Joseph Conrad

L’AGENT SECRET

1907

Traduction de H. D. Davray

CHAPITRE PREMIER

Quand il s’absentait le matin, M. Verloc laissait la boutique aux soins de son beau-frère, ce qui n’offrait pas d’inconvénients, car les affaires, en tous moments assez calmes, étaient relativement nulles jusque vers le soir. M. Verloc s’inquiétait peu, d’ailleurs, de cette partie ostensible de ses occupations… En outre, sa femme était là pour surveiller son beau-frère.

L’étroite boutique occupait le peu de largeur de la maison, une hideuse maison de brique comme il en existait beaucoup avant que l’on eût commencé à reconstruire les vieux quartiers de Londres, et cette sorte de boîte carrée avait une façade divisée en petits panneaux vitrés. Pendant le jour, la porte restait fermée ; le soir elle s’entrouvrait discrètement.

Derrière le vitrage, s’étalaient des photographies de danseuses plus ou moins déshabillées ; des paquets indéfinissables, emballés comme des spécialités médicales ; des enveloppes en papier jaune très mince, cachetées et étiquetées 2 shillings et 6 pence en larges chiffres noirs. Accrochées à une corde, comme pour sécher, pendaient quelques publications comiques françaises de dates reculées. Il y avait aussi une grande tasse de porcelaine bleu foncé, une cassette en bois noirâtre, des fioles d’encre à marquer et des timbres en caoutchouc ; des livres au titre suggestif ; de vieux numéros de journaux inconnus, mal imprimés, aux dénominations ronflantes : la Torche, le Gong. Et les deux becs de gaz, soit par économie, soit pour le gré de la clientèle, étaient toujours baissés.

Cette clientèle se composait tantôt de tout jeunes gens qui hésitaient un moment devant la montre avant de se faufiler brusquement à l’intérieur ; tantôt d’hommes d’un âge plus mûr et d’aspect plutôt minable. Ceux-ci portaient généralement le col de leur pardessus relevé jusqu’à la moustache, le feutre rabattu sur les yeux ; des traces de boue maculaient le bas de leur pantalon, vêtement de camelote élimé par un trop long usage et recouvrant des jambes qui ne paraissaient pas valoir mieux. Les mains enfoncées dans les poches, ils entraient de biais, l’épaule la première, comme s’ils avaient espéré, par cette tactique, empêcher la sonnette de se mettre en branle ; mais bien qu’irrémédiablement fêlée, cette sonnette suspendue à un ressort en spirale ne manquait jamais, à la moindre provocation, de retentir derrière le dos du client avec une impudente malignité.

À ce signal, du fond de l’arrière-boutique, M. Verloc arrivait à pas pesants ; franchissant une crasseuse porte vitrée, située derrière le comptoir de bois peint, il se présentait, les yeux lourds, avec la mine d’un homme qui a passé la journée couché, tout habillé, sur un lit défait. Tout autre à sa place aurait pris soin de corriger un peu sa mise et sa physionomie, dans le commerce de détail, une bonne part du succès dépendant de la tournure aimable et engageante du vendeur. Mais M. Verloc connaissait son affaire, et n’entretenait pas la moindre inquiétude au sujet de l’impression esthétique qu’il pouvait produire sur sa clientèle. Avec un aplomb imperturbable et un regard décidé, qui semblait toujours retenir la menace de quelque machination inquiétante, il tendait à l’acheteur, par-dessus le comptoir, un objet qui, selon toute évidence, était loin de valoir le prix scandaleux qu’il en recevait ; par exemple, une petite boîte de carton qui paraissait ne rien contenir, ou l’une de ces minces enveloppes jaunes soigneusement cachetées ; ou bien un livre à la couverture sale, étalant un titre plein de promesses. De temps en temps, il arrivait que l’une des danseuses jaunies trouvait preneur, tout comme si elle avait été vivante.

Parfois, c’était Mme Verloc qui répondait à l’appel de la sonnette fêlée. Winnie Verloc était une femme jeune, la poitrine forte sanglée dans un corsage ajusté, et les hanches larges. Le regard assuré et calme, comme celui de son mari, elle gardait, derrière le rempart du comptoir, la plus impénétrable indifférence. Il arrivait qu’un client de hasard, déconcerté à sa vue, demandait en balbutiant une bouteille d’encre dont il n’avait nul besoin, et qu’il jetait subrepticement dans le ruisseau, une fois dehors, après l’avoir payée trois fois sa valeur.

Les visiteurs nocturnes – ceux aux collets relevés et aux feutres rabattus – faisaient un petit salut familier à Mme Verloc, accompagné de quelques brèves paroles de politesse, et, soulevant le battant situé à l’extrémité du comptoir, passaient immédiatement dans le salon. Car la porte de la boutique était l’unique entrée de la maison où M. Verloc se livrait à son négoce interlope, où il exerçait sa vocation de protecteur de la société et cultivait ses vertus domestiques. M. Verloc pouvait passer essentiellement pour un homme d’intérieur : aucun de ses besoins, d’ordre spirituel, moral ou physique, n’étant de nature à l’attirer beaucoup au-dehors, il goûtait à la maison le bien-être matériel et la paix de l’âme, en même temps que les attentions conjugales de Mme Verloc et les égards déférents de sa belle-mère.

La mère de Winnie, respectable dame, corpulente et poussive, au large visage tanné, apparaissait toujours ornée d’une perruque noire que surmontait un bonnet blanc. Ses jambes enflées la rendaient inactive. Elle se prétendait d’origine française, ce qui pouvait bien être vrai. Veuve d’un restaurateur qui la laissa fort démunie, elle s’était créé des ressources en sous-louant sa maison en appartements meublés pour célibataires ; cette maison, située dans le voisinage d’une longue rue déchue de sa splendeur première, était comprise administrativement dans l’aristocratique quartier de Belgravia, répartition topographique qui présentait un incontestable avantage pour la rédaction des annonces captieuses destinées à amorcer les chalands. Néanmoins, les clients de la digne veuve n’étaient pas précisément de la catégorie la plus distinguée. Quels qu’ils fussent, d’ailleurs, Winnie aidait sa mère à assurer leur confort. En elle aussi on pouvait reconnaître des indices de la descendance française dont se targuait la vieille dame ; par exemple, dans l’art qu’elle apportait à disposer son abondante chevelure ou à ajuster ses vêtements. Winnie joignait à ces talents d’autres charmes : sa jeunesse, son teint clair, ses formes généreuses et son impénétrable réserve qui agissait sur les locataires comme une provocation, et n’allait pas jusqu’à lui interdire des dialogues menés d’une part avec entrain, et d’autre part (la sienne) avec une sereine amabilité.

M. Verloc, en tout cas, ne demeura pas insensible à ces attraits. Client intermittent de la logeuse, il arrivait, puis repartait, sans aucun motif apparent. D’ordinaire, il débarquait à Londres, venant du continent, comme la grippe ; seulement, la presse ne trompettait pas son arrivée, à lui. Ses visites étaient dénuées de tout apparat ; il déjeunait dans son lit où il se prélassait jusqu’à midi – et parfois même plus tard encore. S’il quittait la place Belgravia pour quelque mystérieuse affaire, il en partait tard et y rentrait de bonne heure – aux environs de trois ou quatre heures du matin – et, à suivre les détours qu’il faisait pour revenir, on aurait cru qu’il éprouvait de singulières difficultés à retrouver le chemin de son logis temporaire. À son réveil, vers les dix heures, lorsque Winnie lui apportait son déjeuner, il lui adressait ses civilités sur un ton badin, avec la voix enrouée et épuisée d’un homme qui aurait parlé sans discontinuer pendant plusieurs heures. Ses gros yeux lourds, chargés de regards amoureux et languissants, s’attachaient à chacun des gestes de la belle fille, et ses lèvres épaisses distillaient de mielleuses flatteries.

La mère de Winnie professait une très haute estime pour M. Verloc. De l’expérience qu’elle avait pu acquérir« dans les affaires Â», la brave femme s’était fait un idéal des bonnes manières d’après celles des habitués de comptoir et M. Verloc approchait de cet idéal, il l’atteignait même.

– Naturellement, mère, nous vous garderons avec nous, vous et vos meubles, – avait déclaré Winnie quand le mariage fut décidé.

Car on abandonnait la maison meublée, M. Verloc ayant opiné d’un ton d’oracle « que pour ses occupations Â» cela valait mieux ainsi.

En quoi consistaient ces occupations ? Il ne le révéla jamais ; toutefois, peu de temps avant le mariage, il s’avança jusqu’à confier à Winnie qu’elles touchaient à la politique ; même il l’avertit qu’elle aurait à se montrer aimable envers ses amis. Ce à quoi elle répondit, avec son regard direct et impénétrable, que c’était bien naturel. Et la belle-mère ne put jamais découvrir s’il avait plus tard mieux renseigné sa femme.

Dès que les fiançailles furent officielles, M. Verloc prit la peine de se lever avant midi. Pour se concilier la sympathie de l’invalide qui ne quittait guère son siège, dans la salle à manger du sous-sol, M. Verloc descendait prendre son petit déjeuner en bas ; il caressait le chat, tisonnait le feu, et il manifestait une évidente répugnance à quitter le confort un peu fétide du sous-sol ; néanmoins, il passait toutes ses soirées dehors et ne rentrait que très avant dans la nuit, sans jamais offrir à Winnie de la mener au théâtre, comme un monsieur aussi gentil que lui aurait dû le faire.

Les nouveaux époux se chargèrent donc de la logeuse et son mobilier, comme il avait été convenu, et la belle-mère éprouva quelque déception devant l’aspect sordide de la boutique. Le séjour, dans cette étroite rue, fut d’ailleurs funeste pour les jambes de la vieille dame, qui prirent d’énormes proportions. Mais, d’autre part, elle se trouvait débarrassée de tout souci matériel : c’était bien quelque chose. La nature pondérée de son gendre lui inspirait un sentiment de parfaite sécurité ; incontestablement, l’avenir de sa fille paraissait assuré, et peut-être celui de son fils Stevie ne l’était pas moins, par suite de cet heureux mariage. Il avait toujours été une cause de soucis, ce cher Stevie ; mais maintenant, elle commençait à espérer que le « pauvre garçon Â» serait à l’abri des tracas de ce monde. Et au fond de son cÅ“ur, elle ne fut peut-être pas fâchée de constater, d’année en année, que les Verloc restaient sans enfant. Comme cette circonstance semblait laisser M. Verloc parfaitement indifférent, et qu’au surplus Winnie dispensait à son frère une affection quasi maternelle, c’était peut-être ce qui pouvait arriver de mieux pour ledit Stevie.

Fort difficile à caser, en effet, ce garçon. Faible de santé, on eût pu lui trouver une assez jolie figure, malgré son aspect chétif, n’eût été sa lèvre inférieure qu’il laissait toujours pendre lamentablement. Grâce à notre excellent système d’instruction obligatoire, il avait tout de même appris à lire et à écrire. Mais placé dans une maison de commerce où il fut affecté au département des courses, il se montra peu brillant dans cette carrière. Il oubliait ses messages, facilement détourné du droit chemin par le spectacle des chats et des chiens errants, qu’il suivait le long des ruelles étroites jusque dans les impasses les plus nauséabondes ; par les comédies de la rue, qu’il contemplait la bouche ouverte, au grand dommage des intérêts de son patron, ou par les drames des chevaux tombés, drames poignants qui lui arrachaient parfois des cris aigus, au grand déplaisir des curieux, lesquels n’aimaient pas être dérangés par ces accents de détresse dans l’agréable contemplation d’un spectacle national. Il arrivait aussi que, lorsqu’un policeman grave et protecteur voulait le reconduire, Stevie perdait totalement, pour quelque temps du moins, la mémoire de sa propre adresse ; une question un peu brusque le faisait bégayer jusqu’à la suffocation, et si quelque chose le tourmentait, il se mettait à loucher d’une façon horrible.

Pourtant – c’était encourageant – il n’eut jamais de crises nerveuses caractérisées. Aux jours de son enfance, devant les mouvements d’impatience du brutal restaurateur, il se contentait de se réfugier derrière les jupes courtes de sa sÅ“ur. Par contre, on eût pu le soupçonner de dissimuler un fond de perversité maligne. Lorsqu’il eut quatorze ans, un ami de feu son père, représentant d’une fabrique étrangère de lait concentré, lui avait attribué un emploi dans ses bureaux ; mais, certain après-midi de brouillard, en l’absence de son patron, on l’avait surpris en train d’allumer un feu d’artifice dans l’escalier. Les majestueuses fusées, les soleils furieux, les pétards assourdissants détonaient en succession rapide, et l’affaire aurait pu devenir grave. Une panique s’empara de la maison. Des commis, l’œil égaré, suffoqués, se bousculaient dans les couloirs pleins de fumée ; des chapeaux hauts de forme et de vieux messieurs déboulaient les uns derrière les autres, franchissant plusieurs marches à chaque saut. Il fut difficile de découvrir quels motifs avaient poussé Stevie à cet accès d’originalité. Ce n’est que plus tard que Winnie put lui arracher une vague confession, où elle crut démêler que deux de ses jeunes collègues, ayant travaillé son imagination par quelque histoire de torture ou de cruauté, il avait cru faire acte de justicier en mettant le feu à la maison. Quant au patron, jugeant Stevie dangereux autant qu’inutile, il le congédia sur-le-champ.

Après cet exploit altruiste, Stevie fut relégué au sous-sol de la maison de Belgravia, où il aida à laver la vaisselle ; on le préposa en outre au nettoyage des chaussures de messieurs les locataires, qui lui donnaient de temps à autre un shilling, et M. Verloc était au nombre des plus généreux. Mais ces largesses ne formaient pas un total bien considérable, et les intérêts composés de ce capital ne permettraient jamais au bénéficiaire de vivre de ses rentes ; si bien que lorsque les fiançailles de Winnie furent décidées, la mère ne put se retenir de soupirer et de se demander, en jetant un regard vers le sous-sol, ce que deviendrait maintenant le pauvre Stevie.

Heureusement, M. Verloc parut disposé à l’héberger, comme sa future belle-mère, et au même titre que le mobilier de la famille, – le plus clair de leur fortune. Toute la maisonnée émigra donc vers la nouvelle demeure. Les meubles furent distribués pour le mieux dans la maison : la mère et le fils furent confinés dans les deux pièces de derrière, au premier étage : entre-temps, Stevie, avec une soumission aveugle et tendre, aidait Winnie aux travaux du ménage. Un fin duvet, comme une brume d’or, adoucissait à présent la ligne dure de sa mâchoire inférieure, et M. Verloc se disait parfois qu’on devrait bien songer à placer cet adolescent. Stevie occupait ses loisirs à décrire des circonférences sur du papier avec un crayon et un compas, et il y mettait toute son application, les coudes aplatis sur la table de la cuisine, tandis que, du fond de la boutique, par la porte restée ouverte, sa sÅ“ur le surveillait avec une vigilance toute maternelle.

CHAPITRE II

Tels étaient la maison, le ménage et le commerce que laissait derrière lui M. Verloc, ce matin-là, sur la pointe de dix heures et demie. Il sortait rarement de si bon matin et toute sa personne exhalait comme une fraîcheur de rosée.

Il avait endossé sans le boutonner son pardessus de drap bleu ; ses chaussures reluisaient, ses joues rasées de frais avaient un éclat de neuf ; jusqu’à ses yeux qui malgré les lourdes paupières, grâce aux bienfaisants effets d’une paisible nuit de repos, lançaient des regards plus vifs.

À travers les grilles de Hyde Park, il regardait complaisamment le défilé des cavaliers ; des couples passaient, harmonieux, au petit galop de leurs montures ; d’autres s’avançaient posément, au pas de promenade ; des groupes de trois ou quatre flânaient ; des cavaliers se détachaient, solitaires, l’air rébarbatif ; et des amazones, seules aussi, étaient suivies à distance par un groom portant une cocarde à son chapeau et une ceinture de cuir sur sa tunique ajustée. Des attelages fuyaient, rapides, coupés à deux chevaux pour la plupart ; çà et là, une victoria, une coiffure féminine émergeant d’une fourrure de bête sauvage au-dessus de la capote repliée.

Et sur cette scène, le soleil si particulier de Londres, – auquel on ne pouvait rien reprocher sinon de paraître injecté de sang, – semblait monter la garde, ponctuel et bienveillant, à peine au-dessus de Hyde Park Corner. Le sol, sous les pieds de M. Verloc, avait une teinte vieil or, – dans cette lumière diffuse, où ni mur, ni arbre, ni homme, ni bête, ne portaient ombre. M. Verloc cheminait vers l’ouest, à travers une ville sans ombres, dans une atmosphère poudrée d’or. Des rayons rouges, cuivrés, dessinaient les toits des maisons, les angles des murs, les panneaux des voitures, jusqu’aux robes lustrées des chevaux et au dos vaste du pardessus de M. Verloc, et laissaient partout comme un terne reflet de rouille.

Mais M. Verloc n’avait pas la moindre conscience de cette oxydation de sa personne. Il suivait d’un Å“il approbateur, à travers les barreaux de la grille, les témoignages du luxe et de l’opulence de la grande ville. Il fallait protéger tous ces gens-là ; la protection est le premier besoin des privilégiés. Il fallait les protéger ; et aussi leurs chevaux, leurs voitures, leurs maisons, leurs serviteurs ; et il fallait protéger la source de leurs richesses au cÅ“ur de la cité et au cÅ“ur du pays ; il fallait protéger tout l’ordre social favorable à leur hygiénique oisiveté, contre l’inepte envie de ceux qui peinent à des tâches malsaines.

M. Verloc se serait frotté les mains de plaisir s’il n’avait été, par tempérament, ennemi de tout effort superflu. L’oisiveté n’était point chez lui commandée par l’hygiène ; mais elle lui seyait parfaitement. Il lui vouait une sorte de fanatisme inerte, ou, si l’on veut, d’inertie fanatique. Né de parents besogneux, pour une vie laborieuse, il avait choisi l’indolence, poussé par un instinct aussi profond et aussi impérieux que celui qui guide la préférence d’un homme dans le choix d’une femme entre mille. Il était trop paresseux pour faire même un démagogue, un orateur ouvrier, un meneur de grèves. C’eût été là trop de tourment. Il lui fallait une forme plus parfaite de bien-être, ou peut-être était-il la victime d’un doute philosophique quant à l’heureux aboutissement de tout effort humain. Une telle espèce d’indolence requiert et implique une certaine somme d’intelligence. M. Verloc n’était pas dénué d’intelligence, et à l’idée d’un ordre social menacé il aurait eu, sans doute, à sa propre adresse, un clignement d’œil, s’il n’avait pas fallu un effort pour produire cette marque de scepticisme. Ses gros yeux proéminents ne se seraient guère adaptés à cet exercice ; ils appartenaient plutôt à cette espèce d’yeux qui se ferment solennellement pour de majestueuses somnolences.

M. Verloc, aussi imposant et peu démonstratif qu’un animal gras, poursuivait son chemin sans se frotter les mains de satisfaction, ni sans clins d’œil sceptiques à ses pensées. Foulant les pavés sous le poids de ses bottes bien cirées, il avait les dehors d’un artisan prospère, travaillant pour son compte, quelque chose entre un encadreur et un serrurier, un petit patron occupant quelques apprentis. Mais il y avait aussi dans son air quelque chose d’indéfinissable, qu’un artisan n’aurait pu acquérir dans la pratique même malhonnête de son métier, l’air qu’ont tous les gens qui vivent des vices, des folies ou des basses couardises du genre humain ; l’air de nullité morale commun aux tenanciers de tripots, aux agents de renseignements et de police privée, aux débitants de boissons, je dirais même aux marchands de ceintures électriques pour rendre la vigueur aux affaiblis et aux inventeurs de prétendues spécialités médicales ; bien que, pour ces derniers, je ne puisse parler avec une entière certitude, n’ayant pas poussé à fond mes investigations dans ce sens. Pour autant que je sache, si leur physionomie avait quelque chose de parfaitement diabolique, je n’en serais aucunement surpris. Ce que je tiens surtout à affirmer, c’est que la physionomie de M. Verloc n’avait absolument rien de diabolique.

Avant d’arriver à Knightsbridge, M. Verloc tourna à gauche, abandonnant la grande artère pleine de gens affairés, le tumulte des omnibus cahotants et des voitures de livraisons, pour s’engager dans une rue calme que dérangeait seule la fuite rapide et presque silencieuse des « hansoms Â». Sous son chapeau, qu’il portait légèrement en arrière, ses cheveux étaient soigneusement brossés, lissés à souhait, car il se rendait à une ambassade. Et M. Verloc, ferme comme un roc, – un roc d’espèce molle, – suivait maintenant une voie qui selon toute apparence paraissait être une propriété privée. Par sa largeur, par sa libre étendue, elle avait la majesté de la nature inorganique, de la matière qui ne périt jamais. Le seul représentant de l’élément mortel était le coupé d’un médecin, rangé le long du trottoir dans une auguste solitude.

Les marteaux polis des portes étincelaient à perte de vue, et les vitres bien frottées brillaient d’un éclat opaque et sombre. Tout était silencieux : une voiture de laitier traversa bruyamment la perspective lointaine, et un garçon boucher, conduisant avec la noble insouciance d’un automédon aux Jeux Olympiques, tourna le coin de la rue, haut perché sur une paire de roues peintes en rouge.

Un chat surgi d’entre les pierres s’enfuit, l’air pris en faute, à l’approche de M. Verloc, puis disparut dans un soupirail. Et un gros policeman, sorti apparemment de quelque réverbère, surgit à son tour. Figure impassible, il semblait lui aussi faire partie du décor inorganique, et ne prêta pas la moindre attention au passant solitaire.

Prenant encore à gauche, M. Verloc s’engagea dans une rue étroite bordée d’un mur jaune, qui – sans qu’on sût bien pourquoi – portait en lettres noires l’inscription : N° 1, Chesham Square ; or Chesham Square était au moins à soixante mètres de là. Mais M. Verloc, assez cosmopolite pour ne pas se laisser prendre aux chinoiseries de la topographie londonienne, passa tranquillement sans ombre de surprise ou d’indignation.

Grâce à sa persistance, il atteignit enfin le Square qu’il traversa obliquement, afin de parvenir au n° 10. C’était le numéro d’une importante porte cochère qui s’ouvrait dans une autre muraille bien entretenue, entre deux ailes d’habitation ; l’une de ces ailes portait, avec raison d’ailleurs, le n° 9, tandis que l’autre était numérotée 37 ; mais on avait pris soin d’annoncer qu’elle appartenait à Porthill Street, – rue bien connue du voisinage, – au moyen d’une inscription placée au-dessus des fenêtres du rez-de-chaussée par quelqu’une de ces autorités hautement compétentes à qui est confié le soin de conserver la trace des maisons égarées de Londres.

M. Verloc ne s’inquiéta pas de ces incohérences, sa mission étant de protéger le mécanisme social et non de le perfectionner ou même de le critiquer.

L’heure était si matinale que le portier de l’ambassade sortit précipitamment de sa loge, en se débattant encore pour enfiler la manche gauche de sa livrée ; il portait un gilet rouge et des culottes courtes et paraissait légèrement ahuri. M. Verloc, qui s’attendait à cette attaque de flanc, la repoussa en exhibant simplement une enveloppe au sceau de l’ambassade. Le même talisman fit s’incliner le valet de pied qui ouvrit la porte du vestibule, et qui s’effaça pour livrer passage.

Un feu clair flambait dans la haute cheminée, devant laquelle, lui tournant le dos, un personnage d’âge respectable, en habit, une chaîne autour du cou, la figure calme et grave, tenait à deux mains un journal grand ouvert ; il leva les yeux sans changer d’attitude. Un autre valet, en livrée, à culottes brunes et frac à basques pointues, bordées d’un mince galon jaune, s’approcha ; au murmure du nom du visiteur, il pivota sur ses talons et s’éloigna en silence. M. Verloc le suivit, par un couloir du rez-de-chaussée, qui filait à gauche du grand escalier garni de tapis, jusqu’à un petit cabinet, meublé d’une lourde table et de quelques chaises, où on le laissa seul.

Il resta debout, son chapeau et sa canne d’une main, et de l’autre caressant ses cheveux, tandis qu’il regardait autour de lui.

Une porte s’ouvrit sans bruit. M. Verloc, immobilisant son regard dans cette direction, ne vit tout d’abord qu’un costume noir, un crâne chauve et des favoris gris retombant de part et d’autre derrière deux mains ridées. Le nouveau venu tenait devant ses yeux une poignée de paperasses, et il s’avançait vers la table, à petits pas, sans cesser de tourner et de retourner ses papiers ; le conseiller privé Wurmt, chancelier d’ambassade, était très myope. Ce fonctionnaire, déposant ses papiers sur la table, découvrit une face bouffie, d’une laideur mélancolique, encadrée de longs et fins poils gris et barrée d’épais sourcils. Il chaussa d’un lorgnon à monture d’écaille son nez court et uniforme, et sembla tout à coup s’apercevoir de la présence de M. Verloc. Derrière les énormes sourcils, les yeux usés clignotèrent d’une manière pathétique ; mais le personnage ne donna aucun signe de bienvenue. M. Verloc, qui certainement savait se conduire, ne bougea pas davantage ; il modifia seulement la ligne générale de ses épaules et de son dos, jusqu’à laisser deviner une subtile incurvation de l’échine sous la vaste surface de son pardessus, ce qui lui donna le maintien de la plus modeste déférence.

La voix du fonctionnaire s’éleva douce et basse contre toute attente :

– J’ai là quelques-uns de vos rapports, – dit-il, en appuyant fortement le bout de son doigt sur le tas de papiers.

Il se tut, et M. Verloc, qui avait très bien reconnu sa propre écriture, attendit dans le plus profond silence.

– Nous ne sommes pas très satisfaits de l’attitude de la police ici, – continua le fonctionnaire, avec toute l’apparence d’une grande fatigue intellectuelle.

Les épaules de M. Verloc, sans bouger réellement, esquissèrent un léger haussement. Et pour la première fois, ce matin, depuis qu’il était sorti de chez lui, ses lèvres s’ouvrirent.

– Chaque pays a sa police, – formula-t-il philosophiquement.

Mais sur un clignement plus direct du secrétaire à son adresse, il s’empressa d’ajouter :

– Permettez-moi de remarquer que je n’ai aucun moyen d’action sur la police, ici.

– Ce que nous désirons, c’est la manifestation d’un fait précis qui stimulerait sa vigilance. C’est de votre ressort, n’est-ce pas ?

M. Verloc n’eut d’autre réponse qu’un soupir qui s’exhala malgré lui, car au même instant il s’appliquait à conserver une physionomie enjouée.

Le fonctionnaire cligna de plus belle, comme affecté par l’obscurité de la pièce, et avec l’air de répéter une leçon, il reprit :

– L’indulgence coutumière à la magistrature de ce pays et l’absence totale de mesures répressives, tout cela est un scandale pour l’Europe. Ce que nous voulons, c’est que l’élément révolutionnaire qui fermente en certains milieux soit rendu manifeste pour les plus aveugles… Vous ne me direz pas, j’imagine, que cette fermentation n’existe pas… ?

– Elle existe, elle existe, – attesta M. Verloc, révélant soudain les sonorités d’une belle voix de basse contrastant si fort avec le ton de ses premières paroles, que son interlocuteur s’arrêta tout surpris. – Elle existe à un degré dangereux même. Mes rapports des douze derniers mois l’indiquent assez nettement.

– Vos rapports des douze derniers mois, – reprit le conseiller d’État Wurmt du même ton impassible, – je les ai lus. J’en suis encore à me demander pourquoi vous les avez rédigés.

Un silence glacial régna pendant quelque temps. M. Verloc semblait avoir avalé sa langue. Le conseiller regardait fixement les papiers posés sur la table ; puis, les repoussant légèrement :

– La situation que vous exposez là n’est que la cause première de votre utilité. Il nous faut à présent autre chose que des grimoires : la réalisation d’un fait distinct, significatif ; je dirais presque d’un fait alarmant.

– Je n’ai pas besoin d’affirmer que tous mes efforts tendront vers ce but, – commença M. Verloc, avec, dans sa voix rauque, des modulations qui exprimaient un acquiescement.

Mais il eut la sensation déconcertante d’être dévisagé de l’autre côté de la table par un œil perspicace, quoique myope, et il s’arrêta court, avec un geste d’absolue soumission. Le conseiller Wurmt semblait être sous l’impression de quelque fâcheuse découverte.

– Vous êtes bien corpulent, – déclara-t-il enfin.

Cette observation, inspirée par une réelle perspicacité psychologique et jetée d’une voix hésitante, avec la modestie qui convient au fonctionnaire familier avec la paperasserie, plus qu’avec les tracas de la vie active, piqua M. Verloc comme un reproche personnel désobligeant.

Il fit un pas en arrière, et d’une voix lourde de vexation :

– Pardon ? Vous dites ?

Le chancelier que l’on avait chargé de cette entrevue eut soudain l’air de trouver la tâche au-dessus de ses moyens.

– Je pense, – dit-il, – que vous feriez mieux de voir M. Vladimir. Oui, décidément, il faut que vous voyiez M. Vladimir. Veuillez attendre un instant…

À ces mots, il disparut à petits pas, comme il était entré.

M. Verloc se passa la main sur les cheveux. Quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, et il laissa échapper sa respiration entre ses lèvres pincées, comme un homme qui souffle sur une cuillerée de soupe trop chaude. Mais quand parut à la porte le silencieux valet à livrée brune, M. Verloc n’avait pas bougé d’un pouce ; il était resté figé à sa place comme s’il se fût senti entouré de pièges.

Il suivit un couloir qu’éclairait un bec de gaz solitaire, gravit un escalier en spirale, et déboucha dans un corridor vitré, clair et gai, au premier étage. Le valet de pied qui le conduisait ouvrit une porte et s’effaça.

C’était une large pièce à trois fenêtres. M. Verloc sentit sous ses pieds une moelleuse carpette. Assis dans un fauteuil spacieux, devant un énorme bureau d’acajou, un homme jeune, la figure pleine et rasée, disait en français au conseiller qui se retirait, les papiers à la main :

– Vous avez parfaitement raison, mon cher ! Il est gras… l’animal !

M. Vladimir, premier secrétaire, avait une réputation de causeur agréable, et il était fort recherché dans les milieux mondains. Son genre d’esprit consistait à découvrir des rapports comiques entre des idées disparates et quand il était lancé dans cette voie, il s’asseyait sur le bord de son siège, la main gauche levée comme s’il tenait entre le pouce et l’index la figuration des plaisanteries qu’il débitait, cependant que son visage tout rond, tout rose et imberbe exprimait une perplexité enjouée.

Mais il n’y avait aucune trace d’enjouement ni de perplexité dans la façon dont il considéra M. Verloc. Renversé au fond de son fauteuil, les coudes appuyés sur les bras du meuble, une jambe croisée sur un de ses genoux, il aurait fait penser, avec ses joues fraîches et potelées, à quelque bébé anormal qui ne s’en laisserait imposer par personne.

– Vous comprenez le français, je suppose ?

M. Verloc fit une brève affirmation qu’il accompagna d’une inclinaison en avant de toute la masse de sa personne. Il s’arrêta au milieu du tapis, la canne et le chapeau d’une main, l’autre inerte à son côté, murmurant confusément, au fond de son gosier, quelque chose à propos de son service militaire fait en France, dans l’artillerie. Sur quoi M. Vladimir, avec une insouciance dédaigneuse, changea de langue et se mit à s’exprimer dans l’anglais le plus pur, sans la moindre trace d’accent étranger :

– Ah ! oui, c’est vrai ! Voyons, combien vous a rapporté la communication du dessin figurant le verrou de culasse perfectionné de leur nouvelle pièce de campagne ?

– Cinq ans de réclusion ! – riposta inopinément M. Verloc, sans manifester la moindre gêne.

– Vous vous en êtes tiré à bon compte ! Et en tout cas vous les aviez bien mérités pour vous être laissé pincer ! Qu’est-ce qui vous a poussé dans ce genre d’entreprises, hein ?

M. Verloc, de sa voix sourde, parla de jeunesse, d’une inclination fatale pour une indigne…

– Ah ! ah ! cherchez la femme, – daigna interrompre M. Vladimir, moins sec, mais sans affabilité ; il y avait même un accent de blâme dans sa condescendance. – Depuis quand êtes-vous au service de l’ambassade ?

– J’y suis arrivé en même temps que feu le baron Stott-Wartenheim, – répondit M. Verloc, prenant un air de circonstance pour déplorer la perte du défunt diplomate.

Ce jeu de physionomie ne fut pas perdu pour le premier secrétaire.

– Ah ! avec le baron… Bien ! Et qu’avez-vous à arguer pour votre défense ?

M. Verloc répliqua, non sans surprise, qu’il ne venait point pour se défendre. Il avait été convoqué par lettre… et il plongea une main empressée dans la poche de côté de son pardessus ; mais devant le regard railleur fixé sur lui, il jugea inutile de produire le papier.

– Voyons ! – reprit M. Vladimir impitoyable, – à quoi pensez-vous de vous relâcher pareillement ? Vous n’avez certes pas le physique de l’emploi ! Vous, un membre affamé du prolétariat ? Jamais ! Vous, un socialiste à tous crins… un anarchiste ? Lequel des deux ?

– Anarchiste ! – articula d’une voix faible M. Verloc.

– Pure blague ! – prononça M. Vladimir, sans élever le ton. – Le père Wurmt lui-même s’en aperçoit. Cela saute aux yeux ! Pour moi, je trouve vos services piteux ! Vous êtes donc entré en relations avec nous en subtilisant les dessins du canon français… et vous vous êtes fait prendre ! C’est cela qui a dû être agréable pour notre gouvernement ! Vous ne paraissez guère adroit !

M. Verloc essaya de se disculper :

– Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner tout à l’heure, une malheureuse inclination…

– Ah ! oui ! la femme fatale !…

M. Vladimir éleva une main blanche et potelée.

– Elle a empoché l’argent, puis elle vous a dénoncé… hein ?

La mine dolente de M. Verloc et un abandon subit de toute sa personne confessèrent que telle était la triste vérité.

M. Vladimir, un pied en travers de son genou, saisit d’une main sa cheville laissant voir une fine chaussette en soie bleu foncé.

– Vous voyez ! maladresse sur maladresse. Seriez-vous susceptible, par hasard ?

M. Verloc donna à entendre, en un murmure guttural et voilé, qu’il avait cessé d’être jeune.

– Oh ! la susceptibilité est un défaut que l’âge ne guérit pas, – opina M. Vladimir avec une familiarité de mauvais augure. – Mais non ! vous êtes beaucoup trop gros pour être sentimental. La vérité toute nue, je vais vous la dire : vous êtes un paresseux ! Depuis combien de temps émargez-vous donc à l’ambassade ?

– Depuis onze ans, – répondit M. Verloc, après une hésitation maussade. – J’ai été chargé de plusieurs missions à Londres du temps où Son Excellence le baron de Stott-Wartenheim était encore ambassadeur à Paris. Plus tard, suivant les instructions de Son Excellence, je m’établis à Londres. Je suis anglais.

– Vous êtes anglais ! Vraiment ? Comment cela ?

– Sujet britannique, né en Angleterre. Mais mon père était français ; c’est pourquoi…

– Inutile de vous expliquer. Je vois que vous auriez pu être légalement maréchal de France et membre du Parlement anglais… auquel cas vous auriez vraiment pu rendre quelques services à notre ambassade.

Cette facétie amena comme un vague sourire sur les lèvres de M. Verloc. M. Vladimir, lui, garda la plus imperturbable gravité.

– Malheureusement, je le répète, vous êtes un paresseux ; vous ne savez pas profiter des circonstances. Du temps du baron Stott-Wartenheim, il y avait à l’ambassade un tas d’écervelés ; ce sont eux qui furent la cause de l’opinion fausse que se firent les gens de votre sorte sur le caractère du service secret. Il est de mon devoir de corriger cette erreur en vous exposant ce que le service secret n’est pas, et il n’est pas une institution philanthropique. Si je vous ai convoqué ici, c’est à dessein de vous en informer.

M. Vladimir observa sur les traits de M. Verloc une feinte expression d’étonnement ; il eut un sourire sarcastique.

– Je vois que vous me comprenez parfaitement… Vous avez, je l’admets, assez d’intelligence pour faire votre besogne. Mais ce que nous voulons maintenant, c’est de l’activité… de l’activité, vous m’entendez ?…

M. Vladimir souligna ce dernier mot en allongeant, sur le bord de son bureau, le long index de sa main blanche.

Toute trace d’enrouement disparut de la voix de M. Verloc. Sa grosse nuque devint cramoisie au-dessus du collet de velours de son pardessus. Ses lèvres se crispèrent, puis s’ouvrirent toutes grandes, livrant passage aux accents oratoires de sa basse profonde et claire.

– Si vous voulez avoir la bonté de jeter les yeux sur mon rapport, vous y verrez qu’il y a de cela trois mois, à l’occasion du voyage que fit à Paris le grand-duc Romuald, j’ai fourni un avertissement qui fut télégraphié d’ici à la police française, et…

– Ta, ta, ta, – interrompit M. Vladimir, en fronçant le sourcil. – La police française n’eut que faire de votre avertissement. Ne braillez pas ainsi. Je ne suis pas sourd.

Subitement, très humble, M. Verloc protesta d’un oubli. Sa voix, également fameuse dans les réunions en plein air et dans les assemblées que tenaient les travailleurs sous de vastes coupoles, avait contribué à établir sa réputation de compagnon convaincu ; elle inspirait confiance en ses principes. Dans les situations critiques, c’est toujours à lui que les meneurs donnaient la parole, ajouta-t-il ; il n’y avait pas de tapage que ses éclats de voix ne pussent surmonter. Et il se mit en devoir de démontrer la vérité de cette assertion.

– Permettez-moi !

Le front baissé, sans lever les yeux, il traversa la pièce de son pas rapide et pesant ; arrivé près de l’une des fenêtres à espagnolette, comme cédant à une impulsion subite, il l’entrouvrit.

Saisi d’étonnement, M. Vladimir bondit du fond de son fauteuil, et, regardant par-dessus son épaule, il aperçut au-dehors, au-delà de la cour de l’ambassade et à bonne distance de la grande porte, le large dos d’un policeman qui contemplait paresseusement un bébé qu’on promenait dans une luxueuse petite voiture par les allées du square.

– Constable ! – prononça M. Verloc, sans plus d’effort que s’il chuchotait.

Et M. Vladimir éclata de rire en voyant le policeman tournoyer comme s’il avait été piqué par un instrument aigu.

M. Verloc referma tranquillement la fenêtre et revint au milieu de la pièce.

– Avec une voix pareille, – dit-il, reprenant son ton enroué, – il est tout naturel que j’inspire confiance. De plus, je sais m’en servir.

M. Vladimir, tout en rajustant sa cravate, l’observait dans la glace de la cheminée.

– Je ne conteste pas que vous connaissiez par cÅ“ur le jargon révolutionnaire. Vox et… Vous n’avez jamais appris le latin ?

– Non, – grogna M. Verloc. – Vous n’allez pas exiger que je le sache. J’appartiens à l’innombrable classe des ignorants. Qui est-ce qui sait le latin ? Une malheureuse centaine d’imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire tout seuls.

Pendant une demi-minute, M. Vladimir étudia dans la glace le profil charnu du ventripotent personnage auquel il tournait le dos. Cette position lui offrait l’avantage de voir en même temps sa propre figure, ronde et frais rasée, avec des lèvres minces et sinueuses, bien faites pour l’émission de ces spirituelles saillies qui lui avaient valu ses succès mondains.

Son examen fini, il se leva et s’avança d’un pas si délibéré que les bouts de son nÅ“ud de cravate à l’ancienne mode semblèrent se hérisser, menaçants. Le geste fut si impétueux que M. Verloc, lui lançant un regard oblique, se replia sur lui-même.

– Ah ! ah ! vous vous permettez d’être impudent, – gronda M. Vladimir, avec une intonation gutturale bizarre, qui n’était ni anglaise, ni même européenne, et qui surprit même M. Verloc, pourtant un familier des bouges cosmopolites.

– Vous osez ! Eh bien, je m’en vais vous parler en bon anglais. La voix ne suffit pas. Nous n’avons que faire de votre voix. Ce n’est pas une voix qu’il nous faut. Ce sont des actes ! des actes ! des actes !

Il décochait ses paroles, avec une sorte de retenue féroce, en pleine figure de son interlocuteur.

– Inutile d’essayer avec moi vos grands airs d’intimidation pour moujiks, – se rebiffa M. Verloc, les yeux fixés sur le tapis.

À quoi le premier secrétaire, avec un sourire moqueur au-dessus des bouts hérissés de sa cravate, reprit en français :

– Vous vous donnez comme agent provocateur. Le propre d’un agent provocateur est de provoquer. Autant que je puis en juger par le dossier que j’ai là, vous n’avez rien fait durant trois années pour gagner votre argent.

– Rien ? – s’écria M. Verloc sans bouger, sans même lever les yeux, mais d’un ton qui montrait qu’il se sentait atteint. – J’ai à diverses reprises prévenu ce qui aurait pu…

– Oui !… Je sais… Il court par ici un proverbe qui dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir, – interrompit M. Vladimir, se carrant de nouveau dans son fauteuil. – D’une manière générale, c’est stupide ; on n’en finit jamais de prévenir, mais c’est caractéristique. On n’aime pas le définitif dans ce pays-ci. Ne soyez pas trop anglais ; et dans le cas présent, ne soyez pas absurde. Le mal existe déjà. Nous ne voulons pas prévenir, nous voulons guérir.

Il s’arrêta, et se tournant vers son bureau, se mit à feuilleter des papiers qui s’y trouvaient ; sa voix prit une autre intonation, celle d’une discussion d’affaires. Sans regarder M. Verloc, il reprit :

– Vous êtes sans doute au courant de ce qui se passe à la conférence internationale assemblée à Milan ?

M. Verloc insinua d’un accent piqué qu’il avait l’habitude de lire les journaux. À une nouvelle question, il répondit qu’il se flattait de comprendre ce qu’il lisait. À quoi M. Vladimir, adressant un léger sourire aux documents qu’il compulsait, observa :

– Et tant que ce n’est pas du latin, je suppose ?

– Ou du chinois ! – renchérit M. Verloc.

– Hum ! certaines élucubrations de vos amis les révolutionnaires sont écrites en un charabia tout aussi incompréhensible que du chinois !

Et M. Vladimir lui jeta dédaigneusement un texte imprimé sur du papier grisâtre.

– Qu’est-ce que c’est que tous ces torchons marqués de l’entête A. P. avec un marteau, une plume et une torche entrelacés ? Qu’est-ce que ça veut dire A. P. ?

M. Verloc s’approcha du bureau.

– L’Avenir du Prolétariat. C’est le titre d’une société, – expliqua-t-il, lourdement planté à côté du fauteuil ; – une société non anarchiste en principe, mais ouverte à toutes les formes de l’idée révolutionnaire.

– En faites-vous partie ?

– Je suis l’un des vice-présidents.

Le premier secrétaire leva les yeux vers lui.

– Alors vous devriez avoir honte de vous-même, – déclara-t-il, incisif. – Votre société n’est donc pas capable d’autre chose que d’imprimer ces bourdes prophétiques en caractères fatigués sur du papier malpropre… hein ? Pourquoi ne faites-vous rien ? Écoutez ! c’est moi qui prends désormais la direction du service, et je vous dirai nettement qu’il faut que vous méritiez le salaire que vous touchez. Le bon vieux temps de Stott-Wartenheim n’est plus. Pas de travail, pas d’argent !

M. Verloc sentit ses jambes se dérober sous lui. Il recula d’un pas et se moucha bruyamment.

Il était véritablement très alarmé.

Le soleil, couleur de rouille, sortant vainqueur de la lutte contre la brume de l’atmosphère londonienne, risquait un tiède rayon dans le cabinet du premier secrétaire. Le silence qui régnait dans la pièce permit à M. Verloc d’entendre le léger bourdonnement d’une mouche contre la vitre d’une fenêtre – la première mouche de l’année, – annonçant mieux qu’un vol d’hirondelles l’approche du printemps.

L’affairement inutile de cette minuscule énergie agaça ce gros homme dont on menaçait les habitudes indolentes.

Pendant cet intervalle, M. Vladimir formula dans son esprit une série de remarques peu avantageuses sur la physionomie et l’aspect de M. Verloc. Le gaillard lui parut vulgaire, massif et inintelligent à l’excès ; il ressemblait extraordinairement à un entrepreneur de plomberie venu pour présenter son mémoire. De ses excursions occasionnelles dans le domaine de l’humour américain, le premier secrétaire avait rapporté une opinion très spéciale sur cette classe d’artisans qui personnifiaient à ses yeux la mauvaise foi, la paresse et l’incompétence.

C’était donc là l’homme de confiance, le fameux agent secret, si secret qu’on ne le désignait jamais autrement que par le symbole ∆ dans la correspondance officielle, semi-officielle et confidentielle du feu baron Stott-Wartenheim ; le célèbre agent ∆ dont les avis avaient le pouvoir de changer le programme et la date des tournées royales, impériales et grand-ducales, parfois même de les ajourner tout à fait !

M. Vladimir s’abandonna en dedans de lui-même à un accès de folle hilarité, aux dépens de sa propre surprise qu’il trouvait naïve, mais surtout aux dépens du baron Stott-Wartenheim, de regrettée mémoire. Feu Son Excellence, que la faveur de son impérial maître avait maintenu ambassadeur contre le gré de plusieurs ministres des affaires étrangères, avait joui, de son vivant, d’une réputation de crédulité apeurée. Le baron était hanté par le fantôme de la révolution sociale. Il s’imaginait être un diplomate choisi par une dispensation spéciale pour assister à l’écroulement de la diplomatie, dans un effroyable bouleversement démocratique, qui, à son estime, ne pouvait que précéder de fort près la fin du monde. Ses dépêches éplorées et prophétiques avaient été, pendant de longues années, la joie des chancelleries étrangères. On raconte que, recevant à son lit de mort son impérial ami et maître, il s’était écrié : « Malheureuse Europe, tu périras par la démence morale de tes enfants. Â» Un tel homme devait être la victime toute désignée du premier intrigant venu ; et M. Vladimir, à cette pensée, sourit vaguement à M. Verloc.

– Vous devez vénérer la mémoire du baron Stott-Wartenheim !

La physionomie de M. Verloc revêtit l’expression de la plus vive contrariété.

– Permettez-moi de vous faire remarquer, – dit-il, – que je suis ici par ordre péremptoire. Je n’y étais venu que deux fois depuis onze ans, et jamais certainement à onze heures du matin. Il n’est guère prudent de me mander de la sorte. Je cours le risque d’être vu, ce qui ne serait pas amusant pour moi.

M. Vladimir haussa les épaules.

– Cela pourrait être préjudiciable à l’utilité de mes services, – continua Verloc s’échauffant.

– Ã‡a, c’est votre affaire ! – fit l’autre cyniquement. – Quand vous ne nous serez plus utile…

M. Vladimir s’interrompit, cherchant une expression suffisamment colorée pour peindre exactement sa pensée, et, l’ayant trouvée presque aussitôt, il reprit, avec une féroce grimace de ses dents blanches :

– â€¦ Nous vous ficherons à la porte !

Cette fois encore, M. Verloc eut besoin de toutes ses forces pour réagir contre cette sensation d’affaissement qui lui courut au long des jambes et qui jadis inspira cette trouvaille à certain pauvre diable : « Je sentis mon cÅ“ur descendre jusque dans mes bottes. Â» Mais, conscient de cette défaillance, il releva bravement la tête.

M. Vladimir soutint, avec une parfaite sérénité, le regard interrogateur de M. Verloc.

– Nous voulons administrer un tonique à la conférence de Milan, – expliqua-t-il allègrement. – Ses délibérations à propos d’une action internationale, tendant à la suppression des crimes politiques, sont ineptes. L’Angleterre a besoin, elle aussi, d’un coup de fouet. Ce pays est absurde avec ses idées sentimentales sur la liberté individuelle. Il est intolérable de penser que vos amis n’ont qu’à se réfugier ici pour être à l’abri de…

– Comme cela, je les ai tous sous ma surveillance directe, – objecta le timbre enroué de M. Verloc.

– Il serait plus sûr de les tenir tous sous clef ! Il faut que l’Angleterre se rende compte de cette nécessité. Sa bourgeoisie imbécile se fait elle-même complice de ceux qui ne visent qu’à la chasser de ses demeures et la faire crever de faim dans le fossé. Elle détient encore le pouvoir politique ; il lui faut le bon sens de s’en servir pour sa conservation. Vous êtes aussi de cet avis, je suppose, que les classes moyennes sont stupides ?

M. Verloc en convint, d’une rauque approbation.

– Elles n’ont pas d’imagination. Une vanité idiote les aveugle. Ce qu’il leur faudrait maintenant, c’est une bonne petite frayeur. C’est le vrai moment de mettre vos amis à l’œuvre. Et je vous ai mandé pour vous exposer mon idée à ce propos.

M. Vladimir, en effet, exposa son plan avec une condescendance dédaigneuse, tout en faisant preuve d’une telle ignorance des visées, de l’esprit et des moyens du parti révolutionnaire, que son interlocuteur qui l’écoutait en silence en restait atterré. Plus qu’il n’était permis, il confondait les causes et les effets, les plus distingués propagandistes avec les impulsifs jeteurs de bombes ; il présumait une organisation, là où, par la nature même des choses, il n’en pouvait pas exister ; tantôt, il parlait du parti socialiste révolutionnaire comme d’une armée parfaitement disciplinée où les chefs donnent des ordres suprêmes, et tantôt comme de la plus indocile troupe de brigands qui ait jamais campé dans une gorge de montagnes.

M. Verloc essaya bien de protester, mais à peine ouvrait-il la bouche qu’une main blanche aux contours délicats s’élevait pour lui imposer silence. Bientôt même son ahurissement paralysa en lui toute tentative de protestation ; et l’effroi qui l’immobilisait lui prêtait l’apparence de l’attention la plus soutenue.

– Une série d’attentats, – discourait tranquillement M. Vladimir, – non pas seulement conçus, mais exécutés, ici, non pas ailleurs, voilà ce qu’il faudrait. Vos amis pourraient mettre le feu à la moitié du continent que cela n’influencerait pas l’opinion publique anglaise en faveur d’une législation universelle pour la répression de la propagande par le fait. Ici, ils ne veulent pas voir au-delà des murs de leur jardin.

M. Verloc toussa comme s’il allait parler, mais le cÅ“ur lui manqua, et il ne dit rien.

– Il n’est pas indispensable que ces attentats soient sanguinaires, – continua M. Vladimir, comme s’il allouait cette concession au préjugé, – mais il faut qu’ils soient suffisamment démonstratifs ; qu’ils soient dirigés contre les édifices, par exemple. Quel est le fétiche du moment pour toute la bourgeoisie ?

M. Verloc écarta les bras en levant les épaules.

– Vous êtes trop paresseux pour prendre la peine de réfléchir, n’est-ce pas ? – ricana M. Vladimir, pour commenter ce geste. – Suivez-moi alors ! Le fétiche du jour n’est ni la royauté ni la religion. Il faut donc laisser en paix le palais et l’église. Comprenez-vous ?

La stupéfaction et la colère poussèrent M. Verloc à se risquer jusqu’au badinage.

– Parfaitement. Que penseriez-vous des ambassades ? D’une série d’attentats contre les diverses ambassades, par exemple ?

– Vous savez être facétieux, à ce que je vois ! – articula le premier secrétaire d’un ton de glacial dédain. – Mais ce n’est ni l’heure ni l’endroit ! Il serait infiniment plus sage à vous de me suivre avec attention, et, comme on exige de vous de produire des faits et non des racontars à dormir debout, vous feriez beaucoup mieux de tâcher de tirer profit de ce que je prends la peine de vous démontrer. Je continue. Le sacro-saint fétiche du jour, c’est la science ! Pourquoi ne pousseriez-vous pas quelqu’un de vos amis à marcher contre cette idole à figure de bois ? Ne fait-elle donc pas partie de ces institutions qui doivent disparaître avant que puisse se réaliser l’A. P. ?

M. Verloc ne dit mot ; il évitait d’ouvrir la bouche, de peur qu’un gémissement ne lui échappât.

– Voilà ce que vous devriez essayer ! Un attentat dirigé contre une tête couronnée ou un président, c’est sensationnel, si l’on veut, mais plus autant qu’autrefois. C’est entré dans la conception générale de l’existence de tous les chefs d’État. On s’y attend, comme à une chose infaillible, surtout depuis que tant de présidents ont été assassinés. Prenons maintenant un attentat contre… mettons une église. La chose, à première vue, paraît horrible : eh bien, croyez-moi, elle ne fera pas autant d’effet que pourrait le croire un esprit moyen. Si révolutionnaire ou anarchiste qu’en soit l’origine, il se trouvera nombre d’imbéciles pour y voir une manifestation antireligieuse, ce qui retirerait beaucoup de la signification particulière que nous voulons prêter à l’action. Un attentat meurtrier contre un restaurant ou un théâtre ne servirait pas davantage : on y verrait l’exaspération d’un affamé, un acte de vengeance individuelle. Tout cela est usé ; les journaux ont des explications rassurantes toutes prêtes pour ce genre d’exploits. Je veux, de mon point de vue, vous énoncer la philosophie de la bombe ; à votre point de vue, vous prétendez avoir servi notre cause depuis onze ans. J’essaie d’être précis et clair. Les sens de la classe que vous attaquez sont émoussés ; la propriété lui semble une chose indestructible ; il ne faut pas compter, de sa part, sur une émotion de longue durée, soit de pitié, soit de frayeur. Pour influencer l’opinion publique, aujourd’hui, un attentat à la bombe doit avoir une autre portée, dépasser toute intention de vengeance ou de terrorisme : il faut qu’il soit purement destructif. Il doit être cela, rien que cela. Vous autres anarchistes, vous devriez manifester clairement votre absolue détermination de balayer tous les ouvrages de la société. Mais comment faire entrer cette notion inconcevablement absurde dans la tête des classes moyennes, de façon que le doute soit impossible ? Voilà la question ! En dirigeant vos coups contre quelque chose qui soit en dehors des passions et des conflits ordinaires de l’humanité ; voilà la réponse ! Dans ce sens, il y a l’art. Une bombe dans la National Gallery ferait quelque bruit ; mais ce ne serait pas assez sérieux. L’art n’a jamais été le fétiche de la bourgeoisie. C’est comme si vous cassiez quelques vitres sur le derrière d’une maison ; tandis que si vous voulez vraiment secouer le propriétaire, il faut au moins essayer de lui démolir son toit. Sans doute, on pousserait quelques cris, mais qui donc ? Les artistes, les critiques d’art, gens sans importance. Personne ne s’inquiète de ce qu’ils peuvent dire. Il y a mieux : le savoir, la science. Tout imbécile, à la tête d’un quelconque revenu, met sa confiance là-dedans. Il ne sait pas pourquoi, mais il y croit. Voilà le fétiche intangible ! Tous ces sacrés professeurs sont radicaux dans l’âme. Qu’ils apprennent donc que leur idole, elle aussi, devra disparaître pour faire place à l’Avenir du Prolétariat. Le hurlement de tous ces intellectuels crétins fera avancer d’un grand pas les travaux du congrès de Milan. Ils empliront les journaux de leurs doléances. Leur indignation ne sera jamais suspectée, aucun intérêt matériel n’étant en jeu, et tous les égoïsmes de la classe visée s’en alarmeront. Ils sont convaincus que la science est la base mystérieuse de leur prospérité matérielle. Et l’absurde férocité d’une telle démonstration les touchera plus profondément que la mutilation de toute une rue, ou de tout un théâtre, remplis de leurs semblables. De cela, ils peuvent toujours dire : « Oh ! ce n’est que de la haine sociale. Â» Mais comment juger un acte de vandalisme absurde au point de rester incompréhensible, inexplicable, presque inconcevable ? Un acte de fou ? La folie en réalité est vraiment terrifiante, attendu que vous ne pouvez en venir à bout ni par la menace, ni par la persuasion, ni par la corruption. En outre, je suis un homme civilisé. Je ne songerais jamais à vous demander d’organiser une simple boucherie, même si j’en devais attendre les meilleurs résultats. Du reste, aucune boucherie ne me donnerait le résultat que je poursuis. Le meurtre est partout, c’est presque une institution. La démonstration doit donc se faire contre le savoir, contre la science. Mais toutes les sciences ne s’y prêtent pas. Il faut que l’attentat ait la stupidité d’un blasphème gratuit. Puisque les bombes sont vos moyens d’expression, le chef-d’œuvre serait d’en lancer une dans les mathématiques pures. Malheureusement, c’est impossible… J’essaie de faire votre éducation ; je vous expose la haute philosophie de votre utilité et vous suggère quelques arguments profitables. L’application pratique de mon enseignement vous concerne presque exclusivement ; néanmoins, dès le moment où j’ai entrepris de vous entretenir de ces questions, je me suis préoccupé de leur aspect pratique. Si nous portions un coup à l’astronomie ? Que pensez-vous de cette idée ?

M. Verloc, à côté du fauteuil, gardait une immobilité voisine du coma ; il paraissait tombé dans un état de prostration qu’interrompaient seulement de légers mouvements convulsifs comme en ont les chiens domestiques qui rêvent, couchés devant l’âtre. Ce fut en effet dans un pénible grognement de chien qu’il répéta :

– L’astronomie !

Il n’était pas encore remis de la difficulté qu’il avait éprouvée à suivre le débit rapide et le verbe incisif de M. Vladimir ; cela dépassait sa faculté d’assimilation et l’irritait fort. Son dépit même se compliquait d’incrédulité ; tout à coup, il eut la pensée que tout ce verbiage n’était qu’une mystification.

M. Vladimir montrait ses dents blanches en un sourire qui creusait des fossettes dans sa face rebondie, inclinée en une pose satisfaite au-dessus des pointes frémissantes de sa cravate. Le préféré des milieux intellectuels féminins retrouvait la posture favorite qu’il prenait pour émettre de spirituelles saillies. Assis sur le bord du fauteuil, sa main blanche tendue, il paraissait serrer délicatement entre le pouce et l’index toute la subtilité de sa proposition.

– Peut-on rien imaginer de mieux ! Un tel attentat, tout en ménageant le plus possible la vie humaine, offrirait tout de même le spectacle alarmant d’une imbécillité féroce. Je défie les journalistes de faire croire à leur public qu’un membre quelconque du prolétariat puisse avoir un grief personnel contre l’astronomie ! La faim elle-même serait difficilement invoquée ici, hein ? Sans parler d’autres avantages ! Tout l’univers civilisé a entendu parler de Greenwich. Le moindre cireur de bottes en a une vague idée, n’est-il pas vrai ?

Le visage de M. Vladimir, bien connu dans la haute société pour son expression de spirituelle urbanité, rayonna d’un cynique contentement de soi, dont auraient été grandement surprises les dames qu’ensorcelait le charme exquis de son esprit.

– Oui ! l’explosion du premier méridien soulèvera l’exécration universelle.

– Rude besogne ! – articula M. Verloc, ne trouvant que ce commentaire.

– Comment ? N’avez-vous pas toute la bande sous la main ? Le dessus du panier ? Le fameux Yundt est dans nos murs ; je le vois se promener du côté de Piccadilly, presque tous les jours, avec sa pèlerine verte. Et Michaelis, l’apôtre libéré, vous ne me direz pas que vous ignorez où il est ? Si vous ne le savez pas, je peux vous le dire.

Et M. Vladimir ajouta d’un ton menaçant :

– Si vous vous imaginez que vous êtes le seul sur la liste des fonds secrets, vous vous trompez.

À cette insinuation toute gratuite, M. Verloc eut un léger mouvement du pied.

– Et toute la bande de Lausanne ? Ne se sont-ils pas réfugiés ici aussitôt qu’il fut question du congrès de Milan !… Quel stupide pays que celui-ci ! – conclut M. Vladimir.

– Cela coûtera cher, – objecta M. Verloc, par une sorte d’instinct.

– Vous toucherez vos gages tous les mois, et rien de plus, jusqu’à ce qu’il arrive quelque chose. Et s’il n’arrive rien à bref délai, vous ne toucherez même plus vos gages. Quelle est votre occupation ostensible ? De quoi suppose-t-on que vous vivez ?

– Je tiens une boutique.

– Une boutique ! Quelle sorte de boutique ?

– Papeterie, journaux. Ma femme…

– Votre quoi ? – interrompit M. Vladimir avec un accent guttural d’asiatique.

– Ma femme, – répéta M. Verloc, en élevant un peu le ton sourd de sa voix. – Je suis marié.

– Qu’est-ce que cette histoire-là ? – s’écria l’autre avec un étonnement qui n’avait rien de simulé. – Marié ! Et anarchiste avéré encore ! Quelle stupidité ! Mais ce n’est qu’une façon de parler, je suppose. Les anarchistes ne se marient pas. Tout le monde sait cela. Ils ne peuvent pas ; ce serait de l’apostasie !

– Ma femme n’est pas anarchiste, – marmotta M. Verloc. – D’ailleurs, cela ne regarde que moi.

– C’est ce qui vous trompe, – reprit aigrement M. Vladimir. – Je commence à être convaincu que vous n’êtes pas du tout l’homme qu’il nous faut pour l’office qui vous a été confié. Vous devez vous être complètement discrédité auprès des vôtres par votre mariage. N’auriez-vous donc pas pu vous arranger autrement ? Le voilà bien le vertueux attachement, hein ? D’attachement en attachement, votre utilité finit par devenir problématique !

M. Verloc se contenta d’expirer violemment tout l’air emmagasiné dans ses joues. Il s’était armé de patience ; mais il se sentait à bout. Le premier secrétaire se fit bref, détaché, lointain.

– Vous pouvez vous retirer, – dit-il. – Il s’agit de provoquer un attentat à la dynamite. Je vous donne un mois. Le congrès a suspendu ses séances. Avant qu’elles soient reprises, il faut qu’il se passe quelque chose ici, sans quoi nous cesserons tous rapports avec vous.

Il changea de ton encore une fois avec une facilité défiant tout principe.

– Réfléchissez à ma philosophie, Monsieur… Monsieur… monsieur Verloc, – ajouta-t-il avec une sorte de condescendance moqueuse, en agitant ses mains vers la porte. – Attaquez-vous au premier méridien ! Vous ne connaissez pas aussi bien que moi les classes moyennes ; leur sensibilité est émoussée. Le premier méridien ! Rien de mieux, et je dirai même : rien de plus simple.

Il s’était levé à ces mots, et avec un plissement sardonique de ses lèvres minces, il regarda, dans la glace de la cheminée, l’agent se retourner et sortir pesamment de la pièce, son chapeau et sa canne à la main. La porte se referma.

Le valet de pied, apparu tout à coup dans le corridor, conduisit M. Verloc par un chemin différent, et le fit sortir par une petite porte ouvrant sur un angle de la cour. Le gardien qui surveillait la grande grille ignora complètement cette sortie, et, comme dans un rêve – un rêve irrité, – M. Verloc reprit en sens inverse le pèlerinage du matin. Son détachement du monde matériel était si complet, qu’encore que son enveloppe mortelle ne se fût pas hâtée à l’excès le long des rues, cette partie de lui-même à laquelle il serait inexcusable de refuser l’immortalité se trouva tout à coup à la porte de la boutique, comme si elle avait été emportée de l’ouest à l’est sur les ailes d’un vent de tempête.

Marchant droit au comptoir, il se laissa tomber sur une chaise. Personne ne vint troubler sa solitude.

Stevie, affublé d’un tablier vert, balayait et époussetait le premier étage, absorbé consciencieusement dans sa besogne comme dans un agréable passe-temps. Madame Verloc, avertie, à la cuisine, par le tintement de la sonnette fêlée, s’était avancée jusqu’à la porte vitrée du fond et, soulevant un coin de rideau, elle jeta un regard dans la boutique obscure. À la vue de son mari, profilant son ombre énorme affalée sur la chaise et le chapeau rejeté très en arrière, elle revint tout de suite à son fourneau.

Une heure plus tard, elle retira le tablier vert de son frère Stevie et lui enjoignit de se laver les mains et la figure, du même ton impératif qu’elle prenait pour intimer cet ordre depuis près de quinze ans – autrement dit depuis qu’elle avait cessé d’opérer personnellement ce nettoyage. Bientôt, elle dut distraire un regard de ses préparatifs culinaires pour l’inspection de la figure et des mains que Stevie soumettait à son approbation, avec un air d’assurance qui dissimulait un reste de persistante anxiété. Jadis, la colère paternelle était la sanction suprême de cette cérémonie, mais la placidité de M. Verloc à l’égard des détails domestiques aurait rendu incroyable, même pour la nervosité du pauvre Stevie, toute menace de colère de sa part. Il était simplement entendu que M. Verloc aurait été inexprimablement peiné et choqué par le moindre manquement à la propreté aux heures des repas.

À la mort de son père, Winnie trouva une grande consolation dans le fait de ne plus avoir à trembler pour l’enfant disgracié. Elle ne pouvait supporter de le voir molester ; toute violence à son égard l’affolait. Toute petite, pour défendre son frère, elle avait souvent, les yeux flamboyants, affronté l’irascible gargotier. Mais rien n’eût laissé supposer aujourd’hui qu’elle pût être capable du moindre accès de violence.

Le déjeuner était prêt, le couvert mis dans le parloir. Du pied de l’escalier, Madame Verloc appela :

– Maman !

Puis, ouvrant la porte vitrée de la boutique, elle dit posément :

– Adolphe !

M. Verloc n’avait pas changé de posture. Il n’avait apparemment pas, depuis une heure et demie, remué un membre. Il se leva pesamment, vint prendre place à table avec son pardessus et son chapeau, sans prononcer un mot. Son mutisme n’avait rien d’inaccoutumé, dans ce ménage, tapi au fond d’une rue sordide que visitait rarement le soleil, et qu’avitaillaient de louches ressources. Cependant, l’habituelle taciturnité de M. Verloc était si visiblement aggravée ce jour-là que les deux femmes en furent frappées. Elles prirent place elles-mêmes en silence, veillant à ce que Stevie ne fût pas pris d’une de ses crises intempestives de loquacité. Assis en face de M. Verloc, il demeurait placide et sage, écarquillant des yeux vides. La préoccupation constante des deux femmes était de l’empêcher de se montrer en rien répréhensible aux yeux du maître de la maison. « Ce pauvre garçon Â», comme elles le désignaient entre elles, avait toujours été une source de ce genre de tourments depuis sa naissance. L’humiliation que ressentait le gargotier d’avoir pour fils un être aussi mal doué, se traduisit par des brutalités ; car il était fort sensible et sa déception d’homme et de père était parfaitement sincère. Par la suite, il fallut empêcher Stevie de tracasser les clients de la pension, personnages capricieux que la moindre anicroche contrarie ; sans compter le souci rongeur que causait la pensée de son avenir. Des visions d’hospices d’incurables avaient obsédé la vieille mère dans la salle en sous-sol de la place Belgravia.

– Si tu n’avais trouvé un aussi bon mari, – répétait-elle souvent à sa fille, – je me demande ce que serait devenu ce pauvre garçon !

M. Verloc n’accordait guère plus d’attention à Stevie, qu’un mari qui ne raffole pas particulièrement des animaux n’en accorde au chat favori de sa femme ; et cette attention, superficielle et bienveillante, était exactement du même caractère. Du reste, les deux femmes s’avouaient qu’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à mieux, et c’était assez pour gagner à M. Verloc la déférente gratitude de la vieille dame. Dans les premiers temps, rendue sceptique par les épreuves d’une existence entièrement dépourvue d’agrément, il lui arrivait d’interroger sa fille avec anxiété :

– Ne crois-tu pas, ma chère, que M. Verloc commence à se fatiguer de voir Stevie autour de lui ?

À quoi Winnie répondait généralement par un hochement de tête. Une fois, pourtant, elle répliqua avec une sorte de pétulance menaçante :

– Il faudrait qu’il fût fatigué de moi d’abord !

Un long silence accueillit cette réponse. La mère, les pieds appuyés sur un tabouret, semblait s’efforcer de saisir le fond de cette observation dont la profondeur féminine l’ahurissait.

Elle n’avait jamais bien compris pourquoi Winnie épousa M. Verloc. Mariage très sensé puisque les choses avaient bien tourné. Mais sa fille aurait pu prétendre à un époux mieux assorti. Il avait été question d’un jeune homme rangé, – fils unique d’un boucher d’une rue voisine, et qui secondait activement son père. Très évidemment, il plaisait à Winnie et se montrait assidu auprès d’elle ; plusieurs fois même il la mena au théâtre. Sans doute, il n’était que l’employé de son père, mais la boutique était très florissante, et il pouvait espérer un avenir excellent. Puis, au moment où la mère commençait à redouter d’entendre parler de fiançailles (qu’aurait-elle fait, impotente et seule dans cette grande maison, avec Stevie sur les bras ?) l’idylle prit fin tout à coup et Winnie vaqua à ses occupations avec un air sombre et désolé. C’est alors que survint M. Verloc, qui loua la chambre du premier étage sur le devant et il n’avait plus été question du jeune garçon boucher. Cette arrivée fut vraiment providentielle, pensait la vieille femme.

