Stephen Crane

 

 

 

LE SIGNE ROUGE DES BRAVES

Un épisode durant la guerre de Sécession

 

 

 

Traduction par Tewfik Adjout
(avec la collaboration de Florent Buiret pour la relecture)

 

 

1895
Titre original – THE RED BADGE OF COURAGE
An episode during the civil war

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 5

CHAPITRE DEUXIÈME.. 20

CHAPITRE TROISIÈME.. 31

CHAPITRE QUATRIÈME.. 43

CHAPITRE CINQUIÈME.. 49

CHAPITRE SIXIÈME.. 58

CHAPITRE SEPTIÈME.. 67

CHAPITRE HUITIÈME.. 72

CHAPITRE NEUVIÈME.. 80

CHAPITRE DIXIÈME.. 88

CHAPITRE ONZIÈME.. 94

CHAPITRE DOUZIÈME.. 102

CHAPITRE TREIZIÈME.. 110

CHAPITRE QUATORZIÈME.. 118

CHAPITRE QUINZIÈME.. 125

CHAPITRE SEIZIÈME.. 131

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.. 139

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.. 146

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.. 152

CHAPITRE VINGTIÈME.. 160

CHAPITRE VINGT ET UNIÈME.. 168

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.. 176

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.. 183

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.. 189

À propos de cette édition électronique. 198

 

CHAPITRE PREMIER

 

Lentement, comme à contrecœur, le froid abandonna la terre et les brumes révélèrent, en se retirant, une armée éparpillée sur les collines, au repos. Cependant que le paysage sombre passait au vert, l’armée s’éveillait excitée par le bruit des rumeurs. Les regards se tournaient vers les chemins, qui de longs canaux de boue liquide s’élargissaient en de convenables routes. Une rivière aux teintes d’ambre sous ses rives ombragées, coulait, murmurante, aux pieds de l’armée ; et la nuit, quand ses flots devenaient d’un noir triste, on pouvait y voir la lueur rouge, comme celle d’un œil, des feux de camps hostiles allumés aux versants bas des collines distantes.

 

Il arriva qu’un certain soldat de grande taille, pris de vertu, aille résolument laver une chemise. Volant presque, il revint du ruisseau en agitant son vêtement comme une bannière. Il était enthousiasmé par l’histoire qu’il venait d’entendre de la part d’un ami sûr, qui l’avait entendu d’un cavalier digne de foi ; qui lui-même la tenait d’un frère en qui l’on pouvait avoir toute confiance : un des officiers d’ordonnance du QG. Il adoptait l’air important du héraut chamarré de rouge et d’or. « Nous allons faire mouvement demain… c’est sûr », dit-il pompeusement à un groupe d’une compagnie d’infanterie. « Nous allons remonter la rivière, la traverser, et les contourner par l’arrière ».

 

Pour son attentive audience il dessina de manière tapageuse le plan détaillé d’une très brillante campagne. Quand il eut fini, les hommes en tuniques bleues se dispersèrent en petits groupes, entre les rangées de huttes brunes et basses ; les commentaires allaient bon train. Un conducteur de chariot nègre qui dansait sur une caisse à munition, sous les encouragements gais et bruyants d’une quarantaine de soldats, se retrouva bientôt seul. Il se rassit d’un air triste. De la fumée s’élevait paresseusement d’une multitude de cheminées pittoresques.

 

– « C’est un mensonge ! et c’est tout !… un énorme mensonge ! » dit tout haut un soldat au doux visage enflammé, qui fourrait les mains dans les poches de son pantalon, comme pour mieux contenir sa rage. Il prenait la chose comme un affront personnel. « Je ne crois pas que notre chère vieille armée va jamais se mettre en mouvement. Nous sommes cloués ici. Huit fois je me suis préparé à partir durant les deux semaines écoulées, et nous sommes encore là. »

 

Le soldat de grande taille se sentit amené à défendre une rumeur qu’il avait lui-même introduite. Lui et le soldat à la voix forte furent sur le point de se battre à ce propos.

 

Un caporal se mit à jurer devant le rassemblement. Il venait tout juste de mettre un plancher coûteux dans sa cabane, disait-il. Au cours du printemps dernier il s’était gardé d’ajouter plus largement au confort qui l’entourait, car il sentait que l’armée pouvait partir à tout moment. Mais récemment il finit néanmoins par avoir l’impression d’être dans un campement durable.

 

La plupart des hommes s’engagèrent dans de vifs débats. L’un d’eux soulignait de manière originale et lucide tous les plans du QG. Il fut contredit par des hommes qui plaidaient pour d’autres plans de campagne. Ils déclamaient bruyamment les uns contre les autres, la plupart en de futiles essais pour attirer l’attention de tous. Cependant que le soldat qui avait colporté la rumeur s’agitait tout autour, l’air important. Il était continuellement assailli de questions.

 

– « Qu’est-ce qui se prépare Jim ? »

 

– « L’armée va se mettre en mouvement. »

 

– « Ha ! de quoi tu parles toi ? Qu’en sais-tu ? »

 

– « Hé bien vous pouvez m’en croire ou pas, c’est comme vous voulez. Je m’en balance. Je vous ai dit ce que je sais, prenez-le comme vous voulez. Ça ne fait pas de différence pour moi. »

 

Il y avait matière à penser dans sa façon de répondre. Il les convainquit presque en dédaignant à fournir des preuves. Ils en devinrent plus excités.

 

Un jeune soldat écoutait avec une oreille attentive les paroles du soldat de grande taille, et les commentaires variés de ses camarades. Après en avoir eut assez des discussions à propos des marches et des attaques, il regagna sa cabane, en rampant à travers l’ouverture compliquée qui lui servait de porte. Il désirait être seul avec les réflexions neuves qui l’obsédaient depuis peu.

 

Il s’étendit sur une large paillasse qui occupait tout le fond de la pièce. À l’autre bout, serrées autour de la cheminée, se trouvaient les caisses à munitions vides, servant de mobilier. Une gravure provenant d’un hebdomadaire illustré était accrochée au mur en bois brut, ainsi que trois fusils bien parallèles sur leurs crochets. Les équipements étaient suspendus à portée de mains, et quelques assiettes de zinc se trouvaient sur une petite pile de bois de chauffage. Pliée en forme de tente une bâche servait de toiture, qui sous les rayons directs du soleil, brillait comme un store jaune. Une petite fenêtre jetait un carré oblique de lumière blanchâtre sur le sol jonché. La fumée, par moments, négligeait la cheminée en terre et serpentait dans la pièce : ces maigres ouvrages d’argile et de bois menaçaient constamment de mettre le feu à tout le camp.

 

L’adolescent était dans un état de profonde perplexité. Ainsi, ils allaient finalement se battre. Le lendemain, peut-être, il y aurait une bataille et il y serait. Un moment, il eut de la peine à s’en convaincre. Il ne pouvait accepter sans hésitation cette annonce qu’il était sur le point de se mêler à l’une des grandes affaires en ce monde.

 

Il avait, bien sûr, rêvé de bataille toute sa vie : ces vagues conflits sanglants qui l’excitaient avec leur ruée et leur feu. En rêve il s’était vu dans nombre de combats. Il imaginait les gens à l’abri sous l’ombre de ses prouesses d’aigle. Mais une fois éveillé, il considérait les batailles comme des taches écarlates sur les pages du passé. Il les classait comme des choses d’une époque perdue, avec ses images toutes faites de couronnes imposantes et de châteaux inaccessibles. Il y avait une partie de l’histoire du monde qu’il considérait comme une époque guerrière ; mais, pensait-il, il y a longtemps qu’elle est passée au-delà de l’horizon et a disparu à jamais.

 

Chez lui ses yeux encore jeunes voyaient avec méfiance la guerre dans son propre pays. Ce devait être une sorte de jeu. Longtemps il désespéra d’assister à une bataille pareille à celle des Grecs. De telles luttes ne seront plus jamais se disait-il. Les hommes sont meilleurs, ou peut-être plus timides. Une éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge ; à moins qu’une économie plus stable n’eût réfréné les passions.

 

Maintes fois, il brûla de s’engager. Des histoires de mouvements importants secouaient le pays. Les combats ne devaient manifestement pas être homériques, mais ils paraissaient pleins de gloire. Il avait lu sur les marches, les sièges, les batailles, et il désirait voir tout cela. Son esprit agité lui dessinait de grands tableaux aux couleurs extravagantes, qui le fascinaient avec des hauts faits à vous couper le souffle.

 

Mais sa mère l’avait découragé. Elle affectait de voir avec quelques mépris la qualité de son ardeur guerrière et son patriotisme. Elle pouvait calmement s’asseoir, et sans difficultés apparentes, lui donner des centaines de raisons pour lesquelles il était, lui, d’une plus grande importance à la ferme que sur un champ de bataille. Elle avait une certaine manière de s’exprimer qui lui disait que ses affirmations sur le sujet venaient d’une conviction profonde. De plus, il voyait que de son point de vue à elle, la motivation morale de son argument était inattaquable.

 

À la fin cependant, il s’était mis en ferme rébellion contre cette flétrissure jetée sur ses ambitions hautes en couleurs. Les journaux, les discussions du village, ses propres représentations, l’avaient soulevé à une ardeur sans frein. Finalement, ils y étaient dans de vrais combats dans le coin. Presque chaque jour, les journaux imprimaient les comptes rendus d’une victoire décisive.

 

Une nuit qu’il était couché dans son lit, les vents charrièrent les tintements fiévreux d’une cloche d’église : quelque exalté tirait sur la corde avec frénésie pour annoncer les nouvelles orageuses d’une grande bataille. Cette voix du peuple se réjouissant dans la nuit le fit frissonner, et le mit dans un état d’excitation prolongée qui atteignait à l’extase. Un moment plus tard il descendit vers la chambre de sa mère et lui parla ainsi : « M’an je vais m’engager. »

 

– « Henri, ne fait pas l’idiot ! » répondit sa mère, qui remonta alors la couverture sur son visage. Ce qui mit fin à la question cette nuit-là.

 

Néanmoins, le lendemain matin il partit vers une ville proche de la ferme de sa mère, et s’enrôla dans une compagnie qui se formait là-bas. Quand il fut revenu chez lui sa mère trayait la vache pie. Quatre autres vaches attendaient debout.

 

– « M’an, je me suis engagé », lui dit-il avec une voix mal assurée. Il y eut un court silence.

 

– « Que la volonté de Dieu soit faite, Henri », avait-elle finalement répondu, et puis elle continua de traire la vache pie.

 

Quand il se tint debout sur le seuil de la maison, avec sa tenue de soldat sur le dos, et une lueur d’attente et d’excitation dans les yeux qui gagnait presque celle du regret de rompre les attaches de la maison maternelle, il vit deux larmes couler sur les joues apeurées de sa mère.

 

Pourtant, elle l’avait déçu, en refusant de dire quoi que ce soit sur la perspective d’un retour glorieux ou d’une mort au champ de bataille. Au fond de lui-même, il s’attendait à une belle scène d’adieu. Il avait préparé certaines phrases qu’il pensait pouvoir utiliser avec un effet touchant. Mais ce qu’elle dit ruina tous ses préparatifs. Elle s’obstinait à éplucher des pommes de terre en lui disant :

 

– « Prend garde Henri, et fais bien attention à toi dans ces affaires de batailles. Prend garde et fais bien attention à toi. Ne vas pas penser qu’on peut battre toute l’armée rebelle dès le début, parce qu’on peut pas. Tu n’es qu’un p’tit gars parmi tant d’autres, et tu dois te tenir tranquille, et faire ce qu’ils te diront. Je sais comment que t’es Henri.

 

Je t’ai tricoté huit paires de chaussettes, Henri, et je t’ai mis toutes tes meilleures chemises ; car je veux que mon garçon soit aussi confortable et au chaud que n’importe qui d’autre dans l’armée. Si elles sont abîmées, je veux que tu me les envoies aussitôt pour que je les raccommode.

 

Sois toujours sur tes gardes, et choisis bien tes compagnons. Il y a beaucoup de mauvais types dans l’armée, Henri. L’armée les rend farouches, et ils n’aiment pas mieux que d’entraîner de jeunes gars comme toi, qui n’ont jamais été loin de chez eux et ont toujours eu leur maman à leurs côtés, pour leur apprendre à boire et à jurer. Tiens-toi loin de ces gens, Henri. Je ne veux pas que tu fasses jamais quelque chose, Henri, dont tu aurais honte que je sache. Pense seulement que je suis toujours avec toi. Si tu gardes ceci en tête, toujours, je crois que tu t’en sortiras très bien.

 

Les jeunes gens dans l’armée deviennent terriblement négligents, Henri. Ils sont loin de chez eux, et ils n’ont personne qui s’en occupe. J’ai peur pour toi à propos de ça. Tu n’as jamais pris l’habitude de faire les choses par toi-même. Ainsi, tu dois continuer à m’écrire sur l’état de tes vêtements.

 

Tu dois toujours te rappeler ton père aussi, mon enfant, et te souvenir qu’il n’a jamais bu une goutte d’alcool dans toute sa vie, et qu’il jurait rarement et de façon innocente.

 

Je ne sais pas quoi te dire de plus, Henri, excepté que tu ne dois jamais faire aucun manquement au devoir, mon enfant, qui retomberait sur moi. Si tu te retrouves face à la mort ou s’il t’arrive de faire une chose méprisable, hé bien, Henri, ne pense à rien d’autre sinon ce qui est juste ; parce qu’il y a beaucoup de choses qu’une femme doit supporter par les temps qui courent, et le Seigneur prendra soin de nous tous… N’oublie pas de m’envoyer tes chaussettes dès qu’elles seront abîmées, et voilà une petite Bible que je veux que tu prennes avec toi, Henri. Je ne suppose pas que tu seras assis à la lire tout le jour, mon enfant, non rien de la sorte. La plupart du temps tu oublieras qu’elle est avec toi, je n’en doute pas. Mais tu auras pas mal d’occasions, Henri, quand tu auras besoin d’un conseil mon garçon, ou quelque chose comme ça, et qu’il n’y aura personne autour de toi peut-être pour te dire quoi faire. Alors si tu la consultes mon garçon, tu y trouveras la sagesse ; tu y trouveras la sagesse, Henri, sans que tu aies besoin d’y chercher longtemps.

 

N’oublie pas à propos des chaussettes et des chemises mon enfant ; et j’ai mis un pot de confitures de mûres dans ton ballot, parce que je sais que tu les aimes par-dessus tout. Au revoir, Henri, prends garde à toi, et sois un brave garçon. »

 

Bien sûr il fut impatienté par l’épreuve de ce discours. Ce ne fut pas tout à fait ce qu’il attendait, et il le supporta avec un air irrité. Il s’en alla en ressentant un vague soulagement.

 

Pourtant, quand il se retourna sur le seuil d’entrée, et vit sa mère, – maigre silhouette tremblante, agenouillée parmi les épluchures de pommes de terre, sa face brune levée, inondée par les larmes –, il baissa la tête et s’en alla, se sentant soudain honteux de ce qu’il allait entreprendre.

 

De la maison il regagna le séminaire, pour faire ses adieux à ses camarades d’école. Ils s’étaient amassés autour de lui, émerveillés et admiratifs. Il sentait l’abîme qu’il y avait maintenant entre lui et eux, ce qui l’emplissait d’une calme fierté. Lui et quelques amis qui s’enrôlèrent avec les bleus, furent tout à fait inondés de faveurs durant tout l’après-midi, et ce fut très délicieux. Ils paradaient.

 

Une fille aux cheveux blonds avait fait de vives démonstrations de joie devant son air martial, mais il y en avait une autre, un peu brune, qu’il avait fixé du regard ; il pensa que la vue de sa tunique bleue et ses épaulettes dorées la rendait plutôt triste et réservée. Comme il descendait le chemin entre une rangée de chênes, il tourna la tête et la surprit qui suivait des yeux son départ depuis une fenêtre. Aussitôt qu’il l’eut aperçue, elle leva immédiatement son regard au ciel qui perçait à travers les hautes branches. Il vit dans ses mouvements une grande nervosité et une grande hâte quand elle changea son maintien. Il y pensait souvent.

 

Sur le chemin de Washington, son moral était au plus haut. Le régiment était caressé et dorloté à chaque halte, si bien que l’adolescent finit par croire qu’il devait être un héros déjà. Il y avait une large dépense de pain, de viandes froides, de café, de cornichons et de fromage. Tandis qu’il était caressé par le sourire des jeunes filles, et que les vieux le complimentaient avec des tapes amicales sur l’épaule, il sentait se lever en lui la force de réaliser de hauts faits d’armes.

 

Après un voyage compliqué et plein de haltes, vinrent les mois d’une vie de camp monotone. Il avait cru que la vraie guerre était une série de luttes à mort, avec très peu de temps pour le sommeil et les repas ; mais depuis que son régiment était en campagne, l’armée n’avait rien fait que d’essayer de se tenir tranquille et au chaud.

 

Graduellement il fut ramené à ses vieilles idées : les luttes à la façon grecque ne sont plus possibles… Les hommes sont meilleurs ou plus timides… L’éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge… Ou peut-être une économie plus stable aura-t-elle réfréné les passions…

 

Il finissait par se considérer comme la part infime d’une vaste manœuvre des bleus. Sa tâche se limitait à prendre soin, autant qu’il le pouvait, de son confort personnel. Pour se distraire il pouvait se tourner les pouces et spéculer sur les pensées qui devaient agiter l’esprit des généraux. De même, il fit des exercices et passa en revue ; des exercices, et encore des exercices et des revues.

 

Les seuls ennemis qu’il vit furent quelques piquets de gardes le long de la rivière. Un lot de philosophes tannés par le soleil, qui, de temps à autre, tiraient philosophiquement sur les sentinelles des bleus. Quand on leur reprochait ceci plus tard ils exprimaient habituellement un profond regret, et juraient par tous les dieux que les coups étaient partis sans leur permission. Une nuit qu’il était de garde, l’adolescent s’entretint avec l’un d’entre eux par delà la rivière. Celui-ci était quelque peu en haillons, crachait habilement entre ses bottes, et possédait un grand fond d’assurance enfantine et ennuyeuse. En tant que personne l’adolescent le trouvait sympathique.

 

– « Yankee, » lui avoua l’autre, « tu es le vrai modèle du bon garçon ».

 

Ce sentiment qui flotta vers lui à travers l’air tranquille, lui fit regretter la guerre pour un moment.

 

De nombreux vétérans lui racontaient des histoires. Quelques-uns parlaient de ces hordes moustachues et grises, qui, jurant sans arrêt et mâchant du tabac, avançaient avec une bravoure indicible ; de terribles et féroces corps de troupe qui se déplaçaient comme les Huns. D’autres parlaient d’hommes en haillons, toujours affamés qui tiraient des coups de feu désespérés. « Ils fonceraient à travers le feu, le souffre et l’enfer pour tenir quelque chose dans leur havresac, de pareils estomacs n’attendent pas longtemps », lui disait-on. Par ces histoires, l’adolescent imaginait leurs corps décharnés et rouges, saillant à travers les déchirures de leurs uniformes usés.

 

Toutefois, il ne pouvait croire tout à fait à ce que racontaient les vétérans, car les nouvelles recrues étaient leurs proies. Ils parlaient beaucoup de fumée, de feu et de sang. Mais il ne pouvait dire la part de mensonge qu’il y avait. Ils lui criaient avec insistance « bleusaille ! ». Il n’était pas raisonnable de leur faire confiance.

 

Cependant, il se rendait maintenant compte qu’il importait peu de connaître le genre de soldat avec qui on allait se battre du moment que l’on se battait ; un fait que personne ne peut contester. Il y avait un problème plus sérieux. Étendu sur sa paillasse, il y réfléchissait. Il essayait de se prouver mathématiquement qu’il ne déserterait pas le champ de bataille.

 

Auparavant il ne s’était jamais senti obligé de traiter la question d’une manière trop sérieuse. Au cours de sa vie il avait tenu certaines choses pour assurées, ne doutant jamais de sa foi quant au succès final, et s’inquiétant très peu des moyens pour y parvenir. Mais ici il était confronté à quelque chose d’important. Il lui paraissait subitement que peut-être lors d’une bataille il pourrait déserter. Il était forcé d’admettre que tant que la guerre n’était pas là, il n’en saurait rien.

 

À une époque suffisamment lointaine, il eut facilement écarté ce problème hors de sa conscience ; mais maintenant il se sentait contraint de l’examiner de façon sérieuse.

 

Une peur panique grandissait quelque peu en lui. Comme son imagination allait de l’avant au combat, il vit de hideuses perspectives. Il considéra les menaces à l’affût dans le futur, et faillit dans son courage à se voir debout au milieu d’elles. Il se rappela ses visions où la gloire lui était soumise ; mais à l’ombre de l’imminent tumulte, il les suspecta de n’être que d’impossibles rêves.

 

Vivement il se leva de sa paillasse, et commença à faire nerveusement les cent pas. « Mon Dieu qu’est-ce qui me prend ? » dit-il tout haut.

 

Il sentait que, dans cette crise, ses règles de vie étaient inutiles. Quoiqu’il put apprendre sur lui-même, ici c’était sans valeur ; il ne se reconnaissait plus… Il voyait bien qu’il était encore obligé de passer par l’expérience comme il le faisait dans sa prime jeunesse. Il devait accumuler les informations par lui-même ; et en attendant, il résolut de rester sur ses gardes au cas où ces choses, dont il ne savait rien, ne le mettent en disgrâce éternelle. « Mon Dieu ! » répétait-il désespéré.

 

Un moment plus tard le soldat de grande taille se glissa habilement par l’ouverture, suivit de la voix forte. Ils se querellaient bruyamment.

 

– « C’est très bien ! » dit l’échalas en entrant. Il secouait la main de manière expressive. « Tu peux me croire où pas, c’est juste comme tu veux. Tout ce que t’as à faire est de t’asseoir, de te tenir tranquille et d’attendre. Alors très bientôt tu sauras que j’avais raison ».

 

Son camarade grogna d’un air obstiné. Durant un moment il parut chercher quelque formidable réplique. Finalement, il dit : « Hé bien, tu ne peux pas savoir tout ce qui se passe n’est-ce pas ? »

 

– « Ai-je dit que je savais tout ? » répliqua l’autre d’un ton coupant. Et il commença de mettre divers articles bien enveloppés dans son sac à dos.

 

L’adolescent, mettant une pause à sa marche nerveuse, se mit à regarder la silhouette occupée de l’échalas. « C’est sûr qu’il y aura une bataille ici, Jim ? » demanda-t-il.

