaire ; et, Dieu sait ! que j’y ai semé plus de Français que je n’y ai tué d’Allemands. Vous avez beau vous débattre, la belle, on n’est pas forte ! Je ne m’effraie pas, vous dis-je, j’ai l’habitude de cela ; je viole une fille comme vous touchez de l’épinette, et je tue, au besoin, comme vous brodez une fraise.
– Ô mon pauvre fiancé !…
– Ah ! ah ! à ce qu’il paraît, nous sommes fiancée ?… Très bien, la nuit est sereine, causons : vous êtes fiancée, ma belle vierge ?… Votre fiancé s’en passera : ce n’est pas toujours le pêcheur qui mange l’alose ; c’est ainsi qu’en ce monde, on ne peut compter sur rien ; Guillot bat, et c’est Charlot qui engraine. Oh ! que vous êtes charmante, noble dame ! que je vous aime ! Quelle joie de vous presser dans mes bras ! moi, Jean Ponthu, un passeur, un manant, une noble dame !… Oh ! si vous vouliez m’aimer !… Voyons, les belles bagues ! jolies et de prix, n’est-ce pas ? même main que ma Marion. Béni soit Dieu ! laissez donc faire, je lui offrirai de votre part…
– Vous me déchirez les doigts !…
– Souvent, quand j’étais soldat, et la nuit en védette, je réfléchissais, et je me disais : – Nous autres paysans, nos sœurs, nos filles et nos femmes sont toujours pour MM. les seigneurs, les nobles, les bourgeois ; ce sont eux qui violentent nos amies, et nous autres bétas[21] nous ne faisons jamais rien à leurs femmes, à leurs filles ; cela n’est pas juste. Je me disais aussi : – Pourquoi donc nous autres que nous sommes pauvres, et eux autres sont-ils riches ?… Ah ! par exemple, cela, je n’ai jamais pu me l’expliquer ; ce n’est pas juste, est-ce pas ? Pour former un garçon et le rendre malin, il n’y a tel que la guerre.
Le charmant collier, les gentilles perles fines ! Ma Marion a juste le même cou que vous. Béni soit Dieu ! cela se trouve bien. Je lui offrirai de votre part, est-ce pas ?…
Vraiment, je suis désolé de dégarnir d’aussi mignonnes oreilles ; que je les baise pour la peine ! Mais, ma Marion n’a pas de pendants sortables pour la vogue prochaine, et vous sentez bien… Allons, ne pleurez pas, je lui offrirai de votre part aussi. Mais avec une toilette aussi simple, maintenant, vous ne pouvez garder ces épingles d’or en vos cheveux ; je me vois forcé de vous décoiffer… Oh ! vous êtes cent fois plus belle échevelée !
Maintenant, nous n’avons plus rien à perdre, à moins…
– Au secours ! au secours ! laissez-moi, je vous en supplie, ou tuez-moi à l’instant.
– Nous nous débattrons donc toujours ?… Maudite ! donnez ces petites mains que je les lie.
– À l’assassin ! personne ne viendra donc ?…
– Vous vous tairez, voici un bandeau qui vous apaisera ; allons, levez la tête, que je noue ce bâillon.
– De grâce, de grâce ! laissez-moi, au nom de Dieu ! oh lâchez-moi ! Que voulez-vous, de l’argent ? que voulez-vous !… vous l’aurez !…
Ah ! vous me torturez par trop, bourreau ! brigand !
Haie !… haie !… je suis perdue…
Alors, on n’entendit plus dans la barque que des plaintes sourdes, des cris étouffés, et des râlements qui s’éteignirent.
Une heure après, environ, Jean Ponthu, le batelier, sortit de dessous la tente, traînant Dina par les cheveux ; au moment où il la jeta dans la Saône, son bâillon se défit, et, d’une voix brisée, elle appela Aymar.
Et Jean Ponthu, à la proue de sa barque, un harpon à la main, penché, refoulait et renfonçait sous l’eau le corps de Dina, chaque fois qu’il remontait à la surface.
Seigneur, les morts ne vous loueront point.
Ma vertu est séchée comme un test, et ma langue s’est affichée à mon palais, et m’a amené en la poudre de mort.
LA BIBLE.
Toute la nuit, on chercha vainement Dina par la ville.
Au point du jour, les paysans qui descendaient leur lait et leurs denrées à la ville, aperçurent, en traversant le pont de pierre, un cadavre de jeune femme, arrêté par ses longs cheveux roux sur les rochers et les brisants, qui, en cet endroit, effleurent la surface de la Saône.
Jean Ponthu, le batelier, le recueillit dans sa barque et l’apporta sur le rivage au lieu nommé la Mort qui trompe ; le peuple s’ameuta à l’entour, tout plein de regrets ; il contemplait sa fatale beauté ; ses deux petites mains, meurtries, étaient liées sur le dos par une grosse corde.
Tout à coup, une voix, partie de la foule, cria :
– Ne la reconnaissez-vous pas ? c’est Dina, la rousse ! Dina la belle juive ! la fille de Judas, le lapidaire, qui demeure là derrière, dans la Juiverie.
Toute la journée, il y eut foule dans la maison d’Israël Judas. Dina était exposée sur son lit, vêtue de ses vêtements de fête, et parée de ses joyaux, suivant le rituel hébraïque. Léa, sa pauvre mère, mourante, était assise au pied du lit, jetant des hurlements ; Judas, accoudé dans son fauteuil, son pourpoint lacéré et la tête couverte de cendres, muet, dévorait sa douleur.
Un rabbin priait.
Qui est celui qui enveloppe sentence de paroles sans science ?…
LA BIBLE.
Sur le midi, à la maison de ville, sous le vestibule, à la porte d’un bureau des échevins, un homme hâlé et trapu, portant le costume des patrons du port, tempêtait et battait des valets qui voulaient le repousser.
– Holà ! messieurs les garçons, quel bruit faites-vous donc à cette porte ? cria une voix de l’intérieur.
– Messire, c’est un patron, un batelier, qui veut forcément entrer, malgré votre consigne !
– Eh ! oui, margobleu ! c’est Jean Ponthu, le passeur ! Voilà deux heures qu’on me fait attendre ; je crois qu’on se fiche de la procession de Genève, milledieux !
Alors, distribuant quelques coups de poings, Jean Ponthu repoussa la valetaille, ouvrit brutalement la porte, et se jeta dans le bureau.
– Monsieur le batelier, vous êtes un croquant, un maroufle ! Faire un pareil vacarme en cet hôtel, vous mériteriez que je vous envoyasse coucher à la cave.
– Monseigneur…
– C’est bien, que me voulez-vous ?
– Je viens faire déclaration d’un noyé que j’ai pêché ce matin au pont de pierre, et réclamer les deux pistoles de récompense.
– Le cadavre a-t-il été reconnu ?
– Oui, messire, c’est une jeune fille, nommée Dina, enfant d’un nommé Israël Judas, un lapidaire.
– Une juive ?
– Oui, messire, une hérétique, une huguenote… une juive…
– Une juive !… Tu vas pêcher des juifs, maroufle ! et tu as le front, après cela, de venir demander récompense ? – Holà ! valets ! holà ! Martin ! holà ! Lefabre !… mettez-moi ce butor à la porte, ce paltoquet !
Qui pêche un hérétique, monsieur le batelier, pêche un chien.
Et l’ensevelit en la vallée de la terre de Moab contre Phogor, et nul n’a cogneu son sépulchre jusques aujourd’hui.
LA BIBLE.
Vers deux heures du matin, un cercueil blanc, porté par quatre hommes, et suivi d’un convoi peu nombreux, silencieusement traversait la ville.
De loin en loin, on entendait quelques châssis se hisser, le grincement des birloirs et le bruit des cadoles, et l’on voyait quelques têtes empaquetées se pencher sur la rue.
C’étaient de bons bourgeois ou des commères qui, éveillés par le bruit des pas, accouraient aux fenêtres et jetaient des propos en l’air.
– Qu’est-ce donc, mon épouse, un enterrement d’hérétique, si je ne me trompe ? Il me semble voir un cercueil blanc ?… – C’est à coup sûr une jeune fille, pauvre enfant, sitôt !… – Heureux ! qui meurt avant d’avoir connu le monde.
Puis ces bons bourgeois poussaient de gros soupirs, et rebaissaient leurs châssis.
– Maître Bonaventure Chastelart, n’est-ce pas un convoi de huguenots qui passe ?
– Non, voisin, car il n’y a ni torches ni flambeaux, et d’ailleurs ce n’est point ici la route pour aller à l’hôpital ; ce n’est rien, sinon que quelque chienne de juiferesse qu’on traîne à la Madeleine ou à Bêchevilain.
Dès que le jour poignit, on distingua, sur la rive gauche du Rhône, au-delà de la plaine, une caravane qui chevauchait ; un jeune homme allait en tête, accompagné de quelques fringants cavaliers ; les valets et les mulets chargés de valises se tenaient à l’arrière.
Arrivés vers un champ nommé la Madeleine, sépulture des suppliciés, Golgotha des Israélites, le cavalier qui caracolait en avant dit à un vieillard qui creusait une fosse :
– Brave homme, quelle heure peut-il être maintenant ?
– Trois heures environ ; vous êtes aux portes de la ville.
– Merci, mon brave ! Mais pour qui donc cette fosse que vous creusez si matin avec tant de hâte ?
– Seigneur, c’est pour enterrer une belle enfant retrouvée hier dans la Saône.
– Bien jeune ?
– Dix-sept ans, seigneur.
– Mais ce champ, brave homme, n’est pas une terre sainte ?
– Seigneur, c’est vrai, mais c’est le cimetière des meurtriers et des juifs.
– Des Israélites !… Sauriez-vous le nom de cette jeune femme ?
– Si je ne me trompe, c’est Dina, fille d’un nommé Israël Judas, lapidaire.
– Dina !… enfer ! ma fiancée ! ! !…
– Au reste, seigneur, voici le convoi, là-bas, qui s’avance ; voyez-vous ce cercueil blanc ?
Aymar resta un moment morne et froid ! puis appelant un des cavaliers : – Carle, mon ami, lui dit-il, tout à l’heure tu prendras mon manteau, et le porteras à mon père, comme on porta la robe sanglante de Joseph à son père Jacob ; tu lui diras que tu as vu ma fiancée ; car la voici qui s’avance, regardez !…
Eh ! toi, vieillard, élargis cette fosse !…, dit-il en jetant sa bourse au fossoyeur ; puis il cria contre le ciel, et d’une voix retentissante :
– Dina !… Israël !… éternité !…
Et se déchargea dans la tête les pistolets de ses arçons.
… – Le mur
Le soutien ; à le voir, on dirait à coup sûr
Une pierre de plus, sur les pierres gothiques
Qu’agitent les falots en spectres fantastiques.
Il attend. –
ALFRED DE MUSSET.
… – Et qu’elle meure, comme
Il est vrai qu’elle va causer la mort d’un homme.
ALFRED DE MUSSET.
Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d’une femme sans cœur,
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
– Plutôt que comme un lâche on me voit en guérir –
Je l’en arracherai, quand j’en devrais mourir.
ALFRED DE MUSSET.
Et comment le faut-il cet or, Mademoiselle ? le faut-il taché de sang, ou taché de larmes ? faut-il le voler en gros avec un poignard ? ou en détail, avec une charge, une place, ou une boutique ?
GÉRARD.
L’un y croit, l’autre n’y croit pas. – Trouvailles d’Albert chez Estelle. – Le vicomte de Bagneux immoral par hygiène. – Il déjeûne aux frais de la noblesse. – Autre controverse, même thèse. – Philogène. – Inventaire des deux carabins.
– Heureusement, mon cher Passereau, que je ne crois point à la vertu des femmes : – Sans cela, d’honneur ! j’aurais eu un nez de carton d’une belle corpulence.
– Que tu es lycéen, mon cher Albert !
– Déjà, j’avais eu quelques lointains soupçons : ma vierge ne me paraissait pas très immaculée ; sa respectable mère m’avait tout le faux air d’une appareilleuse ; et puis j’avais remarqué que le frontal ou coronal de son crâne était peu développé ou déprimé, que la distance occipitale de ses oreilles était énorme, et que son cervelet, siège certain de l’amour physique, comme tu sais, formait une protubérance extraordinaire : elle avait en outre les yeux fendus à la manière des Vénus antiques, et les narines ouvertes et arquées, infaillible signalement de luxure.
C’était donc ce matin, à sept heures ; après avoir tambouriné fort long-temps sur la porte, on m’ouvre, effarée, et l’on se jette dans mes bras et l’on me couvre la figure de caresses : tout cela m’avait fort l’air d’un bandeau de Colin-Maillard dont on voulait voiler mes yeux. – En entrant, un fumet de gibier bipède m’avait saisi l’olfactif. – Corbleu ! ma toute belle, quel balai faites-vous donc rissoler ? il y a ici une odeur masculine !…
– Que dis-tu, ami ? ce n’est rien, l’air renfermé de la nuit peut-être ! Je vais ouvrir les croisées.
– Et ce cigarre[22] entamé ?… Vous fumez le cigarre ?… Depuis quand faites-vous l’Espagnole ?
– Mon ami, c’est mon frère, hier soir, qui l’oublia.
– Ah ! ah ! ton frère, il est précoce, fumer au berceau, quel libertin ! passer tour à tour du cigarre à la mamelle ; bravo !
– Mon frère aîné, te dis-je !
– Ah ! très bien. Mais, tu portes donc maintenant une canne à pommeau d’or ? La mode est surannée ?
– C’est le bâton de mon père qu’hier il oublia.
– À ce qu’il paraîtrait, hier, toute la famille est venue ? – Des bottes à la russe !… Ton pauvre père, sans doute hier aussi les oublia, et s’en est retourné pieds nus ? le pauvre homme !…
À ce dernier coup, cette noble fille se jeta à mes genoux, pleurant, baisant mes mains, et criant :
– Oh ! pardonne-moi ! écoute-moi, je t’en prie ! Mon bon, je te dirai tout ; ne t’emporte point !
– Je ne m’emporte point, madame, j’ai tout mon calme et mon sang-froid ; pourquoi pleurez-vous donc ?… Votre petit frère fume, votre père oublie sa canne et ses bottes, tout cela n’est que très naturel ; pourquoi voulez-vous que je m’emporte, moi ? Non, croyez-moi, je suis calme, très calme.
– Albert, que vous êtes cruel ! De grâce, ne me repoussez pas sans m’entendre, si vous saviez ? – J’étais pure quand j’étais sans besoin. – Si vous saviez jusqu’où peut vous pousser la faim et la misère ?…
– Et la paresse, madame.
– Albert, que vous êtes cruel !
À ce moment, dans un cabinet voisin, partit un éternûment formidable.
– Ma belle louve, est-ce votre père qui oublia hier cet éternûment, dites-moi ? – De grâce, ayez pitié, il fait froid, il s’enrhume, ouvrez-lui donc !
– Albert, Albert, je t’en supplie, ne fais pas de bruit dans la maison ; on me renverrait ; je passerais pour une Ceci ! je t’en prie, ne me fais pas de scène.
– Calmez-vous, señora : – Ne craignez pas de scène : quand je fais du drame, je choisis mes héros. – Mais ce cher collaborateur doit avoir froid, c’est impoli, laissez-moi lui ouvrir ? – Monsieur l’aventurier, rentrez, je vous prie, que je ne vous gêne en rien ! À rester ainsi tout nu, dans une pièce froide, par un temps d’épizootie, morbleu ! monsieur, il y a de quoi gagner le trousse-galant.
– De quel droit, monsieur le carabin, venez-vous dès l’aurore troubler les gens honnêtes ?
– Dès l’aurore…, au doigt de roses ; monsieur fait de la poésie, un peu classique, dommage ! De quel droit, disiez-vous ?… J’allais vous le demander. – Mais, en tout cas, vous êtes fort heureux de sortir aussi vif de cette tour de Nesle.
– Barbedieu ! que dites-vous ?
– Rien.
– Albert, vous êtes un infâme de me traiter ainsi !
– La belle, vous êtes ce matin assez mal embouchée. – Or donc, monsieur l’intrus, sans crainte habillez-vous : tout à l’heure, vous me demandiez qui j’étais ; dites-moi d’abord qui je suis, et je vous dirai à tous deux qui vous êtes ? Notre trinité n’a pas la mine très sainte ; et nous avons tous trois, quoique très honnêtes au fond, l’air de fort mauvais drôles. – Vous, d’un coureur de nuit, madame d’une catin, et moi, de ce qu’à la cour on nomme un courtisan, et Shakespeare un Pandarus. Mais, pour vous rassurer, quant à moi, n’en croyez rien : je suis comme Lindor, un simple bachelier, Albert de Romorantin, ma famille est connue. J’avais cru que madame avait quelque pudeur au front, je lui avais apporté de l’amour ; mais je me suis trompé, c’est de l’or qu’il lui faut, n’est-ce pas ?
Ce brave inconnu n’était qu’un petit homme laid et grisonnant, l’air peu terrible, et, sur ma foi, très bien couvert.
– Mon cher jeune homme, me dit-il alors, votre franchise me plaît, vos manières sont distinguées, je vois que vous êtes de famille : quoique en droit, vous m’avez bien traité, soyons amis ; je suis, moi, murmura-t-il bas à mon oreille, le vicomte de Bagneux. Hier, j’ai rencontré madame et l’ai suivie, et je suis monté chez elle. Je ne l’aurais pas fait, vieux comme je suis, si mon docteur Lisfranc ne m’avait spécialement ordonné l’accointance pour dissiper une oppression et des congestions sanguines.
– Le docteur Lisfranc, mon professeur de clinique, ah ! bravo ! – Madame, je le remercierai de votre part ; c’est lui, vous le voyez, qui vous envoie si noble clientelle[23]. – Ainsi donc, monsieur, vous préfériez l’amour aux eaux de Barège ?
– Oui, pour cette saison. – Mais, mon cher étudiant, sans doute, comme moi, vous êtes encore à jeun ; voulez-vous accepter à déjeûner au Palais-Royal ? je vous l’offre de tout cœur !
– À un galant homme je ne saurais refuser, monsieur, je suis votre commensal.
Estelle pleurait.
– Partons de suite, mon jeune ami.
– Mais avez-vous soldé madame ? – Sur les ponts publics on ne paie pas, en femmes, c’est le contraire, ce sont les banales qu’on paie.
