Erle Cox

 

 

 

LA SPHERE D’OR

 

 

 

(1925)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 5

CHAPITRE II 22

CHAPITRE III 32

CHAPITRE IV.. 41

CHAPITRE V.. 54

CHAPITRE VI 64

CHAPITRE VII 72

CHAPITRE VIII 80

CHAPITRE IX.. 90

CHAPITRE X.. 98

CHAPITRE XI 108

CHAPITRE XII 113

CHAPITRE XIII 132

CHAPITRE XIV.. 147

CHAPITRE XV.. 157

CHAPITRE XVI 166

CHAPITRE XVII 179

CHAPITRE XVIII 214

CHAPITRE XIX.. 242

CHAPITRE XX.. 257

CHAPITRE XXI 273

CHAPITRE XXII 288

CHAPITRE XXIII 302

CHAPITRE XXIV.. 326

CHAPITRE XXV.. 340

CHAPITRE XXVI 360

CHAPITRE XXVII 366

CHAPITRE XXVIII 378

CHAPITRE XXIX.. 387

CHAPITRE XXX.. 406

CHAPITRE XXXI 423

CHAPITRE XXXII 447

PROLOGUE. 464

À propos de cette édition électronique. 483

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Bryce arrêta sa voiture devant la profonde véranda de la ferme, et, avant de descendre, laissa errer ses regards sur le vert intense des vignes, pour en chercher le propriétaire. C’était un jour torride et le soleil, tombant d’un ciel laiteux immaculé, semblait avoir arrêté toute vie et tout mouvement. La mer verte des feuilles ne révélait pas la moindre trace de Dundas.

 

De temps à autre un tourbillon de poussière entraînait dans sa ronde une poignée d’herbe et de feuilles sèches, mais paraissait trop las pour en faire plus. De son siège, Bryce pouvait apercevoir les bras à bouts de cuivre d’une charrette émergeant par-dessus la porte de son hangar. Un peu plus loin, à l’ombre restreinte d’un appentis en tôle, s’abritaient deux gros chevaux de trait et un poney rouan ; ce dernier (une célébrité locale sous le nom de Billy Blue Blazes) était destiné aux charrois. C’était un cheval doué d’un certain caractère, très mauvais pour l’essentiel.

 

Sa présence, toutefois, indiquait au visiteur que le propriétaire de Billy était « visible ».

 

Bryce fit quelques pas jusqu’à la véranda. La porte d’entrée était grande ouverte et, à travers elle et le rideau de perles, la lumière éclatante, au-delà, montrait la maison offerte à la moindre brise qui pourrait souffler. Il distinguait, encadrés par le passage sombre, quelques malheureux volatiles grattant sans espoir l’herbe jaune poussiéreuse derrière le bâtiment, et plus loin, à près d’un kilomètre, la muraille d’arbres d’un vert terne qui indiquait le cours du fleuve.

 

– Quel climat infernal ! commenta-t-il.

 

Puis, remarquant le thermomètre qui pendait au mur près de la porte, Bryce répéta sa remarque avec plus d’énergie :

 

– Quarante-cinq à l’ombre, et ça se sent, aussi.

 

Enfin, élevant la voix :

 

– Dundas, Alan Dundas ! où diable es-tu ? Réveille-toi, mon vieux ! Oh, diable ! Où s’est-il fourré ?

 

Ce langage pourrait sembler incongru, mais après un trajet de trente kilomètres et par une telle chaleur, il n’était pas sans à-propos.

 

Bryce se dirigea vers le bout de la véranda et épia au travers de la vigne grimpante qui l’ombrageait. À quelque deux cents mètres de là, dans un léger creux, il remarqua un gros tas de terre argileuse rouge qui ajoutait une nouvelle note de couleur au décor jaunâtre. Alors même qu’il observait, il saisit un bref éclair d’acier par-dessus l’argile, et au même instant eut la vision fugitive du fond d’un Panama.

 

– Grand Dieu ! murmura-t-il. Il est fou… fou à lier !

 

Il quitta rapidement la véranda et s’approcha de l’endroit sans être vu ni entendu. Là, il observa quelques instants, muet. Dans la tranchée, en maillot de corps et pantalon de toile bleue qui collaient à son corps trempé de sueur, l’homme tournait le dos à Bryce. Ses bras bruns solidement musclés balançaient le pic avec une précision infatigable. Cet homme n’avait rien d’une mauviette. Le travail n’était pas pris par-dessous la jambe et le cœur qui s’y donnait était léger, à en juger par les bribes de chant qui l’accompagnaient. Bryce souriait d’un air absent en regardant, il connaissait cet homme, et c’était un homme selon son cœur. Bientôt, il parla :

 

– Alors, mon vieux, que fais-tu là ? Un peu d’exercice pour ouvrir l’appétit ?

 

Le pic retomba avec un « han ! » de plus et le travailleur se retourna en souriant.

 

– Bryce ! par tous les diables !

 

Puis, avec un rire :

 

– J’avoue tout, jusqu’à l’estomac creux.

 

Et, tendant une main brune puissante, il ajouta :

 

– D’après cette horloge, il est l’heure de manger. Le ministre de mon intérieur n’a pas cessé de tenir des meetings de protestation depuis une demi-heure. Un petit instant…

 

Il se hissa jusqu’au sol et recouvrit avec soin pic, pelle et barre à mine avec un sac de jute.

 

– Tu sais, expliqua-t-il, le soleil chauffe tellement mes petites affaires qu’elles enflammeraient d’ampoules mes menottes si je ne les couvrais pas. Resteras-tu à manger, vieux birbe ?

 

Bryce acquiesça.

 

– Ça te la couperait si j’avouais que c’est en partie pour cette raison que je suis venu.

 

Dundas se contenta de grimacer ; il savait exactement ce que cette remarque avait de sérieux.

 

– Je m’excuse, Hector, mais je suis « veuf » de nouveau, on devra se contenter de picorer.

 

– Misérable petit mendiant ! qu’as-tu fait de ta dernière gouvernante ? Je croyais que c’était un meuble. Elle ne s’est pas fait enlever, tout de même ?

 

Ils se dirigeaient vers la maison.

 

– Si seulement… jeta Alan de tout son cœur. Ma parole, Bryce, les femmes me rendent malade. Les femmes de ménage, j’entends. Quand elles sont assez vieilles pour convenir à un jeune célibataire sans attaches et sont douées d’un caractère stable, ce caractère est mauvais, diabolique. La dernière beauté a disparu pendant quatre jours pour faire une bombe à tout casser. Je ne sais même pas où elle avait déniché le maître de cérémonies.

 

– Alors ? demanda Bryce, intéressé, comme Dundas s’arrêtait.

 

– Oh, rien de plus. Je me suis contenté d’attendre qu’elle ait récupéré. Je l’ai chargée avec ses affaires dans la charrette et, par Dieu, poursuivit-il avec un gloussement à ce souvenir, elle était tout à fait sobre quand je l’ai amenée à la gare et expédiée à Melbourne. Billy B. B. était au plus haut de sa forme et essayait de grimper aux arbres de la route. Elle a passé en prière presque tout le temps du trajet. Jurant qu’elle ne toucherait plus jamais à une seule goutte d’alcool si elle atteignait Glen Cairn en vie.

 

– Mais, Dun, tout ça est très bien, dit Bryce en riant. Tu ne peux pourtant pas rester « veuf ». Il t’en faut une autre.

 

– Non, plutôt être pendu. Les vieilles sont pourries et, Dieu ait pitié de moi, Hector, mais quelle pâture ce serait pour les commères du district si j’en prenais une jeune !

 

– Je crois en effet que je ne suffirais pas à te sauver si tu t’y risquais, dit Bryce, égayé par l’idée.

 

Ils avaient atteint la maison. Dundas fit entrer son ami.

 

– Tu fais comme chez toi pendant que je me rends présentable en dénichant une chemise. Tu trouveras des trucs à lire sur la première étagère, dans le râtelier, et il y a des raisins dans la cuvette. Je ne tarderai pas.

 

Il disparut vers la cuisine en sifflant.

 

Bryce s’étendit sur le canapé canné et jeta un coup d’œil sur la pièce qu’il connaissait bien, la plus grande des quatre qui avaient constitué la ferme, une dépendance éloignée à l’origine, quand la ville de Glen Cairn avait pris le nom de l’établissement primitif, depuis longtemps morcelé. Elle portait la marque de l’homme seul, sans la moindre touche féminine.

 

Au-dessus du manteau de la cheminée en bois étaient suspendus un beau fusil à culasse et double canon et une légère carabine de chasse ; et le soin avec lequel ces armes étaient entretenues, montrait qu’elles n’étaient pas là pour le coup d’œil. Sur l’avancée elle-même était coulée une longue courroie de cuir, un peu relâchée, assujettie par intervalles avec des clous pour former des boucles dans chacune desquelles une pipe était plantée : toutes portaient les stigmates d’un service ardu entre les mains d’un possesseur jaloux ; un service qui permettait de leur attribuer un âge honorable. Ces amis avaient aidé à franchir les moments de tension et se tenaient au garde-à-vous au rang d’honneur, et Bryce savait que pour Dundas leur valeur dépassait celle des rubis.

 

Aux murs, trois tableaux seulement. Au-dessus de l’armoire qui servait de buffet pendait une belle photo-gravure du Napoléon de Delaroche, méditant sur son abdication, et les deux autres : des paysages, provenaient de l’ancienne maison d’Alan. De la même source, aussi, venait la curieuse panoplie de poignards orientaux qui comblait le vide entre la porte et la fenêtre.

 

Ce qui toutefois attirait le plus l’attention était la collection de livres remplissant la majeure partie des deux murs de la pièce et dont les rayons atteignaient presque le plafond bas. Histoire, biographies, mémoires et voyages de toutes sortes y figuraient. La fiction n’y était presque pas représentée et un rayon supportait une batterie pesante de textes de droit. Il y avait là quelques ouvrages que l’individu moyen eût évités, fût-ce au prix d’un long détour, mais Dundas professait que rien ne valait un traité sur le bimétallisme, par exemple, pour empêcher les mouches de s’accrocher au cerveau.

 

Le mobilier était la simplicité même. Outre l’armoire, il y avait une table et trois chaises, plus un fauteuil de chaque côté de l’âtre. Le canapé canné sur lequel Bryce était assis achevait l’inventaire. Au-dessus de celui-ci, un violon dans son étui occupait une étagère à lui seul. Aux yeux d’une femme, les fenêtres sans rideaux et le plancher nu eussent paru intolérables, mais l’homme de ménage avait découvert que réduire à l’essentiel entraînait le minimum de travail.

 

Bientôt, une voix cria de la cuisine :

 

– Hector, vieux frère, une calamité domestique : les mouches ont établi leur protectorat sur le mouton, il faudra se contenter d’œufs au jambon et de frites. Combien d’œufs peux-tu dompter ?

 

– Disons : deux, Dun, répondit Bryce. J’ai faim.

 

– Ben, mon vieux, si deux te suffisent, c’est que tu ne connais pas le vrai sens du mot « faim ».

 

Cinq minutes plus tard, il apparut avec une nappe sur une épaule et les bras pleins de vaisselle. Bryce surveilla la mise de la table avec un silence amusé jusqu’à ce qu’Alan prenne du recul pour juger du résultat de ses efforts.

 

– Ah ! voici ce que j’appelle vraie simplicité. Si j’étais une femme, j’aurais embrouillé l’endroit avec des fleurs et des bibelots. Quelle utilité, de toute manière ?

 

Bryce pensa en un éclair à l’horreur qu’eût éprouvée sa femme devant une telle simplicité.

 

– Tu n’es qu’un animal luxurieux, Alan. Mettre une nappe ? mais je ne connais personne à part toi qui se laisse aller à une élégance pareille ! Ou dois-je me sentir spécialement honoré ?

 

– Non, Bryce. Il se trouve que je sais à quel point un homme peut se relâcher à vivre en célibataire, répliqua Dundas avec sérieux. Aussi ai-je pour règle de toujours utiliser une nappe, et de plus, poursuivit-il, comme s’il se remémorait le cérémonial magnifique d’un ménage royal, je ne me mets jamais à table en manches de chemise. Oh ! Seigneur, les pommes de terre !

 

Il disparut en courant.

 

Bryce ne sourit pas comme n’importe qui devant un départ auquel manquait la dignité. Il était le mieux placé pour savoir qu’il existait une vingtaine de maisons où des jeunes gens se lançaient dans la bataille dans des conditions semblables… des hommes habitués au raffinement et au confort de la vie familiale et qui pourtant étaient venus vivre dans des conditions qui auraient abasourdi leurs semblables féminins. Il connaissait les plats servis à même la casserole sur la table nue, et mangés sur un coin encore propre d’une vaisselle pas lavée depuis le repas précédent.

 

Il avait environ vingt ans de plus que Dundas, malgré leur profonde amitié, et il se sentait fier d’un homme capable de se respecter lui-même à un tel point. Il savait que Dundas ne se livrerait jamais à un acte pervers ou méprisable pour la seule raison qu’il se raserait chaque jour, même en plein désert. Ceci à cause de ce qu’il pensait de lui-même et non de ce que les autres pouvaient penser de lui. Cela correspondait parfaitement au jugement que portait Bryce sur l’homme dont il avait été longtemps le tuteur.

 

Dundas s’en revint, porteur de deux plats en équilibre, et, après un dernier voyage en quête d’une puissante théière, il convia Bryce à table. Aux yeux d’un épicurien, des œufs au jambon et des pommes de terre frites, à un repas de midi alors que le thermomètre marquait 45° à l’ombre, auraient eu l’air un peu étonnants, mais aussi les épicuriens travaillent rarement et la question est au-dessus de leur compétence. Bryce leva les bras devant le grand plat.

 

– Mais qu’as-tu fait ? J’en avais demandé deux.

 

– Te vexe pas, mon grand, répondit Dundas avec placidité. J’ai joué du pic dans ce trou depuis sept heures ce matin, et ça vous met en appétit. Les six autres sont pour ma noble personne.

 

Et ces six œufs, avec un amas proportionné de jambon et de frites, furent traités avec la même résolution que tout ce qu’il faisait.

 

Bien que Bryce prît plaisir à ce repas, car un cuisinier chevronné n’aurait pu faire mieux, il observait la performance d’Alan avec un intérêt non déguisé qui ne passa pas inaperçu de son hôte.

 

– T’est-il venu à l’esprit, Bryce, que si je n’avais pas laissé tomber une carrière d’avocat sans avenir, j’aurais aussi pu considérer ce repas comme une tentative de suicide soigneusement étudiée ?

 

– Hum ! peut-être… Je crois pourtant que tu as bien fait, mais je t’avoue avoir cru à l’époque que tu devenais fou.

 

– Seigneur ! comme les païens rageaient, alors ! répliqua Dundas avec une grimace. Je pèse exactement quatre-vingt-treize kilogrammes, Hec, et pas un gramme de graisse. Si tu m’avais forcé à poursuivre mes études jusqu’à ce que je tombe assez bas pour devenir procureur général, ma panse seule aurait pesé autant.

 

– C’est vrai. Mais ne regrettes-tu jamais ? Ne te sens-tu pas un peu seul ?

 

– Pas un poil, et quant à la solitude, j’aime plutôt. Ça me rappelle : j’avais George MacArthur ici pour une semaine dernièrement. Il disait qu’il cherchait la vie simple, alors je l’ai mis à sarcler les vignes. Pour le reste, eh bien, je suis à huit kilomètres de la grand-route, aussi les gens ne viennent-ils que s’ils veulent me voir en personne, et non parce qu’ils passaient par là. Ainsi je ne suis pas dérangé tout le temps comme certains camarades. Regarde, il y a Dick Tolhurst juste au croisement, et je crois que s’il s’est marié, c’est pour avoir quelqu’un préposé à la réception des visiteurs tandis qu’il avance son ouvrage. Encore un peu de thé ? Non ? Eh bien, messieurs, vous pouvez fumer.

 

Dundas attrapa une pipe sur le manteau de la cheminée et se jeta dans un fauteuil pendant que Bryce s’en retournait au confort du canapé grinçant.

 

– À propos, Alan, dit Bryce, coupant son cigare avec un soin scientifique, tu ne m’as pas dit le motif de l’énergie que tu déploies dans cette carrière d’argile abandonnée.

 

Dundas ne cachait pas la défaveur en laquelle il tenait le cigare.

 

– Je ne comprendrai jamais comment un homme peut fumer de telles choses alors qu’il pourrait se procurer une belle et bonne pipe… Oh, d’accord, je ne veux pas entamer une dispute. Oui, la carrière abandonnée… Eh bien, l’idiot qui a bâti cette maison l’a érigée à un kilomètre du fleuve, et cela veut dire qu’en été je dois conduire l’eau aux chevaux ou les chevaux à l’eau, opérations aussi empoisonnantes l’une que l’autre. Mais observe ceci : au titre d’ex-tuteur honoré et respecté – t’ai-je entendu ricaner ? – devenu mon banquier, tu dois savoir que l’état de mes finances ne me permet pas encore d’avoir une pompe à moteur. Cette carrière abandonnée deviendra un excellent réservoir qui m’évitera un sacré paquet d’ennuis. Et donc, comme l’exprime avec tant d’élégance Miss Caroline Wilhelmina Amelia Skeggs, tu m’as trouvé « tout dégouttant de sueur ».

 

– Mais, mon cher garçon, tu peux te permettre de le faire creuser par un autre.

 

– En un sens, tu as raison, Hec, par contre, je ne peux pas me permettre de payer quelqu’un pour faire un travail que je peux faire moi-même, dans dix ans, je m’y laisserai aller avec joie. Pour l’instant, j’ai pu préserver cet endroit de tes bestiales griffes de capitaliste et j’entends continuer.

 

– Ce n’est pas moi qui te blâmerai, Alan.

 

Puis, après un silence, l’observant attentivement :

 

– Pourquoi ne te maries-tu pas ?

 

Dundas se dressa brusquement sur son siège, une allumette aux doigts.

 

– Grand Dieu, Bryce ! Qu’est-ce que ça a à voir avec mon abreuvoir ?

 

Le manque parfait d’à-propos de la question fît rire Bryce.

 

– Rien, mon vieux… rien. Cela m’est tout simplement venu en tête…

 

En tête de ses préoccupations, aurait-il dû dire s’il avait été au fond de ses pensées.

 

– Tu sais, poursuivit-il, il y a des tas de jolies filles dans le district.

 

– Tu ne suggèrerais pas la polygamie, par hasard ? riposta Alan avec quiétude, déjà remis du choc causé par l’inattendu de la question.

 

– Ne joue pas l’idiot, Alan. Je ne suggérais cela que pour ton bien.

 

– Je ne vois pas en quoi cela renforcerait ta position, Hector, qu’il y ait des tas de jolies filles dans le district, ce que j’admets. Pourquoi devrais-je en épouser une ?

 

– Tu pourrais faire bien pis.

 

– Ne pas l’épouser, par exemple ?

 

– Sacré rabelaisien ! Je vais te lancer quelque chose à la tête dans une minute si tu ne redeviens pas sérieux.

 

– Eh bien, voyons. Tu veux des arguments, en voici : d’abord, pour la même raison que celle qui concerne la pompe à moteur. S’il te plaît, tu la fermes et tu me laisses parler. Je connais la plaisanterie « Quand il y en a pour un, il y en a pour deux ». C’est un non-sens. Ensuite, je n’oserais pas demander à une jolie fille de vivre dans cette solitude, même si elle était d’accord. Troisièmement… tu veux que je continue ? Bon, si je me mariais, il faudrait que j’agrandisse et reconstruise la maison. Tout ça, Hec, c’est de bonnes et solides raisons.

 

Puis, après un silence, il se mit à rire.

 

– Ah ! satané vieux Shylock machiavélique ! Je vois clair dans ton jeu.

 

– Pourquoi cette épithète horrible ? demanda Bryce sans s’émouvoir.

 

– Eh ! si je construis, c’est à toi que je devrai demander une hypothèque, et la garder parce qu’il faudra que j’agrandisse encore. Tu es démasqué, infâme !

 

Il se calma et reprit avec sérieux, montrant sa bibliothèque :

 

– Je sais ce que tu as en tête, Hector, mais voici exactement le genre de femme dont j’ai besoin pour l’heure.

 

Bryce eut un sourire.

 

– Et qui parle de polygamie, à présent, Alan ? Il y a au moins six cents livres, ici.

 

– Oh ! répondit Alan avec sérénité, je ne suis vraiment marié qu’avec une demi-douzaine. Tous les autres ne sont que des « combines », comme disent les enfants de l’école du dimanche.

 

– Alan, mon enfant, il me faudra consulter sur ta moralité le Révérend John Harvey Pook. Il viendra discuter avec toi.

 

– Que Dieu m’en préserve ! dit Dundas d’un ton dévot. Ça me rappelle… Je t’ai dit que j’avais eu George MacArthur ici pour une semaine, à vivre une vie simple. Eh bien, il n’a pas quitté son pyjama du jour où il est arrivé jusqu’à son départ. Il était – le pyjama, pas le jour – plaisant dans son genre, aussi… orange brillant avec des bandes pourpres… mais quand il y ajoutait un fez rouge en guise de couvre-chef, l’ensemble des couleurs formait quelque chose d’insoutenable. Quoi qu’il en soit, un après-midi que je menais les chevaux au fleuve, qui est-ce qui arrive ? le Révérend John Harvey et Maman et Bella Pook, à la chasse aux souscriptions pour quelque chose comme un match de thé. Bref, quand je suis revenu, le noble George leur offrait le thé dans la véranda. En train de s’excuser d’avoir été surpris en habit de soirée pendant le jour. La pauvre Miss Bella baissait la tête, et Maman tremblait d’horreur et d’excitation en voyant cet agnelet s’occuper d’elle.

 

– Hum ! commenta Bryce, est-ce que Pook a obtenu quelque chose ?

 

– Oh, j’ai donné une guinée pour m’en débarrasser, répondit Dundas. George allait un peu trop vite. Pook a failli tomber de son haut quand il lui a sorti un gros billet. Il m’a dit que c’était en guise de leçon, genre « rendre le bien pour le mal » en réponse au sermon que lui avait infligé Pook.

 

Bryce tira quelques bouffées de son cigare, épiant Alan à travers la fumée.

 

– Pourquoi as-tu invité MacArthur ? Dundas, qui regardait par la fenêtre, répondit sans tourner la tête :

 

– Oh, plusieurs raisons. Tu sais, je l’aime énormément, en dépit de ses défauts. C’est un gars tout ce qu’il y a de bien. Est-ce sa faute s’il a plus de billets de mille en un mois que la plupart des gens en un an ? Il a mené une vie pieuse, honnête et sobre toute la semaine qu’il a passée ici. Dommage qu’il n’ait pas un violon d’Ingres… collection de livres ou de tableaux, ou quelque chose de ce genre.

 

– Je crains, dit Bryce d’un ton aigre, qu’un vieux maître soit moins dans ses cordes qu’une jeune maîtresse.

 

Dundas pivota, les yeux écarquillés.

 

– Fichtre, Hector, cette remarque est plutôt féminine.

 

– Si c’est ainsi qu’elles parlent, ricana Bryce, tes amies doivent être un peu étranges, non ?

 

– Bougre d’âne ! Je faisais allusion à l’esprit, non à la lettre. Mais qu’est-ce qu’a bien pu faire MacArthur pour te porter sur les nerfs ? Tu n’as pas l’habitude des vacheries gratuites.

 

– Tu ne l’as pas revu depuis ?

 

– Non, je n’ai approché ni Glen Cairn ni les délices du club. Trop de travail. Pourtant, tu ne t’inquiètes pas non plus souvent des petits scandales du district…

 

Bryce contempla pensivement la cendre du cigare qu’il roulait entre ses doigts.

 

– Tu l’as voulu, tu l’auras. Voici les faits, les faits présumés, les cancans du club, ceux du court de tennis, plus des renseignements recueillis par Doris. La nuit suivant son départ d’ici, George MacArthur s’est imbibé de liqueurs assorties. Il a opéré une descente avec quelques amis sur le « Star and Garter »… j’ignore pourquoi diable il n’est pas resté au club.

 

Il a fait un trône dans l’un des salons en plaçant une chaise sur la table. Sur le trône, il a installé une serveuse… on m’a dit que c’était la grosse, peut-être la reconnais-tu à cette description ? Puis il a arraché un pied à une autre chaise et l’a donné à la fille en guise de sceptre. Alors, il a poussé ses amis et tous ceux sur qui il a pu mettre la main à boire, à ses frais, du Dry Monopole en l’honneur de cette déesse… je crois savoir, bien que les témoignages diffèrent, qu’il la faisait adorer sous les espèces de la chaste Diane. Richardson m’a dit que, pour une renaissance temporaire du paganisme, c’était une énorme réussite. En tout cas, je sais que le chèque qu’il a signé ensuite à l’hôte indigné du « Star and Garter » n’était pas mince.

 

Les sourcils d’Alan s’étaient froncés à mesure que le récit avançait.

 

– Bryce, qu’y a-t-il de vrai dans l’aventure ? Tu sais la valeur qu’on peut attribuer aux foutus cancans de cette ville…

 

– Je t’ai donné la version autorisée, dit lentement Bryce.

 

Alan, toujours à regarder par la fenêtre, reprit avec un peu d’amertume :

 

– Je suppose que le verdict est « Coupable » ? Pas de jugement, comme d’habitude.

 

– On ne peut pas nier l’évidence, dans le cas présent, répondit Bryce qui observait Dundas avec soin, puis il poursuivit d’une voix lente, égale : J’ai vu Marian Seymour l’ignorer, hier.

 

Il détourna les yeux au moment où Alan lui faisait face. Un instant, il ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa. Il avait amené l’expérience au point où il le voulait et préférait abandonner le sujet.

 

Il se leva de son siège.

 

– Bien, Alan, nous n’améliorerons pas les mœurs de la communauté en parlant d’elle. Tu viendras dîner, dimanche, entendu ?

 

Alan se leva à son tour.

 

– Oui, Hector, ça me fera quelque chose à attendre. Dis à Mole Doris que j’apporterai avec moi mon appétit le meilleur.

 

– Si je lui parle de ta performance d’aujourd’hui avec les œufs, dit Bryce en riant, il vaut mieux que je ne dise rien de ton meilleur appétit. Je te laisserai le soin de dévoiler toi-même la nouvelle épouvantable. Pfou ! quelle chaleur diabolique ! Tu ne vas quand même pas reprendre le travail sous ce soleil infernal ?

 

– Tu parles ! J’ai dépensé en ton honneur deux fois plus de temps que je n’en mets à manger d’habitude. N’as-tu pas peur que les jeunes gens dorés qui travaillent pour toi ne piquent les réserves en liquide de ta banque si tu n’es pas assis sur tes coffres ?

 

– Il n’y en a pas un qui ait assez d’estomac pour piquer, comme tu le dis si joliment, un petit pain moisi. Tu peux remercier ton voisin, Denis MacCarthy, pour cet état de choses. J’ai dû lui rendre visite.

 

– Hum ! C’est peut-être la seule chose dont je n’ai jamais pu lui être redevable. Tu l’as trouvé bestialement sobre, à son habitude ?

 

– Euh, dit Bryce d’un air renfrogné, je l’ai trouvé bestial et je l’ai quitté sobre. Oui, très sobre. Dieu merci, cela met un point final à la dernière erreur de jugement de mon prédécesseur.

 

Il se baissa pour faire démarrer à la manivelle le moteur de sa voiture.

 

– Au revoir, Alan, ménage-toi.

 

Il fit marche arrière et tourna dans le chemin étroit, devant la véranda. Dundas restait là à lancer des remarques caustiques sur la conduite en particulier et les automobiles en général. Les derniers mots qu’entendit Bryce semblaient être une menace farouche de « déposer plainte contre lui » s’il cassait ne fût-ce qu’un tuteur de vigne.

 

Si la providence qui ferme nos yeux sur l’avenir avait écarté des yeux de Bryce son voile une minute, il serait resté et n’aurait pas quitté son ami avant qu’il n’ait juré de ne plus jamais s’approcher de ce trou maudit. Mais il était un simple mortel et s’écarta, inconscient, de la voie que foulaient les pieds d’Alan.

 

CHAPITRE II

 

En longue robe blanche, devant le miroir de sa coiffeuse, Doris Bryce faisait scintiller une brosse d’argent dans son épaisse chevelure dénouée. Son prétendu seigneur et maître avait déjà atteint le stade de la paix, et reposait en pyjama, la tête enfouie au creux de l’oreiller. Ce n’était pas seulement l’ombre d’un souci qui renfrognait le visage gracieux de Doris et que Bryce, profond connaisseur de sa femme, affectait de ne pas voir. Il y avait eu quelques minutes de silence, durant lesquelles Doris avait tenté de prendre un parti : ses oreilles lui auraient-elles joué un tour ?

 

Enfin :

 

– Hec, tu as vraiment dit cela ?

 

– Oui. Quelle différence ?

 

– Tu veux dire que tu as demandé à Alan pourquoi il ne se mariait pas ?

 

– Eh, je n’ai pas vraiment posé la question. J’ai seulement suggéré qu’il devrait.

 

– Ah ! s’exclama sa femme, rejetant une mèche de cheveux brossés par-dessus son épaule. Tout ce que je peux dire est que tu es absolument idiot.

 

– Ma chère amie ! ….

 

– Imaginons… tu es à la pêche et je viens jeter des cailloux près du bouchon.

 

D’un ton apaisant, Hector déclara :

 

– Je dirais alors, ma chère, que c’est là un acte déplacé.

 

Un léger haussement d’épaules lui montra qu’elle n’acceptait pas son correctif dans un esprit de soumission domestique.

 

– Tu dois te rappeler, poursuivit-il, que j’agis in loco parentis.

 

– In loco grand-mère

 

Doris avait délaissé la brosse et s’affairait à natter un côté de ses cheveux.

 

– Bien, si tu préfères, in loco grand parentis ; mon latin est quelque peu rouillé. Toutefois, j’ai beau chercher, je ne vois pas la différence.

 

Doris dédaigna de répondre sur ce point.

 

– Peut-être, demanda-t-elle froidement, te rappelles-tu ce qu’il a répondu à ta belle suggestion ?

 

Bryce la regarda quelques instants, soupesant le risque d’une plaisanterie. Par expérience, il savait ce que lui coûterait une erreur de calcul.

 

– Je dois confesser, aventura-t-il, que sa réponse a été un choc pour moi. Alan m’a avoué qu’il était déjà marié.

 

Sa voix avait pris un ton de sérieux étudié.

 

– Hector ! s’écria Doris en laissant retomber ses bras. Tu ne veux pas dire que…

 

Les mots lui manquaient.

 

– Si, ma chère. Environ six femmes, il n’était pas sûr, et plusieurs centaines de « combines ». Un vrai petit Salomon.

 

Le coup d’œil que lui lança Doris en se retournant fit penser à Bryce qu’il avait un peu exagéré.

 

– Je crois t’avoir déjà dit que je ne voulais pas entendre ici tes plaisanteries de club. Je pense que cela voulait en être une ?

 

Sa voix n’avait rien de rassurant.

 

– Peut-être iras-tu jusqu’à m’apprendre ce qu’elle veut dire ?

 

– Eh bien, à la vérité, Doris, il n’a pas paru prendre si bien mon idée.

 

– Pas étonnant, si elle lui a été assénée de la sorte, apprécia sa femme, considérant son reflet pensivement. Il viendra dîner dimanche, j’espère ?

 

– Oui, bien entendu, répondit Bryce, tout heureux de pouvoir dire enfin quelque chose qui calmerait une épouse irritée.

 

– Ah, parfait. J’ai invité de même Marian Seymour. Je lui ai dit que tu irais la chercher en voiture.

 

– Bonne idée, Doris. Ce sera la pleine lune, le soir, et nous pourrons faire un tour après l’avoir raccompagnée chez elle.

 

Doris, qui s’était inclinée pour ôter ses chaussures, se redressa et le contempla d’un air apitoyé.

 

– Dieu du ciel ! Quel homme ! Et dire que j’ai épousé ça !…

 

Elle leva les yeux au plafond comme pour implorer aide et assistance dans son affliction.

 

– Hector, si je pensais qu’il y ait la plus petite possibilité que tu lui proposes de la reconduire, je transformerais tes pneus en passoires sans hésitation. Cela me dépasse. Et on dit que tu es l’homme d’affaires le plus malin du district ! Mais en ce qui concerne le bon sens domestique ordinaire, tu es simplement désespérant.

 

– Allons, bon ! qu’ai-je bien pu dire encore ? demanda-t-il d’un ton plaintif, rejeté dans les ténèbres extérieures.

 

– Dois-je vraiment te l’expliquer en bon vieil anglais ?

 

– Eh bien, ma bonne dame…

 

– Pour l’amour de Dieu, Hector, cesse de m’appeler « ta bonne dame » ! Tu sais que j’ai horreur de ça.

 

Il n’en savait rien, en fait, et c’est pourquoi, peut-être, il avait employé l’expression.

 

– D’accord, Doris, mais puis-je te demander d’être un peu plus explicite ?

 

– Un peu plus explicite ! dit-elle d’un ton mordant. Instructions pour la jeunesse : Alan Dundas viendra dîner dimanche en carriole. Toi, tu iras chercher Marian Seymour chez elle pour qu’elle dîne avec nous ce même dimanche. Jusqu’ici, tu me suis ?

 

– J’ai pu assimiler ces deux idées, dit Bryce gentiment.

 

– Bien. Comme tu l’as remarqué, il y aura un clair de lune magnifique quand il sera temps de retourner. Le moteur de la voiture aura quelque chose de travers…

 

– Mais, ma chère, il n’a jamais rien.

 

– Ça vaudrait mieux, pourtant.

 

Bryce se hâta d’envisager des bougies encrassées.

 

– Parfait. Comme je l’ai dit, ta voiture ne pourra pas servir à raccompagner Marian chez elle, un parcours de dix kilomètres – en fait, presque douze – sous la lune. Et ainsi, conclut-elle, je sais que la carriole d’Alan a un siège un peu étroit pour deux… Peut-être as-tu compris ?

 

Elle rejeta la tête en arrière d’un air dédaigneux. Bryce reprit la parole, lentement :

 

– Et Alan qui me traitait de Machiavel ! Seigneur Dieu !… Bon, comme tu voudras. Ces manigances me dépassent.

 

* * *

 

Cet après-midi, Dundas regarda la poussière soulevée par la voiture de Bryce jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le lointain, puis, après avoir mis un peu d’ordre dans la maison, il retourna à sa carrière abandonnée. Il resta quelques instants au bord de l’excavation, à la regarder pensivement, mais, en dépit des apparences, ses pensées étaient bien éloignées du pic et de la pelle. Si Doris Bryce avait su, elle n’aurait pas eu besoin de blâmer son souffre-douleur d’époux sous le prétexte qu’elle avait meilleure jugeote que lui, ce qui était un préjugé bien féminin ; car la diplomatie massive d’Hector avait sans le moindre doute assené au propriétaire de « Cootamundra » un choc mental imprévu qui, pour l’instant, troublait le cours d’habitude calme de ses pensées. Tant que le mot « mariage » ne signifie rien de particulier pour un homme, cet homme nage dans des eaux célibataires relativement sûres ; mais si soudain le même mot s’associe aussitôt au nom d’une femme précise, alors la liberté de cet homme est compromise.

 

Pendant dix longues minutes, Alan continua à regarder dans le vide, puis, se reprenant, il se laissa glisser au fond du trou. Saisissant son pic sous le sac de jute, il se mit à rattraper le temps perdu. Il se donnait sans répit à sa tâche, malgré la chaleur étouffante, sans un souffle d’air. La tranchée qu’il avait ouverte le matin lui permettait de creuser des sapes et, à l’aide de la barre à mine, d’abattre des masses d’argile presque aussi dures que de la brique. Enfin le trou prit les proportions d’une immense faille irrégulière.

 

La transpiration ruisselait sur son front et ses sourcils, s’accumulant en grosses gouttes sur le nez, et la poussière rouge qui s’élevait comme de la farine s’accrochait à ses vêtements détrempés comme des pâtés de colle. Il se rendait compte qu’il menait sa colonne vertébrale à la ruine mais, à part une goulée prise de temps à autre à l’outre obèse, il travaillait comme un bœuf, farouchement déterminé à bannir des pensées qui, selon ses propres évaluations, étaient en dehors des bornes du possible.

 

La plus grande partie de l’après-midi était passée lorsqu’il s’offrit une pause, après avoir nettoyé le fond, pour observer le résultat de son labeur avec une satisfaction bien pardonnable ; il estima qu’en deux semaines de travail soutenu, sa propriété gagnerait un abreuvoir utilisable. Puis, reprenant son pic, il frappa lourdement un endroit situé à quelque soixante centimètres sous le niveau du sol. Le résultat du coup fut aussi inattendu que déconcertant.

 

Malgré la dureté de l’argile, et la force employée à abattre l’outil, la secousse qui s’ensuivit fit tinter ses nerfs jusqu’à l’épaule. Le pic rebondit avec un son clair et fort, comme celui d’une cloche, et trois centimètres de sa pointe trempée sautèrent par la tangente et heurtèrent son pied. Alan jura doucement, mais avec sincérité. Il ramassa la pointe brisée et l’examina d’un œil critique. Puis il se baissa et inspecta l’endroit où le coup avait produit ce résultat. Il jura alors du fond du cœur.

 

– Un rocher ! Je parie que c’est le seul qu’il y ait dans tout ce foutu coin, et il a fallu que je tombe dessus !

 

Mais ce n’était pas son genre que de perdre son temps à grogner, aussi se mit-il à l’ouvrage avec soin, scientifiquement, pour délimiter l’étendue de l’obstacle ; mais plus il travaillait, plus il était intrigué.

 

L’heure à laquelle il s’arrêtait d’habitude était passée. Les ombres des arbres et de la ferme s’étalaient, énormes et grotesques, mais le bord du soleil toucha la lointaine muraille d’arbres avant qu’il ne rejette enfin ses outils. Même alors, il ne se dirigea pas tout de suite vers la maison ; accroupi dans le trou, il examina longuement et en détail la surface dégagée par ses efforts. Nul examen, pourtant, ne pouvait suggérer une théorie capable de s’appliquer à des faits aussi déconcertants.

 

Dans la lumière déclinante du soir, Dundas s’en revint à son trou. Il avait englouti en hâte un repas qu’il avait coutume de savourer à loisir. Il apportait un ciseau à froid et un lourd marteau et, après avoir quitté sa veste, il sauta dans l’excavation. C’est tout juste s’il y avait assez de lumière pour ce qu’il voulait faire, mais il choisit un point d’attaque. Tenant avec précision le ciseau sur le rocher découvert, il frappa du marteau, et frappa encore et encore de toutes ses forces, faisant voler une nuée d’étincelles à chaque coup, jusqu’à ce qu’un fragment de la pointe de l’outil se brise en tintant et gicle dans la pénombre comme une balle.

 

Alan examina la pointe émoussée et rompue en fronçant les sourcils, puis scruta l’endroit auquel il venait de s’attaquer. La pierre ne montrait ni indentation ni marque d’aucune sorte. Nulle égratignure n’apparaissait sur une surface aussi lisse que du verre et malgré un assaut qui aurait émietté une plaque d’acier. Aussi savant que lorsqu’il avait commencé son examen, il replaça le ciseau démoli et le marteau dans sa boîte à outils et retourna à la ferme.

 

Le livre que choisit Dundas resta fermé sur ses genoux pendant presque une demi-heure. La pipe qu’il avait allumée pendait à ses lèvres, froide après quelques bouffées, et il regardait fixement dans le noir par la fenêtre ouverte. Enfin il se reprit et se leva. Il n’y avait qu’une chose à faire. La pipe retourna au râtelier et le livre sur un rayon. Il ouvrit alors l’étui, tira son violon de la soie et sortit dans l’obscurité de la véranda.

 

Le clair de lune étincelant, glacé, faisait contraste avec la bouffée torride, la fournaise qui l’y accueillit. Là, dans le fauteuil canné qui s’y trouvait en permanence, il s’installa, les yeux fermés, laissant la musique accompagner ses pensées. Il n’était sans doute pas un virtuose, mais il aimait le pouvoir d’adoucir les ennuis que lui conféraient ses mains, pouvoir qui ne lui faisait jamais défaut. Avec les notes qui vibraient en se perdant dans l’obscurité, les soucis qui empoisonnaient le jour pliaient leur tente comme les Arabes et s’éloignaient de lui, tout aussi silencieux.

 

Enfin il s’arrêta, en paix avec lui-même comme avec le monde. Tout près de lui, là où la clarté se déversait de la fenêtre ouverte, un sarment de vigne de la véranda avait lancé une vrille, et sur cette vrille, attirée sans doute par la lumière, tâtant avec précaution devant elle, une grosse chenille apparut. L’insecte, parvenu au bout de la vrille, soulevait l’avant de son corps comme s’il attendait de l’aide pour poursuivre son chemin. Dundas l’observait inconsciemment. Avec une persistance absurde, il tâtonnait de part et d’autre dans le vide. Alors, à demi-voix – une habitude contractée dans la solitude – il s’adressa à sa visiteuse :

 

– Mon amie, je commençais à me demander si tu n’étais pas idiote, mais la loyauté m’oblige à admettre qu’il n’y a pas de grande différence entre nous. En bien des points, je suis aussi ignorant que toi. Ma quête dans l’obscurité est tout aussi futile que la tienne. Donc, par exemple, chère camarade, que ressent un homme lorsqu’il est amoureux ? Je peux te dire, et, crois-moi, je ne l’avouerais pas devant un être humain, que je n’en ai pas la moindre idée moi-même. Est-ce que le fait qu’elle a de doux, de tendres yeux bruns qui me donnent l’impression de déambuler sur un sol sacré lorsque je me plonge en eux, signifie que je l’aime ? Quand je guette son sourire jouant sur ses lèvres adorables, et que j’ai la sensation d’avoir mérité de le voir apparaître, cela signifie-t-il que je l’aime ?

 

Dis-moi, amie chenille, quelle est cette douceur insensée chantée par les poètes ? J’aime causer avec elle, car elle est spirituelle et très gentille. Elle est à mes yeux la plus belle femme que j’aie jamais vue. Mais… mais… mais ! Et, au fait, tout en répondant à ces quelques questions simples, tu pourrais aussi me dire comment un homme peut savoir qu’une fille l’aime. Les conventions lui interdisent de mentionner cela parmi les êtres humains, et je pense que vous n’avez pas, vous autres, de conventions du tout. Mais la rumeur publique dit qu’elle peut tout exprimer à sa façon. As-tu une idée de cette façon ?

 

Autre chose, à propos de quoi tu pourras me répondre sans doute : j’ai aujourd’hui même creusé un sol dont je suis absolument sûr qu’il n’a jamais été exploré auparavant, et cependant, sous la surface, je suis tombé sur un rocher qui n’est nullement rocher. C’est un rocher dont je jurerais sur ma propre tête qu’il est dû à l’industrie humaine et non pas à la nature. Peut-être pourrais-tu m’apprendre comment il se fait qu’une œuvre humaine soit enterrée dans un sol vierge, que rien n’a jamais remué depuis l’origine des temps ?

 

Non, madame Chenille, le poli de ce rocher, qui n’est pas rocher du tout, ne provient pas de l’érosion de l’eau. J’y avais pensé moi-même. Non, et non encore. C’est là un ouvrage humain, mais comment est-il venu ici ? Tu donnes ta langue au chat ? Eh bien, moi aussi…, pour l’instant. Ah c’est l’heure du lit, chère amie, et je te remercie infiniment de ta bienveillante attention. Un homme tel que moi aurait interrompu mon discours une vingtaine de fois. En retour, si tu veux accepter un conseil, bien que devant mon ignorance tu puisses le juger indigne d’attention, je t’adjure de te mettre à l’abri avant l’arrivée des oiseaux du petit matin. Bonne nuit.

 

Dix minutes plus tard, la ferme n’abritait plus que l’obscurité et le silence.

 

CHAPITRE III

 

Le lendemain, Alan Dundas reprit son travail avec un intérêt qu’il n’avait jamais ressenti. Malgré l’heure matinale, la chaleur promettait un jour semblable au précédent ; il s’avoua que, sans la vive curiosité qui l’entraînait, il lui aurait fallu plus d’énergie que d’habitude pour affronter une telle journée de travail. Quand il s’était arrêté le soir précédent, il avait dévoilé environ deux mètres carrés de l’obstacle sur lequel s’étaient brisés d’abord son pic puis son ciseau à froid.

 

La couleur en était d’un rouge terne, assez semblable à celle du granit rouge mais sans trace de «grain ». La surface était lisse comme du verre, mais d’une forme symétrique qui, surtout, étonnait Dundas. Là où il avait creusé assez profondément l’argile, le rocher se dressait à la perpendiculaire du sol sur environ soixante centimètres, et puis, suivant une ligne égale, parfaitement définie, il s’inclinait pour constituer un dôme. Sur ce point, pas d’erreur possible.

 

Parcourant des yeux l’espace découvert, il estima grossièrement qu’en admettant que les lignes se poursuivent dans le même sens, il avait découvert le sommet d’une construction cylindrique qui s’achevait en un dôme presque plat de quelque huit ou dix mètres de diamètre. Jusqu’où les fondations s’enfonçaient-elles, il n’en avait aucune idée. Un autre détail lui faisait froncer les sourcils. Autant qu’il puisse en juger, cette surface ne présentait ni cassure ni jointure. En fait, cela ne semblait pas être un rocher mais une construction en un ciment incroyablement dur. Nul rocher, à sa connaissance, n’aurait pu émousser la pointe d’un ciseau à froid comme cela s’était produit la veille.

 

Aussi fut-ce avec une intense curiosité qu’il se mit au travail et, à mesure que passaient les heures, son projet initial d’abreuvoir disparaissait pour laisser place au pur désir de résoudre le mystère qu’il avait déterré. Il amena sa tranchée bien au-delà des limites qu’il avait balisées tout d’abord, mais plus il travaillait plus ses conjectures se vérifiaient. Sa vantardise de la veille était oubliée et il mangea son repas de midi debout dans la cuisine, le faisant passer grâce à une goulée prise à son outre.

 

Le soir venu, il examina les résultats du travail de la journée. Il était sans doute l’homme le plus perplexe de la chrétienté. Pour suivre le contour de ce que, faute d’un nom plus précis, il appelait le rocher, il avait découpé un segment de cercle d’environ la taille de son estimation première sur sept mètres de la circonférence environ. Cette tranchée avait à peu près un mètre de large et il y disparaissait jusqu’aux épaules ; et, tout au long, il avait retrouvé la ligne régulière du départ du dôme plat aussi nettement définie que si celui-ci avait été moulé. Et chaque centimètre découvert renforçait sa conviction, que cela portait la marque de la main de l’homme. La nature, il en était sûr, même dans ses inventions les plus extravagantes, n’aurait jamais suivi un découpage aussi précis.

 

Mais par-dessus tout se dressait un fait inquiétant : le sol qu’il creusait était vierge. Il en était absolument convaincu, sinon qu’est-ce que des hommes auraient pu construire ainsi…, une tombe ? Une tombe, peut-être… pour la recouvrir par la suite. Alan essaya de sortir de ce dilemme, assis sur le rebord de la tranchée et balançant ses jambes.

 

En Europe, une telle découverte aurait révélé les restes d’une civilisation éteinte, dont l’origine et l’histoire pouvaient être reconstituées par des experts, sans difficulté. Il se serait alors agi d’une merveille inégalée pour le monde, et d’une joie infinie pour les archéologues. Mais ici, c’était l’Australie, le pays même où la notion d’Histoire n’existe pas, le seul pays au monde sans passé. Dundas considérait la question et réfléchissait que bien rares étaient les pays dont la surface, en dépit de sa récente occupation, avait été mieux arpentée et défoncée par l’homme. Les chercheurs d’or n’en avaient pas épargné un seul recoin, sondant et fouillant, et si des reliques du passé avaient existé, sans le moindre doute on les aurait déjà mises en lumière. D’autre part, il était bien convaincu que si l’ouvrage qu’il contemplait était moderne, il en aurait entendu parler.

 

Une entreprise de cette dimension n’aurait pu être achevée et cachée sans qu’il soit fait mention quelque part de son existence. Pour ce qu’il en avait vu jusqu’à présent, son but lui restait inconnu. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu ou dont il avait entendu parler, et plus il y pensait, plus il en arrivait à la certitude que la surface du sol n’avait pas été touchée jusqu’à présent. Même à son point de vue relativement inexpérimenté, un sol qui eût été fouillé, ne fût-ce que par la charrue, ne s’en remettrait pas avant un bon nombre d’années.

 

Un instant, il se demanda s’il n’allait pas atteler Billy Blue Blazes et aller à Glen Cairn pour parler de tout cela avec Bryce, mais le mystère l’avait bien empoigné et, après réflexion, il s’était déterminé à le résoudre par lui-même, quoi qu’il lui en coûtât. Ayant pris cette résolution, il se sentit pleinement satisfait à l’idée que sa propriété était si éloignée des grands chemins.

 

À l’exception des passages bihebdomadaires de ses fournisseurs, il recevait peu de visiteurs. Les rôdeurs mêmes troublaient rarement sa quiétude, aussi, tant que rien d’exceptionnel ne surviendrait, ses opérations ne risquaient guère d’être épiées. Jusqu’au cœur de la nuit, cependant, il fit les cent pas, tirant des plans pour éviter l’intervention – assez peu probable – d’un étranger, dans sa découverte. Il entrevoyait une solution parfaite et il décida de l’adopter, seulement après avoir avancé un peu plus son travail.

 

Le jour suivant, un jeudi, Alan s’abandonna à une énergie fiévreuse et continua l’excavation du jour précédent dans la même direction, approfondissant la tranchée à mesure, dans le but de découvrir la base du mur de l’objet, ou tout au moins de trouver ce qui ne pouvait manquer d’exister, une entrée donnant accès à ce mystérieux bâtiment souterrain.

 

Ce fut tard dans l’après-midi, alors que la tension de ces quelques jours commençait à épuiser son énergie, qu’il dégagea une première fente dans ce mur. Cela lui redonna le courage de redoubler ses efforts pour obtenir la certitude que cette fente indiquait bien le sommet d’une porte cintrée. Il ne pouvait guère y avoir de doute ; et quand il s’en fut assuré, il se mit à l’œuvre de nouveau, malgré fatigue et courbature, pour rejeter de la terre dans toute la tranchée de façon à cacher tant bien que mal toute trace de la construction.

 

Certain, à présent, que la solution du problème viendrait de l’intérieur, il ne laissa à découvert qu’un passage suffisant pour donner accès à la porte découverte. Même cet endroit, il le recouvrit avec soin par des planches, sur lesquelles enfin il étendit un peu de terre.

 

La nuit était tombée avant la fin de ce travail. Et bien que sa condition physique splendide lui ait permis de ne pas trop se laisser abattre par ce dur labeur, il se sentit enfin aux limites de l’endurance. C’est en chancelant qu’il revint chez lui et, sans trop s’inquiéter de se nettoyer à fond, il s’écroula sur son lit, déjà endormi avant d’être allongé.

 

Huit heures de sommeil sans rêve bannirent toute trace de courbature. En pantoufles et pyjama, au lever du soleil, Dundas chassa Billy B. B. dans la cour, et apprécia pleinement la lutte royale qu’il dut soutenir pour convaincre le rouan indiscipliné de le mener à dos nu jusqu’au fleuve. Là il nagea et fit des vagues pendant une demi-heure, se jurant à lui-même que le monde était une merveille, cependant que Billy, attaché par la bride à un jeune arbre, imaginait le plus d’agrément possible au voyage à la ville qu’il sentait inévitable.

 

La matinée n’était pas très avancée lorsqu’Alan fit tourner sa carriole dans la grand-rue de Glen Cairn, et Billy s’arrêta en se cabrant devant le magasin principal de la ville. Là, Dundas commanda du bois d’œuvre et de la tôle. Pourrait-il avoir tout cela aujourd’hui même ? Gaynor, le marchand, secoua sa vaste panse en jurant que les ordres de Mr Dundas passeraient avant tous les autres en fait de livraison.

 

Alan flâna devant les portes encore fermées de la banque. Il pensa un instant aller surprendre Bryce. Mais ce ne fut pas la certitude de trouver son ami devant toasts et café ni l’heure peu conventionnelle, même pour l’endroit, qui le firent changer d’idée. Il prévoyait que Bryce lui poserait des questions auxquelles il ne pourrait répondre qu’évasivement ou par des mensonges, c’est pourquoi il se décida, par probité, à ne pas le voir. Il pensa alors qu’en empruntant un autre chemin pour s’en retourner chez lui, il aurait des chances de rencontrer quelqu’un de plus intéressant… comme par accident. Aussi, au grand dégoût de Billy qui s’attendait à un peu de repos après sa course, il remonta dans sa carriole et, quelques minutes plus tard, le claquement des sabots du rouan éveillaient des échos dans les rues vides.

 

L’homme propose. Alan rentrait par le chemin des écoliers. Il irritait Billy en le maintenant à une allure aussi modérée que le paquet de nerfs et de muscles dont c’était le nom voulait bien se contenter, mais ni le long de l’avenue bordée de haies, ni dans le chemin ombragé par une voûte de chênes, ni même aux environs immédiats de la maison blanche à moitié enfouie sous les arbres, il ne vit le moindre frémissement de jupe, ni la moindre trace de celle qu’il espérait entrevoir.

 

Il n’était pas doué pour le mensonge, et, même au mieux de sa forme, il ne pourrait pas inventer une excuse raisonnable pour une visite. Peut-être la chenille de son soliloque aurait-elle pu lui expliquer que c’était là un signe de ce qui le dépassait, car nul homme vraiment amoureux n’a jamais manqué de trouver une justification parfaitement imperméable si cette justification pouvait le mettre en présence de la seule fille existant à ses yeux.

 

À la maison, donc, passant son temps à retourner des suppositions dans sa tête jusqu’à ce que Marian Seymour recule à l’arrière-plan de ses pensées et disparaisse entièrement, pour être remplacée par Ça. « Ça ». Après des journées de labeur exténuant, il n’avait pas trouvé, pour sa découverte, d’autre nom que « Ça ». Parfois son esprit était traversé par l’idée fulgurante qu’il devait exister une explication simple et rationnelle pour « Ça », et cette idée était mêlée à un sentiment de désappointement et de dépression. Sentiment vite disparu à l’analyse.

 

Tous ses sens lui disaient qu’il était au bord de l’inconnu. Rien de ce qu’il avait brouté au cours de ses lectures éclectiques ne correspondait aux faits. Il s’était formé tout un lot de théories durant ces quelques jours, et son bon sens les avait fait exploser à l’instant même où il les concevait. Quelques-unes étaient presque trop folles pour sa structure de pensée et il les rejetait comme insensées.

 

Quand il atteignit « Cootamundra », il s’occupa un moment de Billy puis s’ingénia à trouver quelque chose à faire en attendant l’arrivée des matériaux qu’il n’escomptait pas avant plusieurs heures. Il déambula dans les vignes, pour une inspection de pure forme à laquelle, quelques jours plus tôt, il aurait pris grand plaisir. Il aurait une récolte magnifique, mais il passait sans les voir devant des amas de grappes, si épais par endroits que les plants semblaient n’être plus qu’une masse de fruits.

 

Inconsciemment, ses pas le ramenaient à l’excavation et il ne put s’empêcher de sourire lorsqu’il y parvint. Sa forme symétrique originelle avait disparu. Ce qu’il voyait n’avait apparemment pas grand sens et le fait patent que le trou avait été en partie rebouché le faisait ressembler à un abreuvoir aussi avorté que ses idées les plus folles sur « Ça ». Une chose était claire en tout cas, pensa Dundas en regardant ses travaux : de tout cela, le diable lui-même ne pourrait déduire ce qu’il avait fait.

 

Il était dévoré par l’envie de poursuivre ses explorations, mais il dut se résoudre à la patience car ce fut bien après midi que le fourgon de Gaynor arriva avec les matériaux commandés. Alan fit décharger la charrette loin du lieu de son travail.

 

Il ne voulait pas prendre de risque, bien qu’il fût certain que la seule idée du conducteur était de livrer sa commande et de repartir.

 

Ce n’était pas un petit travail que celui auquel il s’était attelé. S’il y avait fallu seulement de la force et de l’énergie, Alan s’y serait mis avec joie, mais ce qui restait à faire était œuvre de spécialiste ; et même les nécessités quotidiennes de sa vie présente ne l’avaient pas rendu plus habile dès qu’il s’agissait d’employer des outils. Mais il faut ce qu’il faut et, bien qu’il s’y mît avec répugnance, il restait déterminé à achever cette tâche sans l’aide de quiconque. Pour rattraper son oisiveté forcée du matin, il travailla jusqu’à ce que la lumière déclinante l’empêchât de poursuivre. Il dut admettre que sur le plan de l’art architectural, l’édifice qu’il venait d’ériger n’était même pas digne de mépris, et qu’un apprenti charpentier eût ricané devant l’ouvrage ; mais si celui-ci défiait tous les canons, il était solide et remplirait son office. De plus, la tôle cacherait les plus apparentes de ses tares. Tout bien considéré, lorsqu’Alan y jeta un dernier coup d’œil avant de se diriger vers la ferme, il émit le verdict que cette structure était certes abominablement affreuse, mais suffirait à son objectif.

 

Le lendemain samedi, le vit travailler avec la ténacité du castor. Toute pensée de sa visite hebdomadaire à Glen Cairn avait abandonné son esprit. Il suait du marteau et de la scie en maudissant sa propre maladresse. Des planches et des montants destinés à s’emboîter selon des mesures précises défiaient tous ses calculs et, mis en position, s’avéraient toujours trop longs ou trop courts de quelques centimètres ; il se surprit à exposer au soleil cuisant et à la terre cuite ce qu’il pensait d’une éducation qui vous rendait aussi familier avec les langues mortes qu’avec les vivantes, mais omettait toute référence à la meilleure façon de construire un mur comme il faut. Pourtant, cette même éducation finit par se révéler un peu utile, car avant midi il avait épuisé la langue anglaise et retrouvait dans sa mémoire quelques perles qu’il avait péchées jadis en français, en latin ou allemand, énorme satisfaction à un moment où il en avait besoin.

 

Pour l’initié, la maîtrise de plaques de tôle de trois mètres ne poserait aucun problème ; pour Dundas, épuisé et exaspéré, ce fut un cauchemar épouvantable. Sous les rayons accablants du soleil, le fer devenait presque trop chaud pour être manipulé les mains nues, et quand il se mit à enfoncer des clous, la structure de guingois laissait les plaques céder et les clous fusaient avant qu’il puisse les enfoncer dans le bois. Avant d’acquérir une habileté par la pure répétition des gestes, il parvint aussi souvent à taper sur ses doigts que sur les clous. Malgré ses mains meurtries, pleines d’ampoules, et son humeur à vif, le travail avançait.

 

Le soir arrivé, son opiniâtreté fut récompensée par un enclos – presque achevé – entourant sur une hauteur de trois mètres l’excavation. Il paraissait sans doute rudimentaire et formait une tache sur un paysage déjà peu joli, mais Alan pensait qu’il servirait son but. Le jour suivant le verrait couvert et terminé, et alors, le plus curieux visiteur, connu ou inconnu, n’aurait pas l’idée de fouiller ce qui avait toutes les apparences d’un débarras pour les outils ou le fourrage.

 

À la fin du jour, Alan admit que le repos dominical, même s’il n’avait pas d’autre raison, justifiait le christianisme. Quand il déposa ses outils et se traîna lourdement vers la maison vide, il se dit que jusqu’au lundi matin sa tête serait délestée de tout ce qui avait trait au travail. Bien sûr, son secret n’était pas encore tout à fait à l’abri. Mais autant courir le risque. Fût-ce pour le dérober à un millier d’yeux fureteurs, il ne priverait pas son corps endolori d’un seul instant de son jour de repos. Ce soir-là, le tabac aidant, pleinement satisfait, il traîna sur son canapé pendant des heures avant de se mettre au lit, dans un abandon voluptueux, trop las pour lire, accordant leur dû à ses membres écrasés. Après quoi, il dormit du sommeil du travailleur, un luxe interdit à tout milliardaire.

 

CHAPITRE IV

 

Dundas s’éveilla tard, une journée libre devant lui. Il était dix heures lorsque, son petit-déjeuner achevé à loisir, il attrapa Billy pour le panser. Il s’occupa ensuite de sa toilette. Un homme soucieux des convenances éprouve une satisfaction profonde à quitter les vêtements de travail, utiles mais désagréablement rudes, pour s’endimancher. Il jouissait d’une intimité protégée par des centaines d’arpents et se doucha à l’air libre, derrière la maison, en s’arrosant avec des seaux d’eau.

 

La découverte intempestive que, sur les dizaines de cols qu’il possédait, pas un seul n’était propre ne parvint même pas à l’abattre. Il en prit une demi-douzaine et les lava avec un soin méthodique, sifflant doucement en travaillant. Il s’interrompit pour mettre un fer à repasser sur le feu, le seul fer qu’il possédât, et découvrit que cet humble instrument domestique était rouillé sans espoir : un héritage de la gouvernante ivrogne.

 

Avec un commentaire bien senti sur les habitudes de la dame, il rejeta le fer et emplit d’eau une bouilloire qu’il posa sur le poêle avant de se remettre à sa lessive. Un dernier coup d’œil critique enfin le satisfit. Il chercha un peu d’amidon et le prépara, puis nettoya parfaitement l’extérieur d’une bouteille de bière vide qu’il emplit d’eau bouillante. Il était trop plongé dans son opération pour déceler la moindre trace d’humour dans cette situation et il repassa tranquillement, avec la bouteille, ses cols. Ils faisaient pour la plupart des plis, mais, l’un des six était passable. À la vérité, il ne s’en serait pas contenté jadis ; aujourd’hui, il ressentait quelque vanité à savoir que le produit fini pouvait se comparer, et favorablement, à ceux provenant de la blanchisserie de Glen Cairn.

 

L’habit fait le moine, certes. Peu de gens auraient reconnu, dans la silhouette élégante habillée d’un blanc immaculé des pieds à la tête, l’homme en salopette et maillot de la veille. Et quand il grimpa dans sa carriole ce matin-là, dix-neuf femmes sur vingt auraient jugé Alan Dundas digne d’un second coup d’œil au moins, bien qu’elles eussent prétendu ne l’avoir même pas remarqué, à leur habitude.

 

Billy Blue Blazes trotta à sa convenance habituelle sur la route de Glen Cairn, un privilège rarement octroyé ; il en tira le maximum. À trois kilomètres de la ville, Alan croisa Bryce qui allait en voiture chercher l’autre invitée. Ils échangèrent un salut rapide pendant que Billy piaffait et exprimait son opinion sur la traction mécanique d’une façon dépourvue d’ambiguïté. Lorsqu’il eut dételé devant le club, Alan fut reçu à la banque par Doris seule. À l’examen, Doris constata que son plan ne nécessiterait pas un grand effort. Quelle jolie fille dirait « Non » à ces calmes yeux gris ? Quelle fille, à moins d’être insensée, s’écarterait de ce grand garçon plein de santé et de droiture ? Aucun risque, si l’affaire était traitée avec soin, et Doris y était déterminée. Si elle pouvait faire coïncider temps, lieu et occasion, l’homme était là, sans le moindre doute, et elle savait que la jeune fille approchait.

 

De son siège, sur la véranda, elle railla sa misanthropie. Où était-il la veille ? Pourquoi ne se trouvait-il pas sur le court de tennis pour défendre l’honneur de Glen Cairn contre les hordes pillardes de Ronga venues à la conquête de la coupe du club ? Ce à quoi Alan répondit du même ton. Il craignait les délices capouanes de Glen Cairn. Comment pourrait-il revenir à son foyer solitaire et à ses herbes amères si la ville ruinait à coup de séductions, sa virilité ? À la mention d’herbes amères, Doris gloussa doucement.

 

– Je suppose, madame, que cet homme misérable qui vous appartient a glosé sur mon ménage. Vous savez qu’il a déjeuné avec moi la semaine dernière ?

 

– Bien sûr, Alan, et il m’a dit que tu te laissais mourir de faim. Pauvre garçon. J’espère que tu as retrouvé ton appétit.

 

– Le traître ! Il disait qu’il ne ferait rien pour vous avertir de la catastrophe imminente. Eh bien, s’il reste par ma faute sur sa faim, cela lui servira de leçon.

 

On entendit une trompe d’auto dans la rue.

 

– Voici Hector ; il est allé chercher quelqu’un, Alan… Devine…

 

– Je suis trop paresseux et satisfait pour un effort mental, répondit Alan, puis, après un silence : MacArthur ?

 

Doris laissa fuser un son qui approchait d’un soupir délicat.

 

– Je ne suis pas en très bons termes avec Mr MacArthur, dit-elle avec quelque raideur.

 

– Vous pourriez faire pis, madame. Laissez-lui sa chance.

 

Son hôtesse le regarda avec un sourire.

 

– Voici un cas où vous êtes meilleurs que nous, vous, les hommes. Vous vous soutenez toujours, alors même que les femmes emploieraient leurs griffes sans hésitation ni remords. Je me demande d’où cela provient.

 

Alan eut un rire.

 

– Parce que nous connaissons nos limites, je suppose, et chacun de nous pense qu’il pourrait avoir besoin du soutien des autres quelque jour. Un homme ne sait jamais, à moins d’être averti, quand il risque de s’écarter du droit chemin.

 

– Pas toi, Alan, en tout cas.

 

Dundas secoua la tête.

 

– Je ne m’avouerais pas heureux d’être différent des autres, mais je suis heureux de n’avoir pas eu encore l’occasion de me fourrer dans les ennuis affrontés par certains.

 

Du jardin venait un bruit de voix. Ils se levèrent tous deux.

 

– Venez, jeune Marian. Nous les trouverons sur la véranda.

 

Ils apparurent au coin de la maison. Bryce salua cordialement Alan, puis désigna d’un mouvement de tête la jeune fille qui l’accompagnait.

 

– Je t’ai amené un juge, un jury et un exécuteur, Dundas. On m’a dit que tu étais coupable de trahison, de désertion, sans compter quelques autres peccadilles. Il m’est venu aux oreilles que tu avais été acheté par le Ronga Club pour ne pas jouer hier.

 

Alan saisit la main ferme qu’on lui tendait.

 

– J’ai déjà été exécuté par Mrs Doris, Miss Seymour ; vous ne pouvez pas me punir une deuxième fois pour le même délit.

 

La jeune fille sourit en occupant le siège qu’il lui avançait.

 

– Je n’en sais pas beaucoup sur ce point. Vous auriez perdu autant de fois la vie qu’un chat si nous avions été battus hier. Par bonheur, nous nous en sommes tirés sans vous. Quelle excuse pouvez-vous offrir ?

 

– L’héritage d’Ève seul… le travail, répondit-il.

 

– Chère Doris, dit Marian, l’excuse n’est-elle pas aussi détestable que le délit ? Elle implique en outre une mauvaise pensée envers notre sexe et une prétention au droit de travailler alors que nous voulions le voir jouer.

 

Elle se leva.

 

– Coupable sur tous les chefs, et renvoyé à une audience ultérieure pour la sentence… jusqu’à ce que je trouve quelque chose d’assez désagréable pour convenir au crime.

 

En vérité, elle avait grande allure, ainsi dressée. La vie libre et au grand air de la campagne avait modelé sa silhouette à la perfection. Le soleil n’avait fait que teinter le bronze clair de sa peau… une peau si fine qu’on croyait voir le sang affluer à ses joues. L’ombre qui soulignait ses grands yeux bruns en avivait le brillant. Les mouvements gracieux du jeune corps souple et le maintien de la tête délicate dénotaient santé et vitalité.

 

Cette beauté n’était pas de celles qui proviennent de la faiblesse, mais de la force superbe. Son regard clair et assuré montrait cet éclat intrépide qui va de pair avec la pureté… un éclat que reconnaît d’instinct tout homme, et devant lequel il s’incline. Pas la moindre trace de faiblesse sur l’ourlet des lèvres rouges ; plutôt ce rien de fermeté qui montre que l’on sera prêt à affronter n’importe quelle crise. Et par-dessus tout cela, elle était essentiellement féminine, et séduisante. Ainsi pensait Dundas, à l’examiner pendant qu’elle le regardait de haut avec une sévérité simulée.

 

– Alors, dit-il en riant, je ne peux que m’en remettre à la merci de la cour. Accordez-moi le pardon, Miss Seymour.

 

Elle le considéra, un rire dans les yeux, et se retourna vers Doris.

 

– Je doute que la sévérité puisse avoir le moindre effet durable dans ce cas. Peut-être devrions-nous user de la clémence…

 

Puis, à Dundas :

 

– Affaire classée. J’espère ne plus vous revoir ici… N’est-ce pas ainsi que s’exprime mon père au tribunal ?

 

Bryce gloussa.

 

– Déplaisante erreur judiciaire. Voilà tout ce que c’est, Doris. Avant d’arriver ici, même son scalp sanglant ne l’aurait pas satisfaite. À présent, le voici pardonné. C’est un peu gros.

 

– Selon tes propres mots, Bryce, dit Alan, le pardon allait de soi. La qualité de ce pardon n’est pas une entorse à la loi. Pourquoi ? Parce que c’est un peu gros.

 

Doris se leva.

 

– Venez enlever votre chapeau, Marian. Un régime prolongé à base d’œufs a affecté son esprit. Il est absolument indigne de nous.

 

Abandonnés à eux-mêmes, Bryce et Alan se lancèrent dans un dialogue qui glissa de la politique aux nouvelles de la ville et du district, de là au sujet absorbant de la vigne et de la récolte.

 

– Comment va ton abreuvoir ? demanda Bryce un moment plus tard.

 

Dundas s’attendait à la question et, avec une insouciance élaborée, répondit brièvement qu’il avait heurté la roche et abandonné son entreprise.

 

– Je construis une grange sur l’emplacement, comme un monument élevé à mon énergie si mal placée, continua-t-il. J’étais si occupé par la bâtisse que j’ai oublié de venir en ville hier.

 

Bryce secoua la tête.

 

– Tu vas t’épuiser, Dun. Tu devrais avoir quelqu’un pour veiller sur toi… Étrange, reprit-il d’un air songeur. Je ne pensais pas qu’il y ait un seul rocher sur cette propriété. C’est plutôt rare, par ici.

 

– Ça n’a pas été une surprise agréable, répondit Alan en faisant la grimace. J’y ai laissé cinq centimètres de la pointe de mon pic, et le choc m’a presque décroché les bras.

 

– À quoi ressemble-t-il, Alan ? Peut-être est-il aurifère, dit Bryce, intéressé.

 

– Aucun espoir, répondit Dundas, désireux de laisser tomber le sujet. C’est plutôt du granit. Je vais te dire, Hec… si tu peux trouver quelqu’un pour prospecter, j’abandonnerai tous mes droits miniers, à condition qu’on me laisse le trou que j’ai déjà fait.

 

– Cela ne m’a pas l’air d’une proposition bien alléchante. Je ne crois pas pouvoir réunir un capital.

 

– Hector ! Alan !

 

C’était la voix de Doris.

 

– Si vous tenez à manger, vous feriez mieux de vous présenter !

 

Plus tard, quand ils se retrouvèrent en paix, l’un avec sa pipe et l’autre un cigare, Alan plaça enfin la question pour laquelle il avait tranquillement manœuvré.

 

– Peux-tu me dire, Hec, si on a jamais commencé l’érection d’un grand bâtiment à Cootamundra ?

 

Bryce réfléchit un moment.

 

– Eh bien, je pense connaître tout ce qui a été entrepris d’important pour le développement du pays. Ta ferme était à l’origine une annexe lointaine de l’ancien lotissement de Glen Cairn. Cameron, le premier propriétaire, l’a construite d’abord sous la forme d’une hutte pour les cavaliers frontaliers ; elle a été agrandie plus tard par celui qui a planté le vignoble lorsque Cameron a eu des ennuis et qu’on a découpé le lotissement. Je connais Cootamundra depuis quarante ans, et je suis certain que, en dehors du bâtiment actuel, rien de semblable n’a jamais été construit dans le coin. Pourquoi me demandes-tu cela ?

 

– Oh, pour rien, répondit Dundas, en choisissant ses mots. De temps à autre, il m’a semblé trouver des traces de fondations près de la maison. Je suppose que ce sont des accidents superficiels du sol.

 

– Ton prédécesseur avait l’habitude de labourer de grandes étendues quand cela le prenait, et les marques d’un soc restent longtemps sur ce genre de terrain, dit Bryce.

 

Alan faillit se laisser aller à tout raconter à Bryce, mais l’orgueil du découvreur et le désir de faire tout seul les recherches intervenant, l’occasion passa… une occasion qui ne se renouvela pas. Et ainsi la discussion se poursuivit calmement sur d’autres sujets jusqu’à ce que Doris et Marian les rejoignent.

 

Ce qui occupa l’attention de Bryce jusqu’à la fin de la journée, à l’exclusion de tout le reste, fut l’étrange comportement de sa femme. Comme spectateur, il pensait qu’il aurait dû saisir l’essentiel du jeu, or, même en connaissant les règles – ou en croyant les connaître – il se trouva qu’il n’y entendait rien.

 

Lorsque Marian revint sur scène, il se préparait avec joie à laisser le champ libre à Dundas quand, à sa grande surprise, il découvrit que chacune de ses tentatives dans ce sens était clairement contrée par son épouse excentrique. Il crut d’abord se méprendre mais à la suite d’une attention louable bien qu’un peu trop visible, il reçut de Doris un « sans-fil » rapide et péremptoire qui le fit renoncer à toute intervention.

 

À partir de là, il observa ses manœuvres avec une stupéfaction amusée. Il était visible à l’esprit le plus obtus qu’Alan tout comme Marian auraient préféré se retrouver sans témoins, et Bryce apprécia au plus haut point les efforts diplomatiques mais persistants d’Alan pour «chasser » leur hôtesse trop attentive, ainsi que le mépris, apparemment inconscient, de Doris sur ce point. Une fois, par pure malice, Bryce dit à Doris qu’il était certain que ni Marian ni Alan ne verraient d’inconvénient à ce qu’elle pratique sa sieste habituelle. À quoi elle rétorqua avec duplicité que, si elle dormait dans l’après-midi, elle ne fermerait pas l’œil de la nuit, et le regard voilé qu’elle lança en direction d’Hector indiquait en outre que lui non plus, alors, ne dormirait pas. Alan était trop respectueux pour s’offusquer de l’incompréhension insolite de Doris, mais, bien qu’il prévît l’orage subséquent, Hector fit de son mieux pour leur ménager quelques minutes d’aparté. Il fut enfin soulagé d’annoncer un ennui mécanique imaginaire survenu à sa voiture reportant sur Alan la responsabilité de reconduire Marian saine et sauve chez elle.

 

Il était presque dix heures quand Dundas amena Billy B. B., renâclant, devant la porte de la banque de Bryce, et Marian fit ses adieux en hâte, car Billy n’était jamais d’humeur, lorsqu’il s’agissait de rentrer, à rester deux secondes consécutives sur ses quatre pattes.

 

Ils regardèrent diminuer les lumières de la carriole quelques minutes avant de revenir dans la maison. Doris se mit à reclasser quelques partitions qui traînaient, cependant que Bryce, allongé sur une chaise longue, l’observait pensivement. Enfin, elle parut s’apercevoir de cet examen.

 

– À quoi penses-tu, Hec ? demanda-t-elle.

 

– Ce n’est pas ce à quoi je pense, chérie, c’est ce à quoi tu penses qui me rend songeur, répondit son mari.

 

Doris termina son rangement et se laissa aller dans un fauteuil ; et Bryce, après avoir placé un coussin sous sa tête, resta debout devant elle, jambes écartées, mains dans les poches.

 

– Et maintenant, ma chère Dame, j’attends des explications ; des tas d’explications.

 

Doris levait vers lui des yeux égayés par un lent sourire plein de souvenirs ; il s’acheva sur un léger gloussement.

 

– Ne sont-ils pas adorables, Hec ? Les chers enfants ! Je suis sûre qu’Alan avait envie de me battre, ne crois-tu pas ?

 

– Parbleu, Doris, je m’émerveille de sa maîtrise ! Écoute-moi !

 

Ici, il agita un index menaçant.

 

– Si tu ne m’expliques pas sans tarder ta conduite scandaleuse, j’agirai pour le compte d’Alan et te battrai moi-même jusqu’à ce que tu te décides à parler !

 

– La violence est inutile, Hec, dit-elle en riant doucement. J’ai compris ce matin, vois-tu, que si je les laissais seuls ensemble, Alan se contenterait de prendre les choses comme elles viendraient et les laisserait lui échapper. Tu sais que je ne me fie pas tout à fait à lui.

 

Là, elle s’arrêta, pensive.

 

– Et alors ? insista Bryce.

 

– Alors, reprit-elle, je les ai tourmentés en ne leur accordant pas une occasion parce que… eh bien, imagine que tu agites quelque chose au nez d’un enfant, juste au-delà de son atteinte, puis l’abandonne à portée un moment… il y a de fortes chances pour que cet enfant l’attrape dès qu’il en aura l’occasion.

 

Un nouveau silence.

 

– Ce qui veut dire ? demanda Hector sur qui l’aube se levait.

 

– Euh, voici un bel homme qui subit le supplice de Tantale devant une belle fille, voici une carriole au siège étroit, voici un merveilleux clair de lune… alors si l’homme ne saisit pas… Eh bien, c’est que je ne connais rien à rien. Oh ! le monstre !…

 

Bryce avait tendu les bras et l’étreignait du même mouvement.

 

– Hec, lâche-moi !

 

Il retourna à son fauteuil, la maintenant serrée contre lui jusqu’à ce qu’elle abandonne la lutte.

 

– Seras-tu gentille ? demanda-t-il.

 

– Comme un ange, répondit-elle, la tête sur son épaule.

 

– Selon moi, Doris, tu es une scandaleuse petite intrigante. Grands Dieux ! Quel espoir peut-il rester à un homme devant ce genre de chose ?

 

– Penses-tu que cela va marcher, Hec ? demanda-t-elle en lui passant la main dans le cou.

 

– Peut-être… et ce ne sera pas ta faute si ça rate, petit diable ! La seule chose qui puisse s’y opposer est que tu n’as pas tenu compte de Billy. C’est un animal plein de droiture, quoi qu’on puisse dire contre lui, et je doute qu’il permette que son maître soit victime de ta machination.

 

– Hum… cher garçon… il faudrait un cheval plus sauvage que Billy pour arrêter un homme décidé à parvenir à ses fins.

 

– Dis donc, Doris, j’aimerais savoir… sommes-nous tous traités de la même manière ? Est-ce que vous êtes, toi et tes pareilles, la destinée qui donne forme à notre fin matrimoniale ? Tu sais, il y a de quoi rendre nerveux… Je n’avais jamais imaginé une telle duplicité. En ce qui me concerne, par exemple ?…

 

Elle le regarda, les yeux brillants, et sourit avec tendresse.

 

– Oh, toi… eh bien, Hec, les cas particuliers requièrent un traitement particulier. J’ai lu quelque part que les naturels, quand ils veulent attraper certains oiseaux très craintifs, se contentent de faire quelque chose pour attirer leur attention et leur curiosité. Puis, quand l’oiseau vient se rendre compte, ils avancent simplement la main et s’en emparent. Si l’oiseau en vaut la peine, cela va sans dire.

 

– Ah, je vois… je vois… Il ne me revient pas en mémoire une tactique analogue en ce qui nous concerne, Doris ; je m’en souviendrais, parce que j’ai lu aussi quelque part que la méthode adoptée par lesdits naturels est de s’étendre sur le dos et de frétiller des orteils. Donc, si tu avais fait cela…

 

Il s’ensuivit une brève lutte, une main douce lui referma la bouche et le reste n’a pas d’intérêt pour des étrangers.

 

CHAPITRE V

 

Pendant ce temps, sur la longue route blanche, au milieu des vignobles ordonnés et des fermes disséminées blotties dans les vergers, Marian et Alan filaient derrière un Billy agité, dans un silence que ni l’un ni l’autre ne semblaient vouloir rompre. Peu de femmes, même en ce district de cavalières, seraient restées assises, calmes et insouciantes, à côté de Dundas, au su des légendes qui entouraient Billy.

 

Alors qu’une fille de la ville se serait accrochée à la rambarde, les jointures blanches, Marian restait, les mains jointes et paisibles, accordant le balancement de son corps à celui de la carriole. Adorant les chevaux elle-même, elle observait, fascinée, la bataille que livraient les fermes mains brunes de l’homme pour vaincre les efforts incessants du petit diable affairé à s’assurer entre ses brancards le contrôle de la situation.

 

Le dressage de Billy avait été des plus singuliers. Ses ascendants étaient plus réputés pour leur vitesse que pour leur bon caractère. George MacArthur l’avait acheté, poulain d’un an, et sous les leçons de ce gentleman capable, il avait acquis nombre de ces caractéristiques qui rendaient le fait d’être assis derrière lui plus divertissant que prudent. Après une nuit au club, George avait l’habitude de grimper dans son siège et de déclarer qu’il était Apollon conduisant le Char du Soleil… Une spécialité de MacArthur, quand il se trouvait sous l’influence du whisky du club, était d’en revenir aux classiques. Il se dressait alors et poussait l’animal à moitié fou jusque chez lui en un galop sauvage, du départ à l’arrivée. Bacchus devait tenir George en grande estime car, en dépit d’une douzaine d’accidents, la nuque qui s’offrait presque toutes les nuits en otage à la Chance demeura intacte.

 

Mais Billy prit ces leçons à cœur ; à présent, quand il pouvait se libérer de la routine du trot en rentrant, nulle puissance humaine n’aurait pu stopper son élan insensé avant qu’il ne soit parvenu chez lui. MacArthur, las d’acheter de nouvelles carrioles, avait envoyé Billy à une vente aux enchères et insisté pour que le commissaire-priseur lise une garantie décrivant Billy comme parfaitement sain, cheval idéal pour un lunatique ou quiconque envisagerait le suicide.

 

Sous cette garantie, Alan avait acquis pour deux souverains ce qui, à l’origine, avait coûté cinquante guinées à MacArthur. De bons soins et de la fermeté avaient fait merveille, mais de temps à autre un instant d’inattention donnait une chance à Billy et les gens avaient alors une vision fugitive mais excitante de Dundas en train de défoncer et le code de la route et tous les records.

 

Alan disait, quand on lui demandait pourquoi il gardait Billy, que s’en séparer le priverait des joies d’une allure royale.

 

– Vous n’avez pas idée à quel point les gens sont polis envers moi quand B. B. B. se lance. J’ai vu des dizaines de véhicules sortir de la route à mon apparition et s’arrêter jusqu’à ce que je les croise.

 

Cette nuit, Alan conduisait avec des précautions particulières, car son chargement était précieux. Il se sentait flatté, aussi, que Marian se soit confiée à lui sans hésitation. Il attendit d’avoir brisé le premier emballement de Billy et de l’avoir contraint à un trot régulier pour se tourner vers sa compagne.

 

– Il n’est pas aussi mauvais qu’on le dit, n’est-ce-pas ?

 

Marian se mit à rire.

 

– Aucun cheval ne pourrait être mauvais à ce point, même pas Billy, mais il est splendide, splendide !

 

Puis, après un silence :

 

– Je pense pourtant qu’il est criminel d’avoir commencé par abîmer une si belle bête.

 

– Ne le croyez pas, répondit Alan. J’ai étudié Billy à fond depuis trois ans, et je suis convaincu à présent que ses habitudes sont un don. MacArthur n’a fait que les cultiver, de même qu’on cultive une belle voix.

 

– J’admets qu’en l’espèce il n’aurait pu avoir un tuteur plus capable, dit Marian en regardant devant elle.

 

Alan jeta un coup d’œil sur le visage calme, désapprobateur, et sourit.

 

– Et tu, Brute[1], dit-il doucement.

 

Elle le dévisagea abruptement.

 

– Vous défendez MacArthur ?

 

– Du simple fait qu’il est mon ami, oui ; et encore plus à présent, peut-être.

 

Elle médita un instant cette réponse.

 

– Oui, dit-elle, je pensais bien que vous le défendriez.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ?… approbation ou le contraire ? demanda-t-il.

 

– Cela signifie seulement que je vous jugeais loyal envers vos amis, qu’ils aient raison ou tort. Mais aussi, en l’occurrence, que je ne suis pas d’accord avec vous.

 

– Dieu a fait de lui un homme… cela devrait suffire. Du calme, Billy, ce n’est qu’une vache.

 

Les trente secondes suivantes furent bien remplies, jusqu’à ce que le cheval se soit remis de sa crise de nerfs.

 

Alors, Marian reprit le fil de la discussion :

 

– Tout cela est bel et bon, mais est-ce juste, je vous le demande ? Supposons, par exemple, que je me laisse aller à flirter avec ce jeune homme au « Star and Garter », ce qu’à Dieu ne plaise car, ce me semble, il a une passion pour la bière. Votre charité irait-elle jusqu’à m’absoudre ?

 

Dundas compara les choses en lui-même et rit doucement.

 

– Je me mettrais à douter très fort de votre goût, sans compter les convenances. Mais votre parallèle dépasse les limites d’élasticité de mon imagination. Disons plutôt le Révérend John Harvey Pook, et j’essaierai de voir la chose.

 

Marian fit la moue.

 

– Si je devais choisir, le jeune homme aurait ma préférence. Mais répondez à ma question, au lieu de vous moquer de moi.

 

Ils avaient quitté la grand-route, et le claquement des sabots de Billy était étouffé par la poussière de la piste informe qu’ils suivaient et qui se tortillait, tantôt sous les grands arbres, tantôt dans des clairières. La lune éclaboussait leur chemin de taches noires et argentées, et dans les murmures de la nuit ils allaient, comme en un décor de rêve.

 

Alan se tourna vers elle. Elle ne lui avait jamais paru si adorable, si désirable. La magie de la nuit pénétrait son sang. Sa décision de se taire de la semaine passée s’effritait. Pourquoi, pensait-il, s’entretenir avec légèreté d’un autre ? L’heure leur appartenait… l’heure qu’ils laissaient filer derrière eux avec les claquements des sabots ferrés. Chaque battement de son cœur lui criait de parler. Comme attirée, elle tourna la tête et rencontra son regard. Alors, pour la première fois de sa vie, elle baissa les yeux devant ceux d’un homme. Alan dit doucement :

 

– J’ai ri, mais Dieu sait que je ne le voulais pas, Marian. Je ne peux pas supporter, même par plaisanterie, de vous entendre vous calomnier vous-même. Pour moi, l’idée est pire qu’un sacrilège.

 

Il réunit rapidement les rênes dans sa main droite et posa sa main gauche sur les siennes. Elles se crispèrent un instant puis se calmèrent. Il les garda ainsi quelques secondes et, s’inclinant, il les porta à ses lèvres sans qu’elles résistent. C’est alors que les yeux de Marian laissèrent filtrer son secret.

 

– Oh, Marian, Marian, dit-il tendrement.

 

Des paroles définitives montaient à ses lèvres, mais le destin avait décidé que, pour l’instant, elles ne les franchiraient pas.

 

Il avait tout oublié pour la fille qui l’accompagnait et sa main droite s’était relâchée, au moment même où un lièvre fusait de l’ombre d’un tronc d’arbre abattu et filait sous le nez de Billy. Les rênes échappèrent presque à Alan qui les retint de justesse, mais trop tard. Les deux pieds bloqués contre la ridelle avant, il jeta tout le poids de son corps et la puissance de ses bras dans la balance. Mais le souvenir d’autres occasions où Billy avait pris le mors aux dents lui avait appris que sa force était impuissante.

 

Alors, son seul espoir était de mettre toute son habileté à éviter les obstacles et les arbres. Il serra les dents et plissa les yeux pour deviner, dans la lumière inégale, les dangers à surmonter. Il ne regarda Marian qu’une fois. Le déplacement de l’air avait repoussé son chapeau jusqu’à ses épaules et sa chevelure était un nuage qui balayait son visage, mais dans ses yeux, nulle trace de frayeur n’apparaissait.

 

– Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance.

 

Elle l’appelait par son prénom pour la première fois, et le danger présent ne put empêcher le frisson qui le parcourut. Sans sa présence, il se serait laissé aller à l’exaltation, mais la pensée du risque couru par elle le fit serrer les dents sauvagement. Il sciait la bouche de Billy comme il ne l’avait jamais fait, et pourtant le cauchemar s’étendit sur deux kilomètres sans un signe de faiblissement dans la vitesse de l’animal. Un kilomètre de plus les amènerait à l’allée où ils devaient s’engager pour parvenir à la maison de Marian, et Dundas se rappela que juste après ce virage se creusait un ruisseau à sec, de deux mètres de large ; seul un petit pont étroit permettait de le franchir.

 

Et, tout en évitant les obstacles et les troncs d’arbres, il évaluait le risque, soit à tourner, soit à poursuivre tout droit, grognant en lui-même que les deux solutions conduisaient au désastre. Ils n’étaient plus qu’à deux cents mètres du tournant, et Alan avait décidé de tenter le passage du pont, lorsqu’à son soulagement il sentit la course folle de Billy fléchir. Pour la première fois, il avait vaincu en ligne droite, et bien qu’ils prissent le virage sur une roue, au moment où ils arrivèrent en vue du portail blanc qui terminait l’allée, Billy renâclait de colère mais se comportait par ailleurs comme un animal normal.

 

– Je suis désolé, Marian, vraiment. C’était ma faute, dit-il simplement. J’aurais dû surveiller Billy plus étroitement.

 

La jeune fille se tourna à demi vers lui et posa légèrement la main sur sa manche.

 

– Ne vous accusez pas, Alan, je vous en prie. Vous pouvez me croire si je vous affirme que, pas un instant, je ne me suis sentie en danger. Je n’aurais voulu manquer cela pour rien au monde. Ç’a été une belle lutte, et j’étais sûre que vous la gagneriez à temps.

 

Alan eut un demi-sourire.

 

– Ce n’est pas un grand honneur pour moi, car jamais Billy n’a abandonné si vite. J’ai eu l’impression que c’était soit « Cootamundra », soit le petit pont.

 

Il tira sur les rênes et Billy s’arrêta devant le portail. Une voix s’éleva de l’ombre, dans l’avenue qui s’ouvrait au-delà.

 

– Est-ce toi, petite ?

 

La braise d’un cigare s’approcha dans l’obscurité.

 

– C’est mon père, murmura-t-elle, puis, à voix haute : Oui, père, Mr Dundas m’a accompagnée.

 

Le propriétaire de la voix s’avança dans la lumière.

 

– Oh ! Dundas, entrez. Il n’est pas trop tard pour un verre de vin.

 

Billy s’agitait, inquiet, et recula de quelques pas.

 

– Je crains de ne pas pouvoir accepter, cette nuit. B. B. B. n’admet pas de veiller.

 

Il serra tendrement la main de Marian qui se levait.

 

– Bonne nuit, Marian, dit-il doucement.

 

– Bonne nuit, Alan. Faites attention en rentrant, répondit-elle en un murmure.

 

Une seconde après, elle avait sauté avec légèreté sur le sol. Billy pivota à moitié, tirant avec humeur sur les rênes. Debout sous la lumière qui inondait son visage levé, Marian souriait.

 

– Bonne nuit, Mr Dundas, et merci beaucoup pour la promenade.

 

Alan agita la main cependant que la carriole virait avec un à-coup, et un instant plus tard disparaissait au galop dans l’allée.

 

Marian restait près de son père, à regarder les deux étoiles rouges qui s’éloignaient.

 

– Ça, dit son père, c’est un homme, mais que je sois damné si j’aime le cheval. Comment s’est-il comporté sur la route ?

 

Marian entoura ses épaules d’un bras et le regarda en riant.

 

– Si tu me disais à qui tu fais allusion, l’homme ou le cheval, je pourrais répondre, dit-elle.

 

– Oh, fillette ! dit-il, lui prenant la main et la considérant d’un air tendre. Je pensais aux deux. Marian attira à elle la tête de son père et l’embrassa.

 

– Cher papa, en tant que juge en hommes et en chevaux, je peux dire que ni l’un ni l’autre n’auraient pu mieux se comporter.

 

Ce qui, si l’on y réfléchit, était une réponse véritablement féminine. Mais elle resta éveillée toute cette nuit-là, souriant de bonheur à ses pensées.

 

Heureusement pour Alan, la performance de Billy avait épuisé la majeure partie de son goût pour la cavalcade, cette nuit au moins, car dans l’état chaotique de ses pensées, Dundas ne prêtait guère attention ni à la route, ni au cheval. L’unique coup d’œil de Marian lorsqu’il avait porté ses mains à ses lèvres avait été une révélation et il savait, sans besoin d’échanger le moindre mot, avoir éveillé en elle l’amour dont, jusqu’à présent, lui-même n’avait pas été conscient ; et l’émerveillement le tenait sous le charme.

 

Il n’était pas vaniteux, et il tentait vaguement d’analyser ce que cette jeune fille calme, sûre d’elle, pouvait bien voir en lui pour lui offrir un tel cadeau ; mais la solution de ce problème lui échappait parce que, se détachant sur le fond de ses réflexions, il entendit la douce et tendre voix : « Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance. »

 

Il passa plus de temps que de coutume à panser Billy après son arrivée à « Cootamundra », et quand il eut fini il asséna une claque sonore sur la croupe du poney qui mâchonnait avec satisfaction.

 

– Billy, petit diable, je ne sais pas si je devrais te fusiller ou t’accorder une pension de trois balles d’avoine par jour. Il faudra que je demande à Marian.

 

Il revint vers la ferme et considéra avec dégoût la solitude obscure. Pour la première fois depuis qu’il en était devenu le propriétaire, elle lui semblait peu attrayante et sans rapport avec un foyer. Peut-être était-ce par réaction avec l’atmosphère agréable de la maison de Bryce que le tableau lui apparaissait si sombre, mais, debout et immobile, il se demandait quelles seraient ses sensations à rentrer chez lui pour trouver les fenêtres éclairées et, peut-être, voir Marian traverser la véranda pour l’accueillir.

 

Il déverrouilla la porte, découvrit que la lampe qu’il voulait allumer était vide et passa cinq minutes à craquer des allumettes en quête d’une chandelle à la lueur de laquelle il put la remplir. Il éclaboussa de pétrole ses vêtements, et avant d’en avoir terminé il avait déclaré à tous ses dieux lares que le célibat était un jeu d’idiot. Alors il bourra sa pipe et s’assit pour réfléchir à tout cela, mais le démon de la bougeotte intervint et le poussa dans la nuit pendant une heure, à déambuler sur le chemin qui entourait la ferme, si absorbé que ses pensées ne se dirigèrent même pas vers le hangar qui, pourtant, brillait comme de l’argent sous la lune. Quand, enfin, il s’en revint dans la maison, il se rappela qu’il avait oublié de faire son lit et, ayant mené à bien cette opération, il déclara à nouveau, plus fort et avec plus d’énergie qu’auparavant, que le célibat était décidément un jeu d’idiot.

 

CHAPITRE VI

 

Dundas ressentait les « affres du lundi matin ». Ses œufs à la coque s’avérèrent durs, le pain qu’il fit rôtir resta pâteux, et sa mollesse jointe à l’ennui supplémentaire d’avoir fait bouillir trop longtemps l’eau du thé ouvrirent ce jour de travail sur le sentiment net que quelque chose ne tournait pas rond dans le monde. Il voulait poursuivre son excavation mais il savait qu’avant de s’y remettre il lui faudrait terminer la bâtisse, et la perspective d’une nouvelle journée à se battre avec de la tôle n’était pas très attirante.