CHAPITRE III

– Toute idéalisation rend la vie plus précaire. L’embellir, c’est lui faire perdre son caractère de complexité, c’est la détruire. Laissez cela aux moralistes, mon ami. L’histoire est faite par les hommes, mais ils ne la font pas avec leur cerveau. Les idées qui naissent de leur intelligence consciente ne jouent qu’un rôle insignifiant dans la marche des événements. L’histoire est dominée, de même qu’elle est déterminée, par l’outil et la production du travail, par la force des conditions économiques. Le capital a fait le socialisme, et les lois qu’a créées le capital pour la protection de la propriété sont responsables de l’anarchie. Nul ne peut dire quelle sera, plus tard, la forme de l’organisation sociale. Dès lors, pourquoi se livrer à des prophéties fantaisistes ? Tout au plus représenteraient-elles, sans aucune valeur objective, l’opinion du prophète qui les a émises. Je le répète, il faut laisser ce passe-temps aux moralistes, mon garçon !

Michaelis, l’apôtre libéré, discourait d’une voix uniforme, une voix qui s’essoufflait comme si le matelas de graisse qui enveloppait sa poitrine l’amortissait et l’oppressait de son poids. Il sortait rond comme un tonneau d’une prison construite d’après les derniers principes de l’hygiène moderne. Son ventre énorme, ses joues bouffies, recouvertes d’une peau blafarde à demi transparente, donnaient à croire que, pendant quinze années, ses geôliers, serviteurs d’une société outragée, s’étaient fait un devoir de le gaver d’aliments nutritifs dans une cave humide et sans lumière. Jamais, depuis sa libération, il n’avait réussi à diminuer son poids d’une seule once.

On disait qu’une vieille dame fort riche l’avait envoyé, trois saisons de suite, faire une cure à Marienbad. La dernière fois, il fut sur le point de partager la curiosité publique avec une tête couronnée, mais la police lui enjoignit de quitter la place dans les douze heures, et son martyre fut perpétué par une interdiction définitive de revenir prendre les eaux bienfaisantes. Mais à présent il était résigné.

Le bras – si gras au coude qu’on n’en distinguait pas l’articulation et que sa courbe ressemblait à celle des bras d’un gros pantin bourré de son – le bras appuyé sur le dos d’une chaise, il se penchait sur ses cuisses énormes et courtes pour cracher dans la grille.

– Oui ! j’ai eu le temps de réfléchir un brin, – ajouta-t-il, sans emphase. – La société m’a octroyé tout le temps voulu pour méditer.

À l’autre coin de la cheminée, dans le fauteuil de crin généralement réservé à la mère de Madame Verloc, Karl Yundt ricanait sinistrement dans une grimace noire de sa bouche édentée. Le terroriste, comme il se dénommait lui-même, était un vieillard chauve, au menton orné d’une barbe de bouc, dont la touffe, blanche comme la neige, pendait sans consistance. Dans son regard éteint survivait une extraordinaire expression de malveillance sournoise. Quand il se levait, péniblement, tendant en avant une main décharnée, tâtonnante, déformée par la goutte, ce mouvement faisait penser au geste d’un meurtrier moribond, réunissant toutes ses forces pour porter un dernier coup. Une grosse canne, sur laquelle il s’appuyait en marchant, tremblait dans son autre main.

– J’ai toujours rêvé, – vociféra-t-il d’un ton rageur, – d’un groupe d’hommes fermement résolus à écarter tout scrupule dans le choix des moyens, assez forts pour s’intituler hardiment exterminateurs, et francs de toute atteinte de ce pessimisme résigné qui corrompt le monde. Nulle pitié pour personne ! Pas même pour eux ! La mort enrôlée pour tout de bon au service de l’humanité ! Voilà ce que j’aurais voulu voir.

Le tremblement de sa petite tête chauve transmettait une vibration comique à la touffe blanche de sa barbe de bouc. Un étranger n’aurait rien compris à son élocution. Son gosier desséché et ses gencives démantelées, où semblait s’accrocher sa langue au passage, servaient mal l’ardeur usée de son emportement qui ressemblait, dans sa fureur impuissante, à la surexcitation d’un sénile débauché.

Installé sur le canapé, à l’autre bout de la pièce, M. Verloc fit entendre un grognement hautement approbateur.

Le vieux terroriste tournait lentement la tête de côté et d’autre, au bout de son cou décharné.

– Et je n’ai jamais pu en réunir plus de trois ensemble, de ces hommes-là ! Voilà pour votre infect pessimisme ! – gronda-t-il à l’adresse de Michaelis.

Celui-ci décroisa ses grosses jambes, pareilles à deux traversins, et coula brusquement le pied sous sa chaise, en signe d’exaspération.

Lui, un pessimiste ! Cela n’avait pas de sens ! Il se récria contre cette accusation outrageante. Il était si peu pessimiste qu’il entrevoyait déjà à bref délai la destruction logique, inévitable, de la propriété individuelle, en raison des vices inhérents à cette institution. Les détenteurs de la propriété n’avaient pas seulement à tenir tête au prolétariat naissant ; il leur fallait encore se livrer bataille entre eux. Oui, la résistance acharnée et les luttes intestines, tel apparaissait le sort de la propriété individuelle. C’était fatal ! Ah ! pour conserver cette conviction, il ne comptait pas sur les surexcitations sentimentales, les déclamations, les déchaînements de fureur, les visions de drapeaux rouge sang flottant au vent, les métaphoriques soleils de vengeance se levant, blafards, au-dessus de l’horizon d’une société condamnée ! Non, certes ! Il se glorifiait de ce que la froide raison était la base de son optimisme… Oui, son optimisme !…

Son pénible sifflement d’asthmatique cessa ; puis après deux ou trois halètements, il ajouta :

– Croyez-vous que si je n’avais pas été l’optimiste que je prétends être, je n’eusse pas trouvé, en quinze ans, un moyen de me couper la gorge ? Et si ce moyen m’avait manqué, il restait toujours les murs de ma cellule contre lesquels me briser le crâne.

Son souffle poussif privait sa voix de tout feu et de toute animation. Ses grandes joues pâles pendaient comme deux poches pleines, sans un mouvement, sans un frémissement ; mais ses yeux bleus, aux prunelles rétrécies comme pour épier, reflétaient cette expression de sagacité infatuée, un peu hagarde dans sa fixité, dont s’étaient éclairées les méditations de l’indomptable optimiste dans la nuit de sa prison. Karl Yundt restait debout devant lui, un pan de sa vieille pèlerine verdâtre cavalièrement jeté sur son épaule.

Assis en face de la cheminée, le compagnon Ossipon, ex-étudiant en médecine, principal rédacteur de l’organe de l’A. P., allongea ses longues jambes, présentant ses semelles à la flamme du foyer. Des cheveux jaunes, en tempête, couronnaient sa face rubiconde, couverte de taches de rousseur. Le nez aplati, la bouche lippue, lui donnaient un type se rapprochant du nègre. Ses yeux en amande avaient des Å“illades languides au-dessus de pommettes en saillie ; une cravate voyante flottait sous le col rabattu de sa chemise de flanelle, et couvrait les revers de son veston boutonné. La tête appuyée au dos de la chaise, le cou tendu, il portait à ses lèvres une cigarette au bout d’un long tube de jonc et lançait au plafond des spirales de fumée.

Michaelis poursuivait l’exposé de son idée, – l’idée mûrie pendant sa longue réclusion, – récompense de sa captivité, pensée qui prenait pour lui l’importance d’une vérité révélée par des visions. Il parlait pour lui seul, indifférent à l’opinion sympathique ou hostile de ses auditeurs, indifférent à leur présence même, par suite de l’habitude qu’il avait prise, entre les quatre parois blanchies de sa cellule, de méditer à voix haute, dans le sépulcral silence de la grande bâtisse de briques, aux murailles aveugles, sinistre et hideuse comme une morgue colossale aux noyés du torrent social.

Michaelis n’aimait pas la discussion, non parce qu’il redoutait qu’un argument vînt ébranler sa foi, mais parce que le seul fait d’écouter une autre voix que la sienne l’impressionnait désagréablement en jetant le désordre dans ces mêmes pensées que, durant tant d’années d’isolement plus mornes qu’un désert sans oasis, aucune voix mortelle n’avait combattues, commentées ou approuvées.

Personne maintenant ne l’interrompait plus, et il refit sa profession de foi, irrésistible et définitive comme une action de grâce : le secret de la destinée découvert sous l’aspect matériel de l’existence ; la condition économique du monde responsable du passé et formatrice de l’avenir ; la source de toute l’histoire, de toutes les idées guidant le développement intellectuel de l’humanité, jusqu’au mouvement de ses passions…

Un éclat de rire discordant du compagnon Ossipon vint soudain couper court à la tirade. L’apôtre, interdit, bredouilla ; il roula des yeux égarés, puis il les ferma comme pour rallier ses pensées en déroute. Un silence tomba. Les deux becs de gaz et le rayonnement de la grille avaient singulièrement échauffé l’atmosphère de la petite arrière-boutique.

M. Verloc, quittant à regret le canapé, alla ouvrir, pour donner de l’air, la porte de la cuisine, par laquelle on entrevit l’innocent Stevie, qui, très sagement assis devant la table, traçait d’innombrables cercles dont l’enchevêtrement inextricable, la forme invariable et les intersections confuses ressemblaient à quelque épure d’un chaos cosmique, à quelque symbole de l’inconcevable.

L’artiste ne tourna même pas la tête. Dans l’application qu’il mettait à sa tâche, son dos frissonnait ; et son cou maigre, offrant un creux profond à la base du crâne, semblait tendre à se briser.

M. Verloc, avec un grognement de surprise et de désapprobation, revint au canapé. Alexandre Ossipon se dressa, très long sous le plafond bas, dans son complet râpé de serge bleue ; il secoua l’engourdissement d’une longue immobilité, et descendit les deux marches de la cuisine pour regarder par-dessus l’épaule de Stevie. Puis il revint, prononçant sur un ton d’oracle :

– Très caractéristique. Tout à fait typique !

– Qu’est-ce qui est caractéristique ? – fit le grognement interrogateur de M. Verloc, affalé à nouveau dans l’encoignure du canapé.

Ossipon s’expliqua négligemment, avec une nuance de condescendance et un hochement de tête du côté de la cuisine.

– Ces dessins-là. Tout à fait caractéristiques d’une certaine forme de dégénérescence !

– Vous voulez dire que ce gamin est un idiot, n’est-ce pas ? – grommela M. Verloc.

Le compagnon Alexandre Ossipon, surnommé le Docteur, ex-étudiant en médecine sans diplôme, conférencier ambulant, chargé de dévoiler devant le public des associations ouvrières les aspects socialistes de l’hygiène, auteur d’une étude soi-disant médicale sur les Vices rongeurs de la classe moyenne, publiée sous forme de brochure populaire que la police s’empressa de saisir, délégué spécialement par le plus ou moins mystérieux Comité Rouge, avec Karl Yundt et Michaelis, à la propagande littéraire, – le compagnon Alexandre Ossipon leva, sur l’obscur familier d’au moins deux ambassades, ce regard de suffisance hautaine et ennuyée que seul le frottement de la science peut donner à la sottise humaine.

– Appelez-le comme il vous plaira. « Dégénéré Â» est le terme scientifique. Ce qui est sûr, c’est que tous les signes y sont. Il suffit de regarder les lobes de ses oreilles. Si vous lisiez Lombroso…

M. Verloc, l’air contrarié, s’était allongé sur le canapé et semblait perdu dans la contemplation des boutons de son gilet ; mais une légère rougeur colora ses joues. Depuis quelque temps, toute allusion, même la plus éloignée, à la science (mot en lui-même inoffensif et d’une signification très vague) jouissait du curieux privilège d’évoquer en lui l’image offensante de M. Vladimir, une image d’une netteté presque surnaturelle. Ce phénomène, qui mériterait à juste titre d’être classé parmi les merveilles de la science, mettait M. Verloc dans un état d’exaspération indicible tendant à s’exprimer par des bordées de jurons. Il se contint cependant. Et ce fut la voix de Karl Yundt qui se fit entendre, coupante :

– Lombroso est un âne !

Le compagnon Ossipon reçut d’un air effaré le choc de ce blasphème.

Quant au vieux terroriste, ses yeux sans regard perdus sous l’ombre épaisse d’un front osseux, il répéta, non sans se prendre le bout de la langue entre les lèvres tous les deux mots :

– Lombroso est un âne ! À ses yeux, il suffit d’être emprisonné pour être criminel ! Simple, n’est-ce pas ! Alors qu’est-ce qu’on dira de ceux qui emprisonnent, hein ? Oui, de ceux qui emprisonnent de force ? Et qu’est-ce que le crime ? Le sait-il seulement, cet âne qui a fait son chemin dans un monde d’imbéciles en examinant les oreilles et les dents d’un tas de pauvres diables malchanceux ? La forme des dents et des oreilles désignant le criminel ! La bonne farce !… Eh bien, et la loi ? Elle le désigne encore mieux, la loi, avec ce petit instrument inventé par les repus pour se protéger contre les affamés ! Elle marque au fer rouge leur misérable peau ! Sentez-vous d’ici l’odeur de la chair brûlée ? L’entendez-vous grésiller ? Voilà l’estampille qui, plus clairement que tout le reste, désigne le délinquant aux études ineptes de tous vos Lombroso…

Ses jambes et la pomme de sa canne s’agitaient, tandis que le buste, drapé dans les larges pans de la vieille pèlerine, conservait son attitude de défi déjà historique. On eût dit qu’il humait l’air infecté de cruauté sociale, qu’il tendait l’oreille à des bruits atroces. Et il y avait, dans son attitude, quelque chose de très impressionnant.

Ce vétéran de la dynamite, presque moribond maintenant, avait été dans son temps un émouvant acteur sur les estrades de meetings, dans les assemblées secrètes et les entretiens privés. Pourtant, le fameux terroriste n’avait jamais, personnellement, levé son petit doigt contre l’édifice social. Il n’était pas homme d’action ; il n’était pas non plus l’orateur à l’éloquence torrentielle qui entraîne les masses dans le tumulte écumant d’un irrésistible enthousiasme. Avec une subtile préméditation, il préférait le rôle d’excitateur insolent et haineux des impulsions sinistres que couve l’aveugle envie, la vanité exaspérée de l’ignorance, que surexcitent les souffrances de la misère et de la pauvreté… et qui déforment aussi les nobles et illusoires espoirs de la juste colère, de la pitié et de la révolte. L’ombre de son mauvais génie s’attachait à lui comme le relent d’une drogue mortelle dans une vieille fiole de poison, vide maintenant, inutile, et bonne à jeter aux ordures avec tout ce qui a fini de servir.

Michaelis, l’apôtre libéré, souriait béatement, les lèvres closes ; sa face pâteuse de pleine lune se penchait sous le poids d’une approbation mélancolique. Il savait ce que c’était, lui. Il avait senti sur sa chair le grésillement du fer rouge, ainsi qu’il le fit placidement observer.

Le compagnon Ossipon avait eu le temps de se remettre. Il reprit dédaigneusement :

– Vous ne comprenez pas !

Il s’arrêta court, intimidé par les orbites ténébreuses et mortes qui tournèrent lentement vers lui leurs aveugles regards, comme si le seul son de sa voix les eût guidées. Et d’un léger mouvement d’épaules, il renonça à la discussion.

Stevie, habitué à se mouvoir sans qu’on s’inquiétât de lui, avait quitté la table de la cuisine pour gagner son lit, en emportant ses dessins. Il se disposait à franchir la porte de l’arrière-boutique quand il reçut en plein visage la tirade éloquemment imagée de Karl Yundt. Les papiers couverts de cercles s’échappèrent de ses doigts ; ses yeux écarquillés se fixèrent sur le vieux terroriste et il resta planté là, comme immobilisé soudain. L’horreur et la crainte morbides de toute douleur physique étaient un des traits caractéristiques du pauvre Stevie. Il savait qu’un fer chaud appliqué sur la peau cause une sensation fort pénible ; aussi ses yeux effarés flamboyèrent-ils d’indignation : cela devait faire terriblement mal ! Sa bouche s’ouvrit toute grande.

Cependant Michaelis, à contempler fixement le feu, avait retrouvé l’isolement indispensable à la suite de ses idées ; il reprit le fil de ses discours optimistes. Il dépeignait le capital condamné dès le berceau, empoisonné par le principe de compétition qui naissait en lui ; les gros capitalistes dévorant les petits, concentrant le pouvoir et les agents de production, perfectionnant les procédés industriels, et, dans leur folie ambitieuse, préparant, organisant et parfaisant la légitime succession du prolétariat sacrifié.

Michaelis prononça le grand mot de « patience Â», et le clair regard de ses yeux bleus levés vers le plafond bas rayonnait de foi séraphique…

Sur le seuil, Stevie, calmé, semblait plongé dans une sorte d’hébétude.

Les traits du compagnon Ossipon furent tiraillés par des grimaces d’exaspération.

– En un mot, on n’aurait selon vous qu’à attendre et laisser faire ?

– Je ne dis pas cela, – protesta doucement Michaelis.

Sa vision de la vérité était devenue si intense que le son d’une autre voix ne parvint pas cette fois à le dérouter. Sans détourner ses regards des charbons ardents, il reprit son exposé : la préparation de l’avenir était nécessaire, et il admettait que le grand changement sortirait peut-être d’un soulèvement général. Mais la propagande révolutionnaire est Å“uvre délicate et de haute conscience puisqu’elle implique l’éducation des futurs maîtres du monde ; il y faudrait apporter autant de soin qu’à l’éducation des rois. Il fallait expérimenter ses principes avec précaution, timidement même, dans l’ignorance où nous sommes de l’influence qu’un changement économique pourra produire sur le bonheur, les mÅ“urs, l’esprit, l’histoire de l’humanité. Car l’histoire est faite par des instruments et non par des idées ; et en changeant les conditions économiques, on change tout du même coup, l’art, la philosophie, l’amour, la vertu, jusqu’à la vérité…

Le charbon dans la grille se tassa avec un léger bruit. Michaelis, ermite visionnaire du pénitencier désertique, se leva brusquement. Pareil à un ballon gonflé il ouvrait ses bras courts comme s’il allait, d’un effort, tenir serré sur son cÅ“ur un univers régénéré. Et d’une voix que la passion rendait plus haletante, il conclut :

– L’avenir est aussi certain que le passé : esclavage, féodalité, individualisme, collectivisme, ces divers états doivent logiquement et indubitablement succéder l’un à l’autre. C’est la formule d’une loi et non une creuse prophétie.

La moue dédaigneuse qui plissait la lèvre épaisse du compagnon Ossipon accentua encore le type négroïde de sa face.

– Balivernes ! – s’écria-t-il, avec un calme relatif. – Il n’y a ni loi ni certitude. Au diable la propagande par l’éducation ! Ce que savent les gens, cela nous est bien égal, quelle que soit l’exactitude de leur connaissance. Ce qui nous importe, c’est l’état d’émotion des masses. Sans émotion, pas d’action !

Après une pause, il ajouta sur un ton de fermeté modeste :

– Ce que je vous dis là, c’est scientifique… scientifique… Hein ! Que dites-vous, Verloc ?

– Rien ! – gronda du fond du canapé M. Verloc à qui la répétition du mot abhorré avait arraché un juron.

Le bredouillement venimeux du vieux terroriste édenté intervint :

– Savez-vous comment je qualifierai la nature des conditions économiques actuelles ? Je les qualifierai de cannibales ! Voilà ce qu’elles sont. Elles repaissent leur avidité avec la chair pantelante et le sang chaud du peuple… Pas autre chose !

Stevie reçut cette terrifiante déclaration avec un gloussement d’horreur, et immédiatement, comme s’il eût avalé un poison foudroyant, il s’affaissa tout d’une pièce sur les marches de la cuisine.

Michaelis parut ne pas entendre ; ses lèvres semblaient solidement collées l’une à l’autre : il n’eut même pas un frémissement de ses lourdes bajoues. D’un regard trouble, il chercha son chapeau rond et rigide, et le posa sur sa grosse tête. L’énorme boule de son corps obèse avait l’air de flotter très bas entre les chaises.

Karl Yundt, étendant comme une griffe une main incertaine, cabossa en bataille le sombrero de feutre noir qui abritait les sillons et les rides de sa figure ravagée. Puis il s’ébranla lentement, martelant à chaque pas le plancher, du bout ferré de son bâton. Ce fut toute une affaire de le mettre dehors ; de temps en temps, il s’arrêtait, comme pour réfléchir et il ne se remettait en marche que poussé en avant par Michaelis. Le doux apôtre lui prit le bras avec une sollicitude toute fraternelle. Derrière eux, les mains dans les poches, le robuste Ossipon esquissait un bâillement. Sa chevelure rutilante était coiffée d’une casquette bleue à visière de cuir verni, posée bien en arrière, qui lui donnait l’air d’un matelot norvégien dégoûté de vivre après une violente bordée.

M. Verloc accompagna ses hôtes au-dehors, tête nue, son vaste gilet déboutonné, et sans quitter des yeux le sol.

Il ferma la porte derrière leur dos avec une colère contenue, tourna la clef et poussa le verrou. Il n’était pas content de ses amis. Selon la doctrine de M. Vladimir, ils lui apparaissaient des êtres absolument futiles. Son rôle de pure surveillance, dans la politique révolutionnaire, ne disposait guère M. Verloc à prendre d’emblée, dans les réunions tenues chez lui comme en de plus vastes assemblées, l’initiative de l’action. Il lui fallait être prudent.

Surexcité par la juste indignation d’un homme qui a dépassé la quarantaine et qu’on menace dans ce qui lui est le plus cher – son bien-être et sa sécurité – il se demandait ce qu’il y avait à attendre de la part de telles gens, ce Yundt, ce Michaelis, cet Ossipon !…

Différant son intention d’éteindre le gaz qui brûlait au milieu de la boutique, M. Verloc s’enfonça dans l’abîme de ses réflexions. Avec la clairvoyance que donne la similitude de tempérament, il prononça son verdict : une bande de fainéants ! Ce Karl Yundt soigné par une vieille femme aux yeux larmoyants, qu’il avait enlevée à un ami autrefois, et que par la suite il avait essayé vainement de jeter à la rue. Bien heureux pour Yundt qu’elle eût persisté à revenir chaque fois, car sans cela, il n’aurait personne à présent pour l’aider à descendre de l’omnibus, à la grille du Green Park, où il avait l’habitude de traîner ses jambes tous les matins qu’il faisait beau. Quand l’intraitable sorcière mourrait, il faudrait bien que ce fantôme fanfaron disparût également ; ce serait la fin du fougueux Karl Yundt !

Le doux Michaelis n’avait pas davantage l’approbation de M. Verloc. Celui-là, une grande dame riche l’avait adopté ; et ne s’était-elle pas imaginé, récemment, de l’envoyer dans une villa qu’elle possédait à la campagne ? L’ex-prisonnier pouvait y rêvasser à son aise, dans les sentiers ombreux, pendant des jours entiers, au sein d’une oisiveté délicieuse et humanitaire.

Quant à Ossipon, le gueux serait sûr de ne manquer de rien tant qu’il y aurait en ce monde des filles nigaudes pourvues de bons livrets de caisse d’épargne !…

Et M. Verloc, doué pourtant du même tempérament que ses acolytes, trouvait à son propre cas des distinctions subtiles là où il n’y avait, en somme, que d’insignifiantes différences. Il les relevait avec une certaine complaisance, car l’instinct de « respectabilité Â» conventionnelle était très développé chez lui, où il n’avait d’égal que sa répugnance invétérée pour toute espèce d’occupations reconnues, défaut naturel qu’il partageait d’ailleurs avec la plupart des réformateurs révolutionnaires, quel que fût l’ordre social.

Car, de toute évidence, on ne se révolte pas contre les avantages et les bénéfices qu’offre l’ordre social, mais contre le prix dont il faut les payer sous les espèces de moralité courante, de contrainte personnelle, de labeur. La majorité des révolutionnaires sont surtout les ennemis de la discipline et de la fatigue. Il est aussi des natures qui estiment, d’après leur sens de la justice, que le prix exigé est monstrueusement disproportionné, odieux, opprimant, vexatoire, humiliant, rapace, intolérable : ceux-là sont des fanatiques. Le reste des rebelles sociaux sont les rebelles de la vanité, cette mère de toutes les illusions, nobles et viles, compagne des poètes, des réformateurs, des charlatans, des prophètes et des incendiaires.

Perdu un long moment dans l’abîme de sa méditation, M. Verloc n’atteignit pas à la profondeur de ces considérations abstraites. Peut-être n’en était-il pas capable ; en tout cas, il n’en eut pas le temps. Il en sortit soudain avec un sursaut pénible, au souvenir de M. Vladimir. Un autre de ses associés aussi, celui-là, qu’en vertu de subtiles affinités morales, il savait juger correctement. Il le considérait comme dangereux. Un sentiment d’envie traversa son esprit. Ah ! ils étaient bien venus à paresser, tous ces gaillards-là ! Ils n’étaient pas talonnés par M. Vladimir, eux ! Et ils avaient des femmes sur qui retomber ; tandis que lui, il avait une femme à nourrir…

Arrivé à ce point, une simple association d’idées mit M. Verloc face à face avec la nécessité de regagner son lit tôt ou tard dans la soirée. Pourquoi n’irait-il pas se coucher à présent, à l’instant même ? Il soupira. Cette nécessité ne revêtait pas une forme aussi agréable qu’elle aurait pu le faire normalement chez un homme de son âge et de son tempérament. Il redoutait le démon de l’insomnie, lequel, il le sentait, l’avait choisi ce jour-là pour victime. Étendant le bras, il éteignit le gaz au-dessus de sa tête.

Une traînée lumineuse pénétrait par la porte du petit salon et tombait derrière le comptoir ; la lueur permit à M. Verloc de vérifier d’un coup d’œil le nombre de pièces d’argent que contenait le tiroir-caisse. Il n’y en avait guère. Pour la première fois depuis qu’il avait ouvert sa boutique, il se préoccupa de la valeur réelle qu’elle représentait. L’estimation ne fut pas favorable. Il s’était livré au négoce pour des raisons extra-commerciales. Son choix avait été guidé par un goût instinctif pour les affaires ténébreuses où le travail est nul et le profit facile. En outre, il restait ainsi dans la sphère que surveille la police ; et M. Verloc ayant des relations secrètes qui le rendaient fort tranquille vis-à-vis de la police, cette circonstance était, dans sa situation, un réel avantage. Mais comme moyen d’existence, son commerce en soi-même était insuffisant.

Il sortit du tiroir la caisse à monnaie et l’emporta. Il s’apprêtait à quitter la boutique quand il s’aperçut que Stevie n’était pas encore monté.

– Que peut-il bien faire là ? – se demanda M. Verloc. – Que signifient ces singeries ?

D’un air indécis, il dévisagea son beau-frère, mais il ne lui demanda pas d’éclaircissements. Les rapports de M. Verloc et de Stevie se bornaient à la réquisition accidentelle, mâchonnée après le petit déjeuner : « Mes chaussures. Â» Encore était-ce plutôt la manifestation générale d’un besoin qu’un ordre direct.

M. Verloc s’aperçut avec quelque surprise qu’il ne savait réellement que dire à Stevie. Arrêté au milieu du petit salon, il regardait, muet, dans la direction de la cuisine. Il n’avait pas davantage idée de ce qui arriverait s’il se décidait à parler. Cela parut alors fort bizarre à M. Verloc, en face de ce fait qui se précisa tout à coup dans son esprit, qu’il avait aussi ce garçon-là à nourrir. Il n’avait jamais envisagé jusqu’alors cet aspect de l’existence de Stevie.

Il ne sut positivement comment s’adresser au gamin. Il le regardait gesticuler en bégayant, dans la cuisine. Stevie tournait autour de la table comme un animal furieux dans une cage.

M. Verloc se risqua :

– Ne feriez-vous pas mieux d’aller vous coucher à cette heure-ci ?

Mais cette invite ne produisit aucun effet. Alors, renonçant à contempler son beau-frère, M. Verloc traversa d’un pas traînant le salon, son casier de monnaie à la main. La lassitude qu’il éprouvait en gravissant l’escalier ayant une cause purement morale, il s’alarma de ne pouvoir se l’expliquer. Tout en souhaitant de n’être pas malade, il s’arrêta sur le palier obscur pour interroger ses sensations. Mais un ronflement léger et continu traversant l’ombre vint troubler la netteté de son analyse. Le bruit provenait de la chambre de sa belle-mère. « Encore une bouche à nourrir ! Â» pensa-t-il, et, sur cette réflexion, il se dirigea vers la chambre conjugale.

Madame Verloc s’était endormie la lampe allumée, posée sur la table, au chevet du lit (il n’y avait pas de gaz au premier étage). La lumière, rabattue par l’abat-jour, tombait éblouissante sur l’oreiller blanc où s’enfonçait la tête de la jeune femme, les yeux clos, avec ses cheveux sombres tressés en plusieurs nattes pour la nuit.

L’appel de son nom la réveilla, et elle vit son mari debout à côté d’elle.

– Winnie ! Winnie !

Elle ne bougea pas tout d’abord, restant tranquillement allongée et regardant le casier à monnaie que tenait M. Verloc. Mais quand elle eut compris que son frère « Ã©tait en train de faire des cabrioles dans tout le rez-de-chaussée Â», elle ne fit qu’un saut sur le bord du lit. De son pied nu, semblant émerger du fond d’un sac de calicot privé de tout ornement et étroitement boutonné au col et aux poignets, elle explorait la descente de lit à la recherche de ses pantoufles, sans quitter des yeux la figure de son mari.

– Je ne sais comment le prendre, – expliqua M. Verloc d’un ton bourru. – Il ne faut pas le laisser tout seul en bas avec la lumière.

Sans répondre, elle glissa rapidement à travers la pièce dont la porte se referma sur sa forme blanche.

M. Verloc posa sa caisse sur la table de nuit, et se mit à se déshabiller ; il lança à la volée son pardessus sur une chaise ; sa jaquette et son gilet prirent le même chemin, puis il se promena dans la chambre en chaussettes, et sa corpulente image, les mains s’acharnant nerveusement à son col, passa et repassa devant la longue glace qui décorait la porte de la garde-robe de sa femme. Ensuite, après avoir fait glisser ses bretelles sur ses épaules, il fit violemment remonter le store, appuya sa tête inquiète sur la froide et mince feuille de verre qui le séparait, seule, de l’énorme amoncellement de briques, d’ardoises et de pierres, chaos glacé, noir, humide et boueux d’éléments en eux-mêmes déplaisants et hostiles à l’homme.

M. Verloc ressentit cette hostilité latente des choses du dehors au point d’en éprouver une véritable angoisse physique. Il n’y a pas de métier qui trahisse plus complètement son homme que celui d’agent secret de la police, si les choses viennent à se gâter. C’est comme si votre cheval tombait mort tout à coup entre vos jambes au beau milieu d’une plaine aride et inhabitée. Cette comparaison vint tout naturellement à l’idée de M. Verloc : il avait monté plus d’un cheval au temps de son service militaire, et il éprouvait à cette heure la sensation d’un commencement de chute. L’horizon était aussi noir que la vitre où il appuyait son front. Et soudain l’ironique figure de M. Vladimir lui apparut, dans la gloire de son teint frais, comme un cachet de cire rose apposé sur la fatale noirceur.

Cette vision lumineuse et mutilée lui fut si horrible qu’il s’écarta brusquement de la fenêtre en lâchant le store qui retomba avec bruit. Les traits décomposés, muet de terreur et appréhendant de nouvelles visions, il vit sa femme réintégrer la chambre, se remettre au lit de la façon la plus naturelle, et il se sentit désespérément seul au monde.

Madame Verloc exprima sa surprise de le trouver encore debout.

– Je ne me sens pas très bien, – murmura-t-il, passant la main sur son front moite.

– Un étourdissement ?

– Peut-être. Je ne suis pas bien du tout.

Madame Verloc, avec toute la sérénité d’une femme d’expérience, lui fit part de son opinion rassurante sur la cause de son malaise, et lui indiqua les remèdes habituels ; mais son mari, planté au milieu de la pièce, se contenta de secouer tristement la tête.

– Tu vas attraper froid à rester là !

M. Verloc fit un effort, acheva de se déshabiller et se mit au lit.

En bas, dans la rue étroite et silencieuse, des pas cadencés s’approchaient de temps en temps de la maison, puis se mouraient au loin, égaux et inlassables, comme si le passant devait marcher toute l’éternité, de réverbère en réverbère, dans une nuit sans fin ; et l’on entendait distinctement le tic-tac endormant de la vieille pendule installée sur le palier.

Madame Verloc étendue sur le dos, les yeux au plafond, remarqua :

– Les recettes sont très minces aujourd’hui.

M. Verloc, dans la même position, s’éclaircit le gosier comme pour proférer un commentaire capital et demanda :

– As-tu éteint le gaz en bas ?

– Oui, – répondit Winnie. – Ce pauvre garçon est dans un état d’énervement extrême, ce soir, – ajouta-t-elle au bout d’un moment, qui dura trois tic-tac de la pendule.

M. Verloc s’inquiétait peu de l’état de Stevie ; il sentait avec horreur que le sommeil ne venait pas et il redoutait surtout de se trouver face à face avec le silence et l’obscurité, quand la lampe serait éteinte et sa femme endormie. Pour éloigner ce moment il fit tout haut la réflexion que Stevie ne l’avait pas écouté quand il lui avait proposé d’aller se coucher. Et donnant dans le piège, Winnie se crut obligée de démontrer à son mari qu’il n’y avait, de la part de Stevie, aucune mauvaise intention, mais simplement de l’« Ã©nervement Â». Il n’existait pas dans tout Londres de jeune homme du même âge plus complaisant et plus docile que Stevie, affirma-t-elle ; il n’y en avait pas de plus affectueux, de plus prêt à se rendre agréable et même utile, tant qu’on ne lui tournait pas la tête avec de sottes déclamations…

Et Madame Verloc, se soulevant à demi, s’appuya sur le coude, anxieuse de savoir si son mari considérait Stevie comme un membre utile de la famille.

Cette ardeur de protection compatissante, exaltée dès l’enfance d’une façon presque morbide par l’état misérable de son frère, colorait d’une légère rougeur sa joue mate et donnait de l’éclat à ses grands yeux, derrière le rideau sombre des paupières. Madame Verloc semblait alors rajeunie, et beaucoup plus agitée, certes, que la Winnie de Belgravia ne s’était permis de le paraître aux yeux des pensionnaires de la maison meublée.

Mais M. Verloc était trop occupé de ses propres tourments pour attacher aucun sens à ces explications ; c’était comme si sa femme avait parlé de l’autre côté d’une épaisse cloison ; et seul l’aspect de ce visage animé le rappela à lui-même.

Il appréciait sa femme, et ce sentiment, remué soudain par la manifestation d’une sorte d’émoi, ajouta une torture de plus à son angoisse morale. Quand elle se tut, il s’agita avec malaise et répéta :

– Je ne me sens pas très bien depuis quelques jours.

C’était peut-être une entrée en matière en vue d’une complète confidence. Mais Madame Verloc reposa sa tête sur l’oreiller, et, regardant en l’air, elle reprit :

– Ce garçon entend trop de choses de ce qui se dit ici. Si j’avais su qu’ils venaient ce soir, j’aurais veillé à ce qu’il allât se coucher en même temps que moi. Il était tout retourné de certains propos qu’il a surpris : « Manger la chair du peuple et boire son sang ! Â» À quoi cela sert-il de pérorer comme cela ?

Il y avait une sorte de mépris indigné dans sa voix. Cette fois M. Verloc fit une réponse directe.

– Va demander ça à Karl Yundt ! – gronda-t-il avec humeur.

Sans aucune hésitation, Winnie déclara que Karl Yundt était « un vieux type dégoûtant Â». Elle ne dissimula pas sa préférence pour Michaelis. Mais du robuste Ossipon, en présence duquel elle se sentait toujours troublée, malgré la froideur de l’apparente réserve qu’elle gardait, elle ne souffla mot. Et revenant à son frère, qui avait été si longtemps l’objet de son souci et de ses craintes :

– Il n’est pas fait pour entendre ce qui se raconte ici. Il prend tout cela pour argent comptant, le pauvre ! sans discerner l’exagération… Et c’est ce qui le met dans ces états-là !

M. Verloc ne répliqua rien.

– Il me regardait d’un air vague, comme s’il ne me connaissait pas, quand je suis descendue, – poursuivit Winnie. – Son cÅ“ur battait comme un marteau sur une enclume. Il s’impressionne, c’est plus fort que lui. J’ai réveillé ma mère et je lui ai recommandé de rester près de lui, jusqu’à ce qu’il fût endormi. Ce n’est pas sa faute à ce garçon. Il ne cause aucun ennui quand on le laisse tranquille.

M. Verloc ne se livra à aucun commentaire.

– Je voudrais qu’il ne fût jamais allé à l’école, – recommença brusquement Madame Verloc. – Il va tout le temps chercher les journaux de la devanture ; il se congestionne à les lire. Nous n’en vendons pas une douzaine en un mois. Ça ne sert qu’à prendre de la place. Et toutes les semaines, M. Ossipon nous apporte une pile de son Avenir du Prolétariat pour les vendre un demi-penny pièce. Moi, je ne donnerais pas un demi-penny de tout le paquet ! C’est idiot, pas autre chose. Qui se soucierait d’acheter cela ? L’autre jour Stevie prit un numéro ; il y trouva l’histoire d’un officier allemand qui avait arraché l’oreille à une recrue, et qu’on n’a pas puni pour sa brutalité. Je n’ai rien pu faire du pauvre enfant ce jour-là. Vraiment, il y avait de quoi vous mettre sens dessus dessous ! Mais à quoi ça sert-il d’imprimer des choses pareilles ? Nous ne sommes pas des esclaves allemands ici, Dieu merci ! Ce n’est pas notre affaire, est-ce vrai ?

M. Verloc s’obstina dans son silence.

– Il a fallu que je lui reprenne le couteau à découper, – continua Madame Verloc, que le sommeil commençait à gagner. – Il criait, il trépignait, il sanglotait ! Il ne peut souffrir l’idée d’une cruauté. Il aurait saigné cet officier comme un porc s’il l’avait vu à ce moment-là. C’est vrai, aussi ! Il y a des gens qui ne méritent aucune pitié.

Madame Verloc se tut. L’expression de son regard fixe devint de plus en plus contemplative et voilée. Au bout d’un long moment, elle demanda d’une voix lointaine :

– Puis-je éteindre à présent ?

La lugubre conviction qu’avait M. Verloc de ne pouvoir fermer l’œil le plongea dans une résignation désespérée. Il fit un grand effort :

– Ã‰teins ! – dit-il d’une voix creuse.

CHAPITRE IV

De petites tables, au nombre d’une trentaine, recouvertes de nappes rouges à dessins blancs, s’alignaient à angles droits le long des lambris brun foncé de la salle en sous-sol. Du plafond bas et légèrement voûté tombaient des lustres de bronze garnis de nombreux globes, et, tout autour des murs sans fenêtre, courait une fresque plate et terne représentant des scènes cynégétiques et les ébats en plein air de personnages moyenâgeux ; des varlets en justaucorps verts brandissaient des couteaux de chasse et levaient de hautes pintes de bière écumante.

– Ou je me trompe fort, ou tu es l’homme le mieux renseigné sur le secret de cette maudite affaire, – prononça le robuste Ossipon, les coudes appuyés sur la table et les pieds ramenés sous sa chaise. Ses yeux exprimaient une ardente curiosité.

Un piano droit, placé près de la porte et flanqué de deux palmiers en pots, se mit tout à coup, de lui-même, et avec une virtuosité agressive, à exécuter une valse ; le tintamarre était assourdissant. L’instrument s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé, et le petit homme minable, au nez chaussé de lunettes, qui était assis en face d’Ossipon, devant un énorme bock de bière, émit posément cette déclaration :

– En principe, ce que l’un de nous peut savoir ou ne pas savoir au sujet d’un fait donné ne regarde pas les autres !

– Certainement ! – convint Ossipon, baissant la voix. – En principe ! Mais dans le cas présent !

Sa face au teint fleuri calée entre les deux mains, il continuait à darder des regards avides, tandis que le petit homme aux lunettes, après avoir ingurgité à loisir une lampée de bière, replaçait le bock sur la table. Ses oreilles larges divergeaient des deux côtés d’un crâne mince, si mince qu’Ossipon l’aurait, semblait-il, aplati entre le pouce et l’index ; le dôme de son front était comme assis sur les cercles des lunettes ; ses joues plates à la peau huileuse et malsaine étaient salies, plutôt qu’agrémentées, par les poils rares de maigres favoris noirs. Et tout l’ensemble de ce physique lamentable était rendu grotesque par un air de suprême suffisance. L’homme avait le verbe cassant, et la façon dont il gardait le silence était particulièrement agressive.

Ossipon, la tête entre les mains, reprit tout bas :

– Es-tu beaucoup sorti, aujourd’hui ?

– Non. Je suis resté au lit toute la matinée. Pourquoi ça ?

– Oh ! rien, – dit Ossipon, le regard fixe, et brûlant de savoir quelque chose, mais visiblement dérouté par tant de froideur indifférente.

Quand il conversait avec ce personnage – ce qui n’arrivait que rarement – il se sentait en état d’infériorité morale et même physique, et il en souffrait. Il risqua pourtant une nouvelle question :

– Es-tu venu ici à pied ?

– En omnibus ! – répondit l’autre brièvement.

Il habitait, au fond d’Islington, une maison située au bout d’une rue sordide, toute semée de paille et de papiers sales, où s’abattait, en dehors des heures de classes, une volée de gamins et de gamines de tout âge qui se poursuivaient, se querellaient avec des cris perçants. Son logis se composait d’une unique pièce sur la cour, remarquable surtout par un énorme placard. Cette pièce lui était louée toute meublée par deux vieilles filles qui exerçaient le métier de couturières, et dont la clientèle se composait principalement de domestiques.

Il avait fermé le placard avec un cadenas compliqué ; c’était d’ailleurs un locataire modèle, paisible en ses allures et peu exigeant quant au service. Sa seule singularité consistait à vouloir être là pendant qu’on faisait sa chambre, et, quand il s’absentait, à emporter sa clef.

Ossipon se représenta le petit homme aux lunettes rondes avançant par les rues sur l’impériale d’un omnibus et promenant ses regards sur les façades des maisons ou sur le flot des passants indifférents. L’ombre d’un sourire amer courut sur ses lèvres épaisses à l’idée du frémissement, du sauve-qui-peut de tous ces gens à la vue de ces lunettes. S’ils avaient su ! Quelle panique !

– Il y a longtemps que tu es ici ? – murmura-t-il.

– Une heure ou davantage, – répondit l’autre négligemment.

Et il but une nouvelle gorgée de bière brune.

Sa façon de saisir le bock, de boire et de reposer le verre pesant, puis de se croiser les bras, tous ses gestes avaient une fermeté, une précision frappantes ; à côté de lui le musculeux Ossipon, le corps penché en avant, les yeux fixes et les lèvres saillantes, semblait l’image même de l’indécision.

– Une heure ! Alors il se peut que tu ne sois pas au courant des nouvelles que je viens d’apprendre… dehors, hein ?

Le petit homme hocha imperceptiblement la tête en signe de négation, mais sans manifester la moindre curiosité. Ossipon insista, répéta qu’il venait d’apprendre la nouvelle en entrant. Un crieur de journaux lui avait hurlé la chose aux oreilles ; il en avait été positivement renversé. Se sentant le gosier sec, il était entré.

– J’étais loin de penser que je te rencontrerais ici, – ajouta-t-il à voix assourdie, les coudes toujours plantés sur la table.

– J’y viens de temps en temps, – dit l’autre, en conservant son attitude froidement provocante.

– C’est vraiment curieux que tu sois le seul à ne rien savoir, – grommela Ossipon.

Ses paupières battaient nerveusement, voilant par moments l’éclat de son regard.

– Que tu sois précisément le seul, – répéta-t-il avec intention.

Cette gêne visible révélait une timidité incroyable et inexplicable de la part de ce gaillard vigoureux. Toujours imperturbable, l’autre porta le bock à ses lèvres, but, et le remit sur la table avec des gestes précis ; et ce fut tout.

Ossipon, ayant attendu en vain pendant quelques instants un mot ou un signe, tenta un effort pour poser d’un ton indifférent une nouvelle question :

– Est-ce que tu donnes de ton produit à n’importe qui t’en demande ?

– J’ai pour règle absolue de ne jamais en refuser à personne tant qu’il m’en reste une pincée pour moi, – répondit délibérément le petit homme.

– C’est un principe ? interrogea Ossipon.

– C’est un principe.

– Et tu crois que c’est raisonnable ?

Les grosses lunettes rondes, qui donnaient au visage blême un tel air de suffisance, dévisagèrent le compagnon, et il sortait de ces prunelles éveillées et fixes comme des rayons fulgurants et glacés à la fois.

– Parfaitement ! Toujours ! En toutes circonstances ! Et pourquoi pas ?

Ossipon resta bouche bée.

– Prétends-tu dire que tu en donnerais même à un « mouchard Â» s’il venait t’en demander ?

Le petit homme esquissa un sourire.

– Laisse-le venir et tu verras ! – proféra-t-il. – Mais ils me connaissent tous. Ils ne m’approcheraient pas de trop près, je t’assure.

Les minces lèvres livides eurent un claquement décidé. Ossipon argumenta :

– Mais suppose qu’ils chargent quelqu’un… de te tendre un piège ? Comprends-tu ? Se saisir de ton produit, puis t’arrêter, preuves en main !

– Preuves de quoi ? Trafic d’explosifs sans patente, peut-être !

Il y avait dans ces paroles une intention d’ironie méprisante ; mais rien dans l’expression du visage maigre et maladif n’avait changé, et l’homme parlait sur un ton de parfaite indifférence.

– Je ne pense pas qu’aucun argousin se soucie beaucoup d’opérer cette arrestation. Je ne crois pas qu’ils parviennent à décider l’un d’entre eux à se charger d’exécuter le mandat. J’entends parmi les meilleurs. Pas un ne voudrait.

– Pourquoi cela ? – demanda Ossipon.

– Parce qu’ils savent très bien que j’ai soin de ne jamais me séparer de ma dernière pincée d’explosif. Je l’ai toujours sur moi.

Il indiqua la poche intérieure de sa veste.

– Dans un flacon de verre épais, – ajouta-t-il.

– C’est ce qu’on m’a dit, – fit Ossipon, avec une nuance d’étonnement dans la voix. – Mais je ne savais pas si…

– Ils le savent bien eux, – interrompit sèchement l’homme aux lunettes, en se renversant sur le dossier de sa chaise, qui dépassait sa tête fragile. – On ne m’arrêtera jamais. L’affaire n’est assez avantageuse pour aucun de leurs policiers. Pour s’attaquer à un homme de ma taille, il faudrait de l’héroïsme pur, désintéressé, sans espoir de gloire.

De nouveau ses lèvres se fermèrent avec un claquement satisfait. Ossipon réprima un mouvement d’impatience.

– Ou de l’insouciance… ou simplement de l’ignorance, – rectifia-t-il. – Ils n’ont qu’à désigner pour te prendre quelqu’un qui ne sache pas que tu as dans ta poche de quoi faire tout sauter dans un rayon de soixante mètres.

– Je n’ai jamais prétendu qu’on ne puisse pas me faire disparaître, – reprit l’autre. – Mais ça ne serait pas une arrestation. De plus, ce n’est pas si commode que ça en a l’air.

– Bah ! ne t’y fie pas. Qu’est-ce qui empêcherait une demi-douzaine de leurs sbires de te tomber sur le dos à l’improviste dans la rue ? Tes bras immobilisés, que pourrais-tu faire ? Rien, n’est-ce pas ?

– Erreur ! – fit l’homme, impassible. – J’ai toujours, en marchant, la main droite dans la poche de mon pantalon, toute prête à presser une poire de caoutchouc qui s’y trouve. La pression de cette poire actionne un détonateur placé dans le flacon que je porte dans une autre poche. C’est le principe de l’obturateur pneumatique d’un objectif de photographie. Le tube conduit…

Et écartant légèrement un pan de son veston, il fit voir à Ossipon un tube de caoutchouc, semblable à un ver de terre, qui par l’ouverture du bras de son gilet allait rejoindre la poche intérieure de la jaquette. Ses vêtements, de nuance brunâtre indéfinie, étaient râpés et criblés de taches, avec de la poussière dans les plis, et des boutonnières déchirées.

– Le détonateur est moitié mécanique, moitié chimique, – daigna-t-il expliquer.

– Il est instantané, naturellement ? – demanda Ossipon à voix basse, et sans pouvoir se défendre d’un frisson.

– Bien loin de là ! – confessa le petit homme avec une répugnance qui plissa douloureusement ses lèvres. – Un intervalle de vingt secondes doit s’écouler entre le moment où je presse la poire et celui où l’explosion se produit…

– Pff !… – siffla Ossipon, complètement interloqué. – Vingt secondes ! Horreur ! Et tu crois que tu pourrais supporter cette attente… Moi je deviendrais fou…

– Peu importe ce que tu deviendrais. En tout cas, c’est là le point faible de ce système, réservé à mon usage personnel. Le malheur, c’est que le mode d’explosion est toujours le point faible, pour nous autres. Je m’occupe de chercher le parfait détonateur, qui s’adapterait à toutes les circonstances, prévues et imprévues. Un mécanisme variable et cependant précis. Un détonateur intelligent, quoi !

– Vingt secondes ! – répéta tout bas Ossipon. – Ouf ! Et puis…

D’un bref tour de tête, l’éclat des lunettes parut mesurer la surface de la salle en sous-sol du fameux restaurant de Silène. Le résultat de cette enquête fut l’arrêt suivant :

– Personne dans cette salle n’aurait espoir d’échapper. Pas même ce couple qui parvient au haut de l’escalier à présent…

Avec une impétuosité effrénée, le piano entamait une mazurka comme si quelque spectre, vulgaire et impudent, avait tenu à se manifester.

Ossipon se représenta la salle illuminée changée en un trou noir, exhalant des vapeurs horribles et suffocantes ; un amoncellement lugubre de maçonneries arrachées et de cadavres mutilés. Et si nette était cette évocation de ruine et de mort qu’il se reprit à frissonner.

Le petit homme continuait d’un air de suffisance tranquille :

– Au bout du compte, c’est le caractère qui fait la sécurité de l’individu. Peu de gens en ce monde possèdent un caractère aussi ferme que le mien.

– Je me demande comment tu t’y prends, – grogna Ossipon.

– Puissance de la personnalité, – énonça l’autre sans se départir de son calme, et, à ouïr cette assertion, proférée par cet organisme visiblement misérable, le robuste Ossipon se mordit la lèvre inférieure. – Oui puissance de la personnalité – répéta-t-il, avec le même calme présomptueux. – Je possède les moyens de semer la mort autour de moi : mais cela en soi, tu comprends, ne compte absolument pour rien au point de vue de ma propre sécurité. Ce qui compte, c’est la conviction qu’ont les policiers que je suis résolu à employer ces moyens. Or, ils ont l’impression nette, absolue, que mon approche est mortelle ; c’est là ma sauvegarde.

– Il y a des gens de caractère aussi parmi ceux-là, – marmonna Ossipon, d’un ton de mauvais augure.

– Possible ! Mais c’est une affaire de proportion, puisque, par exemple, je ne suis aucunement effrayé par eux. Donc, ils me sont inférieurs. Il ne peut en être autrement. Leur caractère est basé sur la morale conventionnelle : il repose sur l’ordre social établi. Mon caractère, à moi, est exempt de tout ouvrage artificiel. Toutes sortes de conventions les entravent, eux ! Ils se fient à la vie, qui, dans la circonstance, est un fait entouré de contraintes et de considérations de tous genres, fait complexe attaquable de partout. Au lieu que moi, je me fie à la mort, qui ne connaît pas de contrainte et qu’on ne peut attaquer. Ma supériorité est évidente.

– C’est une façon transcendante de formuler la chose, – observa Ossipon, qui épiait le froid scintillement des yeux, derrière les verres ronds des lunettes. – J’ai entendu Karl Yundt parler à peu près en ces termes il n’y a pas longtemps.

– Karl Yundt ! – grommela l’autre dédaigneusement. – Le délégué du comité rouge n’a été toute sa vie qu’un fantôme poseur. Trois d’entre vous sont délégués, n’est-ce pas ? Je ne définirai pas les autres, puisque tu es l’un des deux. Mais vos boniments n’ont aucune signification. Vous êtes de dignes délégués pour une propagande révolutionnaire ; mais le pire c’est que, pas plus que de respectables épiciers ou des journalistes, vous n’êtes capable de penser en êtres émancipés et qu’en outre vous n’avez pas de caractère.

Ossipon ne put réprimer un sursaut d’indignation.

– Mais qu’attends-tu donc de notre part ? – s’écria-t-il, d’une voix sourde. – Et toi que prétends-tu réaliser ?

– Un détonateur modèle ! – répondit péremptoirement le petit homme. Pourquoi fais-tu la grimace ? Tu vois, tu ne peux même pas entendre parler de quelque chose de décisif.

– Je ne fais pas la grimace, – pesta Ossipon vexé.

– Vous autres révolutionnaires, – continua l’autre, d’un ton détaché et arrogant, – vous êtes les esclaves de la convention sociale, laquelle a peur de vous ; vous en êtes esclaves au même titre que la police chargée de la défendre. Et c’est clair, puisque vous cherchez à la bouleverser. Elle gouverne à coup sûr vos pensées et vos actions, de sorte que ni vos pensées ni vos actions ne peuvent jamais être décisives. – Il se tut, tranquille, comme s’il ne devait plus proférer une syllabe ; mais, presque immédiatement, il poursuivit : – Vous ne valez pas mieux que les forces ameutées contre vous, que la police par exemple. Révolution, législation, jeux adverses dans la même partie ; deux formes de l’oisiveté identiques au fond ! L’inspecteur de police Heat, qui me connaît, joue son petit rôle, et vous, les propagandistes, vous jouez le vôtre. Mais moi, je ne joue pas ; je travaille quatorze heures par jour et je ne mange pas toujours à ma faim ! Mes expériences exigent des achats, de temps à autre, et il arrive que je me passe de nourriture pendant un jour ou deux. Tu regardes mon bock ?… Oui, j’en ai déjà bu deux, et je vais en prendre un troisième. C’est jour de congé, aujourd’hui, et je le célèbre seul. Pourquoi pas ? Puisque j’ai la ténacité de travailleur seul, tout seul, absolument seul, et cela depuis des années…

Ossipon était devenu rouge brique.

– Tu travailles seul au détonateur parfait, hein ? – ricana-t-il, très bas.

– Oui, – riposta l’autre. – La définition est bonne et tu n’en trouveras pas une à moitié aussi précise pour définir la nature de ton activité avec tous tes comités et tes délégations. C’est moi qui suis le véritable propagandiste.

– Nous ne discuterons pas ce point là, – intervint Ossipon, avec l’air de s’élever au-dessus des considérations personnelles. – Il faut, je le crains bien, que je trouble ta petite fête. Laisse-moi t’apprendre qu’un homme s’est fait sauter ce matin à Greenwich Park !

– Comment sais-tu ?…

– On le crie partout dans les rues depuis deux heures. J’ai acheté le journal, et je suis entré ici aussitôt. Alors, je t’ai aperçu à cette table.

Il tira la feuille de sa poche, la parcourut rapidement. C’était une feuille d’assez grandes dimensions, et rose, comme teintée par ses propres convictions qui étaient optimistes.

– Ah ! Voici : « Une bombe à Greenwich Park. Â» On ne donne pas de détails jusqu’ici… Sept heures et demie. Matinée de brouillard… Les effets de l’explosion ressentis jusqu’à Romney Road et Park Place… Énorme excavation au pied d’un arbre, des racines arrachées, des branches cassées… Tout autour, les lambeaux du cadavre d’un homme réduit en pièces. C’est tout ; le reste n’est que remplissage. Sans doute, une abominable tentative en vue de faire sauter l’Observatoire, disent-ils. Hum ! ce n’est pas croyable.

Il resta silencieux, les yeux fixés sur le journal pendant un moment, puis il le passa à son compagnon ; celui-ci, après l’avoir parcouru, distraitement, le posa sur la table sans ajouter un mot.

Ce fut Ossipon qui, encore plein de rancune, parla le premier.

– Les fragments d’un seul individu, note bien. Donc, il s’est fait sauter lui-même. Voilà qui va gâter ton jour de congé, n’est-ce pas ? T’attendais-tu à ce coup-là ? Moi, j’étais à cent lieues de penser que quelque chose de pareil pût être conçu et exécuté ici, dans ce pays ! Étant donné les circonstances actuelles, l’acte est rien moins que criminel !

Le petit homme arrondit ses sourcils noirs, froidement dédaigneux.

– Criminel ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que le crime ? Quel est le sens d’une pareille allégation ?

– Comment veux-tu que je m’exprime ? Il faut bien employer les mots courants ! – fit Ossipon avec impatience. – Je dis et je veux dire que les conséquences de cette affaire peuvent être très mauvaises pour notre situation dans le pays. N’est-ce pas un crime suffisant à tes yeux ?

Puis brusquement :

– Tu as donné de ton produit à quelqu’un dernièrement ? Confesse-le !

Le petit homme, sans broncher, abaissa la tête, puis la releva lentement.

– Tu en as donné ! – chuchota le rédacteur de l’A. P., contenant l’éclat de son indignation. – Non ! C’est inouï ! Tu en distribues, comme cela, à tort et à travers, à qui t’en demande, au premier venu qui se présente ?

– Indubitablement ! L’ordre social que je condamne n’a pas été bâti de papier et d’encre et je n’imagine pas qu’une combinaison d’encre et de papier réussisse jamais à l’anéantir, quoi que tu en penses. Oui, je donnerais mon produit des deux mains à tout homme, toute femme ou tout imbécile qui viendrait m’en demander. Je devine ce que tu rumines, en ce moment, mais je ne prends pas mon mot d’ordre au Comité Rouge, moi ! Je vous verrais tous expulsés d’ici, ou emprisonnés… ou décapités même, sans lever le bout du doigt pour l’empêcher… Ce qui nous arrive en tant qu’individus n’a pas la moindre importance.

Il parlait négligemment, sans chaleur, presque sans expression. Ossipon, plus affecté qu’il ne voulait le paraître, essayait d’imiter son détachement.

– Si la police de ce pays connaissait ton métier, elle te criblerait à coups de revolver, ou au moins elle tenterait de t’abattre à coups de sac de sable par derrière, en plein jour.

Retranché dans son impassible assurance, le petit homme parut avoir déjà envisagé ce point de vue.

– Oui, – accorda-t-il aussitôt. – Mais pour cela il leur faudrait braver leurs propres institutions. Comprends-tu ? Ça demande une résolution d’esprit peu commune ; un courage d’une note particulière.

Les paupières d’Ossipon clignotèrent.

– J’ai idée que c’est exactement ce qui t’arriverait si tu t’avisais d’établir ton laboratoire aux États-Unis. Ils ne font pas tant de cérémonies, là-bas.

– Il est peu probable que j’y aille voir. D’ailleurs ta remarque est juste. Ils ont plus de caractère, là-bas, un caractère anarchiste par essence. C’est une terre fertile pour nous, les États-Unis, une très bonne terre. La grande République porte en elle la semence de destruction. Le tempérament collectif est arbitraire. Excellente chose. Ils nous tueraient sans doute, mais…

– Tu es trop transcendant pour moi, – interrompit Ossipon avec humeur.

– Logique, simplement, – protesta l’autre. – Il y a différentes sortes de logique. La mienne est dépouillée d’artifices. L’Amérique est excellente, je le répète ; c’est l’Angleterre qui est dangereuse, avec sa conception idéaliste de la légalité. L’esprit social de ce peuple est emmailloté de scrupules et de préjugés, et cela est fatal pour notre Å“uvre. Tu dis que l’Angleterre est notre unique refuge ! Tant pis ! Les délices de Capoue ! Qu’avons-nous besoin de refuges ? Vous autres révolutionnaires, vous passez votre temps à discourir, à imprimer des libelles, à établir de beaux projets, et vous ne faites rien. C’est précisément ce qui convient à tous les Karl Yundt.

Il haussa légèrement les épaules, puis, il continua avec la même assurance nonchalante :

– Nous devrions avoir pour but de disloquer la superstition et le respect de la légalité. Mais, vous autres, révolutionnaires, vous ne comprendrez jamais cela. Vous tirez des plans sur l’avenir, vous vous égarez dans vos rêves de systèmes économiques basés sur ce qui existe aujourd’hui, alors que la vraie besogne est de nettoyer et de faire place nette pour une conception neuve de la vie. Cet avenir-là se tirerait d’affaire tout seul, si seulement on s’occupait de lui déblayer le terrain. Voilà pourquoi j’en jetterais à la pelle à tous les coins de rue, de mon produit, si j’en avais assez pour cela ; mais comme je n’en ai pas suffisamment, je fais de mon mieux pour arriver à établir le détonateur parfait.

Ossipon se débattait dans un tourbillon de pensées, et il saisit ces derniers mots comme une planche de salut.

– Ah ! oui, le fameux détonateur ! Je ne serais pas surpris que ce fût l’un de tes détonateurs qui ait nettoyé l’individu dans le parc.

Une imperceptible contrariété assombrit le visage blême et résolu de l’inventeur.

– Je me heurte précisément à la difficulté d’expérimenter mes divers modèles. Il faut bien procéder à des essais. Du reste…

Ossipon l’interrompit.

– Qui cela peut-il être ? Je t’assure que dans Londres, nous n’avions aucune idée… Ne pourrais-tu me décrire le personnage à qui tu as donné de ton produit ?

Le petit homme tourna ses lunettes sur Ossipon, comme deux phares inquisiteurs.

– Te le décrire… – répéta-t-il avec sa froide lenteur. – Je ne pense pas qu’il y ait, à présent, la moindre objection. Je te le décrirai d’un mot : c’est Verloc.

Ossipon, que la curiosité avait soulevé de quelques pouces au-dessus de sa chaise, eut un mouvement de recul, comme s’il eût reçu un coup dans la figure.

– Verloc ! pas possible ?

L’autre, flegmatique, eut un léger hochement de tête.

– Mais si ! lui-même. Tu ne diras pas, cette fois, que j’ai donné mon produit au premier imbécile venu ? C’était un membre éminent de votre groupe, autant que j’en puis juger.

– Un membre, oui ! Éminent, non, pas tout à fait. On centralisait chez lui les relations d’ordre général ; il recevait ordinairement les camarades qui venaient en ce pays. Il était plus utile qu’important, et dépourvu d’idées. Autrefois, il prenait la parole dans des réunions, en France, je crois. Pas très brillamment d’ailleurs. Plusieurs lui accordaient leur confiance, Latorre, Moser et toute l’ancienne bande. Son seul vrai talent, c’était son habileté à déjouer de façon ou d’autre la police. Ici, par exemple, il n’avait pas l’air d’être surveillé de très près. Il était marié régulièrement, tu sais. Je suppose que c’est avec la dot de sa femme qu’il ouvrit boutique, et leur commerce semblait bien marcher…

Ossipon se tut brusquement, puis il ajouta comme à lui-même :

– Je me demande ce que cette femme va devenir maintenant !

Et il se perdit dans ses pensées.

L’autre attendait avec une indifférence manifeste. Comme on ignorait ses origines, on le désignait sous le sobriquet de « Professeur Â». Ses titres à cette désignation provenaient de ce qu’il avait été jadis démonstrateur-adjoint de chimie dans quelque Institut Technique, avec les autorités duquel il s’était querellé à propos d’une « injustice Â» commise à son endroit. Plus tard, il avait trouvé un poste au laboratoire d’une fabrique de produits chimiques. Là encore, il s’était estimé traité avec une révoltante iniquité. Ses luttes, ses privations, son labeur incessant pour gagner les échelons de la hiérarchie sociale, l’avaient empli d’une conviction si exaltée de ses mérites, qu’il devenait extrêmement difficile, pour le reste de l’humanité, de le traiter avec justice – l’importance de cette notion dépendant surtout de la patience de l’individu. Le Professeur avait du génie, mais il lui manquait cette grande vertu sociale : la résignation.

– Au point de vue intellectuel, il n’existe pas, – déclara Ossipon à haute voix, s’arrachant tout à coup aux réflexions diverses que la situation nouvelle faite à Madame Verloc par cette catastrophe venait de lui suggérer. – C’était une personnalité des plus ordinaires. Tu as tort, Professeur, de ne pas te rapprocher davantage des camarades, – ajouta-t-il sur un ton de reproche. – T’a-t-il confié ses projets ? A-t-il laissé percer ses intentions ?… Il y a un mois que je ne l’ai vu. Je ne peux me figurer qu’il ne soit plus !

– Il m’a parlé d’une démonstration dirigée contre un monument, – expliqua le Professeur. – Ce renseignement m’était nécessaire pour préparer en conséquence mon projectile. Je ne lui cachai pas que je ne disposais pas d’une quantité d’explosif suffisante pour que le résultat fût entièrement destructeur ; mais il m’adjura instamment de faire de mon mieux ; il lui fallait, dit-il, quelque chose qui pût être ouvertement transporté à la main. Je lui proposai un bidon en fer-blanc ayant contenu du vernis, que je me trouvais posséder. L’idée lui plut. J’eus beaucoup de mal, parce qu’il me fallut d’abord découper le fond et le ressouder ensuite. L’engin que je lui remis renfermait un flacon de verre épais, à large goulot, bien bouché, enveloppé de terre glaise humide, où j’avais mis seize onces de poudre verte X. Le détonateur était raccordé avec le bouchon à vis… combinaison ingénieuse de temps et de choc. Je lui en expliquai le mécanisme. Un mince tube de fer-blanc…

Mais Ossipon ne l’écoutait plus.

– Que penses-tu qu’il soit arrivé ? – demanda-t-il en l’interrompant.

– Je ne saurais dire. Après avoir vissé fortement le bouchon, ce qui établissait le contact, peut-être a-t-il oublié la limite de temps, qui était de vingt minutes seulement. D’autre part, le contact étant établi, un choc violent déterminait aussitôt l’explosion. Il a dû ou mal calculer son temps, ou simplement laisser choir l’engin. En tout cas, le contact a été parfaitement établi, voilà qui est clair, et le système a fonctionné à merveille. Un imbécile ordinaire aurait été très capable, dans sa précipitation, d’oublier d’établir le contact. En fait d’échec, c’est surtout ce que je craignais…

– Mais il y a trop d’espèces d’imbéciles pour qu’on puisse se prémunir contre toutes. On ne peut pas demander à un détonateur d’être entièrement garanti contre les imbéciles.

Le Professeur appela un garçon.

Ossipon restait immobile ; son regard fixe et vague dénotait un intense travail de réflexion. Quand le garçon se fut éloigné avec la monnaie, il sortit de sa torpeur, l’air profondément mécontent.

– Tout ceci est fort désagréable pour moi, – dit-il comme s’il rêvait tout haut. – Voilà huit jours que Karl est au lit avec une bronchite, et il y a des chances pour qu’il ne s’en relève pas. Michaelis se prélasse quelque part à la campagne. Un éditeur en vogue lui a offert cinq cents livres sterling pour son livre. Ce sera d’ailleurs un effroyable four ! Il a perdu l’habitude de raisonner avec suite pendant ses quinze ans de réclusion.

Le Professeur, qui s’était levé, boutonnait son veston et regardait devant lui d’un air complètement détaché de ces misères.

– Que vas-tu faire ? – lui demanda Ossipon, très soucieux.

Il redoutait le blâme du Comité Rouge – conclave qui n’avait aucun lieu fixe pour tenir ses assises, et dont il ignorait la composition exacte. Si cette affaire allait avoir pour épilogue la suspension des modestes subsides alloués au rédacteur principal de l’A. P., c’est alors qu’il pourrait déplorer l’inexplicable folie de Verloc !