– Albert, vous êtes infâme !
– Adieu, ma petite concubine, je ne vous en veux pas de l’aventure, dit le vicomte à Estelle d’un air de protection.
– Adieu, bouton de rose ! lui dis-je à mon tour ; adieu, vierge sans tache, ange de candeur et de franchise ; adieu, timide jouvencelle ; adieu, belle de nuit !
– Riez, foulez-moi sous vos pieds, Albert ! je suis bien coupable ; mais soyez généreux, vous reviendrez ce soir, est-ce pas ? je vous conterai tout, je vous dirai pourquoi…
– Peste soit !
– Vous reviendrez, Albert, je vous en prie !
– Mon ange, quand j’aurai quelque argent, dites-moi votre tarif ?
Alors, Estelle tomba sans connaissance : nous sortîmes.
– Que j’ai fait un déjeûner délicieux avec ce galant homme ! j’en suis encore tout égrillard, je sens encore ma raison endommagée par le vin d’Espagne.
– Albert, tu t’adresses à la première fille, tu vas chercher l’amour dans la rue, et puis, tu te plaindrais ?
– Non, non, je ne me plains pas, mon cher Passereau !
– Je ne suis plus étonné de ta méchante opinion sur les femmes, si tu les juges toutes par de pareilles… C’est absolument comme si on estimait le beau climat de la France par le ciel pleurnicheur de Paris.
– Non, non ! ce n’est point par des particularités que j’ai arrêté dans mon esprit leur valeur intrinsèque, c’est par des études en masse ; je sais à quoi m’en tenir. J’en ai connu, comme toi, de pyramidalement vertueuses ; je sais de quelle étoffe est la vertu, j’en connais la chaîne et la trame ; j’en ai fait de la charpie.
– Si je pouvais penser que tu crusses tout cela, je me fâcherais ! mais tu parles des lèvres, ou, du moins, c’est ton déjeûner qui parle. Puis, c’est du bon ton de faire le roué ; c’est un vieil usage de calomnier les femmes, on les calomnie. – Charles IX haïssait les chats antipathiquement : alors, courtisans, valets, pas jusqu’au plus mince bourgeois qui, pour se donner un air royal, une pente, un galbe de cour, ne se trouvât mal à l’aspect d’un matou. Puis, les chats sont traîtres, infidèles, assassins, que sais-je ? dit l’adage, devenu populaire comme le capitaine Guilheri, ou Marlboroug. – Henri III déteste le sexe, il lui faut des mignons ! Vite, tout le monde comme il faut veut aussi des mignons, cela sied bien ; tous, jusqu’au porte-faix qui, le dimanche, a le sien et crie contre les filles ; mais Henri III, c’est déjà loin et vieux. La calomnie contre les femmes, comme le madrigal, est passée de mode, cela sent la province, vois-tu ?
– Ô illusions ! illusions ! Mon pauvre Passereau, que tu es novice : pauvre garçon, cela me fait de la peine. La moindre truande que tu rencontres, aussitôt tu en fais un astre, une perle, une fleur ! tu la purifies, tu la sanctifies. Tu es vraiment bien amusant. Ô illusions ! illusions !
– Quand ce seraient des illusions, je te supplierais de ne pas me les enlever, ce serait me tuer ! Eh ! qu’est-ce donc la vie sans cela ? une éponge pressée, un squelette à jour, un néant douloureux.
– Goguenard !
– Vois-tu ? ce sont les premières liaisons à l’entrée de la vie qui donnent pour toujours la direction à notre cœur, à nos pensers. Tu méprises les femmes, parce que tu n’as connu que des femmes méprisables, ou qui t’ont paru telles. Le ciel a voulu que je ne rencontrasse partout sur mon chemin que des âmes choisies, pleines de gloire et de vertu ; je juge l’inconnu par le connu. Si je m’abuse, est-ce un mal ? Laisse-moi mon erreur : mais franchement, tiens, dis-le-moi ; crois-tu que ma Philogène ne soit pas une personne simple et naïve, une amie dévouée, une amante fidèle ? Oh ! je mettrais ma main au feu…
– Non, non, Passereau, ne mets rien au feu ! Depuis combien de temps es-tu lié avec Philogène ?
– Depuis deux mois environ.
– Bien, je te donne encore un mois, et tu m’en diras de bonnes ; c’est la durée ordinaire, trois mois.
– Albert, tu m’offenses.
– Adieu, Passereau, dans un mois !…
Toute cette conversation, mot à mot, avait été tenue, en descendant la rue Saint-Jacques, par deux écoliers ; non pas des capettes de Montaigu, mais deux fringants jeunes hommes, vêtus élégamment, gros livre sous le bras, sortant de l’amphithéâtre.
L’un, Passereau, celui le bien pensant, avait l’air rêveur et calme, et portait un costume imité des étudiants d’Allemagne : les cheveux longs comme Clodion de Chevelu, la petit casquette, le col renversé, la fine et courte redingote noire, les éperons et la pipe de Nuremberg ; l’autre, Albert le Bavard, l’expansif, le gesticulateur ; son chapeau gris sur l’oreille, son foulard rouge autour du cou, sa lévite de velours noir, à boutons de métal, sa fleur à la bouche et sa marche balancée lui donnaient cet aspect, cette tournure, cet air crâne et gracieux, qu’on appelle cancan, et que possèdent à un point merveilleux les majos andalous.
Passereau rencontre une salamandre. – Morale de la salamandre ; elle prouve que les femmes perdent les jeunes hommes, et en font des saltimbanques. – Mariette la suivante. – Passereau fait le gentil. – Lourdes plaisanteries scolastiques. – Premiers soupçons. – Message du colonel Vogtland. – Altercation avec un portefaix très ému. – Autre morale.
Les deux écoliers se séparèrent brusquement de la sorte : par raison inverse, tous deux se prenaient, au fond du cœur, en pitié, et réciproquement se traitaient de fou ; chacun s’en allait par son chemin, la larme à l’œil, pour l’aveuglement de son ami ; tous deux, ils étaient de bonne foi, chose rare par la saison !
Sur le quai, Passereau sauta dans un cabriolet public.
– Où allez-vous, monsieur ?
– Rue de Ménilmontant.
– Baste ! la course est loin !
– Moins loin que Saint-Jacques-de-Compostelle.
– Ou Notre-Dame-du-Pilier.
Alors faisant claquer son fouet pour le départ, le cocher se mit à fredonner ces deux vers du bolero du Contrabandista :
– Tengo yo un caballo bayo
Que se muere por la yegua,
Aussitôt, Passereau ajouta les deux suivants :
– Y yo como soy su amo
Me muero por la mozuela
Le cocher resta surpris de la réplique :
– Señor, vous êtes Espagnol ?
– Non.
– Vous en avez tout l’air.
– On me le dit souvent.
Passereau avait l’aspect étrange et le teint méridional ; la garde bourgeoise lui trouvait même l’air dangereux pour une monarchie ; et, dans les temps de troubles civils, plusieurs fois il avait été arrêté et emprisonné pour crime de promenade et port illégal de tête basanée.
– Au moins, señor, vous avez habité l’Espagne, vous hâblez castillan.
– Ni l’un ni l’autre.
– Qui n’a pas vu l’Espagne est aveugle, qui l’a vue est aveuglé. – Señor, avez-vous le désir d’y faire un voyage ?
– J’en brûle, mon brave, mais je n’ose : j’ai peur d’y laisser le reste de ma raison, j’ai peur d’y tuer l’amour de la patrie. Je sens qu’après avoir été l’hôte de Cordoue, de Séville, de Grenade, je ne pourrai plus vivre ailleurs. España ! España ! España ! comme la tarentule, ta morsure rend fou !…
Mais, vous, mon brave, vous êtes Espagnol, et vous avez quitté l’Espagne ?
– Non, señor, je suis don Martinez de Cuba.
Ce Martinez, c’était l’homme incombustible, qu’au jardin de Tivoli on avait, pendant quelque temps, montré dans un four. Après avoir promptement rassasié la curiosité de la ville, il fallait vivre ; le pauvre homme s’était fait conducteur de carrosse.
Et Passereau se trouva fort émerveillé de rencontrer en si mauvais point cette célèbre salamandre.
– Pardonnez mon indiscrétion, mais, señor estudiante, vous paraissez penseur et triste comme un amoureux. Votre figure est empreinte d’un chagrin plus profond que celle du caballero desamorado. Vous me navrez de vous voir ainsi.
– Amour ! amour ! – Me muero por la Mozuela !
– Prenez garde, mon cher jeune homme, prenez garde ! écoutez-moi : les conseils d’un misérable sont quelquefois bons à suivre. Sur une chose aussi fragile, aussi mobile, aussi perfide que la femme, ne mettez pas trop d’amour, vous vous perdriez ! Ne laissez point prendre en votre cœur la haute place à cette passion, vous vous perdriez ! ne la construisez point des ruines des autres, vous vous perdriez ! ne faites pour elle abnégation de rien de ce qui peut vous charmer et vous attacher à la vie, au premier choc vous tomberiez à plat. Les femmes ne valent pas de sacrifice. – Aimez comme vous chantez, comme vous montez à cheval, comme vous jouez, comme vous lisez, mais pas plus. Ne comptez sur elles pour rien de stable, de noble et de pur, vous seriez trop amèrement déçu. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela : ce n’est pas pour arracher vos illusions de jeunesse et vous faire vieux et blasé, c’est pour vous sauver bien des traverses, bien des abîmes. En ce cas, les conseils d’un misérable sont souvent dignes d’être entendus et suivis, surtout quand ce misérable a été fait misérable par celles en qui vous déposez votre seule foi et votre vie ; on se fait son destin. – Comme vous, j’ai cru, je me suis donné, je me suis perdu ! j’ai été jeune et brillant comme vous : prenez garde ! ce sont elles qui m’ont fait exilé, bateleur et valet.
– Oh ! ne craignez pas cela pour moi, mon brave : quand l’amour, seul câble qui amarre encore ma barque au rivage, sera rompu, tout sera dit ; je me tuerai !…
– Ami, arrêtez ! arrêtez ! nous allons passer la maison : C’est ici, là, à cette porte, s’écria alors Passereau, glissant un écu dans la main de l’incombustible et se jetant hors du cabriolet.
– Viva Dios ! Señor estudiante, es V. m. d. muy dadivoso, muy liberal ! Dios os guarde muchos años.
Caballero, vous vous souviendrez bien de Martinez le Calesero et du numéro de son carrosse ?
– Si, si !
Le seigneur étudiant entra dans la maison désignée, et Martinez, tout jovial, s’en retournait chantant moitié castillan, moitié gitano, ce bizarre couplet :
Cuando mi caballo entró en Cadiz
Entró con capa y sombrero,
Salieron a recibirlo
Los perros del matadero.
Ay jaleo ! muchachas,
Quien mi compra un jilo negro.
Mi caballo esta cansado…
Yo me voy corriendo.
Avec la gravité d’un sénateur ou d’un huissier agréé près le tribunal, Passereau, tête baissée, monta l’escalier.
– Ah ! c’est vous, beau carabin !
– Bonjour, ma petite Mariette.
– Bonjour.
– Ta maîtresse est sortie ?
– Ma maîtresse, n’est-elle pas un peu la vôtre ? Dites notre maîtresse : elle part à l’instant, vous avez du malheur.
– Où va-t-elle donc à cette heure ?
– Au manège, prendre sa leçon.
– La belle est écuyère ? j’ignorais.
– Elle monte à ravir, dit-on.
– Tu ris, mauvaise ! tu feras donc toujours la soubrette de comédie ?
– Du reste, mon bel ami, elle ne tardera pas, sans doute, à rentrer ; sa leçon d’hier a été longue, celle d’aujourd’hui, je présume, sera courte. – Entrez l’attendre dans le boudoir.
– D’accord ; mais viens m’y faire compagnie, seul je m’ennuierais fort dans un boudoir, et puis, c’est anti-canonique. – Mais viens donc, coquette ! qu’as-tu peur ?
– Vous êtes un carabin.
– Les carabins sont connus pour leur philogynie ; je n’ai jamais mangé de femme vivante.
– Pouah !
– Assieds-toi plus près, je t’en prie ; à la bonne heure ! causons : tu sais qu’il y a long-temps que je raffole de toi.
– Honneur sans profit : madame a l’usufruit de cet amour.
– Vois-tu, Mariette, après l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie et Philogène ta maîtresse, c’est toi, la septième partie du monde, que je préfère.
– Honneur sans profit : la septième partie du monde aurait grand besoin aussi d’un Christophe Colomb.
– Éhontée ! – Mais, laisse donc que je baise ta belle épaule, ton épaule d’ivoire ! et ton sein, vrai Parnasse à double cime, mais Parnasse romantique.
– Monsieur, c’est en vain qu’au Parnasse un téméraire…
– Comment, mademoiselle, nous savons notre anti-phlogistique Boileau !… Mais, laisse donc, que crains-tu ? puérilité ! Ma bonne amie, tu n’ignores pas combien j’aime ta maîtresse ? sache donc que lorsque j’aime une femme, qu’elle a reçu mon amour, que j’ai reçu sa foi, et qu’ainsi que Philogène elle m’est fidèle…
– Ou qu’elle prend sa leçon au manège…
– Je lui garde la stricte fidélité qu’elle me garde.
– Ah ! ah ! ceci n’est pas rassurant. Ô mon honneur ! ô ma vertu ! au secours ! laissez-moi ! – Monsieur Passereau, je descends un instant ; si quelqu’un venait à sonner, veuillez ouvrir et faire attendre.
– J’ouvrirai ; serait-ce le tonnerre en personne.
Sitôt seul, la physionomie de l’écolier changea subitement d’expression ; elle redevint grave et sombre suivant sa coutume, mais plus grave et plus sombre encore ; sans doute, les malignités que Mariette, tout en folâtrant, avait lancées sur sa maîtresse, l’avaient blessé au vif, et, malgré lui, éveillé le soupçon en son esprit confiant. – Jamais tombe n’avait contenu un corps plus morne que ce boudoir. – Soudain, s’arrachant à cette immobile concentration, à cette vie interne, paraissant chasser de la main quelque chose invisible qui l’obsédait, il se leva, le fantôme ! et sa figure s’illumina subitement, comme une lanterne sourde qu’on ouvre tout à coup dans la nuit. Alors, il se précipita dans le salon, courut à une miniature de femme, appendue au miroir, et la couvrit de baisers. Après avoir long-temps arpenté le parquet à grands pas, enfin il s’arrêta au piano, se prit à préluder avec frénésie et à chanter, à demi-voix, l’Estudiantina :
Estudiante soy señora,
Estudiante y no me pesa,
Por que de la Estudiantina
Sale toda la nobleza.
Ay si, ay no M
Morena te quiero yo,
Ay no, ay si
Morena muero por ti !
¿ Rosita del mes de mayo
Quien te ha quitado el color ?
Un estudiante pulido,
Con un besito de amor
Ay si, ay no Morena te quiero yo,
Ay no, ay si Morena muero por ti !
Con los estudiantes, madre !
No quiero ir a paseo,
Porque al medio del camino
Suelen tender el manteo.
Ay si, ay no Morena te quiero yo,
Ay no, ay si Moreno muero por ti !
Bahoum ! bahoum ! bahoum !…
– Carajo ! quel butor enfonce ainsi la porte ?
Brave homme, quel charivari faites-vous donc ? ne voyez-vous pas la sonnette ?
– Monsieur, j’ai sonné dix minutes.
– Fable ! mon ami, je n’ai rien entendu.
– Pour moi, j’ai fort bien ouï que vous chantiez du latin. – Est-ce vous, monsieur, qui êtes mademoiselle Philogène ? c’est que c’est une lettre de la part du colonel Vogtland.
– Du colonel Vogtland ? donne-moi cela !
– On m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à elle-même.
– Ivrogne !
– Ivrogne ? c’est possible. – Mais, je suis Français, département du Calvados ; je suis pas décoré, mais j’ai de l’honneur. Zuth et bran pour les Prussiens ! et voilà !
– Va-t-en, mauvais drôle.
– Ah ! faut pas faire ici sa marchande de mode ! pas d’esbroufe, ou je repasse du tabac !
– Va-t-en !
– Ce que j’en dis, c’est par hypothèque ; seulement, tâchez d’avoir un peu plus de circoncision dans vos paroles, et n’oubliez pas le pourboire du célibataire.
– Un pourboire ?… malheureux ! pour aller te mettre encore l’estomac en couleur, ou te parcheminer les intestins ? – Va-t-en, tu es soûl.
Doute. – Angoisse. – Passion. – Indiscrétion. – Plus de doute ! – Ce pauvre Passereau avait pris pour une fille angélique une fille entretenue. – Il était l’ami du cœur et Vogtland le payeur général. – Torture. – La limpidité n’est que de la bourbe. – Abomination.
Voilà Passereau seul, la mort dans l’âme et la lettre fatale à la main : que va-t-il faire ? Le doute et le soupçon l’assaillent ; tout est perdu ! – La conviction est comme un vieil édifice, elle s’écroule dès qu’on y met la hache. – Le colonel Vogtland, quel est-il ? quelle liaison a-t-il avec Philogène ? pourquoi ce message ?… – Après une longue indécision, une longue lutte, pour sortir de son angoisse, il va briser le cachet de cette lettre qui contient la condamnation sans appel ou l’acquittement solennel de sa maîtresse, ignominieusement suspectée, flétrie sous le poids d’une infâme accusation au secret tribunal de son cœur.
– Moi, briser ce cachet ?… Mais non je suis fou ! s’écrie-t-il ; une fois ouverte, qu’en ferais-je si Philogène en sortait glorieuse ? Je m’avilirais trop à ses yeux, moi jaloux, indiscret, traître ! Car c’est une trahison que de venir rompre un sceau pour entrer botté, éperonné, dans une pudibonde confidence. – Oui, mais si j’étais trompé ! qui me le dira ?… qui me dira que je ne suis pas la grossière dupe d’une dévergondée ? Faudra-t-il que j’attende qu’on me le crie dans la rue ? que j’entende rire sur les portes quand je passerai avec elle à mon bras ? que j’entende murmurer autour de moi : – C’est aujourd’hui son étudiant. – Je le préfère à son avant-dernier. – Il faut être sans pudeur, un jeune homme bien né, sortir en plein jour avec une pareille catin, fi donc. – Ah ! ce serait atroce ! Il faut que je sache ce qu’il en est ; il faut que je sache enfin en qui croire !…
– Voyons : – Mais non ! n’est-ce pas démence que de vouloir approfondir ? – Qui creuse les choses, creuse sa tombe.