 

À ses pensées concernant le travail se mêlait le souvenir de la nuit précédente et, un instant, il fut tenté de suspendre toute activité pour ce jour-là. Pourquoi ne pas aller voir Seymour à propos de la vente de sa vendange au pressoir ? Puisque le père de Marian était l’un des directeurs de la compagnie, ne serait-il pas naturel de le consulter ? Évidemment, il arriverait à l’heure du déjeuner. Et alors ? Il posa la question à haute voix au marteau qu’il tenait à la main, mais n’en obtint pas le moindre conseil.

 

Il savait qu’il tentait d’éluder son travail et se l’avoua. Il n’y avait qu’un remède, le travail lui-même. Dans son cœur, il pensait que Marian pouvait attendre et attendrait, et puis il se sentit mécontent de se satisfaire de si peu. C’est ainsi qu’il se convainquit et, un moment plus tard, il avait recouvré tout son empire sur lui-même. À dix heures, il en avait terminé avec les murs, et quand il en arriva à la pose du toit, il n’y avait plus place en lui pour des pensées étrangères à son travail. Qu’il ne se soit rompu ni le cou ni les membres est un fait et un miracle. Il aurait été le premier à ne pas tirer gloire ni de l’un ni de l’autre. Diriger Billy – tempête parmi les obstacles et les arbres – était un jeu d’enfant comparé à la manutention de plaques de tôle de trois mètres sur la charpente du hangar.

 

Chaque plaque amenée à sa place semblait douée de la pure perversité des choses inanimées, et c’est là une perversité qui poussera le plus philosophe des hommes à spéculer sur l’existence d’un démon personnel et privé. La tôle se courbait sans raison apparente et le heurtait du coin ou de la tranche là où cela pouvait faire le plus mal. Le marteau, qui aurait dû se trouver à sa ceinture, glissait hors de portée lorsqu’il en avait besoin. Deux fois il dut redescendre jusqu’au sol pour rassembler tous les clous, qu’il avait portés dans un sac à son poignet, éparpillés dans l’argile poussiéreuse où ils étaient tombés, par la malignité du démon susmentionné qui avait délibérément retourné sens dessus dessous le sachet. La chaleur du soleil torride, de plus, rendait le métal assez chaud pour justifier l’opinion que le démon venait tout juste de l’amener de chez lui. Alan savait fort bien que la plupart de ses ennuis provenaient de sa propre maladresse comme du manque d’aide ; même ainsi, la réflexion ne l’apaisait pas. Mais l’opiniâtreté pure obtint un résultat. Il réussit à clouer plaque après plaque avec la notion réconfortante que, si elles étaient trop grandes pour être maniées aisément, chacune d’elle couvrait au moins une bonne surface.

 

Il faisait presque nuit lorsqu’il enfonça le dernier clou dans la toiture, et quand ce soir-là il se promena, sa pipe vespérale entre les dents, Dundas se sentit auréolé d’un nimbe vertueux à l’idée qu’il ne s’était pas abandonné, le matin même, à son désir de chômage. Les démons qui avaient obsédé ses heures laborieuses étaient bannis. Il avait triomphé malgré eux. Ce devait être, conclut-il, des démons de second ordre. Un démon de première classe se serait sans le moindre doute arrangé pour le faire dégringoler de son perchoir au moins une fois.

 

– Au diable les diables ! dit-il en projetant vers la scène de son labeur une bouffée méprisante. J’ai envie de musique.

 

Alors, dans l’obscurité de la véranda, son violon sous le menton, il tissa, de ses fantaisies et de ses rêves, une succession de sons. Pendant une heure, il s’efforça de concilier avec l’harmonie les mots qui lui revenaient sans cesse à l’esprit « Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance. » Mais les résultats n’étaient pas fameux. Un opossum qui résidait dans un arbre, à l’arrière de la maison, s’en revint chez lui d’une expédition fourragère dans le vignoble sous les espèces d’un marsupial bredouille et informa sa femme que l’être humain habitant par là faisait des bruits si menaçants qu’il estimait hasardeux de continuer sa quête.

 

Enfin, il en eut terminé. Quand il eut installé un verrou digne d’un donjon à son hangar le jour suivant, Alan jugea bon de se remettre à son ouvrage véritable et découvrir ce qu’il y avait à découvrir sans mettre en péril son secret. Avec un sentiment intense de satisfaction il repartit du pic et de la pelle, après avoir enlevé les planches recouvrant l’endroit où il avait déterré la porte. À mesure que son travail avançait, la fosse montrait une ouverture d’environ un mètre de largeur, en retrait par rapport à la surface environnante ; de combien, il ne pouvait s’en assurer encore. Son premier but était de nettoyer toute l’ouverture.

 

Pour avoir assez de place, il creusa un puits d’environ un mètre trente de côté, l’un des côtés étant constitué par le mur où se trouvait la porte. Ce ne fut pas un mince travail, car l’abri métallique semblait absorber toute la chaleur du soleil alors que l’ouverture donnait peu de lumière et encore moins d’air. Il lui fallut en fait toute la journée pour creuser un peu plus de deux mètres, mais, comme il l’avait prévu, son pic révéla alors le seuil de l’entrée. Si grande était son excitation que, tout d’abord, il fut tenté de continuer à la lumière artificielle, mais l’incertitude de la distance à laquelle il devait s’enfoncer l’en dissuada.

 

Dundas passa une nuit fébrile. Le sommeil espéré refusait de venir. Malgré lui, son cerveau ne cessait de s’occuper de folles théories sur sa découverte, et ce ne fut pas avant minuit qu’il sombra dans un semblant de repos, perturbé cependant par des rêves fantastiques dans lesquels le visage de Marian se mêlait inextricablement à des fantômes dont l’identité lui demeurait cachée. Visions inquiétantes, sur le moment très réelles, mais si insaisissables que, même aux premiers instants du réveil, le rêveur ne peut même pas en retenir les contours.

 

Il n’était pas cinq heures le lendemain, quand Alan bondit du lit. Comme il se savonnait le menton devant le miroir, essayant de se rappeler quelques-unes des fantaisies de son cerveau endormi, une phrase d’un article lu récemment lui revint en mémoire ; elle amena un sourire fugitif sur le visage solennel qui le considérait de l’autre côté de la glace : « La prédominance de la folie parmi les classes agricoles est due pour une bonne part au fait de se lever tôt. » Il jeta un coup d’œil à la montre sur le lavabo, et exposa à son reflet que les germes de la folie devaient être déjà bien établis en quiconque montrait une prédisposition à se lever matin.

 

À six heures, il donnait les premiers coups de pic dans l’embrasure qu’il avait dégagée. De chaque côté, s’étendait la dure surface polie du mur découpant une ouverture nettement définie d’un mètre sur deux mètres trente, remplie d’une argile presque aussi dure que de la brique ; et à cet endroit précis, il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il commença par briser l’argile dans la partie supérieure, et en moins d’une heure sa progression fut arrêtée par un obstacle rebelle au pic comme à la barre à mine, à une profondeur de près de cinquante centimètres. Pas du tout découragé, car il s’attendait à cela, il continua à déblayer l’argile avec une vigueur intacte et vit bientôt que son avance avait été arrêtée par une surface polie qu’il décida de ne pas examiner avant d’avoir tout nettoyé.

 

À midi, l’ouvrage était achevé et, en retournant au travail après le déjeuner, il apporta une des lampes à acétylène de sa carriole, car la lumière, dans le hangar, n’était pas suffisante pour révéler l’intérieur de la niche où son travail avait été stoppé. Quand il projeta la forte lumière blanche, il se demanda pendant un moment quelle pouvait être la nature de l’obstacle. La décoloration provenant de la glaise et du temps écoulé avait teinté le tout en un rouge terne laissant croire que l’obstacle était composé du même ciment rocheux que les murs. Alan s’agenouilla dans l’ouverture et gratta la surface avec son doigt mouillé. En un instant, la glaise se changea en pâte et, à mesure qu’il frottait, à l’endroit d’où il ôtait la poussière agglomérée se montrait l’éclat terni mais indubitable d’un métal analogue au bronze.

 

– J’ai été terrassier ; je peux aussi bien me transformer en femme de ménage, se dit-il alors.

 

Il s’arma d’une brosse à récurer et d’un paquet d’eau, et à force de labeur et de rinçage, il nettoya à fond de toute trace d’argile ou de sable la surface métallique de la porte, en prêtant une attention spéciale aux coins. À mesure qu’il avançait, un fait s’imposait à son esprit : pour aussi longtemps que le métal ait été enfoui en ce lieu, la surface ne montrait nul signe de corrosion. À en juger par son poli absolument vierge de traces, elle aurait pu être placée là, le jour même. Bien qu’il eût frappé, pour dégager la glaise, d’innombrables coups de pic sans ménager ses forces, elle ne présentait aucun impact, aucune égratignure.

 

Autre détail troublant, la surface entière se montrait parfaitement lisse, sans poignée ni protubérance d’aucune sorte. Quand il eut achevé son récurage, il saisit sa lampe et se lança dans un examen minutieux de chaque centimètre carré de la porte, au terme duquel son savoir se réduisait au fait que les joints étaient parfaits. Il n’y avait même pas place pour la pointe d’une aiguille entre porte et murs.

 

Alan partit vers la ferme et en revint avec une caisse et un lourd marteau, bien résolu à résoudre le problème avant la chute du jour. Utilisant la caisse en guise de siège au fond du puits, il étudia la question tout en réexaminant le mur de métal uni et peu attirant. Sans le moindre doute, c’était une sorte de porte, installée là pour qu’on puisse entrer et sortir.

 

– Donc, dit-il à haute voix, ce satané machin doit s’ouvrir d’une manière ou d’une autre.

 

Et il appuya sa remarque en assenant un cordial coup de marteau sur le métal. Le résultat fut plutôt déconcertant, car la porte répondit au coup avec un son profond et creux de cloche qui parut se réverbérer jusqu’à une distance infinie.

 

– Je ne recommencerai pas, se dit Alan en lâchant le marteau. C’est trop macabre, quelle qu’en soit la cause. Mais cette damnée porte… elle doit avoir des gonds ou alors, elle coulisse vers le haut, vers le bas, ou de côté, et pas le moindre indice pour le révéler.

 

Il secoua la tête et, pensif, scruta longuement le métal.

 

– Bon, résuma-t-il, les gens qui ont construit cette boîte à surprises n’étaient pas idiots.

 

Il reprit le marteau et, à commencer par le coin supérieur droit, il tapota en descendant sur toute la surface, éveillant à mesure une clameur métallique croissante qui l’assourdit presque.

 

– Peste ! pensa-t-il. Je pourrais aussi bien chatouiller le dôme de Saint-Paul pour égayer doyen et chapitre. Je m’attends à ce que ce truc-là s’ouvre comme une boîte d’allumettes à surprise. C’est ça, ou la dynamite.

 

Un examen approfondi de l’intérieur de l’embrasure ne donna pas de meilleurs résultats. La surface, d’un ciment analogue à du verre, ne montrait ni cassure ni interstice. En arriver là et être arrêté d’une telle façon était insupportable, mais pour être arrêté, il l’était, et il fallait bien l’admettre. Nulle pression pour déceler des gonds cachés ne réussit et la tombée de la nuit le trouva prêt à avouer sa défaite.

 

Après le repas du soir, il fit les cent pas autour du hangar, descendant dans le puits de temps en temps pour essayer une nouvelle idée au moment même où elle le frappait. À la fin, comme il se faisait tard, il opta pour son lit. Peut-être le matin suivant amènerait-il sagesse et conseils. Il revint à la maison et commença lentement à se déshabiller. Assis sur le rebord du lit, un soulier déjà délacé, il se redressa soudain en réponse à une pensée qui fusait à travers son esprit.

 

– Eh bien, je me demande… dit-il doucement. Parbleu ! je m’en vais l’essayer, et pas plus tard que maintenant !

 

Un instant plus tard, il avait rallumé sa lampe à acétylène et il se hâtait vers le hangar, puis dégringolait dans la terre glaise jusqu’au fond du puits. Là, en commençant par le seuil même, il se mit à faire résonner le ciment de la niche. Il essaya sur toute la largeur du seuil, puis grimpa le long du côté gauche sans déceler la plus petite variation dans le son. Était-ce un nouveau désappointement ? Il passa au côté droit. Sur les premiers soixante centimètres, le son demeura inchangé… à peine un peu plus bas. Soudain, comme le marteau retombait, Alan inhala profondément et frappa de nouveau. Il n’y avait pas à s’y tromper. Le mur sonnait le creux sous les coups.

 

– Je l’ai eue ! Par Dieu, je l’ai eue ! cria-t-il presque.

 

Il projeta de la lumière sur l’endroit, mais même sous l’éclat blanc éblouissant il ne put déceler d’altération dans l’aspect de la surface. Il n’y avait ni ligne de partage ni interstice pour indiquer un rapiéçage du mur. Pourtant, il était absolument certain que, dans ce mur, il y avait quelque chose comme un trou.

 

Cette découverte délivra l’esprit d’Alan de la sensation de défaite qui l’accablait auparavant, et il décida d’abandonner ses investigations jusqu’au matin. Épuisé par cette journée longue et pénible, il admit que travailler encore était hors de question pour cette nuit.

 

CHAPITRE VII

 

La nature préleva tous ses droits sur son corps épuisé ; et il était presque neuf heures, le lendemain matin, quand Dundas se débarrassa de ses vêtements de nuit, s’insultant copieusement pour sa fainéantise. Il s’était éveillé plein de projets pour la journée qui s’ouvrait devant lui et, après avoir expédié la routine domestique, il se précipita vers le hangar avec une poignée d’outils. Il fixa sa lampe de manière à en obtenir le meilleur éclairage possible, puis, par un sondage soigneux, il délimita à la craie l’aire qui sonnait le creux sous son marteau et à laquelle il attribua environ trente centimètres de côté.

 

Alors il s’assit sur sa caisse, à l’intérieur de l’embrasure, et, avec le marteau et un ciseau à froid, il se mit à creuser. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir l’exactitude de ses suppositions. Partout ailleurs, le mur défiait tout effort pour en égratigner la surface, mais à cet endroit, malgré l’absence de toute différence dans sa composition, le ciment était plus tendre ; sous ses coups puissants, il se fendillait et s’écaillait.

 

Bientôt, en s’acharnant sur un point précis, il avait creusé plus de deux centimètres, et soudain, à sa grande joie, un petit trou apparut, pas plus gros qu’une tête d’épingle. Quand son outil eut défoncé l’obstacle, le travail d’élargissement de cette ouverture fut plus facile. Le ciment sautait en plus grands morceaux sous le ciseau. En deux heures environ il avait élargi le trou suffisamment pour y passer la main, mais, malgré son impatience, il repoussa à plus tard l’examen de l’intérieur.

 

Au moment du déjeuner seulement, la moitié de l’endroit délimité ayant été nettoyée, il dirigea la lumière vers l’orifice, à son grand désappointement. À trois centimètres en dessous du ciment, une plaque métallique arrêtait le regard. Il s’aperçut qu’elle était amovible mais impossible à enlever avant d’avoir ôté toute la partie cimentée. À défaut d’autre résultat, ses difficultés l’avaient rendu philosophe. Il en était venu à admettre le fait que, quelle que soit l’intelligence responsable de cette énigme, elle avait opéré de manière à empêcher de violer aisément le secret. Pendant son travail, il avait toute latitude pour penser ; son cerveau était aussi occupé que ses mains.

 

« Si, pensait Alan, le responsable de l’aménagement d’un tel endroit a pris tant de soins à le protéger, ce qui est ainsi caché vaut bien la peine mise à le découvrir. On n’a jamais entendu parler d’une porte de coffre-fort pour fermer un hangar à charbon, par exemple. »

 

Aussi ne s’appesantissait-il pas sur ses déconvenues, et en allant déjeuner, il était certes préoccupé, mais nullement découragé.

 

Tout au long de l’après-midi son marteau résonna gaiement, mais si forte fût son ardeur, il comprit que la nuit ne verrait pas encore la fin de son labeur et que le jour suivant serait bien avancé lorsqu’il atteindrait son but.

 

Ceci admis, il s’arrêta plus tôt que d’habitude. Profitant de la proximité de Billy, il captura le poney réticent et, le cœur léger, ôta ses vêtements maculés de terre glaise pour les remplacer par un habit plus conventionnel.

 

« Bien sûr, se disait-il, je ne vais voir Seymour qu’au sujet de ma vendange. »

 

Ce gentleman aurait été très honoré, sans doute, de voir Alan se raser méticuleusement pour la seconde fois le même jour, de façon à se rendre présentable pour une visite strictement commerciale.

 

Dundas plissa les yeux, face au crépuscule, en prenant l’allée qui menait à la profonde véranda de la maison cachée sous les arbres. En approchant, il devina une silhouette vêtue de blanc dans la demi-obscurité. Quelques instants plus tard, la voix de Seymour le hélait :

 

– Heureux de vous voir, Alan ! J’espérais que quelqu’un se présenterait. Je suis abandonné.

 

En vérité, le démon de la malchance dut ricaner. Il n’y eut personne pour interrompre leur discussion d’affaires, car son hôte expliqua à Dundas que Mrs Seymour et Marian étaient parties le matin même à Ronga pour trois jours. Il fallut longtemps au jeune homme décontenancé pour cacher son désappointement, malgré l’évidente sincérité de l’accueil de Seymour. Enfin le sportif, en lui, vint à la rescousse ; après tout, passer la soirée à causer et fumer avec un homme qu’il aimait et respectait n’était pas une mauvaise conclusion à cette journée. N’était-il pas, de plus, le père de Marian ? Et ne voyait-il pas autour de lui l’influence même de Marian ? Pourquoi s’attrister ? Il y aurait d’autres nuits après celle-ci. Ainsi s’en revint-il chez lui, l’esprit apaisé.

 

Le lendemain matin, le résultat de son travail justifia ses suppositions relatives à la plaque de métal. Il découvrit que la niche avait exactement trente centimètres de côté, mais l’ajustage avait été si bien calculé que tant qu’un fragment de ciment resterait sur les bords, il serait impossible d’enlever la plaque. Fumant avec satisfaction, il se donnait de tout cœur à l’ouvrage, l’esprit toujours aussi occupé que les mains. Tous les côtés étaient nets et, enfin, il détacha les fragments qui tenaient encore aux coins jusqu’à ce que, par des cajoleries, il puisse attirer à lui la plaque métallique. Elle lui glissa entre les doigts et tomba en résonnant à ses pieds.

 

Aussitôt, Alan dirigea la lumière dans le creux. Il n’avait pas plus de douze centimètres de profondeur, compte tenu des trois centimètres de ciment déblayés, mais son exiguïté en contenait assez pour tirer d’Alan une brève exclamation de plaisir. Arrangés en carré tout au fond, il y avait quatre petits boutons brillants de métal, tous renvoyant les rayons de la lampe à acétylène en points lumineux. Chaque bouton se trouvait à l’extrémité d’une tige dépassant du mur, et chaque tige s’élevait au point d’intersection de deux profonds sillons qui constituaient une croix dans le ciment.

 

– Et voilà, dit doucement Alan. C’est le Sésame… à présent, il ne me reste plus qu’à entrer, ou peut-être n’est-ce que… Diable !

 

De l’index de sa main droite, il avait touché un des boutons. Il se retrouva au fond du puits dans une odeur malsaine de gaz d’acétylène, la lampe éteinte à côté de lui. Il se redressa avec peine, frottant les bosses qu’il avait récoltées dans sa culbute et se demandant si son corps secoué était encore en état.

 

– Eh bien, que je sois pendu si ce n’est pas une sale blague à jouer à un chercheur innocent… de l’électricité ! Et l’inventeur de tous les péchés seul sait combien de volts ! Non, mes amis, continua-t-il à l’intention des constructeurs inconnus, vous ne vouliez certainement pas que cette porte soit ouverte par un imbécile.

 

Il grimpa jusqu’à la surface pour examiner sa lampe, il la trouva intacte et en bon état de marche. Puis il se tourna et, regardant dans l’obscurité à ses pieds, demanda d’un ton blessé combien il restait de surprises en réserve pour lui. Rallumant la lampe, il redescendit vers l’embrasure. Les boutons scintillants clignèrent en retour quand il dirigea la lumière sur eux. Il installa la lampe derrière lui pour avoir les deux mains libres et regarda le creux d’un air revêche.

 

– Là, je me demande, se dit-il bientôt, si j’ai tout reçu en un seul coup ou si va ça continuer. J’aimerais bien m’y connaître en électricité.

 

Il avança l’index délicatement et effleura le même bouton. Bien que préparé à ce qui l’attendait, le choc qu’il ressentit le fit grogner de douleur et il faillit culbuter à nouveau. Il se frotta le bras jusqu’à ce qu’il cesse de vibrer.

 

– Savoir, c’est pouvoir, dit-il furieusement, mais le chemin qui mène à cet endroit est terriblement douloureux. Non, ce n’est certainement pas un lieu destiné à des idiots. Mais nous allons voir.

 

Il se leva et, grimpant jusqu’au niveau du sol, il s’en fut jusqu’à la ferme. Il parcourut des yeux les rayons de la bibliothèque et en tira un volume ; pendant un quart d’heure, il y plongea le nez. Enfin, il fit claquer le livre dans sa paume.

 

– J’aurais dû y penser plus tôt, si ma tête n’était pas un édredon, dit-il à haute voix.

 

Il se laissa aller dans un fauteuil, les mains dans les poches, et regarda par la fenêtre en sifflotant. Et soudain, il se dressa.

 

– C’est tout à fait ça !

 

Il alla dans sa chambre et en revint avec un vieil imperméable qu’il étala sur la table. Il le maintint bien à plat, et, avec son couteau de poche, il en découpa une bande de dix centimètres dans la partie inférieure, vers l’ourlet, qu’il examina avec soin.

 

– Oui, répéta-t-il, c’est tout à fait ça.

 

Et il se mit en devoir de couper cette bande en quatre parties d’une dizaine de centimètres de longueur, à quoi il joignit une pelote de ficelle avant de s’en retourner en hâte avec le tout dans le puits.

 

– À présent, les amis, dit-il en se rasseyant sur la caisse devant la niche, nous allons voir qui en sait le plus.

 

Tenant avec soin un morceau de tissu caoutchouté entre ses doigts, il appuya sur le bouton avec, comme il s’y attendait, un succès complet, car cet isolant tout simple remplissait son but. Il enveloppa alors bouton et tige avec le tissu et l’assujettit soigneusement au moyen de ficelle, travaillant avec précaution pour éviter à ses mains le contact avec les autres points dangereux. Puis il traita de la même manière les trois autres boutons et put alors les manier sans crainte.

 

Jusque-là, tout allait bien. Mais à quoi pouvaient servir les boutons ? Comment devait-on les manipuler ? Quelques pressions sous divers angles lui apportèrent la réponse. Chacun d’eux pouvait se déplacer dans quatre directions, car les tiges s’articulaient, en profondeur, sur un pivot qui permettait aux boutons de suivre les sillons en croix en haut, en bas, à droite ou à gauche. Cela compris Alan réalisa du même coup qu’il se trouvait aux prises avec un problème propre à déjouer ses efforts pendant longtemps. Que la porte soit actionnée par les boutons, il en était sûr, mais il était encore plus sûr d’affronter une serrure à la combinaison astucieusement prévue pour mettre sa finesse à rude épreuve avant de triompher. Il y avait, en tout, cinq positions, en comptant la verticale, dans lesquelles chaque bouton pouvait être placé. Et il y avait quatre boutons.

 

– Dieu me bénisse, vienne en aide, murmura Dundas. Je me demande de combien de milliers de variantes ces sacrés trucs sont capables. Devrai-je perdre mon temps sur ce problème jusqu’à avoir les cheveux blancs ? Cela me rappelle le cas des neuf hommes à placer dans un bateau. En pire.

 

Il se mit au travail après avoir prié silencieusement que la patience lui soit accordée, et il s’affaira à déplacer les leviers dans tous les sens, les plaçant systématiquement en rotation, de combinaison en combinaison, jusqu’à ce que ses bras lui fassent mal à force de rester dans la même position et jusqu’à ce que ses doigts lui refusent tout service. À la fin, il s’adossa au mur et bourra une pipe. Il avait été si occupé que le temps était passé sans qu’il le remarque ; mais la clameur de son estomac vide attira son attention. Il s’aperçut avec étonnement que la nuit était tombée pendant qu’il s’escrimait. La nuit de nouveau, et il était encore à l’extérieur ! Inutile de continuer, se dit-il. À moins de tomber sur la bonne combinaison par hasard, il pourrait passer des semaines ou des mois, avant d’épuiser toutes les variantes des leviers.

 

Raidi par la fatigue, il se hissa au niveau du sol et s’achemina vers la ferme, dégoûté par son échec. Il lui fallut un grand courage pour préparer un repas convenable, mais le bon sens prévalut et, enfin, il alla au lit en meilleure forme. Après tout, pensait-il, il n’avait passé que quelques heures à cette tâche, il aurait de la chance s’il obtenait le succès en autant de jours seulement.

 

Le lendemain matin, Alan repartit pour le hangar, de bonne humeur et déterminé à ne pas lâcher son travail même si les résultats se faisaient attendre. Il avait rechargé sa lampe et il se mit à l’œuvre en sifflant d’un cœur léger. Suivant sa première idée, il commença par numéroter les leviers de un à quatre, puis il les déplaça alternativement selon une rotation chiffrée, évitant ainsi de répéter des variantes. Tâche épuisante, mais il en rompait la monotonie en s’arrêtant de temps à autre pour fumer une pipe et étirer ses membres pris de crampes. Le temps passant, ses mouvements devinrent mécaniques. Penché en avant, le visage près du creux et les épaules appuyées au mur pour soulager son corps fatigué, il trouvait cette occupation plus éprouvante que le dur travail manuel qui l’avait précédée. Il pensait vaguement qu’il devait être l’heure du déjeuner, quand il sursauta. Il n’avait rien entendu, mais un sens plus subtil que l’ouïe lui avait signalé un changement. Il tourna légèrement la tête et un cri involontaire s’échappa de ses lèvres. La puissante porte avait disparu et ses yeux plongeaient dans le vide noir qui s’étendait au-delà.

 

CHAPITRE VIII

 

Un instant, Alan n’en crut pas ses yeux. Le cœur battant, il saisit sa lampe d’une main qui tremblait, et sans se lever de la caisse il en dirigea les rayons dans le vide. Il resta là à regarder fixement, les yeux écarquillés, s’interrogeant. Ce qu’il voyait était une pièce circulaire aux murs nus, d’environ trois mètres cinquante de diamètre. Immédiatement après l’embrasure se trouvait un palier ne mesurant pas plus d’un mètre carré, entouré sur deux côtés par une balustrade du même ciment familier, haute d’un mètre à peu près ; le troisième côté s’ouvrait sur une volée de marches qui descendaient en spirale le long de la muraille, dans l’obscurité.

 

Exactement devant lui, près du plafond bas et sur le mur opposé, ses yeux furent frappés par une tablette sur laquelle s’inscrivaient en relief prononcé trois groupes de caractères, les uns sous les autres. Caractères régulièrement espacés ; le groupe supérieur en comportant trois, le médian quatre et l’inférieur six. Il déplaça légèrement sa lampe d’un côté, puis de l’autre, examinant des yeux l’embrasure.

 

– Eh bien ! Que je sois pendu si je sais où est passée la porte !

 

Celle-ci avait très exactement disparu. Il n’avait pas entendu un son quand elle s’était ouverte et il n’y avait aucune trace d’elle à l’intérieur. Mais, avec un gloussement de plaisir, il résolut le mystère : un sillon de trente centimètres de large s’ouvrait là où elle avait été, et en dirigeant les rayons de sa lampe à ses pieds, il vit qu’elle avait glissé vers le bas dans l’épaisseur même du mur, son bord supérieur effleurait exactement le niveau du plancher.

 

En comptant cinquante centimètres à l’extérieur, trente pour l’épaisseur de la porte, et encore cinquante à l’intérieur, Alan estima que l’épaisseur totale du mur devait être d’un mètre trente. Un mètre trente de ce matériau qu’il commençait à connaître, cela signifiait pratiquement l’indestructibilité. Malgré un tremblement d’excitation Dundas gardait son sang-froid. L’expérience antérieure l’avait rendu très circonspect, et la possibilité d’événements déplaisants l’engageait à contenir son impatience. Sans quitter son siège, il dirigea la lumière sur toutes les parties visibles de l’intérieur. De nouveau, la tablette et ses inscriptions saillantes attirèrent son regard ; pensif, il étudia les caractères longuement.

 

« Ce pourrait être un discours de bienvenue, méditait-il, ou, au contraire, une invitation à ne pas piétiner le gazon. Ça ressemble à un mélange de russe et d’hébreu, avec un rien de persan. En tout cas, une langue morte depuis plus longtemps que les langues mortes auxquelles je me suis frotté, et je ne crois pas trouver une pierre de Rosette dans les environs. »

 

Il éclaira l’escalier en spirale.

 

– On dirait, reprit-il, à moitié pour lui-même, que j’ai trouvé l’entrée du grenier et que si je descends, j’arriverai dans les appartements meublés.

 

Il faillit se lever, mais un pressentiment le retint à nouveau.

 

– Alan, mon petit, il convient d’agir avec précautions, ou tu vas te trouver dans une sale situation. Les architectes de ce bâtiment, peut-être pas si accueillant que ça, n’étaient pas des laissés pour compte. La façon dont cette porte s’ouvre est une leçon instructive. Supposons, Alan, que tu touches sans le vouloir quelque chose à l’intérieur et que la porte se referme. Tu serais dans une drôle d’impasse, et ça a toutes les chances de se produire. C’est l’endroit le plus aventuré où tu te sois engagé, fiston.

 

Ainsi couraient ses pensées, et il décida de n’omettre aucune précaution pour diminuer tous les risques possibles, et même les impossibles.

 

D’abord, il en revint aux leviers, et après avoir noté soigneusement leur position, il se remit à les déplacer en surveillant la porte. Comme rien ne se passait, il les replaça dans l’ordre qui avait déclenché l’ouverture. Puis il se munit de la barre à mine et revint à l’embrasure d’où, sans franchir la porte, il appuya sur toute la surface du palier intérieur pour déceler une trappe éventuelle. Enfin satisfait, il prit sa lampe et entra dans la pièce. Debout dans l’entrée, il dirigea la lumière vers l’obscurité, au-dessous de lui, mais il ne vit que les marches qui s’enfonçaient en tournant dans le noir, bien au-delà de la portée de la lampe. Comme la pièce avait environ quatre mètres de diamètre et les marches un mètre de large, il se trouvait donc devant un puits circulaire, large d’environ deux mètres en son milieu, menant Dieu seul savait où. Dundas avait beau écarquiller les yeux, il ne pouvait rien distinguer dans l’obscurité à plus de huit ou dix mètres, où la lumière encore se reflétait sur la balustrade.

 

Il revint à l’extérieur pour prendre un morceau durci de terre glaise et le tenant éloigné du rebord, il le laissa tomber, écoutant intensément. Dans le silence, il décela le sifflement de son passage à travers l’air, mais aucun bruit d’impact. Il se redressa et laissa errer pensivement ses regards autour de lui. Ce faisant, la lumière éclairant la balustrade attira son attention sur un détail significatif. Il passa un doigt sur la surface polie et l’examina sous la lampe.

 

« Pas une trace. Pas un grain de poussière. Et pourtant… des siècles sans nombre… Grands dieux !… Qu’est-ce que cela veut dire ? »

 

Il continua à murmurer des grognements indistincts. Une chose pourtant était claire dans son esprit. Il serait fou de tenter la descente sans s’assurer du mieux possible de l’état de l’air dans le puits. Il était plus que probable qu’il s’était vicié, empoisonné, et se trouver pris au fond signifierait la mort certaine. Une idée lui vint et il décida de la mettre aussitôt à exécution ; un plan qui à la fois contrôlerait l’atmosphère et lui donnerait la profondeur du puits.

 

Il se précipita vers la ferme et, après avoir fourragé dans un tiroir de son armoire, il trouva plusieurs lignes de pêche, puis il décrocha une lampe tempête dans la cuisine, et retourna avec le tout au hangar. Il alluma la lampe tempête et l’attacha à une des lignes et, se penchant sur la balustrade, il la laissa filer lentement après avoir passé le fil dans une rainure au bout d’un bâton pour que la lampe se maintienne au centre du puits et ne se heurte pas à la balustrade en descendant. Il déroula la ligne précautionneusement, mètre par mètre, et regarda diminuer la lumière à mesure que la profondeur croissait.

 

À vingt mètres, la première ligne finissait. Il en attacha une nouvelle et continua à faire descendre la lampe. En se penchant, il pouvait suivre la lueur mais elle était trop bas pour qu’il distingue quoi que ce soit. Puis la seconde ligne finit, vingt mètres de plus, en tout quarante mètres. Une ou deux fois, le silence fut rompu par un faible écho. La lampe avait heurté la balustrade et le son montait, étrange et amplifié. Alan ajouta une troisième ligne aux précédentes et continua à filer le tout comme avant. La moitié de cette dernière était utilisée et, en écarquillant les yeux, il pouvait apercevoir un faible point lumineux dans les profondeurs.

 

– Au diable ! pensa-t-il, il pourrait y avoir trois cents mètres ou plus et je n’ai plus qu’une ligne.

 

À cet instant, le fil s’amollit dans sa main, et de l’abîme monta un son étouffé annonçant un contact.

 

– Enfin !

 

Il regarda ce qui restait de ligne dans ses mains pour en évaluer la longueur.

 

– Cinquante mètres au moins. Bon Dieu Quel trajet cela va faire !

 

Il sonda les environs du fond pour s’assurer que la ligne ne s’était pas accrochée quelque part et qu’elle était vraiment parvenue au sol, puis certain de cela, il se mit à haler le tout. Il ne mit pas longtemps à apprendre que l’air, là en bas, était pur car la lumière devenait de plus en plus nette à mesure qu’elle remontait. Et quand il l’eut en mains, la lampe tempête brûlait comme auparavant. Il en examina le fond, il était tout à fait sec ; et ceci lui suffit : si le puits recelait un danger, ce n’était ni de l’eau, ni de l’air vicié. Maigre renseignement, mais c’était au moins cela de nouveau.

 

Il avait déjà décidé de la conduite à suivre et sa curiosité, maintenant fiévreuse, ne pouvait plus être réfrénée. Malgré les dangers imprévus, il n’aurait pas partagé – fût-ce avec un ami – les honneurs de l’exploration pour un royaume. Laissant la lampe tempête sur le palier, il prit avec lui la lampe à acétylène de sa carriole et la barre à mine de l’autre main, puis il affronta l’escalier et entama la descente. Sa progression était lente car, à l’aide de la barre à mine, il tâtait chaque marche avant d’y poser le pied. En dépit de son impatience, ou peut-être à cause d’elle, son cœur battait bien plus vite que d’ordinaire, mais son esprit demeurait clair car il réalisait pleinement l’importance de conserver tout son sang-froid.

 

Au premier tournant, il perdit de vue l’entrée, et après cela le monde ne fut plus qu’un chemin en spirale descendante et des ombres dansantes. À mesure qu’il s’enfonçait, les échos grandissaient autour de lui. Chaque bruit était magnifié et déformé jusqu’à n’être plus reconnaissable. Le claquement de la barre de fer sur chaque marche qu’il sondait résonnait et roulait vers le haut et vers le bas en profonds murmures métalliques. Le bruit de pas de ses lourdes bottes était rejeté d’un mur à l’autre jusqu’à donner l’impression qu’à chaque enjambée il était accompagné par une foule invisible qui se pressait autour de lui dans l’obscurité. Même lorsqu’il s’arrêtait, intimidé malgré lui, la galerie tournante semblait pleine de mystérieux murmures surnaturels.

 

« Ma pauvre tante ! Quel endroit diabolique… assez pour ficher la venette à n’importe qui », pensa-t-il.

 

Mais il réprima courageusement ses sensations et reprit sa descente.

 

Tout le long du chemin, les murs restaient inchangés et sans faille. Il essaya d’abord de calculer la distance parcourue, mais comme rien n’arrêtait le regard, il perdit bientôt tout sens de l’orientation. Sa progression lente paraissait ne jamais devoir se terminer. L’ombre qui le dominait semblait peser sur lui avec une force palpable, et malgré toutes ses tentatives pour en éloigner l’idée, l’accumulation des pas fantomatiques qui l’accompagnaient avait l’air de se multiplier.

 

Le claquement de la barre éclatait en échos dans le lointain et lui revenait comme le glas de cloches de fer. Les minutes lui paraissaient des heures depuis qu’il avait entamé sa descente. Les dents serrées, la respiration haletante, il se contraignait à poursuivre. S’il s’arrêtait, il s’abandonnerait à la panique et s’élancerait vers la surface. Il sentit une sueur froide et moite sourdre de son front, et sur sa nuque chaque cheveu se dressait séparément. N’arriverait-il donc jamais au bout de ce sacré escalier ? se demanda-t-il. Est-ce que cette piste tournante, énervante, allait s’enrouler dans une éternité hantée ?

 

– Dieu tout-puissant !

 

Les mots lui furent arrachés des lèvres desséchées par la terreur alors qu’il s’immobilisait sur la dernière marche. La barre à mine rebondit en résonnant sur le sol et il pivota pour s’enfuir… s’enfuir avec un hurlement qui se répercuta en un chœur satanique. Là-haut… là-haut… n’importe où. Oh ! Dieu ! La lumière du jour ! Un instinct animal le fit se raccrocher à la lampe qu’il portait en fuyant. Après le premier cri d’affolement, il ne dit plus rien. Il ne put pas, plus tard, se rappeler les détails de l’ascension. À la fin, l’instinct seul lui donnait la force de monter. L’éclatante lumière du jour calma en partie sa demi-folie comme il courait vers la maison. Là, il arracha la carabine de son râtelier et, y fourrant une cartouche avec le pouce, il retourna à la véranda. Là, il demeura immobile à regarder vers le hangar, l’arme prête à faire feu, attendant l’apparition d’il ne savait quoi.

 

Comme il restait ainsi, le visage pâle, la sueur dégoulinant, une voix derrière lui le fit sursauter. Ce n’était pourtant rien de plus insolite que le conducteur de la carriole du magasin d’alimentation de Glen Cairn, venant lui apporter les provisions. Alan fit un effort pour retrouver son calme ; il répondit avec un sourire au regard étonné de l’homme.

 

– Une dinde sauvage, dit-il. Pas tout à fait légal, évidemment, reprit-il en désignant sa carabine, mais il est difficile de résister à la tentation.

 

Heureusement pour Alan, l’homme n’avait aucune imagination ; il accepta l’histoire sans poser de questions.

 

– À vrai dire, Mr Dundas, quand je vous ai vu sortir de cet hangar, j’étais sûr que vous aviez été mordu par un serpent. Sapristi ! si vous aviez pu vous voir galoper ! Où est-il votre oiseau ?

 

– Parti dans les vignes, dit Alan qui reposa la carabine en regardant par-dessus son épaule.

 

Il prit possession de sa commande et en donna une autre pour la prochaine tournée. Le voisinage d’un homme était tout ce dont il avait besoin pour recouvrer une tranquillité ébranlée et lorsque le conducteur repartit en ferraillant sur la piste, il était presque redevenu lui-même. Quant au conducteur, il parlait tout seul à mi-voix, en arrivant à ceci que « certains gars, ils sont drôles. Que si ç’aurait été un autre que Dundas, il aurait juré qu’on l’avait pris en chasse. Vrai, aussi, penser qu’on peut s’exciter tant pour une dinde sauvage… Bien sûr, à venir comme ça par derrière lui, il pouvait penser que j’étais un Monté et me lâcher un coup de carabine », après quoi il chassa le sujet de son esprit.

 

Alan rentra dans la maison et se versa une large rasade de whisky d’une main qui fit la bouteille battre du tambour sur le bord du verre.

 

– Je suis dans un bel état, murmura-t-il. Mon courage est dans mon verre, aussi.

 

Il avala ce courage et revint sur la véranda pour fixer pensivement le hangar qui abritait le mystère. Là, il réunit en son esprit les diverses pièces du puzzle représentées par les événements survenus au cours de son exploration.

 

– Bon, c’est de la frousse pure… ou bien ?… Non, tout de même ! C’était réel. Mes yeux n’ont pas pu me jouer un tour pareil. Et pourtant, c’est manifestement de la démence totale.

 

Mais, démence ou non, il savait qu’au moment même où il posait le pied sur la dernière marche de cet escalier infernal – une marche qui l’amenait à un grand palier circulaire – exactement en face de l’endroit où il se tenait s’ouvrait un trou dans le plancher du palier, par lequel venait un jet de lumière brillante qui se répandait sur le mur devant lui, et au milieu de cette lumière se montrait, claire et distincte, l’ombre d’une forme humaine levant une main menaçante.

 

Alan était persuadé de ne pas avoir imaginé cela. Mais la parfaite impossibilité, d’abord, de la lumière, et puis d’un être humain, dans de telles circonstances, le faisait hésiter à accepter le témoignage de ses sens. Il jeta un coup d’œil à l’oignon qu’il tira de sa ceinture. Il était quatre heures juste. Il expulsa la cartouche et remit la carabine à son râtelier. Puis il alla dans sa chambre et prit, dans un tiroir de sa table de nuit, un pistolet automatique 7, 65 dont il garnit le magasin de quelques balles. À la porte, il s’arrêta et revint sur ses pas pour ôter ses lourdes bottes et les remplacer par une paire de chaussures de tennis à épaisse semelle caoutchoutée. Il ne voulait plus être accompagné par une armée de fantômes lors de sa seconde descente.

 

Pistolet à la main, il reprit le chemin du hangar. À la porte, il écouta attentivement. Pas le moindre bruit ne rompait le silence. Il avança et plongea les yeux dans le puits. Là, il vit la lampe à acétylène qu’il avait abandonnée dans sa fuite et qui brûlait toujours clairement. Il écouta encore avec attention quelques instants, puis se laissa glisser. Dans l’embrasure massive, la lampe tempête brillait encore, éclairant l’intérieur. Il prit la lampe à acétylène et, le doigt sur la détente de l’automatique, il fit un pas en avant. Il se pencha sur la balustrade et écouta, tous ses sens en éveil. Le silence absolu n’était brisé que par sa respiration profonde. Alors, les lèvres serrées et les nerfs tendus, il se dirigea vers l’escalier.

 

Il lui fallut beaucoup de courage pour se forcer à descendre dans cet abîme noir où tout chuchotait. En dépit de sa maîtrise, une chair de poule le hérissait et l’avertissait que chaque tournant de ce chemin en spirale pouvait le mettre en face de quelque chose qui n’avait pas de nom et qui serait bien au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer.

 

Il descendait, plus vite cette fois, car il n’avait pas besoin d’éprouver le chemin. Pour éloigner son esprit du danger, il comptait les marches. Il tenait la lampe de façon à projeter la lumière aussi loin que possible en avant, et sa main droite serrait le pistolet, prêt à faire feu. À la cent-cinquantième marche, il s’arrêta, et en quelques instants le murmure de sa propre marche s’évanouit dans le silence poignant. Un silence si intense qu’il pouvait entendre clairement les battements de son cœur. Il se reprit et poursuivit. Cent-soixante-et-quinze…, quatre-vingt… il devait sûrement approcher de la fin. Dix marches encore, et toujours l’obscurité.

 

Et soudain, sa lampe accrocha quelque chose qui brillait, un peu plus bas, la barre à mine tombée sur le palier inférieur. Alan s’arma de tout son courage en prévision de ce qui l’attendait. Mais il ne put pas avoir de certitude avant d’être parvenu sur la toute dernière marche. D’une démarche féline, tous ses nerfs en alerte, il descendit. Alors seulement il sut que ses yeux ne l’avaient pas trompé. La lumière et la silhouette étaient toujours là.

 

CHAPITRE IX

 

Debout et roide, la respiration haletante, Alan évalua sa position avec minutie. Le palier sur lequel il était arrivé formait un élargissement du puits. Il était circulaire, de plus de douze mètres de diamètre, avec un plafond bas et des murs où n’apparaissait aucun ornement.

 

D’abord, un seul fait retint son attention à l’exclusion de tout autre. Droit devant lui, dans la partie opposée du palier, une ouverture dans le plancher menait à un appartement inférieur ; de cette ouverture provenait une lumière brillante, blanche et soutenue, qui dessinait une arche lumineuse clairement définie sur le mur situé en face de lui. Et cette arche de lumière encadrait l’ombre d’une forme humaine immobile. Combien de temps resta-t-il à fixer cela, Dundas ne le sut jamais, mais si longtemps que ce fût, la silhouette en ombre chinoise ne fit pas le moindre mouvement. Un bras levé et déformé par l’angle lumineux, elle restait là, immense et menaçante, comme pour le repousser.

 

Après des minutes qui lui parurent des heures, Alan rassembla tout son courage. Même s’il devait être très dur de continuer, il sentait qu’il ne pourrait pas s’en retourner sans avoir résolu le mystère de cette lumière. Doucement, prenant bien soin de ne faire aucun bruit, il posa sa lampe derrière lui, sur la marche ; puis il fit un pas avec précaution et se laissa aller sur les mains et les genoux en gardant ses yeux fixés sur l’ombre, le pistolet prêt à tirer instantanément. Centimètre par centimètre il se traîna sur le plancher dur et froid, s’immobilisa de temps à autre pour écouter. Enfin, il parvint à l’ouverture et avança précautionneusement jusqu’à ce que, en allongeant le cou, il puisse épier par-dessus le bord pour satisfaire sa curiosité lancinante.

 

Il demeura longtemps ainsi, avant de bouger à nouveau, bien que ce qu’il ait vu eût apaisé ses craintes ; l’étonnement le figeait sur place. Une volée de marches menait à un autre étage, dix mètres plus bas, à un appartement dont il ne pouvait apprécier la dimension. Exactement au-dessous de lui, sur le plancher, se dressait un tripode supportant ce qui apparaissait comme une boule de feu blanc, d’où la lumière émanait, par l’ouverture dans laquelle il regardait. Il ne s’agissait pas d’une lumière diffuse, elle était projetée par ce qui semblait être une puissante lentille.

 

Pendant un moment, Alan ne comprit pas d’où pouvait provenir l’ombre de la forme humaine qui se découpait sur le mur ; puis il s’aperçut qu’elle était projetée directement de la source lumineuse elle-même et était sans doute prévue pour se dessiner là ou elle serait visible de l’étage supérieur, dans le but d’infliger aux chercheurs ce qu’avait ressenti Dundas. Que ce système l’ait vraiment épouvanté, Alan l’admit à contrecœur, mais il ressentait quelque consolation à savoir que sa panique n’avait pas eu de témoin.

 

« Parbleu ! » pensa-t-il avec une grimace, « l’inventeur de ce petit jeu a remporté là un franc succès. Si cet esprit est quelque part en ce lieu, il a dû bien s’amuser à me voir regrimper l’escalier. »

 

Peu à peu, comme il examinait l’étage inférieur, un autre fait s’imposait à lui. Quelque part, au-delà de son angle de vision, se trouvait une autre source de lumière, différente de l’appareil du dessous. Elle n’était pas forte, mais diffuse, et ne faisait que souligner le dessin du plancher.

 

– Quelqu’un a laissé brûler la lumière, rumina-t-il. Ça doit faire une note salée. Grands dieux ! Ce serait marrant de se trouver avec une dette de plusieurs centaines de milliers d’années d’électricité.

 

L’idée l’égayait.

 

– Je me demande si je pourrais être tenu responsable ?… Quelle jolie petite affaire à plaider devant la Cour. Bon Dieu, pourtant, il n’y a rien d’étonnant. Ceux qui sont à l’origine de ce bâtiment en connaissaient un bout et ne tenaient pas à laisser tout ça à la portée du premier venu. Cette lumière, par exemple… je crois que je vais voir du pays avant d’en avoir terminé, pourvu…

 

Il s’arrêta, retournant ce qu’il savait déjà dans sa tête.

 

– … pourvu que je ne trébuche pas sur quelque petite invention bien agencée pour clore mes explorations.

 

Il s’assit et glissa le pistolet dans sa ceinture, persuadé que seule sa finesse le garderait des périls qui le guettaient dans sa tâche. Puis il se dirigea vers l’endroit où était tombée la barre à mine et, la prenant avec lui, revint à l’ouverture.

 

Il n’avait plus besoin de sa lampe, aussi l’abandonna-t-il où il l’avait déposée. Il commença à descendre dans la pièce inférieure, éprouvant chaque marche comme auparavant. Le plancher qu’il venait de quitter avait environ quinze centimètres d’épaisseur, et quand il atteignit la quatrième marche, il s’assit et regarda autour de lui. L’escalier sur lequel il se trouvait descendait abruptement en suivant le mur, de sorte que son premier coup d’œil lui permit d’inventorier tout ce qui l’entourait, et pendant longtemps il demeura immobile, ses pensées dans un état chaotique.

 

Il lui semblait avoir pénétré dans un vaste vestibule circulaire d’au moins vingt-cinq mètres de diamètre ; pièce dont les murs étaient rompus à intervalles réguliers par ce qui paraissait être six grandes portes translucides. Il pouvait voir nettement quatre d’entre elles d’où il était assis, prêt à s’imbiber d’une beauté qui dépassait tous ses rêves de beauté et de merveilles. Elles paraissaient composées d’un verre teinté par lequel la lumière qu’il avait remarquée s’écoulait, emplissant le vestibule d’un doux rayonnement. Malgré son éloignement, les dessins magnifiques des panneaux qui faisaient face, étaient parfaitement distincts. Il manquait de connaissances artistiques mais avait un amour de la beauté très développé ; et il était certain que rien ne pouvait approcher de ces panneaux translucides par la splendeur des couleurs ou du dessin.

 

Le rayonnement doux qui filtrait, montrait le vestibule à peu près vide, à part le tripode supportant la lentille du rayon de lumière coupant la demi-obscurité comme une épée de feu, et un autre objet dont il ne put préciser la nature avant d’avoir accoutumé sa vue à la pénombre. Il plissa les yeux, et peu à peu cet objet prit la forme d’un groupe sculptural de trois personnages sur un piédestal bas placé au centre de l’appartement. Bien qu’ils fussent situés assez près de lui, Alan ne put toutefois pas en déterminer les détails dans cet éclairage de cathédrale.

 

Une autre chose, en même temps, attirait son attention. Il l’avait déjà remarquée, mais trop occupé par d’autres objets pour que sa signification le frappe. L’escalier sur lequel il se tenait n’avait pas de balustrade. À la place, le plafond était relié à chaque marche, par deux minces barres de métal, pas plus épaisses qu’un crayon. Et assez rapprochées les unes des autres, pour empêcher un enfant même de passer entre elles, mais si fines qu’elles étaient presque indiscernables.

 

Dundas les regarda d’un air morose et soupçonneux.

 

« Diable ! que peut bien être la raison de ce truc-là ? » pensa-t-il. « Un autre tour infernal ? »

 

Après quelques minutes, il en toucha une avec précaution, s’attendant presque à un choc qui le récompenserait de sa curiosité ; mais il put les toucher avec impunité. Enhardi par son immunité, il en saisit une fermement et essaya sa résistance. Le résultat de sa tentative le prit par surprise, car malgré son apparence de fil de fer, elle résista, aussi rigide qu’une barre d’acier de trois centimètres, aux pressions les plus fortes qu’il put exercer.

 

– Ainsi donc, mes amis, murmura-t-il, on exige des visiteurs qu’ils empruntent les marches jusqu’en bas sans prendre de raccourci. À présent, si j’ai appris quelque chose au sujet de cet endroit béni, ces fils n’ont pas été installés là par mesure de sécurité. Il y a une autre raison, et je doute qu’elle soit agréable.

 

Il se leva et reprit sa descente, sondant les marches de sa barre à mine avec plus de circonspection que jamais. Les deux tiers du chemin furent franchis sans mal, et il commençait à penser qu’il avait mal jugé. C’est alors qu’il frappa de sa barre la dixième marche en partant du bas. Lorsqu’elle heurta la marche, quelque chose passa en un éclair, une seconde à peine, devant ses yeux, quelque chose qui siffla rageusement si près de son visage qu’il en fut presque effleuré. Il y eut un grand son clair de métal soumis à une tension gigantesque et un coup violent sur la barre qu’il tenait, au point qu’elle lui fut presque arrachée des mains. Puis un bruit de dégringolade sur les marches inférieures qui cessa sur le palier. Dundas sauta en arrière avec un cri de colère mêlée de surprise.

 

Qu’était-il arrivé ? La barre, dans sa main, semblait plus légère et plus courte, et il l’éleva jusqu’à ses yeux pour l’examiner. Près de trente centimètres du bout en avaient été coupés net en une section polie, comme s’il s’était agi de mastic, et c’est la partie détachée qui avait résonné en dégringolant les marches. En un instant, Alan comprit à quel point il avait été proche de la mort, et un frisson glacé le traversa.

 

– Les démons, murmura-t-il sauvagement. Les démons !

 

Il remonta, prit la lampe à acétylène qu’il avait laissée en arrière et revint sur les marches inférieures. Ne bougeant qu’avec un soin infini, il examina le mur au-dessus du point dangereux. Les rayons de la lumière éclatante lui montrèrent ce que ses yeux n’avaient pas décelé dans la demi-obscurité. Il y avait une étroite entaille verticale dans le mur et, en dirigeant la lumière vers le bas, il découvrit une entaille semblable le long de la marche correspondante. Il plaça la lampe à côté de lui et s’assit. Puis il se pencha en arrière, hors de la zone périlleuse, et appuya une fois encore la barre à mine sur la marche inférieure.

 

Sous la pression la plus légère, une grande lame blanche sortit en un éclair du mur et s’abattit, sectionnant une nouvelle fois la barre. La pensée de ce qui serait arrivé si la marche avait été enfoncée par son pied amena une sueur froide sur son front. Le génie démoniaque qui avait barré la voie frappa son cœur d’une terreur glacée. Alan savait que, sans ses précautions, il aurait rencontré là une mort terrible ; son corps mutilé serait maintenant étendu au pied de l’escalier dans la pénombre silencieuse. Le choc imposé à ses nerfs l’empêchait de penser ; il remonta, les jambes flageolantes et les sens hébétés. Il déboucha dans le soir qui tombait et ferma la porte du hangar derrière lui. Dans son cœur, se levait un profond sentiment de gratitude pour avoir été préservé de ce sort.

 

Ce soir-là, il prépara son repas dans un silence songeur. Il ne se laissa pas aller aux sifflements joyeux et aux chansons qui d’habitude accompagnaient ses derniers travaux de la journée. Quand il eut fini, quand tout fut en ordre, il s’assit et se mit à écrire. Il rapporta en détails minutieux chaque incident ayant marqué sa découverte et chaque danger qu’il avait rencontré jusqu’au point où il s’était arrêté.

 

Il était tard dans la nuit quand il eut terminé. Alors, il inséra les nombreux feuillets dans une enveloppe et écrivit sur celle-ci, en travers, d’une main ferme : « Si j’ai disparu, le contenu de cette lettre doit être lu avant de se lancer à ma recherche. » Il signa et data. Puis il plaça l’enveloppe en un endroit bien visible du manteau de la cheminée de façon à ce qu’elle ne puisse échapper à personne.

 

– Et maintenant, pensa-t-il, si je suis mis hors jeu, Bryce, ou quiconque viendra enquêter, courra moins de risques.

 

Enfin, assuré qu’il avait garanti les autres jusqu’à un certain point, sinon lui-même, il se mit au lit, complètement épuisé par une journée harassante.

 

Malgré sa fatigue, le sommeil attendu refusait de venir à son appel. L’émerveillement de sa découverte avait si bien marqué son esprit que, tous ses efforts ne pouvaient vider son cerveau de questions sans réponse. Le sentiment de fureur qu’il avait ressenti d’abord, à voir le piège mortel auquel il avait échappé, laissait place à un raisonnement plus calme. Quel que soit le mystère caché derrière ces grandes portes, il valait sûrement la peine prise à le garder.

 

Il s’aperçut que chaque difficulté rencontrée jusqu’à présent était susceptible d’une solution, que chaque obstacle était d’un genre qui arrêterait avec efficacité un envahisseur irraisonné ou inintelligent, et que derrière tout ceci se trouvait une évidence : tout avait été prévu pour empêcher le secret de ce lieu de tomber entre des mains indignes, soit par manque de courage, soit par manque d’entraînement mental capable de l’évaluer à sa propre valeur.

 

Alan eut un sourire quand il vit à quel point les événements de ces quelques jours l’avaient absorbé. Glen Cairn aurait aussi bien pu être situé à deux mille kilomètres de là, pour le peu qu’il y avait pensé. Ses amis et connaissances avaient été complètement oubliés. Il semblait s’être écoulé des années depuis qu’il n’avait revu Bryce, au lieu d’une semaine tout juste. Le lendemain était un dimanche, mais il savait que rien ne pourrait l’arracher à son travail. Il sentait qu’il devrait aller voir Marian, mais il comprit que, tant que le mystère ne serait pas résolu, il serait enchaîné ici.

 

Enfin, le sommeil le saisit, profond et paisible, et le soleil était levé depuis longtemps lorsque Dundas revint à la conscience.

 

CHAPITRE X

 

Les mains profondément enfouies dans ses poches et le menton sur la poitrine, Alan faisait lentement les cent pas sur la véranda de la ferme. Il avait abandonné sa première idée d’aller tout de suite au hangar, parce qu’il voulait réfléchir sans avoir l’esprit troublé par l’environnement inquiétant du grand vestibule. Visiblement, il existait un moyen de franchir cette lame meurtrière. Il lui serait certes facile de sauter de la marche du dessus jusqu’au plancher, mais la possibilité de trouver quelque chose d’aussi mauvais – ou de pire – en atterrissant, le contraignit à écarter ce projet.

 

Il sentait bien que chaque barrage élevé contre sa progression devait être complètement surmonté avant de la poursuivre en sécurité. Dans son esprit, il revit le décor pour y trouver la clef de la situation, et il ne voyait qu’une seule façon de s’en sortir. Quelle que soit la force motrice qui actionnait cette lame, elle ne pouvait être inépuisable. C’était sans le moindre doute une question de mécanique, et la seule solution visible était d’épuiser l’énergie qui alimentait la mort tournoyante jusqu’à ce qu’il puisse passer sans danger.

 

Il alla à son atelier et lia une paire de socs avec du fil de fer de clôture, laissant dépasser une bonne longueur du fil pour le façonner en une sorte de crochet. Puis il prit sa lampe et descendit l’escalier en spirale. Les échos qu’il réveillait lui étaient devenus familiers, et il sourit en pensant à ses nerfs à vif lors de sa première descente. Il atteignit enfin le premier palier, où il trouva le reste de la barre à mine laissée là la nuit précédente. Il la prit avec lui et, s’arrêtant à peine pour un coup d’œil à l’ombre découpée sur le mur, il poursuivit en direction du grand vestibule. À pas feutrés, il arriva jusqu’à la zone dangereuse et s’y arrêta ; il s’assit, et examina la marche suivante.

 

Il vit, comme il s’y attendait, que l’entaille qui permettait à la lame de passer s’achevait à quelques centimètres du bout de la marche, près des barreaux métalliques. Tenant la barre à mine avec soin de façon à ce qu’elle reste hors de portée du balayage de la lame, il tâta légèrement le bord de la marche tout près des barreaux. Instantanément, son geste fut suivi par le sifflement du métal qui s’abattait.

 

Il avait beau s’y attendre, il vacilla en arrière et relâcha sa pression. Alors, il saisit les socs qu’il avait amenés et ajusta le crochet de telle sorte qu’il entourait un des barreaux de la marche, le poids tombant à l’extérieur. C’était un plan simple : il infligerait à la marche une pesée continue, hors d’atteinte de la lame ; et il fonctionna à la perfection. Au moment où le poids se fit sentir sur la marche, la lame fonça en un éclair. Comme l’avait prévu Alan, elle était fixée à un axe à l’intérieur du mur, et au lieu de s’arrêter comme auparavant après un coup lorsque la pression cessait, elle continua à tournoyer devant lui à une vitesse croissante.

 

Quelque part dans le mur, près de lui, il entendait le ronronnement profond de la machinerie en action. En quelques secondes, la vitesse était telle qu’il ne voyait plus qu’un quart de cercle de métal poli comblant l’angle entre le mur et la marche. Le sifflement provenant de son passage dans l’air monta de la plainte au crissement suraigu, et même après qu’il fût remonté de quelques marches pour être autant que possible à l’abri de tout danger, Alan pouvait sentir sur son visage la pression de l’air déplacé comme s’il provenait d’une explosion continue. Sa lampe dirigée en plein sur l’endroit, il regardait la lame tournoyante avec une satisfaction morose. La patience était un atout maître dans le jeu qu’il jouait, mais il était sûr d’avoir trouvé la clef de la barrière qu’il affrontait, et il était bien content de n’avoir qu’à attendre.

 

Bientôt, ses yeux se détachèrent du quart de cercle miroitant et se posèrent sur les grandes portes qui déversaient leur douce splendeur à travers la pénombre du vestibule, et il se demanda quel mystère elles protégeaient. Des portes, son regard glissa vers le groupe de sculptures central. Il dirigea sur ce groupe l’éclat de la lampe à acétylène. Des trois personnages, un seul lui faisait face, il le scruta en retenant son souffle. C’était l’image grandeur nature d’un homme revêtu d’une longue robe qui tombait presque à ses pieds, et sous les rayons blancs réguliers, chaque détail se détachait à la perfection. Le corps s’inclinait légèrement en avant, les deux mains posées sur une courte canne, et la robe tombait, inégale et déjetée comme si elle glissait des épaules de la forme décharnée qui la portait. C’est surtout le visage qui retenait le regard de l’observateur. C’était celui d’un vieil homme, mais sous son air de grande misère et d’abattement, on pouvait déceler le temps trop tôt venu de la douleur et de la tristesse insurmontable.

 

Jamais Alan n’avait imaginé qu’une telle angoisse puisse exister, et pourtant elle était là, émanant des yeux aveugles ouverts sous le front ridé et balafré ; cependant, il semblait que les lèvres hautaines, serrées, luttaient contre tout sentiment de faiblesse ou d’abandon qui eussent pu tenter de s’exprimer par elles. Sur le piédestal, au pied de ce personnage, la lumière faisait luire une tablette de métal, et sur cette tablette Alan reconnut une répétition de la ligne supérieure de caractères qu’il avait vue au départ du premier escalier.

 

– Évidemment, pensa-t-il, c’est le nom de ce monument érigé à l’infortune. Oh, dieux ! quel visage ! Un portrait, sans doute. Je pense que les deux autres personnages seront étiquetés avec le reste de ces hiéroglyphes de l’entrée. J’aimerais pouvoir les dévisager.

 

Mais il n’y avait aucun espoir de les examiner convenablement avant d’obtenir l’accès au vestibule. Tous deux regardaient à l’opposé et seul il pouvait apercevoir que l’un d’eux tenait un bras levé, dirigé droit sur la splendeur brillante de la porte d’en face.

 

L’inaction de l’attente, alors que le but était en vue, était exaspérante au-delà de toute expression, mais tant que cette lame crissante resterait en mouvement, il devrait s’imposer patience. Il se demandait vaguement combien de révolutions elle faisait à la minute. Sa situation n’était pas très agréable, assis comme il l’était à l’étroit sur une marche qui semblait devenir de plus en plus dure à mesure que le temps passait, et, de plus, il se rendit compte avec un léger frisson que la température du grand vestibule était bien au-dessous de celle de l’atmosphère en surface.

 

À la fin, sa patience épuisée, il décida que, au lieu de rester assis en sentinelle irritée, il retournerait à la surface et laisserait cette machinerie sifflante s’épuiser d’elle-même. Les ascensions précédentes d’Alan au long de cet escalier en spirale lui avaient appris que ce n’était pas là un trajet à entreprendre sans raison, mais s’attaquer à la montée valait mieux que de se ronger les ongles dans une inactivité contrainte. Aussi s’élança-t-il au-dehors, et se força-t-il à préparer quelque chose à manger. Puis il choisit un livre, et à force de volonté il parvint à concentrer son esprit sur sa lecture. Il était environ onze heures du matin quand il avait ajusté les poids et lancé les roues, et il avait décidé de ne pas revenir avant quatre heures. Il lui fallut beaucoup de discipline intérieure pour s’en tenir à son programme. Il y parvint, toutefois, mais il faut avouer que l’auteur d’Origine et Développement des Idées Morales n’eut jamais lecteur moins enthousiaste. Enfin ! Il rejeta le lourd volume sur la table et se précipita vers le puits ; ensuite, la descente…

 

Il avait remarqué le matin qu’il pouvait encore entendre le son de la lame tournoyante jusqu’au milieu de la remontée. À présent, tout en descendant, il tendait l’oreille en quête du moindre bruit. Plus il descendait, et plus son cœur battait vite. De temps en temps il s’immobilisait pour écouter, et enfin l’espoir se changea en conviction. Même en atteignant le premier grand palier, alors qu’il restait sans mouvement devant la silhouette dessinée sur le mur, aucun son ne brisait le silence.

 

Il se hâta de descendre encore, tremblant d’excitation.

 

Lorsqu’il eut parcouru une partie de l’escalier inférieur, il vit d’un seul coup d’œil que la lame avait cessé de tournoyer. Il prit sa barre à mine et sonda la marche dangereuse avec soin, mais sans résultat cette fois-ci. Même alors, il connaissait le risque de négliger ses précautions. Il avait un trop grand respect envers l’habileté des constructeurs à ménager des surprises désagréables, aussi ne se faisait-il aucune illusion : il en restait suffisamment en réserve. À pas de velours, comme un chat, il franchit les dernières marches.

 

Il était enfin sur le palier inférieur. La lampe faisait ressortir les merveilleux dessins de la mosaïque qui rayonnait depuis le groupe sculpté au centre, si bien qu’il croyait se tenir sur un vaste tapis de joyaux. Partout où tombait la lumière blanche, elle était renvoyée par le scintillement de milliers de points multicolores. Il semblait sacrilège de fouler tout cela aux pieds, et Alan était content que ses chaussures à semelles de caoutchouc ne puissent pas en altérer la beauté.

 

Sa première idée fut d’examiner l’étrange boule de feu dont les rayons se projetaient au-delà du plafond et, en avançant avec précautions, quelques pas l’amenèrent devant elle. L’examen le plus minutieux ne lui permit pas de déceler un lien entre celle-ci et le trépied. Elle ressemblait à la lentille d’une lanterne qu’on aurait placée avec soin pour qu’elle renvoie la lumière dans une direction choisie. Pendant longtemps, il regarda, hésitant à la toucher. Il tint sa main à quelques centimètres de l’objet sans pour autant ressentir la moindre trace de chaleur.

 

– De la lumière froide, murmura Alan en se penchant pour regarder l’éclat brillant.

 

Il effleura la lentille du doigt à titre d’expérience, s’attendant à quelque chose. Rien n’arriva. Alors, sans crainte, il referma la main dessus et sans difficulté la souleva de son socle. Il la tourna et la retourna, envoyant ses rayons aveuglants un peu partout dans le vestibule. Tout ce qu’il put découvrir est que, derrière la lentille, il semblait y avoir une cavité contenant une substance lumineuse, mais était-elle liquide ou gazeuse, il ne put le déterminer. Incrustée profondément dans la boule se trouvait la minuscule forme humaine opaque… l’origine du spectre qui avait causé la folle débandade de Dundas. Alan gloussa quand il comprit la simplicité de la cause de sa crise de nerfs.

 

– Et c’est froid, parfaitement froid, murmurait-il. Et cependant, depuis combien de siècles répand-elle sa lumière ? Quelle chose ! Quoi, la formule pour faire cette lumière, à elle seule, ébranlerait la moitié du monde. Je me demande comment, par exemple, la Standard Oil Company prendrait l’idée d’un tel rival commercial. Ou les compagnies d’électricité, ou les compagnies du gaz. Pas de pétrole… pas de fils… pas de conduites… rien de rien, la lumière seule. Je parie que je pourrais prendre ma retraite rien qu’avec ça. Il me semble que je vais devoir réfléchir sacrément avant d’en avoir terminé avec cette affaire.

 

Il reposa la lentille avec soin dans sa position originelle et se retournant vers le centre du vestibule, il se plaça sous le groupe levé sur son piédestal. De là, il voyait dans sa totalité la merveilleuse beauté de l’endroit. Il ressemblait, avec sa douce lumière exquise, à une chapelle de cathédrale. Chaque embrasure avait bien sept mètres de large et s’élevait presque jusqu’au plafond. Il était difficile de croire que la lumière qui filtrait à travers elles n’était pas celle du jour.

 

Il pouvait à présent examiner les autres statues à loisir. Toutes deux étaient des statues d’hommes et, sans le moindre doute, issues de la même main que la première d’abord observée depuis l’escalier. L’un des hommes était représenté assis dans un fauteuil à haut dossier, abaissant les yeux sur un instrument étrange qu’il tenait dans une main. Son visage reflétait à un haut degré un mélange d’intelligence et de bienveillance. Les traits étaient parfaitement réguliers, et un sourire léger soulignant les coins des lèvres leur ôtait toute trace de rudesse.

 

– Je pense, remarqua Alan, que vous deviez être un agréable compagnon à votre époque. Cinquante ans, pas plus, et votre cœur n’a jamais eu plus de quinze ans. J’aurais aimé fumer et discuter avec vous, et c’est plus que je n’en dirais en ce qui concerne le gentleman impérieux qui est auprès de vous. Hum !… Celui-là, il n’a jamais eu moins de cinquante ans !

 

L’autre personnage se dressait, rigide. Sa robe tombait en plis verticaux jusqu’à ses pieds. Toute son attitude montrait l’arrogance faite pour intimider et commander. Le bras droit pointait directement devant lui, dans le geste superbe de celui qui a le droit et le pouvoir de se faire obéir. La tête était levée. Ce n’était pas un visage cruel, mais hautain et sans pitié, sans un trait adouci ni miséricordieux, où, en même temps, on discernait une noblesse qui exprimait l’idée d’une dévotion inébranlable à des idéaux. Comme Alan s’y attendait, il trouva sous chaque personnage une répétition des inscriptions de l’entrée, là-haut. Il releva les yeux vers le grand personnage autoritaire qui le dominait.

 

– Parbleu ! pensa-t-il, je n’aimerais pas devoir me présenter à votre audience pour m’entendre condamner, l’ami ; vous êtes plutôt de ceux qui donneraient dix ans fermes à un simple poivrot pour tapage nocturne. Ça ne me surprendrait pas si vous aviez mis la main à la construction de cet endroit, tout au moins en ce qui concerne les points dangereux.

 

Il s’arrêta pour suivre des yeux la direction indiquée par la main tendue.

 

– Oui, et maintenant, je me demande… on dirait tout à fait que vous me donnez l’ordre de commencer par cette porte-ci.

 

Longtemps, Alan considéra le vestibule d’un air songeur. Il lui était bien indifférent d’aborder une porte avant l’autre. D’où il se tenait, rien ne le poussait à choisir entre elles. Il ne semblait pas y avoir de raison pour en préférer une, et pourtant ce personnage autoritaire semblait parler d’une voix plus éloquente que des mots. Ses yeux allaient du personnage à la porte.

 

– J’ai peut-être des préjugés, mais je n’aime pas votre apparence, l’ami. Si j’essayais cette porte, je pourrais bien me retrouver avec le crâne fêlé, le cou rompu ou quelque autre friandise hors de saison. Ça a l’air d’une solution trop facile à mon indécision. Si vous voulez bien excuser mon manque de courtoisie, je crois que je vais essayer plutôt la porte opposée.

 

Il pivota et, faisant le tour du groupe, se dirigea lentement vers l’autre côté du vestibule. Il avançait précautionneusement, tâtant le plancher à chaque pas. Et il fut heureux pour lui qu’il n’ait pas relâché sa méfiance. Il n’était plus qu’à quelque quatre mètres de la porte dont il s’approchait lorsque, sans un bruit, au moment précis où l’un de ses pieds effleurait le plancher devant lui, une grande section du sol, de bien trois mètres et aussi large que la largeur de la porte, tourna sur un axe, découvrant un abîme noir en dessous, et revint tout aussi rapidement à sa place. Il n’y eut absolument aucun son ni la plus petite secousse dans ce mouvement, et le silence même ajoutait au choc ressenti par Dundas à voir qu’il l’avait échappé de si peu.

 

Il s’était rejeté en arrière aussitôt, instinctivement, mais même alors, c’est tout juste s’il ne perdit pas l’équilibre. Il ne pouvait concevoir comment il avait évité de passer sur la trappe alors qu’il traversait la pièce en venant de l’escalier, la première fois. Il n’avait dû l’éviter que de quelques centimètres. Il s’assit et s’épongea le front tout en se remettant de l’ébranlement nerveux que cette dernière expérience des spécialités du vestibule venait de provoquer en lui, et tout en considérant sa position, il se soulagea d’une opinion bien sentie sur les créateurs de ce système. Il se pencha en avant et scruta soigneusement le plancher, mais il avait beau chercher, il ne découvrait nulle trace de la ligne suivant laquelle il s’était ouvert. Alors, il pressa de la main en avançant jusqu’à ce qu’il le sente céder. Il eut une vision fugitive du vide qui s’ouvrait et recula, plus que satisfait de son essai.

 

– Je peux m’estimer heureux, murmura-t-il, que ç’ait été ajusté si délicatement ; si le système avait fonctionné un rien plus grossièrement, mon exploration se serait terminée là en bas, dans le noir. Ouf ! Quel endroit !

 

Il redressa le buste et regarda autour de lui.

 

– Eh bien, je vais essayer la porte que Sa Majesté me commande d’essayer, mais je ne le ferai qu’à quatre pattes. On ne m’aura pas une seconde fois de cette manière. Cette attitude est sans doute ridicule, mais elle est relativement sûre… pour autant que quelque chose, ici, puisse être sûr.

 

Il revint au piédestal et, d’une manière humble et sans prétention, sondant chaque centimètre du plancher devant lui, il avança vers la porte opposée. Il était si absorbé par les précautions qu’il prenait pour éviter la répétition du danger précédent qu’il ne se rendit pas compte de sa progression. Il avait le visage à toucher le sol et ses yeux étaient fixés sur la mosaïque scintillante quand, soudain, il sursauta et recula. Il n’avait rien entendu, mais sans le moindre avertissement une grande lumière se déversait sur lui. C’était comme si le soleil de midi avait brusquement surgi au crépuscule. Un cri involontaire d’étonnement lui échappa. D’eux-mêmes les battants de la porte s’étaient écartés par le milieu et l’ouverture était béante, inondant le vestibule de lumière et dévoilant ce qu’il y avait derrière.

 

CHAPITRE XI

 

Dundas se remit lentement debout et resta là à regarder fixement, droit devant lui. Après le premier cri, il demeura silencieux, rigide, sans même un frémissement ; un observateur l’aurait cru changé en pierre. Il se trouvait au seuil d’une vaste galerie de près de soixante-dix mètres de long. Elle flamboyait de lumière d’un bout à l’autre et, d’abord, ses sens déroutés ne purent discerner aucun détail dans l’amas scintillant de formes et de couleurs qui l’affrontait. Et puis, du chaos, sortit un semblant d’ordre. À pas chancelants, à demi craintifs, il avança, oppressé par un étonnement qu’il n’avait jamais ressenti. À l’intérieur de la galerie, il s’immobilisa de nouveau, cependant que le véritable sens de ce qu’il voyait s’imprimait dans son esprit.

 

– Mon Dieu ! C’est fantastique ! Ils ont sûrement réuni ici toute la beauté de l’univers.

 

Ses mots chuchotés lui revinrent en échos dans le silence inquiétant. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, il regarda derrière lui. La lumière qui se déversait par la porte ouverte semblait se concentrer sur le personnage sculpté du vestibule. La main tendue, il avait l’air de lui ordonner de poursuivre. Il lui vint à l’esprit qu’on n’avait pas placé au hasard, cette statue où elle était. Ceux qui avaient réalisé les merveilles qui l’entouraient l’avaient sûrement installée là pour transmettre leur ordre des siècles et des siècles après que la mort les auraient réduits au silence. Les yeux d’Alan se reportèrent sur son environnement immédiat. Il comprit que la galerie dans laquelle il venait de pénétrer était bel et bien une galerie d’art. Où que ses yeux tombassent, ils rencontraient une nouvelle merveille inattendue.

 

Du plancher jusqu’au plafond richement décoré et voûté, la hauteur était d’environ dix-huit mètres. Une des premières particularités de la galerie à frapper Alan fut que les murs, au lieu d’être parallèles, divergeaient, de telle sorte que, séparés par huit mètres à peine à l’entrée, ils étaient éloignés de plus du double au fond. À peu près à mi-hauteur des murs s’avançait un large balcon autoportant, car aucun pilier ne rompait la vue splendide. Tout l’espace du plancher était occupé par des tables et des vitrines, arrangées de façon à ce que des travées accordent un libre accès de tous côtés, et toutes exposaient ou abritaient d’exquises œuvres d’art.

 

Du plafond pendaient des guirlandes et des grappes de globes éclatant de la même lumière blanche qui s’élevait de la lentille dans le vestibule. Le long des murs, de chaque côté, étaient érigées des statues, solitaires ou groupées, et qui portaient des coupes travaillées d’un dessin merveilleux d’où irradiait la même lumière scintillante, renvoyée de-ci de-là, des tables et des vitrines, en une myriade d’éclats splendides. Elle brillait sur un vase, sur un gobelet, elle explosait sur le métal poli, elle changeait l’or pâle en flammes. Elle était reflétée mille fois par la splendeur polie du marbre multicolore des murs.

 

Alan restait perdu dans un rêve, ne sachant où poser les yeux. De tous côtés se voyaient des objets d’une valeur inouïe, dont le plus simple aurait été une pièce de choix pour un musée national. Et puis il se mit à errer sans but, tournant comme l’aurait fait un enfant dans un jardin de fleur en fleur chaque fois qu’une nouvelle merveille étrange retenait son regard. Il n’était pas jusqu’aux tables et aux vitrines mêmes qui n’eussent été choisies pour leurs mérites artistiques particuliers. Toutes les matières imaginables paraissaient avoir été utilisées dans leur composition. Ses yeux se posaient sur des centaines d’objets dont il ne pouvait deviner l’usage ou le sens, mais à un certain point de vue, ils étaient tous pareils… tous beaux.

 

Il s’immobilisa longtemps devant un fin piédestal qui supportait une statuette. C’était la forme inclinée d’une femme sculptée dans un seul bloc de pierre au rose délicat et à demi transparent. Un de ses bras était rejeté derrière la tête, l’autre élevé vers lui. D’une exécution si parfaite que les lèvres entrouvertes semblaient lui lancer un sourire en guise d’accueil amical ; lui la regardait, rendu muet par l’émerveillement. Il secoua la tête et lui rendit son sourire.

 

– Petite Dame, dit-il avec douceur, j’aimerais que vous soyez aussi vivante que vous le paraissez. Je suis persuadé que ces lèvres délicates sauraient satisfaire ma curiosité exacerbée si vous pouviez être une Galatée pour le Pygmalion que je serais alors. À qui appartenaient les merveilleuses mains qui ont modelé votre forme exquise ? À qui les mains qui vous ont placée là pour torturer mon esprit de leurs énigmes ?

 

Il se détourna avec un léger soupir.

 

Un grand gobelet scintillant, sur une table proche, retint son attention. Il était parfaitement poli, presque sphérique, et ressemblait à une bulle, ce qui était manifestement voulu car le pied sur lequel il reposait était constitué par une réplique miniature de la coupe elle-même. Sous un certain angle, il apparaissait tout à fait incolore, sous un autre il se brisait en un ensemble de flammes iridescentes de toutes les couleurs. Il le prit dans sa main, émerveillé par sa délicatesse, car la coupe n’était pas plus épaisse que du papier. Alan avait l’impression que si on la remplissait d’un liquide quelconque, elle s’effondrerait sous son propre poids. Alors qu’il la tournait entre ses doigts, elle lui échappa.

 

Il eut un cri étouffé de désespoir en la voyant tomber, s’attendant à ce qu’elle éclate en fragments minuscules à ses pieds. Au lieu de cela, à son ahurissement, elle rebondit doucement en parvenant au sol, avec un tintement mélodieux puis se mit à rouler et s’immobilisa contre une vitrine voisine. Alan la reprit. Elle ne montrait ni défaut, ni fêlure. Par curiosité, il s’en servit pour tapoter le rebord métallique de la table. Un son clair, comme celui d’une cloche, emplit la galerie de sa musique. Il frappa de nouveau, plus fort cette fois-ci, mais sans résultat. Enhardi, il cogna et cogna encore, jusqu’au point où, enfin, il frappa de toutes ses forces, expédiant de splendides échos sonores tout autour du plafond voûté, mais le fragile gobelet demeurait intact. Il le remit à sa place.

 

– Du verre, murmura-t-il, et pourtant aussi incassable que de l’acier. Je me demande même si l’acier le plus dur aurait pu subir un tel traitement sans se briser.

 

C’est alors qu’il tomba sur quelque chose qu’il cherchait. Sur une étagère réservée à elle seule se trouvait une coupe flamboyante de fleurs, des fleurs telles qu’il n’en avait jamais rêvées. Elles ne provenaient pas de la nature, mais de la main de l’homme, bien qu’il dût les examiner un bon moment avant d’en être sûr. Placés ça et là dans le bouquet, il remarqua de minuscules globes lumineux, et c’est eux, par-dessus tout, qu’il voulait voir de très près. Il vit qu’il pouvait en détacher un sans difficulté.

 

Au premier coup d’œil, il s’assura que la lumière était la même que celle projetée par la lentille dans le vestibule. Comme elle, le petit globe était parfaitement froid, mais à présent il pouvait constater que cette lumière émanait d’un gaz lumineux par lui-même et dont le globe était rempli. Inutile de conjecturer. De même que des centaines d’autres faits qui étaient venus à sa connaissance ce jour-là, la question resterait un mystère, pour l’instant au moins.

 

En se promenant dans la galerie, l’esprit presque étourdi par le flot accablant de nouvelles impressions, il avait perdu toute notion du temps lorsqu’il se sentit accablé par une sensation intense de fatigue. La fascination de l’endroit le tenait si bien cependant qu’il répugnait à le quitter, mais la nature était trop puissante pour qu’il lui résiste. Lentement, il s’en revint vers la grande porte. Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’il était dans la galerie, mais il savait n’avoir vu que le millième de ses merveilles. Même une inspection hâtive, il s’en rendait compte, lui prendrait un bon nombre de jours. Sur le chemin du retour, il s’immobilisa un instant, la tête inclinée, devant la statue impérieuse du vestibule, lui rendant instinctivement un hommage muet.

 

Puis, les membres endoloris, il se lança dans la pénible ascension qui le ramènerait à la surface. Quand il sortit du hangar, ce fut un choc pour lui de constater que la nuit était tombée pendant qu’il était en bas, mais ce ne fut qu’en arrivant à la ferme qu’il découvrit l’heure, presque minuit, et comprit à quel point son exploration l’avait absorbé.

 

La simplicité spartiate de sa maison contrastait bizarrement avec la scène fabuleuse qu’il avait quittée si tard, et un sourire amusé se joua sur ses traits lorsqu’il pensa à l’ahurissement de Bryce ou de n’importe quel visiteur s’il ramassait ne fût-ce qu’une poignée des objets qui remplissaient la grande galerie, là en bas, et en décorait son humble intérieur.

 

CHAPITRE XII

 

Ce fut un homme cruellement embarrassé que celui qui affronta la lumière du jour suivant. Durant la nuit, le temps avait changé, de longs bataillons de nuages gris défilaient depuis le sud, et les premiers signes de la venue de l’automne étaient dans l’air. Alan considérait ses vignes à travers la bruine douce. Il y avait des questions à résoudre avant d’aller plus loin, dont la principale : jusqu’à quel point avait-il le droit de garder par devers lui le secret de sa découverte ?

 

Pour l’instant, il laissait en suspens l’aspect légal de sa position. La loi sur « l’invention d’un trésor » pouvait, et devrait, attendre. C’est son obligation morale envers le monde qui le gênait. Il savait qu’il lui serait impossible de garder le secret indéfiniment, mais quand et comment devrait-il le révéler était le fond du problème. Il comprenait bien que les merveilles ensevelies sous ses pieds n’étaient pas destinées au seul bénéfice de celui qui les avait découvertes. Il en vint enfin à la conclusion qu’il se livrerait au moins à une investigation complète de l’endroit avant de prendre une décision. Ce droit était de ceux qui ne pouvaient lui être récusés.

 

Et puis, de nouveau, vint la question de ses affaires quotidiennes. Il avait par bonheur mérité une réputation de gros travailleur solitaire, et peu nombreux étaient les gens du district qui oseraient poser des questions à propos de son absence de Glen Cairn, et ceux-ci, il pensait pouvoir s’en occuper à mesure qu’ils se présenteraient. Il y avait Marian, bien entendu, et c’est avec un sentiment d’insatisfaction et en se blâmant lui-même qu’il remarqua à quel point les événements de ces quelques jours l’avaient effacée de son esprit. Comme elle comptait peu, comparée à son nouveau centre d’intérêt !

 

Sans s’inquiéter de la pluie, il déambula dans son vignoble, se frayant lourdement un chemin dans le sol de boue spongieuse. Il scruta avec soin et de bout en bout la récolte, notant mentalement le temps qu’il lui restait avant de devoir prendre en mains l’expédition des grappes au pressoir, un travail qui signifiait une quinzaine à s’échiner sans trêve, et la nécessité d’avoir tout autour de la ferme des étrangers indésirables sous la forme de vendangeurs. Il calcula enfin qu’il pouvait compter au moins sur trois semaines de liberté encore. Cela semblait une absurdité, qu’il dût s’occuper de cette question alors qu’il était le maître d’une richesse inouïe, mais pour l’instant, il ne pouvait se permettre d’aller au devant de l’enquête inévitable qu’une découverte aussi extraordinaire entraînerait dans son sillage.

 

Ses ennuis temporairement réglés, il retourna à la ferme, mais avant de descendre dans le puits il installa un verrou solide à l’intérieur de la porte du hangar pour prévenir toute possibilité de surprise pendant qu’il serait occupé en bas. Il prit avec lui, aussi, une lourde canne d’ébène pour remplacer la barre à mine avec laquelle il avait sondé le terrain devant lui jusqu’à présent.

 

Il laissa sa lampe sur la dernière marche et traversa le vestibule, illuminé maintenant, pour entrer par la grande porte. Il décida de poursuivre tout droit jusqu’au bout de la galerie où il n’était pas encore allé, puis d’essayer les autres portes. En chemin, toutefois, il tomba sur l’escalier qui menait aux balcons et l’exploration de ceux-ci l’écarta pour un bon moment de son intention primitive. Ils étaient occupés, comme le plancher, par le même étalage hallucinant de merveilles. Des écrins d’ornements ouvragés sans prix s’étalaient partout. D’étranges et somptueuses étoffes brillaient et scintillaient sous la lumière éclatante, au point que ses yeux lui faisaient mal et que son cerveau tournoyait sous la tension.

 

C’est en s’arrêtant pour regarder par-dessus la balustrade le spectacle de la salle que son regard fut attiré par quelque chose qui stimula sa curiosité.

 

Tout au bout de la galerie, derrière une immense vitrine, il vit une porte voûtée basse. En ne s’arrêtant que pour sonder son chemin devant lui, il se hâta vers l’endroit. Il s’immobilisa à quelque distance de la porte et la regarda avec méfiance. Elle n’avait guère plus de deux mètres de haut sur un mètre de large. Sur son linteau, il vit de nouveau l’inscription des trois groupes hermétiques de caractères. Tout le vantail était occupé par la forme d’un homme, sculptée en haut-relief, et dont l’attitude le faisait paraître le gardien de ce qu’il pouvait y avoir de mystérieux au-delà.

 

– Bien, bien, mon ami, dit Dundas, vous m’avez tout l’air d’être là pour écarter les importuns, mais je vais tenter ma chance.

 

Il avança lentement, prenant toutes ses précautions pour éviter une surprise. Il n’était qu’à deux pas de l’homme lorsque, sans avertissement ni le moindre bruit, la porte coulissa de côté dans l’épaisseur du mur, découvrant un corridor qui menait vers la gauche.

 

– J’aimerais bien, dit Alan sans avancer plus, que cet endroit ne soit pas aussi plein de machinerie automatique. C’est inquiétant, ces abominables trucs qui se mettent en marche tout seuls. Assez pour vous foutre la frousse. Il me semble que je suis arrivé à la porte de service.

 

Il avança avec prudence et jeta un coup d’œil dans le passage. Il s’incurvait en disparaissant au loin dans l’inconnu, un segment de cercle, évidemment. Il était tout à fait vide et éclairé d’en haut par de petits groupes de globes.

 

– Ça m’a l’air assez sûr, dit-il.

 

Et, marchant avec méfiance, il s’engagea lentement dans le couloir. Au bout de quelques minutes, il vit devant lui l’embrasure d’une autre porte, et quand il l’eut atteinte, il constata qu’elle était semblable à celle qu’il venait tout juste de quitter. De nouveau, lorsqu’il s’en approcha, survint le mouvement silencieux qui la faisait disparaître. À en juger par la distance qu’il avait parcourue, Dundas estima que c’était là l’entrée de la galerie contiguë et le premier coup d’œil qu’il y jeta lui montra qu’il avait raison. Il s’était si bien accoutumé à l’imprévu total qu’à présent il aurait été surpris de tomber sur quelque chose de normal, mais la vue qui s’offrit à ses yeux l’obligea à s’immobiliser en retenant son souffle.

 

– Quelle exposition démoniaque, murmura-t-il. Je crois que je vais sauter cela.

 

D’où il était, il pouvait en voir assez pour savoir que pénétrer dans la nouvelle galerie équivaudrait à mettre ses nerfs à rude épreuve. Par la forme et par la taille, elle était identique à celle qu’il avait laissée derrière lui, mais hormis cela et la lumière, elles étaient aussi éloignées l’une de l’autre que les pôles.

 

Dans la première, tout était beauté insurpassable, et dans celle-ci, horreur sinistre et révoltante, pire que les images les plus déformées d’un cauchemar.

 

Alan ressentit les atteintes physiques d’un malaise à mesure que ses yeux fascinés se pénétraient de la scène qui s’offrait à lui. C’était comme si la porte s’était effacée sur un immense abattoir humain. Où que ses yeux se posent, ils tombaient sur des membres découpés et des formes torturées, arrangées en des attitudes aussi grotesques qu’horribles. Au lieu de la richesse de la beauté et de l’art sous vitrines, ses yeux ne rencontraient que fragments répugnants d’humanité. Dans le lointain, tout au fond, il pouvait saisir l’éclat de l’acier et du verre, et sur les balcons, là-haut, des armoires dont le contenu le remplissait de frissons d’horreur. Il lui fallut quelque temps avant que ses sens révulsés ne réalisent la signification de ce qu’il voyait. Pour un œil entraîné, elle aurait été tout de suite apparente, mais pour Dundas, qui n’avait jamais jusqu’alors visité une telle exposition, le choc le priva dès l’abord de ses facultés de raisonnement.

 

– C’est bestial, hideux, mais j’aurais dû m’attendre à trouver une section de biologie dans ce bazar. Ma bonne tante ! Comme Dick Barry se régalerait dans cette boucherie ! Je pense que son âme en baverait d’extase. Je ne crois pas risquer de piège, ici. Rien dans cet endroit ne pourrait être pire que l’endroit lui-même, pour refouler les visiteurs.

 

Murmurant pour lui-même, il avança.

 

Un homme de l’art n’aurait rien trouvé dans cette galerie de répugnant, et aurait pris sans le moindre doute un immense intérêt à ces horreurs modelées ; mais pour Alan, qui était aussi inhabitué que l’homme de la rue à la représentation réaliste de l’économie interne de l’homme, l’expérience était aussi macabre que répugnante. Malgré le dégoût physique que lui procurait son exploration, pourtant, il se força à regarder. Des modèles de dissection de tout genre, concevables autant qu’inconcevables, étaient disposés sur toute la longueur de la galerie, et après quelque temps, même en ne se basant que sur ses connaissances élémentaires du sujet, Dundas vit bien que tout l’arrangement avait été conçu en suivant un système ordonné.

 

Il découvrit que chaque modèle était accompagné par une petite armoire, et le contenu des armoires le retint de longues minutes. Dans chacune d’elles, un compartiment spécial contenait une boîte métallique plate fermée par une agrafe facile à défaire. Ces boîtes abritaient un seul livre, mais remarquable… un livre d’environ quarante-cinq centimètres de longueur et un peu moins de trente centimètres de largeur, qui s’ouvrait comme un album oblong.

 

Alan avait abandonné les conjectures comme futiles, mais le matériau dont étaient faits ces volumes le remplit d’autant de curiosité que leur contenu. Les feuilles étaient aussi fines que du tissu, mais parfaitement opaques et merveilleusement glacées en surface. Après un essai timide, il vit que toute la force de ses doigts était insuffisante pour les déchirer ou les endommager si peu que ce fût. Ce n’était pas du papier, en tout cas, et Dundas, les comparant mentalement à d’autres matériaux qu’il connaissait, rejeta le problème de son esprit en haussant les épaules.

 

Leur contenu était aussi remarquable que les livres eux-mêmes. Chaque page ouverte portait, d’un côté, un diagramme, et de l’autre des lignes très rapprochées de caractères, explication du diagramme, évidemment. Toutes les illustrations se rapportaient au modèle concernant l’armoire. Elles étaient en couleurs, et même l’œil inexpérimenté décelait le soin exquis apporté à chaque détail. Alan feuilleta avec des yeux ahuris des volumes effrayants, dénotant par-ci par-là des traces du système merveilleux selon lequel l’arrangement des modèles et des illustrations avait été conçu.

 

Le reste du contenu des armoires dépassait sa compréhension. Il trouva des flacons hermétiquement scellés, pleins de fluides, colorés ou incolores, des récipients contenant des produits chimiques, certains qu’il reconnut, d’autres dont il ne pouvait même pas deviner l’identité. Il y avait d’étranges scalpels et des instruments plus étranges encore, et des arsenaux d’armes chirurgicales. Son envie de vomir fit place à une curiosité frémissante, quelque peu morbide toutefois, à mesure que le temps passait.

 

Il resta longtemps perdu d’admiration devant une collection de statues humaines grandeur nature en verre transparent. Dans l’une d’entre elles, le système nerveux tout entier était montré en minces lignes blanches. Dans une autre le système circulatoire, jusqu’aux vaisseaux capillaires minuscules, était indiqué en lignes rouges et bleues. Il vit l’ordonnance digestive humaine complète dans une troisième, et il se dit que, si jamais le docteur Richard Barry, son meilleur ami, obtenait d’entrer dans cette galerie, on pouvait prévoir qu’il ne faudrait rien moins que de la dynamite pour l’en déloger.