– Se solidariser avec les formes extrêmes de l’action n’implique pas de commettre d’ineptes folies, – déclara-t-il avec une sorte de maussade brutalité. – Qu’est-ce qui lui a pris, à ce Verloc, d’aller se faire sauter ainsi ? Il y a quelque mystère là-dessous !… En tout cas, il est flambé !… Prends-le comme tu voudras, Professeur ! mais j’estime qu’en la circonstance le devoir strict du groupe révolutionnaire militant est de répudier toute participation à cette maudite affaire. Comment rendre le désaveu suffisamment convaincant, voilà ce qui me tracasse !…

Boutonné et prêt à s’en aller, le petit homme, debout, n’était pas plus grand qu’Ossipon assis. Il lui darda ses lunettes en plein visage :

– Tu pourrais demander à la police un certificat de bonne vie et mÅ“urs. Ils savent où chacun de vous a passé la nuit dernière. Peut-être même, si tu insistes, consentiront-ils à faire insérer une note officielle dans les journaux.

– Ils savent mieux que personne que nous n’avons rien à voir à la catastrophe, cela ne fait aucun doute, – répliqua Ossipon avec amertume. – Mais ce qu’ils diront, c’est autre chose !

Il restait soucieux, indifférent à la présence à ses côtés du petit homme râpé, dont les yeux de hibou demeuraient fixés sur lui.

– Il faut que je mette la main tout de suite sur Michaelis, et que j’obtienne de lui qu’il parle à l’une de nos réunions. Ce garçon-là inspire au public une sorte de respect sentimental. Il est connu. Et je suis en rapport avec un certain nombre de reporters de grands journaux. Il a beau débiter des lieux communs, il a une façon de les dire qui les fait descendre au fond tout de même.

– Comme la mélasse ! – articula le Professeur, sans se départir de son impassibilité.

Ossipon, perplexe, retomba dans ses méditations, s’entretenant lui-même à mi-voix comme un homme au milieu d’une parfaite solitude.

– Ã‚ne bâté ! me laisser sur les bras cette sotte histoire. Et je ne sais même pas si…

Il restait assis les lèvres serrées. L’idée d’aller aux nouvelles, tout droit, à Brett Street, manquait de charme. Selon lui, la boutique de Verloc devait avoir été convertie en souricière par la police qui serait forcée de procéder à quelques arrestations, pensait-il avec une sorte de vertueuse indignation, car sa carrière révolutionnaire était menacée sans qu’il y eût rien de sa faute. D’autre part, s’il n’y allait pas, il courait risque d’ignorer des faits d’une importance capitale pour lui.

Puis, il réfléchit que si l’homme du parc avait été mis en pièces comme disait le journal, on n’avait pu l’identifier. Et dans ce cas, la police n’aurait pas de raison spéciale pour surveiller la boutique de Verloc plus étroitement que les autres rendez-vous d’anarchistes, pas plus, en fait, que les portes du café de Silène. D’ailleurs, n’importe où il irait, il serait épié…

– Je me demande ce qu’il vaut mieux que je fasse ! – murmura-t-il, prenant conseil de lui-même.

– Occupe-toi de la femme si elle en vaut la peine ! – conseilla à côté de lui une voix mordante, froidement méprisante.

Ayant articulé ces mots, le Professeur s’éloigna.

Ossipon, que cet avis perspicace prenait à l’improviste, eut un vif tressaillement, puis il poursuivit sa méditation, immobile, comme s’il était rivé à sa chaise.

Le piano solitaire, sans même un tabouret pour lui tenir compagnie, frappa courageusement quelques notes, entamant un pot-pourri d’airs nationaux.

Ossipon se leva enfin pour sortir.

Péniblement détachées, les notes s’assourdirent peu à peu à ses oreilles, tandis qu’il montait l’escalier ; il traversa le vestibule et se trouva dans la rue.

Vis-à-vis de la porte, alignés le long du trottoir, une rangée lugubre de crieurs de journaux offraient leurs feuilles. C’était un de ces jours maussades de commencement du printemps ; le ciel tourmenté, les rues boueuses, les haillons des crieurs s’harmonisaient bien avec l’éclosion de ces placards humides encore d’encre d’imprimerie. Il y en avait, par terre, tout un lit souillé de boue. La vente des éditions du soir était active, et pourtant, à considérer le fourmillement incessant et rapide des piétons, la nouvelle ne trouvait qu’indifférence et l’effet produit semblait nul. Avant de se mêler au double courant des passants, Ossipon jeta un bref coup d’œil, à gauche et à droite, mais le Professeur avait déjà disparu.

CHAPITRE V

Le Professeur avait pris une rue à gauche ; il se redressait, et, le cou raide, fendait la foule dont toutes les têtes dépassaient sa chétive stature. Il ne pouvait se défendre d’un peu de déception ; mais ce n’était là qu’un sentiment superficiel, son âme stoïque étant incapable de se troubler pour un échec, quel qu’il fût. Un jour ou l’autre, un coup retentissant serait porté – de quoi jeter l’alarme pour tout de bon – un coup capable d’ouvrir la première brèche dans l’imposante façade du grand édifice des conceptions légales qui abritait l’atroce injustice de la société.

D’humble extraction et d’un physique assez insignifiant pour faire obstacle à ses capacités naturelles, le Professeur avait de bonne heure enflammé son imagination à lire la carrière d’individus qui s’étaient élevés des bas-fonds de la misère jusqu’à des situations qui leur donnaient la puissance et la richesse. La pureté presque ascétique de son âme, alliée à une extraordinaire ignorance des conditions de l’existence, lui avait fait concevoir un idéal de pouvoir et de prestige qu’il croyait être incapable d’atteindre sans le secours des arts, des grâces, du tact et de la richesse – par le seul moyen de son mérite. Considérant les choses sous ce point de vue, il s’estimait qualifié pour un succès incontestable.

Ce sont les impulsions personnelles déguisées en croyances qui préparent les voies aux révolutions les plus justifiables. L’indignation du Professeur trouvait en elle-même une cause finale qui l’absolvait du crime d’avoir recours à la destruction pour en faire l’agent de son ambition. Détruire la foi publique dans la légalité, était la formule imparfaite de son fanatisme pédant ; mais il conservait précise et correcte la conviction intime que la charpente d’un état social établi ne peut être effectivement démolie que par une forme quelconque de violence collective ou individuelle. Il était un facteur moral – rien n’eût déraciné de son esprit cette opinion.

Perdu dans la foule, le Professeur misérable et rabougri, méditait avec confiance, sur l’étendue de son pouvoir, la main gauche tenant légèrement, dans la poche de son pantalon, la poire de caoutchouc, suprême garantie de sa sinistre liberté.

Mais bientôt, la vue de la chaussée, encombrée de véhicules, et des trottoirs grouillants d’hommes et de femmes l’affecta désagréablement. Il suivait une longue rue droite que peuplait une fraction seulement de l’immense multitude ; à chaque pas, tout autour de lui, jusqu’aux limites même de l’horizon caché par les énormes bâtisses de briques, il sentait s’agiter la masse de l’humanité dominatrice par sa multitude. Innombrables comme les sauterelles, laborieux comme des fourmis, insouciants comme une force naturelle, les hommes pullulaient, poussant de l’avant, aveugles, méthodiques, absorbés, impénétrables à la logique, au sentiment, à la terreur aussi peut-être.

Cette forme de doute était celle qu’il redoutait le plus. Inaccessible à la peur ! Souvent, au cours de ses promenades, quand il lui arrivait de sortir de lui-même, il cédait momentanément à cette défiance atroce et saine de l’humanité. Que faire, si rien ne pouvait émouvoir les hommes ? Ces moments-là, tous ceux qui ont pour ambition d’exercer un pouvoir direct sur leurs semblables, les artistes, les politiciens, les penseurs, les réformateurs, les saints, les connaissent, – sensibilité méprisable, contre laquelle la solitude fortifie un caractère supérieur. Avec une sévère exultation, le Professeur songea au refuge de sa chambre, avec son placard cadenassé, perdue dans un désert d’habitations sordides, ermitage du parfait anarchiste.

Afin de parvenir plus vite au point où il trouverait son omnibus, il quitta la rue populeuse et s’engagea dans une ruelle étroite et sombre, pavée de dalles. Des maisons basses, aux murs de briques, la bordaient d’un côté, et leurs fenêtres sales avaient cet air éteint et morne de l’irrémédiable délabrement – coquilles vides attendant le démolisseur. De l’autre côté, la vie ne s’était pas encore retirée tout à fait. En face de l’unique bec de gaz, s’ouvrait l’antre d’un brocanteur, où, tout au fond d’un couloir ténébreux, serpentant à travers une bizarre forêt d’armoires et de pieds de table, la haute glace d’un trumeau luisait comme une mare sylvestre. Un misérable lit, voisinant avec deux chaises dépareillées, en occupait l’entrée.

Un seul être humain, avec le Professeur, avait emprunté la ruelle et s’avançait d’une marche souple et cadencée. Soudain, il ralentit le pas.

– Ah ! ah ! – fit-il.

Et il se mit un peu de côté, l’œil attentif.

Le Professeur s’était arrêté, avec un rapide demi-tour qui avait amené son épaule presque contre le mur. Il s’appuya légèrement de la main droite sur le dos du lit à vendre, laissant avec intention l’autre main au fond de sa poche ; et ses grosses lunettes rondes donnaient à sa figure maussade et imperturbable la ressemblance du hibou.

On eût dit la rencontre de deux visiteurs dans l’escalier dérobé d’une maison joyeuse et habitée.

Le robuste nouveau venu était sanglé dans un pardessus noir et tenait un parapluie. Son chapeau, qu’il portait en arrière, découvrait une bonne partie du front, très blanc dans l’ombre. Au fond des trous sombres de ses orbites, deux prunelles vigilantes scintillaient étrangement. De longues moustaches tombantes, couleur de blé mûr, encadraient le bloc quadrangulaire de son menton rasé.

– Ce n’est pas vous que je cherche ! – dit-il brièvement.

Le Professeur ne bougea pas.

Les bruits divers de l’énorme ville leur parvenaient en un murmure grave et confus.

Changeant de ton, l’inspecteur principal Heat, du service des affaires spéciales, demanda avec une simplicité moqueuse :

– Pas pressé de rentrer ?

Le chétif et minuscule facteur moral de destruction jouissait, à part soi, de la constatation de son prestige personnel : ne tenait-il pas en échec cet homme chargé de la défense d’une société menacée ? Plus heureux que Caligula, qui désirait que le Sénat romain n’eût qu’une seule tête pour la plus facile satisfaction de sa féroce cruauté, il trouvait représentées en ce seul homme toutes les forces qu’il défiait : la loi, la propriété, l’oppression, l’injustice. Il était face à face avec tous ses ennemis, et, ivresse suprême pour sa vanité, ce n’était pas lui qui tremblait. Il les tenait, inquiets, devant lui, comme devant un danger terrifiant. Dans son for intérieur, il savourait la joie de cette rencontre où s’affermissait sa supériorité sur les multitudes humaines.

Cette rencontre n’était en effet ni désirée ni cherchée. L’inspecteur Heat avait eu une désagréable journée depuis le moment, vers les onze heures du matin, où le service de la Sûreté avait reçu le premier télégramme de Greenwich. Tout d’abord, cet attentat était assez vexant, survenant moins de huit jours après l’affirmation donnée par lui à certain haut fonctionnaire, qu’il n’y avait à craindre aucune manifestation de la part des meneurs anarchistes. S’il s’était jamais cru certain de ce qu’il affirmait, ce fut cette fois-là. Conscient d’être l’impeccable expert de sa brigade, il s’était laissé aller à des commentaires qu’une vraie sagesse eût réprouvés. Mais l’inspecteur Heat n’était pas très sage, du moins dans le sens exact de ce mot. La vraie sagesse, qui n’est sûre de rien en ce monde de contradictions, l’aurait empêché d’atteindre à la position qu’il occupait alors. Elle eût alarmé ses supérieurs et écarté ses chances d’avancement. Or, son avancement avait été très rapide.

– Il n’en est pas un, Monsieur, sur lequel nous ne puissions mettre la main à n’importe quel moment du jour et de la nuit. Nous savons ce que fait chacun d’eux, heure par heure ! – avait-il déclaré.

Le haut fonctionnaire avait daigné sourire. Ces paroles étaient si évidemment celles que devait prononcer un agent jouissant de la réputation de l’inspecteur principal Heat, que c’était un véritable plaisir de les entendre. Si sa sagesse eût été autre qu’une sagesse administrative, basée non sur la théorie, mais sur l’expérience, il n’aurait pas manqué de réfléchir que, dans la trame étroite des relations entre policiers et conspirateurs, des solutions de continuité se produisent parfois, lacunes soudaines d’espace et de temps, où le sujet surveillé pied à pied est perdu de vue quelques heures, pendant lesquelles un incident plus ou moins fâcheux se place (généralement un attentat). Mais le haut fonctionnaire, jugeant les choses selon sa convenance personnelle, avait bien voulu sourire, et le souvenir de ce sourire était à présent fort désagréable à l’inspecteur, limier compétent en matière anarchiste.

Ce n’était point là l’unique circonstance dont le souvenir troublât la sérénité coutumière de l’éminent spécialiste. Il y en avait une autre qui ne datait que du matin même. Mandé d’urgence au cabinet du commissaire-adjoint, la pensée qu’il n’avait pas été capable de dissimuler son étonnement au communiqué des nouvelles reçues, était vexante au plus haut point. Il avait écarquillé les yeux et s’était écrié : « Impossible ! Â» s’attirant ainsi l’argument sans réplique d’un doigt impérieusement pointé vers le télégramme que le commissaire-adjoint, après lecture à haute voix, venait de jeter sur le bureau. Se voir écrasé, pour ainsi dire, par le bout d’un index, était une expérience des plus pénibles, et en outre fort préjudiciable ! De plus, l’inspecteur Heat avait conscience de n’avoir pas amélioré la situation en ajoutant précipitamment :

– Ce que je puis vous dire dès à présent, c’est que la bande placée sous notre contrôle n’a rien à voir dans cette affaire !

Une réserve impénétrable eût été plus politique, il le sentait trop tard. Mais allez donc garder votre sang-froid devant des faits si déconcertants ! Si ceux qui ne font pas partie de la bande s’en mêlaient maintenant, où s’arrêterait-on ? Ces amateurs d’à côté étaient la plaie de la police, comme de bien d’autres métiers, d’ailleurs.

Le ton du commissaire-adjoint avait été fort aigre, et le détective n’avait pas digéré ce ton ; aussi n’éprouva-t-il aucune envie de déjeuner.

Se mettant aussitôt en campagne, il se rendit sur le lieu de l’attentat, où il avala une copieuse dose de brouillard humide et malsain. Puis il alla jusqu’à l’hôpital, et une fois ses investigations à Greenwich terminées, il avait perdu tout appétit. N’étant pas, comme les médecins, habitué à examiner de près les débris mutilés de ses semblables, il s’était trouvé fort incommodé du spectacle qui se révéla à lui lorsqu’il eut soulevé la toile imperméable jetée sur la table d’amphithéâtre.

Une seconde toile recouvrait cette table, à la manière d’un tapis dont les coins, rabattus sur une sorte de monticule, couvraient un amas confus de lambeaux roussis et sanglants, image affreuse de ce qu’auraient pu être les apprêts de quelque festin de cannibales. Il lui fallut une fermeté peu commune pour ne pas se trouver mal à cette vue.

L’inspecteur Heat, en gradé capable de remplir son service, tint bon ; mais il resta bien une minute sans faire un pas pour s’approcher. Un agent de la police locale, en uniforme, débita, avec une simplicité saugrenue, en lançant un regard oblique sur l’effroyable tas :

– Il y est tout entier ! Tous les morceaux sont là ! Ça n’a pas été un petit travail !

Cet homme était arrivé le premier sur le lieu de l’attentat et il avait aperçu, dit-il, à travers le brouillard, comme un éclair au ras du sol. Au moment de l’explosion, il causait avec le gardien de la porte de King William Street. Secoué d’abord des pieds à la tête, il avait couru, entre les arbres, dans la direction de l’Observatoire.

– Aussi vite que mes jambes pouvaient me porter ! – répéta-t-il à deux reprises.

L’inspecteur Heat le laissa répéter, et se pencha enfin sur la table, écœuré et horrifié, fouillant du regard le détail de ce répugnant amas qui semblait provenir à la fois d’un abattoir et d’une tanière de chiffonnier.

– Vous vous êtes servi d’une pelle, – observa-t-il en remarquant un peu de gravier fin, mêlé de morceaux d’écorce brunâtre et d’éclats de bois minces comme des aiguilles.

– Il l’a bien fallu, – expliqua l’agent, avec la même simplicité. – J’ai envoyé un gardien me chercher une bêche. Quand il m’a vu racler le sol, il s’est appuyé le front contre un arbre et il a été malade comme un chien !

L’inspecteur dut réprimer lui-même une désagréable sensation de nausée. La violente déflagration qui avait réduit ce corps à l’état de fragments sans nom lui inspirait un sentiment d’horreur, comme devant une impitoyable cruauté, bien que sa raison lui affirmât que l’effet avait été aussi prompt que l’éclair : l’inconnu, quel qu’il fût, était mort instantanément ; et pourtant, on avait peine à croire qu’un organisme humain eût pu être déchiqueté à ce point sans passer par les affres d’une inconcevable agonie. Et par cette sympathie de commisération qui est une forme de la peur, Heat, qui n’était pas physiologiste et encore moins métaphysicien, s’éleva au-dessus du concept ordinaire de temps.

Il se rappela tout ce qu’il avait lu, dans des publications populaires au sujet de rêves terrifiants qui se déroulent au moment du réveil. Les inexplicables mystères de la vie consciente angoissèrent le policier qui finit par arriver à cette horrifiante notion que des âges de souffrance atroce et de torture mentale pouvaient s’enfermer entre deux clins d’œil successifs. Cependant, l’inspecteur continuait à examiner les lugubres débris, avec la physionomie placide et l’attention légèrement inquiète d’un client pauvre penché sur l’étal aux déchets, dans une boucherie, avec l’espoir d’y trouver de quoi préparer un festin peu dispendieux. En investigateur méthodique et expérimenté, qui ne méprise aucune chance d’information, il ne laissait pas de prêter l’oreille à la loquacité décousue de l’agent local.

– Il avait les cheveux blonds, – décrivait ce fonctionnaire. – La vieille femme qui parlait au brigadier remarqua un jeune garçon qui sortait de la gare de Maze Hill, et qui avait les cheveux blonds. Elle a vu deux hommes sortir de la gare, après le départ du train montant, – reprit-il lentement. – Elle n’a pu dire s’ils étaient ensemble. Elle ne fit pas particulièrement attention au plus gros, mais l’autre, un garçon mince et blond, portait une boîte de vernis en fer-blanc.

– Vous connaissez cette femme ? – s’enquit à mi-voix l’inspecteur, les yeux toujours fixés sur la table.

Il pressentait vaguement que l’enquête qui allait être faite ne donnerait aucune indication sérieuse, et que le défunt resterait inconnu.

– Oui, elle est gouvernante chez un cabaretier retiré, et elle fréquente à l’occasion la chapelle de Park Place, – répondit l’agent avec importance.

Il s’arrêta, lançant un regard furtif vers les tronçons sanguinolents. Puis, brusquement il ajouta :

– Enfin, le voilà… c’est tout ce que j’en ai retrouvé.

Blond, mince… Ah ! oui, mince ! Tenez, regardez ce pied. Ce sont les jambes que j’ai ramassées en premier, l’une après l’autre… Il était tellement éparpillé que je ne savais par où commencer !

Le silence retomba sur ces mots. Un sourire de satisfaction traversa la ronde figure de l’agent.

– Il a trébuché, – déclara-t-il, très formel. – Moi aussi, en courant, j’ai buté et je me suis allongé la tête la première. Ces satanées racines ressortent de partout. Il a trébuché sur une racine et il est tombé ; et cette gamelle qu’il portait a dû éclater juste sous sa poitrine, à ce que je pense.

L’écho de ce mot « inconnu Â», se répercutant à travers ses pensées les plus intimes, tourmentait considérablement l’inspecteur-chef. Curieux par profession, il aurait voulu, n’eût-ce été que pour sa propre gouverne, remonter jusqu’à l’origine mystérieuse de cette affaire ; fonctionnaire loyal, il souhaitait établir l’identité de cet inconnu pour justifier devant le public l’utilité de son service. Cette tâche, néanmoins, lui paraissait impossible. Le premier terme du problème était illisible, ne suggérait d’autre idée qu’une atroce sauvagerie.

Surmontant sa répugnance, l’inspecteur Heat étendit la main, et, sans conviction, par simple acquit de conscience, prit le moins souillé des lambeaux d’étoffe. C’était une étroite bande de velours à laquelle pendait un morceau triangulaire de drap gros bleu. Il le porta à ses yeux tandis que l’agent de police poursuivait son intarissable commentaire :

– Un col de velours. C’est drôle que la vieille femme ait remarqué le col de velours. Un pardessus bleu foncé avec un col de velours, nous a-t-elle dit. C’est bien celui qu’elle a vu, il n’y a pas d’erreur. Et tout est là, au grand complet, ce col de velours et le reste ! Je ne pense pas avoir laissé le moindre morceau, fût-il plus petit qu’un timbre-poste !

À ce moment, l’inspecteur cessa d’écouter le verbiage de l’agent. Il se dirigea vers l’une des fenêtres pour mieux voir, et sa figure détournée refléta tout à coup un intérêt intense, tandis qu’il examinait avec soin le triangle de drap. D’une brusque secousse, il le détacha, le glissa dans sa poche, et, seulement alors, refit face à l’agent.

Puis, lançant sur la table le col de velours :

– Recouvrez cela, – ordonna-t-il brièvement, sans plus regarder.

Et il sortit en hâte, emportant son larcin.

Un tram partait dans la direction de Londres, et Heat seul, dans un compartiment de troisième classe, put réfléchir à son aise.

Ce bout de drap roussi avait une inestimable valeur, et l’inspecteur ne pouvait se défendre d’un certain étonnement devant la façon toute fortuite dont il était tombé en sa possession.

Le Destin lui avait, pour ainsi dire, mis dans la main le fil conducteur. Imitant en cela la plupart des hommes dont l’ambition consiste à vouloir commander les événements, il se prit à douter de cette réussite aussi gratuite qu’accidentelle, précisément parce qu’elle paraissait s’imposer à lui. La valeur pratique du succès dépend beaucoup du point de vue où l’on se place. Mais le Destin n’a aucun point de vue ; il n’a aucune discrétion. Heat ne considérait déjà plus comme éminemment désirable d’établir publiquement l’identité de l’individu qui s’était, ce matin-là, si complètement anéanti. De plus, il ne se sentait pas du tout certain de l’angle sous lequel son administration envisagerait les faits.

Une administration est, aux yeux de ceux qu’elle emploie, une personnalité complexe, possédant ses idées propres et même ses marottes. Elle se repose sur le dévouement loyal de ses employés, et la loyauté dévouée de l’employé de confiance se mitige à un certain degré d’une sorte de mépris affectueux. Grâce à une heureuse disposition de la nature, nul, comme chacun sait, n’est un héros pour son valet de chambre, sans quoi les héros risqueraient fort d’avoir à brosser eux-mêmes leurs habits ! Selon l’avis intime de son personnel, l’administration n’en sait jamais autant que le moindre de ses employés ; en sa qualité d’organe impassible, elle ne peut être instruite de tout ; en savoir trop nuirait à la bonne gestion de ses affaires.

Quand l’inspecteur Heat descendit du train, son état d’esprit, bien que totalement éloigné de toute intention déloyale, n’était pas cependant exempt de cette méfiance jalouse qui s’insinue si souvent dans l’attachement le plus dévoué, qu’il s’adresse à une femme ou à une institution.

C’est alors que l’estomac vide et le cœur encore soulevé par ce qu’il avait vu, il fit la rencontre du Professeur. Dans ces conditions qui, chez un homme sain, à l’état normal, prédisposent déjà à l’irascibilité, la rencontre lui fut particulièrement désagréable.

Aux débuts de sa carrière, l’inspecteur Heat avait été surtout chargé de sérieuses affaires de vols. C’est dans cette branche qu’il conquit ses galons et il lui gardait tout naturellement un souvenir sympathique, voire même un sentiment affectueux. Le vol n’était pas une pure absurdité ; c’était une forme du caractère industrieux de l’homme, forme pervertie, il est vrai, mais néanmoins une industrie rationnelle. C’était un labeur autant que celui du potier, du mineur, du laboureur ou du repasseur de couteaux ; à cette différence près que les risques ne consistaient pas, pour le voleur, en ankylose, empoisonnement par le plomb, coup de grisou, etc., mais pouvaient se résumer en un nombre variable d’années de prison.

L’inspecteur Heat, sans nul doute, savait apprécier toute la différence qui existe entre le crime et la vertu ; mais les voleurs qu’il avait traqués n’étaient pas incapables non plus de ce discernement. Ils se soumettaient avec une certaine résignation aux sévères verdicts d’une moralité familière à l’inspecteur, et n’en contestaient point la justice. On pouvait voir en eux des concitoyens qui, par suite d’une éducation imparfaite, avaient mal tourné. Avec cette réserve, il comprenait la mentalité du cambrioleur, parce que, somme toute, l’esprit et les instincts d’un voleur sont, au fond, les mêmes que l’esprit et les instincts d’un policier. L’esprit de l’inspecteur Heat était inaccessible aux idées de révolte, et ses cambrioleurs n’étaient pas des rebelles. Arrêté à six pas de l’anarchiste baptisé du sobriquet de Professeur, Heat eut une pensée de regret à l’adresse du monde des voleurs. Ils étaient sains, eux, ils travaillaient dans un but normal quoique condamnable, sans idéal morbide ni haines incompréhensibles, et s’inclinant devant les autorités constituées !…

Ayant ainsi rendu hommage aux éléments réguliers qui composent la société, – car l’idée du vol lui paraissait aussi régulière que l’idée de propriété, – l’inspecteur Heat se reprocha furieusement de s’être arrêté, d’avoir pris la parole, et même d’être passé par cette ruelle pour raccourcir son chemin. Et il répéta de sa grosse voix autoritaire, à laquelle en la modérant, il donnait un ton comminatoire :

– Ce n’est pas vous qu’on recherche, je vous assure.

L’anarchiste ne broncha pas. Un rire sarcastique lui découvrait les dents jusqu’aux gencives ; mais il restait muet. Si bien que l’inspecteur fut amené à ajouter, malgré les sagaces avertissements du bon sens :

– Pas encore ! Si j’avais besoin de vous, je saurais où vous trouver.

C’étaient là les vrais termes à employer, exactement dans la tradition et dans la note qui convenait à un fonctionnaire de la police s’adressant à l’un de ses clients. Mais la réception qui leur fut faite sortait de toute tradition et de toute convenance ; elle était outrageante. La petite silhouette falote parla enfin :

– Il y a de fortes chances, si vous tentez le coup, pour que les journaux du lendemain vous consacrent une excellente notice nécrologique, ce qui vous serait infiniment précieux, car je suppose que vous connaissez le genre de boniments qui s’impriment pour ces circonstances. Mais vous êtes exposé au désagrément d’être inhumé avec moi, encore que vos amis, j’imagine, tenteraient quelques efforts pour procéder au triage de nos restes.

Certes, l’inspecteur Heat méprisait l’état d’esprit qui dictait de pareils discours et pourtant ces atroces allusions firent effet sur lui. Il avait trop de clairvoyance, ses informations étaient trop précises pour qu’il pût se borner à voir là des vantardises oiseuses. Pourtant, il était homme aussi ; il ne pouvait laisser passer de telles paroles sans les relever.

– Des balivernes bonnes pour effrayer les enfants ! – fit-il. – Je finirai bien par vous pincer !

C’était dit sur un ton parfait, sans mépris, très doucement, presque gravement.

– Sans doute, – riposta l’autre. – Mais, croyez-moi, rien ne vaut le moment présent. Pour qui possède de véritables convictions, l’occasion est belle de faire le sacrifice de sa personne. Vous n’en trouverez pas de plus favorable. Pas un chat ! Nous sommes seuls avec ces vieilles baraques condamnées qui deviendraient un beau tas de briques à l’endroit même où vous êtes. Jamais, pour me prendre, il n’en coûtera aussi peu aux existences et à la propriété qui vous payent pour les protéger.

– Vous ne savez à qui vous parlez, – répliqua l’autre avec fermeté. – Si j’avais l’intention de vous mettre la main au collet en ce moment, je ne vaudrais pas mieux que vous.

– Ah ! Ça ne serait pas de jeu, hein ?

– Soyez certain que c’est nous qui aurons finalement le dessus. Peut-être sera-t-on obligé de persuader au public qu’il est nécessaire d’abattre certains d’entre vous à coups de revolver, comme des chiens enragés ; c’est alors que nous ouvrirons la chasse ! Mais du diable si je sais quel jeu vous jouez, vous autres ! Et je crois que vous ne le savez pas vous-même, et vous n’y gagnez rien.

– En attendant, c’est vous qui y gagnez, et facilement, certes. Je ne parle pas de votre salaire, mais vous vous êtes créé une réputation à ne rien comprendre au but que nous poursuivons.

– Quel est-il ce but ? – s’enquit l’inspecteur, avec une hâte dédaigneuse, comme un homme pressé qui s’aperçoit qu’il perd son temps.

Le parfait anarchiste répondit par un sourire qui ne sépara pas ses lèvres pincées et incolores, et le policier célèbre éprouva un sentiment de supériorité qui l’incita à lever le doigt en un geste d’avertissement.

– Lâchez-le, ce but, quel qu’il soit ! – reprit-il sur un ton d’exhortation, un peu moins indulgent peut-être que s’il eût eu la condescendance de donner un bon conseil à quelque filou de renom, – Renoncez-y. Vous verrez que nous sommes trop nombreux pour vous !

Le sourire figé sur les lèvres du Professeur s’atténua comme si l’ironie qui le provoquait perdait de son assurance. L’inspecteur poursuivit :

– Vous ne me croyez pas, hein ? Eh bien ! vous n’avez qu’à regarder autour de vous : nous sommes les plus nombreux. Et, en tout cas, vous vous y prenez mal. Vous ne réussissez jamais qu’à faire du gâchis. Allons donc ! Si les cambrioleurs ne pratiquaient pas mieux leur métier, ils crèveraient de faim.

L’allusion à une invincible multitude derrière le policier souleva la sombre indignation du Professeur. Il n’avait plus son sourire énigmatique et narquois. La résistance des masses et leur inattaquable force d’inertie étaient l’obsession de sa sinistre solitude. Ses lèvres tremblèrent pendant quelques secondes avant qu’il parvînt à articuler d’une voix étranglée :

– J’accomplis ma besogne mieux que vous ne faites la vôtre.

– Ã‡a suffit, pour cette fois, – interrompit l’inspecteur-chef, avec brusquerie, ce qui provoqua un éclat de rire sardonique du Professeur. Ricanant encore, il s’éloigna de l’étroit passage pour se mêler au mouvement de la grande artère, il marchait, misérable et morne, de l’allure lasse du vagabond qui chemine, étape après étape, indifférent à la pluie et au soleil, lugubrement impassible devant les aspects du ciel et de la terre.

Après l’avoir suivi un moment du regard, Heat partit de son côté, du pas vif et décidé de l’homme qui ne se soucie pas des inclémences du temps, mais a conscience de remplir ici-bas une mission autorisée et d’être le soutien moral de ses concitoyens. Les habitants de l’immense cité, la population de tout le pays, et même les millions d’êtres dont les légions se débattent sur le reste de la planète, étaient de son côté, jusqu’aux voleurs et aux mendiants. Oui, les voleurs eux-mêmes étaient avec lui dans l’œuvre qu’il poursuivait en ce moment. Et le sentiment que son activité recevait l’approbation universelle l’encouragea à s’attaquer fermement aux difficultés présentes. Celle qui se posait avant tout était de regagner la confiance du commissaire-adjoint, son supérieur direct, et de reprendre l’ascendant sur lui, ce perpétuel problème des fidèles et loyaux fonctionnaires. La surveillance des anarchistes lui donnait un caractère particulier, mais rien de plus. À vrai dire, l’inspecteur-chef Heat n’avait qu’une piètre idée de l’anarchie. Il n’y attachait aucune importance exagérée et ne put jamais se résoudre à la considérer sérieusement. Il n’y voyait qu’une sorte de dérèglement qui n’avait même pas l’excuse de l’ivresse, laquelle implique au moins une certaine débonnaireté et un aimable penchant à la jovialité. En tant que criminels, les anarchistes ne relevaient distinctement d’aucune classe. Et se remémorant le Professeur, l’inspecteur, sans ralentir son allure cadencée, marmonna entre ses dents :

– Détraqué !

Capturer des voleurs était une toute autre affaire. Il y fallait ce sang-froid qu’exigent toutes les formes de sport où le meilleur athlète l’emporte, d’après des règles parfaitement compréhensibles. Avec les anarchistes, il n’y avait pas de règles, ce qui offusquait grandement l’inspecteur-chef. Tout cela n’était que sottise, mais cette sottise surexcitait l’opinion publique, inquiétait des personnes haut placées et touchait par certains points aux relations internationales. Un mépris implacable endurcit les traits de l’inspecteur-chef tandis qu’il poursuivait sa route. Il se rappelait, un à un, les anarchistes de son troupeau. Aucun d’entre eux n’avait la moitié de la crânerie que possédait tel ou tel cambrioleur qu’il aurait pu nommer – pas la moitié, pas un dixième !

À la Direction, il fut tout de suite introduit auprès du commissaire-adjoint qu’il trouva la plume à la main, penché sur un grand bureau encombré de paperasses, devant un monumental encrier double, en bronze et en cristal. Des tubes acoustiques, tels des serpents accrochés par la tête, pendaient derrière son fauteuil, et leurs crocs béants semblaient prêts à lui mordre les coudes.

Sans changer d’attitude, il leva lentement deux yeux aux paupières plus noires que le reste de sa figure et chiffonnées de petites rides. Les rapports étaient arrivés : les faits et gestes de tous les anarchistes surveillés y étaient exactement relatés, dit-il ; puis il mit un rapide paraphe au bas de deux feuilles volantes, et posa sa plume. Après quoi, se carrant dans son fauteuil, il fixa d’un regard interrogateur son réputé subalterne.

L’inspecteur, déférent mais impénétrable, soutint tranquillement ce regard.

– Je crois bien que vous aviez raison de présumer que les anarchistes de Londres n’ont rien à voir en ceci, – commença enfin le chef. – J’apprécie hautement l’excellente surveillance de vos agents. D’un autre côté, aux yeux du public, cette constatation équivaut à un aveu d’ignorance de notre part.

Le commissaire-adjoint parlait avec une sage lenteur ; il choisissait chacune de ses paroles avant de l’émettre, comme si elles eussent été les pierres du gué qui l’aiderait à franchir le ruisseau de l’erreur.

– Ã€ moins que vous n’ayez rapporté de Greenwich quelque-indice… – ajouta-t-il après un temps.

L’inspecteur principal entama aussitôt le récit ponctuel et positif de ses investigations. Déplaçant légèrement son siège, le chef croisa ses jambes maigres, et, s’appuyant sur un coude, abrita ses yeux de la main. Sa pose attentive avait une sorte de grâce anguleuse et triste. Et quand, à la fin du récit, il inclina sa tête aux cheveux d’un noir d’ébène, des reflets d’argent poli s’y ajoutèrent des deux côtés.

L’inspecteur principal attendait ; il avait l’air de retourner dans son esprit tous les détails qu’il venait de relater, mais en réalité il pesait la question de savoir s’il ajouterait autre chose.

Le commissaire coupa court à ses hésitations.

– Croyez-vous qu’ils étaient deux ? – demanda-t-il sans découvrir ses yeux.

C’était plus que probable, selon l’inspecteur. À son avis, les deux individus devaient s’être séparés à cent mètres environ des murs de l’Observatoire. L’un d’eux avait dû s’éloigner rapidement sans être vu, à la faveur du brouillard. Après avoir escorté son complice jusqu’au lieu de l’explosion, il l’avait laissé faire le coup tout seul. Étant donné l’intervalle de temps depuis le moment où la vieille femme les vit tous deux sortir de la gare de Maze Hill, jusqu’à celui où l’explosion s’était fait entendre, il y avait lieu de croire que l’autre était déjà à la station de Greenwich Park, où il s’apprêtait à reprendre le premier train, à l’instant même où son camarade se faisait sauter de si épouvantable façon.

– Très mutilé, n’est-ce pas ? – fit le commissaire à l’ombre de sa main.

En quelques mots imagés, l’inspecteur dépeignit l’état des débris.

– Le jury du coroner aura du plaisir ! – ajouta-t-il d’un air lugubre.

Le commissaire découvrit ses yeux.

– Et nous n’aurons aucune indication à lui fournir ! – remarqua-t-il languissamment.

Levant la tête, il considéra quelque temps en silence l’attitude dégagée de son inspecteur principal. Le commissaire était sans illusions : il savait qu’un service est à la merci des subordonnés, lesquels ont leur façon particulière de comprendre la loyauté. C’était dans une colonie des tropiques qu’il avait fait ses débuts. Là-bas, il aimait son travail, – du vrai travail de police. Il avait réussi à traquer et à disperser diverses sociétés secrètes, qui exerçaient une influence désastreuse parmi les indigènes. Puis au cours d’un long congé, passé en Angleterre, il se maria assez précipitamment. Ce fut une bonne affaire au point de vue mondain. Mais sa femme se fit, par ouï-dire, une opinion défavorable sur le climat colonial. D’autre part, elle avait des relations très influentes. C’était un excellent mariage.

Pourtant ses fonctions actuelles ne lui plaisaient pas ; il se sentait dépendant de trop de subordonnés en même temps que de trop de chefs. La présence immédiate de ce phénomène étrange et impressionnable qu’on appelle l’opinion publique contrariait son humeur et l’alarmait par sa nature irrationnelle. Sans doute, il s’en exagérait le pouvoir bienfaisant et malfaisant – malfaisant surtout. De plus, l’âpre vent d’est des printemps anglais (dont s’accommodait si bien sa femme) augmentait sa défiance des mobiles qui font agir les hommes et de l’efficacité de leur organisation. L’inanité de sa tâche bureaucratique lui paraissait bien plus effroyable par ce temps si fatigant pour son foie malade.

Il se leva, déployant toute sa taille, et, d’un pas remarquablement pesant pour un homme si mince, il s’approcha de la fenêtre. Les carreaux étaient striés de gouttes de pluie et la petite rue lui apparut trempée et vide comme si un déluge l’avait tout à coup balayée. C’était vraiment une journée maussade, inaugurée par un épais brouillard qui se fondait maintenant en une pluie froide ; la lueur tremblotante des becs de gaz se dissolvait dans l’atmosphère noyée. Et les orgueilleuses prétentions de l’humanité, victime passive de ce temps odieux, semblaient dignes de mépris, d’étonnement et de pitié.

– Horrible, horrible ! – pensa le commissaire, le front collé à la vitre. – Voilà dix jours qu’il fait ce temps-là ; non, quinze jours… quinze jours !

Il cessa entièrement de penser ; ce vide complet de son cerveau dura bien trois secondes. Puis il laissa tomber, par acquit de conscience :

– Avez-vous commencé l’enquête pour suivre la trace de l’autre individu dans les deux directions de la ligne ?

Il ne doutait pas que tout le nécessaire n’eût été fait ; l’inspecteur connaissait à fond le métier de la chasse à l’homme, et, d’ailleurs, c’était l’alphabet du métier ; pas un débutant n’y eût manqué. Quelques questions aux receveurs des billets et aux facteurs des deux petites gares fourniraient de nouveaux renseignements sur l’extérieur des deux inconnus ; l’inspection des billets révélerait tout de suite d’où ils venaient ce matin-là. C’était élémentaire et on n’avait pu négliger ces démarches.

En effet, l’inspecteur répondit que les interrogatoires avaient été faits aussitôt après la déposition de la vieille femme. Et il cita le nom d’une station, en ajoutant :

– C’est assurément là qu’ils avaient pris le train. L’employé qui recevait les billets à Maze-Hill se rappelle avoir vu passer deux voyageurs répondant au signalement donné. Il les prit pour deux artisans au-dessus du vulgaire, des peintres d’enseignes ou des décorateurs. Le gros descendit le premier d’un compartiment de troisième classe situé à la queue du train. Il tenait une boîte en fer-blanc qu’une fois sur le quai, il donna à porter à un jeune homme blond qui le suivait. Tout cela cadre exactement avec ce que la vieille femme a raconté à l’agent de police de Greenwich.

Sans se détourner de la fenêtre, le commissaire formula un doute au sujet de la part que l’on faisait jouer à ces deux hommes dans l’attentat. Toute l’hypothèse s’échafaudait sur les racontars d’une vieille femme qui avait failli être renversée par un personnage pressé. C’était en réalité un témoignage peu solide à moins qu’on n’acceptât l’hypothèse d’une soudaine inspiration, ce qui n’était guère admissible.

– Franchement, voyons, croyez-vous qu’elle ait reçu une inspiration du ciel ? – s’enquit-il, avec une ironie grave, continuant à tourner le dos, comme fasciné par la contemplation des silhouettes colossales de la ville à demi perdues dans les ténèbres. Il ne bougea pas davantage en entendant le mot « providentiel Â», proféré à mi-voix par son subordonné, – dont le nom, mentionné parfois dans les gazettes, était familier au grand public comme celui d’un de ses défenseurs actifs et zélés.

L’inspecteur principal Heat éleva un peu la voix :

– J’ai parfaitement distingué des lamelles et des fragments de fer-blanc… ce qui corrobore…

– Et les individus venaient de cette petite gare de campagne ? – pensa tout haut le commissaire incrédule.

C’était, lui expliqua l’inspecteur, le nom que portaient deux des trois billets reçus à Maze Hill, à la descente de ce train. Le troisième voyageur était un camelot de Gravesend bien connu du personnel de la gare. L’inspecteur prit, pour donner cette indication, un ton définitif mêlé de quelque mauvaise humeur, comme font les bons employés ayant conscience de leur fidélité et de la valeur de leurs loyaux services. Et le commissaire-adjoint ne quittait toujours pas la contemplation du brouillard extérieur, vaste comme un océan.

– Deux anarchistes étrangers, venir de cet endroit ! – fit-il, comme s’adressant à la fenêtre. – C’est presque inconcevable !

– Oui, Monsieur. Mais ce le serait bien davantage si Michaelis ne villégiaturait pas dans un cottage des alentours !

Au nom de Michaelis, tombant à l’improviste au milieu de cette ennuyeuse affaire, le commissaire s’arracha brusquement à l’image agréable de sa partie de whist quotidienne au cercle. C’était l’habitude la plus douce de son existence, qui lui permettait, sans le secours ou l’obstacle d’aucun subalterne, de déployer les ressources généralement heureuses de son adresse.

Chaque jour, de cinq à sept, avant de revenir dîner chez lui, il jouait à son cercle, et il oubliait, pendant ces deux heures, tout ce qu’il y avait de pénible dans la vie, comme si le jeu eût été la drogue bienfaisante capable d’endormir les angoisses d’une âme déçue et tourmentée. Il avait pour partenaires le directeur d’une revue en vogue, mélancoliquement facétieux ; un avocat d’un certain âge, toujours silencieux, avec de petits yeux pétillants de malice ; et un vieux colonel, homme simple, à la mine martiale, aux mains nerveuses et brunes. Ces personnages n’étaient pour lui que des relations de cercle ; il ne les rencontrait jamais en dehors de la table de jeu. Mais tous trois paraissaient s’en approcher dans le même esprit ; compagnons de misère, ils semblaient y trouver un remède passager aux maux secrets de l’existence. Et chaque jour, alors que le soleil déclinait au-dessus des innombrables toits de la capitale, une joie impatiente et douce, comme un élan de sincère et profonde amitié, venait alléger le fardeau professionnel du commissaire-adjoint.

Brusquement, avec une sorte de déchirement physique, il dut s’arracher à cette aimable sensation, que remplaça un intérêt imprévu dans son œuvre de protection sociale, – une sorte d’intérêt assez incohérent dont la meilleure définition serait une soudaine et vigilante méfiance de l’arme qu’il avait en main.

CHAPITRE VI

La bienfaitrice de Michaelis, l’apôtre gras des espérances humanitaires, était l’une des relations les plus influentes et les plus distinguées que cultivât la femme du commissaire-adjoint. La grande dame l’appelait par son petit nom, « Annie Â», et elle continua après son mariage à la traiter en écervelée et en enfant gâtée. Quant au mari, elle daigna le recevoir sur un certain pied d’intimité, ce qui ne fut certes pas l’attitude adoptée par tous les parents haut placés de son Annie.

Mariée jeune et magnifiquement, en des temps fort reculés, l’excellente personne avait vécu en commerce intime avec les grandes affaires et même avec quelques-uns des grands hommes de son époque. Vieille maintenant par le nombre de ses années, elle jouissait de ce tempérament exceptionnel qui semble défier le temps avec une indifférence méprisante, comme si l’âge n’était qu’une convention vulgaire à laquelle demeure seule sujette l’humanité d’essence inférieure. Beaucoup d’autres conventions, plus faciles à négliger, lui étaient inconnues, également en raison de son tempérament, – soit parce qu’elles l’ennuyaient, soit parce qu’elles contrecarraient ses dédains et ses sympathies. Jugeant toutes choses du haut de sa position dans le monde, elle était facilement excessive dans ses opinions.

Elle était de même indépendante dans ses actions. Son tact, dirigé par une sympathie véritable pour son prochain, sa vigueur physique demeurée remarquable, et ses airs de supériorité sereine et cordiale, lui avaient valu d’être admirée infiniment par trois générations successives, et la dernière qu’elle dût voir l’avait proclamée une femme merveilleuse.

Intelligente, avec une sorte de simplicité hautaine, et par-dessus tout curieuse, mais non pas à la façon de tant de femmes friandes de commérages mondains, elle égayait ses vieux jours en réunissant autour d’elle, grâce à un prestige quasi historique, tout ce qui, légalement ou non, s’élevait au-dessus de la médiocrité humaine par la position, l’esprit, l’audace, la fortune ou le malheur. Altesses royales, artistes, hommes de science, politiciens d’avenir, charlatans de tout âge et de toute condition, – qui immatériels et légers, oscillant comme des bouchons au gré des flots, accusaient d’autant mieux le courant du moment, – se voyaient accueillir dans cette maison, étaient écoutés, évalués, compris et appréciés tour à tour pour l’édification de l’hôtesse.

Elle aimait, disait-elle, à se rendre compte de ce qu’allait devenir le monde. Et comme elle avait l’esprit pratique, les jugements qu’elle portait sur les choses et les gens, bien que basés sur des préjugés particuliers, se trouvaient rarement tout à fait faux et n’étaient presque jamais injustes.

Son salon était probablement le seul endroit du monde où un commissaire-adjoint de la Sûreté publique pût rencontrer, autrement que dans le cadre officiel de sa profession, un condamné libéré comme était Michaelis. Par qui le théoricien avait-il été amené là, un après-midi ? Le commissaire ne s’en souvenait plus exactement, sinon que ce devait être un certain membre du Parlement, de famille illustre et de sympathies éclectiques. Les notabilités et même les simples notoriétés du jour s’introduisaient librement dans ce temple de la curiosité où officiait une vieille dame.

On ne savait jamais à qui l’on pourrait se heurter dans la demi-intimité du paravent de soie bleu fané frangé d’or, qui isolait un canapé et quelques fauteuils dans un coin du grand salon bourdonnant, où les visiteurs se groupaient assis ou debout, dans la clarté des six hautes fenêtres.

Michaelis, jadis condamné à la prison perpétuelle pour avoir participé à une audacieuse entreprise en vue de délivrer des prisonniers politiques emmenés dans une voiture cellulaire, bénéficiait à présent d’un revirement du sentiment populaire. Le plan des conjurés était d’abattre les chevaux à coups de revolver et de ligoter les gardiens d’escorte ; malheureusement, il se trouva qu’un agent de police fut atteint d’une balle et tué dans la bagarre. Il laissait une femme et trois petits enfants, et la mort de cet homme souleva une tempête d’indignation furieuse et d’implacable pitié d’un bout à l’autre du royaume, pour la défense, la prospérité et la gloire duquel des hommes meurent chaque jour par simple devoir. Trois des meneurs furent pendus. Michaelis, serrurier de son métier, alors jeune et svelte, élève assidu des écoles du soir, ne soupçonnait même pas qu’un homme eût été tué ; son rôle, avec quelques autres, étant de forcer la porte qui se trouve à l’arrière du véhicule spécial. Quand on l’arrêta, il fut trouvé porteur d’un trousseau de fausses clefs, d’un gros ciseau et tenant à la main une pince-monseigneur, ni plus ni moins qu’un cambrioleur. Mais aucun cambrioleur n’aurait encouru une condamnation aussi sévère.

La mort de l’agent l’affligea sincèrement, tout autant que l’échec du complot. Il ne dissimula ni l’un ni l’autre de ces deux sentiments à ses concitoyens du jury, et ses regrets parurent outrageusement insuffisants, tant au public qu’au tribunal. En prononçant la sentence, le juge qualifia durement les sentiments exécrables et féroces du jeune condamné.

Ce verdict lui valut une célébrité que rien ne justifiait ; la popularité qui l’accueillit quand on le relaxa n’avait pas de meilleur prétexte. Elle fut l’œuvre de certaines gens, qui pour des raisons personnelles, ou peut-être sans raison aucune, s’avisèrent d’exploiter l’attendrissement sentimental provoqué par une punition excessive. Michaelis, dans l’innocence de son cÅ“ur et la simplicité de son âme, les laissa faire ; il n’attachait aucune importance à ce qui pouvait lui arriver ; il était comme ces saints légendaires, dont la personnalité s’abîme dans la contemplation de l’objet de leur foi. Ses idées ne revêtaient pas le caractère de convictions ; elles étaient inaccessibles à la faculté de raisonnement, et formaient, obscures et contradictoires, une aveugle et humanitaire croyance. Il confessait cette croyance, plutôt qu’il ne la prêchait, avec une sorte de douceur obstinée, gardant sur ses lèvres un pacifique sourire d’assurance, tandis que ses yeux bleus, candides, fixaient invariablement le sol, parce que la vue du visage humain troublait son inspiration développée dans la solitude.

C’est dans cette attitude, touchante malgré l’incurable et grotesque obésité qu’il lui fallait traîner jusqu’à la fin de ses jours comme le galérien son boulet, que le commissaire-adjoint rencontra l’apôtre libéré emplissant jusqu’aux bords l’un des fauteuils privilégiés placés à l’abri du paravent. Assis à la tête du canapé où trônait sa protectrice, il discourait de sa voix douce et tranquille, avec l’insouciance et le charme, eût-on dit, d’un très petit enfant, ce charme attirant des natures confiantes.

Sans inquiétude sur l’avenir dont les voies mystérieuses s’étaient révélées à lui entre les quatre murs d’un pénitencier bien connu, il n’avait aucun motif de soupçonner personne. Et s’il n’avait jamais pu donner à son hôtesse qu’un exposé assez fuligineux de l’ensemble de ses théories, il avait du moins réussi sans effort à la convaincre de sa sincérité sans amertume, et de la probité de son optimisme.

Quel que soit leur rang dans l’échelle sociale, les âmes sereines se distinguent par une commune simplicité de pensée. La grande dame était simple à sa façon. Les opinions et les doctrines que professait Michaelis n’avaient rien qui pût la choquer ou l’effrayer puisqu’elle les jugeait du haut de sa position sociale.

Elle était placée, pour ainsi parler, au-dessus de l’agitation des luttes économiques. Les formes les plus évidentes des communes misères humaines lui inspiraient une pitié infinie, parce que, précisément, elle les ignorait si totalement qu’il lui fallait, avant de saisir la notion de leur cruauté, traduire la conception qu’elle en avait, en termes de souffrances mentales.

Le commissaire-adjoint avait gardé un souvenir très net de leur conversation qu’il avait écoutée en silence. C’était, en un sens, aussi captivant, et même aussi touchant, dans son impuissante futilité, que les efforts que tenteraient des habitants de planètes différentes pour se comprendre. Enfin Michaelis s’était levé, et, prenant la main que lui tendait la grande dame, il la serra longuement entre ses paumes larges et grasses, avec une franche cordialité ; puis il quitta le petit cercle intime du salon, en exposant son vaste dos qui semblait à l’étroit sous une jaquette étriquée. Promenant autour de lui un regard de bénigne satisfaction, il gagna de sa marche dandinante la porte du fond, à travers les groupes de visiteurs.

Le murmure des conversations s’interrompait sur son passage. Il sourit innocemment à une grande et belle jeune fille dont les yeux rencontrèrent les siens par hasard, et sortit du salon, sans souci des regards qui le suivaient de tous les points de la pièce. Les débuts de Michaelis dans le monde étaient un succès – un succès d’estime que ne gâtait aucun murmure de dérision. Lorsqu’il eut passé, les conversations reprirent sur le ton grave ou léger qu’elles avaient l’instant d’avant ; seul, un personnage d’une quarantaine d’années, avec de longs membres robustes, l’air vigoureux et actif, un visiteur qui causait avec deux dames dans l’encoignure d’une fenêtre, fit tout haut cette remarque avec un accent inattendu de sincérité :

– Deux cent trente, au moins : et pas seulement cinq pieds six pouces ! Pauvre homme ! C’est terrible… terrible !

La maîtresse de maison, posant un regard distrait sur le commissaire-adjoint, resté seul avec elle à l’abri du paravent, parut occupée à mettre en ordre ses impressions. Des hommes à moustaches grises, au visage florissant et sain et souriant vaguement, des femmes mûres animées de cet air de gracieuse résolution qu’arborent les matrones, un personnage aux joues creuses rasées qui, avec des gestes maniérés, balançait, au bout d’un large ruban noir, un monocle à monture d’or, vinrent former le cercle autour de l’hôtesse. Un silence déférent mais plein de réserves régna un moment, après quoi la grande dame s’écria sur le ton d’une protestation indignée :

– Et dire qu’on prend cet homme-là pour un révolutionnaire ! Quelle absurdité !

Elle fixa un regard sévère sur le commissaire-adjoint qui murmura, comme une excuse :

– Ce n’est pas un militant dangereux.

– Dangereux ! Assurément non ! C’est un simple croyant qui a le tempérament d’un saint ! – déclara fermement la grande dame. – Et penser qu’on l’a tenu vingt ans sous les verrous. On frémit à tant de stupidité. Et maintenant qu’on l’a relâché, tous les membres de sa famille ont disparu ou sont morts. Son père et sa mère sont morts. La jeune fille qu’il devait épouser est morte pendant qu’il était en prison. Il a perdu l’habileté indispensable pour exercer son métier. Il m’a raconté tout cela, avec la plus exquise résignation. Par contre, m’a-t-il dit, j’ai eu tout le loisir nécessaire pour réfléchir. Jolie compensation ! Si c’est de cela que sont faits les révolutionnaires, il en est parmi nous qui devraient se mettre à genoux devant eux ! – continua-t-elle, d’un ton quelque peu sarcastique, tandis qu’un sourire banal se figeait sur les visages mondains tournés vers elle avec une déférence polie. – Le pauvre être n’est évidemment plus en mesure de subvenir à ses besoins. Il faudra que quelqu’un s’occupe de lui.

– Il devrait suivre un traitement quelconque, – articula, d’une voix autoritaire, qu’on entendit soudain dans le silence, le personnage robuste qui pérorait dans un autre groupe. En possession, malgré son âge, de toute sa vigueur physique, le tissu même de sa redingote avait un caractère de souple solidité, comme un tissu vivant. Il ajouta sur un ton de commisération incontestable : – C’est virtuellement une infirmité.

Des voix, heureuses de cet intermède, murmurèrent :

– Monstrueuse ! Extrêmement pénible !

L’homme au monocle prononça en minaudant :

– Grotesque !

Ses voisins apprécièrent, par des sourires échangés, la justesse de l’observation.

Le commissaire-adjoint n’avait exprimé, alors ni plus tard, aucune opinion, sa situation officielle lui interdisant de formuler un avis indépendant sur un forçat libéré. Mais en réalité il partageait la manière de voir de l’amie de sa femme, et pour lui aussi Michaelis était un sentimentaliste humanitaire, incapable de faire intentionnellement du mal à une mouche.

Aussi quand le nom de Michaelis vint tomber au milieu de cette fâcheuse affaire de bombe, il comprit tout le danger qu’elle présentait pour l’apôtre libéré et il examina les conséquences de la chaleureuse sympathie manifestée par la vieille dame, dont l’arbitraire bienveillance supporterait mal une intervention quelconque de la police qui menacerait la liberté de l’apôtre.

La nouvelle adepte de Michaelis inspirait au commissaire une affection réelle, un sentiment complexe dépendant à la fois du prestige de la vieille dame, de sa personnalité et surtout d’une gratitude flattée. Il se sentait vraiment aimé dans cette maison, où la maîtresse était la bonté personnifiée ; la noble dame possédait aussi une rare sagesse pratique, à la façon des femmes d’expérience. Grâce à elle, grâce à sa généreuse ratification des droits qu’il avait comme mari, la vie conjugale du commissaire était rendue plus tolérable, et sa femme, que dévoraient de mesquines envies, de petites jalousies et d’étroits égoïsmes, en subissait une influence bienfaisante. Malheureusement, cette bonté et cette sagesse étaient faites d’éléments complexes et irrationnels, nettement féminins et d’accommodements difficiles. La noble dame avait su éviter, à l’encontre de beaucoup de femmes, de devenir, avec l’âge, une sorte de vieux petit homme en jupons odieux et perfide : elle était restée parfaitement femme, et c’était en femme qu’il la considérait – la personnification choisie du sexe féminin, où se recrutent les gardes du corps, tendres, ingénus et farouches, pour les hommes de tout genre qui discourent sous l’influence d’une émotion vraie ou fausse, pour les prédicateurs, les voyants, les prophètes, les réformateurs…

Épiloguant ainsi sur lui-même et ses relations avec l’amie distinguée de sa femme, le commissaire-adjoint s’alarma soudain du sort possible du forçat libéré.

Si Michaelis était arrêté, prévenu d’être mêlé d’une façon quelconque, si douteuse qu’elle fût, à cet attentat, nul doute qu’on ne le remît en cellule pour y achever au moins le terme auquel il avait été condamné la première fois. Et il y resterait. Il n’en sortirait pas vivant.

Le commissaire-adjoint aboutit alors à une réflexion fort malséante à un personnage officiel et qui faisait fort peu honneur à ses sentiments d’humanité.

– Si ce garçon-là est repincé, – pensa-t-il, – elle ne me le pardonnera jamais !

La franchise de cette réflexion n’allait pas sans une critique railleuse à l’adresse de son auteur. Le commissaire-adjoint détestait son métier de bureaucrate. La police, telle qu’il l’avait pratiquée au loin, ressemblait à une sorte de petite guerre ; au moins comportait-elle les dangers et l’excitation d’un sport de plein air. Là, ses réelles capacités, bien que surtout d’ordre administratif, marchaient de pair avec les dispositions d’une âme aventureuse. Ici, enchaîné à son pupitre, au centre d’une agglomération de plusieurs millions d’hommes, il se considérait la victime d’un destin ironique – le même assurément qui avait amené son mariage avec une femme qui craignait particulièrement les climats coloniaux, sans parler d’autres objections qui témoignaient de la délicatesse de sa nature et de ses goûts. Tout en jugeant ses appréhensions avec une sévérité sardonique, il ne chassa pas de son esprit la pensée inconvenante qui lui était venue. Au contraire, l’instinct de conservation était si fort en lui, qu’il la répéta mentalement, avec une insistance profane, et une précision plus grande :

– Le diable emporte ce satané Heat ! S’il s’accroche à son idée, l’infortuné mourra en prison, étouffé par sa graisse ; et elle ne me le pardonnera jamais !

Sa figure mince et brune au-dessus de la bande blanche du faux-col limitant les reflets d’argent de ses cheveux noirs coupés court, restait immobile. Le silence avait duré si longtemps que Heat se risqua à tousser ; l’effet ne se fit pas attendre ; et l’intelligent policier s’entendit interpeller par son supérieur, dont le dos restait obstinément tourné.

– Vous rattachez Michaelis à cette affaire ?

L’inspecteur fut très affirmatif sans toutefois trop s’avancer.

– Nous avons des indices qui autorisent les soupçons, – prononça-t-il avec autorité. – Un homme comme celui-là est mieux à l’ombre qu’en liberté, quoi qu’il en soit.

– Il faudrait avoir contre lui une preuve irréfutable, – fut-il observé à mi-voix.

L’inspecteur porta les yeux sur le dos étroit et noir contre lequel venaient se buter son zèle et sa perspicacité.

– Nous n’aurons aucune difficulté à rassembler les présomptions suffisantes. Vous pouvez vous fier à moi, Monsieur.

Cette affirmation n’était peut-être pas très nécessaire ; mais il n’avait pu la retenir de son cÅ“ur débordant. Il lui semblait tout à fait à propos de pouvoir jeter cette victime au public pour le cas où il s’élèverait quelques cris d’indignation. Il était encore impossible de savoir si le public rugirait ou se tiendrait coi ; cela dépendrait surtout de l’attitude de la presse. En tout cas, l’inspecteur Heat, pourvoyeur des prisons par métier, et homme de légalité par instinct, estimait que l’incarcération était le sort convenable pour tout ennemi déclaré de la loi.

Dans le feu de sa conviction, il se laissa emporter à une faute de tact ; il se permit un petit rire entendu et répéta :

– Vous pouvez vous fier à moi, Monsieur !

C’en était trop pour le calme apparent sous lequel le commissaire-adjoint s’efforçait depuis plus de dix-huit mois de dissimuler l’irritation que lui causaient les procédés de son personnel.

Au petit rire de l’inspecteur, il pirouetta sur ses talons, comme si quelque secousse électrique l’eût détaché brusquement de la fenêtre, et surprit, sur les traits de son subordonné, non seulement une complaisante fatuité attardée sous le retroussis de la moustache, mais aussi les traces fugitives de l’examen investigateur que deux yeux ronds venaient, sans aucun doute, d’infliger à son dos tourné. Il eut le temps de croiser le regard scrutateur de Heat avant que la fixité attentive de ce regard ait pu se changer en une expression d’étonnement.

Le commissaire avait réellement quelques-unes des qualités requises pour le poste qu’il occupait. Un soupçon soudain se glissa dans son esprit. Il faut dire que ses doutes sur les méthodes de la police n’étaient pas difficiles à éveiller, surtout quand la police n’était pas un corps militairement organisé par ses soins. Et si, en temps ordinaire, la lassitude pouvait les endormir, ce sommeil était fort léger. Quant à la façon dont il appréciait le zèle et l’habileté de l’inspecteur, son admiration, assez modérée en elle-même, excluait tout mélange de confiance.

– Il a quelque idée en tête, – pensa-t-il à part soi, et, aussitôt, il en éprouva de l’irritation.

Regagnant son bureau à grandes enjambées, il s’assit brusquement.

– Je suis empêtré ici dans un tas de papiers, – se dit-il, avec un ressentiment irraisonné ; – on s’imagine que je tiens tous les fils dans ma main, alors que je ne tiens, tout au plus, que ce que mes hommes veulent bien y mettre, pas davantage, et qu’ils peuvent attacher où bon leur semble les autres bouts de ces fils.

Il leva la tête, tournant vers son subordonné sa longue et maigre figure de Don Quichotte désabusé.

– Et maintenant, si vous me disiez ce que vous nous tenez en réserve ?

L’inspecteur le regarda fixement sans un clignement de ses yeux ronds, à la façon dont il considérait les divers membres de la classe criminelle lorsque, après s’être dûment renseigné, il les écoutait protester de leur innocence, sur un ton de fausse simplicité ou de sombre résignation. Mais derrière cette fixité professionnelle et pétrifiée se dissimulait mal quelque surprise, car le bras droit du service n’était pas habitué à ce ton de mépris et d’impatience combinés. Et pour gagner du temps, comme un homme pris de court devant une situation imprévue, il demanda :

– Ã€ l’égard de ce Michaelis, voulez-vous dire, Monsieur ?

À son tour, le commissaire-adjoint scruta attentivement la physionomie de son subordonné : les pointes de sa moustache, sa moustache de pirate normand tombant plus bas que les fortes mâchoires, sa face pleine et pâle, dont le caractère résolu était atténué par l’empâtement des joues, la patte d’oie qui fripait le coin des yeux, où se nichait une forte dose de ruse. Et à contempler ainsi attentivement son auxiliaire, une soudaine conviction s’empara de son esprit :

– J’ai tout lieu de croire, – reprit-il, en mesurant ses paroles, – que lorsque vous êtes entré dans cette pièce, ce n’était pas Michaelis que vous aviez en tête.

– Vous avez lieu de croire, Monsieur ?… – fit à mi-voix l’inspecteur Heat, avec toutes les apparences d’un étonnement qui, jusqu’à un certain point, ne laissait pas d’être sincère.

Il avait trouvé, dans cette affaire, un côté délicat et embarrassant qui imposait, à son estime, une certaine part de dissimulation – sorte de demi-sincérité qui, sous les noms d’habileté, de prudence, de discrétion, se retrouve constamment dans la plupart des actes humains. Aussi éprouva-t-il alors le sentiment d’un équilibriste qui au beau milieu de son exercice verrait le directeur du cirque sortir tout à coup de l’effacement qui convient à ses fonctions et se mettre à secouer la corde raide sur laquelle il évolue. Une poussée d’indignation, le sentiment d’une insécurité morale, joints à l’immédiate appréhension de se casser le cou, le mettraient, comme on dit, hors de ses gonds. Il éprouverait aussi une inquiétude scandalisée pour son art, puisqu’un homme doit s’identifier avec quelque chose de plus tangible que sa propre personnalité, et placer son orgueil quelque part, soit dans sa position sociale, soit dans la qualité de la besogne qu’il est obligé d’accomplir, soit simplement dans la supériorité de l’existence oisive qu’il a le bonheur de goûter.

– Oui, – répéta fermement le commissaire-adjoint, – j’ai lieu de le croire. Je ne veux pas dire que vous n’ayez nullement pensé à Michaelis avant d’entrer ici. Mais vous avez insisté à son sujet d’une façon qui me paraît suspecte. Si c’était là réellement la bonne piste, pourquoi ne l’avoir pas suivie tout de suite, soit personnellement, soit en envoyant l’un de vos agents à ce village ?

– Estimez-vous, Monsieur, que je n’aie pas fait mon devoir en cette occasion ? – demanda l’inspecteur sur un ton de simple réflexion, ou qu’il s’efforça de rendre tel.

Obligé, contre toute attente, d’employer ses facultés à conserver du sang-froid, il saisit au vol la première idée qui se présenta, s’exposant à une rebuffade ; et en effet le commissaire-adjoint, fronçant le sourcil, lui fit observer que c’était là une question déplacée.

– Mais du moment que vous l’avez formulée, – ajouta-t-il froidement, – je vous dirai que telle n’était pas ma pensée.

Il se tut et lui lança, de son Å“il creux, un regard direct qui complétait d’une façon significative ce qu’il n’avait pas exprimé : « â€¦ Et vous le savez parfaitement ! Â»

Chef du service des « affaires spéciales Â», le commissaire-adjoint, à qui ses hautes fonctions interdisaient de sortir pour se mettre personnellement en quête des secrets cachés au fond de criminelles consciences, avait une tendance à appliquer ses talents à la recherche de la vérité défigurée par ses subordonnés. Détective né, un instinct sûr l’avait déterminé dans le choix de sa carrière, et s’il se trouva jamais en défaut au cours de son existence, ce fut dans la circonstance exceptionnelle de son mariage, circonstance naturelle aussi.

Le coude sur son bureau, ses longues jambes croisées, la joue reposant sur la paume de sa main maigre, le commissaire se sentait pris d’un intérêt croissant pour le récent attentat. L’inspecteur principal, à défaut d’un adversaire absolument digne de sa pénétration, était cependant le plus important qu’il eût à sa disposition. Une défiance des réputations établies était strictement d’accord avec les capacités de juge instructeur dont se prévalait le commissaire. Il lui revenait à l’esprit le souvenir d’un vieux chef indigène, gros et gras, qu’il était de tradition pour les gouverneurs qui se succédaient dans la colonie lointaine de croire l’ami sûr, le soutien de l’ordre et des lois établis par les blancs. Or, un examen méthodique démontra que le rusé compère, sans être précisément un traître, était coupable de dangereuses réserves dans sa fidélité, réserves motivées par une exacte considération de son avantage, de son confort et de sa tranquillité propres. Il y avait de l’inconscience dans sa naïve duplicité ; mais il n’en était pas moins dangereux. Et il avait fallu d’assez longs efforts pour le démasquer.

L’inspecteur Heat était, lui aussi, assez corpulent, et (question de couleur à part) il lui rappela son indigène. Ce n’était pas les mêmes yeux, ni les mêmes lèvres, mais il y avait dans le rapprochement quelque chose de bizarre. Du reste, n’est-ce pas Alfred Wallace qui relate dans son fameux livre sur l’Archipel malais que, parmi les insulaires, il retrouva chez un vieux sauvage nu, à la peau noire, une ressemblance frappante avec un ami cher resté en Europe ?