Car si cette lettre allait me défendre d’avoir de l’amour, de l’estime pour cette femme ; si elle allait m’enjoindre, d’une voix haute, de la fouler aux pieds, de la haïr ! ah ! quel réveil affreux ! j’en mourrais !… Car j’ai besoin de ma Philogène, car j’ai besoin de son amour pour ma vie ! c’est toute l’huile de ma lampe ; la renverser, c’est l’éteindre ! c’est me tuer !…
Passereau, Passereau ! que tu es ingrat et cruel pour cette femme ! – Pourquoi l’accuser, pourquoi la souiller, pourquoi ?… Sais-tu ce que contient ce billet ? – Non ! – De quel droit, alors ?… – La passion m’égare…
Oh ! non, bien sûr, cette amie douce, bonne, naïve, cette candide enfant, qui m’accable sans cesse d’amour et de serments, que je comble de soins, de joie, de bonheur, à qui j’ai voué ma jeunesse, ma vie, à qui j’ai juré éternelle foi ; oh ! non, bien sûr ; elle ne saurait, elle n’oserait tromper ! Non, non, Philogène, tu es pure et fidèle !
Alors Passereau, s’approchant d’une croisée, fit bâiller la lettre sous ses doigts, et promena dans l’intérieur son œil enflammé, son regard avide. – À chaque mot qu’il déchiffrait, il frappait du pied et poussait de profonds gémissements.
– Grand Dieu ! les pressentiments sont donc ta voix, car ta voix seule ne ment jamais !…
Horreur ! horreur !… Ah ! Philogène, c’est bien atroce !… Moi qui, ce matin encore, aurais répondu de toi sur ma tête et ma vie ; moi, qui aurais démenti Dieu ! si Dieu t’avait accusée. Ah ! c’est abominable ! ah ! c’est infâme ! Mais, prenez garde ! on ne sait pas ce qui reste en mon cœur, quand l’amour n’y est plus. Prenez garde !
C’est bon vous, monsieur le colonel ; c’est bon, monsieur Vogtland, j’y serai aussi, au rendez-vous ! nous y serons tous trois !…
Épuisé, il se laissa choir de sa hauteur sur le canapé, et, la tête cachée dans ses mains, il pleurait à chaudes larmes.
Voici mot à mot ce que contenait ce billet funeste :
« Ma chère Philogène,
« Une mutinerie des sous-officiers de mon régiment me rappelle à l’heure même à Versailles ; ne compte pas sur moi pour cette nuit. Il ne me sera pas possible de revenir avant deux ou trois jours : ainsi, dimanche, trouve-toi vers les cinq heures aux Tuileries, sous les marronniers, au sanglier de marbre : sitôt descendu de voiture, je courrai t’y rejoindre, et nous irons dîner ensemble. Trois jours sans te voir, c’est bien long et bien cruel ! mais le devoir est là. Aime-moi comme je t’aime.
« Adieu, je te couvre partout de baisers,
« VOGTLAND. »
Est-il possible de trouver rien de moins ambigu et de plus accablant ? Après un doute angoisseux, Passereau retrouva une conviction. Il était convaincu !…
Mais ce n’était pas assez que toutes ces souffrances, mais ce n’était pas assez que de savoir et parjure, et basse, et vile celle qu’il avait entourée de soins délicats, et chargée du plus pur amour. Il était destiné, en ce jour, à tomber de chute en chute plus terrible, à tout perdre, à tout jamais, sans retour. Celle qu’il avait crue chaste, innocente, pudique ; celle qu’il n’avait abordée qu’en tremblant, celle dont il se faisait un crime de l’avoir arrachée à sa virginité, d’avoir troublé la limpidité de sa belle âme, devait enfin paraître à ses yeux dans toute sa hideur : libertine, sale, lascive, immonde !
Voulant lui laisser un mot, et fouillant un tiroir pour trouver un encrier, il découvrit : ciel, j’ai honte à le dire ! maroquiné, doré, enluminé, un Arétin !…
Je vous laisse à penser qu’elle fut sa consternation. Il était anéanti. Ses lèvres, retroussées, enflées et pendantes, exprimaient le plus profond dégoût, et sa poitrine, oppressée, jetait des hoquets de vomissement.
Mariette en cet instant rentra, Passereau rengaina sa douleur.
– Madame n’est pas encore rentrée ?
– Non, ma chère.
– L’équitation lui plaît…
– Elle en raffole.
– Hélas ! votre rire fait peine, vous êtes bien chagrin, bien agité ; mon cher maître, croyez-moi, si vous souffrez, ne souffrez point pour elle ; pauvre jeune homme, si vous saviez ?…
Mais quelqu’un est-il venu en mon absence ?
– Non : ah ! seulement, on a apporté cette lettre de la part du colonel Vogtland.
– Du colonel Vogtland !… Je ne m’étonne plus du trouble où je vous vois. Pauvre jeune homme, que vous vous êtes trompé grossièrement !
– Adieu, adieu, Mariette !
– Je vous en prie, prenez courage, vous me fendez le cœur ! Lui dirai-je que vous êtes venu ?
– Oui, mais pas plus !
Honteux, il se glissa furtivement hors de la maison, comme un paillard qui s’échappe d’un mauvais lieu.
Sur le boulevart, à la station des cabriolets, il retrouva Martinez, se jeta à son cou et l’embrassa au grand étonnement des promeneurs.
– Ô mon ami, tu disais vrai : – Perfide comme l’onde ! – Partons, partons ! fouette, fouette, ventre à terre ! j’ai besoin de m’étourdir.
Notre écolier a décidément le spleen. – Splénalgie. – Il se fait un climat artificiel, un soleil et du ponche. – Son imagination n’attachant aucune crainte aux approches ni aux suites de la mort ne lui donne pas une sensibilité factice. – Ratiocination. – Arétologie. – Il s’endort.
Rentré chez lui, Passereau retomba dans une torpeur froide et muette. Habituellement, sa belle figure portait l’empreinte d’une mélancolie profonde, mais bienveillante ; ici, ce n’est plus cela : son œil, devenu hagard, est englouti sous des sourcils froncés, sa bouche, qui rit d’un rire d’agonie, est close par ses mâchoires qui claquent et s’enchevêtrent ; ses nerfs se crispent ; il va, il vient ; ses doigts crochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent ; il se voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauve blessée ; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule à l’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir la proie qu’il étouffe ; toute sa mimique est infernale et farouche.
Soudain, il ouvre les croisées, s’y précipite et s’y penche, ferme brutalement les persiennes, referme les fenêtres et les volets à l’intérieur : le voilà dans les ténèbres profondes, il éclate de joie. Alors, il allume des lampes, des lustres, des girandoles, des flambeaux, des bougies, malgré la chaleur fait un énorme feu dans la cheminée, et sonne. Un des domestiques de l’hôtel accourt.
– Laurent, vous allez faire monter un bol, du sucre, des citrons, du thé et cinq ou six bouteilles de rhum ou d’eau-de-vie ; et partez de suite chez mon ami Albert le prier de se rendre aussitôt ici, chez moi ; dites-lui simplement que je suis dans mon jour à néant.
Ce domestique ne parut point étonné de tout cet apprêt, cette illumination, cette hâte ; il fit tout ce qui lui était ordonné, comme une chose d’un service journalier, ordinaire.
Effectivement, tout ceci n’avait rien de neuf : c’était une des mille bizarreries de Passereau, et celle qui se répétait le plus souvent. D’une organisation nerveuse, impressionnable, irritable, dès que l’atmosphère n’était pas élevée, le ciel serein, le soleil éclatant et chaleureux, il souffrait profondément. C’était un climat chaud, un air pur, un sol brûlant qui lui convenaient : c’était Marseille, Nice, Antibes, un soleil espagnol, une vie italienne !… Aussi, se chagrinait-il d’être contraint à habiter la ville capitalement brumeuse, aqueuse, boueuse, froide, sale, infecte, morfondue, et n’aspirait-il qu’à recevoir ses grades pour l’abandonner à tout jamais ; son rêve était de s’expatrier, et d’aller s’établir à la Colombie, à Panama.
Or donc, les jours pluvieux, lourds et bas, les temps de bise, de brouillard, de bruine, il tombait dans le marasme, il soupirait vaguement, il s’ennuyait, il pleurait, dans une apathie désespérante ; tout son refrain était : la vie est bien amère et la tombe est sereine ; à bas la vie !…
C’est alors qu’il appelait le néant à cor et à cri. – Il n’y a que trois choses à faire, disait-il, en ce moment, trois choses qui, toutes trois, anéantissent : s’enivrer à mort, dormir sans rêve ou se tuer : enivrons-nous et dormons. Pour se tuer, il faudrait faire plus d’efforts que je ne suis disposé à en faire à cette heure ; nous verrons plus tard. – Je ne veux plus de ce jour stupide ; fermons volets et fenêtres, du feu ! des lumières ! du maryland et du ponche !… – Laurent, vous m’entretiendrez de vivres, et viendrez me voir de temps en temps. Sitôt que le soleil reparaîtra, et que la vie sera belle, vous viendrez ouvrir mes croisées et m’avertir.
Quelquefois, le mauvais temps ayant été continu, il était resté près d’un mois ainsi cloîtré, entouré perpétuellement de lampes, de flambeaux, inondé d’un jour splendide artificiel ; lisant, écrivant parfois, mais, le plus souvent, dans l’ivresse et le sommeil. Sa porte était condamnée, sauf à Albert, qui, assez volontiers, venait se coffrer avec lui ; non pas mu par le même délire, la même souffrance, la même désolation, mais pour l’originalité du fait, pour prendre un peu la vie à rebrousse-poil et parodier celle bourgeoise rectiligne ; et par-dessus tout, alléché par le ponche et le cigarret, pour lesquels Albert avait une foi religieuse, une conviction profonde, une considération très distinguée.
Les jours à néant de Passereau n’étaient pas toujours l’effet de brume, de pluie et de temps noir ; souvent, comme en ce cas, ils provenaient d’ennui, de contrariété et de chagrin.
Tout à coup, des pas précipités, des roulades, des éclats de rire dans l’escalier annoncèrent la venue d’Albert.
– Bonjour, mon vieux Passereau, nous sommes donc dans un jour à néant ? Ce matin, je l’avais pressenti à ta sombre mine : en somme, cela me va assez bien ; car, à te dire franchement, quoiqu’il soit dans mon usage de prendre tout assez légèrement, j’ai encore sur l’estomac l’aventure de ce matin ; je ne suis pas fâché de la submerger un peu.
– Ah ! mon pauvre Albert, si tu as l’aventure de ce matin qui te pèse, moi, j’ai celle de cette après-midi qui me tue !…
– Que veux-tu dire ?
– Tu m’avais donné un mois, tu sais ? Merci ! je te rends trente jours.
– Oh ! la délicieuse charge !… Que penses-tu enfin de la vertu des femmes ? que dis-tu de ta sainte Philogène ? Oh ! délicieux ! délicieux ! conte-moi cette bouffonnerie.
– Hélas ! ne parlons plus de cela, tu me fais mal ! Verse-moi du ponche, et toujours !
– Sais-tu, Passereau, que tu n’es pas galant ? Tu aurais bien pu m’attendre, au lieu de boire seul ; voilà près d’un bol que tu as humé solitairement comme un anachorète.
– La vie est bien amère et la tombe sereine. À boire, à boire ! verse donc, je t’en prie, j’ai encore ma raison, je pense encore, je souffre… Verse donc, Albert !
– Tu m’affligerais, d’honneur, mon ami, si j’étais affligeable, de te voir prendre les choses si à cœur ; après tout, qu’est-ce donc ? Une méchante mésaventure, vulgaire, rebattue ! Tu veux absolument aimer ; renonces-y, je t’en prie ; partout tu ne trouveras que des êtres méprisables ; partout, sous un émail de candeur, un argile vil et grossier ; jeune, des maîtresses décevantes, infidèles, sordides ; vieux, des épouses adultères et marâtres. Ne va jamais rôder autour des femmes pour tisser du sentiment, mais seulement par raison joyeuse ou sanitaire ; encore, seulement, quand la nature t’y poussera par les épaules.
– Albert, à l’aridité de ton âme, qui ne reconnaîtrait un médecin ! Prends ton scalpel, parle muscle et phlébotomie, ou tais-toi, tu me fais pitié !
– En outre, vois-tu ? à raisonner rationnellement, c’est absurde que d’exiger d’une femme de la fidélité, de la constance ; c’est absurde que d’appeler vertu tout ce qui est antipathique et impossible à sa constitution. Il est dans la nature de la femme d’être légère, volage, étourdie, changeante, elle doit l’être, il le faut, et c’est bien. Il ne faut pas qu’elle s’appesantisse, qu’elle analyse, qu’elle pense, qu’elle alambique ; il faut qu’elle soit toujours et toujours étourdie, entraînée d’une chose à l’autre, pour passer légèrement sur les souffrances départies à sa misérable condition et pour qu’elle n’entrevoie pas l’abjection où l’a refoulée la société.
– La vie est bien amère et la tombe sereine ! Verse à boire, Albert, verse, enfin je chancelle ; verse, je sens la réalité qui s’en va.
– Tu seras toujours un bien malheureux sire, si tu ne veux jamais t’arrêter aux superficies ; si tu veux toujours creuser et fouiller. Les excavations de la pensée et de la raison sont funestes, elles sont toujours suivies d’éboulement. On ne peut vivre et penser, il faut renoncer à l’un ou à l’autre. Qui pourrait supporter l’existence, si, comme toi, il réfléchissait éternellement ? car il en faut si peu pour pousser à la mort, regarder le ciel, une étoile, se demander ce que c’est : alors notre misère, notre bassesse, notre intelligence, plate et bornée, paraissent dans toute leur splendeur. On se prend en pitié, en dégoût ; las et honteux de soi, dont on était stupidement orgueilleux, on appelle à son secours le néant, plus incompréhensible encore…
Il faut s’arranger de manière à ce que tout passe sur soi comme sur une cuirasse. Il faut prendre tout gaiement, il faut rire.
– De pitié !
– Il faut rire de tout, voler de fleur en fleur, de plaisir en plaisir, de joie en joie…
– Qu’est-ce d’abord qu’une joie et qu’un plaisir ? je ne sais pas.
– Il faut satisfaire sa fantaisie.
– Je la satisferai !
– Jouer, dépenser, paillarder, mentir, être insouciant, paresseux, charlatan.
– Du ponche, du ponche, Albert ! verse donc ! – Assez, assez de morales ! – Crois-moi, la mort habite dans mon sein ; je ne suis pas fait pour la vie.
– Mais, n’est-ce pas pitié que de voir un jeune homme au plus brillant de sa carrière, doué d’une intelligence supérieure, dont la pensée peut embrasser le monde et ses sciences, s’abâtardir, s’accroupir, s’abrutir, s’anéantir, à propos d’une coquinerie de fille, n’est-ce pas une pitié ? Réveille-toi donc, Passereau !
– La mort habite dans mon sein, je ne suis pas fait pour la vie, t’ai-je dit.
– Manque-t-il de filles pour te venger ? manque-t-il de places sur la terre, si tu es mal en celle-ci ? Va-t-en, voyage, vois tout, entends tout, effleure tout, goûte de tout, et si dans ta course tu n’as rien trouvé qui t’allèche, pas de ciel qui t’agrée, pas d’être qui te charme et t’attache, si tu n’as pas trouvé une plage belle où déployer ta tente, reviens ; alors, seulement, il sera temps de t’anéantir, tu feras bien, j’applaudirai !
– La vie est bien amère et la tombe sereine ! Verse, Albert ! du ponche ! du ponche ! que je dorme ! encore un verre de néant. Ai-je toujours ma tenace raison, dis-le-moi ?
– Pas aux yeux des hommes.
– Enfin !…
Alors Passereau se traîna tant bien que mal jusqu’à son lit et s’y abattit lourdement ; Albert paracheva un bol entamé et se retira en faisant des enjambées diagonales, et se colportant raide et perpendiculaire comme la tour de Pise ou la flèche de Saint-Séverin.
Réveil. – Le bon roi Dagobert mettait sa culotte à l’envers. – C’est une chose infâme qu’un parapluie ! – De torrente in viâ bibet. – Su majestad christianisima el verdugo. – Absurdités ! – Autres absurdités. – Encore des absurdités. – Toujours des absurdités !
Le lendemain matin, de très bonne heure, quelques bougies brûlaient encore d’une façon sinistre ; blême et décomposé, Passereau pestait et jurait sur son lit, pendu au cordon de la sonnette.
– Tubœuf ! ce malencontreux ne montera pas ! – S’il lui faut des aubades, on lui en donnera ! – Mais, tubœuf, est-il défunt ? suis-je le clocheteur des trépassés ? – Tribunal de Dieu ! le maroufle fait l’amour dans les bras de quelque dinde !
En criant ainsi, comme un fanatique, zingh ! zingh ! zingh ! il tirait à tour de bras la sonnette, tant et si bien que le fil d’archal en péta, et que le cordon lui resta à la main comme un tronçon d’épée à la main d’un champion.
– Mon Dieu, monsieur Passereau, quelle impatience ce matin !
– Laurent, tu me fais damner, tribunal de Dieu ! depuis trois heures que je sonne, que faisais-tu ? attendais-tu la résurrection de la potence ? – Vite, prépare mes vêtements, il faut que je sorte.
– Je ne vous aurais pas cru si matinal, après la cérémonie d’hier soir. Il fait un très mauvais temps, il pleut à seaux, vous ne pouvez sortir.
– Mes vêtements, te dis-je, il faut que je m’en aille ! ferait-il un temps à ne pas mettre la mythologie à la porte.
Laurent fut obligé d’habiller Passereau, il était tellement absorbé, préoccupé, qu’il ne voyait ce qu’il faisait.
– Je vous demande pardon, monsieur, mais, comme votre tête, votre pantalon me semble à l’envers.
– C’est une distraction royale et mérovingienne !