 

En arrivant à l’autre extrémité de la galerie, devant les grandes portes closes, il tomba sur un nouveau mystère bien fait pour mettre son esprit à la torture. Située exactement au milieu, devant les portes, était une réplique de la statue de l’homme assis qui ornait le vestibule, et devant elle, une petite table circulaire se dressait. La table était recouverte d’un dôme de verre entouré d’une bordure métallique, et sous le verre reposait un instrument semblable à celui que tenait dans ses mains la statue.

 

C’était un anneau de métal, apparemment conçu pour s’adapter à une tête humaine, et, attachés de chaque côté, il y avait des fils dont les autres extrémités rejoignaient une petite boîte cylindrique de quelque dix centimètres de longueur sur deux ou trois de diamètre. Un bout du cylindre était recouvert de métal, l’autre d’une substance transparente qui semblait être une lentille, et c’est tout ce qu’il put tirer de l’appareil après un examen long et attentif. Il essaya de soulever le dôme de verre pour inspecter l’instrument de plus près mais il résista à ses efforts.

 

Quel que fût son usage, et si simple apparût-il, Alan en vint à la conclusion qu’il devait être d’une importance primordiale dans la galerie, de par sa position comme par son association avec la statue. De toute évidence, on n’entendait pas qu’il soit manié par des mains inexpérimentées, Dundas abandonna donc ses tentatives. Il sentait bien qu’en tripotant les objets exposés, un novice pourrait causer un dommage irréparable, aussi laissa-t-il la solution du problème à plus sage que lui.

 

À travers ses déambulations, il avait suivi la politique de ne rien toucher sans replacer les choses exactement où il les avait trouvées, et en bien des occasions il réfréna la curiosité de manier des objets inconnus, par crainte de désastreuses conséquences. Après cela, il se dirigea vers les balcons. Sa visite y fut courte et plutôt ahurissante. La science n’est pas connue pour respecter les conventions, et Alan était encore capable de rougir, aussi, après une inspection rapide et haletante des objets curieux exposés là, il redescendit vers l’atmosphère moins lourde de l’humanité malade et disséquée. Au pied des escaliers, il marqua un temps d’arrêt et s’adressa à la statue du gentleman qui avait rejeté sa peau et n’était vêtu, de façon peu attrayante, que de ses muscles seuls.

 

– Parbleu, monsieur ! si j’avais une tante pucelle, que je sois damné si je l’amènerais là-haut. Ce n’est pas là un endroit pour un innocent comme moi.

 

Il s’immobilisa un instant encore, et repartit vers les grandes portes en quête de sortie, mais malgré ses essais elles défièrent tous ses efforts pour les ouvrir. Après avoir perdu une heure en vaines tentatives, il s’en revint vers la porte de derrière.

 

Debout dans le corridor tournant, hors de la galerie de biologie, Alan s’arrêta quelque temps pour considérer sa position. Devant lui, dans la direction par laquelle il était venu, le corridor s’incurvait et disparaissait. Passant en revue en esprit son exploration jusque-là, il en vint à la conclusion que les six galeries irradiaient depuis le vestibule central et étaient connectées à leur extrémité par le passage dans lequel il se trouvait.

 

En estimant la longueur de chaque galerie à soixante-dix mètres, et le diamètre du vestibule à vingt mètres, le passage devait former un cercle d’environ cent-soixante mètres de diamètre, soit grossièrement quatre-cent-quatre-vingt mètres de circonférence. Le calcul lui rappela la grandeur du bâtiment souterrain avec une force renouvelée. Avant d’aller plus loin, il retraça ses pas jusqu’à l’entrée de la galerie d’art et la dépassa pour essayer de voir si le corridor se poursuivait encore dans cette direction.

 

Vingt mètres plus loin, il se trouva confronté à un mur plein et qui ne montrait pas la moindre trace d’ouverture. Dundas regarda le mur de bas en haut et accepta la situation avec philosophie. Il était évidemment prévu qu’il continue dans la direction dans laquelle il avait commencé. Il revint donc sur ses pas et dépassa la galerie médicale, prêt à de nouvelles découvertes. Comme il s’y attendait, il parvint à une troisième entrée, à une distance égale à celle qui séparait les deux autres, et exactement pareille.

 

Son expérience passée l’avait préparé à ce qui devait suivre, mais il ne relâcha nullement ses précautions pour éviter de désagréables surprises. Comme auparavant, la troisième porte glissa doucement et disparut, lui accordant libre accès à la galerie. Alan regarda fixement la nouvelle section, sifflant doucement. Ses facultés d’étonnement avaient été amoindries par la surenchère.

 

– C’est ça, se dit-il, cessant de siffler au milieu d’une mesure. L’art, la biologie, et maintenant ! si je ne me trompe, cette exposition représente les sciences, et sans doute je ne serai même pas capable d’en aborder la millième partie. Bon Dieu ! Quelle joie pour les chercheurs, nés et à naître, avant qu’ils n’arrivent au fond de ce petit échantillon !

 

Il était à l’intérieur, regardant autour de lui avec des yeux écarquillés. En éclat et splendeur, la vue était presque égale à celle de la galerie d’art. Tout ce qui se déployait alentour offrait à l’évidence le même arrangement systématique déjà observé. Il y avait cependant une différence, qu’il ne décela pas tout de suite. Les murs étaient décorés de rayons qui les recouvraient presque, et les rayons étaient bourrés à craquer de ces boîtes métalliques plates dont il avait vu dans la galerie de biologie qu’elles contenaient des livres. Sans y toucher, il examina les casiers et vit que chacun était marqué par des caractères en émail placés sur le rebord visible.

 

– Ça ne me sera pas d’une grande aide, commenta Alan, regardant l’étalage gigantesque. Ni pour qui que ce soit, j’en ai peur, à moins qu’il n’y ait quelque part une clef, et même le génie responsable de ceci aurait eu du mal à en trouver une.

 

Il pivota pour examiner l’étalage qui brillait auprès de lui.

 

– Ça, c’est un spectroscope pour bigleux, si, toutefois, c’est bien un spectroscope. Apparemment, c’est la section optique. Et ceci, ça pourrait être un microscope, mais que diable peut bien être cet instrument pittoresque à côté ? Je ne sais pas…

 

Une pause pendant qu’il regardait dans l’armoire proche.

 

– Hum ! Des lentilles, dirais-je ; mais quelle collection ! Et maintenant, quel peut être le sens de ceci ?

 

« Ceci », c’était une plaque de métal parfaitement poli accrochée à l’armoire. Elle portait, en émail blanc, une suite de points alignés. Il y avait un caractère en émail rouge en face de chaque ligne. Cela commençait par un point, puis il y en avait deux, et ainsi de suite jusqu’à dix. Alan étudia la plaque quelques minutes, puis une idée le frappa.

 

– Parbleu ! Ceci m’a l’air d’un système décimal de numération. Les caractères rouges sont les chiffres de un à dix. La dixième ligne a deux caractères. Le premier est le même que celui du haut et le second, un nouveau.

 

En dessous, en émail d’un bleu brillant, étaient groupés trois caractères. Alan les compara avec les rouges de la partie supérieure de la plaque.

 

– Si mon idée est juste, et elle en a l’air, cette armoire est numérotée huit-cent-trente-deux. Mais pourquoi les numéroter ?

 

Il regarda autour de lui et ses yeux tombèrent sur les rayonnages de livres.

 

– Bien sûr ! Ils ont mis la bibliothèque de référence aux murs et les indications sur les livres sont des numéros.

 

Il n’avait pas de crayon, mais avec son couteau de poche il grava une copie des chiffres sur le bâton poli qu’il avait avec lui et se dirigea vers les rayons de livres. Il fut heureux de découvrir que son hypothèse était la bonne et qu’il pouvait lire sans difficulté les caractères hermétiques. Avant longtemps il en arriva à ceux qu’il cherchait. Sur dix casiers consécutifs, il trouva les indications correspondant à huit-cent-trente-deux. Les volumes de leurs casiers étaient semblables à ceux déjà examinés dans la galerie adjacente. Comme il l’espérait, chacun des volumes qu’il ouvrit était sans le moindre doute, d’après ses illustrations, en rapport avec la vitrine des lentilles. Un examen plus attentif des objets l’environnant montra que chacun d’eux était numéroté ; et à partir de ces numéros, il prouva sa théorie en trouvant les volumes qui portaient le numéro de chaque objet exposé. En certains cas, un seul modèle avait bien vingt volumes de référence… des volumes d’un intérêt puissant, même pour son esprit incompétent. Alan déambulait parmi les étalages ahurissants, déplorant avec amertume sa piteuse ignorance, où surnageaient seules les plus élémentaires des notions scientifiques.

 

C’était un supplice sans nom que d’en savoir juste assez pour stimuler sa curiosité jusqu’au point de rupture. Il subsistait une consolation, pourtant. Il était sûr qu’aucun professeur de physique ou de philosophie naturelle à lui seul ne se montrerait de beaucoup meilleur que lui. L’étendue des sujets était beaucoup trop grande pour que l’esprit d’un seul homme soit familier avec tous. Chimie, électricité, optique, géologie, métallurgie, il les reconnaissait, mais il y avait des dizaines de matières qui étaient pour lui ce que l’hébreu ou le sanscrit seraient pour un enfant. Alan résuma la question en se penchant sur la balustrade du balcon et en regardant la scène hallucinante qui se trouvait sous lui.

 

– Il faudra cinquante ans à cinquante commissions pour comprendre la cinquantième partie de ces satanés trucs. Mais ce qu’on trouvera en vaudra la peine. Cette galerie fera bourdonner le monde scientifique comme un essaim d’abeilles et, par Dieu, je serai là pour entendre le bourdonnement.

 

Il s’interrompit, songeur.

 

– Même si je restais ici jusqu’à mes cheveux blancs, il est satisfaisant pour la morale de penser que je n’en serais pas plus sage par moi-même.

 

Il se secoua et regarda sa montre. Il était presque trois heures. Il avait été trop absorbé pour voir le temps passer. Il se sentait affamé, mais sa curiosité était plus forte que son appétit et il se résolut à explorer ce même jour les trois galeries qui restaient.

 

Il se hâta vers la sortie de la galerie et tourna de nouveau à gauche dans le corridor. Il était si sûr de trouver la porte suivante où il l’attendait qu’il n’éprouva aucune surprise en y aboutissant. Il se posait inconsciemment des questions sur le contenu de cette galerie.

 

– Art, médecine, sciences, et maintenant…

 

Il fit un pas vers la porte close.

 

– C’est cela, poursuivit-il lorsque la porte disparut dans le mur. Tout à fait naturel et approprié. Nous en arrivons à présent à la section machinerie de cette sacrée exposition, et, bien entendu, j’en sais aussi peu en machinerie et art de l’ingénieur qu’en tout autre chose. Alan, mon fils, tu es sans le moindre doute un monument d’ignorance inepte. Peuh !…

 

Il franchit la porte. C’était une vision impressionnante sous les rayons des lampes suspendues qui explosaient sur bielles, arbres et roues et étaient renvoyés d’une forêt de merveilles mécaniques. Certaines de ces machines étaient des modèles réduits alors que d’autres étaient fonctionnelles, mais quant à leur sens ou leur but, elles ne lui rappelaient rien. Il y avait côte à côte des monstres compliqués et des modèles délicats, d’un travail exquis. Il ressentait fortement l’aversion du mortel ordinaire à toucher à des appareils inconnus. Son désir de voir tourner ces roues était contenu par la pensée de conséquences imprévisibles. Les roues tourneraient si on les mettait en marche convenablement, il n’en doutait pas, mais il ne se faisait pas d’illusions quant à sa capacité à les actionner comme il le fallait.

 

Alan prit sa pipe, et fuma pensivement tout en déambulant par les ailes et les travées. Il jetait un œil curieux parmi bielles et leviers, et spéculait nonchalamment sur les raisons de tout ce qu’il voyait, admirant le travail et le fini merveilleux. Un fait déjà remarqué s’imposait à son esprit avec une force nouvelle. N’importe quel ouvrage métallique sur lequel il se penchait était parfaitement exempt de tache ou de souillure. Il n’y avait pas plus de traces de corrosion ou de rouille sur le moindre élément que le jour (et comme il était lointain !) où il avait quitté les mains des ouvriers. C’était comme si ces artisans morts depuis si longtemps avaient connu le secret de rendre leur œuvre impérissable. Si le métal dont ces énormes monstres étaient construits ressemblait à l’acier pour l’essentiel, comme il le supposait, c’était alors une espèce d’acier ignorée de notre monde. De plus, dans toutes les galeries qu’il avait explorées, il n’y avait pas le moindre grain de poussière. Ceci, aussi, l’impressionnait. Cela donnait à cet ensemble merveilleux l’air d’avoir été balayé et nettoyé quotidiennement avec un soin scrupuleux. Où qu’allât Dundas, cette netteté entraînait avec elle le sentiment insurmontable qu’il existait quelque part un concierge omniprésent mais invisible. Comme il se le disait en errant dans les galeries, il s’attendait à chaque tournant à rencontrer un surveillant en uniforme qui lui imposerait de déposer sa canne au vestiaire et proposerait de lui vendre un catalogue pour six pence.

 

Alan passa une bonne heure à se promener dans le labyrinthe des machines, une heure dont chaque minute le convainquait avec plus de force de sa colossale ignorance en matière scientifique. Enfin, il décida de ne pas se tourmenter plus longtemps et si possible, de jeter au moins un coup d’œil aux deux autres galeries avant de mettre un terme à ses investigations pour la journée.

 

Il était pourtant écrit qu’il ne quitterait pas la galerie sans aventure, et c’en fut une qui lui donna une illustration pratique de l’imprudence à se mêler de forces inconnues. À quelques mètres de la porte du fond, alors qu’il se dirigeait vers le corridor, il s’arrêta pour regarder une machine qui avait déjà attiré son attention par son apparente simplicité. Elle consistait uniquement en un arbre de métal poli émergeant d’une boîte cylindrique, le tout monté sur un socle nu, mais visiblement solide. Sur un des côtés de la boîte se trouvait un levier terminé par une poignée paraissant solliciter la main. Il n’y avait rien de nature à expliquer pourquoi elle était là, ni à montrer son utilité. Elle avait plus apparence d’un élément inachevé de machine que d’une machine en soi, et elle était sans doute, à première vue, la moins complexe de la galerie.

 

Debout derrière elle, Alan sentit sa main s’abaisser inconsciemment sur le levier. Il essaya de le pousser, mais il résistait à son effort. Alors il le tira vers lui, très légèrement, si légèrement qu’il eut des raisons plus tard de penser qu’il devait d’être resté en vie, à la seule douceur de son geste. Pas un son ne sortit de la machine elle-même, mais du corridor en face vint un vacarme semblable à l’éclatement d’un obus, qui s’évanouit en échos dans la galerie comme le tonnerre du Jugement dernier. Un moment, la vue fut obscurcie par la poussière et la fumée, et le contrecoup fit chanceler Dundas.

 

Quand il eut recouvré son équilibre, la fumée s’éclaircissait un peu, et à travers la poussière qui se dissipait, il vit les dégâts. Le couloir et la porte étaient partiellement envahis par des masses de ciment brisé, arrachées par la force invisible qu’il venait de libérer, et l’épaisseur du mur montrait un grand trou irrégulier, béant, assez grand pour constituer une petite pièce. Non sans inquiétude Alan examina les ravages. Il savait par expérience la solidité inflexible du matériau de cette structure.

 

– Quelle puissance est-ce là, s’étonna-t-il, pour infliger un coup aussi terrible ?

 

Le mur était arraché et fendu comme s’il s’était agi d’argile, et il comprit qu’il s’était trouvé une fois de plus bien près d’une conclusion fatale à son exploration. Il grimpa dans le passage, faisant en lui-même le serment de ne jamais plus à l’avenir se laisser tenter à poser la main sur quelque appareil sans avoir l’absolue certitude de son innocuité.

 

Il lui fallut quelque temps avant de se remettre des effets de son aventure et de comprendre l’inutilité, pour l’instant, de chercher à déblayer le passage. Puis il repartit vers la porte suivante qu’il savait devoir trouver bientôt. Quelques minutes plus tard, Dundas se tenait devant l’entrée de la cinquième galerie. Sa terreur récente était oubliée complètement, et la joie de la découverte emplissait son cœur.

 

La galerie numéro cinq était une bibliothèque. D’un bout à l’autre, en un ordre splendide, elle était pleine de rayons de livres, tous bien enclos dans des boîtes de métal semblables à celles déjà examinées. Les rayons s’élevaient jusqu’à environ quatre mètres cinquante de hauteur et recouvraient le plancher tout entier à l’exception de travées ménagées pour y accéder et de places laissées libres à intervalles réguliers pour des tables. L’éclairage était semblable à celui des autres galeries, mais disposé de façon à ce que nulle ombre ne tombe dans un seul des passages entre les rayonnages. Alan passait d’un bout de la galerie à l’autre, sifflant joyeusement.

 

Il essaya, par acquit de conscience, les grandes portes menant au vestibule et, comme il s’y attendait, elles restèrent inébranlables. Une chose l’étonnait. Il ne voyait pas la moindre échelle ni aucun moyen apparent d’atteindre les rayons les plus élevés hors de sa portée. Ce pouvait être un oubli, pensa-t-il, mais alors le seul constaté jusqu’à présent. Il s’avança vers le plus proche des rayonnages et l’examina de près. À mi-distance entre les deux extrémités, et à environ un mètre cinquante du sol, se trouvait un petit disque de métal enchâssé dans le cadre. Sur le disque étaient deux petits boutons, un rouge et l’autre blanc.

 

Alan les considéra un bon moment. Puis, rassemblant tout son courage, il appuya sur le rouge d’un index hésitant. Rien ne se produisit. Alors il essaya le blanc. Au moment où son doigt l’effleurait, tout le rayonnage s’enfonça silencieusement, mais rapidement, jusqu’à ce que le disque soit au niveau du sol. Le mouvement avait été si rapide qu’il n’eut pas le temps de reculer avant que l’ensemble ne soit de nouveau immobile, mais en raison de la perfection du mécanisme de contrôle il n’y eut pas le plus petit frémissement lorsque le déplacement cessa.

 

– Parbleu ! murmura-t-il, pas besoin d’échelles, ici. Une idée épatante. Et voici un nouveau disque à portée, à présent. Si je l’essayais ?…

 

Obéissant à sa pression, le rayonnage s’enfonça encore, et quand il s’arrêta, le second disque au niveau du sol, le rayon du sommet était à bonne portée.

 

– Du bon travail, dit Man à voix haute, tout heureux. Logiquement, maintenant, les rayons peuvent remonter et, si je ne me trompe, ce doit être l’utilité du bouton rouge.

 

Il se pencha et mit sa théorie à l’épreuve. En un instant, l’ensemble fut de nouveau dans sa position originelle en réponse aux pressions de son doigt, le laissant éperdu d’admiration pour l’habileté merveilleuse avec laquelle le principe avait été mis en pratique.

 

En dépit de la tentation d’examiner les livres, il résista à sa curiosité. Il se faisait tard, et il décida, si possible, de jeter un coup d’œil à la dernière galerie ce même jour. Se bouchant les oreilles à l’appel de sirène des rayons bourrés, il revint lentement vers le corridor. À première vue, cette galerie devait abriter un million de volumes, et il sourit amèrement à la pensée de s’attaquer à une telle gageure, soutenue, il le savait bien, par le fait qu’ils étaient indéchiffrables. Ce fait même lui fit pousser un soupir d’irritation.

 

– Tout ce soin pour rien… tout ce travail perdu. Penser à la lumière qui illuminerait les recoins sombres de la connaissance humaine, et que cette lumière soit enterrée ici !

 

Il rejeta la pensée loin de lui, avec impatience. peut-être, après tout, y aurait-il une clef ? Sûrement, la vaste intelligence qui avait préparé tout cela avait laissé quelque part cet anneau de la chaîne. La pensée calma son esprit et il se retourna vers la porte après un coup d’œil plein d’espoir à l’assemblée de témoins silencieux.

 

Six heures. Un instant, il hésita dans le corridor. Puis il prit son parti. Il jetterait au moins un bref regard à la dernière galerie. Il pivota et suivit le couloir, s’attendant ferme à découvrir que la dernière entrée était semblable aux précédentes. Mais son espoir disparut abruptement.

 

Aussitôt perdue de vue, en suivant la courbure du corridor, la porte de la bibliothèque, il voyait le passage s’achever sur un obstacle imprévu, un mur percé d’une embrasure et d’une porte close. La porte elle-même, plutôt que la fin inattendue du passage, amena un cri d’étonnement sur ses lèvres. La porte n’était pas grande, mais encastrée profondément dans le mur massif. Faite d’une sorte de métal, elle portait, gravée ou modelée, la forme d’un homme, un homme en lequel Dundas reconnut la présence impérieuse de la statue du vestibule. Le même visage cruellement implacable le dévisageait, et toute l’attitude de cette forme, debout, bras croisés, semblait conseiller fermement à l’explorateur de ne pas poursuivre plus loin. Sur le linteau, en haut, étaient de nouveau gravées les trois lignes de caractères qu’il en était venu à considérer non seulement comme les noms des personnages du vestibule, mais aussi comme un signal de danger.

 

– Allons, bon ! qu’est-ce que tout cela peut signifier encore ? Devant toutes ces précautions, je dirais que la dernière galerie doit être la plus intéressante et, si je ne me trompe pas, la plus excitante. Mais, mon ami à la posture royale…

 

Ici, il salua d’une inclinaison de tête familière le personnage de la porte.

 

– … je n’ai pas l’intention de me mettre à vous demander la permission d’entrer à cette heure du jour. Je suis trop fatigué et affamé pour m’attaquer aux énigmes que vous vous disposez à me poser, et j’ai idée qu’il me faudra tout mon esprit à ma disposition quand je m’y mettrai. Aussi pardonnerez-vous ma trop brève visite et vous laisserai-je jusqu’à demain matin.

 

Alan n’était pas tout à fait déçu. Pendant qu’il grimpait par-dessus les débris encombrant la porte de la galerie des machines, il s’avoua plus fatigué qu’il ne l’avait cru. L’ascension finale par l’escalier en spirale jusqu’au hangar l’en convainquit tout à fait, et quand il verrouilla derrière lui la porte et se tint dans le crépuscule, il conclut avoir vécu une bonne journée de travail.

 

Comme sa maison lui parut petite et insignifiante après tout ce qu’il venait de traverser ! Et pourtant, pensait-il, s’il se décidait à parler maintenant, cette maison deviendrait le centre du monde entier. Les yeux de toutes les nations convergeraient vers elle, et les noms de « Cootamundra » et d’Alan Dundas seraient prononcés en toutes langues.

 

CHAPITRE XIII

 

Tôt, le matin suivant, Dundas retourna à l’absorbant mystère. Les précautions spéciales prises pour défendre la sixième galerie l’assuraient qu’elle contenait quelque chose propre à compenser tous les ennuis l’attendant lorsqu’il essaierait d’en gagner l’accès. Sa première visite fut pour la porte découverte la veille au soir. En dépit de sa résolution héroïque – il irait droit sur les lieux, les yeux fermés aux tentations des galeries déjà explorées – l’attraction des nombreuses merveilles près desquelles il devait passer se montra irrésistible ; le trajet n’aurait pas dû lui prendre plus de deux minutes à partir du vestibule jusqu’au corridor, il l’occupa au contraire deux heures pleines.

 

Arrivé à destination, Alan se livra à un examen méfiant et exhaustif de la porte et de ses alentours. Une heure dépensée à scruter avec minutie chaque centimètre de la surface le laissa sans le plus léger indice quant au secret de la porte. Il n’y avait rien dans son apparence pour indiquer comment elle s’ouvrait ou pour suggérer que c’était un cul-de-sac destiné à pousser l’indiscret à perdre son temps et sa patience en vain. Il sonda le mur voisin avec un soin assidu, dans l’espoir de découvrir un mécanisme analogue à celui ouvrant l’entrée, là-haut, mais sans succès. Quel que fût le mécanisme prévu pour donner accès à cet au-delà mystérieux, c’en était un qu’il n’avait pas rencontré jusque-là.

 

Une autre heure passa et, appuyé contre le mur du corridor, Alan exposa très précisément à l’homme aux yeux implacables dessiné sur la porte, son opinion sur les méthodes employées par lui et ses amis pour garder la galerie inviolée. L’explosion de rage le calma un peu, et fut reçue avec une sérénité parfaite par l’image. La futilité de sa colère fit sourire Dundas, malgré son irritation. Il s’avoua que, malgré sa bravoure face à l’image gravée, sa démonstration devant l’original en personne aurait été différente.

 

– Je suis tout prêt à parier que même son ami le plus intime, s’il a jamais eu un ami intime, ne se serait pas avisé de prendre une telle liberté envers lui.

 

Après un silence, il poursuivit, regardant toujours le personnage en fronçant les sourcils :

 

– Oui, Votre Majesté, vous avez épuisé mes ressources en ce point, pour l’instant en tout cas. La seule chose à faire est de retourner au vestibule et d’essayer la porte principale, et encore, je me demande si j’en tirerai beaucoup de satisfactions.

 

Depuis le jour où il l’avait échappé belle dans le vestibule, il avait posé les pieds sur un trajet bien délimité, du bas de l’escalier à l’entrée de la galerie d’art. Il estimait inutile de courir un risque exagéré sur ce dallage splendide mais traître. Toutefois, il était déterminé à l’examiner à fond. En partant du centre, il s’approcha avec précautions de la porte de la sixième galerie, elle jouxtait la galerie d’art sur la droite. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir qu’il avait besoin de toute son attention. Comme lors de sa tentative précédente pour délimiter une piste utilisable, un gouffre silencieux s’ouvrit à ses pieds sous la pression de la canne qu’il portait. Alan, alarmé, fit un pas en arrière.

 

Après avoir considéré la situation, il sonda encore le sol devant lui, dans le but de s’assurer de l’étendue du piège. Le mécanisme consistait, il le vit bientôt, simplement en une section parfaitement équilibrée du dallage qui occupait tout le devant de l’embrasure, avec une marge de dépassement d’environ un mètre de chaque côté. En se glissant autour d’une de ses extrémités, il découvrit qu’elle basculait dans tous les sens ; elle arrivait si près de l’embrasure qu’il restait seulement une huitaine de centimètres où poser le pied sans risque.

 

Même si par un saut heureux, il parvenait à atteindre cette position à l’avantage douteux, il ne pourrait pas faire grand-chose pour mettre la porte à l’essai et, de plus, il lui serait presque impossible de retrouver une assiette sûre après. Il y avait un espoir… un pont. Malgré son dégoût à l’idée de devoir recommencer l’ascension épuisante jusqu’à la surface, il en arriva à la conclusion qu’il devait faire le trajet pour chercher du matériel apte à franchir l’abîme.

 

Il lui coûta plus d’une heure, et pas mal de sueur, avant de se retrouver dans le vestibule avec une planche d’environ quatre mètres de long et vingt-cinq centimètres de largeur, indispensable à l’expérience. L’expérience occupa quelque soixante secondes, mais remplies d’incidents désagréables. Debout près du bord de la trappe, il abaissa l’extrémité de la planche de manière à la faire tomber exactement sur la bande ferme devant la porte.

 

À l’instant où le poids de la planche atteignit son but, un puissant rideau de métal dévala d’en haut, obturant complètement la porte et secouant dur les bras qui maintenaient le bois, si impitoyablement qu’Alan, par force, lâcha tout. La trappe du dallage compléta le naufrage de ses espérances, et de son pont aussi bien, en avalant le moindre vestige de la planche. Seuls, quelques fragments déchiquetés de bois, dépassant sous le rideau métallique, restaient pour témoigner de l’événement. Le résultat net de l’essai fut qu’il était désormais encore plus difficile d’obtenir un accès, et de garnir copieusement les deux bras d’Alan d’échardes, en guise de souvenirs.

 

Il contempla la scène de son labeur avec des yeux furieux. Seule consolation, il valait mieux que la planche ait pris la place de son propre corps sous le rideau retombé.

 

– Je peux comprendre une leçon, murmura-t-il, comme n’importe qui. Cet écran démoniaque était là, je suppose, pour m’avertir de m’en tenir à la porte de service. Bien… on verra.

 

Il se dirigea vers la galerie d’art pour avoir plus de lumière et passa dix minutes à ôter les échardes de ses bras cuisants. Puis il repartit vers le corridor pour reprendre ses recherches sur la porte close. Tout le reste du jour, il essaya tous les moyens imaginables pour découvrir une clef au problème, mais il se trouvait confronté à une énigme impossible à résoudre par le hasard. Quelque part, probablement à portée de la main, se trouvait le mécanisme permettant l’entrée, mais trop habilement dissimulé pour être découvert par l’examen le plus minutieux.

 

À la fin de la journée, il s’avoua vaincu et retourna à la surface, furieux et déconcerté. Les jours suivants, il devait apprendre la patience, et l’apprendre à fond. Jour après jour passèrent en une recherche incessante. Toutes les merveilles environnantes n’étaient plus rien en comparaison de la seule idée fascinante qui l’obsédait à présent. Un moment, la tentation le prit de publier la nouvelle de sa découverte et d’obtenir de l’aide dans la poursuite de ses recherches, mais il élimina cette pensée. À lui seul appartenait l’honneur de résoudre le mystère, et jusqu’à ce qu’il y soit parvenu, il était déterminé à garder son secret.

 

Dans l’ardeur apportée à la tâche qu’il s’était imposée, il avait presque oublié le temps qui passait ; et depuis longtemps il n’était pas allé à Glen Cairn. Le mystère avait mordu si profondément dans son cœur qu’il en venait à considérer cette partie de sa vie comme un élément trop lointain pour s’en inquiéter. La seule chose de nature à le troubler était la nécessité de plus en plus rapprochée de la vendange, et cela même il le laissa de côté le plus longtemps possible.

 

Un soir, il reçut la visite de Bryce. Cette visite intrigua beaucoup Hector. Alan n’avait jamais été un habitué de la ville, mais son absence durant trois semaines avait été remarquée et provoquait des commentaires. À la fin, Bryce, poussé par Doris convaincue de quelque anicroche à ses plans, décida de le débusquer. Il trouva Alan assis à sa table, en train d’étudier un plan représentant comme la section d’une orange. Alan accueillit chaudement son vieil ami, mais Bryce ne mit pas longtemps à remarquer une réserve étrangère à la nature de son ami. Alan avait l’air un peu abattu, et il y avait sur son front quelques rides jamais vues par Hector auparavant.

 

Une fois terminées les généralités, Bryce, réellement inquiet, dit sans détours à Alan qu’il n’avait pas l’air au mieux de sa forme.

 

– À dire vrai, mon vieux, continua-t-il, tu travailles trop ; et pas seulement ça, mais je suppose que ton célibat signifie viande en boîte et pas de cuisine. C’est suffisant pour tuer un cheval. Tu ferais mieux de te procurer une femme de ménage. Laisse Doris s’en occuper. Elle n’en sera que trop heureuse.

 

Alan répondit à ces accusations par un sourire lent et cordial.

 

– Hec, je plaide coupable pour la viande en conserve. Mais, crois-moi, cela n’a rien à voir avec le fait que ma voix n’est pas à l’unisson. J’admets tout cela. Quant au surcroît de travail… seras-tu surpris d’apprendre que depuis une quinzaine je n’en ai pas fiché une rame ? Je commence lundi les vendanges, parce que j’ai hâte d’en avoir fini. Pour être avec toi aussi franc que possible, j’ai des ennuis.

 

Bryce le considéra avidement et hésita un moment.

 

– Si je peux t’aider, Alan, dis-le moi. Je ne poserai pas de question mais, je l’admets, tu as éveillé ma curiosité.

 

Il y eut un long silence, comme le jeune homme restait assis, le menton dans la main, à regarder le vide devant lui. Bryce voyait bien qu’il s’agissait d’un conflit intérieur, et s’abstenait de parler. À la fin, Dundas rompit le silence.

 

– Bryce, tu es le seul homme avec qui je pourrais ou voudrais discuter le problème. Tu me croiras si je te dis que c’est un problème que je dois résoudre par moi-même ; tant que je n’en serai pas venu à bout, je devrai garder le silence. J’ai été une demi-douzaine de fois sur le point d’aller te trouver. Peut-être m’y résoudrai-je avant la fin.

 

– Dis-moi, interrompit Bryce. Est-ce une question d’argent ?

 

Alan eut un rire léger.

 

– J’aimerais presque que ce soit le cas. Alors, je m’en débarrasserais sur toi et je m’assiérais, les mains dans les poches, jusqu’à ce que tu aies débrouillé l’écheveau. Non. Je peux au moins te dire que cela n’a aucun rapport avec mes affaires personnelles… ou même…

 

Il appuya sur les mots pour leur donner tout leur poids.

 

– …avec qui que ce soit de nos connaissances.

 

Bryce se sentit soulagé par la dernière phrase d’Alan. Un instant, il avait pensé que les plans matrimoniaux de sa femme étaient au fond du problème.

 

– Eh bien, mon vieux, je ne t’en demanderai pas plus. Permets-moi simplement de t’aider, si je le peux et quand je le pourrai.

 

– Il y a bien quelque chose que tu peux faire pour moi, et nul n’y parviendra mieux, Hec… j’ai bien peur que tu ne me trouves sacrément mystérieux.

 

– Garde ton mystère… tout homme a droit à ses propres secrets. Que veux-tu que je fasse ?

 

– Ceci. Jusqu’à ce que j’aie résolu mon problème à ma propre satisfaction, je suis enchaîné au vignoble. J’aimerais que tu écartes toute enquête au sujet de mes activités… au club, par exemple. Et si tu entends quelqu’un envisager de me rendre visite, tu l’écartes aussi. Je peux te promettre une chose, Bryce. Dès que je me sentirai le droit de confier quelque chose à quelqu’un à ce propos – et, crois-moi, c’est la chose la plus énorme dont tu aies jamais entendu parler – tu seras le premier à qui je m’ouvrirai.

 

Hector promit de bon cœur toute son aide et, comme Alan n’était pas disposé à discuter de ses ennuis plus avant, il laissa tomber avec tact la question. Durant une heure encore, tous deux causèrent aussi librement que naguère. Dundas déclina une invitation à la banque, invoquant son problème, et il demanda à Hector de plaider sa cause auprès de Mrs Doris, tâche qui, l’avertit Bryce, n’était certes pas légère.

 

Après un dernier whisky, Bryce s’en alla. Il en savait assez sur Alan pour être sûr que, quel que soit le problème le concernant, ce n’était rien dont il dût avoir honte. Mais, après avoir été bien des années une manière de père-confesseur pour son ami, il était grandement intrigué par la nature de ce mystère tombé, si l’on peut dire, d’un ciel sans nuages.

 

Toutefois, si Hector était intrigué, Doris l’était plus encore. Elle avait rencontré Marian Seymour et lui avait parlé, et elle en avait assez appris, sans poser de questions, pour se montrer satisfaite du résultat de ses plans. Mais le comportement d’Alan avait complètement bouleversé ses calculs. Deux plus deux, en ce cas, faisaient n’importe quoi, sauf quatre. En elle-même, elle estimait que Dundas méritait d’être secoué, et par ailleurs, elle montrait tous les indices de l’exaspération féminine.

 

Dundas dut pourtant, au moins un certain temps, abandonner le grand mystère. Il était obligé d’engager des vendangeurs et de débarrasser son vignoble de ses grappes, et pendant presque une quinzaine, de l’aube au crépuscule, il piétina avec ses hommes, se laissant aller à pratiquer un esclavage d’amateur pour calmer l’irritation que lui causait le délai. Mais comme les vendangeurs libres et indépendants n’acceptent pas gentiment, d’habitude, les procédés esclavagistes, il enroba la pilule en offrant une prime qui poussa ces hommes à se soumettre philosophiquement à ses constants coups d’aiguillon.

 

Un de ceux-ci, propagandiste du système populaire du « ralenti » et qui prêchait ses camarades, reçut la surprise de son existence. Alan détecta le mouvement dès sa naissance, et rapidement il « vida » le mutin. Ledit mutin, après avoir reçu son argent, défia le patron de le déloger. Là-dessus, ses camarades vendangeurs furent régalés d’un spectacle qui leur donna un sujet de conversation pour plusieurs saisons consécutives. Le vendangeur ahuri devint le paratonnerre destiné à canaliser des jours et des jours de rage refoulée. Après cinq minutes animées et déroutantes, il resta là où il était tombé, avec la vague notion que le patron avait quatre bras et non pas deux, et savait les employer tous ensemble avec un résultat démoniaque.

 

– Debout ! aboya Alan.

 

L’homme se leva avec lenteur et se prépara à prendre son baluchon.

 

– Attends… À présent, tu peux rester si tu veux.

 

Il ne tenait pas à perdre un homme et n’aurait pas le temps d’en trouver un autre.

 

– Mais si tu restes, je te promets une tannée dont tu te souviendras toute ta vie, si j’entends encore parler de tes satanées âneries.

 

Le mutin reconnut très vite deux choses. La première, que c’était là un homme avec lequel il était malsain de badiner, et l’autre, que la paie était meilleure que partout ailleurs. Aussi, essayant de faire le meilleur visage possible en l’occurrence (et il n’était pas beau, même après qu’il l’eut copieusement baigné), il accepta l’offre. Après cet épisode, le travail reprit au pas cadencé.

 

Enfin, le dernier chargement partit et Alan paya ses aides importuns. Jamais vigneron ne fut plus dégoûté par une récolte aussi abondante. C’était la récompense d’une année de dur labeur ; en d’autres temps, elle aurait été la source d’une intense satisfaction. Maintenant, il la maudissait pour l’avoir tenu éloigné de son centre d’intérêt véritable. Alan écrivit un mot à Bryce, lui demandant de recevoir son chèque du pressoir à sa place, et joignit à sa lettre une procuration. Puis, le vignoble enfin sorti de ses préoccupations, il se jugea libre pour le grand œuvre.

 

Une semaine de recherches futiles et exaspérantes pour trouver la clef cachée suivit le retour de Dundas à sa tâche. À mesure que les jours s’ajoutaient aux jours, sans résultat, son désespoir de réussir se changea en une détermination farouche de continuer jusqu’à ce qu’il ait maîtrisé l’énigme. Lorsqu’elle arriva en définitive, sa victoire provint du coin le plus imprévu et à un moment où il avait pour un temps relâché ses efforts.

 

Jusqu’au jour en question, il avait pour habitude de revenir à la ferme pour le déjeuner, mais sa répugnance envers ces quelque cinquante mètres de manège en spirale lui donna une inspiration. Il réfléchit que ce serait une bonne idée de prendre quelque nourriture avec lui, et de s’éviter ainsi la remontée. Aux environs de midi, donc, il chercha autour de lui un siège confortable pour se reposer en avalant son repas. Il jugea les fragments de ciment détachés par l’explosion de la galerie aux machines trop raboteux pour son goût, et il entra dans la vaste bibliothèque.

 

Il s’assit à la table la plus proche de la porte et mangea. Quand il eut fini, au lieu de retourner aussitôt dans le corridor pour continuer ses recherches, il bourra sa pipe et, se laissant aller, il regarda paresseusement autour de lui tout en fumant. Depuis le jour où il avait découvert la bibliothèque, il y était revenu rarement, bien qu’il ressentît à son égard une plus grande fascination qu’envers les autres galeries. Maintenant, l’idée lui vint qu’il pourrait aussi bien examiner quelques-uns des livres. Comme il se demandait à quel rayon accorder d’abord son attention, son regard fut attiré par la différence de couleur d’une unique boîte à livre par rapport à tous les casiers pouvant être aperçus d’où il se tenait. Tous les rayons en vue montraient des étuis d’une couleur de métal terne uniforme ; l’un d’eux, le plus proche de la porte, se distinguait par un seul volume enfermé dans du métal blanc brillant.

 

La différence étant assez grande pour attirer l’attention, Alan se doutait bien qu’elle devait avoir un but spécial. Sans hésitation, il quitta son siège et, après avoir attrapé le volume, il revint à sa table. Il sortit le livre de son étui et l’étala devant lui. Un premier coup d’œil à son contenu le galvanisa et le mit dans un état d’excitation tremblante.

 

La page qu’il avait ouverte montrait ce qui était sans le moindre doute une section plane de la totalité du bâtiment souterrain. Les doigts tremblants, il revint au début et feuilleta le livre page à page, avec un intérêt brûlant. À mesure que ses yeux allaient d’une page à l’autre, il trouvait chaque section, de la porte d’entrée à la surface en descendant, indiquée avec ses moyens d’accès spécifiés en détails. Enfin, il en vint à la page concernant la porte fermée du corridor. Elle était dessinée dans le plus petit détail de façon à ce que rien ne puisse être confondu. Sur la page opposée se trouvait une image montrant une partie de l’intérieur de la bibliothèque. C’était le mur du fond avec la porte basse. Chacun des grands rayonnages contre le mur était clairement détaillé, jusqu’au livre à l’étui blanc qu’il tenait en mains. Il y avait pourtant une différence ; dans le coin de gauche le plus éloigné du diagramme se voyait un petit carré de livres colorié d’une tache rouge.

 

Prenant le livre avec lui, Alan se dirigea vers le coin, mais ne put rien distinguer de spécial à l’endroit désigné par la tache rouge. En comparant soigneusement le diagramme avec les rayons devant lui, il essaya d’attirer à lui un des volumes indiqués. Un moment, il résista à ses efforts, mais, comme il tirait plus fort, ce ne fut pas le livre qu’il visait qui vint à lui mais une petite porte d’une quarantaine de centimètres de côté, conçue pour se confondre avec les livres environnants. Le plus minutieux examen n’aurait pu en dévoiler l’existence avant son ouverture, tant l’imitation avait été soignée. Avec un cri de plaisir, Dundas regarda dans la cavité secrète.

 

– Enfin ! Enfin ! se répéta-t-il.

 

Car, dans le mur, au fond du trou, était un levier court et massif. Sans attendre pour réfléchir aux conséquences, il saisit la poignée devant lui et abaissa le levier le long de la fente d’où il sortait. À peine eut-il achevé que du corridor, à l’extérieur, provenait un profond son métallique. Alan attendit tout juste d’avoir replacé le livre dans son casier pour courir voir l’effet de son geste. Quand il eut parcouru le passage, parvenu sur la scène qui avait vu s’écouler des semaines de recherches torturantes, sa joie s’exprima en un grand « Hurrah ! » La porte de métal avait disparu dans le sol et la voie était ouverte devant lui.

 

Saisissant sa canne, il se tint dans l’embrasure et examina le nouveau territoire d’un regard passionné. Au-delà du mur, le corridor s’élargissait en un vestibule d’environ six mètres de côté. Il était vide à l’exception d’un objet qu’Alan regarda avec bien peu de satisfaction. C’était encore une statue du personnage dominateur du vestibule extérieur. Il l’avait examiné trop longtemps et trop souvent sur la porte pour lui vouer encore beaucoup d’admiration. Nue comme elle l’était, pourtant, la pièce avait un charme indescriptible.

 

Les murs, le plancher et le plafond étaient composés d’un marbre coloré le plus exquis et décorés des pierres les plus précieuses à avoir jamais été rassemblées. Au plafond, de grands globes éclatants flamboyaient, reflétés par des milliers de surfaces multicolores. L’effet d’ensemble était d’une splendeur barbare, mais le mélange des couleurs avait été si parfaitement dosé que tout ce décor merveilleux ne contenait pas une fausse note.

 

Comme ses regards baignaient dans la beauté de la pièce, Dundas discerna un élément qui éloigna son attention des fastueuses couleurs environnantes. Le mur de gauche de la pièce était coupé par une embrasure voûtée différente de toutes celles aperçues par Alan jusqu’alors. D’abord, elle mesurait bien le double de celles qui ouvraient sur le corridor, et puis, elle était déjà ouverte. D’où il se tenait, il pouvait voir qu’au lieu d’une porte, elle était fermée par un rideau d’un beau tissu, écarlate et brillant, qui arrêtait la vue de la galerie au-delà. Tout paraissait indiquer que la voie était désormais ouverte pour la solution du mystère final, et Alan aurait admis cela sans hésiter, sans la présence de la statue sinistre qui le fixait de son piédestal avec une intensité presque hypnotique.

 

Sondant le dallage en avançant, Dundas se dirigea lentement vers la statue au centre de la pièce. Quand il l’atteignit et s’immobilisa sous elle, il se trouvait exactement au niveau de l’embrasure masquée. Jusque-là, tout allait bien, mais il savait d’expérience comme il fallait peu se fier aux apparences, aussi avança-t-il toujours avec les mêmes précautions. Même préparé à la surprise, celle qui s’abattit sur lui était sans doute la plus éloignée de ses pensées.

 

Sans un bruit, sans avertissement, et avec une soudaineté confondante, il se trouva dans l’obscurité totale. Non pas l’obscurité nuageuse de la nuit, mais un noir dense, impénétrable, sans défaut et presque palpable. Il était accablant d’intensité. Le choc causé par ce changement le tint immobile, pétrifié. À l’instant, il comprit le danger de sa position. Il se tâta à la recherche d’allumettes et se rappela, ce faisant, qu’elles étaient restées sur la table de la bibliothèque, où il avait avalé son repas. Il se maîtrisa et essaya de situer sa position par rapport à l’entrée de façon à pouvoir regagner le corridor.

 

Mais pendant qu’il réfléchissait – et cela n’avait pas duré plus de quelques secondes – quelque chose d’autre se produisit. Tout près de lui, si près qu’il faillit crier de terreur, retentit le son d’un long et profond soupir humain. Il pivota. De nouveau le même son, un peu plus loin cette fois-ci, mais intensément réaliste. Alors il s’immobilisa, aiguisant ses sens dans cet horrible calme noir, pour saisir encore le son, et, en attendant, il se rendit compte que ses mouvements lui avaient fait perdre l’orientation du corridor.

 

Combien de temps demeura-t-il là, il ne put jamais s’en souvenir. Il dut s’écouler des minutes avant que la terreur ne surgisse et n’efface toute idée de temps dans son esprit meurtri. Soudain, l’air autour de lui se peupla de sons tremblants et palpitants. C’était comme si, tout autour de lui, affluait une multitude de fantômes murmurants. Un moment, le son monta et descendit, pour sembler mourir dans un lointain incommensurable. Et puis revenait un petit instant de silence. Puis le calme était brisé par un son si terrible que Dundas sentait une sueur froide s’écouler sur son corps.

 

C’était un hurlement, inhumain, maléfique, qui perçait l’obscurité par à-coups. Le son cessait brusquement, pour être suivi par un éclat de rire épouvantable. Puis venaient des piétinements et traînements de pieds alentour, des ricanements bestiaux, des flambées de rires, et de nouveau le silence.

 

Alan était là, les poings serrés pour retenir le cri qui montait à ses lèvres. Il n’osait bouger. Un seul pas, dans n’importe quelle direction, pouvait signifier la mort, et pourtant il savait que ses nerfs à vif ne résisteraient pas à la tension beaucoup plus longtemps.

 

Une fois de plus s’éleva le bruit d’un mouvement dans l’obscurité, un peu éloigné cette fois. Des voix chuchotaient dans une étrange langue inconnue, et soudain monta un son plus effrayant que tout ce qui avait précédé. Un grognement d’agonie, comme arraché par une torture démoniaque à quelque corps écartelé. Quelque part, non loin de là, se poursuivait une œuvre satanique. Une créature cisaillée par la douleur se tordait dans des tourments hideux. Il y avait des cris gutturaux, des tintements de métal, puis des hurlements, des hurlements qui transperçaient de part en part Alan paralysé.

 

Il réalisa que les sons se rapprochaient. L’horrible obscurité paraissait déborder d’un délire hideux, bestial. Des légions de démons semblaient l’entourer. Alors, tout près de lui, le hurlement résonna une nouvelle fois. La tension claqua d’un coup et la panique pure se saisit de lui. Avec un cri, il s’élança à l’aveugle dans le noir, pour être presque aussitôt arrêté par un mur.

 

Il ressentit à peine le choc de l’impact et repartit en courant sans s’inquiéter de sa direction, car le hurlement s’était transformé en une clameur diabolique. Une fois encore son élan sauvage fut arrêté. Rendu téméraire par la terreur, il se lança en avant de nouveau. Au passage, quelque chose de doux et d’un peu collant l’engloutit pour un instant. Avec un grand cri de folie, il s’arracha à l’étreinte. Ses genoux cédèrent sous lui et, les bras en croix, il s’affala sur le sol.

 

Alors vint le plus étonnant. Au moment même où il tombait, les sons s’évanouirent et la lumière éclata de nouveau. Haletant, presque sanglotant, il se retrouva couché, les membres tremblants étalés sur le dallage de la sixième galerie.

 

CHAPITRE XIV

 

Longtemps, Alan resta là, le visage enfoui dans ses bras, à rassembler ses sens éparpillés. Il avait été victime d’un mécanisme diabolique, maintenant il le comprenait, et avouer que sa panique n’était due à rien d’autre qu’un artifice ne rehaussait pas l’estime qu’il se portait. Il se dit qu’il aurait dû pourtant s’attendre à pareil assaut sur son imagination. Il était sûr qu’on avait délibérément essayé de lui briser les nerfs, et, alors qu’il gisait là, une vague notion de la façon dont avaient marché les choses lui vint à l’esprit. Il ressentait une maigre consolation à l’idée que pas un homme sur mille n’aurait gardé la tête froide ni montré plus de courage que lui.

 

– C’est la deuxième fois que j’ai été effrayé à mort dans ce musée infernal. Quel cauchemar bestial j’aurai vécu ! Si je ne m’étais pas si sottement hâté, j’aurais trouvé un avertissement dans ce livre de la bibliothèque.

 

Il s’assit avec un soupir et regarda autour de lui.

 

– Eh bien, que je sois pendu s’il y avait là de quoi faire un tel plat !… Seigneur ! Sont-elles réelles ?

 

Alan se remit lentement sur pied et resta là, à fixer l’autre extrémité de la galerie. La grande pièce, pourtant très vaste, était légèrement plus courte que les autres… probablement de la largeur de l’antichambre. Elle contenait peu de choses, mais lorsqu’Alan les découvrit, il trouva qu’elles ne manquaient pas d’intérêt. Toute la partie proche de la porte principale donnant sur le vestibule était occupée par une espèce de petit temple construit dans la galerie même, de dix mètres de largeur sur vingt de long environ. L’architecture rappelait celle de la Grèce.

 

Deux marches, tenant toute la largeur du devant, menaient à un portique soutenu par deux piliers de chaque côté, et le centre en était occupé par une porte close. Exactement au milieu de la galerie, et à environ dix mètres des marches du portique, était installé un siège lourd au dossier bas, placé de telle sorte qu’une personne qui l’eût occupé se serait trouvée précisément en face du temple. Mais ce n’était ni le temple ni le siège qui avait amené une question abasourdie aux lèvres d’Alan et l’avait fait se dresser.

 

Le portique était occupé par trois formes féminines nues. L’une s’appuyait contre le chambranle de la porte, un bras tendu, l’invitant à avancer.

 

Une autre était allongée sur le dallage à ses pieds, appuyée sur un coude et l’autre bras levé. La troisième était assise sur une marche, tenant son genou d’une main, l’index de son autre main était posé en travers de ses lèvres souriantes en un geste d’espièglerie mystérieuse. Fasciné par leur suprême beauté, Dundas se dirigea lentement vers elles. Chaque forme était l’incarnation de la grâce parfaite et de la beauté féminine, et l’art supérieur qui les avait modelées leur avait tout accordé, sauf la vie. Pour rendre l’illusion plus totale encore ces formes étaient colorées d’une telle manière que même parvenu près d’elles il eut du mal à se rendre compte que l’art, et non pas la nature, leur avait conféré l’existence. Alan passait d’un visage souriant à l’autre. L’esprit malicieux qui les animait tous trois se reporta sur lui-même et il souleva son chapeau pour s’incliner cérémonieusement devant elles.

 

– Ma parole, jeunes personnes, je ne m’étonne pas que vous ayez fait tant de manières quand vous m’avez entendu venir. Si seulement vous m’aviez averti, j’aurais attendu que vous ayez achevé votre toilette, bien que vous me sembliez avoir été enfermées dehors alors que vos vêtements sont enfermés à l’intérieur. Une situation très embarrassante, je l’admets.

 

Il regarda la porte en face de lui. Sur le linteau était blasonné un mot d’une demi-douzaine de caractères, en or poli sur fond noir.

 

– Maintenant, est-ce que l’une d’entre vous pourrait me dire, demanda-t-il, si ceci est le nom de la chaumière ou celui du propriétaire ? En même temps, vous pourriez m’expliquer comment diable vous vous êtes arrangées pour faire un tapage aussi infernal (excusez l’expression), et aussi qui a éteint les lumières ? Ce n’était pas là un acte amical, mais il parle plus en faveur de votre modestie que de votre sens de l’humour.

 

Ses yeux errèrent autour de la galerie, curieux.

 

– Je crois, pour la paix de mon esprit, que je ferais mieux de rechercher la cause de ces bruits affreux d’abord. Ah !

 

Enfin, l’aspect particulier des murs attirait son attention. Ici, il n’y avait pas de balcon pour couper la hauteur. Ils s’élevaient du plancher jusqu’au plafond voûté sur plus de douze mètres. À première vue, ils semblaient être recouverts d’un vaste écran métallique perforé. Dundas allait de-ci de-là et examinait de près cet écran. Bientôt, il laissa fuser un long sifflement. Les perforations étaient circulaires et variaient en dimensions de près de quarante centimètres de diamètre à environ deux centimètres. Elles étaient très rapprochées et occupaient tout l’espace visible. Mêlée à leur disposition courait une série très élaborée de dessins artistiques. Le sifflement de compréhension d’Alan avait été motivé par la découverte que ces perforations étaient en réalité les pavillons d’innombrables entonnoirs, ou plutôt de cornes.

 

– Je crains bien qu’Edison n’ait pas été le premier homme à construire un phonographe, murmura-t-il, et si je ne me trompe, les créateurs de cette exposition l’avaient déjà pas mal amélioré. Dieux ! comme ils m’ont fait marcher, avec ça ! Si on expérimentait un peu ?…

 

Il retourna vers le rideau de l’entrée et, se tenant sur le seuil, sourit au souvenir de sa fuite aveugle jusqu’à ce même rideau qui avait achevé sa déroute dans l’obscurité.

 

L’antichambre avait l’air aussi belle et aussi peu perfide que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Les yeux fixés sur l’éclairage, en haut, il fit deux pas sur le dallage poli. À l’instant, les globes disparurent dans le plafond, et il se retrouva dans le noir. Et avec l’obscurité s’éleva un horrible hurlement dans son dos. Il s’y attendait, mais le son le fit frissonner de tout son corps. Il ne resta pas pour en entendre plus et s’élança vers la galerie, où la lumière réconfortante brillait à nouveau.

 

Par Dieu ! lorsqu’il me faudra quitter cet endroit, je traverserai l’antichambre en battant tous les records de vitesse. Je parierais que les cauchemars du delirium tremens ne seraient que soupirs de jeune fille, comparés à un tour de garde dans cet endroit infernal.

 

Il se retourna et marcha vers le « temple ». D’abord, il regarda sur les côtés mais, à part la porte sous le portique, il ne vit aucune possibilité d’accès. Le seul enseignement nouveau qu’il y gagna fut de voir que les murs en étaient de métal, et de toute évidence d’une solidité à toute épreuve. Visiblement, il devait chercher vers le portique un moyen de pénétrer. Il y avait bien le siège qu’il avait déjà remarqué, installé en évidence devant les marches. Il était construit solidement, avec des accoudoirs et un dossier bas, mais à part cela, tout à fait nu. Il n’avait pas de pieds, et ressemblait plus à une boîte qu’à un meuble. À part le fait qu’il était métallique et immuablement fixé au plancher dallé, il n’y avait rien en lui qui eût l’air intéressant ou dangereux. C’est pour cette raison même que Dundas déclina l’aveuglante invitation qu’on lui faisait de s’y asseoir. Au lieu de cela, il le considéra d’un air critique et secoua la tête.

 

– Plus souvent qu’on m’y prendra, mes amies ! Je ne crois pas que je vais prendre un siège pour l’instant. C’est peut-être sans danger, mais j’ai mes raisons.

 

Il revint au portique et s’installa près de la statue souriante, sur la première marche.

 

– Bon Dieu, Flossie… ou si c’est Gertie ?… Non, je crois que ce doit être Flossie. Excusez ma familiarité, mais vous et vos amies, vous êtes juste un peu… oui… vous me comprenez… Je ne suis pas un moraliste farouche comme MacArthur ou Pock, par exemple, mais je suis sûr que Mrs Grundy[2] n’approuverait pas votre tenue. Vous êtes si adorables qu’elle en appellerait au Ciel même pour témoigner de votre tendance à l’immoralité. Je suppose que toutes trois, vous savez ce qu’il y a à l’intérieur de cet édifice remarquable et comment en ouvrir les portes. Je ne serais même pas surpris si vous aviez dissimulé le secret quelque part sur vous.

 

Il s’arrêta et regarda les trois statues avec acuité. Puis il reprit :

 

– Je dois l’admettre, je suis peut-être injuste envers vous, car si vous possédez le secret, vous devez l’avoir avalé. Que le diable me patafiole si vous avez d’autres moyens de le cacher.

 

Il se leva et fit les cent pas devant le « temple », réfléchissant à ce qu’il allait faire ensuite. L’idée d’une nouvelle recherche pour pénétrer le dernier secret des galeries n’était pas de celles qu’il allait envisager avec joie. Il pensa soudain au livre qu’il avait laissé dans la bibliothèque et décida de l’examiner pour voir s’il n’offrirait pas la solution de son problème.

 

Le trajet aller et retour ne lui prit pas beaucoup de temps. Alan traversa l’antichambre, après avoir mesuré du regard avec soin distance et direction, comme un éclair. Cela lui demanda quelques secondes, mais c’était suffisant pour peupler l’obscurité de sons diaboliques.

 

De retour à la sixième galerie, Dundas s’assit sur les marches du portique et chercha dans le volume qu’il avait rapporté un éclaircissement du sujet présent. À la fin, il claqua le livre avec une exclamation de dégoût en découvrant que la dernière information précise concernait l’ouverture de la porte donnant accès à l’antichambre. Restait le siège. Il l’examina de près. Il semblait être plein et scellé au sol, dénué du moindre indice d’ennuis cachés. Le luxueux dallage en mosaïque sur lequel il reposait ne montrait pas la moindre trace de trappe. Alan appuya un peu partout sans résultat.

 

– Bon, se dit-il enfin, un siège est destiné à être occupé, et je ne pense pas que celui-ci fasse exception. Mais… je suppose, si je m’installe dans ce satané machin, il va me jouer un de ses mauvais tours.

 

Il regarda encore les statues silencieuses du portique. Toutes trois semblaient se convulser d’hilarité réprimée. Il agita un doigt menaçant dans leur direction.

 

– Vous, les filles, vous devriez rougir de vous-mêmes au lieu de vous moquer de moi. Ma parole, je me sens gêné chaque fois que je vous regarde. Je vais tenter ma chance, en tout cas…

 

Cette dernière phrase s’adressait au siège. Il s’y laissa aller très doucement, tout le corps bandé et prêt à se projeter en avant en cas d’ennuis. Il fut agréablement surpris, bien qu’un peu désappointé, que rien d’inhabituel ne survienne. Pourtant, il fallait réfléchir, et le siège était plus confortable que les marches, aussi resta-t-il où il était. Pendant dix minutes il demeura assis, le menton reposant sur une main, plongé dans ses pensées. Soudain il sursauta et regarda autour de lui. Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour se redresser encore comme s’il s’attendait nerveusement à quelque chose.

 

Il ressentait un imperceptible changement autour de lui. Pas un murmure, pas un son ne brisaient le silence intense de cette galerie semblable à une crypte. Et pourtant… c’était étrange. Il y avait comme une subtile altération, d’abord indéfinissable. Un instant, il ressentit le besoin de sauter hors du siège. Pensée remplacée aussitôt par la résolution de rester assis quoi qu’il puisse lui en coûter. Les bruits pouvaient venir, il en connaissait à présent l’origine, et s’ils étaient déplaisants, ils ne se révélaient pas dangereux. Il s’appuya au dossier, tous les sens en alerte, et attendit la suite. L’étonnante qualité du silence alentour l’intriguait. Il y avait quelque chose de tendu qui évoquait en lui un souvenir. Et soudain, celui-ci lui revint en un éclair.

 

Des années auparavant, il avait été mêlé à la foule pleine d’horreur qui assistait à un grand incendie, et il avait vu des êtres humains sauter dans la mort pour éviter les flammes. Tout au fond de son cerveau surgissait le souvenir du silence qui était tombé sur la multitude. Un silence d’expectative. Le même qui l’entourait à présent. Ce silence tendu était celui d’une foule attentive, qui écoutait la venue d’un grand événement. L’air était gros de mystère et d’impatience. Alan ferma les yeux et s’accrocha à son siège de ses mains roidies. Il se sentait comme au centre d’un immense concours silencieux d’humanité.

 

Alors vinrent un bruissement et une vague de murmures réprimés. C’était irréel, et pourtant terriblement réel. Soudain il se dressa, tremblant contre son gré. Il lui fallut toute la résolution qu’il possédait pour se retenir de bouger. D’une grande distance provenait le son de voix chantantes. Un son si faible que d’abord il ne put en saisir que des fragments. Peu à peu, il prit de la force… approchant, approchant… un chant triomphal émis par un chœur immense en procession. Il écoutait, perdu entre la terreur et l’émerveillement. Il n’avait jamais rien entendu de plus beau et de plus enchanteur que ce magnifique torrent de sons qui montait et se gonflait à travers la galerie. Il remplissait le bâtiment immense, autant qu’il remplissait son âme, à déborder. Tout souvenir terrestre semblait balayé de son esprit. Il restait assis sans bouger, enivré par la splendeur qui le faisait frémir de la tête aux pieds.

 

Combien cela dura-t-il, il ne put le dire. Selon une cadence régulière, le son puissant monta et mourut dans le lointain jusqu’au silence d’où il provenait. Quelque chose disait à Dundas que ce n’était pas fini. Il s’apercevait à présent, sans la moindre appréhension, que l’éclairage de la galerie avait décru avec le son, ne laissant subsister qu’une lueur diffuse et réduite. Et ce fut là… une seule voix parfaite qui brisa le calme de la foule en une merveille de pure harmonie. Elle parlait de vie et d’amour, et de mort et de combats. Elle contait l’amour splendide et passionné, les hauts faits qui allumaient du feu dans le sang, et en filigrane courait une note d’une tristesse insurmontable.

 

La lueur avait complètement disparu. Dundas se retrouvait dans l’obscurité totale. Les larmes que, d’abord, il avait tenté de retenir coulaient de ses yeux sans qu’il s’en soucie. Il lui semblait que les mains de la chanteuse invisible avaient effleuré les cordes de son propre cœur.

 

Enfin, la mélodie sublime s’éloigna, et alors même que l’air vibrait encore des notes mourantes, une douce lumière apparut sous le portique. Dundas la regardait sans réagir. Il était encore trop profondément ému par le charme de la musique pour y prendre garde. La lumière grandit. Elle venait d’en haut et de derrière les statues, projetant leurs silhouettes en une masse sombre sur le dallage à ses pieds. Soudain, il se secoua et eut une exclamation.

 

Les ombres des bras de deux des statues convergeaient, et les mains se rencontraient en un point du dallage situé exactement devant lui. Un instant plus tard, il était à genoux et, tirant rapidement son couteau de sa poche, il sondait l’endroit où convergeaient les ombres. C’était le centre d’un dessin de la mosaïque. Au lieu d’avoir la dureté du diamant, l’endroit était tendre comme du mastic. Il était en train de travailler avec passion lorsque l’ombre s’éclaircit. Aussi imperceptiblement qu’il avait disparu, l’éclairage de la galerie recommençait à flamboyer.

 

Bien plus tard, Dundas apprit que le mécanisme du siège était si délicatement équilibré que la chaleur du corps de celui qui l’occupait le mettait en marche. Il aurait été plus excité encore, s’il avait su, comme il l’apprit plus tard, que, si la musique pouvait se répéter, l’ajustement mécanique était tel que les ombres des statues du portique n’auraient pas été projetées une seconde fois sur le dallage. Une fois, et une fois seulement, était accordée à l’explorateur la chance de comprendre l’énigme du « temple ».

 

L’endroit qu’il pouvait creuser avec son couteau n’avait pas plus de quinze centimètres de diamètre, et en pénétrant à trois centimètres de profondeur, la lame entra en contact avec du métal. Moins de quinze minutes de travail suffirent à débarrasser tout le ciment tendre du trou. La plaque de métal, dessous, était amovible et, en insérant la pointe de son couteau le long d’un des bords, il put l’ôter rapidement de sa place. Une petite exclamation de plaisir lui échappa lorsqu’il put jeter un coup d’œil dans la cavité.

 

Elle contenait un petit bouton qui dépassait du milieu d’une sorte de soucoupe polie. Alan considéra le bouton, puis le portique. Les trois statues se moquaient de lui avec une malice provocante. Un moment, il hésita, un doigt indécis suspendu sur le bouton. Qu’allait être la fin de cette longue quête… ce mystère qui avait été préservé si jalousement ? Que pouvait-il y avoir de plus merveilleux que ce qu’il avait déjà découvert ? Au moment suprême, il s’attardait. Enfin, il prit une décision. Les yeux fixés sur les portes massives, et le cœur battant contre ses côtes, il appuya du doigt sur le bouton. La réponse fut un coup de tonnerre profond et les portes se séparèrent par le milieu et disparurent lentement dans le mur de chaque côté. Quand les derniers échos moururent, la voie lui était ouverte de nouveau.

 

CHAPITRE XV

 

Dundas se releva et se mit en marche vers le portique. Devant la porte, à présent ouverte, pendait un magnifique rideau qui cachait à la vue l’intérieur. Du linteau aux marches, il tombait en lourds plis satinés et chatoyants d’un coloris fastueux. Impressionné et plein d’espoir, il approcha, puis, d’une main tremblante, il écarta le voile et regarda à l’intérieur. Un long moment, il resta immobile, en proie à mille émotions torrentueuses. Et, obéissant à un instinct qu’il n’aurait pas pu expliquer, il se découvrit lorsque, attiré par une fascination irrésistible, il franchit le seuil. Ses pieds ne firent aucun bruit lorsqu’ils s’enfoncèrent dans un tapis moelleux. Ses yeux étaient aveugles aux merveilles exquises qui l’environnaient, inondées par une lueur rose tombant du plafond sur un décor d’une beauté indescriptible.

 

La respiration haletante, à pas presque craintifs, il avança vers le milieu du temple et là, il s’immobilisa devant la seule chose, ici, qui avait captivé ses regards à l’exclusion de tout le reste. À mi-chemin de chaque extrémité était placé un grand dôme de cristal de bien trois mètres de diamètre. Il était scellé par un anneau d’or terni qui s’élevait jusqu’à trente centimètres environ du sol. Sous le dôme se trouvait un divan bas d’un travail admirable, et sur le divan reposait la forme d’une femme.

 

De longues minutes s’écoulèrent cependant qu’Alan restait là à contempler à travers le cristal cette forme, dont il imitait l’immobilité. Les seuls sons à franchir ses lèvres furent des mots qui semblaient arrachés de son âme :

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est merveilleux !

 

À travers son cerveau faisait rage une tornade furieuse de pensées. Il n’osait pas permettre à son esprit de s’arrêter à l’idée qui le traversait. Elle était folle, incroyable, fantastique, dépassant l’imagination la plus insensée. Son esprit avait, par force, accepté la réalité de tout le reste de sa découverte, mais était arrêté par la vision qui reposait devant lui maintenant. Depuis longtemps, il en était arrivé à la certitude que l’origine des galeries dans le temps ne devait pas être comptée en milliers, mais en millions d’années. Il avait admis l’idée de la préservation de la matière, organique et inorganique, mais ceci…

 

– Non ! Non ! Mille fois non !

 

Les mots sortirent de ses lèvres sèches en un murmure rauque. Et pourtant, au moment même où il les prononçait, le frisson fou d’espoir qui lui traversa le cœur semblait donner un démenti aux mots. Il enfonça farouchement ses poings dans ses yeux comme pour rejeter et écraser les espoirs et les désirs qui luttaient pour s’exprimer. Ses bras retombèrent lourdement à ses côtés, et il regarda de nouveau la forme merveilleuse devant lui. Cependant, la certitude que ceci n’était pas une œuvre d’art le frappa avec une force étourdissante. Il le savait sans l’ombre d’un doute, l’être fabuleux qui gisait là était humain, et avait vécu. Il n’osait pas aller plus loin dans ses pensées.

 

Elle reposait, la tête soutenue par un grand coussin blanc presque caché par les masses de cheveux d’un or profond qui encadraient son visage et s’écoulaient sur ses épaules et sa poitrine, voilant presque jusqu’à ses genoux la couverture saphir jetée sur son corps. Ses bras, nus jusqu’aux épaules, étaient allongés de chaque côté. Là où les lourdes vagues de sa chevelure s’écartaient sur ses épaules, Alan vit qu’elle était vêtue d’une robe du bleu le plus pâle remontant presque jusqu’à sa gorge. Le temps avait fait des tissus délicats qui la recouvraient un moule de chaque ligne et de chaque contour de sa forme.

 

Le visage environné par un nuage d’or houleux retenait son regard plongé dans l’extase. Il n’était pas seulement beau ; il était adorable et, d’un charme qui n’appartenait pas à la terre. L’ombre noire de ses sourcils droits et délicats, et les longs cils reposant sur ses yeux, formaient un contraste étrange et merveilleux avec ses cheveux scintillants. Du front, bas et large, aux courbes tendres et polies du menton et de la gorge, chaque élément était parfait et sans défaut. La main de Vénus elle-même aurait pu façonner l’arc des douces lèvres attirantes, et son fils capricieux aurait pu ouvrer des années pour déposer ce doux sourire d’ombre sur elles. C’était un visage tel que tous les dieux de l’Olympe auraient pu tenir conseil à son sujet, pour mêler leur sagesse entière, leur mystère, leur majesté et leur beauté, afin d’en modeler la calme expression de la femme qui gisait comme sur un trône sous ce dais de cristal.

 

Pourtant, le visage semblait voilé, parce que les paupières baissées cachaient les yeux qui l’auraient illuminé de vie. Et par-dessus tout régnait cette pâleur, mais qui n’était pas la pâleur de la mort. Il y avait une faible trace de rose sur les douces joues blanches, et un ton plus soutenu sur les tendres lèvres incurvées. Ils semblaient constituer une étincelle de vie qu’une caresse pourrait aussi bien éteindre à jamais que ranimer en une flamme immortelle.

 

À mesure que ses yeux erraient sur les lignes nobles de la gisante, Alan remarquait que son corps était digne de la tête qu’il soutenait. Étendue de toute sa longueur et la tête un peu surélevée, elle paraissait beaucoup plus grande qu’une femme moyenne, mais parfaitement proportionnée. La robe sans manches qu’elle portait était retenue sur chaque épaule par un nœud de ruban uni du même bleu pâle. Il n’y avait pas trace de joyau ni d’ornement autour de la gorge ou des bras de marbre blanc. La perfection de la nature n’avait nul besoin d’être rehaussée par l’art. La couverture, d’un saphir profond à franges d’or, débordait en plis somptueux jusqu’au plancher de chaque côté du divan et couvrait son corps jusqu’au-dessus de la ceinture, à peine ; et sur elle, reposaient les longues mains délicates. Et Alan, dont les yeux s’abreuvaient à leur pâle beauté, pensait qu’un homme aurait quelque raison à risquer sa vie pour les presser contre ses lèvres, ne fût-ce qu’une fois.

 

Il s’écoula beaucoup de temps avant qu’il ne se sente capable de s’extraire de la transe qui l’avait englouti, pour porter son attention à quoi que ce soit d’autre que la forme gisant devant lui, ou pour mettre un peu d’ordre dans le tumulte de ses pensées. Lorsqu’il put contrôler son esprit pour se livrer à un examen plus précis de ce qui l’entourait, il fut sans cesse distrait par le mystère fastueux qui, sous le dôme de cristal, l’immobilisait soudain, extasié.

 

Le dôme lui-même était digne d’attention. Il semblait être composé de la même substance remarquable que le gobelet de la galerie d’art qui avait défié tous ses efforts pour le détruire. Sa forme, un hémisphère parfait, était en apparence si fragile et délicate qu’il semblait devoir être mis en pièces au moindre contact. Il était clair et limpide comme une grande bulle qui aurait flotté dans l’air avant de se poser sur l’anneau d’or entourant le divan. À l’intérieur de cet anneau, le dallage n’était pas recouvert d’un tapis, et l’espace laissé libre ainsi montrait une exquise mosaïque de joyaux, plus splendide encore que tout ce qu’il avait déjà vu au cours de son exploration.

 

Alan fit lentement le tour du dôme, et, sur le côté opposé de l’endroit où il s’était cantonné jusqu’à présent, il vit un court levier solide ; de toute évidence, il contrôlait un mécanisme lié à la bordure. Il se retint d’y toucher pour un tas de raisons vite apparues. Il remarqua aussi quatre poignées situées en des endroits faciles à atteindre et installées là dans le but de soulever le dôme de son socle.

 

Quand il parvint à se détacher du lieu enchanté, il jeta un coup d’œil général sur le « temple », car ce serait désormais pour lui, le « temple », et, laissant errer ses regards autour de lui, il dut admettre que l’écrin était vraiment digne du joyau. Les constructeurs semblaient avoir prodigué en décoration intérieure et en ameublement tous les raffinements de l’art merveilleux dont ils étaient maîtres. Il mesurait bien vingt mètres de longueur sur dix de large, et ses murs s’élevaient jusqu’à plus de six mètres, en sorte que le dôme lui-même occupait comparativement peu d’espace. C’était comme si les ouvriers avaient pris l’intérieur d’une huître perlière et une perle comme dominante de leur agencement.

 

Les murs étaient un somptueux mélange de roses et de bleus, avec des panneaux étincelants d’opale iridescente, et la lueur vermeille des myriades de lampes groupées sur les murs et au plafond réchauffait l’ensemble jusqu’à le faire palpiter de vie. Disséminés dans la vaste pièce se trouvaient des coffres et des armoires d’un travail merveilleux, mais tous construits pour s’harmoniser avec l’agencement général. Le plancher était recouvert d’un épais tapis moelleux d’un blanc de perle, tissé d’un entrelacs rose délicat allant du plus pâle au corail le plus intense. Il y avait de souples canapés attirants et de grands fauteuils profonds qui tentaient ses membres las, mais, bien qu’épuisé par les diverses émotions de la journée, Dundas ne trouvait de calme qu’à déambuler sans cesse dans la chambre enchantée, s’arrêtant toujours pour fixer une nouvelle fois le dais de cristal.

 

Sur un des murs proches de la porte voilée, Alan trouva une armoire contenant une sorte de tableau de contrôle couvert de boutons minuscules en rangs scintillants. En allant de place en place, il découvrit que c’était la seule armoire de l’endroit dont l’intérieur fût accessible, ou même dont le contenu fût visible. Il les essaya toutes les unes après les autres, mais il eut beau tirer ou flatter les portes, tourner les poignées, rien ne vint satisfaire sa curiosité. À la fin, il se trouva devant une grande table carrée placée à l’extrémité opposée à la porte et y vit un coffre massif de métal décoré d’un merveilleux haut-relief entrelacé. Il le contempla rêveusement. Sans le moindre doute, il était scellé comme le reste. Devant, presque au haut, se trouvait une poignée modelée en un visage grotesque. Il y mit la main et essaya de la tourner. Il y eut un déclic sec, et la paroi antérieure tomba, révélant l’intérieur.

 

Ici, enfin, quelque chose de précis, peut-être la clef du mystère. Son expérience antérieure avait appris à Alan ce qu’il fallait chercher, aussi attira-t-il à lui avidement l’étui plat, sûr qu’il recèlerait un livre. Après un regard sur la couverture, il jeta un cri d’excitation, car, blasonnée en travers, en émail rouge, était une réplique des caractères déjà vus au linteau du « temple ». Les mains tremblantes, il sortit le volume de l’étui, et se mit à en tourner les pages, son excitation se transformant en fièvre, car ses rêves les plus fous semblaient devoir se concrétiser.

 

Il se détourna enfin du livre et fit les cent pas à travers la pièce, les yeux exorbités, comme drogué. Il revint au livre, s’absorba dans chaque page, fasciné et épouvanté à la fois. La première page montrait un dessin de la femme, sous le dôme de cristal. Ressemblance, couleur, et détails étaient parfaits au plus haut point. Puis venaient des diagrammes du levier installé dans le rebord, le montrant qui passait de la position verticale à l’horizontale. Puis la forme féminine, encore, le dôme enlevé. Le dessin suivant montrait deux objets, un flacon rempli d’un liquide d’un vert éclatant, et une seringue à la forme curieuse. Une recherche rapide dans le coffre lui révéla les deux objets représentés.

 

Alan les prit en main délicatement et les replaça, puis revint au livre. La feuille suivante montrait un dessin du bras droit de la femme sur le divan, et juste au-dessus du coude était tracé un cercle, agrandi sur la page opposée où il était accompagné d’une lancette courte à fine lame. De nouveau, un dessin du bras avec une longue incision profonde dénudant l’artère brachiale. S’ensuivait, en détails exacts et très minutieux, l’opération d’injection du liquide vert du flacon.

 

Puis était montré un sablier, et à mesure qu’Alan en arrivait à un nouvel article, il en contrôlait la présence dans le coffre. D’abord on voyait le sablier, la partie supérieure pleine, puis c’était l’inférieure. Ensuite il y avait une image du flacon dont le contenu était d’une couleur rubis foncé et, pour la seconde fois, on montrait une injection du liquide dans l’artère. Seconde injection suivie par la suture élaborée et détaillée de l’incision et le bandage consécutif. Un examen minutieux du contenu du coffre montra à Alan que chaque article, des flacons aux bandages, se trouvait en double, si grand et si évident était le souci d’éviter tout accident. La dernière page montrait, merveille des merveilles, la forme féminine se dressant sur le divan et regardant avec des yeux souriants. Et ces yeux étaient d’un gris merveilleusement profond.

 

Enfin, Dundas referma le livre. L’histoire qu’il venait de lire était trop nette pour laisser subsister le moindre doute en son esprit sur sa signification. Ici, en vérité, se trouvait la clef de tout le savoir caché dans les galeries, et le sens profond de tout ceci pesait sur son âme comme du plomb tandis qu’il réfléchissait à la terrible responsabilité qu’il avait assumée en gardant le secret pour lui-même. Sur lui et sur lui seul reposait le fardeau de décider de ce qu’il allait faire à présent.

 

Il réalisa que le problème présentait un autre facteur, jusqu’à présent négligé. Quelque décision qu’il prît, il devrait en répondre plus tard devant l’être inconnu qui avait attendu, durant des ères sans nombre, sa venue. Et il restait là, près du dais de cristal, le cœur battant d’une émotion nouvelle et inconnue, et il savait que sa vie était à présent liée à celle de la femme étendue là devant lui. Désormais, il n’était plus le capitaine de son âme. Maintenant, cœur et existence, il était à la merci d’un autre être.

 

Depuis qu’il avait franchi le seuil, Alan avait perdu toute notion du temps. Soudain, il prit conscience d’une sensation insurmontable de fatigue. En dépit de tout, pourtant, il ne pouvait s’arracher à la splendeur royale de la forme qu’il contemplait. Une crainte lui venait, s’il la laissait un instant, qu’il lui arrive malheur ; il parvint non sans difficulté à se raisonner et à penser plus sainement. Il en vint à la conclusion qu’il ne pourrait pas se maîtriser assez, dans cet environnement trop distrayant, pour s’occuper du problème ; s’il ne se reposait pas, il serait incapable de traiter un sujet aussi important. Avec un regard prolongé au visage calme et fascinant, il se détourna résolument et franchit le rideau pour passer dans la galerie extérieure. Un homme différent de celui qui avait pénétré dans le « temple » se tenait à présent sur les marches du portique, à regarder autour de lui avec des yeux indifférents.

 

Cela en dit beaucoup sur l’état d’esprit de Dundas qu’il ait traversé l’antichambre, noire comme un four, d’un pas égal, en prenant à peine garde aux hurlements démoniaques déchaînés par sa présence. Les sons qui, quelques heures plus tôt, l’avaient jeté dans une panique irraisonnée, il les entendait sans émotion. L’émeute infernale qui l’environnait dans l’obscurité lui arracha un sourire amer de satisfaction. Seul un intrus bien audacieux s’il réussissait à échapper aux trappes du vestibule, pourrait pénétrer dans la sixième galerie en son absence.

 

Quand il atteignit la surface, enfin, il vit avec un sentiment détaché de surprise qu’il faisait nuit noire ; et en entrant dans la ferme, la montre qu’il avait laissé traîner le matin lui montra qu’il s’en fallait de quelques minutes pour qu’il soit minuit. Il prit quelque nourriture, se forçant à manger par devoir, et se dirigea vers sa chambre. Comme il dépassait la porte menant à la véranda, quelque chose de blanc, sur le plancher, attira son attention. Il se pencha pour ramasser une lettre, glissée là évidemment par l’homme qui avait amené de la ville ses provisions. Alan replaça sur la table la lampe qu’il portait et déchira l’enveloppe sans même jeter un coup d’œil à l’écriture de l’adresse. La note qu’elle contenait disait :

 

Cher Mr Dundas.

 

Pourquoi déserter si totalement vos amis ? Mr Bryce me dit que vous êtes en pleines lectures pour quelque examen absurde… il doit être absurde, sans quoi ce ne serait pas un examen. Lui et Doris viennent dîner chez nous dimanche. J’espère que vous pourrez vous joindre à nous, et, puisque nous ne sommes que mercredi, vous aurez amplement le temps d’imaginer une explication raisonnable. J’ai dit à Doris que je vous écrivais et elle m’a demandé de vous dire que vous êtes un scélérat sans cœur, et de faire bien attention de mettre un «S» majuscule, mais j’ai refusé absolument de transmettre un message aussi dur. S’il vous plaît, venez.

 

Bien à vous,

 

Marian Seymour.

 

Alan lut la note jusqu’au bout et la laissa glisser négligemment de ses doigts. Il avait un léger sourire aux coins des lèvres comme lui venait à l’esprit le souvenir d’une certaine nuit – était-ce un siècle auparavant ? – où il avait tenu conseil avec une chenille. Il avait une réponse à toutes ses questions d’alors.

 

CHAPITRE XVI

 

Dundas s’éveilla le lendemain matin avec une claire conscience du lourd problème dont il allait devoir s’occuper, et comme préliminaires, il vida sa tête des difficultés qui l’attendaient. Mais bien qu’il eût pu éloigner de son esprit les questions pour le moment, il ne fit aucun effort pour ne pas penser à l’être inanimé qui constituait le centre de l’affaire ; même s’il l’avait voulu, il n’aurait pu le faire. Il se mit à ses besognes domestiques d’un cœur léger, et pour la première fois depuis de nombreux jours, il ne leur accorda pas une attention superficielle. Il se fit cuire un bon déjeuner et s’en régala. Puis, après avoir nettoyé la cuisine, il bourra sa pipe et, déambulant sur la véranda, les mains enfoncées dans les poches, il tint conseil avec lui-même.

 

Il avait atteint un point où il devait obtenir une aide extérieure. Pas un seul instant, il ne mit en question la certitude que la forme aujourd’hui inanimée et gisant sous le dôme de cristal ne pût être rappelée à la vie en suivant les directives du volume du coffret. Par malheur, il se reconnaissait incompétent à pratiquer lui-même l’opération nécessaire. Visiblement, c’était le travail d’un chirurgien. Il ressentit une profonde satisfaction à l’idée que le chirurgien dont il avait besoin était prêt à répondre à son appel et, de plus, était un copain de longue date et dont la fidélité n’était pas douteuse. Ceci représentait toutefois la moindre de ses inquiétudes. La question véritable était de savoir que faire de la dame de ses rêves quand elle aurait été rappelée à la vie. Il pouvait se fier absolument à Dick Barry en ce qui concernait son secret, mais le révéler à une femme quelconque était un tout autre problème. Lorsque serait connue l’existence de sa découverte, devenue alors propriété publique, il craignait que les autorités constituées ne viennent assumer le contrôle de la situation. Être privé de ses droits sur le contenu des galeries lui importait peu en regard de sa terreur d’être séparé de la femme qu’il estimait sienne par droit divin. Il pourrait, bien entendu, obtenir l’assistance de Doris ou de Kitty Barry, mais malgré une profonde admiration pour les vertueuses épouses de ses deux amis, il doutait de leur capacité à garder le secret jusqu’au moment où il serait prêt à divulguer sa découverte au monde. Plus, encore, sa ferme de célibataire était une cachette impossible pour son secret. De quelque côté qu’il se tournât, sa position était hérissée de points d’interrogation sans une seule réponse admissible.

 

À la fin, il trancha le nœud de tous ses problèmes en décidant de soumettre le cas à Barry et de pousser ce médecin ambitieux à pratiquer l’opération ; après quoi, les événements se règleraient bien d’eux-mêmes. Il avait dans l’idée que la personne qui était au centre de l’affaire lui ôterait finalement la décision des mains.

 

– Quoi qu’il en soit, se dit-il à voix haute, en tapotant sa pipe pour en vider les cendres, à chaque jour suffit sa peine. Je vais donner à Dick Barry quelque chose à se mettre sous la dent avant la fin du jour.

 

Billy Blue Blazes, dont la nature pétulante n’avait rien perdu de son effervescence en des semaines d’insouciance, comprit lorsqu’ils tournèrent vers Glen Cairn, ce matin-là, que son maître n’était pas d’humeur à batifoler. Il eut, avant d’arriver à destination, le temps de spéculer sur l’incertitude du tempérament humain.

 

Détail caractéristique, Dundas, en dépit d’un intérêt absorbant pour ses propres affaires, n’avait pas oublié de passer chez le seul confiseur de Glen Cairn. Après quoi il transmit Billy au palefrenier du club et se dirigea vers la résidence de son ami. Une plaque de cuivre d’un brillant aveuglant annonçait que Richard Barry, B. Sc., M. D., recevait en consultation de dix à onze heures et de vingt à vingt et une heures. Comme il était à peine plus de onze heures, Alan attraperait Barry avant son départ de la maison pour ses visites. Au moment, il franchissait le Portail, un piaillement joyeux d’enfant annonça sa présence à la mère ; se tenant sur la véranda, elle partageait inégalement son temps entre la couture et l’amusement de son rejeton exubérant. Alan souleva Barry jeune à cheval sur ses épaules et rejoignit Kitty. En voyant le visiteur s’annoncer, elle s’était écriée qu’elle n’était pas visible pour des étrangers. Dundas posa l’enfant gigotant aux pieds de sa mère et protesta que sa visite était purement en l’honneur de son fils, lequel n’entretenait pas en lui d’affreuses critiques conventionnelles.

 

– Vrai de vrai, Madame Kitty, je me suis tué au travail, je m’attendais à un peu de sympathie, et je suis accueilli par des insultes. Dommage ! L’autre poche, sacripant ! tu ne trouveras que des gants dans celle-ci.

 

Ceci s’adressait à l’image enfantine de son hôtesse, fourrageant à la recherche du résultat de sa visite à la confiserie.

 

– Non seulement vous nous négligez sans vergogne, Alan, mais vous ajoutez à vos méfaits en abîmant mon bébé. Donne-les à maman, Dickie, dit Kitty en regardant Dundas d’un air accusateur et en essayant de cajoler l’enfant qui berçait contre son cœur un sac de chocolats.

 

– Ne t’en sépare pas, Cœur-de-Lion, l’admonesta Alan d’un ton joyeux. Maman avalera tout, si tu le lui donnes.

 

Kitty jeta un coup d’œil méprisant à son visiteur, et arrangea un compromis diplomatique avec le bébé, Alan surveillant tout, en un silence amusé. Quand l’enfant s’éloigna en se dandinant, apaisé, sur la véranda, elle se retourna vers Alan d’un air sérieux.

 

– Vous savez, quelquefois, je pense que Dick n’en sait pas autant que moi sur les bébés. Il dit qu’il faut laisser le petit démon (un démon, en vérité ! quel genre de père est-ce là ?) manger tout ce qu’il veut. Qu’en pensez-vous ?

 

Alan gloussa.

 

– Je ne peux pas dire que j’aie maîtrisé moi-même le sujet. Toutefois, écartelé entre vous deux, le « démon» m’a l’air de se porter comme un charme, mais si jamais j’avais besoin d’un conseil médical, je ne viendrais pas chez votre mari.

 

– Alan ! dit Kitty, surprise et peinée.

 

– Voyez-vous, Madame Kitty, continua-t-il, pas ému le moindrement par sa protestation, ça démange Dick depuis longtemps de se mettre à l’ouvrage sur moi. Je lui ai fait tant de blagues et tant de fois qu’il attend le jour où il pourra pratiquer sur moi une opération bénigne sans anesthésie. Le scélérat assoiffé de sang espère se venger de cette façon-là.

 

Kitty sourit à l’explication.

 

– Cela ne m’étonne pas, vaurien. Je lui demanderai de vous donner un coup de scalpel de plus pour moi quand il en aura l’occasion. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’examen ? Selon Mr Bryce, c’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas venu en ville depuis presque deux mois, et George MacArthur a enjolivé encore la déclaration en disant que vous vous prépariez à entrer dans les Ordres.

 

Alan bénit silencieusement Bryce, tout en regrettant de ne s’être pas arrangé avec son ami pour prévoir le genre exact d’études qu’il était censé poursuivre.

 

– Je pencherais à croire que Mac a déclaré cela pour l’édification de John Harvey Pook. Eh bien, je ne suis pas prêt à faire basculer le révérend de sa chaire pour l’instant. Je désirais seulement achever certain travail que j’avais pris en mains et c’est pourquoi j’ai fait le mort. Mais j’ai presque terminé à présent. Où est Dick ? J’espère qu’il n’est pas parti déjà. Je suis venu le consulter.

 

Kitty le considéra d’un air anxieux.

 

– Oh, Alan, j’espère…

 

Dundas l’arrêta d’un rire.

 

– Est-ce que j’ai l’air d’un invalide ? Non, c’est une question professionnelle, mais elle ne me concerne pas.

 

Un moteur ronflant tourna sur l’allée et s’arrêta devant la porte d’entrée.

 

– Il paraît être prêt à s’envoler. J’espère qu’il aura un moment pour me voir.

 

Kitty le rassura sur ce point.

 

– Pour le moment je le sais, Dick n’a rien de pressant en vue. Il me disait justement ce matin que sa tournée, pour une fois, serait courte. Le voici.

 

Sur ces mots, son mari apparut. Le visage de Barry s’illumina de plaisir à la vue de Dundas. C’était un homme grand, plein de santé, aux cheveux roux et aux yeux bleus. Il n’était absolument pas beau, mais son visage allait droit au cœur de quiconque entrait en contact avec lui. Les femmes lui faisaient implicitement confiance, et les enfants et les chiens s’emparaient de lui à vue, quant aux hommes, ils déclaraient que le « Toubib » était un type épatant. En conséquence, sa carrière dans le pays était facilitée.

 

– Dun, mon vieux, je te croyais entré dans un monastère ou quelque chose de ce genre. Le comité du club est prêt à entamer une enquête sur ta conduite. Quoi de neuf ?

 

– De neuf, intervint Kitty, il est ici depuis dix minutes et il a déjà tenté de rendre ton fils malade avec des sucreries, il a voulu le faire désobéir à sa mère, et enfin il a émis des doutes sur tes qualifications professionnelles.

 

Les deux hommes rirent de ce réquisitoire.

 

– C’est une version déformée de mes faits et gestes, Dick, avec un substrat vaporeux de vérité. Je suis venu en réalité pour avoir une conversation professionnelle avec toi, si tu peux m’accorder un peu de ton temps ; mais ça prendra une heure au moins.

 

Barry lança un bref coup d’œil à son ami ; puis, se retournant rapidement, il dit à son domestique de ramener la voiture au garage.

 

– J’ai du temps à perdre, Dun. Viens dans mon cabinet.

 

Alan regarda Kitty.

 

– Vous m’excuserez, Madame Kitty.

 

– Bien sûr, pourvu que vous restiez à déjeuner.

 

– Je prévois plutôt que Richard Barry, M. D., etc., aura d’autres plans, aussi ferai-je une promesse conditionnelle, fut la réponse d’Alan comme les deux hommes se dirigeaient vers l’intérieur.

 

Dans le cabinet, Barry attira une chaise pour Alan, et s’assit lui-même à son bureau.

 

– De quoi s’agit-il, Alan ? demanda-t-il avec sérieux. Rien qui te concerne, j’espère. Bien que tu aies l’air un peu harassé.

 

Dundas secoua la tête.

 

– Je suis en parfaite santé, Dicky, mais… le fait est que je ne sais trop par où commencer.

 

Il se leva et se mit à arpenter la pièce lentement. Barry, connaisseur de la nature humaine, s’abstint de lui poser des questions.

 

– Prends ton temps, Dun.

 

Alan s’immobilisa devant le bureau.

 

– Écoute, Dick, si je ne te connaissais pas depuis que nous étions gamins, je ne me confierais pas à toi. Ce n’est pas seulement une question professionnelle, mais Dieu sait seul ce qui peut en découler. En d’autres circonstances, je ne t’aurais pas insulté en te demandant de me jurer solennellement que sous aucun prétexte tu ne divulgueras ce que je vais te confier sans ma permission expresse.

 

Barry fixa son ami.

 

– Alan, mon garçon, si n’importe qui d’autre m’avait demandé une telle promesse, j’aurais juré qu’il m’incombait de l’expulser à coups de bottes. Toutefois, dans ton cas, je te le promets, bien que ce ne soit pas du tout nécessaire.

 

– Ne te mets pas en rogne, Dick ; tu vas bientôt comprendre. Donc, j’attends de toi que tu viennes à « Cootamundra » pour pratiquer une opération délicate sur une jeune femme.

 

Barry se dressa lentement, et, les mains bien posées sur le bureau, il se pencha vers Alan. Il y eut un éclair dans ses yeux quand il parla.

 

– Tu me demandes de venir à « Cootamundra » pratiquer une opération délicate sur une jeune femme… Eh bien, Dundas, voici ma réponse ! je préférerais te voir crever !

 

Il parlait d’un ton bas, égal, mais il appuya sa réponse d’un grand coup de paume sur la table qui résonna et trembla.

 

Alan considérait son ami, bouche bée devant cette explosion. Et soudain il comprit et il fut plié d’un rire moqueur devant Dick dont le visage était plutôt sombre.

 

– Oh, Dicky, vieux saligaud ! Ainsi, tu pensais que… Richard, j’en rougis pour toi et pour l’estime que tu portes à la nature humaine.

 

– La nature humaine, mon œil ! grogna Barry, replongeant dans son siège, un peu calmé. Une mouche intelligente, sur le mur de cette pièce pendant un mois, apprendrait plus à ce sujet que toi dans toute ta vie. Remets-toi en route.

 

– C’est ma faute, j’ai commencé par le mauvais bout, dit Dundas, toujours souriant de ce qui venait de se passer.

 

Puis il se jeta sur sa chaise et, s’inclinant par dessus la table, il commença son histoire. Pendant un moment, Barry écouta en silence, mais bientôt il fut incapable de se contenir et intervint :

 

– Grand Dieu, Alan, est-ce une nouvelle blague, ou as-tu des araignées dans le plafond ? Essaies-tu de me faire avaler que lorsque tu es arrivé au bas de l’escalier dans cet endroit, les lumières étaient allumées ?