Pour la première fois depuis qu’il occupait ce poste, le commissaire-adjoint se sentit sur le point d’accomplir quelque chose en retour de ses appointements ; et ce lui fut une sensation agréable.

« Je vais le retourner comme un vieux gant ! Â» se dit-il, l’œil pensivement fixé sur l’inspecteur-chef.

– Non, ce n’était pas ma pensée, – répéta-t-il à voix haute. – Vous connaissez votre affaire, cela ne fait pas de doute, cela ne fait aucun doute ; et c’est justement pourquoi je…

Il resta court ; puis changeant de ton :

– Que pourriez-vous rapporter de bien défini contre Michaelis ? Je veux dire, à part le fait que les deux individus supposés… vous êtes certain qu’ils étaient deux… venaient d’une station située à moins de trois milles du village où réside actuellement Michaelis.

– Ceci est déjà suffisant pour que nous marchions… avec un individu de cette sorte ! – répondit l’inspecteur, qui sentait renaître sa tranquillité.

Le signe de tête approbateur qu’eut à ces mots le commissaire contribua grandement à calmer l’étonnement irrité du fameux limier. Car l’inspecteur-chef Heat était un homme aimable, excellent mari et père dévoué, et la confiance dont il jouissait auprès du public et de ses collègues, agissant favorablement sur l’affabilité de sa nature, le disposait à des sentiments bienveillants à l’égard des commissaires-adjoints qu’il avait vus passer successivement dans ce même bureau. Il y en avait eu trois de son temps. Le premier, personnage à l’allure martiale, brusque et haut en couleur, avec des sourcils blancs et un caractère violent, se laissait mener par le bout du nez ; il quitta sa charge, atteint par la limite d’âge. Le second, parfait gentilhomme, connaissant à merveille la place de chacun et la sienne propre, résigna ses fonctions pour prendre, à l’étranger, un poste plus brillant, après avoir été décoré pour les services rendus en réalité par l’inspecteur Heat ; c’était un orgueil et un plaisir de travailler sous ses ordres. Quant au troisième, la bête noire du bureau dès son arrivée, il était encore aussi noir au bout de dix-huit mois de service… Au demeurant, Heat le jugeait surtout inoffensif ; bizarre, mais inoffensif.

Il parlait maintenant, et l’inspecteur, sous des dehors déférents qui ne signifiaient rien, étant simple question de discipline, l’écoutait avec une tolérante aménité.

– Michaelis a-t-il signalé son départ de Londres pour la campagne ?

– Oui, Monsieur.

– Que peut-il bien faire là ? – poursuivit le commissaire-adjoint, quoiqu’il fût parfaitement fixé sur ce point.

Le séant à l’étroit entre les bras d’un vieux fauteuil, assis devant une table de chêne vermoulu, au premier étage d’une maisonnette composée de quatre pièces et recouverte de tuiles moussues, Michaelis écrivait nuit et jour, d’une écriture penchée et tremblée, cette « Autobiographie d’un prisonnier Â» qui devait être une révélation dans l’histoire du genre humain. Les conditions d’espace réduit, de retraite et de solitude, que réunissait la petite villa, étaient des plus favorables à son inspiration. Il s’y trouvait aussi bien qu’en prison, mieux même, car on ne le dérangeait plus sous l’odieux prétexte de lui faire prendre de l’exercice, conformément à la règle tyrannique de son ancienne résidence. Il aurait été incapable de dire si le soleil réchauffait encore la terre de ses rayons. La sueur du labeur littéraire coulait de son front. Un enthousiasme délicieux l’animait : c’était la libération de son feu intérieur, l’envolée de son âme à travers l’espace libre. Et l’ardeur de son innocente vanité (éveillée par l’offre de cinq cents livres que lui avait faite un éditeur), avait quelque chose d’un zèle pieux et prédestiné.

– Il serait certes fort désirable d’être renseigné exactement sur ce point, – insista sans aucune sincérité le commissaire-adjoint.

Devant ce scrupule, l’inspecteur Heat sentit renaître son irritation. Il affirma que la police du comté avait été dès le premier jour avisée de l’arrivée de Michaelis, et qu’en quelques heures on pourrait avoir un rapport complet. Une dépêche aux autorités…

Il s’exprimait lentement, comme s’il pesait les conséquences de ses paroles, et cette préoccupation se manifestait par un léger froncement de sourcils ; une question l’interrompit :

– Vous avez déjà envoyé cette dépêche ?

– Non, Monsieur, – répondit-il d’un ton surpris.

Le commissaire-adjoint décroisa tout à coup ses jambes ; la vivacité de ce mouvement contrastait avec le ton indifférent dont il lança une nouvelle question :

– Estimez-vous que ce Michaelis ait été pour quelque chose dans la préparation de la bombe, par exemple ?

L’inspecteur principal prit une attitude réfléchie.

– Je ne saurais dire encore : il est trop tôt. Mais il fréquente des gens qui sont catalogués comme dangereux. Il fut nommé délégué du Comité Rouge moins d’un an après sa libération : comme compensation honorifique je suppose !

Et l’inspecteur eut un rire mi-impatient, mi-railleur. Pour un homme comme lui, le scrupule du commissaire était un sentiment déplacé et même illégal. La célébrité octroyée à Michaelis, lors de son élargissement, deux ans auparavant, par quelques journalistes sentimentaux en quête de copie, lui était restée sur le cÅ“ur. Il était parfaitement légal d’arrêter cet homme sur le moindre soupçon ; c’était légal, et fort à propos. Ses précédents chefs eussent reconnu le fait d’emblée ; tandis que celui-ci restait là, perdu dans ses songes, sans dire oui ni non. Bien plus, outre qu’elle était légale, l’arrestation de Michaelis offrait la solution d’une petite difficulté personnelle qui tourmentait quelque peu l’inspecteur Heat. Cette difficulté intéressait sa réputation, sa tranquillité, et même le bon accomplissement de ses devoirs. Car si Michaelis pouvait être en quelque mesure au courant des préparatifs de l’attentat, l’inspecteur principal avait la conviction qu’il n’en savait pas plus qu’il ne fallait.

Il devait en savoir beaucoup moins que certains autres individus que lui, Heat, avait en tête, mais dont l’arrestation lui semblait inopportune, outre qu’elle offrait des complications, étant donné la nature des recherches à faire et les lois qui les réglementaient. Ces lois ne protégeaient pas autant l’ex-condamné. Il serait donc stupide de ne pas prendre avantage des facilités légales ; les journalistes qui avaient encensé Michaelis avec tant d’effusion seraient les premiers à le décrier avec une indignation non moins véhémente, et tout marcherait à souhait !

Cette perspective, envisagée avec confiance, avait, pour l’inspecteur Heat, l’attrait d’un triomphe personnel. Du fond de son cœur sans reproche, – cœur de citoyen et de père de famille, – montait une répugnance inconsciente, mais puissante cependant, à se voir contraint par les événements d’affronter la férocité effrénée du Professeur. C’est pourquoi il estimait juste et rationnel d’aiguiller l’affaire hors des chemins obscurs et incommodes et de la diriger vers une voie de garage sûre (et légitime) appelée Michaelis.

Aussi répéta-t-il, comme s’il examinait à son tour la proposition consciencieusement :

– La bombe ? Non, je ne dirais pas cela, exactement. Nous ne le saurons jamais au juste peut-être. Mais il est clair qu’il y est mêlé de façon ou d’autre, ce que nous découvrirons aisément.

Sa figure avait cet aspect d’indifférence grave et impérieuse jadis bien connue et redoutée par les malfaiteurs d’une catégorie meilleure. L’inspecteur-chef Heat, bien qu’il fût ce qu’on appelle un homme, n’était pas un animal souriant. Néanmoins, il éprouvait une satisfaction intime devant l’attitude passivement docile du commissaire-adjoint, qui murmura d’un ton affable :

– Et vous pensez réellement que les recherches doivent être poussées dans cette direction ?

– Je le pense, Monsieur.

– Vous en êtes absolument convaincu ?

– Tout à fait, Monsieur. C’est la vraie piste à suivre.

Le commissaire-adjoint priva sa tête du support de son bras avec une vivacité si soudaine, qu’à considérer sa pose languissante, on eût pu craindre de voir s’effondrer toute sa frêle personne. Il n’en fut rien cependant, car il se redressa, extrêmement alerte, devant la grande table, où sa main retomba avec un bruit sec de détonation.

– Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi cette idée ne vous est venue qu’à présent !

– Cette idée ne m’est venue qu’à présent ! – répéta très lentement l’inspecteur.

– Oui ! seulement depuis que je vous ai convoqué dans ce bureau !

L’inspecteur eut l’impression que la couche d’air qui séparait ses vêtements de sa peau devenait tout à coup désagréablement brûlante. C’était la sensation que lui causait cette situation incroyable et sans précédent.

– Ã€ coup sûr, – dit-il, poussant le ton délibéré jusqu’aux extrêmes limites du possible, – s’il existe une raison, que je ne puis imaginer, pour ne pas s’occuper du libéré Michaelis, peut-être est-il préférable que je n’aie pas encore lancé la police du comté à ses trousses !

Cela avait été si long à proférer, que l’attention soutenue du commissaire eût pu paraître un merveilleux record d’endurance.

La réplique ne se fit pas attendre :

– Aucune raison que je sache ! Croyez-moi, Inspecteur, cette finasserie, avec moi, est parfaitement inconvenante… parfaitement inconvenante ! Je dirai même déloyale. Vous ne devriez pas me laisser tout à débrouiller de cette façon. Réellement, vous me surprenez.

Il s’interrompit, puis ajouta doucement :

– Je n’ai pas besoin de vous dire que cette conversation restera entre nous.

Cette déclaration fut loin d’apaiser l’inspecteur principal. L’artiste à la corde raide était victime d’une trahison dont il était profondément indigné. Croyait-on lui faire peur, par hasard ? Les commissaires-adjoints viennent et passent, mais un agent capable comme lui n’était pas, dans le service, la figure éphémère qu’on paraissait croire. Il ne redoutait pas de se casser le cou. C’en était assez du risque de voir gâcher ses exercices pour expliquer la vivacité de son honnête indignation. Et comme la pensée ne respecte personne, celle de l’inspecteur prit la forme d’une prophétie menaçante :

– Toi, mon bonhomme, – se dit-il à lui-même, en rivant son Å“il rond, fuyant d’habitude, sur la figure de son supérieur, – toi, mon bonhomme, tu ne sais pas où est ta place ; et ta place ne sera pas longtemps où tu es, je gage !

L’ombre d’un sourire aimable, comme une provocatrice réponse à cette pensée, passa sur les lèvres du commissaire. Et ce fut sans gêne apparente et de l’air le plus normal qu’il infligea une nouvelle secousse à la corde raide :

– Voyons maintenant ce que vous avez découvert sur place, Inspecteur.

Les pensées prophétiques allaient leur train dans la tête de Heat : « Les fous et leurs Å“uvres ne font pas long feu. Â» Mais tout aussitôt il réfléchit qu’un haut fonctionnaire, même « remercié Â», avait encore le temps, avant de passer la porte, de lancer quelque mauvais coup dans les jambes d’un subalterne. Sans trop atténuer le regard de basilic dont il dévisageait son supérieur, il dit, impassible :

– Nous en arrivons à cette partie de mes investigations, Monsieur.

– Bien ! Et qu’avez-vous rapporté ?

L’inspecteur principal, qui avait pris le parti de sauter de sa corde raide, retomba sur le sol, sombrement résigné à la franchise.

– J’ai rapporté une adresse, – annonça-t-il, sortant sans hâte de sa poche un lambeau roussi de drap bleu. – C’est un morceau du pardessus que portait la victime. Bien entendu, il se peut que le pardessus ne lui ait pas appartenu ; peut-être même était-ce un vêtement volé. Mais si vous voulez bien regarder, cela n’est pas du tout probable.

L’inspecteur, s’approchant de la table, y posa le morceau de drap qu’il lissa soigneusement, tout en continuant ses explications. Il l’avait tiré du lugubre amoncellement parce qu’il y a souvent sous le col la griffe du tailleur. Ce n’est pas toujours de grande utilité, mais enfin… Il ne s’attendait qu’à moitié à trouver un indice, mais il ne s’attendait certes pas du tout à trouver, cousu avec soin sur la face interne du revers, un carré de calicot portant une adresse tracée avec de l’encre à marquer.

L’inspecteur avait fini de lisser sa trouvaille.

– J’ai emporté cela sans que personne s’en aperçoive. J’ai pensé que c’était préférable. On pourra toujours le produire à l’enquête, si besoin en est.

Le commissaire-adjoint se souleva sur son siège et attira le morceau de drap à sa portée ; puis il le considéra, en silence. Seuls le numéro 32 et le nom de Brett Street étaient écrits à l’encre sur un bout d’étoffe blanche, à peine plus grand que la moitié d’une feuille de papier à cigarettes.

Sa surprise n’était pas feinte.

– Je ne puis comprendre pourquoi il se promenait étiqueté de cette façon, – déclara-t-il, en levant les yeux vers l’inspecteur. – C’est on ne peut plus extraordinaire !

– J’ai rencontré autrefois, dans le fumoir d’un hôtel, un vieux monsieur qui avait toujours son nom et son adresse cousus sur ses vêtements, en cas d’accident ou de malaise subit. Il avait quatre-vingt-quatre ans, sans le paraître, et il me confia qu’il avait également peur de perdre tout à coup la mémoire, comme certaines gens dont les journaux avaient rapporté le cas.

Une question du commissaire interrompit brusquement ces réminiscences ; il désirait savoir ce qu’était ce numéro 32 de Brett Street. L’inspecteur se décida à s’engager dans le sentier de l’entière franchise. Si le commissaire-adjoint tenait à mal diriger cette affaire, à son aise ! Mais pour sa part, Heat ne voyait encore aucune raison d’y mettre beaucoup d’empressement. Aussi fut-il concis dans sa réponse :

– C’est une boutique, Monsieur.

Les yeux sur le lambeau de drap bleu, le commissaire attendait de plus amples informations. Le supplément attendu ne venant pas, il entreprit de l’obtenir au moyen d’une série de questions posées avec une suave patience. De cette façon, il eut un aperçu de la nature du commerce auquel se livrait M. Verloc, de l’aspect de sa personne, et enfin il apprit son nom. Pendant un silence, il leva les yeux, et surprit une certaine animation dans ceux de l’inspecteur ; le silence dura tout le temps qu’ils se regardèrent.

– Naturellement, – finit Heat, – le service ne possède pas de dossier sur cet individu.

– Aucun de mes prédécesseurs a-t-il eu connaissance de ce que vous venez de me dire ? – demanda le commissaire-adjoint, posant les coudes sur la table et croisant les mains devant sa figure dans une attitude de prière, eût-on dit, si l’expression de ses yeux n’avait pas manqué de piété.

– Non, Monsieur, certainement non. À quoi bon ? Ces sortes de gens ne sont jamais produits en public avec profit. Il suffisait que moi je fusse bien informé à ce sujet et prêt à faire usage de mes renseignements, si l’occasion le demandait.

– Et pensez-vous que ce genre d’information privée soit compatible avec le poste officiel que vous remplissez ?

– Parfaitement, Monsieur. Et je vous prierai d’observer, Monsieur, que cela m’a aidé à devenir ce que je suis… et l’on me considère comme un homme qui connaît son métier. Ceci est une affaire qui me concerne personnellement. Un de mes amis, de la police française, m’a laissé entendre que cet homme était un agent secret d’ambassade. Relation privée, information privée et utilisation de même nature, voilà comment je comprends la chose.

Le commissaire-adjoint se fit à lui-même la remarque que l’état mental de son inspecteur semblait altérer le contour de sa mâchoire inférieure, comme si la conscience vive de sa haute distinction professionnelle s’était concentrée sur cette partie de son individu. Il écarta momentanément le sujet de discussion par un tranquille « Je comprends Â». Puis appuyant la joue sur ses mains jointes, il ajouta :

– Eh bien, admettons le caractère privé, si vous voulez. Depuis combien de temps êtes-vous en rapports avec cet agent secret d’ambassade ?

À cette question, l’inspecteur formula une réponse si privée qu’elle ne parvint pas jusqu’à l’oreille de son supérieur ; c’était quelque chose comme : « Bien avant qu’on ait jamais songé à toi pour la place que tu occupes maintenant ! Â» Quant à la réponse perceptible, elle fut beaucoup plus précise :

– Je l’ai vu pour la première fois de ma vie, il y a un peu plus de sept ans, lors de la visite à Londres de deux altesses impériales et d’un chancelier impérial. J’avais été chargé de les protéger. Le baron Stott-Wartenheim était alors ambassadeur ; c’était un vieillard craintif et nerveux. Un soir, trois jours avant le banquet du Guildhall, il me fit prévenir qu’il désirait me voir un instant. J’étais en bas ; les calèches attendaient à la porte Leurs Altesses et le chancelier pour les conduire à l’Opéra. Je montai aussitôt et je trouvai le baron arpentant sa chambre de long en large et se tordant les mains dans un état de détresse pitoyable. Il protesta de sa plus entière confiance en notre police et en mon habileté ; mais il y avait là un homme, venu tout exprès de Paris, et dont les avis pouvaient être suivis aveuglément. Bref, il désirait que j’entendisse ce que cet homme avait à dire. Il me fit donc entrer dans un cabinet de toilette attenant à la chambre, où je vis assis sur une chaise un personnage assez corpulent, vêtu d’un lourd pardessus et qui tenait d’une main sa canne et son chapeau. « Parlez, mon ami Â», lui dit le baron en français. Il ne faisait pas très clair dans la pièce ; je m’entretins avec lui pendant cinq minutes peut-être, et il m’apprit certainement des nouvelles stupéfiantes. Le baron me prit ensuite à part pour me faire l’éloge de son émissaire, et quand je me retournai, je m’aperçus que ce dernier avait disparu comme un fantôme ; il s’était sans doute esquivé par quelque escalier dérobé. Ce n’était pas le moment de courir après, d’autant plus qu’il me fallait suivre l’ambassadeur en bas du grand escalier et surveiller le départ pour l’Opéra. Toutefois, dès le même soir, j’agis selon l’information reçue ; Qu’elle ait été exacte ou non, elle paraissait assez sérieuse, et il est très vraisemblable qu’elle nous épargna de graves ennuis, le jour de la visite de Leurs Altesses à la Cité. Quelques temps plus tard, un mois ou deux après ma nomination d’inspecteur principal, un individu, gros et gras, qui sortait précipitamment de la boutique d’un bijoutier du Strand, attira mon attention : il me sembla l’avoir déjà rencontré quelque part. Comme il allait précisément, ainsi que moi, dans la direction de Charing Cross, je le suivis, et avisant l’un de nos détectives de l’autre côté de la rue, je lui fis signe, et lui désignant mon homme, je lui prescrivis de le filer et de me rendre compte du résultat de sa filature. Pas plus tard que l’après-midi du lendemain, mon agent revint me dire que l’individu s’était marié le matin même, à onze heures et demie, dans un bureau d’état civil, avec la fille de son hôtelière, et qu’il avait emmené sa jeune femme passer une semaine à Margate. Mon agent avait vu charger les bagages sur la voiture ; l’une des valises portait encore des étiquettes de Paris. La première fois que mon service m’appela à Paris, je parlai de cet homme à mon ami le policier français. « D’après ce que vous contez, me déclara-t-il, je crois qu’il s’agit d’un émissaire du Comité Rouge révolutionnaire. Il se dit anglais de naissance, et nous croyons qu’il est, depuis pas mal d’années, agent secret de l’une des ambassades étrangères à Londres. Â» Ceci me rafraîchit tout à fait la mémoire. C’était bien le fantôme que j’avais vu assis dans le cabinet de toilette du baron Stott-Wartenheim. Et comme j’estimais que je ne ferais pas mal de chercher à en savoir davantage, je confiai mes doutes à mon collègue français, qui prit la peine de reconstituer pour moi le dossier complet de l’individu. Je ne suppose pas que vous désiriez entendre relater son histoire pour le moment, Monsieur ?

Le commissaire-adjoint hocha la tête :

– L’histoire de vos relations avec cet utile personnage est la seule qui importe jusqu’à présent, – dit-il, en fermant doucement les yeux au fond de leurs orbites creuses et les rouvrant vivement, avec un regard qui paraissait soulagé et rafraîchi.

– Ces relations n’ont rien d’officiel, – répartit sèchement l’inspecteur. – J’allai un soir dans sa boutique ; je lui dis qui j’étais, et lui rappelai notre première entrevue. Il ne broncha pas ; il m’annonça qu’il était marié et établi à présent, et qu’il désirait tout bonnement ne pas être inquiété dans ses petites affaires. Je pris sur moi de lui promettre que tant qu’il ne ferait rien d’ouvertement répréhensible, la police le laisserait tranquille. C’était déjà quelque chose pour lui, car un seul mot de nous à la douane eût suffi à faire ouvrir certains ballots qu’il se fait envoyer de Paris et de Bruxelles, avec confiscation possible de quelques-uns d’entre eux, et peut-être même des poursuites par-dessus le marché.

– Un pareil commerce doit être plus dangereux que profitable, – murmura le commissaire-adjoint. – Pourquoi s’est-il lancé là-dedans ?

L’inspecteur arqua un sourcil dédaigneux.

– Vraisemblablement pour demeurer en contact avec ses amis du continent, tous gens d’industries suspectes… D’ailleurs un fainéant… comme toute la clique !

– Qu’avez-vous retiré de lui en retour de votre protection ?

L’inspecteur ne parut pas enclin à s’étendre sur la qualité des services de M. Verloc.

– Il ne peut guère être utile à d’autres qu’à moi : il faut savoir pas mal de choses à l’avance pour se servir d’un homme de ce genre. Je suis à même de comprendre les indications qu’il fournit. Et quand j’ai besoin d’un« tuyau Â», il est généralement susceptible de me le donner.

L’inspecteur se perdit tout à coup dans une discrète méditation ; et le commissaire-adjoint réprima un sourire à l’idée qui lui passa par la tête que la réputation de l’inspecteur Heat pouvait bien avoir été édifiée en grande partie sur les services de Verloc, l’agent secret.

– Dans un sens plus général, il nous est utile en ceci que tous nos agents des affaires spéciales, en fonction à Charing Cross et à Victoria, ont l’ordre de prendre le signalement précis des individus qu’ils voient en sa compagnie. Il va souvent attendre de nouveaux arrivants, et par la suite, reste en contact avec eux. Ce serait à croire qu’il a été chargé spécialement de cette tâche. Quand je suis pressé d’avoir une adresse, je l’obtiens toujours de lui. Il va sans dire que je sais m’y prendre ! Je ne suis pas allé lui parler trois fois depuis deux ans. Je lui mets un mot sans signature et il me répond de même à mon adresse particulière.

De temps à autre, le commissaire hochait imperceptiblement la tête.

L’inspecteur ajouta que selon lui, M. Verloc ne devait pas être très avant dans la confiance des principaux membres du Conseil révolutionnaire international ; mais on ne pouvait douter qu’il ne fût exactement renseigné.

– Toutes les fois que j’ai eu des raisons de croire qu’il y avait anguille sous roche, il m’a annoncé une nouvelle bonne à connaître, – conclut-il.

Le commissaire se permit un rapprochement significatif :

– Il vous a fait faux bond cette fois !

– Je n’ai eu vent de rien par aucune autre source, non plus, – rétorqua l’inspecteur. – Du reste, je ne lui avais rien demandé, ce qui explique qu’il ne m’ait rien dit. Il n’est pas des nôtres, n’est-ce pas ? et n’émarge pas chez nous…

– Non, – accorda le commissaire, – c’est un espion à la solde d’un gouvernement étranger ; nous ne pouvons guère lui faire de confidences…

– Je poursuis mes recherches à ma façon, – déclara l’inspecteur-chef. – Quand je suis sur une piste, je m’en prendrais au diable lui-même, en endossant les conséquences. Il y a des choses qu’il n’est pas bon de raconter à tout le monde.

– Votre idée du secret paraît consister à laisser votre chef dans l’ignorance. C’est pousser la chose un peu loin, ne trouvez-vous pas ?… Habite-t-il la maison où est située sa boutique ?

– Qui ? Verloc ? Ah ! oui, il habite la même maison, et la mère de sa femme, je crois, vit avec lui.

– La maison est-elle surveillée ?

– Mon Dieu, non ! Ce n’est pas la peine. Certains de ceux qui y vont sont surveillés. Mon opinion est qu’il ne sait rien de cette affaire.

– Comment expliquez-vous ceci, alors ?

Et le commissaire indiquait de la tête le lambeau de drap posé devant lui, sur la table.

– Je ne l’explique pas, Monsieur. C’est simplement inexplicable, du moins à mon sens.

L’inspecteur proférait ces déclarations avec la netteté d’un homme dont la réputation est établie dans le roc.

– J’estime – reprit-il – que celui qui a le plus à voir avec la bombe n’est autre que Michaelis.

– Vraiment ?

– Oui, Monsieur ; parce que je puis répondre de tous les autres.

– Et au sujet de l’homme que l’on suppose s’être enfui du parc ?

– Je pense qu’il doit être loin à présent, – opina l’inspecteur.

Le commissaire, après un coup d’œil sévère à l’inspecteur, se leva brusquement, comme s’il venait de se décider à quelque plan d’action. En réalité, à cette minute même, il succombait à une fascinante tentation. Il congédia son subordonné avec l’ordre de se représenter le lendemain à la première heure. Heat écouta, avec une figure imperturbable, et sortit à pas mesurés.

Quels que pussent être les projets du commissaire, ils n’avaient rien de commun avec ce travail de bureau qui empoisonnait son existence. Rien de commun, certes ; car comment expliquer autrement l’empressement joyeux dont rayonnait son maigre et brun visage ? Aussitôt qu’il fut seul, il se précipita sur son chapeau, et s’en coiffa. Après quoi, il s’assit pour réfléchir à toute cette histoire. Mais comme sa décision était déjà prise, ses réflexions ne furent pas longues. Et avant que l’inspecteur Heat se fût engagé bien loin sur le chemin de sa demeure, le commissaire-adjoint quittait, lui aussi, les bureaux de la Sûreté.

CHAPITRE VII

Le commissaire-adjoint suivit une rue étroite pareille à un fossé humide et boueux, traversa une large avenue et pénétra dans un édifice public, où il demanda à voir le jeune secrétaire privé (et non appointé) d’un grand personnage.

Ce jeune homme blond, à face imberbe, qui, avec ses cheveux symétriquement séparés, ressemblait à un grand potache, accueillit avec un air de doute la requête du commissaire-adjoint. Il parla à voix basse :

– â€¦ S’il veut vous recevoir ? Je n’en sais rien. Il a quitté le Parlement, il y a une heure, et il est rentré à pied pour s’entretenir avec le sous-secrétaire permanent… Il est, à présent, sur le point de repartir… Il aurait pu le faire demander, mais il est venu lui-même, pour se donner un peu d’exercice, je suppose. Tant que la session dure, il n’a guère d’autre occasion de prendre de l’exercice… Je ne m’en plains pas. J’aime assez ces petites promenades. Il s’appuie sur mon bras, sans desserrer les dents… Mais il est très fatigué, et, ma foi, il ne paraît pas d’une humeur particulièrement agréable, en ce moment.

– Est-ce à cause de cette affaire de Greenwich ?

– Oh ! oui, à propos. Il est bigrement en rogne après vous autres. Mais, si vous y tenez, je vais aller lui demander s’il veut vous recevoir.

– C’est cela. Vous serez bien gentil.

Le jeune secrétaire admira tant de courage. Se composant une physionomie innocente, il ouvrit une porte et entra avec l’assurance d’un enfant privilégié. Il reparut presque aussitôt et fit un signe de tête au commissaire, qui, franchissant la même porte restée ouverte, se trouva, dans une vaste pièce, en présence de l’important personnage.

C’était un homme de haute stature et de forte corpulence ; sa longue figure blanchâtre, élargie à la base par l’ample étagement d’un double menton, avait la forme d’un Å“uf frangé de grêles favoris grisonnants. Le ministre paraissait sur le point d’éclater. Les plis transversaux, à la taille de sa redingote boutonnée, renforçaient cette impression comme si les boutons du vêtement supportaient une tension extrême. Un cou épais lui rejetait la tête en arrière ; ses yeux, au-dessus de paupières en poches, laissaient tomber des regards hautains et languissants, de chaque côté du nez à la courbe agressive, dont le promontoire émergeait avec noblesse du cercle pâle de la figure. Un chapeau de soie luisante et une paire de vieux gants étaient préparés sur l’extrémité d’une longue table, et semblaient, eux aussi, distendus et énormes.

Il était debout sur le devant du foyer, chaussé de fortes et amples bottines : il ne prononça aucun mot de bienvenue.

– Je voudrais bien savoir si ceci est le début d’une nouvelle campagne à la dynamite, – s’enquit-il aussitôt d’une voix grave et très douce. – N’entrez pas dans les détails : je n’ai pas le temps de les entendre.

Devant cette éminence énorme, le commissaire avait la sveltesse du roseau interpellant le chêne. Et de fait, la généalogie ininterrompue du ministre dépassait, par le nombre des siècles, l’âge du plus vieux chêne du royaume.

– Non. Autant qu’on puisse l’affirmer, je vous assure qu’il n’en est rien.

– Oui. Mais vos assurances là-dessus consistent surtout à vouloir rendre ridicule le ministre responsable !… – fit le personnage, avec un geste de la main vers la fenêtre qui donnait sur l’avenue.

Le commissaire-adjoint regarda calmement dans la direction de la fenêtre.

– Vous me permettrez de vous faire observer, sir Ethelred, que je n’ai jamais eu l’occasion de vous donner une assurance quelconque.

L’œil languissant et hautain se braqua sur le commissaire-adjoint.

– C’est vrai, – admit la voix grave et douce, – j’avais fait venir Heat. Vous êtes encore presque un novice dans votre poste. À propos, comment cela marche-t-il ?

– Je crois que j’en apprends un peu plus tous les jours.

– Bien ! bien ! J’espère que vous vous en tirerez.

– Je vous remercie, sir Ethelred ; j’ai justement appris quelque chose aujourd’hui, il n’y a pas même une heure. Il se trouve, dans cette affaire, des circonstances qui ne se rencontrent pas dans un attentat anarchiste ordinaire, si profondément qu’on puisse l’examiner, et c’est pourquoi je suis ici.

Le haut personnage posa ses grosses mains sur ses hanches.

– Très bien ! Continuez. Seulement, pas de détails, je vous prie. Épargnez-moi les détails.

– Je ne vous en importunerai pas, sir Ethelred, – reprit le commissaire sans nullement s’émouvoir.

Pendant qu’il parlait, les aiguilles de la pendule, derrière le dos du secrétaire d’État, franchirent l’espace de sept minutes. C’était une pendule monumentale, composée de masses arrondies et étincelantes, taillées dans le même marbre noir que le manteau de la cheminée, et dont l’échappement faisait un bruit imperceptible et lugubre. Il parla en phrases courtes, coupées de parenthèses, entre lesquelles chaque menu fait, – c’est-à-dire chaque détail, – venait s’insérer avec une aisance parfaite. Aucun murmure, aucun geste même, ne fit redouter une interruption. Le grand personnage aurait pu être la statue de l’un de ses nobles ancêtres, dépouillé de l’armure des croisés et affublé d’une redingote de hasard. Le commissaire-adjoint avait l’impression qu’il était libre de parler pendant une heure. Mais il ne perdit pas la tête, et à la fin des sept minutes, il coupa court à son monologue avec une conclusion soudaine, qui, reproduisant la phrase du début, surprit sir Ethelred par sa force et sa promptitude apparentes.

– Dans les dessous de cette affaire, autrement sans gravité, nous nous trouvons en présence de faits insolites qui nécessitent une conduite toute spéciale.

Le ton de sir Ethelred se fit plus grave encore, plein de conviction.

– Je crois bien !… Des faits impliquant l’ambassadeur d’une puissance étrangère !

– Oh !… l’ambassadeur ! – protesta le commissaire redressant sa taille mince et avec un demi-sourire. – Il serait excessif de ma part d’avancer rien de pareil. D’ailleurs, c’est absolument inutile, parce que, si j’ai deviné juste, que ce soit à lui ou à l’un de ses sous-ordres, au concierge même que revienne la responsabilité, ce n’est là qu’un détail…

Sir Ethelred ouvrit la bouche toute grande, sombre caverne au bord de laquelle son nez crochu semblait se pencher curieusement ; il en sortit une sorte de grondement sourd, paraissant venir d’un orgue lointain, au registre de l’indignation méprisante.

– Non ! ces gens sont par trop impossibles ! Où veulent-ils en venir en important ici leurs méthodes de Tartares ? Un Turc montrerait plus de décence !

– Veuillez vous rappeler, sir Ethelred, qu’à justement parler, nous ne savons rien de positif… jusqu’à présent !

– Non ! Mais comment définiriez-vous cela ? En peu de mots.

– Une impudente témérité, un enfantillage criminel, peut-être…

– Nous ne pouvons tolérer ici les enfantillages d’enfants mal élevés ! – riposta le haut personnage, s’enflant, si possible, un peu davantage.

Et son regard hautain s’écrasa sur le tapis, aux pieds du commissaire-adjoint.

– Il va falloir leur donner sec sur les doigts en cette circonstance ! – reprit-il. – Nous devons être en posture de… Quelle est votre idée générale, en quelques mots ? Inutile d’entrer dans les détails.

– En principe, je serais d’avis de ne pas tolérer chez nous l’existence d’agents secrets ; ils ne servent qu’à aggraver le mal qu’ils sont supposés combattre. L’espion crée de toutes pièces ses informations ; cela ne fait de doute pour personne. Toutefois, comme nous vivons dans un monde imparfait…

La voix grave laissa tomber :

– Soyez clair, je vous prie !

– Eh bien, sir Ethelred, sitôt que m’apparut le caractère particulier de cette affaire, j’ai jugé qu’il fallait la mener avec discrétion, et c’est pourquoi je me suis permis de venir jusqu’ici.

– Parfait ! – approuva le haut personnage, avec un regard complaisant par-dessus son double menton. – Je suis heureux qu’il y ait quelqu’un, dans votre boutique, qui pense qu’un secrétaire d’État soit bon à consulter de temps en temps !

Le commissaire eut un sourire amusé.

– Ã€ vrai dire, je pensais qu’il pourrait être préférable, dans cette affaire, de remplacer Heat par…

– Heat ? Un âne !… hein ? – s’écria le dignitaire, avec une animosité visible.

– Du tout !… Je vous en prie, sir Ethelred, ne donnez pas cette injuste interprétation à ma pensée.

– Alors quoi ?… Trop habile, de moitié ?

– Non plus… du moins, pas toujours. Toutes les bases de mes suppositions, je les lui dois. C’est un ancien de la police ; il m’a dit qu’il lui faut se servir des outils qu’il trouve ; mais ces outils-là doivent, à mon avis, être remis aux chefs du service des recherches spéciales, au lieu de rester la propriété privée de l’inspecteur Heat. Ma conception de nos devoirs s’étend jusqu’à la suppression des agents secrets. Mais Heat est ancien dans le service et il m’accuserait d’en pervertir la moralité et d’en compromettre l’efficacité. Il jugerait cela une protection étendue à la classe criminelle des révolutionnaires. Il n’y verrait pas autre chose.

– Oui, mais quelle est au juste votre pensée là-dessus ?

– Je pense, d’abord, que le soulagement est maigre de déclarer que tout acte de violence, attentat contre la propriété ou contre les personnes, n’est pas l’œuvre de l’anarchie, mais de quelque cause entièrement différente. Ensuite, il est évident que l’existence parmi nous de ces gens à la solde de gouvernements étrangers contrecarre l’efficacité de notre surveillance. Ainsi dernièrement l’inspecteur Heat vous a fait une déclaration rassurante : sa déclaration était parfaitement fondée… et cependant, voilà l’épisode qui se produit ! J’emploie à dessein le mot épisode, car je ne crains pas de l’affirmer, cet attentat, en dépit de son air de sauvagerie, ne participe d’aucun plan général. Les particularités mêmes qui surprennent et déroutent l’inspecteur Heat en établissent, à mes yeux, le caractère accidentel. Je m’abstiens des détails, sir Ethelred.

Le personnage, debout devant la cheminée, avait écouté avec une attention profonde.

– C’est bien, soyez aussi concis que possible.

Le commissaire-adjoint indiqua par un geste de déférence qu’il savait être concis.

– On discerne, dans toute cette affaire, une stupidité et un manque de logique qui me donnent le meilleur espoir d’y découvrir autre chose qu’un accès individuel de fanatisme. C’est un cas prémédité, indiscutablement. Celui qui a perpétré l’attentat paraît avoir été conduit par la main sur le théâtre de l’exploit, et abandonné précipitamment à ses propres moyens. Il y a tout lieu de supposer qu’il fut amené là par un complice ; d’où l’on est forcé de conclure qu’il ne connaissait pas suffisamment l’anglais pour demander son chemin, à moins que l’on ne préfère accepter l’hypothèse fantaisiste d’un sourd-muet. Je me demande même… mais ce serait oiseux. Que la destruction de cet homme ait été le résultat d’un accident, c’est ce qui ne peut faire de doute : le fait n’a rien de rare ou d’extraordinaire, d’ailleurs, en pareil cas ; mais l’extraordinaire, c’est la découverte d’une adresse cousue sur son vêtement. L’étrangeté même de ce petit fait me donne à penser qu’en le creusant, nous toucherons le fond de l’affaire. Au lieu de charger Heat de continuer l’enquête, mon intention est de chercher l’explication personnellement, par moi-même, je veux dire, là justement où je puis la trouver… et je compte la trouver dans une certaine boutique de Brett Street, et sur les lèvres de certain agent secret qui fut jadis l’espion de confiance de feu le baron Stott-Wartenheim, ambassadeur d’une grande puissance à la cour de Saint-James.

Le commissaire-adjoint se tut, et ajouta :

– Ces gens sont une véritable peste !

Afin de lever son regard tombant sur la figure de son interlocuteur, le personnage planté sur le devant de foyer avait graduellement porté sa tête en arrière, attitude qui lui donnait un air de dédain prodigieux.

– Pourquoi ne pas laisser ce soin à Heat ? – demanda sir Ethelred.

– Parce que Heat est de ces vieux agents du service qui ont une morale à eux. Ma ligne d’enquête lui ferait l’effet d’une infraction au devoir. Pour lui, le devoir consiste à incriminer autant de sommités anarchistes qu’il le peut, grâce aux quelques menues indications recueillies au cours de ses recherches sur place, tandis que moi, à ce qu’il dirait, je ne cherche qu’à établir leur innocence…

– Ã€ ce qu’il dirait ?

– N’en doutez pas. Il le dirait avec une indignation et un mépris dont vous ne pouvez vous faire une idée. C’est un excellent serviteur, dont il ne faut cependant pas mettre la fidélité à une trop rude épreuve. C’est là toujours une erreur. En outre, il me faut carte blanche, une liberté d’agir plus grande qu’il ne serait prudent de l’accorder à Heat. Je ne me sens pas le moindre désir d’épargner ce Verloc. Il sera, je crois, fort surpris de voir si rapidement découvrir sa complicité, à quelque titre que ce soit, dans cette affaire : donc, pas difficile de l’effrayer. Mais notre véritable objectif réside quelque part derrière lui. Et je vous demande l’autorisation de lui offrir telles assurances de sécurité personnelle que je pourrai juger convenables.

– Accordé, – fit le haut personnage. – Trouvez tout ce que vous pourrez, et agissez à votre guise.

– Je vais m’y mettre sans perdre de temps, ce soir même.

Sir Ethelred glissa une main sous le pan de sa redingote, et, inclinant la tête en arrière, regarda fixement le commissaire-adjoint.

– Nous aurons une séance prolongée ce soir. Venez à la Chambre me rapporter vos découvertes, si nous y sommes encore, – dit-il. – Je préviendrai mon secrétaire ; il vous fera entrer sans retard.

Le commissaire-adjoint fut extrêmement surpris et flatté.

– Je viendrai certainement à la Chambre vous faire part de mes découvertes, pour le cas où vous auriez le temps de…

– Je n’aurai pas le temps, – interrompit le grand personnage. – Mais je vous recevrai. Je n’ai même pas le temps maintenant de… Du reste, vous partez aussi…

– Oui, sir Ethelred.

Le personnage avait à ce point renversé sa tête en arrière pour mieux observer le commissaire-adjoint, qu’il lui fallait presque clore les yeux.

– Hum ! Ah ! Et comment ferez-vous… Prendrez-vous un déguisement ?

– Non, pas de déguisement, mais je changerai de vêtements.

– Oui, certes, – acquiesça le grand homme, avec une sorte de détachement hautain.

Il tourna lentement sa grosse tête, et, par-dessus l’épaule, jeta un regard oblique à la massive pendule de marbre, au tic-tac faible et sournois. Les aiguilles dorées avaient profité de l’occasion pour parcourir, derrière son dos, vingt-cinq minutes.

Le commissaire-adjoint, qui ne voyait pas le cadran, devint un peu nerveux dans l’intervalle, mais le grand homme lui montra de nouveau un visage imperturbable.

– Très bien, – dit-il, et le silence qui suivit parut manifester un mépris résolu pour la pendule officielle. Puis, il posa une question : – Quelle est la raison qui vous pousse à agir ainsi ?

– J’ai toujours été d’avis… – commença le fonctionnaire.

– Ah ! oui… d’avis… c’est tout naturel. Mais le motif immédiat ?

– Comment dirai-je, sir Ethelred ? L’antagonisme d’un homme nouveau à l’égard des méthodes anciennes. Le désir de savoir les choses de première main. Un peu d’impatience, aussi. C’est toujours la même profession que j’exerce ici, mais le harnais est différent : il me blesse en deux ou trois endroits sensibles.

– J’espère que vous vous en tirerez tout de même, – souhaita le ministre, avec bienveillance, en tendant sa main, molle au toucher, mais large et puissante comme celle d’un fermier glorifié. Le commissaire la serra et sortit.

Dans la pièce voisine, le secrétaire, qui l’avait attendu, juché sur le bord d’une table, s’avança à sa rencontre, en réprimant sa pétulance naturelle.

– Alors, ça s’est bien passé ? – demanda-t-il, avec un ton d’allègre importance.

– Parfaitement ! Vous vous êtes acquis mon éternelle gratitude, – répondit le commissaire, dont la longue figure avait l’air d’être en bois, par contraste avec le caractère particulier de la gravité de l’autre, perpétuellement prête à s’animer de grimaces et de rires.

– C’est très bien. Mais vous ne pouvez vous imaginer combien il est irrité par les attaques contre son projet de loi sur la nationalisation des pêcheries. On prétend que c’est le commencement de la révolution sociale, et, vraiment c’est une mesure révolutionnaire. Mais ces gens-là n’ont aucune décence. Les attaques personnelles…

– Je lis les journaux, – observa le commissaire.

– C’est odieux, hein ? Vous n’avez aucune idée de la somme de travail qu’il expédie tous les jours. Il fait tout lui-même, comme s’il ne pouvait se fier à personne pour ces pêcheries.

– Et cependant, il a consacré une demi-heure à l’examen de mon menu fretin, – remarqua le commissaire.

– Menu, vous dites ? Tant mieux ! Mais c’est fâcheux alors que vous l’en tourmentiez. La lutte qu’il soutient le fatigue terriblement : il s’épuise. Je le sens à la façon dont il s’appuie sur mon bras. Et puis, est-il en sûreté dans les rues ? Cet après-midi, Mullins a déployé sa brigade par ici. Un agent de police est posté à tous les réverbères, et sur deux personnes que nous rencontrons du Parlement jusqu’ici, il y en a une qui est visiblement un agent de la Sûreté. Ça ne tardera pas à lui porter sur les nerfs. Il ne manquerait plus que ces malfaiteurs étrangers lui lancent quelque bombe. Ce serait une calamité nationale. Le pays ne peut se priver de lui.

– Sans parler de vous, puisqu’il s’appuie sur votre bras, – ajouta froidement le commissaire. – Vous péririez tous les deux.

– Ce serait une façon prompte, pour un jeune homme, de passer à la postérité. Les ministres anglais sont trop rarement assassinés pour que l’incident reste inaperçu. Mais sérieusement…

– Je crains bien que si vous tenez à passer à la postérité, il ne vous faille accomplir quelque exploit pour cela. Sérieusement, vous ne courez, l’un et l’autre, d’autre danger que le surmenage.

Le sympathique secrétaire profita de la réflexion pour lâcher un éclat de rire.

– Les pêcheries ne me tueront pas, et je suis habitué à veiller, – déclara-t-il, avec ingénuité. Mais par une componction soudaine, il assuma, comme on met un gant, l’air accablé d’un homme d’État : – Sa puissante intelligence supportera n’importe quelle somme de travail. C’est pour ses nerfs que je redoute la tension. La bande réactionnaire, avec cette grossière brute de Cheeseman à sa tête, l’abreuve d’insultes tous les soirs.

– Dame ! s’il s’obstine à mettre en branle une révolution, – murmura le commissaire.

– L’heure est venue de tenter l’aventure, et il est le seul homme qui soit de taille à le faire, – protesta le jeune révolutionnaire, s’emballant sous le regard calme et réfléchi de son interlocuteur.

Quelque part, dans un corridor, une sonnerie retentit avec insistance, et, animé d’une vigilance dévouée, le secrétaire dressa les oreilles.

– Il est prêt à partir, – s’écria-t-il, à mi-voix, et, saisissant son chapeau, il se précipita hors de la pièce.

D’un pas moins élastique, le commissaire sortit par une autre porte. De nouveau, il traversa la large avenue, s’engagea dans la ruelle et regagna, de la même allure accélérée, son bureau. En fermant la porte, il porta ses regards sur sa table. Après un moment d’immobilité, il traversa la pièce, examina le plancher alentour, s’assit et sonna.

– L’inspecteur-principal Heat est-il parti ?

– Oui, Monsieur, il y a une demi-heure.

– C’est bien, – fit-il, avec un signe de tête.

Assis sans bouger, le chapeau repoussé en arrière sur son front, il se dit que c’était bien là un exemple du maudit toupet de Heat d’emporter subrepticement l’unique pièce à conviction. Mais il n’éprouvait aucune animosité. Les vieux serviteurs se permettent des libertés. Le morceau de pardessus, avec l’adresse cousue, n’était pas un objet à laisser traîner. Chassant de son esprit cette manifestation de défiance de la part de l’inspecteur, il écrivit un mot qu’il fit porter à sa femme, la priant de présenter ses excuses à la protectrice de Michaelis, chez qui ils devaient dîner.

Dans une sorte d’alcôve fermée d’un rideau, et contenant une table de toilette, une étagère et une rangée de porte-manteaux, il s’affubla d’un court veston et d’un chapeau rond et bas, sous lequel ressortait davantage la longueur de sa figure sévère. Revenu à la pleine lumière de la pièce, il apparut comme une sorte de Don Quichotte, méditatif et froid, avec des yeux cernés de fanatique et des gestes résolus. Comme une ombre discrète, il quitta vivement le lieu où il accomplissait sa tâche quotidienne. Pour gagner la rue, on eût dit qu’il descendait dans un aquarium bourbeux dont on aurait vidé l’eau. Une humidité ténébreuse et morne l’enveloppait. Les murs des maisons ruisselaient, la boue de la chaussée scintillait de reflets qu’on eût cru phosphorescents, et quand, par une rue étroite, qui flanquait la gare de Charing Cross il déboucha dans le Strand, le génie du lieu l’assimila : on aurait pu le prendre pour un de ces étrangers douteux qui rôdent le soir dans les coins sombres du quartier.

Sur le bord du trottoir, il s’arrêta brusquement et attendit. Son Å“il exercé avait distingué, parmi le mouvement confus des lumières et des ombres qui encombraient la rue, l’approche rampante d’un cab. Il ne fit pas le moindre signe, mais lorsque le marchepied glissant au long du trottoir arriva devant lui, il grimpa adroitement dans le véhicule en évitant la grande roue, et, soulevant la petite trappe du plafond, jeta un ordre, avant que le cocher qui, du haut de son perchoir, surveillait nonchalamment les alentours, se fût douté qu’il avait « chargé Â».

La course ne fut pas longue. À un certain signal, brusquement, elle se termina, nulle part en particulier, entre deux réverbères, devant un grand magasin de draperie, longue rangée de boutiques déjà calfeutrées, pour la nuit, sous leurs volets de tôle ondulée. Passant par la trappe une pièce d’argent, le « client Â» sauta prestement sur le trottoir et disparut, laissant dans l’esprit de l’automédon une impression de spectre mystérieux et bizarre. Mais comme la dimension de la pièce de monnaie satisfaisait son toucher, et que son éducation n’avait rien de littéraire, le cocher ne fut pas troublé par la crainte de la retrouver changée en une feuille morte dans sa poche. Placé, par la nature même de sa vocation, fort au-dessus de sa clientèle, il en contemplait les faits et gestes avec un intérêt limité. Le brusque demi-tour qu’il fit décrire à son cheval exprima sa philosophie.

Pendant ce temps, le commissaire donnait déjà ses ordres au garçon du petit restaurant italien, situé au coin de la rue, – un de ces traquenards pour les affamés, avec une salle étroite et longue, amorcée de glaces et de nappes blanches, sans rien qui pût aérer son atmosphère particulière, emplie des relents d’une cuisine frelatée, et dupant l’abjecte humanité dans la plus pressante de ses misérables nécessités. Au milieu de ces effluves délétères, le commissaire-adjoint, méditant son entreprise, semblait perdre davantage encore de son identité. Il éprouvait une sensation de solitude, de liberté dangereuse, qui n’avait rien de désagréable. Tandis que, debout devant une glace, il attendait la monnaie de la pièce donnée en paiement pour son addition, il fut surpris d’avoir à ce point un air étranger. Avec un regard mélancolique et scrutateur, il contempla son image ; puis, par une inspiration soudaine, il releva le collet de son veston. Cet arrangement lui parut excellent, et il le compléta en relevant aussi les pointes de sa moustache noire.

– Voilà qui va très bien, – se dit-il, satisfait des subtiles modifications qu’apportaient ces retouches à son aspect personnel. – Je serai, en outre, un peu mouillé, un peu crotté…

Il aperçut soudain le garçon qui posait sur la table une pile de menues pièces d’argent, tout en suivant du coin de l’œil le long dos d’une grande fille, pas très jeune, qui se dirigeait vers une table du fond, en habituée, l’air indifférent et inaccessible.

En sortant, le commissaire se formula cette réflexion que les consommateurs avaient, à la fréquentation de ce lieu aux mangeailles falsifiées, perdu toutes leurs caractéristiques nationales et individuelles – fait étrange puisque le « restaurant italien Â» est une institution si éminemment britannique. Tout autant que les plats qu’on leur servait, ces gens étaient dénationalisés, dépourvus de toute marque d’individualité. Leur personne non plus n’avait rien qui pût permettre de leur assigner une classe sociale, une profession, une race. Ils semblaient créés pour le restaurant italien, à moins que celui-ci, par hasard, n’ait été créé pour eux – hypothèse inadmissible puisque l’on ne saurait situer ces personnes énigmatiques nulle part ailleurs qu’en ces établissements spéciaux, et qu’on ne les rencontrait que là. Impossible aussi de se former une idée précise de leurs occupations diurnes, et des endroits où ils peuvent coucher la nuit. Lui-même s’était désorbité comme eux ; et personne n’aurait su deviner ses fonctions ; quant à aller se coucher, il entretenait un doute à ce sujet, dans son propre esprit ; non pas, certes, pour ce qui était de son domicile, mais quant au moment où il serait en mesure d’y rentrer. Un délectable sentiment d’indépendance l’envahit, lorsqu’il entendit les portes vitrées se refermer derrière lui avec un bruit imparfaitement étouffé. Tout de suite, il se lança dans une immensité de boue visqueuse et de murs détrempés, éclairée de-ci de-là par des becs de gaz, et il se sentit enveloppé, écrasé, pénétré, étouffé, suffoqué par les ténèbres d’une soirée humide de Londres, ténèbres composées de poussière de suie saturée d’eau.

Brett Street se trouvait tout près dans les environs ; elle partait, étroite et oblique, d’un espace triangulaire entouré de maisons sombres et mystérieuses, temples du commerce au détail, vides la nuit de leurs trafiquants. Seule, la boutique d’encoignure d’un fruitier projetait une lumière aveuglante. À l’entour, tout était noir, et les quelques passants disparaissaient d’un seul coup dès qu’ils avaient franchi la limite des mannes d’oranges et de citrons. Leurs pas n’avaient aucun écho ; on n’entendrait plus jamais rien d’eux. Le chef aventureux du service des recherches spéciales observait de loin ces disparitions d’un Å“il intéressé et le cÅ“ur léger, comme s’il eût été embusqué seul dans la brousse, à des milliers de milles des pupitres et des encriers officiels. Cette méditation allègre et dispersée devant une tâche de quelque importance tend à prouver qu’après tout, notre monde n’est pas une affaire tellement sérieuse, car, par tempérament, le commissaire-adjoint n’était pas enclin à la frivolité.

Un agent de police, poursuivant sa ronde, dessina sa silhouette contre la lumineuse splendeur des oranges et des citrons, et s’engagea sans hâte, dans Brett Street. Tout comme un membre des classes criminelles, le commissaire resta dissimulé et attendit le retour de l’agent… Mais l’agent parut être perdu définitivement pour sa brigade : il ne revint pas… sans doute s’était-il éclipsé par l’autre extrémité de Brett Street.

Acceptant cette conclusion, le commissaire s’engagea à son tour dans la rue et rencontra bientôt une immense tapissière arrêtée devant les fenêtres mal éclairées d’un restaurant de cochers. Les chevaux, la tête abaissée jusqu’au sol, broyaient avec régularité le contenu de leurs musettes. Plus loin, et en face, une autre tache de lumière suspecte émanait de la devanture de M. Verloc, entre les journaux étalés et pendus, par-dessus les piles de boîtes en carton et les livres de formats divers. Sans traverser la chaussée, le commissaire examina la boutique : pas d’erreur possible. Auprès de la vitrine, encombrée de ses marchandises indescriptibles, la porte, entrebâillée, laissait s’allonger sur le trottoir, une bande étroite de lumière.

Derrière le commissaire, la tapissière et ses chevaux, confondus en une seule masse, semblaient un monstre vivant, barrant de son dos carré la moitié de la rue, et lançant des ruades qui sonnaient dur sous les sabots ferrés, secouant des cliquetis et des tintements, et soufflant de redoutables hennissements. Le dur miroitement des vitres d’une taverne vaste et prospère bloquait, par-delà une large voie, l’autre bout de Brett Street. Ces barrières resplendissantes, obstruant les ombres rassemblées autour de l’humble logis où M. Verloc abritait son bonheur domestique, semblaient forcer l’obscurité de la rue à se replier sur elle-même ; elles la rendaient plus maussade, plus menaçante et plus sinistre.

CHAPITRE VIII

À force d’importuner avec persistance plusieurs riches restaurateurs, anciennes relations de son défunt mari, la mère de Madame Verloc était parvenue à obtenir d’eux son admission dans une maison de retraite fondée par un riche hôtelier, pour hospitaliser les veuves de la corporation tombées dans le dénuement.

La vieille femme avait mûri avec une secrète ténacité ce projet, conçu dans l’astuce de son cÅ“ur inquiet. C’est à cette époque qu’on entendit Winnie dire plusieurs fois à son mari :

– Maman a dépensé des demi-couronnes et des cinq schillings presque chaque jour de cette semaine, en courses de voitures.

Aucun sentiment d’avarice n’inspirait cette observation : Winnie respectait les infirmités de sa mère. Seulement cette manie soudaine de locomotion la surprenait un peu. M. Verloc, qui était assez généreux à sa manière, avait accueilli avec une certaine impatience les paroles de sa femme parce qu’elles venaient troubler ses méditations : méditations fréquentes, profondes et prolongées, portant sur un problème plus important qu’une dépense de quelques shillings, infiniment plus grave, certes, et, sans comparaison, plus difficile à envisager sous tous ses aspects avec une sérénité philosophique.

Une fois le succès de ses démarches assuré, l’héroïque vieille s’en ouvrit à sa fille. Son âme triomphait, mais son cœur était frémissant. Elle tremblait, car elle craignait autant qu’elle admirait le caractère calme et contenu de Winnie, dont les silences profonds comportaient toutes sortes d’interprétations terrifiantes. Mais, elle ne laissa pas ses appréhensions intimes la priver de l’avantageuse et vénérable placidité que conféraient à sa personne un triple menton, l’ampleur de ses formes décrépites, et l’état de ses jambes infirmes.

La nouvelle fut si inattendue que Madame Verloc, à l’encontre de son habitude lorsqu’on lui adressait la parole, interrompit la besogne domestique qui l’occupait.

– Qu’aviez-vous besoin de vous tourmenter de cela ? – s’écria-t-elle avec un étonnement scandalisé, s’arrêtant le torchon en main.

Il fallait que le coup fût rude pour qu’elle se départît ainsi de cette manière de tout accepter sans commentaires, qui était sa force et sa sauvegarde dans l’existence.

– N’étiez-vous donc pas bien ici ?

Elle s’était laissée aller à ces deux questions, mais tout aussitôt elle reprit sa ligne de conduite coutumière et se remit à épousseter, tandis que la vieille femme restait muette et effarée sous son bonnet d’un blanc sale et sa perruque noire.

Winnie acheva de frotter la chaise qu’elle tenait et promena le chiffon sur l’acajou du sofa où M. Verloc aimait à se prélasser interminablement, couvert de son chapeau et de son pardessus. Elle était toute à son travail, mais bientôt elle se permit une troisième question :

– Comment avez-vous réussi à obtenir une pareille faveur, mère ?

Comme elle n’attaquait pas le côté secret des choses, que Mme Verloc voulait ignorer par principe, cette curiosité était excusable. Elle s’adressait seulement à la méthode. La vieille femme accueillit la question avec empressement : c’était la perche tendue pour une conversation où elle pouvait se lancer en toute sincérité.

Elle gratifia sa fille d’une réponse minutieusement détaillée, n’épargnant ni les noms ni les digressions à propos des ravages du temps dont on observe les effets sur la physionomie des gens. Les noms étaient principalement ceux de cafetiers ou restaurateurs en renom, « amis de ton pauvre papa Â». Elle s’étendit avec une reconnaissance toute particulière sur l’amabilité et la condescendance d’un gros brasseur, baronnet et membre du Parlement, président d’un groupe d’associations charitables. Si elle s’exprimait avec tant de chaleur, c’est qu’elle avait eu le privilège d’une entrevue avec le secrétaire particulier de ce législateur, un monsieur extrêmement poli, tout en noir, avec une voix douce et triste, mais si maigre et si calme, qu’il « ressemblait à une ombre, ma chère ! Â»

Winnie prolongea son époussetage tant que dura le récit ; puis, de son allure habituelle, elle descendit les deux marches de l’arrière-boutique pour entrer dans la cuisine, et n’ajouta pas un mot.

Après avoir versé quelques larmes de soulagement causées par la mansuétude de Winnie, la mère de Mme Verloc fit appel à toute son astuce pour la disposition du mobilier qu’elle allait laisser. L’héroïsme est bel et bon, mais il est des circonstances où disposer de quelques chaises, tables et lits de cuivre, peut entraîner des conséquences lointaines et désastreuses.

Il lui fallait quelques meubles pour son usage personnel, car l’établissement qui l’avait accueillie dans son sein charitable n’accordait aux bénéficiaires de sa sollicitude que des planchers nus et des murs de briques tendus de papier bon marché.

La délicatesse qui la poussa à choisir les objets les plus délabrés et les moins précieux passa inaperçue, car la sagesse de Winnie consistait à ne prêter jamais aucune attention au sens intime des choses, et elle supposa simplement que sa mère prenait ce qui lui convenait le mieux. Quant à M. Verloc, sa profonde méditation l’isolait, aussi complètement qu’une muraille chinoise, des événements qui survenaient en ce monde de vains efforts et d’apparences illusoires.

Son choix arrêté, le partage du reste devint une question particulièrement angoissante. Elle laissait tout à Brett Street, bien entendu, mais elle avait deux enfants. Winnie se trouvait à l’abri du besoin grâce à sa raisonnable union avec l’excellent Verloc. Stevie, lui, était dénué de tout et, de plus, le garçon était un peu « singulier Â» ; il fallait considérer sa situation plutôt que la stricte justice ou même certaines incitations à la partialité. La pauvre vieille aurait bien voulu léguer tout ce qu’elle possédait à ce fils disgracié. Mais d’autre part, elle redoutait de l’émanciper de sa position de complète dépendance. La susceptibilité de M. Verloc supporterait-elle qu’il fût redevable à son beau-frère du canapé sur lequel il sommeillait ? Par sa longue expérience des hommes, ses locataires, la mère de Mme Verloc s’était fait une idée résignée, mais désabusée du côté capricieux de l’humaine nature. Si M. Verloc se mettait tout à coup en tête d’enjoindre à Stevie de prendre ses cliques et ses claques et d’aller les porter ailleurs ? Un partage, d’autre part, quelles que soient les précautions prises, risquait de causer quelque contrariété à Winnie. Non ! plus elle y pensait, et plus elle croyait que Stevie devait demeurer dépendant et protégé. Et au moment de quitter Brett Street, elle dit à sa fille :

– Pas la peine d’attendre que je sois morte, n’est-ce pas ? Tout ce que je laisse ici est à toi dès à présent !

Silencieuse derrière sa mère, Winnie déjà prête pour le départ, continua d’arranger le col du manteau de la vieille femme. Elle prit son réticule et un parapluie, sans que sa figure manifestât le moindre sentiment.

L’heure était venue de consacrer la somme de trois shillings et six pence à ce que l’on pouvait supposer devoir être la dernière course en voiture de la mère de Madame Verloc. Elles franchirent le seuil de la boutique.

Le véhicule qui les attendait confirmait le proverbe qui prétend que « la vérité peut être plus cruelle que la caricature. Â» À la remorque d’un cheval étique, une sordide voiture de place aux roues oscillantes s’avança, conduite par un cocher manchot. Cette dernière singularité causa quelques hésitations ; à la vue de l’ingénieux crochet qui émergeait de la manche gauche de l’automédon, la mère de Madame Verloc perdit subitement le courage qui l’animait depuis ces derniers jours.

– Oh ! Winnie ! vois donc ! Crois-tu qu’il est prudent de se confier à cet infirme ! – fit-elle s’accrochant au bras de sa fille.

Les irascibles récriminations du cocher semblaient se forcer un passage à travers un gosier bloqué.

Penché au-dehors de son siège, il grommelait avec une mystérieuse indignation.

Qu’est-ce qu’il y avait encore ? Était-il permis de traiter de la sorte un honnête homme ? Sa trogne enluminée flambait du plus beau rouge sur le fond boueux de la rue. Était-ce admissible qu’on lui eût donné un permis de conduire, invoqua-t-il désespérément, s’il n’était pas capable…

L’agent de service dans Brett Street le tranquillisa d’un coup d’œil amical ; puis s’adressant aux deux femmes, sans égards exagérés :

– Voilà vingt ans qu’il conduit, – dit-il, – et il ne lui est jamais arrivé d’accident, que je sache !

– Un accident ! – gronda l’homme, en une exclamation avortée qui ne fut qu’un rauque murmure de mépris.

L’attestation du policeman mit fin à la scène ; le rassemblement formé par quelques gamins curieux se dispersa ; Winnie monta derrière sa mère, et Stevie grimpa sur le siège. Le vide béant de sa bouche et l’ahurissement de ses yeux écarquillés donnaient une image assez exacte de l’état de son esprit devant les circonstances.

Dans les rues étroites, les deux femmes, cahotées à l’intérieur, se rendaient compte que le fiacre avançait, en regardant défiler lentement les façades proches des maisons et en écoutant le vacarme des vitres qu’on eût dit prêtes à choir. La haridelle étique, avec son harnais tressautant sur son échine aiguë, et brimbalant sur ses jambes, semblait sautiller à pas menus sur la pointe de ses sabots, avec une patience infinie. Plus loin, dans la descente plus spacieuse de Whitehall, tout signe visible de mouvement cessa d’être perceptible. Le vacarme seul s’obstinait, et le temps lui-même parut suspendre son vol.

– Nous n’avons pas un très bon cheval, – observa finalement Winnie.

Impassible, dans l’ombre du fiacre, elle fixait droit devant elle le regard de ses yeux scintillants.

Sur le siège, à un geste du cocher décidé à stimuler du fouet sa bête, Stevie ferma sa bouche béante, et soudain agité, bégaya :

– Faut pas… Faut pas !…

Le cocher, tendant haut les rênes enroulées autour du crochet, ne tint aucun compte de l’avertissement. Peut-être n’avait-il pas entendu.

Stevie haletait.

– Faut pas fouetter !

L’homme tourna lentement sa face bouffie, haute en couleur et hérissée de crins blancs. Ses petits yeux rouges avaient un éclat humide ; ses grosses lèvres étaient violettes : il les tint closes. Du bout crasseux de son manche de fouet, il gratta le chaume qui ornait son vaste menton.

– Faut pas ! – répéta Stevie avec violence. – Ça fait mal !

– Ã‡a fait mal ? – fit le cocher rêveur.

Et il donna un nouveau coup de fouet, non par cruauté d’âme, ni par méchanceté aucune, mais parce qu’il lui fallait gagner son argent.

Et pendant un moment les murs de Saint-Stephen, avec ses tours et ses pinacles, contemplèrent, dans l’immobilité et le silence, le véhicule qui traînait son bruit de ferraille assourdissant. Mais sur le pont il y eut une alerte. Stevie venait, en pleine marche, de dégringoler de son siège. Il y eut des cris ; quelques personnes s’élancèrent. Le cocher retint son cheval en marmonnant des objurgations indignées.

Winnie baissa la vitre et se pencha, aussi blanche qu’une morte, cependant que des profondeurs de la voiture la voix angoissée de sa mère s’exclamait :

– Est-ce qu’il s’est fait mal ? Est-ce qu’il s’est fait mal ?

Stevie n’avait rien ; il n’était même pas tombé ; mais sa surexcitation, selon l’habitude, lui avait coupé la parole. Il ne put que balbutier à la portière :

– Trop lourd ! Trop lourd !…

Winnie sortit un bras qu’elle posa sur l’épaule de son frère.

– Stevie, remonte tout de suite sur le siège ! Et ne t’avise pas de recommencer !

– Non, non ! À pied, à pied, moi !

Il voulut essayer de donner les raisons de cette nécessité, mais il sombra dans l’incohérence la plus complète. Son caprice n’avait, du reste, rien d’impossible. Il aurait aisément pu suivre l’allure de la rosse poussive, mais sa sœur lui refusa son consentement d’une façon décisive.

– Quelle idée ! A-t-on jamais vu ? Courir derrière une voiture !

La vieille mère, effarée et impuissante, se mit de la partie :

– Oh ! ne le laisse pas faire ! Il se perdrait. Tu ne vas pas le laisser faire, Winnie ?

– Moi ? Certainement non ! M. Verloc sera très mécontent d’apprendre ta sottise, Stevie, il en sera très contrarié, je t’assure.

L’idée du mécontentement de M. Verloc agit, comme toujours, sur la nature foncièrement docile de Stevie ; il abandonna aussitôt toute résistance, et avec une expression désespérée regagna sa place sur le siège.

L’automédon tourna vers lui son énorme face enluminée.

– Tâchez de ne pas nous recommencer cette plaisanterie, jeune homme !

Après quoi, il remit l’équipage en marche, ruminant le cas solennellement. L’incident conservait pour lui une certaine obscurité. Bien qu’il eût perdu sa vivacité première au cours de ses nombreuses années d’exposition sédentaire aux intempéries, l’entendement du cocher ne manquait ni d’indépendance ni de bon sens. Il écarta gravement l’hypothèse que Stevie fût un garnement déjà adonné à la boisson.

La fantaisie de l’innocent avait rompu le charme qui, à l’intérieur du véhicule, aidait les deux femmes à supporter silencieusement, épaule contre épaule, les cahots et le fracas du voyage. Winnie éleva la voix.

– Vous avez fait ce que vous avez voulu, mère, il ne faudra vous en prendre qu’à vous si vous n’êtes pas heureuse plus tard, ce qui pourra bien arriver, à mon avis. Ne vous trouviez-vous pas bien à la maison ? Que va-t-on penser de nous, à vous voir vous cloîtrer ainsi dans un hospice ?