– Hélas ! mon cher maître, vous me fâchez, vous avez l’air plus triste et plus inquiet que jamais. Vous êtes dans vos humeurs noires.
– Très foncées.
– Rentrerez-vous déjeûner, monsieur ?
– Je ne sais trop.
– Je vous atteste qu’il fait une giboulée à donner une pleurésie à l’univers.
– Qu’il en crève !
– Attendez un peu, ou prenez au moins une voiture ou un parapluie.
– Un parapluie !… Laurent, tu m’insultes. Un parapluie ! sublimé-doux de la civilisation, blason parlant, incarnation, quintessence et symbole de notre époque ! Un parapluie !… misérable transsubstantiation de la cape et de l’épée ! – Un parapluie !… Laurent, tu m’insultes ! Adieu !
Battu par un grain de vent et par une pluie tombant sans interruption, vrai stoch-fisch détrempé aux frais du ciel, voilà notre carabin, heurtant à l’huis clos d’une maison bordant la ruelle étriquée et déserte de Saint-Jean ou Saint-Nicolas, en contrebas des boulevarts Saint-Martin. Le pauvre diable ruisselait l’eau comme un pot qu’on renverse. Il avait traversé la ville, lui, si hydrophobe, tête basse, sans faire nulle attention aux douches qui l’arrosaient. Les passants riaient aux éclats de le voir ainsi patrouiller, avec la componction et l’impassibilité d’un derviche, il n’entendait rien ; il traversait à pied ferme les torrents et les gaves qui se trouvaient en son itinéraire, quitte à en avoir jusqu’à la bifurcation du torse, et quelquefois, il déclamait avec transport ces vers si connus d’Hernani :
Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs !
Après qu’il eut eu une assez longue entrevue avec la porte, on ouvrit enfin.
– Que demande monsieur ?
– El señor Verdugo.
– Plaît-il ?
– Ah ! pardon ; M. Sanson est-il visible ?
– Oui, il est à déjeûner, entrez.
– Monsieur, agréez mes salutations.
– Je suis votre serviteur. Quelle affaire urgente vous amène près de moi par un ouragan pareil ?
– Urgente, vous l’avez dit !
– Voyons ?
– Je vous demande bien pardon de la hardiesse que je prends de venir moi-même vous troubler en votre retraite, et vous demander un service dans la dépendance de vos fonctions.
– Dans la dépendance de mes fonctions, monsieur ? je n’en rends que de cruels.
– Cruels aux lâches, doux aux forts !
– Au fait.
– Je venais vous prier, mais c’est bien exigeant de ma part, moi, à vous tout à fait inconnu ; du reste, je suis prêt à payer le coût et les épices qui vous seront dus.
– Expliquez-vous enfin ?
– Je venais vous prier humblement, je serais très sensible à cette condescendance, de vouloir bien me faire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.
– Qu’est cela ?
– Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez !
– C’est pousser loin la plaisanterie ; êtes-vous venu, jeune homme, m’insulter jusque chez moi ?
– Loin, bien loin cette pensée : je vous en prie, écoutez-moi, la démarche que je fais auprès de vous est grave et sérieuse.
– Si je ne craignais d’être impoli, je vous dirais tout cru que vous me semblez en démence.
– Je le semblerais à beaucoup d’autres, monsieur. Je jure par toutes vos œsophagotomies que j’ai mes saines et entières facultés ; seulement, le service que je vous prie de me rendre n’est point dans nos mœurs, c’est-à-dire dans les mœurs de la foule, et quiconque ne fait pas strictement ce que fait la foule est un fou.
– Vous êtes honnête, je le vois. Je veux bien croire que vous n’avez eu nulle intention de m’insulter, ni de me faire ressouvenir de ma fatale mission que j’oubliais. – Je veux bien croire que vous n’êtes point en démence.
– Vous me rendez justice.
– N’êtes-vous pas artiste ? À votre costume…
– Je le suis si vous l’êtes, car nous sommes un peu confrères : mes études ne sont pas sans de nombreux rapports avec les vôtres ; comme vous, je suis chirurgien, mais vous êtes mon maître en amputation ; mes opérations sont moins solennelles et moins sûres que les vôtres, et c’est ce qui m’amène auprès de vous.
– Vous me faites honneur.
– Non, car de vous à moi, il y a la distance et le rapport d’une filature à une quenouille : j’opère naïvement de mes mains, et vous, monsieur, grand industriel, vous amputez à la mécanique.
– Vous me faites honneur. Mais, enfin, en quoi puis-je être votre serviteur ?
– Je désirerais, comme j’ai déjà pris la licence de vous le dire, que vous me guillotinassiez.
– Allons, parlons sérieusement, ne revenez plus là-dessus, c’est une mauvaise pasquinade !
– Veuillez croire que c’est le motif unique et sérieux de ma visite.
– Plaisant original !
– Sans plus d’exorde, voilà le cas. Depuis long-temps je voulais trancher mon existence qui me lasse et m’importune, mon leurre était encore acharné de quelque espoir, je remettais de jour en jour ; enfin, misérable portefaix des misères humaines, je romps sous le fardeau, et viens le déposer.
– Vous, sitôt las de la vie ! et pourquoi, mon ami ?
– La vie est facultative, on peut la tolérer à certaines conditions, à la condition du bonheur, et l’on peut, certes, à bon droit, la trancher quand elle ne nous apporte que souffrances ; on m’a imposé l’existence sans mon gré, comme on m’a imposé le baptême ; j’ai abjuré le baptême ; aujourd’hui, je revendique le néant.
– Seriez-vous isolé, sans parents ?
– J’en ai trop.
– Êtes-vous sans fortune ?
– Le veau d’or n’est pas mon Dieu.
– N’avez-vous pas quelque amour pour la science ?
– La science n’a que de faux-semblants, la science est vaine.
– Vous n’avez donc ni passion, ni amie ?
– À tout jamais, j’ai perdu l’un et l’autre.
– Ce n’est pas à vingt ans qu’on perd l’amour, et la perte d’une amie, quelque grande qu’elle soit, n’est pas irréparable.
– Je suis blasé.
– Votre œil luit et votre cœur bat, vous ne l’êtes pas.
– J’ai vu tout au clair.
– L’amour même ?
– L’amour ! – Mais qu’est-ce donc que l’amour ? – On l’a poétisé à l’usage des niais. – Un grossier besoin périodique, une loi criarde de la nature, de la nature éternelle qui reproduit et multiplie, un penchant brutal, un charnel croisement de sexe, un spasme ! rien de plus ! Passion, tendresse, honneur, sentiment, tout se résume en cela.
– Quel odieux langage !
– Hier, je ne parlais pas ainsi ; hier, j’étais encore abusé, mais bien des voiles sont tombés de mon front depuis hier ; personne n’a été plus que moi plein d’illusions et de croyances, personne n’a été plus sentimental que moi. – Plus le rêve a été grand et beau, plus le plat réveil est douloureux. – Hier j’étais sensible, aujourd’hui je suis féroce. – J’aimais de toutes les puissances de mon être une femme. Je croyais qu’elle avait pour moi de l’amour, elle me jouait ! Je la croyais candide, elle était vile et basse ! Je la croyais naïve, céleste, pure, elle était prostituée ! ô rage ! Et l’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en ce monde !
– Je conçois votre chagrin, mais tout cela n’a rien de grave. C’est une des mille aventures de jeune homme qui vous arriveront ; ne prenez pas l’habitude de vous tuer à chaque. Je ne vois rien là-dedans qui puisse vous entraîner au suicide. Je sais qu’une déception est souvent bien douloureuse ; mais un jeune homme, fort et penseur comme vous, doit surmonter de plus grandes adversités. Ceci n’est qu’un enfantillage, et si l’on doit revivre après cette vie de ce monde éteinte, assurément, vous seriez très honteux, quand vous auriez retrouvé l’existence et le sang-froid, de vous être sacrifié pour si bas et pour si peu.
– Comme je vous le disais tout à l’heure, ce n’est pas seulement depuis cette catastrophe que j’ai résolu de quitter la vie ; l’amour seulement retardait l’accomplissement de mon dessein. Je ne dis pas même que si j’eusse mieux rencontré, que si j’eusse trouvé une femme digne et fidèle, que mon projet ne se serait pas à la longue évanoui. Mais, aujourd’hui, tout est changé, j’ai juré d’en finir ; un serment est irrévocable.
– Vous voyez bien que j’avais raison de vous croire en démence.
– En démence !… Dites-moi donc alors, vous qui avez la raison en partage, ce que nous faisons sur cette terre ? à quoi bon ? pourquoi y sommes-nous ? et que sommes-nous, nous-mêmes, misérables orgueilleux ? sinon les passibles moyens de la reproduction et de la destruction.
– Vous êtes en démence !
– Mais tout ceci n’est que digression, revenons au sujet de ma visite : – Je vous supplie donc de nouveau d’obtempérer à ma demande, je vous tiendrai compte de tous vos frais.
– Quelle demande ? Décidément que désirez-vous ?
– Peu de chose, je voudrais simplement que vous me guillotinassiez.
– Jamais, mon ami, ceci est pure extravagance. Alors même que je le voudrais, je ne le pourrais. – Hélas ! que Dieu me garde de vous faire jamais la moindre écorchure.
– Pourquoi cela, n’avez-vous pas le droit et la liberté de faire ce que bon vous semble ? La société vous a donné un instrument, n’en êtes-vous pas l’absolu ménétrier ? Peut-elle vous défendre de rendre service à un ami ?
– Il est vrai que la société m’a donné héréditairement un échafaud, ou plutôt que mon père m’a légué une guillotine pour tout meuble et immeuble patrimonial ; mais la société m’a dit : – Tu ne joueras de ton instrument que pour ceux que nous t’enverrons.
– C’est elle qui m’envoie.
– Non pas.
– Si, c’est mon dégoût pour elle.
– Vous venez droit à moi, mon cher, ce n’est pas cela ; vous avez pris la grande route au lieu du chemin de traverse ; retournez-vous-en et passez par les gendarmes, les cachots, les geôliers et les juges.
– Décidément, vous ne voulez pas me faire cette amitié ? vous êtes malgracieux pour moi. Mais, tribunal de Dieu ! je ne demande pas absolument que vous me fassiez cela en plein jour, en plein Paris, en pleine Grève : que ce soit une affaire privée, un tripot de ménage ; là, dans un coin de votre jardin, n’importe, où vous voudrez. Vous le voyez, je suis accommodant.
– Non, c’est impossible : tuer un innocent !
– Mais n’est-ce point l’usage ?
– Je ne suis point un assassin.
– Que vous êtes cruel de refuser une chose qui vous coûte si peu !
– Je ne suis point un meurtrier.
– Peut-être vous ai-je offensé, mais c’est bien malgré moi : vous n’êtes point un coupe-jarret, je le sais ; votre humanité, votre philanthropie sont célèbres.
– Si vous désiriez sincèrement la mort, le suicide est facile ; la première arme venue, un pistolet, votre scalpel…
– Non, je n’aime pas cela, on n’est pas assez garanti du succès : le bras peut se déranger et frapper maladroitement ; on se défigure, on se charcute ; enfin, on rate son coup, comme on dit.
– J’en suis fâché.
– Mais votre moyen est si prompt et si sûr ; je vous en prie, en compensation de tant de gens que vous décollez de force, je vous en supplie, décapitez-moi amicalement.
– Je ne puis.
– Mais c’est absurde.
– Ne soyez pas injurieux !
– C’est bien ! vous ne voulez pas de bon gré, vous me tuerez de force ! S’il ne faut que passer par les gendarmes et les juges, j’y passerai !
– Alors, je serai votre serviteur très humble.
– Vous ne voulez pas, c’est bien ! – Pourquoi ? – Parce que je suis innocent : belle raison infirmante ! – Après tout, si ce n’est qu’un crime qu’il faut ! un crime, c’est chose facile et simple. – C’est bien !… – Nous ne manquons pas de Kotzbue en France, ce sont les Carle Sand qui manquent !
Gloire à Carle Sand !…
Monsieur l’exécuteur des hautes œuvres, jusqu’au revoir, dans un mois au plus tard. – Tenez-vous prêt, faites refourbir le coutelas par le taillandier, je n’aimerais pas qu’on me manquât.
– Dieu vous garde de moi, jeune homme !
– Si la France a ses plats écrivains vendus à l’étranger, ses plats détracteurs de sa jeune génération, ses Kotzbue !… elle aura aussi son vengeur, son Carle Sand.
Gloire à Sand ! ! !
Passereau écrit à Philogène. – Pétition à la Chambre. – Il propose l’établissement d’une usine. – Avantage que tirerait le gouvernement de ce nouveau monopole. – Passereau est-il en démence, ou possède-t-il encore sa raison ? – Problème à résoudre.
– Laurent, mettez de suite cette lettre à la petite poste. – Pourra-t-elle être parvenue avant cinq heures ?
– Non, monsieur, il est trop tard.
– Alors, fais-la porter par un homme de peine.
– À mademoiselle, mademoiselle Philogène, rue de Ménilmontant. – Mademoiselle Philogène ! j’avais deviné juste à votre air, vous êtes amoureux, mon cher maître !
– Finot !… très amoureux.
Tiens, tu feras porter en même temps celle-ci à la chambre des Communes, je veux dire des Députés, pour la déposer au secrétariat.
– Pressée aussi ?
– Très pressée.
Dans la première, Passereau invitait Philogène à ne point sortir après son dîner, son intention étant d’aller la visiter sur la sixième heure du soir.
L’autre était une pétition à la Chambre dont voici à peu près la substance.
À MESSIEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS.
« Messieurs,
« Vous voudrez bien ne point trouver impudent qu’un jeune mousse comme moi, à fond de cale, prenne la liberté d’adresser un très humble conseil aux vieux pilotes du vaisseau à trois ponts du gouvernement représentatif.
« Dans un moment où la nation est dans la pénurie et le trésor phtisique au troisième degré, dans un moment où les délicieux contribuables ont vendu jusqu’à leurs bretelles pour solder les taxes, surtaxes, contre-taxes, re-taxes, super-taxes, archi-taxes, impôts et contre-impôts, tailles et retailles, capitations, archi-capitations et avanies ; dans un moment où votre monarchie obérée et votre souverain piriforme branlent dans le manche, il est du devoir de tout bon citoyen de venir à son secours, soit par des dons et des paraguantes volontaires, soit par des conseils judicieux. N’étant point encore majeur, c’est par ce dernier et unique moyen que je puis essayer d’accourir à votre aide.
– Aide-toi, le ciel l’aidera. –
« Je viens donc vous proposer un nouvel impôt qui n’achèvera pas la nation ; un nouvel impôt qui ne pèsera pas plus sur les classes de race pure, hidalgues et archiépiscopales, que sur la canaille. Un nouvel impôt qui n’empêchera pas la populace de manger quelque chose avec son pain, quand elle en a ; un nouvel impôt très moral, un impôt phénomène, ne bénéficiant ni sur les brelans, ni sur les loteries, ni sur le suif, ni sur les filles de joie, ni sur le tabac, ni sur les juges, ni sur les vivants, ni sur les morts ; enfin, un nouvel impôt ne spéculant que sur les moribonds. Il faut, autant que possible, faire tomber les taxes sur les choses de luxe.
« Depuis quelques années, le suicide, inoculé à nos mœurs, est devenu d’un usage général : quelques méchants, sans doute des carlistes ou des républicains, ont attribué son accroissement rapide aux malheurs du temps. Ce sont des imbéciles ! Je disais donc que le suicide est devenu très à la mode, presque aussi à la mode qu’au troisième siècle de l’ère chrétienne. Comme le duel le suicide est indécrottable, au lieu de le laisser aller en pure perte, il serait plus habile, ce me semble, d’en faire une vache à lait, et d’en traire un revenu très butireux.
« Voici donc, en deux mots, ce que je propose. Le gouvernement ferait établir à Paris et dans chaque chef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider. Le corps et la tête tombant dans un panier sans fond et aussitôt emportés par le courant du fleuve, éviteraient des frais de tombereaux et de fossoyeurs. Dans les pays secs, on pourrait adapter l’appareil à un moulin à vent. La machine serait surveillée et manœuvrée par le bourreau de l’endroit qui y habiterait, comme un curé son presbytère, sans augmentations d’émoluments.
« Il se suicide régulièrement, calculs faits et compensés, l’un dans l’autre, dix personnes par jour dans chaque département, ce qui fait 3 650 par an et 3 660 pour les années bissextiles ; somme totale, pour la France, année commune, 302 950 et 303 780 pour les autres. Je suppose qu’on mette à 100 francs le prix ordinaire à payer – car on pourrait avoir pour les aristocrates des cabinets particuliers qui iraient progressant de valeur comme les chapelles d’une église pour les bénédictions nuptiales. – 302 950 à 100 francs par tête, produisent 30 295 000 ; certes, rapport très alléchant et très potelé, qui soulagerait moult le trésor public. Cet établissement satisferait à toutes les exigences sociales, à la salubrité, à la morale, aux besoins de l’État ; 1° à la salubrité, parce que l’air vital ne serait plus vicié par les miasmes putrides, les exhalaisons pestilentielles, s’émanant des cadavres des suicidés, semés et putréfiés sur les chemins. On se parerait ainsi du typhus ; 2° comme agréments, parce que les citoyens ne seraient plus exposés à se heurter la face dans les jambes des pendus aux arbres des promenoirs et jardins publics, ou à être écrasés par la chute de ceux qui plongent par les fenêtres ; 3° pour les suicidants, parce qu’ils auraient la garantie certaine du succès doux et commode de leurs tentatives, et parce que le pays serait préservé de gens hideux, estropiés, défigurés par de maladroits essais ; 4° la morale y gagnerait, d’abord, parce que cela se ferait légalement et dans le secret le plus profond ; et, qu’en outre, le suicide, devenant une affaire bourgeoise et industrielle, tomberait promptement en désuétude ; témoin les comédiens qui sont en décadence depuis qu’ils sont citoyens et non plus des parias en dehors de la société et des lois ; 5° aux besoins de l’État, parce qu’il verserait des sommes énormes dans ses caisses percées.