 

Il y avait un éclair de colère dans ses yeux. Alan le regarda un instant, pensif. Tout ce qui lui était arrivé graduellement et en réalité, à lui, était jeté devant Barry d’un seul coup et verbalement ; il devait en tenir compte.

 

– Dick, mon vieux, je ne sais pas comment t’expliquer, dit-il sérieusement, mais je n’ai jamais été aussi grave de ma vie. Je voudrais que tu m’écoutes jusqu’au bout. Alors je répondrai à toutes tes questions. Dis-toi bien que, chaque mot de mon récit est vrai, et je te convaincrai tôt ou tard… tôt si possible.

 

Dick s’installa confortablement sur son fauteuil.

 

– Mes excuses, mon vieux. Mon imagination n’est pas exactement aussi rigide que de la fonte, mais elle n’a pas non plus l’élasticité d’un gaz. Je ne t’interromprai plus.

 

Pourtant, à mesure qu’Alan avançait dans son histoire, l’esprit de Barry passait par des alternatives d’accès d’excitation et de prudentes estimations de l’état mental d’Alan, jusqu’au moment où, malgré lui, la sincérité de son copain et la précision des détails entraînèrent sa conviction. La relation de la découverte de la galerie de biologie le fit se dresser.

 

– Dun, si ceci n’est pas un fait indubitable, je t’assassinerai pour m’avoir ouvert les portes d’un paradis imaginaire. Dieu ! un endroit pareil où se déchaîner !…

 

– Dicky, je te le promets, tu y auras entrée libre, mais je doute que tu aies même envie d’y jeter un coup d’œil à présent quand tu auras entendu la fin, dit Alan, souriant devant l’excitation de son ami.

 

Il reprit alors le fil de son histoire. Il ne craignait plus de n’être pas cru, maintenant ; quelques détails avaient convaincu Dick qu’aucun profane n’aurait pu inventer cette aventure. À partir de là, il suivit l’histoire avec un intérêt haletant, jusqu’à ce qu’Alan, à présent réchauffé, en vînt au chapitre de l’ouverture du temple et à la forme étendue sur le divan. Là, il ne put plus se retenir :

 

– Bon Dieu, Alan, murmura-t-il, la voix tremblante, est-elle… est-elle…

 

Il ne pouvait trouver le mot.

 

– Mon vieux Dick, dit Alan solennellement, aussi sûr que nous vivons tous les deux, elle est vivante. Ce n’est pas une conjecture. Durant toutes ces ères – Dieu sait combien – elle est restée étendue là, attendant la main qui la rappellerait à la vie. Exposée là, dans toute sa merveilleuse et somptueuse beauté. Dick, quand tu la verras, tu comprendras pourquoi j’en suis fou. Vieux frère, si j’avais pu faire le nécessaire tout seul, je n’aurais jamais permis à un autre homme que moi de poser les yeux sur elle. Mais tu vas m’aider, Dick, je ne peux me fier à personne d’autre.

 

Barry s’était levé et se mettait à arpenter la pièce à pas rapides, nerveux.

 

– Alan ! sommes-nous fous tous les deux ? C’est incroyable… monstrueux. Je ne doute pas du reste, Alan, mais sur ce point, tu as dû te tromper. Si elle est humaine, il ne peut y avoir aucune trace de vie en elle. Elle doit être un chef-d’œuvre d’art consommé, mais humaine, non.

 

Dundas suivait des yeux les évolutions fiévreuses de son ami sans quitter son siège.

 

– Dick, dit-il avec calme, si elle est comme tu dis, alors j’ai donné mon âme et mon cœur à une effigie. Non, mon vieux, ils étaient certes étonnants, ces anciens constructeurs de merveilles, mais ils n’auraient pu construire une merveille comme elle. Pense à l’art et à l’habileté infinis avec lesquels elle était protégée. Tout le plan de ce bâtiment était arrangé pour sa sauvegarde. Dick, tu le feras pour moi ?

 

Barry s’immobilisa, tremblant d’excitation.

 

– Si je le ferai ? Grands dieux, mon vieux ! Je vendrais mon âme immortelle seulement pour regarder. Ce pourrait être la chose la plus énorme… c’est… gigantesque ! Pense… un article dans le Lancet ou le B. M. J… Pense à une conférence lors du prochain congrès médical…

 

– Pense à la promesse que tu m’as faite, interrompit froidement Alan. Dick, je n’entends pas te priver de l’honneur et de la gloire, mais tu devras attendre. Pour le présent, Dicky, ceci est un engagement strictement professionnel. Tu fixeras toi-même tes honoraires, mais tu viens à « Cootamundra » en qualité de conseiller médical jusqu’à ce que je sois prêt à révéler le tout. Après quoi, tu pourras écrire des articles, faire des conférences jusqu’à la semaine des quatre jeudis.

 

Le rappel à l’ordre fit redescendre Barry des nuages.

 

– Tu as raison, Alan. Dans mon excitation, j’avais oublié. Tu me dis de fixer moi-même mes honoraires ? Très bien. Pour honoraires, j’aurai libre accès à la galerie biologique. En revanche, je l’opèrerai, et je la prendrai en charge professionnellement, aussi longtemps qu’elle aura besoin de mes soins.

 

– Tope-là, Dicky. Quand pourras-tu t’en occuper ? demanda Alan, excité.

 

Barry jeta un coup d’œil à la pendule, sur cheminée.

 

– Midi et quart. Je peux achever mon travail et être à « Cootamundra » à deux heures et demie. Je téléphonerai à Walton pour lui demander de s’occuper des urgences qui pourraient survenir. C’est le minimum à faire pour rester en bons termes avec un rival détesté. Mais, tonnerre, Dun, il me tirera dessus à vue – et je l’aurai mérité – pour ne pas l’avoir appelé en consultation. C’est fort mal traiter un confrère de la brousse, mais on n’y peut rien.

 

Il pivota et s’affaira devant une armoire à instruments.

 

– Tu n’auras pas besoin de tes outils, Dick, dit Dundas qui observait par-dessus son épaule. Je parie qu’il y a là-bas la plus belle collection de scalpels que tu aies jamais vue.

 

– Oh, bien, répondit Barry en glissant une ou deux trousses dans son sac. Je les prends quand même à tout hasard. Tu ferais mieux de venir avec moi en voiture.

 

– Je ne crois pas, dit Alan. Je vais te précéder et préparer tout. Dis à Madame Kitty que je te nourrirai là-bas. Dieu seul sait combien de temps il faudra. À propos, Dick, et la question de la nourriture, pour elle ? Il lui faudra bien quelque chose à manger…

 

Barry fronça les sourcils, songeur, puis alla à son bureau.

 

– Le diable, c’est qu’il n’y a pas de précédent à ce cas. As-tu du lait, là-bas ? demanda-t-il en saisissant son stylo.

 

– Je peux en avoir, bien que je n’en boive pas moi-même.

 

– Bon. Procure-t-en un litre ou deux et apporte ceci au pharmacien, dit Dick en gribouillant une ordonnance. C’est une liste de choses dont on pourrait avoir besoin.

 

Il rêva un moment en silence.

 

– Vois-tu, Dun, je ne serais pas surpris qu’ils aient tout prévu pour une alimentation convenable. Certaines de ces armoires fermées dont tu me parlais…

 

Dundas prit la liste, et Barry saisit son sac.

 

– Pendant que tu seras là à m’attendre, règle donc ce sablier avec ta montre. Cela nous permettra de connaître le temps qu’il faut laisser passer entre les deux injections. Prêt ? Allons-y, alors, dit Dick par-dessus son épaule.

 

Mme Kitty, habituée comme toute femme de médecin à des bouleversements domestiques dus à la profession de son mari, apprit la nouvelle du départ immédiat de son hôte et de son époux avec une résignation philosophique. Elle stipula seulement que Dick devait manger quelque chose avec Alan à « Cootamundra ». Elle leur fit un signe de la main quand ils partirent, chacun de son côté, un peu étonnée de l’excitation visible de Dick malgré tous ses efforts pour la cacher. Elle se demandait aussi quelle pouvait être cette urgence, à laquelle Alan était mêlé. Car, son devoir ne lui permettait jamais la moindre question pouvant empiéter sur le travail de son mari.

 

CHAPITRE XVII

 

Dundas fit ses achats chez le pharmacien. Puis, sans plus attendre, il harnacha Billy et se dirigea vers la ferme, couvrant les dix-huit kilomètres en une heure.

 

Son premier soin fut de préparer un repas pour Barry et, aussitôt fini, il se rendit au hangar. Depuis sa découverte, il avait placé pour son confort une échelle dans le puits extérieur, de façon à éviter la fatigue supplémentaire de grimper ou de dévaler. Avidement, il descendit l’escalier en spirale jusqu’au vestibule et se hâta vers la sixième galerie. Rien n’avait changé. Même à présent, il ne pouvait franchir le seuil du « temple» sans un sentiment de respect pour ce qu’il contenait.

 

Suivant les instructions de Barry, il s’employa à minuter le sablier. Après l’avoir renversé et avoir soigneusement noté l’heure, il se retourna vers le dôme de cristal et resta plongé dans ses pensées devant la forme féminine. La merveilleuse et attirante beauté de la femme semblait séduire tous ses sens avec une force renouvelée. Il y avait quelque chose de pathétique dans son impuissance actuelle ; elle exigeait de lui, en tant qu’homme un sentiment de vénération. Elle ne devait pas être très âgée, pensa-t-il en la contemplant, pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans lorsque sa vie avait été suspendue. Son esprit tourbillonnait presque lorsqu’il essayait de réaliser le temps qu’elle avait passé, étendue là, à attendre sa venue. Le monde était né à nouveau, et l’histoire de l’humanité avait été récrite depuis que ces paupières blanches s’étaient refermées sur ses yeux. Durant toute l’histoire connue, elle avait attendu là dans le silence et dans la solitude. Aucun détail du tableau n’échappait à ses yeux vigilants. Il se surprit à se demander si la masse radieuse de sa chevelure avait crû pendant qu’elle dormait. Il se demandait, aussi, pour quelle raison une de ses délicates mains blanches était ouverte, la paume en dessus, à côté d’elle, l’autre étant fermée. Quelles mains avaient jeté sur elle la couverture de saphir chatoyant et disposé ses membres pour le long sommeil ?

 

Alors, une agitation invincible le saisit et une anxiété impossible à réprimer prit possession de lui. À pas nerveux, il se mit à arpenter la chambre de bout en bout, s’arrêtant, tantôt, pour observer le sable s’écouler dans le verre, et tantôt pour poser les yeux sur le visage immobile. Quand tout fut enfin terminé, Alan fit claquer le couvercle de sa montre : l’intervalle entre deux injections devait être d’une heure et quinze minutes.

 

Barry allait bientôt arriver, aussi Dundas repartit-il vers la ferme, pour recevoir son ami. Mais aucun signe de la voiture du médecin ne s’apercevait sur la route ; avec une impatience grandissante, il se mit à aller et venir de la maison à l’extérieur. Une pensée traversa alors son esprit. Allant dans sa chambre, il s’examina d’un œil critique dans le miroir de sa table de toilette. En dehors des soins habituels de propreté, il ne s’inquiétait guère de son apparence personnelle. À présent, il scrutait son reflet et l’examen ne lui donna pas l’occasion d’être très satisfait. Il fronça les sourcils, mécontent, à l’intention de la silhouette en salopette, puis regarda autour de lui dans la chambre en quête d’inspiration. Bientôt, son visage s’éclaira. Il se rappelait avoir un costume de tennis tout neuf, en flanelle, et, se débarrassant hâtivement de la salopette méprisée, il commença à se vêtir en blanc. Il était plongé profondément dans le problème représenté par le choix d’une cravate (bleu foncé ou rouge foncé, laquelle irait le mieux ?) quand la corne d’une voiture à l’extérieur lui annonça l’arrivée de Barry. Se décidant rapidement pour la bleue, il cria à Dick de faire comme chez lui et termina sa toilette. Quand il apparut devant son hôte, il n’était pas peu embarrassé par son changement de vêtements. Le fait ne passa pas inaperçu de l’impitoyable ami de sa jeunesse ; il se mit à le railler sans merci, attaque devant laquelle, stupeur ! Dundas resta sans défense. Enfin il explosa :

 

– Oh ! ça suffit, hein, Dick ! Je suis dans un état d’énervement !… J’avoue m’être attifé ainsi dans l’espoir d’améliorer mon apparence. Je ne veux pas qu’elle pense que tous les hommes de la terre sont comme toi. N’as-tu jamais remarqué à quel point nos vêtements modernes sont les plus affreux et les moins artistiques de toute l’histoire humaine ?

 

Barry explosa en hurlements de joie.

 

– Quand as-tu découvert ça, Dun ? Tu disais toujours que la salopette était bien assez bonne pour tout le monde…

 

Sa déconfiture l’avait rendu cynique, aussi Alan fit-il front sans ciller.

 

– Je l’ai découvert voici une demi-heure environ. Mets-toi bien ça dans la tête, Dick si je possédais un équipement du XVIIIe siècle, satin bleu lacé d’or, que je sois pendu si je ne le portais pas !… À présent, tu ferais mieux de manger quelque chose, car la Providence seule sait quand nous en aurons fini.

 

Malgré les objurgations de Barry, Alan refusa de se joindre à lui, protestant qu’il ne pourrait avaler une seule bouchée. Quand le médecin eut calmé sa faim, tous deux se dirigèrent vers le hangar, transportant les bouteilles de lait et les préparations d’aliments concentrés indiquées par Barry, avec le sac contenant les instruments.

 

Tous deux étaient dans un état d’excitation contenue. Alan parce qu’il se trouvait sur le point de réaliser ses espoirs les plus fous, et Dick à la pensée d’approcher la mystérieuse découverte décrite par son ami de façon si vivace. Quand ils furent entrés dans le hangar, Alan verrouilla soigneusement la porte et alluma sa lampe à acétylène. Puis il confia le panier à Barry et ils descendirent dans le puits. Une fois franchi le seuil supérieur, Dundas avertit son compagnon de le suivre très exactement et prit les devants. Ils descendirent un moment sans parler, les bottes de Barry causaient le seul bruit perceptible, multiplié étrangement par les échos du puits ; l’impression d’être suivis par une foule fantomatique devint enfin trop forte pour ses nerfs et le contraignit à s’arrêter, indécis.

 

– Sacrebleu, Alan, dit-il en chuchotant, est-ce que ça va continuer longtemps comme ça ? C’est assez pour vous fiche la venette !

 

Dundas le regarda.

 

– Nous ne sommes encore qu’à mi-chemin, Dickie. Si ça peut te soulager, ça m’a foutu la frousse aussi, et sacrément, la première fois que je suis descendu. Je te raconterai plus tard. Tu remarqueras que je porte des chaussures de tennis.

 

Sa voix était réverbérée en échos inquiétants. Barry l’interrompit.

 

– Grand Dieu ! Ne restons pas là à bavarder, l’endroit semble rempli d’affreux revenants. Je me demande comment tu as fait pour ne pas caner.

 

– J’ai cané, répliqua Alan brièvement, mais j’ai traversé bien pire, et maintenant c’est ton tour, mon garçon.

 

Il se retourna et ils reprirent leur bruyante progression. Enfin ils parvinrent au palier inférieur et, malgré l’avertissement d’Alan, Barry faillit lâcher le panier qu’il portait lorsque ses yeux tombèrent sur l’ombre dessinée sur le mur opposé. Alan s’arrêta et fit un bref mais sinistre résumé de sa fuite vers la surface lors de la première rencontre ; et, en dépit du choc qu’il venait de subir, son ami ne put s’empêcher de rire, tout en admettant qu’il aurait fait de même.

 

Lorsqu’ils arrivèrent en haut de l’escalier menant au vestibule, Dundas se retourna vers son copain.

 

– Maintenant, écoute-moi, Dick, dit-il d’un ton grave. Avant d’aller plus loin, tu dois comprendre que, nous allons nous heurter à plus de risques de mort subite que tu ne peux en imaginer. La seule chose à faire, est de mettre tes pas dans les miens aussi précisément que possible. Si tu essaies de te trouver un chemin par toi-même, il est à peu près certain que tu mourras soudainement et de façon très déplaisante.

 

– C’est un joyeux endroit, où tu m’as entraîné, Dun. Toutefois, tu n’as pas besoin de promesse de ma part, car je vais coller à toi comme une sangsue. J’espère que tu sauras reconnaître tes repères !

 

– Très bien, mais il peut subsister quelques surprises encore inconnues de moi, aussi tiens-toi exactement derrière moi. Je prends la lampe ; nous pourrions en avoir besoin plus tard. Allons-y, maintenant, mais souviens-toi…

 

Barry sur ses talons, Dundas descendit le dernier escalier jusqu’au vestibule, s’arrêtant en chemin pour montrer à son ami l’endroit où la lame avait bloqué son avance, et la façon dont il en avait triomphé.

 

À partir de là, leur progression fut ponctuée par des chamailleries. Barry, frappé de stupeur et enthousiasmé par ce qui l’environnait de toutes parts, aurait souhaité de flâner et de satisfaire sa curiosité, mais Alan, impatienté, essayait de l’entraîner en avant. La familiarité avec toutes ces merveilles avait quelque peu émoussé l’intérêt d’Alan pour la galerie d’art, complètement repoussée dans l’ombre par sa dernière découverte du « temple ». Aussi avec un sentiment d’irritation croissante insistait-il pour faire avancer Barry. En dépit des harcèlements et des menaces, le trajet à travers la première galerie occupa un quart d’heure, et enfin, Dundas jura par tous les dieux que si Dick ne voulait pas consentir à aller tout droit à la sixième galerie, il romprait leur contrat et engagerait Walton pour faire le travail. La menace produisit tout l’effet escompté, mais devant la porte de la galerie biologique, Alan ne parvint à pousser Barry hors de cette zone d’attraction qu’en recourant à la violence.

 

Enfin, ils arrivèrent à l’entrée de l’antichambre. Dans sa relation, Alan n’avait fait aucune allusion à cet élément du parcours. Sur le seuil, comme Barry restait immobile, éperdu devant la magnificence de la pièce, Alan souligna brièvement les particularités de sa construction de façon à préparer son camarade au choc. Malgré cela, et même avec l’assistance de la lumière amicale de la lampe à acétylène, ce fut un homme blême et dégrisé qui se tenait près de Dundas à l’entrée de la dernière galerie. L’excitation d’Alan ne put cependant voiler l’amusement qu’il prenait à la stupéfaction de son ami.

 

– Dicky, mon vieux, si tu ajoutes le moindre mot au sujet de mon élégance vestimentaire d’aujourd’hui, j’écrirai un article décrivant comment tu as sauté en l’air quand les hurlements ont commencé.

 

Barry essuya son front moite et laissa échapper un puissant soupir.

 

– Tonnerre ! Dun, si j’avais su le genre d’endroit dans lequel tu m’entraînais, il t’aurait fallu trouver un autre conseiller médical.

 

Il avait été si démonté qu’il n’avait pas encore pris garde à son nouvel environnement. Et soudain, son regard, suivant celui de Dundas, tomba sur le « temple » et sur le groupe réaliste de statues sous le portique. De l’endroit où ils se tenaient, il était presque impossible de déceler si l’Art ou la Nature était responsable de ce trio peu conventionnel. Obéissant à son instinct, Barry se dirigea rapidement vers le temple, tirant Alan après lui.

 

– Grand Dieu, Alan ! dit-il, suffoqué, je croyais t’avoir entendu dire qu’il n’y en avait qu’une.

 

Alan gloussa devant la contenance pudique de son ami.

 

– Je regrette que ta modestie soit atteinte, Dicky, mais ta patiente est à l’intérieur. Les filles de ce portique sont ses anges gardiens. Elles ne sont pas, je l’avoue, du genre stéréotypé.

 

Il mit la main sur l’épaule de Barry et tous deux se dirigèrent vers les marches.

 

– Ces trois drôlesses sont un exemple de l’art d’une autre période de l’existence du monde, et si elles sont de fidèles reproductions de la nature, cela montre que la Nature n’a jamais pu améliorer la femelle de l’espèce.

 

– Ma parole, Dun, dit Barry, regardant de biais les formes féminines, je n’ai rien contre une belle chose, mais celles-ci sont plutôt surtitrées. Kitty approuverait difficilement que je fasse leur connaissance. Elles sont trop réalistes, même comme ornements… De quoi rougir.

 

– Elles représentent un peu plus que des ornements, Dick. Comme tout, dans cet endroit, elles ont été mises là dans un but précis. Je te montrerai pourquoi plus tard. Ne perdons plus de temps maintenant. Viens.

 

Il avança vers le rideau et l’écarta, faisant signe en même temps à Barry d’entrer. Lorsque le rideau retomba derrière eux, l’atmosphère de mystère qui dominait dans le « temple » les captiva tous deux. Ils se découvrirent mécaniquement, et quand Dundas guida Barry jusqu’au dôme de cristal, leur voix s’abaissa jusqu’au murmure. Debout près du dais scintillant, les yeux d’Alan passaient de la somptueuse forme étendue au visage de son ami. Il savait que le jugement plus calme et plus entraîné de Barry confirmerait ou anéantirait ses espoirs au premier regard. Avec une émotion sauvage de bonheur, donc, il vit le regard vide de Dick laisser place à l’ahurissement. Comme un homme perdu dans un rêve, il tomba à genoux, collant son visage au dôme transparent pour essayer de voir de plus près la forme gisant sur le divan. Durant quelques minutes, il resta sans mouvement. Puis, sans tourner la tête, il parla en un chuchotement plein d’étonnement.

 

– C’est vrai. Mon Dieu ! C’est vrai.

 

Un instant plus tard, il se leva vivement et saisit le bras d’Alan.

 

– Dun, tu avais raison.

 

Sa voix tremblait d’excitation.

 

– Jusqu’à ce moment, j’ai pensé que tu m’amenais à une tombe. Dun, comprends-tu ce que ça signifie ? Elle est vivante. Elle est vivante !

 

– J’en étais persuadé, Dick, dit Dundas avec calme, ses yeux allant du visage de son ami au divan. Je ne comprends rien à rien, sauf cela. Dick, crois-tu que nous pourrons…

 

La voix lui manqua, à cause de son anxiété, mais la question muette reflétée par ses yeux en disait plus que des paroles.

 

– Dieu seul sait ce qu’il y a derrière tout ça, Alan, répondit Barry sobrement. Si la vie a été maintenue dans ce corps aussi longtemps par quelque moyen merveilleux, alors, peut-être, par des moyens tout aussi merveilleux, elle peut être rappelée.

 

Il s’interrompit et se retourna vers le dais pour étudier la forme étendue avec des yeux attentifs. Puis il releva la tête.

 

– Dis-donc, mon vieux, je comprends pourquoi tu es si anxieux, mais, pour l’amour de Dieu, n’espère pas trop. Alan, trop de choses peuvent s’être détériorées depuis qu’elle gît là. Les drogues risquent d’être éventées. Il peut y avoir eu une limite dans le temps. Nous allons travailler dans le noir absolu.

 

Dundas secoua la tête.

 

– Je pense pourtant, Dick, qu’ils n’ont pas laissé la moindre chance à l’erreur. Tout repose sur nous, ou plutôt sur toi.

 

Barry resta silencieux un moment, puis se ressaisit.

 

– Montre-moi ce livre, Dun. Après tout, c’est sur lui que tout repose réellement.

 

Sans un mot, Alan le conduisit jusqu’au coffre : et, tirant le livre de son étui, il le plaça sur la table devant Barry. Puis il attira deux sièges. Pendant une demi-heure, ils restèrent assis en silence, Barry plongé dans les pages devant lui, et Alan le regardant sans un mot cependant que l’autre passait du livre au coffre. Il comparait à mesure chaque article avec les dessins, les maniant avec adresse et précision. Dick fut le premier à rompre le silence.

 

– As-tu minuté le sablier ?

 

Il avait lancé les mots sans regarder.

 

– Oui. Une heure et quinze minutes exactement.

 

Barry hocha la tête et s’empara de la seringue qui reposait sur la table devant lui pour l’examiner attentivement. Il la reposa bientôt et releva la tête soudainement.

 

– Quelque chose qui ne va pas ? demanda Alan, inquiet.

 

– Non, tout va bien, mais cette seringue est quelque chose de nouveau dans son genre. Je ne trouvais pas pourquoi, d’abord. Elle a l’air assez simple, mais as-tu remarqué ces valves ?

 

– Je ne saurais le dire, répondit Alan, jetant un coup d’œil à l’instrument.

 

– Eh bien, poursuivit Barry, dans une injection de cette sorte, il y a un risque d’injecter de l’air en même temps que le liquide, et ça peut jouer des tours pendables si ça arrive. Cette seringue est ainsi faite que le liquide peut passer, mais pas l’air. Ça simplifie les choses, pour moi. Non, Dun, mon vieux, ils ne prenaient pas de risques. Maintenant, regarde, qu’est-ce que tu tires de ça ?

 

Il en revint à une page du livre et le passa à Alan qui secoua la tête quand il la vit.

 

– Je n’y ai absolument rien compris quand je l’ai vue. C’est de l’hébreu, pour moi.

 

Barry prit un flacon de liquide incolore dans le coffre, et le compara au dessin de la page.

 

– Outre la couleur, ils ont donné aux flacons des formes différentes, pour qu’on ne puisse pas les confondre. Suis-moi bien. Tu vois, l’endroit où l’incision doit être pratiquée, comme le scalpel lui-même, doivent être frottés avec ce liquide. C’est une solution antiseptique, j’imagine. Tu vois, aussi, que les bandes elles-mêmes sont hermétiquement scellées. J’ai tout pigé, à présent. Tout est parfaitement simple, il n’y a qu’à gouverner tout droit, bien que je me demande pourquoi l’injection doit être faite dans l’artère et non pas dans la veine. De toute manière, c’est un cas où il faut suivre les instructions, quitte à ruiner le propriétaire. Je crois que nous ferions mieux de commencer tout de suite. Le seul problème, c’est la façon dont on ouvre ces flacons.

 

Il en prit un qui contenait le liquide vert. Il n’était pas clos par un bouchon quelconque. Le col large en avait été effilé jusqu’à un point, puis fondu, de telle sorte que l’évaporation était impossible ; la seule méthode, pour obtenir son contenu, serait de briser le col. Dick se leva pour aller chercher dans son sac une pince. Tenant le flacon fermement d’une main, il frappa légèrement le col avec la pince. Au troisième coup, le verre céda selon une ligne nette, à environ un centimètre du corps du flacon, comme cela était évidemment prévu. Alan avait observé l’opération d’un air soucieux. Un accident aux précieux récipients aurait été un désastre irréparable. Quand il vit le succès de l’expérience, il laissa fuser un soupir de soulagement.

 

– Boulot risqué, Dick, dit-il. J’étais sur des charbons ardents.

 

Barry était trop absorbé à renifler le contenu du flacon pour remarquer le commentaire.

 

– Qu’est-ce que ça sent ? demanda Dundas en observant le visage de Barry qui inhalait, les yeux fermés, puis fixait le plafond en quête d’une inspiration.

 

– Que je sois pendu si je le sais, répondit-il brièvement, puis, un moment plus tard : cela ne ressemble à rien que j’aie déjà senti. Je crois que je ferais mieux de mettre un bouchon jusqu’à ce que nous en ayons besoin. J’ai l’impression que c’est plutôt volatil.

 

Il enfonça dans l’ouverture du flacon un tampon serré de coton et revint au coffre.

 

– Maintenant, Dun, nous allons enlever cette boîte de verre. Je suppose que ce levier sert à la maintenir en place…

 

Ils s’avancèrent vers le dôme de cristal.

 

– Ça n’aurait aucun sens, de la maintenir, s’ils laissaient la clef dans la serrure. Je pense que le levier a une autre fonction. De toute façon, on y va.

 

Il s’agenouilla, saisit la poignée d’une main ferme et tira vers lui. Le mouvement fut suivi immédiatement par un sifflement bruyant, comme si de la vapeur s’échappait, qui s’évanouit en quelques secondes. Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre en silence un moment.

 

– Qu’est-ce que c’était, Dun ? demanda Barry, perplexe.

 

Alan se releva et regarda à travers le dôme.

 

– Ça ne pouvait être qu’une chose, Dick. On avait fait le vide sous le couvercle, et le levier a permis à l’air de pénétrer.

 

– Le vide, mon œil, dit Barry dédaigneusement. Quoi ! la pression extérieure aurait écrasé ce verre en poussière, il est mince comme du papier.

 

Dundas secoua la tête.

 

– Tu te trompes, Dick. Ce n’est pas du verre… du moins pas du genre que nous connaissons ; il est plus solide que de l’acier. La pression a dû être terrible, mais elle a aidé à maintenir le couvercle fixé sur l’anneau. Je suis sûr que nous pourrons maintenant le déplacer aisément. Prends les deux autres poignées.

 

Barry obéit et, au signal d’Alan, ils soulevèrent ensemble. Le grand dôme s’enleva avec une facilité surprenante. S’il avait été constitué de papier, il n’aurait pas été plus léger. Ils s’attendaient à ce que seul le verre soit amovible, et que l’anneau de métal de trente centimètres reste assujetti au dallage ; ils découvrirent avec surprise que le couvercle, d’une seule pièce, se trouvait simplement encastré dans un sillon circulaire entourant le divan. Soulevant délicatement le tout, pour ne pas blesser la forme immobile, ils l’emportèrent assez loin pour le déposer sur le plancher. Puis, la même impulsion les guidant, ils se hâtèrent de revenir vers le divan. Debout chacun d’un côté, ils se penchèrent. Guidée par l’instinct professionnel, la main de Barry saisit le poignet qui reposait à côté d’elle. Il le tint un moment, puis rompit le silence contraint.

 

– Pas trace de pouls, Alan. Mais je ne m’y attendais pas, dit-il d’une voix basse. Regarde.

 

Il souleva doucement la main ouverte.

 

– Les articulations sont aussi flexibles que si elle dormait. Passe-moi mon sac, veux-tu.

 

Quand Dundas revint vers le divan, Barry venait de refermer une paupière qu’il avait soulevée.

 

– Dick, tu ne feras rien de plus que la routine prévue, n’est-ce pas ? dit Alan gravement en lui tendant le sac.

 

– Sur mon honneur, Dun, je ne prendrai pas le plus petit risque. Je ne voulais que ceci.

 

Il ouvrait le sac tout en parlant et en tira un stéthoscope dont il fixa les écouteurs à ses oreilles. Agenouillé, il posa l’instrument sur le cœur et resta immobile. Enfin il se redressa et secoua la tête pensivement.

 

– Inutile que j’essaie de rendre compte de quoi que ce soit dans ces conditions, car je suis absolument dans le noir. La seule chose à faire, c’est de continuer selon les instructions.

 

Dundas, en proie à une anxiété aiguë, hocha la tête sans parler. Il obéit aux directives de Barry mécaniquement et l’aida à amener une table près du divan. Puis ils disposèrent le contenu du coffre sur celle-ci dans l’ordre où il serait utilisé. Dick considéra d’un air chagrin la main tremblante d’Alan qui voulait ouvrir le flacon contenant l’antiseptique.

 

– Il vaut mieux me laisser faire, Dun, si tu ne peux pas te maîtriser. Grand Dieu, mon vieux ! J’ai besoin d’aide. Vas-tu me laisser en plan ?

 

Il y avait dans sa voix une intonation calculée qui piqua Alan au vif. Celui-ci se ressaisit.

 

– Dick, je ferai tout mon possible, mais je ne suis pas de bois. Dois-je rester ? Cela me paraît sacrilège.

 

L’intérêt professionnel avait refoulé en Barry tout autre sentiment, maintenant que le moment d’agir était venu. L’entraînement intensif de son métier le soutenait. Cerveau et nerfs avaient soumis œil et main à leur discipline. Il se mit en devoir de stériliser, avec un sang-froid parfait, les instruments et l’endroit du bras où il devait opérer.

 

Rien dans son comportement n’indiquait l’excitation intense qu’il ressentait.

 

– Écoute-moi, Alan. Je peux y arriver sans ton aide, mais ce serait prendre des risques inutiles. Tu n’as pas besoin de regarder si tu préfères, mais tu dois rester là pour le cas où j’aurais besoin de toi.

 

Tout en parlant, il remplissait la seringue du liquide émeraude et la tendait à Dundas.

 

– Maintenant, tiens-moi ça, et au moment où je te le demanderai, mets la moi la dans main.

 

Il se détourna et s’agenouilla à côté du divan, saisissant du même mouvement la lancette scintillante sur la table.

 

Alan détourna les yeux et regarda sans ciller le rideau de l’entrée, essayant de fixer son attention sur les entrelacs du dessin. Le silence était si intense qu’il pouvait nettement entendre battre son propre cœur.

 

– Maintenant, Dun ! La seringue ! lança la voix sèche de Barry.

 

Alan, aussitôt, la déposa dans la main tendue. Nouveau silence, puis Dick se remit sur pieds.

 

– L’heure exacte, Alan ? demanda-t-il.

 

– Quatre heures dix, répondit Dundas, disposant sa montre sur la table.

 

– Bien, jusqu’à présent, ça va. Nous n’avons plus qu’à attendre cinq heures vingt-cinq pour la suivante. Mon vieux, ça va être une attente pénible… une heure et quart.

 

Alan ne tenait pas en place.

 

– Il n’y a maintenant plus de raison pour que tu ne regardes pas, si tu le veux, mon vieux ; j’ai recouvert la plaie d’un bandage.

 

Dundas revint près du divan et regarda, ses yeux reflétant son émotion. Il ressentait une vague impression de surprise à constater que rien ne s’apercevait encore sur le visage calme reposant sur les coussins. Barry n’eut aucune peine à comprendre ce regard.

 

– Ne sois pas trop désappointé, dit-il d’un ton rassurant. Je ne m’attends pas à un changement avant la prochaine injection. Nous devons nous y résigner.

 

Puis, après un essai avec le stéthoscope, il poursuivit :

 

– As-tu remarqué, Alan, qu’il n’y avait pas la moindre trace d’hémorragie ? Ce fait ne peut pas te frapper, car tu n’y connais rien, mais il m’aide à rassembler mes idées sur la question.

 

– Les détails ne m’inquiètent pas beaucoup, Dick, répondit Dundas. La clef de tout repose sur le résultat de ton travail. J’aimerais bien savoir comment les choses vont s’arranger. C’est l’attente qui fait mal.

 

Il se jeta dans un siège proche et tambourina nerveusement avec ses doigts. Barry, pour le distraire de ses pensées, commença à le questionner sur ses aventures depuis le début. Il avait le temps à présent de remarquer la beauté exquise de la décoration intérieure et parvint à entraîner Alan dans un examen plus approfondi de leur environnement. Quand ils en arrivèrent à l’étrange tableau de bord proche de l’entrée, la main de Dick s’avança impulsivement, pour être retenue en hâte par Dundas.

 

– Dick, pour l’amour de Dieu, ne touche à rien de tout ce sur quoi tu pourrais tomber. Tu ne sais jamais quel genre d’enfer tu peux déchaîner, ici. Tout l’endroit est une masse de machinerie diabolique.

 

En quelques phrases, il conta son intervention dans la galerie des techniques. Barry, convenablement impressionné, s’éloigna des boutons trop attirants et, quand il eut fini de les examiner rapidement, il écouta avec un intérêt haletant l’histoire de l’ouverture du « temple ».

 

Puis tous deux discutèrent, à voix basse, du parti à adopter en cas de succès. Enfin Barry admit, avec quelques doutes cependant, que l’idée d’Alan – laisser les événements se dessiner d’eux-mêmes – était la meilleure politique à suivre. Durant le dernier quart d’heure, à peine s’ils échangèrent un mot. Barry s’occupait à préparer la dernière injection ; Alan, pour passer le temps, disposait le lait et les autres aliments sous la direction de son ami.

 

Enfin, la grande aiguille de la montre indiqua que le moment était venu. Sans hésitation, Dick se remit au travail. Malgré sa répugnance, Dundas observa la fin de l’opération, d’un regard fasciné. Ce fut terminé en quelques minutes, et le bandage bien ajusté par des doigts habiles et fermes.

 

– Maintenant, dit Barry, si notre croyance a quelque fondement, nous le saurons très vite.

 

Debout de chaque côté du divan, tous deux observaient, leur cœur battant rapidement. Les minutes succédèrent aux minutes. Une fois, Alan regarda Barry et vit ses yeux fixés avec attention sur le visage de la femme. Ses lèvres étaient serrées en une ligne droite, et il y avait dans son regard une grande concentration. De nouveau, le long silence tendu. Et soudain, une exclamation sourde s’échappa des lèvres du médecin. Un moment après, il s’inclinait, le stéthoscope dans la main. Puis il se redressa.

 

– Dieu, Dun ! martela-t-il, pas de doute, à présent… les pulsations sont nettes. Observe bien !

 

Tremblants d’excitation, ils se penchèrent plus près. À ce moment, les lèvres pâles s’écartèrent légèrement, montrant l’éclat des dents, blanches comme du lait ; à peine audible, un bruit de respiration troubla le silence, accompagné d’un mouvement distinct, quoique léger, du tissu sur la poitrine. Les deux hommes demeuraient pétrifiés. Sous leurs yeux ahuris, un miracle prenait place. Aussi lentement que l’aurore, un léger flux de couleur s’étendait sur les joues pâles, en même temps qu’une nuance plus sombre sur l’arc parfait des lèvres. Mais avec cet afflux rose survint quelque chose de plus qui faisait penser à un voile écarté soudainement des traits pâlis. C’était comme si une âme venait de découvrir un havre. Après le premier soupir, ce fut une respiration lente, régulière, et le sein gonflé, sous la robe qui le moulait, se souleva doucement à l’unisson. Aussi belle qu’elle parût auparavant – ils s’en rendaient compte maintenant que le flux de la vie battait dans ses veines – la femme sur laquelle ils avaient jeté les yeux n’était que l’ombre de celle qui sous le regard, s’épanouissait comme une fleur somptueuse.

 

Dundas effleura Barry de la main et chuchota :

 

– Dick… nous ne devrions pas rester si près. Cela pourrait l’effrayer, si elle ouvre les yeux brusquement.

 

Avec un hochement de tête, Barry acquiesça et tous deux reculèrent silencieusement et restèrent ensemble à quelque distance.

 

– Ce n’est plus qu’une question de minutes maintenant, Alan, à la vitesse à laquelle ces drogues agissent. Bon Dieu ! Quelle merveille !

 

Ainsi parlait Barry, en un chuchotement retenu. Il ne se rendait pas compte, fasciné par le spectacle, que Dundas lui serrait le bras comme dans un étau et que l’empreinte de ses doigts subsisterait plusieurs jours.

 

– Regarde, Dick ! murmura ce dernier. Regarde ! La main !

 

Comme il parlait, la main blanche s’étirait et retombait enfin sur la cascade dorée de la chevelure. Un moment plus tard, vint un soupir plus profond que le précédent, puis la tête se tourna légèrement sur le coussin. Nouveau soupir, semblable à la première exhalaison d’un enfant ; les longs cils tremblèrent et les paupières pâles frémirent très légèrement, puis… Le cri d’extase qui montait aux lèvres d’Alan fut arrêté par la main preste de Barry. Lentement, les yeux s’ouvrirent, d’un gris somptueux, profond… puis se refermèrent, et se rouvrirent encore. Il sembla aux deux observateurs, comme l’éveil de la conscience éclairait ses yeux, que ce moment durerait toujours. Puis, elle leur parut s’adapter à la réalité extérieure en un éclair. La main blanche s’éleva jusqu’au front, elle leva la tête et regarda tout autour d’elle, et, ce faisant, ses yeux tombèrent sur les deux hommes silencieux. Un léger cri échappa de ses lèvres et elle se dressa à demi sur un coude, les considérant avec un immense étonnement, mais sans la moindre trace de crainte. Ils restèrent ainsi un bref instant. Aucun des deux hommes ne savait que dire ni que faire ; la femme paraissait incapable, pour l’instant, de saisir le sens de leur présence. Et soudain la compréhension monta jusqu’aux doux yeux brillants. D’un mouvement rapide et gracieux, elle rejeta loin d’elle la couverture et s’assit sur le bord du divan, sans qu’un seul instant son regard les abandonnât. Un moment, elle demeura ainsi, puis, comme si la mémoire lui revenait tout d’un coup, elle ouvrit sa main fermée et observa, longuement et passionnément, la tache brune dans la paume rose.

 

Délivré pour l’instant de l’intensité de son regard, Barry murmura, frénétique :

 

– Pour l’amour de Dieu, Dun, parle-lui ; dis quelque chose, fais quelque chose !

 

Alan se ressaisit avec effort et fit un ou deux pas en avant, les mains tendues. Comment eut-il la force de contrôler sa voix, il ne le sut jamais, mais il y parvint et dit calmement :

 

– N’ayez pas peur de nous, je vous en prie ; nous sommes des amis, et nous voudrions vous aider.

 

Au son de sa voix, elle releva les yeux et regarda ses mains tendues ; puis elle le dévisagea, droit dans les yeux, et de nouveau son regard revint à la tache sombre de sa paume. Très lentement, elle se leva et regarda tout autour d’elle. Ses yeux balayèrent la pièce d’un bout à l’autre et s’arrêtèrent enfin à la table, près du divan, et à l’étalage de flacons et d’instruments. Comme si elle devinait leur but, elle examina son bras bandé – elle ne l’avait pas remarqué jusqu’alors – et tâta le bandage d’un doigt inquiet. Sans prendre la main offerte, elle dépassa Dundas lentement et se dirigea à travers la pièce vers l’endroit où était situé le tableau de bord. Les deux hommes s’écartèrent à son passage ; ils surveillèrent ses mouvements avec anxiété. Mais ils ne pouvaient pas ne pas constater l’allure royale et gracieuse de la femme en marche. Selon un ordre visiblement défini, elle effleura plusieurs boutons les uns après les autres. Une fois, en réponse, la profonde note musicale d’une cloche résonna.

 

Une parfaite maîtrise de soi ne donna pas le moindre indice quant au résultat, attendu ou inattendu d’elle. Sans plus d’hésitation, elle pivota et, traversant la chambre, elle s’immobilisa devant une des armoires qui avait défié tous les efforts d’Alan pour l’ouvrir. En un instant, sous la pression d’un de ses doigts, le devant ciselé glissa et s’abattit, exposant des alvéoles dans lesquels étaient disposés en grand nombre de cadrans, chacun avec une aiguille et entouré d’hiéroglyphes. Elle les étudia quelques instants attentivement et, pour la première fois, elle montra les signes d’une violente émotion. Ce qu’elle avait appris de cette armoire, la troublait profondément. En se retournant vers les deux hommes, qui l’observaient, immobiles, en silence, son visage montrait une expression d’ahurissement et d’incrédulité. Sans cesse, comme pour se convaincre, elle laissait aller ses regards du groupe de cadrans de l’armoire au visage des hommes.

 

– Que penses-tu de cela, Dun ? Murmura Barry ardemment.

 

– Il me semble que cette série d’horloges lui a appris le temps pendant lequel elle a dormi répondit Alan sans tourner la tête. Si oui, il n’est pas étonnant qu’elle soit ahurie. Dick, je vais essayer de lui parler encore.

 

Comme si elle comprenait ce que les deux hommes se disaient, elle quitta l’armoire et s’avança lentement vers eux. Tout en approchant elle reprenait le contrôle total de ses émotions. Il n’y avait pas la moindre trace d’appréhension sur son visage. Ses graves yeux gris allaient de l’un à l’autre, pleins d’intérêt et de curiosité. Alan fit un pas à sa rencontre, et Barry ne put s’empêcher de reconnaître à quel point il avait bonne allure avec ses épaules carrées et sa belle silhouette athlétique.

 

– Par Dieu ! pensa-t-il, Dun est en pleine forme. Je ne sais pas à quelle sorte d’homme elle est habituée, mais elle se trouve maintenant devant l’un des meilleurs spécimens de notre espèce.

 

À un pas l’un de l’autre, l’homme et la femme s’arrêtèrent, et Barry observa la rencontre avec une grande délectation. Un moment, ils se dévisagèrent l’un l’autre sérieusement, puis un lent et doux sourire monta aux lèvres de la femme, qui instantanément amena un sourire en réponse chez Alan, dont la main s’avança impulsivement. Cette fois-ci, il n’y eut aucune hésitation, car sa main à elle serra celle de l’homme franchement. Et ils demeurèrent ainsi quelques secondes, se regardant tous deux dans les yeux, mais sans échanger le moindre mot. Puis, comme avec regret, leurs mains se séparèrent ; au-delà de lui, elle jeta un regard à Barry qui se tenait à l’écart, un sourire amusé et intéressé sur le visage.

 

Tout s’immobilisa un moment ; et Dundas prit la situation en mains. Se tournant vers Dick et le désignant d’un geste, il dit, lentement et distinctement :

 

– Richard Barry.

 

Sans la moindre hésitation, elle répéta le nom doucement, et avançant vers lui, elle tendit la main à Dick qui la saisit aussitôt. Puis elle se retourna et regarda d’un air interrogateur Alan. En quelques pas, il fut près d’elle et, se désignant lui-même, articula son propre nom. Ceci, aussi, elle le répéta, non pas une seule fois, mais plusieurs, et, à l’oreille charmée d’Alan, jamais voix humaine ne fut plus parfaite.

 

– Dun, dit Dick avec un rire bref, c’est toi qui gagnes… Je ne suis qu’au second plan. Mes félicitations.

 

Le visage d’Alan vira au cramoisi.

 

– La ferme, âne bâté ! répondit-il sauvagement.

 

Mais Dick, protégé par la présence de la femme qui se tenait entre eux, poursuivit :

 

– Nul besoin de soie bleue lacée d’or, mon vieux. Pourtant, ne penses-tu pas qu’il serait poli d’offrir à la dame quelque rafraîchissement ?

 

Tout en grommelant des menaces de vengeance, Alan se dirigea vers la table et emplit un verre de lait. La femme observait chacun de ses mouvements très attentivement et vit immédiatement son intention. Lorsqu’il lui tendit le verre, elle s’approche sans la plus petite hésitation et le lui prit des mains. Puis elle éleva le verre à ses lèvres et but la plus grande partie de son contenu avant de le reposer, en secouant la tête négativement lorsqu’il offrit de le remplir à nouveau.

 

Les deux hommes attendaient son prochain geste avec un grand intérêt. Un bon moment, elle resta à côté de la table, plongée dans ses pensées. Puis son regard alla de l’un à l’autre, comme si elle venait de prendre une résolution. Elle prit position près d’un siège, regarda Dick et, l’appelant par son nom, lui fit signe de venir s’y installer. Obéissant, Dick répondit à son appel et à son évident désir de le voir assis. Alors, elle poussa un autre siège près du sien, en face, ignorant l’essai poli d’Alan pour l’aider. Quand elle l’eut placé à sa satisfaction, elle posa gentiment la main sur le bras d’Alan et l’attira vers le second siège, l’installant en face de Dick de telle sorte que leurs genoux se touchaient. Les deux hommes la regardèrent d’un air vacant, puis se considérèrent l’un l’autre.

 

– Qu’est-ce que c’est que ce jeu ? demanda Dick, quelque peu inquiet.

 

– Je n’en ai pas la moindre idée, répondit son copain. Je suis seulement certain qu’elle sait de quoi il est question. Et je suis prêt à la suivre aveuglément.

 

– Oh, bien, si tu es satisfait, il ne me reste plus qu’à l’être aussi, dit Barry d’un ton résigné.

 

Pendant qu’ils parlaient, la femme écoutait et, comme si elle comprenait leur perplexité, elle sourit d’un air rassurant. Puis elle se pencha et, prenant la main droite de Dick, elle la plaça dans la main gauche d’Alan ; puis elle joignit de la même manière les deux autres mains. La pression de ses doigts tendres fit frissonner Dundas, comme s’il avait touché un fil électrique dénudé.

 

– Ça m’a tout l’air d’un nouveau jeu de salon, Dun, dit Dick, ricanant devant la tête ahurie de son ami.

 

– Tiens-toi tranquille, Dick, et ne lâche pas mes mains. Il y a plus de choses dans ceci que nous ne pouvons le voir. À présent, qu’est-ce…

 

Pendant qu’il parlait, elle s’était placée derrière le siège de Barry, et l’avait attiré en arrière jusqu’à ce que son crâne repose sur le dossier du siège. Alors, elle émit quelques mots très doux et plaça ses mains jointes sur le front de Dick en regardant Alan dans les yeux.

 

– Ne bouge pas, Dick, dit Alan en un murmure. Laisse-la faire ce qu’elle veut.

 

Un instant plus tard, Alan vit un regard étrange luire dans les yeux de Barry.

 

– Qu’y a-t-il, Dick ? demanda-t-il en hâte.

 

Il sembla d’abord que l’autre essayait de répondre, mais avant qu’il puisse former les mots, ces yeux se fermèrent, et tout son corps se relâcha, Un instant, Alan faillit se lever, mais un rapide regard d’avertissement dans les yeux gris de la femme l’en détourna. Puis elle se mit à parler, regardant tout le temps Alan droit dans les yeux ; Alan écoutait, fasciné. Elle parlait avec lenteur, émettant les mots étranges d’une voix douce, liquide. Un instant plus tard, elle s’arrêta, et aussitôt Barry frissonna sous ses mains et se mit à parler. Sa voix était basse et monotone, mais très distincte.

 

– Alan Dundas, je vous parle par l’intermédiaire de votre ami, Richard Barry, et à travers lui vos pensées peuvent m’être connues. Répondrez-vous aux questions que je vous poserai ?

 

– J’y répondrai avec joie, dit Alan, instantanément.

 

Alors, à son grand étonnement, Barry, inconscient, dit quelques mots dans la même langue étrange qu’il avait entendu la femme employer. Elle lui sourit gentiment par-dessus la tête de Dick, et parla de nouveau. Et ainsi le dialogue se poursuivit à travers l’interprète inconscient.

 

– Qui a réussi à pénétrer dans la grande sphère ?

 

– C’est moi, mais je ne savais pas que c’était une sphère.

 

Il y eut un regard étonné sur son visage lorsqu’elle posa la question suivante.

 

– Pourquoi ne le saviez-vous pas ? Ne pouviez-vous pas la voir ?

 

– Non, l’endroit dans lequel nous sommes est enterré sous le sol. J’étais en train de creuser, et c’est ainsi que je l’ai découvert.

 

Elle fit une pause pour réfléchir, puis reprit :

 

– Avez-vous trouvé tout seul votre chemin jusqu’à mon lieu de repos, ou d’autres vous ont-ils aidé ?

 

– Tout seul. Je vis assez éloigné des autres et j’ai gardé le secret pour moi.

 

– Alors, qui, à part vous, connaît mon existence ?

 

– Une seule personne… Richard Barry, mon ami. Quand je suis parvenu à entrer ici, j’ai compris que je n’aurais pas les capacités nécessaires pour vous rappeler à la vie, aussi lui ai-je demandé son aide ; mais je lui ai fait jurer, d’abord, de garder le silence jusqu’à ce que je lui permette de parler de cette découverte. Sur ce point, nous vous obéirons.

 

Alan observait avec acuité le merveilleux visage devant lui tandis que Barry traduisait inconsciemment ses paroles ; il constata avec une grande joie que sa réponse lui faisait visiblement plaisir. Le sourire éblouissant qu’il reçut, le récompensait pour son dur travail et tous les risques encourus.

 

– Pour ceci, je vous remercie, Alan Dundas. Dites-moi, maintenant, y a-t-il beaucoup d’habitants sur la terre ?

 

– Des centaines de millions. Combien, je ne le sais pas, mais le monde est très peuplé.

 

– Pouvez-vous me dire le temps que représente l’histoire de la race humaine ?

 

– Grossièrement, nous avons de bons documents pour deux mille cinq cents ans. Au-delà, nous avons de vagues connaissances sur une période de trois ou quatre mille ans encore.

 

Cette réponse parut l’intéresser au plus haut point, car il s’écoula quelque temps avant qu’elle ne reprenne la parole.

 

– Ce que vous me dites me cause beaucoup de peine, car vous me confirmez un immense cataclysme survenu voici très longtemps. Mais je vous en reparlerai. Désirez-vous être mon ami ?

 

– Certes, oui !

 

Il n’y avait pas le moindre doute quant à la sincérité de sa réponse.

 

– Dites-moi alors si vous pouvez garder le secret sur mon existence jusqu’à ce que je veuille la révéler.

 

– Non seulement je le peux, mais je le ferai. Et je répondrai de Richard Barry comme de moi-même.

 

– Alors, Alan Dundas, tel est mon désir. Mieux, je tiens à rester inconnue jusqu’à ce que je puisse parler votre propre langage. Emploie-t-on plus d’une langue dans le monde ?

 

– Il existe de très nombreux langages, mais celui que je parle est le plus largement utilisé. Et je vous l’enseignerai avec joie.

 

– Je vous fais donc confiance, car je sais bien que je le puis. Jusqu’à ce que vous m’ayez appris à parler votre langue, je resterai ici. Je vous dirai pourquoi plus tard. Il y a beaucoup de choses que je dois apprendre, aussi, avant de pouvoir aller parmi les gens de votre monde. Ces choses, il faudra que vous me les appreniez.

 

– Tout ce en quoi je pourrai vous aider, je le ferai avec joie, dit Alan du fond du cœur.

 

Un nouveau sourire fut sa récompense.

 

– Maintenant, je dois rappeler votre ami à lui-même ; il n’est pas bon de le tenir ainsi.

 

– Attendez, dit Dundas ardemment. Vous ne m’avez pas dit de quel nom vous appeler.

 

– Je m’appelle « Hiéranie ». Ce nom signifie « La Fleur de la Vie ».

 

Alan répéta le nom avec douceur, et elle acquiesça à chaque répétition avec un léger sourire amusé.

 

– En vérité, un nom de fleur vous va tout à fait bien, se hasarda-t-il à dire.

 

Ses yeux défièrent les siens par-dessus la tête de Barry.

 

– Mais il y a bien des sortes de fleurs.

 

– Mais aucune aussi belle que la fleur de la vie, s’enhardit-il à conclure, le cœur battant.

 

Une lente rougeur monta à ses joues et Barry frémit nerveusement sous les mains. Pour la première fois, elle abaissa les yeux légèrement :

 

– Voyez, nous imposons une trop grande tension à votre ami.

 

Elle déplaça un peu ses mains.

 

– Un moment encore. Vous ne m’avez parlé de votre nourriture. Il faut que j’arrange cela.

 

– Il est inutile de vous en inquiéter. Il y a ici des aliments et tout ce dont je pourrais avoir besoin pour bien des années.

 

– Est-ce que Richard Barry pourra revenir vous voir et m’aider à vous apprendre ce qu’il faut ?

 

Elle devina ses pensées.

 

– Oui, il peut venir, mais je ne vous reparlerai pas avant que vous ne m’ayez appris comment le faire. Maintenant, il faut nous arrêter. Avant cela, pourtant, dites-moi s’il fait jour ou nuit ?

 

– Le jour s’achève à peine.

 

– Vous allez rapporter à Richard Barry tout ce que nous venons de nous dire. Après quoi vous me laisserez ici et reviendrez au petit matin, n’est-ce pas ?

 

– Je ferai selon votre volonté, mais je ne crois pas que je dirai tout à Richard Barry. J’en omettrai une petite partie.

 

Il y avait dans ses yeux une lueur qu’elle ne pouvait manquer d’interpréter.

 

– Si vous avez dit des absurdités, je ne pense pas que votre ami tienne à les entendre.

 

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle ôta ses mains du front de Dick, puis, tournant rapidement autour du siège, elle sépara leurs mains unies.

 

Presque immédiatement Dick, qui s’était affaissé sur son fauteuil, ouvrit des yeux encore voilés et ensommeillés ; il jeta un coup d’œil interrogateur à Alan qui restait assis, souriant, devant lui.

 

– Qu’est-il arrivé, Dun ? Je me sens comme drogué.

 

Il appuya ses deux mains sur ses yeux. Hiéranie, debout près de lui, lui effleura le front des doigts et, un instant plus tard, il se redressait, ses regards allant de l’un à l’autre en quête d’une réponse à sa perplexité.

 

– Je n’avais jamais vu une chose pareille, Dick ; tu as été mesmérisé et, à travers toi, j’ai pu entendre les désirs d’Hiéranie.

 

– Mesmérisé ! Que je sois pendu…

 

Il se leva.

 

– Mais, si la conversation n’a pas été absolument confidentielle, j’aimerais savoir ce que j’ai bien pu dire.

 

– Pas besoin de te mettre en rogne, Dick, rétorqua son ami sans se déconcerter. Je ne savais pas ce qui allait se passer, mais même si je l’avais su, je ne t’aurais pas averti. C’était intéressant au plus haut point.

 

Et il se mit en demeure de faire à Dick, redevenu calme, un résumé de la conversation dont il avait été involontairement l’interprète. Pendant qu’ils parlaient, Hiéranie était retournée à son divan ; assise au pied, elle observait les deux hommes d’un air grave. Avec des gestes révélant une totale absence de gêne, elle rejeta la cascade scintillant de sa chevelure par-dessus ses épaules. De se doigts habiles, elle les tordit en deux tresses, grosses comme le bras, et qui dévalaient jusqu’au dessous de sa taille. Aux yeux d’Alan, qui ne pouvait écarter les yeux d’un tableau si fascinant, c’était comme si elle avait tressé une partie d’elle-même en un filet d’or ; et, au grand dégoût de Barry, la narration devint presque incohérente.

 

– Il me semble, Alan, que je ne suis pas le seul à avoir été mesmérisé, mon garçon, dit-il d’un ton irrité. Continue ! Que s’est-il passé ensuite, après la révélation de son nom Hiéranie ?

 

– Oh, pas grand-chose de plus, si ce n’est qu’elle désire nous voir partir et rester seule jusqu’à demain matin. Dick, n’est-ce pas merveilleux ?

 

– Pas si merveilleux que ton comportement ; tu es positivement subjugué. Lui as-tu demandé comment fonctionne cette histoire d’animation suspendue, ou la nature de ces drogues ?

 

– Oh, nous le saurons un jour ou l’autre, vieux déterreur de cadavres ! Dick, je vais lui apprendre à parler anglais. Pense un peu !…

 

– Maman ! Eh bien, si ton langage présent est un spécimen de ce que tu vas lui enseigner, elle aura un vocabulaire éblouissant. Lui as-tu parlé de nourriture ?

 

– Bien sûr. Elle dit qu’elle en a suffisamment pour des années.

 

– J’aimerais y jeter un coup d’œil, dit Barry dont la curiosité professionnelle avait rejeté dans l’ombre tout autre intérêt.

 

Tous deux s’avancèrent vers la table pour mettre les choses en ordre, et Barry, résolu à marquer au moins un point, ouvrit un petit pot de viande concentrée et le montra à Hiéranie qui observait leurs gestes avec curiosité. Elle le lui prit des mains et l’examina avec beaucoup d’intérêt ; puis elle le remit sur la table et s’en alla vers l’un des grands coffres. L’ouvrant sans difficulté, elle en sortit un petit flacon contenant environ une douzaine de losanges blancs. Elle en fit tomber deux ou trois sur la table et, en saisissant un, elle le plaça dans sa bouche. Les deux hommes hésitèrent un instant, mais Hiéranie, en prenant deux autres entre ses doigts délicats, les leur tendit et en mit un dans la main de chacun d’eux. Alan porta le sien immédiatement à sa bouche, mais Barry, curieux, examina l’autre et leva les yeux.

 

– Quel goût ça a-t-il, Dun ?

 

– Peux pas dire… un peu salé. Essaie le tien.

 

– Je crois que j’aimerais l’analyser, répondit Barry. C’est peut-être un repas complet.

 

– Je l’espère, dans ce cas. Je n’ai rien avalé depuis ce matin, et même plusieurs jours, dirait-on. Parlons un peu de mon comportement. As-tu coutume d’analyser les rafraîchissements offerts par ton hôtesse ?

 

Dick gloussa.

 

– Je suis un homme marié, Dun, mais je vais m’y risquer. J’aimerais bien posséder ta foi simple.

 

Et il suivit l’exemple d’Alan, mettant le losange dans sa bouche.

 

– Maintenant, Alan, mon garçon, il est sept heures trente, nous ferions bien de souhaiter une bonne nuit à Madame ou Mademoiselle Hiéranie. Je me demande si sa blessure va bien…

 

Il désigna le bandage d’un air interrogateur. Hiéranie le tâta légèrement et secoua la tête avec un sourire. Barry fit claquer le fermoir de son sac et prit son chapeau ; Alan, ne trouvant plus d’excuse pour s’attarder, suivit son exemple. Hiéranie devina leur intention et les accompagna vers le rideau de l’entrée. Alan souleva le rideau pour la laisser passer sous le portique, d’où elle se dirigea vers l’endroit, devant le siège, où Dundas avait découvert le bouton dissimulé. Elle se pencha et examina le lieu un moment, puis regarda Dundas en souriant.

 

– Tu as eu une sacrée chance de trouver le point exact, observa Dick.

 

– Pas de la chance, mon vieux…, de la cervelle. Hiéranie le sait, elle.

 

Comme pour confirmer son jugement, elle se redressa et lui tendit la main, accompagnant le geste de quelques mots doux et caressants ; ils firent battre le cœur d’Alan lorsqu’il saisit les doigts tendus.

 

– Écoute, Dun, je ne vais pas rester ici toute la nuit pendant que tu lui apprends ton anglais de nourrice. Kitty s’inquiéterait à mort.

 

Et Dick se tourna pour marcher vers l’antichambre. Hiéranie l’appela doucement par son nom et il s’arrêta ; leur faisant signe de la suivre, elle les guida, non pas vers l’antichambre, mais, en contournant le « temple », vers les grandes portes translucides qui menaient au vestibule. Ils suivaient en silence. Parvenue devant les portes closes, Hiéranie se pencha et appuya du doigt un point du dallage de mosaïque, près du mur ; aussitôt les grands vantaux s’écartèrent en silence. Ce mouvement révéla le rideau métallique qui avait broyé les espoirs d’Alan d’entrer par ce moyen et, du même coup, son pont en planche grâce auquel il avait cru pouvoir franchir la trappe qui s’ouvrait devant les portes. Le regard lancé par Hiéranie à Alan montrait qu’elle comprenait très exactement ce qui était arrivé. Sans être déconcertée du tout, elle franchit le seuil et appuya de nouveau sur le dallage, de l’autre côté ; avec un grondement profond, le rideau remonta, ouvrant enfin la voie directe du vestibule.

 

– Par Dieu, Dun ! Je ne m’étonne plus que tu m’aies dit que l’endroit était bourré de machinerie. Ceci nous évite un long chemin, encore que j’aurais aimé jeter un coup d’œil de plus à cette galerie d’art.

 

Il fit un pas en avant, mais Alan le retint.

 

– Bouge pas, Dick ! Attention, c’est mortel !

 

Dick recula et regarda Dundas puis Hiéranie en levant les sourcils. Cette dernière, avait parfaitement saisi le geste d’Alan ; elle s’arrêta un instant dans l’embrasure et manipula de ses doigts précis une partie du moulage du chambranle. Puis, sans la moindre hésitation, elle franchit le seuil et se tint droite sur la trappe elle-même, qui resta aussi ferme que le dallage environnant. En quelques mots, Alan mit Dick au courant du danger dissimulé qui s’ouvrait sous leurs pieds, et Barry lui offrit en échange, avec concision, son opinion sarcastique sur les lieux et leur construction.

 

Tous trois s’arrêtèrent encore au bas de l’escalier, et Alan avec un soupir comprit qu’à présent il devait quitter Hiéranie des yeux, pour l’instant du moins. Avec ses deux portes ouvertes, le vestibule était inondé de lumière, et c’était bien là un décor digne de sa beauté royale. Dick prit les devants, car il se doutait que, s’il se fiait à Alan, cet homme ébloui s’attarderait indéfiniment. Aussi, s’inclinant devant Hiéranie, il lui tendit la main, lui souhaitant une bonne nuit et commença à gravir l’escalier. Alan attendit qu’il soit à mi-chemin, puis saisit la main avec tendresse et murmura :

 

– Bonne nuit, Hiéranie bien-aimée !

 

Ce langage universel, qui n’a ni paroles ni écriture, en disait plus que des mots ou des actes, car Hiéranie répondit d’une même voix basse en imitant ses paroles :

 

– Bonne nuit, Dundas bien-aimé !

 

Alan savait que les mots n’étaient que des mots pour elle, mais en lui-même il fit le vœu passionné de lui en apprendre, tôt ou tard, le sens pour les lui entendre prononcer en connaissance de cause. Pour l’instant, l’ombre lui suffisait à défaut de la substance elle-même. Alors, il pivota et suivit Dick, qui l’appelait avec impatience du palier supérieur.

 

CHAPITRE XVIII

 

Les deux hommes furent obligés de gravir l’escalier en spirale dans l’obscurité parce qu’Alan, l’esprit obnubilé par un sujet unique, avait oublié la lampe à acétylène, et, en conséquence, ce trajet pénible, long de toute manière, leur parut interminable.

 

Enfin, ils émergèrent, hors d’haleine, dans la nuit froide, peu attirante, d’un contraste aigu avec l’environnement merveilleux qu’ils venaient à peine de quitter. Ils n’échangèrent pas un mot en se dirigeant vers la ferme. Arrivés là, pendant qu’Alan allumait sa lampe, Dick se jeta sur le canapé d’osier et sortit sa pipe. Dundas ayant installé la lampe à sa satisfaction, s’ancra dans un fauteuil. Il saisit une pipe du râtelier sur le manteau de la cheminée. Un nuage de fumée environnait leurs têtes ; ils n’avaient ni l’un ni l’autre émis le moindre mot. Finalement, Alan rompit le silence par une interrogation :

 

– Et alors, Dick ?

 

Il s’écoula encore quelques minutes avant que Barry ne réponde.

 

– Je crois bien être éveillé, Dun. Je tiens pour acquis que je suis sain d’esprit, mais, je te le jure, j’en douterais presque si mes jambes ne me faisaient pas si mal d’avoir grimpé tout au long de ce tire-bouchon.

 

– Il m’a fallu longtemps pour vaincre cette sensation, dit Alan ; puis, après un silence : D’homme à homme, Dick, dis-moi ce que tu en penses.

 

Barry, songeur, jaugea Alan par-dessus fourneau de sa pipe avant de répondre.

 

– Sais-tu, Dun, que c’est en disant ce qu’on pense dans des circonstances anormales qu’on court le risque de perdre un copain, son meilleur copain, même. Je préférerais dormir là-dessus.

 

– Foutaises, mon vieux, lâche le paquet. Je ne suis pas un enfant de chœur et ce n’est pas là un sujet pour l’école maternelle.

 

Il sourit en voyant les rides qui sillonnaient le front de Barry.

 

– L’avocat général va maintenant plaider devant la Cour.

 

Dick sourit malgré lui.

 

– C’est égal, mon vieux, je ne me suis jamais trouvé embarqué dans une situation moins humoristique. As-tu envisagé toutes les conséquences ?

 

– Je n’ai rien fait d’autre depuis que j’ai posé le pied sur le plancher du vestibule. Dick, j’ai réussi à me persuader que j’étais un imbécile, et j’ai finalement conclu que la seule solution était de laisser les choses suivre leur propre cours. De toute manière, quoi qu’il arrive, nous sommes tenus au secret.

 

– D’un point de vue purement personnel, je ne regrette rien, dit Barry après réflexion. Raconter une histoire pareille de sang-froid, c’est vouloir s’attirer des réflexions sur mon état mental. D’un autre côté…

 

Il s’interrompit et regarda sans la voir la fumée bleue qui montait sur sa tête.

 

– Oui, d’un autre côté ?… demanda Alan.

 

– Il se pourrait, continua Barry lentement, que nous commettions contre la société la plus grande erreur, sinon le plus grand crime que le monde ait jamais connus.

 

– C’est une façon brutale d’exposer les faits, Dick, mais je dois admettre que quelque chose du même genre m’a frappé déjà, mais annoncer l’événement au monde à coups de trompe simplifierait-il les choses ? J’en doute.

 

Barry se dressa sur le canapé qui craqua sous son poids ; il gesticula avec sa pipe.

 

– Tonnerre, Dun, coupa-t-il, tu me demandes de parler d’homme à homme, et je le ferai. Mis à part Hiéranie, il y a assez de choses dans ces galeries pour lancer les nations à l’attaque. Même en partant de l’idée superficielle que nous en avons à présent, tu dois bien voir là en bas des possibilités de prendre le pouvoir qui rendraient l’individu ou la nation qui les posséderaient invincibles dans le monde. Et la suprématie absolue, d’un homme ou d’une nation est, pour le monde la pire des choses qui puisse arriver. Crois-tu un instant qu’un gouvernement permettrait à un individu de s’attribuer cette puissance ? Ou penses-tu que d’autres nations laisseraient un seul gouvernement la garder pour lui s’il y avait l’ombre d’une possibilité de la dérober ? Dun, il y a sous nos pieds assez d’ennuis potentiels ; pour faire de ta propriété le cœur d’une tempête, ou l’enfer lui-même.

 

– D’après ce que tu dis, Dick, le secret est la meilleure voie ? intervint Alan.

 

– Euh…, est-ce que ça l’est vraiment ? poursuivit Barry. Rappelle-toi le : il est inévitable que ça se sache un jour. Mais j’ai dit tout d’abord «Mis à part Hiéranie ». Dun, mon vieux, sans que cela reflète aucune hostilité à son égard, je crois qu’elle représente elle-même le plus grand danger.

 

Alan se mit à rire, égayé.

 

– Dick, mon vieux, sans que cela reflète aucune hostilité à ton égard, il y a des rats dans ta soupente, contrefit-il.

 

– Peut-être, répondit en riant Dick. Une affaire de ce genre est bien faite pour attirer cette sorte de rôdeurs, mais je ne suis pas aveugle, Dun Dieu sait que nul ne pourrait te blâmer… quiconque a jeté un regard sur elle…

 

Il parlait sobrement.

 

– J’ai entendu parler de ce don fatal qu’est la beauté. Un médecin est censé voir un malade et rien d’autre, mais quand je l’ai vue étendue là, sa pure beauté m’a presque coupé le souffle. Dieu merci, je suis solidement ancré, mais il y a des hommes qui te poignarderaient pour un mot d’elle.

 

– Là, je te crois, Dick, dit Alan avec une grimace, et il y a peu de choses que je ne ferais pour elle.

 

– C’est cela même, Dun, je comprends ; mais ce n’est pas tout. À en juger sur les apparences, elle est aussi douée mentalement qu’elle l’est physiquement, et si je ne me trompe, il n’y a rien dans ces galeries qu’elle ne comprenne. Pourquoi tient-elle à rester cachée ? Simplement pour acquérir les connaissances nécessaires pour agir sur notre monde et employer alors ses connaissances à ses propres fins. Dieu fasse que son but soit bienveillant…

 

Alan, les yeux mi-clos, écoutait Barry. Il garda le silence un moment.

 

– Même en admettant que tu dises vrai, Dick, nous ne pourrons rien changer à présent. Suppose que je t’accorde la permission de parler, si tu trouvais quelqu’un pour te croire, penses-tu que le cours des événements en serait altéré ? J’en doute. Nous avons perdu le contrôle de la situation au moment même où Hiéranie s’est dressée sur son divan. Non, Dick, discuter ne servirait à rien. Il ne nous reste qu’à continuer.

 

– Je ne peux pas croire qu’une créature aussi parfaitement belle agirait pour autre chose que le bien.

 

Barry soupira et tapota sa pipe pour en faire tomber la cendre.

 

– Je resterai en contact avec toi, Dun, et je ferai tout ce que je pourrai. De toute façon, je crève d’envie de revoir ces galeries.

 

– Grand Dieu, Dick ! dit Alan en sursautant tu dois crever de faim, aussi. Il te faut prendre quelque chose avant de partir.

 

Barry se mit à rire.

 

– Et toi-même, Alan ? Je croyais t’avoir entendu dire, quand nous avons goûté à ces losanges, que tu étais affamé…

 

Dundas s’immobilisa, l’étonnement se peignant sur son visage.

 

– Tiens ! c’est bizarre. Il est presque huit heures et demie et je n’ai rien avalé depuis ce matin. Avant de prendre ce losange, je me sentais le ventre creux, et maintenant… Eh bien, je me sens tout à fait bien, et tout à fait bien nourri. Je me demande…

 

– Mes symptômes, exactement, Dun, répliqua Dick, mais je me suis observé, et je t’ai observé, aussi. En des circonstances normales, tu te serais précipité sur la nourriture dès notre retour. Au contraire, tu t’es assis pour fumer. Il me semble que nous avons englouti tout un repas sous forme de pilules.

 

– Ce n’est qu’un détail, je pense, dit Alan qui fouillait dans son armoire. Je commence à accepter ce genre de choses comme parfaitement naturel. Par Dieu ! Dick, quel champ d’études s’étend devant nous !

 

Il disposa deux verres, une bouteille d’eau de Seltz et un carafon de liqueur sur la table.

 

– Puisque nous avons dîné, ceci est la seule forme d’hospitalité qui me reste.

 

– Oh, d’accord, une petite goutte et je file. J’ai promis à Walton que je ferais un saut jusqu’à l’hôpital quand je reviendrais.

 

– Ah ! ça me rappelle… dit Alan soudain. Je dois écrire un mot. Pourras-tu le mettre à la poste pour moi ? Ce ne sera pas long.

 

– Grouille-toi, mon vieux ; je ne pense pas que dix minutes de plus ou de moins se remarqueront, maintenant.

 

Et Barry reprit sa place sur le canapé, son verre à la main. Dundas chercha de quoi écrire dans un tiroir, et, durant quelques minutes, il griffonna laborieusement. C’était un soulagement pour lui, à la manière dont allaient les choses, il n’avait guère le temps de réfléchir à ce qu’il devait écrire. Dans son cœur, pourtant, une impression de malaise lui disait qu’il ne jouait pas vraiment le jeu. Toutefois, tel fut le mot que Barry mit bientôt dans sa poche pour le poster :

 

Chère Miss Seymour,

 

C’était très aimable à vous de penser à m’inviter pour dîner, et je suis plus que navré de n’être pas pour le présent le maître de mes mouvements. C’est, sans le moindre doute, de ma faute. Cependant, telles que se présentent les choses, je suis enchaîné à « Cootamundra », et il y a des chances pour que cela dure quelque temps encore. Le travail auquel je me suis attelé, quoique réussi, entraîne comme pénitence de devoir vivre en reclus absolu. J’espère que vous me pardonnerez mon refus, plus tard, il s’expliquera de lui-même. Si vous voyez par hasard le docteur Barry, il vous certifiera que je n’ai nulle intention d’entrer dans les Ordres.

 

Bien sincèrement à vous,

 

Alan Dundas.

 

Il cacheta la lettre sans la relire et la tendit à Barry.

 

– À propos, Dick, Bryce a aimablement répandu pour moi le bruit que j’étais en train d’étudier dur, pour rendre compte de mon absence de Glen Cairn. Il ne sait pas le plus petit détail sur ce qui est arrivé. Il l’a fait aveuglément, pour moi. J’espère que cela ne te gênera pas d’abonder dans ce sens si on te pose des questions…

 

Dick gloussa.

 

– Ce n’est pas seulement un bruit. Si quelqu’un peut se vanter d’étudier dur, c’est bien toi. Je pourrais même dire que tu as ouvert une école, mais je ne le ferai pas. Dun, je t’envie, c’est un fait. Je te demanderai pourtant de me laisser partager avec toi quand tu le pourras.

 

Alan l’accompagna jusqu’à sa voiture.

 

– Je t’attendrai chaque fois que tu auras l’occasion de passer. J’aimerais avoir quelqu’un avec qui parler de ces choses. Ceci, encore : demain, tu commanderas un choix d’alphabets pour enfants et de livres imagés de lectures enfantines, et tout ce que tu pourras trouver de cet ordre. Et fais-le moi expédier. Tu vois le genre de choses dont j’ai besoin. Si j’ouvre une école, autant m’y mettre convenablement.

 

Dick promit de faire de son mieux, et tous deux se serrèrent la main.

 

– Dieu fasse que nous ne nous lancions pas dans quelque aventure que nous regretterions par la suite, Dun, dit Barry sans emphase, et pour toi spécialement, j’espère que les choses s’arrangeront. Je ne suis pas du genre à croasser, mais nous prenons des risques diablement grands. Bonne nuit, mon vieux.

 

– Bonne nuit, Dick. Rappelle-moi au bon souvenir de Kitty. Dis-lui que je t’ai retenu, et présente-lui mes excuses.

 

Dick embraya, et la voiture glissa dans l’obscurité. Alan resta un moment à regarder disparaître l’éclat des phares au tournant du chemin.

 

Puis, sans s’inquiéter de l’air frais de la nuit, il fit les cent pas une bonne heure sur la véranda, ses pensées noyées dans un nuage d’or. Et, tandis qu’il déambulait, se levait devant lui une vision d’yeux étoilés ouverts dans un visage à la beauté céleste.

 

Alan se réveilla tôt le lendemain matin. Il fit sa toilette avec un soin inhabituel pour son apparence extérieure. Puis il se lança dans les besognes domestiques d’un cœur léger et, pour la première fois depuis bien des jours, sa voix résonna à travers la vieille ferme. Il prépara son petit déjeuner et lava la vaisselle, il s’adonna à tout le reste de la routine domestique, l’esprit fixé sur le jour qui s’ouvrait devant lui.

 

Quand tout fut terminé, quand sa maison fut en ordre, il se dirigea vers les rayons de livres et s’occupa à sélectionner une demi-douzaine de volumes qui répondaient à ses besoins. Il lui fallut un certain temps pour se décider, car les livres illustrés étaient relativement rares dans sa bibliothèque. D’abord, il mit de côté un bel atlas. Son choix suivant porta sur un vieux livre de prix illustré de photographies des bâtiments historiques les plus fameux du monde. Puis, après un long débat intérieur, il sélectionna quatre volumes de voyages contenant des images qui montraient le monde selon ses aspects les plus divers.

 

Cette tâche achevée, il était presque dix heures ; aussi, après avoir décidé qu’il pouvait raisonnablement faire sa première apparition à cette heure, il ficela les livres ensemble et se dirigea vers le hangar, non sans avoir prélevé une seconde lampe à sa carriole pour remplacer celle laissée derrière lui la nuit précédente.

 

Le cœur léger, vibrant d’espoir, il descendit dans l’abîme. Arrivé au premier palier, il éteignit sa lampe et poursuivit jusqu’au vestibule, à l’affût des bruits qui auraient pu indiquer la présence d’Hiéranie. Au pied des marches, il s’immobilisa. Tout était dans le même état que la veille au soir. Le grand vestibule était inondé de lumière, soulignant le groupe de statues, au centre, d’une façon étrangement vivante. Pas un son ne brisait le calme. Un instant, son cœur se serra. Était-il possible qu’il lui soit arrivé quelque chose, se demandait-il. Un moment, il écouta, immobile, puis, pour avertir de son arrivée, il appela à haute voix :

 

– Hiéranie ! Hiéranie !

 

Et, presque immédiatement, son cœur fit un bond de joie… À peine le nom s’était-il éteint dans le lointain que, résonnait en réponse, la claire, la douce voix.

 

– Alan Dundas !

 

Le nom était suivi de quelques mots dans sa langue à elle.

 

L’appelant de nouveau, Alan se précipita vers la sixième galerie sans plus d’hésitation. Parvenu au portique du « temple », il la vit debout sur le seuil, retenant le rideau d’une main, et lorsque ses yeux tombèrent sur elle, il s’arrêta, un pied sur les marches. Sa beauté somptueuse le frappait avec une force invincible. En vérité, c’était bien la même femme qui avait reposé dans sa majesté silencieuse sur le divan, la même qu’il avait vue prendre les couleurs d’une vie éclatante, mais à présent, il s’ajoutait à son charme une nouvelle fraîcheur.

 

Quelques heures de sa vie seconde avaient changé quelque chose en elle : elle paraissait irradier de vitalité. La robe qu’elle portait auparavant avait été remplacée par une robe d’or pâle qui tombait depuis son cou et était retenue à la taille par une bande souple de métal étincelant. Par-dessus, elle portait une casaque d’un ton plus soutenu, maintenue en place par des agrafes chatoyantes sur chaque épaule. Elle était là, abaissant son regard sur lui avec un sourire de bienvenue amicale, et Alan eut le sentiment que nul homme de sa race n’avait jamais porté les yeux sur une telle image. Ils restèrent ainsi un moment, puis l’homme, protégé par son ignorance du sens de ses paroles, dit doucement :

 

– Oh, bien-aimée, bien-aimée ! Dieu fasse que je puisse vous apprendre que tout ce que mon cœur et ma vie contenaient avant vous ne sera plus désormais d’aucune valeur.

 

Peut-être l’intonation de sa voix ou l’adoration dévoilée par ses yeux lui donnèrent la signification de ces mots. Elle ne le quittait pas des yeux, et il vit de nouveau, comme la veille, une rougeur monter à son visage lorsqu’elle fit un pas en avant et saisit la main qu’il lui tendait. Puis elle écarta le rideau, et ils entrèrent côte à côte.

 

Au premier coup d’œil, Alan vit que Hiéranie avait employé le temps dont elle disposait à effectuer certains changements dans son environnement. À travers la partie la plus reculée du « temple », dissimulant environ un tiers de sa profondeur, pendait un somptueux rideau divisant la pièce en deux compartiments. Le divan n’avait pas changé de place, mais presque tous les autres meubles avaient été déplacés. Un instant, Alan se demanda comment, sans aide, elle avait trouvé la force de transporter les divers éléments qui avaient résisté jusque-là à tous ses efforts.

 

Il remarqua, aussi, qu’elle avait orné son appartement avec plusieurs objets qu’il reconnut provenir de la galerie d’art. Il fut profondément impressionné par le goût et le discernement présidant à ces transformations. Elle avait fait tout son possible pour harmoniser son milieu et sa personnalité. S’approchant de la table qu’ils avaient utilisée la veille, il vit qu’elle était jonchée de volumes sans doute empruntés à la bibliothèque. Il était visible qu’Hiéranie avait été frappée comme lui par cette même idée de communication ; avec un grand plaisir, il la vit montrer une intense curiosité pour les livres qu’il apportait. À peine eut-il ôté la ficelle qu’elle en prenait possession, les feuilletant rapidement l’un après l’autre, tout en les commentant en sa langue mélodieuse.

 

Quand elle en arriva à l’atlas, elle s’arrêta avec gravité. Au premier coup d’œil sur la carte, elle laissa fuser un petit cri de plaisir et, attirant un siège jusqu’à la table, elle fit signe à Alan de l’imiter. Son comportement était parfaitement naturel et dénué d’affectation, et son intérêt n’était évidemment pas le seul signe d’une curiosité féminine ; elle était animée d’un désir profond et sincère de renseignements. L’atlas déployé devant eux, elle le poussa sous le regard d’Alan dans l’intention de le voir jouer son rôle de professeur. Avec un grand étonnement, il découvrit que rares étaient les choses qu’il pouvait lui montrer sans qu’elle les saisisse immédiatement. Quand il en vint à la projection de Mercator et aux pages consacrées aux hémisphères, elle s’absorba longuement et pensivement dans les cartes çà et là, suivant du doigt le tracé d’une côte, murmurant sans cesse pour elle-même et soudain se tournant vers lui pour une question rapide.

 

Alan s’aperçut qu’il lui était de plus en plus difficile de vouer toute son attention au livre, puissamment distrait qu’il était par leur intimité et leur proximité. Ses yeux étaient plus souvent posés sur sa main blanche que sur la carte, et ses pensées s’adressaient plus à ses yeux qu’aux divisions du globe en terres et en mers. Pendant quelque temps, elle parut essayer de lui signaler certain détail qui l’intriguait, Dundas comprit enfin qu’elle voulait connaître leur position. Il saisit son canif de poche, elle l’examina avec soin avant de le lui restituer, pour indiquer le point où était situé « Cootamundra » sur la carte d’Australie. Il passa ensuite à des cartes plus détaillées pour lui montrer leur position précise. Après une étude poussée de l’endroit, en passant d’une carte à l’autre, elle se leva et, lui faisant signe de rester assis, elle courut légèrement hors de la pièce. Absente à peine quelques minutes, elle revint, essoufflée de s’être hâtée, tenant à la main un ouvrage de la bibliothèque ; elle l’ouvrit en grand à côté de l’atlas.

 

Ce fut au tour d’Alan de murmurer des exclamations de surprise, comme Hiéranie tournait page après page, dévoilant des cartes du monde étrangères à ses yeux et dont pourtant certains détails lui étaient curieusement familiers. Elles montraient la terre en des endroits où il était habitué à voir de l’eau, et les continents par places prenaient des formes bizarres. Mais, par-dessus tout, il décelait une grande différence. Toute l’ordonnance des choses semblait altérée en ce qui concernait les latitudes. Des masses continentales, reconnaissables par leur silhouette comme appartenant à la partie méridionale de l’Australie, étaient situées près de l’Équateur. D’autres déplacements et dislocations firent couler entre eux un flot d’interrogations réciproques. Il était évident pour Alan qu’Hiéranie comprenait la raison de sa perplexité et détenait la clef de l’énigme. Elle semblait très impatiente de lui faire partager ses connaissances ; mais une comparaison énergique des deux cartes ne rendit pas Alan plus avancé qu’auparavant. À la fin, Hiéranie prit en riant les deux ouvrages, les referma avec un claquement et les mit de côté.

 

Puis elle se tourna vers les livres de voyages ; ils se trouvèrent là sur un terrain plus facile ; partant des images, Alan commença à donner à son élève ses premières leçons d’anglais.

 

Si l’on demande à une personne dont le rôle, dans la vie, est d’instruire l’ignorant en n’importe quelle matière, son opinion sur la profession d’enseignant, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas la réponse soulignera l’ingratitude de cette vocation. Dundas, en l’abordant pour la première fois était attiré par ce rôle d’enseignant qui représentait la plus fascinante et la plus délicieuse expérience de sa vie. Il pouvait s’asseoir côte à côte avec son élève, la regarder dans les yeux quand il lui parlait, rire avec elle lorsque ses sensibles lèvres rouges formaient des mots nouveaux pour elles. Il illustrait ces mots par la pratique, et au plus profond de leur travail, l’esprit alerte d’Hiéranie rencontrait toujours le sien à mi-chemin, si ce n’est plus. Même dans les premières heures de leur intimité, Alan en vint à reconnaître que l’intelligence de son élève n’était pas d’un ordre négligeable. Sa mémoire était phénoménale et rarement, sinon jamais, un mot prononcé une seule fois pouvait-il lui échapper ?

 

Les images placées devant eux se révélèrent un terrain parfait pour l’étude, et Alan n’était jamais las d’observer le visage qui s’éclairait chaque fois qu’un nouvel objet d’intérêt venait à sa connaissance.

 

Fatiguée des livres, enfin, elle le conduisit dans la galerie, s’arrêtant, au grand émoi d’Alan, pour accroître son répertoire d’anglais par une analyse sans vergogne de l’anatomie des trois statues du portique. Elle lui avait rapidement emprunté la phrase « Qu’est-ce que c’est ? » et cette phrase ne quittait guère ses lèvres. Avant qu’ils n’aient repris leur marche, elle avait maîtrisé les noms de chaque membre et de chaque articulation du corps humain, avec une inconscience totale du malaise de son professeur.

 

Ils franchirent l’antichambre de marbre, et Alan découvrit que, par un moyen de sa connaissance, elle avait éliminé l’inconvénient des bruits abominables qui faisaient de sa traversée une épreuve si terrifiante pour les nerfs. Tandis qu’il s’était immobilisé sur le seuil, elle avait poursuivi sans inquiétude puis s’était retournée et lui avait fait signe d’avancer, souriante. Elle resta quelques minutes devant la statue, la considérant d’un air songeur, puis s’engagea dans le corridor jusqu’à l’endroit – situé devant la porte de la galerie aux techniques – où la curiosité d’Alan avait produit des résultats aussi hallucinants. Ici, une surprise l’attendait.

 

Le moindre vestige des masses de ciment arrachées par l’explosion avait disparu. Il avait depuis longtemps déblayé lui-même les morceaux les plus légers pour se frayer un passage commode, mais les fragments les plus gros avaient défié tous ses essais pour les déplacer. Pendant les quelques heures dont elle avait disposé, comment avait-elle réussi à terminer l’ouvrage ? Aucune conversation entre eux ne pourrait, pour le moment, éclaircir le mystère. Hiéranie avait compris la cause de la catastrophe, c’était évident, car elle le conduisit directement vers la machine d’apparence innocente qui l’avait produite. Alan lui montra à l’aide d’une pantomime ce qui était arrivé, et à son air intéressé, il comprit que le danger auquel il avait échappé était plus grand qu’il ne le supposait. Elle lui fit signe de se tenir à l’écart et, durant quelques minutes, elle s’affaira autour de la machine, beaucoup plus compliquée qu’il ne l’avait cru. Lorsque ses doigts habiles eurent enlevé le levier qui la mettait en marche, elle fut satisfaite de son travail. Aux yeux d’Alan, qui ne bougeait pas mais regardait chacun de ses gestes, il était patent qu’elle était parfaitement familière avec son mécanisme.

 

La tâche achevée, ils déambulèrent dans la galerie et toujours venaient les mots « Qu’est-ce que c’est ? » répétés sans cesse au point d’épuiser ses connaissances en mécanique. Quand ils arrivèrent aux grandes portes menant au vestibule, Hiéranie fit immédiatement fonctionner le mécanisme qui les ouvrait.

 

En ceci, comme en tous ses actes, Alan fut frappé par la sûreté de ses mouvements. Il n’y avait ni hésitation ni halte pour réfléchir, bien que, dans ce cas et dans celui des trois dernières portes qu’elle ouvrit plus tard, la clef fût dissimulée avec une adresse merveilleuse en différents endroits des portes elles-mêmes. De sorte que leur découverte eût défié les recherches les plus minutieuses de quiconque ignorait leur secret. Un autre problème, méritant qu’on s’y arrête, était constitué par les trappes du vestibule, mais Hiéranie les localisa l’une après l’autre et les bloqua par un ajustement très précis de leur mécanisme caché.

 

Elle se rendit encore jusqu’à l’escalier, où la lame dissimulée avait été mise en marche ; les poids qui pendaient toujours à l’extérieur des marches, lui exposèrent leur propre histoire, une histoire qu’elle fut prompte à lire et à apprécier.

 

Ainsi ils errèrent de galerie en galerie, et partout elle ajoutait de nouveaux mots à son répertoire. Dundas mettait à l’épreuve sa mémoire, de temps à autre, et chaque fois la réponse exacte à sa question venait, sans hésitation ni erreur.

 

Quand ils arrivèrent à la galerie de biologie, Alan montra quelque répugnance à entrer, mais la main blanche d’Hiéranie, placée sur son bras, l’attira en avant et fit disparaître ses scrupules. Sans s’arrêter pour examiner les spécimens affreux ni le questionner, elle marcha avec lui directement jusqu’à la statue de l’entrée donnant sur le vestibule, et s’arrêta devant la table portant l’instrument qui avait déjà excité sa curiosité dans les mains de la statue. Il avait entrepris plus tôt d’enlever le couvercle de la table, mais sans succès, et, après un premier essai, avait abandonné l’idée. Mais par un effleurement de ses doigts sur l’anneau du dôme, Hiéranie put soulever l’abri de verre et prendre l’instrument. Alan l’observait avec le plus grand intérêt. Des yeux, elle lui demanda s’il en connaissait l’usage ; il avoua son ignorance en secouant la tête.

 

Debout devant lui, Hiéranie éleva le cercle de métal des deux mains et l’installa sur la tête d’Alan. Il s’adaptait exactement à son front, sans la moindre gêne. Les fils attachés de chaque côté retenaient le petit cylindre suspendu qui se balançait devant sa poitrine. Prenant le cylindre de la main droite, elle en plaça l’extrémité ouverte sur son propre poignet gauche et, regardant Alan, elle ferma les yeux. Dundas surveillait ses mouvements avec une vive curiosité et prit avantage de sa cécité momentanée pour se repaître de son visage. Un moment passa, puis elle rouvrit les yeux et, riant doucement, elle secoua la tête avec une colère simulée et répéta le mot « yeux» plusieurs fois. Enfin, comme il ne devinait pas ce qu’elle désirait, elle laissa retomber le cylindre et leva les deux mains vers son visage ; elle l’effleura avec une légèreté qui le fit vibrer. Puis elle abaissa doucement ses paupières, et, comprenant enfin ce qu’elle désirait, il les garda fermées.

 

Il sentit qu’elle reprenait le cylindre et, soudain, eut un sursaut, laissa échapper un cri d’étonnement et abaissa le regard avec ahurissement vers le poignet d’Hiéranie. Elle tenait toujours le cylindre dans sa main et s’amusait visiblement de son étonnement. Il y avait bien matière à être surpris, car, lorsqu’il avait fermé les yeux, et seulement parce que l’impression cessait aussitôt qu’il les rouvrait, il lui avait semblé voir le poignet de la jeune femme devenir transparent et montrer très distinctement chaque tissu, chaque muscle et chaque vaisseau sanguin, comme si le tout avait été constitué de verre.

 

Il voyait le sang battre à travers chaque veine, et distinguait tous les mouvements des valves minuscules à travers lesquelles il se frayait un passage. Ce ne fut qu’un éclair, car, dès qu’il eut compris ce qu’il voyait, il recula. La sensation était curieuse, parce que tous les objets environnants étaient exclus de son champ visuel. C’était comme s’il eût regardé à travers le cylindre, à l’intérieur de son poignet même.

 

Toujours souriant, Hiéranie plaça le cylindre dans sa main et désigna son propre poignet.

 

Poussé par la curiosité, Dundas répéta l’opération sur lui-même et, un long moment, demeura les yeux clos, fasciné par le merveilleux mécanisme révélé par ce cylindre d’apparence si simple. Il était encore plongé dans son observation lorsqu’il sentit qu’Hiéranie lui effleurait les mains avec douceur. Tout devint sombre. Il ouvrit les yeux pour constater qu’elle avait enlevé l’instrument de son poignet. Elle s’approcha encore et plaça la lentille sur son cou. Obéissant à son ordre muet, il ferma de nouveau les yeux, et réalisa alors pleinement de quelle façon terrible et merveilleuse il était lui-même constitué, par la vision du torrent alternatif qui inondait veine et artère, ainsi que la parfaite harmonie des mouvements révélés dans muscles et tissus.

 

Peu habitué à de telles choses, son immense étonnement de les voir vainquit sa répugnance, et quand il ouvrit définitivement les yeux, il comprit vaguement que la merveille reposant dans ses mains méritait bien sa position d’honneur dans la galerie.

 

Hiéranie remit l’instrument à sa place, et ils repartirent ensemble dans le vaste vestibule. Là, Alan, désignant l’escalier, l’invita à monter mais, arrêtée au pied des marches, elle secoua la tête, et bien des jours s’écoulèrent avant qu’elle ne s’aventure enfin à la surface. Au lieu de cela, ils retournèrent au « temple » et Alan reprit son enseignement.

 

La journée avait été longue lorsqu’enfin il la quitta, plus désespérément fasciné que jamais par sa beauté et son charme. Ce fut le premier de bien des jours semblables, et le temps, pour Dundas, fuyait sur des ailes d’or.