 

– « Bien sûr que oui ! » répondit l’autre. « Bien sûr que oui. T’as qu’à attendre demain, et tu verras l’une des plus grandes batailles qui fut jamais. T’as qu’à attendre. »

 

– « Tonnerre ! » dit l’adolescent.

 

– « Oh ! tu verras la bagarre cette fois mon garçon, tu verras ce que c’est qu’un combat complet et bien régulier », ajouta l’échalas, avec l’air d’un homme sur le point d’exhiber une bataille rien que pour le bénéfice d’instruire ses amis.

 

– « Peuh ! » dit le ténor depuis son coin.

 

– « Alors », insista l’adolescent, « cette histoire n’est pas une fausse alerte comme les autres ? »

 

– « Pas du tout, » répondit l’échalas exaspéré, « pas du tout ! La cavalerie n’est-elle pas toute partie ce matin ? » Il jeta des regards furieux autour de lui. Personne ne contesta ce fait. « La cavalerie est partie ce matin, » continua-t-il. « On dit qu’il n’en est guère resté dans le camp. Ils allaient à Richmond, ou quelque part par là ; tandis que nous, nous nous battrons avec les sudistes. C’est un retrait stratégique ou quelque chose comme ça. Le régiment a reçu des ordres aussi, c’est ce que m’a dit tout à l’heure un type qui les a vu arriver au QG. Et ils allument le feu à travers tout le camp : chacun peut le voir. »

 

– « Tu parles ! » dit la grosse voix.

 

L’adolescent resta silencieux un moment. Enfin, il s’adressa au soldat de grande taille : « Jim ! »

 

– « Quoi ? »

 

– « Comment penses-tu que le régiment va se comporter ? »

 

– « Oh ! ils se battront bien je crois, une fois qu’ils y seront, » dit l’autre d’un ton froid. Il sut utiliser la troisième personne avec finesse. « Il y a eut des tas de blagues qu’on leur a jeté dessus parce qu’ils sont novices, bien sûr et tout ça ; mais je crois qu’ils se battront bien. »

 

– « Penses-tu qu’il y aura des déserteurs ? » insista l’adolescent.

 

– « Oh ! il y aura peut-être quelques-uns d’entre eux qui fuiront, il y en a de ces types dans chaque régiment, spécialement quand ils vont au feu pour la première fois » dit l’autre de manière indulgente. « Bien sûr il peut arriver que tout le bazar se défile, si une grande bataille tombe dès le début, et alors il faudra à nouveau rester pour se battre comme à l’entraînement. Mais on n’est jamais sûr d’avance. Bien qu’ils n’aient jamais été sous le feu encore, et qu’il soit improbable qu’ils battent toute l’armée rebelle d’un seul coup, dès la première rencontre, je pense qu’ils se battront mieux que certains, même si c’est pire que d’autres. C’est ainsi que je me figure la chose. Ils appellent le régiment « bleusaille » et tout ça, mais les gens ont de la valeur ; et la plupart d’entre eux se battront comme des diables, dès qu’on se sera mis à tirer », ajouta-t-il avec un grand accent de fierté sur les derniers mots.

 

– « Oh ! tu crois savoir… », commença le stentor avec mépris.

 

L’autre se retourna vers lui avec une vivacité de bête féroce. Ils eurent une rapide altercation, au cours de laquelle ils se collèrent l’un à l’autre d’étranges épithètes.

 

À la fin l’adolescent les interrompit : « As-tu jamais pensé que toi-même tu déserterais, Jim ? », demanda-t-il. En terminant la phrase il rit comme s’il avait voulu dire une plaisanterie. De même, la voix forte se mit à ricaner.

 

L’échalas secoua la main : « Hé bien, » dit-il d’un ton pénétré, « j’avais pensé que ça allait chauffer pour Jim Conklin dans l’une de ces grandes mêlées ; et si tout un tas de gars allait se mettre à fuir, hé bien je suppose que je me serais tiré. Et si une fois je me mets à courir, je courrai comme le diable, y a pas d’erreur ! Mais si tout le monde tient le coup et se bat, hé bien ! je tiendrai le coup et je me battrai. Je le ferai que diable ! Je parierais là-dessus. »

 

– « Ha ! » dit le ténor.

 

Le jeune héros de cette histoire ressentit de la gratitude pour les paroles de son camarade. Il avait eu peur que tous les hommes inexpérimentés comme lui ne possédassent une grande et ferme confiance en soi. Dans une certaine mesure, il était maintenant rassuré.

 

CHAPITRE DEUXIÈME

 

Le lendemain matin l’adolescent découvrait que son grand camarade avait été le messager hâtif d’une erreur. Il y eut beaucoup de moqueries sur ce dernier de la part de ceux qui, hier, étaient les fermes adhérents de ses vues ; il y avait même quelque mépris ironique de la part de ceux qui n’avaient jamais cru à la rumeur. L’échalas se battit avec un homme de Chatfield Corners et lui donna une sévère raclée.

 

L’adolescent sentait, toutefois, que son problème demeurait entier. Au contraire, il se prolongeait de manière irritante. Cette histoire avait fait naître en lui un grand intérêt pour soi. Maintenant avec cette question nouvelle sur la conscience, il était acculé à revenir à sa vieille considération de n’être qu’une part de la vaste manœuvre des bleus.

 

Pendant des jours, il fit d’incessants calculs, mais ils étaient tous diantrement peu satisfaisants. Il trouvait qu’il ne pouvait rien établir de sûr. Il conclut finalement que le seul moyen de se donner une preuve était d’aller au feu, et alors, de voir, métaphoriquement, ses jambes découvrir leur mérite ou leur blâme. Il admettait à contrecœur qu’il ne pouvait s’asseoir tranquillement et tirer une réponse par la réflexion, comme pour un calcul mental. Pour avoir cette réponse, il devait passer par le risque, le sang et le feu, qui sont comme ces ingrédients nécessaires au chimiste pour ses tests dangereux. Dans l’attente, il se rongeait les sangs.

 

En attendant, il essayait continuellement d’estimer sa valeur relativement à ses camarades. L’échalas lui donnait un peu de confiance en tout cas. Le sang-froid et la sérénité de cet homme le rassuraient dans une certaine mesure ; car il le connaissait depuis l’enfance, et de cette intime connaissance il ne voyait pas comment il pourrait faire quoique ce soit, dont il ne serait pas capable, lui. Pourtant il pensa que son camarade, lui, pouvait se tromper sur son compte. D'autre part, il pouvait être un homme destiné jusque-là à rester obscur et en paix, alors qu’en réalité il était fait pour briller au champ de bataille.

 

L’adolescent aurait voulu découvrir quelqu’un d’autre qui doutât de lui-même. C’eût été une joie pour lui de trouver une autre pensée intime qui sympathiserait avec la sienne.

 

Il essayait parfois de sonder ses camarades avec des questions pièges. Il chercha à trouver des hommes dans l’état d’âme appropriée. Toutes ses tentatives pour amener ne serait-ce qu’une phrase qui ressemblerait de manière ou d’une autre à la sorte de confession du doute qu’il avait intimement reconnu en lui-même, échouèrent. Il avait peur de faire l’aveu direct de son inquiétude, craignant de mettre quelque confident sans scrupule au niveau d’une grande intimité, ce qui lui permettrait de le tourner en ridicule.

 

En accord avec sa détresse, sa pensée oscillait entre deux opinions à l’égard de ses camarades. Quelques fois il inclinait à croire qu’ils étaient tous des héros. En fait, à part lui, il admettait souvent un meilleur développement de ces hautes qualités chez les autres. Il pouvait concevoir que les hommes allassent de par le monde, insignifiants, portant en eux leur grand courage sans que cela parût ; et quoiqu’il ait connu nombre de ses camarades depuis l’enfance, il commençait à craindre que son jugement sur eux ait été aveugle. Mais parfois, il dédaignait ces hypothèses, et se persuadait que tous ses compagnons s’inquiétaient et tremblaient au fond d’eux-mêmes.

 

Ces sentiments lui donnaient une sensation étrange en présence d’hommes qui parlaient de la prochaine bataille de manière excitée, comme d’un drame dont ils seraient sur le point d’être les témoins ; avec, sur leur visage, rien d’apparent, si ce n’est une grande impatience et une avide curiosité. Souvent il les soupçonnait d’être des menteurs.

 

Il ne laissait pas passer de pareilles pensées sans que généralement il ne se condamnât sévèrement. Parfois il s’assommait de reproches : s’étant lui-même convaincu de nombreux délits honteux contre les saints usages de la tradition.

 

Dans sa grande anxiété, son cœur tempêtait contre cette lenteur des généraux qu’il considérait comme intolérable. Ils paraissaient contents de percher tranquillement sur les berges de la rivière, le laissant ployer tout seul sous le poids d’un grand problème. Il le voulait immédiatement résoudre. Il ne pouvait plus supporter un tel poids, se disait-il. Quelquefois sa colère contre les chefs atteignait l’aigu, et il murmurait avec fureur par tout le camp comme un ancien.

 

Un matin cependant, il se retrouva dans les rangs de son régiment prêt à partir. Les hommes murmuraient des opinions et répétaient de vieilles rumeurs. Dans les ténèbres qui les enveloppaient juste avant l’aube, leurs uniformes brillaient d’une légère teinte pourprée et sombre. Par delà la rivière, les yeux rouges des feux de camp ennemis veillaient toujours.

 

Dans le ciel à l’orient, il y avait une large bande jaune, mise comme un tapis sous les pieds du soleil qui se levait ; et tout contre elle, noire, bien dessinée comme un modèle, dominait la gigantesque silhouette du colonel sur son grand cheval.

 

Dans les ténèbres on entendait le bruit des pas. L’adolescent pouvait parfois voir des ombres denses qui se mouvaient en formes monstrueuses. Le régiment fit une halte qui parut longue. L’adolescent s’impatientait. C’était intolérable la façon dont ces affaires étaient menées. Il se demanda combien de temps ils seraient tenus d’attendre.

 

Alors qu’il regardait pensivement les ténèbres inquiétantes qui l’environnaient il se mit à croire qu’à tout moment l’espace menaçant qui les séparait de l’ennemi pouvait prendre feu ; et le tonnerre roulant d’un engagement parvenait déjà à ses oreilles. Et comme il regardait les points rouges par delà la rivière, il les imagina grandir, comme les orbes d’une rangé de dragons qui avançaient. Se tournant vers le colonel il le vit qui levait sa grande main pour lisser calmement sa moustache.

 

Enfin, il entendit, venant de la route au pied de la colline, le claquement de sabots d’un cheval au galop. Il se pourrait que cela soit l’arrivée des ordres. Il se pencha vers l’avant, respirant à peine. Le claquement excité, à mesure qu’il devenait plus fort, paraissait rouler sur son cœur. À présent le cavalier, dont l’équipement tintait fort, tirait sur les rênes de son cheval juste devant le colonel du régiment. Les deux hommes tinrent une conversation brève et sèche. Aux rangs les plus avancés, les hommes étiraient le cou pour mieux entendre.

 

Alors qu’il venait de tourner bride et s’en allait au galop, le cavalier se retourna pour crier par-dessus l’épaule : « N’oubliez pas la boîte à cigares ! » Pour toute réponse le colonel eut un murmure. L’adolescent se demanda ce qu’une boîte à cigares avait à voir avec la guerre.

 

Un moment plus tard, le régiment, monstre mouvant qui serpentait sur d’innombrables pattes, s’en allait glissant à travers les ténèbres. L’air était lourd, froid et encore chargé d’humidité. La masse d’herbe mouillée qu’on piétinait crissait comme de la soie.

 

Par moments des éclairs et des lueurs métalliques apparaissaient sur le dos de ces énormes corps qui rampaient comme des reptiles. Des craquements et des grognements parvenaient de la route, comme si quelques fusils réfractaires étaient traînés le long du chemin.

 

Les hommes trébuchaient dans leur marche, spéculant toujours à voix basse. Le débat faiblissait. Un homme tomba, et comme il tentait d’atteindre son fusil un camarade qui ne l’avait pas vu, lui piétina la main. La victime dont les doigts furent écrasés jura haut et fort. Un rire bas et étouffé couru parmi ses camarades.

 

Maintenant ils prenaient une grande route et avançaient plus aisément, à grands pas. La masse sombre d’un régiment marchait devant eux, et à l’arrière leur parvenait le tintement des équipements portés par les hommes qui avançaient.

 

Derrière eux l’or jaillissant du jour.

 

Quand enfin les rayons du soleil tombèrent avec douceur et plénitude sur la terre, l’adolescent vit le paysage strié de deux longues colonnes maigres et noires, qui, vers l’avant disparaissaient dans le versant d’une colline, et vers l’arrière dans la forêt. Elles ressemblaient, ces colonnes, à deux serpents qui rampaient hors des cavernes de la nuit.

 

La rivière n’était plus visible. Le soldat de haute taille se mit soudain à louer ce qu’il pensait être son pouvoir de prédiction : « Je vous l’avais bien dit n’est-ce pas ? »

 

Quelques-uns de ses compagnons s’écriaient avec force qu’eux aussi ils avaient affirmé la même chose, et ils se félicitèrent réciproquement sur cela. Mais d’autres disaient que le plan de l’échalas n’était pas du tout le vrai. Ils persistaient à croire d’autres hypothèses. Il y eut une vigoureuse discussion.

 

L’adolescent n’y prit aucune part. Comme il avançait à l’écart de ses camarades en rang, il reprit son éternel débat avec lui-même. Il ne pouvait s’empêcher de s’y lover. Découragé et sombre, il jetait des coups d’œils inquiets autour de lui. À mesure qu’ils avançaient, il regardait devant lui, s’attendant à tout instant à entendre le crépitement des coups de feu.

 

Mais le long serpent rampait doucement de colline en colline sans le moindre coup de feu ni la moindre fumée. Sur la droite flottait un nuage de poussière aux teintes terreuses, le ciel au dessus était d’un bleu féerique.

 

L’adolescent examinait le visage de ses compagnons, toujours à guetter la moindre manifestation de faiblesse similaire à la sienne. Mais il fut vivement désappointé. Une vivacité dans l’air qui faisait que les vétérans menaient la marche avec allégresse, presque en chantant, passa au régiment des novices. Les hommes se mirent à parler de victoire comme d’une chose familière. De même, l’échalas fut confirmé dans ses estimations : on allait certainement contourner l’ennemi par l’arrière. On exprima de la pitié pour cette part de l’armée qui se trouvait sur le bord de la rivière, se félicitant de faire partie des invités indésirables qui vont leur tomber dessus comme la foudre.

 

L’adolescent, qui se considérait à part, fût attristé par les paroles insouciantes et gaies qui volaient entre tous les rangs. Les farceurs de la compagnie firent tous de leur mieux. Le régiment marchait sur le ton de la rigolade.

 

L’effronté soldat à la voix de stentor faisait fréquemment se convulser de rire des lignes entières, avec ses mordants sarcasmes dirigés sur l’échalas.

 

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que les soldats parussent oublier leur mission : des brigades entières et des régiments entiers riaient à l’unisson.

 

Un soldat un peu gros tenta de voler un cheval devant le portail d’une cour. Il entendait lui faire porter son sac à dos. Il filait avec son butin, quand une jeune fille surgit de la maison et agrippa la crinière du cheval. Une lutte s’ensuivit : la jeune fille, les joues roses, l’œil enflammé, tint bon comme la statue même du courage.

 

Les hommes du régiment qui observaient au repos au bord de la route, se mirent aussitôt à hurler d’excitation ; ils étaient pour la jeune fille de tout leur cœur. L’attention des hommes fut si absorbée par cette altercation qu’ils en oubliaient leur grande guerre. Ils se moquaient du soldat qui voulait faire le pirate, et attiraient l’attention sur les multiples défauts de sa personne. Ils soutenaient la jeune fille avec un enthousiasme sauvage.

 

De loin, on jetait quelques conseils hardis à la fille : « Tape dessus avec un bâton ! »

 

Quand il battit en retraite sans le cheval on l’arrosa d’un caquetage moqueur et de sifflets humiliants. Le régiment se réjouissait de sa défaite. De bruyantes félicitations furent hurlées en direction de la demoiselle, qui, essoufflée, continuait à regarder les troupes avec défi.

 

À la tombée de la nuit, la colonne se dispersa, formant des régiments qui campèrent dans les champs. Comme d’étranges plantes, les tentes jaillissaient, et les feux de camp, comme de singulières floraisons rouges, pointèrent dans la nuit.

 

L’adolescent évitait de s’adresser à ses compagnons, autant que le permettaient les circonstances. Le soir il fit quelques pas dans les ténèbres. À courte distance, tous ces feux, avec la silhouette noire des hommes qui allaient et venaient devant ces lueurs pourpres, donnaient une atmosphère étrange et satanique.

 

Il s’étendit sur l’herbe, dont les feuilles se pressaient tendrement contre sa joue. Accrochée sur un arbre, la lune brillait comme une lampe. Le fluide paisible de la nuit tranquille qui l’enveloppa lui inspirait une grande pitié pour lui-même. Il y avait une caresse dans la douce brise ; et toute cette ténèbre mélancolique, pensa-t-il, sympathisait avec sa détresse.

 

Sans réserve, il souhaita être à nouveau chez lui, faisant les allées et venues sans fin entre la maison, la grange et les champs. Il se souvint avoir fréquemment juré contre la vache pie et ses compagnes, quelquefois il avait jeté le banc à traire avec violence. Mais, à présent, son point de vue avait changé : un halo de bonheur entourait chacune de leurs têtes, et il aurait sacrifié tous les gallons du monde pour la possibilité de leur revenir. Il se disait n’avoir pas été formé pour être soldat. Et il s’attardait sérieusement à considérer les différences radicales qu’il y avait entre lui et ces hommes qui s’agitaient autour du feu comme autant de petits diables.

 

Alors qu’il ruminait ces pensées, il entendit l’herbe craquer ; et en tournant la tête, il vit le soldat à la voix de stentor. Il l’interpella : « Hé Wilson ! »

 

Ce dernier, s’approchant, se pencha sur lui pour le regarder de plus près :

 

– « Hé bien, salut Henri, est-ce toi ? Que fais-tu là ? »

 

– « Oh ! je pense, » dit l’adolescent.

 

L’autre s’assit et alluma une pipe avec soin :

 

– « T’as le cafard mon gars. Tu regardes comme si t’espionnais furieusement. Que diable te prend-t-il ? »

 

– « Oh ! rien, » dit l’adolescent.

 

La voix de stentor lança alors la discussion autour du combat à venir :

 

– « Oh ! on les a maintenant ! » Comme il parlait, son visage enfantin se tordait en un joyeux sourire, et sa voix portait des accents exaltés. « Oh ! on les a maintenant. Par les foudres éternelles, on les battra à plate couture ! »

 

– « À la vérité, » ajouta-t-il d’un ton plus sobre, « ils nous ont battus à chaque rencontre jusqu’à maintenant ; mais cette fois… cette fois on les battra ! »

 

– « Je pensais que tu étais contre cette marche, il y a quelque temps » dit l’adolescent avec détachement.

 

– « Oh, ce n’était pas ça » expliqua l’autre. « Je n’ai rien contre la marche s’il y a combat à la fin. Ce que je déteste c’est d’être déplacé ici et là sans que rien de bon n’en sorte, comme je le vois jusqu’à présent, à part des pieds meurtris et une ration diminuée. Hé bien ! Cette fois, Jim Conklin dit qu’on va avoir plein de combats. Je pense qu’il a raison pour une fois, quoique je ne voie pas comment ça va arriver. Cette fois, nous y serons dans une grande bataille, et nous en tiendrons le bon bout, c’est sûr et certain. Mazette ! Comment qu’on va les rosser ! »

 

Excité, il se leva et commença d’aller et venir. La chaleur de son enthousiasme rendait son pas souple. Il était plein d’entrain, d’énergie, et sa foi au succès l’enflammait. Il voyait nettement le futur avec un regard fier, et jurait à la façon d’un vieux soldat.

 

L’adolescent le regarda un moment en silence. Quand il parla sa voix était amère comme le fiel : « Ah, tu vas faire de grandes prouesses, je suppose ! »

 

Le stentor, pensif, souffla un nuage de fumée de sa pipe.

 

– « Oh ! Je ne sais pas ! », remarqua-t-il avec dignité. « Je ne sais pas. Je suppose faire aussi bien que les autres. J’essayerai de bien me battre comme la foudre. » Il se complimentait évidemment par cette affirmation modeste.

 

– « Comment sais-tu que tu ne vas pas fuir quand le moment viendra ? » demanda l’adolescent.

 

– « Fuir ? » dit le stentor, « fuir ?… bien sûr que non ! » il se mit à rire.

 

– « Bien sûr », poursuivit l’adolescent « pas mal de bons gars avaient pensé faire de grandes choses avant le combat, mais quand vint le moment, ils détalèrent comme des lapins. »

 

– « Oh ! c’est tout à fait vrai, je suppose », répliqua l’autre, « mais je ne vais pas détaler comme un lapin. L’homme qui pariera sur ma fuite perdra son argent, c’est tout. » Il secouait la tête avec assurance.

 

– « Oh ! ça va ! » dit l’adolescent « tu n’es pas le plus brave des hommes n’est-ce pas ? »

 

– « Non, je ne le suis pas », s’exclama le stentor avec indignation. « Et je n’ai pas dit que j’étais le plus brave des hommes non plus. J’ai dit que j’allais prendre ma part des combats… c’est ce que j’ai dit. Et je le pense ! Qui es-tu après tout ? Tu parles comme si tu te prenais pour Napoléon Bonaparte. » Un moment il fixa un regard furieux sur l’adolescent et s’en alla à grands pas.

 

Celui-ci cria avec véhémence après son camarade : « Hé bien tu n’as pas besoin de t’affoler pour ça ! » Mais l’autre continua son chemin sans répondre.

 

Quand son camarade blessé dans son amour propre eut disparu, il se sentit plus seul au milieu des champs. Son échec à trouver la moindre ressemblance de points de vue entre eux, le rendit encore plus misérable qu’auparavant. Nul ne semblait se débattre avec un problème personnel aussi effrayant. Il se sentait moralement exilé.

 

L’adolescent rentra lentement dans sa tente et s’étendit sur la couverture à côté de l’échalas qui ronflait. Dans les ténèbres il vit la peur dotée d’innombrables bouches qui murmuraient sans arrêt dans son dos pour qu’il déserte, tandis que les autres feraient leur devoir pour leur pays avec sang-froid. Il admettait son incapacité à faire face à ce monstre. Il sentait que chacun des nerfs de son corps écouterait ces voix, alors que les autres hommes resteraient impassibles et sourds.