« La civilisation, messieurs, – comme dit l’éloquent Constitutionnel, votre feuille –, marche à pas de géant ; et c’est la France, messieurs, qui est le tambour-major de cette civilisation à bottes de sept lieues. C’est donc à la France à donner au monde l’exemple de l’initiative en toutes améliorations sociales, en tous progrès, en tous établissements philanthropiques ; et c’est à vous, messieurs, les représentants de cette France glorieuse, vous les lanternes de ce siècle de lumière – comme dit le Constitutionnel, votre feuille –, à accueillir généreusement cet important projet. Ce faisant, vous verserez l’abondance dans le trésor, et la joie dans le cœur des suicidés, qui ne seront plus réduits, comme je le suis moi-même aujourd’hui, à s’étriper ignoblement avec un couteau, à s’écarquiller la cervelle avec une arquebuse, ou, enfin, à s’asphyxier à leur espagnolette.
« J’ai l’honneur d’être, messieurs, avec toutes les considérations qui vous sont dues,
« Votre très humble et très soumis admirateur,
« PASSEREAU,
« Étudiant en médecine, rue Saint-Dominique d’Enfer, 7. »
La Commission des pétitions fera sans doute son rapport sur celle-ci dans une des prochaines séances. Il serait bien regrettable si elle n’était point prise en considération, et si la Chambre passait à l’ordre du jour.
Visite de Passereau à Philogène. – Passereau dissimule et persifle. – Ils vont se promener dans les marais. – Passereau, comme par hasard, rencontre la maison de son père nourricier et fait entrer Philogène dans un jardin inculte. – Est-il une plus douce chose que la solitude ? – Passereau laisse entrevoir ses soupçons, Philogène proteste. – Il dissimule et persifle. – L’heure du crime approche, prions Dieu ! – Sous les tilleuls, remarquez s’il vous plaît que ceci n’est point un roman qui enfonce Jean-Jacques et Richardson.
Juste à l’heure dite, arriva Passereau. En lui ouvrant la porte, Mariette avec un air surpris s’écria : – Quoi ! c’est vous, mon bel écolier ! Hélas ! bien que j’aie grand plaisir à vous voir, je vous croyais homme de cœur, et j’espérais beaucoup que vous ne remettriez plus les pieds ici ; vous l’aimez donc par-dessus tout ? vous ne pouvez donc vous en dépêtrer ?
– J’espère, pour le moins, mon amie, que tu ne lui as rien dit me touchant, qui ait pu lui faire soupçonner chez moi le plus léger changement à son égard ?
– Rien !
– Tu ne lui as pas dit que je me trouvais ici à l’arrivée du billet du colonel ?
– Non, je ne le devais pas.
– Y est-elle ?
– Je devrais vous dire non. Mon Dieu, mon Dieu ! que vous avez peu de noblesse dans l’âme ! ou que vous êtes à plaindre d’être si malheureusement épris de bel amour pour une… Vous êtes joué et vous ne l’ignorez pas !
– Pour m’accuser ainsi, sais-tu le serment que j’ai fait, sais-tu ce que j’ai dans le cœur ?… Réserve tes reproches, Mariette.
– Entrez, elle est dans son boudoir.
Philogène sortait de table, couchée sur son sopha, elle ruminait son dîner, repue et enflée comme une vache qui a trop mangé de triolet.
– Ah ! vous voilà donc, monsieur le volage, vous vous ferez couper les ailes ! Depuis trois gigantesques jours, votre amie ne vous a point vu.
– Vous me faites volage à peu de frais, ma chère ; quand je viens, personne ; madame est à cheval, en ville.
– L’équitation est-ce un mal ? vous avez l’air de m’en faire un reproche.
– Loin de là.
– Allons, venez que je vous baise au front, que la paix soit faite ; venez donc ! Ce pauvre ami, il me semble qu’il y a une éternité !…
– Vous n’étudiez pas seulement l’équitation au manège, n’est-ce pas, vous devez avoir des traités théoriques ?
– Oui, je crois avoir celui…
– À quelle volte en êtes-vous ? à quelle pose ?
– Pourquoi ne me tutoies-tu pas aujourd’hui ? Ce gros vous me fait mal ; il semblerait que vous êtes fâché ?
– Fâché ! et de quoi ?
– Que sais-je !…
– N’es-tu pas toujours la même pour moi ? n’es-tu pas toujours bonne, aimante, sincère ?
– Toujours ! tu me blesserais d’en douter.
– Moi, douter de toi ? tu me blesses à mon tour.
– Que je suis heureuse, je vois que tu m’aimes toujours ! Je t’aime bien aussi, mon Passereau !
– Comment pourrais-je ne pas t’adorer ? belle de corps, belle de cœur ! pourrais-je aimer plus digne que toi ? Oh ! non pas, Dieu le sait !
– Que tu es généreux, mon chéri, ta parole m’exalte.
– Heureux, bienheureux le jeune homme d’honneur à qui le ciel envoie, comme à moi, une femme pure et fidèle !
– Heureuse, bienheureuse la femme pure à qui le ciel envoie un ami noble et doux !
– La vie leur sera facile et légère.
– Tu souris, tout bas, Passereau ?
– Vois-tu pas que c’est d’enivrement ? Tu ris, ma belle ?
– Vois-tu pas que c’est de joie ?
Ne me repousse donc pas comme cela, mon chéri ; qu’aujourd’hui tu es froid et triste près de moi, toi si caressant et si amoureux des caresses !
– Que veux-tu que je te fasse ?
– Je ne te demande rien, Passereau ; mais c’est à peine si je puis t’embrasser. Quand je touche à tes lèvres tu recules, et tes yeux me fixent et me font peur ! Es-tu malade, souffres-tu ?
– Oui, je souffre !…
– Pauvre ami ! veux-tu prendre du thé ?
– Non, j’ai besoin de respirer et de marcher : sortons.
– Il fait nuit, il est bien tard.
– Tant mieux.
– Je ne suis pas disposée.
– Alors, à ton aise.
– Non, non ! ne te fâche pas, je ferai tout ton bon vouloir.
Ils sortirent. – Passereau, muet, traînait sa maîtresse à son bras, comme un époux contrit traîne son épouse après la lune de miel.
– Mais pourquoi veux-tu donc absolument aller par-là, dans ces chemins laids et déserts ? Viens plutôt sur les boulevarts Beaumarchais.
– Ma chère, j’ai besoin de solitude et d’obscurité.
– Quelle route me fais-tu prendre dans ces marais ? le chemin des Amandiers qui mène au cimetière, me conduirais-tu à la tombe ?
– J’aime beaucoup le calme de ces quartiers, où j’ai passé mon bas âge chez la femme d’un maraîcher, ma nourrice. – Tiens, vois-tu, là-bas, à droite, cette espèce de hutte ? c’est le louvre de mon père nourricier. – Il y a déjà plusieurs jours que je n’ai serré la main de ce brave homme. – Que tout cela éveille en moi de sereins souvenirs ! – S’il n’était si tard, j’entrerais les embrasser ; mais ces bonnes gens sans vices et sans ambition se couchent avec le soleil et se lèvent avec lui, contrairement à la corruption qui veut des longues nuits qu’elle abrège, et qui, comme le hibou, se tapit durant le jour. – Tiens, regarde ces beaux jardins, ces potagers si bien garnis, tout ceci est à eux. Voici, là-bas, l’avenue où j’ai marché pour la première fois. – Voici un champ, presque inculte, jadis c’était une riche pépinière ; il appartient à un jeune homme mineur. – Voici un passage dans la haie, entrons nous promener un moment sous ces tilleuls.
– Quelle étrange idée ! Ne crains-tu pas qu’on nous prenne pour des larrons de nuit ?
– N’aie pas peur, mon amie, personne en ce lieu ne veille. D’ailleurs, je suis connu du voisinage et du maître de ce champ où je venais assez souvent, ce printemps, faire des promenades solitaires.
– Comme il fait noir : si je n’étais avec toi, Passereau, j’aurais peur.
– Enfant !
– Comme on pourrait égorger, à son aise, dans ce quartier perdu !
– Est-ce pas ?
– Qui viendrait à notre aide ? vous auriez beau crier.
– Crier, ce serait peine vaine.
– Passereau, prenons cette allée de framboisiers ?
– Non, non, allons sous les tilleuls !
– Passereau, tu me fais trotter comme une mule. Je suis très fatiguée.
– Asseyons-nous. – Est-il un plus grand bonheur que tu saches que le désert à deux, surtout la nuit ? N’entendre rien dans les ténèbres qui vous environnent ; n’avoir que des broussailles et des pierres autour de soi ; et, dans ce silence profond, écouter les palpitations d’un cœur qui répond aux battements du vôtre, d’un cœur qui ne palpite que pour vous ! Au milieu de toute cette morne et indifférente nature presser dans ses bras un être tout de feu, pour lequel on a oublié tous les autres, qui vous enivre des baisers de sa bouche amère et condamnée à tout autre ! qui vous endort sous ses caresses magnétiques !
– Ô mon Passereau, c’est une pâmoison ! J’ignorais tout le charme du silence des champs ; c’est la première fois que, sous le ciel, je cause d’amour avec celui que j’aime. – Tu sais, nous nous tenions toujours enfermés ; oh ! que cela vaut mieux que quatre murailles !
– Si l’un à l’autre fidèles nous vieillissons, quand nous serons proches de la tombe, avec quelle joie nous compterons cette nuit dans nos belles souvenances ; car notre liaison n’est pas une liaison d’un jour.
– Union, constance pour la vie !
– Avant peu, mon oncle, mon tuteur, va me rendre compte de mes biens et m’émanciper : aussitôt, ma belle, que je serai libre, nous irons demander à la loi qu’elle nous unisse, et si ma parenté venait à s’enquérir de ta dot, j’énumérerai tes vertus.
– Tu me combles de joie ! que de générosité pour une pauvre femme qui ne sait que t’aimer ! – Oh ! que ce jour vienne tôt ! Il me tarde que nous habitions ensemble. – Ne me caresse pas ainsi, Passereau, je me meurs, tu vas me tuer !
– Te tuer, belle homicide ! ce serait grand dommage.
– Oui, car c’est une chose rare qu’une femme qui vous aime pour vous, rien que pour vous.
– Comme toi, est-ce pas ?
– Épargne ma modestie.
– Car c’est une chose rare qu’une femme sincère, naïve et fidèle comme toi.
– Tu me ferais rougir.
– Prends garde, on ne rougit que de pudeur ou de honte !
– Mon Dieu ! que ce soir tu me traites brusquement ; quelle politesse brutale, quelle réserve ! – Quand je t’embrasse, ou quand je te caresse, c’est comme si je te touchais d’un fer rouge, tu frissonnes. – Peut-être as-tu quelque chose contre moi ? ai-je pu te blesser, ai-je pu te déplaire, mon amour ? Il faut parler, il faut dire ce que tu as sur le cœur ; épanche ton chagrin ; je suis ton amie, il ne faut rien me cacher, je te consolerai.
– Poison et orviétan, tout à la fois !
– Que veux-tu dire ! – Tu vois bien que tu te caches de moi ; je te fais souffrir, je te gêne. – Mon Dieu, quel mystère ! – Parle-moi, parle-moi, je t’en prie ! dis ma faute, je la réparerai, dussé-je en mourir ! – Tu m’en veux ? – On m’aura calomniée, il y a des gens si pervers !…
– Oui, c’est vrai, mon amie, ce n’est pas que je le croie, on t’a calomniée. Des méchants t’ont noircie, ils ont dit que tu me jouais, que tu m’étais joyeusement infidèle. Mais je t’affirme que je ne les crois point, c’est un infâme mensonge !
– Bien infâme !… Il faut que tu aies bien peu de confiance en moi, il faut que tu aies de moi une misérable estime, pour que quelques paroles qu’on aura débitées te changent tant et si subitement à mon égard, et te jettent dans un pareil trouble.
– On m’a dit que tu étais volage, mais je t’affirme que cela ne me trouble point.
– C’est peu libéral de ta part. On viendrait faire sur toi les rapports les plus admissibles, comme les plus honteux, je ne voudrais pas même les entendre. Tu n’as pas de confiance en moi, Passereau !
– Si, si, ma belle, je t’apprécie.
– Moi, ton amie, moi te tromper, jamais ! mais je t’aime, je t’aime au-dessus de tout ! Passereau, tu es mon Dieu ! Nous sommes liés l’un à l’autre par un serment plus sacré que tous les serments faits à la face des hommes ; et je trahirais ce serment, moi ! peux-tu croire cela, Passereau ? Ingrat ; injuste, tu m’outrages ! – Que t’ai-je donc fait ? qui a pu m’avilir à tes yeux ? je suis une femme d’honneur, Passereau, saches-le ! Mais quel infâme a pu m’accuser de libertinage !… Moi, cloîtrée, retirée, n’usant pas de la liberté que généreusement tu me laisses ; non, non, Passereau, crois-moi, je suis digne de toi, je suis innocente ! j’en prends le ciel à témoin ! Forte de ma conscience, je ne chercherai pas à me laver de cette sale calomnie. – Si tu savais combien je t’aime, si tu comprenais l’étendue de mon amour pour toi ? Je t’aime tant, je t’aime tant ! plutôt que de trahir mon devoir et ma foi, plutôt que de te trahir, je me tuerais !
– Oui ! plutôt la mort que l’ignominie.
– Oh ! tu m’effraies, ne me regarde pas ainsi ! Tes yeux, comme des prunelles de tigre, roulent dans l’ombre.
– Ma bonne, voudrais-tu venir avec moi, j’ai bien envie de faire un voyage ? je suis ennuyé de Paris.
– Quand cela ?
– Au plus tôt. – Partons demain si tu veux ? allons à Genève.
– Demain, dimanche ? je ne puis.
– Pourquoi, qui te retient ?
– Rien, seulement j’ai promis d’aller dîner chez un parent, si je manquais il s’en fâcherait beaucoup.
– Partons lundi, partons dans la semaine.
– Non, mon ami, je suis bien fâchée, mais je ne puis encore ; j’ai promis à des parents d’aller passer quelques jours chez eux, aux environs de Paris. Je ne puis m’en dispenser sous quelques prétextes que ce soit.
– Tu ne veux pas ?
– Je ne puis. – Mon Passereau, ta figure devient épouvantable ! Pourquoi me froisses-tu le cou comme cela ? tu me frappes, tu me fais mal !
– Pardon, pardon, je m’oubliais ; ce sont des crispations ; je souffre, j’ai soif !
– Retournons à la maison, je t’en prie. – Si tu venais à tomber en défaillance, que ferais-je de toi, ici ? Quel serait mon embarras !
– Tiens, mon amie, avant de partir, pour me désaltérer, va me cueillir quelques fruits à ces espaliers qui couvrent ce mur, là-bas, au bout de cette allée de framboisiers, tu me feras bien plaisir.
– Mon Dieu ! Passereau, comme tu trembles en me parlant ; tu souffres donc beaucoup ?
– Oui !…
– N’est-ce pas cette allée ?
– Oui, va droit et sans crainte.
À peine Philogène eut-elle fait quelques pas qu’elle disparut dans les ténèbres. – Passereau s’étendit de tout son long, prêtant l’oreille contre terre, écoutant dans une effroyable anxiété. – Tout à coup Philogène jeta un cri déchirant, et l’on entendit un bruit sourd comme celui d’un corps humain qui fait une chute, un grand bruissement d’eau agitée et des gémissements qui semblaient souterrains. – Alors Passereau se leva avec les convulsions d’un démoniaque et se précipita à toutes jambes dans l’allée de framboisiers. – À mesure qu’il approchait, les cris devenaient plus distincts. – Au secours ! au secours ! – Brusquement il s’arrête, s’agenouille et se penche rez terre sur un large puits. – L’eau, tout au fond, était remuée ; de temps en temps, quelque chose de blanc reparaissait à sa surface, et des plaintes épuisées s’échappaient. – Au secours, au secours, Passereau, je me noie ! – Courbé, silencieux, il écoutait sans répondre, comme penché sur un balcon, on écoute une lointaine mélodie. – Les gémissements peu à peu s’éteignaient. – Alors, avec une voix forte, grossie encore par l’écho du puits, Passereau hurla : – Tu veux du secours, ma belle ? c’est bien, attends ! je vais dire au colonel Vogtland qu’il t’apporte un Arétin !
Philogène répondit par une plainte râlée affreusement. – Elle flottait encore à la superficie, déchirant de ses ongles la muraille ruinée : – Passereau, alors, avec un grand effort, détacha et fit tomber sur elle, une à une, les pierres brisées de la margelle.
Tout redevint silencieux, et morne comme une vision funèbre ; toute la nuit, il passa et repassa sous les tilleuls.
Chapitre qui peut paraître surabondant, et dont aurait pu se passer le lecteur ; quand je dis lecteur, je parle hypothétiquement, car il serait présomptueux à moi de penser en avoir un seul, fût-ce même un Russe ? Mais sans lui, l’histoire de Passereau aurait été immorale ; il faut toujours que le crime reçoive un châtiment.
Le petit homme rouge avait sonné cinq heures et demie à l’horloge du château des Tuileries, car le petit homme rouge a reparu depuis peu avec le nouvel hôte et son maistre des maçonneries. Passereau se promenait sous la forêt de marronniers : pour tuer l’attente, il avait pâturé deux ou trois grands journaux fort indigestes. Notre bel écolier s’ennuyait considérablement en ce damné lieu, continuellement assailli par certains schismatiques et forcé d’essuyer les déclarations d’amour de ces bourgeois de Gomorre. Enfin il vit un homme accourir en toute hâte au piédestal du sanglier de marbre, puis le tourner et le pourtourner tendant le cou et regardant de tous côtés avec un air maussade et capot.
Ce quidam, grand et gros, enveloppé d’une houppelande bleue, orné d’une figure insignifiante coupée en deux par une énorme moustache, portait des éperons qu’il faisait sonner d’impatience et une longue cravache dont il se caressait les os des jambes. Passereau l’ayant considéré un instant et toisé du regard comme un cheval en foire, s’approcha de lui et le salua :
– Vous attendez quelqu’un, monsieur ?
– Que vous importe, jeune homme !
– Il m’importe beaucoup.
– Vous exercez une profession peu honorable, monsieur, croyez-vous que je ne vous ai point aperçu tout à l’heure me moucharder ?
– Vous attendez une femme, n’est-ce pas ?
– Non, monsieur, un hermaphrodite.
– Vous faites à contretemps le joli cœur.
– Gringalet !