 

Barry était un visiteur régulier de « Cootamundra ». Il avait exaucé le souhait formulé par Alan d’avoir des livres, et les brefs intervalles séparant ses visites étaient marqués par de tels progrès de l’élève qu’ils étaient une source constante d’ahurissement pour les deux hommes. Il ne leur fallut pas longtemps pour découvrir que l’intelligence d’Hiéranie était peu commune. Sa mémoire phénoménale était le moindre de ses dons. Tout ce qu’on lui proposait était retenu clairement et exactement, mais le plus remarquable était son aptitude à appliquer sans se tromper ni hésiter les leçons de Dundas sur les règles grammaticales de la langue.

 

Au bout d’une quinzaine de jours, elle était capable de se faire comprendre nettement ; au bout d’un mois, elle montrait une maîtrise de l’anglais dont ceux qui n’étaient pas au courant des circonstances auraient jugé qu’elle avait exigé une année ou deux d’études. Il faut ajouter à ceci qu’elle avait appris à lire et à écrire. Pas aisément, c’est vrai, mais avec une compétence qui laissait ses deux tuteurs dans un état constant d’émerveillement. Alors qu’un autre se serait lassé sous la tension perpétuelle du travail impliqué, les progrès réalisés semblaient lui donner l’appétit de poursuivre. Dundas s’aperçut qu’après l’avoir quittée à la fin de la journée – ce sur quoi elle insistait toujours – elle étendait le champ de ses leçons par elle-même.

 

Sur un point, toutefois, Hiéranie était d’une inflexibilité de marbre. Elle avait décrété qu’elle ne leur dirait rien du mystère qui l’entourait avant d’avoir maîtrisé la langue, et qu’elle ne leur permettrait pas non plus de pénétrer les secrets des galeries avant cela. Elle leur expliqua à tous deux que la raison de cette attitude était de pouvoir dévoiler son histoire convenablement et sans crainte d’être mal comprise. Jusque-là elle ne l’aborderait pas du tout, et aucune tentative de la part de l’un ou de l’autre des deux hommes ne put la fléchir.

 

Avec une telle récompense en vue, Dundas faisait en sa compagnie tous ses efforts pour atteindre le point désiré de compétence, et la tâche était beaucoup plus difficile qu’il ne s’y était attendu. Maîtriser la langue anglaise n’était pas tout ce qu’elle exigeait. Une image de l’histoire politique du monde et de ses coutumes sociales formait une petite partie du reste. Elle désirait connaître les gouvernements, antiques et modernes, les lois, nouvelles et anciennes. Ses exigences devant les connaissances scientifiques d’Alan drainaient ses maigres ressources jusqu’à l’assèchement.

 

C’était un travail fascinant pour Alan, en plus de la joie qu’il éprouvait à être constamment en rapport avec elle. Cette merveilleuse mémoire, avec laquelle il devait traiter, rendait sa tâche très facile. Rien de ce qu’il lui apprenait n’était jamais perdu ni mal employé. Elle n’avait nul besoin de chercher le mot juste une fois qu’il avait été répertorié dans son esprit. En huit semaines elle pouvait lire à peu près n’importe quoi, et lorsqu’elle eut atteint ce stade, ses progrès avancèrent par bonds. Alan choisissait avec soin ses livres dans sa bibliothèque, et ils lisaient alternativement à haute voie. Pour l’accentuation et les inflexions, elle l’imitait exactement, et plus d’une fois quelque phrase ou expression d’Alan, tombant de ses lèvres à elle, firent sourire Barry malgré lui.

 

Sans compter le plaisir que tous deux prenaient à instruire leur élève, parfois des éclairs venant des profondeurs cachées de son esprit leur donnaient à réfléchir. Un jour, Alan lui avait fait un exposé historique de la Constitution de la Grande-Bretagne ainsi qu’un résumé général sur l’Empire et l’Idée impériale, et de là il avait échoué à la Constitution de l’Australie. Elle avait tout absorbé, avec peu de remarques, comme c’était son habitude, n’interrompant d’une question incisive que sur les points qui ne lui semblaient pas tout à fait clairs.

 

– Les choses sont comme elles doivent être, Alan, dit-elle à la fin. Il est bon que le peuple choisisse ses propres législateurs, et, bien sûr, le peuple est sage et choisit les esprits les plus grands et les plus nobles dans ses propres rangs pour une position aussi élevée.

 

C’était un commentaire plus qu’une question, à la façon dont elle avait parlé. Ne se sentant pas d’humeur à se lancer dans une conférence sur le système des partis, Alan laissa passer ces propos tout en faisant quelques réserves mentales.

 

Toutefois, le jour suivant, il vit qu’un hebdomadaire avait publié une double page donnant les portraits de la totalité des membres des deux Chambres fédérales. Trouvant l’initiative intéressante, il lui apporta le journal et lui montra les photos. Longtemps, Hiéranie resta assise, absorbée. Alan la contemplait et voyait ses regards passer d’un visage à un autre et s’attarder un peu sur chacun d’eux. À la fin, elle leva les yeux sur lui.

 

– Alan, mon ami, mais vous vous moquez de moi ! Ceux-ci ne sont pas les législateurs d’une nation !

 

Alan haussa les épaules et jeta un coup d’œil à Barry, arrivé pendant qu’Hiéranie se plongeait dans le journal.

 

– C’est pourtant vrai, Hiéranie, dit Barry, voici les hommes que le peuple a choisis pour le gouverner.

 

Elle resta silencieuse un montent, ses yeux étonnés allant de l’un à l’autre des deux hommes.

 

– Pourquoi en doutez-vous, Hiéranie ? demanda Alan, souriant devant son visage sérieux.

 

Elle répliqua, calmement :

 

– J’ai le don de lire sur les visages des hommes, et en ceci je ne puis me tromper. Vous me montrez des fourbes et des imbéciles, et certains même sont les deux à la fois. Parmi eux, rares sont ceux dont le visage porte les marques de la noblesse qui seule les rendrait aptes à un tel office, et pourtant vous me dites que ce sont là vos législateurs, choisis par votre peuple.

 

Elle se pencha et rattrapa la page qui était tombée de son giron, puis elle l’étala sur la table.

 

– Regardez, continua-t-elle, et les deux hommes se tinrent à côté d’elle pendant que le doigt réprobateur passait d’un visage à un autre visage. Voyez, c’est imprimé ici… soif du pouvoir ; avarice ; un fripon… un autre. Voyez celui-ci, il a un esprit à peine supérieur à celui d’une bête. Pourrait-il peser le bien et le mal, séparer le juste de l’injuste ? Est-ce que celui-ci saurait prévoir ou soupeser l’effet de n’importe quelle loi ?

 

Et ainsi de suite, de visage en visage, résumant chacun en deux ou trois mots caustiques. Une fois, elle s’arrêta.

 

– Dommage qu’ils ne soient pas tous semblables… en voici un… celui-ci est un chef et un homme. S’ils étaient tous comme lui, le peuple aurait bien choisi. Quel est son nom, Alan ?

 

– Il est connu sous le nom de Sir Miles Glover, et il est Premier Ministre du pays, répondit Alan. Il a été honoré par notre Roi pour l’œuvre qu’il a accomplie envers le pays.

 

Hiéranie considéra le visage clair, bien découpé, et acquiesça pendant que Barry intervenait :

 

– Quelquefois, on l’appelle « Fer de Glace ». Il a peu d’amis, mais ceux qui ne l’aiment pas lui font confiance.

 

Hiéranie prit la parole.

 

– C’est probable. Un homme de cette sorte ne se fait pas facilement des amis, spécialement parmi de telles personnes.

 

Elle agita une main méprisante sur les législateurs.

 

– Je me souviendrai du nom. Plus tard, je pourrai l’utiliser.

 

Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre par-dessus sa tête, et Hiéranie rejeta la feuille de côté.

 

– Est-ce que votre peuple est fou, ou est-ce le meilleur de ce que le pays peut obtenir pour ce genre de travail ? De tous ceux-ci, seuls deux ou trois sont compétents.

 

Barry gloussa de plaisir devant le visage irrité d’Alan.

 

– Allons, Dun, expose à Hiéranie l’histoire du Parti gouvernemental, et parle-lui de la sagesse de la démocratie.

 

Et Alan, mi-amusé, mi-agacé, expliqua comment les candidats étaient sélectionnés et enfin élus.

 

– Donc, conclut Hiéranie, s’il y a seulement deux partis dans l’État, il n’y a que deux candidats ?

 

– Généralement parlant, c’est le cas, répondit Dundas.

 

– Même en supposant que l’un est un homme grand et bon, et l’autre un jouet seulement pour les chefs du parti, est-ce que le peuple ne choisirait pas le meilleur ?

 

Barry s’interposa.

 

– Si le plus grand homme d’État qui ait jamais vécu s’opposait à un ’chand-d’habits[3] désigné, avec la cervelle d’un chimpanzé, l’homme d’État ne serait pas élu dans certaines des circonscriptions électorales ; en fait, dans la plupart d’entre elles. La préférence du peuple va au candidat désigné par le parti.

 

– La préférence du cochon pour les ordures, tel fut le commentaire concis d’Hiéranie.

 

Les mains sur la table, devant elle, elle regardait dans le vide avec des yeux voilés, indifférente à l’immense joie qu’avaient procurée ces paroles à Barry. Bientôt, elle parla d’une voix basse, comme si elle pensait tout haut.

 

– Ah, il y aura une grande tuerie… une grande tuerie…

 

Puis elle se leva.

 

– Venez, Dick, il y a des choses que je dois vous dire avant que vous ne partiez.

 

Et elle les précéda dans la galerie de biologie. Sur ses deux auditeurs, ses quelques paroles distraites avaient produit une profonde impression ; et bien qu’Alan essayât plus d’une fois d’en savoir le sens exact, chaque fois, elle détourna avec habileté la conversation.

 

Pour Barry, les visites à la galerie de biologie étaient son heure de gloire. Dès que son cerveau eut maîtrisé la nomenclature scientifique, Hiéranie se montra versée dans ces sujets à un point qui fit chanceler le médecin et le laissait parfois pantois au seuil de théories que sa philosophie n’aurait jamais imaginées.

 

Depuis qu’on lui avait montré les merveilles du cylindre, il était devenu l’esclave soumis d’Hiéranie par la promesse que, le moment venu, il lui serait permis de les révéler au monde. La part d’Alan dans ces démonstrations avait été celle d’un cobaye ou celle d’un assistant, et en lui-même il trouvait difficile de décider quel rôle il préférait. Depuis le premier jour où on lui avait mis cet objet entre les mains, Barry divaguait sur ses merveilles et délirait à propos de ses effets révolutionnaires sur la science médicale.

 

– Vois-tu ce que ça signifie, Dun, mon garçon ? Plus de marche à l’aveuglette dans le noir, plus d’accumulations de symptômes et de conjectures sur les causes. Dieu vivant, pense un peu ! Je pourrais te remplir de drogues et en noter l’effet sur chaque organe à mesure qu’il survient. Nous pourrions observer la progression de n’importe quelle maladie sous le soleil.

 

Il avait fait cette conférence, agenouillé sur la forme étendue d’Alan, s’immobilisant ici et là avec le cylindre appuyé sur son corps, en murmurant de façon incohérente, les yeux fermés. Hiéranie était là, souriant de son enthousiasme ; elle le porta à un paroxysme proche des larmes en lui montrant comment ajuster l’instrument pour obtenir des effets de microscope.

 

Grâce à Alan, sujet plus ou moins volontaire, Hiéranie et Barry se retrouvaient pour des démonstrations opérées sur son corps ; mais avec un détachement envers sa personnalité et un dédain pour ses sentiments qui soulevaient des tempêtes de protestations de la part de leur victime. Les compliments de Barry concernant sa parfaite constitution physique n’étaient pas une compensation pour le traitement qu’on lui faisait subir, bien qu’il comprît que, ni l’un ni l’autre n’étaient conscients de son existence pendant tout ce temps, hormis lorsque cela avait un rapport avec le problème discuté.

 

Il eut sa revanche sur Dick, toutefois, quand cet homme estimable entra en conflit avec Hiéranie sur des sujets techniques. En dehors de leurs grandes lignes, Alan ignorait tout de leur importance, mais il ne pouvait manquer d’observer l’indignation de Dick lorsqu’elle écrasait d’un air calme et assuré certaines de ses théories les plus révérées, ou quand elle dédaignait en souriant les arguments destinés à soutenir leur édifice chancelant. Avec une joie immense, Alan voyait l’étonnement de Barry faire place à une consternation effarée devant une remarque qu’Hiéranie laissait tomber sans paraître y attacher d’importance. Les deux hommes ne pouvaient s’empêcher de sentir que ses déclarations positives procédaient de la raison et d’une connaissance solide du sujet. Alan prenait seulement un malin plaisir à la défaite de Barry ; mais chez celui-ci, la voix d’Hiéranie faisait trembler un voile que nul homme de sa profession n’avait jamais pensé approcher. Et il prévoyait vaguement que ce voile dissimulait des visions dont le monde n’avait jamais rêvé.

 

Il ne fallut pas longtemps, pourtant, avant que Barry ne reconnaisse le maître esprit et ne recherche passionnément sa sagesse, et s’il était passionné dans sa quête, Hiéranie n’était pas avare de ses connaissances. Aussi le moment arriva-t-il où Alan, parfois, ne faisait qu’écouter des discussions renversantes.

 

Il n’était pas prude, mais il y avait des moments où il sentait ses joues s’empourprer cependant qu’Hiéranie et Dick discutaient de sujets à propos desquels Kraft-Ebing et Havelock Ellis s’étaient contentés de chuchoter. Il n’aurait pas dû s’inquiéter : il suffisait de jeter un coup d’œil au visage calme et dénué de passion d’Hiéranie pour vérifier que le sujet ne comportait en son esprit aucune trace d’impureté, et qu’elle ne voyait là aucune raison de gêne. Souvent, elle faisait un rapprochement, entre lui-même et quelque phrase ahurissante du problème débattu, avec aussi peu d’embarras que si elle avait parlé du temps qu’il faisait. Et ils comprirent que certains sujets, dont les savants discutent en employant des langues mortes et sans les approfondir, étaient pour elle des questions dignes d’être étudiées chaque jour et non pas à éviter.

 

Ces visites laissaient Barry dans un état étrangement perturbé. Un soir, alors qu’Alan le raillait sur une récente défaite infligée par Hiéranie, il se retourna vers son tortionnaire.

 

– Dun, mon ami, tu ne serais pas aussi jovial à mes dépens si tu réalisais aussi bien que moi le sens de tout ça. Si je devais soutenir une fraction de ce en quoi Hiéranie me pousse à croire ou qu’elle me laisse espérer, mes confrères de la profession d’abord me réduiraient en charpie, puis jetteraient les morceaux sanglants dans un asile de fous.

 

– Elle a descendu en flammes quelques-unes de tes théories précieuses, Dicky ?

 

– Pulvérisé ! répondit Barry brièvement, puis il reprit : et crois-moi, Alan, j’ai dans l’idée que la biologie n’est pas son point fort. Je commence vraiment à croire qu’il n’y a pas une seule chose dans toutes ces galeries qu’elle ne comprenne pas.

 

Dundas sourit, incrédule.

 

– Oh ! ça va, Dick. Quoi, ce n’est qu’une fille ! À ce qu’il paraît, elle en sait plus sur la médecine et la chirurgie que tu ne l’imaginais. Comment serait-il possible, à son âge, d’avoir eu le temps de piocher d’autres sujets ?

 

Barry était en train de mettre ses gants ; il se retourna, agitant les doigts vides vers son ami.

 

– Tu te rappelles la semaine dernière, quand elle m’a permis d’examiner son cerveau à travers ce cylindre et que tu as si grossièrement refusé de m’imiter ?

 

– Bien sûr, je me rappelle, répondit Alan. Ça m’a paru une idée bestiale. Même toi, à en juger par ton expression, tu n’as pas aimé ça.

 

Barry regarda son ami d’un air rêveur.

 

– Tu as mal interprété mon expression, Dun. J’ai reçu un choc, je l’admets, mais pas du genre que tu imagines. Son cerveau, mon garçon, est l’organe le plus ahurissant qu’il m’ait jamais été donné d’examiner. Il est aussi en avance sur le mien ou sur le tien, en ce qui concerne le développement, que le nôtre est en avance sur celui d’un singe. En dehors de tout le reste, je dirais qu’il pèse au moins la moitié plus que le mien, et pour le surplus… eh bien, en tant qu’homme de la rue, tu n’apprécierais pas la différence ; mais si je le décrivais à Walton, par exemple, il dirait que j’ai inventé une histoire, et je ne le blâmerais pas, d’ailleurs.

 

– Alors, à ton point de vue, elle est aussi parfaite mentalement que physiquement ?

 

– Exactement, répondit Barry, puis, après un silence : as-tu jamais appris ce qu’elle entendait par « une grande tuerie », à propos de nos nobles législateurs ?

 

Alan se mit à rire.

 

– Tu ne prends quand même pas cette expression dans son sens littéral, Dick ?

 

– Pas tout à fait, répondit Barry en montant dans sa voiture. Quoique… nous pourrions nous priver de bon nombre d’entre eux. Malgré tout, j’aimerais bien savoir ce qu’elle a voulu dire.

 

– Peut-être Hiéranie pensait-elle seulement à une réforme de notre système législatif ? Elle n’a pas semblé prendre très bien l’état présent des affaires.

 

– Hum… En ce cas, elle aura un partisan enthousiaste, au moins. Bonne nuit, Dun.

 

Et le ronflement de l’auto s’évanouit dans le crépuscule. Bien qu’il admît avec calme les réflexions d’Alan, les pensées de Barry n’étaient pas très exaltantes sur le chemin du retour. Vaguement, dans son esprit, se levait l’image d’une grande ombre suspendue au-dessus du monde.

 

CHAPITRE XIX

 

À mesure que le temps passait, Alan se trouvait toujours plus sous la domination de la personnalité étonnante d’Hiéranie. Son association constante avec elle ajoutait sans cesse à l’amour passionné qu’il lui portait. Barry était son unique visiteur et il quittait rarement son vignoble. Tôt le matin, et jusqu’à tard dans la soirée, il passait son temps avec elle dans les galeries. Dick observait avec inquiétude l’aveuglement croissant de son ami. Il en ressentait un malaise et prévoyait que cette compagnie ne pouvait qu’aboutir à une catastrophe pour Alan. Malgré la profondeur de leur amitié, il n’osait pas aborder le sujet avec Dun. De plus, il sentait que même si Dundas acceptait un avertissement, celui-ci serait inutile. Il discernait pleinement l’effet que devaient produire la somptueuse beauté et le charme d’Hiéranie, et plus d’une fois, à sa propre honte, il se sentit frémir à un simple coup d’œil de ses doux yeux gris ou à l’effleurement de sa main, et il s’en voulut de son involontaire déloyauté envers Mme Kitty. Aussi devait-il se résigner à observer.

 

À certain point de vue, Alan était heureux. Il profitait pleinement de sa compagnie constante. En dépit de son esprit si supérieur, il la trouvait délicieusement féminine. Elle n’était pourtant nullement une créature lunatique. En toutes circonstances, elle montrait le même calme imperturbable, et parlait toujours de la même voix féminine et douce, et son comportement ne variait jamais non plus. Quelquefois, alors qu’ils étaient assis ensemble, elle demandait une pause à la leçon et, grâce à la maîtrise qu’elle avait du tableau de bord du « temple », elle remplissait la grande galerie d’une musique immortelle… une musique qui par sa splendeur élevait jusqu’au paradis l’âme d’Alan.

 

C’étaient là des jours à marquer d’une pierre blanche, et à se sentir plein de reconnaissance pour la joie de vivre qu’elle dispensait. D’un autre côté, lorsqu’il était éloigné d’elle, il était obsédé par des pressentiments sur son destin. Il sentait bien dans son âme qu’il était absolument indigne de devenir le compagnon de cet être radieux. Qui était-il pour aspirer à la première place dans son cœur ? Si profonde était son adoration pour elle que, sachant fort bien tout ceci, il savait aussi, bien que le coup dût briser sa vie, qu’il accepterait sa décision sans un murmure, si elle devait lui être contraire. Sans cesse, il refoulait les mots qui lui brûlaient les lèvres et qui décideraient de son sort.

 

La terreur d’une réponse qui marquerait pour lui la fin de toutes choses le retenait de parler. Dans son cœur, il savait qu’elle n’attendrait pas de lui qu’il considère leurs étranges relations comme une raison de ne rien dire en vertu de principes chevaleresques. Hiéranie était trop calmement distante et trop loyale envers elle-même pour se laisser troubler par les conventions. Il réalisait pleinement que, lorsque viendrait le temps où il ne pourrait plus se retenir de parler, la réponse lui serait donnée sans qu’elle pense à autre chose que leur intérêt à tous deux. Aussi continuait-il à vivre auprès d’elle, en des alternances d’espoir qui le laissait faible d’un désir insensé, et de crainte qui poussait son cœur au désespoir.

 

À la fin du troisième mois Hiéranie commença à leur parler du mystère de son existence, car elle avait réservé les révélations jusqu’à ce que Barry puisse les entendre. C’était un après-midi, et tous trois étaient assis ensemble dans le « temple ». La conversation avait porté sur la géologie et Barry venait de hasarder une opinion de seconde main sur le temps qui s’était écoulé depuis l’apparition de la vie sur la Terre.

 

– Ah, Dick, mon cher garçon…

 

Elle avait depuis longtemps adopté la façon dont Alan s’adressait à son ami.

 

– … qu’ils sont insensés dans leurs théories, vos savants ! Venez, je vais vous montrer.

 

Elle prit l’atlas d’Alan sur une table proche ainsi que celui de sa propre bibliothèque. Puis elle leur demanda à tous deux de la rejoindre sur le divan et là, les deux livres sur les genoux pour illustrer ce qu’elle allait dire, elle leur parla du passé du monde.

 

– Vous vous rappelez, Alan, que vous m’avez montré cette carte le lendemain du jour où vous m’avez rappelée à la vie ?

 

Ici, elle désigna la carte du monde.

 

– Pour aussi étrange qu’elle ait été pour moi alors, je savais ce qu’elle signifiait, bien que la carte à laquelle j’étais habituée soit très différente. Regardez, c’est ici…

 

Et elle ouvrit l’autre volume.

 

– Avant que mes yeux ne se ferment pour le long sommeil dans lequel vous m’avez découverte, tel était le monde que je connaissais. Voyez, bien qu’il ait été fortement changé, nombre de ses éléments demeurent familiers.

 

Leurs trois têtes se penchèrent sur les cartes et, de son index délicat, Hiéranie suivit les nombreux endroits qui demeuraient très semblables sur les deux cartes.

 

– Voulez-vous dire, Hiéranie, demanda Alan, que le monde a tellement changé ?

 

– Certes oui, il a changé, le vieux monde. Est-ce que l’un de vous peut m’en dire la cause ?

 

Elle les regardait, souriante, l’un après l’autre.

 

Dick secoua la tête.

 

– Je passe… Alan, à toi de jouer.

 

– Et vous, Alan ?

 

Sa main blanche lui effleura le bras.

 

– Expliquez à ce Dick, qui connaît tout, comment le vieux monde a été détruit pour que se construise sur ses ruines un nouveau monde.

 

Elle souriait en le regardant droit dans les yeux.

 

Alan secoua la tête à son tour, mais, avant qu’Hiéranie ne puisse reprendre la parole, il se lança.

 

– Attendez, pourtant. Peut-être ai-je une idée. Quelques-uns soutiennent qu’à une certaine époque l’axe de la Terre s’est déplacé, et que le choc a dû disloquer l’ensemble de sa surface. Cette théorie m’avait toujours paru fantastique, mais elle pourrait convenir.

 

Hiéranie rit doucement et, hochant la tête, elle se retourna vers Dick.

 

– Ah, Dick ! vous voyez qu’Alan sait aussi bien utiliser sa tête que son grand corps solide. Mon professeur est digne de son emploi.

 

– C’était donc bien la cause, Hiéranie ? demandèrent les deux hommes ensemble.

 

– Oui, c’est exactement ce qui est arrivé. Voici des ères et des ères, le monde était habité par une race d’êtres humains tout comme il l’est aujourd’hui. C’était une race qui avait passé par tous les essais et toutes les luttes par lesquels votre race est passée et continue à passer. Un jour, je vous en parlerai ; pour l’instant, il suffit de dire que cette race avait atteint les plus hauts sommets que l’humanité puisse atteindre, lorsque le cataclysme survint.

 

Elle s’arrêta un moment, comme si le tableau de ce merveilleux passé perdu l’attristait. Puis elle reprit la parole, et sa voix était à peine plus qu’un murmure.

 

– Notre peuple connaissait le coup qui nous menaçait bien avant qu’il ne nous frappe. Il était trop grand pour craindre pour lui-même ; mais il savait que, des cendres du monde aboli, une autre race s’élèverait. Il savait aussi que la nouvelle race devrait passer par les mêmes difficultés avant de gagner sa propre place au sommet. Ce qu’on déplorait, c’est que tous les grands travaux issus de nos cerveaux et de nos mains dussent périr définitivement. Que notre race ait pour destin de disparaître n’était rien en comparaison du danger de disparition de nos grands idéaux en même temps… Pouvez-vous imaginer ce que cela signifiait pour ceux qui avaient travaillé à cette grande œuvre, pour les hommes qui en connaissaient la valeur ? Peut-être pouvez-vous le comprendre en partie, mais pas totalement, à moins que vous ne connaissiez mon peuple, le peuple de ce monde disparu. Oh ! il y a si longtemps !… Et pourtant, cela me semble si proche…

 

Après un silence, elle se remit à parler.

 

– C’est ainsi qu’ils décidèrent une tentative désespérée afin de préserver leurs connaissances pour le bénéfice de gens qui étaient encore à venir. Ils n’avaient que deux cents ans pour cela. À peine le temps nécessaire, mais il suffit. En trois points soigneusement choisis de la Terre, ils bâtirent une grande sphère comme celle dans laquelle nous sommes à présent. Dans leur construction, ils apportèrent absolument tout de leur immense savoir, pour aboutir à leur but et les rendre invulnérables au gigantesque cataclysme. Dans chacune d’elles, quand tout fut prêt, ils réunirent un spécimen de tous leurs arts et de toutes leurs sciences. Les moyens de suspendre la vie étaient connus depuis de nombreuses générations, bien que peu utilisés. Alors, il fut décidé que, dans chaque sphère, une personne serait placée pour servir de lien entre le vieux et le nouveau monde.

 

– Pourquoi seulement une par sphère ? demanda Alan, qui suivait l’histoire avec un intérêt passionné.

 

– La question fut débattue à fond à l’époque, répondit-elle. Nous savions que, pour une période ordinaire, les corps pouvaient être conservés dans un état d’animation suspendue, mais il n’y avait aucune assurance que les ères qui devaient s’écouler avant la réanimation, si jamais elle avait lieu, ne réduiraient pas à néant la tentative. Notre peuple ne désirait pas condamner plus d’humains qu’il n’était nécessaire au risque d’un sort terrible. Les élus devraient faire face à tant de périls, et si terribles ! Aussi, à la fin, il y en eut trois de sélectionnés.

 

– Comment les choisit-on ? demanda Barry ardemment.

 

– En premier lieu, répondit-elle, on demanda des volontaires. Des milliers répondirent à l’appel. Ce n’était pas la pensée de se sauver eux-mêmes qui les poussait à se présenter. Chacun savait qu’il aurait à affronter bien des dangers s’il était choisi, des dangers pires que la mort promise à la race, mais aucun de nous ne craignait la mort. Pour nous, ce n’était qu’un incident. Non ; tous étaient animés par l’espoir qu’à la fin ce serait son lot, à lui ou à elle, de transmettre le flambeau d’une race mourante à celle qui n’était pas encore née… Par tout le monde, des conseils se tinrent, devant lesquels les candidats devaient se présenter, et les plus aptes étaient renvoyés devant un conseil central où le choix final était fait ; et c’est ainsi qu’il se trouva, à la fin, que moi, Hiéranie, je fus jugée digne de ce grand honneur. Pourquoi ? Le destin, je pense ; car parmi tant d’appelés, il ne devait y avoir que peu de différences.

 

– Hiéranie… dites-nous, intervint Barry. Vous dites qu’il y avait trois grandes sphères. Les autres… que sont-elles devenues ?

 

Elle se leva et se dirigea vers le tableau de bord qui avait été son premier souci le jour où elle avait été réveillée. Pivotant, elle fit face aux deux hommes.

 

– Les maîtres constructeurs qui ont conçu cet ouvrage n’ont rien laissé au hasard. Ce tableau de bord est en connexion perpétuelle avec ceux des deux autres sphères. Seule la destruction absolue pourrait rompre le lien. Écoutez !

 

Ses doigts se déplacèrent rapidement sur une partie du tableau. Puis elle s’immobilisa, les regardant toujours. Rien ne rompit le silence. Un moment plus tard, elle reprit la parole.

 

– Il n’y a pas de réponse à cet appel, et ainsi je sais que cette sphère-là n’a pas réussi à supporter la tension du cataclysme mondial.

 

De nouveau ses mains effleurèrent les boutons, et, cette fois-ci, la note claire et profonde d’une cloche répondit à sa pression.

 

– Vous entendez, s’écria-t-elle. Andax est vivant et attend qu’on le délivre.

 

Dundas et Barry la regardaient en silence. La nouvelle de l’existence d’une seconde sphère les affectait tous deux profondément, mais d’une manière différente. Pour Barry, apprendre qu’un autre être du genre d’Hiéranie pouvait être rappelé à la vie comme renfort accroissait le sentiment de malaise qui, déjà, le hantait. Alan, toutefois, ne voyait dans la nouvelle qu’une menace à son amour pour Hiéranie.

 

« Qu’arriverait-il, pensait-il, si un homme de sa race apparaissait sur la scène ? »

 

Sans nul doute, il serait pour elle un compagnon parfait à tous les points de vue.

 

« Quelle chance aurais-je devant un tel rival ? »

 

Cette pensée le traversait d’un sentiment de jalousie aveugle. Ce fut lui qui rompit le silence.

 

– Dites-moi, Hiéranie… cet Andax dont vous parlez… Est-ce le nom d’un homme de votre race, ou celui d’une femme ?

 

Hiéranie quitta le tableau de bord et revint vers eux.

 

– Andax ? dit-elle pensivement, en passant devant eux. Eh bien, Andax est un homme.

 

Elle les regarda tous deux tour à tour et sourit.

 

– C’est un homme, aussi, qu’il vous serait sans doute difficile de comprendre sans le connaître bien.

 

Elle se laissa aller dans un grand fauteuil sculpté en face d’eux.

 

– Lorsque j’ai dit que l’on avait demandé des volontaires pour le long sommeil, je ne me suis pas clairement exprimée. Il avait été décidé cent ans avant le grand désastre qu’un être de notre race devrait occuper chaque sphère, et à partir de cette époque jusqu’à ce que le choix soit fait, notre race se mit à l’œuvre pour que des représentants tout à fait aptes soient prêts lorsque le moment viendrait… Chaque génération fut observée avec un scrupule croissant. Le bien-être de l’individu encore à naître était presque une religion pour nous, que dis-je ? c’était bel et bien une religion. Un jour il en sera de même pour vous, quand vos yeux se seront ouverts. Chaque règle concernant le mélange des sangs humains avait été découverte longtemps auparavant, et nous connaissions le type d’homme que nous désirions procréer, aussi travaillons-nous dans ce but.

 

Elle fit pivoter son fauteuil et regarda, par-delà le portique du « temple » dont les rideaux étaient grands ouverts, par-delà la galerie, jusqu’à la statue qui se découpait dans le cadre formé par le seuil menant à l’antichambre. Elle fit un geste de la main pour désigner la statue.

 

– Voici l’homme qui, le premier, établit nos lois pour la création d’une race, et Andax descend directement de lui. Ah ! c’était un homme, et Andax en est une amélioration ; il est meilleur grâce à vingt générations de reproductions étudiées. Alan, pourquoi avez-vous l’air aussi furieux ?

 

Alan se reprit.

 

– À vrai dire, Hiéranie, je n’aime pas ce visage il a l’air absolument impitoyable.

 

Elle acquiesça d’un léger signe de tête.

 

– Oui, peut-être avez-vous raison. La lignée n’a en elle que peu de faiblesses. Mais cette race a fait beaucoup pour le monde. Les meilleurs d’entre nous en ont quelque chose en eux. J’ai de leur sang des deux côtés, pas énormément, mais assez pour le mentionner, et le sang du vieux docteur tient le reste en respect ; mais chez Andax, il est presque pur. J’ai grandi avec lui et je le connais bien. Il a intensifié en lui-même toutes les caractéristiques de la lignée. En apparence, il a le même front haut et le même cheveu rare, le nez fin et les narines larges, la bouche droite, sans lèvres, et les yeux d’acier étincelant.

 

Elle eut un petit rire.

 

– Nul de cette lignée n’a jamais eu de cœur. Ils portaient dans le thorax une pompe organique qui n’avait d’autre fonction que de maintenir en vie leur cerveau.

 

Barry écoutait avec un sentiment de crainte qu’il ne pouvait contrôler, mais, le cachant aussi bien qu’il le put, il déclara !

 

– Votre tableau n’est pas précisément fascinant, Hiéranie, j’imagine que ce ne serait pas là un compagnon sympathique.

 

Elle acquiesça de la tête.

 

– Andax ne plairait pas à beaucoup de gens. Il me tolérait. Il me considérait comme une idiote utile ; en fait, il me l’a avoué. Il a été mon professeur pour mon année de chirurgie, et j’ai passé, après cela, deux ans sous sa férule en technique. Cela le mettait en colère. Il disait que si je lui permettais de greffer un lobe du cerveau de son frère à mon cerveau, il me ferait gagner une année de cours, mais j’ai refusé.

 

Elle riait avec légèreté.

 

– C’est alors qu’il m’a dit que je ne serais jamais rien de plus qu’une idiote utile, et il était furieux parce que je me suis inscrite en droit et en littérature et non pas en sciences politiques et domestiques.

 

Elle s’arrêta un instant.

 

– Impitoyable est peut-être le mot juste, Alan. Froids, sans passion, et calculateurs, tous tant qu’ils étaient. Absolument inflexibles. Ils ne voyaient devant eux que leur but, et ils y allaient tout droit. Il n’y avait pas en eux la moindre pensée pour leur intérêt personnel, et nul désir de pouvoir ou de l’autorité en soi. Ils considéraient notre monde comme un simple champ d’expériences pour eux. Ils étaient stoïquement honnêtes même envers eux-mêmes.

 

« Andax, par exemple, aurait pratiqué la vivisection, sur moi ou sur n’importe qui, sans anesthésique s’il avait pensé que le résultat serait en fin de compte bénéfique pour la race, de même, qu’il se serait sacrifié lui-même pour une cause semblable. Et notez bien, mes amis, que je pourrais vous raconter bien des histoires sur leurs actions, des histoires pas très agréables à entendre, mais il n’y a jamais eu, de leur part, un acte, aussi terrible qu’il soit, qui n’ait pas entraîné une grande bénédiction par la suite. »

 

Un long moment, ils gardèrent le silence, les deux hommes plongés dans leurs pensées. Le portrait, brossé par Hiéranie, de cet être qui attendait sa libération les affectait tous deux profondément. Ce fut Barry qui parla :

 

– Cette autre sphère, Hiéranie, vous savez où elle est ? Pouvez-vous la retrouver ?

 

– Oui, répondit-elle, cela ne présentera aucune difficulté. Attendez, je vais vous montrer.

 

Elle prit les deux cartes sur la table et se pencha sur elles.

 

– D’après vos cartes et les miennes, j’ai délimité l’altération de l’axe ; le reste est facile.

 

Elle fit silence à nouveau, les yeux fermés, comme si elle calculait mentalement. Puis :

 

– Oui, ce doit être cela, grossièrement, à environ 74 degrés de latitude est et entre 36 et 37 degrés de longitude nord. À peu près ici.

 

Son doigt indiquait un point au nord de l’Inde. Alan regarda la carte de son atlas et posa son doigt sur le point désigné, puis laissa fuser un sifflement bas.

 

– Un joli coin, n’est-ce pas, Dick ? Juste au milieu de l’Himalaya, à environ six cents kilomètres au nord-ouest de Simla.

 

– Quel genre de pays est-ce, Alan ? demanda Hiéranie.

 

– C’est la plus grande chaîne de montagnes du monde. Une contrée presque impossible, sous les neiges éternelles et connue seulement en partie, répondit Dundas, l’esprit soulagé. Hiéranie, faire des recherches là serait sans espoir. Voyez, la sphère risque d’être enfouie sous deux mille mètres de montagne.

 

– Il est probable que vous avez raison, répondit-elle avec un calme imperturbable. C’est même presque certain, car, avant le cataclysme, cet endroit était un haut-plateau. Pourtant, notre travail sera simple. Une fois atteint le lieu, je pourrai localiser la position de la sphère avec une précision absolue, et le reste sera aisé.

 

– Même si elle est enterrée ? intervint Barry.

 

– La profondeur n’a pas d’importance du tout. Trois cents mètres ou trois mille, je dispose des moyens nécessaires. Vous comprendrez plus tard.

 

Sa calme assurance raviva le désespoir de ses auditeurs. Elle écarta le sujet d’un geste de la main.

 

– Nous aurons le temps de reparler d’Andax. D’abord, je dois être prête à le renseigner sur tout ce qu’il voudra savoir, et croyez-moi, il sera assoiffé de connaissances quand le moment sera venu.

 

Barry eut l’air ahuri et Hiéranie, remarquant son expression, se mit à sourire.

 

– Oh Dick ! Il y a tant de choses que vous ne savez pas encore. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

 

– Je me demandais à l’instant quel âge a Andax, ou plutôt quel âge il avait quand il s’est endormi pour ce long sommeil.

 

– Nous sommes nés la même année, répondit-elle. Il a juste vingt-cinq ans. Les vingt-sept millions d’années ne comptent pas, ajouta-t-elle en riant. On ne me donnerait pas mon age, n’est-il pas vrai ?

 

Les deux hommes laissèrent échapper un cri. Les chiffres les pétrifiaient, mais une autre question dépassait leur compréhension. Ce fut Alan qui formula la question :

 

– Comment est-il possible qu’à cet âge il ait été votre professeur, comme vous l’avez dit, en chirurgie et en technique ?

 

– C’est très simple dès que vous avez compris les pouvoirs mentaux de l’homme. Il avait à peine quinze ans qu’il maîtrisait déjà toutes les sciences connues. Durant des générations, son cerveau avait été développé. Peut-être, poursuivit-elle en se tournant rapidement vers Barry, vous qui avez vu mon cerveau, Richard, et le vôtre… À présent, je peux vous donner une idée de la chose. Son cerveau est, comparativement, aussi développé par rapport au mien que l’est le mien par rapport au vôtre. Si vous pouvez réaliser ceci, vous voyez ce que je veux dire. Un effort mental qui ruinerait votre esprit traverserait le sien sans qu’il y attache d’importance.

 

Dick hocha la tête.

 

– Je vois, gloussa-t-il. Il m’a fallu six ans pour terminer mes études médicales. Je me demande combien de temps elles lui auraient pris ? Un mois environ, je suppose.

 

Hiéranie le considéra.

 

– En vérité, Dick, à en juger par votre cerveau, vous avez dû travailler dur pour réussir à temps.

 

La remarque était faite si simplement, et était de toute évidence si exempte de malice, que Dick se joignit aux hurlements de joie poussés par Alan, et, pour un moment, ils en oublièrent leurs pressentiments.

 

Alan et Barry obtinrent de cette manière leurs premières notions sur le passé du monde, et l’idée, pour aussi fragmentaire qu’elle fût, ne fit qu’ouvrir leur appétit d’en savoir plus.

 

Ce soir-là, avant de se séparer, les deux hommes restèrent silencieux, à songer. Ce ne fut qu’au dernier moment que Dundas parla :

 

– Dick, je n’aime pas penser à l’existence de cet Andax. Il me semble d’un calibre un peu gros pour le lâcher en liberté sur le monde.

 

Barry comprit la raison véritable qu’avait son ami de ne pas apprécier cette existence, mais la laissa passer sans commentaire.

 

– Je l’aime encore moins que toi, Alan, mais mon opinion est que nos désirs, sur ce point, ne seront pas pris en considération. Notre seul espoir est de tenter d’employer notre influence au mieux. Pour le reste, ce sera l’affaire des dieux. Bonne nuit.

 

Et il disparut dans la nuit au milieu d’une odeur de pétrole.

 

CHAPITRE XX

 

– Quand je vous aurai conté l’histoire de ces trois statues, vous aurez un résumé de l’histoire de ma race.

 

Hiéranie répondait ainsi à une question de Dundas.

 

– Ces trois hommes ont marqué d’une façon suprême le développement de tout ce qui a jamais existé, et chacun d’une manière entièrement différente.

 

– Ma foi, Hiéranie, dit Barry, à en juger par l’aspect de ce vieux gentleman en guenilles, je dirai que la race l’a bien marqué en retour.

 

– Nous l’avouons à notre honte, Dick.

 

Ils se tenaient dans le vestibule, devant le groupe sculpté, et d’où ils étaient, le visage de la statue regardait par-dessus leurs têtes avec une expression pétrifiée de misère et d’orgueil. La main magistrale qui avait travaillé la pierre lui avait tout conféré, sauf la vie. Ses épaules affaissées supportaient le fardeau d’une injustice et d’une souffrance intolérables.

 

– Oui, poursuivit Hiéranie, il a été jugé et condamné comme le plus grand criminel que notre monde ait jamais connu.

 

Ils se détournèrent tous trois et elle les conduisit jusqu’au « temple », où elle reprit son histoire.

 

– Son nom était Odi, et jusqu’au moment où il commit l’acte qui changea tout le cours de l’humanité, il vivait inconnu, pauvre maître d’école. À l’époque où il vivait (il faut savoir que c’était environ trois mille ans avant le grand désastre), notre monde avait progressé au-delà même du vôtre, quant au développement. À un certain point de vue, il était, cependant, assez semblable à celui d’aujourd’hui. Nous étions beaucoup plus avancés dans les arts et dans les sciences que vous. Nous avions commencé, tout comme vous, dans l’ignorance, la pestilence, et la guerre. Nous avions été partagés en groupes et nations, avec tout autant de langues.

 

« Les groupes et les nations, graduellement, se mêlèrent, et en même temps parut un langage commun. La guerre avait pratiquement cessé, et pour cette raison, mais aussi grâce aux progrès de la science médicale, la croissance de la population du monde était devenu un facteur sérieux dans notre histoire, pour plus d’une raison. Le grand problème, en fait, était celui des races de couleur. Mentalement et à tout point de vue sauf en ce qui concernait l’endurance physique, elles étaient au-dessous de nous. Elles pouvaient imiter, mais non créer. Elles se multipliaient beaucoup plus rapidement que nous ne le faisions, et, guidées par des hommes ambitieux, elles menaçaient d’exterminer la race blanche par le simple poids du nombre. En quelques endroits, où les deux races vivaient côte à côte, la situation devenait aiguë, et partout elles exigeaient comme un droit l’égalité pour laquelle elles n’étaient pas faites. Peut-être voyez-vous vaguement ce que j’entends par là… »

 

– Nous comprenons, Hiéranie, intervint Barry. Le problème ne nous est pas inconnu.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– J’ai lu quelque chose sur votre problème, Dick, mais il n’est rien comparé à celui que le monde devait affronter alors, celui qu’Odi tout seul résolut. Il y avait à cette époque plus de trois milliards de gens sur le globe, dont plus des quatre cinquièmes appartenaient à la race inférieure. Ils disposaient de tous les avantages accordés par la science, et ils étaient protégés par nos lois, mais à mesure que le temps passait l’amertume croissait des deux côtés jusqu’au point de rupture.

 

Ils avaient appris la puissance du nombre, et devenaient arrogants et insupportables. En un endroit, la jalousie mutuelle explosa en une courte mais sauvage et sanglante guerre, la première à survenir depuis plus de deux cents ans. C’était une querelle territoriale ; un territoire qui signifiait l’existence pour l’une des deux races, ou l’autre. La lutte s’acheva par l’oblitération d’un avant-poste blanc de deux millions de gens. Pour aussi étrange que cela puisse paraître, très peu de gens, à l’exception de ceux qui étaient en contact véritable avec les races de couleur, réalisèrent même alors le danger pour les blancs. »

 

Dundas eut un petit sourire et intervint.

 

– Je suppose, Hiéranie, qu’il y en eut beaucoup pour prêcher la doctrine consistant à élever les gens de couleur et à les traiter comme des frères ?

 

Hiéranie hocha la tête.

 

– C’est ce qui arriva, Alan, surtout grâce aux prêches de la classe des prêtres ; ceux qui n’étaient pas en contact direct avec ces races s’opposèrent à des représailles. Ils parlaient d’éducation, d’évolution, et d’amour fraternel, et, je n’en doute pas, ils le pensaient vraiment. Ils disaient que cela les abaisserait à leurs propres yeux comme aux yeux des gens de couleur si on leur infligeait une punition. « Pourquoi plonger de nouveau le monde dans une guerre criminelle ? » hurlait la classe des prêtres. « L’exemple que nous leur donnerons leur apprendra à mieux se conduire… »

 

« Mais il existait un homme, qui sut lire les signes. C’était Odi, le maître d’école obscur, qui vivait à la frontière des nations blanches. Toute sa vie, il avait étudié la question en silence. Il se trouva alors que certaines de ses inventions lui rapportèrent assez d’argent pour lui permettre de vivre à son aise, et il consacra la totalité de son temps à la recherche… On n’a jamais su vraiment si sa grande découverte fut le résultat d’un accident ou d’expériences délibérées en vue d’un objectif unique. Pratiquement tout ce qu’il possédait fut détruit après coup, et son nom et le secret de sa puissance seuls survécurent. Le secret fut connu plus tard sous le nom de « Rayon de la Mort ». »

 

Hiéranie interrompit le fil de son histoire.

 

– Nous en savions alors, sur ce que vous appelez électricité, beaucoup plus que vous ne pourriez en rêver…

 

– Nous n’y connaissons pas grand-chose, de toute manière, dit Barry.

 

Elle rit et reprit :

 

– Voici un aveu honnête, Dick. Les quelques anneaux qui manquent à votre chaîne, je pourrai vous les fournir plus tard. Mais pour en revenir au « Rayon de la Mort », j’ai souvent pensé à cet homme, son terrible secret enseveli dans le cœur, et se préparant à œuvrer sans s’émouvoir le moindrement à la pensée des conséquences de ses actes, pour lui-même ou pour les millions de vies qui pesaient dans la balance… La première nouvelle que le monde reçut de sa puissance fut qu’une maladie inconnue et épouvantable s’était déclarée parmi les races de couleur dans l’endroit le plus fortement peuplé du monde. D’abord, cela commença dans une seule ville, et de ce centre, elle s’étendit comme une tache toujours grandissante. Presque dès le début, on constata que les blancs restaient absolument indemnes.

 

« Mais que ceci ait été dû à un dessein quelconque ne pénétra jamais, même de loin, dans les spéculations de la horde de travailleurs qui s’unirent pour lutter contre l’épidémie. Sachez que, lorsque la maladie se déclarait, ce n’était pas une question de mois ou de semaines. Son action se réduisait à quelques jours. Les gens de couleur, vieux ou jeunes, tombaient devant elle avec une certitude épouvantable. La mort invisible ne ratait personne. Elle balaya le pays en une vague toujours plus large, dont le cours pouvait être indiqué par une ligne nettement définie à mesure qu’elle avançait. En vain, le monde entier combattit la terreur croissante. Tous les nerfs étaient tendus, et toutes les ressources furent mobilisées à l’extrême. Mais les savants avaient beau lutter, la mort les vainquait. Il n’y eut pas un seul cas où une personne attaquée recouvra la santé, et, à l’intérieur de la ligne de la marée montante, on n’enregistra non plus pas un seul cas de personne de couleur ayant réchappé et d’un homme blanc contaminé. Je ne peux vous faire comprendre l’effroyable grandeur du coup qui s’abattit qu’en termes de mortalité. Dans les huit premières semaines après sa venue, plus de cent vingt millions de personnes avaient péri. »

 

Les deux hommes, qui avaient écouté intensément, regardèrent Hiéranie, incrédules.

 

– Mais Hiéranie, sans compter tout le reste, se débarrasser d’une telle multitude de cadavres devait être impossible ; un retard aurait signifié une épidémie parcourant le monde et aussi désastreuse que la maladie qui tuait les noirs ! dit Barry.

 

– Ce fut bien le cas, Dick, répondit-elle d’un ton triste. Les archives de l’époque montrent à quel point les gens étaient conscients de ce danger. En vérité, ils abandonnèrent la race de couleur, à la fin, pour travailler à leur propre sauvegarde et maîtriser l’horreur nouvelle qui les menaçait. En fait, il y eut quelques petites éclaboussures, mais le monde s’y était préparé et les vainquit avant qu’elles n’aient gagné en puissance. Vous devez savoir, aussi, que notre race était mieux équipée pour lutter contre une telle crise que la vôtre ne l’est aujourd’hui…

 

« Et puis, il se passa un étrange phénomène. L’épidémie s’arrêta, et le monde soupira de soulagement. Il semblait que le danger fût passé. Il y eut un mois de répit, puis, à l’horreur générale, elle reprit avec une violence redoublée dans un nouveau secteur. Cette fois, au cœur même du territoire des races de couleur. Ce qui s’était produit auparavant n’était rien en comparaison du nouvel assaut. Il balaya tout devant lui, mais dans les districts fortement peuplés, il tua plus rapidement, et se répandit plus largement qu’avant. Même à présent, il est difficile de penser à cette époque sans frémir. Cinq fois, il s’arrêta et revint à la charge, et vers la fin le mot courut parmi les races de couleur que les blancs étaient en train de les exterminer.

 

« Nul cri d’innocence, nulle tentative pour rassurer la multitude torturée par la terreur, n’eurent le moindre effet, et à l’horreur s’ajouta un soulèvement meurtrier et sanglant, au cours duquel la race condamnée tomba aussi rapidement devant les armes des blancs que, plus tôt, devant la maladie destructrice… Les seize mois que dura la terreur restèrent dans nos archives comme la période la plus effroyable de notre histoire, et quand ils furent écoulés les races de couleur avaient cessé d’exister. Sur deux milliards d’êtres, même pas un demi-million restait, éparpillé dans les parties de l’extrême nord et de l’extrême sud du monde, là où la maladie n’avait pas pénétré. »

 

– Dieu du Ciel, Hiéranie ! s’exclama Alan. Voulez-vous nous faire croire que cette chose épouvantable fut l’œuvre du seul Odi ?

 

– Exactement, Alan ; son œuvre à lui seul, et même, en définitive, la part qu’il y avait prise aurait pu rester inconnue si quelques savants n’avaient été déterminés à creuser le problème jusqu’au fond… Plusieurs éléments remarquables avaient été enregistrés, en dehors de la maladie elle-même. En chaque cas, la maladie partait d’un centre commun et s’étendait rapidement vers l’extérieur. Quand on nota les faits, il fut remarqué que, sur les cartes des pays touchés, les frontières de la maladie formaient un cercle clairement défini, sauf dans les assauts de la fin où les bords des cercles étaient rompus par le pays déjà ravagé. Et puis, on remarqua aussi que les intervalles entre les assauts étaient sujets à quelque régularité. Ce fut en ajoutant les uns aux autres de petits détails semblables que les enquêteurs en vinrent à la conclusion que ces intervalles auraient tout juste permis à celui qui perpétrait la tragédie de se déplacer d’un centre à l’autre. Même alors, cela paraissait une hypothèse tirée par les cheveux que de supposer une action humaine délibérée. Petit à petit, pourtant, les évidences s’accumulaient, et la question, de « Était-ce l’œuvre d’un homme ? » devint « Qui est-ce ? » … C’est alors qu’Odi parla. Ouvertement et sans crainte, il se désigna lui-même comme celui qui avait perpétré cet acte. Même alors, le monde resta incrédule, mais à la fin il n’y eut plus place pour le doute. Il prouva aux enquêteurs ahuris, sans la moindre chance d’être contredit, la réalité des moyens qu’il avait employés. Il avait découvert un rayon électrique qui passait à travers la peau de l’homme blanc, et n’agissait que sur la peau pigmentée de l’homme de couleur. Après une exposition même courte à son influence, une paralysie générale du système nerveux s’instaurait, et la mort s’ensuivait après vingt-quatre ou trente-six heures. L’étalement graduel du cataclysme depuis le centre avait pour cause un affaiblissement proportionnel à la distance du lieu d’émission lui-même. Quand il avait exterminé tout ce qui était à sa portée, il déplaçait simplement son appareil en un autre site et répétait le processus. Voyez-vous, le rayon était silencieux et invisible, et traversait tous les obstacles naturels comme s’ils n’avaient pas existé. Il faisait ouvrage rapidement, sans bruit, et sans pouvoir être détecté.

 

Hiéranie suspendit son histoire, et Barry intervint :

 

– C’était une action démoniaque, un acte infâme, et pourtant, vous dites que votre peuple l’a honoré comme un bienfaiteur. Hiéranie, il ne pouvait pas faire une chose pareille !

 

La femme sourit de son lent sourire doux, dénué d’émotion, considérant Barry comme une grande personne regarderait un enfant en colère.

 

– Pas tout de suite, Dick. Non, on ne l’a pas honoré. On a regardé les actes d’Odi de la même façon que vous le faites aujourd’hui. C’est-à-dire, quand on avait le temps. D’abord, il y avait trop à faire pour s’emparer de vastes territoires vides. Les quelques grandes confédérations nationales étaient sur le point de se saisir à la gorge les unes les autres pour savoir qui pourrait en occuper le plus, lorsqu’on s’aperçut qu’il y en avait bien assez, même pour les appétits les plus voraces.

 

– Mais Odi ! demanda Alan. Qu’advint-il de lui ?

 

– Le sort d’un réformateur hardi, répondit-elle. Et quoi d’autre ? D’un bout du monde à l’autre, la classe des prêtres éleva des clameurs contre lui. Nous avions cessé de punir le crime. Nous maudissions le criminel. Il fut mis en quarantaine et stigmatisé. Les enfants mêmes le harcelaient dans la rue. Ses biens furent déclarés confisqués. Son nom fut considéré comme celui d’un maudit. D’abord, il répondit à ses accusateurs avec fierté et justifia ses actions en raison du bien de l’humanité. Il indiqua que les confédérations où la classe des prêtres avait le plus de pouvoir étaient celles qui avaient profité le plus largement déjà, et qu’à l’avenir elles y gagneraient plus encore. Eh oui, c’était vrai, mais malgré cela ils hurlaient contre lui… ils crachaient sur lui. En dépit de tout ce qu’on lui fit, il garda la tête haute. La pauvreté et l’outrage furent son lot jusqu’à la fin, mais ils ne brisèrent pas son courage.

 

– Et la fin ? demanda Barry.

 

– Une fin digne d’une vie orageuse. Un jour il pénétra dans une assemblée de prêtres et de leurs fidèles, et là il se tint devant eux et leur ouvrit son esprit. Ah ! quel discours ce fut là ! Un jour, je vous le lirai ; nous l’avons, mot pour mot, dans nos archives, prophétie inspirée. Et quand il eut parlé, les enfants de la paix saisirent l’apôtre de la mort et le lapidèrent devant leur temple. La statue du vestibule a été sculptée d’après la seule image que nous ayons de lui, et celle-ci avait été prise alors qu’il prononçait ses derniers mots…

 

« Écoutez, mes amis, exactement comme il l’avait dit, les choses arrivèrent. Après deux cents ans environ, ici et là se leva un apologiste. Le monde était infiniment plus prospère et infiniment plus paisible. Les trésors immobilisés de la nature, qui avaient servi à nourrir l’incapable, furent dirigés vers des buts plus convenables. On avait la place de respirer dans ce qui avait été un monde accablé, et le monde le savait et le reconnut. D’abord avec honte, et puis ouvertement et honnêtement, il fut admis que l’action d’Odi avait été le salut des races civilisées. »

 

Barry sauta sur ses pieds et se mit à faire les cent pas avec lenteur. Le malaise qui hantait son esprit avait pris une forme précise en écoutant l’histoire.

 

– Cela a pu se passer comme vous le dites, Hiéranie, dit-il, mais pour moi la fin ne pourra jamais justifier les moyens… même si le résultat doit être ce que vous dites, ou plus encore. Le crime demeure impardonnable.

 

Hiéranie l’observait calmement, un coude sur le bras du fauteuil et le menton dans la paume de sa main. Regardant toujours Barry, elle s’adressa à Dundas.

 

– Alan, expliquez à Dick ce que vous faites lorsque les mauvaises herbes envahissent vos vignes…, ces herbes qui prennent la nourriture du sol, qui détruiraient le travail de vos mains et gêneraient le développement du fruit. Que faites-vous d’elles, Alan ?

 

– Je les sarcle, dit Alan brièvement.

 

– Tout à fait ça, vous les sarclez, répéta Hiéranie. Dick, est-ce que votre monde n’a pas encore reconnu qu’il y a de mauvaises herbes humaines aussi bien que végétales ?

 

– Ce n’est pas une comparaison, Hiéranie. J’ai dit que c’était un crime… un crime hideux. Il n’y a pas plus de justification qu’il n’y en aurait à tuer un homme pour son argent. Le fait qu’il ait été accompli sur une échelle colossale ne le rend que plusieurs millions de fois pire.

 

– Vous ne pouvez lui trouver aucune circonstance atténuante ?

 

Son calme de statue formait un étrange contraste avec l’agitation de Barry.

 

– Aucune. C’est impensable.

 

Toujours aussi peu émue, Hiéranie dit calmement :

 

– Dites-moi, Dick, ce pays, le vôtre, dont vous êtes si fier… qui le possédait avant que vos semblables n’y viennent, si je me souviens bien, voici cent ans ou guère plus ?

 

Barry s’immobilisa abruptement, cessant d’arpenter nerveusement la pièce comme si la question l’avait pétrifié. Hiéranie était assise toute droite et pointait vers lui un doigt accusateur.

 

– Répondez-moi honnêtement, Dick. Avez-vous, une seule fois dans votre existence, accordé une seule pensée de remords aux milliers d’aborigènes impuissants, bien qu’inutiles, qui ont été exterminés par l’implacable invasion blanche ? Et pourtant, pouvez-vous honnêtement déclarer penser qu’ils auraient dû conserver leurs possessions sans être dérangés ? Moralement, vos pères et vous êtes sur le même plan qu’Odi.

 

Barry rejeta la tête en arrière et répondit d’un ton de défi :

 

– De nouveau, Hiéranie, la comparaison n’est pas juste. En ce cas, c’était la survivance du plus apte.

 

– Sophisme, Dick, sophisme. Le « Rayon de la Mort », ou bien le rhum et les maladies – mieux ! les armes à feu – quelle différence ? Le résultat est le même. Vos semblables sont en possession de leur pays, tranquilles, et les autres sont exterminés. Lisez l’histoire de votre monde. Votre morale internationale, c’est la morale de la jungle. La force brutale, et rien d’autre que la force brutale, signifie la sécurité. Alan, qu’en pensez-vous ?

 

– Ma parole, dit Dundas qui avait écouté, Mi-amusé, mi-sérieux, je ne crois pas que nous autres, en Australie, puissions jeter la première pierre à Odi, pas plus que quiconque en Amérique du Nord, sur ce point. Le fait que les gens des États-Unis ont importé un problème encore pire ne change rien au fait qu’ils ont réglé leur premier problème à la manière d’Odi, bien qu’ils s’y soient pris plus graduellement.

 

– Est-ce que tu approuverais la théorie du « Rayon de la Mort », Dun ? demanda Barry, troublé par la défection d’Alan.

 

Dundas enfonça ses mains profondément dans ses poches et s’appuya au dossier de son siège :

 

– Dick, blague à part, je pense que le monde serait meilleur et plus propre si quelques-unes de ses races en venaient à s’éteindre. Prends, par exemple, les doux Turcs. Je te dirai ceci : si je savais qu’une catastrophe imminente va en éliminer toute la race de la face de la Terre, et si je pouvais l’empêcher, je ne le ferais pas.

 

– Tu veux dire que tu crois que tu ne le ferais pas, intervint Barry, si le cas se présentait, tu le ferais probablement au péril de ta vie.

 

– Que je sois pendu si je le ferais, Dick. Non, je le pense absolument, Je ne m’en inquiéterais pas plus que tu ne t’inquiéterais de sarcler de la mauvaise herbe. Tu parles de comparaisons. Eh bien, le Turc est un cancer de l’humanité, et rien de plus. Il aurait été liquidé voici cinquante ans si les grandes puissances n’avaient pas eu si peur les unes des autres.

 

Ici, Hiéranie intervint :

 

– Pouvez-vous me dire la proportion actuelle entre les blancs et les noirs, Dick ?

 

Barry haussa les épaules.

 

– Je crains que non, dit-il en regardant Alan d’un air interrogateur.

 

Dundas quitta son siège.

 

– Je ne le sais pas non plus, mais je pense que le « Whittaker » le saura. J’ai dû m’en procurer un exemplaire pour satisfaire l’appétit d’Hiéranie pour les faits et les chiffres.

 

Il prit un volume dans un casier et en tourna les pages rapidement.

 

– Hum… les voici.

 

Il nota les chiffres dans la marge de la page avec un crayon.

 

– Voici ce que ça donne. Estimation totale de la race humaine… approximativement mille six cent millions. Race caucasienne : six cent cinquante millions, ce qui laisse une différence d’environ neuf cent cinquante millions pour les gens de couleur. Grossièrement, cinq contre trois au détriment des blancs.

 

Hiéranie leva les yeux.

 

– Vous voyez, Dick, à présent déjà, c’est cinq contre trois, et la différence continuera à s’accroître.

 

Barry la regarda d’un air effaré.

 

– Hiéranie, pour l’amour de Dieu, allez jusqu’au bout de votre pensée.

 

Elle répondit sans se démonter :

 

– Pas pour le moment, Dick…, mais réfléchissez… si l’acte d’Odi devait être renouvelé, vaudrait-il mieux faire les choses maintenant, ou lorsque les chiffres auront doublé ? Et en y pensant, Dick, rappelez-vous aussi qu’il n’y a pas place dans le monde pour l’inapte.

 

Barry secoua la tête.

 

– Ma profession consiste à préserver la vie, non pas à la détruire. N’y a-t-il personne d’incapable parmi les blancs ? Si je suis votre théorie jusqu’à sa conclusion, où s’arrête-t-elle ?

 

– Nous avons trouvé un moyen de nous débarrasser des incapables, même parmi la race blanche, répondit-elle d’un ton serein. Mais il fallut un homme pour imposer sa volonté au monde avant que cela puisse se faire. Dick, vos idées me frappent par leur absurdité. Vous tiendrez en honneur, comme le plus grand de vos concitoyens, un soldat qui conduirait ses compatriotes pour tuer d’autres gens par centaines de mille, en envoyant autant des siens à la mort, et ceci seulement à cause d’une querelle internationale, juste ou injuste. C’est un héros. Presque un demi-dieu national. Mais est-il meilleur qu’Odi, ou différent en quoi que ce soit de lui, qui osa sauver une civilisation ? Selon moi, Odi était meilleur. Il avait une raison pour employer son « Rayon de la Mort ». La plupart du temps, votre soldat se trompe sur la cause pour laquelle il se bat. Si l’on considère le meilleur résultat de ses hauts faits, il libère le monde d’une population excédentaire, mais par malheur ce sont les hommes les meilleurs qui se font tuer à la guerre, alors que les mauvaises herbes sont sauvées et peuvent se perpétuer. Dommage que vous ne puissiez pas former vos armées avec les incapables.

 

– Hiéranie, je ne me rends pas, mais je ne veux plus discuter avec vous.

 

Et Barry s’assit, les lèvres pincées, l’air morose.

 

La femme se dirigea vers lui et posa une main légère sur son épaule.

 

– Bon garçon, Dick, dit-elle gentiment. Allons, je vais vous mettre de meilleure humeur. Pourquoi devrions-nous nous disputer pour des gens qui sont morts il y a des millions d’années ? Écoutez ceci et oubliez vos ennuis.

 

Elle alla vers le tableau de bord et, un instant plus tard, une explosion de musique céleste résonnait dans la grande galerie. Elle maintint le groupe d’auditeurs haletant aussi longtemps qu’elle dura, et lorsque les dernières notes sublimes s’évanouirent en échos lointains, des larmes brillaient dans les yeux des deux hommes. Un long silence suivit personne n’osait briser le charme, jusqu’à ce qu’Hiéranie parle :

 

– C’était une de nos plus grandes chorales, et l’œuvre d’un de nos maîtres musiciens. Dites-moi, Dick, est-ce que le prix que nous avons payé pour cela, et tout ce que cela signifie, était trop grand ? Et ce n’est qu’une partie infinitésimale de ce que nous devons à Odi !

 

Barry ne répondit pas, mais se leva pour partir. Sur un geste d’Hiéranie, Alan suivit son exemple.

 

Pendant qu’ils marchaient du hangar à la ferme, ce soir-là, Dick parla avec un grand calme.

 

– Dun, Dieu fasse que nous n’ayons pas lâché sur le monde quelque chose de mauvais. Si je pouvais lire dans son esprit, mes réflexions en seraient facilitées.

 

– Je ne crois pas que nous ayons des raisons de nous inquiéter, Dick, bien que j’admette qu’elle voit les choses d’un point de vue différent. Hiéranie se laissera influencer par nous dans ses actes.

 

– Ce n’est pas tant à Hiéranie que je pense, qu’à ce diable au sang froid, dans l’Himalaya. Jusqu’à quel point se laissera-t-il influencer par nous ?

 

– À chaque jour suffit sa peine… Espérons qu’on ne pourra pas retrouver Andax. C’est un trop gros calibre pour mon goût.

 

Barry secoua la tête.

 

– Dun, si Hiéranie dit qu’elle peut faire quelque chose, ce doit être vrai ; je suis absolument certain qu’elle peut ressusciter cet ami damné de sa jeunesse et qu’elle le fera. Et, ce qui est pire, nous ne pourrons pas l’en empêcher.

 

CHAPITRE XXI

 

Si Alan Dundas avait oublié le monde, le monde ne l’avait pas oublié, lui. Dans une communauté relativement petite, un homme ne peut pas disparaître entièrement sans exciter l’imagination. Au club de Glen Cairn, les hommes parlaient et posaient des questions auxquelles nul ne répondait. Par-dessus les tasses de thé, l’après-midi, les langues s’agitaient, et l’on hochait la tête. Hector Bryce était mal à l’aise mais gardait pour lui ce qu’il pensait, même à l’égard de miss Doris.

 

Une fille allait et venait parmi ses amis sans le montrer, mais pourtant son cœur était triste et meurtri. Pourquoi, pensait-elle, Alan se conduisait-il aussi bizarrement ? Avant cette nuit où ils s’étaient regardés dans les yeux au moment du danger, il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’ils se rencontrent. Et depuis, il avait disparu de sa vie. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? La question la tourmentait jour et nuit. Fidèle à lui jusque dans ses pensées, elle ne voulait pas croire que l’homme qui lui avait tenu la main cette nuit-là et avait prononcé son nom de cette façon avait agi avec légèreté pour s’enfuir ensuite. Elle sentait bien que ce qui s’était passé entre eux n’était pas sans importance, mais elle ne pouvait se résigner à attendre qu’il lui fît signe. Qu’il lui revienne un jour, elle n’en avait pas le moindre doute.

 

Rickardson, qui gaspillait des capacités pour la Haute cour dans une ville de province, était installé au club, fumant d’un air placide. C’est vers lui que se dirigea George MacArthur. Rickardson salua le nouveau venu en repoussant jusqu’à lui une chaise du pied. MacArthur appuya sur la sonnette et, tandis que le garçon apportait verres et bouteilles, il s’abîma, maussade, dans la contemplation du feu, laissant Rickardson le considérer fixement. Le garçon s’éloigna. MacArthur prit une gorgée de whisky et se retourna soudain vers son ami.

 

– Que je sois damné si je sais ce qu’il faut en penser.

 

Puis il regarda le feu de nouveau.

 

Rickardson ôta sa pipe de sa bouche et dit :

 

– Tu es allé là-bas, George ?

 

– Oui, répondit-il d’un air absent. J’y suis allé.

 

Il y eut un long silence. Puis il reprit :

 

– Que ceci reste entre nous, Rick. Il n’a pas taillé une seule vigne, ni passé la charrue sur tout son terrain. La maison était ouverte et la carriole se trouvait dans la remise. Billy B. B. était dans son écurie, et je suis prêt à jurer que Dundas se trouvait quelque part par là. J’ai fait un boucan du tonnerre de Dieu, mais c’est tout ce que j’ai fait. Pas vu le moindre vestige de l’homme. À présent, que diable tout cela peut-il vouloir dire ?

 

Rickardson vida les cendres de sa pipe en la tapotant dans sa main et émit deux mots brefs :

 

– Un jupon.

 

MacArthur renâcla.

 

– Un jupon ? Foutaises ! Tu es borgne sur ce point, Rick. J’ai horreur de ces damnés cancans, et tu es à peu près le seul à qui je m’ouvrirais à propos de Dun. Mais j’ai comme une idée que Mrs Bryce travaillait Alan pour miss Seymour et qu’il ne s’y opposait pas. Maintenant, je sais qu’il n’a pas approché Seymour depuis des mois. Je l’ai appris de Seymour lui-même. Alors, qui cela pourrait-il être d’autre ? Les femmes de McCarthy sont les plus proches de lui, à trois kilomètres, et je mettrais ma tête à couper que Dun n’est pas de cette catégorie-là. Il a encore quelques notions bizarres sur la femme.

 

– As-tu sondé Barry ? demanda bientôt l’avocat.

 

– Hum ! Tu parles ! répondit l’autre avec un gloussement. Tu connais Dick. Il ne m’a rien dit, mais avec une politesse strictement professionnelle. Rien à tirer de lui, quoique ce vieux pendard rusé sache des choses, j’en jurerais. Je n’ai pas voulu risquer de m’entendre dire de me mêler de mes oignons. Et Bryce ?

 

– Bryce en sait tout autant que nous. Cette histoire à propos d’études, c’est du baratin. Il a essayé de me tirer les vers du nez l’autre jour, mais j’ai bluffé, comme si j’étais dans le secret, et j’ai dit que Dundas s’en tirait très bien. Je pense du reste que c’est vrai, sans quoi Barry se découvrirait sur un point ou un autre.

 

– Bien, dit enfin MacArthur, je suppose que si Dun voulait que nous sachions quelque chose, il nous le dirait, aussi ferions-nous mieux de rester tranquillement assis. Mais je n’aimerais pas qu’il ait des ennuis et que nous ne soyons pas là pour lui donner un coup de main.

 

– De même pour moi, répliqua Rickardson. Mais, Mac, je suis prêt à parier un cigare contre une maison que, lorsque la vérité sortira, ce sera une question de femme.

 

Barry n’était ni aveugle ni sourd à ce qui se passait. Que Cootamundra, d’habitude une des propriétés les mieux entretenues du district, ait été laissée à l’abandon, était un problème de peu d’importance pour Alan, il le savait. Il se rendait compte, du train dont allaient les choses, que l’avenir d’Alan se trouvait ailleurs. Mais jusqu’à ce qu’il puisse se montrer à découvert et étaler sa main, l’inhabituel de son existence présente attirait les commentaires, à tout le moins. L’abandon, jusqu’à la fin d’août – sans le tailler ni passer la charrue –, d’un vignoble aussi précieux ne pouvait que provoquer des réflexions sur la sobriété et la santé mentale de son propriétaire. MacArthur n’était pas le seul à avoir flairé quelque chose. Aussi Barry délibéra-t-il avec lui-même, et, un soir, alors qu’ils étaient assis à fumer avant son départ, interrompit-il la rêverie de son ami.

 

– Dun, quand donc es-tu allé à Glen Cairn pour la dernière fois ?

 

Alan se réveilla en sursaut.

 

– Que je sois pendu si je le sais, Dick. Il y a si longtemps que j’ai presque oublié. Huit ou dix semaines. L’épicier m’envoie tout ce dont j’ai besoin…, pas de raison de me déplacer. Penser à baguenauder vers le club ou n’importe où quand il y a sous nos pieds ce que tu sais…

 

– Tout de même, Dun. Moi, je sais pourquoi tu fais le mort, mais les autres l’ignorent. Les gens jasent.

 

Alan considéra son ami avec une légère surprise.

 

– Jasent ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ?

 

– À moi, rien. Ils savent que ce serait du temps perdu. Mais de quoi ça a-t-il l’air ? Tu n’étais pas une silhouette effacée dans notre petit monde. Soudain, et sans cause apparente, tu disparais. Les gens savent que tu es toujours là, ils savent que tu n’en as pas foutu une rame, dans ton vignoble, depuis les vendanges. Et puis ils apprennent que je viens souvent ici. De quoi tout ça a-t-il l’air, vu de l’extérieur ?

 

Alan fronça les sourcils, songeur.

 

– Maintenant que j’y pense, ça a dû provoquer quelques devinettes.

 

Il se leva et attrapa une note sur le manteau de la cheminée, puis la tendit à Barry.

 

– J’ai trouvé ça punaisé à ma porte l’autre jour.

 

Voici ce que lut Dick et qui était écrit au crayon sur un feuillet arraché à un carnet :

 

« Cher Dun, est-ce le vin ou une femme ? Rickardson et moi sommes désolés. Où diable et pourquoi diable te caches-tu ? Reviens et il te sera beaucoup pardonné. G. MacArthur. »

 

Barry souriait tout en lisant.

 

– Il a essayé de me pomper il y a quelque temps. J’étais désolé de le laisser dans le noir, car il avait l’air vraiment soucieux.

 

– C’est un bon gars, le vieux Mac. De toute manière, qu’est-ce que je devrais faire ?

 

– Il vaudrait mieux te montrer un peu, je crois. Cela ne peut pas te faire de mal.

 

Dundas bourra sa pipe de nouveau, pensif, avant de parler.

 

– À dire le vrai, Dick, j’ai plutôt peur de partir. Suppose que quelqu’un vienne pendant que je ne serais pas là ?

 

Puis, après un silence :

 

– Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit. Non qu’il y ait une raison pour le garder pour moi. Hiéranie est venue ici.

 

– Grand Dieu ! dit Barry en se redressant. Quand ?

 

– Il y a deux nuits, et de nouveau la nuit dernière. Je pense… euh, à vrai dire, bien que j’aie eu d’abord envie de la voir ici, ces temps derniers j’essayais plutôt de la décourager. Vois-tu, Dick, en venant des galeries et de son environnement, cet endroit a l’air plutôt minable, et je pensais qu’elle pourrait ne pas comprendre. Je n’aurais pas dû me faire de souci, et j’aurais dû savoir qu’elle serait bien au-dessus de cette sorte de considérations. Elle a pris mon logement comme une chose allant de soi et avec son habituelle curiosité pour les détails pratiques. Elle a même été plutôt frappée par ma petite cahute. J’ai été assez stupide pour essayer de lui expliquer.

 

Il s’arrêta et sourit à ce souvenir.

 

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle, Dun ?

 

– Eh bien, elle m’a jeté un proverbe du monde perdu, qui m’a clos le bec. Le voici : « Pour bien juger l’homme il faut le voir nu », et, Dick, mon gars, j’ai entendu bien des proverbes qui avaient en eux moins de vérité.

 

– Parbleu, Dun, j’aurais aimé être là. Est-ce que tu l’attendais ?

 

– Non ; et ce n’a pas été le moins intéressant. Je vais te dire. Je soupçonne, sans que rien me permette de le prouver, qu’elle était déjà sortie avant cette visite.

 

– Que s’est-il passé ?

 

Dick montrait un grand intérêt.

 

– Bon, il était dix heures environ. J’ai un peu négligé mes livres ces temps derniers, et j’étais sorti avec l’idée de faire un tour avant de rentrer. Ça me calme un peu. C’était une nuit étonnante, tu te rappelles. Un clair de lune éclatant. J’avais traversé les prés et étais parti jusqu’au fleuve, et quand je suis revenu vers la maison, elle était là, juste entre la ferme et le hangar.

 

Il s’arrêta et reprit pensivement :

 

– Je ne pouvais en croire mes yeux lorsqu’elle me héla. Dick, si tu l’avais vue, là, debout au clair de lune, nu-tête, et sa robe blanche collant à son corps ! Une vision ! J’ai cru d’abord qu’elle n’était pas réelle. Elle était aussi joyeuse qu’une écolière, de m’avoir ainsi surpris. Rien ne pouvait la satisfaire plus que de voir comment je vivais. Aussi ai-je rejeté les conventions et elle est venue ici. Maintenant, que penses-tu qu’elle ait fait d’abord ?

 

Barry secoua la tête.

 

– Je donne ma langue au chat, Dun. Rien d’ordinaire, je parie.

 

– Eh bien, elle a fait des yeux le tour de la pièce, et elle est tombée sur mon tableau de Napoléon, là, dit-il en agitant sa pipe en direction de l’immortel portrait de Delaroche. Puis elle est allée vers lui comme attirée par un aimant. Quand elle s’est retournée, ses yeux jetaient presque des éclairs. Elle m’a pris par le bras et, par Dieu ! je ne l’avais jamais vue montrant une telle émotion. « Alan, Alan, dites-moi ! Est-ce qu’il vit encore ? Où est-il ? Quel est son nom ? Voici l’homme dont j’ai besoin. Dites-moi ! Dites-moi ! » Bon Dieu, Dick, comme elle fut désappointée lorsque je lui ai appris qu’il avait disparu depuis plus de cent ans. « Ah, je suis arrivée cent ans trop tard, Alan. La nature ne crée ce genre d’être qu’une fois en mille ans, et je l’ai manqué. Avec moi pour décider et lui pour exécuter mes ordres – car il l’aurait fait – ma tâche ici aurait été bien facilitée. » Étrange n’est-il pas vrai ?

 

– Pas tellement, quand on y songe. Pourtant, c’est peut-être tout aussi bien que Napoléon gise sous le marbre aux Invalides. Je n’aime pas penser à ces deux-là régissant l’univers. J’admettrai, toutefois, que leurs faits et gestes auraient probablement constitué une bonne cure contre l’ennui. De même, poursuivit-il, je crois que la combinaison Hiéranie-Napoléon aurait été meilleure que l’association à venir entre Hiéranie et Andax. Dun, plus j’y pense, moins j’aime ça. Est-ce que ça t’a frappé que nous pourrions faire pis que de passer la main aux autorités ?

 

Barry parlait avec hésitation, s’attendant à demi à un éclat de la part de Dundas. Au lieu de cela, Alan resta à fumer un bon moment avant de répondre :

 

– Ce n’est pas la peine, Dick. J’ai étudié tout ça à fond. Et je ne veux plus en entendre parler. D’abord, nous avons donné notre parole à Hiéranie, et rien ne me contraindra à la reprendre. Elle me fait entièrement confiance, et je tiens à mériter cette confiance. À part cela, toutefois, qui devrions-nous informer ? Le gouvernement de l’État ou le fédéral ? Imagine… laisser entrer ici une foule de politiciens. La foule qui officie en ce moment, par exemple. Les sacrés idiots nommeraient une Commission royale pour s’occuper de la question. Où est-ce que j’irais lorsque l’endroit serait piétiné par une horde d’aventuriers politiques issus de l’enfer, et par les journalistes ? Ou alors, essaie de voir Hiéranie en proie à une meute de foutues dames de société s’attendrissant sur elle. Non ! Je ne veux pas en entendre parler. Il n’y a qu’une personne qui ait son mot à dire, et cette personne, c’est Hiéranie elle-même.

 

Dick haussa les épaules.

 

– Comme tu voudras, Dun. Tu as le droit de décider. Je n’en parlerai plus jamais. Tu dis que tu as eu une autre visite la nuit dernière ?

 

Dundas eut un sourire.

 

– Mais oui, Dick, nous nous sommes promenés jusqu’au fleuve. Ça doit lui paraître étrange. Quand Hiéranie a vu l’endroit pour la dernière fois, c’était un plateau, avec un fleuve qui coulait autour de son assise, au Sud, pour se jeter dans la mer à travers un pays vallonné. Maintenant, le fleuve coule en direction du Nord, et pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, son fleuve à elle devait suivre le creux alluvial où le groupe minier de Golden Edge est situé. Pense un peu, Dick, le lit de son fleuve est à six cents mètres sous la surface du sol, et le pays vallonné est une plaine sans le moindre accident. Et puis, là où la grande sphère est enterrée à présent, elle se dressait à deux cents mètres au-dessus du sol, alors. Elle m’a dit qu’elle était assujettie dans un solide cube du même matériau et de près de trois cents mètres de côté. Dieu ! Ça devait constituer un objet plutôt proéminent, à cette époque !

 

Barry acquiesça de la tête.

 

– Pas étonnant qu’elle ait été surprise lors de cette première entrevue, quand tu lui as dit ne pas savoir que sa résidence était une sphère. Et quoi d’autre ?

 

– Oh ! pas grand-chose, répondit Alan d’un ton évasif.

 

Et Barry, sage parmi ses pairs, se retint de poser des questions, pour en revenir à sa proposition précédente.

 

– De toute manière, Dick, je ne pense pas que tu courrais un grand risque en prenant un jour de liberté pour te montrer au club. Je ne crois pas que cela attire quelque chose de fâcheux à Hiéranie.

 

– Sans doute. Je suis sûr qu’elle ne courrait aucun danger. Mais je suis moins persuadé de la sécurité d’un importun, ou, sans parler de ça, de l’effet que produirait Hiéranie sur un visiteur. Suppose, par exemple, que John Harvey Pook s’amène pendant que je suis absent. Tu peux imaginer ce qu’il en penserait. Autre chose, encore, suppose qu’un trimard fasse une apparition et décide de jouer au méchant, en découvrant qu’il n’a qu’une femme devant lui ?

 

– Oh ! répliqua Barry, je ferais confiance à Hiéranie pour se défendre.

 

– D’accord, mais je n’ai pas envie d’avoir à expliquer la présence d’un cadavre de trimard chez moi. Entre nous, Dick, Hiéranie nous a déjà laissé entendre la valeur – moins que rien – qu’elle attribuait à la vie de certains hommes. Je lui ai bien expliqué notre point de vue actuel, néanmoins je crois qu’elle considère nos égards envers l’existence humaine comme une sorte de sentimentalisme abâtardi.

 

Barry hocha la tête.

 

– Ce serait plutôt délicat. Pourtant, tu peux lui exprimer ton désir d’aller en ville en lui demandant de ne pas se montrer durant ton absence. Cela dit, je ne tiens pas à me mêler de ce qui ne me regarde pas, Dun, mais je pensais qu’il valait mieux te faire savoir de quel côté le vent tourne.

 

Alan continua à réfléchir longtemps après le départ de Barry. Il faisait les cent pas sur le chemin devant la maison dans l’espoir qu’il serait inspiré par la visite de la dame de ses rêves, mais il attendit longtemps sans que ses espoirs soient récompensés.

 

Mais, le jour suivant, Dundas dit à Hiéranie qu’il serait obligé de la laisser seule à l’occasion, afin de s’occuper de ses affaires en ville. Elle montra une telle contrition de ce qu’elle appelait son égoïsme en le gardant si souvent près d’elle, qu’Alan eut presque envie de refuser la liberté qu’elle lui octroyait si libéralement. En réponse à sa crainte des intrus, elle lui promit, en souriant, de ne pas voir la lumière du jour en son absence, à moins qu’il ne le lui permette. Elle alla même jusqu’à lui suggérer de verrouiller la porte du hangar lorsqu’il s’éloignerait.

 

Ainsi, le jour suivant, Billy fut réquisitionné – aussi intraitable malgré de longues vacances – pour tirer la carriole et son maître jusqu’à Glen Cairn. Alan adressa aux gens qu’il rencontra le salut détaché de tous les jours, comme si trois ou quatre mois d’absence n’étaient pas un sujet digne de réflexion. Il passa voir Rickardson à son bureau, et le harcela jusqu’à ce que ce dernier rompe avec ses propres règles et l’accompagne au club.

 

Là, ils vidèrent MacArthur d’un divan où il piquait un petit somme. MacArthur, réglant son attitude sur celle de Rickardson, ne posa pas de question, trop heureux de voir Dundas sortir de l’ombre pour s’inquiéter du motif. Ils racontèrent à Alan la dernière escarmouche de la guerre opposant Mac à John Harvey Pook. Pook avait, de façon fort indiscrète, fait une allusion transparente à MacArthur depuis la chaire. La ville bourdonnait de joie. MacArthur attendit l’occasion, et Pook lui donna enfin sa chance. Le vicaire, bouffi d’orgueil terrestre, avait vissé à sa porte une plaque de cuivre portant ces mots : « L’Eucalyptus », comme si la ville entière ne savait pas où était située la cure. Alors, Mac fit un pas, acheta la maison adjacente sans un mot à quiconque. Une semaine plus tard, sur la porte voisine de celle de la cure, apparaissait une plaque de cuivre identique qui disait : « Le Sirop. » John Harvey Pook abaissa ses couleurs en même temps que sa plaque, et la ville se remit à bourdonner.

 

Après quoi Alan et MacArthur jouèrent en cent points, et Rickardson critiqua le jeu avec tant d’allégresse et de façon si caustique que les deux joueurs se vengèrent en lui laissant régler les consommations. Puis, comme l’après-midi touchait à sa fin, ils déambulèrent jusqu’aux courts de tennis, où Alan fut promptement fait prisonnier par Doris Bryce et soigneusement mis à la torture, version féminine.

 

Doris se flattait d’être rusée et diplomate, et elle tâta le terrain, scientifiquement, en quête de renseignements. Alan se flattait à son tour d’être plus rusé et plus diplomate encore. Le résultat fut un match nul. Doris n’obtint rien qui pût satisfaire sa curiosité, mais Alan se trouva acculé à promettre de participer à un tournoi le samedi suivant. Il aurait évité avec joie l’engagement, mais il aurait fallu un homme plus astucieux pour le faire avec grâce. Doris était un peu vexée de n’avoir pu résoudre le mystère de la disparition d’Alan, aussi se promit-elle de s’occuper plus à fond de sa victime à l’occasion. Elle pensait qu’il devait des explications, d’abord à elle-même, puis à Marian Seymour. De plus, elle décida qu’Alan serait désigné pour jouer avec Marian dans le tournoi, et que tous deux passeraient la soirée à la banque, après. Qui donc était cet homme, cet Alan Dundas, pour se détourner du destin éminemment désirable qu’elle lui réservait ?

 

MacArthur épiait avec un malin plaisir leur duel verbal et avait, avec préméditation, accordé toute son aide à Mrs Doris pour acculer Alan à ce tournoi. En lui-même, Alan le traitait de tous les noms ; enfin, il se résigna à ce qu’il regardait à présent comme un après-midi perdu : tout le temps qu’il ne passait pas en compagnie d’Hiéranie, il le considérait comme gaspillé. Il avait accordé à contrecœur la présente visite à Glen Cairn, et c’est de plus mauvais gré encore qu’il ferait la prochaine. Il salua avec plaisir la venue de Barry, passant par là en revenant de l’hôpital ; elle fournit à Dundas une excuse pour partir.

 

Les deux hommes s’éloignèrent des courts, et Alan se tourna vers Barry.

 

– Dick, qu’est-il arrivé ? Tu m’as tout l’air d’exulter, pourquoi ?

 

– Que Dieu m’absolve, Alan, mais je devrais avoir une belle honte de moi-même, et ce n’est pas le cas. Je me suis rendu coupable de pure malversation professionnelle. J’ai pris le risque d’homicide par imprudence, moralement au moins, et j’ai poussé Walton jusqu’à la dépression nerveuse. Le pis de tout est que je ne pourrais rien expliquer à Walton, même si j’en avais la permission.

 

– Beau tableau de chasse pour une journée, Dick. Comment as-tu réussi tout cela ?

 

– Eh bien, tu te rappelles mes palabres avec Hiéranie hier après-midi ?

 

– Je me rappelle que vous discutiez certains de vos sujets scabreux tous les deux. Les détails me dépassaient.

 

– Hum ! Bon, je discutais de ce sujet précis parce que nous avions un cas à l’hôpital. Caractéristique et très bien défini. Absolument désespéré… du moins, c’est moi qui l’affirme et je n’ai jamais entendu dire qu’il ait cédé à un traitement.

 

Alan se mit à rire.

 

– Je me souviens de cela, en partie, et de la discrète contradiction apportée par Hiéranie à tes déclarations. J’ai décroché un peu plus tard, dans l’éclat du feu d’artifice verbal que vous avez tiré tous deux.

 

– Dun, as-tu remarqué que, lorsqu’elle a absolument pulvérisé son adversaire dans une discussion, Hiéranie n’insiste jamais sur sa victoire ? C’est là un caractère typiquement peu féminin.

 

Alan acquiesça.

 

– Je ne lutte jamais contre elle dès qu’il s’agit de faits ; c’est inutile, elle a toujours raison. Et ton cas désespéré ?…

 

– Rien que ceci : elle m’a donné une sorte de liquide et m’a dit de l’injecter, me garantissant que, du moment que le patient n’était pas mort, le traitement ferait disparaître la maladie en six heures. Elle soutient que tant que les organes ne sont pas vraiment détruits, aucune maladie ne devrait être fatale.

 

– Alors ?

 

– Pas grand-chose, Dun ; et c’est là que gît la malversation professionnelle. La femme est une patiente de Walton. Je me suis glissé dans l’hôpital ce matin. J’ai éloigné l’infirmière de mon chemin et j’ai injecté le produit. Rappelle-toi, je n’ai pas la plus petite idée de ce que j’ai employé là, aussi, si elle était morte, j’aurais été moralement coupable de sa mort. Quoique, remarque le bien, elle était moribonde quand j’ai fait cela, et selon toute apparence elle avait à peine deux ou trois heures à vivre. Pourtant, ça ferait un foin du tonnerre de Dieu si on le savait… Quand je suis revenu ce soir, j’ai trouvé Walton dans tous ses états. L’ahurissement. La femme avait donné le tour à environ dix heures, et, par Dieu ! quand je l’ai laissée voici une demi-heure, bien qu’elle ait été faible et que son état soit très bas à cause de ce par quoi elle est passée, il n’y avait plus la moindre trace de sa maladie… Walton ne sait plus si nous nous étions trompés dans notre diagnostic (et je suis sûr que ce n’est pas le cas), ou s’il a réussi un miracle. Il brûle de faire un rapport sur ce cas, et pourtant il a peur de s’y lancer. Tu vois, s’il signale une guérison, on ne le croira pas, ou on lui demandera de recommencer, ou pire encore, on lui demandera s’il ne s’est pas trompé sur les faits.

 

Alan gloussa.

 

– Quelle malchance pour Walton ! Mais, à en juger sur les résultats seuls, je ne pense pas que tu aies là de quoi te ronger.

 

Ils s’étaient arrêtés à la porte de Barry, et Alan déclina l’invitation de son ami à entrer.

 

– Comme tu dis, Dun, je ne me ronge pas, mais je devrais. Dis à cette faiseuse de miracles que je serai là demain pour la voir. J’ai quelques milliers de questions à lui poser. Je suis content de t’avoir vu de nouveau en public. À demain.

 

Et Alan revint vers le club, où il récupéra Billy B. B. pour s’en retourner chez lui, satisfait d’avoir supprimé pour un moment les occasions de bavardages.

 

CHAPITRE XXII

 

– Ainsi, dit Hiéranie, la femme est vivante. Il n’y a aucun miracle là-dedans, Dick. Tant de choses de votre vie quotidienne auraient passé pour des miracles il y a cent ans, et vous les utilisez aujourd’hui sans même y penser deux fois.

 

– Je doute de pouvoir entraîner Walton à considérer les choses sous cet angle. C’est tout juste s’il ne pense pas que la femme a montré, en guérissant, un mépris indécent envers la pratique médicale.

 

– Tu ne lui as rien dit ? demanda Alan.

 

– Surtout pas ! répliqua Barry avec un rire. Je n’ai pas eu le courage. La première question qu’il m’aurait posée, c’est : « Quel remède avez-vous employé ? » J’aurais répondu que je n’en avais pas la plus petite idée. Bien entendu, il aurait été alors convaincu que j’étais un génie. Il me l’aurait dit, même. Non, Dun, quand je raconterai quelque chose à Walton sur ce sujet, il me faudra pouvoir lui en dire beaucoup plus que ça.

 

– Vous êtes au seuil de bien des choses, maintenant, Dick, dit Hiéranie, mais vous ne pourriez pas aller beaucoup plus loin sans l’aide de la lentille de Maxi. Notre race en était arrivée à ce même mur, qui nous arrêta jusqu’à ce que Maxi l’abatte.

 

– Donc, Maxi était votre deuxième grand homme ? demanda Alan.

 

– Oui, et pour moi, le plus grand des trois. Il passa sa vie sur un travail unique et réussit. On l’a jugé fou d’abord. Il savait que chaque organisme vivant projette des rayons lumineux que l’œil humain ne peut pas voir. Sa lentille est en réalité un œil artificiel qui parvient à détecter ces rayons et à les transmettre directement au cerveau. À l’origine, il essayait d’inventer un substitut pour l’œil naturel lorsque celui-ci avait été détruit, mais il réunit ainsi des fils qu’il suivit dans tous leurs méandres jusqu’à ce que son grand œuvre soit achevé. Cela lui prit vingt-cinq ans de labeur ininterrompu, et quel labeur !

 

« Il affronta des années et des années d’insuccès sans fléchir. Il ne pouvait convertir personne, ni à ses espoirs ni à son idée. De tous côtés, le ridicule l’attendait, on le tournait en dérision, et malgré cela, il n’hésita jamais. Absolument solitaire, et sans l’aide d’une seule main amicale, il franchit toutes les étapes. On reconnut quand même sa valeur durant sa vie, et il accepta le triomphe aussi simplement qu’il avait supporté les revers. Il délaissa avec un sourire tous les honneurs qu’on lui offrit. « Vous ne pouvez rien me donner que je désire à présent, sauf le repos, et mon travail l’a gagné pour moi », fut sa réponse quand on lui demanda de choisir lui-même sa récompense. »

 

– Il n’avait nul besoin d’un monument, Hiéranie, intervint Barry.

 

Elle secoua la tête.

 

– Pas tant que son œuvre continuait à vivre. Pensez aux résultats. La moyenne de vie, à l’époque de l’invention de Maxi, était d’environ quarante-huit ans ! En deux cents ans, cette moyenne dépassa largement cent ans, et plus tard elle s’éleva jusqu’à cent vingt avec un maximum de cent soixante ans. Vous devez savoir aussi qu’un homme de cent ans n’était pas un débris chancelant d’humanité, mais un être aussi robuste mentalement et physiquement qu’un homme de quarante ans dans les jours d’avant Maxi, et nombre de ceux qui atteignaient cent cinquante ans conservaient leurs facultés en plein éveil. Et chaque pas qui mena à cette révolution fut uniquement dû à la lentille de Maxi. Sans elle, même l’œuvre d’Eukary eût été impossible.

 

– Ah ! intervint Barry, et Eukary était la troisième personne de votre trinité ?