 

Et tandis qu’il transpirait sous ces pensées douloureuses, il entendait ces phrases, tranquillement dites à voix basse : « Je parie cinq »… « Je monte à six »… « Sept »… « Sept je passe »…

 

Il contempla le reflet rouge et tremblant d’un feu sur la façade blanche de sa tente, jusqu’à ce que, rendu malade et épuisé par la monotonie de sa souffrance, il s’endormit.

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

La nuit suivante les colonnes, comme des lignes pourpres, traversaient deux pontons. Un brasier intense donnait à la rivière des teintes vineuses. Ses rayons, se répercutant sur la masse mouvante des troupes, jetaient ça et là de brefs éclairs d’or et d’argent. Au dessus de l’autre rive, une sombre et mystérieuse rangée de collines s’incurvait tout contre le ciel. La nuit solennelle et ses voix d’insectes, chantait.

 

Après cette traversée l’adolescent était convaincu qu’à tout moment ils pouvaient subir un assaut violent et soudain du fond de ces bois aux branches basses. Sur le qui-vive, il scruta les ténèbres.

 

Mais son régiment arriva sans heurt dans un campement, et les soldats dormirent du bon sommeil d’hommes harassés par la fatigue. Au matin il se remit en route avec une nouvelle vigueur, et l’on pressa le pas le long d’un chemin étroit qui menait tout droit au plus profond de la forêt.

 

C’est durant cette marche forcée que le régiment commença à donner quelques signes de lassitude : on désespérait de faire autre chose que marcher. Les hommes commençaient à compter les kilomètres sur les doigts, et ils se fatiguaient :

 

– « Des pieds meurtris et ces damnées rations diminuées, c’est tout ce qu’on gagne ! » dit la voix de stentor. On grognait et l’on transpirait. Un moment après, on commença à se délester de son sac à dos. Quelques-uns le jetaient au sol avec négligence ; d’autres le cachaient soigneusement avec la ferme intention de revenir le chercher en temps voulu. On se débarrassait des sous-vêtements trop chauds. À présent, on ne portait que les vêtements nécessaires, les couvertures, l’havresac, les gamelles, les armes et les munitions.

 

– « Tu peux manger, boire, dormir et tirer à l’aise maintenant ! » dit l’échalas à l’adolescent. « C’est tout ce dont t’as besoin. Qu’est-ce que tu veux… porter une auberge ? »

 

Il y eut un changement soudain. Le corps d’infanterie passa de la forme lourde imposée par le règlement à la forme vive et légère nécessitée par la pratique sur le terrain. Soulagé d’un grand poids le régiment recevait ainsi une nouvelle impulsion. Mais on avait perdu pas mal de bons sacs à dos et de sous-vêtements qui, après tout, étaient excellents.

 

Mais le régiment n’avait pas l’apparence de celui des vétérans, qui avait plutôt l’air de petits attroupements d’hommes. Quand ils arrivèrent pour la première fois sur le champ de bataille, des vétérans qui passaient sans but apparent, remarquèrent la longueur de leur colonne et les interpellèrent ainsi :

 

– « Hé les gars, quelle est cette brigade ? »

 

Et quand on leur répondit que c’était là un régiment et non une brigade, les anciens se mirent à rire en disant : « Mon Dieu ! »

 

De même, les casquettes étaient quelque peu identiques. L’état des casquettes d’un régiment devrait proprement représenter l’histoire de la coiffure militaire au cours d’une période. Et de plus, en parlant des étendards leurs lettres d’or n’avaient pas encore subi la patine des ans ; ils étaient encore neufs et beaux, et le porte-drapeau nettoyait soigneusement leurs mats.

 

À présent, l’armée était à nouveau au repos, comme pour réfléchir. Les hommes respiraient l’odeur pacifique des pins. Un bruit monotone de coups de hache parcourait la forêt, et les insectes somnolents sur leurs perchoirs chantonnaient comme de vieilles femmes. L’adolescent reprit sa vieille idée de vaste manœuvre d’entraînement des bleus.

 

Pourtant, par une aube grise, il fut poussé au pied par l’échalas ; alors, avant qu’il ne fût tout à fait éveillé, il se retrouva à courir en bas d’un chemin boisé, au milieu d’hommes essoufflés par la course. Sa gamelle lui battait rythmiquement la cuisse, et son havresac rebondissait mollement sur son dos ; tandis que le mousqueton sautait un peu plus haut que l’épaule, et rendait incertaine la position de son képi sur sa tête.

 

Il pouvait entendre les hommes souffler ces phrases entrecoupées : « Dis… à propos de quoi… tout ça ? » ; « pourquoi mille tonnerres est-ce… nous… fuyons… ainsi ? » ; « Billie… écarte-toi de mon chemin… tu cours… comme une vache ! » On pouvait entendre la voix aiguë du stentor : « Pourquoi diable court-on comme ça ? »

 

L’adolescent pensa que le brouillard humide du matin avait disparu sous la ruée furieuse d’un grand corps de troupe. On entendit soudain une lointaine salve de coups de feu.

 

Il perdit la tête. Alors qu’il courait avec ses camarades, il essaya avec fermeté de réfléchir, mais tout ce qu’il sut, était que s’il tombait, ceux qui arrivaient derrière le piétineraient. Toutes ses facultés se limitaient à le conduire et à passer les obstacles. Il se sentait comme entraîné par une foule.

 

Le soleil se leva versant sa lumière, et un par un les régiments jaillissaient devant le regard comme si la terre venait d’enfanter ces hommes armés. L’adolescent sentait que le moment était venu. Il allait enfin se connaître. Un moment il se sentit tout petit face à la grande épreuve, et la chair qui recouvrait son sein parut très mince. Il trouva le temps de regarder autour de lui pour faire ses estimations.

 

Mais il sut à l’instant qu’il lui serait impossible de déserter le régiment : de toute part celui-ci l’enfermait. Et les lois d’airain de la justice et de la tradition l’encerclaient. Il se trouvait dans une cage mouvante.

 

Prendre conscience de ce fait lui fit comprendre qu’il n’avait jamais désiré partir à la guerre. Il ne s’était pas engagé de sa propre volonté. Il fut entraîné par un gouvernement cruel. Et maintenant ils l’emmenaient au massacre.

 

Le régiment glissa le long d’une berge, et, à moitié immergé, traversa un petit ruisseau. L’eau coulait avec une lenteur de deuil, et couvertes d’ombres noires, quelques bulles blanches semblaient fixer les hommes comme des pupilles.

 

Tandis qu’ils grimpaient une colline plus loin, l’artillerie commença de tonner. Là, alors qu’il sentait l’impulsion d’une curiosité soudaine, l’adolescent oublia ses préoccupations. Il remonta la berge presque à quatre pattes, avec une vivacité que n’égalerait pas celle d’un homme assoiffé de sang.

 

Il s’attendait à une scène de bataille.

 

Il y avait quelques petits terrains complètement bordés par la forêt. Éparpillés sur l’herbe et derrière les troncs d’arbres, il pouvait voir des groupes, et les lignes mouvantes des avant-postes qui couraient çà et là, tirant des salves à travers champs. Une ligne de bataille sombre s’étendait dans une clairière baignée de soleil et pleine de reflets orange. Un étendard flottait.

 

D’autres régiments pataugeaient le long de la berge. La brigade se formait en ligne de bataille, et après une pause, avança lentement à travers bois, derrière des avants postes bien abrités ; qui se confondaient constamment avec le paysage pour réapparaître plus en avant.

 

Constamment occupés comme des bourdons, ils étaient profondément absorbés par leurs échauffourées.

 

L’adolescent essayait de tout observer. Il ne faisait aucune attention pour éviter les arbres ni les branches, et se heurtait constamment les pieds contre les pierres, s’accrochait à la bruyère. Il prenait conscience que ces bataillons avec leur tumulte, striaient d’un rouge criard la douce toile du paysage verdoyant. Ce n’était pas le bon endroit pour un champ de bataille.

 

Les avants postes en action le fascinaient. Leurs tirs dans les buissons et sur les arbres qui dominaient au loin, lui parlaient de tragédies… secrètes, mystérieuses, solennelles.

 

La ligne du régiment arriva sur le corps d’un soldat tué. Couché sur le dos il fixait le ciel. Il portait une tenue bizarre de couleur brun jaune. L’adolescent pouvait voir que les semelles de ses bottes étaient si usées qu’elles avaient la minceur d’une feuille de papier ; et le pied du mort saillait piteusement par l’ouverture béante de l’une d’entre elles. Comme si le destin trahissait le soldat : dans la mort il exposait à ses ennemis cette pauvreté que, vivant, il eut peut-être caché à ses amis mêmes.

 

Les rangs s’ouvraient discrètement pour éviter le cadavre. L’homme mort devenait invulnérable et forçait le respect. L’adolescent fixa intensément le visage au teint de cendre. Le vent souleva la barbe fauve. Elle remuait comme si une main la caressait. Un vague désir le poussait à tourner encore et encore autour du cadavre pour voir : désir inconscient de l’homme qui essaye de lire dans les yeux morts la réponse à la grande question.

 

Très vite l’ardeur acquise par l’adolescent pendant la marche, quand le champ de bataille n’était pas en vue, s’évanouit. Aisément sa curiosité fut tout à fait satisfaite. Si une intense bagarre l’avait pris dans ses secousses furieuses au moment où il parvenait au sommet de la berge, il se fut jeté dans la mêlée en rugissant. Ce progrès sur la Nature était trop simple. Il avait la possibilité de réfléchir. Il avait tout le temps de s’interroger sur soi, et d’essayer de mettre ses sentiments à l’épreuve.

 

Des idées absurdes l’envahirent. Il pensa ne pas aimer le paysage. Il était menaçant. Il eut froid dans le dos ; et c’est vrai que son pantalon ne paraissait pas du tout convenir à ses jambes.

 

Une maison paisible, debout dans les champs lointains, prenait pour lui un air menaçant. L’ombre des bois était effrayante. Il était certain que ce décor abritait des êtres aux regards féroces. Une pensée lui traversa l’esprit que les généraux ne savaient pas très bien ce qu’ils faisaient. Tout ça était un piège. Des canons de fusils pouvaient subitement jaillir de ces bois proches. Et derrière, des brigades d’airain apparaîtraient. Ils allaient tous être sacrifiés. Les généraux sont stupides. L’ennemi n’allait faire qu’une bouchée de tout le front. Il regarda intensément autour de lui, s’attendant à voir l’approche sournoise de sa propre mort.

 

Il pensa devoir sortir des rangs pour haranguer ses camarades. Ils ne devaient pas tous être abattus comme des moutons ; et il était sûr que c’est ce qui arriverait : à moins qu’ils ne prennent conscience du danger. Les généraux étaient des idiots, ils les envoyaient droit dans une souricière. Mais il n’y avait, dans tout le corps de troupe, que ses yeux pour le voir. Il aurait voulu s’avancer et faire un discours. Des paroles vibrantes et passionnées lui vinrent à la bouche.

 

La ligne du régiment, fragmentée par le relief du terrain, avançait calmement à travers champs et bois. L’adolescent regardait les hommes les plus proches de lui, et vit, chez la plupart, des expressions profondément intéressées : comme si quelque chose accaparait toute leur attention. Quelques-uns marchaient avec des airs de bravoure exagérés, comme s’ils étaient déjà plongés dans la guerre. D’autres semblaient marcher sur des œufs. Et la plupart de ces hommes, qui n’avaient pas encore connu l’épreuve du feu, avaient l’air tranquille et absorbé. Ils allaient voir la guerre de près… La guerre : la créature rouge, le dieu buveur de sang. Oui ils avaient l’air profondément absorbé durant la marche.

 

En regardant autour de lui l’adolescent ravala ses cris. Il voyait bien que même si les hommes tremblaient de peur, ils riraient de sa mise en garde. On se moquerait de lui, et, si possible, on le lapiderait. En admettant qu’il fasse erreur, une frénétique déclamation de ce genre le rendrait ridicule.

 

Alors, il assuma l’air de quelqu’un qui seul est condamné à porter le fardeau d’une responsabilité inavouable. Il marchait avec lenteur en jetant des regards tragiques au ciel.

 

Le jeune lieutenant de sa compagnie le surprit en le battant avec le plat de son épée, n’y allant pas de main morte, et lui criant à haute et insolente voix :

 

– « Allez jeune homme, rentre dans les rangs ! Personne ne se défile ici ».

 

L’adolescent se hâta de remettre son pas au rythme voulu. Et il haït le lieutenant qui ne savait pas estimer les beaux esprits : ce n’était qu’une simple brute.

 

Un moment plus tard, la brigade fit halte dans une forêt dont la lumière douce rappelait celle d’une cathédrale. Les postes avancés étaient toujours très occupés par leurs escarmouches. À travers les ailes de la forêt, on pouvait voir la fumée de leurs fusils qui flottait. Par moments elle montait en une petite bouffée blanche et compacte comme un ballon.

 

Durant cette halte de nombreux soldats du régiment se mirent à ériger devant eux de petits monticules. Ils utilisaient des pierres, des branches, de la terre, et tout ce qu’ils croyaient pouvoir détourner une balle. Quelques un en bâtissaient de relativement grands, alors que d’autres paraissaient se contenter d’abris plus modestes.

 

Cette activité provoqua un débat parmi les hommes. Quelques-uns voulaient se battre en duellistes, pensant qu’il était plus correct de se mettre debout et de se donner ainsi pour cible des pieds à la tête. Ils affirmaient mépriser l’appareillage des prudents. Mais les autres s’en moquaient en montrant du doigt les anciens sur les ailes, qui creusaient le sol comme des Terriers. En un moment une véritable barricade s’érigea sur tout le front du régiment. Pourtant l’instant d’après on donna l’ordre de se retirer de l’endroit.

 

Ce qui étonna fort l’adolescent. Il oubliait ses bouillonnements de colère sur l’avancée des troupes :

 

– « Hé bien, alors pourquoi nous ont-ils fait marcher jusqu’ici ? » demanda-t-il à l’échalas. Ce dernier commença une longue explication avec une calme confiance, malgré qu’il fût contraint d’abandonner la petite protection de débris et de pierres, pour laquelle il dépensa tant d’art et d’attention.

 

Quand le régiment s’éloigna vers une autre position, le soin que tout homme se doit pour sa survie fit naître une autre ligne de tranchées ; et ils prirent leur déjeuner derrière une troisième. On les déplaça encore de celle-ci. On les faisait marcher d’un endroit à un autre sans but apparent.

 

On avait appris à l’adolescent qu’un homme devenait autre dans la bataille. Dans un tel changement, il voyait son salut. Depuis, l’attente fut pour lui une dure épreuve. Il était dans une impatience fiévreuse. Il considéra que tout ceci dénotait un manque de décision de la part des généraux. Il s’en plaignit au soldat de grande taille :

 

– « Je ne peux supporter ça plus longtemps » s’écria-t-il. « Qu’est-ce qu’on gagne à nous exténuer les jambes pour rien. »

 

Il souhaitait revenir au camp, puisque cette affaire n’était qu’une manœuvre des bleus ; ou alors qu’on aille au combat, et il saurait qu’il était idiot de douter de sa valeur, et qu’en vérité il était digne du courage de ses pères. Il trouvait intolérable la tension qu’il subissait dans les circonstances présentes.

 

L’échalas, en bon philosophe, prit un morceau de porc et de biscuit sec, et l’avala de manière nonchalante :

 

– « Oh, je suppose qu’on doit faire des reconnaissances dans le pays, juste pour les tenir à distance ou pour les envelopper, ou quelque chose dans ce genre ».

 

– « Ha ! » dit la voix de stentor.

 

– « Hé bien ! » s’écria l’adolescent, toujours agité. « Je ferais n’importe quoi, plutôt que de me balader tout le jour dans le pays, ne faisant rien de bon, juste pour nous crever de fatigue. »

 

– « Et moi donc ! » dit la voix de stentor. « Ce n’est pas juste. Je vais vous dire, si quelqu’un de sensé dirigeait cette armée, il… »

 

– « Oh ! la ferme ! » rugit l’échalas. « Tu n’es qu’un petit idiot, un maudit gamin. Tu n’as pas encore porté cette tenue depuis six mois, et tu parles comme si… »

 

– « Hé bien, j’veux me battre de toute façon » interrompit l’autre. « Je ne suis pas venu ici pour me promener. Si je l’avais voulu, j’aurais pu le faire chez moi autour de la grange. »

 

L’échalas, le visage cramoisi avala un autre morceau comme s’il prenait du poison par désespoir.

 

Mais graduellement, à mesure qu’il mâchait, son visage retrouvait à nouveau le calme et le contentement. Il ne pouvait éclater en de furieux arguments avec de tels morceaux à la bouche. Durant ses repas il avait toujours un air contemplatif, comme s’il bénissait la nourriture qu’il avalait ; alors, son esprit paraissait communier avec elle.

 

Avec un grand sang-froid, il acceptait le nouvel environnement, ainsi que la situation qui en découlait, prenant de la nourriture de son havresac à chaque occasion. Au cours de la marche, il avançait avec le pas d’un chasseur, ne faisant d’objection ni pour l’allure, ni pour la distance parcourue. Et il n’avait pas élevé la voix quand on lui donna l’ordre de quitter successivement les trois petits monticules de débris et de terre, dont chacun fut une prouesse technique qui eut mérité d’être dédiée à la mémoire d’un aïeul.

 

L’après-midi, le régiment avança sur le même terrain parcouru dans la matinée. Le paysage cessa alors d’être une menace pour l’adolescent. Il le sentait proche et lui devenait familier.

 

Quand ils commencèrent, pourtant, à passer dans une nouvelle région, ses craintes quant à l’incompétence et la stupidité de ses supérieurs l’assaillirent à nouveau ; mais cette fois il s’entêta à les laisser murmurer tant qu’elles voulaient. Il était occupé par son problème, et dans son désarroi il conclut que la stupidité des chefs n’avait aucune importance.

 

Il finit par penser qu’il lui serait préférable d’être tué d’un coup, et que ses ennuis prennent fin. De ce point de vue la mort n’était rien d’autre qu’un repos ; un moment il s’étonna qu’il eut dû faire tout cet extraordinaire tumulte à propos du simple fait d’être tué. Il serait mort et partirait dans quelque endroit où on le comprendrait. Il était inutile de s’attendre à ce qu’un homme comme le lieutenant appréciât la profondeur et la finesse de ses sentiments. C’est dans le tombeau qu’on le comprendrait enfin.

 

L’échange de tirs incessants des avants postes s’élargit en un long craquement sonore, à quoi se mêlaient de lointaines huées. Une batterie de canon tonnait.

 

Au même moment, l’adolescent pouvait voir courir les hommes de première ligne. Ils étaient poursuivis par des tirs de mousqueterie. Un moment après les flammèches brûlantes et meurtrières des fusils étaient visibles. Comme des fantômes en observation les nuages de fumée passaient avec lenteur et insolence au dessus du champ de bataille. Le bruit assourdissant monta crescendo, comme le rugissement d’un train qui arrive.

 

Une brigade devant eux sur la droite, se mit en action avec un fracas déchirant. Ce fut comme si elle avait elle-même explosé. Et tout de suite après, elle se tenait à distance derrière un long mur gris, qu’on devait regarder à deux fois pour s’assurer que c’était de la fumée.

 

L’adolescent, oubliant le net dessein de se faire tuer, regardait avec fascination, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, la scène qui se déroulait devant lui.

 

Il sentit subitement une main pesante et triste se poser sur son épaule. Sortant de son état d’observateur fasciné il se retourna et vit le soldat à la voix de stentor.

 

– « C’est ma première et dernière bataille mon vieux » dit ce dernier, avec un air très sombre. Il était très pâle et ses lèvres féminines tremblaient.

 

– « Hé ? » murmura l’adolescent avec un grand étonnement.

 

– « C’est ma première et dernière bataille mon vieux » poursuivit le stentor, « quelque chose me dit… »

 

– « Quoi ? »

 

– « Je suis cuit dès cette première fois et… et je… v… veux que tu prennes ces choses-là… à… mes… parents » finit-il dans tremblant soupir de pitié pour soi. Il tendit à l’adolescent un petit paquet emballé dans une enveloppe jaune.

 

– « Pourquoi, que diable… » commença l’adolescent à nouveau.

 

Mais l’autre lui jeta comme un regard d’outre-tombe, leva sa main molle de manière prophétique et se détourna.

 

CHAPITRE QUATRIÈME

 

La brigade était positionnée à la lisière d’un petit bois. Les hommes s’accroupirent parmi les arbres, en pointant leurs fusils inquiets vers les champs. Ils essayaient de voir à travers la fumée.

 

Derrière ce voile ils pouvaient voir des hommes courir. Quelques-uns faisaient des gestes et criaient des mises en garde en courant.