– Il est vrai, monsieur, que ma corpulence n’égale pas la vôtre, et que dans la balance d’un boucher vous pèseriez plus que moi : mais votre grosse voix et vos grands ossements ne m’épouvantent pas. Croyez-moi, la seule domination est celle de l’intelligence, et la vôtre, monsieur, me semble fort mal confectionnée.
– Quel est ce doux ramage ?
– Convenez-en, le fait n’a rien de honteux, vous attendez une fille, mademoiselle Philogène, mais vous attendez en vain, à moins d’un miracle, et les miracles sont passés de mode, elle ne viendra pas, c’est moi qui, sur ma tête et mon sang, vous l’affirme.
– En tout cas, ce n’est pas vous qui l’en empêcheriez !
– Ne jurez de rien, monsieur le colonel Vogtland.
– Qui vous a dit mon nom ? Triple escadron ! ceci me surpasse.
– Vous comptiez ne trouver ici qu’un sanglier de marbre, et vous en trouvez deux, dont un vif, prêt à vous faire bonne guerre ?
– Non, monsieur, je ne trouve qu’un sanglier et un porc.
– Vous me donnez le choix des armes.
– Vous aussi vous avez un point d’honneur ? Tout s’en mêle. Vous jouez au soldat ; mon enfant, vous voulez faire le ferrailleur. Vous tombez mal et bien, vous ferez avec moi un rude apprentissage !
– Assez de ce ton de protectorat, vous me faites pitié, tout sabreur que vous êtes.
– Triple escadron ! le calicot s’insurrectionne.
– Ne m’approchez pas, monsieur le carabinier, vous puez l’écurie !
– Gringalet ! si je ne me retenais à quatre, je te souffletterais de ma botte !
– Regardez-moi bien, croyez-vous que je tremble ? Un homme vaut un homme ; ignorez-vous ce que peut la volonté ? – Votre empereur, dont frissonnant vous baisiez les semelles, comme moi, vous allait au nombril ! – Oh ! nous ne sommes plus au temps où le soudard primait dans le monde et calottait le citoyen, au temps où l’on ôtait sa pipe devant un recru[24] en sentinelle. – Vous vous battrez avec moi !
– Vous le voulez, je me battrai : c’est-à-dire, traduction littérale, je vous tuerai.
– Qui sait ? ce sont les mauvais barbiers qui balafrent. – À demain matin ; quel rendez-vous ? Boulogne ou Montmartre ?
– Montmartre.
– Quelle heure ?
– La vôtre.
– Huit heures.
– Soit. – Quoique tout homme vaille son homme, comme vous disiez fort élégamment tantôt, je n’aime pas les anonymes : serait-il possible de savoir qui vous êtes ?
– Passereau.
– Votre état ?
– Écolier.
– Triple escadron ! la maigre solde !
– Si nous ne devions nous battre à mort, j’apporterais ma trousse et vous offrirais mes services pour votre pansement ; mais si vous désiriez par hasard qu’après votre trépas je vous ouvrisse et je vous embaumasse, veuillez me regarder comme, honorifiquement, votre serviteur dévoué.
– Monsieur est médecin ? nous sommes confrères.
– Je le suis de beaucoup de gens.
– Monsieur est carabin ?
– Monsieur est carabinier ?
– Mais, triple escadron ! elle ne viendra pas, la donzelle !
– Je ne présume pas.
– Peut-être ai-je eu tort de m’emporter sitôt ? Peut-être étiez-vous envoyé de Philogène pour m’avertir qu’elle ne pouvait se trouver au rendez-vous ? Peut-être est-elle malade ?
– Très malade.
– Peut-être êtes-vous son médecin ?
– Oui, son médecin.
– Je vous demande mille pardons de vous avoir si mal traité, j’ignorais…
– Demain matin, à huit heures, à Montmartre !
– Mais, de grâce, dites-moi, comment va-t-elle ! Que lui est-il arrivé ? est-elle en grand péril ?
– Quelle arme prendrons-nous ?
– Je vous supplie, répondez-moi, vous êtes cruel, vous, son médecin ! Pour une insulte faite sans connaître, pour une insulte dont je vous demande pardon ; répondez-moi, est-elle en danger de mort ? est-elle à l’agonie ? Que je cours… Répondez-moi donc ! si vous saviez combien je l’aime !…
– Si vous saviez combien j’en suis aimé !
– C’est ma maîtresse.
– C’est ma maîtresse !
– Elle, Philogène ?
– Elle, Philogène.
– Triple escadron !
– Tribunal de Dieu !
– J’en suis anéanti !…
– J’en suis émerveillé. – Ayant intercepté votre agréable poulet, je viens, en son lieu, vous demander de quel droit, depuis trois mois qu’elle était à moi, ma seule amie, vous êtes survenu dans mes amours ?
– Dites-moi, d’abord, depuis deux ans que je l’entretiens, de quel droit vous survenez dans les miennes ?
– Quoi, vous l’entreteniez ?
– Oui ! de beaux et bons écus ayant cours.
– Ah ! l’infâme… – J’ai bien fait…
– Qu’avez-vous fait ?
– Rien.
– Jurez-moi, car il faut que je sache à quoi m’en tenir, que vous êtes depuis trois mois son amant heureux.
– Je le jure par le Christ ! – Mais jurez-moi aussi que depuis deux ans vous êtes son entreteneur heureux.
– Je le jure par Martin Luther !
– Calomnie !
– C’est vous qui mentez !
– Je ne dis pas que vous n’ayez pas tenté l’escalade, mais vous avez été débouté.
– Je ne dis pas non plus que vous n’ayez battu en brèche, mais assurément vous en avez été pour vos frais de siège.
– Quelle arme choisissons-nous, décidément ?
– Décidément vous voulez vous battre ? – À coup sûr, pour vous venger de ses rigueurs ?
– Non, de ses faveurs.
– Gascon !
– Mirliflore ! – Vous croyez donc qu’on peut impunément venir arracher de mes bras ma bien-aimée ? Oh ! vous vous abusez fort, monsieur le céladon tardif ! – Vous étiez venu semer de l’ivraie dans mon champ. – Vous étiez venu, sans doute, mendier de l’amour pour de l’or. – Cette femme est à moi, je la garderai, je la veux, j’en ai besoin, je la défendrai contre tout agresseur, je la maintiendrai ! Mort à quiconque viendra, comme vous, braconner sur ma terre ! – Vous vous battrez, monsieur le colonel !
– Je vous tuerai.
– Nous connaissons votre réputation funestement célèbre. Mais comme je ne sais pas manier l’épée et que d’ailleurs je suis myope et ne puis tirer le pistolet, je vous prierai de vouloir bien vous en remettre au hasard !
– À votre aise : d’autant plus que je n’aime pas l’assassinat et ce serait vous assassiner : quel que soit votre courage, la lutte serait inégale ; que faire contre une adresse infaillible ? – Le hasard peut seul balancer les chances, je m’en réfère au hasard. – Mais réfléchissez, mon cher ami, il me déplaît d’aller sur le terrain pour un léger motif : je vous dirai, franchement, que je n’ai point de véhément désir de vengeance ; je ne vous hais point, et si vous voulez simplement m’assurer que vous renoncez à jamais à toutes poursuites d’amour auprès de Philogène et à venir troubler ma possession, je m’en fie à votre parole d’honneur, car je vois que vous êtes un homme d’honneur, tout sera dit, tout sera fait : voulez-vous ?
– Vous goguenardez. – Jamais ! nous sommes deux cavaliers pour une cavale : qu’elle soit au survivant.
Plus tard vous ne m’accuserez point ; comme vous, je vais avoir une volonté immuable, et ne demandez pas grâce et miséricorde, je serai féroce.
– Qu’elle soit au survivant ! Voulez-vous tirer au blanc et au noir, un pistolet chargé et l’autre pas ?
– Je n’aime pas cela.
– À pile ou face ?
– C’est par trop écolier.
– Savez-vous quelque jeu ?
– Non.
– Ni moi non plus, alors la chance est égale, jouons notre vie.
– Bravo ! mais auquel ?
– Aux dames ou aux dominos ?
– Soit. Allons au prochain café.
– Non, à demain.
– Demain, demain ! on ne doit jamais remettre cette sorte d’affaire.
– Il faut que j’aille dîner.
– Je ne puis vous laisser partir, je m’attache à vos pas. Vous iriez maltraiter Philogène. Vidons de suite la querelle.
– Il faut que j’aille dîner.
– Allons dîner, où allez-vous ? Je vous suivrai.
– Au premier restaurant, là, au coin, rue Castiglione. Voulez-vous accepter ?
– Merci, chacun son écot.
Là-dessus, se dirigèrent vers la rue de Rivoli, notre écolier et notre soldat, ou notre soldat et notre écolier, je laisse à chacun la faculté de donner la préséance à qui bon lui semblera suivant son goût et sa prédilection. Vit-on jamais couple d’hyménée mieux assorti entrer chez un traiteur, faisant nopces et festins ? Un gros ossu, d’une stature hyperbolique – qui aurait pu servir d’observatoire, Dieu en soit loué ! à feu Mathieu Lemsberg –, un tueur par l’épée ; c’est l’époux d’une part. – Un petit minois, enfantin et joliet, qui aurait pu faire un charmant docteur à l’usage des dames, un tueur par Broussais ; c’est l’époux d’autre part. – Comme pour une partie fine ils s’enfermèrent dans un cabinet très particulier, je suis sûr qu’il en vint de mauvaises pensées dans l’esprit du garçon. Ceci nous montre qu’il ne faut point s’arrêter aux apparences. Gardons-nous de jugements téméraires, il est si facile de prendre, ainsi que dans cette occurrence, des gens qui vont se couper la gorge, pour des gens qui vont se l’embrasser.
– Ce repas, pour l’un de nous deux, sera le dernier, sera le viatique, dit alors Passereau ; il convient de le faire copieux, sans nul égard pour les ordonnances somptuaires de feu très constant roi Henri deuxième, que lui-même sans doute outrepassa souventefois en l’honneur de madame Diane, et qu’à plus solide raison, nous pouvons bien enfreindre en l’honneur de madame la mort.
– Je comprends, vous voulez, comme on dit à la caserne, que nous fassions un mâchon soigné, cela me chausse assez bien : j’y tope. – Pour vous préparer au grand acte qui va suivre, pour vous procurer de l’aplomb et de l’audace, vous voulez vous salpêtrer le cerveau, c’est très adroit ! C’est comme je pratiquais à ma première campagne ; quand la journée devait être chaude, je me reconsolidais avec une armure interne de champagne mousseux.
– Non, ce n’est pas pour cela, car je suis résigné à quitter la vie ; je serais même chagriné s’il advenait que je gagnasse.
– Moi de même.
– Et je vous demanderai, si le cas échoit en votre faveur, de ne point me faire de politesse et de me tuer sans remords.
– Moi de même. – Car la vie, à vous dire vrai, commence à me peser constitutionnellement. Le troupier sans guerre, c’est la désolation des désolations ; c’est un médecin sans épidémies ; c’est un Coitier sous Louis XI.
– Voulez-vous bien, s’il vous plaît, nous dispenser de barbarisme et laisser le c de maître Coictier.
– Coictier ! Ah ! par exemple, c’est cela un barbarisme ! mon cher ami, il faudrait avoir une gueule de fer blanc pour prononcer ce nom si cruellement gaulois ; d’ailleurs, Casimir Delavigne, dans sa tragédie en cinq actes et en vers français, a dit partout Coitier.
– Belle autorité ! que votre rimeur du Hâvre de Grâce !
– Morveux ! – Taisez-vous, vous m’insultez en la personne de ce nourrisson chéri des neuf sœurs, des neuf muses, des Piérides !
Hélas ! pour l’honneur du corps, il était temps que le carabinier achevât son festin ; sa conversation prolixe et volubile devenait presque aussi claire que le Victor Cousin, presque aussi savante que le Raoul Rochette, presque aussi chinoise que le Rémusat, presque aussi anglaise que le Guizot, presque aussi chronologique que le Roger de Beauvoir, presque aussi artiste que le de Lécluse, et pour l’immoralité en bas de soie, c’était du scribouillage tout pur !
Il s’était, outre mesure, bourré le torse, langage d’atelier.
Le fait est qu’il avait une capacité vraiment académique, et sauf les représentants du peuple, il n’y a guère que les chameaux qui eussent pu, avec quelques chances, entrer en lice avec lui ; et, dans l’état où il se trouvait, il aurait pu entreprendre avec sécurité la traversée du désert ; je ne dis pas de Sahara, parce que je hais le pléonasme. Ceci est une facétie à l’usage de la société asiatique de Paris ; il est bon quand on fait des plaisanteries orientales de l’en prévenir ; il est bon, avec un semblable parterre, d’avertir des endroits risibles.
Dans un coin du cabinet qu’ils appelaient le cimetière, le carabin et le carabinier avaient empilé les bouteilles défuntes, et Dieu sait combien avait été contagieuse la mortalité.
Les voilà ! les voilà ! par les rues, les ruelles, les impasses, les places, les carrefours, encombrés de voitures et de passants ; les voilà ! les voilà ! par la boue, les pavés, les immondices, les bornes, les ruisseaux, les filles de joie, les voilà ! Comme ils folâtrent nos deux hommes ! Les voilà ! Ils s’en vont, compère et compagnon, et comme dirait un paveur ou un membre de l’académie des Inscriptions qui ferait une docte citation, les voilà qui s’en vont ainsi qu’Orchestre et Pilastre. – À propos d’Oreste et Pilade, voulez-vous une recette pour faire un vaudeville à grand succès ; 1° il faut y parler au moins treize fois de ces deux classiques amis ; 2° au moins une fois de la cupuncture[25] ; 3° au moins trois fois de l’honneur français et de Napoléon ; 4° ne pas oublier deux ou trois balourdises sur les romantiques, et surtout ne pas manquer de leur faire dire que Jean Racine est un polisson, et de faire des bons mots sur ce gueux de Gœthe et sur Chat-qu’expire ; 5° exalter Molière et Corneille, que surtout on ne doit pas avoir lus, pour s’en faire un manteau à l’aide duquel on puisse passer à la barrière du public, comme ces veaux qu’on entre en fraude, en leur mettant une blouse et une casquette. Le tout en français de M. Drouineau et en bouts rimés du vieux marquis de Chabannes ; si je dis le marquis de Chabannes, c’est que je sais qu’il n’est pas spadassin, et comme je n’aime pas le duel, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas à déjeûner, je fais le moins possible de personnalité dangereuse, et jamais, ainsi que Boileau, je ne pousserai l’audace jusqu’à appeler un chat un chat.
Arrivés au café de la Régence, vite, ils demandèrent un jeu de dominos – voici le moment fatal ! – Dieu, car il n’y a pas de hasard, même aux dominos, va décider dans sa sagesse qui des deux doit mourir, du carabin ou du carabinier.
Vogtland parfois était morgue comme un caporal instructeur, et parfois volontiers assez expansif.
– Double six, douze, 1812 ; c’est juste l’année où j’ai eu l’avantage de perdre mon vénérable père.
– Pas de niaiseries, colonel, jouons gravement, grogna Passereau, et surtout ne mettez pas les dominos à l’envers.
Notre écolier était rêveur et concentré, et racorni en boule sur lui-même, comme certain poète contemporain, ou comme un petit cochon d’Inde qui a froid.
Une galerie de bourgeois s’arrondissait autour de leur table et prenait intérêt à leurs jeux. Si ces braves gens avaient pu se douter de ce qui se décidait là, certes, ils auraient été terriblement effrayés et auraient pris leur parapluie ou celui d’autrui, et se seraient enfuis à toutes jambes, s’ils n’avaient été œdémateux ou podagres.
Vogtland, comme un compagnon du devoir, habitué à boire tout au litre, qui entre par hasard au café, un jour de bamboches, avalait sa dix-septième demi-tasse quand la partie se termina à son avantage. – Passereau à cette fin sourit agréablement.
– Allons, partons de suite, dit-il, je suis pressé d’en finir.
– Quelle mort préférez-vous ?
– Faites-moi sauter le caisson.
– Bien. Je vais entrer rue de Rohan, dans mon hôtel, pour y prendre mes pistolets. Marchez lentement, je vous rejoindrai ; où allons-nous, aux Champs-Élysées ?
Vogtland reparut bientôt ; silencieux, ils suivirent la grande avenue et passèrent la barrière de l’Étoile. À quelques maisons plus loin que la taverne du napolitain Graziano, où l’on mange d’excellents macaronis, ils se détournèrent de la route et descendirent dans les prés en contrebas de la chaussée – il était grande nuit. Là, ayant longé quelque temps un mur de clôture : – Arrêtons-nous ici, dit Passereau, nous sommes assez bien, ce me semble.
– Vous trouvez ?
– Oui !
– Êtes-vous prêt ?
– Oui, monsieur, armez, surtout pas de délicatesse, vous êtes un lâche si vous tirez en l’air.
– N’ayez pas peur, je ne vous manquerai pas.
– Ajustez-moi à la tête et au cœur, s’il vous plaît ?
– Avec plaisir : mais appuyez-vous sur le mur pour ne point reculer, et comptez une, deux, trois ; à la troisième, je ferai feu.
– Une, deux ; – attendez, nous avons joué notre vie pour une femme ?
– Oui !
– Elle appartient au survivant ?
– Oui !
– Écoutez bien ce que je vais vous dire et faites-le, je vous prie : la volonté d’un mourant est sacrée.
– Je le ferai !
– Demain matin, vous irez rue des Amandiers-Popincourt ; à l’entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur fait d’ossements d’animaux et par une haie vive, vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une longue allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous rencontrerez un puits à rase terre.
– Après ?
– Alors, vous vous pencherez et vous regarderez au fond.
Maintenant faites votre devoir, voici le signal, – une, deux, trois !…
Car la société n’est qu’un marais fétide
Dont le fond, sans nul doute, est seul pur et limpide,
Mais où ce qui se voit de plus sale, de plus
Vénéneux et puant, vient toujours par-dessus !
Et c’est une pitié ! C’est un vrai fouillis d’herbes
Jaunes, de roseaux secs épanouis en gerbes,
Troncs pourris, champignons fendus et verdissants,
Arbustes épineux croisés dans tous les sens,
Fange verte, écumeuse et grouillante d’insectes,
De crapauds et de vers, qui de rides infectes
Le sillonnent, le tout parsemé d’animaux
Noyés, et dont le ventre apparaît noir et gros.