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Il vint deux cents ans après le vieux docteur, et fut l’un des adorateurs de sa mémoire.

 

Elle se tourna vers Alan.

 

– Il était de ceux que la nature n’accorde au monde qu’une fois en mille ans, comme votre Napoléon. Il sortit du rang, et durant cinquante années il gouverna le monde avec une main de fer. Ce n’était pas une nation ni une confédération qu’il gouvernait, mais le monde entier. Il gouverna rudement et sans pitié, et quand il mourut, il nous laissait un monde nouveau et une nouvelle religion.

 

– Une nouvelle religion est un genre douteux d’héritage, dit Alan avec un sourire. Barry se redressa.

 

– C’est pour nous un fait, Hiéranie. Toutes les religions données jusqu’ici à notre monde se sont révélées aussi fatales, au point de vue mortalité, que des maladies nouvelles. Voyez-vous, les nouveaux convertis, en règle générale, ont toujours pensé qu’il leur incombait de répandre la bonne nouvelle, même à l’aide d’une hache, si nécessaire. L’incroyant devait aimer celui qui l’éclairait, même s’il se faisait marteler pour cela. Les religions apportent généralement dans leur sillage de nouvelles causes de guerre, c’est pourquoi elles ont été presque fatales, dans l’ensemble.

 

– Rien ne vaut la haine qu’un fanatique religieux peut opposer à une croyance rivale, ajouta Alan.

 

– Peut-être la religion d’Eukary était-elle une exception ? demanda Barry.

 

– Il subit le sort usuel du réformateur, dit-elle en souriant. Haine, rancune et intrigues… mais il était trop grand pour les ressentir ou les craindre… que dis-je ?… pour les remarquer, sauf lorsqu’elles interféraient avec ses plans.

 

– Et alors ? demanda Alan.

 

– Et alors, il frappait. Une fois… il n’était jamais nécessaire de frapper une seconde fois, et il n’avertissait jamais. Il savait avoir raison, et il n’allait pas permettre à une existence, ou à mille existences, de se dresser en travers du chemin menant la race à l’avenir. Il nous enseigna le culte du non-né… Il partit de la théorie que si des soins infinis sont nécessaires pour produire les plus hautes espèces d’animaux ou de végétaux, ils étaient à plus forte raison nécessaires pour produire le type le plus achevé d’humain. Nous savons qu’une herbe peut être cultivée de façon à devenir une fleur splendide, et que, négligée, elle retournera en fin de compte à son type originel sans valeur. Nous savons que la plus belle espèce d’animaux domestiques est formée de ceux qui proviennent d’un élevage minutieux. Et l’humanité, Dick ?…

 

Elle s’interrompit.

 

– On la laisse aller toute seule, de toute manière. C’est un handicap terrible. Nous reproduire à notre gré, au nom sacré de la liberté individuelle, et au détriment de la race. C’est une merveille que nous soyons arrivés jusque-là, et aussi bien. On n’y peut rien, c’est tout.

 

Tel fut le commentaire de Barry.

 

– On y peut quelque chose ! répondit Hiéranie d’un ton définitif. Cela a été fait une fois dans l’histoire du monde. Eukary n’a pas bougé avant d’avoir absolument prouvé ce qui fut plus tard connu sous le nom de loi de transmission d’Eukary. Lorsqu’il proposa cette loi, le monde s’arrêta de travailler assez longtemps pour voir qu’il avait découvert une nouvelle plaisanterie, et quand la plaisanterie fut rebattue, aussi bien elle que lui étaient oubliés. Les plaisantins n’auraient pas eu le cœur aussi léger s’ils avaient un peu mieux connu leur homme.

 

– Curieux, n’est-ce pas ? dit Alan, quand on s’y arrête, la façon dont certains hommes – en fait, presque tous – qui ont bouleversé le monde ont été considérés comme un sujet de plaisanterie au début.

 

Hiéranie sourit.

 

– Je suppose que si l’on pouvait reconstruire l’histoire intime de toutes les époques, on en trouverait beaucoup qui se moquaient de Mahomet, de César, de Napoléon… oui, peut-être même de votre divin prophète. Il en a toujours été ainsi, et il en sera toujours ainsi, tant que des imbéciles naîtront dans ce monde.

 

– Considérez qu’ils forment la majorité, Hiéranie, dit Barry avec un rire.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Nous en avions notre lot, Dick, mais Eukary en a diminué le nombre.

 

Alan fit un geste extravagant de supplication.

 

– Oh ! Grande reine, accorde-nous, nous t’en implorons, la formule, car nul monde entre tous les mondes n’eut jamais autant besoin que le nôtre de ce bienfait.

 

– Vous pourriez en faire la démonstration sur… commença Barry.

 

– Dick, si tu me proposes comme cobaye, je considérerai cela comme un acte inamical, selon la formule des diplomates, interrompit Alan.

 

– Tu ne penses qu’à toi, Alan, dit Barry en riant. Continuons d’écouter Hiéranie, et nous trouverons un cobaye plus tard.

 

– L’ouvrage ne fut pas achevé en un jour, dit Hiéranie en riant de leurs gamineries, et pendant trente ans, le monde n’entendit plus parler d’Eukary. Durant ces trente années, il travailla silencieusement à ses plans prodigieux. Il semble incroyable aujourd’hui que ce qu’on appela plus tard la « Grande Conspiration » ait pu être formé en secret, mais ce fut le cas. Je ne puis vous donner une meilleure idée de son caractère qu’en vous disant qu’il réussit à enrôler des centaines de milliers de partisans dans un complot pour placer le contrôle du monde entre les mains d’un seul homme, et ceci sans être détecté.

 

– Une société secrète, dit Alan.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Exactement, et ses membres appartenaient à toutes les races et à toutes les croyances du monde sans qu’il y ait eu le moindre traître.

 

– Il ne pouvait pourtant pas connaître tout le monde, dit Barry.

 

– Naturellement non, répliqua Hiéranie, mais ici interviennent le merveilleux système et l’organisation. Il savait juger parfaitement les hommes, d’abord, et il choisit ses partisans les plus proches sans commettre une seule erreur. Et de plus, il était de ces chefs qui transforment leurs partisans en adorateurs… Quand fut assené le coup final, qui fit d’Eukary le maître du monde, il faut savoir que les conditions de vie étaient différentes des vôtres à présent.

 

« La guerre avait cessé, et avec elle la nécessité des armements. Par un accord international, aucune arme offensive ne pouvait être améliorée, et la petite force armée conservée par chaque confédération était devenue simplement un accessoire au cérémonial d’État. Parmi les conspirateurs se trouvaient les plus grands cerveaux de l’époque, et ceux-ci mirent au point une arme qui rendit le mouvement irrésistible. »

 

– Ce dut être une victoire bien facile, Hiéranie, intervint Barry. La résistance ne devait pas peser d’un poids très lourd devant une telle organisation.

 

– Ce fut ainsi, d’abord. Les gens étaient trop stupéfiés par le coup d’État pour offrir une résistance. Lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les troubles commencèrent. Toutefois, Eukary frappa, et entre le coucher et le lever du soleil, le vieil ordre avait disparu. Si parfaits étaient ses plans qu’en une nuit les corps constitués des gouvernements de chaque confédération furent destitués et une nouvelle administration substituée à l’ancienne.

 

– Sans la moindre résistance ? demanda Barry.

 

Hiéranie haussa les épaules.

 

– Eukary n’était pas homme à permettre aux sentiments d’interférer avec ses plans, et les petites forces armées régulières auraient pu être employées comme noyau d’une résistance organisée, aussi rendit-il une telle démarche impossible. Elles furent exterminées jusqu’au dernier homme.

 

– Eukary me semble avoir pris Odi pour modèle, dit Dick.

 

– Possible, répondit Hiéranie, sans prendre garde à la nuance de sarcasme qui perçait dans la voix de Barry. Ses méthodes n’ont jamais manqué de décision, et il n’était pas homme à risquer l’échec par crainte de l’opinion publique. Cependant, ce à quoi vous trouvez à redire n’était rien à côté de ce qui allait venir. Le succès de la révolution fut absolu dès le début. Quand les gens descendirent dans les rues le premier jour (ils vivaient encore dans des villes à l’époque), rien n’avait changé. Si ce n’est qu’ils trouvèrent des proclamations notifiant que leur gouvernement fonctionnerait comme par le passé, sauf que toutes les lois existantes et futures seraient désormais sujettes à révision par un conseil central, présidé par Eukary…

 

« Eukary ne fut pas long à utiliser son avantage. Il commença par s’occuper de tous les hommes des offices publics en dehors de son organisation. On leur expliqua pleinement la situation, puis on leur proposa de prêter serment d’allégeance sans leur dire quel était l’autre terme de l’alternative. Beaucoup se joignirent au plan avec plaisir. D’autres, pour des raisons de conscience, refusèrent. Devinez-vous ce qui leur arriva, Dick ? dit Hiéranie, avec son lent sourire, en se tournant vers Barry. »

 

– On les mit en prison, je pense, répondit Barry.

 

– Réfléchissez, Dick. En prison, ils auraient toujours constitué une menace, un centre de désaccord et certainement un foyer d’antagonisme. La méthode d’Eukary fut plus douce à longue échéance. Il avait une maxime : « Un corps ne peut vivre sans tête. » Aussi prit-il soin que les têtes tombent, conclut-elle d’un ton sévère.

 

– Du jour où j’ai vu sa statue, dit Alan, j’ai compris que c’était là un gentleman qui savait ce qu’il voulait. Il était certainement consciencieux.

 

– Cela déblaya la voie, répondit Hiéranie. Alors, il mit le grand plan en marche. C’était très simple. Demeurèrent inchangées, toutes les lois n’entrant pas en conflit avec la seule loi uniforme imposée au monde entier. Aucun mariage ne serait permis à l’avenir sans la sanction d’un office de contrôle. Tout homme ou femme, même non marié mais en âge de se marier, fut obligé de se présenter pour être enregistré. À chacun on déclara, séance tenante, si elle ou il aurait la permission de se marier.

 

« Mais ce n’était pas tout : nul mariage ne pouvait désormais être célébré sans le consentement des autorités. C’est ici que la loi de transmission d’Eukary entra en fonction. Si, d’après les clauses nettement définies de cette loi, les enfants probables de telle union devaient constituer une amélioration sur au moins l’un des parents, alors le mariage était permis ; autrement il était interdit. Plus tard, mais pas avant longtemps, la loi devint plus stricte ; les rejetons devaient montrer une amélioration sur les deux parents. »

 

– Et comment le monde prit-il l’ordre nouveau ? demanda Barry. Sûrement pas avec calme.

 

– Le monde prit l’ordre nouveau exactement comme un enfant prend un remède nauséabond, contre son gré ; mais, continua-t-elle en appuyant sévèrement sur les mots, il le prit en fin de compte… Eukary fit ce qu’il fallait pour cela.

 

– Il dut y avoir ce que nous appelons du « grabuge », Hiéranie, dit Alan.

 

– Il y eut une révolte, mais une seule, répondit-elle. Eukary permit au mécontentement de se développer ; il lui octroya même un certain succès, de façon à pousser les opposants à montrer leur jeu. Selon son estimation sinistre de la situation, quatre-vingts pour cent de la faction révoltée était déficiente, soit mentalement, soit physiquement, aussi son élimination éclaircit-elle l’atmosphère. Quand la révolte fut écrasée, on lui demanda ce qu’il fallait faire des survivants, et ses ordres furent brefs et impitoyables : « Ils étaient prévenus. Je ne puis et ne veux permettre aucune opposition. Qu’on n’en épargne aucun. »

 

– Quoi ? lança Barry, en colère, c’était un démon pire encore qu’Odi !

 

Hiéranie le considéra d’un air réfléchi.

 

– Dick, votre profession vous a rendu désespérément sentimental. Je penserais presque que vous pleurez sur le sort de la tumeur que vous êtes obligé d’enlever.

 

Dick se mit à rire malgré sa colère.

 

– Ce n’est pas une comparaison, Hiéranie, répondit-il. Là, je sauverais une vie, je ne la détruirais pas.

 

Elle secoua la tête.

 

– Votre horizon est trop limité. À quoi sert de sauver la vie si elle ne mérite pas d’être sauvée ? À quoi servirait la vie sans la civilisation ? Ces gens éliminés par Eukary n’étaient rien d’autre qu’une excroissance maligne de la civilisation.

 

– Et le résultat ? demanda Alan.

 

– Ne croyez pas que tout arriva en une génération. Eukary ne l’espérait pas, mais il vécut assez longtemps pour savoir que le monde ne retournerait jamais à l’ancien ordre. Et son cerveau puissant était là pour aider le monde à franchir la première période de troubles. Il eut à lutter contre un taux de naissances énormément réduit, en raison des restrictions apportées au mariage, mais cela fut compensé assez largement par un taux de mortalité abaissé…

 

« Le temps passant, la réalité de l’œuvre d’Eukary devint manifeste, et le modèle de l’homme s’éleva jusqu’à des sommets qui dépassaient l’attente de son fondateur. Petit à petit, le pourcentage des anormaux diminua, diminua, jusqu’à ce qu’apparaisse le sentiment que devenir les parents d’un enfant classé comme incapable était une disgrâce… aussi grande même que la honte d’être jugé impudique. De ce sentiment provint le culte du non-né. Les restrictions et les régulations devinrent plus sévères encore, par la volonté du peuple lui-même plutôt que par celle de l’office de contrôle. La loi de transmission s’imposa comme foi mondiale. »

 

Barry haussa les épaules.

 

– Vous êtes trop forte pour moi, Hiéranie, mais une boucherie, même si elle est discriminatoire, n’est jamais qu’une boucherie. Mais, ajouta-t-il, la regardant qui se moquait de lui, je pardonne presque à Eukary, parce que vous êtes l’un des résultats de ses rêves.

 

Elle hocha la tête.

 

– Oh ! je sais que je suis belle, mais je puis le dire sans vanité. C’est un don que je dois à des centaines d’ascendants qui ont vécu selon la loi.

 

– Je suis entièrement réconcilié avec lui, maintenant, dit Alan. Bien que je sois content qu’il y ait quelques millions d’années entre nos époques ; je pense réellement qu’Eukary est de ceux auxquels la distance ajoute du charme. Et quoi encore, Hiéranie ?

 

– Il ne reste plus grand-chose à raconter. Un effet imprévu de l’ordre nouveau fut le mélange graduel des confédérations nationales. On remarqua que les mariages interraciaux donnaient de plus vigoureux rejetons sous certaines conditions, et ceci, ajouté à la rapidité et à la facilité des voyages, supprima peu à peu les distinctions raciales jusqu’à ce que le monde, sauf pour les besoins du gouvernement, devienne pratiquement un seul grand peuple. Dick…

 

Elle se reprit soudain.

 

– Je crois pourtant pouvoir vous apprendre un autre résultat qui fera disparaître de votre visage ce regard sévère de désapprobation.

 

Barry sourit.

 

– Vos réformateurs étaient trop rigoureux pour moi, Hiéranie. Ce sera un réconfort d’entendre quelque chose qui ne se termine pas en un massacre général.

 

– Eh bien, dit Hiéranie, peut-être ceci vous satisfera-t-il ? Eukary fut chez nous à l’origine de la sainteté accordée à la maternité. En vérité, il avait pour cela des raisons plus politiques qu’humanitaires. Il avait à vaincre la chute de la natalité. Il adopta un plan pour que la grossesse soit obligatoirement déclarée, et depuis ce moment jusqu’à la naissance de l’enfant, la mère devenait pupille de l’État. Permettre qu’une femme enceinte ait à travailler ou à s’occuper de soins harassants devint inadmissible. Elle était sacrée, un être à part, vouée uniquement à la vie nouvelle qu’elle donnerait au monde. Pouvez-vous concilier cette idée avec l’homme que vous appelez un boucher ?

 

– Je l’aurais soutenu corps et âme dans cette partie du plan, répondit Barry. Il est dommage qu’il n’ait pas entrepris ses réformes par des moyens plus doux, je ne l’en admirerais que plus.

 

– Rappelez-vous, il avait près de quatre-vingt-dix ans à l’époque de la révolution, continua Hiéranie. Il aurait pu discuter pendant les cinquante années qui lui restaient à vivre sans faire un pas de plus. La génération qui vint après lui et profita de son œuvre ne se plaignit pas. Pensez un monde plein de gens au sang pur, engendrés avec soin, armés contre la maladie dès avant leur naissance, et devenant plus forts, mentalement et physiquement, à chaque génération par une sélection précise. On a calculé que, sans Eukary, les races du monde, à cause des conditions de vie trop faciles et de l’absence du tonique que constituent les guerres, auraient régressé jusqu’à la sauvagerie en quelque deux mille ans ; c’est le scalpel sans pitié du maître qui les sauva.

 

– Hiéranie a raison, dit Alan en la regardant. La Révolution française n’a-t-elle pas sauvé la France ? Pour ne citer que cet exemple. Est-ce que la guerre de Sécession américaine n’a pas eu quelques compensations ? Existe-t-il un Américain qui puisse affirmer aujourd’hui que son pays serait plus avancé si elle n’avait pas eu lieu ? Oh, oui, oui, Dick, le prix semble élevé au moment même, mais c’est parce qu’il est impossible à l’homme normal d’évaluer sur le moment l’étendue des bénéfices à venir. Seuls les gens comme Eukary le savent.

 

– Deux contre un, ce n’est pas juste, dit Barry en riant, surtout lorsqu’un des deux est Hiéranie.

 

Hiéranie se leva et posa doucement la main sur l’épaule d’Alan.

 

– Alan, emmenez Dick avec vous dans le monde, et lancez-le dans la bonne voie. Cette nuit, la bonne voie est celle de la maison.

 

Elle se retourna vers Barry.

 

– Bientôt, Dick, je vous lancerai sur la bonne voie, et – eh bien – nous verrons.

 

Et elle accompagna les deux hommes jusqu’à l’entrée du « temple ».

 

Lorsque Barry monta dans sa voiture, Alan crut entendre une remarque murmurée par-dessus le bruit du moteur.

 

– Qu’est-ce que c’est, Dick ? demanda-t-il.

 

– Je souhaitais seulement, dit le médecin en s’asseyant, qu’Andax aille au diable.

 

– Pour ça, amen, Dicky, même si c’est la première fois que je suis d’accord avec toi aujourd’hui.

 

CHAPITRE XXIII

 

C’était le matin du samedi suivant, et Alan était assis dans le « temple », en grande discussion avec Hiéranie. Pour la première fois, il y avait l’ombre d’un nuage entre eux. Dundas était appuyé au dossier de son siège et regardait le plafond ; l’inquiétude se lisait dans ses yeux et lui ridait le front. Hiéranie était presque à plat ventre sur le divan proche, le menton dans les mains. Elle était apparemment sereine, mais ses yeux jetaient des regards perplexes à l’homme.

 

– Même ainsi, je ne comprends pas, Alan. Vous dites que ce ne serait pas bien de ma part d’aller avec vous aujourd’hui, mais vous ne m’en donnez pas la raison. Quel est donc ce jeu auquel vous allez vous joindre et que je ne peux voir ?

 

– Oh, Hiéranie ! Il n’y a rien dans le jeu que vous ne puissiez voir. Des femmes y prennent part, mais…

 

Il s’interrompit. C’était là un des ennuis du secret, et il se torturait à présent l’esprit pour éviter de la heurter en lui disant la vérité ; il ne savait du reste comment la formuler. Pour quelque raison perverse, elle lui avait demandé de l’emmener avec lui à Glen Cairn, ce jour-là. Pendant son silence, elle poursuivit :

 

– Donc, il y aura des femmes là-bas ?

 

– Une vingtaine en tout cas, répondit Alan avec désespoir, cependant qu’une vision de ces femmes lui traversait l’esprit.

 

– Aussi, Alan, je voudrais venir avec vous, dit-elle d’un ton enjôleur. J’aimerais rencontrer des femmes de ce monde et parler avec elles. Tôt ou tard, il le faudra. Pourquoi pas maintenant ?

 

– Hiéranie, il faut me faire confiance. Je sais que Barry serait de mon avis, lui aussi. Nous devons préparer les choses, pour votre apparition, avant que vous ne sortiez. Personne ne comprendrait.

 

Il était doublement difficile de lui refuser quelque chose lorsqu’elle suppliait.

 

– Alan, je vous trouve cruel, dit-elle doucement.

 

C’en était trop, pour Dundas.

 

– Hiéranie, Hiéranie, dit-il, presque amèrement… Avec toute votre science, et avec toutes vos générations eugéniques, Eukary n’a pas pu empêcher qu’une femme ne reste une femme.

 

Hiéranie sauta sur ses pieds et le considéra de toute sa hauteur. Puis elle éclata de rire, un long rire doux, en se balançant légèrement.

 

– Alan ! Oh, Alan ! Que voici donc une grande vérité ! Il me semble que c’était hier seulement que j’entendais Andax me jeter le même reproche :

 

« Après tout, pourquoi te donner un cerveau d’homme alors que tu n’es qu’une femme ? » Oh, Alan ! Vous auriez dû entendre le mépris qu’il mettait dans ces mots.

 

Et elle éclata de nouveau joyeusement de rire.

 

– Dites-moi, Alan, et regardez-moi en me répondant. Voudriez-vous que je sois autre ?

 

Elle le considérait, dressée, ses merveilleux yeux gris pleins de gaieté, les lèvres rouges légèrement ouvertes dévoilant une ligne de neige. Son visage splendide était encadré par la masse soyeuse de sa chevelure qui croulait jusqu’à ses genoux, et elle croisait les mains sur sa poitrine en une attitude d’humilité feinte.

 

Dundas se pencha un peu en avant. Il savait que c’était là coquetterie délibérée, et ce n’était pas la première fois qu’elle en montrait ; mais malgré lui ses mains montèrent à ses yeux un moment, comme pour dissimuler à sa vue quelque chose de trop aveuglant. Puis il la regarda encore et secoua la tête.

 

– À Dieu ne plaise que vous soyez autre que vous-même, Hiéranie, répondit-il lentement, presque en un murmure.

 

Et puis, l’atmosphère changea brusquement, bien qu’un sourire malicieux se jouât encore sur ses lèvres.

 

– Eh bien, je ne vous importunerai plus, Alan, dit-elle. Aujourd’hui, je vais peut-être lire, ou réfléchir à ce que je dois faire. Mais vous… allez et ne pensez plus à ma sottise.

 

Elle l’accompagna jusqu’au premier palier. Quelques jours auparavant, Dundas et Barry, sous la supervision d’Hiéranie, avaient installé un ascenseur dans le puits du grand escalier. Cette machine, prélevée par Hiéranie dans une des galeries, était une source d’émerveillement et de satisfaction pour les deux hommes par sa simplicité et sa perfection. L’épreuve du voyage aller et retour de la femme était pénible, trop souvent répétée ; ce nouveau moyen de transport était bienvenu.

 

Alan prit place dans la cage et mit la main sur le levier de contrôle.

 

– Bon, de toute façon, je vous verrai ce soir, car je reviendrai au crépuscule. À bientôt…

 

Il agita la main et la cage fonça dans l’obscurité. Mais Hiéranie resta là quelques instants après qu’il eut disparu. Puis elle se dirigea vers les galeries, en dessous, et s’affaira avec plusieurs instruments étranges. De temps à autre, elle s’interrompait et souriait ; si Alan avait pu voir ce sourire, sa sérénité aurait été durement secouée.

 

Le samedi après-midi était le jour, sur les courts de tennis de Glen Cairn. Même le club de golf admettait sa supériorité sociale. Comme dans toutes les villes de province, rares étaient les hommes ayant le loisir de jouer durant la semaine ; la réunion du samedi les attirait non seulement de la ville elle-même, mais d’une vingtaine de kilomètres à la ronde. Les courts du club formaient un terrain de rencontre commun et le centre de la partie sociale de leur vie. Le club louait un coin du parc municipal et l’avait entouré d’une douzaine de rangées de poivriers qui avaient tellement fleuri qu’un étranger pouvait déambuler tout à côté sans savoir qu’à l’intérieur de ce bosquet sacré se trouvait le saint des saints de la société de Glen Cairn. Quiconque possédait le droit de franchir le portail blanc où était inscrit « Membres seuls » se savait appartenir à l’élite. C’était pourtant une communauté démocratique que celle formée par les bons citoyens du bourg et du comté de Glen Cairn ; mais le citoyen s’occupant de commerce de détail ne devait pas se frotter au citoyen travaillant comme manœuvre cinq jours et demi par semaine mais qui ne s’occupait pas de commerce de détail. À l’exception de George MacArthur, le vieux Tom Gaynor, le commerçant, menait facilement la procession pour les biens de ce monde, et lui seul savait quelles sommes les divers membres du club lui devaient pour de la marchandise vendue et livrée, mais même la majesté de la robe à col de lapin du maire ne pouvait le faire pénétrer à l’intérieur du portail blanc. Ceci ne troublait pas le moindrement Tom, mais que sa meilleure moitié avait été entendue, s’exprimant avec aisance et liberté (et comme elle savait être à la fois libre et aisée en paroles !) sur ce qu’elle appelait « ces foutus snobs du club de tennis ». Il faut rendre aux hommes de Glen Cairn cette justice que le comité du club était presque entièrement féminin.

 

C’était un de ces rares après-midi d’hiver, où l’on sent à peine dans l’air une première idée du printemps ; et le jour avait attiré plus de gens que d’habitude. Sur la véranda du bâtiment du club et autour des courts étaient assemblés les jeunes (il y en avait beaucoup) et les belles (pas autant) du district, en même temps que les matrones qui se réunissaient là pour des raisons connues d’elles seules.

 

Quand Alan arriva, accompagné de Rickardson, sa présence fut saluée par une volée de railleries amicales qui ne le perturbèrent nullement. Au dernier moment, il avait écrit à Mrs Doris pour lui dire que, tout en faisant une apparition samedi, il ne jouerait pas, prétextant le manque de pratique. Il se fraya un chemin, ponctué de brèves haltes, vers le bâtiment ; pour dire le vrai, il n’était pas très pressé d’affronter le groupe que son regard avait discerné au moment où il était arrivé sur les courts.

 

Là, dans un coin, étaient assises, sur des sièges de rotin, Mrs Doris, Mme Kitty, et Marian Seymour. il comprenait bien que ce qui s’était passé entre lui et Marian cette mémorable nuit signifiait beaucoup pour elle. Avec une autre fille, peut-être, un baiser appuyé sur des doigts réticents ou quelques mots doux murmurés au cours d’une randonnée au clair de lune n’auraient pas signifié grand-chose ; mais avec Marian, il savait que cela voulait dire beaucoup plus, et même la splendeur d’Hiéranie ne pouvait éloigner de son esprit le souvenir du regard qu’il avait vu dans ses yeux cette nuit-là. Et nul essai de se tromper lui-même ne pouvait le faire se juger autrement que coupable envers elle. Aussi différait-il l’inévitable rencontre.

 

Il s’attarda devant la table à thé où Bella Pook faisait un miracle aussi grand que celui des pains et des poissons en versant du thé à près de cinquante personnes avec une théière d’un litre. Ce ne fut pas un petit soulagement pour lui, aussi, lorsque Rickardson, qui avait attrapé MacArthur, revint de son côté. Sous leur escorte, il s’approcha du groupe. Avec tous ses défauts, il était difficile de détester MacArthur, et sa joyeuse insouciance le rendait imperméable aux flèches de la désapprobation féminine. Dundas savait que George avait plus d’une fois été mis au ban par les matrones – la dernière occasion n’était pas si ancienne – et cela l’amusa de remarquer à quel point le délinquant, peu inquiet de son châtiment, parvenait à s’insérer dans la petite réunion.

 

Marian accueillit Alan sans la moindre trace de contrainte, mais, d’un autre côté, sans la plus légère chaleur. Qu’elle ait été profondément blessée par sa conduite, elle n’essayait pas de se le cacher à elle-même, mais elle aurait préféré mourir que de lui laisser voir à quel point elle en ressentait de l’amertume. De sorte que Doris, qui observait leur rencontre avec un intérêt de véritable marieuse, n’y trouva pas de quoi satisfaire sa curiosité. À la première occasion, elle envoya un sans-fil à Mme Kitty, mais la spectatrice intéressée était tout aussi désorientée.

 

– Mistress Bryce, dit Rickardson, j’ai attrapé ceci…

 

Et il mit la main sur l’épaule d’Alan.

 

– … dans la bibliothèque du club. Rara avis, n’est-ce pas ? Vous remarquerez qu’il ne porte même pas son plumage de saison. Je lui ai demandé pourquoi, et il a dit qu’il avait abandonné le tennis. Miss Seymour, croyez-vous que le léopard puisse se débarrasser de ses taches ?

 

Marian secoua la tête.

 

– Mr Dundas a disparu depuis si longtemps que j’ai presque oublié s’il jouait ou non. Est-ce que vous jouiez ? demanda-t-elle en se tournant vers Alan.

 

Il n’y avait rien dans les mots eux-mêmes, mais la voix avait une inflexion qui frappa l’un des auditeurs, et fut la cause d’un rapide échange de coups d’œil entre deux autres.

 

Alan ignora la question.

 

– La base de cette déclaration est une remarque que j’ai faite sur mon incapacité à jouer dans un tournoi par manque de pratique. Vous devriez savoir quel rabais il faut consentir aux déclarations de Rick, mistress Doris.

 

– Ce que j’aimerais savoir, demanda Mme Kitty, c’est si vous avez l’intention de rester hors de votre coquille à présent que vous en êtes sorti. Sinon, je déclinerai tout simplement l’honneur de refaire connaissance avec vous jusqu’à ce que ce soit le cas. Si vous avez l’intention de mener une existence hétéroclite, il ne faut pas compter sur ma participation.

 

Alan répondit :

 

– Je ne le sais pas encore, mais j’espère redevenir normal avant peu. Où est votre homme ?

 

Il subtilisa adroitement le coussin que MacArthur installait pour lui-même et, malgré les protestations du propriétaire indigné, s’assit sur le sol de la véranda, le dos contre un pilier.

 

Quand l’altercation se fut apaisée, Kitty répondit :

 

– Mon homme, comme vous l’appelez, devrait être quelque part par là.

 

Et elle jeta un coup d’œil sur les courts.

 

– En effet, dit Rickardson, mais il se trouve qu’il est obscurci pour l’instant par la masse du révérend John Harvey Pook. En te tordant le cou, Dun, tu pourras l’apercevoir.

 

Alan resta sans bouger.

 

– Je ne m’intéresse pas à Pook au point de me tordre le cou à le regarder, répondit-il.

 

Puis, comme Kitty se levait pour chercher son mari, Alan s’empara du siège vacant et laissa le coussin aux chamailleries des deux autres, avec Doris comme arbitre.

 

Marian était restée silencieuse, regardant ailleurs d’un air absent, mais quand elle vit Alan si proche d’elle, elle tourna vers lui des yeux pleins de reproche.

 

– Avez-vous été malade ? lui demanda-t-elle à voix basse.

 

Dundas secoua la tête. Il savait qu’il n’y avait pas que des mots dans la question.

 

– Non, répondit-il lentement, pas malade, mais assez soucieux.

 

– Le docteur Barry est allé souvent à « Cootamundra », et, comme nous n’entendions plus parler de vous, j’ai pensé que peut-être cela traduisait certains faits, dit la jeune fille avec calme.

 

Dundas évita les doux yeux accusateurs.

 

– Je suis passé chez vous, dit-il faiblement, mais vous n’étiez pas là.

 

– Oh ! mais c’était il y a des siècles. Juste après la nuit… Je vous avais rencontré à la banque, ajouta-t-elle rapidement. Vous ne m’en voulez tout de même pas de n’avoir pas été là ? Comment pouvais-je deviner…

 

Elle s’arrêta net.

 

Ni l’un ni l’autre n’avait remarqué sur le moment qu’un étrange silence était tombé sur l’assemblée bruyante, et soudain Marian avait levé les yeux. Les mots lui manquèrent et elle regarda fixement. Dundas l’observait avec étonnement. Il sentit les mains de Marian se crisper et elle se pencha en avant, regardant droit vers les courts. Lui ne voyait rien, d’où il était, le dos tourné à tous, mais le visage de la jeune fille le stupéfiait. Et puis, elle dit lentement, comme inconsciente de parler :

 

– Oh ! comme elle est belle, qu’elle est merveilleuse !

 

Presque immédiatement, la voix de MacArthur retentit derrière lui.

 

– Grand Dieu ! Rick, c’est un ange égaré.

 

Alan pivota sur son siège et se retrouva debout, électrisé. Là, de l’autre côté des courts, à l’écart de tous les autres, se tenait Hiéranie… Hiéranie, qu’il avait laissée « à rester ici pour réfléchir à ce qu’elle devait faire, ou à lire » ; mais, sans le moindre doute et s’il était bien réveillé, Hiéranie.

 

Elle était vêtue de la même robe bleu pâle que lorsqu’il l’avait découverte. Ses épais cheveux brillants tordus en deux tresses grosses comme le bras, tombaient devant elle de chaque épaule. Sa cape bleu noir était rejetée en arrière, révélant les bras de marbre blanc, et la lumière du soleil éclatait et scintillait sur la ceinture de joyaux qui enserrait sa taille. Même en ce premier moment d’ahurissement, l’esprit d’Alan chancela en constatant l’insignifiance absolue de toute cette foule devant elle. Il y avait dans son maintien une dignité qui la marquait aussitôt comme un être à part. Elle était là, complètement inconsciente de la sensation qu’avait causée son apparition, observant tout, de ses grands yeux gris pleins de gravité. Des yeux simplement et franchement curieux, qui rencontraient des dizaines d’autres yeux étonnés, sans trace d’embarras ni la moindre gêne. Comme s’ils avaient été attirés par l’intensité de son regard à lui, ses yeux se tournèrent vers Dundas, et il vit un sourire radieux illuminer son visage. Une main blanche s’agita vers lui, puis sa voix, claire comme le cristal, brisa le silence abasourdi.

 

– Alan ! J’ai eu peur un instant que vous ne soyez pas là.

 

Pendant une seconde, tous les regards se dirigèrent vers Dundas, puis revinrent, irrésistiblement, sur Hiéranie qui marcha dans sa direction.

 

Alan prit sa décision en un éclair. Il prévoyait d’épouvantables difficultés, mais, quoi qu’il arrive, sa place était aux côtés d’Hiéranie, pour affronter avec elle ce qui ne pouvait manquer de se produire ; avec un grand frémissement d’amour et de fierté, il avança à sa rencontre. Elle attendit qu’il soit tout près, puis dit à voix basse :

 

– Je voulais venir, et je suis venue. Inutile de vous fâcher contre moi. Présentez-moi à vos amis.

 

Il ne put s’empêcher de rire. S’il devait subir la musique, nul n’aurait le plaisir de le voir se démonter. Aussi pivota-t-il, la tête haute, pour affronter l’assemblée de la véranda. Le visage serein, il fit face à une batterie d’yeux interrogatifs, et Barry, malgré sa propre consternation intérieure, murmura un « Bravo, Condor ! » lorsque le couple avança. Barry était certain qu’il allait y avoir de durs moments à passer, et ce ne fut pas vaine prophétie.

 

Les membres du club de tennis de Glen Cairn étaient, dans l’ensemble, des gens à la conduite décente et normale, mais il fallait beaucoup plus de force qu’ils n’en possédaient, collectivement ou individuellement, pour faire face à cette situation anormale. Ici tombée du ciel pour ainsi dire – était apparue une étrangère d’une beauté insurpassable, vêtue, comme l’affirma plus tard une matrone, d’une robe de princesse et d’une cape d’opéra, mais dont l’arrivée n’avait pas été annoncée, et dont le district avait ignoré la présence jusqu’alors. Et cet être radieux s’était adressé publiquement et sans erreur possible à Dundas en l’appelant par son prénom devant tous. Aussi, à présent que tous deux avançaient, chaque membre de l’assemblée, sur la véranda, oublia tout et se laissa aller à la curiosité. Les yeux d’Alan rencontrèrent ceux de Barry et, malgré lui, le regard d’étonnement qu’il lut sur le visage de son ami l’emplit d’une hilarité insouciante, car Hiéranie, aussi, avait vu Dick et se dirigeait droit sur lui, la main tendue, disant :

 

– Mais, Dick, mon cher garçon, que je suis heureuse de vous voir aussi ici ! Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ?

 

Barry jeta un coup d’œil impuissant à Alan. Celui-ci entendit près de lui le soupir ahuri que poussait Kitty et il se précipita au secours de Dick.

 

– Mistress Barry, j’aimerais vous présenter miss Hiéranie.

 

Il buta sur le « miss ». Cela semblait aussi idiot que de dire madame Vénus.

 

– C’est une grande amie à moi, et elle a déjà rencontré Dick…

 

– Qui pourrait en douter ? entendit-il quelqu’un murmurer derrière lui.

 

– Hiéranie, poursuivit-il, voici la femme du docteur Barry.

 

Hiéranie se détourna de Dick pour regarder le visage perplexe de Mme Kitty.

 

– Je désirais vous rencontrer depuis longtemps, dit-elle en souriant d’un ton amical. J’ai tellement entendu parler de vous par Alan.

 

Kitty ne douta pas un seul instant de la loyauté de son mari, mais la familiarité avec laquelle Hiéranie avait parlé à Dick souleva en elle la jalousie latente chez la meilleure des femmes.

 

– Je ne me rappelle pas avoir entendu le docteur Barry parler de vous, Miss… Hiéranie, répondit-elle d’un ton neutre.

 

– Oh ! répondit Hiéranie. C’est la preuve qu’on peut lui faire confiance, car je lui avais fait promettre de ne parler de moi à personne, pas même à vous, et vous voyez qu’il m’a obéi.

 

Le mot « obéi » était un choix malheureux, et la rougeur montée au visage de Kitty ainsi que l’éclair jeté par ses yeux montrèrent à Alan que, pour elle au moins, il faudrait bien des explications. Mais la tension du moment fut allégée d’une façon inattendue, car le révérend John Harvey Pook (nul n’avait jamais pensé à un diminutif de cette collection de noms) déplaça sa masse noire dans l’arène pour s’offrir à ce que le destin avait prévu pour lui.

 

– Mon cher Dundas, dit-il de son ton le plus amène, puis-je avoir l’honneur d’être l’un de ceux qui accueilleront votre charmante amie ?

 

Hiéranie fit face au nouvel arrivant. Ses yeux le balayèrent sans ciller de la tête aux pieds. Sans se retourner, elle demanda :

 

– Alan, qui est cet homme ?

 

Du ton dont elle eût dit :

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

S’accrochant à la première occasion de permettre à Barry de respirer, Alan présenta le révérend par tous ses noms, sans omettre une seule syllabe.

 

– Je dois ajouter, intervint Pook, que je suis le vicaire de la paroisse de Glen Cairn. Il ne peut se faire que vous soyez depuis longtemps dans le district, sans quoi nous nous serions déjà rencontrés.

 

Il y avait dans la remarque une question évidente, et la réponse d’Hiéranie suivit sans hésitation :

 

– Oh, si, je suis là depuis assez longtemps, maintenant. Je vis avec mon ami, Alan. Mais vous ne pouviez pas le savoir.

 

Elle avait ajouté la dernière phrase comme une arrière-pensée. Les yeux d’Alan ne quittaient ni Pook ni Hiéranie, mais un sixième sens l’avertit de la sensation que cet aveu si franc avait suscitée dans la foule. Ils se trouvaient au bord de la catastrophe et se sentait impuissant à l’éviter.

 

Il ne put y avoir aucun doute sur la surprise qui envahit le visage de l’ecclésiastique, qui poursuivit néanmoins ses gaffes.

 

– Oh, mais alors, madame votre mère est avec vous, aussi ?

 

– Non, répondit-elle avec simplicité. Ma mère est morte depuis bien des années. Alan et moi sommes tout seuls ensemble, sauf lorsque Dick vient nous rendre visite.

 

Elle parlait si clairement et si simplement que nul des assistants ne pouvait perdre un mot.

 

Pour la première fois, Alan regarda autour de lui le cercle silencieux et haletant. Ses yeux passèrent du visage empourpré de Mme Kitty au regard scandalisé de la femme de Pook, et au-delà il vit les yeux de Doris Bryce qui reflétaient un jugement implacable. Il connaissait, mieux que personne, le verdict des gens présents, au moins de la partie féminine. Quant à l’opinion masculine, elle trouva un exutoire quelque part sous la forme d’un sifflement réfréné qui donna à Dundas un désir furieux d’abattre sur place le siffleur. Le cerveau de Pook, qui fonctionnait au ralenti, paraissait totalement incapable d’assimiler le fait qu’il se trouvait en présence d’une tragédie.

 

– Mais, continua-t-il à gaffer, je ne comprends pas. Vous avez quelqu’un avec vous, bien entendu ?

 

C’en était trop pour Alan.

 

– Pook, mon ami, dit-il brièvement, nous ne sommes pas au catéchisme !

 

– Il me semble… commença Pook, qui avait enfin compris la situation.

 

Mais il saisit le regard que lui jetait Alan et s’interrompit en marmonnant.

 

– Il vous semble, en effet, conclut Alan avec une politesse glaciale.

 

Alors Hiéranie, qui venait de se rendre compte de l’hostilité ambiante mais sans la comprendre du tout, intervint :

 

– Alan, qu’est-ce qu’un vicaire ?

 

– Un vicaire, dit Alan qui luttait contre un désir fou de rire en observant l’effet de cette simple question sur le visage de Pook, un vicaire est un ministre du culte.

 

– Oh !

 

Elle considéra le révérend avec un léger intérêt.

 

– Vous appartenez donc à la classe des prêtres ? J’aurais dû m’en douter.

 

Pook était en train de se qualifier pour la prochaine apoplexie.

 

– Quelle croyance enseignez-vous, prêtre ?

 

Il n’était pas très élevé dans la hiérarchie, aussi s’entendre publiquement dire qu’il appartenait à la classe des prêtres et se voir appeler « prêtre » furent-ils plus qu’il ne pouvait en supporter. Cela avait par trop cette odeur catholique et romaine que son âme abominait.

 

– Jeune dame, bredouilla-t-il en agitant une patte inefficace, j’ai été ministre de Dieu durant vingt et cinq années…

 

Ce qu’il aurait pu ajouter fut coupé net par la voix claire et incisive d’Hiéranie.

 

– Homme, vous avez été ministre de votre panse bien plus longtemps.

 

Une rumeur d’affolement salua cette remarque si franche, et ici et là un rire à peine étouffé éclata. Dundas, horrifié, essaya de s’entremettre.

 

– Oh ! ce n’est pas bien, Hiéranie !

 

– Mais si, Alan, insista-t-elle, c’est tout à fait vrai. Regardez-le. Il mange trop. Même son cerveau est gras.

 

Avant qu’Alan ait pu prononcer un mot de plus Mrs Pook volait au secours de son époux, pourpre de fureur.

 

– Comment osez-vous ? Comment osez-vous parler à mon mari sur ce ton ?

 

– Êtes-vous sa femme ? demanda Hiéranie avec calme, sans s’inquiéter de la fureur de cette démonstration.

 

La bonne dame ouvrit la bouche en grand.

 

– Sa femme ? Oui, je suis sa femme ! Vous… vous…

 

– Alors, que Dieu protège vos rejetons. Ce serait un crime que de laisser deux êtres pareils se perpétuer.

 

Hiéranie parlait avec une calme décision. Il n’y avait nulle excitation dans ses paroles. Elles étaient énoncées comme un état de fait.

 

– John Harvey… allons-nous en… tout de suite ! Dois-je rester ici pour me faire insulter par cette créature sans vergogne ?

 

Elle saisit le vicaire outragé par le bras et l’emmena de la véranda. Il y eut un mouvement général parmi les femmes scandalisées, qu’Hiéranie observait avec une légère surprise.

 

– Alan, demanda-t-elle, ces gens sont-ils fous ? Qu’ai-je fait pour que ces femmes me haïssent ? Je sens qu’elles me détestent, même la femme de Dick.

 

Et elle se tourna vers Kitty qui la foudroya d’un regard incendiaire et se détourna.

 

Alan tenta un effort désespéré pour rétablir la situation. Mrs Doris n’avait pas abandonné la place et observait ce qui se passait, et, à côté d’elle, les yeux orageux, se tenait Marian. Dundas poussa Hiéranie vers elles, la foule s’écartant sur leur passage.

 

– Doris, c’est une méprise terrible, dit-il lorsqu’il fut près d’elles. J’aimerais pouvoir expliquer…

 

Doris le regarda d’un air neutre, sans prendre garde à Hiéranie.

 

– Depuis combien de temps avez-vous dit que votre amie vivait avec vous, Mister Dundas ?

 

Alan n’avait jamais entendu cette voix.

 

– Six mois, mais…

 

Il n’alla pas plus loin.

 

– Je crois en effet qu’il y a eu une méprise… mais… elle ne se poursuivra pas. Marian, ma chère, venez-vous ?

 

Et, prenant le bras de la jeune fille, Doris les effleura en passant comme si Hiéranie et Alan n’avaient pas existé. Son geste donna le signal de l’exode général, car Doris n’avait pas peu de pouvoir, ici, et les matrones scandalisées regroupèrent leurs troupeaux et s’envolèrent, entraînant leurs semblables.

 

Dundas reconnut la futilité qu’il y aurait à lutter dans de telles conditions. Il secoua la tête en réponse à la question muette des yeux de Dick ; et il fut soulagé de voir Barry se détourner, à regret, avec sa femme puis se joindre aux partants. Certains hommes seraient volontiers restés, mais, comprenant que ce n’était pas là « leurs propres funérailles», ils se résignèrent à partir. En quelques minutes, il ne restait plus sur les courts désertés, hormis Hiéranie et Alan, que Rickardson, MacArthur et Bryce. Alan n’avait pas remarqué la présence de son vieil ami avant de l’apercevoir debout à côté de lui.

 

Hiéranie avait regardé la fuite générale en silence. Il y avait comme l’ombre d’un sourire amusé sur ses lèvres. Elle pivota vers Alan, enfin :

 

– Alan, qu’ai-je fait ? Vous aviez raison de me dire que vos amis ne me comprendraient pas, et vous auriez pu ajouter que je ne les comprendrais pas moi-même.

 

– Je crains bien, Hiéranie, qu’il y ait trop à dire pour expliquer tout cela maintenant. Ce que vous avez fait est sans remède. Nous devrons laisser agir le temps. À présent, la seule chose à faire est de retourner à « Cootamundra ». Pourtant, avant de partir, j’aimerais au moins que vous connaissiez ces trois hommes, les seuls à être restés.

 

Et il fit un signe de tête pour désigner les hommes qui observaient.

 

Hiéranie secoua la tête.

 

– Non, Alan, je vous ai fait perdre trop d’amis aujourd’hui par ma sottise. Pas maintenant, plus tard, quand ils auront compris.

 

Elle se tourna et descendit de la véranda. Dundas s’apprêtait à la suivre, mais elle le retint d’un sourire.

 

– Restez là, je m’en irai de la façon dont je suis venue.

 

Elle marchait rapidement ; avant qu’il ait pu bouger, elle avait disparu derrière l’angle du bâtiment du club. Un instant plus tard, Dundas courait dans la direction qu’elle avait prise, mais quand il atteignit le coin, la grande silhouette en cape avait disparu. Il regarda autour de lui, ahuri. Il semblait impossible qu’elle ait pu s’évanouir à la vue en quelques secondes, et même les poivriers les plus proches ne l’auraient pas dissimulée complètement, mais le fait demeurait : elle avait disparu comme si le sol l’avait engloutie.

 

Alan revint à la véranda sous les yeux interrogatifs des trois hommes.

 

– Elle est partie, dit-il.

 

– Partie où ? Comment ? demanda Bryce.

 

C’étaient ses premières paroles.

 

– Je n’en ai pas la moindre idée, mais elle est partie, dit Alan, et son air perplexe montrait combien il disait la vérité.

 

MacArthur se mit à rire.

 

– Eh bien, Dun, elle a dit qu’elle s’en irait de la même façon qu’elle était venue, et elle l’a fait ; il se trouve que je regardais au-delà des courts quand elle est arrivée, et je suis prêt à jurer que la dame n’est pas venue de quelque part en marchant. Elle est seulement apparue. Un instant elle n’était pas là, et l’instant suivant elle était là. Tu piges ? Tout à fait déconcertant. Dun… est-elle – excuse la question – est-elle réelle ?

 

– Oh ! demande à Pook, dit Dundas d’un ton violent, puis, après un silence : Bon Dieu ! Quel gâchis !

 

Alors, Rickardson parla.

 

– Écoute, Dun. Mac et moi ne sommes restés que pour savoir si nous pouvions faire quelque chose. Tout ce qui est humainement possible, nous le ferons pour toi. Tu n’as qu’à dire un mot.

 

Alan secoua la tête.

 

– Vous êtes des frères, mais c’est inutile. Rien ne pourra empêcher les gens de bavarder. Dieu ! Mac, tu seras un saint de plâtre comparé à moi, maintenant. Si vous retournez au club, vous pourriez laisser entendre que je ne reçois pas.

 

– Très bien, Dun, dit MacArthur. On te laisse avec Bryce. Mais rappelle-toi, tu peux nous faire signe n’importe quand.

 

Et tous deux s’éloignèrent ensemble pour décourager les cancans, avec une foi aveugle dans leur ami en détresse.

 

Lorsque leurs silhouettes furent cachées par les arbres, Dundas se tourna vers Bryce, qui restait là, tiraillant sa moustache et considérant son ami avec une perplexité profonde.

 

– Eh bien, Hec, dit-il, le verdict est ?…

 

– Jugement suspendu… pour le moment, répondit Bryce en mettant ses deux mains dans ses poches. Donne-moi ta version, Alan. Sans vouloir insister, tu admettras que je mérite une explication.

 

– Jusqu’à quel point as-tu entendu ? demanda Dundas.

 

– À peu près tout, je crois. Assez, toutefois, pour ébranler ma foi en la nature humaine. Assez, presque, pour ébranler ma foi en toi. Alan, dans quelle affaire diabolique t’es-tu fourré ?

 

– Écoute, Hector. Tu me connais depuis ma première barbe. Tu me connais mieux que nul homme au monde. Je te donne ma parole d’honneur que, bien qu’elle ait dit la vérité – nous étions seuls à « Cootamundra » –, cette femme est pour moi sacrée. Accepteras-tu ma parole ?

 

Il parlait d’une voix grave et basse, et fixait Bryce d’un regard suppliant.

 

La main de Bryce quitta sa poche.

 

– Dun, j’accepterai ta parole et, Dieu merci, je te crois. Mais peux-tu m’aider à faire en sorte que les autres te croient aussi ?

 

Dundas sourit amèrement.

 

– Hec, c’est justement là l’ennui. Tu me croiras aveuglément, ainsi que MacArthur et Rickardson. Barry est au courant, lui. Mais l’embêtant est que je ne peux rien dire encore pendant un certain temps. Après, le monde entier apprendra la chose. Mais pour l’instant… eh bien… je ne peux pas, c’est tout.

 

– S’il fallait que cela reste un mystère, Alan, qu’est-ce qui t’a pris de l’amener ici aujourd’hui ? C’était un suicide.

 

– Je n’ai rien fait pour cela, répondit-il brièvement. Autre chose, Hec, si je m’amusais à te dire mon opinion sur la façon dont elle est arrivée ici, l’émotion te ferait sauter en l’air de trois mètres.

 

Bryce se frotta le menton pensivement.

 

– Bien, Dun, voici la situation. Tu as disparu depuis presque six mois. Tout effort pour te faire sortir de ton trou et expliquer les choses a été inutile. Et puis, sans avertissement, tu es publiquement réclamé comme sa possession par… est-ce que je peux continuer ?

 

Dundas hocha la tête.

 

– Par la plus…

 

Bryce s’arrêta, cherchant le mot.

 

– Ne vois-tu pas, Alan, que c’est sa beauté suprême qui la condamne et te condamne sans espoir aux yeux de chaque femme de l’endroit ? Bon Dieu, mon vieux ! Quoi qu’elles pensent d’elle, elles te pardonneraient s’il n’y avait pas cela. Quoi ! son visage, c’est déjà assez pour rendre fou n’importe qui. Ne vois-tu pas comme il est vain de tenter une explication ?

 

Dundas leva les bras.

 

– Au diable tout ça, Hec ! Je sais. Je sais, mais je m’en moque. Qu’elles pensent ce qui leur plaira. Mais je peux te promettre une chose, c’est qu’avant longtemps, chaque femme qui lui a tourné le dos aujourd’hui donnera presque ses yeux pour pouvoir dire qu’elle la connaît. Je n’essaierai pas d’expliquer à Mrs Doris… tu as vu notre rencontre ?

 

Bryce acquiesça.

 

– Essaie seulement de rendre son opinion moins sévère. Dis-lui qu’elle regrettera un jour d’avoir douté de moi.

 

– Dun, et Barry ? il m’a semblé plutôt embarrassé…

 

Alan se mit à rire.

 

– Je crains que le pauvre vieux Dick ne passe un mauvais quart d’heure. Peut-être Kitty en aura-t-elle trop contre moi pour se souvenir de lui. De toute manière, c’était une question purement professionnelle.

 

Barry fit la grimace sous ses moustaches.

 

– J’espère que ta théorie se révélera correcte, mais si une cliente de la banque, qui ressemblerait à une déesse de l’Olympe, s’adressait à moi comme ton amie s’est adressée à Dick…, eh bien, je crois que je ne pourrais pas invoquer les affaires devant Doris comme porte de sortie… du moins, avec quelque chance de succès.

 

– Je fais confiance à ce vieux Dick pour se tirer d’affaire, dit Alan avec un gloussement. Tout bien pesé, je pense que nous venons de vivre à peu de chose près les dix minutes les plus palpitantes de toute l’histoire de Glen Cairn. Je vais retourner chez moi, à présent, je crois.

 

– Mais, dit Bryce, et miss Hiéranie ? Comment se débrouillera-t-elle ?

 

Alan jeta un coup d’œil autour de lui d’un air songeur.

 

– Pas besoin de s’inquiéter, Hec. Elle l’a dit elle retournera comme elle est venue, et, ajouta-t-il, j’ai l’idée qu’elle est déjà en route.

 

Ils partirent ensemble en direction de la ville, Alan plaisantant Bryce qu’il allait ruiner sa réputation, à se montrer avec le coupable du jour.

 

Malgré son apparente bonne humeur, Dundas était amèrement furieux contre tout le monde, à l’exception, peut-être, de celle qui avait tout déclenché. Ils se séparèrent au club, et quelques minutes plus tard, Alan filait dans la rue principale derrière un Billy B. B. ventre à terre. Il se mordait les lèvres sauvagement et ses joues étaient brûlantes de rage. Alors qu’il tournait pour sortir du club, il avait été contraint de faire place à un buggy conduit par une fille, dont le regard méprisant l’avait traversé de part en part.

 

Un homme qui avait été à la chasse tout l’après-midi et ne connaissait pas la « toute dernière» se montra au club peu après et décrivit comment Dundas l’avait croisé sur la route, en conduisant comme un possédé ; et lorsque, en réponse aux questions, il affirma que Dundas était seul dans sa carriole, le murmure des conversations monta de quelques degrés.

 

CHAPITRE XXIV

 

Alan atteignit « Cootamundra » quelque peu calmé par sa course et déterminé à laisser Glen Cairn penser à sa guise jusqu’à ce qu’il soit prêt à éclairer la commune ulcérée. Le crépuscule, d’une douceur de velours, était tombé et la pleine lune commençait à grimper dans le ciel lorsqu’il en eut fini avec Billy et se dirigea vers la ferme. Certain qu’Hiéranie était arrivée avant lui, il avait l’intention d’aller tout droit au « temple » où il s’attendait à la trouver ; mais, arrivé tout près de la véranda, il la vit qui l’attendait dans l’ombre.

 

Il resta tête nue devant elle, et pendant un moment ni l’un ni l’autre ne parla. Ce fut la femme qui rompit le silence.

 

– Suis-je pardonnée ? demanda-t-elle, en tendant les deux mains.

 

Il y avait dans ses yeux splendides un adorable repentir, et les paumes levées au ciel plaidaient plus éloquemment encore que sa voix. Oublié, oubliées l’humiliation et la rage ; oubliés les reproches ; et son esprit fut délivré des ennuis désagréables de la journée. Les quelques mots avaient pansé chaque blessure.

 

– Oh, Hiéranie ! jeta-t-il, qu’y a-t-il à pardonner ? C’est moi qui suis à blâmer. J’aurais dû vous avertir. J’aurais dû vous faire comprendre. Pourrez-vous me pardonner ?

 

Une main douce pesa légèrement sur son bras.

 

– Oublions un moment, Alan. Est-ce là une nuit pour permettre aux ennuis de s’interposer entre nous ? Regardez !

 

Le clair de lune grandissant jetait son mystère sur eux. Sur les bas-fonds du fleuve flottaient des bandes de brume argentées, comme de longs bataillons d’esprits. La lumière d’argent, sur l’herbe humide de rosée, étendait devant eux un tapis de joyaux. Les rangées infinies de vignes nues étaient comme teintées d’une vapeur grise, et toutes les lignes dures s’adoucissaient et se mêlaient dans le paysage indistinct. Mais par-dessus tout, il y avait le silence des grands espaces… ce calme solennel qui n’existe que là où la nature n’a pas encore été touchée par l’œuvre de l’homme.

 

Il y eut un long silence. Alan croyait vivre dans un rêve. Sa main reposait toujours sur son bras, et elle restait absolument immobile, regardant dans la nuit. Se retournant, il leva les yeux vers son visage, et il lui sembla soudain qu’une grande vague d’amour et d’adoration se jetait sur lui, balayant toute trace de crainte et de doute. Sans la moindre honte, il s’abreuvait à sa beauté radieuse… cette beauté qui s’était emparée de son âme dès la première fois où ses yeux étaient tombés sur elle et qui paraissait avoir grandi avec l’écoulement des jours. Et maintenant, avec le mystère profond de ses yeux, elle semblait participer d’un charme inconnu de la terre. La légère pression de sa main blanche sur son bras le brûlait comme une flamme, et il sentait son corps trembler du désir sauvage de l’étreindre tout contre lui, et des paroles impossibles à exprimer faisaient trembler ses lèvres. Comme attirée par l’intensité de sa passion, elle tourna un peu la tête et leurs yeux se rencontrèrent. Un instant, la révélation qu’il y décela le laissa pétrifié. Et puis, il murmura son nom :

 

– Hiéranie ! Oh, Hiéranie, est-ce que…

 

Il s’interrompit, incapable de former les mots qui contenaient son destin. Les yeux d’Hiéranie plongèrent dans les siens, sans crainte, mais en eux brillait une nouvelle lumière éclatante.

 

– Alan, pourquoi avez-vous peur de dire les mots que votre cœur vous commande de dire ? Ou est-ce aux jeunes filles de votre race de déclarer leur amour aux hommes ?

 

Il saisit la main fine dans la sienne.

 

– J’ai gardé le silence, Hiéranie, mon amour, parce que je n’avais aucun espoir. Qui suis-je pour espérer ? Oh, amour dont je ne suis pas digne ! Il me suffisait d’être près de vous, d’entendre votre voix, de vous adorer de loin. Je vous aime, Hiéranie… je vous aime ! Oh, Hiéranie, prenez en pitié le cœur qui vous adore !

 

Il parlait encore que sa main libre se glissait autour de son cou et que les grands yeux gris, si braves naguère, s’adoucissaient en une timidité étrange. Alors, l’ombre des cils dissimula la confession qu’ils transmettaient. Et il sut ; avec un joyeux cri d’extase ses bras attirèrent Hiéranie à lui pour serrer son visage dans le creux de son épaule. Et pour un moment, le monde s’immobilisa. Puis, à sa prière chuchotée, elle releva la tête et leurs lèvres se joignirent.

 

Plus tard, bras dessus bras dessous et âmes mêlées, ils errèrent dans la nuit, au milieu d’un monde nouveau où seuls ils existaient ; et le disque de la lune jetait un regard sur la jeune fille de la race perdue et sur l’homme du présent qui se contaient l’un l’autre l’immortelle histoire muette. Ainsi, ils atteignirent enfin le fleuve et s’arrêtèrent pour se reposer ; Hiéranie assise sur un tronc d’arbre abattu et Alan à ses pieds.

 

Avec un petit rire, elle lui entoura le cou de ses bras et s’inclina sur lui pour le regarder dans les yeux.

 

– Oh, mon amour, sommes-nous raisonnables ? J’ai donné mon cœur et tout, mais, peut-être aurait-il été mieux que nous ne sachions pas comment finirait l’histoire ?

 

– Il n’y a jamais eu deux êtres plus raisonnables que nous, Hiéranie, répondit-il en saisissant la main qui lui caressait la tête et en l’approchant de ses lèvres. Douter du droit que nous avons d’être heureux serait presque un blasphème.

 

– Et pourtant, Alan…

 

Elle s’interrompit avec un léger soupir.

 

– Et pourtant ? demanda-t-il.

 

– Je possède un don, qui a été développé par des générations avant moi, celui de lire l’esprit des autres, et aujourd’hui, j’ai lu dans l’esprit d’une femme qui se tenait près de vous un amour pour vous, qui est aussi fort et aussi profond que le mien. Oh, Alan ! mon amour, je le dis parce que je vous aime – peut-être aurais-je mieux fait de rester à l’écart. Il se pourrait que votre bonheur soit plus grand, ici. Dites-moi ce qu’il y a entre elle et vous.

 

Simplement, en réponse, Dundas lui raconta l’histoire, sans en rien omettre, sans s’épargner lui-même.

 

– Vous voyez donc, dit-il à la fin, que ce qui aurait pu se produire appartient au passé. Je regrette – plus que je ne pourrais le dire, car je sais qu’elle est bonne – de l’avoir blessée peut-être ; mais, mon aimée, un homme peut-il lutter contre le véritable amour venu sans qu’il l’ait recherché ? Ne lui ferais-je pas plus de mal en allant vers elle, alors que chaque battement de mon cœur est pour vous, alors que chaque pensée de mon esprit se dirige vers vous ?

 

– Peut-être est-ce écrit, et peut-être devons nous suivre la voie qui nous est tracée ?

 

Elle lui sourit.

 

– Vous aviez raison de dire que nous étions des femmes et que nous ne pourrions jamais être autre chose ; car j’aurais presque pu la tuer quand j’ai ressenti son amour pour vous, alors même que je connaissais, dès le début, votre amour pour moi.

 

Alan rit en réponse.

 

– Cet amour semble nous ramener au début des choses, car moi aussi je pense de même à propos d’Andax, qui attend qu’on le libère. Que dira-t-il lorsqu’il saura que vous m’êtes promise ?

 

Hiéranie rapprocha sa tête et se pencha sur lui en souriant.

 

– Ainsi, mon grand amour, vous pensez qu’Andax pourrait me vouloir pour lui ? Vous n’avez nul besoin de croire cela. Andax… eh bien, ni lui ni aucun être de son sang n’a jamais accordé une pensée à l’amour. De son point de vue, nous avons, nous, les femmes, une pauvre valeur économique, et notre seul but, dans son esprit, est de perpétuer la race. Il sait, aussi, la loi qui nous a été imposée si nous survivions au cataclysme qui détruisit notre monde : nous ne devions pas nous marier entre nous. Quand viendra le temps, il me demandera de lui trouver une femme et, pourvu qu’elle atteigne un certain niveau physique et mental sur lequel je dois me renseigner, il ne s’inquiétera pas de l’air qu’elle aura et, probablement, il ne le remarquera même pas.

 

Elle haussa les épaules avec un rire.

 

– Ah, Alan ! ce ne sera pas un mari exigeant ; mais je n’envierai pas la femme qui sera choisie.

 

– Je ne pense pas qu’il doive être très attirant, répliqua Alan qui ressentait tout de même un poids sur le cœur.

 

– Et pourtant, répondit Hiéranie, des femmes se sont jetées aux pieds d’hommes du même sang, sont mortes pour eux, ont péché pour eux, sachant toutes qu’ils étaient aussi sensibles que des pierres. C’est trop vrai, Alan, nul développement ne fera de nous autre chose que des femmes.

 

– Que Dieu soit béni pour cela, dit Dundas. S’il en avait été autrement, vous seriez restée chez vous aujourd’hui au lieu d’exercer votre perversité en secouant mes amis de Glen Cairn.

 

Hiéranie rit sans bruit.

 

– Dites-moi, Alan. Pourquoi se sont-ils envolés comme des oiseaux devant un faucon ? Quel code ai-je tant outragé ? J’ai pu sentir la haine de ces femmes me heurter comme des pierres.

 

Dundas détourna les yeux en fronçant les sourcils.

 

– Pourquoi vous inquiéter de leurs pensées ? Elles sont ce qu’elles sont. Cher cœur, leur petitesse est-elle digne d’une seule de vos pensées ?

 

Elle lui mit la main sous le menton et lui releva le visage.

 

– Expliquez-moi, Alan.

 

Il baissa les yeux devant la clarté répandue soudain par ceux d’Hiéranie.

 

– Hiéranie, elles vous haïssent pour votre beauté, car elle les diminuait.

 

Mais elle avait un jugement plus sûr.

 

– Non, Alan ; je vois à présent. Elles m’ont condamnée comme impudique.

 

Elle parlait sans que sa voix tremble.

 

Il saisit ses mains blanches dans les siennes.

 

– Cher amour, j’aurais voulu vous épargner cette pensée…

 

Il s’interrompit misérablement, et laissa tomber sa tête sur ses genoux, mais elle la releva.

 

– Je comprends tout, maintenant, Alan. Vous ne devez pas vous en vouloir. Mais les femmes de ce monde sont donc telles que leur réputation ne résisterait pas au fait de vivre seule avec un homme, sans chaperon ? Leur pureté est-elle si faible ? Chez nous, une pensée aussi vile n’eût jeté la honte que sur celui qui l’aurait émise. Ah, Alan, votre monde a plus de chemin à faire encore que je ne pensais !

 

– C’est pourquoi j’ai essayé de vous empêcher de venir, cœur de mon cœur, dit-il avec amertume. En vérité, elles vous ont jugée comme elles se seraient jugées elles-mêmes. « Pardonnez-leur, car elles ne savent pas ce qu’elles font », transposa-t-il.

 

Elle laissa tomber son sourire sur lui en lui ébouriffant les cheveux avec tendresse.

 

– Je les plains, Alan ; peut-être qu’à nous deux nous pourrions leur enseigner une foi plus vaste, mais…

 

Elle s’arrêta un instant, et l’expression que prirent ses yeux le fit sursauter.

 

– Qu’y a-t-il, Hiéranie ? demanda-t-il.

 

Elle rit à nouveau.

 

– Je pensais qu’il valait mieux que je n’ai pas lu leurs pensées sur le moment, sinon elles auraient vite reçu une leçon telle qu’une vingtaine de vies auraient été trop courtes pour oublier.

 

– Une leçon leur aurait fait grand bien, je crois, répliqua Dundas. Mais, créatrice de merveilles, vous ne m’avez pas dit comment vous êtes venue là-bas et comment vous en êtes repartie, ô très précieuse.

 

– Vous n’avez pas deviné ? demanda-t-elle.

 

Il secoua la tête.

 

– Sauf que j’ai compris que vous vous déplaciez par des voies inconnues de moi.

 

Hiéranie se dressa et s’écarta de lui.

 

– Observez et vous comprendrez.

 

Et elle disparut d’où elle était. Il ouvrit la bouche ; bien qu’il ait soupçonné quelque chose de ce genre, le fait de voir la chose arriver réellement était étourdissant. Un instant, elle était devant lui à sourire, radieuse, et l’instant d’après elle avait disparu complètement. Il restait immobile lorsqu’il entendit un rire bas et doux à côté de lui, et deux bras s’enroulèrent tendrement et rapidement autour de son cou. Une seconde, il sentit sa chaude haleine, ses lèvres touchèrent ses joues légèrement, mais avant qu’il puisse l’entourer de ses bras, elle était repartie, et le rire moqueur et joyeux résonnait derrière lui.

 

S’il y avait eu un témoin à ce qui suivit, un témoin dépourvu de la clef du mystère, il serait reparti avec la ferme conviction que Dundas avait entièrement perdu la raison. Car au clair de lune, sur la rive du fleuve, avec un zèle et une persistance qui semblaient complètement injustifiables, il chassait une voix qui se moquait de lui et un rire qui résonnait comme de l’argent, ici, là, partout… Un instant elle était près de lui, et le suivant hors de portée de ses bras étendus. C’était un nouveau jeu, plus fascinant qu’on ne peut le dire. Parfois, ses mains frôlaient sa robe flottante, et une fois une mèche parfumée de ses cheveux palpita un instant sur son visage, mais toujours elle évitait ses mains passionnées. Jusqu’au moment où, essoufflé, il allait abandonner la chasse désespérée ; alors ses bras se refermèrent sur elle, et il se trouva en train de plonger les yeux dans ses yeux souriants. Ses douces lèvres rouges étaient aussi là pour lui demander pardon et recevoir leur juste punition.

 

– Pourtant, dit Hiéranie, alors qu’ils revenaient lentement vers la ferme, ce n’est encore qu’une partie du mystère. Il fallait que je disparaisse pour pouvoir vous montrer le reste.

 

Elle se tourna vers lui et lui fit signe de rester immobile.

 

– Ne vous cachez pas de nouveau, doux cœur, supplia-t-il.

 

Elle secoua la tête, mais ses yeux débordaient de malice.

 

– Non, je ne me cacherai pas, mais…

 

Elle éleva les deux mains jusqu’à sa poitrine, et puis, avec légèreté, sans effort, elle flotta au-dessus du sol. En un mouvement plein d’une grâce parfaite, elle se pencha comme pour nager dans les airs et tourna lentement autour de lui, puis, aussi doucement qu’elle s’était élevée, elle vint se poser près de lui.

 

– Alors, demanda-t-elle en riant, n’avez-vous rien à dire ?

 

Dundas secoua la tête.

 

– Je n’essaierai pas de dire quoi que ce soit, Hiéranie… bien que j’aie à moitié soupçonné quelque chose de ce genre, répondit-il. Mais dites-moi comment vous vous y prenez, et si je peux, aussi, apprendre cet art.

 

– L’art est facile à apprendre, répondit-elle. Un de nos savants a buté par hasard sur la cause véritable de la pesanteur, et après cela, les moyens de la contrôler furent découverts presque immédiatement. Depuis cette époque, le problème des voyages et des transports a été résolu une fois pour toutes. Comme tout le reste, c’était très simple.

 

– MacArthur a dit que vous étiez un ange égaré quand il vous a vue aujourd’hui, répliqua Dundas, mais il en aurait été absolument convaincu si votre arrivée à Glen Cairn n’avait pas été invisible. Je suis heureux, doux cœur, que le secret soit mien, pourtant, car je suis jaloux de tous les yeux qui vous voient. Cependant, merveille, il faudra bientôt que le monde sache tout de vous. Je déteste penser à ce qu’imaginent ces femmes, et j’ai hâte de pouvoir vous proclamer mienne devant elles.

 

Ils avaient atteint la ferme et il la serrait tendrement contre lui, ses bras blancs autour de son cou.

 

– Bientôt, Alan ; mais il nous faut d’abord délivrer Andax.

 

– Devons-nous attendre jusque-là ? plaida-t-il.

 

Une main douce caressa sa joue.

 

– Oh, mon amour, je le dois. Vous ne voudriez pas que je manque à la grande confiance mise en moi, à la mission qui m’a été confiée par les millions d’êtres qui ne sont plus ?

 

Il soupira.

 

– Vous avez raison et je dois être patient. Mais ce ne sera pas trop long ? demanda-t-il.

 

– Non, plus maintenant, répondit-elle doucement. Pas un moment de plus que nécessaire. Mon cœur est avec vous sur ce point.

 

– Mais nous aurons besoin d’aide, Hiéranie, même avant de le délivrer, il faudra apprendre au monde votre existence. Pour atteindre Andax là où il repose, il faudra monter une grande expédition avec peut-être des milliers d’aides, si sa grande sphère est enterré : l’endroit est presque inaccessible.

 

Elle sourit avec calme et dit :

 

– La grande expédition pour délivrer Andax sera composée de deux personnes, Alan et Hiéranie, peut-être trois si vous désirez voir Dick se joindre à nous.

 

– Voulez-vous dire que nous pourrions le faire seuls ? demanda-t-il, éberlué.

 

– Je le pourrais toute seule, répondit-elle, s’il n’y avait personne pour m’aider. Réfléchissez, Alan ; après tout ce que vous avez vu, supposez-vous que quelque chose ait été laissé au hasard ? Sous nos pieds se trouve, tout prêt à être assemblé, un appareil qui nous transportera en sécurité et rapidement en n’importe quel lieu de la terre. Et dans cet appareil, les moyens par lesquels nous pourrons trancher les montagnes en deux si nécessaire ; et ceci en tirant simplement un levier.

 

– Mais ne craignez-vous pas de ne pas retrouver l’endroit ? demanda-t-il.

 

– Avant même que nous partions, répondit-elle, je pourrai indiquer l’endroit avec une telle précision que, le moment venu, nous pourrons nous y poser exactement.

 

– Et puis, quand il aura été rappelé à la vie ?

 

– Pendant un certain temps, alors, je devrai rester à ses côtés.

 

Elle vit à ses yeux qu’il était désappointé.

 

– Non, Alan, rappelez-vous, ce ne sera pas pour longtemps. Ce qui m’a demandé des mois à apprendre ne lui prendra que des semaines, à lui. Nous aurons toute la vie devant nous. Et non pas quelques années, mais beaucoup, beaucoup d’années pleines de bonheur, car je peux vous les donner et je vous les donnerai.

 

– Excusez-moi, chérie. Je sais que je dois être patient, mais chaque jour qui se dresse entre nous représente un an pour moi.

 

– Ah, Alan ! et pour moi, donc ! Mais vous m’aiderez. La mission qui est la mienne est pour moi aussi sacrée que mon amour pour vous. Je ne serais pas digne de cet amour si je ne réussissais pas. Avant que mes yeux ne se ferment pour le long sommeil, je me suis engagée sur l’honneur à faire passer ma mission avant tout, et je dois m’y tenir.

 

– Alors, tout ce que je demande, c’est que vous acceptiez mon aide, et je vous suivrai où il vous plaira de me mener.

 

– C’est tout ce que je désire, Alan, répondit-elle. Quand viendra le temps, nous serons guidés par Andax. Je ne sais pas les plans qu’il forgera, mais il ne bougera probablement pas avant d’avoir maîtrisé tous les éléments du problème qu’il aura à affronter.

 

– Vous êtes bien sûre qu’il ne se dressera pas entre nous ? demanda-t-il, doutant toujours.

 

– Ceci, je peux le promettre. Même Andax n’oserait pas. Il est probable qu’il nous accordera dix ans de liberté pendant qu’il se préparera.

 

– Et alors ?

 

– Et alors, dit-elle en souriant, il y aura du travail à faire. Il est probable que, lorsqu’il aura décidé de sa voie, il se tiendra à l’arrière-plan et me laissera le travail. Alan, aimeriez-vous gouverner le monde ?

 

Il rit tristement.

 

– Je ne désire qu’un royaume, aimée, et c’est celui de votre cœur.

 

– Votre trône y est déjà dressé, mon amour, mais vous pouvez avoir les deux trônes. Réfléchissez, cœur de mon cœur, nous deux ensemble, et une puissance derrière nous telle qu’elle dépasse vos rêves, et derrière cette puissance un cerveau pour nous guider avec toute la sagesse et tout le savoir du monde disparu. Nous deux ensemble, et un monde à modeler et à former, non pour quelques brèves années mais peut-être pour un siècle, un siècle de pouvoir sans entraves.

 

Son visage s’empourpra et son cœur se mit à battre plus vite.

 

– Oh, séductrice ! Quel homme pourrait résister ?

 

– Aussi, à présent, tout ce qu’il nous reste à faire est de nous préparer. Pour un certain temps, peut-être un mois, vous serez mon professeur, puis nous trouverons l’autre sphère.

 

– Et alors ?

 

Elle dressa sa tête majestueuse.

 

– Alors nous pourrons tous deux affronter notre avenir côte à côte, jusqu’à la fin qui viendra ici, et puis au-delà, pour toujours.

 

Sa voix le fit frémir par son énergie.

 

– Un « toujours » qui ne se comptera pas en années, mais en éternité. Ah, mon amour ! Le plus grand de tous les dons est la pensée de cette éternité de bonheur. C’est écrit.

 

Il éleva ses mains, adorateur, à ses lèvres, et c’est ainsi qu’ils se séparèrent. Et longtemps après que sa silhouette eut disparu dans la nuit douce, le souvenir de ses mots le tint émerveillé par la splendeur de ce qu’ils promettaient.

 

CHAPITRE XXV

 

Hiéranie était étendue sur le grand divan du « temple », celui où elle avait dormi de son long sommeil. Sa tête et ses épaules étaient soutenues par une pile de coussins et Dundas, assis tout près d’elle et pleinement heureux, dévorait du regard le tableau qu’elle composait. Son esprit fut traversé par un éclair de colère à penser que ceux qui l’avaient vue pouvaient douter encore de sa pureté immaculée… cette pureté qui semblait irradier d’elle et briller dans ses yeux profonds qui ne reflétaient pas le moindre émoi.

 

Il y avait eu un long silence entre eux… le silence qui s’installe entre les âmes trop rapprochées dans leur communion pour ressentir le besoin des mots. Elle leva les yeux sur lui.

 

– Vous étiez en colère un instant, Alan ; je l’ai senti. Qu’est-ce qui vous chagrinait ?

 

Il lui sourit.

 

– Pourriez-vous lire mes pensées, chérie ?

 

Hiéranie répliqua :

 

– C’était une soudaine poussée de colère et je l’ai sentie. Elle a fait passer une ombre momentanée sur mon bonheur. Je ne lirais vos pensées que si vous me le demandiez. Ce don n’est pas de ceux qu’on doit employer à la légère.

 

– Dites-moi donc d’où provenait cette ombre, la défia-t-il.

 

Elle le regarda un moment dans les yeux et sourit.

 

– Ah, ces femmes et leur sottise. Cela vaut-il la peine de se mettre en colère, ne fût-ce qu’un instant ?

 

– Je ne m’inquiète de rien pour moi-même, répondit-il. Mais qu’elles aient osé douter de vous, c’en est trop.

 

– Mais, dit-elle, la condamnation ne serait-elle pas plus grave pour vous ? Pourquoi penser à moi ?

 

– Vous ne comprenez pas, Hiéranie. Chez nous, le péché auquel elles pensaient n’est rien pour l’homme. On l’oublie vite. La femme, par contre, est damnée à jamais.

 

– Pourquoi la femme ?

 

– C’est le code ; notre code ; injuste, cruel, mais c’est toujours la femme qui souffre le plus.

 

– Ainsi, la loi a été faite par les hommes ?

 

C’était, à la façon dont elle le disait, autant une déclaration qu’une question.

 

– C’est possible, mais ce n’est pas une loi écrite ; et, croyez-moi, les femmes sont les plus fermes à la faire appliquer.

 

Elle rit.

 

– Le sexe, encore, Alan ; mais chez nous, chacun eût reçu sa part du blâme, si un tel péché avait été possible. Mais nous connaissions trop bien le châtiment pour errer.

 

– Le châtiment ? demanda-t-il.

 

– Oh, pas un châtiment légal. Nous savions à quel point il aurait été futile ; mais chacun de nous savait qu’une infraction à la loi morale attirait sa propre condamnation, aussi sûrement que le jour succède à la nuit. Il n’y avait aucune discrimination pour le partage du blâme.

 

– Nous savons notre code pourri, mais il est inaltérable. Je pense qu’il fait partie de la prétention de l’homme à la supériorité, répondit Dundas, songeur.

 

– C’est ce que je ne peux comprendre, dit-elle, la «supériorité de l’homme». Je suppose, pourtant, que vous vous êtes plus développés que vos femmes. Chez nous, les hommes n’avaient pas de telles prétentions. Nous étions égaux en toutes choses, légalement et socialement.

 

– Et vous perdiez la déférence que les hommes doivent à votre sexe, avança-t-il.

 

– Combien de cette déférence est-elle réelle, et combien due à l’habitude ? Une déférence de cet ordre est une pauvre compensation, et une excuse pire encore, pour garder la moitié du monde en sujétion vis-à-vis de l’autre moitié.

 

Alan eut un rire.

 

– Je ne vais pas discuter avec vous, Hiéranie. Mais je crois que vous trouverez les femmes mûres pour votre croyance, si non les hommes.

 

– Il me semble que les hommes ont empêché délibérément le développement des femmes, continua-t-elle sans pitié. Je peux croire qu’Andax serait d’accord, mais il ne pourrait pas réussir dans ses plans sans accorder aux femmes leur dû. Il sera contraint de faire ce que je veux malgré lui.

 

– Ainsi donc, les temps à venir seront meilleurs pour les femmes ?

 

– Je crains, Alan, que nous n’ayons qu’un bien piètre matériau sur lequel travailler, dit-elle avec un soupir.

 

Dundas gloussa.

 

– Ceci est une ample compensation pour ce que vous avez dit des hommes. J’aurais aimé que Barry vous entende.

 

– Il vient. Vous pourrez le lui dire vous-même.

 

– Comment savez-vous ? C’est incroyable.

 

– Je le sais parce que je sens qu’il vous cherche.

 

– Puis-je lui parler de notre prochain mariage demanda Dundas, venant s’installer à côté d’elle comme elle s’asseyait.

 

Hiéranie le considéra pensivement.

 

– Alan, vous savez, je doute de sa discrétion, répondit-elle, en retenant sur ses lèvres la protestation qu’il allait lancer. Très cher, ce n’est pas de sa loyauté envers vous que je doute ; ceci n’est pas en cause. Mais, dernièrement, ses sentiments à mon égard ont changé ; je le sais.

 

– Sûrement pas ; je n’en ai vu trace ni dans ses paroles, ni dans ses actes.

 

Elle secoua la tête.

 

– Et pourtant c’est vrai. Je ne le sens que trop bien. Ses sentiments ne sont pas hostiles, mais il souhaite s’opposer à mes desseins.

 

– Mais, Hiéranie, le vieux Dick est presque aussi enthousiasmé par vous que moi.

 

Elle sourit.

 

– Eh bien, dites-lui ce qui vous plaira. En fait, je crois que, s’il a des yeux, il ne sera pas nécessaire de le lui dire, poursuivit-elle en le regardant avec tendresse. Mais, Alan, si vous en avez l’occasion, laissez-lui entendre qu’il serait mal avisé de s’opposer à moi. Il ne réussirait qu’à se faire du mal à lui-même, et je le regretterais.

 

Avant que Dundas ne puisse répondre, la voix de Dick vint en écho dans la galerie.

 

– Dundas, ohé !

 

Et quelques instants plus tard l’homme lui-même apparut sur les marches du « temple ».

 

Dès que les yeux de Barry tombèrent sur le couple debout côte à côte, il s’immobilisa, retenant les mots qui étaient sur ses lèvres. Dundas n’eut pas besoin de lui dire ce qui s’était passé entre Hiéranie et lui. C’était écrit sur leurs visages à tous deux, si nettement qu’il n’avait qu’à lire, et le cœur du médecin se serra. Il connaissait, sans que son ami ait eu à le lui dire, la dévotion qu’il portait à Hiéranie. Sans qu’il eût analysé ses propres sentiments, son esprit avait toujours été mal à l’aise à l’idée de leur mariage mais chaque fois que la pensée l’avait frappé, il l’avait repoussée en espérant qu’Hiéranie ne payerait pas Alan de retour. En un éclair, il vit comment l’événement de la veille avait précipité les choses, et il lui vint soudain un mauvais pressentiment. Il était trop loyal envers son ami pour donner la moindre indication sur ses sentiments. Sur le moment, il s’arrêta pour déchiffrer sur leurs visages le bonheur qui s’y inscrivait, et sans hésitation il se hâta vers eux et saisit la main qu’on lui tendait.

 

– Dun, mon vieux, pas besoin de me dire. Je te souhaite tout ce que tu espères. À tous les deux, reprit-il en se tournant vers Hiéranie. J’espère que vous ne vous attendiez pas à me voir surpris ?

 

Hiéranie sourit aux deux hommes, tour à tour.

 

– C’est gentil à vous de me souhaiter le bonheur, Dick, après ma méchanceté d’hier. Alan m’a expliqué. J’avais peur que vous ne me pardonniez pas.

 

Mais il y avait plus de repentir dans ses paroles que sur son visage, et Barry se mit à rire malgré lui, car en vérité Mme Kitty était loin d’être apaisée, même après une explication qui s’était poursuivie de façon intermittente depuis leur départ des courts de tennis. Et cette petite dame à la tête chaude aurait été encore moins satisfaite si elle avait su que la première visite de Barry avait été pour « Cootamundra ».

 

– En fait, Hiéranie, je ne sais pas si je vous ai pardonné, ou si je le ferai avant que vous n’ayez ramené la paix chez moi. Vous êtes une femme trop belle pour que notre monde vous absolve facilement.

 

– Et moi ? demanda Dundas. Suis-je au ban de la société ?

 

Barry gloussa en revoyant la scène.

 

– Pour ce que j’en sais, Dun, outre une exécution sommaire, l’excommunication et quelques broutilles semblables, tu ne risques pas grand-chose. Pourras-tu supporter ?

 

Alan se redressa et se tourna vers Hiéranie.

 

– Est-ce que nous le pourrons ?

 

En guise de réponse, elle glissa un bras sous le sien, et Barry, qui les observait, comprit que le courroux de Glen Cairn ne troublerait pas beaucoup l’atmosphère de « Cootamundra ».

 

– Que s’est-il passé après, Dick ? demanda Dundas.

 

– Eh bien, j’en sais très peu en dehors de ce que j’ai entendu dire à Bryce ce matin. J’avais deux visites urgentes, et j’ai échappé à l’émeute mais Hector m’a dit au téléphone qu’une délégation féminine l’avait attendu pour exiger ta démission du club.

 

– Et Bryce ?

 

– Leur a dit qu’il démissionnerait d’abord lui-même, et, à lire entre les lignes, il n’a pas perdu beaucoup de temps à choisir ses mots.

 

– Ce bon vieil Hector, dit Alan.

 

Hiéranie hocha la tête.

 

– Ainsi, nous ne sommes pas sans amis, et nous n’oublierons pas nos amis quand le temps viendra.

 

– Cela n’a pas beaucoup d’importance, Dick, dit Alan après un moment. Il y a peu de chance que j’ennuie Glen Cairn beaucoup à l’avenir. Je serai trop occupé ici.

 

Il fit à Barry un bref résumé de leurs plans et lui parla de la suggestion d’Hiéranie de se joindre à eux pour rechercher Andax. Pour la seconde fois ce jour-là, un sentiment de malaise étreignit Barry. Il avait réfléchi longuement et sérieusement à la situation, et l’apparition d’une puissance nouvelle et inconnue dans le problème l’emplissait d’appréhension. Il prévoyait qu’avant longtemps se déclarerait une crise qui risquerait d’être un désastre pour tous les participants. Il éluda la question en répondant qu’il ne pourrait décider de les accompagner que plus tard. Il restait pourtant un point sur lequel il aurait aimé être éclairé, car il espérait trouver dans les ambitions d’Hiéranie un point faible. Il s’assit et prit la parole. Elle avait repris sa place sur le divan.

 

– Une chose m’a frappé, c’est que vous avez négligé un détail, Hiéranie, et tu le comprendras aussi, Dun : c’est la question d’argent. Toute votre science, appuyée par toutes vos connaissances, ne servira pas à grand-chose sans or.

 

– Pourquoi aurions-nous besoin d’or, Alan ? demanda Hiéranie en se tournant vers Dundas.

 

– Je crains que Dick n’ait raison. Je n’y avais pas pensé jusqu’ici. C’est essentiel pour n’importe quoi, et dès le début. Rien ne peut se faire sans lui, et ce que je peux offrir n’ira pas très loin. Ce n’est pas la peine d’essayer de négliger cela. Quelle que soit l’organisation que vous voudrez mettre sur pied, il y faudra une énorme somme d’argent.

 

– Et l’or est essentiel ? demanda-t-elle.

 

Dundas acquiesça.

 

– C’est le moyen d’échange mondial.

 

Hiéranie leur fit un sourire.

 

– J’ai toujours considéré l’or comme un métal utile, mais je n’avais jamais pensé à l’envisager sous l’angle de la richesse. Il m’est quelquefois difficile d’accorder mes idées aux vôtres. Dites-moi combien il en faudra.

 

Les deux hommes se regardèrent, et Barry résolut le problème en disant qu’il serait impossible d’en avoir trop.

 

Hiéranie eut l’air indécise.

 

– Il est facile de s’en procurer. Par exemple, ce bâtiment, ici, que vous appelez le « temple », est construit en or. La grande porte de la sphère, que vous avez trouvée si difficile à ouvrir, est aussi en or.

 

Ce fut au tour des deux hommes d’être étonnés.

 

– Mais, Hiéranie, s’exclama Dick, il doit y avoir des milliers de tonnes de métal dans le «temple ». Une partie seule du tout serait suffisante pour vous conférer une puissance illimitée.

 

Et, à eux deux, ils lui donnèrent quelque idée du pouvoir d’achat du métal.

 

Elle écouta en silence, et quand ils eurent fini, elle se tourna vers Barry.

 

– Vous voyez donc que cela élimine votre difficulté. Bien que l’or du « temple » ne puisse nous être d’aucune utilité.

 

– Mais pourquoi pas ? demandèrent, surpris, les deux hommes.

 

– Parce que, continua Hiéranie, le « temple » et la porte ont été construits en un or que nous avions les moyens de durcir, de telle sorte qu’il serait impossible de le briser ou de le détruire. Aucune machine ou énergie, à notre connaissance, ne pourrait l’affecter en quoi que ce soit. Vous pourriez enfoncer de l’air dans des pièces de monnaie plus aisément que vous ne le pourriez dans l’or que vous voyez autour de vous.

 

Le visage d’Alan s’allongea.

 

– De sorte, après tout, que nous ne sommes pas plus rapprochés d’une solution à nos ennuis.

 

– Je n’ai pas dit cela. J’ai seulement dit que l’or que nous avions ici nous serait inutile, mais il sera très facile d’en obtenir d’autre. Nous avions l’habitude de l’extraire du sol aurifère, d’abord, puis on trouva plus facile de le ramasser dans la mer. Il ne nous faudrait que peu de temps pour en avoir assez et disposer de la richesse nécessaire.

 

Elle s’arrêta, puis ajouta :

 

– En même temps, je pense que c’est là une chose à garder pour nous. La surproduction serait aussi désastreuse que de n’en avoir pas assez.

 

Barry acquiesça. Malgré sa méfiance, il ne pouvait qu’admirer la manière dont elle saisissait le point faible de sa propre position.

 

– Il sera désormais inutile pour toi de t’inquiéter à propos de « Cootamundra », Dun ; il semble exister des moyens plus simples de faire de l’argent.

 

– Il nous en faudra un bon paquet, de toute façon, mais, jusqu’à ce que nous soyons prêts à partir, ce que nous avons suffira. Ça ne semble pas beaucoup, évidemment, depuis que j’ai entendu Hiéranie parler de ses méthodes pour obtenir de l’argent. Mais il ne servirait à rien de contraindre le monde à désigner le diamant, par exemple, comme étalon international.

 

Hiéranie rit légèrement.

 

– Cela ne servirait à rien, Alan. Nous pourrions en faire aussi. À la fin, vous feriez ce qu’il y a à faire, le travail de vos mains et de vos cerveaux deviendrait l’unique moyen d’échange. C’est la seule solution équitable.

 

Barry la regardait, émerveillé.

 

– Et vous faites vraiment des diamants, Hiéranie ? Certains, parmi nous, affirment en avoir fabriqué.

 

En guise de réponse, elle se leva et alla vers une armoire et l’ouvrit.

 

– Tenez, Dick. Prenez cette preuve et tentez de faire la paix avec votre femme pour moi. Dites-lui que je ne suis pas aussi mauvaise qu’elle le pense, et que, j’espère, elle le reconnaîtra un jour.

 

Tout en parlant, elle plaçait sur la table une grande ceinture qui arracha un petit cri d’admiration aux deux hommes. C’était comme si elle avait étendu un ruisseau de feu étincelant. La ceinture semblait composée d’une douzaine de maillons étroitement imbriqués les uns dans les autres en un travail exquis de joaillerie, et chaque maillon était formé d’un gros diamant blanc parfait. Chaque pierre devait mesurer presque huit centimètres de largeur, et toutes renvoyaient les lumières blanches du « temple » en un flamboiement de feux aux mille couleurs. Barry la souleva et la laissa retomber en un tas étincelant.

 

– Hiéranie, je ne peux pas accepter un tel cadeau. Il est digne de la rançon d’un roi – que dis-je ? – d’un royaume.

 

Hiéranie riait.

 

– C’est un petit cadeau pour un ami, Dick. Prenez-le. Elle a été faite par l’artisan pour prouver qu’elle pouvait être faite, sa seule valeur est sa beauté. Dites à votre femme de la porter pour moi.

 

Et elle la reprit pour la déposer dans ses mains.

 

Barry regarda Dundas avec perplexité.

 

– Prends-la, Dick, dit Alan. Hiéranie désire qu’elle soit à toi. Le cœur de Mme Kitty serait plus dur que ces pierres si elle pouvait résister à une telle tentation.

 

Barry prit à deux mains la masse éclatante, la tourna et retourna, observant le jeu des myriades de lumières explosant à travers elle, puis il se tourna vers Hiéranie, souriant.

 

– J’accepte avec joie ; mais, Hiéranie, il y a des hommes, dans ce monde, et en grand nombre, aussi, qui m’enverraient à la mort pour posséder ne fût-ce qu’un seul maillon de cette chaîne. Je la garderai pour ma femme jusqu’à ce qu’elle puisse la porter sans risques. Quant à ma paix avec elle…

 

Il s’interrompit pour rire légèrement.

 

– … elle ne doit pas être achetée.

 

Hiéranie hocha la tête.

 

– Ah, Dick, vous êtes assez sage, sur certains points en tout cas, pour que je n’aie rien à vous apprendre.

 

Barry laissa tomber la ceinture dans la poche de son veston Norfolk et tapota la bosse qu’elle faisait.

 

– La plupart des gens imagineront que c’est un instrument et non un demi-million de diamants. Je ferai de Bryce leur innocent gardien jusqu’à ce qu’ils soient prêts pour Kitty.

 

– Et ainsi, dit Dundas en se rasseyant, la question des finances est réglée. As-tu d’autres objections ou obstacles à soulever, Dick ?

 

Barry secoua la tête.

 

– Ça me semble une perte de temps, Dun. Le seul obstacle qu’Hiéranie et Andax auront à affronter sera l’élément humain.

 

Hiéranie le regarda un moment avant de répondre.

 

– L’inconnue, Dick ?

 

Barry acquiesça.

 

– N’oubliez pas que lorsque Eukary a commencé sa réforme, il avait devant lui un matériau plus intelligent et plus souple que celui avec lequel il vous faudra traiter. Vous allez avoir à compter avec la résistance la plus obstinée et la plus sauvage, d’un bout du monde à l’autre.

 

– Ils plieront ou rompront, dit brièvement Hiéranie.

 

Puis, après un silence, elle reprit :

 

– Andax ne bougera pas avant d’avoir pris en considération chaque facteur, mais votre monde est prêt pour les changements que nous allons apporter. Il en est même grand temps.