 

Les novices du régiment regardaient et écoutaient d’un air avide, tandis que leurs langues couraient dans un incessant bavardage autour de la bataille. Dans leurs bouches volaient les rumeurs surgies du néant…

 

– « On dit que Perry a été repoussé avec de grosses pertes… »

 

– « Oui Carott est à l’infirmerie. Il dit être malade. Ce joli lieutenant commande la compagnie G. Les gars disent qu’ils ne veulent plus être sous ses ordres, quitte à tous finir par déserter. Ils ont toujours su qu’il était… »

 

– « L’artillerie de Hannisses a été prise. »

 

– « C’est pas vrai non plus. J’ai vu l’artillerie de Hannisses plus loin sur la gauche, y a pas plus de quinze minutes. »

 

– « Hé bien… »

 

– « Le général dit qu’il va prendre les commandes de toute la 304e, quand on va entrer en action ; alors il dit qu’on se battra comme aucun régiment ne l’a fait. »

 

– « Il paraît qu’ils vont nous tomber dessus par la gauche. On dit que l’ennemi pousse nos lignes dans de sacrés marécages, et que l’artillerie de Hannisses a été prise. »

 

– « Rien de tout ça n’est vrai. L’artillerie de Hannisses était le long de ce côté il n’y a pas une minute. »

 

– « Le jeune Hasbrouk, il fait un très bon officier. Il ne craint rien. »

 

– « J’ai rencontré quelqu’un de la 148è, les gars du Maine, qui a vu sa brigade combattre toute l’armée rebelle pendant quatre heures entières, là-bas au croisement des routes, et tuer au moins cinq milles d’entre eux. Il dit qu’une autre bataille comme ça et s’en serait fini de la guerre. »

 

– « Bill aussi n’avait pas peur. Non-monsieur ! pas du tout ! Bill ne s’effraie pas facilement. Il est seulement toqué, c’est ce qu’il est. Quand ce type lui a marché sur la main, il s’est levé et dit qu’il était volontaire pour donner sa main pour son pays, mais qu’on lui coupe la langue s’il allait permettre à tout idiot de soldat embusqué de lui marcher dessus en silence sans rien dire. C’est pourquoi il est allé à l’infirmerie sans se soucier de combattre. Il avait trois doigts écrasés. Ce cher docteur a voulu les lui amputer, et Bill, il lança un terrifiant rugissement que j’ai entendu. C’est un type drôle. »

 

– « Écoutez ce que le vieux colonel, il dit les gars. Il dit qu’il abattra le premier qui fera volte-face pour s’enfuir. »

 

– « Il n’a qu’à essayer. Je voudrais bien le voir me tirer dessus. »

 

– « Il veut seulement voir par lui-même. Il ne parle pas pour ne rien dire. »

 

– « On dit que la division Perry leur est tombée dessus comme la foudre. »

 

– « Ed Williams, là-bas dans la compagnie A, il a vu les rebelles qui lâchaient toutes leurs armes et fuyaient en braillant quand on leur donnait un bon assaut dès le début. »

 

– « Hé diantre ! Ed Williams qu’est-ce qu’il en sait ? Depuis qu’on lui a tiré dessus quand il était de garde, il se défile des combats. »

 

– « Hé bien, il… »

 

– « Entendu les nouvelles les gars ? Corkright a écrasé toute l’aile droite des rebelles, et capturé deux divisions entières. Demain on passera par le plus court pour revenir à nos quartiers d’hiver. »

 

– « J’vous l’dis, j’ai été dans le secteur où se trouve l’aile droite de l’armée rebelle, et c’est la partie la plus dégueulasse de la ligne ennemie. C’est tout un mélange de collines, de maudits petits ruisseaux. Je parie ma chemise que Corkright ne les a jamais inquiétés là-bas. »

 

– « Hé bien c’est un fier combattant, et s’il y a quelqu’un qui peut les battre c’est lui. »

 

L’énorme vacarme issu des premières lignes enfla jusqu’à atteindre au niveau d’un terrifiant concert. L’adolescent et ses camarades restaient figés, en silence. Ils pouvaient voir un drapeau secoué avec rage dans la fumée. Tout près s’agitait la forme confuse des troupes. Un flot turbulent d’hommes arrivait à travers champs. Une batterie de canons changea de position dans un galop frénétique, éparpillant les soldats dispersés à gauche et à droite de son passage.

 

Un obus hurlant la mort passa par-dessus les têtes baissées des réservistes. Il atterrit dans le petit bois, et l’explosion souleva la terre en jetant une lueur rouge. Il y eut une petite averse d’aiguilles de pin.

 

Les balles commencèrent de siffler parmi les branches, et, se plantaient dans les troncs d’arbres. Des feuilles et de petites branches tombaient avec lenteur. C’était comme si un millier de haches minuscules et invisibles eussent été habilement utilisées. Beaucoup faisaient de brusques écarts en rentrant la tête.

 

Le lieutenant de la compagnie de l’adolescent fut touché à la main. Il lâcha de si formidables jurons que des rires nerveux coururent le long de la ligne du régiment. Les blasphèmes de l’officier paraissaient ne pas franchir la limite des convenances. Ce qui soulagea les sens tendus des novices. Comme si chez lui il se fut tapé sur les doigts avec un marteau. Il tint le membre blessé soigneusement éloigné de lui de manière à ce que le sang ne s’égouttât pas sur son pantalon.

 

Le capitaine de la compagnie, serrant son épée sous le bras, tira un mouchoir et serra avec la blessure du lieutenant. Ils discutèrent sur la façon de mettre le bandage.

 

À distance l’étendard s’agitait follement au milieu de la bataille. Il paraissait lutter pour se libérer d’une agonie. Les volutes de fumée étaient striées d’éclairs horizontaux.

 

De cet écran de fumée, des hommes émergèrent au pas de course. Leur nombre augmentait jusqu’à ce qu’on comprit que toute la ligne de front fuyait. Soudain le drapeau tomba comme s’il venait de mourir. Sa chute avait l’air d’un acte désespéré.

 

Des cris sauvages parvenaient de derrière l’écran de fumée. Le tableau en gris et rouge se transformait en une sorte de masse humaine qui galopait comme des chevaux sauvages.

 

Les régiments des anciens à droite et à gauche du 304e commencèrent immédiatement leurs moqueries. Au chant passionné des balles, et aux hululements perçants des obus, se mêlaient les sifflets moqueurs et les conseils facétieux concernant les abris sûrs.

 

Mais le régiment des novices, horrifié avait le souffle coupé.

 

– « Mon Dieu Saunders est enfoncé ! » souffla un homme à côté de l’adolescent. Ils se reculèrent et s’accroupirent comme s’ils étaient contraints de subir la vague.

 

L’adolescent jeta un regard rapide le long des rangs de son régiment. Les profils étaient immobiles, sculptés ; plus tard il se souvint que le sergent qui portait le drapeau se tenait debout les jambes écartées, comme s’il s’attendait à être renversé.

 

La masse des fuyards se jeta comme un tourbillon autour des flancs de l’armée. Ça et là des officiers exaspérés étaient entraînés comme des éclats de bois sur un courant. Ils frappaient autour d’eux de leurs épées, de leurs poings, assommant toute tête qu’ils pouvaient atteindre. Ils juraient comme des bandits de grands chemins.

 

Un officier à cheval manifesta la colère furieuse d’un enfant gâté. Tous les membres de son corps tremblaient de rage. Un autre, le commandant de la brigade, galopait tout autour en vociférant. Il n’avait plus de casquette et sa tenue était de travers. Il ressemblait à un homme qui venait directement du saut du lit pour aller au feu. Les sabots de son cheval menaçaient fréquemment la tête des fuyards, mais ils esquivaient avec un singulier bonheur. Dans cette ruée ils paraissaient tous être aveugles et sourds. Ils ne firent seulement pas attention aux longs et larges jurons qu’on déversait sur eux de toute part.

 

Souvent, dominant le tumulte, on pouvait entendre les plaisanteries grinçantes des vétérans, toujours très critiques ; mais les hommes qui battaient en retraite n’étaient, apparemment, même pas conscients qu’ils avaient une audience.

 

Ces effets de la bataille qui parurent sur la face des hommes de ce torrent fou, firent sentir à l’adolescent que les mains puissantes de la providence n’eussent pas été capables de le tenir en place, même s’il avait pu raisonnablement maîtriser ses jambes.

 

Sur ces visages, il y avait une empreinte terrifiante. La fumée avait comme amplifié la lutte sur ces joues pâles et ces yeux fous remplis d’un unique désir.

 

La vue de cette débandade était comme la force entraînante d’un fleuve en crue capable d’emporter les hommes, comme les arbres et les pierres. Les réservistes devaient tenir bon. Ils s’affermissaient, ils pâlissaient, ils rougissaient, ils tremblaient.

 

L’adolescent au milieu de ce chaos se permit une petite pensée. Le monstre composite qui avait fait fuir les autres troupes n’apparaissait pas encore. Il résolut d’en voir un bout, et alors, pensa-t-il, il pourrait probablement courir mieux que le meilleur d’entre eux.

 

CHAPITRE CINQUIÈME

 

Il y eut un long moment d’attente. L’adolescent se rappelait la rue de son village juste avant la parade du cirque, un jour de printemps. Il se revoyait debout, petit garçon tout excité, prêt à suivre la dame aux couleurs sombres sur son cheval blanc, ou l’orchestre sur son chariot décati. Il revoyait le chemin ocre jaune, la ligne des gens qui attendaient, et les maisons impassibles. Il se souvenait particulièrement d’un vieux type qui avait l’habitude de s’asseoir sur une caisse à munition en face de la grande épicerie, et qui feignait de mépriser pareilles exhibitions. Des formes, des couleurs ainsi qu’un millier de détails lui revenaient à l’esprit. Au milieu de tout ça, la figure du vieux type sur la caisse à munitions paraissait dominante…

 

Quelqu’un s’écria : « les voilà qui arrivent ! »

 

Il y eut un tumulte, et un brouhaha de paroles confuses s’éleva parmi les hommes. On montrait le désir fiévreux d’avoir le plus de cartouches prêtes sous la main. Les boîtes à munitions furent tirées, mises tout autour dans différentes positions, et rangées avec une grande attention. Comme si toutes ces boîtes contenaient des bonnets neufs qu’on était sur le point d’essayer.

 

Le soldat de grande taille ayant préparé son fusil, produisit une espèce de mouchoir rouge. Il s’occupait à le nouer autour de la gorge avec une attention soignée, quand le cri d’alerte fût répété tout le long de la ligne, en un rugissement étouffé : « Les voilà qui arrivent ! Les voilà qui arrivent ! ». On entendit les claquements secs des fusils qu’on charge.

 

À travers les champs enfumés arrivait l’essaim d’hommes en tenue sombre, qui couraient en jetant des cris aigus. Ils avançaient la tête penchée et le fusil qui balançait violemment. Un étendard, incliné vers l’avant courait tout près de la ligne d’attaque.

 

Quand il les vit, l’adolescent fût momentanément secoué par l’idée que peut-être son fusil n’était pas chargé. Il essaya de rassembler ses esprits afin de se rappeler le moment où il l’avait fait, mais sans y arriver.

 

Un général décoiffé mit son cheval à l’arrêt près du colonel de la 304è. Il agita le poing devant le visage de ce dernier :

 

– « Vous devez les retenir ! » criait-il sauvagement. « Vous devez les retenir ! »

 

Dans son désarroi le colonel balbutia : « C’est… c’est… bon mon général. Tout va bien par Dieu !… Nous… nous… nous fe… ferons de notre mieux mon général. » Le général fit un geste passionné, et s’éloigna au galop. Le colonel, saisissant l’occasion pour se remonter le moral, commença à réprimander comme un perroquet qui vient de recevoir un sceau d’eau. L’adolescent se retournant vivement pour s’assurer que les arrières n’étaient pas inquiétés, le vit qui regardait ses hommes avec un air de profond mépris, comme s’il regrettait par-dessus tout de s’associer à eux.

 

L’homme à ses côtés parlait comme pour lui-même : « Oh ! nous y sommes maintenant ! Oh ! nous y sommes maintenant ! »

 

À l’arrière, le capitaine de la compagnie faisait des va-et-vient nerveux. À la manière d’un maître d’école, il adressait des propos affectueux aux soldats comme s’il était en présence d’élèves à leur première classe. Il répétait sans fin « Ne gaspillez pas votre tir… ne tirez que lorsque je vous le dirais… économisez vos coups de feu… attendez jusqu’à ce qu’ils soient à votre portée… ne faites pas les idiots… »

 

Le visage sale inondé par la sueur, l’adolescent ressemblait à un mioche qui pleurait. Avec un geste nerveux, il essuyait fréquemment les yeux avec le manche de sa veste ; la bouche toujours entre ouverte.

 

Dès qu’il vit l’essaim ennemi envahir le champ en face de lui, il cessa aussitôt de se demander si le fusil était chargé ou pas. Avant qu’il ne fût prêt de commencer, – avant qu’il ne se dise à lui-même être sur le point de se battre –, il jeta en position le fusil docile et bien équilibré, et tira avec rage un premier coup de feu. Immédiatement après il manœuvrait son arme avec l’automatisme d’un ancien.

 

Il perdait soudain tout intérêt pour lui-même, il oubliait même de faire face au destin menaçant. Il n’était plus un homme isolé, mais le membre d’un tout, et sentait que ce tout dont il faisait partie, – un régiment, une armée, une cause ou un pays –, était en crise. Il était soudé à une entité dominée par un unique désir. Pour le moment il ne pouvait fuir de même qu’un doigt ne peut se retrancher d’une main par lui-même.

 

S’il eut pensé que le régiment était sur le point d’être anéanti, peut-être aurait-il pu s’en libérer. Mais le bruit qu’il faisait lui redonna confiance. Comme un feu d’artifice, un régiment une fois allumé, domine, jusqu’à ce que sa puissance de feu décroisse. Les sifflements et les explosions témoignaient d’une formidable puissance. Il voyait le terrain devant eux déjà jonché de soldats déconfits.

 

Toujours il avait la conscience de ses camarades présents autour de lui. Il sentait cette subtile fraternité dans le combat, plus important que la cause pour laquelle on se battait. Cette mystérieuse fraternité qui naissait sous le feu, le risque et la mort.

 

Il avait une tache à accomplir ; comme un menuisier qui fabriquait des boîtes, et encore des boîtes ; seulement, il y avait une furieuse hâte dans ses mouvements. Lui dans ses pensées vadrouillait dans d’autres endroits, tout à fait comme le menuisier qui, pendant qu’il travaille, sifflote et pense à ses ennemis ou ses amis, son chez-soi ou le bar du coin. Et ces rêves entremêlés ne lui paraissaient jamais clairs après-coup, mais restaient une masse confuse de formes effacées.

 

À présent il commençait à sentir les effets d’une atmosphère de bataille : une sueur d’enfer, et l’impression que ses pupilles dilatées allaient se fendre comme de la pierre brûlante. Un bourdonnement chaud lui emplissait les oreilles.

 

Après cela une rage terrible suivit. Il sentait monter en lui la forte exaspération d’une bête harcelée, d’une vache paisible qu’une meute de chiens dérange. Il s’emporta follement contre son fusil qui ne pouvait abattre qu’un homme à la fois. Il souhaitait se ruer à l’attaque pour mieux lutter avec ses mains : il désirait sérieusement posséder le pouvoir qui lui permettrait de balayer, dans un grand geste, tout ce beau monde vers l’arrière. Il sentit son impuissance, ce qui le fit rager comme une bête acculée dans un piège.

 

Sous la fumée des tirs, sa colère visait moins les hommes qui se ruaient vers lui, que cette fumée même, qui, en nappes fantomatiques et tourbillonnantes, l’étouffait en s’infiltrant le long de sa gorge sèche. Il se battit avec frénésie pour gagner un répit à ses sens, pour respirer, comme un nourrisson qui se débattrait contre la couverture qui l’étouffe mortellement.

 

Une expression concentrée mêlée d’une formidable fureur était manifeste sur tous les visages. Nombreux étaient ceux qui parlaient à voix basse ; et ces acclamations, ces moqueries, ces imprécations et ces prières lâchées à mi-voix, faisaient comme un refrain barbare et sauvage, qui courait comme le bruit étrange et souterrain d’un chant, sous les accords puissants de la marche guerrière. L’homme à côté de l’adolescent parlait sans arrêt, avec le ton doux et tendre d’un monologue d’enfant. L’échalas jurait à voix haute. De sa bouche sortait une noire et curieuse procession de jurons. Brusquement quelqu’un éclata dans un ton querelleur, comme un homme qui aurait perdu son chapeau : « Hé ! pourquoi qu’on ne nous appuie pas ? Pourquoi n’envoient-ils pas des renforts ? Pensent-ils que… »

 

Luttant contre une envie de dormir, l’adolescent écoutait tout cela comme quelqu’un qui somnole.

 

Il y avait une singulière absence d’attitudes héroïques : les hommes qui se soulevaient et se penchaient dans la hâte et la fureur avaient des poses impossibles. Les baguettes en acier claquaient avec un bruit incessant et fort, tandis que les hommes chargeaient les canons brûlants de leurs armes avec fureur. Les boîtes à cartouches étaient toutes ouvertes et sautillaient à chaque mouvement. Une fois chargé, le fusil était épaulé, et l’on tirait sans but apparent dans la fumée ; ou sur l’une des formes confuses et mouvantes dont le nombre sur le champ qui faisait face au régiment augmentait de plus en plus, comme des marionnettes issues de la main d’un magicien.

 

Les officiers, dans leurs positions à l’arrière, négligeaient de prendre de belles attitudes. Ils sautillaient d’avant en arrière rugissant des directives et des encouragements. L’ampleur de leurs hurlements était extraordinaire. Ils s’époumonaient avec une grande prodigalité. Et souvent il leur arrivait de se tenir presque la tête en bas, dans leur souci d’observer l’ennemi de l’autre côté de la fumée qui retombait.

 

Le lieutenant de la compagnie de l’adolescent alla à la rencontre d’un soldat qui s’était mis à fuir en criant dès les premières volées de tir de ses camarades. Derrière les lignes une petite scène en duo se déroula. L’homme pleurait comme une madeleine en fixant avec un regard d’agneau le lieutenant qui, l’ayant empoigné par le col le bourrait de coups avec le pommeau de son épée. Il le remit dans les rangs après l’avoir pas mal battu. Le soldat avançait machinalement avec tristesse, en gardant ses yeux de bête affolée sur l’officier. Peut-être que pour lui quelque divinité s’exprimait par la voix du lieutenant : grave, dure, sans nulle trace de peur en elle. Il essaya de charger son fusil, mais ses mains tremblantes l’en empêchèrent. Le lieutenant dû l’assister.

 

Ça et là les hommes tombaient comme des paquets. Le capitaine de la compagnie de l’adolescent fût tué au tout début de l’action. Son corps était allongé dans la position d’un homme qui se repose d’une grande fatigue ; mais il y avait sur son visage un air étonné et triste, comme s’il pensait qu’un ami venait de lui jouer un mauvais tour. Le soldat qui parlait sans arrêt, fut éraflé par une balle, et le sang coula abondamment sur son visage. Il se tint la tête à deux mains, en disant : « Oh ! » il se mit à courir. Un autre grogna subitement, comme quelqu’un qui aurait reçu un coup de batte en plein estomac. Il s’assit et fixa l’espace devant lui avec une grande peine dans le regard. Dans ses yeux il y avait un reproche muet et mal défini. Plus haut sur la ligne de front un homme, debout derrière un arbre, eut le genou éclaté par une balle. Il lâcha immédiatement son fusil et s’agrippa au tronc à deux mains. Et il resta ainsi désespérément accroché, criant au secours afin qu’on le libérât.

 

Enfin, un grand cri d’allégresse parcourut la ligne comme un frisson. Les tirs décrurent, passant d’un fracas assourdissant à un dernier et vindicatif coup de feu. Alors que les derniers tourbillons de fumée s’évanouissaient, l’adolescent vit que la charge avait été repoussée. L’ennemi était dispersé en quelques groupes récalcitrants. Il vit un homme grimper sur le sommet d’une barrière, marcher dessus un moment en tirant un dernier coup de feu avant de fuir. La vague d’assaut se retirait en laissant derrière elle de noirs débris.

 

Quelques-uns dans le régiment commencèrent à lancer des cris frénétiques. Beaucoup restaient silencieux. Apparemment ils essayaient de réfléchir.

 

Après que la fièvre du combat l’eut quitté, l’adolescent crut qu’il allait finalement étouffer. Il prenait conscience de la lourde atmosphère dans laquelle il s’était battu. Il se sentait terriblement crasseux, et suait comme un laboureur prit dans une fondrière. Il prit sa gourde et bu une longue gorgée d’eau attiédie.

 

Avec quelques variations, une phrase courut le long de la ligne de front :

 

– « Hé bien nous les avons repoussés. Nous les avons repoussés, du diable si nous ne l’avons pas fait ! » Les hommes la répétaient comme une bénédiction, se regardant les uns les autres, leur visage barbouillé et sale illuminé par un sourire.

 

L’adolescent se retourna pour regarder derrière lui, puis sur ses côtés. Il éprouvait la joie d’un homme qui enfin était libre de ses mouvements.

 

Au sol il y avait quelques formes immobiles et spectrales. Elles étaient couchées dans de fantastiques contorsions. Les bras étaient repliés et les têtes tournées de manière incroyable. Il semblait que ces hommes eussent dû tomber de quelque grande hauteur pour avoir de telles poses ; comme si on les avait balancés du ciel.

 

Dans une position derrière un petit bois une batterie de canons tirait des obus. Au début l’éclair des tirs fit sursauter l’adolescent. Il les crut directement pointés sur lui. À travers les arbres, il voyait les silhouettes noires des artilleurs qui manœuvraient avec vivacité et concentration. Leur travail paraissait une chose très compliquée. Il se demanda comment ils arrivaient à se rappeler le procédé à suivre au sein de la confusion.

 

Les canons étaient accroupis en un seul rang comme les chefs d’une tribu sauvage. Leurs arguments abrupts et violents déroulaient un sinistre tonnerre ; tandis que leurs diligents serviteurs s’affairaient çà et là.

 

Une petite procession de blessés se dirigeait d’un air sombre vers les arrières : c’était un flot de sang qui coulait du corps déchiré de la brigade.

 

Vers la droite comme vers la gauche on voyait les lignes sombres des autres troupes. Loin vers l’avant il crut voir des masses plus faibles qui saillaient de quelques points de la forêt. Elles suggéraient la présence de plusieurs milliers d’hommes.

 

Un moment il vit une petite pièce d’artillerie conduite avec fracas le long de la ligne d’horizon. Les minuscules silhouettes des cavaliers fouettaient leurs minuscules chevaux.

 

Depuis une colline élevée leur parvint le bruit de coups de feu et de hourras. Un écran de fumée s’éleva doucement entre les branches des arbres.

 

Les batteries de canons s’exprimaient avec un tonnant effort oratoire. Ça et là des étendards flottaient. Celui rayé de bandes rouges dominait. Ils jetaient des taches de couleurs chaudes sur les lignes sombres des troupes.

 

À la vue de l’emblème, l’adolescent ressentit à nouveau de l’enthousiasme. L’étendard était comme un bel oiseau étrangement indifférent sous la tempête.

 

En écoutant le vacarme qui lui parvenait du côté de la colline, et cette autre profonde pulsation orageuse qui arrivait de loin par la gauche, ainsi que la clameur plus faible qui semblait venir de toute part, l’adolescent comprenait que l’on se battait encore ici et là. Alors, il crut que toute la bataille se déroulait sous son nez.

 

Comme il regardait autour de lui, l’adolescent parut un instant étonné à la vue du ciel bleu et pur, de la lumière qui brillait à travers les arbres et sur les champs. Il était surprenant de voir la nature poursuivre tranquillement son chemin doré au milieu de tant de mal.

 

CHAPITRE SIXIÈME

 

L’adolescent s’éveilla avec lenteur. Graduellement il reprenait position de façon à pouvoir se regarder. Un moment il scruta sa personne d’un air stupéfait, comme s’il ne s’était jamais vu avant. Alors il prit sa casquette posée au sol, et gigota dans sa veste pour être plus à l’aise ; puis se mettant à genoux il relaça ses bottes. Ensuite il s’essuya pensivement les traits qui dégageaient une forte odeur.