– Winnie ! – déclara la vieille femme en criant pour dominer le bruit, – tu as été la meilleure des filles pour moi. Quant à M. Verloc, il n’y a pas…

Les mots lui manquant pour décrire dignement l’excellence de son gendre, elle leva vers le plafond de la boîte roulante ses yeux usés pleins de larmes. Puis elle détourna la tête sous prétexte de juger, par la portière, de la rapidité de la marche. La voiture avançait à peine, tout contre le bord du trottoir. La nuit, la nuit précoce et sale, la nuit sinistre, bruyante, turbulente et morne du sud de Londres, l’enveloppait pendant sa dernière promenade. Sous la clarté des devantures basses, ses grosses joues, couronnées d’une capote noire et mauve, avaient des reflets orangés. Son teint, déjà jauni par l’âge et par une prédisposition bilieuse qu’avaient avivée les épreuves de son existence tourmentée d’épouse et de veuve, tournait à l’orange quand un afflux de sang lui montait au visage. Or, cette femme que les circonstances pénibles avaient endurcie, et qui était parvenue à un âge où l’on ne rougit plus, venait positivement de rougir devant sa fille. Ainsi, dans l’intimité du fiacre qui la transportait vers le petit pavillon hospitalier, si exigu et si simple qu’il semblait, par une aimable attention du fondateur, un lieu de préparation à la tombe plus étroite encore, la pauvre vieille dut cacher à sa propre enfant la rougeur du remords et de la honte.

Qu’allait-on penser ? Elle savait trop bien ce que penserait ce on auquel Winnie faisait allusion. Les vieux amis de son mari, et d’autres aussi, dont elle avait quémandé la faveur avec un succès si flatteur. Jusque-là, elle avait ignoré ses talents de quémandeuse, mais elle devinait fort bien, à présent, quelles conclusions on tirait de ses démarches. À cause de la délicatesse et de la réserve qui coexistent dans la nature masculine avec une brutalité agressive, on n’avait pas poussé très loin les questions sur son état. Elle les avait refrénées en serrant visiblement ses lèvres et en grimaçant une émotion résolue à rester silencieuse. Aussitôt, les hommes devant qui elle comparaissait renonçaient à toute curiosité. Plus d’une fois elle se félicita de n’avoir pas affaire à des femmes qui, naturellement moins sensibles et plus avides de détails, auraient voulu être renseignées exactement sur le genre de mauvais traitements qui la réduisait à une si triste extrémité. Ce fut seulement devant le secrétaire du fameux brasseur, membre du Parlement, qu’elle éclata brusquement et violemment en sanglots, comme sait sangloter une femme poussée à bout. Le jeune homme, agissant pour son patron, avait cru devoir se montrer consciencieusement indiscret, mais après qu’il eut contemplé la solliciteuse en larmes, avec un air ébaubi, il battit en retraite sous le couvert de remarques consolantes : elle ne devait pas se chagriner ; les statuts de la fondation ne spécifiaient pas formellement les veuves sans enfants, elle ne se trouvait exclue en aucune façon. Mais le comité devait se renseigner avant de prendre une décision. Il était fort compréhensible qu’elle répugnât à être une charge à ses enfants, toutefois fallait-il… À ces mots, et au profond dépit du secrétaire, la mère de Mme Verloc redoubla de sanglots avec une véhémence accrue.

Les pleurs de cette grosse vieille, avec sa perruque terne et une antique robe de soie noire festonnée de rubans de coton blanc sale, n’étaient ni coupables ni accusateurs. Elle pleurait parce qu’elle était héroïque et qu’elle mentait à son amour pour ses deux enfants. Les filles sont souvent sacrifiées au bien-être des garçons. En l’occurrence, elle sacrifiait Winnie, qu’elle calomniait en taisant la vérité. Certes la situation de Winnie lui permettait d’être indépendante et de se moquer de l’opinion de gens qu’elle ne verrait jamais, tandis que le pauvre Stevie n’avait rien d’autre en ce monde que l’héroïsme sans scrupule de sa mère.

La sécurité éprouvée à la suite du mariage de Winnie s’était dissipée avec le temps, car rien ne dure ; et, confinée dans sa chambre sur la cour, la mère de Madame Verloc s’était rappelé les enseignements que donne aux veuves pauvres l’expérience de la vie. Il ne s’y mêlait pas de vaine amertume ; sa résignation s’élevait presque à une noble dignité. Stoïquement, elle se dit que tout passe, tout s’use ici-bas ; que le chemin de la bienveillance doit être aplani aux bien disposés ; que sa fille était une sÅ“ur très dévouée et une épouse fidèle et ferme. Mais c’est au sujet du dévouement fraternel de Winnie, que son stoïcisme bronchait. Cette vertu seule, pour elle, échappait à la caducité qui atteint toutes choses humaines et quelques-unes des divines. Pourtant, l’état conjugal auquel était soumise sa fille lui faisait rejeter fermement toute illusion complaisante. Elle se plaça à un point de vue froidement raisonnable : moins la bienveillance de M. Verloc serait mise à l’épreuve, plus on pourrait s’attendre à en voir durer les effets. Certes, l’excellent homme aimait sa femme, mais il préférait sans doute avoir à sa charge le moins possible des parents de Winnie. Il valait donc mieux que sa bonté n’eût d’autre objet que le pauvre Stevie. Et c’est pourquoi cette obscure héroïne se séparait de ses enfants, accomplissant un acte d’abnégation et de profonde politique.

Par cette retraite volontaire, la situation morale de Stevie se trouverait affermie, pensait l’anxieuse mère, subtile à sa façon. Le pauvre garçon – un si bon, un si utile garçon, bien qu’un peu singulier, – n’avait pas une position suffisamment assise. On l’avait emmené avec sa mère, un peu comme un colis, une pièce du mobilier de la maison de Belgravia. Or, elle se demandait souvent (car la mère de Madame Verloc avait jusqu’à un certain point de l’imagination) ce qui adviendrait de lui quand elle mourrait. Cette question la plongeait dans une inquiétude affreuse. En le léguant, pour ainsi dire, à sa sÅ“ur et en quittant la maison, elle lui assurait une position durable. Tel était le but astucieux de la politique de la pauvre femme. Pour atteindre ce but, d’autres consentaient des sacrifices matériels ; elle avait recours à l’abnégation. Elle verrait le résultat de son sacrifice, et quel qu’il fût, elle éviterait une incertitude horrible à son lit de mort. Mais c’était dur, bien dur, cruellement dur…

La voiture ferraillait, crépitait et brimbalait toujours. Les cahots étaient extraordinaires : par leur violence et leur amplitude, ils abolissaient toute sensation de mouvement en avant. On se serait cru secoué dans un appareil stationnaire, quelque instrument de torture du Moyen Âge ou quelque invention très moderne pour traiter les maladies de foie. C’était extrêmement pénible, et la voix de la vieille, qui s’éleva soudain, produisit l’effet d’une lamentation :

– Je suppose, ma fille, que tu viendras me voir aussi souvent que tu en auras le temps ?

– Sûr ! – répondit brièvement Winnie, les yeux dans le vague.

La voiture déambulait devant une boutique enfumée et graisseuse, d’où sortait, en même temps qu’un éblouissement de lumière, une odeur de poisson frit.

Le gémissement de la vieille reprit :

– Et puis, ma fille, il faut que je voie « ce pauvre garçon Â» tous les dimanches. Il ne refusera pas de passer une journée auprès de sa vieille mère…

– Il ne refusera pas ! Je pense bien ! Vous allez lui manquer terriblement. J’aurais aimé que vous y pensiez un peu, mère.

Si elle y avait pensé ! La vieille femme eut la désagréable sensation d’avaler quelque chose d’encombrant, comme une bille de billard qui aurait tenté de sortir de sa gorge.

Winnie resta muette pendant un moment, avec un air boudeur, puis aigrement, ce qui chez elle était un ton anormal, elle reprit :

– Je m’attends à avoir du fil à retordre pendant les premiers temps ; je vois d’ici son agitation !…

– Quoi qu’il arrive, tâche qu’il n’ennuie pas ton mari, ma chère enfant.

Ainsi elles devisaient, tandis que leur véhicule les secouait impitoyablement.

La mère de Madame Verloc exprima quelques appréhensions : pouvait-on laisser Stevie faire ce voyage tout seul ? Winnie lui rappela qu’il avait beaucoup moins « d’absences Â» à présent. Elles furent d’accord sur ce point indiscutable. Il en avait beaucoup moins, presque plus, pour ainsi dire. Leurs voix dominaient le vacarme avec une sorte de contentement. Mais tout à coup l’anxiété maternelle reprit le dessus : Stevie aurait à changer d’omnibus et à faire, entre les deux, un petit parcours à pied ; c’était trop difficile ! La vieille femme donna libre cours à sa consternation. Winnie conservait son regard vague.

– Ne vous bouleversez pas ainsi, mère. Vous le verrez certainement.

– Non, Winnie ; j’essayerai de m’en passer.

Elle essuya quelques larmes.

– Tu ne peux pas perdre tout ton temps à l’accompagner. Et s’il oublie le chemin, s’il se perd ou si quelqu’un lui parle un peu rudement, son nom et son adresse pourraient glisser de sa mémoire, et il resterait égaré des jours et des jours…

L’idée d’une infirmerie d’asile pour le pauvre Stevie – ne serait-ce que le temps de l’enquête – lui brisait le cÅ“ur ; car elle avait sa fierté. Le regard de Winnie se fixait, plus attentif, plus réfléchi.

– Je ne pourrai vous l’amener toutes les semaines, – cria-t-elle. – Mais ne vous inquiétez pas, mère, je veillerai à ce qu’il ne reste pas longtemps perdu.

Soudain elles perçurent un choc particulier ; et elles virent à travers les vitres frémissantes deux piliers de briques. La cessation soudaine du vacarme et des cahots étourdit les deux femmes. Que se passait-il ? Elles demeuraient immobiles et effarées, dans le profond silence. Puis, la portière s’ouvrit, et la voix rauque du cocher annonça :

– Vous y êtes !

Une file de petites maisons à pignon, pourvues chacune d’une fenêtre unique au rez-de-chaussée, s’alignait devant une pelouse plantée d’arbustes et séparée par une grille du va-et-vient de la rue.

La mère de Mme Verloc descendit la première, à reculons, tenant une clef à la main. Winnie s’attarda sur le trottoir pour payer le cocher. Quant à Stevie, après avoir aidé au transport d’une foule de petits paquets dans la maisonnette devant laquelle la voiture stationnait, il vint s’appuyer contre un réverbère dépendant de l’asile.

Le cocher examina sa monnaie, minuscule dans sa grosse patte sale, et symbolisant les résultats insignifiants qui récompensent le courage et les efforts ambitieux d’une humanité dont l’existence est courte sur cette terre de malheur. Le salaire était décent : quatre pièces d’un shilling, qu’il contemplait en silence, comme si elles eussent été la donnée surprenante d’un douloureux problème. Le lent transfert de ce trésor dans sa poche exigea de laborieux tâtonnements de sa main unique vers les profondeurs du vêtement élimé qui recouvrait sa carcasse lassée et sans souplesse.

Stevie, ses épaules grêles légèrement relevées, les deux mains enfoncées dans les poches de son chaud pardessus, s’était arrêté au bord de l’ailée, la lèvre pendante, à regarder le cheval.

Le cocher, interrompant soudain ses mouvements maladroits, sembla se remémorer un souvenir vague :

– Tiens ! vous voilà, jeune homme ? – grogna-t-il. – Vous le reconnaîtrez, hein, la prochaine fois que vous le rencontrerez ?

Stevie semblait médusé par le cheval dont la croupe, par l’effet de l’émaciation, paraissait exagérément surélevée, et où la queue, raide et pelée, semblait avoir été plantée par manière de plaisanterie. À l’autre bout, un cou maigre et aplati, comme une planche, était attiré vers le sol par le poids d’une énorme tête osseuse. Les oreilles pendaient négligemment à des angles différents, et la macabre forme de ce muet habitant du globe semblait s’évaporer dans l’air humide et calme en ne laissant que l’échine et les côtes.

Le cocher toucha Stevie du bout du crochet qui terminait sa manche râpée et graisseuse.

– Dites donc, jeune homme ! ça vous irait-il de rester perché derrière ce cheval jusqu’à deux heures du matin ?

Stevie tourna ses prunelles vides vers les petits yeux perçants bordés de paupières rouges.

– Il ne boite pas, – poursuivit le cocher avec véhémence. – Il n’a pas sur le cuir une seule blessure. Et le voilà ! Ça vous irait-il de… ?

Avec sa voix éraillée et sourde, on eût dit qu’il confiait un secret terrible.

Le regard vague de Stevie se chargeait peu à peu de frayeur.

– Ah ! Vous pouvez le regarder ! Jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Le froid et la faim. À la recherche des clients, des pochards !…

Sa figure joviale, au teint de brique, était hérissée de poils décolorés ; et, comme le Silène de Virgile qui, la face barbouillée du jus de la grappe, tenait, aux innocents bergers de Sicile, des discours sur les dieux de l’Olympe, il entretenait Stevie de soucis domestiques et des affaires des hommes dont les souffrances sont innombrables et dont l’immortalité n’est en aucune manière assurée.

– Je suis cocher de nuit, moi ! – continua-t-il, avec une sorte de vantardise courroucée. – Il faut que je prenne la bête qu’ils veulent bien me donner au dépôt… Et à la maison, il y a une femme et huit enfants !…

Cette monstrueuse déclaration de paternité sembla rendre muet le monde entier ; un silence régna. Les flancs du vieux cheval – coursier d’apocalyptique misère – fumaient sous la lumière généreusement prodiguée par le réverbère de l’institution charitable.

Le cocher émit un grognement, après quoi il conclut, en un rauque et mystérieux murmure :

– Ã‡a n’est pas gai tous les jours, en ce monde !

La figure de Stevie fut tiraillée pendant un moment, et enfin ses sentiments s’exprimèrent sous leur forme concise, selon l’habitude :

– Mauvais ! mauvais !

Ses yeux restaient fixés sur les côtes de l’animal, avec une expression concentrée et farouche, comme s’il avait peur de regarder autour de lui pour y apercevoir les vices de ce monde ; sa fragile sveltesse, ses lèvres à peine rosées, son teint pâle lui donnaient l’air d’un enfant délicat, malgré le duvet blond qui dorait ses joues. Le cocher, large et trapu, le reluquait de ses petits yeux perçants qui semblaient cuire dans un liquide corrosif.

– C’est dur pour les chevaux, mais bigrement plus dur pour de pauvres diables comme moi, – marmonna-t-il.

– Pauvre ! pauvre ! – balbutia Stevie, enfonçant plus avant ses mains dans ses poches, en un mouvement de sympathie convulsive.

Il ne proféra rien de plus ; sa commisération pour tous maux et toutes peines, son besoin de rendre heureux le cheval, de rendre heureux le cocher, en arrivèrent à ce point qu’il éprouva le désir bizarre de les emmener coucher avec lui. Or, il le savait, cela était impossible, car Stevie n’était pas fou. Ce désir était une façon de symbole, et en même temps il était très précis, parce qu’il naissait de l’expérience, cette mère de la sagesse. Autrefois, pendant sa première enfance, quand le colérique cabaretier l’avait trop bousculé, il se sentait parfois envahir par la terreur et la tristesse, et alors, malheureux et misérable, l’âme tout endeuillée, il allait se blottir dans quelque coin obscur où sa sÅ“ur Winnie venait le prendre pour le coucher avec elle, comme en un paradis de paix et de consolation. Si le garçon était capable d’oublier de simples faits, comme son nom et son adresse, par exemple, il avait une mémoire fidèle des sensations. Reposer dans un lit de pitié, c’était le suprême remède ! Par malheur, il offrait le désavantage d’être d’une application difficile sur une grande échelle ! Et Stevie savait cela, car il était raisonnable.

Le cocher poursuivait lentement ses préparatifs de départ, comme si Stevie n’avait pas existé. Il fit mine de se hisser sur le siège, mais au dernier moment, pour quelque motif obscur, simplement peut-être par dégoût, il y renonça. S’approchant de l’inerte compagnon de ses labeurs, il se baissa pour saisir la bride et souleva la grosse tête lasse de la bête, jusqu’à la hauteur de son épaule, d’un seul effort de son bras droit, comme un tour de force.

– En route ! – fit-il, de sa voix rauque.

Le fiacre boiteux s’éloigna. Il y avait quelque chose d’austère dans ce départ ; le gravier de l’allée crissait sous les roues lentes ; les jambes maigres du cheval avançant, avec une ascétique résolution, vers l’obscurité qu’encadraient vaguement les toits pointus et les fenêtres faiblement éclairées des pavillons de l’asile. La plainte du gravier s’entendit tout au long de l’allée, et, entre les réverbères de la grille, le cortège reparut, éclairé un instant : le cocher épais et tassé cheminait à petits pas, soulevant du poing la tête du cheval décharné qui marchait avec une dignité raide et triste ; la voiture sombre et basse sur ses roues les suivait avec une sorte de déhanchement comique. Ils tournèrent à gauche. À cinquante mètres, en descendant la rue, il y avait une taverne.

Laissé à lui-même, près du bec de gaz, Stevie continuait à fixer droit devant lui son regard vide et malheureux. Enfouies au plus profond de ses poches, ses mains impuissantes se fermaient, et il serrait vainement ses poings irrités. En présence de tout ce qui affectait, directement ou non, son horreur morbide de la souffrance, Stevie finissait par devenir méchant. Une indignation magnanime gonflait sa frêle poitrine à la briser, et faisait loucher son candide regard. Suffisamment sage pour reconnaître son impuissance, il n’avait cependant pas la sagesse de contenir sa colère. La tendresse de sa charité comportait deux phases aussi intimement jointes que les deux faces d’une médaille. À l’angoisse de la compassion immodérée, succédait la douleur d’une rage innocente, mais inexorable. Ces deux états se manifestaient extérieurement par les mêmes indices de futile surexcitation ; et sa sÅ“ur Winnie calmait cette agitation sans en approfondir le caractère, car Madame Verloc n’était pas de ces gens qui gâchent les courts instants d’une vie éphémère à chercher les causes obscures des choses. C’est là une sorte d’économie qui a toutes les apparences et quelques-uns des avantages de la prudence. Il est sans doute bon pour certains de ne pas scruter trop avant dans les événements. Et une telle opinion s’accorde fort bien avec l’indolence naturelle.

Ce soir-là, lorsqu’elle eut constaté la surexcitation de Stevie, elle ne s’attarda pas à en rechercher la raison psychologique, et, se contentant de rassurer la vieille, qui du seuil de sa solitaire demeure commençait déjà à se lamenter, elle prit son frère sous le bras, et s’éloigna d’un pas ferme avec lui.

Guidée par un instinct que son dévouement fraternel avait cultivé en elle depuis l’enfance, elle avisa sans hésiter au meilleur moyen de le distraire de sa préoccupation : lui serrant le bras fortement, elle fit mine d’avoir besoin de son appui.

– Maintenant, Stevie, c’est à toi de veiller sur moi dans les carrefours et de me protéger comme un bon grand frère ! Ne manque pas d’arrêter l’omnibus et de monter le premier.

Cet appel eut sur Stevie un effet instantané. Très flatté, il releva la tête et bomba la poitrine.

– Ne t’inquiète pas, Winnie ! Il ne faut pas t’inquiéter ! L’omnibus, ça va tout seul ! – répondit-il en une sorte de bredouillement dans lequel il y avait la timidité de l’enfant et l’assurance de l’homme fait.

Sa sÅ“ur au bras, il avançait gaillardement et la lèvre inférieure pendante ; et à les voir ainsi côte à côte, sur le trottoir de la sordide et large rue, qui exposait sottement sous une folle profusion de lumière sa pénurie, ses laideurs et ses dénuements, n’importe quel passant eût été frappé de leur ressemblance.

Devant les portes de la taverne, baignée d’une excessive profusion de lumières, un fiacre était rangé contre le trottoir, sans personne sur le siège. Il semblait jeté dans le ruisseau à cause de son irrémédiable délabrement. Madame Verloc reconnut le véhicule. L’aspect en était si profondément lamentable, avec une telle perfection de misère grotesque et d’extravagance lugubre dans le détail, comme le char de la Mort même, que Winnie, inspirée par cette prompte commisération qu’éprouve la femme pour le cheval qui ne la traîne pas, s’écria distraitement :

– Pauvre bête !

Reculant brusquement, Stevie arrêta d’une saccade l’élan de sa sœur.

– Pauvre ! Pauvre ! – articula-t-il, compatissant. – Cocher pauvre aussi, il me l’a dit.

La contemplation de l’animal étique et abandonné l’accablait. Malgré les coudoiements des passants, il s’obstinait à rester là, s’efforçant d’exprimer ses sympathies nouvelles et connexes pour les misères humaines et chevalines.

– Pauvre bête ! Pauvres gens ! – se contentait-il de répéter, ce qui ne lui parut pas assez énergique sans doute, car il lança tout à coup en un bredouillement furieux :

– Abominable !

Stevie n’avait rien du phraseur et, pour cette raison sans doute, ses idées manquaient de clarté et de précision ; mais ses émotions étaient plus complètes et plus profondes. Cette dernière épithète contenait toute son indignation et toute son horreur à l’égard d’un genre de misère obligé de s’alimenter des angoisses de l’autre, – à l’égard du pauvre cocher, battant le pauvre cheval au nom, pour ainsi dire, des pauvres mioches qu’il avait chez lui. Et Stevie savait ce que c’est que d’être battu ! Il le savait par expérience. Que le monde est méchant, méchant, méchant !

Madame Verloc, à la fois sa sÅ“ur, sa gardienne, sa protectrice, ne pouvait prétendre à de telles profondeurs de vision. En outre, elle n’avait pas subi le charme de l’éloquence du cocher. Elle ne distinguait aucune allusion dans ce qualificatif : abominable.

– Allons, viens, Stevie ; tu n’y peux rien, – dit-elle placidement.

Le docile Stevie reprit sa route ; mais il avançait maintenant sans orgueil, à pas lourds, en marmonnant des fragments de mots, et même des mots qui auraient été entiers s’ils avaient été composés de moitiés se raccordant. Il essayait, semble-t-il, d’adapter à ses sentiments tous les mots qu’il se rappelait, afin de se suggérer quelque idée correspondante. Et, à vrai dire, il y parvint enfin. Il s’arrêta pour la formuler tout de suite.

– Méchant monde pour pauvre gens.

Aussitôt qu’il eut exprimé cette pensée, il s’aperçut qu’elle lui était déjà familière dans toutes ses conséquences, – ce qui renforça considérablement sa conviction, en augmentant non moins son indignation. Quelqu’un, sentait-il, devait en encourir le châtiment, un châtiment très sévère. N’étant pas un sceptique, mais une créature morale, il était, en quelque manière, à la merci de ses justes colères.

– Dégoûtant ! – ajouta-t-il, avec concision.

Madame Verloc comprit qu’il était grandement surexcité.

– Personne n’y peut rien, – assura-t-elle. – Allons, viens. Est-ce comme cela que tu prends soin de moi ?

Docilement, Stevie pressa le pas. Il s’enorgueillissait d’être un bon frère. Son sens moral, qui n’avait pas de lacunes, exigeait de lui cette vertu. Cependant, il fut chagriné de l’affirmation émise par sa sÅ“ur, qui était bonne. Personne n’y pouvait rien ! Il poursuivit son chemin, d’un air sombre, mais bientôt ses traits s’éclairèrent. Comme le reste de l’humanité, rendue perplexe par le mystère de l’univers, il avait ses moments de confiance consolante dans les puissances organisées de la société.

– La police, – proféra-t-il, d’un ton péremptoire.

– La police n’a rien à voir à cela, – observa Madame Verloc brièvement.

La figure de Stevie s’allongea. Il réfléchissait, et plus ses réflexions étaient intenses, plus il laissait pendre sa mâchoire inférieure. Ce fut avec cette expression de vide irrémédiable qu’il renonça à son effort mental.

– Rien à voir à cela ? Rien à voir à cela ? – grommelait-il, résigné mais surpris.

Il s’était formé une conception idéale de la police métropolitaine qu’il envisageait comme une sorte d’institution bénévole créée pour la suppression du mal. La notion de bienveillance s’associait très étroitement à celle qu’il se faisait du pouvoir des hommes en uniformes bleus. Il nourrissait une tendresse innocente et sincère pour les gardiens de la paix. La réflexion de sa sÅ“ur le peinait. Le soupçon de duplicité chez les détenteurs de la force publique l’irritait. Car Stevie était franc et aussi pur que le jour. Que signifiait alors cette supercherie ? À l’encontre de sa sÅ“ur, qui ne se fiait qu’aux valeurs apparentes, il prétendait aller au fond de la question. Il poursuivit son enquête par un défi courroucé :

– Ã€ quoi sert la police, alors ? Dis, Winnie, à quoi sert-elle ?

Winnie détestait la controverse. Mais comme elle redoutait que l’absence de sa mère ne provoquât chez Stevie un accès de dépression, elle ne se refusa pas à la discussion. Sans ironie, elle répondit sous une forme qui ne manquait peut-être pas d’à-propos chez la femme de M. Verloc, délégué du Comité Rouge Central, ami personnel de certains anarchistes, et partisan de la révolution sociale.

– Ne sais-tu pas à quoi elle sert, Stevie ? Elle est là pour que ceux qui n’ont rien ne prennent pas ce qui appartient à ceux qui possèdent quelque chose.

Elle évita d’employer le mot « voler Â» qui inquiétait son frère, car Stevie était délicatement honnête. On lui avait si solidement, à cause de sa bizarrerie, inculqué divers principes élémentaires, que le simple nom de certaines transgressions l’emplissait d’horreur. Les discours l’impressionnaient toujours beaucoup : il était à présent impressionné et alarmé, et son intelligence en alerte fonctionnait de son mieux.

– Comment ? – s’enquit-il aussitôt, d’un ton anxieux. – Pas même s’ils ont faim ?

Et le frère et la sœur s’arrêtèrent.

– Pas même dans ce cas-là, – répliqua Madame Verloc avec l’imperturbabilité que ne préoccupe guère le problème de la distribution de la richesse et qui explore la perspective de la rue pour découvrir l’omnibus qu’elle guette. – Certainement non. Mais à quoi bon parler de tout cela ? Tu n’as jamais faim, toi ?

Elle jeta un regard sur l’adolescent qu’elle avait au bras. Elle le vit aimable, avenant, affectueux, et seulement un peu, très peu singulier. Elle ne pouvait le voir autrement, car il se rattachait à ce qui mettait dans sa vie une saveur de passion faite de courage, de pitié, et même de sacrifice. Elle n’ajouta pas : « Et tant que je vivrai, tu n’auras jamais faim. Â» Mais après tout, elle aurait pu le dire en toute sincérité, puisqu’elle avait toujours agi dans ce but. M. Verloc était un excellent mari, et elle avait la ferme conviction que personne ne pouvait s’empêcher d’aimer ce gamin.

Tout à coup, elle s’écria :

– Vite, Stevie, fais arrêter cet omnibus vert !

Et Stevie, important et affairé, un bras passé sous celui de Winnie, agita l’autre bien haut par-dessus sa tête, à l’approche de la voiture ; son geste obtint un plein succès.

Une heure après, M. Verloc leva les yeux du journal qu’il lisait, ou du moins qu’il regardait, affalé derrière le comptoir, et avec le tintement de la sonnette, il vit entrer Winnie qui, précédant Stevie, traversa la boutique pour gagner le premier étage.

La vue de sa femme lui était agréable, par réflexe ; quant à son beau-frère, il ne l’aperçut même pas. Depuis quelque temps une rêverie morose isolait M. Verloc comme un rideau l’eût séparé de l’extérieur du monde. Il suivit sa femme d’un regard fixe, sans un mot, comme si elle avait été un fantôme. Dans les rapports domestiques, sa voix était voilée et tranquille, mais il ne la fit pas entendre ; on ne l’entendit pas davantage durant le souper, auquel il fut convié par Winnie avec le bref appel coutumier : « Adolphe ! Â» Il se mit à table, sans conviction, son éternel chapeau rejeté en arrière ; il le gardait sur sa tête non parce qu’il passait son temps au-dehors, mais l’habitude des cafés étrangers était seule responsable de cette manie qui donnait à la fidélité assidue de M. Verloc pour son propre foyer l’apparence de quelque chose d’instable et de transitoire.

Par deux fois, à l’instigation de la sonnette fêlée, il se leva en silence, disparut dans la boutique et revint s’asseoir sans desserrer les dents. Pendant ces absences, Madame Verloc eut l’impression aiguë du vide laissé à droite, et regretta sa mère, le regard perdu dans le vague ; tandis que Stevie, pour la même raison, ne cessait d’agiter les jambes, comme si le plancher lui brûlait les pieds.

Lorsque M. Verloc, le mutisme personnifié, revenait à table, la physionomie contemplative de Winnie subissait une légère modification, et Stevie arrêtait le va-et-vient de ses jambes, à cause du respect craintif que lui inspirait le mari de sa sÅ“ur. Il dirigeait sur lui des regards chargés d’une compassion déférente ; car il savait que M. Verloc était « contrarié Â».

Sa sÅ“ur l’avait averti, en omnibus, qu’il allait retrouver à la maison M. Verloc en proie à de graves soucis, et qu’il ne fallait pas l’ennuyer. Jusqu’au mariage de Winnie, les fureurs de son père et les exigences des locataires de l’hôtel avaient été la source principale des chagrins de Stevie. Le penchant immodéré de son beau-frère pour la contrariété vint ensuite troubler et effarer son pauvre cÅ“ur. De ces divers sentiments, tous aisément provoqués par des causes qui n’étaient pas toujours faciles à comprendre, le dernier possédait sur lui le plus grand pouvoir moral, parce que M. Verloc était bon. Sa mère et sa sÅ“ur s’étaient appliquées à établir ce principe sur des bases inébranlables. Elles l’avaient établi, érigé, consacré à l’insu de M. Verloc, pour des raisons qui n’avaient rien de commun avec la morale abstraite.

Il faut rendre à M. Verloc cette justice qu’il ne se doutait aucunement qu’il était bon pour Stevie, ni ne se piquait de l’être. Le titre n’en existait pas moins. Même Stevie n’attribuait qu’à lui seul cette qualification. Car des locataires de sa mère il n’avait gardé aucune idée nette, si ce n’est en ce qui concernait leurs caprices et leurs chaussures ; et quant au défunt cabaretier, la désolation qu’avaient éprouvée sa mère et sa sÅ“ur devant ses mesures disciplinaires leur ôta toujours le courage de le parer d’une auréole de bonté paternelle aux yeux de sa victime. La conviction leur eût trop manqué, et peut-être même le crédule Stevie se fût refusé à les croire.

Pour la bonté de M. Verloc, au contraire, aucun fait ne pouvait opposer d’obstacle à sa foi, et cette bonté mystérieuse rendait auguste la taciturnité du chef de la maison.

Stevie le plaignait de tout son cÅ“ur et respectait ses ennuis. Jamais il ne s’était senti en communion aussi étroite avec le mystère de la bonté de cet homme. C’était une souffrance incompréhensible. Lui aussi avait eu du chagrin, un gros chagrin ce soir… Et le souvenir du cocher et de la haridelle revenant soudain l’affecter, il se mit à piétiner sous la table ; car il manifestait d’ordinaire ses sentiments par l’agitation de ses membres.

– Tiens tes pieds tranquilles, mon petit, – ordonna Madame Verloc, impérative et tendre.

Puis se tournant vers son mari, elle lui demanda, avec ce ton d’indifférence qui décelait un tact instinctif :

– Est-ce que tu sors ce soir ?

L’idée seule parut déplaire à M. Verloc. Il secoua la tête avec humeur et resta les yeux baissés, contemplant pendant une bonne minute le morceau de fromage placé sur son assiette. Puis, il se leva et sortit en coup de vent.

Cette conduite était en désaccord avec sa manière d’être habituelle ; il partait sans le moindre désir de se montrer désagréable, mais uniquement sous l’empire d’un insurmontable besoin de se mouvoir. Rien ne l’attirait dehors : pas plus là que chez lui, il ne trouverait la solution du problème qui le harcelait.

Et cependant il sortit. Tout un cortège de lugubres pensées l’accompagna le long des ruelles pleines d’ombre ou des voies baignées de clarté. Elles ne le quittèrent point pendant ses visites à deux bars étincelants de lumière, et le reconduisirent jusqu’à son foyer menacé, où elles l’assaillirent de plus belle, comme une troupe de loups affamés, après qu’il se fut assis, éreinté, derrière le comptoir.

Ayant fermé la maison et éteint le gaz, il les emmena avec lui en montant l’escalier, effroyable escorte pour un homme qui va se coucher.

Winnie l’avait précédé de quelques instants ; ses formes généreuses vaguement indiquées sous les couvertures, la tête abandonnée sur l’oreiller, une main sous sa joue, elle offrit à la distraction de M. Verloc le spectacle de l’assoupissement prenant possession d’une âme sereine. Ses yeux étaient grands ouverts, se détachant fixes et noirs sur la blancheur du visage. Elle ne bougea pas.

Son âme était unie comme un miroir ; elle fuyait d’instinct tout tourment ou complication inutiles ; et cet instinct était sa force et sa sagesse dans la vie. Mais la morosité de M. Verloc lui pesait lourdement depuis bon nombre de jours et, à vrai dire, l’agaçait un peu.

Sans changer de position, elle observa, paisible :

– Tu vas attraper froid, à te promener comme ça, nu-pieds !

Cette recommandation, seyant à la sollicitude de l’épouse et à la prudence féminine, prit au dépourvu M. Verloc. Laissant en bas ses chaussures, il avait oublié de prendre des pantoufles, et s’était mis à tourner sans bruit dans la chambre comme un ours en cage. À la voix de sa femme, il s’arrêta et fixa sur elle un Å“il hagard de somnambule, si bien qu’au bout d’un moment, Madame Verloc s’agita légèrement sous la couverture. Mais sa tête brune ne bougea pas de l’oreiller neigeux où elle était enfouie, les yeux sombres et fixes, une main sous la joue.

Sous le regard absent de son mari, et se remémorant la chambre vide de l’autre côté du palier, elle eut une sensation aiguë de solitude. Jamais encore elle n’avait été séparée de sa mère ; toutes deux avaient jusqu’ici vécu de la même vie. Elle s’en rendit compte clairement, en se disant qu’à présent sa mère était partie… partie pour ne plus revenir. Madame Verloc n’eut pas d’illusions. Toutefois, Stevie restait. Elle formula tout haut ses réflexions.

– Mère a fait ce qu’elle a voulu. Je ne vois aucune raison qui ait pu la déterminer. Je suis sûre qu’elle n’a pas pu penser que tu avais assez d’elle. Ce n’est pas bien de sa part de nous quitter comme ça !

M. Verloc n’était ni docte, ni disert, mais les circonstances lui rappelèrent la comparaison bien connue de ces rats qui abandonnent un navire sur le point de sombrer, et elle s’imposa à lui si fortement qu’il fut bien près de l’exprimer. Il devenait aigri et soupçonneux. Se pouvait-il que la vieille femme ait eu un flair pareil ? Mais une telle supposition était évidemment déraisonnable. Et M. Verloc retint sa langue, ou du moins il se borna à murmurer :

– Peut-être a-t-elle aussi bien fait !

Après quoi il commença à se dévêtir.

Madame Verloc ne broncha pas ; ses yeux se perdirent dans un rêve, et son cÅ“ur, pendant une fraction de minute, parut s’immobiliser aussi. Elle n’était pas, ce soir-là, dans « son état normal Â», comme l’on dit, car il lui vint à l’esprit, avec quelque insistance, qu’une simple phrase peut contenir plusieurs interprétations pour la plupart désagréables. Comment sa mère aurait-elle « bien fait Â» de la quitter, et pourquoi ?

Mais elle ne se laissa pas aller à l’inanité de la spéculation stérile ; elle préféra s’en tenir à son principe habituel, qui était de ne jamais se forger de souci gratuitement. Pratique et fine à sa manière, elle abandonna l’image de sa mère pour y substituer celle de Stevie ; car chez elle l’unité d’intention avait la force et la sûreté d’un instinct.

– Ce que je ne sais pas, – reprit-elle, – c’est comment je vais m’y prendre pour consoler ce garçon pendant les premiers jours. Il va se désoler du matin au soir jusqu’à ce qu’il soit habitué à ne plus voir sa mère. Un si bon garçon ! Je ne pourrais me passer de lui.

M. Verloc continuait son déshabillage sans plus se soucier de ce qui se passait autour de lui que s’il se fût dévêtu dans la solitude d’un désert sans bornes. Et l’idée qu’à cette heure désolée M. Verloc se faisait de la terre, notre héritage commun, n’était guère plus hospitalière. Partout, d’ailleurs, au-dehors comme au-dedans, il régnait un calme si grand que le tic-tac solitaire de la pendule du palier semblait, en se glissant jusque dans la chambre, être le seul compagnon de sa misère.

Gagnant sa place dans le lit, il s’étendit muet derrière le dos de sa femme. Ses gros bras gisaient abandonnés sur la couverture, telles des armes brisées, tels des outils de rebut.

À un moment, sa détresse devint si poignante qu’il fut sur le point de tout avouer à Winnie. La regardant du coin de l’œil, il vit ses belles épaules drapées de blanc, sa nuque, ses cheveux tressés pour la nuit en trois nattes retenues à l’extrémité par des cordons noirs. Et il renonça à parler.

M. Verloc aimait sa femme à la façon dont on doit aimer son épouse, c’est-à-dire avec des sentiments de mari, avec le respect qu’on a pour ce qu’on possède de plus important. Cette tête, avec ses cheveux arrangés pour la nuit, ces belles épaules avaient un aspect familier et le caractère sacré de la paix domestique. Madame Verloc gardait une profonde immobilité, pareille à quelque statue ébauchée. Il se rappela ses yeux grands ouverts, explorant la chambre vide. Elle était pleine de mystère, du mystère dont sont faits les être vivants.

Le fameux agent secret, l’agent ∆ aux informations alarmistes de feu le baron Stott-Wartenheim, n’était pas homme à pénétrer de tels arcanes. Il s’intimidait facilement ; de plus, il était indolent, de cette indolence qui est si souvent le secret de la bonhomie. Ainsi l’amour, la timidité et l’indolence lui fermèrent la bouche. Il serait toujours temps…

Pendant quelques minutes il rumina ses souffrances dans le silence assoupi de la chambre. Puis il le rompit avec une résolution soudaine.

– Je pars demain pour le Continent, – déclara-t-il.

Winnie s’était-elle endormie ? Il n’aurait pu le dire. Elle avait entendu, cependant ; ses yeux n’étaient pas fermés ; mais toujours fidèle à la maxime de ne point s’agiter inutilement, elle ne marquait ni surprise, ni futile curiosité. D’ailleurs il n’y avait, dans ce voyage, rien que de très naturel. M. Verloc renouvelait son stock à Paris et à Bruxelles ; souvent il allait faire en personne ses achats, et une petite clientèle de choix créait à l’établissement de Brett Street un entourage des plus propices aux affaires de cet homme, qu’un accord tacite de tempérament et de nécessités avait désigné pour remplir toujours, même dans le commerce de détail, les fonctions d’agent secret.

Au bout d’un instant, il ajouta :

– Je serai absent huit jours ou peut-être une quinzaine. Tu prendras Madame Neale à la journée.

Madame Neale était la femme de ménage. Victime d’un mariage malheureux avec un menuisier débauché, elle était accablée d’une nombreuse marmaille. Avec ses bras rouges, sortant d’un tablier de rude toile à sac, qui l’enveloppait toute, elle exhalait de sa personne un relent de misère, mélange de rhum et d’eau de savon, dans le bruit de la brosse dure sur le plancher lavé à grande eau, et dans le vacarme des seaux de zinc.

Winnie, dissimulant son dessein secret de faire ressortir le mérite et l’utilité de son frère, répondit d’un ton d’indifférence parfaite :

– Ce n’est pas la peine d’avoir la femme de ménage toute la journée. Nous nous en tirerons tout seuls, Stevie et moi.

Elle laissa quinze tic-tac de la pendule s’écouler dans l’abîme de l’éternité, puis elle demanda :

– Puis-je éteindre la lumière ?

Et M. Verloc répondit avec un soupir :

– Ã‰teins !

CHAPITRE IX

Revenu du continent, après dix jours d’absence, M. Verloc ne semblait nullement s’être reposé l’esprit aux émerveillements d’un voyage à l’étranger, et on ne le vit pas s’abandonner aux joies du retour. C’est avec l’air plus sombre, plus contrarié et plus abattu que jamais qu’il fit son entrée dans la boutique au son de la clochette fêlée. Son sac à la main, le front soucieux, il se dirigea droit derrière le comptoir et se laissa tomber sur la chaise comme un homme qui aurait franchi à pied le chemin de Douvres jusqu’à Londres.

Il était de très bonne heure. Stevie, occupé à épousseter l’étalage, se retourna et contempla son beau-frère avec déférence.

– Tiens ! – fit M. Verloc, en désignant d’un léger coup de pied le sac qu’il avait déposé par terre.

Stevie se précipita dessus, s’en saisit, et l’emporta avec un empressement de triomphe. Il montra tant de promptitude que M. Verloc en fut visiblement surpris.

Au bruit de la sonnette, Madame Neale, en train de noircir à genoux la grille à charbon du petit parloir, risqua un Å“il par la porte entrouverte, puis, se relevant, elle courut dans la cuisine, avec son tablier et ses mains sales d’un perpétuel labeur, prévenir Madame Verloc que « le maître était revenu Â».

Winnie se présenta à la porte de l’arrière-boutique.

– Tu dois avoir besoin de déjeuner ? – dit-elle à distance.

M. Verloc remua faiblement la main, comme accablé par une inconcevable proposition. Mais une fois dans le salon, il ne repoussa pas la nourriture qu’on lui offrait. Il mangea comme au restaurant, son chapeau sur la tête, les coins de son gros paletot pendant en triangle de part et d’autre de sa chaise. Et par-dessus la table recouverte d’une toile cirée, Winnie lui parlait, d’une voix égale, un langage d’épouse, aussi convenablement adapté sans doute aux circonstances de ce retour que le langage de Pénélope au retour du vagabond Ulysse. Madame Verloc, elle, ne tissa aucune toile pendant l’absence de son mari ; par contre, elle avait procédé au nettoyage à fond de toutes les chambres du premier étage, vendu quelques articles et vu plusieurs fois Michaelis. À sa dernière visite, l’apôtre lui avait annoncé qu’il s’en allait habiter une villa à la campagne, quelque part sur la ligne de Londres-Chatham et Douvres. Karl Yundt aussi était venu une fois, soutenu par sa mégère de gouvernante. C’était un « vieux dégoûtant Â». Elle ne s’étendit guère sur la visite du compagnon Ossipon qu’elle avait reçu sèchement, retranchée derrière le comptoir, avec les traits rigides et les yeux détournés ; mais elle ne put s’empêcher de rougir un peu en prononçant le nom du robuste anarchiste. Et mêlant, dès qu’elle le put, son frère Stevie au rapport des événements domestiques, elle annonça qu’il avait été très triste.

– C’est toujours parce que mère nous a quittés comme ça !

M. Verloc ne s’écria pas : « Au diable Stevie ! Â», ne fit aucun geste d’impatience ; et Madame Verloc n’étant pas dans le secret de ses pensées ne fut pas à même d’apprécier la générosité de cette abstention.

– Je ne veux pas dire qu’il travaille moins bien que d’habitude, – reprit-elle. – Il s’est rendu très utile ; c’est comme s’il pensait qu’il n’en fera jamais assez pour nous.

M. Verloc lança un regard aussi somnolent qu’accidentel sur Stevie, qui se tenait à sa droite, pâle, délicat, avec sa lèvre décolorée et pendante. Il n’y avait nulle intention hostile dans ce regard, nulle sévérité ; et si un moment la pensée lui vint que l’aspect général de son beau-frère ne présentait pas le caractère d’utilité dont parlait Winnie, ce ne fut qu’une pensée informe et fugitive, dénuée de cette ténacité qui fait que parfois une pensée peut remuer le monde.

S’adossant à son siège, M. Verloc retira son chapeau ; il le tenait encore au bout de son bras étendu que Stevie fondait dessus et le portait respectueusement dans la cuisine.

M. Verloc eut un nouvel accès de surprise.

– Tu pourrais faire de lui tout ce que tu voudrais, Adolphe, – assura Madame Verloc, avec son calme inexorable. – Il se jetterait au feu pour toi. Il…

Elle s’arrêta, l’oreille tendue. Dès qu’elle avait vu entrer Stevie, Madame Neale, qui frottait le carrelage, s’était prise à geindre lamentablement, car elle avait constaté qu’il n’était jamais difficile de lui extorquer, en faveur de sa marmaille, le shilling que sa sÅ“ur lui offrait à l’occasion. À quatre pattes, au milieu des flaques, pareille à quelque amphibie domestique, vivant tour à tour dans l’eau sale et les escarbilles, Madame Neale proféra l’exorde habituel :

– C’est très bien pour vous d’être entretenu à ne rien faire, comme un monsieur…

Et elle continua avec l’éternelle complainte du pauvre, pathétique mensonge et misérable vérité, soulignée par le relent horrible du rhum et de l’eau de savon. Frottant dur et reniflant ferme, elle parlait avec volubilité, et elle était sincère. De chaque côté de son nez mince et rouge, ses yeux noyés et chassieux laissaient dégouliner les larmes.

Dans le petit salon, Madame Verloc disait à son mari :

– Voilà encore Madame Neale qui recommence ses jérémiades à propos de ses mioches, qui ne sont pas tous en bas âge, comme elle le raconte. Les aînés doivent être assez grands pour essayer de travailler. Ses pleurnicheries ne font que surexciter Stevie.

Le bruit d’un coup de poing asséné sur la table de la cuisine vint confirmer ce pronostic. Suivant la courbe normale de ses sentiments, Stevie, de la sympathie, avait passé à la fureur en s’apercevant qu’il ne possédait pas le shilling espéré. Et dans l’impossibilité de secourir sur-le-champ les « petits Â» de Madame Neale, il se sentait prêt à toutes les violences.

Madame Verloc, se levant, vint dans la cuisine mettre le holà à « ces extravagances Â» ; elle s’y prit avec une douceur non dénuée de fermeté, car elle savait pertinemment que Madame Neale s’empresserait d’aller verser le plus clair de son salaire au débit sordide de spiritueux qui formait le coin de la rue, – inévitable station dans la via dolorosa de sa vie. Winnie s’éloigna avec un commentaire muet qui révélait une profondeur inattendue chez une personne si peu encline à scruter les cÅ“urs et les consciences.

« Au fait, pensait-elle, elle a besoin de ça pour se remonter. Si j’étais à sa place, agirais-je autrement qu’elle ? Â»

L’après-midi du même jour, lorsque M. Verloc, sortant brusquement d’une longue série de sommes sur le sofa du petit salon, formula l’intention d’aller se promener, Winnie lui dit, de la boutique :

– Tu devrais bien emmener ce garçon, Adolphe.

Pour la troisième fois dans cette même journée, M. Verloc resta ébahi. Il arrondit un Å“il stupide, tandis que sa femme poursuivait tranquillement ses explications. À moins d’être occupé, Stevie errait tristement dans la maison et ce spectacle pénible, assurait-elle, avait le don de l’énerver ; aveu qui, de la part de la froide Winnie, pouvait passer pour exagéré. Mais en vérité Stevie manifestait une mélancolie d’animal domestique malheureux. Il allait s’asseoir par terre, dans l’ombre du palier, au pied de la grande pendule, les genoux ramenés et la tête dans ses mains. Avec sa figure pâle et ses grands yeux vitreux luisant dans l’ombre, il avait un aspect inquiétant ; la pensée même de le savoir là était insupportable.

M. Verloc revint vite de la surprise que lui causait la déconcertante nouveauté de cette proposition et se montra disposé à complaire à sa femme. Mais une grave objection lui vint à l’esprit :

– Il est capable de me perdre de vue, et de ne pas retrouver son chemin !

Madame Verloc secoua la tête d’un air entendu.

– Pas de danger ! tu ne le connais pas ; je te dis qu’il t’adore, ce garçon. En tout cas, si tu le perdais…

Elle hésita un instant, mais un instant seulement.

– â€¦ tu n’aurais qu’à continuer ton chemin jusqu’au bout, sans t’inquiéter. Il s’en tirera très bien ; je suis sûre qu’il reviendra ici sain et sauf et sans retard.

Cet optimisme provoqua chez M. Verloc sa quatrième surprise de la journée.

– Es-tu sûre ? – fit-il d’un air de doute.

Peut-être, après tout, son beau-frère n’était-il pas aussi idiot qu’il le paraissait. Winnie devait être fixée sur ce point. Et, détournant ses yeux lourds, il prononça de sa voix rauque :

– Eh bien, qu’il vienne, alors !

Puis il retomba sous les griffes du noir souci qui, dit-on, préfère galoper en croupe du cavalier, mais qui sait aussi s’attacher à la trace des gens qui ne sont pas assez riches pour avoir un cheval, – comme M. Verloc, par exemple.

Winnie, sur le seuil de la boutique, ne vit pas ce funeste compagnon des promenades de M. Verloc. Elle regardait s’éloigner les deux silhouettes dans la rue sordide, l’une, grande et corpulente, l’autre, petite et menue, avec un cou mince et des épaules fuyantes aux maigres saillies sous une paire d’oreilles énormes et diaphanes. L’étoffe de leurs pardessus était la même ; leurs chapeaux pareils, ronds et noirs. La similitude de costume stimula l’imagination de Madame Verloc.

– On les prendrait pour le père et le fils, – se dit-elle.

Elle eut aussi cette pensée que M. Verloc était vraiment un père pour le pauvre Stevie. Cela, c’était son Å“uvre à elle ! Et dans son orgueil tranquille, elle se félicita de la résolution qu’elle avait prise quelques années auparavant, résolution qui lui avait coûté un certain effort et même quelques larmes.

Elle se félicita bien davantage les jours suivants en remarquant que son mari paraissait prendre goût à la société de Stevie. À présent, quand il se préparait à sortir, il appelait à haute voix son beau-frère, comme on siffle le chien de la maison, à quelques nuances près, sans doute.

À la maison, elle surprenait souvent M. Verloc qui observait curieusement Stevie. L’attitude de son mari avait changé ; toujours taciturne, il était cependant moins distrait, et Winnie allait jusqu’à le trouver agité parfois ; à la rigueur, cela pouvait passer pour une amélioration.

Quant à Stevie, il n’allait plus rêvasser au pied de la pendule ; il bougonnait tout seul dans les coins, d’un ton de colère. Et quand Winnie lui demandait : « Que dis-tu, mon petit Â» ? il se bornait à ouvrir la bouche en clignotant de ses yeux bigles. À ses moments de loisir, quand il se croyait seul, on le voyait serrer les poings sans raison apparente, et menacer du regard les murs, tandis que la feuille de papier blanc et le crayon qu’on lui avait donnés pour tracer des cercles gisaient abandonnés sur la table de la cuisine. C’était un changement qui ne pouvait passer pour une amélioration.

Madame Verloc, englobant toutes ces fantaisies sous la dénomination générale de surexcitation, commença à craindre que Stevie n’entendît plus qu’il n’était bon pour lui des conversations de son mari avec ses amis. En effet, au cours de ses sorties, M. Verloc rencontrait diverses personnes avec lesquelles il s’entretenait. Comment en eût-il été autrement ? Les « promenades Â» étaient partie essentielle de ces occupations extérieures dont Winnie n’avait jamais cherché à approfondir la nature.

Madame Verloc sentit que la situation était délicate, mais elle l’envisagea avec cette impénétrable sérénité qui déconcertait les clients de la boutique, et obligeait les autres visiteurs à se tenir à distance. Oui, elle craignait qu’il ne fût question devant Stevie de choses qu’il n’était pas bon pour lui d’entendre, et elle s’en ouvrit à son mari. « Il n’ignorait pas, dit-elle, combien ce pauvre garçon était impressionnable. Il faudrait éviter de lui monter la tête inutilement… Â»

Cela se passait dans la boutique. M. Verloc ne répondit rien, quoique la réponse eût été facile. Il s’abstint même de faire remarquer à sa femme que l’idée de lui donner Stevie pour compagnon de promenade venait d’elle, d’elle seule. Aux yeux d’un observateur impartial, M. Verloc, dans cette circonstance, aurait pu sembler d’une magnanimité surhumaine.

Il prit sur un rayon une petite boîte en carton, examina sans mot dire le contenu, puis la plaça doucement sur le comptoir. Il ne rompit le silence que lorsque cette opération fut terminée, et ce fut pour déclarer que Stevie se trouverait probablement très bien d’un petit séjour à la campagne ; seulement, Winnie pourrait-elle se passer de lui ?

– Me passer de lui ! – répéta lentement Madame Verloc. – Je pourrais très bien me passer de lui, si c’était pour son bien ! En peux-tu douter ? Mais en quel endroit pourrait-on l’envoyer ?

M. Verloc atteignit du papier d’emballage et une pelote de ficelle, tout en expliquant entre ses dents que Michaelis habitait un petit pavillon à la campagne. Ça ne le dérangerait pas de donner une chambre à Stevie. Michaelis écrivait un livre. Il ne recevait personne ; donc, pas de conversations.

Madame Verloc exprima son affection pour Michaelis, manifesta son horreur de Karl Yundt, « ce vieux dégoûtant Â» ; d’Ossipon, elle ne dit rien. Quant à Stevie, il serait certainement enchanté de ce projet. M. Michaelis se montrait toujours si aimable avec le pauvre garçon ; il semblait éprouver pour lui une affection réelle. D’ailleurs, Stevie était un si brave enfant.

– Toi aussi, il me semble que tu t’es mis à l’aimer beaucoup depuis quelque temps, – ajouta-t-elle, de son accent d’inflexible assurance.

M. Verloc, empaquetant la petite boîte en carton pour la poste, rompit la ficelle d’une secousse mal calculée, et se gratifia tout bas, pour cette maladresse, de quelques gros mots. Puis, élevant la voix à son timbre ordinaire, il offrit de conduire lui-même Stevie auprès de Michaelis, entre les mains de qui il le remettrait sain et sauf.

Ce projet fut exécuté dès le lendemain, et Stevie s’y prêta de bonne grâce ; il paraissait même impatient de partir, quoique vaguement désorienté. À chaque instant, surtout quand sa sÅ“ur ne le regardait pas, il tournait sur l’épaisse figure de M. Verloc des yeux candides et interrogateurs. Il était tout ensemble fier, inquiet et concentré, comme un enfant à qui l’on confie pour la première fois une boîte d’allumettes avec la permission d’en frotter une.

Enchantée de la docilité de son frère, Madame Verloc lui recommanda de ne pas trop salir ses vêtements à la campagne. Sur quoi Stevie gratifia son ange gardien d’un regard qui, pour la première fois, manquait de cette totale confiance d’enfant qu’il exprimait d’habitude, – un regard de dignité offensée !

Madame Verloc sourit :

– Allons, c’est bien ! Ne te fâche pas. Tu sais que tu te salis chaque fois que l’occasion se présente, mon petit !

M. Verloc avait déjà fait quelques pas dans la rue.

Ainsi, par suite de l’héroïque abnégation de sa mère et de l’absence de son frère, Winnie se trouva plus souvent seule dans la boutique et dans son intérieur, car M. Verloc ne pouvait se dispenser de ses sorties. Elle fut seule plus longtemps que de coutume le jour de l’attentat de Greenwich Park, parce que M. Verloc, parti le matin de très bonne heure, ne rentra qu’à la nuit. La solitude n’effrayait pas Madame Verloc ; elle n’était pas tentée de sortir, il faisait trop mauvais dehors et elle était mieux à la boutique que par les rues.

Occupée derrière le comptoir à quelque travail de couture, elle ne leva pas les yeux de son ouvrage quand le tintement hargneux de la sonnette annonça le retour de son mari ; elle avait reconnu son pas sur le trottoir. Elle ne leva pas les yeux, mais se contenta de dire, quand il gagna en silence la porte de l’arrière-boutique, le chapeau enfoncé sur son front :

– Quel vilain temps ! Tu es peut-être allé voir Stevie ?

– Non, je n’y suis pas allé, – marmonna-t-il d’une voix rauque.

Et il claqua la porte vitrée derrière lui, avec une énergie inattendue.

Un instant, Winnie resta immobile, son ouvrage tombé sur ses genoux ; puis elle le rangea sous le comptoir et se leva pour allumer le gaz. Cela fait, elle passa dans l’arrière-boutique, pour gagner sa cuisine : M. Verloc ne tarderait pas à demander son thé.

Confiante dans le pouvoir de ses charmes, Madame Verloc n’exigeait de son mari ni une politesse cérémonieuse de langage ni une gracieuse courtoisie de manières dans les rapports quotidiens de leur existence conjugale. Ce sont là formes inutiles et surannées qui n’ont sans doute jamais été observées exactement, que l’on rejette de nos jours dans des milieux plus raffinés et que l’on ignore généralement dans la classe à laquelle appartenait Winnie. Il ne lui fût jamais venu en tête de se formaliser des façons de M. Verloc. Il était un excellent mari et elle avait un respect loyal de ses droits. Elle eût sans doute traversé le petit salon pour vaquer à ses soins domestiques dans la cuisine, avec la parfaite tranquillité d’une femme sûre du pouvoir de ses charmes, si un léger et rapide claquement n’était parvenu à ses oreilles. Ce bruit bizarre et incompréhensible arrêta l’attention de Madame Verloc ; puis comme la nature de ce claquement se précisait dans son esprit, elle s’arrêta, surprise et inquiète. Frottant une allumette, elle ouvrit l’un des deux becs situés au-dessus de la table, et l’alluma. Le bec étant défectueux, la flamme siffla tout d’abord, comme étonnée, puis se mit à ronronner comme un chat.

M. Verloc, contre son habitude, avait retiré son pardessus, qui gisait sur le canapé, et son chapeau apparaissait, retourné à l’envers, sous le meuble. Il avait traîné une chaise devant la cheminée, et les pieds au-dedans du garde-feu, la tête entre les mains, il était penché au-dessus de la grille ; ses dents claquaient avec violence, agitant son vaste dos d’un tremblement involontaire. Winnie demeura stupéfaite.

– Tu t’es laissé prendre par la pluie ?

– Je je… crois que oui… – parvint à balbutier M. Verloc tout frissonnant.

Avec un grand effort, il arrêta le claquement de ses dents.

– Bon ! je vais t’avoir malade sur les bras, – dit Madame Verloc, sincèrement ennuyée.

– Je ne crois pas, – répondit Verloc nasillant et reniflant.

À coup sûr, il avait réussi à attraper un rhume abominable entre sept heures du matin et cinq heures de l’après-midi. Madame Verloc contemplait son dos bombé.

– Où as-tu été aujourd’hui ? – s’enquit-elle.

– Nulle par ! – fit-il d’une voix étranglée.

Son attitude suggérait l’idée de « contrariétés Â» plus graves ou d’un violent mal de tête.

Le silence qui accueillit sa réponse en ayant accusé péniblement l’insuffisance et le manque de sincérité, M. Verloc renifla par manière d’excuse, et ajouta :

– Je suis allé à la banque.

Madame Verloc devint soudain attentive.

– Ã€ la banque ! Pour quoi faire ? – demanda-t-elle pacifiquement.

M. Verloc, le nez sur la grille, grogna, à contrecÅ“ur :

– Retirer l’argent !

– Que veux-tu dire ? Tout l’argent !

– Oui, tout l’argent !

Posément, Winnie se mit en devoir d’étendre la nappe ; elle prit dans le tiroir de la table des couteaux et des fourchettes. Puis, tout à coup, interrompant ses méthodiques préparatifs :

– Pourquoi as-tu fait cela ?

– On peut en avoir besoin bientôt ! – exhala vaguement M. Verloc, qui parvenait au but de ses indiscrétions calculées.

– Je ne comprends pas – articula sa femme, d’un ton parfaitement placide, mais immobile et raide entre la table et le buffet.

– Tu sais que tu peux t’en rapporter à moi, – fit M. Verloc de sa voix enrouée, sans bouger.

Madame Verloc se retourna lentement.

– Oh ! oui, certes, – dit-elle sans hésiter.

Et elle se remit à son travail, plaça sur la nappe deux assiettes, le pain et le beurre, allant et venant de la table au buffet, tranquille, dans la paix et le silence du foyer. Au moment de sortir les confitures, elle pensa : « Il doit avoir faim, après être resté dehors toute la journée. Â» Et revenant une fois de plus au buffet, elle en tira le bÅ“uf froid qu’elle posa sous le bec de gaz ronronnant. Puis elle descendit les deux marches de la cuisine. Et ce n’est qu’en revenant, avec le couvert à découper, qu’elle acheva, placide :

– Si je n’avais pas eu confiance en toi, je ne t’aurais pas épousé.

Disparaissant sous le manteau de la cheminée, la tête enfouie dans ses mains, M. Verloc avait l’air de dormir.

Quand elle eut préparé le thé, Winnie fit entendre doucement l’appel familier :

– Adolphe !

À ce signal, M. Verloc se leva comme mû par un ressort, mais sans faire un pas en avant. Sa femme examinait le fil du couteau à découper ; elle le plaça au bord du plat et montra à son mari le reste de rôti. Le menton sur la poitrine, il resta insensible à cette invitation.

– Il faut nourrir ton rhume ! – prononça dogmatiquement Winnie.

Il regarda et secoua la tête. Il avait l’œil injecté, la face congestionnée ; ses doigts avaient ravagé l’harmonie de sa chevelure, lui donnant tout ensemble l’aspect ignominieux et l’expression de malaise, d’irritation et d’amertume qui suit la basse débauche. Mais ces apparences devaient être trompeuses, car M. Verloc était un homme rangé et d’habitudes hautement respectables.

Il but trois tasses de thé, s’abstenant de tout aliment solide, s’en détournant même avec horreur quand sa femme insista.

– N’as-tu pas les pieds mouillés ? – s’enquit-elle enfin. – Tu aurais bien dû mettre tes pantoufles. Vas-tu encore sortir ce soir ?

Par signes et par grognements moroses, M. Verloc fit comprendre qu’il n’avait pas les pieds mouillés, et que, du reste, cela lui serait bien égal. Il dédaigna de répondre à la proposition des pantoufles ; mais la question de sortie fut l’objet d’un développement inattendu. Ce n’était pas tant à sortir qu’il songeait : ses pensées embrassaient un projet bien plus vaste. Par bribes et par monosyllabes, il devint évident que M. Verloc envisageait les avantages de l’émigration, sans qu’il ressortît clairement s’il songeait à la France ou à la Californie.

L’exposé, même vague, de cette éventualité était si parfaitement imprévu, extravagant et inconcevable, qu’il ne produisit d’abord aucun effet.

– Quelle est cette plaisanterie ? – demanda Winnie, aussi calme que si son mari l’eût tout à coup menacée de la fin du monde.

M. Verloc se déclara malade et fatigué de tout, et en outre…

Winnie l’interrompit :

– Tu as un mauvais rhume !

De fait, M. Verloc était visiblement dans un état anormal, physiquement et même moralement. Une sombre irrésolution le contraignit encore au silence. Puis il murmura quelques généralités de mauvais présage sur le thème « nécessité Â».

– Comment serais-tu forcé de partir ? – questionna Winnie, s’enfonçant tranquillement sur sa chaise, les bras croisés, en face de lui. – Je voudrais bien savoir qui pourrait t’y obliger. Tu n’es pas un esclave. Personne n’est esclave dans ce pays-ci…

Elle se tut un instant, puis elle reprit, persistante et placide :

– Les affaires ne sont pas si mauvaises. Tu as un intérieur confortable…

Son regard faisait le tour de la pièce, allant du buffet, dans l’angle, au bon feu de la grille. Chaudement retranché derrière la boutique aux douteuses denrées, avec ses carreaux troubles, ses louches visiteurs, sa porte entrebâillée sur la rue étroite et obscure, n’était-ce point, pour les convenances domestiques et le confort familial, un intérieur respectable ?

Il manquait, il est vrai, au bonheur de Winnie, la présence de son frère qui goûtait les douceurs de la villégiature par les chemins du comté de Kent, sous la garde de M. Michaelis. Stevie lui manquait de poignante façon, de toute la vivacité de son abnégation passionnée. Tout cela, la maison, le buffet, la cheminée et sa grille, c’était aussi le foyer du pauvre enfant. À cette pensée, Madame Verloc se leva, et, gagnant l’autre extrémité de la table, laissa déborder son cÅ“ur :

– Et puis, tu n’es pas fatigué de moi ? – murmura-t-elle.

M. Verloc ne proféra pas une syllabe. Winnie, derrière lui, se pencha sur son épaule et appuya ses lèvres longuement sur le front de son mari. Pas un souffle ne venait du monde extérieur : le bruit des pas sur le trottoir de la rue s’étouffait dans l’ombre discrète de la boutique ; seul, le bec de gaz au-dessus de la table continuait son ronron égal dans la paix de la petite salle.

Tant que s’éternisa ce baiser imprévu, M. Verloc, cramponné des deux mains aux rebords de sa chaise, garda une immobilité hiératique. Quand cessa le contact, il lâcha son siège, se leva et alla se planter devant la cheminée ; mais il ne tournait plus le dos à la pièce. Les traits bouffis, l’air d’un malade qui vient de s’administrer un stupéfiant, il suivait des yeux les mouvements de sa femme.

Madame Verloc, ayant ceint un tablier, commençait à desservir la table. De sa voix calme, elle discutait en termes raisonnables l’idée de départ, qui ne soutenait pas l’examen ; elle en démontrait l’absurdité, à tous les points de vue. Mais, au fond, elle s’inquiétait uniquement du bien-être de Stevie. Dans son esprit, elle le voyait, sous ce rapport, suffisamment « bizarre Â» pour qu’on ne le dépaysât pas inconsidérément. Et c’était tout. Argumentant autour de ce point capital, elle arriva à s’exprimer avec une réelle véhémence. Entre-temps, avec des mouvements brusques, elle nouait un autre tablier autour de sa taille pour laver les tasses. Puis, comme excitée par le son de sa propre voix, qu’aucune contradiction n’interrompait, elle alla jusqu’à menacer, d’un ton presque acerbe :

– Si tu pars, tu t’en iras sans moi !

– Tu sais bien que je ne ferais pas cela, – riposta M. Verloc.

Et la voix neutre dont il usait dans l’intimité vibra d’une énigmatique émotion.

Déjà Winnie regrettait ses paroles. Elle y avait mis plus de dureté qu’elle n’aurait voulu, et elles offraient ce manque de pondération qui est le propre des assertions vaines. Vraiment, elle n’avait pas eu l’intention de les prononcer ; c’était une de ces phrases qu’inspire le démon du mal. Mais elle connaissait le moyen d’en pallier l’effet fâcheux.

Elle tourna la tête et lança à l’homme lourdement figé devant la cheminée une Å“illade mi-espiègle, mi-cruelle, dont l’innocente Winnie de la place Belgravia eût jadis été incapable, à cause de sa réserve et de son ignorance. Mais l’homme était son mari maintenant, et elle n’était plus ignorante. Elle soutint son regard pendant un bon moment, et sa figure restait placide comme un masque, tandis qu’elle disait, enjouée :

– Tu ne pourrais pas. Je te manquerais trop.

M. Verloc fit un pas en avant.

– Tout juste ! – dit-il d’une voix plus basse.

Et étendant les bras, il alla vers elle.

Quelque chose de sauvage et d’indécis dans son visage trouble pouvait faire douter de ses intentions : voulait-il étrangler sa femme, ou l’embrasser ? Mais l’attention de Madame Verloc fut détournée par le bruit de la sonnette.

– La boutique, Adolphe ! Vas-y !

Il resta sur place, et ses bras retombèrent lentement.

– Vas-y, – répéta Madame Verloc. – Tu vois bien que j’ai mon tablier.

Avec les mouvements raides, le visage hébété d’un automate dont le visage aurait été peint en rouge, M. Verloc obéit. Et cette ressemblance allait si loin qu’il avait cet air absurde d’un automate qui aurait conscience du mécanisme qui l’animait.

Il referma la porte sur lui, et activement Winnie emportait le plateau dans la cuisine, commençait à laver les tasses et d’autres objets ; puis elle interrompit son travail pour écouter. Aucun bruit ne lui parvint. Le client restait bien longtemps : un client, assurément, car si c’eût été un ami, M. Verloc l’aurait introduit dans le salon. Déliant d’une secousse les cordons de son tablier, elle le lança sur une chaise, prête à aller voir ce qui se passait.

À ce moment précis, M. Verloc parut.

Parti très rouge, il revenait de la boutique avec une étrange figure décomposée. Perdant sa mine de stupeur hébétée, il avait, en ce court espace de temps, pris un air d’effarement et de consternation. Il marcha droit vers le canapé et contempla, comme s’il avait peur d’y toucher, le pardessus qu’il y avait jeté.