GÉRARD.
À JEAN-LOUIS, LABOUREUR.
Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, je mourrai seul !… Pourtant j’avais reçu et fait une promesse ; pourtant, un homme m’avait dit : – Je suis las de la vie, tu la hais volontiers, quand tu seras prêt, nous la fuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te dis-je, déjà j’ai pris mon élan, et toi, es-tu prêt ! Toi prêt, simple que je suis, croire à un serment ! La tête de l’homme varie. Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souvent je te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré long-temps dans la forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant, fouillant, disséquant la vie, les passions, la société, les lois, le passé et l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et la lampe artificieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoût devant tant de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’en souvenir, nous pleurâmes ; oui ! tu pleurais !… Ta main frappa dans ma main, et nous fîmes un jurement. Si je te rappelle tout cela, ce n’est pas que je veuille, nonobstant, t’entraîner à sauter le pas ; non, c’est bonnement pour que tu ne blâmes plus une résolution qui a été la tienne. Hélas ! ton nouveau sort, sans doute, a fait muer tes idées ; c’est lui, sans doute, qui te cloue à la vie, comme une huître au rocher. Tu as laissé la niaise profession que t’avait imposée ton père ; employé, tu as déserté ton emploi et renoncé aux sourires et aux pourboires ministériels ; dépravé que tu es, manant ! Tu as eu la grossièreté, comme on dit, poussé par l’instinct du chien qui chasse de race, tu as eu la grossièreté de quitter la ville au séjour enchanteur, – comme disent les impudents flagorneurs, les renards mangeant le fromage d’une bourgeoisie ignorante, orgueilleuse, qui, comme un coq d’Inde, se pavane dans sa crotte, – pour retourner au champ d’où ton aïeul était parti, s’enrôler à la cité plat valet. Tu as eu la grossièreté, comme on dit, la folie de préférer le sarreau de toile et la blouse au pantalon à lacets et sous-ventrières, au gilet à étaux, à la redingote asphyxiant par la strangulation, croisant au cabestan, à la cravate en carcan, aux bottines savonnées de talc, aux gants glacés, éphémères ; costume d’aisance, dans lequel on est emballé commodément, pourvu qu’on n’emploie ni ses mains, ni ses pieds, qu’on ne tourne pas la tête, qu’on ne se penche ni en avant ni en arrière, qu’on ne s’agenouille, ni s’asseoie. Tu as échangé le grand village contre le village, le spectacle du vaudeville contre celui de la nature, les rues passantes à escarpe et contrescarpe de boutiques, grouillantes de fiacres et de tombereaux, contre des chemins déserts, campagnardement bordés de haies vives et de futaies ; là, rien pour badauder, ni estampes aux vitrages, ni jongleurs sur la borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-vie, rien d’urbain ! L’homme, livré à lui-même, solitaire et silencieux, en est réduit à penser.
Tu es heureux maintenant, heureux, un garçon de charrue heureux, quel scandale ! Le bonheur peut-il bien se prostituer ainsi ! Un garçon de charrue heureux !… Allez donc dire cela à madame la banquière trois étoiles, qui s’évente là-bas à son balcon. Fi donc ! dira-t-elle, le cœur soulevé et crachant ; fi donc, un garçon de charrue heureux ! un balourd ! Pour moi, sans flatteries, je vous comprends assez bien, toi et ton bonheur, bonheur s’il en est ? Bonheur, quel mot dérisoire ! Je n’ai point encore rencontré d’être assez effronté pour s’avouer heureux.
Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vie que tu as réalisée : alors, je croyais aux champs des Bucoliques, aux paysans des Idylles, aux villageois de Favart, aux bergères des impostes de Boucher : je me disais, si la félicité n’habite point la ville, à coup sûr, on l’héberge aux champs. Je croyais qu’alors qu’on a des sabots aux pieds, une souquenille, un chapeau de paille, qu’on se lève avec le jour, qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou qu’on arrose une terre, qu’on suit une bourrique chargée, qu’on mange des choux, des haricots et du porc, et qu’on juche comme une poule à la tombée du jour, je croyais qu’on était bien heureux, bien délicatement heureux ! je croyais… mais, je ne crois plus…
Pourtant, si je devais rester plus long-temps parmi ou hormis les hommes, c’est ce que tu choisis, que je choisirais ; je me ferais rustre comme toi, mais plus sauvage encore, plus fauve ; j’irais manger du pain de châtaignes dans les montagnes du Vivarais ; j’irais me faire chasseur d’ours aux Pyrénées, charbonnier aux Ardennes, ou bûcheron aux Alpes. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus assez ; à quoi bon ? quand j’userais ma vigueur à des travaux stupides, à manier la hache, la pioche ou la hie ; à quoi bon, quand je me ferais le cœur calleux comme les mains ? Ce n’est plus l’abrutissement qu’il me faut, c’est le néant ! Mais toi, tu ne veux plus du néant, tu veux vivre ; vis, je mourrai seul !
Or, voici pour le serment que tu m’avais fait et que tu trahis.
Et voici pour le mien que je parjure aussi.
Le mien, c’est un serment juré à une femme, à une femme forte ; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints, confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouche mâchait et dont j’aimais à me voiler ; nous creusions profondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nos amours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatale, car je suis funeste comme un gibet ! Pauvre fille, à qui t’étais-tu donnée !… Oh ! que tu as souffert à cause de moi !… J’ai été bien injuste !…
Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle ! les fourbes qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, les imposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour !… pour moi, l’amour, c’est de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, des remords, je n’en ai pas connu d’autre !… Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision ! mascarade amère !
Alors, cette pauvre femme, ponctuant ses phrases avec des baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie – car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nous dépasse tous –, Champavert, fais le serment de m’accorder ce que je vais te demander.
– Ma bonne, je ne puis ainsi faire une promesse.
– Oh ! je t’en prie, promets-le moi.
– Non, je ne puis.
– Qu’as-tu peur, crains-tu que je te surprenne une volonté qui te serait fatale ? Oh ! tu n’es pas généreux ; vois-tu, je te promettrais tout aveuglément, c’est que je t’aime ! Il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh ! c’est bien d’un homme…
– Bonne amie, il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien ; parle, que t’ai-je jamais refusé ?
– Je veux de toi, Champavert, jure-le moi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais ! Le jour où tu seras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moi seulement : – Je veux en finir. Je me lèverai aussitôt et nous sortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.
Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur le cœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’aurait dit : – Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pas comble : une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savais résolue, elle caressait ce projet depuis bien long-temps ; pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle un testament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personne de son assassinat. J’ai balancé long-temps, j’ai été long-temps indécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et lui dire : – Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens et tuons-nous.
J’aurais tant de plaisir à périr avec elle, elle en est bien digne !… Mais, cependant, je ne le veux pas, je ne le ferai pas ; le monde est si stupide, il dirait que nous nous sommes… que je me suis frappé par amour. Non, non, je ne le veux pas ; le monde est si stupide, il ne peut croire que la vie soit un fardeau dont le robuste se décharge ; il ne peut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne à l’existence ; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet, une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cube tout, jusqu’à son Dieu ! Quand il apprend la fin d’un suicide, de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes, vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, une honte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je ne l’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise : ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intrigue malheureuse, contrariée, poussés au désespoir ; ce n’est point par désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veux pas.
Que je suis fou, hélas ! que je suis fou ! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que je méprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr par amour ; faiblesse ! Eh ! quand je serai anéanti, que me feront les grossières conjectures des hommes ? leurs bavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est plus puissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité ; faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heure sonnée… Non, je ne l’avertirai pas ; non, je me tuerai seul.
Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre, puisque tu as rencontré la félicité, tu peux vivre !… Ah ! que le sort me garde bien de t’entraîner à descendre avec moi l’escalier de la citerne de la mort. Tes plumes sont encore engluées aux moribondes illusions, qu’ensemble nous avions poignardées une à une ; je te croyais faucon décillé et prêt à prendre ton vol vers le néant, mais le monde te chaperonne encore. Tu attends peut-être une paix, un repos, au bout de la carrière ! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu espères le voir s’abattre sur toi en la décrépitude ? tu ne peux croire que l’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu connais : si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque époque de béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de tout l’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur carapace jusqu’au bout ? comment auraient-ils consenti à végéter toujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dans l’étang croupi de la société ? Comment ?… C’est que, comme toi, la foule espère ; comme toi, elle se croit toujours sur le point d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir ; c’est que, pareil au chat qui veut saisir ce qui passe au fond du miroir, à l’instant où radieux il se jette sur sa proie, sur son ombre, ses griffes ne font que heurter et grincer la glace ; stupéfait, mais non pas éclairé, il s’acharne et épie, alléché comme devant. Mais, toi, qui as passé derrière le miroir, qui as gratté l’étamage de tes ongles, qui sais que ce n’est qu’une vitre et de l’étain qui reflète, alléché, épieras-tu toujours ?…
Le monde, c’est un théâtre : des affiches à grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part ; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se verrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. La toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus, la foule écoute, car la foule écoute toujours ; l’illusion pour elle est complète, c’est de la réalité ; elle est identifiée, elle rit, elle pleure, elle prend en haine, en amour, hurle, siffle, applaudit ; en vain, quelquefois, sent-elle qu’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lorgnette, elle est myope, rien ne peut détruire son illusion et sa foi qu’exploitent si galamment les comédiens.
Mais toi, Jean-Louis, qui as pénétré dans les coulisses, toi, qui as vu l’envers du palais, le ciel plat, et touché le fond ; toi, qui as vu de près et à nu les rois, banquistes caparaçonnés de paillons ; toi qui as vu la carcasse des duègnes au travers l’ocre et le plâtre dont elles sont badigeonnées ; toi qui as frayé la jeune première, si novice, si pucelle en scène, et dont la bouche exhale la pharmacie ; toi qui sais que les génovines ne sont que des jetons ; toi, pour qui les rois, les soudards, les nobles, les belles et les valets ne sont que de crapuleux baladins, qui font de l’honneur, de la gloire, de la justice, selon leur rôle imposé ; Pharisiens, qui, loin des yeux de l’amphithéâtre, se traînent dans la débauche et se baignent dans la turpitude ; toi, Jean-Louis, qui n’es plus fasciné, débarbouillé de l’erreur, écouteras-tu la farce jusqu’au bout ?… resteras-tu jusqu’au bout dans la tourbe du théâtre, bénévole spectateur à gueule bée de cette ignoble pantalonnade ?… Ô Jean-Louis, tu serais trop déchu !
Je ne t’en veux pas, parce que maintenant tu tiens à la vie certes, tu as bien le droit de vivre, puisque l’échafaud ne te réclame pas ; tu peux porter fièrement ta tête sur l’épaule, ce n’est plus aujourd’hui une tête séditieuse, la fournaise ne contient plus que du mâchefer ; tu peux la porter crânement, cette tête pacifique, avec privilège du roi et autorisation de M. le maire. En outre, n’habites-tu pas les champs ? et les champs attachent à l’existence. En vérité, quoi de plus attrayant ! Là, des vaches ; là, une meule de foin ; là, un étang qui coasse ; là, des batteurs en grange ; là, une ânesse qui brait ; là, un margouillis qui clapote ; là, un champ de betteraves. Quoi de plus entraînant ? c’est un charme irrésistible, je le sens !… Une seule chose me plairait moins peut-être, la monotonie, la sempiternelle physionomie de la nature : toujours de la pluie et du soleil, du soleil et de la pluie ; toujours le printemps et l’automne, le chaud et la froidure ; toujours, à tout jamais. Rien n’est-il plus ennuyeux qu’une fixité, qu’une mode inamovible, qu’un almanach perpétuel. Tous les ans, des arbres verts et toujours des arbres verts ; Fontainebleau ! qui nous délivrera des arbres verts ? Que cela m’ébête !… Pourquoi, non plus de variété ? pourquoi les feuilles ne prendraient-elles pas tour à tour les couleurs de l’arc-en-ciel ? Fontainebleau ! que cette verdure est sotte !
Je ne t’en veux pas, Jean-Louis, pour ce que tu tiens à la vie, non, mais pour ce que tu prétends ne pas concevoir les raisons qui me poussent si brusquement au suicide ; c’est toi, Jean-Louis, qui me demandes cela ; fatalité ! Qui t’a changé ainsi ? qui peut donc t’avoir ainsi rafraîchi le cœur, tandis que le mien s’enfonçait dans l’amertume ? brusquement, peux-tu bien dire cela ? tu n’ignores pourtant pas que la pensée de la mort est la doyenne de mes pensées ; tu ne l’ignores pas, et que, sur trois désirs, deux ont toujours été pour le néant ; tu ne l’ignores pas, toi-même tu y applaudissais. Il est trop tard maintenant, j’en suis fâché ; mais tout ce que tu pourrais me dire serait vain, j’achèverai… Mais je t’aime trop pour ne pas redouter ton blâme ; au moins qu’un ami ne me vitupère pas ; au moins que tu dises : Il a bien fait, il a fait en brave, il s’est tué.
Ce factum achevé, Champavert l’enveloppa, mit l’adresse : À Jean-Louis, laboureur, à La Chapelle-en-Vaudragon, et le cacheta ; puis il se releva calme et comme soulagé, but un pot de thé, alluma une cigarrette de Maryland, s’assit sur la croisée, fumant et regardant vaguement dans l’air ; sa cigarrette achevée, il rentra dans la chambre ; et, longeant le pourtour des murailles, il baisait les portraits de ses compagnons tour à tour, et, tour à tour, les brisait sur le plancher : ensuite, avec un rire goguenard et haussant les épaules de dédain, il lacéra et jeta au feu tous ses livres ; et, s’armant d’une hache appendue en trophée, il mit en pièces, l’un après l’autre, les meubles qui garnissaient son logis. Le carreau était couvert de débris, et le feu de la cheminée s’étendait dans la chambre. Son mauvais cœur palpitait de joie : il ne voulait rien laisser après lui qui pût être utile, rien ; il ne voulait pas qu’après sa mort, on se partageât, le rire sur la lèvre, ce qu’il avait possédé ; qu’un autre après lui vînt aimer un objet qu’il avait aimé ; qu’un autre promenât ses dépouilles au soleil. S’il avait eu de l’or, il aurait été le jeter à l’eau ou l’enfouir, tant son aversion pour les hommes était profonde, tant il abhorrait l’héritage. Ce n’est pas lui qui aurait fait planter des arbres sur sa tombe pour abriter le voyageur lassé pendant le midi ; il aurait plutôt fait creuser une chausse-trappe sur sa fosse pour y engloutir le voiturier égaré ou le piéton perdu dans l’herbe haute.
Satisfait de sa dévastation, il s’assit sur ces ruines, comme l’architecte Fontaine s’asseoirait sur les décombres de SaintGermain-l’Auxerrois, et, ouvrant une cassette à demi brûlée, il en tira une petite boîte d’écaille, la porta à ses lèvres avec ivresse, et la couvrit de baisers.
– Édura ! Édura ! mon premier amour et mon plus terrible, Édura ! ma Warens !… répétait-il, le front rouge et les mains crispées, broyant et faisant craquer la boîte sous ses doigts baignés des gros pleurs qui tombaient de ses yeux.
Ô Édura ! ma belle Édura !… femme, femme, que tu m’as été fatale !… Si tu l’avais voulu, tu aurais fait de moi quelque chose de grand ; je sens trop là que j’étais prédestiné, rien qu’avec un mot, un seul mot ! Tu ne l’as pas dit, ce mot, vilaine femme ! Que tu m’as fait de mal ! tu m’as perdu : tu pouvais faire de moi un lion ; le bon de mon cœur pouvait grandir sous tes caresses ; ta voix, ta douce parole, tes baisers pouvaient exorciser le venin qui, maintenant, me déborde ; la souffrance a fait de moi un loup féroce. Tiens, que je brise ce bijou qui me vient de toi !…
Et jetant à terre cette boîte d’écaille, il frappa dessus du talon, et la pulvérisa.
– Meurs, meurs, tout souvenir d’elle !… d’elle ! qui a fait entrer la haine en mon cœur, d’elle ! qui a trempé ma jeunesse dans le fiel quand elle pouvait la faire si belle, si sublime ! C’est toi, Édura, c’est toi qui m’as aigri, qui as chassé la bonté de ma tête, la sensibilité de ma poitrine, qui m’as usé et blasé par la torture et l’envie. C’est toi qui es cause que j’ai tout haï, tu m’as perdu quand ma vie s’ouvrait si riche d’avenir ; c’est toi qui l’as empoisonnée ; et, si je me tue, c’est encore par toi ; c’est toi qui as mis dans mon sein le germe de la mort, la misère l’a fécondé.
Ô inconcevable passion ! amour, amour, qui t’expliquera ?… Édura ! ô mon Édura ! ne va pas croire après cela que je te hais. Je t’aime toujours aussi follement ; je frissonne encore à ton nom comme autrefois. Je t’aime, et c’est toi qui m’as tué, c’est toi qui m’as tourné vers le néant. Tu m’as fait tant de mal, et je t’aime tant ! et cependant tu n’es plus pour moi qu’une souvenance confuse ; les ans ont passé vite, et m’ont fait jeune homme ; mais toi, ils t’ont vieillie, ternie, fanée ; tu n’es plus un bouton d’or, tu es un saule creux qui penche. Les cavaliers ne te regardent plus ; tu n’as plus de cour, tu n’es plus reine. Si, alors, tu avais voulu cueillir mon amour, amaranthe immortelle, qui ne se flétrit point, elle t’ornerait encore. Mère, tu aurais un enfant passionné dans tes bras ; mon sang, mes baisers chaleureux rappelleraient ta vie qui s’en va ; tu aurais eu jusqu’au bout un compatissant appui ; ma jeunesse aurait obombré ton âge, et mon bras puni le rieur qui aurait levé ton voile.