 

– Et s’ils résistent ? demanda Barry.

 

Un lent sourire vint aux lèvres d’Hiéranie.

 

– Ah, Dick ! vous ignorez que la résistance serait inutile. Nous pourrions avoir à dépeupler la moitié du monde ; en vérité, il est probable que nous devrons le faire ; mais ce serait la résistance d’un bébé devant un homme accompli. Non, dit-elle en levant la main pour arrêter les protestations de Barry, non, Dick, il ne peut y avoir de résistance. Le monde apprendra vite. Ce serait la voie la plus douce.

 

– Vos théories sont terribles, Hiéranie. La vie n’a donc aucune valeur pour vous ?

 

– Vous ne pouvez pas comprendre, Dick. Au contraire, elle est sacrée tant qu’elle est digne de vie. Dites-moi… Si un millier d’hommes, ou dix mille, pouvaient, par un moyen quelconque, faire reculer la civilisation mondiale, disons, jusqu’à votre Xe siècle, et éliminer toute vos connaissances et toute votre sagesse du globe, hésiteriez-vous à frapper pour sauver le monde… même si vous deviez le faire de vos propres mains ?

 

Barry gardait le silence. Elle se tourna vers Dundas.

 

– Alan ?

 

Il parla sans hésitation.

 

– Je frapperais.

 

Hiéranie poursuivit :

 

– C’est la même chose, Dick. Andax et moi pouvons faire plus progresser votre monde en un siècle que cela n’a été fait dans les deux mille années écoulées. Nous avons ce pouvoir. Nous savons que nous avons raison. Aussi utiliserons nous ce pouvoir et ne laisserons-nous rien se dresser sur notre route. Agir autrement serait folie… pire, faiblesse.

 

Elle se leva.

 

– Votre monde est envahi par le crime, la maladie, et il souffre. Il doit être soigné et il le sera, et si en le soignant nous lui faisons mal, ce n’est rien. Cela passe, on l’oublie. Le monde de l’avenir bénira la douleur qui lui aura accordé le bonheur.

 

Il y avait une nuance d’irrévocable et même d’avertissement dans sa voix, qui ne laissait place à aucune protestation. Bien qu’aucune parole n’ait été émise à cet effet, Barry sentait que l’avertissement avait été dirigé contre lui, et il lui sembla soudain qu’elle avait laissé retomber une porte gigantesque entre lui et l’espérance.

 

Il soupira et la considéra.

 

– Peut-être, lorsque vous en saurez un peu plus, nous traiterez-vous avec douceur, Hiéranie.

 

– Déride-toi, Dick, dit Alan en riant de la déconfiture visible de son ami. Je me repose sur le bon sens du monde. Il avalera son remède quand il saura que c’est pour son bien.

 

– Tu as plus de foi dans le bon sens du monde que moi, Dun, grommela Barry. Le monde a un préjugé contre le fait de devoir faire ce qu’on lui impose, et une préférence pour agir comme il l’entend. On ne peut pas changer les habitudes enracinées de la nature humaine sans bouleverser très sérieusement quelque chose, pas plus qu’on ne peut arrêter net un moteur qui tourne à plein régime. Je prévois du grabuge.

 

Il parlait avec légèreté, mais son cœur était lourd comme du plomb.

 

Le regard d’Hiéranie passa de l’un à l’autre.

 

– Ne vous inquiétez pas, Dick ; peut-être Alan a-t-il raison, dit-elle. Dans cinquante ans, dans soixante-dix, vous sourirez sans doute en pensant à votre anxiété de maintenant.

 

Barry rit doucement.

 

– Cela me fait du bien de vous entendre parler du temps ainsi, Hiéranie. J’aurai plus de cent ans, alors ; peut-être serai-je plus sage. Alan, nous avons un demi-siècle intéressant devant nous. Ah ! je dois partir, à présent, ou le grabuge commencera plus tôt que je ne le prévoyais.

 

– Ramenez-le dans le monde, Alan, puis revenez près de moi, dit Hiéranie en riant en guise d’au revoir.

 

Les deux hommes atteignirent la surface et marchèrent lentement vers la voiture de Barry, sans parler. Dick s’arrêta pour démarrer, mais il se reprit et se tourna vers Alan.

 

– Dun, je crains de ne plus pouvoir venir aussi souvent, dit-il.

 

Dundas le regarda avec anxiété un moment, puis son visage s’éclaira.

 

– Bien sûr, Dick, je comprends. Je ne voudrais pour rien au monde que ton devoir soit affecté par les préjugés des fous que nous sommes. Mais viens si tu peux. Je te dirai tout ce qui se passe ici.

 

Barry fut sur le point de s’exprimer plus clairement, mais accepta la version que donnait Alan de ses paroles. Pourquoi inquiéter Alan, pensa-t-il. On avait le temps pour cela. Il se contenta de hocher la tête.

 

– Ils ont vraiment très mal pris la chose à Glen Cairn, Dun ; plus que je n’ai osé le dire devant Hiéranie. Il y a réellement eu un tollé général. Pourquoi diable l’as-tu amenée ?

 

Alan eut un rire tranquille.

 

– Elle est venue incognito, en quelque sorte. De toute manière, je ne regrette rien. Mais j’étais désolé pour toi. Mme Kitty avait l’air furieuse.

 

Ce fut au tour de Barry de rire.

 

– Dun, je n’ai fait qu’expliquer les choses depuis, sans arrêt, et tout ce temps j’étais obligé d’admettre que, vu les preuves dont dispose l’accusation, mes explications avaient l’air plutôt louches. Mais c’est marrant. À certains moments Kitty s’extasie sur la beauté d’Hiéranie, et aussitôt après elle rage contre son impertinence. Elle dit que l’une est aussi grande que l’autre.

 

Dundas siffla, mais Barry riait toujours.

 

– Le temps est le meilleur des médecins. Pourtant, Dun, toi et « Cootamundra » représentez l’anathème du moment, aussi vais-je fuir devant la tempête en attendant qu’elle s’épuise.

 

– Dick…

 

Dundas s’arrêta un moment, puis continua :

 

– …tu as peur d’Andax ?

 

Le visage de Barry s’assombrit.

 

– Je ne puis m’en empêcher, Alan. Je regrette à présent que nous nous soyons occupés de cela tout seuls, et même de m’y être engagé. Dieu sait quand cela finira. C’est un gros paquet à porter sur la conscience.

 

Dundas baissa les yeux et donna un coup de pied à une touffe d’herbe d’un air absent.

 

– J’ai un message pour toi, Dick.

 

– Un message ?

 

– Peut-être pas exactement un message… Il s’interrompit, cherchant ses mots.

 

– Vas-y, Dun. Je pense que moins nous nous cacherons de choses, mieux cela vaudra pour tous.

 

– Eh bien, Dick, Hiéranie a dans l’idée que tu pourrais essayer de t’opposer à elle… et…

 

– Eh bien ?

 

Barry le regardait d’un air curieux.

 

– Et elle m’a dit de te laisser entendre que ce ne serait pas tout à fait sain pour quiconque de faire cela. Tu sais, Dick, elle t’aime bien, et elle craint que tu ne pâtisses de ton attitude.

 

Barry sourit tristement.

 

– Je crois que ce serait très possible, Dun. Pourtant, je suis heureux que tu me l’aies dit.

 

Il regarda au loin, par-dessus le vignoble gris.

 

– Dieu ! Je me demande quelle est la limite de la puissance qu’elle détient. Ah, bah ! inutile de conjecturer.

 

Il fit démarrer la voiture et tendit la main.

 

– Les dieux décideront. Courage, Dun !

 

Un moment plus tard, la voiture s’éloignait sur la route.

 

Pendant son retour à Glen Cairn, Barry regardait fixement devant lui, conduisant mécaniquement, et ses pensées étaient très graves. Il n’avait pas donné à Dundas ses vraies raisons pour cesser ses visites. Depuis quelque temps, son anxiété avait grandi jusqu’à devenir intolérable. Il était partagé entre la loyauté envers Dundas et la peur de la puissance sans limites qu’ils avaient tous deux lâchée sur le monde. Il savait qu’aux yeux d’Alan, Hiéranie ne pouvait pas faire le mal, et ainsi la lutte pour l’avenir du monde se restreignait-elle à Hiéranie et lui-même. Était-il trop tard pour empêcher une terrible catastrophe ? Dans son esprit prenait forme un plan pour partager la responsabilité avec quelqu’un plus capable que lui de l’assumer.

 

Sa dernière entrevue avec Hiéranie l’avait convaincu de la nécessité d’agir, et tout en conduisant, il repassait le problème dans sa tête. Il décida qu’il ne pouvait plus accepter la confiance qu’avait Alan en lui, en lui permettant de venir à « Cootamundra » quand il le voulait. Il se sentait tenu de rompre la promesse qu’il avait faite, et cela lui faisait mal de rencontrer son ami et de sentir que celui-ci se fiait à lui alors que, dans son cœur, lui-même se savait prêt à trahir cette confiance. Il savait que s’il avertissait Dundas, Dundas le ferait savoir à Hiéranie, après quoi…

 

« Bien que je doute que l’intercession de Dun suffise à me sauver alors de quelque chose de déplaisant », se dit-il. « Oui, Dick Barry, je crois très possible que tu en pâtisses. »

 

Ainsi le plan qui se dessinait à demi dans son esprit prit-il une forme définie ; il était plongé à un tel point dans ses pensées à ce sujet que même l’indifférence froide et hostile de Mme Kitty passa sur lui, ce jour-là, presque sans qu’il la remarque.

 

CHAPITRE XXVI

 

Les coins reculés de l’Australie connaissent des hommes réputés partout pour quelque lubie particulière. C’est la solitude du Queensland qui les engendre, et quand ils se réunissent avec leurs compagnons, ils deviennent une institution, humoristique ou exaspérante selon la forme prise par leur lubie.

 

Il existe un géant, par ailleurs sensé, qui se balade à travers le pays ; il est devenu la joie de tous les camps et de tous les hangars par-delà la Murray, où sa quête au travail l’a mené. Il a une histoire à dire, et la triste expérience a appris même au plus dur de ses auditeurs à accepter cette histoire sans question, au moins en présence du narrateur ci-dessus. L’histoire ne varie jamais que par quelque détail ahurissant, et gare au malheureux qui s’aventurerait à manifester un doute à son égard.

 

– Je me trimbalais vers Glen Cairn après la tonte pour aller cueillir le houblon. J’évitais la grande route, moi. Il y avait des tapées de gars qui allaient par là, et les patrons lâchaient la bouffe avec des élastiques. À quelques bornes de Glen Cairn, un après-midi, je remarque une turne un brin en dehors de la route, et je pense que je vais leur demander un croûton de pain. C’était un endroit bien assez grand, et quand j’arrive par derrière, il y avait personne en vue, alors je tourne sur le devant et j’en lâche Mathilde quand je vois que la porte elle est grande ouverte. Je vais à la véranda, et j’y avais à peine mis le pied dessus que j’ai la frousse de ma vie. Vrai de vrai ! Je crois d’abord que je m’imagine des trucs quand la poule elle se montre.

 

« Elle sort de la turne et elle est là à me regarder, et je suis là à la regarder, comme des chiens de faïence qu’on était. Vous pourrez jamais trouver quelque chose comme elle. Prenez les poupées les plus épatantes que vous avez entendu parler et mettez-les ensemble, et ça vous approchera pas d’un pas de ce qu’elle avait l’air. Elle était presque aussi grande que moi qui vous cause, et elle était fringuée drôlement. Et ses cheveux… vrai ! ils tombaient devant elle presque jusque sur ses pieds. Vachement curieux. Mais c’est pas tout. C’est sa figure qui me renverse.

 

« Pas la peine d’essayer de vous expliquer, les gars. Vous y pigeriez rien quand même… jamais… c’est vrai. J’aurais pu aussi bien rester là à la bigler pour un an… Bon, eh bien me voilà à la regarder, et la voilà à me regarder, tout calme, comme si je serais une surprise, et après une minute elle dit : « Qu’est-ce que vous êtes ? » Tout juste comme si elle croyait que je serais un péramèle ou un gohanna, à son avis à elle. Alors je lui joue mon air et je demande si le patron il est pas là. Alors, que le diable me patafiole ! elle dit « Qu’est-ce que le patron ? » comme si elle aurait jamais entendu le mot. Bien sûr, je m’avise qu’elle est un peu en rogne… En rogne ? Bon Guieu ! si seulement j’avais eu assez d’idée pour foutre le camp… En rogne… Enfin, je lui dis que je suis juste venu pour si par hasard elle pourrait pas refiler à un gars un croûton de pain, parce que j’avais rien bouffé depuis le matin…

 

« Elle réfléchit une minute, en me regardant d’un air bizarre, et elle dit alors : « Vous voulez de la nourriture ? » « C’est ça, madame », que je lui dis en m’éclairant un peu. «Un bout de mouton, un peu de soupe, ce que vous aurez sous la main. » Elle pense un brin de plus, et elle dit : « Je suis seule ici ; le propriétaire de la maison s’est absenté. Je ne peux pas vous donner de nourriture. »

 

« Bon, ça m’énerve un brin, parce que qu’est-ce que c’est un croûton de pain pour ces patrons ? Alors je me dis que je peux aussi bien me servir tout seul ; pas de mal à ça. Alors je lui dis : « Écoutez voir, madame, je veux un croûton de pain, et je m’en vas l’avoir, alors vaudrait mieux me le donner, parce que sans ça je vas le prendre, ça que j’ai besoin… alors maniez-vous le train. »

 

« Bien sûr, je lui voulais pas de mal ; c’était juste du bluff. Malheur ! Mais qu’elle était donc bizarre ! Elle reste là tranquille, elle me regarde, pas un brin démontée ou froussarde, et ça me donne à penser encore plus qu’elle est bizarre. Mais le bouquet, c’est ça qu’elle dit après. Elle dit « Dites-moi, est-ce que vous votez pour élire les législateurs de votre pays ? »

 

« C’est tout juste si ça me coupe pas le souffle. Voter… moi, voter ? Moi que j’ai mon nom sur quatre listes entre Ballarat et Bourke… Je rigole tout seul, jusqu’à ce que j’aie plus envie de rigoler. Alors je dis : « Bon, eh bien vous êtes une mignonne, madame. Vous me refilez le croûton, et après ça on parle politique, et peut-être bien que je prendrai un petit baiser par-dessus le marché. »

 

« Sûr, je lui voulais pas de mal, à elle ; mais c’était un vrai bijou. Juste si j’ai pu faire un pas vers elle, quand elle lance sa main droit sur moi et elle dit : « Arrêtez ! » Et le bizarre, c’est que malgré que je veux pas m’arrêter, je m’arrête, et elle reste à me regarder avec ses grands yeux qui brillent, jusqu’à ce que je me sens tout glacé, et puis, pas possible ! tout d’un coup je me sens foireux.

 

« Malheur de moi ! c’était comme si j’aurais eu la chiasse. Mais elle dit pas même un mot, elle s’en va dans la turne et la voilà qui revient, une minute à peine, avec un fouet en peau crue, sacrément gros qu’il était. J’avais qu’une envie, c’est de foutre le camp. J’aurais bien donné cinquante livres pour pouvoir. Sûr, je la voyais déjà me rouer de coups avec le fouet, mais voilà qu’elle le jette à mes pieds, toute méprisante.

 

« Puis elle va s’asseoir dans un fauteuil sur la véranda et elle me regarde un bon moment. Vous l’auriez jamais cru, qu’une chouette pépée comme ça pouvait regarder un gars à la façon qu’elle me regarde. Vrai ! avant que je m’en rende compte je suais à grosses gouttes. Et voilà qu’elle dit, calme comme c’est pas croyable… et c’était le pire de tout, elle était pas en rogne, elle a pas levé la voix une fois… elle dit : « Il entrait dans mes intentions de vous tuer, mais je vais vous marquer de telle sorte que vous vous en souviendrez. Prenez ce fouet », elle dit en montrant le fouet.

 

« J’aurais bien donné une livre pour pas le prendre. Je voulais y répondre, mais tout ce que j’ai fait, j’ai ramassé le fouet. Et voilà qu’elle dit « Maintenant, vous allez vous battre vous-même jusqu’à ce que je vous dise de vous arrêter.» Miséricorde ! les gars, vous avez pas besoin de rigoler comme ça. Dieu de Guieu ! comme je voudrais que vous seriez là à ma place. Je le sais, ce que vous pensez… que j’étais rond. Mais que le diable me patafiole ! j’avais pas bu une goutte depuis des jours, et de toute façon, un gars y peut bien foutre une trempe à sa poupée quand il est cuit, mais il va pas se rouer de coups lui-même avec un foutu fouet comme je l’ai fait. Vrai ! je l’ai fait ; regardez voir, vous autres, si vous me croyez pas ! »

 

Et ici, le narrateur indigné montrait une jambe poilue écorchée et scarifiée de cicatrices roses sur blanc sale, et pour convaincre les incroyants, il relevait sa chemise pour dévoiler ses flancs et ses hanches constellés de profondes zébrures bleuâtres. Puis il continuait :

 

– C’était le bouquet. Voici la poule assise dans le fauteuil, qui prenait même pas la peine de me regarder, et me voilà debout en train de me taper dessus avec le fouet comme un possédé. Je me suis bien arrangé mes frusques, et le sang y pissait jusque sur mes guibolles, et je pouvais pas m’empêcher de gueuler un brin, parce que ce sacré fouet il s’entourait sur moi à tous les coups. Vrai de vrai ! ce que ça devait avoir l’air comique. J’avais juste une belle paire de pantalons en velours. J’avais payé à un gars sur la route bien trois demi-couronnes pour ça, et j’en ai fait des loques. Oh, oui ! vous rigolez, bande de vaches. C’était pas quelque chose à rire. Et tout le temps cette foutue garce se prélassait sur son fauteuil sans prendre plus garde à moi que si j’aurais été à vingt bornes de là. À la fin, elle regarde un peu partout et elle dit : « Arrêtez, maintenant. »

 

« Malheur de ma vie, et c’était juste temps, aussi ; j’étais tout moulu. Alors elle m’a demandé où c’est que j’allais comme ça, et j’ai dit à Glen Cairn. Bien poli, que j’étais, aussi ; elle m’avait foutu la venette de ma vie. Avec ça elle se lève et elle me regarde avec ses grands yeux qui brillent et elle dit : « Vous allez partir, à présent, et vous allez courir, et vous ne vous arrêterez de courir que lorsque vous aurez atteint Glen Cairn, et vous ne reviendrez jamais ici. » Elle aurait pu s’éviter la dernière phrase, pour sûr…

 

« À la minute me voilà qui pars, mais elle m’arrête et elle dit : « Reprenez ceci », en montrant Mathilde. Alors je reprends mon baluchon et je file sur la piste sans regarder derrière moi. Pensez, je vous ai dit que j’étais crevé de la rossée que je m’étais mise. Mais malgré ça je cours, et, sacré bon Guieu, je continue à courir. Je sais pas si c’était loin, mais je trébuchais tout le long, et je tombe, et je me ramasse, et je galope encore, et avant d’arriver à Glen Cairn je me dis que courir c’était pire encore que la raclée que j’avais prise.

 

« C’est à la nuit que j’arrive, et je me cassais la gueule tout le long de la rue, quand un flic il me pince. Sûr, il croit que je suis cuit, aussi ; mais quand il voit ma figure sous un réverbère, et le sang qui gicle de partout, il me mène à l’hôpital…

 

« Et voilà que quand j’y arrive ils veulent savoir comment j’ai fait pour me foutre dans un état pareil, et j’étais trop malade et trop abruti pour y raconter autre chose que du vrai, et, sûr, le foutu docteur il croit que je lui bourre le mou. Ça me fout dans une sacrée rogne, je vous dis, mais ce qui me fait encore plus mal, c’est qu’un autre docteur il vient… un grand gars rouquin avec des taches de son… et il me fait recommencer mon histoire du début jusqu’à la fin. Et vous pensez qu’il a fait quoi ?

 

« Ce gars-là il reste assis et il se marre jusqu’à en pleurer, que les larmes dégoulinaient sur ses joues. Je lui dis que je lui foutrais bien une peignée si je pouvais, mais il s’en occupe même pas et il appelle l’autre docteur à côté et ils se racontent des histoires en douce, et après ça ils me foutent au pieu…

 

« J’ai été dans ce foutu hôpital plus de deux semaines, mais c’était vachement bizarre, le jour où j’ai quitté, l’autre docteur, le rouquin, il est venu et il m’a fait raconter mon histoire encore, et quand j’ai eu fini il me dit, sérieux comme un pape : « À présent, écoutez-moi bien. Je sais que votre histoire est vraie ; mais permettez-moi de vous dire que vous avez une drôle de chance de vous en être si bien tiré. Suivez mon conseil et ne continuez pas à raconter tout ça dans le coin, parce qu’on penserait seulement que vous êtes cinglé, comme c’est le cas ici à l’hôpital. »

 

« Et le voilà qui me refile une paire de souverains et me dit que je ferais mieux d’éviter la maison où vit la poupée, sinon ça risquait d’être pire la prochaine fois. Alors je lui ai demandé s’il me prenait pour un idiot. Pensez ! J’irais même pas à deux bornes de là si vous me refiliez mille livres. Mais n’empêche, que c’était donc une chouette poupée !… »

 

CHAPITRE XXVII

 

Le mois qu’Hiéranie avait estimé nécessaire avant de se lancer dans la recherche d’Andax passait rapidement. Dundas employait les temps morts pour mettre ses affaires en ordre en vue d’une absence qui pouvait, selon les circonstances, être prolongée ou brève. Il admit qu’il lui fallait quitter « Cootamundra » à l’occasion, mais la plus grande partie de son temps, il la consacrait à Hiéranie.

 

Ils se préparèrent à leur voyage en passant des heures à travailler dans la grande galerie aux machines, où, suivant les directives d’Hiéranie, ils réunirent pour les amener à la surface les parties de l’appareil qui les transporterait à leur destination. C’était une tâche qui fascinait et ahurissait Dundas.

 

Il lui semblait que l’appareil lui-même était une des plus grandes merveilles de la galerie.

 

Achevé, il aurait plus de trente mètres de long, et pourtant chaque partie était ainsi conçue qu’elle pouvait être maniée facilement par deux personnes, et avec un peu de difficulté, par une seule si nécessaire. Son corps en forme de torpille était une merveille d’une résistance énorme, bien qu’il fût très léger. Les plans de l’appareil terminé ne montraient pas d’hélice, ni même la moindre projection hors de la coque. Les générateurs d’énergie n’occupaient qu’une fraction de l’espace intérieur.

 

Hiéranie montra à Dundas comment l’attraction de la pesanteur terrestre était neutralisée d’abord jusqu’au point où la coque et son contenu – lourd d’environ quatre-vingts tonnes – pouvaient être soulevés par une main. La force d’attraction de corps situés à des millions de kilomètres de l’orbite terrestre était alors employée pour obtenir le mouvement vertical aussi bien que le latéral ; on pouvait ainsi atteindre d’incroyables vitesses… limitées seulement par l’échauffement de l’appareil par frottement de l’atmosphère. Elle montra comment ils s’élanceraient dans leur voyage à environ cinq cents kilomètres à l’heure, et comment des appareils spéciaux, construits pour résister aux frictions sur la coque, pouvaient être expédiés à travers les airs à une vitesse presque doublée.

 

Mieux encore, elle lui montra comment ajuster à sa poitrine et son dos les machines spécialement conçues pour le rendre capable de voler comme un oiseau autour des galeries. « Comme un oiseau » est une description peut-être un peu inadéquate, car ses premières tentatives en l’air furent plutôt analogues aux premiers pas d’un patineur sur la glace. Certes, il volait ; mais dire qu’il volait avec grâce ou aisance serait éloigné de la vérité. Avec Hiéranie qui flottait à côté de lui pendant sa progression pataude, il fit le tour des galeries dans une allégresse irrépressible.

 

Avec une patience infinie, elle lui apprit comment équilibrer son corps en volant et comment, d’une simple pression des doigts, neutraliser toute tension ou résistance inattendues, jusqu’à ce que, main dans la main, ils puissent se lancer ensemble du sol et flotter d’une galerie à l’autre avec une aisance parfaite. En même temps, elle lui interdit tout essai d’utiliser ce nouveau sport, à la surface, jusqu’à ce qu’elle puisse l’escorter. Il n’y avait aucun risque d’accident dès qu’on avait quitté le sol ; le danger, pour le novice, était de perdre le contrôle et d’être arraché jusqu’à des altitudes au-dessus de la surface terrestre, où le froid intense et la ténuité de l’atmosphère lui seraient fatals avant de recevoir une aide, si toutefois elle était possible.

 

Leur travail principal sur le vaisseau aérien se passa dans les galeries, et toutes les parties furent réunies et vérifiées. Ainsi, lorsque le moment viendrait de partir, il ne leur faudrait pas plus d’une journée pour amener le matériel à la surface, et à peine plus longtemps pour l’assemblage.

 

Ils avaient déjà décidé du jour où ils partiraient, et Hiéranie avait passé beaucoup de temps plongée dans des calculs sur les cartes, lorsqu’elle appela enfin Alan à ses côtés. Devant elle était étalée une carte de l’Inde septentrionale, marquée d’une minuscule croix rouge sur laquelle elle posa la pointe d’un crayon.

 

– Alan, dit-elle en le regardant, si vos cartes sont fidèles, cette croix rouge indique notre destination. Regardez, 36 degrés 32 minutes nord et 74 degrés 18 minutes est. Connaissez-vous quelque chose de ce pays ?

 

Dundas se pencha sur la carte et soupira :

 

– Ma foi, Hiéranie, j’aurais préféré que vos amis choisissent un autre endroit. Oui, je le connais en partie. C’est l’une des contrées les plus sauvages et les plus désolées du monde, presque inconnue, et ses quelques habitants sont parmi les plus féroces et les moins civilisés de la Terre. L’endroit est situé au cœur du pays le plus montagneux du globe. L’altitude en est de plus de sept mille mètres dans les neiges éternelles.

 

Il s’interrompit et examina la carte avec soin.

 

– Je dirais que c’est à environ quatre-vingts kilomètres au nord de Gilgit. Nous avons un poste à cet endroit. Du moins je le crois. Je sais que nous nous sommes battus dans ce pays durant la dernière décade, mais c’est une terrible contrée. Pourquoi a-t-on choisi un tel lieu ?

 

Hiéranie sourit.

 

– L’endroit n’est devenu tel qu’il est que depuis qu’on y a placé la sphère. À notre époque, c’était un plateau aisément accessible. Il s’est tant passé de choses depuis. Je m’en souviens comme d’une des parties les plus peuplées du monde, avec un climat presque idéal.

 

Elle replia la carte et la mit de côté.

 

– Mais ça n’a aucune importance. Cela peut signifier quelques heures de délai, et il a attendu si longtemps.

 

– Êtes-vous absolument sûre, Hiéranie, que vos calculs sont justes ? demanda Dundas.

 

Elle hocha la tête avec vigueur.

 

– Si sûre que je serai capable d’atterrir exactement à cet endroit, et même s’il y avait une petite erreur, ceci…

 

Et elle posa la main sur un instrument à côté d’elle.

 

– …ceci détecterait l’erreur et la rectifierait pour nous.

 

Elle se laissa aller en arrière sur le divan.

 

– Nous devons maintenant nous reposer le plus possible, Alan, car nous avons de dures journées devant nous.

 

Il se mit à rire.

 

– La perspective ne semble pas vous inquiéter beaucoup. C’est extraordinaire ! Les femmes que je connais seraient plutôt effrayées par une telle expédition.

 

– Pourquoi nous inquiéterions-nous ? répondit-elle. En fait, il me tarde que cela arrive. Réfléchissez, pour la première fois depuis que je le connais, Andax sera contraint d’être mon élève, obligé d’apprendre quelque chose de moi. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, vous verriez à quel point c’est humoristique.

 

Elle rit légèrement.

 

– Il n’aimera pas cela du tout, mais il ne le montrera pas.

 

Dundas le regarda pensivement.

 

– Et combien de temps, Hiéranie, durera votre supériorité ?

 

Elle fit la moue, songeuse. Geste trop tentateur pour que Dundas le laisse passer sans le souligner, aussi se dirigea-t-il vers elle avec une idée derrière la tête, mais pour se voir repousser sans cérémonie.

 

– Arrière, malhonnête ! Comment puis-je réfléchir si vous me distrayez ainsi ? Non… restez tranquille.

 

Il obéit en rechignant. Elle reprit alors :

 

– Ma supériorité durera peut-être deux mois, peut-être trois, mais pas beaucoup plus. Après cela… eh bien, Andax en saura plus, sans doute, que nous deux réunis. Mais à chaque jour suffit sa peine. J’aurai connu mon petit triomphe.

 

Elle le regarda en souriant et se laissa fléchir, et aussitôt il se précipita vers elle. Elle lui fit une place à côté d’elle et il se pencha pour l’étreindre.

 

– Parfois, ma chérie, mon cœur s’arrête de battre à penser combien il s’en est fallu de peu que je vous manque, dit-il en lui tenant la main. C’est un pur hasard si j’ai commencé à creuser où je l’ai fait. D’abord, je pensais le faire bien plus loin.

 

Ses grands yeux graves le contemplèrent.

 

– C’était écrit, Alan. De tous les hommes, c’est vous qui étiez choisi. Il fallait qu’il en soit ainsi.

 

– Écoutez, dit-il, et je vous dirai un conte qu’on fait aux enfants.

 

Et il lui raconta la vieille, vieille histoire de la Belle au Bois dormant, et comment le prince était arrivé à la fin.

 

– Je crois, conclut-il, que cette histoire était présente à mon esprit quand je me suis trouvé, devant vous, doux cœur ; et cependant…

 

Il s’interrompit.

 

– Et cependant ? demanda-t-elle d’un moqueur.

 

– J’ai pensé parfois que, si je vous avais manquée, un autre homme serait venu. À supposer que vous ayez été découverte non par moi mais, dans un monde différent, par quelqu’un d’une race indigne d’être sauvée. Le danger n’a-t-il pas été prévu ? Que se serait-il passé alors ? Oh ! je sais que je suis absurde. Mais si…

 

Elle lui retira une de ses mains et la laissa retomber sur le bord du divan.

 

– Un tel risque était prévu et j’en étais protégée. Regardez à côté de vous, Alan.

 

Il se retourna et regarda. Là où reposait sa main, un petit panneau, de quelques centimètres de côté, s’était ouvert sur le côté du divan.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en la regardant de nouveau.

 

Elle lui fit un sourire, la main toujours près de l’ouverture.

 

– Vous ne voyez rien, ici, Alan ? demanda-t-elle.

 

– Un disque et un bouton, répondit-il.

 

Elle acquiesça de la tête.

 

– Un disque et un bouton, comme vous dites ; mais savez-vous ce qui se produirait si mon doigt appuyait sur ce bouton ?

 

Elle fit coulisser le panneau. Il secoua la tête.

 

– Je ne sais pas, répondit-il.

 

– Eh bien, poursuivit-elle, là-haut, au-dessus de nos têtes, dans le corps de la sphère, il y a deux citernes pleines d’un certain liquide. Si j’appuyais sur ce bouton, le contenu des deux citernes s’écoulerait dans une troisième, et au moment où cela se produirait, la sphère entière se transformerait en une masse fondue, avec tout ce qu’elle contient. Ce serait fini en une seconde.

 

Dundas eut un recul.

 

– Grand Dieu ! mais pourquoi, Hiéranie ?

 

Elle répondit, songeuse :

 

– Pour la raison même que vous venez d’évoquer. Il a été reconnu que tout ce qui se trouve ici, en certaines conditions, risquerait d’être une malédiction au lieu d’une bénédiction, quand viendrait le temps. À chacun de nous était donné le droit, lorsque nous nous éveillerions de notre sommeil, de juger de ce qui serait le mieux, et alors nous pourrions rompre notre promesse en perdant la vie.

 

– Et vous l’auriez fait ? demanda-t-il.

 

Elle hocha la tête en réponse.

 

– Oui, plutôt que de voir tout ce qui est ici tomber dans de mauvaises mains. En vérité, poursuivit-elle après une interruption rêveuse, si Andax ou moi n’étions pas ici comme guides, il vaudrait mieux que tout disparaisse. Votre monde n’est pas prêt pour employer avec sagesse tout ce qui est caché ici.

 

– Vous avez une piètre opinion de nous, Hiéranie, dit-il en souriant.

 

Elle répondit avec gravité :

 

– Non, pas vraiment. Beaucoup de ce qui est ici serait bien utilisé, avec sagesse, mais il y a par contre d’autres choses qui risqueraient d’être mal employées. Prenez, par exemple, ce cylindre qui a provoqué tant de dégâts dans la galerie des machines. Ah ! Alan, cette fois-là, vous avez échappé à la mort de peu. Vous voyez, bien que cet instrument ait été inventé comme arme de guerre, cela devint par la suite l’un de nos meilleurs appareils de terrassement. On pouvait l’employer dans le but de creuser des canaux et autres ouvrages semblables. Si on l’utilise proprement, il fait plus de travail en un jour que tous vos ingénieurs en un an, et même deux ; mais on pourrait aussi bien l’utiliser comme arme.

 

– Et comme arme ? demanda Dundas.

 

– On peut l’employer à dévaster un pays sur un rayon de cent cinquante kilomètres. Il exterminerait alors tout être vivant, et transformerait le pays atteint en un désert noir. Dans notre langue, on l’appelait d’un mot qui signifie « le dévastateur » dans la vôtre. Dites-moi, Alan, aimeriez-vous que le secret d’un appareil semblable devienne la propriété de n’importe quelle nation de votre monde ?

 

Dundas secoua la tête.

 

– Non, c’est impensable. À la première querelle, il serait employé par une nation, ou même par toutes.

 

– Vous voyez donc, reprit Hiéranie, qu’il vaudrait mieux tout perdre que de courir un risque de cet ordre, à moins qu’il n’y ait une puissance pour contenir les éléments dangereux parmi vous. Et ceci n’est qu’un exemple ; il y a une vingtaine d’appareils dans les galeries qui pourraient être mésusés d’une façon tout aussi désastreuse. Pour pouvoir être employés, leur secret doit être connu plus ou moins largement, et sans une main pour la guider, la race entière pourrait bien être annihilée.

 

Dundas resta silencieux un moment.

 

– Je ne doute pas que vous ayez raison, Hiéranie. Ce serait une catastrophe que de confier la puissance dont vous parlez à n’importe quel peuple ou à tous sans une influence modératrice. La tentation de mettre la suprématie aux enchères serait irrésistible si cette puissance n’appartenait qu’à un seul peuple, et s’il y en avait deux ou plus, cela équivaudrait à la disparition de tous ceux qui se disputeraient.

 

– Aussi, voyez-vous, Alan, que le sacrifice de tout ce qui se trouve ici ne serait pas trop grand pour éviter l’arrivée d’un tel malheur. Toutefois, Dieu merci, la responsabilité reposera d’ici peu sur les épaules d’Andax. Et maintenant, mon chéri, je vais vous poser une question. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

 

Elle mit un doigt sur ses lèvres pour arrêter ses dénégations.

 

– Écoutez ; vous avez été à Glen Cairn il y a deux jours ; depuis, vous avez quelque chose en tête. Qu’est-ce que c’est ?

 

Dundas eut un rire.

 

– Vous… que dois-je dire, merveille des merveilles ? Il faudra que je marche avec précautions quand nous serons mariés. Je me flattais que mon comportement général ne montrerait pas mon inquiétude, et pourtant vous la connaissiez depuis le début.

 

Elle acquiesça en souriant.

 

– Je n’ai pas besoin de magie pour découvrir cela. Dites-moi…

 

Il la regarda, songeur.

 

– Pourriez-vous trouver si je ne disais rien ? demanda-t-il.

 

– Je le pourrais, bien sûr, mais je ne le ferais que si vous m’en donniez la permission, répondit-elle.

 

– Alors, je vous la donne, dit-il.

 

Elle lui prit les mains et le regarda dans les yeux un moment avant de parler.

 

– Ainsi, dit-elle après un long moment, c’est Dick, et j’avais raison.

 

– Oui, c’est Dick. Je ne le comprends pas. Je suis allé lui demander de me dire définitivement s’il venait ou non. Il a refusé.

 

– Je m’y attendais, répondit-elle. A-t-il donné une raison ?

 

– Il m’en a donné une, répliqua Dundas, mais je doute que ce soit la bonne. Dick a changé.

 

Il s’interrompit.

 

– Dites-moi ce qui s’est passé entre vous, demanda-t-elle.

 

– Je suis allé le voir à l’hôpital. Quand je lui ai dit qu’il me fallait savoir s’il avait l’intention de venir avec nous, il m’a d’abord demandé d’abandonner le projet. Je lui ai dit que nos plans étaient tout faits, et que je ne voyais aucune raison pour les changer. Il m’a dit alors qu’il avait trop de travail sur les bras et que cela l’empêchait de se joindre à nous pour l’instant. Il ne pourrait pas trouver quelqu’un pour le remplacer. Il semblait éluder mes questions sur ce travail, et à la fin j’ai senti que ce que vous disiez était juste… qu’il était hostile à notre départ.

 

Hiéranie écoutait avec intérêt.

 

– Oui, j’avais raison, Alan. J’ai senti son hostilité envers moi depuis longtemps. Dick m’attacherait les mains si seulement il savait comment. Mais il a une vague idée de ma puissance, et il ne peut trouver de porte de sortie. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter. S’il clamait tout ce qu’il sait au monde, il ne pourrait rien faire. Mais il pourrait nous causer des ennuis en me forçant à lui montrer sans équivoque à quel point il est impuissant. Cela ne concorderait pas avec mes desseins d’employer la force à présent, pour obtenir l’obéissance de lui ou de quelque autorité qu’il pourrait essayer de mettre en jeu.

 

Dundas l’interrompit.

 

– Nous avons sa parole, Hiéranie, et je ne pense pas un instant que Dick romprait sa promesse. Il se pose des questions, peut-être craint-il Andax ? Mais je ne peux douter de sa loyauté.

 

– Eh bien, Alan, nul besoin de se tracasser. Je regrette, car j’aimais bien Dick. Peut-être comprendra-t-il plus tard. Rappelez-vous, il n’est revenu ici que deux fois depuis le jour où je suis allée à Glen Cairn, et je ne pense pas que ce soit l’opinion publique qui l’ait tenu éloigné. Pourtant…

 

Et elle s’interrompit, tournant et retournant la question dans son esprit.

 

– Je ferai attention, malgré tout. Je ne veux pas avoir d’ennuis juste à présent. Allons nous promener vers le fleuve un moment. Cela me fatigue de rester si longtemps à l’écart du monde.

 

CHAPITRE XXVIII

 

Une douce et claire nuit sans lune les vit tous deux se diriger lentement vers les grands arbres qui bordaient le fleuve. Hiéranie leva les yeux vers le ciel.

 

– Rien n’a changé beaucoup, là-haut, Alan, depuis mon sommeil ; regardez, là, la planète rouge. Ce doit être un monde très vieux, maintenant, et un monde très sage. Je me demande si ses habitants communiquent toujours avec vous.

 

– Communiquer avec nous ? Comment ?

 

– Nous correspondions avec eux, jadis, répliqua Hiéranie. Ce sont eux qui ont averti notre monde de la catastrophe imminente, bien avant que nous ne puissions la prévoir.

 

– Mais comment pouvaient-ils vous parler ? répéta Dundas.

 

– Est-ce que vous connaissez ces lumières colorées, dans le ciel de chaque pôle ? demanda Hiéranie.

 

– Les aurores, voulez-vous dire ?

 

– Peut-être. Les lumières dont je parle se produisent la nuit sous la forme de couleurs toujours changeantes, et elles apparaissent en général aussi bien au pôle Nord qu’au pôle Sud. C’est ainsi que la planète rouge s’adressait à nous.

 

– Nous les connaissons depuis des siècles, répondit Dundas, mais elles ont toujours été un mystère. Aussi, pourquoi se montrent-elles presque toujours aux pôles, où il y a si peu de gens pour les voir ? Peut-être, si elles nous avaient été plus familières, les aurions-nous comprises ?

 

– Ils employaient les pôles à cause des longues périodes d’obscurité, répliqua Hiéranie. Oui, il est étrange de penser que durant tous ces millions d’années ils connaissaient le bouleversement du vieux monde et essayaient de réparer l’anneau brisé de la chaîne. Ils savaient qu’une nouvelle race émergerait et que le moment arriverait où quelqu’un interpréterait leurs signaux. Avant longtemps, nous pourrons leur répondre, et savoir comment ils ont survécu. Mais je crains que ce ne soit une triste histoire, car ils formaient un vieux peuple, et ils doivent approcher de leur fin maintenant.

 

Ils étaient arrivés près de l’arbre abattu devenu leur lieu de retraite, depuis la nuit qui avait marqué leurs vies. Un long moment, ils restèrent assis côte à côte sans un mot, car ils avaient rarement besoin de parler pour se comprendre. Ce fut Dundas qui rompit le silence.

 

– Si le ciel n’a pas changé, Hiéranie, qu’en est-il de la Terre ?

 

– J’y pensais à l’instant, Alan, répondit-elle. J’aimerais que vous puissiez la voir comme je la voyais jadis.

 

Après un instant, elle poursuivit :

 

– C’est par une nuit semblable à celle-ci que, voici longtemps, j’étais là avec deux autres, à attendre notre destin. Pensez, Alan… nous surplombions une grande vallée, de peut-être quinze kilomètres de large, dans laquelle coulait, vers la mer, un large fleuve. Même d’où nous étions, nous pouvions suivre son cours, et partout dans la vallée se découpaient des taches de lumière. Juste derrière nous, la masse noire de la grande sphère nous dominait sur son piédestal, près de sept cents mètres de hauteur.

 

« Mais nous y pensions fort peu. Nos réflexions allaient, de l’autre côté du fleuve, à une lueur plus brillante que les autres. Cette lumière provenait de la salle du Grand Conseil où l’on procédait au choix final de ceux qui demeureraient en arrière. On savait qu’Andax avait déjà été sélectionné. il en restait deux encore à être nommés, et nous savions que, de nous trois, deux seraient pris. Lesquels ? Pour ma part, je priais pour que le sort ne tombe pas sur moi. Ce que pensaient les autres, en attendant là, je ne le sais pas. L’une était mon amie de toujours. Alan, vous dites que je suis belle ; vous auriez dû la voir pour savoir ce qu’est la beauté. »

 

Il eut un rire léger et inclina ses lèvres sur sa main.

 

– Je suis satisfait ainsi, chérie.

 

– Mais c’est vrai, Alan, continua-t-elle. L’autre était son amoureux. Étrange, n’est-ce pas ? Ils savaient que le monde était au bord de l’abîme, mais ils ne craignaient pas la mort, qui les ferait disparaître ensemble. Ils avaient peur que l’un d’eux soit appelé pour rester en arrière alors que l’autre mourrait. Et ainsi nous attendions, tous trois. Il restait six noms pour le choix final. Andax avait déjà été retenu, comme je vous l’ai dit. Deux autres avaient été écartés, et à présent approchait le moment où viendrait l’appel… Il paraissait long à venir. J’étais assise un peu à l’écart des autres, et de temps en temps j’entendais les mots d’espoir qu’ils échangeaient en murmurant. Mais le monde semblait très calme. Puis, je vis une petite étoile se détacher de la salle illuminée du Conseil, et je sus. Marnia, mon amie, se dressa et m’appela.

 

« – Il arrive, Hiéranie.

 

« Et nous regardâmes l’étoile devenir de plus en plus brillante à mesure qu’elle traversait la vallée dans notre direction, jusqu’à ce que le messager se dresse devant nous. Il nous apportait l’ordre de paraître devant le Conseil. Nous savions tous trois que le messager avait entendu la décision, mais nous n’osions pas le questionner. Nous quittâmes le sol ensemble et le suivîmes, volant en nous tenant par la main dans l’obscurité paisible…

 

« Je n’oublierai jamais la scène qui se déroula dans la chambre du Conseil. Il y avait là, attendant notre arrivée, les plus grands et les plus sages d’entre nous. Ma mère était parmi eux, et la tristesse de ses yeux ne m’a jamais quittée. Je connaissais personnellement beaucoup de ces personnages, et le vieux président avait été un de mes premiers professeurs. De tous ces visages, ces deux-là se détachaient, et un autre encore. Celui d’Andax, debout à côté de l’estrade du président, et me souriant d’un air cynique.

 

« Alors furent annoncés les noms, le mien d’abord, et mon cœur se serra un peu. J’étais fière d’être choisie, mais je savais à présent pourquoi les yeux de ma mère étaient si tristes. Puis vint le nom suivant, Marnia. Je me retournai vers elle, mais l’angoisse que révélaient ses yeux me fendit le cœur. Elle agitait le bras en direction de son amoureux, debout à côté d’elle, et elle faisait face au Conseil comme si elle allait parler.

 

« Ma voix s’éleva avant qu’elle ne puisse trouver ses mots, et je les suppliai de les prendre tous deux et de me laisser. Mais le président secoua la tête. Le Conseil avait finalement décidé que je devais rester. Ce fut alors Marnia qui s’arrachait à son amoureux et se jetait à genoux devant tous. Nul cœur humain n’aurait pu résister à la supplication qu’elle leur fit d’attendre la fin et de mourir avec l’homme qu’elle aimait. En définitive, ils s’inclinèrent et leur rendirent leur liberté. Et le choix du Conseil se porta sur un de ceux qui avaient été écartés auparavant. »

 

– C’était bien de leur part, d’écouter sa demande, dit Dundas.

 

– Oui, répondit Hiéranie. Je craignais qu’ils ne refusent, mais le président était un descendant du vieux docteur, et son cœur était à la bonne place. Il éleva la voix en leur faveur. Oh, que j’étais heureuse pour eux.

 

– Et qu’est-il arrivé, alors, bien-aimée ? demanda Alan.

 

– Alors, avant que nous ne partions cette nuit-là, nous trois, qui avions été choisis, prononçâmes le serment solennel d’obéissance à la mission qui nous avait été confiée. Nous ne nous écarterions pas des devoirs qui nous attendaient, ni ne reculerions devant eux si un jour venait le temps où nous nous éveillerions de nouveau au monde.

 

Nulle pensée égoïste, nul goût pour la puissance ne nous empêcheraient d’enseigner les lois et les vérités de notre race à la race à venir. Nos vies étaient consacrées à cet unique espoir…

 

« Il me sembla, cette nuit, lorsque notre serment fut prononcé, que j’étais devenue un être à part. Nul ne pouvait prévoir où les événements nous entraîneraient. Depuis longtemps nous avions tous été entraînés en vue des devoirs qui seraient les nôtres ; mais je n’avais pas compris, auparavant, la solennité de tout cela. Jusqu’à ce que j’entende la voix du président nous dire ce qui reposait sur nos épaules désormais, et qu’il nous donne la bénédiction finale de la race qui devait périr.

 

« Pour moi-même, je n’avais pas l’ombre d’une crainte, mais une tristesse terrible s’empara de mon cœur à la pensée que notre monde et tout ce que j’aimais en lui devait si sûrement disparaître à jamais. Quand je quittai le Conseil cette nuit avec ma mère, Marnia m’attendait avec son amoureux, et me supplia de lui permettre de rester avec moi jusqu’à ce que vienne le moment. »

 

– Avez-vous eu longtemps à attendre, doux cœur ? demanda Alan, ému par la tristesse de sa Voix.

 

– Deux jours, Alan, deux jours seulement. Voyez-vous, vers la fin, ils avaient peur que l’événement intervienne plus tôt que prévu. Les trois grandes sphères étaient prêtes pour nous, et un délai pouvait signifier le désastre. Le troisième jour, je me rendis au Conseil, et à midi nous quittâmes la salle du Conseil et volâmes à travers la vallée jusqu’à la sphère qui devait être mon tombeau vivant. Je me rappelle maintenant à quel point la vision de la vallée me toucha en chemin. L’air fourmillait d’innombrables milliers de personnes attendant notre passage et, tandis que nous flottions lentement, le son de leurs voix s’élevait en salutations et vœux, renvoyé comme un tonnerre par les collines. À la porte de la sphère, se tenait Andax. Lorsque nous passâmes, il tendit la main vers moi.

 

« – Ma sœur, ma camarade… à notre prochaine rencontre.

 

« Et il éleva ma main vers ses lèvres. Pour une fois, le sourire cynique avait disparu.

 

« – À notre prochaine rencontre, Andax. Je ne vous ferai pas défaut.

 

« Il rit.

 

« – Le Conseil n’aurait pu mieux choisir. Êtes-vous satisfaite ?

 

« Je lui souris en me retournant pour franchir la porte.

 

« – Redemandez-moi cela quand nous nous reverrons, dis-je.

 

« Et la dernière chose que j’entendis de lui fut son rire qui m’accompagna dans ma descente de l’escalier. »

 

– Il n’avait pas l’air de s’inquiéter beaucoup, mais cela a dû être une épreuve terrible pour vous, dit Dundas.

 

– Oh, pour Andax, c’était une expérience passionnante. S’il ne réussissait pas, eh bien, il mourrait, voilà tout. S’il réussissait, il aurait tout un nouveau monde avec lequel jouer. Quelqu’un de son espèce pouvait-il demander un sort meilleur ? Non. J’oserai dire qu’Andax n’accorda pas une pensée de regret au monde qu’il allait quitter bientôt ; de plus, il ne serait pas là pour étudier la destruction au moment où elle se produirait.

 

– Et vous ? demanda Dundas.

 

– Je ne ressentais nulle crainte pour moi-même, poursuivit Hiéranie. La mort n’était rien. Mais cela me brisait le cœur de laisser derrière moi tant de choses et tant de gens que j’aimais. Il y avait peu de monde avec moi à la fin… ma mère et Marnia, et le président du Conseil, avec deux ou trois autres, ceux qui devaient achever le travail et fermer mon lieu de repos. Le divan était prêt pour moi, et nous avions fait nos adieux. Tout se passa rapidement. Au moment même où je m’étendais sur le divan, Marnia prit une fleur dans ses cheveux et la plaça dans ma main. C’était une hiéranie, « la fleur de la vie », d’après laquelle j’avais été nommée. On l’appelait ainsi parce qu’elle demeurait fraîche et odorante bien des années après avoir été cueillie de sa branche. J’étais étendue. Elle me sourit à travers ses larmes et referma mes doigts sur la fleur.

 

« – Gardez la fleur dans votre main, mon aimée, et lorsque vos yeux se rouvriront, regardez-la d’abord, et si elle a disparu, vous saurez que, nous aussi, nous avons disparu.

 

« Elle s’écarta, et de la main de ma mère je reçus la potion qui amenait l’oubli. Je ne puis à peine me la rappeler, inclinée sur moi tandis que mon esprit s’éloignait et que Marnia installait les couvertures sur mes pieds. Et l’obscurité vint… »

 

– Et ce fut tout jusqu’à ce que vous vous éveilliez et nous aperceviez auprès de vous ? demanda Dundas. N’avez-vous pas eu peur, alors ?

 

Elle glissa un bras autour de son cou et posa tendrement son visage sur le sien.

 

– Non, je n’ai pas eu peur. D’abord, je n’ai pas tout compris. Vous vous rappelez comme je regardais ma main. Il ne restait plus rien de la fleur, si ce n’est une tache brune sur ma paume. Je ne pouvais rien comprendre, car il me semblait alors qu’il ne s’était pas écoulé une heure depuis que Marnia l’avait placée là. Mais la vérité me frappa lorsque je sus qu’une sphère était détruite et lorsque ces cadrans, dans l’armoire, m’eurent appris depuis combien de temps j’attendais mon réveil.

 

– Et vous n’avez toujours pas peur, ma courageuse ?

 

– Quand j’ai regardé dans vos yeux pendant que vous me parliez, Alan, j’ai compris que je n’avais rien à craindre de vous, et peut-être…

 

Elle s’arrêta.

 

– Et peut-être ? demanda-t-il.

 

– Je ne vous le dirai pas, répondit-elle en riant. Cela ne vous rendrait que plus vaniteux.

 

Mais elle le lui dit quand même plus tard, et ceci avant qu’ils ne se séparent, à la ferme, cette même nuit, et jamais confession plus douce ne tomba des lèvres d’une femme.

 

CHAPITRE XXIX

 

Sir Miles Glover était assis dans le bureau du Premier ministre au Parlement fédéral. À côté du Premier ministre se tenait son secrétaire.

 

– J’ai pensé qu’il valait mieux que vous voyez ceci, dit le secrétaire, et comme Sir Miles se contentait de contempler le mur opposé en se pinçant le menton, il poursuivit : cela rappelle les lettres de fous, par endroits, cependant…

 

Il s’arrêta en voyant le visage calme de son patron, qui s’était penché pour relire la lettre posée sur la table, devant lui.

 

– Cependant… il y a une trace nette de méthode dans sa folie. Mais il faut se rappeler que votre ami, qui se présentait comme le Messie, avait écrit une lettre excellente.

 

Sir Miles releva la tête en disant cela, et le secrétaire détourna les yeux car il n’aimait pas qu’on lui remette ce souvenir en mémoire.

 

– J’ai bien peur, poursuivit le ministre, avec une ombre de sourire aux coins de ses lèvres serrées, que l’archevêque ne m’ait pas encore pardonné de le lui avoir envoyé. Et pourtant, il aurait dû m’être reconnaissant de lui fournir l’occasion d’étudier la question. Cependant, comme vous dites, il pourrait y avoir quelque chose là-dessous. Avez-vous parlé au professeur Gordon ?

 

– Non, répondit le secrétaire. J’ai pensé que si vous vouliez creuser plus avant ce problème, vous aimeriez vous entretenir avec le professeur vous-même.

 

Sir Miles acquiesça.

 

– Très bien, appelez-le-moi maintenant.

 

Le secrétaire prit le téléphone et le Premier ministre se replongea, pensif, dans la lettre.

 

– Le voici, dit bientôt le secrétaire en lui passant le récepteur.

 

– Allo ! dit Sir Miles. Est-ce toi, Poil de Carotte ?

 

Une petite voix irrévérencieuse répondit :

 

– C’est moi, Rigolo ; comment va le char de l’État ?

 

Peu d’hommes auraient eu le front d’appeler « Poil de Carotte » le professeur Gordon, au nom duquel s’ajoutait la moitié de l’alphabet, et moins encore eussent osé interpeller Sir Miles sous le nom de « Rigolo ».

 

Et voici ce qu’entendit le secrétaire :

 

– Le char de l’État est sur une route défoncée… mais pas aussi défoncée que la presse voudrait bien le faire croire. Nous surmonterons la crise de cette session… Non ; je ne pense pas que tu pourrais aider. Cela ferait une assez mauvaise impression si je m’arrangeais avec toi pour que tu empoisonnes quelques membres de l’opposition. Il y a trois ou quatre cents ans, peut-être… Eh oui, c’est passé de mode… La vérité ? C’est que je n’ose pas. Ils pourraient se laisser aller à des représailles… Considère, Poil de Carotte, l’effet sur les électeurs si on leur disait la vérité sur n’importe lequel d’entre nous… Eh bien, tu as peut-être raison, mais ils ne le croiraient pas…

 

« Non… Je voulais savoir si tu connaissais un homme qui s’appelle – attends un moment – un homme qui s’appelle Richard Barry, médecin, à Glen Cairn. Du moins, je crois que c’est ça ; il a une écriture épouvantable… Ah… Je vois… Tout à fait équilibré ? Pas de trace de démence, par exemple ? … Eh bien, il m’a écrit pour avoir une entrevue… de toute urgence. Extrêmement mystérieux. Pas un mot sur ses raisons. Tu sais, je suis trop occupé pour me laisser importuner par les cinglés, mais il y a dans sa lettre quelque chose qui semble authentique… Ah, à ma place, tu le recevrais ?… Eh bien, oui. Il s’est recommandé de toi. M’a demandé de communiquer avec toi avant de refuser de le voir… Très bien, Poil de Carotte, et je te scalperai s’il se révèle être un charlatan ou un raseur… Je ne suis pas très entraîné, mais je ferai un dix-huit trous avec toi dimanche… Oui, merci, elle va bien. Au revoir. »

 

Il raccrocha le récepteur et se tourna vers le secrétaire qui attendait en silence.

 

– Très bien. Télégraphiez à cet homme et dites-lui que je le verrai demain à 2 heures. Non, rien d’autre pour l’instant.

 

Le secrétaire pivota, et, au moment où il atteignait la porte, Sir Miles releva la tête de ses papiers.

 

– Ah ! et dites-lui d’être ponctuel.

 

Et avant que la porte ne se referme, il était de nouveau plongé dans son travail.

 

Ce même après-midi, Barry revenait chez lui après une tournée épuisante. Mme Kitty, toujours soucieuse de son bien-être, l’accueillit à la porte.

 

– Très fatigué, Dick ? demanda-t-elle. Barry eut un rire léger.

 

– Il m’est arrivé de me sentir plus frais, Kit.

 

Quoi de neuf ?

 

– Viens d’abord prendre une tasse de thé, répondit-elle.

 

C’était une règle chez Kitty que son mari prenne avant tout son thé, l’après-midi, loin des soucis, et ce fut lorsqu’il eut terminé qu’elle lui plaça le télégramme dans la main.

 

– C’est arrivé juste avant que tu reviennes.

 

Barry ouvrit le message.

 

« Sir Miles recevra le docteur Barry demain vingt-trois après-midi à deux heures. Soyez ponctuel, s’il vous plaît. »

 

Dick lut et passa le papier à Kitty. Elle le lut à son tour et le regarda, ses yeux transformés en deux gros points d’interrogation.

 

– Écoute, Kit. Ce n’est pas quelque chose de très grave, c’est pourquoi je n’ai pas voulu t’inquiéter avec ça. En fait, je n’aurais pas très bien pu t’expliquer. J’ai écrit au Premier ministre pour lui demander une entrevue, et voici la réponse. Je descendrai à Melbourne par le train de cette nuit, et tu es la seule à savoir que je ne serai pas là. Mais, petite dame, il y a des raisons impératives (un jour je t’en parlerai) pour que mes mouvements soient tenus secrets. Je ne prendrai pas le train à Glen Cairn ; j’irai en voiture jusqu’à Ronga et je l’attraperai là-bas. Si quelqu’un devait te poser des questions, n’importe qui, tu m’entends, même ton amie la plus chère, j’ai été appelé à Ronga pour un cas d’urgence. »

 

Il lui prit le télégramme des mains et le glissa dans son portefeuille.

 

– Mais, Dick, je ne pourrais pas savoir…

 

– Pas encore, Kitty, pour ton bien.

 

Elle se leva rapidement et vint à lui.

 

– Dick ! Tu as des ennuis, tu es en danger. Dick, qu’est-ce que c’est ?

 

Il saisit ses mains tendues.

 

– Fais-moi confiance, Kitty. Je ne crois pas qu’il y ait du danger, mais cela peut comporter quelques risques, dit-il, en évitant ses yeux. Il vaut mieux à présent que tu ne saches rien, comme ça tu n’auras pas d’ennuis.

 

– Jusqu’à quand ? demanda-t-elle avec un soupir.

 

– Oh ! courage, Kit. Je pourrai prendre le train de nuit pour revenir, demain, et je serai là tôt le matin du jour suivant. Ça ira comme ça, oiseau des tempêtes ?

 

Elle lui rendit son sourire.

 

– Je crois qu’il le faut bien, mais je sais que tu as depuis quelque temps un poids sur les épaules.

 

– Il faudra te contenter de ça, Kit, dit-il légèrement. Personne n’est venu ?

 

Sur quoi sa femme se dressa soudain.

 

– Oh, Dick, c’est idiot, mais j’avais complètement oublié. Marian Seymour est ici.

 

Barry regarda autour de lui.

 

– Ici ?… Où ?…

 

– Elle est arrivée après le télégramme. Dick, elle avait l’air misérable. Elle t’a demandé, et elle semblait bouleversée parce que tu n’étais pas là. Elle avait conduit jusqu’ici, aussi l’ai-je persuadée de mettre son cheval à l’étable, et il n’y a pas longtemps j’ai réussi à la faire se reposer jusqu’à ton retour. Elle est dans la chambre d’amis.

 

– Elle est malade ? demanda Barry.

 

Sa femme le considéra un moment, puis détourna les yeux.

 

– Ce n’est pas bien d’abandonner une jeune fille, Dicky ; mais son affection n’est pas reconnue par la faculté. Elle a le cœur brisé, Dick. Oh ! comme j’aimerais pouvoir dire à Alan ce que je pense de lui !

 

– Du calme, Kit ; ne saute pas aux conclusions. Je sais que c’est une sale affaire, mais ce n’est pas une mauvaise action à mettre au crédit – ou au discrédit – de Dundas. Quant au reste… eh bien… le cœur brisé…

 

Il s’interrompit abruptement.

 

– Je ferais mieux de la voir tout de suite.

 

– Ici ? demanda Kitty.

 

– Non, amène-la dans mon cabinet.

 

Et Barry passa dans la pièce adjacente. Quelques minutes plus tard, Kitty l’y rejoignit, guidant Marian, puis, sur un coup d’œil de Dick, elle disparut, les laissant tous deux ensemble.

 

Barry installa la jeune fille dans un fauteuil confortable et s’assit lui-même à son bureau. Il comprit d’un seul regard que c’était un cas regardant plus le diplomate que le médecin. Il vit qu’elle se retenait, et que son calme extérieur recouvrait une tempête mentale. Elle gardait le visage tourné de côté, et ses yeux étaient cachés par ses longs cils, mais les ombres qui se creusaient au-dessous parlaient clairement d’une souffrance prolongée.

 

– Marian, dit-il bientôt, est-ce que je me trompe en pensant que vous désirez les conseils de l’ami plutôt que ceux du médecin ?

 

Elle le regarda d’un air reconnaissant et lui fit un faible sourire.

 

– Voyez-vous, Marian, nous avons l’habitude d’entendre des choses, que l’on cache même à ses proches, même à ses amis les plus intimes, et cela nous aide à acquérir un peu de sagesse. Que puis-je faire pour vous ?

 

Elle garda le silence un moment.

 

– J’ai dit à Kitty que vous étiez compréhensif, docteur Dick, et j’ai besoin du conseil d’un ami. Je suis désespérément inquiète.

 

– Voyons cette inquiétude, Marian, mais ne vous hâtez pas ; nous avons tout notre temps.

 

Il se leva et prit une chaise pour se rapprocher d’elle.

 

Durant quelques minutes, la jeune fille resta là, irrésolue, puis elle se mit à parler brusquement, comme si elle plongeait en désespoir de cause.

 

– Je voulais vous parler d’Alan Dundas…

 

Elle s’interrompit, mais, réunissant tout son courage, reprit :

 

– Je suis terriblement anxieuse à son sujet. C’est difficile à expliquer, mais j’ai la sensation qu’il est en grand péril. Oh ! j’en suis sûre. Je n’ai aucun droit à intervenir, mais je sens que vous en savez plus que quiconque et vous pouvez me conseiller. Dites-moi, l’avez-vous vu dernièrement ?

 

Barry saisit les mains tendues, qui tremblaient, et les serra fermement.

 

– J’avais bien peur que vos ennuis ne viennent de là, Marian, et je ne sais trop que vous dire pour vous rassurer. J’ai vu Alan tout récemment, mais je n’ai pas été à « Cootamundra » depuis quelque temps. Je peux vous certifier que, jusqu’à ces derniers jours, il allait bien.

 

Elle le considéra soudain.

 

– Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne ressentez aucune anxiété sur son sort, vous, et je vous croirai.

 

Barry, mentalement, maudit l’intuition mortelle de la femme. Il n’y avait pas d’esquive possible sous ces yeux clairs et fermes. En fait, elle n’attendit pas sa réponse.

 

– Je le savais, que vous aviez peur, à cause cette femme. Oh ! elle est terrible. Je la hais ! Je la hais !

 

Il y avait dans cette explosion quelque chose de plus profond que la jalousie, et Barry reconnut la nuance. C’était une femme aux abois, luttant pour l’homme qu’elle aimait. Il parla avec douceur :

 

– Je peux vous assurer une chose, Marian c’est qu’il ne risque rien d’elle. Elle ne souhaite rien que son bonheur. Jusqu’à quel point elle peut affecter son avenir, je ne puis le présumer, mais je sais qu’elle ne lui fera pas de mal de son propre gré.

 

La jeune fille se leva et se détourna.

 

– Oh ! Dick, je sais que vous avez raison. Je sais qu’elle l’aime. Je sais qu’il l’aime, mais c’est son influence à elle que je crains.

 

Elle se laissa retomber sur une chaise proche du bureau et cacha son visage dans ses mains. Quelques minutes passèrent en un silence qui fut rompu par elle avec des accents désespérés.

 

– Ah ! pourquoi devrais-je avoir honte ? Vous devez le comprendre, Dick. Je l’aime aussi. Ne croyez pas qu’il soit blâmable.

 

Ses mots coulaient en torrent maintenant que la barrière de réserve avait cédé.

 

– Il ne faut pas le blâmer. Comment pourrait-il s’empêcher de l’aimer ? Comment n’importe quel homme le pourrait ? Oh ! elle est si belle ; la plus belle chose que Dieu ait jamais créée, et la plus mauvaise. Je le sens. Ah ! Dick, quel espoir ai-je de gagner contre elle ? Et pourtant, Dick, il m’aimait, je le sais, avant qu’elle ne vienne et ne me l’arrache, mais malgré tout, si je pensais qu’elle puisse le rendre heureux, je pourrais m’écarter et les voir ensemble, et remercier Dieu qu’il soit heureux. Oui, Dick, cela me tuerait mais je pourrais m’effacer car je l’aime assez pour cela.

 

– Peut-être avons-nous tort tous les deux, Marian. J’admets avoir été un peu inquiet, mais elle tient beaucoup à lui, je le sais.

 

– Dick, je peux aussi bien tout vous dire, mais je crains que vous ne pensiez que mon inquiétude a affecté ma raison. D’abord, dites-moi, qui est-elle ? D’où est-elle venue ? Vous le savez, j’en suis sûre.

 

Barry la regarda, profondément perplexe. Comment expliquer ? La vérité, pour le moment du moins, il n’en était pas question.

 

– Je crains bien, Marian, que le secret de son Histoire ne m’appartienne pas et que je ne puisse pas la divulguer ; en tout cas pas maintenant.

 

Il détourna les yeux devant le regard perçant de la jeune fille.

 

Elle soupira et réfléchit un moment avant de parler.

 

– Dick, je l’ai vue hier et je lui ai parlé.

 

Barry se dressa, stupéfait.

 

– Vous l’avez vue et lui avez parlé ? dit-il d’un ton incrédule. Où cela ?

 

– Dans ma chambre, à la maison, dit la jeune fille avec calme, puis, se méprenant sur l’expression des yeux de Barry, elle protesta :

 

– Ne croyez pas que je rêvais, Dick, ou que j’aie imaginé la chose. Elle était réellement là.

 

Barry écarta de la main la protestation.

 

– Je comprends, Marian. En vérité, je suis certain que vous n’avez pas rêvé. J’ai été surpris, sur le moment, d’apprendre qu’elle était venue à vous. Mais…

 

– Mais quoi ?

 

Barry sourit amèrement.

 

– Il me vient juste à l’esprit que c’était folie de ma part de croire que je pourrais prévoir ses motifs ou ses intentions. Dites-moi ce qui s’est passé.

 

La jeune fille le regarda rêveusement.

 

– C’est uniquement parce que vous la connaissez que je vais vous raconter ceci. Je n’oserais le dire à personne d’autre. Même à présent, après y avoir réfléchi calmement, cela me paraît trop fantastique pour être vrai. C’était la dernière nuit, assez tard lorsque je me suis retirée dans ma chambre. Vous connaissez notre maison, avec ses fenêtres à la française donnant sur la véranda. Je dors toujours les fenêtres ouvertes. J’avais éteint ma lampe, mais il restait une veilleuse allumée. Un long moment, je ne pus dormir. Je pensais à cette femme et je me demandais qui elle pouvait bien être. Je crois que j’ai dû m’assoupir. Vous savez que la nuit dernière était très claire et calme. Il n’y avait absolument pas un souffle d’air.

 

« Et soudain je me retrouvai tout éveillée. Cela arrive parfois, vous le savez, sans cause apparente. Je ne bougeai pas, je restai absolument tranquille. Alors… Dick… les rideaux de ma fenêtre se sont déplacés, non pas d’un seul coup, mais comme si quelqu’un les avait touchés. Et pourtant je voyais assez distinctement à travers, et il n’y avait personne là. Et puis, ils se séparèrent. Dick, c’était tout simplement épouvantable. Je les voyais réunis chacun d’un côté comme si deux mains les avaient saisis, et ils demeurèrent séparés pendant des siècles me sembla-t-il. J’avais l’impression que quelqu’un se tenait devant la fenêtre, en maintenant ouverts les rideaux pour me regarder, mais je voyais tout à fait bien et il n’y avait personne. Ils retombèrent enfin, mais chaque nerf, chaque fibre en moi me disaient qu’il y avait quelqu’un dans la pièce. »

 

– Ce dut être épouvantable, Marian, dit Barry calmement. Qu’avez-vous fait ?

 

La jeune fille eut un léger frisson.

 

– Que pouvais-je faire ? Je restai étendue regarder à travers mes cils baissés, et je me sentais pétrifiée. Je n’avais même pas la force de hurler. C’était trop semblable à un cauchemar. Et puis… oh ! Dick, dites-moi que vous croyez ce que je dis. Je ne voudrais pas que vous pensiez que c’était les nerfs, ou l’imagination.

 

Barry lui tapota doucement le bras.

 

– Dites-moi tout, Marian. Je comprends. Je sais que tout cela était réel.

 

Elle hésita un moment.

 

– Alors, Dick, elle apparut soudainement. Un moment, la pièce était vide à part moi-même et l’instant suivant cette femme était debout à côté de mon lit à me regarder.

 

Elle s’arrêta et le regarda anxieusement.

 

– C’est arrivé exactement comme je l’ai dit, Dick.

 

Barry hocha la tête.

 

– Je m’attendais à ce que vous venez de dire, Marian, je sais et je comprends. Continuez.

 

– Pendant un moment, je fus trop étonnée pour bouger, bien que j’aie su aussitôt qui elle était. Puis – cela peut vous paraître étrange – toute crainte disparut. Le seul sentiment qui me restait était la colère qu’elle ait osé venir à moi de cette façon. Je ne pensai pas à m’étonner de la manière dont elle était arrivée. C’était seulement la colère de la voir là. Je sais que je sursautai et me redressai à demi, un coude sur mon oreiller, la regardant. Et nous restâmes ainsi une minute sans un mot. Alors elle laissa glisser son capuchon de sa tête et je pus la voir tout à fait distinctement à la lueur de la nuit étoilée.

 

Elle s’interrompit et regarda Barry avec un faible sourire.

 

– Les femmes sont d’étranges créatures, Dick. Je l’avais vue, ce fameux jour, sur les courts de tennis, et je savais qu’elle était belle, et alors que je restais là à la regarder, une moitié de moi-même l’adorait pour sa beauté et l’autre moitié la haïssait pour la même raison. Oh ! Dick, elle avait l’air parfaitement adorable. Je ne voulais pas être la première à parler. J’attendais qu’elle le fasse. Elle resta là à me contempler avec ses grands yeux indéchiffrables si longtemps avant de prononcer un mot que j’étais prête à hurler ; il me semblait qu’elle me scrutait jusqu’au fond de l’âme. Puis elle dit avec un grand calme, comme si c’était là une question sans importance :

 

« Je ne croyais pas qu’il fût possible à une femme d’en haïr une autre comme vous me haïssez. J’espérais que nous pourrions devenir des amies. »

 

« J’étais furieuse, Dick, parce qu’elle ne montrait pas la moindre émotion, mais je m’exprimai aussi calmement qu’elle lorsque je répondis :

 

« Vous avez raison ; j’aimerais pouvoir vous dire à quel point je vous hais. »

 

« Et alors elle laissa percer ce lent sourire pensif qui lui est propre.

 

« Ah, inutile d’essayer. Je sais ; oui, je le savais mieux même que vous. Et pourtant, je suis venue en amie. »

 

« C’était étrange, Dick, car je savais qu’elle le pensait, quand elle disait être venue en amie mais cela parut me rendre plus furieuse encore. J’avais envie de la blesser.

 

« Craignez-vous qu’il ne vous abandonne comme il m’a abandonnée ? Il se lassera de votre beauté. N’avez-vous rien d’autre à lui offrir ? »

 

« Dick, c’était pure méchanceté de ma part, rien d’autre, et je le savais tout en parlant, et je me sentais méprisable. »

 

Barry sourit en secouant la tête.

 

– Il faudrait un métal plus trempé pour l’inquiéter, Marian.

 

La jeune fille garda le silence un moment, puis dit, d’un ton las :

 

– Oh, je le savais au moment même où je parlais. Elle semblait si sûre d’elle-même, si distante, j’avais l’impression qu’elle n’appartenait pas à ce monde et que je n’étais qu’une chétive mortelle luttant contre une immortelle.

 

Il était préférable qu’elle n’ait pas regardé le visage de Barry en disant cela.

 

– Mais cela n’eut aucun effet ; elle se contenta de sourire de cette façon apitoyée qui faisait plus mal que si elle m’avait frappée. Puis elle dit :

 

« Même maintenant, je suis votre amie, et je suis venue vous aider. »

 

« Je dis :

 

« Vous, m’aider ? Vous ? Pouvez-vous me le rendre ? »

 

« Dick, c’est plus tard seulement que je me rendis compte que je l’avais vue une fois en quelques minutes, et ne lui avais jamais adressé la parole, et cependant, bien qu’aucun nom n’ait été prononcé, nous nous comprenions toutes deux. Elle réfléchit un instant et puis me dit :

 

« Je ne pourrais pas vous le rendre. Le souvenir qu’il aurait toujours de moi se dresserait entre vous ; mais je peux vous faire oublier. Oui, je peux vous faire oublier et adoucir la douleur du souvenir. Bien que vous me haïssiez tant. »

 

« Je ne pouvais rien accepter d’elle, même pas ceci, et j’étais sûre qu’elle pouvait faire comme elle disait. Je me dressai et lui fis face.

 

« Non, je ne veux pas de cadeau de vous. Qui vous êtes ou ce que vous êtes, je ne saurais le dire, mais je sens au plus profond de mon âme que vous lui apporterez malheur et tristesse. Son amour même pour vous et le vôtre pour lui détruiront vos vies. Si je dois vivre à jamais avec ma douleur, je préfère cela à accepter votre amitié. »

 

Barry intervint gentiment.

 

– Était-ce sage de refuser, Marian ? Je sais qu’elle aurait pu le faire.

 

La jeune fille secoua la tête avec impatience.

 

– Quelle importance cela a-t-il, Dick ? C’est fini, maintenant. Elle… oui, je sais qu’elle le pouvait. Je sus ce que j’avais refusé quand je relevai les yeux sur son visage calme, adorable. Je savais qu’elle voulait être mon amie ; mais je ne le pouvais pas, je ne le pouvais pas ; et elle dit alors seulement :

 

« C’est écrit. Je vais m’en aller à présent, pauvre enfant, pauvre folle. »

 

« Et tout en parlant, elle fit un pas en arrière vers la fenêtre, franchit les rideaux, et j’étais seule de nouveau. »

 

Après un instant, Marian reprit :

 

– Dick, je ne sais pas quel mystère entoure cette femme. Je crois que vous le savez ; mais ceci, je le ressens, elle est à craindre ; à craindre pour Alan, aussi, et non à aimer. Oh ! Dick ! ne pouvez-vous pas m’aider à le lui arracher… à le sortir de là ?

 

Barry secoua la tête avec tristesse.

 

– Marian, j’aimerais pouvoir vous secourir. Mais vous devez me croire si je déclare que nous sommes tous deux impuissants. Je ne peux rien vous dire sur elle pour le moment. Son histoire est incroyable, mais il y a ceci que vous pouvez savoir : pour moi, elle est plus dangereuse encore que vous ne l’imaginez.

 

Il vit son visage refléter sa douleur et il poursuivit en hâte :

 

– Pas pour Alan. Ce n’est pas ce que je voulais dire, car je ne crois pas qu’elle voudrait lui faire le moindre mal ; elle l’aime trop pour cela. Mais le danger qu’elle représente est pour les autres.

 

– Sûrement, Alan peut le comprendre. Vous pouvez sûrement le lui faire voir, dit-elle avec un sanglot dans la voix.

 

– Alan ne peut discerner en elle le moindre mal, dit Barry amèrement. Vous, qui l’avez vue, vous ne devez pas vous étonner de cela.

 

Marian sourit faiblement.

 

– La reine ne peut mal agir.

 

– Exactement, dit Barry en appuyant sur le mot. Le pire, est qu’elle n’hésiterait pas à tuer sans pitié ni scrupule si on devait s’opposer à elle, et c’est pourquoi je suis inquiet à votre sujet, Marian, beaucoup plus que pour lui. Vous devez attendre pour voir comment tourneront les choses.

 

Il s’interrompit un moment.

 

– Il reste une chance et je vais la tenter. Je vous le dis parce que vous ne le répéterez pas ; si vous le faisiez, cela me coûterait la vie. Mais je serai fixé après-demain, et je vous reverrai alors. Jusque-là, vous devez être patiente.

 

Elle le regarda avec inquiétude.

 

– Dick, est-ce que je peux vous aider ? Ne puis-je pas courir ce risque moi-même ?

 

Il secoua la tête.

 

– Non, je dois agir seul. Je ne peux que vous demander d’être brave, jusqu’à ce que je sache si les choses tourneront bien ou mal.

 

– Est-ce qu’elle tuerait vraiment, Dick ? demanda Marian d’une voix calme.

 

Barry sourit.

 

– Je ne vous dis ceci que parce que vous la connaissez… un peu, et que je veux que vous soyez prémunie. Oui, elle tuerait, si elle le jugeait nécessaire, et nous sommes absolument impuissants devant elle. Aussi, Marian, devez-vous attendre ; il n’y a rien d’autre à faire. Si vous pouvez m’être d’un secours quelconque, je vous le dirai.

 

La jeune fille se leva.

 

– C’est bon de pouvoir parler avec quelqu’un, Dick. Je ne pouvais pas même aller vers ma mère, avec une histoire pareille.

 

– J’ai peur de ne pas vous avoir beaucoup réconfortée, Marian, mais je voulais que vous vous gardiez vous-même sans faire d’imprudences. Si mon plan aboutit, je vous le ferai savoir.

 

Ils passèrent dans la pièce à côté, et Barry confia sa charge à Kitty pour s’occuper de ses préparatifs de voyage.

 

CHAPITRE XXX

 

Le matin suivant, à « Cootamundra », Dundas et Hiéranie furent tôt levés. Cette journée devait voir la fin de leurs préparatifs dans les galeries, et le jour suivant ils transporteraient à la surface, pour les assembler, les éléments du navire aérien. Certes, ces préparatifs étaient achevés, mais il leur fallait bien un jour pour tout inspecter et réviser, ainsi que pour vérifier si rien de nécessaire n’avait été oublié.

 

Quand Dundas arriva au « temple », Hiéranie était déjà à l’ouvrage, elle l’accueillit gaiement. Sur la table, se trouvait un grand coffre dans lequel elle emballait divers flacons, et aussi des boîtes contenant, lui dit-elle, leur nourriture à tous deux pour un an. Non qu’on en eût besoin, car il y avait d’amples provisions dans l’autre sphère, mais il ne fallait rien abandonner au hasard. Puis elle lui donna une longue robe à porter par-dessus ses vêtements. Elle était faite en un matériau très léger mais épais.

 

– Notre voyage sera très froid, bien-aimé, et cette robe vous protégera. Mettez-la maintenant, et voyez ce qui se passe.

 

Obéissant à son désir, il s’introduisit dans les plis moelleux, et un moment après il se tenait devant elle, transformé à la ressemblance d’un moine, jusqu’à la capuche qu’elle lui rabattit sur la tête. Elle le regarda en souriant et dit :

 

– Attendez quelques minutes, à présent.

 

Il ressentit bientôt une douce sensation de chaleur s’établir dans tout son corps, croissant chaque minute jusqu’à devenir inconfortable parce que trop élevée. Aussi fut-il bien aise de s’en débarrasser avant cinq minutes.

 

– Vous serez content de la porter plus tard, Alan. En fait, notre voyage serait presque impossible sans ces robes. La chaleur est causée par une action chimique, et avec cela nous pourrons défier le froid le plus mordant de ces montagnes et travailler à l’aise et en sécurité.

 

Dundas jeta le vêtement sur un siège.

 

– Il y a une chose que vous ne nous avez pas expliquée, dit-il en lui saisissant la main. Nous allons quitter « Cootamundra » pour un temps indéfini. Comment protégerez-vous ce que nous laissons derrière nous ? Ce serait idiot de laisser des intrus pénétrer ici durant notre absence.

 

Elle hocha la tête.

 

– C’est vrai, Alan, et je n’ai pas oublié. Venez, je vais vous montrer.

 

Elle l’amena à la galerie des machines, où des parties de l’aéronef jonchaient les travées dans un désordre apparent ; elle s’arrêta devant un piédestal qui portait une boîte de métal mesurant environ trente centimètres d’arête. Hiéranie posa la main sur elle et dit :

 

– Cela n’en a pas l’air, Alan, mais ce sera notre chien de garde, et aucune armée au monde n’en triompherait sans en connaître le secret.

 

Elle souleva le couvercle et dévoila une demi-douzaine de boutons et de manettes qui dépassaient d’une paroi intérieure.

 

– Ce n’est qu’une variante de la machine gravitationnelle qui nous mènera jusqu’à Andax. Nous en emporterons une semblable avec nous, et laisserons celle-ci dans le hangar, à la surface. Avant de partir, nous la réglerons pour un rayon de – disons – huit cents mètres, et celle que nous emporterons sera ajustée de la même manière.

 

– Et alors, demanda Dundas, qu’arrivera-t-il ?

 

– Ceci, simplement : lorsque notre machine s’éloignera de celle que nous laisserons derrière nous, celle qui est stationnaire projettera une force répulsive sur l’endroit auquel elle est réglée, et dans les limites de cet endroit nulle force terrestre ne pourra pénétrer.

 

Elle s’arrêta en voyant le visage perplexe d’Alan.

 

– Il est difficile de rendre ceci très clair, mais c’est comme si la force de la pesanteur était inversée. Un homme, ou mille hommes, ne pourrait pas plus franchir la ligne de répulsion qu’il ne pourrait sauter en l’air et s’y maintenir, et plus on est proche du centre, plus intense est la répulsion. On ne peut rien voir ni ressentir. C’est juste une force inerte, impalpable, impossible à vaincre tant que notre propre machine ne la neutralise pas.

 

Dundas eut un rire léger.

 

– Ce sera quelque chose, en fait de surprise, pour le curieux non autorisé, doux cœur. Dick Barry, par exemple, se demanderait ce qui est arrivé s’il essayait de franchir la ligne, dans son auto, en notre absence. Il faut que je lui écrive pour l’avertir.

 

Hiéranie hocha la tête en souriant.

 

– Oui, il vaudrait mieux, mais il serait plus étonné que blessé s’il fonçait contre la ligne de résistance. À notre époque, l’usage de ces machines répulsives était interdit par la loi, sauf en certaines circonstances.

 

– Mais pourquoi ? demanda Dundas.

 

– Eh bien, répondit-elle, à moins que l’endroit ne soit indiqué par une bouée ou marqué d’une manière quelconque, il n’y aurait rien eu pour montrer qu’une de ces machines était en action et, avec une population qui employait la voie des airs au point où nous le faisions, un lieu non signalé aurait causé trop de risques de danger. Un aéronef volant à cinq cents kilomètres à l’heure aurait explosé comme s’il avait heurté un rocher. Aussi, voyez-vous, il était nécessaire d’imposer quelques restrictions.

 

Dundas sourit rêveusement.

 

– Oui ; en ce cas, il vaut mieux avertir Dick ; mais il serait assez intéressant d’observer quelqu’un en train d’essayer de se frayer un chemin à travers cela. Toutefois, c’est un réconfort de savoir que nous pouvons quitter l’endroit sans avoir besoin d’un gardien.

 

Ils se mirent au travail, et c’est bien après midi qu’ils revinrent au « temple » se reposer. Hiéranie avait évité à Alan l’ennui d’amener de quoi manger avec lui quand il passait la journée dans la sphère ; leurs repas se composaient d’une ou deux tablettes et il s’était habitué à ce moyen inaccoutumé de se nourrir, bien qu’il n’ait pu se faire encore à l’absence de cette sensation de bonne camaraderie produite par un repas partagé avec un ami.

 

Cette journée semblait les pousser à la réflexion. Quand ils atteignirent le « temple », Dundas s’assit sur un divan et attira à lui Hiéranie pour la prendre dans ses bras. Ils restèrent ainsi longtemps, silencieux, joue contre joue, dans un bonheur si complet que ni l’un ni l’autre ne bougeait, pour ne pas rompre le charme. Ce fut Hiéranie qui brisa enfin le silence.

 

– Si nous travaillons très dur demain, Alan, je crois que nous pourrons partir à la fin du jour suivant. Dans quatre jours à partir d’aujourd’hui, nous devrions pouvoir compter Andax au nombre de nos amis et alliés.

 

Dundas soupira.

 

– Je suis idiot, peut-être, cœur de mon cœur, mais je crains cet Andax inconnu. C’est-à-dire je crains qu’il ne se dresse entre nous.

 

– Oh, sot que vous êtes, dit-elle en riant. Il aura presque plus besoin de vous que de moi, et il n’oserait pas rompre le serment qu’il a prêté. À part cela, mon aide lui sera trop nécessaire pour s’interposer entre moi et mon désir.

 

Sa main douce lui caressa les cheveux tendrement.

 

– Andax considérera peut-être notre amour avec un amusement cynique – cela lui ressemblerait bien – mais il le tolérera en pensant à ses propres buts. Oubliez vos craintes, Alan.

 

Elle s’arracha à lui soudain et s’assit.

 

– Aimeriez-vous le voir maintenant ?

 

Dundas la regarda d’un air perplexe.

 

– Non, Hiéranie, comment pourrais-je le voir maintenant ?

 

– Oh ! je peux vous le montrer, répondit-elle joyeusement. Pas plus tard qu’hier, je le regardais. Encore de la magie… venez, et nous observerons le grand Andax pendant qu’il nous attend.

 

Elle se dressa et lui prit la main.

 

– Dépêchez ! Dépêchez ! continua-t-elle, riant comme une écolière.

 

Elle le tira derrière elle, par le vestibule, jusqu’à la troisième galerie. Là, elle s’immobilisa devant un grand disque circulaire assujetti à un mur. Au-dessous se trouvait un tableau de bord avec des boutons et des leviers. Entre le disque et le tableau était installée une rangée de cadrans immobiles.

 

Hiéranie montra le disque de la main.

 

– Et maintenant, nous allons assister à un peu de vraie magie. Voyez !

 

Sa main blanche voltigea sur le tableau de bord et appuya sur un bouton brillant. En un instant la face sombre du disque s’évanouit, pour faire place à une surface de métal blanc poli. Elle se tourna vers Dundas en souriant.

 

– Une fenêtre sur le monde, Alan. Regardez bien, à présent.

 

Sa main se déplaçait rapidement de-ci, de-là sur le tableau.

 

– Trente-six trente-deux nord, et soixante quatorze dix-huit est, dit-elle à voix haute.

 

La surface métallique s’anima soudain, et des ombres troubles et dansantes s’y détachèrent. Les ombres prirent forme, et Dundas émit un exclamation de surprise. Il lui semblait regarder par une fenêtre tout un monde nouveau ; un monde de désolation titanesque ; des montagnes empilées sur des montagnes, neige et glace. Il y avait des pics balayés par les nuages et des ravin comblés par la neige, et sur tout cela s’abattait une tempête dévastatrice. Hiéranie se tourna vers lui en souriant.

 

– Nous aurons grand besoin de nos robes ; chauffantes, Alan. Vous aviez raison au sujet de cet endroit ; il a changé depuis mon époque.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, abasourdi.

 

– C’est l’endroit où se trouve Andax, répondit-elle. À ceci près qu’il est quelque part là-dessous. Regardez cette bosse qui dépasse de la falaise, en dessous. C’est un des côtés de la sphère ; elle n’est enterrée qu’en partie. Maintenant, nous allons creuser plus profondément.

 

Une fois de plus ses mains se déplacèrent sur les boutons, cette fois-ci plus délicatement qu’auparavant. Et ce faisant, le disque s’assombrit pour s’éclairer à nouveau.

 

– Maintenant ! s’exclama-t-elle. Je l’ai. Regardez !

 

Les ombres troubles prirent forme sur le disque, d’abord indistinctes, comme dans une longue-vue mal réglée. Puis le tableau devint clairement visible et Dundas, après un cri d’étonnement, demeura silencieux. Reflété sur le disque, si nettement qu’il leur semblait regarder à travers une vitre sans défauts, se voyait l’intérieur d’une grande pièce. Elle était en bien des détails semblable au « temple » qu’ils avaient à peine quitté, mais c’était le « temple » tel qu’il l’avait vu dès l’abord.

 

Exactement devant eux, au centre du tableau, se découpait le dôme de cristal sous lequel était étendue, royale, une silhouette. Dundas n’avait d’yeux que pour la forme immobile et majestueuse. Andax était couché, la tête soutenue par un coussin, comme l’avait été Hiéranie. Une couverture cramoisie avait été jetée sur son corps, et les bras rigides reposaient sur elle, à ses côtés. D’une stature naturellement au-dessus de la moyenne, il paraissait un véritable géant dans la position allongée. Mais ce fut la ressemblance de son visage avec celui de la statue du vestibule qui attira le plus Dundas. C’était le même front haut et bombé, et le même nez mince, aquilin. S’y ajoutaient la bouche étroite, presque sans lèvres, et le menton ferme et carré. Mais vue ainsi, en chair et en os et bien qu’elle fût couchée, comme morte, la forme remplissait Dundas de respect. Il y avait en elle un air de majesté et de puissance indescriptibles. Dundas comprit au bout d’un long moment de contemplation que dans le visage d’Andax était intensifiée chaque composante de son ancêtre et que cela annonçait une force intellectuelle immense, presque infinie.

 

Quand Dundas parla enfin, ce fut en un murmure, comme s’il craignait que sa voix puisse troubler le repos de l’être immobile qui se trouvait devant lui.

 

– Oh ! Hiéranie, il est merveilleux au-delà de toute expression. Quel homme ! Quel homme !

 

Elle sourit et acquiesça.

 

– Nul besoin de dire de quel sang il est, Alan. Eukary s’est arrangé pour qu’une branche de sa lignée demeure pure. Si l’on avait besoin de prouver comment notre race évoluait, il suffirait de montrer la statue, puis Andax.

 

Alan répondit, toujours en chuchotant presque :

 

– Nul doute sur ce point, mais c’est un plus grand homme qu’Eukary.

 

– Oui, Alan, meilleur et plus affiné par vingt générations. Le cerveau est plus gros et plus efficace, mais…

 

Elle s’interrompit.

 

– Oui ? demanda-t-il, les yeux toujours fixés sur la forme du dôme.

 

– Nous avons découvert qu’en faisant évoluer une lignée comme celle-ci, dit-elle en désignant de la tête la silhouette allongée, ce que nous gagnions dans une direction, nous le perdions dans une autre.

 

Dundas se retourna pour la regarder.

 

– Vous le perdiez, chérie ? Qu’est-ce que vous perdiez ?

 

Hiéranie réfléchit un moment puis déclara, lentement :

 

– Vous appelleriez cela l’âme ; nous avions un mot qui signifiait « force spirituelle ». Ils devenaient de plus en plus des machines humaines. Magnifiques, mais si notre monde avait duré plus longtemps, je crois que la lignée aurait été interrompue. Il y avait un point au-delà duquel nous n’osions plus la poursuivre.

 

Elle montra le disque de la main.

 

– Lui, il pouvait encore se contrôler. Peut-être qu’avec une génération de plus, la machine aurait été plus forte que l’esprit.

 

– Et alors ? demanda Dundas.

 

– Et alors, il aurait été mieux pour tout le monde d’annihiler la lignée entière.

 

– Dommage, dit Dundas, mais nécessaire, je suppose.

 

Hiéranie contempla la calme silhouette, devant eux.

 

– Oui, répéta-t-elle lentement, dommage, mais nécessaire. Je l’ai entendu lui-même discuter la question et dire que, sans l’intérêt de l’expérience, la lignée ne devrait pas se poursuivre, ou que le sang devrait être dilué.

 

Elle eut un rire léger.

 

– Toujours, avec ce genre d’homme, c’était l’« expérience » ; le patient ne comptait pas. C’est bon de penser qu’il y aura beaucoup d’expériences pour occuper son temps durant bien des années à venir.

 

– C’est tout à fait merveilleux, chérie, dit Dundas un peu plus tard en la dévisageant. Il me semble presque qu’il pourrait nous entendre, cette image est si réaliste !

 

En réponse, Hiéranie poussa un levier et se retourna vers lui.

 

– Maintenant, il le pourrait, Alan, s’il était éveillé, et, qui plus est, nous pourrions l’entendre s’il parlait.

 

Dundas sourit.

 

– Je le crois parce que je le dois, mais cela me paraît incroyable.

 

– Pourquoi incroyable ? demanda-t-elle. Voici cent ans, vos ancêtres auraient eu plus de raison de ne pas croire en votre téléphone ou votre télégraphe, si on les leur avait décrits. Ce n’est qu’un problème de science appliquée… une science plus grande que la vôtre. Je vais le prouver.

 

Une fois de plus, en réponse à une pression du doigt, le disque s’assombrit, et une fois de plus le paysage ravagé par l’ouragan devint visible, mais cette fois, accompagnant la vision, vint le rugissement profond de la tempête. C’était étrange que d’être là à observer cette tempête et à l’entendre, aussi, dans l’atmosphère calme et immuable de la galerie… à l’entendre si nettement que lorsqu’il essaya de parler, la voix d’Alan fut perdue clans le vacarme puissant, jusqu’à ce que, sur un mouvement de sa main, Hiéranie eût coupé le son.

 

Elle lui fit un sourire.

 

– Nous pourrions entendre un murmure aussi aisément, mais la tempête était le seul bruit que je pouvais capter pour vous alors.

 

Tout en parlant, elle effaçait en quelques gestes de la main toute la scène, et un moment plus tard il ne restait plus que le disque poli.

 

– Dites-moi, Hiéranie, demanda-t-il, pourriez-vous montrer aussi facilement n’importe quel point du monde ?

 

– Tout aussi facilement, répondit-elle. Proche ou lointain, il n’y a aucune différence. Nous désignions cet instrument d’un nom qui signifie la « fenêtre du monde ». Deux amis séparés par quinze mille kilomètres pouvaient se retrouver, face à face, pour causer ensemble.

 

Dundas rit.

 

– Ce serait drôle de trouver Barry et de lui parler. Nous entendrait-il ?

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Nous pourrions aussi bien l’entendre que le voir, mais lui ne pourrait que nous entendre.

 

De nouveau Dundas se mit à rire.

 

– Dick penserait que nous sommes des revenants. Ce serait une bonne blague que de le dénicher. Est-ce que vous le pourriez, chérie ?