 

Ainsi, c’était enfin fini ! Le test suprême était passé. Les formidables et infernales difficultés de la guerre ont été vaincues.

 

L’adolescent était dans un contentement de soi qui touchait à l’extase. Il éprouvait les sensations les plus délicieuses de sa vie. Debout, comme hors de lui-même, il contemplait la scène qui venait de se dérouler. Il sentait que l’homme qui s’était battu ainsi ne pouvait qu’être magnifique.

 

Il se sentait un type bien. Il se voyait même porteur de ces idéaux qu’il croyait si loin de lui. Il sourit avec une profonde gratitude.

 

Il irradiait la tendresse et la bonne volonté envers ses camarades.

 

– « Hou ! ça a chauffé hein ? » dit-il d’un ton affable à un homme qui s’essuyait le visage ruisselant avec la manche de sa veste.

 

– « Tu parles ! » dit l’autre, en souriant d’un air amical. « Je n’ai jamais vu pareille chaleur ». Il s’allongea sur le sol les membres voluptueusement étendus. « Ah oui ! Et j’espère qu’il n’y aura plus de combats au moins jusqu’à la semaine prochaine. »

 

On se serrait la main en échangeant des amabilités sincères avec les hommes dont les traits étaient familiers ; mais avec qui maintenant l’adolescent sentait se nouer les liens du cœur. Il vint à l’aide d’un camarade blessé au tibia, et qui jurait, pour lui panser sa blessure.

 

Mais subitement des cris étonnés éclatèrent le long des rangs du régiment des novices : « Les voilà qui arrivent encore ! Les voilà qui arrivent encore ! » L’homme qui se prélassait au sol se remit debout en lâchant : « Seigneur ! »

 

L’adolescent jeta des regards rapides sur les champs. Il distinguait des formes qui s’élargissaient en masses depuis les bois distants. Il revit l’étendard penché qui courait sus devant.

 

Les obus qui pour un temps avaient cessé d’inquiéter le régiment, vinrent tournoyer encore ; ils éclataient sur les champs et au pied des arbres en farouches éclosions qui jaillissaient comme des fleurs guerrières.

 

Les hommes gémissaient. La joie disparue de leurs regards. Leurs visages souillés exprimaient maintenant un profond dépit. Leurs corps raidis bougeaient avec lenteur, et ils fixaient la frénétique approche de l’ennemi d’un air sombre. Esclaves qui peinaient à mort dans le temple du dieu Mars, ils commençaient à ressentir de la révolte contre les rudes tâches qu’il leur imposait.

 

Ils se plaignaient et s’inquiétaient : « Oh ! ç’en est trop ! Pourquoi n’envoie ton pas des renforts ? »

 

– « On va jamais t’nir cette deuxième volée. Je ne suis pas venu ici pour me battre contre toute la damnée armée rebelle ! »

 

Quelqu’un jeta un cri plaintif : « J’aurais souhaité que Bill Smithers me marche sur les doigts, plutôt que moi sur les siens. » Les jointures endolories du régiment craquèrent quand il se jeta péniblement en position pour repousser l’assaut.

 

L’adolescent avait le regard fixe. Sûrement, pensa-t-il, cette chose impossible n’allait pas se produire. Il s’attendait à ce que l’ennemi subitement s’arrête, et se retire en s’inclinant jusqu’à terre en guise d’excuse. Tout cela était une erreur.

 

Mais le tir commença quelque part sur la ligne de front, et se propagea comme une longue déchirure des deux côtés opposés. Les flammèches horizontales des tirs produisaient de grands nuages de fumée, qui retombaient en se balançant un moment sous la brise, tout près du sol, puis roulaient à travers les rangs comme par des ouvertures. Les rayons du soleil les teintaient d’ocre jaune, et l’ombre d’un bleu triste. Le drapeau était par moment avalé par cette masse vaporeuse, mais le plus souvent il rejaillissait, resplendissant sous le soleil.

 

L’adolescent avait le regard d’un cheval fourbu. Sa nuque tremblait de fatigue nerveuse, et les muscles de ses bras étaient engourdis et comme exsangues. Ses mains aussi paraissaient grandes et maladroites, comme s’il portait des mitaines invisibles. Et il y avait une grande incertitude quant à ses genoux. Les paroles dites par ce camarade juste avant d’ouvrir le feu, commençaient à lui revenir : « Oh ! dit, c’en est trop ! Pour qui nous prennent-ils ?… pourquoi qu’on ne nous envoie pas de renforts… J’suis pas ici pour me battre contre toute la damnée armée rebelle. »

 

Il commençait à exagérer l’endurance, l’habilité et la valeur de l’ennemi qui arrivait. Vacillant presque de fatigue, il s’étonnait au-delà de toute mesure devant une telle insistance au combat. Comme s’ils dussent être des machines d’acier. Il était déprimant de lutter contre de telles choses, condamnés, peut-être, à se battre jusqu’au coucher du soleil.

 

Il leva doucement son fusil, et après un coup d’œil sur la masse éparpillée sur les champs, tira sur un groupe qui avançait au pas de course. Alors il s’arrêta et, autant qu’il le pouvait, se mit à scruter la fumée. Il eut une vue changeante de terrains couverts d’hommes, qui couraient en hurlant comme de petits diables pris en chasse.

 

Pour l’adolescent, c’était là un assaut de dragons redoutables. Il devenait comme cet homme du conte qui perdait ses jambes à l’approche du monstre rouge et vert. Il restait dans une sorte d’écoute horrifiée. Il paraissait fermer les yeux, attendant d’être avalé.

 

Un homme à ses côtés, qui jusqu’à présent avait actionné son fusil avec fièvre, s’arrêta soudain et se mit à fuir avec les hauts cris. Un jeune homme dont le visage portait une expression de courage exalté, – la majesté de celui qui ne craint pas de donner sa vie –, fût en un instant frappé d’abjection. Il blêmit comme quelqu’un qui soudain prend conscience qu’il se trouve au bord d’une falaise à minuit. Ce fût une révélation. Lui aussi jeta son arme à terre et prit la fuite. Son visage ne portait nulle honte. Il détala comme un lièvre.

 

D’autres commencèrent à se défiler sous la fumée. L’adolescent tourna la tête, et, sortant de sa transe, – à ce mouvement qui lui donnait l’impression que le régiment l’abandonnait –, vit les quelques silhouettes qui fuyaient.

 

Il jeta alors un cri de terreur et tourna sur lui-même. Durant un moment, au milieu de toute cette clameur, il fût comme le froussard proverbial. La destruction menaçait de toute part.

 

Aussitôt il se mit à courir à grandes enjambées vers l’arrière. Il avait perdu son fusil et sa casquette, et sa veste déboutonnée enflait sous le vent. Son sac à cartouche rebondissait furieusement, et sa gourde s’entortillait dans son dos au bout de sa corde mince. Sur son visage il y avait toute l’horreur des choses imaginées.

 

Le lieutenant surgit devant lui en vociférant. L’adolescent vit ses traits cramoisis déformés par la colère, et il le vit qui donnait un coup du plat de son épée. Sa seule pensée durant l’incident fut que le lieutenant devait être une créature singulière pour s’intéresser à pareille chose en pareil moment.

 

Il courut en aveugle. Deux ou trois fois, il tomba ; et il se heurta l’épaule si lourdement contre un arbre, qu’il s’écroula tête en avant.

 

Depuis qu’il avait tourné le dos au combat, sa peur avait pris une ampleur extraordinaire. La mort qui pouvait l’atteindre dans le dos était de loin plus effrayante que celle qui l’avait menacé de face. Quand il y pensa plus tard, il prit conscience qu’il était préférable de faire face à ce fantôme effrayant, plutôt que de le fuir en restant toujours à sa portée. Les bruits de la bataille étaient comme autant de pierres qui le lapidaient, et il savait qu’elles allaient l’écraser.

 

Alors qu’il courait, il se mêla avec d’autres. Vaguement il vit des hommes à ses côtés, et entendit des bruits de pas derrière lui. Il crut que tout le régiment fuyait, poursuivit par le fracas menaçant de la bataille.

 

Le bruit des pas qui l’accompagnaient dans sa fuite, furent pour lui l’unique et maigre soulagement. Il sentait vaguement que la mort devait choisir d’abord les hommes les plus proches : les premiers morceaux offerts au monstre étaient donc ceux qui le suivaient. Aussi il déploya le zèle d’un coureur fou pour les maintenir derrière lui. Il y eut une véritable course.

 

Comme, toujours en tête, il traversait un petit champ, il se retrouva dans un terrain ciblé par les obus. Avec de longs sifflements aigus, ils passaient à une vitesse effrayante au dessus de sa tête. En les entendant, il les imagina pourvus de rangées de dents cruelles qui grimaçaient. L’un d’entre eux atterrit devant lui, et l’éclair livide de l’explosion lui barra en effet le chemin qu’il suivait. Il rampa à quatre pattes sur le sol, puis se relevant poursuivit sa course à travers les buissons.

 

Quand il arriva en vue d’une batterie en action, il fût grandement étonné et intrigué. Ici les hommes semblaient poursuivre tranquillement leur routine, tout a fait inconscients de leur destruction imminente. La batterie se disputait avec un lointain antagoniste, et les artilleurs étaient en admiration devant leurs propres tirs. Ils se penchaient tout le temps sur leurs canons avec des gestes attendris. Tout en leur donnant des tapes affectueuses, ils semblaient les encourager avec des paroles tendres. Les canons, indomptables et fermes s’exprimaient avec une égale bravoure.

 

Les canonniers, précis dans leurs manœuvres, avaient l’enthousiasme tranquille. À chaque occasion ils levaient les yeux vers la petite colline masquée par la fumée, et d’où leur répondait la batterie hostile. L’adolescent les prit en pitié et poursuivit sa course. Idiots méthodiques ! Imbéciles automates ! Le plaisir de planter des obus au milieu de la formation ennemie paraîtra si peu de chose, quand l’infanterie viendra de la forêt, balayant tout sur son passage.

 

L’air calme d’un jeune cavalier qui faisait bondir son cheval excité, comme s’il était dans la paisible cour d’une ferme, l’impressionna profondément. Il savait qu’il regardait un homme sur le point de mourir.

 

Il ressentait de la pitié aussi pour les canonniers, debout, six bons camarades en formation courageuse.

 

Il vit une brigade arriver en renfort pour soulager ses compagnons harcelés. Escaladant un monticule, il la vit glisser avec aisance, se maintenant en bon ordre malgré les difficultés du terrain. La ligne bleue des troupes, parsemée d’éclats métalliques portait la projection de brillants étendards. Les officiers hurlaient.

 

Cette vue l’emplissait d’étonnement. Quelle sorte d’hommes composait cette brigade qui se hâtait vivement pour tomber dans la bouche infernale du dieu de la guerre ? Ah, ils devaient être d’une extraordinaire espèce ! À moins qu’ils n’aient rien compris… les imbéciles !

 

Un ordre furieux provoqua l’agitation dans l’artillerie. Un officier sur son cheval cabré faisait des gestes de maniaque avec ses bras. Les chariots quittaient les arrières en se balançant, les pièces d’artillerie faisaient demi-tour, et la batterie détala. Les canons, le nez pointé au sol, grognaient comme des hommes résolus et braves qui rechignent à courir.

 

L’adolescent poursuivit son chemin, modérant le pas depuis qu’il avait quitté la zone des tumultes.

 

Plus tard il arriva devant un général de division sur son cheval, dont l’oreille tendue paraissait s’intéresser à la bataille. Le cuir brillant et finement travaillé de la selle et de la bride jetait des éclats d’or. Sur un si splendide destrier, l’homme tranquillement assis sur la selle paraissait terne.

 

Un groupe de cavaliers galopait ici et là avec des tintements sonores. Par moment le général était entouré de cavaliers, et d’autres fois il était tout à fait seul. Il paraissait très sollicité, comme un homme d’affaires dans un marché instable.

 

L’adolescent tourna discrètement autour de l’endroit. Il n’osa s’approcher de trop près pour écouter ce qui se disait. Peut-être que le général, incapable de comprendre la situation chaotique, allait-il faire appel à lui pour s’informer. Ce qu’il pouvait faire : il savait tout ce qui se passait. Certainement que les troupes au combat étaient dans une position très difficile ; et n’importe quel imbécile pouvait voir que s’ils ne battaient pas en retraite pendant qu’il en était encore temps… hé bien…

 

Il ressentait le désir de se jeter sur le général, ou du moins s’en approcher pour dire crûment ce qu’il pensait exactement de lui. C’était criminel de rester calmement dans cet endroit sans rien faire pour arrêter le massacre. Il déambula dans une impatience fiévreuse, s’attendant à ce que le commandant de la division fasse appel à lui.

 

Alors qu’il tournait en rond avec prudence, il entendit le général irrité qui appelait : « Tompkins, file voir Taylor, et dit lui de pas tant se presser, dit lui de stationner sa brigade à la lisière du bois, et de détacher un régiment… Je pense que le centre va céder si on ne le soutient pas un peu, dit lui de faire vite. »

 

Un jeune homme svelte sur un élégant cheval alezan, saisit ces brèves paroles de la bouche de son supérieur. Dans sa hâte de remplir sa mission, il fit bondir son cheval du pas au galop dans un nuage de poussière.

 

Un moment plus tard, l’adolescent vit le général se redresser brusquement sur sa selle : « Oui, par le ciel, ils ont réussi ! » L’officier se pencha en avant, son visage enflammé par l’excitation. « Oui par le ciel, ils les ont stoppés ! Ils les ont stoppés ! »

 

Il se mit à rugir avec vivacité à son équipe : « Nous allons les battre maintenant. Nous allons les battre maintenant. On les aura c’est certain ». Il se tourna brusquement vers un aide de camp : « Hé là… toi Jones… vite… cavale derrière Tompkins… va voir Taylor… dit lui de foncer dedans… sans jamais reculer… comme les flammes… n’importe comment ».

 

Tandis que l’autre officier galopait derrière le premier messager, le général rayonnait comme un soleil. Dans son regard il y avait le désir de chanter un hymne triomphal. Il répétait sans arrêt : « Ils les ont arrêtés par le ciel ! »

 

Son excitation fit ruer son cheval, et joyeusement il le talonna en jurant contre lui. Le général fit une petite fête à dao de cheval.

 

CHAPITRE SEPTIÈME

 

L’adolescent se sentit honteux comme un criminel découvert. Par le ciel, ils ont gagné après tout ! La ligne d’imbéciles a tenu, et remporté la victoire. Il pouvait entendre les hourras.

 

Il se leva sur la pointe des pieds et regarda en direction de la bataille. Un brouillard de fumée jaunâtre stationnait au dessus des arbres, et sous cette masse on entendait les éclats secs de la mousqueterie. Des cris rauques exprimaient l’avancée des troupes.

 

Perplexe et irrité, l’adolescent fit demi-tour. Il sentait qu’on l’avait trompé.

 

Il avait fui, se disait-il, car l’anéantissement était proche. Il avait bien fait de sauver se vie puisqu’il était une part de l’armée. Il avait cru, se dit-il, le moment venu où il était du devoir de chacune de ces parcelles de se sauver si possible. Après les officiers remettront ces pièces ensemble pour reconstituer un front de bataille. Si aucune de ces parcelles n’est assez avisée en pareil moment pour se sauver de la ruée mortelle, hé bien qu’en serait-il de l’armée alors ? Il était tout à fait clair qu’il avait agi en accord avec les recommandations les plus justes. Son action fût sagace et pleine d’un sens inné de la stratégie ; on ne pouvait qu’admirer l’œuvre de ses jambes. Il pensa à ses camarades. La ligne fragile des bleus avait tenu bon sous les assauts répétés, et gagné. Il en devenait amer. Apparemment il avait été trahi par l’ignorance aveugle et la stupidité de ceux qui l’entouraient, renversé et écrasé par leur faiblesse morale à tenir leur position, quand une réflexion intelligente les eût convaincus que c’était impossible. Lui l’homme éclairé qui voyait au plus profond des ténèbres, avait fui à cause de sa perception supérieure, de son savoir. Il ressentait une grande colère contre ses camarades. Il savait qu’on pouvait montrer qu’ils avaient été des idiots.

 

Il se demanda ce qu’on remarquerait quand plus tard il allait réapparaître au camp. Son esprit entendait déjà des cris moqueurs. Il était écrit qu’on ne comprendrait jamais sa façon élaborée de voir les choses.

 

L’adolescent commençait à se prendre en grande pitié. On l’avait trompé. Il avait été piétiné par une impitoyable injustice. Il avait agi avec sagesse, motivé par ce qu’il y avait de plus juste sous le ciel, pour seulement être trahi par des circonstances hostiles.

 

Une révolte vague, quasi instinctive, contre ses compagnons, la guerre en général et le destin, grandit en lui. Il marcha, le pas incertain, le cerveau agité par la douleur et le désespoir. Quand il releva un peu la tête, tremblant à chaque bruit, il avait le regard d’un criminel dont la culpabilité est grande, et qui attend un châtiment exemplaire sans pouvoir s’expliquer ; quelqu’un qui par sa souffrance, pense avoir connu le fond des choses, et su que le jugement d’un homme est fragile comme une feuille sous le vent.

 

Il quitta les champs pour entrer dans une épaisse forêt, comme s’il avait résolu de s’enterrer vivant. Il souhaitait se mettre hors de portée des bruits de coups de feu, qui étaient pour lui comme autant de voix.

 

Sur le sol parsemé de plantes grimpantes et de buissons, les arbres poussaient comme des bouquets, tellement ils étaient serrés. Il fût obligé de se frayer un chemin à grands bruits. Les lianes qui lui accrochaient les pieds protestaient d’une voix rauque à mesure que leurs pousses étaient arrachées des troncs d’arbres. Le bruissement des jeunes arbres indiquait sa présence au monde. Il ne put disposer la forêt en sa faveur : elle protestait sans cesse contre lui à mesure qu’il avançait. Quand il séparait l’arbre et la plante enlacés, le feuillage perturbé secouait ses membres, et ses feuilles étaient comme autant de visages qui se tournaient vers lui. Il craignit que sa marche bruyante n’indiquât sa présence au régiment, qui se mettrait aussitôt à le chercher. Alors, il pénétra plus avant dans la forêt, recherchant les parties les plus sombres et les plus touffues.

 

Un moment plus tard, le bruit de la mousqueterie avait considérablement baissé, et la voix des canons parut plus lointaine. Le soleil subitement visible, brûlait comme un feu entre les arbres. Les insectes faisaient des bruits cadencés ; comme s’ils grinçaient des dents tous ensemble. Un pic-vert plantait son impudent bec sur tout le côté d’un arbre. Un oiseau s’envola d’un coup d’aile joyeux.

 

Là-bas la mort grondait. Mais ici la Nature paraissait indifférente et sourde. Cette forêt lui redonnait confiance : simplement et honnêtement elle entretenait la vie ; la paix était son credo. Elle mourrait si l’on forçait ses regards timides à voir le sang qui coulait là-bas. Il concevait la Nature comme une femme dotée d’une profonde aversion pour la tragédie.

 

Il lança une pomme de pin sur un écureuil jovial qui s’enfuit en tremblant de peur. Arrivé au sommet d’un arbre il s’arrêta, et, pointant la tête avec précaution derrière une branche, regarda vers le bas d’un air agité.

 

Ce spectacle fit naître un sentiment de triomphe chez l’adolescent. Il y avait donc bien une loi dans la nature. Elle venait de lui donner un signe. L’écureuil immédiatement après avoir reconnu le danger, avait pris ses jambes à son cou sans hésiter. Il n’est pas resté impassible, encaissant le projectile avec la fourrure de son ventre, pour ensuite mourir en jetant un dernier regard au ciel compatissant. Au contraire, il avait fui aussi vite que ses jambes le permettaient ; et pourtant, ce n’était qu’un écureuil ordinaire, sans doute pas un philosophe dans son genre. L’adolescent poursuivit son chemin d’un pas plus tranquille, se sentant en harmonie avec la nature, qui confirmait son choix avec des preuves tangibles et vivantes sous le soleil.

 

Il faillit se perdre dans un marécage, et fut contraint de marcher sur les touffes d’herbe parsemées sur le sol spongieux, en évitant soigneusement les sables mouvants. S’arrêtant un moment pour se repérer, il vit plus loin un animal plonger dans l’eau trouble et en ressortir aussitôt avec un poisson qui brillait.

 

L’adolescent rejoignit à nouveau les épais buissons. Les branches froissées par son passage noyaient par leur bruit le son lointain du canon. Il avançait vers une obscurité plus épaisse.

 

Finalement, il atteignit un endroit où les hautes branches voûtées formaient comme une chapelle. Il écarta doucement le feuillage qui en fermait l’entrée comme une porte, et s’avança. Les aiguilles de pin formaient un tapis brun très doux. Il y avait là un demi-jour au ton sacral.

 

Sur le seuil il s’arrêta, frappé d’horreur à la vue de la chose.

 

Un homme mort le fixait, le dos appuyé contre un arbre droit comme une colonne. Le cadavre portait un uniforme qui fût jadis bleu, mais qui maintenant avait une légère teinte verte et mélancolique. Les yeux qui le fixaient étaient ceux d’un poisson mort. La rougeur de la bouche grande ouverte avait viré au jaune sinistre. Sur le visage au ton cendré couraient de petites fourmis. L’une d’elles traînait une lourde charge le long de la lèvre supérieure.

 

L’adolescent lâcha un cri strident, et durant un bon moment resta figé comme la pierre devant la chose. Il demeura là à fixer ces yeux glauques. Entre le mort et le vivant, un long regard fût échangé. Alors l’adolescent leva la main derrière lui avec précaution, et s’accota à un arbre ; et en s’y appuyant il recula, pas à pas, le visage tourné toujours vers la chose. Il eut peur qu’en lui tournant le dos, le corps ne se lève d’un bond et ne se mette furtivement à sa poursuite.

 

Les branches qui le repoussaient, menacèrent de le renverser sur le mort. Ses pas mal assurés, en s’empêtrant dans les fourrés aggravaient les choses, et tout semblait lui suggérer subtilement de toucher le cadavre. À cette seule pensée, il trembla par tout le corps.

 

Finalement, rompant le charme qui le maintenait en place, il s’enfuit en courant, sans faire attention aux branches basses ; hanté par la vue de ces fourmis noires qui essaimaient voracement sur le visage de cendre, s’aventurant horriblement tout près des yeux.