Que sont-ils devenus tous tes beaux muguets, amants charnels, que sont-ils devenus ?… À peine se rappelleraient-ils ton nom. Vrais cosaques à cheval, ces hommes auxquels tu t’es livrée t’ont jeté leur passion nomade ; ils t’ont butinée sur leur chemin. Pauvre femme ! insensée ! voilà donc les amis que tu te préparais pour le retour. Souffre, souffre maintenant ; il est bien juste que je sois vengé, j’ai tant souffert ! Maintenant, peut-être, tes joues que nul baiser ne ravive sont mouillées de pleurs, tu languis solitaire, et cette solitude inaccoutumée te mine ; peut-être en es-tu réduite, quel abaissement ! à faire des minauderies à de jeunes hommes qui te repoussent et te tournent le dos. Quand tu veux parler d’amour, on ricane. Souffre, souffre long-temps, que je sois bien vengé ! Inconcevable passion, je t’aime encore, je le sens là, je ne puis me le cacher ; je t’aime, et je te hais profondément ; et cependant, si tu venais me prendre la main, si tu venais me dire tout bas ce mot que tu m’as toujours tu, si tu venais me dire je t’aime, comme autrefois… car tu m’as aimé, j’en suis sûr ; je suis sûr que tu as étouffé ton amour pour moi, que tu as repoussé le mien, parce que aimer, être aimé d’un enfant obscur n’était pas ce que voulait ton esprit orgueilleux, et je t’aime encore aussi violemment ; et pourtant, te dis-je, si tu venais à moi, je te repousserais ; car je t’aime aujourd’hui pour ce que tu as été, et non pour ce que tu es. Si tu te jetais à mes genoux, je serais sans pitié, je te frapperais ; si tu t’attachais à mes pas, froid, je te traînerais, je serais vengé.
Puis, accoudé, silencieux, ce pauvre Champavert pleurait amèrement.
– C’est le premier pas dans la vie, qui décide de la vie ; versez du vinaigre dans le vin le plus doux, il deviendra vinaigre, murmura-t-il en ramassant les débris de la boîte d’écaille qu’il baisait et mettait dans sa bourse.
Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeau sur son front, sort et clôt sa porte.
– Voici ma clef, dit-il en descendant au concierge ; je pars pour un voyage lointain ; si quelqu’un venait me demander, vous voudrez bien lui dire que j’ai quitté pour long-temps cette ville.
– Iriez-vous en Espagne, que vous aimez tant ?
– Plus loin.
– En Alger ?
– Plus loin.
Il sortit.
Vers le soir, un camarade le rencontra rue Jean-Jacques-Rousseau, au moment où il sortait de la poste.
À huit heures environ, sur la hauteur de Montmartre, dans le chemin des Rosiers, il sonnait à un guichet rouge.
Une jeune fille ouvrit : ses cheveux blonds flottaient sur sa robe blanche ; son teint pâle et son regard soucieux, son allure langoureuse, quoique dégagée, sa poitrine rentrée et sa tête inclinée, disaient tristement que la souffrance, comme une foudre, avait ravagé et ravageait cette belle créature, cassée, défleurie.
En apercevant Champavert, elle jeta un cri de surprise.
– Vous, mon sauvage, à cette heure, quelle aventure !…
– Amie, si je suis venu, ce n’est point par aventure, c’est tout à votre intention.
– Champavert, vous me permettrez au moins le doute.
– Mauvaise, vous voulez me blesser ! – Es-tu seule ?
– Oui !
– Tout à fait seule ?
– Oui !
– Ton père ?
– Il est descendu à la ville.
– Enfin, c’est bien heureux ! Je puis te voir et te parler à loisir, sans gros yeux qui épient et sans grandes oreilles qui espionnent.
– Qui vous change donc ainsi, mon Champavert ? quel soleil a donc fondu la glace de votre cœur ? Ah ! vraiment, il vous sied bien, après deux mois d’absence, de venir jouer à l’amoureux.
– Flava, je ne joue rien ; je suis pour toi ce que j’ai toujours été. J’accepte tes reproches, je sais qu’en apparence je puis en mériter ; je suis peu assidu, il est vrai, mais tu règnes en mon cœur toujours ; tu règnes comme la patrie dans le cœur d’un proscrit ; tu règnes comme la vie dans le cœur d’un condamné. L’absence ne détruit pas l’amour, tu le sais. Je suis peu assidu, c’est vrai, que veux-tu que je vienne faire ici plus souvent ? Souffrir !… Toujours gardée à vue, comme une criminelle d’État, je ne puis seulement te presser la main, te dire un mot bas à l’oreille ; à peine si nos regards peuvent s’entendre ; cela me fait trop de mal, je ne puis le supporter ! Que de fois j’ai été tenté de frapper ton père, tes geôliers, de te prendre le bras et de te dire fuyons ! Ah ! si tu étais libre, ou si du moins nous pouvions nous livrer à de douces causeries, tu ne te plaindrais pas de l’infréquence de mes visites.
– Mais, qu’importe !… puisque ta vue seule me remet tant de courage au cœur. Ah ! c’est cruel, Champavert, de haïr ainsi une femme, et puis de sortir de terre comme un démon, deux ou trois fois l’année, pour venir lui mentir, lui dire qu’on l’aime ; ah ! c’est cruel, Champavert !
– Flava, tu me traites durement, tu me tortures à plaisir ! Faudra-t-il donc toujours, comme un débutant, renouveler mes aveux d’amour ? toujours faire de nouvelles protestations ? Tu devrais au moins me connaître depuis six ans que nous sommes liés. Si je ne suis pas assidu, suis-je pas fidèle amant ? Je sais que tu as le droit de douter de moi ; qu’autrefois, tout enfant, j’ai été mauvais, mais ma constance n’a-t-elle pas racheté tout cela ? Je t’aime, Flava, je t’aime profondément, à tout jamais ! Veux-tu encore un serment ? je t’aime, Flava ! et te le jure sur le corps…
– Silence ! Champavert, silence ! n’invoquez pas son ombre !
– Ne pleure pas, Flava ! ne pleure pas, bonne mère, tes larmes ont assez creusé tes joues, tes larmes sont amères à mes lèvres ; ne pleure pas, bonne mère ! il est plus heureux que nous, il n’est pas.
– Plus heureux que nous, il n’est pas… Champavert, tu dis vrai : que j’aime cette pensée !… Oh ! dis-moi, serais-tu prêt ?
– Non, ma toute belle, attendons encore, peut-être des jours meilleurs vont se lever pour nous ; si jeunes encore, nous avons un long avenir ! Attendons encore, nous avons bu l’absinthe avant le festin, attendons, après le deuil de la nuit, le jour et la rosée.
– Champavert, quand un arbre a été atteint de la foudre, nul printemps ne saurait le reverdir ; il dessèche sur pied, jusqu’à ce qu’un bûcheron le renverse de sa hache ; Champavert, attendrons-nous le coup de hache de la mort, tardif bûcheron ? Ce serait une lâcheté !
– Il est téméraire de préjuger l’avenir : ma belle, dépouillons-nous de cette sombreur, soyons moins élégiaques, s’il vous plaît ?
– C’est cela, à loisir, plaisantez ! Vous grimacez, Champavert, votre rire n’est pas un rire qui part du cœur, c’est un rire de supplicié. Tout à l’heure vous vous êtes trahi.
Pendant ces causeries, sous la salle d’ombrage, la lune était montée à l’horizon, et ses rayons, perçant au travers le feuillage vacillant des marronniers, semait le sable de nacres et l’obscurité de phalènes d’argent. Le rossignol ne chantait pas encore son nocturne, et l’on n’entendait rien dans l’immensité, sinon le son amoureux de leur voix qui s’élevait comme le soupir d’une gnomide.
– La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, et descendons le clos ; viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a bien long-temps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; le houx ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté ? Allons voir.
– Oh ! non pas, ce houx est vert et touffu et l’herbe haute et belle ; mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose chaque nuit.
– Chaque nuit tu descends à la source ?
– Oui, chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève et descends faire ma prière sur sa tombe ; quand j’ai bien prié et bien pleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble me pardonner mon crime ; il me semble entendre dans le silence universel une voix partant des étoiles, qui me crie : – Ton crime n’est pas le tien, faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à la société ! que son sang retombe sur eux et sur elle !… Je rentre avant l’aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans rêves affreux.
– Mystérieuse ! pourquoi ne me parlas-tu jamais de tes visites nocturnes ? je m’y serais trouvé aussi, moi, je serais venu prier et pleurer avec toi !
– Garde-t-en, Champavert, garde-t-en bien, tu me perdrais ! Plusieurs fois, mon père soupçonneux m’a suivie, j’en suis sûre, je l’ai vu, là, caché derrière le mur de la citerne, il m’écoutait ; nous nous serions trahis. Aussi, ai-je bien soin de prier bas, de peur qu’il n’entende pourquoi je prie. Il m’a demandé plusieurs fois, avec un sourire d’intelligence, si je n’étais pas somnambule : j’ai feint de ne pas comprendre, et, sans me déconcerter, j’ai répondu que cela pouvait bien être.
Ils étaient presque au bas du sentier rapide qui conduit à la source ; la lune avait disparu, le ciel était noir, quelques éclairs passaient comme des phosphores à l’horizon, Flava était appuyée sur le bras de Champavert, qui froissait dans sa main une branche de verveine.
– Quelle odeur plus suave que cette verveine des Indes ! Aimes-tu les fleurs, Flava ?
– Beaucoup.
– Toi, aimer les fleurs, Flava, c’est de l’amour-propre ! aimes-tu les parfums ?
– Beaucoup.
– Pour moi, je les aime follement ! on dit que cela sied mal à un homme, que m’importe ! je n’en suis pas plus efféminé pour cela. Si je me laissais aller, je remplirais mon logis de plantes balsamiques, je me chargerais de senteurs comme une petite maîtresse. Quand je suis accablé, une branche de chèvrefeuille odorant est pour moi toute une consolation.
Bien des cavaliers montent la garde pour une belle, à son balcon ; moi, je la monterais pour une fleur ; bien des cavaliers font de longs chemins pour causer d’amour, j’irais en Espagne pour une bergamote, en Orient pour du benjoin ; bien des cavaliers vendent leur manteau pour en jouer le prix, moi, je troquerais le mien contre un flacon d’essence de roses.
Mais, pour moi, par-dessus tout, Flava, tu es le flacon le plus odorant, le réséda le plus suave, le baume arabique le plus précieux ! Aussi, pour toi, je ferais plus que de guetter sous un balcon, je ferais plus qu’un pèlerinage, je ferais plus que de me dépouiller de mon manteau, je vivrais, si tu l’exigeais !…
– Tu te trahis encore, Champavert, serais-tu prêt ? dis-le moi, je t’en prie, souviens-toi de ta promesse !
– Oh ! non pas cela, je veux dire que si j’étais décidé au néant, et que tu voulusses que je vécusse, je vivrais.
– Champavert, tu blasphèmes en parlant ainsi de néant, tu me fais mal infernalement !… Regarde donc ce ciel sillonné, cette plaine, ces monts, cette majestueuse nature ! regarde-moi ! et après cela, crois au néant si tu peux ?
– Comme toi, Flava, j’aimais jadis les poëmes et les phrases.
– Hélas ! si nous ne devions pas renaître heureux pour l’éternité, ce serait bien atroce !… Une vie de souffrances et de misères et plus rien après ?…
– Le néant.
– Oh ! tu ne le crois pas !
– Si, je le crois ! C’est par lâcheté que les hommes reculent devant l’anéantissement : ils se façonnent à leur guise une vie future, se bercent et s’enivrent de ce mensonge qu’ils se sont fait à eux-mêmes ; et, tous contents de cette trouvaille, quand ils agonisent, comme des fous sur le lit de fer, avec un rire niais sur les lèvres, ils vous disent : – Adieu ! au revoir, je pars pour un monde meilleur, nous nous retrouverons là-haut ! et puis, avec un rire encore plus niais, les héritiers, joyeux dans le cœur, répondent : – Adieu ! bon voyage ! nous nous rejoindrons avant peu, préparez nos places dans l’hôtellerie du paradis.
Eh bien ! non ! idiots que vous êtes ! vous allez où vont toutes choses, au néant !… Et c’est face à face avec la mort, et le pied dans la fosse, lâches, que je vous dis cela ! Je ne veux pas d’une autre vie, j’en ai assez de vivre, c’est le néant que j’appelle !
– Taisez-vous, taisez-vous, Champavert, ne blasphémez pas ainsi ; si vous saviez, votre regard est affreux ! Mais quelle serait donc, mon ami, la récompense des malheureux torturés ici-bas ?
– Qui dédommagera le cheval de ses sueurs, la forêt de la hache, de la scie et du feu ?… Sans doute, il y a une autre vie aussi pour les chevaux et les chênes ?… Un paradis !…
– Vous êtes égaré, taisez-vous, Champavert, Dieu vous entend ; ne craignez-vous pas son tonnerre ?
– S’il était un Dieu qui lançât la foudre, je le défierais ! Qu’il me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entend tout, je le défie !… Tiens, je crache contre le ciel ! tiens, regarde là-bas, vois-tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l’horizon ? on dirait qu’il a peur de moi. Ah ! franchement, ton Dieu n’est pas susceptible sur le point d’honneur : si j’étais Dieu, si j’avais des tonnerres à la main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, un ver de terre !
Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu, et vous avez bien fait, car, s’il était un Dieu, il serait pendable.
– Oh ! laissez-moi fuir, la terre s’entrouvre sous vos pas ! Satan, tu me fais horreur !… laissez-moi, Champavert, moi, je n’ai pas fait de pacte ; je vous en prie, taisez-vous, je suis morte si vous blasphémez plus ! Faut-il donc que je baise vos pieds ?…
– Jusqu’à cette heure, j’avais gardé mon sang-froid, mais tant de misères m’enragent !… Oh ! si je tenais l’humanité comme je te tiens là, je l’étranglerais ! Si elle n’avait qu’une vie, je la frapperais de ce couteau, je l’anéantirais ! si je tenais ton Dieu, je le frapperais comme je frappe cet arbre ! si je tenais ma mère, ma mère qui m’a donné la vie, je l’éventrerais ! C’est une chose infâme qu’une mère !… Ah ! si du moins elle m’avait étouffé dans ses entrailles, comme nous avons fait de notre fils… Horreur !… Je m’égare…
Monde atroce ! il faut donc qu’une fille tue son fils, sinon elle perd son honneur !… Flava ! tu es une fille d’honneur, tu as massacré le tien !… tu es une vierge, Flava ! Horreur !…
Ôte-toi de dessus de cette fosse, que je creuse la terre de mes ongles ; je veux revoir mon fils, je veux le revoir à mon heure dernière !
– Ne troublez pas sa tombe sacrée…
– Sacrée !… Je te dis que je veux revoir mon fils à mon heure dernière ! laisse-moi fouiller cette fosse !
La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les éclairs jetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distinguait Flava, échevelée ; sa robe blanche semblait un linceul, elle était couchée sous les touffes du houx. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles et de son poignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa tenant au poing un squelette chargé de lambeaux : – Flava ! Flava ! criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ; tiens, voilà ce qu’est l’éternité !… Regarde !
– Vous me faites bien souffrir, Champavert, tuez-moi !… Tout cela pour un crime, un seul, ah ! c’en est trop…
– Loi ! vertu ! honneur ! vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre proie !… Monde barbare, tu l’as voulu, tiens, regarde, c’est ton œuvre, à toi. Es-tu content de ta victime ? es-tu content de tes victimes ?… – Bâtard ! c’est bien effronté à vous, d’avoir voulu naître sans autorisation royale, sans bans ! Eh ! la loi ? eh ! l’honneur ?…
Ne pleure pas, Flava, qu’est-ce donc ? rien : un infanticide. Tant de vierges timides en sont à leur troisième, tant de filles vertueuses comptent leurs printemps par des meurtres… Loi barbare ! préjugé féroce ! honneur infâme ! hommes ! société ! tenez ! tenez votre proie… Je vous la rends ! ! !
En hurlant ces derniers mots, Champavert lança au loin le cadavre qui, roulant par la pente escarpée, vint tomber et se briser sur les pierres du chemin.
– Champavert ! Champavert ! achève-moi ! râlait Flava, froide et mourante ; es-tu prêt, maintenant ?…
– Oui !…
– Frappe-moi, que je meure la première !… Tiens, frappe là, c’est mon cœur !… Adieu ! ! !
– Au néant ! ! !
À ce dernier mot, Champavert s’agenouilla, mit la pointe du poignard sur le sein de Flava, et, appuyant la garde contre sa poitrine, il se laissa tomber lourdement sur elle, l’étreignit dans ses bras : le fer entra froidement, et Flava jeta un cri de mort qui fit mugir les carrières.
Champavert retira le fer de la plaie, se releva, et, tête baissée, descendit la colline et disparut dans la brume et la pluie.
Le lendemain, à l’aube, un roulier entendit un craquement sous la roue de son chariot : c’était le squelette charnu d’un enfant.
Une paysanne trouva près de la source un cadavre de femme avec un trou au cœur.
Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur, en sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmi un monceau de chevaux, un homme couvert de sang ; sa tête, renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme un pieu.
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Décembre 2008
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[1] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[2] Sic – imprégné. (Note du correcteur – ELG.)
[3] Sic – valse. (Note du correcteur – ELG.)
[4] Aimable, amical. (Note du correcteur – ELG.)
[5] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[6] Sic – imbroglio. (Note du correcteur – ELG.)
[7] Sic - truands. (Note du correcteur – ELG.)
[8] Sic – ara. (Note du correcteur – ELG.)
[9] Félin à pelage fauve taché de noir ; autres orthographes : chat-pard, chat pard. (Note du correcteur – ELG.)
[10] Sic - nabi. (Note du correcteur – ELG.)
[11] Graphie acceptée au début du XIXe siècle. (Note du correcteur – ELG.)
[12] Sic – Paraguay. (Note du correcteur – ELG.)
[13] Sic – camérier. (Note du correcteur – ELG.)
[14] Sic – ferronnière. (Note du correcteur – ELG.)
[15] Graphie acceptée au début du XIXe siècle, que l’on retrouve par exemple dans Leçons d'anatomie comparée de G. Cuvier. (Note du correcteur – ELG.)
[16] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[17] Sic – calcidoine ? (Note du correcteur – ELG.)
[18] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[19] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[20] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[21] Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[22] Graphie acceptée au début du XIXe siècle. (Note du correcteur – ELG.)
[23] Graphie rare mais qu’on trouve parfois à l’époque : Besch. 1845. (Note du correcteur – ELG.)
[24] Sic – recrue. (Note du correcteur – ELG.)
[25] Sic – l’acupuncture. (Note du correcteur – ELG.)