– Que se passe-t-il ? – s’enquit Madame Verloc à voix basse.

Par la porte restée entrebâillée, elle put voir que le client était toujours là.

– Il se trouve qu’il va falloir que je sorte ce soir, – dit M. Verloc, sans se décider à prendre son pardessus.

Calme et résolue, Winnie quitta le salon, et en ayant refermé la porte, passa derrière le comptoir. Dès qu’elle fut confortablement installée sur la chaise, elle examina délibérément le visiteur. Il était grand et maigre, et ses moustaches étaient relevées en pointe ; il les tortilla même sous ses yeux. Sa longue figure osseuse émergeait d’un veston dont il avait relevé le col. Il était un peu mouillé, un peu crotté, noir de cheveux, avec des pommettes saillantes et des tempes légèrement creusées. Tout à fait un étranger ; pas un client, certainement. Madame Verloc l’observa placidement.

– Vous venez du Continent ? – dit-elle au bout d’un moment.

Le long et maigre étranger, sans la regarder précisément, ne répondit que par un sourire bizarre, à peine esquissé.

Les yeux tranquilles de Madame Verloc le dévisageaient posément.

– Comprenez-vous l’anglais ?

– Oh ! oui ! je comprends l’anglais.

Il n’y avait rien d’étranger dans son accent, sinon que l’articulation était lente. Et Madame Verloc, par expérience, en était arrivée à conclure que certains étrangers parlent mieux l’anglais que les Anglais eux-mêmes.

Elle reprit, en regardant la porte de l’arrière-boutique :

– Vous avez peut-être l’intention de vous fixer en Angleterre ?

L’étranger eut de nouveau un sourire muet. Il avait l’air bon, son regard était franc, et il hochait la tête un peu tristement, semblait-il.

– Mon mari s’occupera de vous. En attendant, pour quelques jours, vous ne sauriez mieux faire que de prendre logement chez Giugliani, Hôtel Continental ; c’est une pension particulière très tranquille. Mon mari vous y conduira.

– Bonne idée ! – fit le maigre et noir inconnu dont le regard s’était durci tout à coup.

– Vous connaissiez déjà M. Verloc ? Vous l’avez rencontré en France, peut-être ?

– J’ai entendu parler de lui, – avoua le visiteur avec une lenteur et un laconisme intentionnels.

Il se fit un silence, au bout duquel il reprit avec une diction moins apprêtée :

– Votre mari n’est pas allé m’attendre dans la rue, par hasard ?

– Dans la rue ! – répéta Madame Verloc, surprise. – C’est impossible, il n’y a pas d’autre porte à la maison.

Un moment, elle resta impassible ; puis elle quitta son siège pour aller regarder par la porte vitrée. Soudain, elle l’ouvrit et disparut dans le petit salon.

M. Verloc n’avait fait rien de plus qu’endosser son pardessus, après quoi il était resté accoudé sur la table comme s’il se sentait étourdi et souffrant.

– Adolphe ! – appela Winnie à mi-voix.

Il se redressa.

– Connais-tu cet homme ? – demanda-t-elle rapidement.

– J’en ai entendu parler, – murmura péniblement M. Verloc, décochant un coup d’œil farouche vers la porte.

Les beaux yeux indifférents de Madame Verloc eurent un éclair d’horreur.

– Un ami de Karl Yundt, ce vieux dégoûtant !

– Non, non ! – protesta M. Verloc, très occupé à chercher son chapeau.

Quand il l’eut rattrapé sous le canapé, il le retourna dans ses mains, comme s’il n’avait su quel usage en faire.

– Eh bien, il t’attend, – avertit enfin Madame Verloc. – Dis-moi, Adolphe, ce n’est pas un de ces individus de l’ambassade avec lesquels tu as eu des ennuis dernièrement ?

– J’ai eu des ennuis avec les gens de l’ambassade ? – répéta M. Verloc, tressaillant de surprise et de frayeur. – Qui est-ce qui t’a parlé des gens de l’ambassade ?

– Toi-même !

– Moi ? Moi ? Je t’ai parlé de l’ambassade ?

M. Verloc semblait arrivé aux dernières limites de l’effarement. Sa femme expliqua :

– Tu as beaucoup parlé tout haut en dormant, ces dernières nuits, Adolphe.

– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Que sais-tu ?

– Presque rien. Juste assez pour me laisser deviner que quelque chose te contrariait.

M. Verloc enfonça son chapeau sur sa tête. Un flux de colère empourpra sa face.

– Les gens de l’ambassade ! Je voudrais leur arracher le cÅ“ur à tous, l’un après l’autre ! Mais qu’ils prennent garde ! J’ai une langue pour m’en servir !

Il allait frémissant, de la table au canapé, pareil à une bête en cage, et les pans de son pardessus déboutonné balayaient les angles des meubles. Le flux de colère décrut peu à peu, ramenant la pâleur sur son visage aux narines frissonnantes. Madame Verloc, en femme pratique, mit cette agitation sur le compte du rhume.

– Bon ! – dit-elle, – débarrasse-toi de l’homme, quel qu’il soit, sitôt que tu pourras, et reviens vite me retrouver à la maison. Il va falloir te soigner sérieusement pendant un jour ou deux.

M. Verloc se calma, et déjà, une sorte de résolution désespérée se peignait sur ses traits livides ; il avait ouvert la porte, quand sa femme le rappela à mi-voix :

– Adolphe ! Adolphe !

Il se retourna, tressaillant.

– Tu m’as parlé d’argent que tu aurais retiré de la banque. L’as-tu sur toi ? Tu ferais sagement de me le remettre avant de sortir…

M. Verloc examina stupidement la main que lui tendait sa femme, puis soudain, se frappant le front :

– L’argent ! Oui, oui ! Je ne savais plus…

Il tira de sa poche un petit portefeuille tout neuf, en peau de porc. Madame Verloc le prit sans rien dire et resta là jusqu’à ce que la sonnette retentissant au passage des deux hommes eût fini de tinter. Seulement alors elle ouvrit le portefeuille et en tira les billets pour en faire le compte. Son examen fini, elle jeta les yeux autour d’elle, d’un air de méfiance. La maison était bien solitaire. Cet abri de sa vie conjugale lui parut aussi mal défendu que s’il se fût trouvé au milieu d’une forêt. Les cachettes auxquelles elle pensait, parmi les meubles lourds et solides, lui semblaient futiles et particulièrement tentantes pour un cambrioleur selon l’idée qu’elle s’en faisait. Le tiroir-caisse ? C’est le premier endroit où l’on irait fouiller.

Défaisant en hâte une ou deux agrafes, elle glissa le portefeuille dans son corsage ; et comme elle achevait de mettre en lieu sûr le capital de son mari, elle entendit, non sans un certain soulagement, résonner la sonnette. Prenant aussitôt l’expression muette et l’œil impénétrable qu’elle réservait au client de passage, elle vint se placer derrière le comptoir.

Un homme se tenait au milieu de la boutique, qu’il inspectait d’un regard circulaire, froid et vif ; en un moment, il eut parcouru les murs, examiné le plafond et remarqué le plancher. Les pointes d’une longue moustache blonde retombaient le long des joues de l’inconnu ; il avait le sourire d’un ami de longue date, bien que de relations vagues, et Madame Verloc, se rappelant effectivement l’avoir déjà vu, adoucit la rigueur de son « regard pour clients de hasard Â», lui communiqua un air simplement indifférent, et, par-dessus le comptoir, fixa les yeux sur l’homme. Celui-ci, de son côté, s’approcha, avec un air amical, sans excès cependant.

– Votre mari est là, Madame Verloc ? – demanda-t-il d’un ton dégagé.

– Non ! Il est sorti.

– J’en suis fâché. J’étais venu lui demander un petit renseignement à titre confidentiel.

Il disait l’exacte vérité. L’inspecteur principal Heat était d’abord revenu tout droit chez lui, où il avait été sur le point de chausser ses pantoufles, puisque aussi bien, se disait-il, on l’évinçait dans cette affaire. Il se laissa aller à quelques appréciations dédaigneuses et même courroucées, et finit par trouver ce passe-temps si déplaisant qu’il résolut de s’en aller chercher un soulagement dehors.

Rien ne l’empêchait de rendre une visite accidentelle à M. Verloc. Donc, partant se promener, uniquement pour sa convenance personnelle, il devait faire usage du moyen de locomotion coutumier au simple citoyen. Mais l’inspecteur Heat avait un tel respect pour le caractère privé de sa visite, qu’il prit des précautions spéciales afin d’éviter tous les agents de police de Brett Street. Ces précautions étaient bien plus nécessaires de la part d’un personnage comme lui que pour un obscur commissaire-adjoint. Le simple particulier Heat, pour pénétrer dans la rue, manÅ“uvra d’une façon que, chez un membre de la classe criminelle, on n’eût pas manqué de flétrir comme louche et suspecte.

Le fragment de drap qu’il avait relevé à Greenwich était dans sa poche ; non pas qu’il ait eu l’intention de s’en servir dans un but personnel : au contraire ! Il voulait entendre ce que Verloc serait disposé à dire de son propre gré, pas autre chose ; espérant obstinément que ses paroles seraient de nature à incriminer Michaelis, – espoir consciencieusement professionnel, somme toute, et qui n’était pas sans valeur morale, car l’inspecteur Heat servait la justice.

Aussi fut-il désappointé de ne pas le trouver chez lui.

– Je l’attendrais bien un peu, si j’étais sûr qu’il ne fût pas long à revenir, – dit-il.

Madame Verloc ne daigna fournir d’assurance d’aucun genre.

– Le renseignement dont j’ai besoin est d’ordre tout à fait privé, – répéta-t-il. – Rien d’officiel, vous m’entendez ?… Peut-être pourriez-vous me donner une idée de l’endroit où il se trouve ?

Winnie secoua la tête.

– J’ignore où il est allé.

Elle se retourna sous le prétexte d’arranger quelques objets sur les rayons disposés derrière le comptoir. L’inspecteur la considéra quelque temps pensif.

– Vous savez, j’imagine, qui je suis ? – demanda-t-il.

Madame Verloc le regarda par-dessus l’épaule. L’inspecteur fut étonné de son sang-froid.

– Voyons ! vous savez parfaitement que je suis de la police, – reprit-il avec brusquerie.

– Je ne vais pas me casser la tête à propos de cela, – déclara-t-elle.

– Je m’appelle Heat, l’inspecteur principal Heat, du service des affaires spéciales !

Madame Verloc, ayant achevé de ranger symétriquement ses boîtes en carton, se retourna sans se presser, fit de nouveau face au fonctionnaire, et, les bras ballants, arrêta sur lui un œil totalement dénué d’expression. Le silence régna pendant quelques secondes.

– Ainsi, votre mari est parti seul, il y a un quart d’heure environ ? Et il n’a pas dit quand il rentrerait.

– Il n’est pas sorti seul, – rectifia-t-elle, négligemment.

– Un ami ?

Madame Verloc porta la main à ses cheveux ; ils étaient parfaitement en ordre.

– Non. Un étranger, je crois.

– Quelle sorte d’homme était-ce ? Verriez-vous quelque inconvénient à me le décrire ?

Madame Verloc n’y vit pas d’inconvénient. Et quand elle parla d’un homme grand, brun, maigre, avec une longue figure et une moustache en crocs, l’inspecteur donna des signes d’agitation.

– Le diable m’emporte ! Je m’en doutais ! Il n’a pas perdu de temps ! – grommela-t-il.

Il désapprouvait formellement la peu officielle démarche de son chef direct. Mais, n’ayant pas l’esprit chimérique, il perdit aussitôt tout désir d’attendre le retour de M. Verloc. Ce qu’ils étaient allés faire ensemble, il n’en savait rien ; seulement, il se pouvait qu’ils revinssent ensemble également. L’enquête n’est pas conduite dans les règles, pensa-t-il avec amertume ; ceci devient de l’intrigue.

– J’ai bien peur de n’avoir pas le temps d’attendre votre mari, – remarqua-t-il tout haut.

Winnie accueillit ces paroles d’une oreille distraite. Ce détachement offusqua l’inspecteur Heat, l’incita à une action plus directe. Il resta en suspens, secoué par ses passions, comme le plus ordinaire des citoyens.

– Il me semble, – risqua-t-il, regardant Winnie dans le blanc des yeux, – que vous pourriez, si vous vouliez, me donner une idée assez exacte de ce qui arrive.

Obligeant ses beaux yeux inertes à rencontrer le regard de l’inspecteur, elle demanda :

– De ce qui arrive ? Qu’est-ce qui arrive ?

– Mais l’affaire dont je voulais m’entretenir avec votre mari !

Ce jour-là, comme d’habitude, Madame Verloc avait jeté un coup d’œil distrait sur le journal ; mais elle n’avait pas mis le pied dehors, et jamais les crieurs de journaux ne passaient dans Brett Street, qui n’offrait guère de débouchés à leur industrie. L’écho de leurs vociférations qui faisait retentir les voies populeuses expirait au loin sans atteindre le seuil de la boutique. M. Verloc était entré sans son journal du soir, ou du moins, elle ne l’avait pas vu. Elle ignorait donc la grande affaire du jour, comme toutes les autres, et c’est ce qu’elle affirma avec une pointe d’étonnement sincère dans la voix.

L’inspecteur ne crut pas un instant à une telle ignorance. Brutalement, sèchement, il narra le fait tel qu’il était.

Madame Verloc détourna les yeux.

– C’est de la folie ! de la folie toute pure ! – déclara-t-elle, posément. Puis au bout d’un instant, elle ajouta : – À quoi bon cela ? Nous ne sommes pourtant pas des esclaves, ici !

L’inspecteur l’observait avec attention ; mais aucun commentaire ne vint.

– Et votre mari ne vous en a rien dit en rentrant ?

Madame Verloc se contenta de faire, de la tête, un simple signe de dénégation.

Un silence déconcertant régnait dans la boutique. L’inspecteur sentait sa patience à bout.

– Il y avait un détail particulier sur lequel je désirais consulter votre mari, – reprit-il d’un ton détaché. Il nous est tombé sous la main un… un… ce que nous croyons être… un pardessus volé !

Avec l’esprit spécialement éveillé, ce soir-là, sur le propos des voleurs, Madame Verloc porta légèrement la main à son corsage.

– Nous n’avons pas perdu de pardessus, – assura-t-elle calmement.

– C’est bizarre ! – remarqua le simple citoyen Heat. Et promenant autour de lui son Å“il rond : – Je vois que vous avez là un stock d’encre à marquer…

Il prit une petite fiole qu’il éleva à la hauteur du bec de gaz.

– Rouge pourpre… n’est-ce pas ? Comme je l’ai dit, c’est étrange ! Car le pardessus portait un petit carré cousu à l’intérieur, avec votre adresse inscrite à l’encre à marquer, tout juste de cette couleur.

Madame Verloc se pencha sur le comptoir avec une exclamation étouffée :

– Alors, c’est celui de mon frère !

– Où est-il, votre frère ? Puis-je le voir ? – demanda vivement l’inspecteur.

Madame Verloc se pencha davantage au-dessus du comptoir.

– Non, il n’est pas là ! C’est moi-même qui ai écrit l’adresse.

– Où est votre frère en ce moment ?

– Il est parti chez… un ami… à la campagne.

– Le pardessus vient précisément de la campagne ! Et comment se nomme cet ami ?

– Michaelis, – avoua Madame Verloc en un murmure apeuré.

L’inspecteur fit entendre un petit sifflement ; ses yeux papillotaient.

– Justement ! Justement ! Et votre frère, comment est-il ?… Un gaillard vigoureux, plutôt brun ?

– Oh ! non, – s’écria Madame Verloc avec ferveur. – Celui-là doit être le voleur ! Stevie est mince et blond !…

– C’est parfait ! – approuva l’inspecteur ; et tandis que Madame Verloc, partagée entre l’angoisse et l’ahurissement, le regardait comme fascinée, le policier poursuivit méthodiquement son enquête. Il voulut savoir pourquoi l’adresse avait été ainsi cousue à l’intérieur du pardessus, et il apprit que les restes déchiquetés qu’il avait examinés avec une extrême répugnance, le matin même, étaient ceux d’un jeune homme, nerveux, distrait, bizarre, et que la femme qui lui parlait avait eu l’enfant à sa charge depuis sa tendre enfance.

– Il est facilement excitable ? – insinua Heat.

– Oui, très facilement. Mais comment se fait-il qu’il ait perdu son pardessus ?

L’inspecteur sortit de sa poche un journal du soir, acheté tout à l’heure, car il s’intéressait à la race chevaline. Sa profession l’obligeant à une attitude de doute et de soupçon vis-à-vis de ses concitoyens, il contentait l’instinct de crédulité implanté dans chacun des humains, en accordant une confiance illimitée aux prophètes qui, dans cet organe sur papier rose, pronostiquaient les résultats des courses ; puis, posant l’édition spéciale sur le comptoir, il fouilla derechef, ramena le morceau d’étoffe, découvert le matin même parmi le lugubre amas qui semblait provenir d’un abattoir et d’une tanière de chiffonnier, et le présenta à Madame Verloc.

– Je suppose que vous reconnaissez cela ?

Elle le retourna machinalement dans ses mains ; ses yeux semblaient s’agrandir à mesure qu’elle regardait.

– Oui ! – dit-elle, dans un souffle.

Puis elle releva la tête et eut un petit mouvement de recul.

– Pourquoi est-ce déchiré comme ça ?

L’inspecteur, par-dessus le comptoir, lui retira le lambeau des mains. Madame Verloc se laissa tomber sur la chaise.

– L’identification est parfaite, – songea Heat.

Et à cet instant il eut la révélation de la saisissante réalité : Verloc était l’autre individu.

– Madame Verloc, – reprit-il, tout haut, – j’ai idée que vous devez en savoir plus long que vous ne l’imaginez sur cette histoire de bombe.

Winnie restait immobile, plongée dans une stupéfaction sans bornes. Quel rapport y avait-il ?… Une telle rigidité s’empara d’elle qu’elle fut incapable de tourner la tête au bruit que fit la sonnette. Heat, lui, pivota sur ses talons.

M. Verloc avait refermé la porte, et pendant un moment les deux hommes se dévisagèrent. Sans regarder sa femme, M. Verloc s’approcha de l’inspecteur qui semblait soulagé de le voir revenir seul.

– Vous ici ! – murmura-t-il péniblement. – Qui cherchez-vous ?

– Personne ! – répondit l’inspecteur d’une voix grave. – Je voudrais seulement causer avec vous deux minutes.

Toujours blême, Verloc semblait plus résolu. Il évitait cependant de tourner les yeux vers sa femme.

– Entrez ici, en ce cas, – dit-il.

Et il précéda le policier dans le petit salon.

À peine la porte en était-elle fermée que Winnie, sautant à bas de la haute chaise, se précipitait comme pour la rouvrir ; mais se ravisant soudain, elle tomba à genoux, colla son oreille à la serrure.

Les deux hommes avaient dû s’arrêter aussitôt entrés, car, bien qu’elle ne pût voir l’index de l’inspecteur-principal appuyé contre la poitrine de son mari, elle distingua nettement sa voix :

– C’est vous « l’autre Â», – disait-il. – On a vu deux individus entrer dans le parc.

Et la voix de Verloc répliqua :

– Eh bien, arrêtez-moi ! Qu’est-ce qui vous en empêche ? Vous en avez le droit !

– Oh non ! Je sais trop bien à qui vous venez de faire des confidences. C’est lui qui se charge en personne d’arranger cette petite affaire. Mais ne vous y trompez pas, c’est moi qui ai mis le doigt dessus.

Les voix devinrent confuses ; ils parlaient tout bas. Puis l’inspecteur dut produire le fragment du pardessus portant l’adresse de Brett Street ; car la sÅ“ur et protectrice de Stevie entendit soudain la voix de Verloc qui s’élevait irritée :

– Si je ne m’étais jamais douté qu’elle pût me jouer un tour pareil !…

Les murmures reprirent de nouveau et leur mystère ajoutait une impression de cauchemar à l’horreur des soupçons qui allaient grandissant dans l’esprit de Winnie.

Soudain, la voix de l’inspecteur résonna distinctement :

– Vous devez avoir eu un accès de folie !

Et l’autre, avec une sorte de fureur contenue :

– J’ai été fou pendant un mois ou deux : mais je ne le suis plus à présent. C’est passé. Tout cela sortira de ma tête ; tant pis pour les conséquences !

Le silence retomba, puis le simple citoyen Heat demanda tout bas :

– Qu’est-ce qui sortira ?

– Tout ! – éclata M. Verloc qui reprit ses explications à voix basse. – Vous me connaissez depuis plusieurs années, – reprit-il bientôt avec véhémence. – Je vous ai même été de quelque utilité. Vous savez que j’étais un homme droit. Oui, droit !…

Cet appel à leurs anciennes relations ne fut point agréable à l’inspecteur qui crut devoir émettre un avertissement :

– Ne vous fiez pas trop à ce qu’on vous a promis. Si j’étais vous, je disparaîtrais ; je ne pense pas que nous nous mettions à votre poursuite.

M. Verloc accueillit ce conseil avec un rire amer.

– Oui, oui, j’entends. Vous comptez que les autres vous débarrasseront de moi, n’est-ce pas ? Mais je ne ferai pas leur jeu ! ni le vôtre ! Trop longtemps, j’ai été droit avec ces gens-là ! À présent, tout sortira au grand jour.

– Que tout sorte, alors ! – acquiesça la voix indifférente de l’inspecteur. – Mais dites-moi donc comment vous êtes parvenu à vous tirer de là sans égratignure.

Et Madame Verloc entendit son mari raconter la scène :

– Je me dirigeais vers Chesterfield Walk, lorsque j’entendis l’explosion. Alors, je me mis à courir. Il faisait du brouillard. Je ne vis personne jusqu’après l’extrémité de George Street. Je ne crois pas avoir rencontré quelqu’un avant cet endroit…

– Surprenant ! – s’émerveilla l’inspecteur. – L’explosion vous a déconcerté, hein ?

– Oui, elle arrivait trop tôt !

Winnie appuya davantage son oreille sur le trou de la serrure et resta là… les lèvres bleuies, les mains glacées, les joues pâles, et les yeux semblables à deux trous noirs lançant des flammes.

De l’autre côté de la porte, les deux hommes parlaient très bas. De temps en temps, elle saisissait des bribes de phrases. Celle-ci, entre autres, émise par l’inspecteur :

– Nous croyons qu’il a buté sur une racine…

Le murmure rauque reprit avec volubilité, et finalement Heat, comme s’il répondait à quelque interrogation, expliqua avec force :

– Je vous en réponds ! Réduit en miettes ! Des branches, des cailloux, des chiffons, des os, des éclats, tout cela mélangé. Il a fallu aller chercher une pelle pour rassembler les débris épars…

Winnie se releva tout à coup, et se bouchant les oreilles, se réfugia, chancelante, derrière le comptoir, alla s’échouer sur sa chaise. Ses yeux égarés ayant rencontré le journal de l’inspecteur, elle le prit, le déchira en voulant le déplier, et finalement le lança à terre.

Dans l’arrière-boutique, l’inspecteur principal Heat disait à M. Verloc, l’agent secret :

– Ainsi, pour toute défense, vous ferez une confession complète ?

– Oui ! Je conterai toute l’histoire !

– On ne vous croira pas autant que vous vous y attendez !

L’inspecteur demeurait pensif. La tournure que prenait l’affaire menaçait de révéler trop de choses… de gâcher une quantité d’informations qui, entre les mains d’un homme capable, étaient infiniment précieuses pour les individus et pour la société. Intervention fâcheuse, tout à fait fâcheuse qui laisserait Michaelis indemne ; l’industrie à laquelle le Professeur se livrait en chambre serait étalée au grand jour ; tout le service de surveillance serait désorganisé ; la presse ne manquerait pas de clabauder sottement, et, de ce point de vue, comme par une résolution soudaine, les journaux lui apparurent invariablement rédigés par des crétins pour la lecture des imbéciles. Mentalement, il approuva les paroles que M. Verloc prononça en réponse à sa dernière remarque :

– Peut-être que non. Mais ce que je dirai bouleversera un tas de choses. J’ai toujours été un homme droit, et je le serai encore en cette…

– Si on vous le permet, – interrompit cyniquement l’inspecteur. – On vous fera la leçon, soyez-en certain, avant de vous exhiber devant le tribunal. Et en fin de compte, vous pourrez bien entendre un verdict qui vous surprendra. À votre place, je ne me fierais pas trop au personnage qui vous a chapitré.

M. Verloc écoutait le sourcil froncé.

– Le conseil que je vous donne c’est de filer tandis qu’il est encore temps. Je n’ai pas d’instructions. Il y en a parmi eux – et l’inspecteur donnait un accent particulier au mot « eux Â» – qui vous croient déjà sorti de ce monde.

– Vraiment ! – ne put s’empêcher de dire Verloc.

Bien que, depuis son retour de Greenwich, il eût passé presque tout son temps dans la salle d’un obscur petit café, il était loin de s’attendre à une aussi favorable nouvelle.

– C’est l’impression que l’on a, – affirma l’inspecteur, avec un geste de la tête. – Délogez, déguerpissez.

– Où aller ? – grogna Verloc.

Et jetant les yeux sur la porte fermée qui le séparait de la boutique, il jeta d’une voix agitée par l’émotion :

– Je ne désire qu’une chose, c’est que vous m’emmeniez tout de suite. Je ne ferais pas de résistance.

– C’est assez probable, – fit l’inspecteur, sardonique, en suivant la direction de son regard.

Une moiteur désagréable trempa le front de l’agent secret. Il baissa la voix et parla d’un ton confidentiel, comme s’il eût voulu se disculper devant l’inspecteur-chef impassible.

– Le gamin était faible d’esprit, irresponsable. Le tribunal aurait vu cela immédiatement… Bon à être enfermé… Et c’est le pire qui eût pu lui arriver.

L’inspecteur, la main sur le bouton de la porte, murmura à l’oreille de M. Verloc :

– Il se peut qu’il fût faible d’esprit, mais il a fallu que vous ayez, vous, un accès de folie. Qu’est-ce qui vous a fait perdre la tête comme cela ?

M. Verloc, évoquant l’image de M. Vladimir, n’hésita pas dans le choix de ses mots.

– Un pourceau hyperboréen ! – siffla-t-il, furibond. – Comme qui dirait un gentleman !

L’inspecteur, sans baisser les yeux, fit signe qu’il comprenait. Il ouvrit la porte. Madame Verloc l’entendit peut-être partir, – l’agressive sonnette le salua de son furieux carillon, – mais elle ne le vit pas. Elle trônait rigide, à son poste, sur la chaise, deux chiffons de papier froissé à ses pieds, la paume de ses mains pressée convulsivement contre ses joues, et les bouts des doigts contractés sur le front, comme si la peau avait été un masque qu’elle s’apprêtait à arracher violemment. Mieux que les cris, mieux que les pleurs ou les gémissements, sa parfaite immobilité exprimait le tumulte intérieur de la rage et du désespoir.

Regagnant la porte de son pas cadencé, l’inspecteur Heat n’accorda à Madame Verloc qu’un regard rapide. Quand la sonnette fêlée eut fini de danser sa sarabande au bout du ressort d’acier qui la suspendait, rien ne bougea autour de Madame Verloc, comme si son attitude avait eu le pouvoir de communiquer un charme contagieux ; les papillons de gaz, eux aussi, brûlaient sans aucune vacillation à l’extrémité des barres en T qui les supportaient. Dans la boutique aux denrées douteuses, agencée de rayons de bois blanc passé au brou de noix, qui semblait absorber l’éclat de la lumière, seul le cercle d’or de l’anneau de mariage de Madame Verloc jetait l’étincellement trop vif d’une pièce dérobée à la gloire de quelque joyau et jetée dans la boîte à ordures.

CHAPITRE X

Entraîné par le trot rapide d’un cab dans la direction de Westminster, le commissaire-adjoint arriva bientôt au centre même de l’Empire sur lequel jamais le soleil ne se couche. De robustes agents de police, qui surveillaient avec placidité cet auguste berceau de tous les parlements, le saluèrent au passage.

Ayant franchi diverses portes et couloirs, il arriva jusqu’à une antichambre où le jeune secrétaire écervelé et révolutionnaire l’attendait.

L’élégant jeune homme dissimula l’étonnement qu’il éprouvait à voir si tôt paraître le commissaire-adjoint, dont il avait l’ordre de surveiller l’arrivée vers minuit. Il en conclut que les choses allaient mal. Avec une sympathie spontanée, qui chez les jeunes gens au cÅ“ur généreux va souvent de pair avec un tempérament enjoué, il s’attrista pour le haut personnage qu’il appelait « le Patron Â», et aussi pour le commissaire-adjoint, dont les traits lui parurent plus sinistrement figés que jamais, et extraordinairement allongés.

– Quel drôle de type il fait, avec son air étranger ! – se dit le secrétaire, tout en lui souriant de loin avec une amicale vivacité.

Aussitôt qu’ils furent face à face, le jeune homme se mit à débiter des phrases avec la louable intention d’ensevelir sous une avalanche de mots l’ennui d’un échec. Il annonça que le grand assaut qu’on devait mener contre le ministre avait l’air de se transformer en fiasco. Un obscur satellite de « cette brute de Cheeseman Â» haranguait les quelques députés en séance en les accablant sous des statistiques truquées sans vergogne. Il était temps, vraiment, que ce bavard en finisse. Mais peut-être ne faisait-il durer ses boniments que pour permettre à ce goinfre de Cheeseman de dîner à loisir. Malgré tout, il n’y avait pas moyen de persuader au Patron de rentrer.

– Il va vous recevoir immédiatement, j’espère. Il est seul, dans une petite salle, à réfléchir sur les poissons de la mer, – ajouta allègrement le jeune homme. – Venez par ici.

Malgré la bonté de son cÅ“ur, le secrétaire privé (privé d’émoluments surtout), était accessible aux défaillances communes à l’humanité. Il ne voulait certes pas tracasser le commissaire en qui il voyait un homme qui a piteusement échoué dans son entreprise ; mais sa curiosité était trop forte pour être contenue par un sentiment de simple commisération. Tout en précédant le fonctionnaire, il ne put s’empêcher de lancer d’un ton guilleret, par-dessus son épaule :

– Et votre fretin ?

– Il est pris, – répondit le commissaire-adjoint, avec une concision qui n’excluait pas tout désir de conversation.

– Bon ! Vous n’avez pas idée comme ces hauts personnages détestent les menus désappointements.

Après cette observation profonde, le sagace secrétaire parut réfléchir. Du moins, garda-t-il le silence pendant quelques secondes. Puis il reprit :

– J’en suis heureux ! Mais… vraiment… est-ce aussi dénué d’importance que vous le dites ?

– Savez-vous ce qu’on fait avec du fretin ? – demanda à son tour le commissaire-adjoint.

– On l’enferme quelquefois dans une boîte à sardines, – plaisanta le secrétaire, dont la compétence en matière de pêche et de poissons était récente et immense, en comparaison avec son ignorance des autres branches de l’industrie. – Sur les côtes d’Espagne, il y a des usines de conserves, où on fait des sardines…

Le commissaire s’empressa d’interrompre l’apprenti homme d’État.

– Oui, oui. Mais on sacrifie parfois du fretin pour attraper une baleine.

– Une baleine ? Bigre ! – s’écria le jeune homme, interloqué. – Vous péchez la baleine, alors ?

– Pas exactement. La bête que je cherche à prendre ressemble plutôt à un squale… Vous ne savez peut-être pas à quoi ressemble un squale ?

– Oh ! si. Nous sommes plongés jusqu’au cou dans des ouvrages spéciaux, toute une bibliothèque, avec des planches coloriées… C’est un animal nuisible, à l’aspect féroce, absolument exécrable, avec une sorte de masque lisse et des moustaches.

– La description est exacte, – complimenta le Commissaire. – Seulement, le mien a rasé ses moustaches. Vous le connaissez. C’est un animal fort spirituel.

– Je le connais ? – protesta le secrétaire incrédule. – Je ne puis m’imaginer où j’aurais pu le rencontrer.

– Aux « Explorateurs Â», sans doute – précisa calmement le Commissaire.

Au nom de ce club où le choix des membres était si exclusif, le jeune homme s’arrêta court, complètement ahuri.

– Vous plaisantez ! Que voulez-vous dire ? Un membre du club ? – fit-il, d’un ton anxieux.

– Un membre honoraire, – répondit le commissaire, entre ses dents.

– Pas possible !

Le secrétaire avait un air si effaré, que le commissaire-adjoint eut un sourire fugitif.

– Ceci est strictement entre nous, – spécifia-t-il.

– Voilà bien la plus abominable chose que j’ai entendue de ma vie, – déclara le jeune homme, accablé comme si l’étonnement l’avait sur l’instant frustré de toute sa vivacité.

Le commissaire lui lança un coup d’œil froid. Pendant le reste du parcours, le secrétaire observa un silence solennel et scandalisé, comme s’il tenait rancune à son interlocuteur d’avoir révélé un fait aussi désagréable et aussi troublant, – fait qui révolutionnait son idée de la sévère sélection du Club des Explorateurs et de sa pureté aristocratique. Le secrétaire n’était révolutionnaire qu’en politique. Il désirait conserver intacts ses sentiments personnels et ses préjugés sociaux, pendant les années qui lui étaient départies sur cette terre, qu’après tout il estimait un endroit agréable pour y vivre.

Il s’effaça :

– Entrez sans frapper, – dit-il.

Des écrans de soie verte masquaient toutes les lampes, répandant autour d’elles une atmosphère de sous-bois. Les yeux hautains du grand homme étaient le côté délicat de son physique, – faiblesse soigneusement enveloppée de mystère, – aussi ne négligeait-il aucune occasion de les reposer consciencieusement.

En entrant, le commissaire ne vit d’abord qu’une main blanche et potelée supportant une grosse tête et dissimulant la partie supérieure de la face pâle et bouffie. Un casier de maroquin était ouvert sur la table, voisinant avec quelques feuilles de papier rectangulaires, une poignée éparpillée de plumes d’oie, autour d’une statuette de bronze drapée d’une toge et mystérieusement attentive dans son immobilité imprécise.

Le grand personnage ne daigna manifester ni surprise, ni impatience, ni sentiment d’aucune sorte. Il protégeait ses yeux menacés et cette posture lui donnait l’aspect de la profonde méditation. Mais le ton de ses paroles démentait cette attitude.

– Hé bien ! Qu’avez-vous découvert ? Seriez-vous tombé sur quelque fait imprévu dès le premier pas ?

– Non. Aucun fait imprévu. Ce que j’ai découvert surtout c’est un état psychologique…

– Soyez clair, je vous prie !

– Oui, sir Ethelred ! Vous n’ignorez pas que la plupart des criminels sont, tôt ou tard, pris d’un besoin irrésistible de confession, un besoin de s’ouvrir à quelqu’un, n’importe qui. Chez ce Verloc, que Heat tenait tant à garantir, je me suis trouvé en présence d’un homme dans cet état particulier. Il s’est, pour ainsi dire, jeté à ma tête. Il m’a suffi de lui révéler ma qualité et d’ajouter : « Je sais que vous êtes le fauteur de cette affaire. Â» Il eût pu lui paraître miraculeux que nous soyons déjà au courant, mais il passa par là-dessus ; l’étrangeté de la chose ne l’arrêta pas un instant. À ma première question : « Qui vous a poussé à cela ? Â» il répondit avec une fureur vindicative qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité. Pour la seconde : « Quel est l’homme qui a pu consentir à se dévouer ainsi ?… Â» je réussis à démêler que celui qui lança la bombe était son beau-frère, presque un gamin, faible d’esprit… C’est une affaire assez curieuse, peut-être trop longue à relater à présent.

– Et qu’avez-vous appris en dehors de ces détails ?

– J’ai appris d’abord que le condamné gracié Michaelis n’a rien à voir là-dedans, quoique, à la vérité, le gamin ait demeuré chez lui, pendant les derniers quinze jours, jusqu’à ce matin, à huit heures. Il est plus que probable que Michaelis ne sait encore rien en ce moment.

– En êtes-vous certain ?

– Tout à fait certain, sir Ethelred. Ce Verloc est venu de bonne heure chercher le garçon sous prétexte de faire avec lui une promenade. Comme ce n’était pas la première fois que le fait se produisait, Michaelis n’a pu en concevoir le moindre soupçon. Quant au reste, sir Ethelred, l’indignation de ce Verloc n’a rien laissé d’obscur, absolument rien. Il a perdu la tête à la suite d’une menace, qu’il nous serait difficile de prendre au sérieux, mais qui produisit évidemment sur lui une profonde impression.

Le commissaire donna à grands traits au ministre, toujours immobile et les yeux toujours abrités derrière l’écran de sa main, un résumé de l’opinion qu’avait M. Verloc des procédés et du caractère de M. Vladimir. Le grand personnage se borna à dire :

– Tout ceci me paraît fantastique !

– N’est-ce pas ? On pourrait voir là une sorte de plaisanterie féroce. Mais notre homme l’a prise au sérieux, semble-t-il. Il s’est vu à la veille de perdre son gagne-pain. J’imagine qu’il s’affola, qu’il s’indigna. J’ai l’impression très nette qu’il se figura que ces gens de l’ambassade étaient parfaitement capables non seulement de le congédier, mais de le dénoncer, de le brûler d’une manière ou de l’autre…

– Combien de temps êtes-vous resté en colloque avec lui ? – interrompit sir Ethelred derrière sa main potelée.

– Quelque quarante minutes, dans une sorte d’hôtel borgne où j’avais retenu à tout hasard une chambre pour la nuit, il me parut sous l’empire de la réaction qui suit le forfait. Il serait toutefois injuste de le prendre pour un criminel endurci ; il est visible qu’il n’avait pas prévu la mort de son jeune beau-frère ; cette issue fatale, je l’ai bien senti, l’a vivement ému ; peut-être l’aimait-il, ce garçon. Qui sait ? Il peut très bien avoir compté que le gamin s’en tirerait indemne, auquel cas il eût été presque impossible d’inculper qui que ce soit. Du moins, ne risquait-il consciemment d’autre désagrément que d’être arrêté.

Le commissaire suspendit le cours de ses conjectures pour réfléchir un moment.

– Pourtant, en ce cas, comment eût-il pu espérer tenir secrète sa participation dans l’affaire ? Voilà ce que je ne sais pas, – reprit-il, ignorant l’affection du pauvre Stevie pour M. Verloc, pour le bon M. Verloc, le mutisme dans lequel l’innocent était capable de s’obstiner, et qui, à propos de l’affaire de jadis, lorsqu’il avait allumé des pétards dans l’escalier de son patron, résista à tous les moyens d’investigation, – prières, cajoleries, menaces, – qu’employa sa sÅ“ur pour découvrir les motifs de cet acte. Car Stevie était loyal. – Je n’en sais vraiment rien. Il est possible qu’il n’y ait pas pensé du tout. Si extravagante que l’image paraisse, sir Ethelred, il est dans l’état d’esprit d’un homme qui, s’étant suicidé dans le but de mettre un terme à tous ses tourments, s’aperçoit qu’il n’a en aucune manière atteint ce résultat.

Le commissaire formula cette comparaison avec une certaine timidité. Mais le langage le plus fantaisiste comporte une sorte de lucidité. Un mouvement saccadé du grand corps à demi perdu dans l’ombre des écrans de soie verte, de l’énorme tête appuyée sur la large main, accompagna un son intermittent, étouffé, mais puissant. Le grand personnage avait ri.

– Qu’avez-vous fait de cet individu ?

Le commissaire ne fit pas attendre sa réponse.

– Comme il paraissait fort désireux de retourner auprès de sa femme, je l’ai laissé libre, sir Ethelred.

– Vous l’avez laissé libre ? Mais il va se sauver !

– Pardon ! Ce n’est pas mon avis. Où irait-il ? En outre, n’oublions pas qu’il lui faut se préoccuper du danger qu’il encourt du fait de ses acolytes. En ce moment, il n’a pas l’énergie morale nécessaire pour prendre une détermination. Permettez-moi aussi de vous faire remarquer que si je l’avais retenu, c’eût été nous engager dans une voie au sujet de laquelle je désirais auparavant connaître vos intentions précises.

Le grand personnage se leva lourdement, forme imposante et vague dans la lumière verdâtre de la salle.

– Je m’entretiendrai ce soir même avec l’attorney général, et demain matin je vous ferai mander. Avez-vous autre chose à me dire à présent ?

– Je ne crois pas, – répondit le commissaire, qui s’était levé aussi, mince et souple. – À moins d’entrer dans les détails, ce qui…

– Non, pas de détails, je vous prie.

La masse énorme et vague parut se reculer, comme mue par une répugnance physique pour le détail, puis elle se porta en avant, pesamment, offrant une large main.

– Et vous dites que cet homme est marié ?

– Oui, sir Ethelred, – répondit le fonctionnaire en serrant respectueusement la main tendue. – Une épouse légitime ; une existence conjugale régulière ! Il me raconta qu’à la suite de son entretien avec M. Vladimir, il aurait volontiers tout envoyé promener, vendu sa boutique et quitté le pays, n’eût été sa conviction que sa femme ne voudrait même pas entendre parler de s’en aller au loin. C’est une preuve caractéristique de l’authenticité de ses liens, – poursuivit le commissaire d’un air entendu, car lui aussi avait une femme qui refusait de s’expatrier. – Oui, une épouse authentique ! Et la victime était bien réellement son beau-frère. Jusqu’à un certain point, nous nous trouvons en présence d’une tragédie domestique.

Le commissaire sourit à cette réflexion ; mais les pensées du grand personnage semblaient envolées bien loin ; elles étaient revenues sans doute aux problèmes pressants de la politique intérieure de son pays, champ de bataille où s’exerçait sa vaillance ancestrale de Croisé, contre l’Infidèle Cheeseman.

Le commissaire sortit inaperçu, oublié déjà.

C’était comme un point de départ providentiel. Il avait à cÅ“ur de commencer sans perdre de temps. Il reprit lentement à pied le chemin de son domicile, méditant en route son entreprise, et examinant, avec une répugnance mêlée de satisfaction, la psychologie de M. Verloc. Arrivé chez lui, et trouvant le salon sans lumière, il monta au premier étage ; se partageant entre la chambre à coucher et le cabinet de toilette, il changea de vêtements, allant et venant avec l’air d’un somnambule préoccupé. Mais il chassa tout souci, avant de partir rejoindre sa femme chez la grande dame qui protégeait Michaelis. Il savait qu’il serait bien accueilli.

En pénétrant dans le plus petit des deux salons, il aperçut sa femme au milieu d’un groupe près du piano. Un jeune homme, compositeur d’avenir, discourait du haut de son tabouret, s’adressant à deux personnages corpulents qui, vus de dos, paraissaient âgés, et à trois dames minces qui, du même point de vue, paraissaient jeunes. Derrière son paravent bleu l’hôtesse entretenait deux privilégiés : un homme et une femme, assis côte à côte sur des fauteuils, au pied de la chaise longue. Elle tendit la main au commissaire :

– Je n’espérais pas vous voir ce soir. Annie m’avait dit…

– Oui. Je n’attendais pas moi-même que mes affaires fussent si tôt terminées.

Et il ajouta, plus bas :

– Je suis heureux de vous apprendre que Michaelis est absolument en dehors…

La bienfaitrice de l’ex-condamné reçut cette assurance avec indignation.

– Quoi ? Seraient-ils assez stupides, chez vous, pour le mêler à…

– Pas stupides, – contredit doucement le commissaire. – Trop habiles parfois de moitié, voilà tout !

La conversation tomba sur ces mots. Le monsieur assis au pied de la chaise longue s’était arrêté de converser avec sa voisine et il écoutait, sa figure figée dans un sourire.

– Ne vous êtes-vous déjà rencontrés ? – interrogea la grande dame.

Présentés l’un à l’autre, M. Vladimir et le commissaire lièrent connaissance sur le pied d’une courtoisie cérémonieuse et méfiante.

– Il cherchait à me faire peur ! – fit tout à coup la voisine de M. Vladimir, avec un petit signe de tête à son adresse.

Le commissaire connaissait cette dame.

– Vous n’avez pas du tout l’air d’une personne effrayée, – déclara-t-il après l’avoir dévisagée consciencieusement, de son regard las et égal.

En lui-même, il songeait que, dans cette maison, on finissait toujours par rencontrer n’importe qui. La figure rose de M. Vladimir s’était creusée de fossettes à l’accusation de sa voisine, comme s’il se disposait à se défendre gaiement, mais dans son Å“il, il y avait une lueur qui ne parlait pas de gaieté.

– En tout cas, – corrigea la dame, – il n’a rien négligé pour m’épouvanter !

– La force de l’habitude, peut-être ! – murmura le commissaire, mû par une inspiration irrésistible.

– C’était à propos de cette explosion de Greenwich Park, – reprit-elle d’une voix qui était comme une caresse lente. – Il menace la société de toutes sortes d’horreurs. Il paraît que nous devrions tous trembler sur nos jambes à la perspective de ce qui nous attend, si l’on ne supprime au plus tôt ces gens-là sur toute la surface du globe. Je n’avais pas idée que la situation fût si grave !

M. Vladimir feignait de ne pas entendre ; penché sur le canapé, il engageait promptement avec son hôtesse un nouveau sujet d’aimable entretien. La réponse du commissaire lui parvint toutefois, fort nettement :

– Je ne doute pas que M. Vladimir n’ait une idée très exacte de l’importance réelle de cette affaire.

Et tout en continuant son badinage, le diplomate se demandait où voulait en venir cet intrus de policier. Descendant de générations longuement victimes d’un pouvoir arbitraire, il avait, par héritage de race, de nation et de famille, l’horreur de la police. C’était chez lui faiblesse originelle, échappant au contrôle de son jugement, de sa raison, de son expérience. Il était né avec cette faiblesse. D’ailleurs, cet instinct analogue à l’horreur irraisonnée qu’éprouvent certaines personnes pour les chats, ne diminuait en rien son immense mépris de la police anglaise.

Il acheva la phrase spirituelle qu’il avait commencée, et se tourna nonchalamment vers le commissaire.

– Vous voulez dire sans doute que nous avons une grande expérience de ces gens ? Il est vrai. Nous avons beaucoup à souffrir de leur activité, tandis que vous… (M. Vladimir hésita un moment ; il souriait d’un air perplexe)… au lieu que vous, vous souffrez volontiers leur présence parmi vous, – termina-t-il avec un rire qui accusa les fossettes de ses joues roses et rasées. Puis, il ajouta d’un ton plus grave : – Je dirai même que nous en souffrons parce que vous les souffrez.

Quand M. Vladimir se tut, le commissaire-adjoint détourna son regard et la conversation en resta là. Bientôt après le diplomate prit congé. Dès qu’il eut le dos tourné, le commissaire se leva.

– Je vous croyais venu pour rester un peu et ramener Annie ? – dit la bienfaitrice de Michaelis.

– Il se trouve que j’ai encore un petit travail à faire ce soir !

– Au sujet de…

– Eh oui !… en un sens !

– Dites-moi, qu’est-ce au fond que cette horrible affaire ?

– Assez difficile à préciser, pour le moment. Mais il se peut que cela devienne une cause célèbre.

Le commissaire quitta en hâte le salon. M. Vladimir était encore dans le vestibule, en train de s’emmitoufler dans un large foulard de soie. Derrière lui, un valet de pied attendait, lui présentant son pardessus. Un autre près de la porte, s’apprêtait à l’ouvrir. Le commissaire, s’étant fait aider pour se vêtir, sortit aussitôt.

Après avoir descendu le perron, il s’arrêta comme s’il réfléchissait sur la direction à prendre. Ce que voyant, par la porte restée ouverte, M. Vladimir s’attarda dans le vestibule pour sortir un cigare et demanda du feu. Un vieux domestique lui rendit ce service avec une paisible sollicitude. Mais, dans le courant d’air, l’allumette s’éteignit ; alors le valet de pied ferma la porte, et M. Vladimir put à loisir allumer son gros havane.

Quand enfin il quitta la maison, il constata avec dépit que le damné policier était toujours de planton sur le trottoir. « Est-ce qu’il m’attendrait, par hasard ? Â» se dit M. Vladimir, scrutant les deux bouts de la rue dans l’espoir d’y voir apparaître un cab ; mais il n’en vint pas. Des voitures de maître attendaient, rangées le long du trottoir, leurs lanternes brillant d’un éclat fixe, les chevaux immobiles comme s’ils eussent été de pierre, et les cochers, raides sous leurs pèlerines de fourrure, n’avaient même pas un tressaillement qui eût agité les lanières de cuir blanc de leur fouet.

M. Vladimir partit à pied et le « damné policier Â», se mit à cheminer près de lui, coude à coude, sans dire un mot.

M. Vladimir sentit la colère et le malaise l’envahir. Cela ne pouvait pas durer.

– Fichu temps ! – grogna-t-il, furieux.

– Plutôt doux ! – fit tranquillement le commissaire, qui laissa s’écouler quelques secondes, avant d’ajouter d’un ton flegmatique : – Nous avons mis la main sur un individu du nom de Verloc !

M. Vladimir ne broncha pas ; il n’eut ni mouvement de recul ni la moindre modification dans son allure. Mais il ne put s’empêcher de s’écrier :

– Quoi ?

Le commissaire-adjoint ne répéta pas.

– Vous le connaissez ! – poursuivit-il sur le même ton.

Alors M. Vladimir s’arrêta, et d’une voix gutturale :

– Qu’est-ce qui vous fait supposer cela ?

– Je ne le suppose pas ; c’est Verloc qui l’affirme.

– Une espèce de chien de menteur ! – répliqua M. Vladimir, usant d’une phraséologie quelque peu orientale.

Mais, dans son for intérieur, il était confondu de l’habileté quasi miraculeuse de la police anglaise. Son revirement d’opinion à ce sujet fut si violent, sur le moment, qu’il en ressentit comme un haut-le-cœur. Il jeta son cigare et reprit sa marche.

– Ce qui me plaît dans cette affaire, – continua le commissaire, toujours calme, – c’est qu’elle peut servir à amener une réforme dont la nécessité se faisait sentir tous les jours davantage : débarrasser le pays de tous les espions politiques à la solde de l’étranger, de cette contre-police et de cette sorte de… de chiens comme vous dites… À mon avis, ils constituent un véritable fléau, en même temps qu’un élément de danger. Nous ne pouvions les pourchasser individuellement. La seule façon d’agir est de rendre leur emploi malaisé à ceux qui les paient. Cela devenait scandaleux… et dangereux pour nous, ici.

– Que voulez-vous dire ?

– Les poursuites dirigées contre ce Verloc démontreront clairement le danger et le scandale.

– Personne n’aura foi en la parole d’un homme de cet acabit ! – jeta M. Vladimir, méprisant.

– La nature des preuves et la précision des détails ne laisseront place pour aucun doute dans la grande masse du public, – affirma courtoisement le commissaire.

– Alors, vous songeriez sérieusement à mettre au jour ces détails ?

– Nous avons arrêté l’homme ; nous n’avons pas le choix !

– Vous ne parviendrez qu’à exalter l’hypocrisie de toutes ces canailles révolutionnaires, – protesta M. Vladimir. – Qu’avez-vous besoin de faire ce scandale ?… Par raison de moralité ?… Ou quoi ?

L’angoisse de M. Vladimir était visible. Le commissaire s’étant de cette façon assuré qu’il devait y avoir quelque vérité dans les déclarations de Verloc, ajouta d’un ton détaché.

– Il y a à cela aussi un côté pratique. Nous avons vraiment assez de besogne à surveiller l’anarchisme authentique. Et vous ne pouvez dire que nous échouons dans cette tâche ! Mais nous sommes fermement résolus à ne nous laisser troubler sous aucun prétexte par des agents provocateurs.

Le ton de M. Vladimir se fit hautain.

– Pour ma part, je ne puis partager votre façon de voir, qui est égoïste. Mes sentiments pour mon pays sont à l’abri de tout soupçon, mais j’ai toujours eu cette conviction que nous devons, en outre, nous montrer bons européens… tout au moins les gouvernements et les gens.

– D’accord ! – répliqua le commissaire avec simplicité. – Seulement, vous voyez l’Europe de son autre extrémité. Mais, – reprit-il avec bonne humeur, – les gouvernements étrangers ne peuvent équitablement se plaindre de l’incurie de notre police. Voyez cet attentat : le cas était d’autant plus difficile à débrouiller qu’il s’agissait d’une simulation. Eh bien, en moins de douze heures, nous avons établi l’identité d’un individu littéralement mis en miettes, nous avons découvert l’auteur du forfait et nous avons même entrevu son instigateur à l’arrière-plan. Nous aurions pu aller plus loin encore, mais nous nous sommes arrêtés sur les limites de notre territoire.

– Ainsi ce crime a été tramé à l’étranger ? – s’enquit rapidement M. Vladimir. – Vous admettez qu’il a été tramé en dehors ?

– Théoriquement, oui ! Par fiction seulement ! – expliqua le commissaire-adjoint, faisant ainsi allusion au caractère exterritorial des ambassades, qui sont supposées être partie et dépendance du pays auquel elles appartiennent. – Mais c’est un détail. Je vous ai parlé de cette affaire parce que c’est votre gouvernement qui se plaint le plus de notre police. Vous voyez que nous ne sommes ni aussi insoucieux ni aussi incompétents qu’on nous dépeint. J’avais particulièrement à cÅ“ur de vous informer de notre succès…

– Soyez sûr que je vous en suis très reconnaissant, – murmura entre ses dents M. Vladimir.

– Nous sommes en mesure de mettre immédiatement la main sur chacun des anarchistes qui séjournent ici, – poursuivit le commissaire, comme s’il citait les paroles de l’inspecteur Heat. – Tout ce que nous désirons à présent, c’est de nous débarrasser de l’agent provocateur.

M. Vladimir fit signe à un cab qui passait.

– Vous n’entrez pas ici ?

Le commissaire désignait un édifice de belle apparence, dont les fenêtres brillamment éclairées illuminaient le vaste perron.

Mais M. Vladimir, s’installant, l’œil dur, dans la voiture, s’éloigna sans répondre.

Le commissaire, lui non plus, n’entra pas dans le vestibule somptueux du Club des Explorateurs. Et il lui vint à l’idée que M. Vladimir, membre honoraire du cercle, n’y serait pas vu bien souvent à l’avenir.

Il consulta sa montre : elle ne marquait que dix heures et demie.

Sa soirée avait été bien remplie.

CHAPITRE XI

Après le départ de l’inspecteur Heat, M. Verloc se mit à faire les cent pas dans le petit salon.

De temps en temps, il jetait les yeux sur sa femme par la porte ouverte. « Elle sait tout, maintenant ! Â», se disait-il ; et il était partagé entre la pitié pour le chagrin qu’elle devait éprouver et le soulagement de n’avoir plus d’aveux à faire. Si elle manquait de grandeur, l’âme de M. Verloc était du moins capable de tendres sentiments.

La seule perspective de cette confession le rendait malade. L’inspecteur Heat l’avait relevé de sa tâche ; c’était toujours cela. Il ne lui restait plus à présent qu’à subir la vue de la douleur de son épouse.

M. Verloc n’aurait jamais supposé que ce chagrin serait causé par une mort dont le caractère catastrophique ne peut être combattu par des arguments fallacieux ou une éloquence insidieusement persuasive. Il n’entrait pas dans les plans que Stevie pérît avec une si soudaine violence, ni qu’il pérît du tout. Stevie mort était beaucoup plus embarrassant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant.

M. Verloc avait auguré favorablement de son entreprise, en se basant non sur l’intelligence de Stevie, parce que l’intelligence joue souvent de mauvais tours aux hommes, mais à la fois sur l’aveugle docilité et le manque d’intelligence du gamin. Bien que peu psychologue, M. Verloc avait jaugé la profondeur du fanatisme de Stevie. Il avait cru pouvoir espérer que Stevie suivrait à la lettre ses instructions ; qu’il reviendrait des murs de l’Observatoire par le chemin qu’il avait eu la précaution de lui montrer plusieurs fois, et qu’il rejoindrait son beau-frère, le sage et bon M. Verloc, hors de l’enceinte du parc. Il eût suffi d’un quart d’heure au plus parfait idiot pour déposer l’engin et revenir au point désigné ; et le Professeur garantissait un délai plus long avant l’explosion.

Mais à peine cinq minutes après qu’il fut laissé à lui-même, Stevie butait contre une souche d’arbre, et la secousse morale de M. Verloc avait été terrible : il s’était senti moralement réduit en miettes. Il avait tout prévu, sauf cela. Il voyait Stevie distrait, égaré, perdu… retrouvé à la fin dans quelque poste de police ou quelque asile de province. Il le voyait même pris et arrêté, mais de cela il ne s’inquiétait pas, car au cours de leurs longues promenades, il lui avait fait la leçon sur la nécessité du silence et il avait une haute opinion de la loyauté de Stevie. À l’instar d’un philosophe péripatéticien, M. Verloc, déambulant par les rues de Londres, avait, par de subtils raisonnements, modifié l’opinion de Stevie sur la police. Jamais sage n’eut de disciple plus attentif et plus dévoué. Sa soumission et son adoration étaient si visibles que M. Verloc en était arrivé à éprouver comme de l’amitié pour le « pauvre garçon Â». Mais dans aucune de ses prévisions n’était entrée la prompte découverte de sa parenté avec le jeune homme. Que sa femme eût pris la précaution de coudre leur adresse dans son pardessus, c’était bien la dernière chose qui lui fût venue à l’esprit. On ne songe pas à tout ! C’était donc cela qu’elle avait en tête quand elle lui disait de ne pas s’inquiéter s’il perdait Stevie au cours de leurs promenades. Elle assurait qu’il se retrouverait toujours…

– En effet, il ne s’est que trop bien retrouvé ! – murmurait M. Verloc dans sa stupeur.

Quel but avait eu Winnie ? Lui éviter l’ennui de surveiller de trop près Stevie ? Elle était animée d’excellentes intentions, à coup sûr. Mais elle aurait dû lui faire part de la précaution qu’elle avait imaginée.

M. Verloc s’approcha du comptoir, non point pour assaillir sa femme d’amers reproches : il n’éprouvait aucune amertume. Le tour inattendu qu’avaient pris les événements le convertissait à la doctrine du fatalisme. Ce qui devait arriver était arrivé ; rien n’y pouvait remédier à cette heure. Il dit simplement :

– Je ne pensais pas que les choses tourneraient mal pour le garçon !

Madame Verloc frissonna en entendant la voix de son mari, mais elle ne découvrit pas sa figure. L’agent de confiance de feu le baron Stott-Wartenheim la regarda pendant un moment d’un Å“il lourd, persistant et indécis. Les feuilles déchirées du journal du soir étaient au pied du comptoir. Mais le compte rendu n’avait pas dû lui apprendre grand-chose. M. Verloc éprouvait le besoin de parler à sa femme. Il reprit :

– C’est ce misérable Heat qui t’a bouleversée, hein ? Quelle brute d’annoncer les choses ainsi sans ménagements à une femme ! Moi, je m’étais rendu malade à force de chercher comment je m’y prendrais ! Je suis resté pendant des heures dans la petite salle du Cheshire Cheese à combiner le meilleur moyen. Tu comprends, n’est-ce pas ? Je n’avais pas l’intention qu’il arrivât d’accident au pauvre garçon.

M. Verloc, l’agent secret, disait la vérité.

Les épaules de Madame Verloc furent secouées d’un nouveau frisson, dont s’affecta désagréablement son mari. Comme elle persistait à se cacher la figure dans ses mains, il jugea qu’il ferait mieux de la laisser seule un instant. Et mû par cette délicate pensée, il disparut de nouveau dans le petit salon, où le gaz brûlait avec un ronronnement de chat satisfait. La sollicitude conjugale de Madame Verloc l’avait engagée à laisser le bÅ“uf froid sur la table, avec le couteau à découper et le pain, pour le cas où son mari se déciderait à souper. Et la vue des vivres réveillant son appétit, M. Verloc se mit à manger.

Ce n’était pas dureté de cÅ“ur. Non seulement il n’avait encore rien pris de la journée, mais il jeûnait depuis la veille. N’étant pas doué d’un caractère énergique, la pensée du coup prémédité, le prenant à la gorge, l’avait empêché de rien avaler ce jour-là ; et lorsque au matin il arriva à la maisonnette de Michaelis, il la trouva aussi dénuée de provisions que la cellule d’un prisonnier, l’apôtre libéré vivant d’un peu de lait et de quelques croûtons de pain rassis. D’ailleurs, absorbé dans l’effort délicieux de la composition littéraire, Michaelis n’avait même pas répondu à son appel lancé du bas du petit escalier :

– J’emmène le jeune homme pour un jour ou deux !

Et sans attendre la réponse, à vrai dire, Verloc était parti, suivi de l’obéissant Stevie.

Maintenant que toute action était finie et que son sort dépendait de la décision d’autrui, l’estomac reprenait ses droits. M. Verloc se mit à dévorer. Debout près de la table, il découpait tranche sur tranche de bÅ“uf froid, l’engloutissait, revenait à la charge… non sans lancer de temps à autre un regard vers sa femme, dont l’immobilité prolongée troublait le bien-être de sa collation.

Il retourna à la boutique et s’approcha de Winnie. Il s’attendait certes à ce qu’elle fût grandement bouleversée. Il avait besoin de toute son assistance et de toute sa fidélité dans ces nouvelles conjonctures que son fatalisme avait déjà acceptées.

– On n’y peut plus rien, – fit-il d’un ton de tristesse approprié aux circonstances. – Allons, Winnie, il faut penser au lendemain ! Tu auras besoin de tout ton courage quand on m’aura emmené !

Ce silence n’était pas rassurant pour M. Verloc, qui estimait que la situation exigeait, des deux personnes qu’elle concernait le plus, du calme, de la décision et d’autres qualités incompatibles avec le désordre mental produit par une douleur forcenée. M. Verloc était enclin à toutes les indulgences. Il avait repris le chemin de son foyer, décidé à laisser toute latitude à l’affection de sa femme pour Stevie. Mais il ne comprenait ni la nature ni l’étendue de ce sentiment, ce en quoi il était excusable puisqu’il lui était impossible de le comprendre sans cesser d’être lui-même. Sa surprise et son désappointement se manifestèrent dans ses paroles par une certaine rudesse de ton.

– Tu pourrais bien me regarder quand je te parle !

La réponse de Madame Verloc lui parvint, navrante, assourdie comme si elle avait passé par force à travers les mains dont la jeune femme se couvrait la figure :

– Je ne te regarderai plus jamais, si longtemps que je vive.

– Hein ? Quoi ?

Le sens superficiel et littéral de cette déclaration fut seul à émouvoir M. Verloc. C’était parfaitement déraisonnable, un simple cri arraché par le chagrin exagéré, qu’il résolut de couvrir du manteau de l’indulgence conjugale.

L’esprit de M. Verloc manquait de perspicacité. Avec cette impression fausse que la valeur des gens consiste en ce qu’ils sont réellement, il lui était impossible d’apprécier la valeur de Stevie aux yeux de Madame Verloc. Elle prenait la chose terriblement mal, pensa-t-il. Tout cela par la faute de cet animal de Heat. Il avait bien besoin de venir la troubler de la sorte ! Mais dans son propre intérêt, on ne pouvait la laisser s’abandonner ainsi au point de sortir complètement d’elle-même.

– Voyons ! tu ne peux rester comme ça dans la boutique, – reprit-il d’un ton d’affectueuse sévérité qui décelait un réel dépit ; car, dût-on veiller toute la nuit, il fallait prendre des décisions pratiques. – Il peut à chaque instant entrer quelqu’un…

Il attendit encore, mais en vain. Durant ce silence, l’idée de la mort, fin de toutes choses, se présenta devant l’esprit de M. Verloc. De nouveau, il changea de ton.

– Allons ! Cela ne le ramènera pas ! – fit-il avec douceur, partagé entre la pitié et l’impatience, et prêt à serrer sa femme dans ses bras.

Mais à part un court frémissement, Madame Verloc resta, en apparence, insensible à la puissante suggestion de cet épouvantable truisme. Ce fut M. Verloc lui-même qui, dans sa simplicité, s’en émut, ses propres paroles lui ayant suggéré une image autrement terrible que celle de la mort du pauvre Stevie.

– Sois raisonnable, Winnie… Que serait-ce si tu m’avais perdu !

Il s’attendait vaguement à l’entendre se récrier ; mais il n’en fut rien. Elle se redressa un peu et s’immobilisa dans un mutisme absolument indéchiffrable. Le cÅ“ur de M. Verloc se mit à battre plus vite, d’exaspération et aussi de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Il lui posa la main sur l’épaule :

– Sois raisonnable, Winnie !

Elle ne bougea pas. Comment parler utilement à une femme dont on ne voit pas les traits ? M. Verloc la saisit par les poignets ; mais les mains semblaient collées au visage. Sous l’impulsion donnée, tout le corps suivit et peu s’en fallut qu’elle ne tombât de sa chaise. Effrayé de la sentir si désespérément inerte, il s’efforçait de la remettre en place, lorsque tout à coup elle se raidit, et se dégageant de son étreinte, se précipita dans le petit salon, et de là dans la cuisine. Cette fuite fut extrêmement rapide. Il avait suffisamment entrevu la figure et les yeux de Winnie pour être sûr qu’elle ne l’avait pas regardé. On eût pu croire à une lutte pour s’emparer de la chaise car M. Verloc s’y installa aussitôt. Il ne se couvrit pas la figure de ses mains, mais une sombre méditation voila ses traits.

Une condamnation à la prison paraissait inévitable. Il ne cherchait pas à l’éviter d’ailleurs ; la prison est un lieu aussi sûr que le tombeau contre l’effet de certaines vengeances, avec cet avantage que dans une prison il y a de la place pour l’espoir. Il avait donc la perspective d’une période d’emprisonnement suivie d’une libération anticipée ; puis il irait vivre à l’étranger quelque part, comme il avait déjà eu l’idée de le faire en cas d’échec. Or, l’échec était venu, bien plus complet qu’il n’eût imaginé… L’éventualité qu’il n’avait pas prévue l’avait bouleversé en tant qu’homme sensible et mari affectueux. À tous les autres points de vue et sans une fatale circonstance, la fin cruelle de Stevie eût servi à favoriser ses desseins ; car il n’est rien, après tout, qui égale l’éternelle discrétion de la mort. Affalé sur la banquette de la petite salle du Cheshire Cheese, M. Verloc, perplexe et effrayé, ne put s’empêcher d’admettre la vérité de cette réflexion, car sa sensibilité ne faisait nullement obstacle à son jugement. Le violent anéantissement de Stevie, si affligeant qu’il fût d’y penser, assurait le succès ; car, évidemment, les menaces de M. Vladimir n’avaient pas pour but la destruction d’un pan de mur, mais la production d’un effet moral. On pouvait dire qu’au prix de beaucoup de tourments pour M. Verloc, l’effet était produit. Lorsque, toutefois, l’effet était venu se blottir dans le logis de Brett Street, M. Verloc, qui avait si longtemps lutté comme dans un cauchemar, pour conserver sa situation, accepta le coup avec la résignation d’un fataliste convaincu. La situation était perdue sans que ce fût la faute de personne. Un petit fait insignifiant en était cause – comme on glisse dans l’obscurité sur une pelure d’orange et l’on se casse la jambe.

M. Verloc poussa un gros soupir. Il ne gardait pas rancune à sa femme. Il pensait : elle aura à s’occuper de la boutique tant qu’ils me garderont en prison. Et songeant aussi combien Stevie lui manquerait pendant les premiers temps, il fut pris d’une sincère inquiétude au sujet de la santé et du courage moral de sa femme. Comment supporterait-elle la solitude, laissée à elle-même dans la maison ? Il serait désastreux qu’elle tombât malade pendant qu’il serait sous les verrous. Que deviendrait la boutique dans ce cas ? La boutique était un capital. Bien que son fatalisme lui fît accepter la perte de son poste d’agent secret, M. Verloc ne tenait pas à être totalement ruiné, et cela surtout par égard pour sa femme.

Réfugiée hors de sa vue, elle l’effrayait par son silence… Encore si sa mère était là ! La colère et la consternation s’emparèrent de lui. Il fallait absolument qu’il eût avec sa femme une conversation. Il lui expliquerait que, dans certaines circonstances, un homme est amené à commettre des actes désespérés. Mais il n’alla pas tout de suite lui exposer ces arguments. Tout d’abord, il décida que, par une telle soirée, il ne saurait être question de commerce. Il alla fermer la porte de la rue, puis il éteignit le gaz dans la boutique. Ayant ainsi isolé l’intimité de son foyer, il traversa le petit salon et risqua un coup d’œil dans la cuisine. Il vit Madame Verloc assise à la place où le pauvre Stevie avait coutume de s’installer le soir, pour élaborer au moyen d’un crayon et d’une feuille de papier ces réseaux embrouillés d’innombrables cercles, symboles de chaos et d’éternité. Ses deux bras, repliés sur la table, formaient un oreiller à sa tête. M. Verloc la contempla de dos un instant ; il considéra l’arrangement de ses cheveux ; puis il s’éloigna sur la pointe du pied.