 

Les yeux d’Hiéranie s’éclairèrent de malice, comme si elle avait été contaminée par Alan. Elle hocha la tête et revint à la machine.

 

– Cela peut se faire, répliqua-t-elle. Tenez ceci fermement, ajouta-t-elle en lui plaçant la main gauche sur un levier. Maintenant, prenez ma main gauche dans votre main droite… ainsi… Concentrez votre esprit sur Dick et ne pensez à rien d’autre.

 

Sa main droite s’agita sur leviers et boutons et le miroir s’éclaira d’une vie trouble. Les minutes passèrent, mais seules les pâles images tremblotantes dansaient sur la surface métallique. Hiéranie gardait les yeux fixés d’un air inquiet sur le disque, puis, au bout d’un moment, elle se tourna soudain vers Dundas.

 

– Alan, saviez-vous que Dick devait quitter Glen Cairn ?

 

– Je ne l’ai pas vu depuis quelques jours, répliqua Alan, mais je ne pense pas qu’il s’en aille. Pourquoi me demandez-vous cela ?

 

– Parce que, dit-elle rapidement, j’ai couvert la région sur un rayon de quatre-vingts kilomètres et il n’y est pas, sinon il se serait montré sur le disque.

 

– Vous êtes sûre, chérie ?

 

– Absolument, répondit-elle. Avez-vous une idée de l’endroit où il aurait pu aller ?

 

Dundas garda le silence un moment avant de répondre :

 

– À moins qu’il ne soit allé à Melbourne pour une affaire quelconque. Autrement, je ne vois pas où.

 

Hiéranie regarda Dundas pensivement.

 

– Alan, lui avez-vous transmis mon avertissement ?

 

– Bien sûr, Hiéranie. Vous ne croyez pas…

 

Il s’interrompit, l’esprit soudain traversé par un soupçon.

 

– Melbourne, oui, Melbourne, demanda-t-elle, un lent sourire montant à ses lèvres, n’est-ce pas là que se trouve votre gouvernement ? Oui Alan, c’est cela. En fait, je suis presque sûre que Dick essaie de nous attirer des ennuis. Bien, poursuivit-elle après un silence, nous allons voir. À combien est Melbourne d’ici ?

 

– Environ trois cents kilomètres, répondit Dundas. Pourtant, Hiéranie, j’ai confiance en Dick. Il n’agirait pas en traître contre nous.

 

Hiéranie secoua la tête.

 

– Il ne le ferait pas pour son propre bénéfice Alan, mais Dick est tracassé par sa conscience et je crains que cette conscience ne lui fasse oublier son amitié pour vous ainsi que la promesse qu’il m’a faite.

 

– Vous ne lui ferez pas de mal, chérie ? implora Dundas, une nuance d’alarme dans la voix.

 

Elle sourit avant de répondre.

 

– Il a été averti, Alan, mais à moins qu’il ne se soit engagé trop loin ou ne se soit placé au-delà de toute possibilité de pardon, il peut éviter la punition qu’il aura méritée. Mais nous allons voir. Nous ne pouvons pas risquer d’ingérence dans nos affaires durant les deux prochains jours. Prenez ce levier de nouveau.

 

Dundas obéit. Une fois de plus la lumière et l’ombre clignotantes se jouèrent sur le disque, et bientôt Dundas saisit quelques visions fugitives des monuments familiers de la grande ville.

 

Un instant il vit, comme d’une grande hauteur, les arches de granit du Prince’s Bridge et les jardins dans le lointain. Après cela, pour une seconde, ce fut le dôme de la cour de justice qui jaillissait à la vue. Enfin, un instant plus tard, l’écran fut traversé par la façade imposante du Parlement fédéral avec sa volée de marches. Ici, l’image, sur le disque, se stabilisa une minute, puis redevint trouble. Et Dundas, haletant, entendit la voix d’Hiéranie.

 

– Alan, nous nous rapprochons de lui, maintenant. Rappelez-vous, pas un son. Il pourrait entendre le plus léger murmure lorsque son image apparaîtra dans le réflecteur.

 

Dundas se roidit en prévision d’il ne savait quoi. Un instinct lui disait qu’il était au bord d’une tragédie. Il ressentit une pression d’avertissement sur la main, et puis, en un instant, le miroir s’éclaircit. Si la main d’Hiéranie, débarrassée du souci des leviers ne lui avait clos la bouche, un cri lui aurait échappé à la vue de ce qui se trouvait devant lui.

 

Très nettement, sur le disque, on voyait l’inférieur d’une grande pièce avec deux hommes assis à une table. L’un d’eux était Barry ; en l’autre, bien que Dundas ne l’ait jamais vu, il reconnut Sir Miles Glover ; enfin, comme si rien ne devait manquer à ce tableau accablant, sur la table, entre eux, en une masse étincelante, s’étalait la grande ceinture de diamants qu’Hiéranie avait donnée à Barry.

 

Au moment même où le tableau s’éclairait Barry se tourna et regarda nerveusement autour de lui comme si un son l’avait fait sursauter Ils discernèrent très clairement les lignes inquiètes et ennuyées de son visage avant qu’il ne se retourne, car il était assis le dos vers eux, pour faire face au Premier ministre. Puis sa voix leur parvint, si naturelle et si nette qu’une fois de plus seule la main ferme d’Hiéranie empêcha Dundas, d’effrayer les deux hommes.

 

– Je dois vous demander de pardonner ma nervosité, Sir Miles, mais si vous en saviez autant que moi sur Hiéranie, vous me comprendriez. Je ne peux ni prédire l’étendue de ses pouvoirs ni ses ressources, mais si elle savait que je l’ai trahie, car c’est bien d’une trahison qu’il s’agit, eh bien, je ne crois pas que j’aurais longtemps à vivre.

 

La voix claire est incisive de Sir Miles leur parvint alors.

 

– Nul besoin de vous excuser, docteur Barry. Vous m’en avez dit assez, et vous m’avez donné assez de preuves pour me faire comprendre que ma position ne serait pas plus sûre que la vôtre.

 

– Je m’en veux pour cela, Sir Miles, répondit Barry, mais ma position était devenue intolérable. Vous étiez mon dernier espoir.

 

Le visage sévère, de l’autre côté de la table, se laissa aller à un léger sourire.

 

– Je me suis engagé les yeux ouverts, docteur, et si nous nous trouvons tous deux sur une pellicule de glace, eh bien, c’est un devoir auquel ni l’un ni l’autre nous n’oserons nous dérober. Pourtant, j’espère que vos craintes concernant les activités de cette dame sont exagérées. Sinon, eh bien, on n’y peut rien. Ce que nous devons faire à tout prix, c’est les empêcher de quitter le pays. Nulle question de vie ou de mort – la leur ou la nôtre – ne peut intervenir en chemin.

 

Les yeux d’Alan revinrent à Hiéranie qui montrait des signes d’inquiétude, puis, sur un mouvement rapide et silencieux de sa main, le miroir s’assombrit et redevint clair.

 

Un instant après, la tension disparue, Alan trouva presque irréel de se tenir debout dans la galerie et seul avec Hiéranie. Ce fut en la regardant de nouveau dans les yeux que la crainte le frappa au cœur. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, il vit un regard de colère dans ses yeux. Royale, toujours aussi adorable, elle lui fit face.

 

– Vous avez entendu, Alan ? Perfidie – une trahison – il l’a reconnu, Il complote avec cet autre homme contre notre vie même.

 

Il lui saisit les mains ardemment.

 

– Mon amour, oh, mon amour ! Je sais qu’il est coupable, mais c’est mon ami. Vous l’épargnerez. Vous le ferez, pour moi, Hiéranie. Épargnez-le…

 

Car il avait vu la mort dans ces splendides yeux coléreux. Il parlait encore qu’elle revenait à lui, le regard adouci, avec un soupir. Puis un tendre sourire se joua sur ses lèvres adorables elle secoua la tête.

 

– Oh, Alan, Alan. Ce n’est pas juste de me supplier ainsi, mais je vous montrerai que je ne suis pas impitoyable. Bien qu’il ait mérité la mort, je l’épargnerai.

 

Et puis son doux rire de clochettes se répercuta dans la galerie et elle le prit avec passion dans bras.

 

– Mais, Alan, bien-aimé, je ne promets pas qu’il en réchappera complètement. Je vais donner une leçon à Dick ; oui, une leçon dont il se souviendra. Il saura à l’avenir qu’il n’est pas bon de s’opposer à moi.

 

Bientôt, elle se libérait des bras qui l’entouraient.

 

– Mais, Alan, il n’y a pas de temps à perdre. Je dois attraper ces deux-là ensemble, et je dois agir rapidement. Laissez-moi, maintenant, allez chez vous et attendez-moi. Je serai absente quelques heures, peut-être.

 

Dundas pressa ses lèvres sur sa main avant de se détourner.

 

– Je suis satisfait, doux cœur, et je vais vous attendre en comptant les minutes jusqu’à ce que vous soyez de nouveau près de moi.

 

CHAPITRE XXXI

 

La nuit précédente, Barry avait conduit jusqu’à Ronga et laissant sa voiture à un hôtel, il avait eu tout juste le temps d’attraper le train de nuit pour Melbourne. Bien qu’il ait eu un compartiment entier pour lui seul, il n’essaya pas de dormir mais passa les longues heures à mettre en ordre dans son esprit l’histoire qu’il allait raconter au Premier ministre. Il devait ranger ses arguments principaux en bon ordre, car son auditeur serait l’homme d’Australie le plus critique et le plus difficile à satisfaire. Lorsque enfin, tôt le matin, le train entra lentement dans la gare de Spenser Street, il était content de lui et se sentait parfaitement armé pour l’entrevue proche.

 

Il n’avait emporté avec lui qu’une couverture et un petit sac à main et c’est avec ce bagage qu’il se rendit de la gare au Carlyon’s où il demanda une chambre. Il expliqua qu’il n’avait pas dormi de la nuit et alla directement à sa chambre après avoir demandé d’être réveillé très exactement à midi, il s’enferma. Malgré son anxiété il dormit solidement jusqu’à ce qu’un martèlement à sa porte l’avertisse qu’il était presque temps d’agir.

 

Il prit un bain brûlant, s’habilla tranquillement et lorsqu’il eut achevé son déjeuner, il était deux heures moins vingt. Alors, son sac à la main, se dirigea vers Bourke Street où il prit un tram jusqu’au terminus. Aucun passager ne jeta plus qu’un regard distrait à sa silhouette sobrement vêtue immobile dans un coin. Barry, regarda autour de lui, souriait doucement en lui-même à la pensée de l’effet qu’aurait produit sur ces gens la connaissance de sa mission dans toute son étendue. Comment aurait réagi le gros citoyen bien habillé qui lui faisait face s’il avait su que le sac posé à côté de Barry contenait des bijoux valant un demi-million ou plus ? C’est à peine si l’un des milliers de passants agglutinés dans les rues jeta un bref regard au tram qui, à l’insu de tous, transportait le sort du monde.

 

À deux heures moins cinq, Barry avait gravi la longue volée de marches du Parlement et pénétré dans le bâtiment, le télégramme du secrétaire, à la main en guise de passeport. Bien qu’il fût, apparemment calme, son cœur battait plus vite que de coutume et, au sommet des marches, il avait regardé derrière lui nerveusement. Il avait essayé de se réaffirmer que ses craintes étaient sans fondement, mais sans cesse sa pensée en revenait à Hiéranie. Il ne se faisait aucune illusion quant au jugement qu’elle porterait sur ses actes s’il était démasqué, et il n’avait aucun doute sur ce qui lui arriverait alors. Il ne tentait pas de trouver des excuses à la voie qu’il avait choisie. Qu’il soit en train de violer une promesse solennelle, il ne cherchait pas à se le déguiser. Même au dernier moment, pendant qu’il attendait l’arrivée du secrétaire, alors qu’il aurait encore pu se retirer, nulle tentation de faillir à sa mission ne lui vint à l’esprit.

 

Le secrétaire s’avançait.

 

– Docteur Barry ? demanda-t-il abruptement.

 

Dick hocha la tête.

 

– Sir Miles vous attend. Par ici, je vous prie.

 

Un moment plus tard, il se trouvait en présence du Premier ministre.

 

Les deux hommes échangèrent un regard inquisiteur, et Sir Miles désigna de la main un fauteuil de l’autre côté de la large table à laquelle il était assis. Dick prit le siège indiqué. Le visage qui lui faisait face lui était presque aussi familier que le sien, bien qu’il n’ait jamais rencontré l’homme auparavant. Il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’un journal illustré ne publie un portrait du visage aux traits aigus et bien découpés, froids et presque ascétiques, de l’homme solitaire qui gouvernait l’Australie. Dès le premier regard la nervosité de Barry l’abandonna, et il eut sentiment qu’il se trouvait enfin devant le seul homme capable de dominer le problème que lui même estimait insoluble. Sir Miles parla le premier :

 

– Docteur Barry, je suis un homme très occupé ; et il ne m’est pas habituel d’accorder une entrevu de ce genre. J’attends de vous que vous ne preniez pas plus de mon temps qu’il ne sera nécessaire.

 

Il parlait d’une voix claire et incisive, mais il avait une nuance d’encouragement dans se paroles.

 

Barry ne baissa pas les yeux devant le regard acéré.

 

– Sir Miles, répondit-il, avant d’aborder ma mission, je dois vous avertir qu’en partageant avec moi la connaissance du problème que je désire vous soumettre, vous vous exposerez à un grave danger personnel. Je ne peux pas assumer la responsabilité d’aller plus loin avant que ce point vous soit parfaitement clair.

 

Un instant, les yeux gris parurent scruter Barry jusqu’à l’âme, puis l’ombre d’un sourire se dessina aux coins des lèvres mobiles.

 

– Vous avez pris le bon chemin pour me contraindre à vous écouter, docteur Barry. Je partagerai le risque avec vous, quel qu’il soit.

 

– C’est un risque très réel, comme je crains que vous le jugiez avant peu, dit Barry avec sérieux. Avant de commencer, je voudrais que vous promettiez de m’écouter jusqu’au bout. Je vous dirai l’histoire le plus brièvement possible et, pour aussi incroyable qu’elle puisse paraître, je promets d’en étayer chaque mot par une preuve tangible et incontestable.

 

– Très bien. Je ne vous interromprai pas, dit Sir Miles en inclinant la tête.

 

Alors Barry commença son histoire. Durant son voyage vers Melbourne, il l’avait mise en place, et en phrases claires et brèves il dit à Sir Miles tout ce qu’il savait d’Hiéranie depuis le jour où Dundas lui avait demandé son aide jusqu’à la rencontre entre Alan et lui à l’hôpital. Pendant qu’il parlait, les yeux aigus ne quittaient pas son visage. D’abord, il y avait en eux une expression d’amusement cynique et, une fois ou deux, Sir Miles parut près d’interrompre. Petit à petit, il sembla plus profondément intéressé. Barry savait qu’il racontait son aventure à l’un des interrogateurs les plus aigus et les plus difficiles du barreau australien. Il savait que son auditeur s’était bâti une grande réputation par son jugement parfait des mobiles humains, et son cœur se raffermit en voyant l’expression incrédule des yeux inquisiteurs faire place d’abord à l’intérêt, puis à une attention soutenue.

 

– Et ainsi, conclut Barry, j’ai senti que je ne pouvais porter seul plus longtemps cette responsabilité. Je comprends à présent que j’aurai dû parler beaucoup plus tôt. J’ai acquis ce genre de sagesse qui ne vient qu’après l’événement et je prie pour qu’il ne soit pas trop tard pour empêcher une terrible catastrophe.

 

Lorsqu’il cessa de parler, Sir Miles resta immobile sur son siège, les mains accrochées au bord de la table, les sourcils froncés et les lèvres serrées, à regarder droit dans le vide devant lui, durant une longue minute. Puis, avec un mouvement de tête impatient, il revint à la vie. Sa voix, lorsqu’il parla, prit la nuance qui avait démoli bien des mensonges soigneusement élaborés.

 

– Docteur Barry, si quelqu’un venait à vous avec une telle histoire, vous demandait de l’admettre et d’agir à partir de là, quelle serait votre première requête ?

 

– Une preuve tangible, répondit carrément Barry.

 

– Exactement ; une preuve tangible, répéta Sir Miles en haussant les sourcils.

 

En réponse, Barry souleva le sac du plancher, à côté de son siège, et l’ouvrit.

 

– Ceci, dit-il, m’a été donné par Hiéranie comme présent pour ma femme.

 

Et tout en parlant, il jetait la grande ceinture de diamants sur la table. Elle s’étala en une masse de feux multicolores qui remplirent toute la pièce de leur splendeur éclatante. Le froid et immuable Sir Miles, inconnu de tous sauf de quelques amis intimes, avait caché sous un calme de sphinx un immense amour du beau. Sa collection de gemmes rares et splendides était son seul passe-temps, et malheur au marchand qui essayait de lui en imposer à ce sujet.

 

Un moment, il regarda la masse étincelante de lumière devant lui avec des yeux incrédules. Puis, lentement, il l’attira à lui et la fit couler chaînon par chaînon entre ses doigts, étudiant chaque pierre et sa monture sous plusieurs angles. Pendant dix minutes, il resta silencieux, sans lever les yeux de la merveille flamboyante qu’il tenait dans ses mains. Enfin, il l’étendit de toute sa longueur sur la table devant lui et leva les yeux sur Barry.

 

– Avez-vous la moindre idée de la valeur de ceci ? demanda-t-il avec un sourire bizarre.

 

Dick secoua la tête.

 

– Les pierres sont authentiques, bien qu’elle ait dit qu’on les avait manufacturées en guise d’expérience.

 

Sir Miles poussa un soupir et, regardant la masse brillante, dit :

 

– Eh bien, manufacturées ou non, si nous possédions seulement la valeur de ces pierres, je n’aurais pas à me soucier plus longtemps du déficit de l’année dernière.

 

Et il poursuivit abruptement, en effleurant légèrement du doigt la ceinture :

 

– Voilà qui emporte ma conviction, si je ne rêve pas. Si j’admets que c’est réel, alors je dois accepter votre histoire.

 

– C’est bien peu de chose en comparaison : de ce que je pourrais vous montrer si j’en avais l’occasion.

 

Barry ajouta les derniers mots avec un haussement d’épaules.

 

Sir Miles le regarda en fronçant les sourcils.

 

– Mais, mon cher monsieur, il n’y a aucune chance pour que cette femme apprenne votre visite ici. Ne vous inquiétez-vous pas sans nécessité ?

 

– Dites-moi, demanda Barry à son tour. Acceptez-vous mon exposé des faits ?

 

La tête du Premier ministre s’inclina légèrement.

 

– Docteur Barry, c’est étrange à avouer, mais oui ; bien que, continua-t-il après un silence, il soit préférable que certains de mes collègues ne m’entendent pas l’admettre.

 

– Eh bien, poursuivit Barry, cela vous jouerait un bien mauvais tour si je vous permettais de sous-estimer Hiéranie. Je ne connais pas tous ses pouvoirs. Il en est que je peux deviner vaguement. Mais je puis vous affirmer ceci : elle pourrait découvrir l’endroit où je me trouve et mettre la main sur moi aussi aisément que si j’étais à Glen Cairn.

 

Il y eut un long silence pendant lequel Sir Miles soupesait les paroles de Barry. Par la fenêtre ouverte venait le son lointain des cloches de trams, et le bourdonnement du trafic extérieur semblait accentuer le calme de la pièce. Puis, Sir Miles déclara :

 

– Un programme fort intéressant, docteur. La destruction totale des races de couleur dans le monde, et la domination absolue de la population blanche restante par deux personnes… une seule, même, sans doute, si ce précieux gentleman de l’Himalaya est déchaîné.

 

– C’est ainsi que je vois les choses, répondit Barry. Je ne doute pas qu’Hiéranie devienne la subordonnée d’Andax. Alors, que Dieu protège le monde.

 

– Dans combien de temps pensez-vous que votre ami Dundas et Hiéranie essaieront de partir ?

 

– Pas plus d’un jour ou deux, à présent, au mieux, répondit Barry. Si nous pouvons agir, il faut le faire dans les heures qui viennent.

 

– Et en ce qui concerne Dundas ? demanda Sir Miles ensuite. Pourrions-nous l’utiliser ?

 

Barry secoua la tête.

 

– Aucun espoir. Elle lui a complètement tourné la tête. Si vous la voyiez, vous comprendriez.

 

Il se retourna et regarda nerveusement autour de lui tout en parlant, puis, voyant le regard Sir Miles, il eut un rire bref.

 

– Elle pourrait être dans la pièce à présent pour ce que nous en savons.

 

De nouveau le Premier ministre se plongea dans ses pensées.

 

– Ainsi, dit-il bientôt, il m’apparaît que la force, ou un recours à la force, serait illusoire Je veux dire la force civile ou militaire. La diplomatie est la seule arme qui nous reste.

 

Barry acquiesça.

 

– Toute violence dirigée contre elle se résoudrait en un massacre inutile. J’en suis certain.

 

– Et la diplomatie ? demanda Sir Miles. Maintenant, tout repose sur nous.

 

– Notre seule chance est bien mince ! Rappelez-vous, Hiéranie croit que sa mission dans le monde est sacrée. Quel argument acceptable pourrions-nous avancer pour la faire changer d’idée ?

 

Le Premier ministre regarda fixement les joyaux étincelants devant lui. Puis il considéra Barry avant de parler.

 

– Docteur Barry, imaginez que nous sachions qu’une puissance étrangère s’apprête à lancer contre ce pays une attaque invincible sans déclaration de guerre. Imaginez encore que nous sachions qu’en éliminant une seule personne nous pourrions empêcher cette guerre et ainsi sauver l’existence de centaines de milliers de gens.

 

Il s’arrêta et regarda Barry d’un air inquisiteur.

 

– Justification ? demanda Dick.

 

Sir Miles acquiesça.

 

– Suffisante, selon moi…, pourvu, bien entendu, que l’affaire se présente comme vous l’avez présentée, ce dont je ne doute pas.

 

Barrir réfléchit un moment.

 

– C’est révoltant, mais je ne vois pas d’autre issue. Si c’est possible…

 

Il s’interrompit un bref instant.

 

– Cela englobera Dundas, aussi. Il ne survivrait pas s’il la perdait.

 

Sir Miles ouvrit un tiroir de sa table et en sortit un lourd revolver pour l’examiner avec soin.

 

– Si ce matin quelqu’un m’avait dit que cet après-midi je considérerais sérieusement l’éventualité d’un assassinat comme une affaire politique…

 

Barry intervint.

 

– Écoutez, Sir Miles, vous m’avez montré la voie… la seule voie. Que nous soyons deux à être embarqués dans cette affaire serait folie. Laissez-moi m’occuper du reste.

 

Sir Miles le regarda avec un sourire.

 

– Non, docteur ; nous vaincrons ou nous tomberons ensemble.

 

Barry répondit avec calme :

 

– Il faut que vous me laissiez faire. Considérez la situation. Pour commencer, si je vous amenais à « Cootamundra », votre présence même attirerait les soupçons. De plus, si nous perdions, cela signifierait notre mort à tous deux et votre vie a trop de valeur pour être ainsi mise en jeu. D’un autre côté, si je réussissais, vous seriez vivant en position de me protéger, jusqu’à un certain point, au moins, des conséquences légales de mon acte. Non, Sir Miles, mon chemin est tout tracé. Vous devez me laisser ce travail…

 

Le Premier ministre se laissa aller dans son fauteuil, le menton sur la poitrine et les doigts sur le bord de la table, très perplexe. Soudain Barry eut un bref cri de surprise et laissa fuser un « Mon Dieu ! » qui attira l’attention de Sir Miles. Celui-ci releva la tête en sursaut et regarda. À mi-chemin entre la table et la fenêtre se tenait ; une femme, grande et masquée. Ce n’est pas injustement que ses ennemis avaient appelé Miles Glover « Fer de Glace ». Même en un moment pareil, Barry ne put s’empêcher de ressentir un frisson d’admiration devant une aussi splendide maîtrise. S’il s’était agi d’un événement quotidien, il n’aurait pu se montrer moins ému. Pas un trait de son visage ferme ne changea. Il n’y eut aucune trace de nervosité ou d’anxiété visible alors qu’il demeurait assis à regarder la silhouette immobile de la femme.

 

Hiéranie était masquée de la tête aux pieds, et son visage, caché par la capuche, se trouvait dans une ombre profonde. Mais même l’ombre ne parvenait pas à dissimuler la lueur de ses yeux, une lueur de mauvais augure pour ceux qui l’avaient suscitée. Il y eut quelques instants de silence tendu, durant lequel la main de Sir Miles Glover se posa légèrement sur la crosse du revolver posé sur la table à côté de lui.

 

Puis Hiéranie glissa lentement en avant et se tint près de la table. Dès son apparition, ses yeux n’avaient pas quitté ceux de Sir Miles. Quant à Barry, elle l’avait ignoré totalement. Se penchant légèrement, elle parla, d’une voix claire mais située à peine au-dessus du murmure.

 

– Donnez-moi cette arme.

 

La main forte de l’homme parut se refermer plus solidement sur elle, mais il ne fit pas un geste de plus. Après un silence, Hiéranie se pencha plus près.

 

– Donnez-moi cette arme.

 

Sa voix n’avait pas changé, mais il y avait une puissance mortelle dans ses paroles. Barry observait, fasciné. Ces deux êtres étaient engagés dans une bataille gigantesque. Le visage du Premier ministre se tendit, et ses yeux rencontrèrent ceux d’Hiéranie sans crainte. Une fois, deux fois, Barry vit les doigts se crisper sur détente, puis la main se relâcha légèrement. Pour la troisième fois, la voix claire et inflexible coupa le silence.

 

– Donnez-moi cette arme.

 

Sir Miles parut faire un effort pour parler, ou pour repousser le charme dont ces yeux impitoyables l’avaient environné. Barry remarqua son front moite et sa respiration accélérée. Puis comme s’il avait craqué sous une tension intolérable, tout son corps sembla soudain s’affaisser d’une main qui tremblait, il souleva le revolver par le canon et le tendit à Hiéranie. Sans le quitter des yeux un instant, elle lui prit l’arme de la main et la jeta à travers la pièce où elle tomba en résonnant dans un coin.

 

Alors elle se redressa, et Sir Miles laissa fuser un grand soupir, comme un nageur qui reprend respiration après un plongeon prolongé. Alors, pour la première fois, elle parut prendre conscience de l’existence de Barry. Il se mit lentement debout et lui fit face ; au moins, pensa-t-il, elle ne le verrait pas flancher, quel que puisse être son destin. Elle parla avec lenteur, d’un ton net :

 

– Vous êtes vivant pour l’instant, et vous vivrez, non par faiblesse ou compassion de ma part, mais parce que l’ami que vous avez trahi m’a imploré de vous laisser la vie. Autrement, vous seriez mort depuis une heure. Allez vous mettre là.

 

Sa main blanche désignait l’endroit où elle avait fait son apparition.

 

– Et si vous bougez, même d’un centimètre, votre vie s’achèvera.

 

Barry recula lentement jusqu’au point indiqué et s’immobilisa. Un moment, elle le regarda avec des yeux froids et méprisants, puis elle revint à Sir Miles qui avait assisté à la scène, haletant.

 

D’un mouvement de la main, elle rejeta le capuchon sur ses épaules et s’assit dans le fauteuil abandonné par Barry. Une fois installée, toute trace de colère sembla disparaître de son visage ; un sourire léger erra sur ses lèvres quand elle tourna ses graves yeux gris vers le Premier ministre. Il avait eu le temps de recouvrer la maîtrise de lui-même et la considérait sans hésitation.

 

– Je crois, dit-elle froidement, que je peux pardonner à peu près n’importe quelle offense sauf la traîtrise.

 

Puis, abruptement :

 

– Quel est votre nom ?

 

– Mes amis, répondit calmement l’homme d’État, m’appelle Miles Glover.

 

– Et vos ennemis ?

 

Il n’y avait ni chaleur ni malice dans les questions de la voix douce.

 

Sir Miles haussa les épaules.

 

– Je ne m’intéresse pas à la façon dont mes ennemis m’appellent, dit-il. Pourquoi une telle question ?

 

Elle désigna de la main la direction qu’avait prise le revolver.

 

– Est-ce d’un ami que de comploter pour me tuer ?

 

C’est alors que Barry vit Miles Glover dans toute sa gloire. Là où un homme moindre eût essayé de temporiser ou de tergiverser, sa réponse vint sans hésitation.

 

– Il n’y a pas assez de place dans le monde pour vous et moi, Hiéranie.

 

Le doux rire fluide d’Hiéranie emplit la pièce, un regard d’admiration brilla dans ses yeux.

 

– Ah ! bien dit, Miles Glover. Je pensais que vous mentiriez. Ainsi donc, vous m’auriez tuée et cependant…

 

Elle parlait plus pour elle-même que pour lui.

 

Et cependant, vous n’êtes pas un imbécile. Qu’est-ce que le docteur Barry vous a raconté ?

 

– Assez pour me faire comprendre que, pour le salut du monde, il vaut mieux que vous en soyez exclue, dit-il carrément.

 

– J’ai dit que vous n’étiez pas un imbécile ; mais un homme sage agit-il bien en prenant les paroles d’un fou pour de la sagesse ? N’y a-t-il qu’une façon de considérer un problème ?

 

– Pas plus d’une dans ce problème-ci.

 

– Pourquoi ?

 

– Dites-moi, le docteur Barry a-t-il raison de dire que vous avez les moyens – et l’intention de les employer – de détruire les races de couleur du monde ? demanda Sir Miles.

 

Hiéranie répondit sans hésiter :

 

– C’est juste, j’ai l’intention d’éliminer de ce monde tout ce qui n’en est pas digne.

 

– Et, poursuivit Sir Miles, a-t-il raison de dire que vous avez les moyens – et l’intention de les employer – d’imposer votre volonté et vos propres idées sur la civilisation à ce monde ?

 

– C’est ma mission, répondit-elle calmement, et je la considère comme sacrée.

 

– Donc, je le répète, il n’y a qu’une solution au problème et il n’y a pas place dans le monde pour nous deux.

 

Hiéranie rit doucement.

 

– Même la ténacité des intentions peut être vaincue, Miles Glover. Si l’un de nous deux doit quitter le monde, ce ne sera pas moi.

 

Il posa le doigt sur le bouton de sa table.

 

– Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de vous faire arrêter ?

 

De nouveau, elle rit doucement.

 

– Ce serait une solution à votre problème. La première personne à pénétrer dans cette pièce y découvrirait deux hommes morts, mais rien pour montrer comment ils sont morts. Allons, nous ne sommes pas des enfants, vous et moi. Vous aviez une chance, et vous avez perdu.

 

La main s’éloigna de la sonnerie et il la regarda d’un air aigu et pensif. Hiéranie parla de nouveau comme en réponse à ses pensées inexprimées.

 

– Non, Miles Glover, il n’y a pas d’issue que vous puissiez trouver. Rendez-vous, et devenez un allié au lieu d’un ennemi.

 

– Jamais !

 

La brève réponse avait claqué comme un coup de fouet.

 

– Pourquoi ? demanda-t-elle avec douceur.

 

– Parce que, en tant que chef du gouvernement de ce pays, j’ai l’intention d’en sauvegarder les lois. À part votre projet infernal de massacre, votre existence même menace de détruire tout l’ordre établi, toute autorité. Parlementer un instant avec vous serait trahison.

 

– Vous ne pouvez donc prendre sur vous d’examiner le problème selon mon point de vue ? demanda-t-elle avec calme.

 

– Ce serait impensable, dit-il brièvement.

 

– Écoutez, Miles Glover, et répondez à cette question : s’il était possible à un être humain de s’emparer du monde et, d’un seul coup, d’effacer vos progrès des mille dernières années pour laisser votre civilisation au point où elle en était lorsque l’Empire romain tomba, que feriez-vous pour l’en empêcher ? Tueriez-vous cet homme comme vous vouliez me tuer ?

 

– Il y aurait autant de raisons dans les deux cas, répondit-il.

 

– C’est ainsi ? Attendez… J’ai encore à vous dire ceci : ce que je peux donner à votre monde, ce que je donnerai à votre monde, sera incommensurablement plus grand que ce que ce monde a gagné par lui-même durant ces mille dernières années. Cela n’en vaut-il pas la peine ?

 

Sir Miles eut un rire bref.

 

– Il a fallu mille années terribles pour ce gain, jusqu’à présent. Vous comprimeriez les expériences de ces années en un siècle. Le monde périrait d’indigestion mentale et morale. Votre nourriture serait trop forte pour nous.

 

Hiéranie acquiesça, compréhensive.

 

– Les choses se passeraient comme vous le dites, à moins que le remède ne soit administré scientifiquement, comme il le sera.

 

Sir Miles eut un profond soupir.

 

– Vous disposez d’une puissance qui vous rendra presque omnipotente parmi nous. Avant de l’employer, retenez-vous un moment. Vivez parmi nous. Apprenez quelles sont nos pensées et nos idées. Étudiez les forces qui nous font agir. Comprenez-nous un peu mieux. Après, vous viendrez me remercier d’avoir plaidé pour gagner du temps. Vous pourriez parvenir à comprendre que temporiser vous a évité de causer un mal incalculable.

 

Il parlait avec le plus grand sérieux.

 

Hiéranie se leva et écarta les plis de son manteau. Puis elle s’éloigna un peu de la table et considéra le Premier ministre.

 

– Regardez-moi, Miles Glover, dit-elle avec calme. Dites-moi, avez-vous jamais vu un être humain semblable à moi ?

 

Il n’y avait nulle trace de coquetterie ou de vanité dans ses paroles ou ses actes, et l’homme le comprit en la contemplant, fièrement dressée devant lui.

 

Il ne répondit pas tout de suite, mais hocha la tête.

 

– Je n’aurais pas cru possible que l’humanité puisse être amenée à une telle perfection.

 

Il parlait en toute sincérité.

 

– Mais qu’est-ce que cela prouve ?

 

Hiéranie revint à son siège et lui fit face.

 

– Cela prouve que l’humanité peut devenir ce que je suis. Votre monde est plein de souffrance et de misère. Y a-t-il un prix trop élevé à payer pour le soigner ? Y a-t-il un prix trop élevé pour acheter une humanité parfaite et saine ? Une humanité moralement et physiquement libérée de l’infirmité ? Je vous dis, Miles Glover, que je peux assumer la mission qui m’a été confiée et que je le ferai. Il n’y a nulle puissance sur la terre qui puisse se dresser sur mon chemin en évitant la destruction. Vous ne pouvez même pas imaginer les forces que vous devriez combattre. Vous maintenez qu’accomplir ma mission serait un crime. Je maintiens, moi, que ne pas l’accomplir serait un crime. Et, conclut-elle avec une gravité menaçante, ma voix et mon autorité sur ce point sont définitives.

 

La tête penchée Sir Miles écoutait la voix impitoyable qui venait d’énoncer sa sentence au monde. Ce qu’il avait entendu de Barry lui donnait quelque idée de ce que signifiait Hiéranie pour l’avenir du globe. Mais maintenant, pendant les quelques minutes qu’elle avait passées en face de lui, elle-même avait intensifié cent fois son sentiment de consternation devant la probabilité de son règne inévitable. Ce n’était pas tellement ce qu’elle avait dit que la sensation indescriptible de puissance qui l’auréolait. Il avait ressenti l’effet de l’immense volonté qui l’avait laissé écrasé et brisé. Il comprenait, à l’entendre parler, qu’il ne s’agissait pas de creuses vantardises, et qu’elle pouvait faire ce qu’elle disait. Elle le ferait sûrement si elle le voulait. Aussi fut-ce avec un sentiment de désespoir qu’il reprit la parole.

 

– Supposons que vous ayez raison, dit-il en la regardant, et admettons que vous puissiez faire ce que vous dites. Même vous, vous ne pouvez agir seule. Avec toute votre puissance, vous aurez besoin d’aide. Même cet Andax, dont j’ai entendu parler, et vous réunis vous aurez besoin des conseils et de l’adhésion d’autres personnes. Vous devrez avoir, pour vous aider et vous guider, ceux qui sont expérimentés dans la manière dont fonctionne ce monde.

 

Hiéranie hocha la tête :

 

– Donc, à présent que vous savez ceci et le comprenez, nous pouvons discuter sur de meilleures bases. Il nous faudra des hommes pour nous aider, et ceux-ci doivent être les meilleurs de votre race. Je vous le disais tout à l’heure : « Soyez notre allié. »

 

– Et je vous ai déjà répondu, dit Sir Miles en accentuant les mots, que je ne le deviendrai pas.

 

Elle le regarda avec un sourire.

 

– Parce que vous pensiez que nous étions des démons, en réalité nous serons les plus grands bienfaiteurs du monde. Dites-moi, vous qui connaissez si bien ce monde et ses habitants, ne vaudrait-il pas mieux pour vous et pour tous que vous nous aidiez de votre savoir et de votre expérience ?

 

Pour la première fois, un rayon d’espoir frappa Sir Miles. Peut-être y avait-il une chance ? S’il ne pouvait prévenir la catastrophe, il pourrait au moins en atténuer les effets.

 

– Accepteriez-vous mes conseils, ou me feriez-vous confiance après ce qui vient de se passer ? demanda-t-il.

 

– Pourquoi pas ? répondit-elle. Vous blâmerais-je parce que ce fou, poursuivit-elle en hochant la tête vers Barry, vous a trompé ? Miles Glover, de quel pouvoir disposez-vous maintenant qui ne soit entravé à tout moment par des hommes indignes de vivre sous le même ciel que vous ? N’est-il pas vrai que, toujours et encore, vos plans les meilleurs pour le bien de ce peuple ont été ruinés pour satisfaire la vanité ou l’ambition personnelle de quelques-uns de vos collègues ? Je sais qu’il en est ainsi. Que n’arriveriez-vous à faire de ce pays si vous pouviez le gouverner pour son propre bien et lui donner le meilleur de ce qui est en vous ? Le lui donner généreusement comme vous l’avez toujours fait…

 

Il la regarda, les yeux brillants.

 

– Ce que vous dites est impossible.

 

En réponse, Hiéranie se leva et fit le tour de la table vers lui. Il leva les yeux, se demandant ; ce qu’elle lui voulait. Elle le dominait, les yeux attentifs fixés sur son visage.

 

– Quel âge avez-vous, Miles Glover ? demanda t-elle d’une voix calme.

 

– Cinquante-deux ans exactement, répondit-il en souriant.

 

Elle posa les mains sur son front et, inclinant légèrement en arrière la tête de l’homme, elle le regarda fixement dans les yeux.

 

– Cinquante-deux ans, répéta-t-elle, et vous avez toujours pris soin de votre corps, mon ami, d’après ce que je vois.

 

Elle s’interrompit et reprit :

 

– Cinquante-deux ans… eh bien, je peux vous accorder encore cinquante, peut-être soixante ans de vie utile, vigoureuse.

 

Elle fit quelques pas en arrière.

 

– Cette offre n’est pas un vain mot ; je peux la réaliser si vous le désirez.

 

Elle s’arrêta un moment.

 

– Réfléchissez, cinquante années de pouvoir absolu, soutenu et guidé par dix mille années d’expérience, et ce peuple pour lequel œuvrer. Poser les fondations d’une œuvre qui le transformera en une humanité parfaite ; une race qui, en fin de compte, sera sans tares, moralement ou physiquement. Mon ami, est-ce qu’une œuvre semblable serait l’œuvre des démons que vous voyez en nous ?

 

Miles Glover la regarda avec une lueur nouvelle dans les yeux.

 

– Dites-moi, demanda-t-il, si je vous promettais mon aide, abandonneriez-vous ce pays à ma direction ?

 

Elle inclina la tête.

 

– Absolument. Vous l’aurez, sans autre restriction que de suivre les règles que nous vous fixerons, et vous emploierez votre propre jugement pour les imposer.

 

– Et si j’accepte, demanda-t-il, que ferez-vous maintenant ?

 

– Pour l’instant, je dois partir d’ici. J’ai un autre travail en cours, mais jusqu’à ce que je sois prête, vous devrez oublier d’avoir même entendu parler de moi.

 

– Oublier ? demanda-t-il, étonné.

 

– Jusqu’à ce que je veuille que vous vous souveniez, répondit-elle avec un sourire.

 

Sir Miles resta immobile, réfléchissant profondément. Alors, Hiéranie reprit la parole.

 

– Mon ami, il n’y a que deux voies entre lesquelles vous puissiez choisir. L’une vous conduira à une puissance telle que vous n’en avez jamais rêvé la pareille. L’autre… eh bien, vous devez comprendre vous-même que je ne peux laisser aucun ennemi puissant sur mon chemin.

 

Il la regarda calmement.

 

– Est-ce une menace ?

 

Elle lui rendit son sourire.

 

– Seulement un exposé des faits. Je préférerais de beaucoup vous avoir à mes côtés au lieu de devoir vous éliminer, comme je serais obligée de le faire autrement. Vous en savez trop, maintenant. Je ne peux prendre aucun risque.

 

– Cela ne fait aucune différence, dit-il doucement. J’avais déjà pris la décision d’accepter.

 

– Et vous ne regretterez jamais votre décision, Miles Glover, répondit-elle. Maintenant, il faut oublier jusqu’à ce que vienne l’heure où j’aurai besoin de votre aide.

 

– Comment, oublier ? Pourrais-je jamais oublier ? demanda-t-il.

 

– Vous oublierez, dit-elle en se rapprochant de lui. Regardez-moi. Ainsi. À présent, votre main.

 

Elle prit dans les siennes la main tendue et se pencha sur lui. Puis elle se mit à parler avec douceur dans sa propre langue, et à mesure qu’elle parlait, les yeux de Sir Miles s’obscurcissaient et sa tête s’alourdissait lentement. Bientôt, elle cessa de parler et resta là à le considérer. Un moment plus tard, le visage appuyé sur un de ses bras étendus en travers de la table, Miles Glover avait oublié.

 

Hiéranie observa la forme inconsciente quelques instants. Puis elle s’inclina en avant pour prendre la grande ceinture de bijoux qui se trouvait sur la table et elle la boucla autour de sa taille. Alors seulement, elle se tourna vers Barry, qui avait suivi la scène jusqu’au bout, le désespoir au cœur.

 

Elle s’avança vers lui et le regarda d’un air réfléchi.

 

– Je ne crois pas qu’il soit sage de vous laisser en vie, Richard Barry, mais puisque tel est le désir d’Alan, je retiens mon bras. Je ne scellerai même pas vos lèvres comme je l’ai fait pour lui.

 

Elle eut un geste de la tête en direction de la table.

 

– Mais je vous promets une chose. Si maintenant, ou à un moment quelconque, vous faites un geste contre moi, que dis-je ? si vous envisagez un tel geste, alors la punition que je suspends aujourd’hui vous atteindra.

 

Elle marcha vers la fenêtre et se retourna, une fois encore.

 

– Je vous donne l’ordre de retourner chez vous cette nuit. Compris ?

 

– Oui, répondit-il d’un ton morose, je comprends, Hiéranie. J’ai perdu.

 

– Allez, maintenant, mais rappelez-vous, vous êtes surveillé, dit-elle.

 

Barry prit son sac sur la table et se retourna vers elle, mais Hiéranie avait déjà disparu. Ave un haussement d’épaules, il s’immobilisa un moment pour regarder la forme paisible affalée sur la table ; puis, le cœur lourd, il quitta la pièce.

 

CHAPITRE XXXII

Cependant, à « Cootamundra », Dundas attendait avec impatience le retour d’Hiéranie. Obéissant implicitement à ses désirs, il était retourné à la ferme. L’après-midi se traînait ; et pour quelque obscure raison, un pressentiment s’emparait de lui. Quand il était apparu le soleil brillait avec chaleur, mais peu après le ciel, vers le Sud, avait donné tous les signes de l’un de ces brusques orages printaniers qui sont caractéristiques du district. Le vent léger s’apaisa, et le front menaçant des nuages s’éleva, assombrissant le paysage, et sur toutes choses tomba le calme plat qui annonce la tempête.

 

Dundas faisait les cent pas sur le chemin, observant le ciel d’un regard inquiet. Il tentait de combattre l’anxiété qu’il ressentait pour Hiéranie et de secouer le sentiment de dépression qui le prenait.

 

Soudain, comme ses yeux se dirigeaient vers le vignoble, il vit quelque chose qui le fit s’immobiliser avec une exclamation de surprise et de consternation. Invisible jusqu’alors, une carriole débouchait de la grand’route dans le chemin qui menait à « Cootamundra ». Un coup d’œil lui apprit que le visiteur qui approchait était Marian Seymour.

 

Il resta sur place, observant la progression la carriole avec une perplexité croissante. Le portail était trop éloigné de lui pour pouvoir l’ouvrir. Elle l’atteindrait bien avant lui. Aussi attendit-il, se creusant l’esprit pour trouver une explication raisonnable à cette visite.

 

Lorsque la carriole se rapprocha et qu’il put entendre le claquement des sabots du poney sur le chemin, il recula jusqu’à la véranda où il attendit tête nue. Marian fit tourner avec habileté la carriole dans le virage et s’arrêta devant lui ; Sans un mot, elle sauta à bas de son siège au lieu d’attendre qu’il l’aide. Dundas restait là, en un silence embarrassé, alors qu’elle lui faisait face, tenant toujours les rênes dans sa main.

 

– Alan, dit-elle d’une voix calme, voulez-vous attacher mon poney pour moi ? Ce n’est pas là peine de l’emmener aux écuries. Je vous attends ici.

 

Sa maîtrise paisible lui donna le temps de recouvrer son calme. Il saisit les rênes dans la main tendue.

 

– Vous avez bien fait de courir à l’abri, Marian, dit-il d’une voix aussi quotidienne qu’il put, et, se retournant pour entraîner le cheval, il poursuivit : cet orage risque d’être extraordinaire.

 

En quelques minutes, il acheva son travail, et, après avoir recouvert les coussins de la carriole pour les protéger de la pluie proche, il retourna à la véranda.

 

Marian l’attendait exactement où il l’avait laissée. Dundas éprouva une sensation de méfiance en regardant ses yeux tendus et anxieux. Il était sur le point de poser une question banale quand elle le devança :

 

– Alan, je ne suis pas venue ici sous un prétexte quelconque. Il ne peut y avoir de faux-fuyants entre nous. Vous savez très bien que ce n’est pas l’orage qui m’a amenée ici.

 

– Quelle que soit la cause, Marian, vous êtes la bienvenue, répondit-il d’un ton égal. Mais vous feriez mieux de rentrer dans la maison, ajouta-t-il en tenant la porte ouverte pour qu’elle passe à l’intérieur. Ce n’est pas tout à fait conventionnel, je pense, mais…

 

Il lui avança une chaise.

 

Elle lui coupa la parole d’un geste abrupt.

 

– Conventionnel ! dit-elle avec un petit rire. Comme les convenances pèsent peu lorsque réalité entre en jeu ! Non, Alan, ce n’est pas de conventions que nous allons parler.

 

Dundas la considérait, les sourcils levés. C’était une Marian nouvelle et inconnue qui se tenait dressée fièrement, ignorant le siège offert, mais ses yeux implorants donnaient un démenti à son allure hautaine.

 

– Comme vous voudrez, Marian, répliqua-t en souriant. Je savais en vous voyant venir puisque vous voulez que je sois franc, que vous ne veniez pas vous abriter, mais…

 

Ici, il s’interrompit et secoua la tête.

 

– Mais la raison pour laquelle vous venez me dépasse.

 

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre aux ombres qui s’accumulaient, et soudain se retourna.

 

– Oui, Alan, je crois que vous auriez du mal à deviner pourquoi je suis ici. Je suis venue vous poser une question.

 

Elle s’interrompit.

 

– Oui ? l’encouragea-t-il.

 

Elle le regarda en face avec des yeux qui ne cillaient pas.

 

– Alan, vous ne pouvez pas avoir oublié cette nuit où vous m’avez ramenée de la banque chez moi. Dites-moi, ce qui s’est passé entre nous sur la route signifiait-il quelque chose pour vous ? Étiez-vous sérieux ?

 

Dundas rougit. La franchise de l’attaque l’ébranla un moment. Elle s’en aperçut et interrompit rapidement ses balbutiements.

 

– Ne vous méprenez pas sur ce que je dis, Alan, je ne récrimine pas. Mon but est trop puissant pour que de piètres convenances m’arrêtent. Je désire seulement savoir si vous étiez sérieux, alors. Ne prenez pas en compte ce qui s’est passé depuis.

 

Il regarda au fond des francs yeux bruns et lut en eux une dévotion éclatante. Durant un instant, il inclina la tête, puis déclara avec calme :

 

– Puisque vous me le demandez, Marian, je répondrai. C’est oui. À l’époque, j’étais sérieux, et plus encore.

 

La jeune fille eut un profond soupir et reprit la parole.

 

– Et si cette jeune femme n’était pas venue, Alan, vous m’auriez demandé d’être votre femme ?

 

Elle souriait bravement en disant cela, mais le sourire ne pouvait cacher la douleur qui se dissimulait derrière.

 

Dundas ne savait que répondre et baissa la tête en silence. Ils restèrent ainsi sans un mot, et ce fut l’homme qui parla de nouveau.

 

– Je ne peux pas vous demander de me pardonner, Marian. Il y a des choses qui sont au-delà du pardon. Je ne sais pas quel mal j’ai pu vous faire, mais, Marian, vous l’avez vue…

 

Sa voix fléchit un moment.

 

– Et, au moins, vous pouvez comprendre. Si ma faute peut en être atténuée un peu, c’est le fait que je l’ai rencontrée après… et alors… j’ai tout oublié.

 

Sa voix s’évanouit en un murmure, et il resta debout devant elle, la tête inclinée, sans voir l’amour immense qui brillait dans les yeux embués et adorateurs.

 

– Ah, Alan, vous n’avez pas besoin de demander pardon ; il vous a été accordé depuis longtemps sans que vous l’exigiez. Je ne suis pas venue pour vous blâmer, je comprends si bien… oh ! Si bien. Mais dites-moi, Alan, pensez-vous que la jeune fille à qui vous auriez alors demandé de partager votre vie vous ferait du mal à présent ?

 

Il leva les yeux rapidement.

 

– Vous, me faire du mal, Marian ? Vous n’avez vraiment pas besoin d’une réponse à cette question !

 

– Et pourtant, Alan, je vais mettre à l’épreuve ; votre confiance au plus haut point, poursuivit-elle fermement. Je m’apprête à risquer de déchaîner votre colère, et peut-être, avant que j’aie fini me mépriserez-vous.

 

Il sourit en secouant la tête.

 

– Vous ne pourriez pas m’y contraindre, Marian. Quoi que vous ayez à me dire, je sais que vous êtes venue en amie.

 

Il y eut un nouveau silence, puis la jeune fille se lança.

 

– Alan, je suis venue vous prier, vous implorer, de la quitter avant qu’il ne soit trop tard.

 

– Marian !

 

– Laissez-moi d’abord finir, interrompit-elle avec calme. Ne vous méprenez pas. Quoi qu’il arrive, vous et moi ne pourrions plus être quoi que ce soit l’un pour l’autre, maintenant. Il n’y a en moi aucune pensée égoïste. C’est pour votre propre salut, Alan, que je vous supplie à présent. Pour votre bonheur, pour tout votre avenir, pour tout ce qui vous est cher, je vous conjure de vous protéger. Je ne sais pas qui elle est, mais en mon âme je sais qu’elle ne vous apportera que le malheur. Elle a une beauté terrible qui vous tient dans son étreinte, Alan, mais une femme peut voir plus clair. Elle conduira toujours, et toujours vous suivrez, et la route où elle vous entraînera ne peut vous mener qu’au désespoir.

 

Dundas écoutait avec un léger sourire aux lèvres.

 

– Ah ! Marian. Cela ne vous ressemble guère que de condamner sans entendre. Si vous la connaissiez telle qu’elle est, vraiment, vous sauriez à quel point vous la jugez mal.

 

– Alan, je ne la juge pas mal. Je sais qu’elle ne vous ferait pas de mal de son plein gré. Mais dites-moi, pourquoi donc l’ai-je crainte instinctivement du moment où je l’ai vue ? Pourquoi Dick Barry la craint-il, non seulement pour vous mais aussi pour d’autres choses qu’il n’a pas osé me dire ?

 

Dundas répondit froidement :

 

– Je ne sais pas ce que Barry vous a raconté Marian. Ce n’est plus un ami pour moi. Mais il y a ceci, que je sais : s’il a dit un seul mot contre Hiéranie, il est pire encore que je ne le croyais, car jusqu’à ce jour, où il a tenté de nous trahir, elle n’a été pour lui qu’une amie.

 

– Une amie, dit-elle amèrement, et pourtant il craignait que cette amie ne lui ôte la vie. Cette amie qui va et qui vient, invisible. Cette amie qui détient une puissance devant laquelle l’esprit recule. Cette amie qui n’hésiterait pas à tuer pour atteindre ses buts. J’aurais pu obtenir cette amitié. Elle m’a été offerte librement, mais je vous déclare que je préférerais mourir que de prendre sa main, Alan, poursuivit-elle avec passion. Je vous dis qu’elle est mauvaise, mauvaise. Je vous ai aimé. Je vous aime encore ; mais je préférerais vous voir mort à vous savoir lié à elle. Que sais-je d’elle ? Est-elle une créature de ce monde, ou quelque chose qui n’a pas de nom, quelque chose à craindre et non pas à aimer ?

 

Dundas l’écouta en silence jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Alors il se mit à parler doucement :

 

– Marian, vous vous faites un grand tort, mais vous en faites un plus grand à Hiéranie. Que vous soyez sincère, je n’en doute pas, mais vous vous trompez, tellement que ce que vous dites serait risible, si ce n’était pitoyable. Serait-elle même tout ce que vous lui reprochez – ma réponse serait la même, mais je la connais comme nul autre ne la connaît ou ne la connaîtra. Elle est la plus noble et la plus splendide femme que le monde ait jamais connue, Marian. Et, si par malheur nous étions séparés, alors ma vie s’achèverait.

 

À cet instant, une voix claire et pleine intervint.

 

– Excellente réponse, Alan.

 

Marian et Dundas, plongés dans la discussion, sursautèrent à ces mots. Les ombres s’étaient épaissies pendant qu’ils parlaient, et la pièce était presque obscure. Sur le seuil, se tenait Hiéranie. Elle avait rejeté la capuche de son manteau, et les tresses soyeuses de sa chevelure retombaient sur son visage dans un désordre causé par le vent. Son visage, rosi par l’exercice, était radieux, sa respiration rapide et les grands yeux gris brillaient d’excitation. Jamais Dundas ne l’avait vue aussi royale dans sa beauté.

 

Oubliant tout ce qui n’était pas sa joie de la revoir saine et sauve, Dundas s’exclama :

 

– Hiéranie ! Dieu merci, vous êtes de retour. Je craignais…

 

– Il n’y avait rien à craindre, Alan. En fait, je suis partie sur les ailes du vent et la tempête m’a ramenée. Je crois que mon instinct de femme m’a poussée à me hâter.

 

Et elle tourna les yeux d’un air significatif vers Marian, qui l’observait en silence.

 

Le regard de Dundas passait de l’une à l’autre. Il voyait dans les yeux glacés d’Hiéranie qu’elle se demandait ce qui s’était passé, mais ceux de Marian luisaient d’une expression qu’il ne parvenait pas à comprendre. Toutes deux semblaient près de parler, et il se hâta d’intervenir :

 

– Marian est venue en amie, Hiéranie, mais elle ne comprend pas.

 

Hiéranie sourit en se retournant vers lui.

 

– Ah, Alan, suis-je assez malheureuse pour susciter l’opposition de vos amis, ou êtes-vous malheureux en les choisissant ? D’abord, c’était Dick ; et maintenant c’est cette jeune fille qui essaie de se dresser entre nous. Mais, poursuivit-elle en avançant vers lui, votre foi en moi reste inébranlable. Un seul ami est ma richesse, et elle est considérable.

 

Il lui prit la main qu’elle tendait dans les deux siennes, et ensemble ils se tournèrent vers Marian, qui n’avait ni bougé ni parlé.

 

– Marian, dit Dundas calmement, voici la seule réponse que je puisse vous donner. J’avais espéré que nous pourrions rester amis. Il n’est encore pas trop tard.

 

Pour la première fois, la jeune fille parla, dressée en face d’eux, les mains serrées durement à ses côtés.

 

– Amis !

 

Il y avait une terrible amertume dans le mot.

 

– Comme vous le dites, Alan, il n’est encore pas trop tard. Il n’est pas trop tard pour sauver votre avenir et la paix de votre esprit. Alan, j’ai raison. Vous êtes à la croisée des chemins. Pour l’amour de tout ce que vous tenez pour sacré, fermez les yeux à sa beauté et éloignez-vous d’elle.

 

Elle tendait des mains implorantes.

 

Mais la voix calme d’Hiéranie intervint.

 

– Et pour vous, Marian, il n’est pas trop tard non plus. Ce que vous voulez est sans espoir, sans espoir, et vos craintes à son égard sont folie. Le don de paix et d’oubli que je vous ai offert est toujours à vous, si vous le voulez ; mais rien ne peut nous séparer désormais. Aux yeux de votre Dieu, nous sommes unis.

 

À ce moment, le premier grondement sourd du tonnerre roula, à l’insu de tous. La réponse de Marian ne se fit pas attendre.

 

– De vous, je n’accepterai rien. Même pas ma vie, s’il vous appartenait de la tenir entre mains. Alan, pour la dernière fois…

 

Il secoua la tête et se détourna.

 

– Oh, Marian, pourquoi êtes-vous aveugle ? Ma vie tout entière est ici.

 

Une brève seconde, la pièce fut illuminée d’un éclair proche et le coup de tonnerre roula sur eux. Hiéranie passa un bras sur les épaules d’Alan, et tous deux se regardèrent dans les yeux, oublieux pour un instant de la jeune fille. De nouveau, un éclair. Marian s’était détournée et, soudain, elle vit la lueur bleuâtre se refléter sur les minces lames aiguës des poignards indiens, sur le mur proche d’elle. Avec le coup de tonnerre qui suivit l’éclair, la haine aveugle qu’elle ressentait pour Hiéranie l’inonda. Sa main arracha un léger poignard de la panoplie et elle se retourna. Le bras d’Alan entourait la taille d’Hiéranie. Ils avaient oublié jusqu’à son existence. Alors, la tension céda. Elle fit un pas rapide vers eux, et de toute la puissance de son bras jeune et fort, elle frappa… une seule fois, et le poignard rougi lui échappa de la main.

 

Hiéranie n’émit pas un son. Sa tête imposante retomba sur l’épaule d’Alan un instant, puis le corps, détendu par la mort, glissa entre ses bras. Elle tomba, mais, avec un cri de terreur, il s’agenouilla et l’attira contre lui. Après ce cri unique, lui aussi demeura silencieux. Aussi rapidement qu’était venu le coup, il comprit. Il retira sa main de sous son corps et fixa, les yeux grands ouverts, le sang qui la rougissait. Puis il leva un regard plein d’étonnement et de douleur vers la jeune fille qui restait là à le regarder. Il vit alors le poignard qui gisait à ses pieds, et après cela, il ne vit plus rien.

 

Le temps passait lentement et il restait à genoux, contemplant le visage blanc de la morte, et c’est alors que l’orage éclata en une pluie furieuse. Aucun des vivants ne l’entendit. Muets et immobiles, ils regardaient. Et soudain Dundas se réveilla de sa torpeur. Sans lever les yeux, il passa les bras sous le corps inerte d’Hiéranie. Puis, d’un coup d’épaule puissant, il se mit sur pied, la tenant toujours dans ses bras. Il passa à côté de Marian sans la voir, il traversa la pièce, et portant son fardeau encore tiède il se lança dans l’orage et marcha vers le hangar. Frappée d’horreur, Marian le regardait partir ; enfin elle s’élança à sa poursuite dans la tempête, l’appelant par son nom. Il atteignit le hangar, y entra. Elle le suivit en courant, mais se heurta à la porte verrouillée.

 

Comme en un rêve, Dundas plongeait avec l’ascenseur dans les profondeurs de la sphère. Avec une force née d’une résolution terrible, il descendit les marches depuis le premier palier jusqu’au vestibule. Aucun son de l’orage furieux ne l’atteignait plus. Il traversa le dallage étincelant, dépassa le groupe de statues et se dirige vers le « temple ». Il s’arrêta près du divan où, se penchant, il déposa avec douceur le corps. Avec respect et tendresse, il l’arrangea pour son dernier repos. Il défit les lourdes tresses soyeuses sur ses épaules et croisa les mains blanches sur la poitrine, désormais immobile. Puis il se dressa et la contempla d’un long regard grave. Il y eut un léger sourire sur ses lèvres, en réponse aux ombres douces et mystérieuses qui incurvaient les coins de la bouche d’Hiéranie.

 

Alors il s’agenouilla devant elle, baisa le front lumineux et parla avec douceur, tendrement.

 

– Attendez-moi, ma bien-aimée. Attendez-moi, car je vais vous rejoindre.

 

Sa main chercha le ressort au rebord du divan. Le panneau minuscule coulissa et s’ouvrit, et d’un doigt ferme, sans hésiter, gardant toujours les yeux sur le visage sacré, il appuya sur le bouton, dans la cavité… et trouva la paix.

 

Au-dessus, sous la pluie battante de l’orage, la jeune fille frappait frénétiquement des poings la porte fermée du hangar. La voix qui hurlait un seul nom désespérément était balayée par la tempête. Enfin, vaincue, elle s’éloigna vers la ferme. La pluie cinglante l’avait trempée de part en part et ses vêtements mouillés collaient à son corps.

 

Elle atteignit la véranda et regarda derrière elle. Au même moment, un grondement étouffé frappa ses oreilles, un grondement qui enflait et dont bientôt le terrifiant volume sonore dépassa la fureur de l’orage. Puis, un bref instant, le hangar devint une masse incandescente et s’effondra en plaques tordues et tourbillonnantes de métal chauffé à blanc, et, là où il avait été, s’éleva un gigantesque pilier de flammes bleuâtres qui, pour un instant changea la nuit tombante en un midi éclatant. La terre elle-même roula et oscilla comme une tornade. Dix secondes après le premier son, tout était fini, et l’obscurité et l’orage reprirent leurs droits, cependant qu’un épais brouillard de vapeur s’élevait de la terre craquelée et boursouflée.

 

C’était un homme fatigué et découragé qui descendit du train de nuit sur le quai de Ronga, le lendemain matin. Barry avait passé une nuit blanche. Il avait failli à sa mission, et failli sans espoir. Et l’avenir était sombre à ses yeux. La nuit d’orage avait fait place à un merveilleux matin de printemps quand il revint en voiture à Glen Cairn. Il était encore tôt lorsqu’il atteignit sa maison. À la porte, il fut accueilli par Kitty dont le regard indiquait une grande inquiétude.

 

– Oh, Dick, je crains que quelque chose de terrible ne soit arrivé. Marian Seymour a disparu. Elle est partie de chez elle hier après-midi et n’est pas rentrée. Sa mère est venue, complètement affolée. Peux-tu faire quelque chose ?

 

– Où est Seymour ? demanda Dick, le cœur serré.

 

– Il est parti à Sydney, il y a une semaine, répondit Kitty.

 

Barry réfléchit un moment.

 

– Alors, il me faut Bryce.

 

– Oh, Dick, tu sais quelque chose ! dit Kitty, profondément bouleversée.

 

– Je crains que oui, Kit, et j’espère de tout mon cœur me tromper, dit-il en retournant à sa voiture. Je serai peut-être absent longtemps, Kit, mais ne t’inquiète pas.

 

Et la voiture partit.

 

Il secoua Bryce qui en était à son premier cigare de la journée et, avec quelques mots d’explication, l’embarqua rapidement dans sa voiture. Barry se doutait que Marian était allée à « Cootamundra », malgré ses avertissements ; et tout en conduisant à vive allure, il résuma en phrases brèves et rapides pour un Bryce ahuri l’histoire d’Hiéranie telle qu’il la connaissait.

 

– Et, conclut-il, Marian est allée là-bas. Dieu seul sait ce qui est arrivé.

 

– C’était une nuit où n’importe quoi pouvait se passer, dit Bryce. Le pire des orages que nous ayons eus depuis des années, et juste à la tombée de la nuit il y a eu un fort tremblement de terre. Toute la ville a vacillé comme si elle allait s’abattre en morceaux. C’est une diable d’affaire, Dick. N’aurions-nous pas dû emporter des armes ?

 

Barry eut un rire bref.

 

– Vous n’imaginez pas, même de loin, ce contre quoi nous nous dressons, Hec. Les armes sont inutiles devant elle. Je prie de tout mon cœur pour que cette pauvre enfant soit saine et sauve… mais…

 

Et il ne prononça plus un mot jusqu’à ce qu’ils soient en vue de la ferme. Et alors, tout ce qu’il dit fut :

 

– Le hangar a disparu. Il est arrivé quelque chose.

 

Le portail du vignoble était ouvert et ils y pénétrèrent sans ralentir leur vitesse. Lorsque la voiture s’immobilisa devant la véranda, deux hommes restèrent assis un moment à se regarder l’un l’autre en silence. Par la porte ouverte de la ferme provenait le son d’une voix. Une voix de femme qui jacassait, et éclatait soudain d’un rire joyeux. Bryce ne murmura qu’un mot :

 

– Marian.

 

Et tous deux sautèrent au sol, grimpèrent sur la véranda et franchirent la porte.

 

Elle était assise sur le divan, sous la fenêtre et ne s’aperçut même pas de leur arrivée.

 

– Les fleurs rouges sortaient de la terre de chacun de ses pas. Je les ai vues. De rouges fleurs brillantes, mais elles se fanaient trop vite. Elles reviendront.

 

Elle s’interrompit pour rire doucement. Barry fit un pas rapide vers elle.

 

– Marian. Marian.

 

Elle leva les yeux.

 

– Vous arrivez tard ; il est parti. Mais les fleurs… les fleurs…

 

Elle s’arrêta et parut réfléchir.

 

– Je ne dirai à personne où il est parti.

 

Elle se remit à rire gaiement et se détourna. Barry retourna à sa voiture et en revint avec une petite trousse de cuir à la main. Bryce restait là, silencieux, impuissant, et pendant que Barry s’occupait avec ses instruments, la jeune fille babillait sans cesse. Bientôt, Dick fit un pas vers elle et lui prit la main. Elle se soumit passivement et le regarda avec des yeux inertes, sans donner le moindre signe de douleur lorsqu’il enfonça l’aiguille dans son poignet.

 

– Apportez-moi la couverture de l’auto, Hec, demanda Barry.

 

Il l’enveloppa étroitement et, bientôt, le babillage incessant s’arrêta. Barry laissa retomber la jeune fille inconsciente sur le divan.

 

– Cela ira pour le moment, dit-il, et maintenant, il faut découvrir ce qui s’est passé.

 

– Et Marian ? demanda Bryce.

 

Le visage de Barry s’assombrit.

 

– Effondrement total, nerveux et mental.

 

– Elle en guérira ?

 

– Trop tôt pour le dire encore ; mais j’espère pour elle que non !

 

Ils se tournèrent vers la porte, et Bryce s’immobilisa.

 

– Regardez.

 

Il n’en dit pas plus, mais tendit une lame tachée et dangereuse à Barry.

 

– Les fleurs rouges, répondit Barry d’un ton désespéré, le regard allant du poignard à la tache sinistre sur le plancher. Hec, je crois bien que le monde doit à Marian une dette qu’il ne pourra jamais régler.

 

Ils allèrent de la véranda jusqu’au point où s’était dressé le hangar. À présent, il n’y avait plus là qu’un trou peu profond, noirci par le feu sans un vestige de fer ou de bois. De là où ils se tenaient, ils pouvaient sentir la chaleur torride du sol à travers les lourdes semelles de leurs bottes. Bryce leva vers Barry des yeux interrogateurs.

 

– Votre tremblement de terre, je pense, Hec, répondit ce dernier. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tout a disparu, Dieu en soit loué.

 

Plus tard, se trouvant sur la rive du fleuve, ils examinaient au-dessous d’eux une carriole ; démolie, avec à côté d’elle un poney mort. Un moment, ils restèrent là en silence. Puis Bryce parla :

 

– Dick, voyez-vous ce qui est arrivé ? Alan était dans la carriole. L’orage a effrayé le poney. Il a pris le mors aux dents et a basculé par-dessus la rive. Alan a été projeté dans le fleuve. Marian à tout vu, et…

 

Il s’interrompit et regarda Dick.

 

– Est-ce que cela marchera, Dick ?

 

Barry fit la moue pensivement.

 

– Oui, répondit-il avec lenteur. Je crois que nous pouvons raconter cela. Mais d’abord, il y a du travail à faire à la ferme.

 

Ils l’accomplirent à fond. Il leur fallut presque une heure pour que Dick soit satisfait de constater qu’aucune trace de la tache sombre ne restait sur le plancher, qu’aucun signe ne pouvait indiquer qu’un certain poignard, remis à présent à sa place au mur, avait été employé.

 

– Voyez-vous, Hec, c’est en négligeant de petites précautions qu’on s’attire des désagréments dans un arrangement semblable. Il m’a fallu essuyer chacun de ces poignards pour que celui-ci n’ait pas l’air différent des autres, et je ne crois pas avoir laissé d’empreintes digitales non plus.

 

Enfin, tout fut terminé, et les deux hommes transportèrent doucement la jeune fille endormie dans la voiture. Puis Barry ferma la porte de la ferme et glissa la clef dans sa poche.

 

C’est à peine s’ils échangèrent un mot pendant que l’auto filait vers Glen Cairn. Ce fut Bryce qui dit, enfin :

 

– Dick, c’est quand même étrange de penser à cet autre qui attend d’être découvert, là-bas.

 

Dick répondit brièvement :

 

– Dieu merci, il attendra une éternité, à présent.

 

PROLOGUE

 

figurant dans l’édition originale et supprimé des éditions postérieures

 

 

Un homme était assis à une table dans ce qui paraissait être un vaste laboratoire de physique. Sur la table, pleine d’instruments et d’appareils, s’élevait un grand aquarium de verre où l’on voyait nager un poisson. Le silence n’était rompu que par les quelques mouvements de l’homme, absorbé profondément dans le travail qu’il poursuivait.

 

Des nombreuses choses qui frappaient, dans cette pièce, l’homme était lui-même la plus remarquable. Même assis, sa taille inhabituelle était visible. Mais le visage faisait de lui un être à part. Sa chevelure était clairsemée et, en dessous du front haut et large, étaient creusés des yeux gris, froids, pénétrants, d’où toute émotion humaine semblait bannie. Sous le fin nez rectiligne, la bouche formait une ligne droite sans lèvres apparentes. Chaque élément du visage, jusqu’au menton dur, irradiait la puissance.

 

Derrière l’homme, la paroi la plus éloignée de la pièce s’ouvrait en une grande baie, creusée dans un mur si épais que son rebord inférieur formait une banquette. Au-delà s’étendait une large vallée à travers laquelle serpentait un fleuve. Au-delà encore, à l’arrière-plan s’élevait un vaste bâtiment en forme de sphère, calé sur une base cubique.

 

Absorbé par son travail, ses longs doigts effilés se déplaçant avec une précision délicate parmi les instruments, devant lui, l’homme parut ne pas s’apercevoir de l’apparition d’une femme qui s’immobilisa, une expression de surprise sur les traits, quand elle le vit. Elle parut prête à parler, puis, avec un léger sourire et un haussement d’épaules, elle traversa la pièce et prit place à une autre table.

 

Tout autre que l’homme au poisson aurait été excité par la présence de la nouvelle venue. Elle était aussi parfaitement adorable et féminine qu’il était viril et peu engageant. Sa longue tunique simple, retenue à la taille par une bande de métal souple, la faisait paraître plus grande qu’elle n’était. La grâce de son allure, en traversant la pièce, était un symbole de jeunesse radieuse et de glorieuse beauté royale, propre à séduire un homme.

 

Après s’être assise, elle resta quelques instants à méditer en considérant l’homme au poisson, puis se tourna vers son propre travail, ses mains s’affairant sur un mécanisme qui lui faisait face. Au même moment, un grand disque sombre dominant la table s’éclaira d’une lueur jaune à travers laquelle des lignes de symboles étranges se déplaçaient. Parfois, d’un geste de la main, elle les arrêtait pour prendre une note ; elle resta là pendant une heure, les yeux fixés sur le disque… et soudain le silence fut brisé par le son clair d’une cloche. En réponse au mouvement rapide de sa main, la couleur du disque vira du jaune au bleu, et fut de nouveau couverte de symboles mouvants. Elle les observa avec soin, puis, au second coup de cloche, elle éteignit la lumière.

 

Elle se laissa aller sur son siège et, un léger sourire amusé se jouant sur son visage, elle regarda l’autre table.

 

– Combien vous faudra-t-il de temps, Andax, pour découvrir jusqu’où vont les capacités du cerveau de ce poisson ? demanda-t-elle.

 

L’homme entendit peut-être, mais ne le montra pas. Le sourire se mua en un rire léger et la femme pivota avec souplesse vers un large écran sur le cadre inférieur duquel saillaient plusieurs rangées de voyants lumineux. Puis elle enfonça un petit bouton sur la table.

 

Sa voix résonna clairement dans la pièce, impérative :

 

– Appel général ! Par ordre du Conseil suprême !

 

Comme elle parlait, les voyants du cadre s’allumèrent jusqu’à briller tous, sauf un. Elle fixa ce dernier avec impatience et répéta en appuyant sur les mots :

 

– Appel général ! Par ordre du Conseil suprême !

 

Le dernier voyant répondit enfin.

 

Sa voix résonna de nouveau :

 

– Appel général ! Rapport d’Hiéranie, directrice de la station géophysique centrale, au nom du Conseil : les stations polaires d’observation annoncent une déviation régulière et progressive de la stabilité terrestre. La dernière observation, à 2 h 33, montre une variation de sept cents mètres. De vastes fissures s’élargissent sur les deux calottes polaires. Durée de vie estimée de la planète quarante-trois jours. Premières indications audibles de dislocations détectées à la station générale no 7 à minuit cette nuit. Ordres du Conseil : le travail sur la planète, jusqu’à nouvel avis, doit continuer comme d’habitude. Aucune exception ne sera admise.

 

« Ordre no 2 du Conseil suprême : on demande des volontaires pour pallier les pertes humaines aux stations polaires, à raison de 100 par jour. Les volontaires se présenteront à la station n° 16 avec équipement polaire complet. Fin des ordres et du rapport. »

 

Lorsque les voyants du cadre furent éteints, la femme appuya sur un autre bouton et parla sèchement :

 

– Appel spécial à la station II.

 

L’écran s’alluma et révéla le visage d’un jeune homme.

 

– Nom ? demanda-t-elle.

 

– Bardon, répondit-il.

 

– Bardon le poète ?

 

– Oui.

 

– Expliquez la raison de votre retard de trente secondes à répondre à l’appel général.

 

– J’écrivais un poème.

 

– Vous connaissez la règle, vous avez la responsabilité d’une station. Vous savez ce que vous risquez ?

 

– Oui.

 

– Présentez-vous au comité exécutif de votre district demain à midi. Ils s’occuperont de vous. J’enverrai un remplaçant.

 

Elle éteignit l’écran sur ces mots et le visage disparut.

 

À travers la pièce, une voix froide, ironique, se fit entendre :

 

– Pur abandon de poste, Hiéranie. Vous auriez dû diriger sur lui le rayon.

 

Hiéranie se mit à rire doucement.

 

– Si quelqu’un mérite le rayon, c’est l’homme ou la femme qui a donné la responsabilité d’une station générale d’appel à un poète. De plus, puisque nous serons tous morts dans quarante-trois jours, je ne vois pas de raison à des exécutions officielles.

 

– Pourtant, insista Andax, les ordres du Conseil sont que le travail se poursuive comme avant.

 

Il y eut un rien de raideur dans sa voix lorsqu’elle répondit :

 

– J’exerce mon droit discrétionnaire officiel. Il faut appartenir à votre espèce pour ne pas savoir que les poèmes de Bardon valent les quarante-trois jours de vie accordés à la planète.

 

Il y eut un « Peuh ! » de mépris à la table de l’aquarium. Hiéranie se remit à rire et imita le « Peuh ! » à la perfection.

 

– Puisqu’on parle d’abandon de poste, Andax, comment se fait-il que je vous trouve dans mon service et non dans le vôtre ?

 

– Ces indications audibles de dislocation. Votre service est insonorisé… pas le mien.

 

Hiéranie quitta sa table et se dirigea avec calme vers la baie où elle s’assit, à regarder le paysage.

 

– Si j’employais le rayon lorsque j’en ai le droit, avez-vous songé que vous-même veniez de vous mettre en position de victime ?

 

– Vous avez raison, comme toujours, répondit Andax sans lever les yeux. Ne laissez pas mes sentiments interférer avec votre sens du devoir.

 

– Retournez à votre poisson, Andax, répliqua-t-elle. Vous avez tous les deux le même sang froid.

 

La voix rocailleuse riposta :

 

– J’ai pour théorie que tous les maux qui ont obsédé l’humanité proviennent de l’influence féminine qui a distrait le Créateur lorsqu’il engendrait l’univers.

 

– À en juger par ce que les femmes ont souffert de la part des hommes depuis ce temps-là, je ne serais pas étonnée que vous ayez raison.

 

– Mon poisson a au moins un certain charme qui est refusé à votre sexe opprimé…

 

– Flatteur ! dit-elle en riant. Ne soyez pas timide au point de gâcher le compliment en ne l’achevant pas.

 

– Le poisson, gente dame, a pour vertu d’être muet.

 

Hiéranie regarda la silhouette inclinée et dit, lentement et avec conviction :

 

– Quelque part, dans ce monde, mon cher Andax, doit exister une femme qui ne conçoit pas que son bonheur tient au seul fait que vous soyez célibataire. Vous pourrez observer la fin de notre globe avec le sentiment réconfortant d’avoir rendu au moins une femme heureuse.

 

– Dieux du ciel ! Comment peut-on travailler dans ces conditions ?

 

Il se leva et vint à elle. Hiéranie laissait errer ses regards sur le paysage sans s’inquiéter de son approche. Andax se pencha sur elle.

 

– Écoutez, Hiéranie, dit-il soudain en accentuant les mots. Nous avons encore quarante-trois jours. Plus de temps qu’il n’en faut pour l’opération et la convalescence.

 

Sans tourner la tête, Hiéranie laissa tomber un « Non » décisif, qui vibrait encore lorsque Marnia entra dans le laboratoire. Sans dire un mot, elle s’assit à la table d’Hiéranie et parcourut les notes que celle-ci venait de prendre.

 

Andax reprit la discussion :

 

– Mais tout est si simple ! Cela pourrait se faire cette nuit.

 

Elle pivota et le considéra d’un air de défi.

 

– Quand, voici deux ans, vous m’avez demandé d’accepter que vous greffiez à mon cerveau un lobe du précieux cerveau de votre frère, j’ai refusé. J’ai refusé vingt fois depuis. Croyez-vous qu’à quarante-trois jours de la fin je me soumettrais à un tel châtiment ? Je ne veux pas terminer ma vie avec un esprit semblable au vôtre ou à celui de votre frère.

 

– Oh ! vous, les femmes ! ronchonna-t-il avec impatience. Ne voyez-vous pas que ce qui n’était alors qu’une expérience est devenu à présent une nécessité impérative ?

 

– Je ne vois pas ce qu’il y a de nécessaire ou d’impératif à satisfaire votre désir de me transformer en un demi-Andax féminin, dit-elle d’un ton moqueur.

 

– Ne savez-vous pas que vous serez désignée pour occuper la troisième sphère ? demanda-t-il.

 

– Moi ?

 

Hiéranie se leva brusquement, le dévisageant avec ahurissement.

 

– Oui, vous ! répliqua-t-il, emporté. Puisque l’un des trois doit être une femme, le Conseil n’a pas le choix.

 

– Mais, s’exclama-t-elle, les sélectionneurs ont recommandé Marnia au Conseil suprême.

 

Andax haussa les épaules.

 

– Vrai ! mais l’idiote est amoureuse. Pouvez-vous concevoir que le Conseil permettrait à l’un des trois élus d’emporter jusqu’au nouveau monde une complication sentimentale ?

 

– Mais Marnia… commença Hiéranie.

 

Marnia quitta sa table et les rejoignit.

 

– Pourquoi parlez-vous de Marnia ?

 

Hiéranie lui saisit la main.

 

– Andax dit que vous ne serez pas un des trois.

 

La jeune fille sourit et acquiesça gentiment.

 

– Il a raison, Hiéranie. Je n’ai pas pu supporter de survivre en abandonnant Davos. J’ai envoyé une supplique au Conseil. Elle n’est pas officiellement acceptée, mais je sais qu’ils l’ont admise. Est-ce que cela vous gêne beaucoup ?

 

– Mais je n’en ai pas entendu parler, protesta Hiéranie.

 

– Je viens juste de l’apprendre moi-même, expliqua Marnia. J’étais venue vous avertir, mais Andax m’a précédée. Comment le savait-il ? je l’ignore. La décision a été prise voici moins d’une heure.

 

Il y eut un mince sourire sur les lèvres d’Andax.

 

– Je ne savais rien d’officiel, dit-il. Mais c’était si évident !

 

– Parfait exemple de la philosophie conjecturale andaxienne, dit en riant Marnia.

 

– Bah ! ricana Andax. À voir comment vous et Davos avez tout fait, sauf annoncer votre passion insensée par un appel général, la déduction ne demandait pas un si grand effort à ma parfaite philosophie conjecturale andaxienne.

 

– Mais pourquoi moi ? demanda Hiéranie faiblement.

 

– Parce que, dit Andax en levant les bras au ciel, le Créateur et le Conseil dans sa sagesse seuls en savent la raison, on a insisté pour inclure une femme parmi les trois sélectionnés.

 

– Pour rogner vos ailes dans ce merveilleux monde nouveau, s’il doit y en avoir un, dit Marnia d’un ton amer.

 

– Mais il y a d’autres femmes ! s’écria Hiéranie. Il doit y en avoir d’autres !

 

Un ricanement à peine voilé teinta la voix d’Andax.

 

– Bienséante modestie, Hiéranie. Cependant, puisque vous avez maîtrisé la biologie, la géophysique, la mécanique et la science domestique, vous en valez bien une autre. À part le fait que les sélectionneurs avaient placé votre nom en second sur la liste… on a dû sans doute les tirer au sort.

 

Marnia entoura affectueusement la taille d’Hiéranie.

 

– Quel délicieux compagnon il sera pour vous dans le nouveau monde, dit-elle d’un ton enjoué.

 

– Ah ! vous, pauvre automate asservi par ses glandes !

 

Un léger sourire émoussait le tranchant des mots. Puis il se tourna vers Hiéranie.

 

– Eh bien, que pensez-vous de l’opération, à présent ?

 

– Moins que jamais, dit-elle d’un ton qui empêchait toute discussion, en reprenant place sur le rebord de la baie.

 

Il y avait un mépris grandissant dans la voix d’Andax.

 

– Une femme, et une idiote, dit-il. Une idiote utile, je dois bien l’admettre, mais rien de plus qu’une femme.

 

Il pivota et se dirigeait vers la table de la jeune femme lorsque Davos entra. Marnia lança un joyeux « Davos ! » et courut à sa rencontre.

 

– Tu as entendu ? On m’a fait grâce !

 

– Oui, je sais, je sais.

 

Davos lui entoura les épaules du bras.

 

– Nous partirons ensemble, dit-il, puis, se tournant vers Andax : Je ne me remettrais pas au travail, à votre place, Andax. Vous et votre poisson allez être séparés presque tout de suite.

 

Hiéranie intervint, de la baie d’où elle les regardait :

 

– Quel déchirement cette catastrophe peut-elle causer ! Vous devriez bien l’embrasser, Andax.

 

Dédaignant le sarcasme, Andax se tourna vers Davos.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

Davos hocha la tête.

 

– Le Conseil suprême est en pleine session. Vous et Hiéranie allez être convoqués presque immédiatement. Votre équipier des sphères, Mardon, a déjà reçu sa notification. Son navire express est attendu d’un moment à l’autre.

 

Davos, sans abandonner les épaules de Marnia, s’avança avec elle vers la table d’Hiéranie où ils se mirent à chuchoter. Hiéranie se détourna pour observer, à travers la baie, la sphère lointaine. Le regard d’Andax allait du couple à elle avec une expression d’ennui et d’amusement mêlés. Puis, avec un geste d’impatience, il aboya :

 

– Davos ! Peut-être pourriez-vous distraire un instant à la contemplation des délices que va vous accorder une mort violente toute proche en compagnie de Marnia, et me fournir quelques renseignements officiels ?

 

Tous trois éclatèrent de rire.

 

– Ce que j’admire le plus dans votre espèce, dit Hiéranie, c’est votre tact infaillible et la considération que vous vouez aux sentiments des autres.

 

Davos s’inclina, plein d’ironie.

 

– Je ne vois pas quel renseignement un Davos pourrait donner à un Andax.

 

– Épargnez mon humilité, gronda Andax. Vous pouvez sans doute m’apprendre si l’assignation des sphères a été décidée.

 

Davos fit un geste de la main en direction de la sphère qu’on distinguait par la baie.

 

– Oui, Hiéranie a le numéro un, vous le deux, et Mardon aura le numéro trois.

 

– Hum ! grogna Andax en se tournant vers Hiéranie. Cela veut dire que nous allons être enfermés presque tout de suite. Le Conseil ne prendra pas de risques alors qu’il reste si peu de temps.

 

Et revenant à Davos :

 

– Avez-vous entendu dire quelque chose ?

 

Davos hésitait à répondre et regardait Hiéranie avec inquiétude. Elle comprit pourquoi il hésitait.

 

– Ne vous tracassez pas pour moi, Davos, dit-elle avec un sourire. Cela m’intéresse au plus haut point et je ne suis pas très anxieuse.

 

– Bon, reprit Davos. La sphère numéro un sera scellée demain à midi. Vous, vous partez pour le Nord dans la nuit de demain, et Mardon part ce soir même en direction de la troisième.

 

– Ils ne perdent pas de temps, n’est-ce pas ? commenta Andax qui reprit abruptement : Quelle est l’estimation à laquelle vous êtes parvenu, vous et votre comité de génies ? En avez-vous fini de vos chamailleries et de vos suppositions ?

 

Davos haussa les épaules.

 

– Les seules chamailleries du comité proviennent de ce délicieux frère que vous avez, Andax. Je suis parfois convaincu que ses manières sont encore pires que les vôtres.

 

– Je ne vous demande pas de flatteries serviles mais un renseignement, grinça Andax.

 

– Ah, bon ! puisque vous m’en priez si gentiment, répliqua Davos, le comité est parvenu, après avoir pesé chaque facteur, à l’opinion qu’au moins vingt-sept millions d’années s’écouleront avant que la planète ne soit à nouveau mûre pour une civilisation humaine intelligente.

 

Andax sourit en regardant par la baie.

 

– Il semble, Hiéranie, que nous allons jouir d’un repos assez long.

 

– Oui, dit la jeune femme avec calme, mais si nous en sortons, cela en vaudra la peine.

 

– C’est cela, murmura Andax, si…

 

Il perdit de son arrogance un court instant.

 

– Scientifiquement, mathématiquement et théoriquement, le plan est parfait.

 

– Eh bien, intervint Marnia, je ne vous envie ni l’un ni l’autre, même si le succès est au bout.

 

– Le seul risque est que les sphères ne résistent pas à la tension de l’écrasement final, fit remarquer Davos.

 

– Dieux du ciel ! s’exclama Andax, ses yeux gris flamboyant d’enthousiasme, mais cela vaut mille fois le risque ! Pensez à la gloire d’avoir tout un nouveau monde avec lequel jouer, un monde à modeler selon nos vœux ! …

 

Davos répondit en riant :

 

– Nous avons pourtant un avantage dont ni l’un ni l’autre ne jouirez. Ce sera une expérience unique que d’assister au cataclysme final.

 

– Dommage de le manquer, admit Andax contrecœur, mais on ne peut avoir les deux.

 

De la baie, Hiéranie lança :

 

– Un courrier volant vient d’atterrir à porte. Les convocations, je pense.

 

Un instant plus tard, le courrier, en étroite combinaison de vol, pénétrait dans la pièce. Il salua d’un seul geste les quatre personnes présentes.

 

– Par ordre du Conseil suprême. Andax et Hiéranie se rendront au Conseil sans délai.

 

Il s’inclina et se retira. Hiéranie quitta son siège.

 

– Venez avec nous, Marnia… jusqu’à l’antichambre, au moins.

 

Et tous quatre suivirent le courrier.

 

C’était une vaste salle majestueuse que celle dans laquelle le Conseil suprême se tenait, sur une estrade élevée à une de ses extrémités. De l’entrée jusqu’au centre, courait un large passage garni d’un tapis. Des deux côtés de ce passage étaient creusées des galeries pleines de spectateurs silencieux. Le président qui occupait le siège central de l’estrade était un homme imposant, de haute taille, et d’apparence calme et bienveillante. Les quatre conseillers installés de chaque côté étaient tous d’un âge avancé. Deux d’entre eux étaient des femmes.

 

Il régnait sur l’assemblée une atmosphère d’attente contrainte, lorsque les portes de la grande pièce s’écartèrent avec lenteur. Tous les yeux se tournèrent vers le petit groupe révélé par l’ouverture et qui attendait sur le seuil.

 

La voix de l’huissier résonna dans la salle :

 

– Selon les ordres du Conseil suprême, j’ai l’honneur de présenter Andax, Hiéranie et Mardon.

 

Un planton, qui se tenait au pied de l’estrade, lança un commandement :

 

– Entrez, Andax, Hiéranie, Mardon ! Venez écouter la volonté du très honorable Conseil suprême !

 

Lorsqu’ils s’avancèrent tous trois lentement par le long passage, tous les spectateurs se levèrent et restèrent debout jusqu’à ce qu’ils s’immobilisent, inclinés, devant l’estrade. Avant de se lever, le président attendit que les murmures et le bruissement de l’énorme assemblée cessent et que tous soient assis, puis il s’avança jusqu’au bord de l’estrade.

 

Il abaissa alors son regard sur la femme et sur les deux hommes. Il parla avec lenteur et une conviction profonde :

 

– Mes enfants, il a plu au créateur de notre planète de permettre que tous ceux qui ont fait de sa surface leur demeure soient anéantis. Ce moment, prévu depuis longtemps, est imminent. Mais, dans l’espoir que toutes les réalisations de notre race en vue du bonheur de l’humanité ne disparaîtront pas totalement avec elle, nous avons conçu un projet par lequel nous espérons transmettre la sagesse de notre espèce à celle qui, dans l’abîme des temps, pourrait nous suivre.

 

« C’est à vous trois, mes enfants, qu’est dévolu ce grave et terrible dépôt. Il se peut – nos yeux sont aveugles dès qu’il est question de l’avenir – que vous ayez à affronter des événements auprès desquels la mort qui assombrit notre planète sera peu de chose. Nous savons que nul d’entre nous ne craint la mort. Mais ce que l’avenir peut avoir en réserve pour nous, personne ne le sait. C’est pourquoi je vous conjure, si dans vos cœurs vous ne vous sentez pas à la hauteur de cette tâche, de vous retirer en paix, et sans perdre l’honneur, avec l’accord bienveillant de vos compagnons… et que nul ne vous retienne et ne vous blâme.

 

« Parlez maintenant, chacun de vous. »

 

La voix d’Andax s’éleva dans la salle, la peuplant d’échos.

 

– J’accepte ce dépôt, en ce qui me concerne, pour l’honneur de notre race.

 

La voix claire d’Hiéranie poursuivit :

 

– Et moi, pour l’amour de l’humanité.

 

Quant à Mardon, il dit simplement :

 

– J’accepte avec joie et sans hésitation ce dépôt qui m’honore.

 

Un long murmure balaya la foule assemblée, jusqu’à ce que la main du président l’apaise. Il reprit alors la parole :

 

– Au nom de notre race, le Conseil suprême vous approuve, et accepte votre sacrifice.

 

« Mes enfants, dès cet instant vous vous soumettez aux volontés du Conseil suprême. Je vous impose de reconnaître que toute déviation dans la voie de l’honneur amènera sur vous sa propre peine infamante, et que vous suivrez en tout les lois de votre race, dans lesquelles vous avez été élevés. Dans l’accomplissement du devoir que vous avez assumé, il ne doit y avoir aucune pensée égoïste, et si les temps devaient s’accomplir, il ne serait toléré aucun écart hors du chemin tracé, aucun recul devant la tâche – si terrible soit-elle – d’apporter la paix, la sagesse et le bonheur à ceux qui pourraient nous suivre.»

 

Il marqua un temps.

 

– À genoux, mes enfants !

 

Calmes, tous trois s’agenouillèrent. Le regard abaissé vers eux, le président reprit :

 

– Levez vos mains et répétez après moi ces mots : je jure par la foi que j’ai en mon créateur… sur l’honneur de mon nom… et par loyauté envers mes compagnons… membres de la race qui va disparaître… que jamais, par la parole ou par les actes… je ne trahirai le dépôt qui m’a été confié… Je jure d’être indéfectiblement loyal à mes idéaux et aux deux partenaires qui partagent mon dépôt… et pour eux, si besoin est, je donnerai ma vie.

 

La salle était si calme, pendant que les trois voix reprenaient les mots du président, qu’elle paraissait vide.

 

Le vieil homme éleva ses mains en une bénédiction.

 

– Que la grâce et l’amour et l’espoir d’une race mourante soient sur vous. Qu’ils rendent forts vos cœurs, votre résolution. Et que vous soyez guidés en sagesse, justice et honneur aux jours où vous devrez remettre votre dépôt.

 

Lorsqu’il revint à son siège, les trois élus se redressèrent, face au Conseil. Une conseillère, à droite du président, se leva et d’une voix un peu tremblante s’adressa à eux :

 

– Hiéranie, la volonté du Conseil suprême est que vous vous rendiez demain à midi à la sphère connue sous le numéro un, et que là vous soit donné l’oubli.

 

« Andax, au crépuscule de demain vous partirez pour votre poste à la sphère numéro deux, et vous vous confierez au Conseil de district.

 

« Mardon, dans l’heure qui vient, vous partirez pour la sphère numéro trois où le Conseil occidental vous attendra… et que la grâce et la force soient avec vous tous », ajouta-t-elle avec solennité.

 

Tous trois s’inclinèrent devant le Conseil et, pivotant, reprirent le passage encadré par la foule silencieuse qui s’était levée en leur honneur.

 

Hors de la salle, dont les portes se refermaient derrière eux, Davos et Marnia se hâtèrent pour les rejoindre dans l’espoir qu’ils passeraient la soirée avec eux. Mardon s’excusa, invoquant son ordre de départ immédiat.

 

– Mais vous viendrez avec nous, Andax ? demanda Marnia.

 

Andax secoua la tête et fut aussi près du rire qu’il était possible à un homme tel que lui.

 

– Non, Marnia, non. Allez tous les trois vous plonger dans une orgie de sentiments. Je la gâcherais.

 

– Mais que ferez-vous ? demanda-t-elle d’un air soucieux.

 

– Je retourne à mon poisson, gente dame, dit-il en la quittant.

 

 

 

 

 

 


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Avril 2006

 

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[1] « Et toi aussi, Brutus. »

[2] Personnalisation de la pudibonderie clans les pays anglo-saxons. (N. d. T.)

[3] Sic