 

Après un temps il s’arrêta de courir, essoufflé, et se mit à l’écoute. Il imaginait qu’une étrange voix sortant de la gorge du mort, s’était mise à hurler dans son dos d’horribles menaces.

 

Les arbres près du portique de la chapelle remuèrent plaintivement sous une douce brise. Un silence triste pesait sur le petit mausolée du soldat.

 

CHAPITRE HUITIÈME

 

Les arbres commencèrent doucement leur hymne au crépuscule qui tombait ; et d’obliques rayons de bronze frappèrent la forêt quand le soleil se coucha. Il y eut une accalmie dans le bourdonnement des insectes, comme s’ils baissaient leurs trompes et faisaient une pause pour la prière. Tout était silencieux, excepté le chant répété des arbres.

 

Alors, sur cette quiétude, éclata subitement un fracas de bruits épouvantables. Un roulement furieux arrivait de loin.

 

L’adolescent s’arrêta. Il était saisi par ce terrifiant éclat de bruits confus : c’était comme si l’on déchirait le monde. Au bruit crépitant de la mousqueterie se mêlaient les terribles éclats des batteries de canons.

 

Son esprit partait dans tous les sens. Il imaginait les deux armées dressées l’une contre l’autre comme deux panthères. Pendant un temps, il resta à l’écoute. Alors, il se mit à courir en direction de la bataille. Il voyait bien l’ironie de la chose, à courir ainsi vers ce qu’il avait évité avec tant de peines. Mais il se dit en substance, que si la terre et la lune étaient sur le point de se heurter l’une contre l’autre, beaucoup de gens penseraient sans doute à se mettre sur les toits pour voir la collision.

 

En courant il prenait conscience que la forêt avait cessé son chant. Comme si finalement elle était capable d’entendre les bruits extérieurs. Les arbres cessèrent leurs chuchotements et se tinrent immobiles. Tout semblait écouter les crépitements, le fracas, et le tonnerre assourdissant : chorus qui jetait ses hurlements terribles sur la terre tranquille.

 

L’adolescent prenait conscience subitement que le combat, où il fut présent, n’avait été, après tout, qu’un simple exercice de tir. En écoutant à présent ce fracas énorme, il douta avoir été le témoin de vraies scènes de batailles. L’assourdissant tumulte parlait de batailles célestes, comme si des hordes de dieux se jetaient aux prises dans les airs.

 

En y réfléchissant, il trouvait drôle que, lors de la dernière rencontre, lui et ses camarades aient pu croire qu’ils allaient décider du sort de la bataille : ils s’étaient pris, et avaient pris l’ennemi trop au sérieux. Chacun d’entre eux avait dû penser qu’il traçait profondément son nom dans d’éternelles tablettes dorées, ou qu’il élevait sa réputation pour toujours à l’autel de gloire, dans le cœur de ses concitoyens ; alors qu’en réalité l’affaire tiendrait dans des bulletins imprimés aux titres humbles et laconiques. Mais il trouvait cela bien ; sinon, se dit-il, à chaque bataille tout le monde se défilerait, si ce n’était l’espoir et les choses de ce genre.

 

Il se mit à avancer rapidement. Il souhaitait arriver à temps à la lisière de la forêt pour voir ce qui se passait.

 

Alors qu’il se hâtait, l’image de conflits extraordinaires traversa sa pensée ; qui, à force de ressasser de tels sujets, s’était habituée à imaginer leurs scènes. Le fracas de la bataille était comme la voix d’un être éloquent qui décrivait.

 

Quelquefois les taillis s’enchaînaient en un épais rideau qui semblait essayer de l’arrêter dans sa marche, et les arbres paraissaient se mettre sur son chemin, lui interdisant de passer en étendant leurs branches. Après l’hostilité déjà manifestée, cette nouvelle résistance de la forêt l’emplit d’une amertume aiguë. Il lui parût que la Nature n’était pas encore prête à le sacrifier.

 

Mais il s’obstina à prendre des chemins détournés, et à présent, de là où il se trouvait, il pouvait voir de longs rideaux de fumée grise, qui indiquaient les lignes de bataille. La voix des canons le fit trembler, la mousqueterie résonna en longs éclats irréguliers qui lui crevaient le tympan. Il s’arrêta un moment à regarder en direction du combat. Ses yeux avaient une expression de frayeur, il était bouche bée.

 

Maintenant il avançait droit devant lui. Pour lui la bataille était comme la meule d’une immense et terrible machine. Ses complications, sa puissance, et ses sinistres procédés le fascinaient. Il devait s’en approcher et la voir produire ses cadavres.

 

L’adolescent arriva à une barrière et passa par-dessus. Au loin, le sol était jonché de vêtements et de fusils. Un journal replié, traînait dans la boue. Un soldat mort étendu de tout son long, avait le visage caché par son bras. Plus loin il y avait un groupe de quatre ou cinq cadavres tenant une triste assemblée. Le soleil brûlant avait déjà fait son œuvre.

 

Dans cet endroit l’adolescent se sentait comme un intrus. Cette partie oubliée du champ de bataille appartenait aux morts. Il se hâta, dans la vague appréhension que l’un des corps déjà enflé ne se lève pour le sommer de partir.

 

Il parvint finalement à une route, d’où il pouvait voir au loin de sombres corps de troupes qui s’agitaient, entourés par la fumée. Sur le chemin il y avait une foule d’hommes ensanglantés qui affluaient vers les arrières. Les blessés juraient, grognaient et gémissaient. Sans interruption les bruits prenaient des proportions si énormes que la terre entière semblait en vibrer : aux paroles tonnantes des canons et aux phrases crachotantes de la mousqueterie se mêlaient des hourras frénétiques. Et de cette zone orageuse coulait le flot ininterrompu des blessés.

 

L’un d’eux avait une botte pleine de sang, il sautillait comme un écolier qui joue. Son rire était hystérique.

 

Un autre jurait avoir été touché au bras à cause de la mauvaise gestion de l’armée par le commandement général. Un autre encore marchait au pas en imitant l’air sublime de quelque tambour major, sur ses traits il y avait un mélange malsain de joie et de douleur. En marchant, il chantait ce couplet burlesque, d’une haute et tremblante voix :

 

« Chante, chante victoire !

Une poignée de balles

Vingt-cinq hommes morts

Cuits comme… une tarte. »

 

Une part de la procession boitait et vacillait en écoutant ce refrain.

 

Un des blessés avait déjà le cachet livide de la mort sur le visage. Ses lèvres se retroussaient en lignes dures, et ses dents étaient serrées. Ses mains étaient ensanglantées par les blessures sur lesquelles elles se posaient. Il paraissait devoir attendre le moment de tomber la tête en avant. Il marchait raide comme un spectre, et ses yeux brillaient d’un regard déjà tourné vers l’au-delà.

 

Il y en avait qui avançaient le pas grave, très irrités par leurs blessures, prêts à prendre n’importe quoi pour la cause obscure de leur malheur.

 

Un officier porté par deux soldats s’énervait et criait : « Ne secoue pas comme ça Johnson ! idiot ! », « tu crois que mes jambes sont en fer ? » « Si tu peux pas me porter convenablement, repose-moi et laisse quelqu’un d’autre le faire. »

 

Il vociféra sur la foule titubante qui bloquait la marche rapide des porteurs : « Hé ! laissez passer là ! Entendez-vous ? Laissez passer que le diable vous emporte tous ! »

 

À contrecœur, ils s’écartaient prenant les bords du chemin. Et comme il passait devant eux ils lui jetaient des remarques impertinentes. Quand il répondit en vociférant par des menaces, ils lui dirent d’aller au diable.

 

L’un des porteurs qui avançait à pas lourds heurta pesamment de son épaule le soldat à l’air spectral qui regardait vers l’inconnu.

 

L’adolescent rejoignit cette foule et se mit à la suivre. Ces corps déchirés parlaient de l’horrible appareil de destruction où les hommes s’étaient pris.

 

De temps à autre, des officiers d’ordonnance et des courriers traversaient la foule au galop, poursuivis par les hurlements des blessés, qu’ils éparpillaient sur les côtés de la route. La procession mélancolique était constamment perturbée par les messagers, et parfois par de bruyantes pièces d’artillerie qui arrivaient sur eux en balançant et battant lourdement le sol, avec les officiers qui criaient des ordres pour libérer la voie.

 

À côté de l’adolescent marchait un homme en haillons, rendu méconnaissable par la poussière, les tâches de sang et de poudre, qui le souillaient des pieds à la tête. Il écoutait avec beaucoup d’attention et d’humilité les descriptions fascinantes d’un sergent barbu. Ses traits maigres exprimaient à la fois la crainte et l’admiration. Il était comme ces gens qui aimaient écouter les merveilleuses histoires racontées parmi les tonneaux à sucre dans un magasin de campagne. Il regardait le conteur avec un étonnement indicible, la bouche qui baillait à la manière d’un paysan émerveillé.

 

Le sergent, s’en apercevant, fit une pause à son histoire détaillée en donnant ce commentaire sardonique : « Fais attention mon cher, tu vas attraper des mouches ».

 

Alors l’homme aux haillons se recula, confus et honteux.

 

Après un temps il commença une tentative d’approche du côté de l’adolescent, et, avec un changement dans l’attitude, essaya de s’en faire un ami. Sa voix devint tendre comme celle d’une jeune fille et ses yeux suppliants. L’adolescent vit avec surprise que le soldat portait deux blessures ; l’une à la tête, bandée d’un haillon gorgé de sang, et l’autre au bras qui pendait comme une branche à moitié cassée.

 

Après un bon moment de marche ensemble, l’homme aux haillons rassembla assez de courage pour dire : « On s’est bien battu, n’est-ce pas ? » dit-il timidement. L’adolescent, noyé dans ses pensées, leva les yeux sur la triste figure ensanglantée avec un regard d’agneau et dit : « Quoi ? »

 

– « On s’est bien battu n’est-ce pas ? »

 

– « Oui » répondit sèchement l’adolescent. Il accéléra son pas.

 

Mais l’autre se mit à sautiller derrière lui avec peine. Il y avait comme un air d’excuses dans ses manières, et de toute évidence il pensait seulement avoir besoin de parler pendant un moment, et alors l’adolescent verrait bien qu’il était un bon gars.

 

– « On s’est bien battu, n’est-ce pas ? hein ? » Commença-t-il encore avec une petite voix, et alors il eut le courage de poursuivre.

 

– « Que je sois damné si j’ai jamais vu des types se battre comme ça. Sapristi ! Faut voir comment qu’ils se sont battus ! Je savais comment que les gars se comporteraient, une fois qu’ils y seraient en plein dedans. Jusqu’à maintenant les gars ils n’avaient pas la chance, mais cette foi-ci ils ont montré ce qu’il étaient. Je savais que cela tournerait comme ça. Nos gars, tu peux pas les battre. Non-monsieur ! C’est des combattants, c’est ce qu’ils sont. »

 

Humble et admiratif, il termina la phrase en aspirant profondément l’air. Plusieurs fois il se tourna vers l’adolescent pour recevoir des encouragements. Il n’en reçu aucun, mais graduellement il parut comme absorbé par son sujet.

 

– « Je parlais, à un garçon de la Géorgie, par delà les piquets de garde une fois ; et ce garçon il me disait : « Vos types détaleront comme des lièvres dès qu’ils entendront le canon » qu’il disait.

 

– « Peut-être bien que oui » que je répondais. « Mais je n’en crois rien » que je lui disais. « Allez au diable ! C’est p’ être vos types qui vont s’défiler quand ils entendront le canon » que je lui disais.

 

Il s’esclaffa : « Hé bien, ils ne se sont pas défilés aujourd’hui, n’est-ce pas, hein ? Non-monsieur ! Ils se sont battus encore et encore ! »

 

Sa face laide était inondée de tendresse pour l’armée, qui pour lui était chose belle et puissante.

 

Après un temps il se tourna vers l’adolescent : « Où qu’t’as été touché mon pov’ gars ? » demanda-t-il d’un ton fraternel.

 

Instantanément l’adolescent se sentit pris de panique à cette question, quoiqu’au début il n’en mesurât pas toutes les conséquences.

 

– « Quoi ? » demanda-t-il.

 

– « Où qu’t’as été touché ? » répéta l’homme aux haillons.

 

– « Hé bien… » commença l’adolescent « Je… Je… C’est pourquoi… Je… »

 

Il se détourna subitement, et glissa à travers la foule. Il avait le front cramoisi, et ses doigts tripotaient nerveusement l’un des boutons de sa veste. Il pencha la tête, et le fixa des yeux avec une grande attention, comme s’il y avait là un petit problème.

 

L’homme aux haillons le suivit avec des yeux étonnés.

 

CHAPITRE NEUVIÈME

 

L’adolescent laissa passer la procession jusqu’à ce que le soldat en haillons ne soit plus en vue. Ce n’est qu’alors qu’il se remit à marcher avec les autres.

 

Mais il était parmi les blessés. La foule d’hommes saignait. À cause de la question du soldat en haillons, il sentait maintenant que sa honte était visible. Tout le temps il jetait des regards de côté pour voir si les hommes voyaient son crime écrit en lettres brûlantes sur son front.

 

Par moments il considérait ces blessés avec une certaine envie : il concevait qu’on puisse être singulièrement heureux avec un corps déchiré. Il souhaita lui aussi avoir sa blessure, l’insigne rouge de son courage.

 

Comme la figure même du reproche, il y avait à ses côtés le soldat qui marchait à grands pas, raide comme un spectre. Les yeux de l’homme restaient toujours fixés sur l’inconnu. Sa face effrayante et grise attirait l’attention de la foule, et les hommes ralentissaient leur marche pour se mettre au rythme de son pas triste. Ils discutaient de son état lamentable, lui posant des questions et lui donnant des conseils. D’un air buté, il les repoussait, leur faisant signe de s’en aller et de le laisser tranquille. Les cernes de son visage noircissaient et ses lèvres serrées paraissaient retenir le cri d’une grande détresse. La sorte de raideur dans les mouvements de son corps semblait due au fait qu’il prenait d’infinies précautions pour ne pas réveiller ses blessures douloureuses. Alors qu’il avançait, il paraissait chercher un endroit, comme quelqu’un qui va choisir son tombeau.

 

Quelque chose dans le geste de l’homme, quand il chassa les soldats ensanglantés qui s’apitoyaient, fit sursauter l’adolescent comme si on l’avait mordu. Il cria d’horreur. En titubant, il avança et posa sa main tremblante sur le bras de l’homme. Alors que ce dernier tournait lentement sa figure de cire vers lui, l’adolescent hurla : « Mon Dieu ! Jim Conklin ! »

 

Le soldat de grande taille tenta un petit sourire poli : « Salut Henri, » dit-il.

 

L’adolescent, balançant sur ses jambes, le fixa avec des yeux fous. Il bégayait, il balbutiait : « Oh… Jim… Oh… Jim. »

 

Le soldat de grande taille tendit sa main ensanglantée, portant un curieux mélange de noir et de rouge, dû au sang frais qui coulait sur les caillots déjà secs.

 

– « Où as-tu été Henri ? » dit-il. Et poursuivant d’une voix monotone : « j’ai cru que peut-être tu avais été tué. On a encaissé un sacré coup aujourd’hui. Je me suis beaucoup inquiété. »

 

L’adolescent se lamentait toujours : « Oh Jim… Oh… Jim… »

 

– « Tu sais » dit le soldat de grande taille, « j’étais là-bas », il fit un geste avec précaution. « Et, mon Dieu, quel cirque !… Et crénom j’ai été touché… J’ai été touché. Oui crénom j’ai été touché ». Il répétait la chose d’un air égaré, comme s’il ne comprenait pas comment cela ait pu arriver.

 

L’adolescent l’entoura de ses bras anxieux pour lui venir en aide, mais le soldat de grande taille avançait d’un pas ferme comme si une force le poussait. Depuis que le jeune homme veillait sur son ami, les autres blessés ne manifestaient plus autant d’intérêt pour lui. À nouveau ils s’occupaient à traîner leur propre malheur vers l’arrière du front.

 

Comme ils avançaient, soudain le soldat de grande taille parut submergé de terreur. Son visage tournait tout à fait à la cire grise. S’agrippant aux bras de l’adolescent il regarda tout autour de lui, comme s’il avait peur d’être entendu. Alors, il commença à parler dans un murmure tremblant :

 

– « Je te dirais de quoi j’ai peur? Henri… Je te dirais de quoi j’ai peur… J’ai peur de tomber… et alors tu sais… leurs damnés chariots d’artillerie… ils aimeraient me passer dessus. C’est ce qui me fait peur… »

 

L’adolescent se mit à crier, hystérique :

 

– « Je prendrais soin de toi Jim ! Je prendrais soin de toi ! Je jure par Dieu que je le ferais ! »

 

– « Sûr… que tu le feras, Henri ? » supplia le grand soldat.

 

– « Oui… oui… je te dis… Je prendrais soin de toi, Jim ! » protesta l’adolescent. Il ne put s’exprimer clairement à cause de sa gorge nouée.

 

Mais le soldat de grande taille continuait à supplier à voix basse. Maintenant il se penchait comme un enfant au bras de son ami. Dans sa terreur ses yeux roulaient avec frénésie.

 

– « J’ai toujours été un bon ami à toi, n’est-ce pas Henri ? J’ai toujours été un brave type, n’est-ce pas ? On n’insistait pas trop avec moi pour que je rende service, non ? On n’avait qu’à me demander pour que je me mette aussitôt en route ; je l’ai fait pour toi, n’est-ce pas, Henri ? »

 

Il fit une pause, attendant anxieusement la réponse de son ami.

 

L’adolescent avait atteint un tel degré d’angoisse que ces soupirs l’écorchaient. Il s’efforça d’exprimer sa loyauté, mais il ne pu que faire des gestes fantasques.

 

Pourtant, le soldat de grande taille parut soudainement oublier toutes ses peurs. Il reprenait sa forme spectrale, raide et triste. Il continua d’avancer comme une statue de pierre. L’adolescent voulait que son ami s’appuyât sur lui, mais l’autre secouait toujours la tête et protestait de façon étrange :

 

– « Non… non… non… laisse-moi… laisse-moi. »

 

À nouveau son regard se fixait sur l’inconnu. Il avançait avec une intention mystérieuse, écartant toute offre d’aide de la part de l’adolescent : « Non… non… laisse-moi… laisse-moi… »

 

L’adolescent n’avait qu’à suivre.

 

À présent ce dernier entendait une voix qui lui parlait à l’épaule. Se retournant il vit que c’était le soldat en haillon :

 

– « Tu ferais mieux de le pousser hors du chemin, compagnon. Il y a une batterie qui arrive à un train d’enfer, et elle va le renverser. Il tiendra pas cinq minutes de toutes façons… tu peux le voir. Tu ferais mieux de l’écarter hors du chemin. D’où diable tire-t-il ses forces. »

 

– « Dieu seul le sait ! » s’écria l’adolescent en secouant les mains avec détresse. Il courut devant et s’agrippa au bras du soldat de grande taille.

 

– « Jim ! Jim ! » supplia-t-il d’un ton plaintif, « viens avec moi. »

 

Le soldat de grande taille tenta faiblement de se libérer : « Hein ? » dit-il d’un air absent. Un moment il fixa l’adolescent du regard. Il dit enfin, comme s’il comprenait vaguement : « Oh ! Dans les champs ? Oh »

 

Il piqua à travers champ en aveugle.

 

L’adolescent se retourna pour voir les cavaliers qui fouettaient, et la batterie de canons qui rebondissait avec violence. L’homme aux haillons jeta un cri aigu qui le fit se détourner en sursaut :

 

– « Mon Dieu ! il est en train de courir ! »

 

Tournant vivement la tête, l’adolescent vit son ami qui courait en vacillant, comme sur le point de tomber, vers un amas de buissons. À cette vue il eut un haut-le-cœur, et lâcha un gémissement douloureux. L’homme aux haillons et lui entamèrent la poursuite. Ce fut une course singulière.

 

Quand il rattrapa le soldat de grande taille, il commença de l’implorer avec tous les mots qu’il pût trouver :

 

– « Jim… Jim. Que fais-tu… pourquoi fais-tu ça… tu vas te faire mal. »

 

Son visage était animé par le même but. Il protesta d’un air buté, gardant les yeux rivés sur le mystique endroit vers où son intention le menait.

 

– « Non… non… ne me touche pas… laisse-moi, laisse-moi. »

 

L’adolescent, horrifié et perplexe devant son ami, recommença à lui poser des questions en tremblant :

 

– « Où que tu vas Jim ? À quoi que tu penses ? Où que tu vas ? Tu veux pas me le dire Jim ? »

 

Le soldat de grande taille leur fit face, comme s’il avait affaire à d’implacables poursuivants. Il y avait un grand appel dans ses yeux.

 

– « Laisse-moi tranquille veux-tu ? Laisse-moi tranquille une minute ! »

 

L’adolescent se recula : « Pourquoi Jim ? » dit-il d’un air stupéfait. « Qu'est-ce qui te prend ? »

 

L’autre se détourna et, penchant dangereusement, continua sa marche. L’adolescent et le soldat en haillons suivirent, la tête basse comme s’ils recevaient le fouet ; se sentant incapables de faire face à l’homme blessé à mort, s’il les confrontait à nouveau. Ils pensaient suivre quelque cérémonie solennelle. Il y avait une sorte de rituel dans les mouvements du soldat condamné, qui ressemblait à quelque fanatique d’une religion de fous. Une religion qui suçait le sang, déchirait les muscles et broyait les os. Ils ne pouvaient le comprendre. Horrifiés ils avaient peur, et se tenaient à distance derrière lui, comme s’il tenait quelque effroyable arme à sa disposition.

 

Enfin, ils le virent qui s’arrêtait, debout, immobile. S’approchant en hâte, ils virent son visage exprimer qu’enfin il avait trouvé l’endroit pour lequel il avait lutté. Sa maigre silhouette était droite, ses mains ensanglantées tranquillement tenues le long du corps. Il attendit avec patience ce quelque chose qu’il était venu rencontrer. Il était au rendez-vous. Ils firent une pause, et restèrent debout dans l’expectative.

 

Il y eut un silence.

 

Finalement, la poitrine du soldat condamné se mit à se soulever à grand effort. Mouvement qui devint si violent qu’on eût dit qu’un animal était à l’intérieur, qui remuait et se débattait furieusement afin de se libérer.