Cette réserve impénétrable de Winnie, qui formait la base de leur accord dans l’existence quotidienne, rendait extrêmement difficile toute tentative d’entrer en rapport, maintenant que cette tragique nécessité s’imposait. M. Verloc eut très vivement conscience de cette difficulté. Il se mit à tourner dans le salon avec son air habituel de gros animal en cage. La curiosité est une des manifestations extérieures par où l’individu révèle son caractère intime. Une personne qui systématiquement n’est pas curieuse demeurera toujours, en partie au moins, une énigme.

Chaque fois qu’il passait devant la porte, M. Verloc lançait dans la cuisine un regard gêné. Ce n’est pas qu’il eût peur de Winnie. Il se croyait aimé de cette femme. Mais l’habitude des confidences faisait défaut entre eux. Et la confidence présente était d’un ordre psychologique profond. Comment, avec ce manque de pratique, pourrait-il lui exposer ce qu’il ne sentait lui-même que vaguement ? Que la fatalité conspire contre vous ? Que des idées fixes obsèdent l’esprit quelquefois jusqu’à revêtir une existence extérieure, à acquérir une puissance indépendante et même une voix insidieuse ? Il ne savait comment lui expliquer que l’on peut être hanté par l’image d’une face rasée et moqueuse au point que, pour s’en débarrasser, le plus sauvage expédient apparaisse sous les traits de la pure sagesse.

À ce souvenir du premier secrétaire d’une grande ambassade, M. Verloc s’arrêta sur le seuil de la porte, et, son front courroucé tourné vers la cuisine, serrant les poings, il cria soudain :

– Tu ne sais pas à quelle brute j’ai eu affaire ?

Puis il reprit sa marche circulaire autour de la table ; et quand il se trouva de nouveau devant la porte, il s’arrêta une fois encore, plongeant ses regards du haut des deux marches :

– Une brute ! Un démon ! Un animal venimeux ! aussi dénué de sens que… Après tant d’années ! Un homme comme moi ! Et j’ai risqué ma vie à ce jeu-là… Tu ne savais pas… À quoi bon t’avoir dit, depuis sept ans que nous sommes mariés, que j’étais exposé, à chaque instant, à recevoir un coup de couteau ? Je ne suis pas homme à tourmenter une femme qui m’aime. Il valait mieux pour toi ne pas savoir…

M. Verloc entreprit furieusement un nouveau tour dans la pièce.

– Une bête venimeuse ! – recommença-t-il, du seuil de la cuisine. – Il m’a acculé au pied du mur pour s’amuser, pas pour autre chose !… Un homme comme moi ! Sais-tu qu’il en est, parmi les plus grands de ce monde, qui ont à me remercier de pouvoir aujourd’hui se promener sur leurs deux jambes ! Voilà l’homme que tu as épousé, mon enfant !

Il s’aperçut que sa femme s’était un peu redressée sur sa chaise, ses bras encore croisés sur la table. M. Verloc l’épia, comme s’il eût voulu lire sur ce dos courbé l’effet de ses paroles.

– Il n’y a pas un complot d’assassinat politique, depuis ces onze dernières années, où je ne sois intervenu, au péril de mes jours. Il y en a des tas, de ces révolutionnaires, que j’ai envoyés, avec leurs bombes dans la poche, se faire pincer à la frontière ! Le vieux baron savait bien, lui, ce que j’ai mérité de son pays. Et tout d’un coup, ce pourceau arrive, ce pourceau ignorant et outrecuidant !…

Descendant lentement les deux marches, M. Verloc pénétra dans la cuisine, prit un verre dans le buffet, et le tenant à la main, s’approcha de l’évier, sans regarder sa femme.

– Ce n’est pas le vieux baron qui aurait commis la sottise de me mander à l’ambassade à onze heures du matin ! Il y en a deux ou trois dans cette ville, qui, s’ils m’avaient vu entrer là, n’auraient pas hésité à m’assommer un jour ou l’autre. C’est un tour idiot et homicide que d’exposer ainsi pour rien… un homme comme moi !

M. Verloc tourna le robinet et avala coup sur coup trois verres d’eau pour éteindre le feu de son indignation. La conduite de M. Vladimir à son égard était comme un tison qui incendiait son économie interne. Il ne parvenait pas à en oublier la déloyauté.

Cet homme, qui n’avait pu se rompre aux dures tâches généralement dévolues par la société à ceux de sa condition, avait exercé sa secrète industrie avec une sorte de conscience. Il existait en lui une manière de loyauté ; il avait été loyal envers ceux qui l’employaient, envers la cause de la stabilité sociale, – loyal envers ses affections aussi, – comme il l’exprima, du reste, quand, après avoir posé le verre sur l’évier, il se retourna et dit :

– Si je n’avais pas pensé à toi, j’aurais empoigné cette brute tyrannique par la gorge, et je lui aurais enfoncé la tête dans la grille de la cheminée. J’aurais été plus que de force pour cette face rasée de…

M. Verloc négligea de terminer sa phrase, comme si le mot final n’eût pu faire aucun doute. Pour la première fois de sa vie, il mettait cette femme si peu curieuse dans la confidence de ses affaires. Les circonstances exceptionnelles où il se trouvait, l’importance et la vivacité des sentiments personnels mis en cause au cours de cette confession, avaient écarté de son esprit le souvenir du sort fatal de Stevie. L’image falote du « pauvre garçon Â», avec ses terreurs et ses indignations, avec la terrible violence de sa fin, avait fui au-delà de l’horizon moral de M. Verloc.

Aussi, lorsqu’il rencontra les yeux de sa femme, fut-il saisi du caractère inapproprié de leur regard. Ce n’était ni un regard de fureur, ni un air distrait, mais une attention particulière et d’autant moins satisfaisante qu’elle paraissait concentrée sur un point situé au-delà de la personne de son mari. L’impression était si intense qu’il ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule ; il n’y avait rien derrière lui, rien que le mur blanchi, sur lequel l’excellent époux de Winnie Verloc ne vit aucune main tracer des signes mystérieux.

Tourné vers sa femme, Verloc répéta, en haussant le ton :

– Aussi vrai que je suis ici, je l’aurais empoigné à la gorge, si je n’avais pas pensé à toi, et j’aurais étranglé la brute. Et tu peux croire qu’il n’aurait guère cherché à appeler la police, non plus… Il n’aurait pas osé. Tu comprends pourquoi, n’est-ce pas ? – demanda-t-il à sa femme, avec un clin d’œil d’intelligence.

– Non, – répondit Madame Verloc, d’une voix blanche et sans le regarder. – De quoi parles-tu ?

M. Verloc sentit un immense découragement s’emparer de lui. Il venait de traverser une journée terrible. Ses nerfs avaient été mis à l’épreuve d’une façon excessive. Après un mois de soucis affolants, aboutissant à cette catastrophe inattendue, le cerveau houleux de M. Verloc aspirait au repos. Sa carrière d’agent secret se trouvait brisée ; l’avenir était plein de menaces… Peut-être pouvait-il au moins espérer une bonne nuit. Mais à voir l’attitude de sa femme, il lui vint des doutes à ce sujet. Elle prenait très mal la chose, pas du tout comme on s’y serait attendu d’elle.

Il fit effort pour parler encore :

– Il va falloir te ressaisir, ma pauvre amie ! Ce qui est fini est bien fini !

Elle eut de nouveau ce léger frisson ; cependant aucun muscle de sa face pâle ne bougea. M. Verloc, les yeux détournés, insista lourdement :

– Allons, viens te coucher ! Ce qu’il te faudrait, c’est une bonne crise de larmes !

Cette opinion se recommandait de l’assentiment général. C’est une conviction universellement répandue que toute émotion féminine, n’ayant pas plus de consistance que les vapeurs flottant au ciel, tend à se terminer par une averse. Et il est fort probable que si Stevie était mort dans son lit, le chagrin de Madame Verloc eût trouvé son soulagement dans un débordement de larmes amères et pures. Car elle possédait, en commun avec la plupart de ses semblables, un fond de résignation suffisant pour affronter les manifestations normales de la destinée humaine.

« Il ne fallait pas s’en casser la tête Â», selon ses propres paroles, ni« les examiner de trop près Â». Mais les lamentables circonstances de la mort de son frère qui, pour M. Verloc, n’avaient qu’un caractère épisodique, n’étaient qu’un incident au milieu d’un grand désastre, avaient tari la source des larmes de Winnie, comme si on lui avait passé devant les yeux un fer rougi à blanc ; en même temps, son cÅ“ur durci, engourdi, pareil à un bloc de glace, la faisait frissonner toute à intervalles réguliers, figeait ses traits en une immobilité contemplative, dirigée vers un mur blanc sur lequel rien n’était écrit. Les exigences de son tempérament qui, dépouillé de sa réserve philosophique, était maternel et violent, forçaient Madame Verloc à rouler dans sa tête immobile une série de pensées, plus imaginées que formulées. Madame Verloc était une femme de peu de mots, en public comme dans le privé. Avec des transports de rage, d’impuissante pitié, elle vit passer devant ses yeux toute sa vie, si intimement liée à celle de l’enfant, une vie soutenue par une préoccupation unique et une noble unité d’inspiration, comme ces existences rares qui ont laissé leur marque sur les idées et les sentiments de l’humanité. Mais les visions de Madame Verloc manquaient de noblesse et de magnificence.

Elle se voyait couchant le gamin avec elle, à la lueur d’une modeste bougie, dans la mansarde d’une maison sombre sous les toits, et, au niveau de la rue, scintillant comme un palais féerique, avec ses lumières multipliées par ses carreaux biseautés. Cette splendeur mercantile était la seule qui brillât dans les visions de Madame Verloc. Elle se remémorait les instants où elle brossait les cheveux de son frère et attachait son tablier noir quand elle-même en portait encore ; les consolations données à une pauvre petite créature effarouchée, par une autre presque aussi petite, mais pas tout à fait aussi effarouchée ; les torgnioles interceptées (souvent aux dépens de sa propre tête) ; les portes désespérément retenues fermées (pas bien longtemps) contre la rage d’un homme ; un tisonnier lancé à toute volée (pas très loin), ce qui pour une fois réduisit l’ouragan furieux à ce silence terrifiant qui suit un coup de tonnerre. Toutes ces scènes de violence repassaient, accompagnées par les grossières vociférations d’un père blessé dans son orgueil, et se déclarant évidemment maudit puisqu’un de ses enfants était « un idiot baveux Â», et l’autre « un démon dénaturé Â». Ces épithètes, familières jadis, retentirent à ses oreilles, comme un écho soudain ressuscité. Puis l’ombre morne de la maison de Belgravia lui descendit sur les épaules. C’était une suite de souvenirs accablants, une épuisante vision d’innombrables plateaux de déjeuners à monter et à descendre ; de marchandages sans fin, sou à sou ; d’interminables travaux de balayage, d’époussetage, de nettoyage de la cave au grenier ; tandis que la mère impotente, chancelant sur ses jambes enflées, s’occupait de la cuisine, et que le pauvre Stevie, idole qui présidait inconsciemment à tout ce sordide labeur, cirait, à l’office, les chaussures de la clientèle.

Et voici que sur la toile morne un tableau riant se dessinait, animé par le souffle chaud de l’été londonien. Un jeune homme de belle mine et de bonne humeur en occupait le centre ; il portait ses plus beaux atours du dimanche, un chapeau de paille posé sur sa tête brune, et une pipe de bruyère à la bouche. Enjoué et empressé, il s’offrait comme compagnon de voyage sur le fleuve étincelant de la vie ; malheureusement, sa barque était bien petite. Il y avait place, aux avirons, tout juste pour une compagne, sans nulle commodité pour d’autres passagers. On le laissa s’éloigner du seuil de Belgravia, et Winnie détourna ses yeux pleins de larmes. Puis vint le locataire Verloc, veillant tard, et le matin, mal réveillé encore mais jovial, lançant à la jeune fille les regards énamourés de ses yeux alourdis. Sur le courant paresseux de sa vie, aucun miroitement ne scintillait ; le fleuve se perdait par des endroits secrets. Mais Verloc avait de l’argent dans ses poches ; sa barque semblait un navire solide, et la taciturne magnanimité du pilote accepta comme toute naturelle la présence d’autres passagers.

La vision se poursuivit de sept années de sécurité pour Stevie, sécurité dont Madame Verloc paya loyalement le prix, et qui peu à peu se transforma en confiance, en un sentiment domestique, stagnant et profond comme une mare endormie, dont la surface se ridait à peine à l’accidentel passage de l’anarchiste Ossipon, le compagnon à l’œil impudemment provocant où se lisait une netteté d’intention suffisante pour éclairer toute femme qui n’eût pas été absolument une sotte.

Quelques secondes seulement s’étaient écoulées depuis le dernier mot prononcé à haute voix dans la cuisine, et Madame Verloc en était déjà à la vision d’un épisode qui datait à peine d’une quinzaine de jours. Les pupilles extrêmement dilatées, elle revoyait son mari et le pauvre Stevie sortant de la boutique et remontant la rue côte à côte. C’était la dernière scène d’une humble existence, pauvre de grâces, de charme et de beauté ; admirable cependant pour la richesse et la ténacité de dévouement qu’elle avait pu inspirer. Et cette vision avait un tel reflet plastique, une telle précision de formes, une telle fidélité de détail, qu’elle eut le don d’arracher à la gorge contractée de Winnie un murmure plaintif. Sur ses lèvres pâlies vint expirer l’écho des paroles articulées ce jour-là : « On dirait le père et le fils. Â»

M. Verloc interrompit sa marche et redressa une figure dévorée de soucis.

– Hein ? Que dis-tu ?

Ne recevant pas de réponse, il reprit sa promenade lugubre. Puis brandissant un poing épais et menaçant, il éclata :

– Oui ! les gens de l’ambassade ! Une bande de brigands ! Avant huit jours, je veux que quelques-uns d’entre eux souhaitent d’être à vingt pieds sous terre ! Hein ? Quoi ?

La tête basse, il lança un regard de côté : Madame Verloc contemplait toujours le mur blanc, absolument blanc, d’une blancheur attirante, à courir s’y briser le crâne ; immuablement assise, elle demeurait immobile, comme le serait soudain, d’étonnement et de désespoir, la population de la moitié du globe, si la Providence avait la perfidie d’éteindre tout à coup le soleil au beau milieu d’un ciel d’été.

– Ah ! l’ambassade ! – reprit M. Verloc, avec une grimace de loup qui découvrit ses dents. – Je voudrais bien être lâché dans la baraque pendant une demi-heure avec un solide gourdin. Je cognerais jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul os à casser dans les abatis de toutes ces brutes. Mais, n’importe, je leur montrerai où cela mène de vouloir jeter à la rue un homme comme moi ! J’ai une langue pour parler ! Le monde entier saura ce que j’ai fait pour eux. Je n’ai pas peur ! Je dirai tout… tout… qu’ils prennent garde !

Ainsi M. Verloc exprima sa soif de vengeance, vengeance des mieux appropriées et en harmonie avec son caractère, avec aussi l’avantage de s’adapter à ses facultés et à la pratique d’un art qui, toute sa vie, avait consisté à dénoncer les agissements secrets de ses semblables. Anarchistes ou diplomates, c’était tout un pour lui. Par nature, M. Verloc ne faisait pas acception de personnes. Son mépris était également distribué sur le domaine entier de ses opérations. Mais, en tant que membre d’un prolétariat révolutionnaire, – ce qu’il était indubitablement, – il nourrissait un sentiment d’inimitié contre les distinctions sociales.

– Rien au monde ne m’arrêtera plus maintenant ! – ajouta-t-il. Et se taisant, il regarda fixement sa femme, qui regardait fixement le mur blanc.

Le silence s’appesantit dans la cuisine. M. Verloc se sentit de nouveau désappointé. Il avait espéré que Winnie répondrait quelque chose.

Mais les lèvres de Madame Verloc, pincées comme d’habitude, conservaient, de même que le reste de son visage, une rigidité de statue. Et M. Verloc était désappointé. Il présumait que sa femme l’avait compris, mais il aurait été heureux de l’entendre formuler ce qu’elle pensait à cette minute.

Plusieurs raisons s’opposaient à ce que ce réconfort lui fût dispensé ; d’abord, un obstacle physique : Madame Verloc n’avait plus d’empire suffisant sur ses cordes vocales. Ne percevant aucune alternative entre les cris perçants et le silence, elle choisit instinctivement le silence. Sa nature l’y poussait, en même temps que la paralysait l’atroce pensée qui hantait son esprit.

Les joues pâles, les lèvres terreuses, elle se répétait maintenant sans relâche : « Cet homme a entraîné mon frère hors d’ici pour l’assassiner ! Il l’a emmené hors de chez lui pour l’assassiner ! Il l’a entraîné loin de moi pour l’assassiner !… Â»

Cette pensée affolante et sans issue la torturait dans tout son être ; elle courait dans ses veines, le long de ses os, jusqu’à la racine de ses cheveux. Le deuil emplissait son esprit ; elle était moralement dans l’attitude biblique, la tête voilée, les vêtements lacérés ; des gémissements et des lamentations bourdonnaient à ses oreilles ; et en même temps elle serrait les dents, et ses yeux secs brûlaient de rage, parce qu’elle n’était pas femme à se soumettre. La protection dont elle entourait son frère était issue, dès l’origine, de la fureur et de l’indignation. Elle l’avait aimé d’un amour militant ; elle avait combattu pour lui, contre elle-même, parfois. Le perdre, lui faisait goûter d’un coup l’amertume de la défaite et l’angoisse de la passion trahie. Il ne s’agissait pas d’un décès ordinaire ; ce n’était pas la mort qui lui volait Stevie ! C’était M. Verloc en personne : elle l’avait vu ! Elle l’avait suivi des yeux quand il l’emmenait, et elle n’avait même pas levé le doigt. Elle l’avait laissé partir, comme… comme une imbécile, comme une idiote. Et lorsqu’il eut assassiné le malheureux, il revint la rejoindre, au foyer, tout comme n’importe quel autre mari rentre auprès de sa femme.

Entre ses dents serrées, Madame Verloc murmura, en s’adossant au mur :

– Et moi qui croyais qu’il avait pris froid !

M. Verloc entendit ces mots et se les appropria.

– Ce n’est rien, – fit-il, maussade. – J’ai été bouleversé à propos de toi.

Tournant lentement la tête, Madame Verloc porta lentement son regard sur la personne de son mari. M. Verloc, le bout des doigts entre les lèvres, regardait fixement à terre.

– On n’y peut rien ! – murmura-t-il, en laissant retomber sa main. – Il faut tâcher de te remettre un peu. Tu auras besoin de toute ta tête. C’est toi qui as mis la police à nos trousses ; mais je ne te reproche rien, tu ne pouvais savoir ! – ajouta-t-il magnanime.

– Je ne pouvais savoir, – chuchota Madame Verloc. On eût dit un mort qui parlait.

M. Verloc reprit le fil de son discours.

– Je ne te blâme pas. Mais je leur en ferai voir ! Une fois sous les verrous, je ne risquerai rien à parler, tu comprends. Tu peux compter que je serai séparé de toi pendant deux années, – ajouta-t-il, sur un ton de chagrin sincère. – Ce sera moins dur pour toi que pour moi. Voici ce que tu devras faire, pendant que je… Écoute, Winnie, le mieux pour toi, c’est de garder cette boutique pendant ces deux ans. Tu es assez au courant pour t’en tirer seule, et tu as de la tête… Je te préviendrai quand le moment sera venu de chercher à vendre. Il faudra faire grande attention ; les camarades auront l’œil sur toi pendant tout ce temps. Il te faudra être aussi habile que tu sais l’être, et réservée comme la tombe. Personne ne devra savoir tes intentions. Je ne tiens pas du tout à recevoir un coup de couteau dans le dos ou à me faire assommer en sortant de prison !

Ainsi parlait M. Verloc, appliquant, avec une ingénieuse prévoyance, ses facultés à résoudre les problèmes de l’avenir. Sa voix était sombre parce qu’il avait le sentiment correct de la situation. Un agent secret qui jette au vent, par désir de vengeance, l’aveu de sa fonction clandestine, et se targue du rôle qu’il a rempli, suscite des indignations désespérées et sanguinaires. Sans exagérer inutilement le danger, M. Verloc s’efforçait d’en faire concevoir la portée à sa femme. Il répéta qu’il n’avait aucune intention de laisser les révolutionnaires se débarrasser de lui.

Ce disant, il regarda Winnie dans les yeux, et son regard s’engloutit dans les profondeurs insondables de ces pupilles dilatées.

– Je t’aime trop pour cela, – finit-il avec un petit rire nerveux.

Une légère rougeur colora la joue pâle de Madame Verloc. Arrivée au terme de ses visions du passé, elle venait non seulement d’entendre, mais de comprendre les paroles de son mari, et ces paroles, tombant au milieu de sa méditation désespérée, produisirent sur elle comme une sorte de suffocation.

L’état d’esprit de Madame Verloc avait le mérite de la simplicité, sinon celui de la rectitude. Une idée fixe la dominait, s’infiltrait dans les moindres replis de son cerveau : « Cet homme, avec lequel elle vécut résignée durant sept ans, cet homme auquel son corps et son esprit s’étaient peu à peu habitués, l’homme en qui elle avait placé sa confiance, lui avait enlevé le « pauvre garçon Â» pour l’assassiner ! Â» Dans sa forme, dans sa substance, dans son effet, qui était universel et altérait même l’aspect des choses inanimées, cette pensée lui plongeait l’esprit dans une stupéfaction sans fin. Madame Verloc conservait son immobilité. À travers son idée fixe (non plus à travers la cuisine) son mari allait et venait, comme d’habitude vêtu de son pardessus et coiffé de son chapeau, et, à chaque pas, il martelait du talon le cerveau de la malheureuse. Sans doute aussi discourait-il, mais l’unique pensée de Winnie étouffait presque constamment sa voix. Quand parfois elle percevait le son de cette voix, il en émergeait quelques mots qui exprimaient de l’espoir. À chacune de ces occasions, les pupilles dilatées de Madame Verloc, perdant leur fixité vague, suivaient les mouvements de son mari avec une attention impénétrable, et une expression de sombre désespoir.

Exactement instruit de tout ce qui touchait à son office secret, M. Verloc commençait à bien augurer du succès de ses projets et combinaisons, et croyait relativement facile d’échapper au couteau de la fureur révolutionnaire. Trop souvent il en avait exagéré la portée, par ruse professionnelle, pour conserver beaucoup d’illusions à ce sujet, car pour exagérer avec discernement, il faut commencer par mesurer avec précision. Il savait aussi combien de vertus et d’infamies s’oublient en deux longues années !

En outre Verloc jugeait de bonne politique de faire montre de toute l’assurance dont il était capable : cela donnerait du cÅ“ur à la pauvre femme. Dès qu’il se verrait libre, disait-il (et sa libération s’effectuerait en secret, conformément aux règles immuables de son existence), ils s’enfuiraient tous deux sans perdre de temps. Quant au soin d’effacer leurs traces, il priait Winnie de s’en rapporter à lui ; il savait comment s’y prendre, si bien que le diable lui-même… – et il la rassurait du geste. L’intention était louable ; malheureusement, M. Verloc n’était pas en parfaite communication d’esprit avec son auditoire.

Si la plupart des mots que prononçait son mari ne parvenaient pas à l’oreille de Madame Verloc, – que lui importaient les mots, à présent ? – elle percevait du moins le ton de tranquille assurance. Et son regard sombre suivait cet homme qui affirmait son impunité, – cet homme qui lui avait enlevé Stevie pour l’assassiner ! Les battements de son cÅ“ur lui devenaient perceptibles.

M. Verloc exprimait maintenant, avec un accent de tendresse conjugale, la ferme espérance qu’il y aurait encore pour eux de beaux jours. Sans entrer dans la question des moyens, ce devait être une vie paisible, nichée dans l’ombre, cachée en quelque refuge champêtre ; une vie modeste comme celle de la violette. Et M. Verloc employa cette phrase : « Faire le mort pendant quelque temps. Â» Ils iraient loin de l’Angleterre, naturellement ; sans qu’il fût possible de deviner si M. Verloc pensait à l’Espagne ou à l’Amérique du Sud ; certainement dans quelque lointaine contrée.

Ces derniers mots produisirent dans l’esprit de Winnie une impression des plus nettes. Cet homme parlait de gagner l’étranger. L’idée s’isola instantanément dans sa tête, et telle était la force de l’habitude, que machinalement elle se demanda : « Eh bien, et Stevie Â» ?

Mais tout de suite elle se rappela. Il n’y aurait plus jamais lieu de s’inquiéter de Stevie. Le pauvre garçon était mort, lâchement assassiné !

Le choc la rappela à elle-même, stimula son intelligence. Elle perçut des conséquences dont M. Verloc eût été grandement étonné. Stevie était mort. Pourquoi demeurerait-elle une minute de plus en cette maison ? Rien ne l’y retenait maintenant !

Elle se leva comme mue par un ressort. Mais elle ne voyait rien non plus qui pût l’attirer au-dehors, la retenir en ce monde ; et cette indécision l’arrêta. M. Verloc l’examinait avec une sollicitude toute maritale.

– Tu as l’air de te remettre un peu, – dit-il d’un ton inquiet, car quelque chose dans l’œil noir de sa femme lui demeurait inexplicable.

En ce moment précis, Madame Verloc commençait à se sentir délivrée de tous les liens qui l’attachaient à la terre. Son contrat avec l’existence, dont cet homme était la figuration, prenait fin. Elle était une femme libre.

Si M. Verloc avait eu notion de cette façon de voir, il eût été extrêmement froissé. Dans ses affaires de cÅ“ur, M. Verloc avait toujours été d’une insouciante générosité, avec, cependant, cette unique préoccupation d’être aimé pour lui-même. Sur ce point, sa confiance, d’accord avec sa vanité, était absolument irréductible. De par ses vertus et par son droit d’époux, il jugeait qu’il n’en pouvait être autrement. Il avait eu beau vieillir, s’épaissir, s’alourdir, cette confiance ne s’était jamais amoindrie qu’il ne lui manquait aucune séduction qui lui garantît d’être aimé pour lui-même. Quand il vit Madame Verloc se lever sans un mot pour sortir de la cuisine, il en éprouva du dépit.

– Où vas-tu ? – demanda-t-il, assez aigrement. – Tu montes ?

Déjà à la porte, elle se retourna. Un instinct de prudence, né de la peur effroyable qu’elle avait d’être approchée et touchée par cet homme, lui fit faire un signe de la tête, le pied posé sur la troisième marche de l’escalier, et elle accompagna ce signe d’un léger mouvement des lèvres que l’optimisme conjugal de M. Verloc interpréta comme un sourire indécis.

– Tu vas te coucher ? Tu fais bien. Il te faut du repos et de la tranquillité. Va… Je ne serai pas long à te rejoindre.

Madame Verloc, la femme libre, sans savoir au juste où elle allait, obéit à cette intimation avec une raideur d’automate.

M. Verloc la regarda disparaître dans l’escalier, et demeura songeur. Décidément l’attitude de Winnie n’était point satisfaisante. N’aurait-elle pu au moins venir se jeter contre sa poitrine ? Mais il était indulgent : Winnie n’était-elle pas toujours silencieuse et peu démonstrative ? D’ailleurs, lui non plus n’était guère prodigue, à l’habitude, d’épanchements et de paroles. Pourtant, les circonstances de cette soirée n’étaient point banales ; elles étaient de celles où un homme éprouve le besoin d’être raffermi et fortifié par des preuves manifestes de sympathie et d’affection.

M. Verloc soupira, et il éteignit le gaz dans la cuisine. La sympathie qu’il ressentait à l’égard de Winnie était intense et réelle.

Des larmes lui montèrent aux yeux en songeant à la solitude qui attendait sa femme. À ce sujet, il déplora une fois de plus que Stevie fût absent de ce monde compliqué, et sa pensée s’attrista à ce souvenir. Si seulement ce gamin ne s’était pas détruit lui-même si bêtement !

Une sensation de fringale, comme en éprouvent, après les fatigues de quelque hasardeuse entreprise, des aventuriers d’une autre trempe que M. Verloc, de nouveau s’empara de lui. Le morceau de bÅ“uf rôti, posé là comme pour un repas funèbre à l’occasion des obsèques de son beau-frère, s’étalait à ses regards ; M. Verloc en reprit. Il en reprit voracement, sans retenue et sans décence, se taillant avec le couteau bien affilé d’épaisses tranches qu’il avalait sans pain.

Tout en se restaurant ainsi, il fut surpris de ne pas entendre, comme il l’aurait dû, sa femme aller et venir à l’étage supérieur. L’idée que peut-être il allait la trouver assise dans l’ombre, sur le bord du lit, non seulement lui coupa l’appétit, mais de plus lui enleva le désir de l’aller rejoindre. Et lâchant le couteau à découper, M. Verloc écouta avec une soucieuse attention.

Il eut enfin le soulagement de l’entendre tout à coup traverser la chambre et ouvrir la fenêtre. Après une période de silence pendant laquelle il se l’imagina penchant la tête au-dehors, il l’entendit refermer doucement, faire quelques pas, puis s’asseoir. Le moindre bruit de sa maison était familier à M. Verloc, si casanier d’ordinaire.

Quand ensuite les pas reprirent au-dessus de sa tête, il comprit, aussi clairement que s’il avait été présent, que Madame Verloc avait mis ses bottines. Il haussa imperceptiblement les épaules à ce symptôme de mauvais augure, et, s’éloignant de la table, il vint se camper le dos à la cheminée, la tête penchée de côté et mordillant anxieusement le bout de ses doigts, tout en épiant de l’oreille les mouvements de sa femme. Elle marchait çà et là, nerveusement, avec de brusques arrêts, tantôt devant la commode, tantôt en face de la penderie aux vêtements.

Un accablement immense, la pire épreuve de cette journée de coups et de surprises, l’envahit alors, jeta bas ce qui lui restait d’énergie. Il ne leva les yeux que lorsqu’il entendit sa femme descendre l’escalier. Il ne s’était pas trompé, elle était habillée, prête pour sortir.

Là-haut, Madame Verloc avait ouvert la fenêtre, partagée entre l’intention de crier : « Ã€ l’assassin ! Â» et celle de se jeter dans le vide ; car elle ne savait trop quel usage faire de sa liberté. Elle était comme partagée en deux êtres, dont les opérations mentales ne s’adaptaient plus.

La rue, silencieuse et déserte, lui parut complice de cet homme qui se montrait si sûr de son impunité. Elle redoutait qu’à ses cris personne ne vînt. Certainement, il ne serait venu personne ! L’instinct de conservation la retint de se précipiter dans cette sorte de tranchée profonde et boueuse. Et elle avait fermé la fenêtre, s’était habillée entièrement, sans oublier une voilette noire dont elle enveloppa son visage.

Quand elle apparut dans la lumière du petit salon, M. Verloc remarqua qu’elle portait même un sac à main, pendu à son bras gauche… Elle allait se réfugier auprès de sa mère, bien sûr ! Les femmes étaient décidément des créatures assommantes ! Telle fut l’idée qui se présenta devant son cerveau fatigué ; mais sa générosité lui interdit de donner asile à cette pensée plus longtemps qu’une seconde.

Blessé cruellement dans sa vanité, cet homme restait magnanime dans sa conduite, ne s’accordait même pas la satisfaction d’un amer sourire ou d’un geste de mépris. Avec une réelle grandeur d’âme, il regarda simplement la pendule accrochée au mur et dit, d’un ton très calme, mais énergique :

– Il est huit heures vingt-cinq, Winnie ! Cela n’a pas le sens commun de sortir si tard que ça.

Devant son bras tendu, Madame Verloc s’était arrêtée court. Il ajouta, pesant sur les mots :

– Ta mère sera couchée avant ton arrivée. Et puis, il est toujours temps d’annoncer ces nouvelles-là !…

Rien n’était plus éloigné de la pensée de Madame Verloc que d’aller voir sa mère. Cette seule idée la fit reculer, et, sentant une chaise derrière elle, elle obéit au contact et tomba assise.

Elle avait simplement l’intention de franchir le seuil de cette maison pour ne jamais y revenir.

« J’aimerais mieux errer par les rues tous les jours qui me restent à vivre que de demeurer ici une heure de plus Â», pensait-elle. Mais cette créature, dont le moral avait reçu un choc en comparaison duquel, dans l’ordre physique, le tremblement de terre le plus violent qu’ait jamais enregistré l’histoire n’est qu’une pâle et languissante image, cette créature était à la merci du moindre hasard, du simple contact d’une chaise. Elle s’assit donc. Avec son voile et son chapeau, elle avait l’air d’une visiteuse, venue passer un moment auprès de M. Verloc.

Satisfait de sa docilité immédiate, quoique agacé par cet acquiescement muet, cet air de ne céder que momentanément, il reprit avec autorité :

– Laisse-moi te dire, Winnie, que ta place, ce soir, est ici. Au diable toutes ces simagrées ! C’est toi qui as mis la police à mes trousses, n’est-ce pas ? Je ne te fais pas de reproches, mais c’est tout de même ta faute ! Tu ferais beaucoup mieux de retirer ce maudit chapeau ! Car je ne puis vraiment te laisser sortir à pareille heure, – conclut-il, en adoucissant le ton.

L’esprit de Madame Verloc se cramponna à cette déclaration avec une ténacité morbide.

Ainsi l’homme qui avait emmené Stevie, sous ses propres yeux, pour aller l’assassiner dans une localité dont le nom ne lui revenait pas pour le moment à la mémoire, cet homme ne lui permettrait pas de sortir ! Évidemment, il l’en empêcherait. Maintenant qu’il avait tué Stevie, il ne la lâcherait plus. Il voulait la garder pour rien. Et le cerveau ébranlé de Madame Verloc, se basant sur ce raisonnement caractéristique qui avait toute la force d’une logique démente, chercha des moyens pratiques de fuite. Elle se faufilerait près de lui, ouvrirait la porte, se précipiterait dehors. Mais il s’élancerait après elle, l’empoignerait à bras-le-corps, l’entraînerait dans la boutique. Elle se débattrait, le grifferait, le mordrait, elle le poignarderait même… Mais, pour le poignarder, il fallait une arme.

Immobile sous son voile noir, elle restait dans sa propre demeure comme une visiteuse mystérieuse et masquée, pleine d’impénétrables desseins.

La magnanimité de M. Verloc avait des bornes. À la fin sa patience se lassa :

– Tu ne diras donc rien ? Tu t’y entends, toi, à irriter les gens ! Ah oui ! je commence à te connaître ! Mais je puis t’assurer que j’en ai assez de tes façons de sourde-muette ! Et pour commencer, tu vas renoncer à cette mascarade ! On ne sait pas seulement si on parle à un mannequin ou à une femme en vie !

Il fit un pas, et d’un geste il arracha la voilette, démasquant une figure impassible et indéchiffrable, contre laquelle son exaspération nerveuse vint se fracasser comme une bulle de verre sur un rocher.

– J’aime mieux ça ! – dit-il, pour couvrir un certain malaise.

Puis il regagna sa place auprès de la cheminée. Il ne lui entrait pas dans la tête que sa femme pût l’abandonner. Il se sentait un peu honteux de lui-même, car il était tendre et généreux. Qu’allait-il faire ? Il avait déjà dit tout ce qu’il y avait à dire. Il protesta véhémentement :

– Sapristi ! Tu sais que j’ai cherché partout, au risque de me faire dénoncer, pour trouver quelqu’un qui se charge de la maudite besogne. Et je te répète que je n’ai trouvé personne qui fût assez fou ou qui eût assez faim. Pour qui me prends-tu ? Pour un assassin, ou quoi ? Le pauvre garçon est mort ! Crois-tu donc que c’était mon désir qu’il se fît sauter ? Il est mort ; il n’a plus de soucis. Tandis que pour nous les soucis commencent, justement parce qu’il s’est fait sauter ! Je ne te blâme pas. Mais essaye donc de comprendre que tout ceci est pur accident ! Un accident au même titre que s’il s’était fait écraser par un omnibus en traversant la rue.

Sa générosité n’était pas infinie, parce qu’il était un être humain, et non pas un monstre, comme le supposait Madame Verloc. Il se tut ; une grimace, qui retroussa sa moustache en laissant voir les dents blanches, lui donna une expression d’animal méditatif, mais pas très dangereux, – un animal indolent, à la face luisante, quelque chose comme un phoque et doué d’une voix enrhumée.

– Et somme toute, – reprit-il, – c’est autant ta faute que la mienne. Voilà ! Tu as beau ouvrir les yeux ! Je sais que tu es très forte à ce manège ! Mais que je tombe mort à tes pieds si j’aie jamais pensé, sans toi, à ce garçon-là. C’est toi qui me l’as jeté dans les jambes au moment où j’étais devenu à moitié fou, à force de me tourmenter pour nous épargner à tous de graves ennuis. Quel démon t’a poussée ? On croirait que tu l’as fait exprès ! Du diable s’il n’y avait quelque infernale manigance là-dessous !… Il n’y a pas à dire, avec ton air de sainte nitouche qui ne regarde nulle part en particulier, et qui ne dit rien du tout, tu avais quelque chose en tête…

Il s’interrompit un instant. Madame Verloc ne desserra pas les dents, et, devant ce silence, il éprouva de la honte aux reproches qu’il venait de formuler. Mais comme il arrive souvent aux êtres paisibles, dans les querelles domestiques, sa honte l’incita à émettre d’autres récriminations :

– Tu as quelquefois une façon d’avaler ta langue, de quoi vous rendre fou, ma parole ! Tu as de la chance que je ne me laisse pas aussi facilement que d’autres mettre hors des gonds par tes bouderies ! Je t’aime bien, mais ne va pas trop loin. Ce n’est pas le moment. Nous devrions examiner ce qu’il convient de faire, à cette heure. Et je ne peux pas te laisser courir ce soir chez ta mère pour lui raconter des folies sur mon compte. Je ne le veux pas ! D’ailleurs si tu tiens absolument à m’accuser de la mort de son fils, n’oublie pas que la première responsable en cette affaire, c’est toi !

Il ne s’était jamais rien dit, sans doute, de si franc ou de si explicite dans cette maison, qu’entretenaient les gages d’une industrie secrète, augmentée de la vente de denrées douteuses, – expédients misérables imaginés par une humanité médiocre, pour préserver une société imparfaite des dangers de la corruption morale et physique, toutes deux secrètes en leur genre. Ces phrases, M. Verloc les avait dites parce qu’il s’estimait outragé. Mais les convenances réticentes de sa vie intime, nichées dans une rue sombre au fond d’une boutique où le soleil ne pénétrait jamais, ne se trouvaient troublées en rien. Madame Verloc écouta son mari avec une bienséance parfaite ; puis, elle se leva de sa chaise, avec sa jaquette et son manteau, comme une étrangère à la fin d’une visite. Elle fit quelques pas vers son mari, le bras tendu comme pour prendre congé en silence. Sa voilette pendant par une extrémité, sur le côté gauche de sa figure, donnait un air de désordre à ses mouvements contraints. Mais quand elle arriva devant la cheminée, M. Verloc n’y était plus. Il s’éloignait dans la direction du sofa, sans avoir levé les yeux pour juger de l’effet de sa tirade. Lassé, il se résignait dans un esprit vraiment marital. Mais il se sentait blessé à l’endroit vulnérable de sa faiblesse secrète. Puisqu’elle voulait bouder, eh bien, qu’elle boude ! Elle était, certes, de première force dans cet art domestique !

M. Verloc se laissa tomber lourdement sur le sofa sans s’inquiéter du sort de son chapeau, lequel, d’ailleurs, semblait accoutumé à prendre soin de soi, car il alla de lui-même se réfugier sous la table.

Il était fatigué. Toute sa force nerveuse, toute son assurance s’était usée dans les péripéties et les tortures de cette journée pleine de revers imprévus, survenant à la fin d’un mois exténuant de machinations et d’insomnies. Il n’en pouvait plus. L’homme n’est pas fait de pierre. Que tout aille au diable ! M. Verloc s’allongea dans son attitude favorite, habillé de ses vêtements habituels, un pan de son pardessus déboutonné traînant par terre. Il s’étendit sur le dos. Mais il lui tardait de goûter un repos plus parfait, le sommeil, quelques heures de délicieux oubli. Cela viendrait plus tard. En attendant, il se reposait, tout en se disant :

– C’est exaspérant. Je voudrais bien qu’elle changeât d’attitude.

Il devait y avoir quelque chose d’imparfait dans le sentiment que Madame Verloc avait de sa liberté recouvrée. Au lieu de se diriger vers la porte, elle alla s’adosser à la tablette de la cheminée, comme un vagabond s’appuie contre une clôture. Sa voilette noire, pendant comme une loque contre sa joue, et la fixité de son œil noir où la lumière de la pièce se résorbait et se perdait sans laisser la moindre lueur, contribuaient à donner un aspect farouche à son attitude.

Capable d’un marché, dont le seul soupçon eût infiniment choqué M. Verloc, si convaincu d’être aimé pour lui-même, elle restait cependant hésitante, comme si sa conscience scrupuleuse eût exigé d’elle quelque démonstration signifiant la rupture définitive du lien qui les avait unis.

Sur le canapé, M. Verloc essayait d’installer à l’aise ses grosses épaules, et, du fond de son cÅ“ur lassé, il formait un vÅ“u aussi pieusement fervent qu’une telle source pouvait en produire.

– Je donnerais beaucoup pour n’avoir jamais vu Greenwich Park ou rien de ce qui y touche ! – gronda-t-il d’une voix enrouée, dont les rauques accents remplirent la petite salle, exactement adaptée à la nature modeste d’un tel souhait.

Les ondes sonores, aux amplitudes mesurées, se propagèrent selon les formules mathématiques précises, s’épandirent autour des objets inanimés de la pièce, flottèrent autour de la tête de Winnie comme autour d’une tête de pierre. Alors, fait incroyable, les yeux noirs de Madame Verloc parurent s’agrandir encore ; le souhait échappé au cÅ“ur débordant de M. Verloc venait de combler une lacune dans la mémoire de sa femme ! Greenwich Park ! Un parc ! C’est là que Stevie avait été tué. Un parc, des branches cassées, des feuilles arrachées, des cailloux, des lambeaux de chair et d’os, tout cela jaillissait ensemble à la façon d’un feu d’artifice ! Elle se remémorait à présent, sous forme d’image, ce qu’elle avait entendu : il avait fallu rassembler les débris à la pelle ! Frémissante, il lui sembla qu’elle voyait s’accomplir devant elle cette tâche macabre. Elle ferma les yeux désespérément pour interposer devant cette vision le voile de ses paupières ; mais elle vit encore, dans une pluie de membres pantelants, la tête décapitée de Stevie s’attarder, suspendue, et s’éteindre lentement comme la dernière chandelle romaine d’un spectacle pyrotechnique.

Madame Verloc rouvrit les yeux. L’apparence pétrifiée de sa figure avait disparu. Un changement subtil s’était produit dans ses traits ; et dans ses regards, une nouvelle et saisissante expression avait paru, une de ces expressions qu’il est rarement donné d’analyser à loisir, mais sur la signification de laquelle un simple coup d’œil n’eût pas permis de se méprendre. Winnie n’avait plus aucun doute sur l’issue du contrat passé entre elle et son mari. Ses facultés, redevenues cohérentes, travaillaient sous le contrôle de sa volonté. Mais M. Verloc n’observa rien de tout cela. Il reposait dans cet état d’optimisme qu’amène l’excès de fatigue. Il ne voulait plus de tracas, plus de discorde avec personne, avec sa femme surtout. Sa justification était sans réplique. Il était aimé pour lui-même. Il interpréta favorablement la phase actuelle du silence de Winnie. Il était temps de faire la paix avec elle. Le silence avait assez duré : il le rompit en appelant sa femme à mi-voix.

– Winnie !

– Oui, – répondit docilement Madame Verloc, femme libre. Elle avait, à présent, recouvré l’usage de ses facultés, de ses organes vocaux. Elle avait repris le contrôle presque surnaturellement parfait de toutes les fibres de son corps. Elle redevenait elle-même, parce que le marché avait pris fin. Elle retrouvait une claire vision des choses, son astuce de femme. Elle avait un but en lui répondant si promptement : elle ne voulait pas que cet homme changeât de position, sur le sofa, position qui favorisait si bien les circonstances. Elle y réussit. L’homme ne bougea pas. Après lui avoir répondu, elle resta négligemment adossée contre la cheminée, dans une attitude de vagabond au repos. Elle n’éprouvait aucune hâte. Son front n’avait pas une ride. Elle gardait les yeux fixés sur les pieds de son mari dont la tête et le buste lui demeuraient cachés par le dossier du canapé.

Elle resta ainsi mystérieusement immobile, toutes ses forces réunies, jusqu’à ce qu’elle entendît M. Verloc parler à nouveau, avec un accent d’autorité maritale, et qu’il remuât un peu pour lui faire place à côté de lui, sur le bord du sofa.

– Viens donc, – répéta-t-il d’un ton que d’autres eussent jugé brutal, mais où Madame Verloc avait ses raisons pour reconnaître la note caressante de l’affection.

Comme si elle était encore l’épouse fidèle attachée à cet homme par des liens intacts, elle s’avança à son appel. Sa main droite effleura le bord de la nappe, tandis qu’elle se rapprochait, et quand elle fut passée, le couteau à découper avait disparu sans le moindre bruit de sa place à côté du plat.

M. Verloc entendit crier le plancher, et indolemment tranquille, il attendit.

On eût dit que l’âme errante du pauvre Stevie était revenue chercher un abri dans le sein de sa sÅ“ur, gardienne et protectrice ; car à chaque pas que faisait Winnie sa ressemblance avec son frère s’accusait davantage ; jusqu’à la lèvre inférieure pendante, jusqu’à cette légère divergence dans le regard.

Mais M. Verloc ne vit pas ce phénomène. Il était couché sur le dos et regardait en l’air. Il ne vit, partie sur le plafond et partie sur le mur, que l’ombre mouvante d’un bras et d’une main étreignant un couteau à découper. L’ombre dansante dessinait des mouvements faits à loisir, assez lents pour que M. Verloc pût reconnaître le bras et l’arme.

Ils furent assez lents pour qu’il pût saisir toute la signification du présage, sentir le goût de la mort lui monter à la gorge. Sa femme était prise de folie furieuse, de folie meurtrière. Ils furent assez lents, ces mouvements, pour que l’effet paralysant de cette découverte pût se dissiper dans une résolution de sortir victorieux de la lutte horrible à soutenir contre cette folle armée. Ils furent assez lents pour permettre à M. Verloc d’élaborer un plan de défense, comportant un bond derrière la table et le temps d’abattre cette femme à terre sous le coup d’une lourde chaise de bois. Mais ils ne furent pas assez lents pour laisser à M. Verloc le loisir de bouger bras ni jambe. Déjà le couteau était planté dans sa poitrine sans rencontrer de résistance sur son passage. Le hasard a de telles précisions !…

Dans ce coup plongeant, asséné de côté, Madame Verloc avait mis toute la force héritée d’une descendance obscure et immémoriale, la simple férocité de l’âge des cavernes et la furie nerveuse de l’âge de l’alcool. M. Verloc, l’agent secret, légèrement déplacé sous la violence du coup, expira sans bouger un membre, sans avoir pu achever la phrase ébauchée en manière de protestation :

– Ah non !…

Winnie avait lâché le couteau. L’extraordinaire ressemblance avec son frère défunt s’était évanouie de ses traits. Elle poussa un long soupir, le premier librement exhalé depuis que l’inspecteur Heat lui avait montré l’étiquette sur le morceau de drap arraché au pardessus de Stevie.

Elle se pencha, les bras accoudés sur le dossier du canapé. Elle adopta cette attitude non pour couver des yeux le cadavre de son mari, mais à cause des mouvements ondulatoires du petit salon, qui depuis quelques instants se comportait comme s’il était en mer, par une forte tempête.

Elle éprouvait du vertige, non point de l’agitation. Elle jouissait de sa liberté si parfaitement reconquise qu’elle ne lui laissait rien à désirer, et absolument rien à faire puisque Stevie n’était plus là pour réclamer son dévouement. Madame Verloc, qui pensait par images, n’était troublée par aucune vision puisqu’elle ne pensait pas. Elle ne bougeait pas non plus, jouissant de sa complète irresponsabilité et d’un loisir sans limites, presque à la manière d’un cadavre. Elle ne bougeait ni ne pensait pas plus que la dépouille mortelle de feu M. Verloc, étendue sur le sofa ; et au souffle près, l’accord entre ces deux êtres, l’un vif et l’autre mort, restait en apparence ce qu’il avait toujours été : un accord fait de prudente réserve, sans mots ni gestes superflus, base de leur existence respectable. Car leur vie conjugale avait été respectable, couvrant, sous d’honnêtes réticences, les problèmes qui peuvent naître de la pratique d’un métier secret et d’un commerce louche. Et jusqu’au bout, rien n’avait dérangé ce décorum : ni éclats inconvenants, ni explications déplacées ; et après le coup de couteau, cette réserve se maintenait dans l’immobilité et dans le silence.

Rien n’avait bougé dans le petit salon ; soudain Madame Verloc releva la tête et interrogea la pendule d’un regard soupçonneux. Un petit bruit se répétant à intervalles réguliers venait de frapper son oreille ; il croissait d’intensité tandis qu’elle se rappelait nettement que la pendule n’avait aucun tic-tac perceptible. Que lui prenait-il de se mettre tout à coup à se faire entendre ? Les aiguilles indiquaient neuf heures moins dix. Madame Verloc demeura insouciante du temps qui s’écoulait, et le tic-tac continua. Elle conclut bientôt que ce ne pouvait être la pendule, et son regard morne se promena sur les murs, vacilla, devint vague, pendant qu’elle tendait l’oreille pour localiser le bruit. Tic, tic, tic, tic…

Au bout de quelque temps elle abaissa les yeux sur le cadavre de son mari. Sa pose avait quelque chose de si naturel et de si familier qu’elle ne se sentit pas embarrassée ; rien de nouveau, rien de marquant dans les phénomènes de sa vie domestique. M. Verloc reposait à l’aise, comme d’habitude ; il avait l’air de se trouver très bien !

La position du corps empêchait Madame veuve Verloc d’apercevoir le visage de son défunt mari. Toujours errant à la recherche de la cause de ce petit bruit insolite, les beaux yeux alanguis de la veuve finirent par s’arrêter sur un objet plat, en os, qui faisait saillie par-dessus le bord du canapé. C’était le manche du couteau à découper familial ; il n’aurait rien offert d’étrange, n’eut été sa position à angle droit avec le gilet de M. Verloc, et aussi que quelque chose en dégouttait, gouttes sombres qui s’écrasaient l’une après l’autre sur le linoléum avec un bruit de tic-tac qui augmentait de vitesse et d’intensité, pareil à l’échappement d’une pendule affolée ; bientôt ce fut un ruissellement continu. Madame Verloc contempla cette transformation, tandis que des ombres d’anxiété passaient sur ses traits. C’était un mince filet, rapide, sombre…

– Du sang !

Devant cette circonstance imprévue, Madame Verloc abandonna sa pose nonchalante et indifférente. Avec un cri elle se redressa, et, relevant sa jupe, se précipita vers la porte, comme si ce ruissellement avait été l’indice d’un déluge dévastateur. Rencontrant la table sur son chemin, elle repoussa à deux mains cet obstacle, comme s’il eût été un être vivant, et avec une violence telle que le meuble effectua une bruyante glissade, et le grand plat, avec le morceau de viande, alla s’écrouler à terre au milieu d’un grand fracas de vaisselle brisée.

Puis tout rentra dans le silence. Madame Verloc s’était arrêtée à la porte. Au centre de la pièce, découvert par le déplacement de la table, un chapeau rond oscillait, au vent qu’avait produit la fuite de la jupe.

CHAPITRE XII

Winnie Verloc, veuve de M. Verloc et sÅ“ur du fidèle Stevie (déchiqueté en état d’innocence et convaincu qu’il accomplissait un exploit humanitaire) ne franchit pas la porte du petit salon. Un simple filet de sang l’avait fait fuir jusque-là, mais ce n’était qu’un mouvement de répulsion instinctive. La tête baissée et les yeux fixes, elle avait fait halte. On aurait pu croire que Madame Verloc, dans sa fuite à travers la petite pièce, avait parcouru de longues années, tant, arrivée à la porte, elle était une femme différente de celle qui, tout à l’heure, s’était accoudée au dossier du canapé, un peu étourdie, mais libre de jouir en toute tranquillité de son désÅ“uvrement et de son indépendance. Winnie n’avait plus le vertige ; sa tête ne tourbillonnait plus. Par contre, elle avait perdu son sang-froid ; elle avait peur. Si elle évitait de regarder dans la direction de son mari, ce n’est pas qu’il lui inspirât de l’effroi. M. Verloc n’avait pas un aspect effrayant. Il avait l’air de reposer confortablement. En outre, il était mort. Les morts n’impressionnaient pas Madame Verloc ; elle ne croyait rien des sornettes que l’on raconte à leur sujet. Ils ne reviennent jamais, ni par amour, ni par haine. Ils ne peuvent rien contre vous. Ils sont eux-mêmes moins que rien. Il y avait plutôt dans son esprit une nuance d’austère mépris pour cet homme qui s’était laissé tuer si aisément. Il avait été le maître de la maison, le mari, et le meurtrier de Stevie, et maintenant il ne comptait plus, sous aucun rapport. Sa valeur était moindre que celle du vêtement qui habillait son corps, que son pardessus, que ses chaussures, que ce chapeau qui traînait à terre. Il ne valait pas un regard. Même il ne comptait plus comme assassin. Le seul meurtrier que l’on trouverait ici quand on viendrait pour l’arrêter, ce serait… elle, Winnie Verloc !

Ses mains tremblaient tellement qu’elle dut s’y reprendre à deux fois pour renouer sa voilette. Madame Verloc n’était plus une femme libre, indépendante, désÅ“uvrée. Elle avait peur. Le coup qui avait tué M. Verloc n’était qu’un geste, par lequel elle avait soulagé l’angoisse qui l’étranglait, l’angoisse causée par les cris qu’elle retenait, les larmes séchées dans ses yeux brûlants, la rage affolante et indignée du rôle joué par cet homme, chose inerte à présent, et qui lui avait ravi le frère qu’elle affectionnait. Une force obscure l’avait incitée à frapper ce coup que le sang ruisselant sur le parquet transformait en un simple meurtre. Madame Verloc, qui s’était toujours abstenue d’examiner les raisons profondes des choses, se trouvait forcée ici d’envisager les conséquences de son acte. Elle n’était pas obsédée par un visage grimaçant, par un spectre accusateur, par une vision de remords, par aucun leurre de l’imagination. Elle voyait un unique objet : la potence. Et Winnie avait peur de la potence. Elle en avait une terreur hallucinante.

Elle n’avait vu cet ultime argument de la justice humaine que dans les gravures sur bois qui illustraient un certain genre de récits : aussi se figura-t-elle d’abord la potence érigée sur un arrière-plan sombre et orageux, festonnée de chaînes et de squelettes, avec des vols d’oiseaux tournant en cercle pour venir attaquer du bec les yeux des pendus. L’image était assez effrayante. Mais, sans être une personne très instruite, Madame Verloc possédait une connaissance suffisante des institutions de son pays pour savoir que les potences ne s’élèvent plus, comme le veut la légende romanesque, sur les rives de fleuves lugubres ou sur des promontoires balayés par le vent : qu’on les dresse aujourd’hui dans la cour des prisons. Là, comme dans une fosse bornée de quatre hautes murailles, à la pointe du jour, on amène le condamné ; la scène se déroule dans un calme horrible, « en présence des autorités Â».

Les yeux à terre, les narines frémissantes d’angoisse et de honte, elle se voyait toute seule au milieu d’une réunion de messieurs inconnus, qui posément se mettaient en devoir de la suspendre par le cou… Cela… jamais ! jamais !… Et comment s’y prenait-on ? L’impossibilité où elle était de se représenter les détails de cette calme exécution augmentait encore l’affolement de sa terreur. Jamais les journaux ne donnaient de détails, ou du moins ils n’en donnaient qu’un seul et ils affectionnaient particulièrement de le citer à la fin d’un maigre compte rendu. Winnie se rappelait la phrase mot pour mot. Elle lui revint à l’esprit avec une acuité lancinante, comme si chaque lettre était gravée dans son cerveau avec un fer rouge : « La hauteur de la chute fut de quatorze pieds ! Â» Cette courte phrase lui causait une torture physique. Sa gorge se contractait dans un effort pour résister à la strangulation, et l’appréhension de la secousse prit une telle intensité, que des deux mains elle étreignit ses tempes, comme pour éviter que sa tête ne fût arrachée de ses épaules. « La hauteur de la chute fut de quatorze pieds ! Â» Non, cela ne serait pas ! Elle ne pourrait supporter cela. La pensée en était intolérable.

Madame Verloc prit la résolution de s’aller jeter tout de suite dans la Tamise du haut d’un pont !

Cette fois, elle réussit à renouer sa voilette. Ainsi masquée, toute noire des pieds à la tête, à part quelques fleurs qui tremblaient à son chapeau, elle consulta machinalement la pendule et pensa qu’elle devait s’être arrêtée.

Elle ne parvenait pas à croire qu’il ne s’était passé que quelques minutes depuis qu’elle avait regardé le cadran. Certes non. Les aiguilles étaient arrêtées depuis lors. En fait, trois minutes seulement s’étaient écoulées entre le soupir libre et profond qu’elle poussa après l’acte meurtrier et le moment où elle prit la résolution de se jeter dans la Tamise. Mais Madame Verloc restait incrédule. Il lui semblait avoir entendu dire ou lu quelque part que les pendules et les montres s’arrêtaient toujours à l’instant d’un meurtre pour la confusion du meurtrier. Que lui importait ? Le temps d’aller au fleuve, et un saut par-dessus le pont… Mais que ses pieds étaient pesants !…

Elle se traîna péniblement à travers la boutique, dut se cramponner au bouton de la porte avant de trouver la force nécessaire pour l’ouvrir. La rue lui faisait peur, depuis qu’elle ne menait plus qu’à la potence ou à la Tamise. Madame Verloc franchit le seuil la tête la première et les bras en avant, comme quelqu’un qui s’élance du parapet d’un pont. Cette sortie avait un avant-goût de noyade. Une humidité gluante l’enveloppa, pénétra dans ses narines, imprégna ses cheveux.

Il ne pleuvait pas, mais chaque réverbère était entouré d’un halo de brume roussâtre. Le fourgon et les chevaux étaient partis, et, dans les ténèbres de la rue, la fenêtre à rideaux du restaurant des cochers faisait une tache brouillée de lumière rouge presque au niveau du trottoir. Madame Verloc, avançant péniblement, se disait qu’elle était sans amis, seule, désespérément. C’était vrai, si vrai que, dans son désir soudain de voir une face amie, seule la figure de Madame Neale, la femme de ménage, s’offrit à son souvenir.

Sans amis, sans relations, sans voisinage familier, elle ne laisserait pas de regrets. N’imaginez pas pourtant que Madame veuve Verloc eût oublié sa mère. Non ! Winnie avait été fille dévouée et fidèle presque autant que sÅ“ur idolâtre ; sa mère avait presque toujours cherché auprès d’elle le réconfort ; mais elle n’en pouvait attendre en retour ni conseil, ni consolation. À présent que Stevie était mort, le lien semblait brisé. Où trouver la force de révéler à la pauvre femme l’horrible histoire ? En outre, c’était trop loin. C’est vers le fleuve qu’elle devait marcher au plus tôt, et elle s’efforça d’oublier sa mère.

Chaque pas lui coûtait un effort qui paraissait toujours être le dernier qu’elle pût faire. Péniblement, elle avait dépassé la lueur trouble du petit restaurant. « Au pont… et par-dessus bord ! Â» se répétait-elle avec une obstination farouche. Elle allongea le bras juste à temps pour se retenir à un réverbère. « Je n’arriverai jamais avant le jour ! Â» songea-t-elle.

La peur de la mort paralysait son désir d’échapper à la potence. Il y avait des heures, lui semblait-il, qu’elle avançait en chancelant au long de ce trottoir.

« Jamais je n’arriverai !… Ils me ramasseront dans la rue !… C’est trop loin ! Â» Et elle se raidissait, haletante.

« La hauteur de la chute… quatorze pieds. Â»

Violemment, elle repoussa le réverbère et se remit en marche. Mais bientôt un flot de faiblesse la submergea comme une vaste mer, emportant à la dérive toute résolution. « Je n’arriverai jamais jusqu’au fleuve, Â» marmottait-elle, soudain arrêtée et chancelant sur place : « Jamais ! Â»

Convaincue de l’impossibilité de marcher jusqu’au pont le plus proche, Madame Verloc pensa à fuir à l’étranger.

La pensée lui en vint soudain : des meurtriers s’échappaient… ils gagnaient l’étranger, l’Espagne, la Californie… Des noms, pour elle. Le vaste monde créé pour la gloire de l’homme n’était pour Madame Verloc qu’une étendue vide. Elle ne savait où se diriger.

Les assassins ont des amis, des complices, des aides… ils savent comment fuir, eux ! Elle ne savait rien, n’avait rien ! Elle était la plus solitaire des criminelles ; seule dans Londres ! L’énorme ville de merveilles et de boue, avec son dédale de rues et ses myriades de lumières, était noyée pour elle dans un abîme de ténèbres d’où aucune femme sans aide ne pouvait espérer s’évader.

Elle reprit sa marche vacillante, prête à buter à chaque pas, mais tout à coup, inopinément, elle éprouva une sensation de soulagement, de sécurité : levant la tête, elle entrevit un visage d’homme qui cherchait à percer le mystère de son voile.

Le compagnon Ossipon n’était pas de ceux qui se détournent d’une inconnue. Aucune fausse délicatesse ne lui interdisait de lier connaissance avec la première venue, fût-elle sous l’empire de la boisson. Le compagnon aimait les femmes ; il avait saisi celle-ci dans sa forte poigne et il tâchait de la dévisager quand il s’entendit interpeller d’une voix mourante :

– Monsieur Ossipon !

Il fut sur le point de la laisser choir sur le sol.

– Madame Verloc ! Vous ici !…

Il lui parut impossible qu’elle fût en état d’ivresse. Mais on ne sait jamais !… Il n’approfondit pas, pour le moment, cette question ; décidé à profiter de l’heureux hasard qui semblait lui livrer la femme du compagnon Verloc, il tenta de l’attirer contre lui. À son grand étonnement, elle céda sans difficulté, et même elle s’appuya sur son épaule un bon moment avant d’essayer de se dégager. Ne voulant pas brusquer un destin favorable, le compagnon Ossipon, d’un geste naturel, retira son bras.

– Vous m’aviez reconnue ? – balbutia-t-elle, se maintenant assez fermement debout devant lui.

– Pouvez-vous le demander ? – s’écria Ossipon sans aucune hésitation. – J’ai pensé à vous trop souvent ces temps-ci pour ne pas vous reconnaître n’importe où, à n’importe quel moment !… J’ai toujours pensé à vous… depuis la première fois que je vous ai vue.

Madame Verloc paraissait ne pas entendre.

– Vous veniez à la boutique ? – demanda-t-elle nerveuse.

– Oui. Sitôt après avoir lu le journal, je me suis précipité.

Pour dire vrai, le compagnon Ossipon s’était terré pendant deux bonnes heures dans le voisinage avant de s’enhardir jusqu’à prendre le chemin de Brett Street. Le robuste anarchiste n’était pas, à proprement parler, un conquérant audacieux. Il se souvenait que Madame Verloc n’avait jamais eu pour ses Å“illades le moindre signe d’encouragement, et en outre, il craignait que la boutique ne fût surveillée par la police ; or, le compagnon Ossipon n’avait nulle envie que la police se fît de ses sympathies révolutionnaires une idée exagérée.

En ce moment même, il ne savait pas encore très bien à quoi se résoudre. Comparée à ses affaires de cœur habituelles, celle-ci était une entreprise importante et sérieuse. Il ignorait ce qu’elle comportait et jusqu’où il lui faudrait aller pour mettre la main sur ce qu’elle pourrait offrir. Ces perplexités, modérant son exaltation, donnèrent à son ton une gravité en harmonie avec les circonstances.

– Puis-je vous demander où vous alliez ? – s’enquit-il, en baissant la voix.

– Ne me le demandez pas ! – s’écria Madame Verloc, frémissante, tout son instinct de vivre se révoltant soudain à l’idée de la mort. – Peu importe où je vais…

Ossipon se dit qu’elle paraissait très exaltée, mais n’était pas en état d’ivresse.

Elle garda le silence pendant un moment, à côté de lui ; puis, tout d’un coup, elle eut un mouvement à quoi il était loin de s’attendre : elle lui prit le bras. Il fut fort surpris par cet acte, certes, non moins que par la spontanéité résolue du geste. Mais la conjoncture étant délicate, le compagnon Ossipon agit avec délicatesse ; il se contenta de presser doucement le bras de Winnie contre son flanc robuste. Au même instant, il se sentit entraîné en avant, et il céda à l’impulsion. Parvenu au bout de Brett Street, il eut le sentiment d’être dirigé vers la gauche, et il céda encore.

Le fruitier du coin avait éteint l’apothéose glorieuse de ses oranges et de ses citrons ; Brett Place était envahie d’ombre et parsemée de halos brumeux par les rares becs de gaz qui délimitaient sa forme triangulaire, avec, au centre, le groupe de trois becs du refuge. Bras dessus, bras dessous, ils glissaient à pas lents, rasant les murs, comme deux amoureux, sans gîte dans la triste nuit.

– Que diriez-vous si je vous avouais que je vous cherchais ? – fit Madame Verloc, serrant avec force le bras de son compagnon.

– Je dirais que vous ne pouviez trouver personne de mieux disposé à vous consoler dans votre malheur, – repartit Ossipon, avec l’idée d’avancer d’un bon coup ses chances d’aboutir. En réalité, cette délicate affaire avançait à une allure qui le laissait presque hors d’haleine.

– Dans mon malheur ! – répéta-t-elle lentement.

– Oui !

– Vous savez quel est mon malheur ? – murmura-t-elle d’une voix étrange.

Ossipon s’expliqua ardemment :

– Dix minutes après avoir lu le journal, j’ai rencontré un ami, que vous devez avoir vu une fois ou deux chez vous, et j’ai eu avec lui une conversation qui ne put me laisser aucun doute. Je ne fis qu’un bond jusqu’ici, ne sachant comment vous… Je vous aime au-delà de toute expression, depuis la première fois que j’ai vu votre visage ! – éclata-t-il, comme incapable de se contenir.

Une longue pratique avait appris au compagnon Ossipon que les femmes doutent rarement de là sincérité de ce genre de protestations. Mais ce qu’il ne savait pas, c’était que Madame Verloc accueillait ces paroles avec toute l’avidité que l’instinct de la conservation peut mettre dans l’étreinte d’une personne qui se noie. Pour la veuve de Verloc, le robuste anarchiste était un radieux messager de vie.

Ils marchaient à pas lents.

– Je le savais, – murmura-t-elle faiblement.

– Vous l’aviez lu dans mes yeux ! – insinua Ossipon avec une parfaite assurance.

– Oui, – souffla-t-elle, à son oreille penchée.

– Un amour comme le mien ne pouvait se dissimuler à une femme comme vous, – fit Ossipon, s’efforçant de détacher son esprit des considérations matérielles, telles que la valeur commerciale de la boutique et la somme d’argent que Verloc avait pu laisser à la banque, et s’appliquant à ne penser qu’au côté sentimental de l’affaire. Au fond de lui-même, il était quelque peu choqué de son succès. Verloc avait été un brave homme, et certainement un très supportable mari, autant qu’on pouvait s’en rendre compte. Toutefois, le compagnon Ossipon n’allait pas chicaner son bonheur pour l’amour d’un mort. Résolument, il fit taire toute sympathie pour le compagnon Verloc et poursuivit :

– J’ai tâché de cacher mes sentiments, mais j’étais trop rempli de votre image et vous ne pouviez faire autrement que de voir ce que j’éprouvais. Je ne l’aurais pas cru cependant. Vous étiez toujours si lointaine…

– Qu’espériez-vous donc ? J’étais une femme honnête…

Elle s’interrompit, puis reprit, comme si elle parlait pour elle seule, obéissant à un ressentiment sinistre :

– Jusqu’à ce qu’il m’ait faite ce que je suis…

Ossipon, sans relever ces paroles, poursuivit son idée :

– Il ne m’a jamais paru digne de vous, – déclara-t-il, jetant au vent tout souci de loyauté. – Vous étiez digne d’un meilleur sort.

– D’un meilleur sort ! – interrompit amèrement Madame Verloc. – Il m’a filouté sept années de ma vie.

– Vous paraissiez heureuse avec lui, – remarqua Ossipon, cherchant à excuser la tiédeur de sa conduite passée. – C’est ce qui m’intimidait. Vous paraissiez l’aimer ; j’en étais surpris… et jaloux.

– L’aimer ! – se récria Madame Verloc, pleine de rage et de mépris. – L’aimer ! J’ai rempli mes devoirs d’épouse ; je suis une femme respectable. Et vous avez cru que je l’aimais ! Vous avez pu le croire, vous, Tom ?…

Le compagnon Ossipon tressaillit d’aise. De son vrai nom, il s’appelait Alexandre ; Tom était un surnom que lui donnaient ses intimes dans les moments d’épanchement. Il n’avait aucune idée qu’elle l’eût jamais entendu prononcer par personne. Mais elle l’avait non seulement entendu, mais l’avait précieusement conservé dans sa mémoire… peut-être dans son cÅ“ur.

– L’aimer, moi ? – reprenait Winnie. – Écoutez, Tom. J’étais jeune fille ; j’étais fatiguée, je n’en pouvais plus. J’avais deux êtres sur les bras, dépendant de moi entièrement, et je commençais à croire que je ne pourrais jamais aller jusqu’au bout. Deux êtres… ma mère et l’enfant… mon enfant bien plus que le sien. Que de nuits j’ai passées, avec Stevie sur mes genoux, toute seule, alors que je n’avais guère plus de huit ans moi-même !… C’était mon enfant, je vous dis !… Mais vous ne pouvez pas comprendre ; les hommes ne comprennent pas ces choses-là. Que pouvais-je faire ? Il y avait bien un jeune homme…

Le souvenir de son premier amour survivait, opiniâtre, comme un idéal entrevu, dans son cœur tout tremblant de la peur de la potence et plein de révolte à l’idée de la mort.

– C’est celui-là que j’aimais !… Vingt-cinq shillings par semaine, et son père le menaça de le chasser de la maison, s’il commettait la folie d’épouser une fille ayant sur les bras une mère infirme et un garçon incapable. Lui, il ne voulait pas se détacher de moi ; ce fut moi qui trouvai le courage, un soir, de lui fermer la porte au nez. Il le fallait, et pourtant je l’aimais tendrement !… Alors, cet autre se présenta. Il avait l’air bon. Il me voulait, en tout cas. Que pouvais-je faire avec ma mère et ce pauvre enfant ? Je consentis. Il avait de l’argent ; il acceptait les charges que je lui apportais… Sept ans… sept ans, j’ai été sa femme fidèle… Il m’aimait… Oui, tellement que parfois j’aurais voulu… Sept ans ! Sept ans, sa femme ! Et savez-vous ce qu’il était, votre ami, le bon, le généreux Verloc ? C’était un démon !

La véhémence de cette déclaration stupéfia complètement le compagnon Ossipon. Plantée devant lui, Winnie l’avait saisi par les bras, et elle le regardait dans les yeux, tandis que le fin brouillard continuait à saturer les ténèbres solitaires de Brett Place, ouatant de silence tout bruit de vie, comme en un puits triangulaire d’asphalte et de briques, de maisons aveugles et de pierres insensibles.

– Non, je ne m’en doutais pas ! – déclara Ossipon d’un air stupide et veule, dont le comique échappa à une femme que hantait la frayeur de la potence. – Mais je vois à présent. Je… je comprends, – pataugeait-il, tout en se demandant de quelles atrocités Verloc avait bien pu être capable, sous son apparence bonasse et endormie. C’était positivement terrifiant. – Je comprends ! – répéta-t-il.

Puis, sous une inspiration soudaine, il laissa tomber un « Malheureuse femme ! Â» plein de noble commisération au lieu de son habituel « Pauvre mignonne ! Â» un peu trop familier.

Le cas n’était pas banal, en effet. Il avait conscience de se trouver en face d’une partie anormale, sans toutefois perdre de vue l’importance de l’enjeu.

– Brave et malheureuse femme !

Il était heureux d’avoir trouvé cette variante ; mais il ne put rien imaginer d’autre.

– Ah ! mais il est mort maintenant ! – ajouta-t-il, en mettant un accent de vindicative animosité, dans cette exclamation contenue.

Madame Verloc s’accrocha à son bras avec frénésie.

– Vous l’avez donc deviné ! – cria-t-elle, comme hors d’elle-même. – Vous… vous avez deviné ce qu’il m’a fallu faire ?…

Il y avait, dans le ton indéfinissable de ses paroles, des accents de triomphe, de soulagement et de gratitude qui captivèrent toute l’attention d’Ossipon, au détriment de leur signification littérale. Il se demandait ce qui avait bien pu lui arriver pour qu’elle fût dans un tel état d’exaltation. Il commençait même à se demander si cette incompréhensible affaire de Greenwich Park n’avait pas pour cause secrète le désaccord ignoré de tous qui existait chez le couple Verloc ; il alla jusqu’à soupçonner le mari d’avoir choisi cet extraordinaire moyen de suicide. Voilà qui expliquerait l’inutilité apparente de l’attentat ! Rien dans les circonstances présentes n’appelait une manifestation anarchiste, au contraire ! Et Verloc en savait là-dessus tout autant que le reste de la bande. Quelle énorme farce si Verloc avait tout simplement voulu se jouer de l’Europe, du monde révolutionnaire, de la police, de la presse, et aussi du Professeur, si sûr de lui ! Tout de même, songea Ossipon ahuri, cela paraît presque certain ! Pauvre diable ! Il était fort possible après tout que dans ce ménage, ce ne fût pas précisément l’homme qui fût le démon !…

Alexandre Ossipon, dit « le Docteur Â», était enclin à porter des jugements indulgents sur ses amis du sexe fort. Sur ses amies du beau sexe, il avait des opinions pratiques spéciales. Il se prit à surveiller attentivement Madame Verloc, appuyée à son bras. Pourquoi voulait-elle qu’il eût deviné la mort de Verloc ? Mais cela, passe encore ! Les femmes tiennent souvent des propos saugrenus. Ce qu’il était curieux de savoir, c’est comment elle-même avait appris cette mort. Les journaux ne pouvaient relater autre chose que le fait brutal, puisqu’on n’avait pas identifié l’inconnu mis en pièces à Greenwich Park ; et il était à peine concevable que Verloc lui eût laissé avoir vent de son projet, quel qu’il fût.

Ce problème intéressait extrêmement le compagnon Ossipon. Il s’arrêta net.

Ils avaient alors parcouru les trois faces de Brett Place et se retrouvaient à l’endroit où débouchait Brett Street.

– Mais vous-même comment êtes-vous arrivée à savoir ?… – demanda-t-il d’une voix compatissante qu’il essayait d’approprier à la nature confidentielle des révélations qu’il venait d’entendre.

Elle fut prise d’un violent tremblement avant de pouvoir lui répondre, d’une voix dolente :

– Par la police. Il est venu un inspecteur… Il s’est nommé : l’inspecteur principal Heat. Il m’a montré…

Madame Verloc étouffait.

– Oh ! Tom, ils ont dû ramasser ses restes avec une pelle !

Des sanglots convulsifs l’étranglaient. En un instant Ossipon retrouva sa voix habituelle.

– La police ! Vous dites que la police est déjà venue ? Heat, l’inspecteur Heat en personne est venu vous informer de l’accident ?

– Oui ! Il est venu. Comme je vous le dis… Il est venu. Je ne savais rien. Il m’a montré un morceau de pardessus, et… « Connaissez-vous ceci ? Â» m’a-t-il demandé.

– Heat ! Heat ! Et qu’est-ce qu’il a fait ?

Madame Verloc baissa la tête.

– Rien… Il n’a rien fait ! Il est reparti. La police était du côté de cet homme, – murmura-t-elle tragiquement. – Un autre est venu aussi !

– Un autre ! Un autre inspecteur ? – demanda Ossipon, en proie à une agitation extrême, et prenant le ton d’un enfant effaré.

– Je ne sais pas. Il est venu. Il avait l’air d’un étranger. C’était peut-être un de ceux de l’ambassade.

Le compagnon Ossipon manqua de s’effondrer sous le coup de cette nouvelle révélation.

– L’ambassade ? Savez-vous ce que vous dites ? Quelle ambassade ? Qu’est-ce que vous racontez là ?

– Eh bien, mais l’ambassade de Chesham Square ! Ces gens contre lesquels il maugréait même en dormant. Je ne sais pas, moi. Qu’importe !

– Et celui-là, qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ?

– Je ne me rappelle pas !… Rien… Je m’en moque. Ne me questionnez pas ! – supplia-t-elle d’une voix lasse.

– Très bien ! Je ne vous questionne plus, – acquiesça Ossipon tendrement. Et il était sincère, non qu’il eût été touché par l’accent suppliant de Winnie, mais parce qu’il se sentait perdre pied dans les profondeurs de cette mystérieuse affaire. La police, l’ambassade, quoi encore ? Par crainte d’aventurer son intelligence dans des voies où ses lumières naturelles pourraient faillir à le guider sûrement, il écarta résolument de son esprit toutes conjectures, suppositions et hypothèses. D’ailleurs il tenait la femme ; elle se jetait positivement à sa tête, c’était l’essentiel. Après ce qu’il venait d’entendre rien ne pouvait plus l’étonner.

Et lorsque Winnie, comme éveillée soudain d’un rêve d’évasion et de salut, se mit à plaider avec ardeur la nécessité d’une fuite immédiate vers le Continent, il ne se récria en aucune façon. Il objecta avec un regret sincère qu’il n’y avait pas de train jusqu’au lendemain matin, et sous la clarté du réverbère voilée d’une gaze de brume, il scruta pensivement la face de Winnie, voilée d’un épais tulle noir.

Toute proche, la silhouette sombre de la jeune femme se perdait dans la nuit comme une forme à demi ciselée dans un bloc de marbre noir. Il était impossible de deviner ce qu’elle savait, jusqu’à quel point elle était impliquée dans ces histoires de police et d’ambassades. Mais d’ailleurs, si elle voulait gagner le large, ce n’était pas lui, Ossipon, qui s’y opposerait : il n’avait pour lui-même d’autre désir. Une maison, une boutique si étrangement fréquentées par des inspecteurs de la Sûreté et des fonctionnaires d’ambassades étrangères, n’étaient pas son affaire. Il fallait lâcher cela. Restait une question capitale : les économies, l’argent.

– Il faut que vous me cachiez quelque part jusqu’à demain matin, – fit-elle, prise de panique.

– Hélas ! je ne peux pas vous emmener chez moi ; je partage ma chambre avec un ami.

Ossipon était lui-même quelque peu désorienté.

Au matin, la maudite police aurait placé des agents dans toutes les gares, assurément. Et s’ils la coffraient pour une raison quelconque, elle serait perdue définitivement pour lui.

– Mais il faut me cacher. N’avez-vous donc aucune affection pour moi ?… Aucune ?… À quoi pensez-vous ?

Elle avait parlé avec une certaine violence ; puis elle laissa retomber ses mains jointes, découragée. Un instant, ils restèrent muets l’un devant l’autre, dans la brume qui tombait toujours, dans la nuit qui régnait en maîtresse sur Brett Place. Et pas une âme, pas même l’âme vagabonde, indépendante et amoureuse d’un chat ne vint troubler leur tête-à-tête.

– Il serait peut-être possible de trouver un logis sûr quelque part, – suggéra enfin Ossipon. – Mais pour être franc, je n’ai pas l’argent qu’il faudrait… à peine quelques sous. Nous autres, révolutionnaires, nous ne sommes pas riches !

Il avait en poche quinze shillings.

– Et puis, – ajouta-t-il, – il y a le voyage en perspective… à la première heure, demain matin.

Elle n’avait pas bougé, n’avait rien dit…

Ossipon sentit sombrer ses espérances. Évidemment, elle n’avait aucune combinaison à suggérer ! Tout à coup, il la vit porter la main à sa poitrine, comme si elle avait ressenti là une vive douleur.

– Mais j’en ai, moi, – balbutia-t-elle, convulsivement. – J’ai de l’argent, Tom ! Partons ! Allons-nous-en !

– Combien avez-vous ? – s’enquit-il, sans céder à l’invitation, car c’était un garçon prudent.

– J’ai de l’argent, je vous dis… tout l’argent.

– Qu’entendez-vous par là ? Tout l’argent que Verloc avait à la banque ? – demanda-t-il incrédule, mais préparé à ne montrer aucune surprise en cas de chance inespérée.

– Oui, oui ! – répondit-elle nerveusement. – Tout ce qu’il y avait ; j’ai tout !

– Comment diable vous y êtes-vous prise pour l’avoir déjà ?

– Il me l’a donné, – murmura-t-elle, soumise et tremblante.

Le compagnon Ossipon imposa silence à une surprise croissante.

– Oh ! alors… tout va bien ! – déclara-t-il.

Elle se pencha en avant et s’abattit sur sa poitrine où il la reçut avec effusion. « Elle avait tout l’argent ! Â» Son chapeau, et sa voilette aussi, faisaient obstacle à des transports plus marqués. Ossipon sut proportionner exactement ses manifestations de tendresse, qu’elle accueillit sans résistance et sans abandon, passivement, comme si elle n’était qu’à demi consciente. Sans difficulté aussi, elle se délivra de ses étreintes peu ferventes.

– Vous me sauverez, Tom, n’est-ce pas ? – sanglota-t-elle tout à coup, en se reculant un peu, mais sans lâcher les revers de sa jaquette imbibée d’humidité. – Sauvez-moi ! Cachez-moi ! Ne me laissez pas prendre par eux ! Vous me tuerez avant, dites ! Je ne pourrais pas… moi-même… Je ne pourrais pas… je ne pourrais pas… même pour éviter ce qui me fait peur !…

Ossipon lui trouva l’air étrange, presque dément ; il en éprouva un indéfinissable malaise. Travaillé par de graves pensées, il lui demanda d’un ton bourru :

– Mais de quoi diable avez-vous peur ?

– Vous ne devinez donc pas ce qu’il m’a fallu faire ? – s’écria la malheureuse.

Harcelée par l’horreur de ses appréhensions, la tête pleine d’images terrifiantes, elle s’imaginait que son incohérence était la clarté même. Elle ne se rendait pas compte du peu qu’elle avait révélé dans les phrases disjointes qu’elle complétait en pensée seulement. Elle éprouvait ce soulagement que donne une confession complète, et elle voyait une signification spéciale à chacune des paroles proférées par le compagnon Ossipon, qui n’était au courant que d’une partie des événements.

– N’avez-vous pas deviné ce qu’il m’a fallu faire ? – répéta-t-elle, d’une voix mourante. – Vous pouvez facilement imaginer de quoi j’ai peur, – continua-t-elle, en un murmure amer. – Je ne veux pas être prise. Je ne veux pas. Je ne veux pas. Je ne veux pas. Il faut que vous me promettiez de me tuer d’abord ! – Et elle le secouait par les revers de sa jaquette.

Brièvement il lui donna l’assurance que toute promesse de sa part était superflue, sans toutefois la contredire en termes trop nets, car il se flattait de savoir comment il faut se conduire avec les femmes nerveuses. Et il était enclin généralement à laisser son expérience guider sa conduite plutôt qu’à exercer sa sagacité dans chaque cas spécial. Dans le cas présent, sa sagacité avait à s’occuper ailleurs. Les paroles de femmes s’envolent au vent, mais les insuffisances des horaires restaient. La nature insulaire de la Grande-Bretagne s’imposa à son esprit avec une insistance odieuse.

– Il vaudrait autant être mis sous clef tous les soirs, – songea-t-il, avec irritation, aussi perplexe que s’il avait à escalader un mur avec cette femme sur son dos.

Tout à coup, il se frappa le front : à force de se torturer l’esprit, il venait de penser au service de Southampton-Saint-Malo. Le bateau partait vers minuit ; il y avait un train à 10 h 30 La bonne humeur lui revint et il fut prêt à agir.

– Par Waterloo, nous avons amplement le temps de gagner Southampton. Allons bon ! – dit-il, – qu’y a-t-il encore ? Ce n’est pas le chemin par là !

Ayant passé son bras sous le sien, Madame Verloc s’efforçait de l’entraîner de nouveau dans Brett Street.

– J’ai oublié de fermer la porte de la boutique en partant, – murmura-t-elle, en proie à une agitation terrible.

La boutique avait cessé d’intéresser le compagnon Ossipon ; il savait limiter ses désirs. Il fut sur le point de répondre : « Le diable emporte la boutique ! Â» Mais, il se retint, détestant les discussions sur des vétilles. Même, il pressa sensiblement le pas à la pensée qu’elle avait peut-être laissé l’argent dans le tiroir-caisse. Mais l’impatience fiévreuse de Madame Verloc l’emportait encore sur l’empressement qu’il mettait à la suivre.

La boutique parut d’abord tout à fait sombre. La porte était entrebâillée. Madame Verloc, appuyée contre la devanture, haleta :

– Personne n’est entré ? Regardez !… La lumière… la lumière dans le parloir !…

Ossipon pencha la tête en avant, et distingua une faible lueur au fond de la boutique.

– Oui, il y a de la lumière !

– J’ai oublié de l’éteindre, – balbutia Winnie d’une voix mourante.

Et comme il restait là, attendant qu’elle entrât la première, elle reprit avec quelque vigueur :

– Allez l’éteindre… ou je deviendrai folle !

Il ne fit aucune objection immédiate à une proposition si étrangement motivée.

– Où est-il, tout cet argent ? – demanda-t-il.

– Sur moi ! Allez, Tom, vite ! Éteignez le gaz. Entrez donc ! – lui cria-t-elle, en le poussant par les épaules.

Ne s’attendant pas à ce déploiement de force musculaire, le compagnon Ossipon se trouva lancé au milieu de la boutique. Il fut surpris de la vigueur de cette femme et scandalisé par son étrange conduite ; mais il s’abstint de revenir sur ses pas pour lui faire sur le trottoir de sévères remontrances. Ces caprices déconcertants commençaient à lui produire une impression désagréable. Tant pis ! n’était-ce pas l’heure ou jamais de se prêter à ses fantaisies ?

Le compagnon Ossipon contourna l’extrémité du comptoir, et, guidé par la demi-lueur de la porte vitrée, s’approcha du petit salon. Le rideau qui voilait le carreau était légèrement déplacé, et au moment de tourner la poignée, par une impulsion naturelle, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il regardait sans but, sans attention, sans la moindre curiosité ; ce fut un acte instinctif, pas autre chose. Il regarda donc, et aperçut M. Verloc reposant mollement sur le canapé.

Du fin fond de sa poitrine un hurlement monta à ses lèvres où il vint mourir, étranglé, lui laissant une saveur amère, en même temps que sa personne morale exécutait un bond frénétique en arrière. Mais sa main privée du contrôle de sa volonté restait cramponnée à la poignée de la porte. La figure collée à la vitrine, les yeux hors de la tête, Ossipon, sans même chanceler, regardait. Il aurait donné n’importe quoi pour s’enfuir, mais sa raison l’informa qu’il valait mieux ne pas lâcher le loquet. Était-il fou ? Était-ce une hallucination ? Ou bien l’avait-on attiré dans un piège avec une astuce démoniaque ? Pourquoi ?… Pour quelle raison ? Il ne comprenait pas. Sans qu’aucun sentiment de culpabilité lui étreignît la poitrine, dans la pleine paix de sa conscience, au moins en ce qui concernait ces gens, l’idée que le couple Verloc pouvait avoir quelque mystérieuse raison pour le faire disparaître lui traversa l’esprit, une angoisse lui crispa l’estomac, laissant derrière elle un malaise torturant, une nausée. Pendant un moment – un long moment – le compagnon Ossipon se sentit fort mal. Sa contemplation se prolongeait, et M. Verloc restait sans bouger, simulant le sommeil pour des raisons inconnues, tandis que sa diabolique moitié gardait la porte, invisible et muette, dans l’obscurité déserte de la rue. Tout cela n’était-il qu’une terrifiante invention de la police pour le prendre au piège ? Sa modestie recula devant une telle explication.

Le véritable sens de la scène qu’il contemplait finit cependant par se dessiner devant lui, lorsqu’il reconnut à terre le chapeau de Verloc, comme une chose extraordinaire, comme un signe, comme un présage de mauvais augure. Noir, les bords en l’air, il gisait sur le plancher, devant le sofa, comme pour recevoir les piécettes qu’y jetteraient les gens qui viendraient bientôt voir M. Verloc reposant calmement dans la paix de sa béatitude domestique. Du chapeau, les yeux effarés de l’anarchiste se portèrent sur la table écartée de sa place habituelle, s’arrêtèrent un instant sur le plat brisé, puis ils revinrent au canapé et distinguèrent cette fois un reflet blanc sous les paupières mal closes de l’homme étendu. M. Verloc paraissait moins bien endormi à présent ; la tête penchée, il fixait avec insistance sa poitrine du côté gauche. Et quand le compagnon Ossipon discerna le manche du couteau, il se détourna de la porte vitrée, pris d’un haut-le-corps violent.

Le claquement de la porte d’entrée qui se fermait brusquement fit bondir son cÅ“ur en une folle panique. Cette maison, avec son inoffensif habitant, pouvait encore devenir un guet-apens, un traquenard terrible. Le robuste compagnon n’avait plus une conception nette de ce qui lui arrivait. Tournant sur lui-même, il se cogna violemment la hanche contre le comptoir, et au milieu du retentissement terrifiant de la sonnette, il ébauchait une exclamation de douleur lorsqu’il sentit une étreinte convulsive lui emprisonner les bras sur ses côtés, tandis que des lèvres glacées lui chuchotaient à l’oreille :

– Un policeman ! Il m’a vue !

Il renonça à lutter. Winnie ne le lâchait pas ; ses mains, nouées derrière le dos robuste de l’homme, l’enserraient d’un anneau infrangible. Tant que les pas s’approchèrent dans la rue, ils restèrent là, poitrine contre poitrine, confondant leur souffle précipité, pénible, dans l’attitude d’une lutte à mort, en réalité possédés tous deux d’une frayeur mortelle. Et les minutes s’éternisaient.

L’agent de ronde avait en effet aperçu Madame Verloc. Débouchant de l’avenue brillamment éclairée, à l’autre extrémité de Brett Street, elle ne lui avait guère fait l’effet que d’un flottement confus dans l’obscurité ; encore n’était-il pas bien sûr d’avoir surpris ce flottement. Il n’avait donc nulle raison de presser le pas. En arrivant à la hauteur de la boutique, il remarqua qu’elle était déjà fermée ; il n’y avait rien là que de normal. Les agents de service avaient une consigne spéciale au sujet de cet établissement : il ne fallait pas se mêler de ce qui s’y passait, à moins de désordre caractérisé ; on devait se borner à rapporter les observations recueillies. Or, il n’y avait pas, ce soir-là, d’observation à faire ; mais par un sentiment de devoir et pour la tranquillité de sa conscience, peut-être aussi à cause de ce douteux flottement dans l’obscurité, l’agent traversa la rue et s’assura que la porte était close.

Le loquet de la serrure dont la clef reposait, abandonnée pour toujours, dans la poche du gilet de feu M. Verloc, résista comme de coutume.

Pendant que le consciencieux agent secouait ainsi la poignée, Ossipon sentit de nouveau les lèvres glacées de Madame Verloc trembler contre son oreille :

– S’il entre, tuez-moi !… Tuez-moi, Tom !

L’agent de ronde s’éloigna, dirigeant en passant, simplement pour la forme, le rayon de sa lanterne sourde vers la fenêtre de la boutique. Au-dedans, le couple attendit un moment, immobile, pantelant, dans la même posture ; puis les doigts se desserrèrent et les bras retombèrent lentement.

Ossipon s’appuya au comptoir. Le robuste anarchiste avait grand besoin d’un soutien. C’était horrible ; il éprouvait un écÅ“urement indicible, paralysant. Pourtant il réussit à exprimer une pensée lourde de reproche, qui montrait au moins qu’il se rendait compte de la situation :

– Deux minutes de plus et vous me faisiez pincer par cet animal !

Immobile au milieu de la boutique, la veuve de Verloc se contenta de répéter avec insistance :

– Allez éteindre le gaz, Tom ! Allez-y ! Je vous en conjure !

Elle devina vaguement son geste d’énergique refus. Rien au monde n’aurait pu décider Ossipon à pénétrer dans le salon ; non qu’il fût superstitieux, mais il y avait trop de sang par terre ; une énorme mare entourait le chapeau. Et il estimait sa présence en ce lieu déjà trop prolongée pour la paix de son âme, et pour la sécurité de sa tête peut-être !

– Le compteur, alors ! Là, regardez ! Dans ce coin.

Il traversa brusquement la boutique sombre, s’accroupit dans le coin désigné, mais sa docilité manquait de bonne grâce. Il tâtonna d’une main nerveuse, et soudain, derrière la porte vitrée, l’obscurité se fit, accompagnée simultanément par un juron étouffé et par le halètement convulsif d’une poitrine de femme.

La nuit, inévitable récompense du labeur des humains sur terre, la nuit était tombée sur M. Verloc, le révolutionnaire éprouvé, « un vieux de la vieille Â», l’humble soutien de la société, l’inestimable agent ∆ du baron Stott-Wartenheim ; fidèle, dévoué, consciencieux et admirable serviteur de l’ordre et du droit, dont la seule erreur avait été, peut-être, l’aimable faiblesse de se croire aimé pour lui-même.

Ossipon revenait vers le comptoir en tâtonnant dans l’atmosphère étouffante et noire comme de l’encre maintenant. Du centre de la pièce, la voix de Madame Verloc vibra, en une protestation désespérée.

– Je ne veux pas être pendue, Tom, je ne veux pas !…

Elle n’en put dire plus ; et, du reste, au même moment Ossipon l’interrompait par cet avertissement :

– Ne criez donc pas comme ça !

Puis il parut réfléchir profondément.

– Vous avez fait cela toute seule ? – s’enquit-il à voix basse, mais avec un calme en apparence si imperturbable, que Winnie sentit son cÅ“ur déborder de gratitude confiante en la force de son protecteur.

– Oui ! – balbutia-t-elle, dans l’ombre.

– Je ne l’aurais pas cru possible… personne ne le croirait, – marmotta l’anarchiste.

Elle l’entendit s’éloigner vers le parloir ; avec un bruit sec, le pêne glissa dans la gâche de la porte. Le compagnon Ossipon avait tourné la clef sur le sommeil de M. Verloc ! S’il avait agi ainsi, ce n’était pas par respect pour la nature solennelle de ce sommeil, ni pour quelque autre considération obscurément sentimentale, mais pour la raison précise qu’il n’était pas du tout certain que quelqu’un ne fût pas caché ailleurs dans la maison.

Il n’accordait aucune foi aux dires de cette femme, ou plutôt il était incapable encore de juger ce qu’il y avait de vrai, de possible ou seulement de probable dans cet univers ahurissant. Il était terrifié au point de ne savoir que croire ou ne pas croire dans cette extraordinaire affaire, qui avait commencé avec des inspecteurs de police et des envoyés d’ambassade, et qui finirait… qui sait où ?… à la potence pour quelqu’un. Il était terrifié à la pensée qu’il lui serait impossible de justifier l’emploi de sa soirée, car il l’avait passée à rôder dans les parages de Brett Street. Il était terrifié par cette farouche femme qui l’avait mené là, dans l’intention probable de le charger de complicité, s’il manquait de prudence. Enfin il était terrifié de la rapidité avec laquelle il se voyait impliqué dans de tels dangers… attiré dans ce traquenard… Vingt minutes, depuis qu’il avait rencontré Winnie, pas davantage.

La voix de Madame Verloc s’éleva de nouveau, soumise, suppliante, piteuse :

– Vous les empêcherez de me pendre, Tom ! Emmenez-moi loin. Je travaillerai pour vous. Je serai votre servante, votre esclave, je vous aimerai… Je n’ai plus personne sur terre… Qui ferait attention à moi, si vous me repoussez !

Elle se tut un moment. Puis des profondeurs de la solitude formée autour d’elle par un insignifiant filet de sang, tombant d’un manche de couteau, une inspiration baroque lui vint, à elle, l’honnête fille de la pension de Belgravia, la loyale et respectable épouse de M. Verloc.

– Je ne vous demanderai pas de m’épouser – promit-elle, en un souffle honteux.

Elle fit un pas dans l’ombre.

Il eut peur d’elle ; il n’eût pas été surpris de la voir tout à coup sortir un autre couteau destiné à sa poitrine, et il n’aurait certainement opposé aucune résistance : il n’eut même pas assez de force d’âme pour lui enjoindre de ne pas avancer. Pourtant il lui demanda d’une voix étrangement caverneuse :

– Dormait-il ?

– Non, – cria-t-elle, et elle poursuivit avec volubilité : – Non, il ne dormait pas. Il venait de me dire que rien ne pouvait l’atteindre, lui qui avait, sous mes yeux, emmené pour l’assassiner ce pauvre enfant si aimant, si innocent, si inoffensif ! Mon enfant, je vous dis ! Il se vautrait sur le canapé tout à son aise, après qu’il eut tué l’enfant, mon enfant. Je voulais m’en aller par les rues pour ne plus le voir. Et il m’a dit comme ceci : « Viens là près de moi ! Â» Après qu’il m’eut accusée de l’avoir aidé à tuer le cher petit… Hein ? que pensez-vous de cela ? Vous entendez, Tom, il m’a dit : « Viens là ! Â» après m’avoir arraché le cÅ“ur, après m’avoir égorgé mon enfant !…

Il y eut une courte pause, puis elle répéta deux fois, comme dans un songe :

– Après avoir assassiné mon enfant !

Un éclair de compréhension traversa la cervelle d’Ossipon. Alors, c’était le demi-crétin qui avait trouvé la mort à Greenwich !

Et la mystification dont tout le monde était victime, apparaissait plus complète que jamais, – colossale !

Dans sa surprise, il s’écria :

– Le dégénéré !

Mais la voix de Madame Verloc s’éleva de nouveau :

– Â« Viens là ! Â» Après m’avoir tué mon petit, il osait me dire tranquillement : « Viens là ! Â» De quoi se figurait-il que j’étais faite ? Vous entendez, Tom ? « Viens là ! Â» À moi, comme cela ! Mes yeux tombèrent sur le couteau et je me dis que j’allais venir puisqu’il avait tant besoin de moi. Oh ! oui, je suis venue… pour la dernière fois… Avec le couteau.

Ossipon l’écoutait terrifié. En plus de tous les autres genres de frayeur qui le possédaient, il se sentait atteint maintenant d’une frayeur scientifique. La sÅ“ur du « dégénéré Â», dégénérée elle-même, appartenait, sans nul doute, au type meurtrier.

Il était pris d’une panique immense et complexe, qui lui donnait, par son excès même, une fausse apparence de calme et de circonspection avisée : il parlait et se mouvait avec difficulté, sa pensée et sa volonté étaient à demi gelées, – mais nul ne pouvait voir sa face décomposée. Il se sentait à demi mort.

Soudain, il fit un saut d’un pied de haut. Profanant la paix inviolée de son foyer, Madame Verloc avait poussé un cri terrible.

– Au secours ! Tom, sauvez-moi ! Je ne veux pas être pendue.

Il se précipita en avant, essayant de la faire taire en lui appuyant la main sur la bouche. Mais, dans son élan aveugle et mal mesuré, il l’avait renversée. Il la sentait maintenant cramponnée à ses jambes : sa terreur atteignit son maximum, devint une sorte d’ivresse furieuse, une hallucination, revêtit les caractéristiques du délire alcoolique. Positivement, il se voyait entouré de serpents : il voyait cette femme s’enrouler autour de lui sans qu’il pût s’en débarrasser. Elle n’était pas homicide : elle était la mort elle-même, la compagne de la vie.

Comme soulagée par son hurlement, Madame Verloc se montrait un peu plus calme, par intermittences tout au moins.

– Tom, vous n’allez pas m’abandonner à présent, – bredouillait-elle, affalée sur le plancher. – Pour me quitter il faudrait que vous m’écrasiez la tête à coups de talon. Je ne vous lâcherai pas.

– Levez-vous ! – fit Ossipon.

Il était si pâle que sa face blême devenait visible dans les profondes ténèbres de la boutique, alors que Madame Verloc, sous sa voilette, n’avait pas de visage, pas de forme distincte. Seules les oscillations d’une petite chose blanche, – une fleur de son chapeau, laissant deviner la place où elle se trouvait, et ses mouvements, – indiquèrent qu’elle se relevait.

Quand elle fut debout, Ossipon regretta de n’avoir pas profité de cet instant pour bondir jusque dans la rue. Mais il comprit vite que cela n’aurait servi de rien, absolument de rien. Elle aurait couru après lui, elle l’aurait poursuivi de ses cris jusqu’à ce que tous les policemen du quartier fussent à ses trousses. Et alors, qui diable savait ce qu’elle débiterait sur son compte. Sa terreur fut telle pendant un moment qu’il lui passa par l’esprit le désir insensé de l’étrangler dans les ténèbres. Et sa terreur croissait sans cesse. Il se voyait déjà vivant avec elle, dans des transes abjectes, en quelque obscur village d’Espagne ou d’Italie, jusqu’à ce qu’un beau matin on le trouvât mort, lui aussi, avec une lame de couteau dans la poitrine, comme M. Verloc.

Il soupira profondément ; mais il n’osait pas bouger. Et Madame Verloc attendait, muette, le bon plaisir de son sauveur, puisant un réconfort à son silence méditatif. Soudain, il parla d’une voix presque naturelle. Ses réflexions avaient pris fin.

– Il est temps de sortir ; sans cela nous allons manquer le train.

– Où allons-nous, Tom ? – s’enquit-elle, timidement.

Madame Verloc n’était plus une femme libre.

– Ã€ Paris, d’abord ; c’est le mieux que nous puissions faire… Sortez devant, et voyez si la voie est libre !

Elle obéit. De la porte, entrouverte avec précaution, elle annonça, docile :

– Tout va bien !

Ossipon ne se le fit pas répéter. Malgré tous ses efforts pour n’éveiller aucun bruit, il ne put empêcher la sonnette de tinter derrière la porte refermée, tentative inutile de la gardienne du logis pour prévenir M. Verloc, sur son lit de repos, du départ définitif de sa femme avec son ami.

Dans la voiture qui les emportait, l’anarchiste exposa son plan. Il était encore très pâle, et ses yeux semblaient s’être enfoncés davantage dans sa face aux traits tirés ; mais il paraissait avoir réglé toutes choses avec une extraordinaire méthode.

– En arrivant, – expliqua-t-il d’une voix singulièrement monotone, – vous entrerez dans la gare devant moi, comme si nous ne nous connaissions pas. Je prendrai les billets et je vous glisserai le vôtre dans la main en passant près de vous. Après cela, vous irez dans la salle d’attente des premières, dames seules. Dix minutes avant le départ du train, vous sortirez ; je serai là, dehors. Vous passerez devant sur le quai, comme si vous ne me connaissiez pas. Il se peut qu’il y ait par là des yeux aux aguets. Seule, vous êtes une voyageuse quelconque qui prend le train. Moi je suis connu. Et en vous voyant en ma compagnie, on pourrait deviner que vous êtes Madame Verloc qui prend la fuite. Comprenez-vous, ma chérie ? – insista-t-il, en faisant effort pour articuler ce terme de tendresse.

– Oui, – fit-elle, blottie contre lui, immobile et rigide dans son horreur de la potence et sa frayeur de mourir. – Oui, Tom !

Et elle ajouta tout bas, comme pour elle seule, son effroyable refrain : « La hauteur de chute… quatorze pieds. Â»

Ossipon, blanc comme un récent moulage de plâtre fait sur sa propre figure après une épuisante maladie, reprit, sans la regarder :

– Ã€ propos, il faudrait que vous me donniez l’argent pour les billets, maintenant !

Tout en continuant de fixer l’infini par-dessus le tablier du cab, Madame Verloc défit quelques agrafes de son corsage et tendit à son compagnon le portefeuille en peau de porc. Il le prit sans mot dire et le plongea, eût-on cru, au plus profond de sa poitrine, sur laquelle il appliqua aussitôt après une claque du plat de la main. Tout cela s’accomplit sans même l’échange d’un regard : ils étaient comme deux êtres préoccupés uniquement d’apercevoir le premier indice d’un but désiré. Et ce ne fut que lorsque la voiture, tournant un coin de rue, s’engagea sur le pont, que l’anarchiste entrouvrit de nouveau les lèvres :

– Savez-vous quelle somme il y a ? – demanda-t-il comme s’il s’adressait à quelque lutin installé entre les oreilles du cheval.

– Non ! – répondit Madame Verloc. – Il me l’a donné tel quel. Je n’ai pas compté !… J’étais loin de penser à le faire, à ce moment-là… Et par la suite…

Elle esquissa un geste de la main ; un geste si expressif, venant de cette même main droite qui, moins d’une heure auparavant, avait porté le coup mortel au cÅ“ur d’un homme, qu’Ossipon ne put réprimer un frisson. Aussi l’exagéra-t-il à dessein :

– J’ai froid, – murmura-t-il. – Je suis transi jusqu’aux moelles.

Madame Verloc regardait droit devant elle, toute à la perspective de sa fuite. De temps à autre, comme une lugubre bannière déployée au travers du chemin, la phrase fatale s’étalait devant son regard fixe : « La hauteur de chute fut de quatorze pieds. Â» À travers sa voilette noire, le blanc de ses grands yeux, comme des yeux de femme masquée, jetait un éclat brillant.

La rigidité d’Ossipon avait quelque chose de net et de pratique. Tout à coup, comme s’il avait lâché un ressort qui lui permît de parler, il demanda :

– Dites-moi, savez-vous si votre… si le compte à la banque était sous son nom ou sous un nom d’emprunt ?

Madame Verloc tourna vers lui ses prunelles étincelantes de femme masquée.

– Un nom d’emprunt ? – répéta-t-elle, d’une voix égarée.

– Soyez précise dans ce que vous dites.

Il lui fit la leçon, tandis que la voiture poursuivait sa course rapide.

– C’est très important. Je vais vous expliquer. La banque a gardé les numéros de ces billets. S’ils lui ont été versés en son nom, quand on apprendra son… sa mort, on pourra se servir des billets pour nous dépister, puisque nous n’avons que cet argent. Vous n’auriez pas d’autre monnaie sur vous ?

Elle secoua la tête négativement.

– Pas du tout ? – insista-t-il.

– Quelques sous.

– Dans ce cas, ce sera dangereux, et nous aurons des précautions à prendre. Il faudra peut-être en perdre plus de la moitié pour le faire changer dans un endroit sûr que je connais à Paris. Dans le cas contraire, c’est-à-dire s’il s’est fait ouvrir un compte sous un autre nom… nous pouvons l’utiliser en toute sécurité. Vous comprenez ? La banque n’a aucun moyen de reconnaître que Verloc et Smith, mettons, ne sont qu’une seule et même personne. Saisissez-vous quelle importance il y a à ce que vous ne commettiez pas d’erreur ? Pouvez-vous me renseigner là-dessus ? Non, peut-être ! Hein ?

Posément, elle expliqua :

– Je me souviens, maintenant. Le dépôt n’était pas à son nom. Il m’a dit une fois qu’il était sous le nom de Prozor.

– Vous en êtes sûre ?

– Certaine !

– Vous ne croyez pas que la banque ait connaissance de son vrai nom ? Ou quelqu’un dans la banque, ou…

Elle haussa les épaules.

– Comment le saurais-je ? Est-ce probable, Tom ?

– Non, je ne crois pas. J’aurais préféré être fixé sur ce point, mais enfin… Nous voici arrivés. Descendez la première, et entrez dans la gare… Marchez d’un air dégagé.

Il resta en arrière et paya le cocher avec une pièce d’argent de sa propre bourse. Le programme qu’il avait si minutieusement arrêté fut suivi de point en point, et en même temps que Winnie, son billet pour Saint-Malo à la main entrait dans la salle d’attente des dames seules, le compagnon Ossipon pénétrait dans la buvette, où en sept minutes il absorba trois grogs bouillants.

– Pour essayer de chasser un rhume, – expliqua-t-il à la serveuse, en accompagnant son explication d’un signe de tête amical et d’une grimace qui voulait sourire. Après quoi, il sortit, emportant de ce joyeux intermède le visage d’un homme qui viendrait de boire à la Fontaine des Douleurs. Regardant la pendule, il constata qu’il était temps.

Ponctuelle, Madame Verloc quitta alors la salle d’attente ; elle avait son voile baissé, toute noire comme la mort, avec un bouquet tremblant de fleurs pâles sur la tête. Elle passa près d’un petit groupe d’hommes qui riaient ; il lui eût suffi d’un mot pour éteindre leur hilarité ! Sa démarche était lasse, mais elle faisait effort pour se redresser ; le compagnon Ossipon jeta sur le dos de la voyageuse un regard terrifié avant de se décider à la suivre.

Le train était formé ; il n’y avait pas grand monde devant les portières ouvertes, sans doute à cause de l’époque de l’année, et aussi du temps abominable qu’il faisait. Madame Verloc cheminait lentement devant la file des compartiments vides ; Ossipon lui toucha le coude :

– Montez là !

Elle monta ; Ossipon resta sur le quai, épiant les alentours.

Se penchant à la portière, Madame Verloc balbutia dans un souffle :

– Qu’est-ce qui se passe, Tom ? Y a-t-il du danger ?

– Attendez un moment, voici le conducteur.

Elle le vit accoster l’homme en uniforme et causer quelque temps avec lui. Le conducteur répondit : « Très bien, Monsieur ! Â» et s’éloigna en touchant le bord de sa casquette. Alors Ossipon revint près d’elle.

– Je lui ai dit de ne laisser monter personne dans notre compartiment.

Elle s’était assise le buste penché en avant.

– Vous pensez à tout !… Vous allez me tirer de là, n’est-ce pas, Tom ? – fit-elle, reconnaissante et agitée, relevant son voile pour dévisager son sauveur.

Ses traits étaient d’une immobilité stupéfiante ; ses yeux montraient des pupilles dilatées et ternes comme deux trous éteints et noirs dans l’éclat des globes blancs.

– Il n’y a pas de danger, – dit-il, plongeant ses regards dans les siens avec une fixité qui parut, à Madame Verloc, l’expression même de la force jointe à la tendresse.

Ce regard l’émut profondément ; sa figure durcie perdit de sa rigidité d’épouvante ; mais le compagnon la considérait comme jamais amant ne considéra sa maîtresse.

Alexandre Ossipon, dit« le Docteur Â», auteur d’une brochure médicale sur un sujet équivoque, et conférencier qui exposait l’hygiène sociale aux associations ouvrières, savait au besoin s’affranchir des entraves d’une moralité de convention. Mais il se soumettait aveuglément aux décrets de la science. En examinant cette femme, sÅ“ur d’un dégénéré, dégénérée elle-même à coup sûr et du type le plus dangereux, il invoquait Lombroso, à la manière dont le paysan d’Italie se recommande à son saint favori. Son Å“il scientifique scrutait les joues, le nez, les yeux, les oreilles… Mauvais ! mauvais ! Fatal ! Et comme les lèvres pâles de Madame Verloc se détendaient à la chaleur attentive de son regard, il put considérer aussi les dents… Plus de doute… Le type assassin !

Si le compagnon Ossipon ne recommanda pas son âme terrifiée à Lombroso, c’est uniquement parce que, d’après les données de sa science, il ne se croyait pas en possession d’une âme. Debout sur le quai, il continuait de scruter ce visage, en formulant tout bas ses constatations.

– C’était une créature extraordinaire que votre frère. D’ailleurs, un type parfait en son genre… Parfait !

Et Madame Verloc, à ces mots de louange adressés à l’image de son mort bien-aimé, se pencha davantage ; une lueur vacillante alluma ses yeux noirs, comme un rayon de soleil précédant l’averse.

– Oui, vous dites bien… – murmura-t-elle doucement, les lèvres tremblantes. – Vous vous intéressiez à lui, Tom ; et je vous ai aimé pour cela !

– C’est presque incroyable la ressemblance qu’il y avait entre vous, – poursuivit Ossipon, dissimulant à grand-peine l’impatience qu’il éprouvait de voir s’ébranler le train. – Oui, il vous ressemblait…

Ce discours n’était pas particulièrement touchant ni même affectueux ; mais le fait d’insister sur cette ressemblance suffit pour agir puissamment sur les facultés émotives de Madame Verloc. Avec un cri étouffé, elle cacha sa tête dans ses mains et éclata en sanglots.

Ossipon monta en wagon, referma précipitamment la portière et regarda l’heure au cadran de la gare. Encore huit minutes ! Pendant un instant, Winnie sanglota éperdument. Puis elle se remit un peu et pleura doucement d’abondantes larmes. Enfin elle essaya de parler à son sauveur, à ce messager de la vie.

– Oh ! Tom, comment puis-je craindre la mort, quand il m’a été enlevé si cruellement ! Comment est-ce possible ? Comment se peut-il que je sois si lâche ?…

Elle se reprochait tout haut son amour de la vie, cette vie sans grâce et sans charme, mais fidèle au but poursuivi, fidèle jusqu’au meurtre. Et, comme il arrive souvent dans les lamentations de la misérable humanité, riche de souffrances, mais pauvre de mots, la vérité, le cri même de la vérité, s’exprima sous une forme rebattue et artificielle, ramassée quelque part, dans le fatras des phrases qui formulent les sentiments factices.

– Comment puis-je autant craindre la mort ? Tom, j’ai voulu me tuer et je n’en ai pas eu le courage !… J’ai eu peur… La coupe n’était sans doute pas assez pleine pour moi. Alors, vous êtes venu…

Elle s’interrompit, et, dans un élan de confiance et de gratitude :

– Je veux vivre tout le reste de ma vie pour vous, Tom ! – sanglota-t-elle.

– Allez dans l’autre coin, le coin opposé au quai ! – fit Ossipon avec sollicitude.

Elle se laissa installer confortablement par son sauveur, qui redoutait l’arrivée d’une autre crise de larmes, plus violente que la première ; il en épiait la venue avec une sorte de vigilance médicale, comme s’il comptait les secondes.

Enfin le conducteur siffla. Ossipon ne put réprimer une contraction de sa lèvre supérieure, qui découvrit ses dents, lui donna un air de résolution sauvage. Madame Verloc n’entendit ni ne perçut rien. Le train s’ébranla. Ossipon attendait ; il sentit la vitesse s’accélérer et le grondement des roues couvrir le hoquet des sanglots. Alors, en deux enjambées, il fut à l’autre portière, l’ouvrit, et sans hésiter s’élança dehors ; puis, par une sorte de miracle opéré à la volée, il réussit à claquer derrière lui la portière, et se retrouva culbuté, sur le quai, jambes par-dessus tête, comme un lapin qui aurait reçu une charge de plomb. Quand il se releva, il était meurtri, ébranlé, blême et hors d’haleine, mais parfaitement calme et maître de répondre au groupe effaré d’employés de la gare qui l’entourèrent aussitôt. En termes aimables et convaincants, il expliqua que sa femme venait de partir pour la Bretagne, où sa mère se mourait, et que, naturellement, elle était très affectée. Fort inquiet de son état, et tout occupé à lui prodiguer ses consolations, il n’avait pas pris garde au départ du train. À l’exclamation générale : « Pourquoi n’avez-vous pas continué jusqu’à Southampton ? Â» il objecta l’alarme qu’eût causée son absence à une jeune belle-sÅ“ur restée à la maison avec trois petits enfants, et à laquelle l’heure tardive l’eût empêché de télégraphier. Il avait agi sur l’impulsion du moment.

– Mais je ne crois pas qu’il m’arrive d’essayer pareil tour une seconde fois ! – dit-il pour finir.

Il sourit à l’entourage, distribua quelque menue monnaie, et, sans même boiter, sortit de la gare. Une fois dehors, le compagnon Ossipon, pourvu de billets de banque comme jamais encore il ne l’avait été de sa vie, refusa l’offre d’une voiture.

– Je peux marcher ! – dit-il, avec un petit rire amical à l’adresse du cocher.

Il pouvait marcher. Il marcha. Il traversa le pont. Plus tard, les tours de l’Abbaye, dans leur massive immobilité, virent passer, sous les réverbères, l’épais buisson roux de ses cheveux. Il passa de même sous les clartés de Victoria, et de Sloane Square, devant les grilles de Hyde Park. Le compagnon Ossipon se retrouva sur un pont. Le fleuve, merveille sinistre d’ombres paisibles et de miroitements, se confondant dans ses yeux en un silence noir, arrêta son attention. Longtemps, accoudé sur le parapet, il resta en contemplation. Dans la haute tour de l’horloge, un coup frappé sur l’airain retentit et bourdonna. Il releva sa tête penchée, regarda le cadran illuminé… Minuit et demi, par une nuit de tempête déchaînée, dans la Manche.

Le compagnon Ossipon se remit en marche. On put voir, cette nuit-là, sa robuste silhouette dans les quartiers les plus éloignés de l’énorme métropole qui sommeillait monstrueusement sur un tapis de boue, sous un voile de brume glaciale. On le vit traverser des rues muettes et désertes, ou diminuer dans les interminables perspectives de maisons aux contours vagues, qui bordaient des rues vides où s’alignaient des rangées parallèles de becs de gaz. Il parcourut des squares, des places, des« Ovals Â», des « Commons Â», des rues monotones aux noms inconnus où des poussières d’humanité s’établissent, inertes et mornes, hors du courant de la vie. Il marcha. Et, tournant soudain dans une étroite bande de jardin au gazon galeux, il s’introduisit, avec un passe-partout qu’il tira de sa poche, dans une sordide petite maison.

Il se jeta tout habillé sur son lit, et resta là immobile un grand quart d’heure. Puis, se dressant soudain sur son séant, il amena ses jambes et croisa ses mains sur ses genoux. L’aube le trouva dans la même posture, les yeux grands ouverts. Cet homme qui pouvait marcher si longtemps, si loin, sans but, sans montrer un signe de fatigue, pouvait aussi rester des heures sans remuer un membre, sans cligner des paupières. Mais quand le soleil envahit la chambre, il retomba sur l’oreiller. Ses yeux contemplèrent le plafond, et tout à coup se fermèrent : le compagnon Ossipon dormait baigné de soleil.

CHAPITRE XIII

À part le puissant cadenas de fer qui fermait les portes du placard, l’œil ne rencontrait aucun objet, dans la chambre, qui ne l’affligeât par sa forme disgracieuse ou son insuffisance matérielle. Invendable à la clientèle ordinaire à cause de ses nobles proportions, ce cadenas avait été cédé au Professeur, pour une somme infime, par un brocanteur de l’est de Londres. La pièce était vaste, nette, bien tenue, et pauvre, de cette pauvreté qui suggère l’idée d’une privation de tout, sauf de pain. Le papier seul ornait les murs, papier vert à l’arsenic, marqué çà et là de taches indélébiles dont les plaques semblaient les vieilles cartes géographiques de continents inhabités.

Le camarade Ossipon était assis devant une table de bois blanc près d’une fenêtre ; il se tenait la tête entre les mains.

Vêtu de son unique complet de cheviotte, traînant sur le plancher une paire de pantoufles incroyablement éculées, ses mains disparaissant dans les poches ballonnées de son veston, le Professeur allait et venait, racontant à son robuste visiteur l’entretien qu’il avait eu récemment avec l’apôtre Michaelis. Le Parfait Anarchiste semblait se dérider quelque peu à présent.

– Il ne savait rien de la mort de Verloc. Pas étonnant ! Il ne met jamais le nez dans les journaux. Il dit que ça l’attriste, mais peu importe ! J’ai donc été le voir à sa villa. Pas une âme aux alentours. Il m’a fallu crier une demi-douzaine de fois avant qu’il me répondît. Je le croyais couché, profondément endormi. Pas du tout ! Depuis plus de quatre heures déjà, il travaillait à son livre. Je l’ai trouvé dans sa petite cage, assis au milieu d’un fouillis de manuscrits. Sur la table, à portée de sa main, il y avait une carotte crue à moitié rongée : son déjeuner. Il vit à présent d’un régime de carottes crues et d’un peu de lait.

– Et quel air cela lui donne-t-il ? – s’enquit le compagnon Ossipon, d’un ton nonchalant.

– Un air angélique… J’ai ramassé une poignée de ses feuillets par terre ; c’est d’une étonnante pauvreté de raisonnement. Aucune logique. Il n’a pas de suite dans les idées. Mais ce n’est rien. Il a divisé sa biographie en trois parties qu’il intitule : la Foi, l’Espérance, la Charité ; et son Å“il prophétique voit le monde à venir comme un immense et magnifique hôpital, où le fort se dévoue pour le faible.

Le Professeur se tut.

– Conçois-tu cette stupidité, Ossipon ? Le faible ! Mais c’est le résumé de tout le mal qui existe ici-bas ! – continua-t-il, avec sa farouche assurance. – Je lui ai fait part de mon idéal, moi aussi ! Je lui ai dit que je rêvais d’un monde sur le modèle d’un abattoir, où tous les faibles seraient exterminés ! Comprends-tu, Ossipon ? L’origine de tous nos maux… Les voilà, nos sinistres maîtres, les faibles, les veules, les sots, les lâches, les découragés et les cÅ“urs serviles. Ils sont légion, et ils détiennent le pouvoir. À mort ! La seule condition du progrès est là. Suis-moi bien, Ossipon. D’abord la foule immense des incapables doit périr, puis la masse des insuffisants. Tu vois cela ? En premier lieu, l’aveugle ; ensuite, le sourd-muet ; après lui, le bancal et la longue série des débiles, des éclopés… Que tout infirme soit condamné ! Toute tare, tout vice, tout préjugé, toute convention doit être extirpée sans miséricorde !

– Et que restera-t-il ? – fit Ossipon d’une voix morne.

– Les forts, dont je suis, j’ose le dire, – déclara le Professeur, minuscule et blême, tandis que ses amples oreilles, réduites à une mince membrane flottant au large de son crâne fragile, se coloraient d’un rouge vif.

– N’ai-je point assez souffert de cette oppression des faibles ? – déclama-t-il. Et frappant sur la poche intérieure de son veston : – Et pourtant, je suis la force… Ah ! qu’on m’en donne le temps… le temps ! Et alors, gare à cette multitude trop stupide pour ressentir la pitié ou la crainte ! Parfois, j’en arrive à croire qu’ils ont tout de leur côté, tout, même la mort, mon arme !

– Viens prendre un bock avec moi au Silène ! – invita le robuste Ossipon, après un intervalle où le silence fut troublé seulement par le claquement des pantoufles aux pieds du Parfait Anarchiste.

La proposition fut acceptée.

Le Professeur était jovial ce jour-là, à sa manière. Il donna au compagnon une tape sur l’épaule.

– Un bock ? Soit ! Buvons et réjouissons-nous, car nous sommes forts ; et demain, nous mourrons.

Tout en mettant ses chaussures, il continua de discourir, de son ton bref et décidé.

– Et qu’est-ce qu’il y a de neuf, Ossipon ? Tu as l’air morose et tu recherches même ma compagnie. J’ai entendu dire qu’on te voyait constamment dans les lieux où les petits verres font dire des bêtises. Pourquoi ? As-tu lâché ta collection de femelles ? Voilà les faibles qui font vivre les forts dans ton genre… hein !

Il frappa du pied qu’il venait de lacer, et attrapa son autre bottine, lourde, à semelle épaisse, poussiéreuse et cent fois rapetassée.

Le Professeur sourit malignement à ses pensées.

– Dis-moi, Ossipon, terrible homme ! Une de tes victimes se serait-elle tuée pour l’amour de toi ? Ou bien manque-t-il ce succès à la liste de tes triomphes ? Car le sang seul consacre la grandeur ! Le sang ! La mort ! Vois plutôt l’histoire !

– Au diable l’histoire ! – bougonna Ossipon.

– Bah ! laisse le diable aux faibles qui ont inventé l’enfer pour les forts. Ossipon, ce que j’éprouve à ton endroit, c’est un aimable mépris. Tu n’aurais pas le courage de tuer une mouche !

En route, sur l’impériale d’un omnibus, le Professeur perdit de sa belle humeur ; la vue de la foule grouillant sur les trottoirs éteignait son enjouement, faisait peser sur lui le doute et l’inquiétude, dont il ne réussissait à secouer le fardeau qu’après une période de réclusion dans la chambre au placard verrouillé d’un énorme cadenas.

– Alors donc, – reprit tout à coup Ossipon, – Michaelis rêve d’un monde qui serait un superbe et joyeux hôpital.

– Tout juste ! Un immense établissement charitable pour la guérison des faibles, – commenta sardoniquement le Professeur.

– C’est idiot ! – opina Ossipon. – On ne guérit pas les faibles. Mais après tout, Michaelis n’a peut-être pas tout à fait tort. Dans deux siècles, les médecins régenteront le monde. La science règne déjà. Elle règne dans la coulisse, peut-être ; mais elle règne. Et toute science culminera finalement dans la science de guérir, non pas les faibles, mais les forts. L’humanité veut vivre… vivre.

– L’humanité ne sait pas ce qu’elle veut, – affirma le Professeur, avec une lueur catégorique dans les verres de ses lunettes à monture d’acier.

– Mais tu le sais, toi, – grogna Ossipon. – Il y a un moment, tu réclamais du temps. Eh bien ! les médecins t’en donneront du temps, si tu es sage. Tu prétends être un des forts, en ce monde, parce que tu portes dans ta poche assez d’explosif pour faire le saut dans l’éternité, avec une vingtaine de tes contemporains, environ… Mais l’éternité est un maudit trou ! C’est du temps qu’il te faut. Toi, si tu rencontrais un individu qui te donnât à coup sûr dix ans de temps, tu l’appellerais ton maître.

– Ma devise est : Ni Dieu, ni maître, – répliqua le Professeur, en se levant pour descendre de l’omnibus.

Ossipon le suivit.

– Attends d’être à plat sur le dos, au bout de ton rouleau, – riposta le « docteur Â», à l’instant où il quittait le marchepied. – Oui, à la fin de ton terme de vie, un petit terme mesquin, piètre, galeux, – continua-t-il, en traversant la chaussée et en enjambant le caniveau pour gagner le trottoir.

– Ossipon, tu me fais l’effet d’un fumiste, – déclara le Professeur, en poussant d’un geste impérieux les portes de la fameuse brasserie de Silène. Et il développa cette gracieuse appréciation, dès qu’ils furent installés à une petite table.

– Tu n’es même pas docteur. C’est bouffon ! Ton idée d’une humanité qui, d’un pôle à l’autre, tirera la langue et avalera des pilules sur l’injonction de quelques solennels charlatans est digne des prophètes. Les prophètes ! À quoi bon penser à ce qui sera ? – Il leva son bock, et, très calme, proféra : – À la destruction de ce qui est.

Il but et se replongea dans un de ses coutumiers silences. La pensée d’une humanité aussi nombreuse que les sables des rivages, et tout aussi indestructible et impossible à endiguer, l’accablait. Le bruit des bombes se perdrait dans l’immensité passive de ces grains de sable où ne se transmet aucun écho. Cette affaire Verloc, par exemple, qui donc y pensait, à présent ?

Après un temps, obéissant à quelque suggestion mystérieuse, Ossipon tira de sa poche un journal plié et replié. Au froissement du papier, le Professeur leva la tête.

– Quel est ce journal ? Quelque nouvelle ?

Ossipon tressaillit comme un somnambule effaré.

– Rien… Rien du tout ! Il date d’il y a dix jours ! Je l’aurai oublié sur moi…

Pourtant il le conserva soigneusement, et avant de le remettre dans sa poche, il jeta furtivement les yeux sur les dernières lignes d’un paragraphe. Elles étaient ainsi conçues : « Il semble qu’un impénétrable mystère doive à jamais planer sur cet acte de folie ou de désespoir. Â»

C’était la fin d’un article intitulé : « Suicide d’une passagère à bord d’un paquebot faisant le service de la Manche. Â» Ossipon était, certes, familier avec les beautés de ce style de fait divers : « â€¦ Qu’un impénétrable mystère doive à jamais planer. Â» Il savait la phrase par cÅ“ur. « Il semble qu’un impénétrable mystère… Â» Et le robuste anarchiste, baissant la tête sur sa poitrine, tomba dans une longue rêverie.

Il se sentait menacé aux sources même de son existence. Il n’allait plus rejoindre ses multiples conquêtes, – celles qu’il courtisait sur les bancs de Kensington Gardens, ni celles qu’il rencontrait le long des grilles, – sans craindre de se mettre à leur parler d’un impénétrable mystère… Il avait l’appréhension scientifique de la démence qui le guettait entre ces lignes : « â€¦ Doive à jamais planer… Â» C’était une obsession, une torture. Il avait récemment négligé plusieurs de ces rendez-vous où il employait, avec une parfaite maîtrise, toutes les ressources du langage sentimental et tendre. La confiance que lui témoignait une certaine classe de femmes satisfaisait les exigences de son amour-propre, et lui assurait des ressources plus matérielles. Il lui fallait cela pour vivre. Et s’il ne pouvait plus abuser de cette confiance, il courait le risque d’annihiler ses talents et de laisser ses besoins physiques périr d’inanition… « Cet acte de folie ou de désespoir. Â»

« Un impénétrable mystère Â» devait, à coup sûr, « planer à jamais Â», sur ce suicide, en ce qui concernait du moins le reste de l’humanité. Mais que faire, si, seul de tous les humains, il n’arrivait pas à oublier ce maudit secret ? Il connaissait le dénouement avec autant de précision qu’en avait pu mettre le journaliste dans son compte rendu… Il savait ce qu’avait vu le surveillant de bord du paquebot. « Une dame habillée de noir, avec une voilette épaisse, errait à minuit le long du quai de Southampton. « Prenez-vous le bateau, Madame ? Â», lui avait-il demandé d’un ton engageant. « Par ici, alors ! Â» Elle paraissait ne savoir à quoi se résoudre. Il l’aida à monter à bord. Elle avait l’air d’être très faible. Â»

Il savait aussi ce qu’avait vu la fille de service : Une femme en noir, la figure pâle, debout au milieu de la cabine déserte des dames ; elle lui avait persuadé de s’allonger sur une couchette. La femme ne voulait rien dire et paraissait être la proie d’un tourment mortel. S’apercevant ensuite que la passagère n’était plus dans la cabine, elle la chercha sur le pont, et la trouva sur l’un des fauteuils à capuchon. Elle avait les yeux grands ouverts ; mais elle ne voulut répondre à aucune des questions qu’on lui posa. Elle paraissait très malade. La fille de service en référa à son chef, et tous deux vinrent auprès du fauteuil, en se consultant au sujet de leur tragique passagère. Ils parlèrent librement – car elle semblait hors d’état de comprendre – de la confier au consulat de Saint-Malo, qui communiquerait avec sa famille en Angleterre. Puis ils s’éloignèrent pour disposer, à son intention, une cabine dans l’entrepont ; car, par ce qu’ils avaient pu voir de sa figure, elle leur avait paru quasi « mourante Â».

Le compagnon Ossipon savait bien, lui, ce qui se cachait sous ce masque blême et désespéré : un amour tenace de la vie luttant contre une terreur plus puissante encore, un amour de la vie capable de résister aux angoisses furieuses qui poussent au crime et de surmonter la peur aveugle et affolante de l’échafaud.

Mais la fille de service et son chef ne savaient rien de plus, sinon que lorsqu’ils revinrent, moins de cinq minutes après, la dame en noir n’était plus sur le fauteuil. Ils cherchèrent en vain. Elle avait disparu. Il était alors cinq heures du matin. Une heure plus tard, un homme de l’équipage trouva sur le fauteuil une alliance ; elle était collée sur une place mouillée du bois et son éclat avait attiré le regard du matelot. Une date était gravée à l’intérieur : 24 juin 1879. « Il semble qu’un impénétrable mystère doive à jamais planer… Â»

Ossipon secoua la tête, cette tête chérie de tant d’humbles créatures, nimbée de l’or de ses cheveux comme celle d’Apollon.

Le Professeur, pendant ce temps, avait senti l’impatience le gagner : il se leva pour sortir.

– Reste là ! – fit précipitamment Ossipon. – Que penses-tu de la folie et du désespoir ?

Le Professeur passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches et minces, et prononça d’un ton doctoral :

– Ni l’une ni l’autre n’existent. Toute passion est morte, à présent. Le monde est médiocre, débile et flasque. La folie et le désespoir sont en réalité des forces, et la force est un crime aux yeux des imbéciles, des faibles et des idiots qui détiennent le pouvoir. Mais aujourd’hui tout est médiocre. Toi-même, tu es médiocre. Verloc, dont la police a si bien su étouffer l’affaire, était médiocre. Tout le genre humain est médiocre ! Folie et désespoir ! Donne-les-moi comme levier et je soulèverai le monde. Ossipon, je te décerne mon plus cordial mépris ! Tu es incapable de concevoir même ce que le bourgeois repu appellerait un crime !… Tu n’as pas de force.

Il s’interrompit un moment, avec un sourire sardonique sous les verres éclatants de ses grosses lunettes.

– Et permets-moi d’ajouter que le petit héritage que tu as fait, dit-on, ne paraît pas t’avoir ouvert les idées. Tu restes assis là, devant ta bière, comme un mannequin. Au revoir !

– Le veux-tu ? – fit Ossipon en le regardant d’un air idiot.

– Quoi ?

– L’héritage dont tu parles. Je te le donne.

Incorruptible, le Professeur se contenta de sourire. Il avait des vêtements en loques, des chaussures déformées et rapiécées de partout, lourdes comme du plomb et prenant l’eau à chaque pas. Il dit :

– Je te ferai envoyer une petite facture… Quelques produits chimiques qui me manquent et que je vais commander. Compris, n’est-ce pas ?

Ossipon hocha lentement la tête.

Il était seul. « Un impénétrable mystère… Â» Il lui sembla voir suspendue devant lui sa propre cervelle palpitant sur le rythme de ces paroles, une cervelle visiblement malade… « Cet acte de folie ou de désespoir. Â»

Le piano mécanique placé près de la porte joua d’un bout à l’autre une valse endiablée, et se tut brusquement, comme devenu aphone. Le compagnon Ossipon, surnommé le « docteur Â», sortit de la Taverne de Silène. À la porte, il hésita, clignant des yeux devant un soleil qui n’avait rien d’éblouissant. Dans sa poche, il avait toujours le journal qui relatait le suicide d’une femme. Son cÅ“ur battait tout contre… « Cet acte de folie ou de désespoir. Â»

Il arpenta la rue sans regarder où il posait le pied. Il avait pris une direction qui ne l’amènerait pas au rendez-vous qu’il avait avec une certaine personne – une gouvernante d’âge mûr qui accordait sa confiance à cet Apollon bellâtre. Il fuyait ce rendez-vous, incapable d’affronter aucune femme. C’était la ruine. Il ne pouvait ni penser, ni travailler, ni dormir, ni manger. Mais il commençait à boire avec plaisir, avec espoir… C’était la ruine. Sa carrière révolutionnaire, soutenue jusqu’ici par le dévouement et la confiance de maintes femmes, était menacée par un mystère impénétrable – le mystère d’un cerveau humain disloqué par des phrases de fait divers… « planer à jamais sur cet acte… Â» Sa vie penchait vers le ruisseau… « de folie ou de désespoir. Â»

– Je suis sérieusement atteint, – diagnostiqua Ossipon, avec une perspicacité scientifique.

Déjà, les poches bien garnies d’un argent gagné au service secret d’une ambassade (l’héritage de M. Verloc), il barbotait dans le ruisseau comme s’il s’entraînait pour les tâches que lui réservait un avenir inévitable. Déjà il inclinait ses larges épaules, sa tête aux boucles fines, comme s’il s’apprêtait à recevoir le joug de cuir des porte-affiches. Comme à pareil soir, une semaine auparavant, le compagnon Ossipon marchait sans regarder où il posait le pied, n’éprouvant aucune fatigue, ne ressentant rien, ne voyant rien, n’entendant pas un bruit.

« Un impénétrable mystère… Â» Il avançait au milieu des passants indifférents. « Cet acte de folie et de désespoir. Â»

Cependant l’incorruptible Professeur s’éloignait de son côté, détournant ses yeux de l’odieux troupeau humain. Aucun avenir ne l’attendait. Il le dédaignait. Il était une force ! Ses pensées caressaient des images de ruine et de destruction ; il allait, frêle, minable, râpé, insignifiant, et terrible dans la simplicité de son idée, appelant la folie et le désespoir à la régénération du monde. Personne ne faisait attention à lui : il passait, implacable et inaperçu, comme la peste, dans la rue fourmillante d’humanité.

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Mai 2015

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