 

Le spectacle de cet étranglement graduel fit se tordre l’adolescent, et quand son ami roula des yeux, ce qu’il vit le fit s’écrouler par terre en hurlant. Il éleva la voix dans un appel suprême : « Jim… Jim… Jim… »

 

Le soldat de grande taille ouvrit les lèvres et dit en faisant un geste :

 

– « Laisse-moi… ne me touche pas… laisse-moi… »

 

Il y eut un autre silence, une autre attente.

 

Sa forme se raidit et se redressa soudain. Alors, une fièvre prolongée le secoua. Il jeta un regard devant lui. Pour les deux témoins, il y avait une curieuse et profonde dignité dans les traits fermes de sa face effrayante.

 

Doucement, une sourde étrangeté l’envahissait et l’enveloppait. Un moment le tremblement de ses jambes lui fit danser une sorte de hideuse ritournelle, et il se mit à taper sauvagement les bras contre sa tête, dans une expression d’enthousiasme démoniaque. Puis sa grande silhouette se tendit dans toute sa hauteur. Il y eut un léger bruit de déchirure. Alors il commença à pencher droit devant lui lent et raide comme un arbre qui tombe. Une rapide contorsion musculaire fit que l’épaule gauche toucha le sol en premier.

 

Le corps paru rebondir quelque peu sur le sol.

 

– « Mon Dieu ! » dit le soldat en haillons.

 

L’adolescent avait suivit, comme ensorcelé, cette sorte de cérémonial ponctuel et à l’endroit voulu. Son visage se tordait dans toutes les expressions d’agonies qu’il imaginait avoir été ressenties par son ami.

 

Se remettant sur pied, il s’approcha et regarda avec attention le visage de cire. La bouche était ouverte, découvrant les dents en un sourire.

 

Comme le pan de veste de sa tenue bleue s’était écarté, il put voir que tout le côté semblait avoir été dévoré par les loups.

 

L’adolescent se retourna subitement, livide de rage, vers le champ de bataille. Il secoua le poing, comme s’il allait donner quelque oraison vindicative :

 

– « Maudits… »

 

Le soleil rouge s’écrasait au fond de l’horizon comme une hostie cruelle.

 

CHAPITRE DIXIÈME

 

L’homme en haillons resta debout, rêveur.

 

– « Hé bien, c’était un sacré bon soldat pour ce qui est du cran, n’est-ce pas » dit-il finalement d’une voix quelque peu craintive. « Un sacré bon soldat. » L’air pensif, il poussa du pied l’une des mains qui remua docilement. « Je me demande d’où il puisait ses forces? Je n’ai jamais vu un homme faire ça avant. C’était une drôle de chose. Hé bien c’était un sacré brave. »

 

L’adolescent voulait crier sa détresse. Il se sentait poignardé, mais sa langue resta comme morte dans le caveau de sa bouche. Il se jeta à nouveau au sol et recommença à agiter de sombres pensées.

 

L’homme en haillons avait toujours cet air profondément absorbé.

 

– « Écoute voir compagnon, » dit-il après un moment, – en parlant il gardait les yeux rivés sur le cadavre –, « Il nous a quittés, n’est-ce pas ? Et nous pourrions aussi bien chercher le diable à rester là. C’est terminé ici. Il nous a quittés non ? Il est bien là où il est. Personne ne le dérangera ici. Et je dois dire que je ne me porte pas très bien moi-même en ce moment. »

 

L’adolescent s’éveilla en écoutant le ton de cette voix, et leva un regard rapide vers l’homme. Il vit qu’il balançait de manière incertaine sur ses jambes et que son visage prenait une légère teinte bleuâtre.

 

– « Mon Dieu ! » s’écria-t-il « tu ne vas pas toi… pas toi aussi. »

 

L’homme aux haillons secoua la main : « J’abandonne jamais » dit-il. « Tout ce que je veux c’est une bonne soupe de pois, et un bon lit. Une bonne soupe de pois, » répéta-t-il d’un ton rêveur.

 

L’adolescent se releva : « Je me demande d’où il vient. Je l’avais laissé par là. » dit-il en pointant vers une direction. « Et maintenant je le retrouve ici. De plus il venait par là », et il montra une autre direction. Ils se tournèrent tous deux vers le corps comme pour lui poser la question.

 

– « Hé bien » dit finalement l’homme aux haillons, « il ne sert à rien de rester là à essayer de lui demander quoi que ce soit. »

 

L’adolescent acquiesça d’un signe de tête avec lassitude. Ils se mirent tous deux à considérer le cadavre durant un bon moment.

 

L’adolescent murmura quelque chose.

 

– « Hé bien, c’était un sacré brave, n’est-ce pas ? » dit l’homme aux haillons comme en réponse.

 

Ils se détournèrent et s’en allèrent. Durant un moment ils avancèrent d’un pas furtif, comme s’ils marchaient sur la pointe des pieds. Le cadavre continuait à sourire dans l’herbe.

 

– « Je commence à me sentir vraiment mal, » dit l’homme aux haillons, coupant court aux rares silences qu’il autorisait. « Je commence à me sentir très mal en point. »

 

L’adolescent gémit : « Seigneur ! » Il se demandait s’il allait être le témoin malheureux d’un autre rendez-vous sinistre. Mais son compagnon agita la main pour le rassurer : « Oh, je ne vais pas mourir, pas encore ! Il y a trop de choses qui dépendent de moi pour que je meure ! Non-monsieur ! Je ne cèderai pas ! Je ne peux pas me le permettre ! Tu devrais voir la bande d’enfants que j’ai, et tout le reste. »

 

L’adolescent jeta un bref regard à son compagnon, il put voir grâce à l’ombre qui couvrait son sourire, que l’homme essayait de plaisanter.

 

Alors qu’ils poursuivaient leur pénible marche, l’homme aux haillons continuait de parler :

 

– « De plus, si je meurs, je ne mourrais pas comme ce type. Quelle drôle de chose. Je m’écroulerais voilà tout, c’est tout ce que je ferais. J’ai jamais vu quelqu’un mourir comme ce type. Tu connais Tom Jamison, c’est mon voisin, il habite juste à côté de chez moi. C’est un brave type, ça oui, et nous avons toujours été bons amis. Vif aussi. Vif comme un piège d’acier. Hé bien quand nous nous battions l’après-midi, soudain il éclate en malédictions et injures en me criant : « Tu as été touché maudit imbécile, » qu’il me dit en jurant horriblement. Je me touche la tête, et quand je vois mes doigts, je comprends que je suis touché, y pas de doute. Je lance un grand cri et me mets à fuir, mais avant que je puisse m’éloigner, je fus touché au bras et la balle me fit presque tourner sur moi-même. J’avais peur avec tous ces tirs derrière moi, et je courus pour me mettre hors de portée ; mais j’avais salement encaissé. Je crois bien que j’aurais continué à me battre si ce n’est Tom Jamison. »Alors, il déclara calmement : « J’en ai deux, – des petites –, mais elles commencent maintenant à me taquiner drôlement. Je ne crois pas pouvoir marcher plus loin. »

 

Ils avançaient lentement et en silence.

 

– « Tu parais très mal en point toi aussi » dit enfin l’homme aux haillons. « Je parie que t’en as pris une plus méchante que tu ne crois. Tu ferais mieux de prendre soin de ta blessure. Faut pas négliger pareille chose. Elles peuvent être intérieures la plupart du temps, et c’est comme ça que ça fait plus de dégâts. Où as-tu été touché ? » Mais il poursuivit sa harangue sans attendre de réponse. « J’ai vu un type qui avait reçu un pruneau dans la tête, quand mon régiment était tranquillement à attendre une fois. Et tout le monde qui lui criait : « t’as été touché John ? C’est grave ? », « non » qu’il répondait. Il paraissait agréablement surpris, leur racontant comment il se trouvait. Il dit qu’il ne ressentait rien. Mais mon Dieu ! la première chose que ce type a su, c’est qu’il était mort. Oui il était mort, raide mort. Alors prends garde veux-tu. Tu peux avoir quelque blessure vicieuse toi aussi. On peut jamais dire. Où c’est qu’elle se trouve la tienne ? »

 

Depuis le début de cet entretien, l’adolescent perdait le pas, marchait de manière sinueuse. Exaspérer il lâcha un cri en faisant un furieux mouvement de la main : « Oh ! ne m’embête pas ! » dit-il.

 

Il enrageait tellement contre l’homme aux haillons qu’il aurait pu l’étrangler. Ses compagnons paraissaient toujours prendre des rôles intolérables : à chaque fois ils faisaient se lever le fantôme de sa honte avec leur curiosité. Il se tourna vers l’homme aux haillons comme quelqu’un aux abois. « Maintenant ne m’embête plus » répéta-t-il avec un air menaçant et désespéré.

 

– « Hé bien, Dieu m’est témoin que je ne veux embêter personne » dit l’autre. Il y avait un léger accent de désespoir dans sa voix quand il répondit. « Dieu sait que j’ai assez d’ennuis comme ça. »

 

L’adolescent qui tenait un amer débat avec lui-même, en jetant des regards de haine et de reproches sur l’homme, dit alors d’une voix dure : « Adieu ! »

 

L’homme aux haillons le regarda avec un profond étonnement.

 

– « Hé !… Hé compagnon, où que tu vas ? » demanda-t-il d’un air hésitant. L’adolescent en le regardant voyait bien que lui aussi, comme l’autre commençait à agir de manière stupide et bête : ses pensées s’embrouillaient dans sa tête.

 

– « Maintenant… là… écoute voir… là… toi, Tom Jamison… là maintenant… J’en veux pas… ça ne sert à rien ; où que tu vas ? »

 

L’adolescent indiqua vaguement : « Par là » répondit-il.

 

– « Hé bien… maintenant écoute voir… maintenant » dit l’homme, délirant à la manière d’un idiot. Sa tête était penchée vers l’avant et ses paroles incohérentes. « Tu peux pas faire ça maintenant… ça se peut pas… je te connais va maudit tête de cochon. Tu veux t’en aller, et marcher avec une méchante blessure. C’est pas bon… maintenant… Tom Jamison… c’est pas bon. Tu veux bien me laisser prendre soin de toi Tom Jamison. C’est pas bon… pour toi… d’aller comme ça… avec une aussi méchante blessure… c’est pas bon… c’est pas juste… c’est pas bon… »

 

Pour toute réponse l’adolescent grimpa par-dessus une clôture, et s’en alla. Il pouvait entendre l’homme aux haillons qui gémissait plaintivement. Il se retourna vers lui et dit avec colère : « Quoi ? »

 

– « Écoute voir… maintenant Tom Jamison… maintenant… c’est pas bon. »

 

L’adolescent s’en alla. Se retournant, il vit de loin l’homme en détresse qui tournait en rond sans savoir où aller.

 

Maintenant il souhaitait qu’il fût mort. Il croyait envier ces hommes dont les corps étaient éparpillés sur l’herbe des champs et les feuilles mortes de la forêt.

 

Les simples questions de l’homme aux haillons furent pour lui comme autant de coups de couteau. Ils disaient que la société chercherait cruellement son secret jusqu’à le dévoiler au grand jour. L’insistance tout à fait inopinée du compagnon qu’il venait de quitter lui fit sentir qu’il ne pouvait garder son crime secrètement enfoui dans son sein. Sûr d’être amené au grand jour par l’un de ces traits qui assombrissent le ciel, et qui sont constamment à piquer, découvrir et proclamer tout haut ces choses qu’on aurait voulu tenir à jamais cachées. Il admettait ne pas pouvoir se défendre contre une telle vigilance. C’était au-delà de ses capacités.

 

CHAPITRE ONZIÈME

 

Il prenait conscience que le vrombissement de fournaise de la bataille devenait de plus en plus fort. De grands nuages sales flottaient devant lui très haut dans l’air calme. Le bruit approchait. Les hommes se déversaient hors des bois et parsemaient les champs.

 

Comme il contournait un petit monticule, il vit que la route maintenant n’était plus qu’une masse hurlante de fourgons, de chariots et d’hommes. De la masse confuse qui grandissait jaillissaient exhortations, ordres et imprécations. Et tout ça était balayé par la peur. Les fouets claquaient et mordaient et les chevaux ruaient et tiraient. Les grands fourgons à dos blancs se tendaient et s’empêtraient dans leurs efforts comme des moutons trop gras.

 

Dans une certaine mesure, l’adolescent se sentait réconforté par ce qu’il voyait : ils battaient tous en retraite. Peut-être alors n’était-il pas si mauvais après tout. Il s’assit, et se mit à contempler les fourgons frappés de terreur : ils fuyaient comme des bêtes disgracieuses et dociles. Tous ces hommes qui rugissaient et fouettaient l’aidaient à grandir les dangers et l’horreur de l’engagement, afin qu’il pût essayer de se prouver à lui-même que la chose dont les hommes pourraient l’accuser, était en vérité justifiable. Il suivait du regard avec un grand plaisir la marche sauvage qui lui donnait raison.

 

Sur la route apparaissait maintenant la tête d’une colonne d’infanterie, qui avançait calmement droit devant elle. Elle glissait rapidement, en évitant les obstacles, et prenait ainsi le mouvement sinueux du serpent. Les hommes de tête poussaient les mules avec la crosse de leurs mousquetons. Ils piquaient les attelages, indifférents aux cris des conducteurs. Ces hommes forçaient le passage au niveau des parties les plus denses de la masse : butée, la tête de colonne poussait droit devant elle. Les conducteurs de chariots enragés lâchèrent pas mal de jurons terribles.

 

L’ordre de se faire un passage donnait à la colonne une aura imposante : ces hommes avançaient vers le cœur du vacarme. Ils allaient confronter la ruée avide de l’ennemi. Ils ressentaient la fierté de leur avancée irrésistible, alors que le reste de l’armée se poussait et piétinait le long de la route. Ils renversaient gaiement des chariots avec le sentiment que cela était sans importance du moment que leur colonne arriverait à temps au front. Cette priorité leur donnait un air grave et sombre. Les officiers avaient le dos très raide.

 

Comme il les regardait, l’adolescent sentait revenir le noir fardeau de son malheur. Il avait le sentiment de voir passer une procession d’hommes d’élite. L’abîme qui le séparait d’eux était aussi grand que s’ils dussent être des dieux armés de flammes et portant des bannières de soleil. Il ne pourrait jamais être comme eux ; il aurait pu pleurer tellement il désirait l’être.

 

Il chercha en lui-même la malédiction correspondante à la cause indéfinie, sur laquelle les hommes jettent les mots de l’opprobre éternel. Cette chose, – quelle qu’elle soit –, était responsable et non lui, se dit-il. C’est là qu’est la faute.

 

Cette colonne qui avait hâte d’arriver à la zone des combats, parut à l’adolescent abandonné à lui-même, quelque chose de plus beau qu’une héroïque bataille. On ne pouvait blâmer ces héros, pensa-t-il, en voyant leur longue ligne ardente. Ils pouvaient se retirer avec un parfait respect de soi, en faisant la révérence aux étoiles.

 

Il se demandait ce que ces hommes avaient bien pu prendre pour qu’ils soient dans une telle hâte à forcer leur passage vers les sombres hasards de la mort. En les contemplant, son envie augmenta au point qu’il désira échanger sa vie contre celle de l’un d’entre eux. Il aurait aimé avoir une force prodigieuse, se dit-il, se débarrasser de soi pour être meilleur. De rapides tableaux de lui-même, solitaire, – toujours le même –, se déroulèrent en lui ; silhouette bleue prenant désespérément la tête de charges enflammées, le pied en avant, et l’épée brisée mais hautement levée ; ou faisant face à un assaut de pourpre et d’acier, se faisant tuer calmement sur une place élevée, devant tous les regards. Il pensa au magnifique pathos que sa mort susciterait.

 

Ces pensées le soulagèrent quelque peu. Il sentait le frisson du désir de se battre. Dans ses oreilles il entendait le chant de la victoire. Il connut l’excitation d’une charge rapide et triomphale. La musique des pas cadencés, des voix coupantes, du claquement des armes de la colonne toute proche, lui faisait prendre essor sur les ailes rouges de la guerre. Durant de courts instants, il se sentit sublime.

 

Il pensa être sur le point d’aller au front. Vraiment il se vit, poussiéreux, le regard vide, essoufflé courant au front, arrivant au moment propice pour saisir à la gorge la noire et libidineuse sorcière des calamités.

 

Puis les difficultés de la chose commencèrent à lui venir en tête. Il hésita, balançant sur ses pieds d’un air embarrassé.

 

Il n’avait pas de fusil : il ne pouvait se battre avec ses mains, se dit-il avec amertume en réponse à ses rêves. Mais alors, les fusils on pouvait les ramasser : il y en avait en extraordinaire profusion.

 

De même, se dit-il encore, ce serait un miracle s’il pouvait retrouver son régiment… Hé bien il pourrait se battre avec n’importe lequel.

 

Il se mit à avancer lentement. Il marchait comme s’il avait peur de mettre le pied sur une mine. Il luttait avec ses doutes.

 

Il serait vraiment un moins que rien si l’un de ses camarades le voyait revenir ainsi, avec les preuves de sa fuite. Mais il se consolait en se disant que les hommes, tout à leurs combats, ne font pas attention à ce qui se passe à l’arrière, pourvu qu’aucune silhouette hostile ne vienne de là. Dans la mêlée il passerait aussi inaperçu qu’un homme sous une cape.

 

Mais quand la lutte connaîtra un moment d’accalmie, se dit-il, alors son destin inexorable lui amènera un homme qui lui demandera des explications. En imagination il ressentait déjà le regard scrutateur de ses compagnons, alors qu’il peinait douloureusement sur quelque mensonge.

 

Finalement, ces délibérations et ces objections finirent par lasser son courage, et absorber toute son ardeur. En examinant soigneusement bien la chose, il ne pouvait s’empêcher d’admettre leur importance ; cependant, l’échec de son plan ne l’avait pas complètement découragé.

 

Par ailleurs, des douleurs variées commençaient à se faire entendre. Leur présence l’empêchait de planer haut sur les ailes de la guerre ; il lui était impossible de se voir en héros illuminé. Il tomba la tête en avant.

 

Il ressentit une soif brûlante. Son visage était si terne et si sec qu’il crût que sa peau craquelait. Chacun de ses os était douloureux, et paraissait sur le point de se briser au moindre de ses mouvements. Il avait les pieds meurtris, et son corps criait famine. C’était plus fort qu’une faim directe. Il avait une sensation imprécise, comme un poids à l’estomac ; et quand il essaya de marcher, sa tête balança et il se mit à tituber. Il ne pouvait voir distinctement, de petites buées vertes flottaient devant ses yeux.

 

Secoué par toutes ces émotions il n’avait pas eu conscience de ses douleurs. Maintenant elles l’assiégeaient à grands cris ; et comme il fût forcé de les écouter son mépris de soi grandit. En désespoir de cause il se dit n’être pas comme les autres. Il admettait l’impossibilité pour lui de jamais devenir un héros. Il n’était qu’un niais et un lâche. Ces visions de gloire étaient si pitoyables ! Il gémit du fond du cœur et avança en titubant.

 

Quelque chose en lui le forçait à rester à proximité du champ de bataille, comme le phalène autour du feu. Il désirait grandement voir et s’informer. Il voulait savoir lequel gagnait.

 

Il se dit que malgré les souffrances sans précédent qu’il endurait, sa soif de victoire était intacte ; quoique, se dit-il en manière de semi-excuse, il savait qu’à présent une défaite de son armée voudrait dire tant de choses en sa faveur. Les assauts de l’ennemi disperseraient les régiments en fragments, et ainsi de nombreux hommes de courage, estima-t-il, seraient obligés de déserter les couleurs en fuyant comme des poules. On le prendrait pour l’un d’entre eux. Ils seraient des frères attristés par un commun malheur, et lui pourrait aisément admettre n’avoir pas fui plus vite ni plus loin qu’eux. Et si lui-même pouvait croire en la perfection de ses vertus, il pensait qu’il n’aurait pas de problème à convaincre les autres.

 

Il se dit en manière d’excuse pour cet espoir, qu’auparavant l’armée avait rencontré de grandes défaites, – et en quelques mois leur avait fait verser le sang et poussé à abandonner les croyances admises sur la guerre –, réémergeant à nouveau aussi brave et fraîche qu’au premier jour, rejetant dans l’oubli le souvenir du désastre, et réapparaissant avec la valeur et l’assurance des légions non conquises. La voix aigre des gens restés chez eux sifflera tristement pendant un temps, mais les généraux sont souvent contraints à écouter ces complaintes. Lui, bien sûr, n’aurait aucune mauvaise conscience à proposer un général en sacrifice, sans qu’il puisse dire lequel ; aussi ne pouvait-il ressentir de la pitié pour lui. Le peuple était loin et il ne concevait pas que l’opinion publique pût être juste à si longue distance. Il était tout à fait probable qu’on fasse du mal à un homme par erreur ; et qui, après être sorti de son étonnement dépensera peut-être le reste de sa vie à écrire des répliques aux chansons faites à propos de son échec hypothétique. Ce serait très malheureux, sans doute, mais un général dans ce cas était sans importance pour l’adolescent.

 

Une défaite justifierait son comportement. Il pensa que cela prouverait, d’une certaine manière, qu’il avait fuit dès le début à cause de son pouvoir supérieur de perception. Quelques qui prédit sérieusement une inondation devrait être le premier à grimper sur un arbre. Ce qui prouverait vraiment qu’il est un prophète.

 

Une justification morale était considérée par l’adolescent comme une chose très importante. Sans ce baume, il ne pouvait, pensa-t-il, porter durant toute sa vie l’insigne douloureux de son déshonneur. Avec un cœur qui lui assurait constamment qu’il était méprisable, il ne pouvait vivre sans qu’à travers ses actes, cela soit évident pour tous les hommes.

 

Si l’armée avançait victorieuse, il était perdu ; si le fracas de la bataille indiquait que les drapeaux de son armée pointaient vers l’avant, il n’était plus qu’un misérable condamné. Il serait contraint de s’enfermer à jamais dans la solitude, et le pied indifférent des hommes piétinerait ses chances d’avoir une vie accomplie.

 

Comme ces pensées traversaient rapidement son esprit, il s’en détourna et essaya de les écarter. Il se dénonçait comme traître, et se disait être le plus indicible égoïste au monde. Sa conscience lui donnait l’image de soldats mettant leurs corps par défi devant la lance des démons hurlants des batailles ; et en voyant leurs cadavres saigner dans ce champ de bataille imaginaire, il se dit être leur meurtrier.

 

À nouveau il eût préféré mourir, au point d’envier un cadavre. En pensant aux tués, il nourrit un grand mépris pour quelques-uns d’entre eux, comme s’ils étaient coupables de leur mort. Ils pouvaient avoir été tués par le plus chanceux des hasards, se dit-il, avant qu’ils n’eussent eu l’opportunité de fuir, ou avant qu’ils ne fussent réellement testés. Pourtant, ils recevront le traditionnel laurier. Il cria amèrement que leurs couronnes étaient volées, et leurs robes de glorieuse mémoire imméritées. Néanmoins, il se dit encore que c’était une grande pitié qu’il ne fût pas comme eux.

 

Une défaite de l’armée lui aurait donné les moyens d’éviter les conséquences de sa fuite. Néanmoins, il considérait à présent qu’il était inutile de penser à une telle possibilité. On lui avait appris que le succès pour cette formidable machine des bleus était certain, qu’elle réaliserait des victoires comme un appareil produirait des boutons. À présent il se débarrassait de toutes ces spéculations, et se tournait vers le credo du bon soldat.

 

En se convainquant de l’impossibilité pour l’armée de subir une défaite, il se fit une belle histoire avec quoi il pût revenir au régiment et détourner les traits de la dérision qui ne manqueraient pas. Mais il craignait si mortellement ces traits qu’il lui fût impossible d’inventer une histoire crédible. Il examina de nombreuses possibilités, mais les rejeta une par une comme inconsistantes. Immédiatement il voyait ce qu’il y avait de vulnérable en eux.

 

Par ailleurs, il craignait beaucoup qu’une flèche méprisante ne lui mît le moral au plus bas avant qu’il n’ait eu le temps de s’expliquer.

 

Il imagina tout le régiment qui disait : « Où est Henri Flemming ? Il a déserté c’est ça ? Oh, mon Dieu ! » Il se rappela les différentes personnes dont il était tout à fait sûr qu’elles ne le laisseraient pas en paix pour ça. Sans doute ils l’interrogeraient en se moquant et riraient en le voyant hésiter à répondre en tremblant. Au prochain engagement, ils le surveilleraient pour voir s’il fuirait encore.

 

Où qu’il aille dans le camp, il rencontrerait des regards insolents qui s’attarderaient cruellement sur lui. En s’imaginant passer devant un groupe de camarades, il pouvait entendre quelqu’un dire : « Le voilà qui part ! » Alors comme toutes les têtes se tourneraient en même temps vers lui, il voyait leur large rire moqueur. Il croyait entendre quelqu’un faire une remarque drôle à voix basse, sur quoi les autres se mettraient à crier comme des coqs et à caqueter comme des poules. Il n’était plus qu’une figure de la déchéance.

 

CHAPITRE DOUZIÈME

 

La colonne qui avait si résolument forcé les obstacles sur sa route était à peine hors de vue, que l’adolescent vit de noires vagues d’hommes glisser hors des bois et envahir les champs. Il sut aussitôt que leurs cœurs avaient perdu leurs fibres d’acier. Ils se débarrassaient de leurs équipements et de leurs tenues comme autant de pièges où ils s’étaient empêtrés. Ils chargeaient sur lui comme des bisons affolés.

 

Derrière eux s’élevait une fumée bleue, formant un nuage sur les sommets des arbres ; et à travers les buissons, il pouvait voir de temps à autre une lointaine lueur rose. La voix des canons éclatait dans un chorus interminable.

 

L’adolescent était frappé d’horreur, et suivait d’un regard perplexe et douloureux. Il en oubliait son propre combat contre la création. Il écartait les railleries qui naissaient en lui, à propos de la philosophie des déserteurs et les règles de conduite pour damnés. Il perdait tout intérêt pour lui-même.

 

La bataille était perdue. Les monstres arrivaient à grands pas irrésistibles ; l’armée sans secours dans les épais taillis et rendue aveugle par la nuit qui tombait, allait être avalée. La guerre, ce monstre rouge, la guerre, ce dieu gorgé de sang allait être rassasié.

 

Quelque chose en lui voulait crier. Impulsivement il voulut faire un discours de ralliement, chanter un hymne de bataille, mais il ne put qu’à peine ouvrir la bouche pour lâcher : « Pourquoi… pourquoi… qu’est-ce qui se passe ? »

 

Bientôt il se retrouva au milieu d’eux, qui bondissaient et couraient ; leurs faces livides brillaient au crépuscule. Ils paraissaient pour la plupart des hommes très robustes. Pendant qu’ils galopaient, le regard du jeune homme passait de l’un à l’autre. Ses questions incohérentes étaient ignorées. Ils ne faisaient pas attention à ses appels. Ils ne paraissaient pas le voir.

 

Quelques-uns balbutiaient comme des fous. Un énorme gaillard demandait au ciel : « Dis-moi où est la route du salut? Où est la route du salut ? » Comme s’il avait perdu un enfant. Il pleurait dans sa douleur et sa détresse.

 

À présent les hommes couraient dans toutes les directions. L’artillerie qui bombardait un peu partout fit se confondre toute idée de coin abrité, que ce soit vers l’avant, l’arrière, ou sur le flanc. Les repères s’étaient évanouis dans les ténèbres qui s’amassaient. L’adolescent commençait à s’imaginer au centre du terrible conflit, et il ne voyait aucune issue. De la bouche des hommes qui fuyaient sortaient des questions furieuses par millier, mais aucun d’eux ne donnait de réponse.

 

L’adolescent après s’être malmené pour rien en jetant des questions aux bandes de l’infanterie qui battaient en retraite sans lui donner la moindre attention, agrippa finalement le bras d’un homme. Ils pivotèrent sous l’élan de la course, et se retrouvèrent face à face.

 

– « Pourquoi… pourquoi… » balbutia l’adolescent, luttant avec sa langue réfractaire. L’homme s’écria : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! » Sa face était livide et ses yeux roulaient furieusement. Essoufflé, il respirait bruyamment. Il tenait encore son fusil, peut-être avait-il oublié de le jeter. Il tirait avec frénésie sur le bras de l’adolescent, courbé et entraîné à plusieurs pas : « Lâche-moi ! Lâche-moi ! »

 

– « Pourquoi… pourquoi… » bredouillait l’adolescent.

 

– « Hé bien alors » rugit l’homme dans une grande colère. Adroitement il balança son fusil qui s’écrasa avec violence sur la tête de l’adolescent et s’enfuit.

 

Ses doigts mollirent sur le bras de l’autre. Ses muscles avaient perdu toute vigueur. Il crut voir la foudre s’abattre sur lui et le tonnerre gronder sourdement dans sa tête. Il ne sentit soudain plus ses jambes, et il s’écroula au sol en se tordant de douleur. Il tenta de se relever. Dans ses efforts contre le mal qui l’abattait, il paraissait lutter avec une créature invisible. Le combat fut sinistre.

 

Par moments il se mettait presque à moitié debout, battait l’air un instant, puis retombait à nouveau, s’agrippant à l’herbe. Son visage était d’une moiteur pâle. Des gémissements profonds et douloureux sortaient de lui.

 

Finalement en se contorsionnant il se remit sur les genoux et les mains ; et ainsi, comme un enfant qui apprend à marcher, se remit sur ses pieds. Les mains pressées sur ses tempes il marcha sur l’herbe en vacillant. Il lutta intensément avec son corps : ses sens engourdis poussaient à l’évanouissement et il s’y opposait obstinément, se représentant par l’esprit les dangers inconnus et les mutilations s’il venait à tomber dans ce champ. Il se raidit, imitant la manière du soldat de grande taille. Il pensa aux endroits retirés où il pourrait s’étendre sans risques. Pour en chercher un il lutta contre les vagues douloureuses qui l’assaillaient.

 

Mettant la main sur le sommet de sa tête, il toucha timidement la blessure. La douleur brûlante qui suivit lui fit faire une longue aspiration au travers de ses dents serrées. Ses doigts étaient tachés de sang, il les fixa du regard.

 

Autour de lui il pouvait entendre le roulement des canons, violemment secoués, qui étaient traînés vers le front par des chevaux fouettés au galop. Un jeune officier sur un destrier couvert de boue faillit le renverser. Se retournant il vit cette masse de canons, d’hommes et de chevaux glisser le long d’une large courbe vers l’ouverture d’une barrière. De sa main gantée, l’officier faisait des mouvements excités. Les canons suivaient les chariots contre leur gré, à cause du fait qu’ils étaient traînés par les talons sans doute.

 

Quelques officiers de l’infanterie éparpillée pestaient et juraient comme des charretiers. Leurs voix grondeuses pouvaient s’entendre par-dessus le vacarme énorme. Parmi l’indescriptible mêlée qui se trouvait sur la route chevauchait un escadron de cavalerie. Le jaune passé de leurs revers luisait fièrement. Il y eut une terrible querelle.

 

L’artillerie s’assemblait comme pour un grand débat.

 

La brume bleutée du soir descendait sur les champs. Les lignes de la forêt étaient de longues ombres pourpres. Un nuage étendu le long de la partie ouest atténuait un peu cette rougeur du ciel.

 

Comme l’adolescent laissait derrière lui cette scène, il entendit les canons soudainement rugir. Il les imagina secoués d’une colère noire. Ils crachotaient et hurlaient comme des monstres d’acier défendant une porte. La douceur du crépuscule était saturée par ces terribles remontrances. À cela s’ajoutait le fracas déchirant de l’infanterie adverse. Se retournant derrière lui, il vit des éclats de lumière orange illuminer l’ombre distante. De soudains et délicats éclairs apparaissaient dans le ciel lointain. Par moments il crut voir des masses d’hommes qui se levaient.

 

Dans la nuit qui tombait, il hâta son pas. Le jour s’éteignit au point qu’il pouvait à peine distinguer un endroit où mettre les pieds. La ténèbre pourpre était pleine d’hommes qui conféraient dans un roulement confus de voix. Il pouvait les entrevoir qui gesticulaient tout contre le bleu sombre du ciel. Il semblait y avoir une grande mêlée d’hommes et d’armes éparpillés tout autour dans la forêt et les champs.

 

La petite route étroite était à présent comme sans vie. Il y avait des fourgons renversés comme des éboulis de rivière séchant au soleil : le lit du dernier torrent était rempli de chevaux morts et de morceaux éclatés d’armes de guerre.

 

Finalement, il sentit sa blessure se calmer et s’alléger. Néanmoins, il s’empêcha d’aller plus vite, craignant de la réveiller. Il évita le moindre mouvement à sa tête, prenant de nombreuses précautions afin d’éviter un faux pas. Il était très anxieux, et par anticipation son visage s’étirait en pensant à la douleur atroce qui suivrait tout faux pas dans les ténèbres.

 

En marchant, ses pensées se concentraient intensément sur sa blessure. Il y avait tout autour une sensation liquide et fraîche ; et il imagina le sang couler lentement par ses cheveux. Sa tête parut avoir gonflé au point qu’il pensa que son cou n’était plus fait pour elle.

 

Cesser d’avoir mal l’inquiétait davantage. Les petites voix aiguës de la douleur, pensait-il, qui criaient depuis le sommet de sa tête, exprimaient clairement le danger. Par elles il croyait pouvoir mesurer l’étendue de son mal. Mais quand elles gardèrent un silence menaçant, il s’en effraya, imaginant des doigts terribles qui lui agrippaient le cerveau.

 

Ce qui ne l’empêcha pas de penser à différentes choses qu’il avait faites dans le passé. Il se rappelait certains repas que sa mère avait cuisinés à la maison, et ceux dont il raffolait particulièrement occupaient la place d’honneur. Il voyait la table mise, les murs en bois de sapin qui luisaient doucement à la lumière du foyer. Il se rappelait aussi l’habitude qu’ils avaient prise, ses compagnons et lui, d’aller sur la berge ombragée d’un étang, à leur sortie d’école. Il voyait ses vêtements jetés en désordre sur l’herbe de la rive. Il sentait les éclaboussures de l’eau parfumée sur son corps. Le feuillage de l’érable qui les surplombait bruissait sous le vent la mélodie d’un été plein de jeunesse et de fraîcheur.

 

À présent une lassitude irrésistible l’envahissait. Sa tête penchait vers l’avant et ses épaules s’affaissaient comme s’il portait une lourde charge. Ses pieds traînaient sur le sol.

 

Il tenait sans cesse des arguments : se coucherait-il en s’étendant dans quelque endroit proche, ou se forcerait-il à marcher jusqu’à ce qu’il atteignît quelque havre. Il essayait de se débarrasser de la question, mais son corps persistait toujours dans la désobéissance et ses sens l’ennuyaient constamment.

 

Enfin, il entendit une voix réconfortante tout près de son épaule :

 

– « Tu parais dans un sale état mon garçon ? »

 

L’adolescent ne leva pas la tête, mais acquiesça, la bouche épaisse : « Oui !… »

 

L’homme à la voix riante le prit fermement par le bras : « Hé bien, » dit-il avec un gros rire, « je vais dans ta direction. Toute l’équipée va dans ta direction. Et je crois que je peux te donner un coup de main. » En marchant, il avait l’air d’un homme ivre aux bras d’un ami.

 

Comme ils avançaient, l’homme interrogea l’adolescent et l’aida dans ses réponses comme s’il parlait à un enfant. Parfois il introduisait des anecdotes.

 

– « De quel régiment es-tu ? Hein ? Lequel est-ce ? Le 304e de New York ? Hé bien de quel corps est-ce ? Oh, c’est ça ? Je croyais qu’ils ne s’étaient pas battus aujourd’hui… ils sont là-bas vers le centre. Oh, ils y ont été hein ? Alors, presque tout le monde a eu sa part du combat aujourd’hui. Par Dieu ! Je me suis donné pour mort pas mal de fois. On tirait, on hurlait de partout ; il faisait un noir d’enfer, au point où je ne savais plus de quel côté j’étais pour sauver mon âme. Parfois je croyais sûrement me trouver avec ceux de l’Ohio, parfois je jurais être du méchant bout, avec ceux de Floride. C’était la situation la plus diablement confuse que j’aie jamais vue. Et dans toute cette forêt, il y avait une pagaille énorme et constante. Ce serait un miracle si l’on retrouve nos régiments cette nuit. Mais très bientôt on va rencontrer des tas de gardes et de gendarmes, et je ne sais quoi d’autres. Hé ! En voilà qui partent avec un officier, je crois. Regarde sa main qui traîne. Je parie que des combats il en a eu jusque-là. Il ne voudra plus beaucoup parler de sa réputation et tout quand ils vont lui scier la jambe. Pauvre type ! Mon frère porte la même moustache. Au fait comment que t’as fait pour te retrouver par là ? Ton régiment est loin d’ici n’est-ce pas ? Hé bien je crois qu’on peut le retrouver. Tu sais il y a eut un garçon qui a été tué dans ma compagnie aujourd’hui, et cela m’a fait penser à ce monde et tout. Jack était un bon gars. Par le diable, ça te frappe comme la foudre de voir le vieux Jack juste abattu comme ça. Nous étions là à attendre les ordres bien peinards, quoiqu’il y avait des hommes qui couraient dans tous les sens tout autour de nous ; et pendant que nous étions à attendre ainsi, arriva un type grand et gros. Il commença par tapoter le coude de Jack en disant : « Hé dis-moi, par où qu’c’est le chemin de la rivière ? » Et Jack ne faisait aucune attention à lui, et le type qui continuait à tapoter sur son coude, en répétant : « Hé dis-moi, par où qu’c’est le chemin de la rivière ? » Jack, tout le temps regardait droit devant lui essayant de guetter l’arrivée des sudistes à travers le bois ; et un bon moment il n’a fait nulle attention à ce type, mais il se tourna finalement et dit : « Oh va au diable et trouve-le toi-même ce chemin vers la rivière ! » Et juste alors, une balle lui éclata violemment le côté de la tête. Il était sergent. Ce furent là ses derniers mots. Tonnerre ! J’espère qu’on va sûrement retrouver nos régiments cette nuit. Ça va être une longue chasse. Mais je crois qu’on peut le faire. »

 

Durant la quête qui suivit, l’homme à la voix enjouée parut au jeune soldat en possession d’une baguette magique. Il marchait dans le labyrinthe de l’épaisse forêt avec un étrange bonheur. Lors des rencontres avec les gardes et les patrouilles il fit montre d’une finesse de détective, doublée d’une audace de gamin des rues. Ce qui paraissait un obstacle devenait une aide. Alors que son compagnon usait de tous les moyens pour les sortir de leur triste situation, l’adolescent, le menton sur la poitrine, se tenait raide comme une planche.

 

La forêt ressemblait à une vaste ruche où les hommes bourdonnaient en des cercles frénétiques ; mais son enthousiaste compagnon le conduisît sans erreur, jusqu’à ce qu’enfin il se mit à glousser de satisfaction et de joie : « Ah ! c’est là que vous êtes ! tu vois ce feu ? » L’adolescent acquiesça d’un signe de tête stupide.

 

– « Hé bien, c’est là qu’est ton régiment. Et maintenant adieu mon vieux, et bonne chance ! »

 

Durant un instant une main chaleureuse et forte serra les doigts alanguis de l’adolescent, et alors il entendit un sifflement enthousiaste et brave tandis que l’homme s’éloignait à grands pas. Alors que cet homme qui fût si amical pour lui sortait de sa vie, l’adolescent se rendit soudain compte qu’il n’avait pas une seule fois vu son visage.

 

CHAPITRE TREIZIÈME

 

L’adolescent se mit à avancer lentement vers le feu que lui avait indiqué l’ami qui s’en allait. Comme il vacillait, il repensa à la bienvenue que lui réserverait ses camarades. Il était convaincu que bientôt son cœur épuisé ressentirait les traits acérés du ridicule. Il n’avait pas la force d’inventer un mensonge pour se protéger, il serait une cible facile.

 

Il eut l’idée de se cacher dans les ténèbres de la forêt, mais la douleur et l’épuisement l’en dissuadèrent. Ses douleurs aiguës l’obligeaient à chercher un endroit où il puisse manger et se reposer, à n’importe quel prix.

 

En avançant vers le feu il vacilla au risque de tomber. Il pouvait voir des silhouettes d’hommes jeter des ombres noires contre la lueur rouge du feu ; et comme il s’approchait il se rendait peu à peu compte que le sol était parsemé d’hommes endormis.

 

Subitement il se trouva face à une noire et monstrueuse silhouette. Des éclairs jaillirent du canon d’un fusil : « Halte ! Halte ! » Un moment il perdit la tête, mais à présent il lui semblait reconnaître cette voix nerveuse. Comme il titubait debout, face au canon du fusil, il lâcha : « Hé bien, salut Wilson, toi… toi ici ? » Le canon fût prudemment abaissé et le soldat à la voix forte s’avança lentement. Il scruta le visage de l’adolescent : « C’est toi Henri ? »

 

– « Oui c’est… c’est moi. »

 

– « Hé bien, hé bien mon vieux » dit l’autre, « par le diable, je suis heureux de te voir ! Je t’ai cru mort. Sûrement mort. » L’émotion lui faisait perdre la voix.

 

Maintenant l’adolescent sentait qu’il pouvait à peine se tenir sur ses jambes. Subitement ce qui lui restait de force l’abandonnait. Il pensa devoir se hâter à produire un mensonge pour se protéger des traits déjà sur les lèvres de son redoutable camarade. Aussi, tout en vacillant devant le soldat à la voix forte, il commença par dire : « Oui, oui… j’ai… j’ai passé d’horribles moments. J’ai été un peu partout. Je viens de ce côté sur la droite. Des combats terribles par là. J’ai passé d’horribles moments… J’ai été séparé de mon régiment. Par là sur la droite. J’ai été touché. À la tête. Je n’ai jamais vu pareil combat. C’était terrible. Je ne vois pas comment j’ai pu être séparé de mon régiment. J’ai été touché, oui. »

 

Son ami s’était vivement rapproché : « Quoi ? Touché ? Pourquoi ne l’avoir pas dit d’abord ? Pauvre vieux, on doit… patiente un moment, qu’est-ce que je fais. Je vais appeler Simpson. »

 

À ce moment-là, une autre silhouette se dressa dans l’obscurité. Ils reconnurent le caporal.

 

– « À qui parles-tu Wilson ! » demanda-t-il. Il y avait de la colère dans sa voix « À qui parles-tu ? Maudite sentinelle que t’es… hé bien… salut Henri, c’est toi ça alors, je t’ai pris pour mort il y a un bon moment ! Sainte Jérusalem, à chaque quart d’heure ou presque on en voit un qui réapparaît ! En comptant bien nous avions perdu quarante-deux hommes, mais s’ils se mettent à revenir comme ça, au matin on aura déjà toute la compagnie au grand complet. Où étais-tu ? »

 

– « Par là à droite. J’ai été séparé… » commença l’adolescent avec précipitation. Mais son ami l’interrompit vivement : « Oui, et il a été touché à la tête, il est mal en point, on doit l’examiner immédiatement. » Mettant son fusil sous son aisselle gauche, de son bras droit il soutint l’adolescent par l’épaule.

 

– « Hou ! ça doit faire très mal, » dit-il.

 

L’adolescent pencha lourdement sur son ami : « Oui ça fait mal… ça fait très mal, » répondit-il. Sa voix trembla.

 

– « Oh, » dit le caporal. Il soutint l’adolescent par le bras pour l’aider à avancer. « Allez viens, Henri, je prendrais soin de toi. »

 

Comme ils avançaient, le soldat à la voix de stentor cria après eux : « Simpson, laisse-le dormir dans mes couvertures. Et… attends une minute… voilà une gourde. Elle est remplie de café. Regarde sa tête à la lueur du feu, et vois de quoi ça a l’air. Peut-être que ç’en est une de mauvaise. Quand je serais relevé dans quelques minutes, je viendrais pour veiller sur lui. »

 

L’adolescent avait les sens si engourdis que la voix de son ami résonna comme dans le lointain, et qu’il pouvait à peine sentir la pression du bras du caporal. Il se soumettait passivement à la direction ferme de ce dernier. Comme auparavant, sa tête s’affaissait sur sa poitrine et ses genoux tremblaient. Le caporal le conduisit près d’un grand feu : « Maintenant, Henri » dit-il « voyons un peu ta vieille tête. »

 

L’adolescent s’assit avec obéissance, et le caporal, mettant son fusil de côté, commença à farfouiller dans la chevelure touffue de son camarade. Il fût obligé de lui tourner la tête de façon à ce que la lueur du feu tombe directement sur elle. Il tordait la bouche d’un air sceptique ; serrant les lèvres et sifflant entre ses dents, quand ses doigts furent en contact avec les taches de sang et la légère blessure.

 

– « Ah, nous y voilà ! » dit-il. Il poussa maladroitement son investigation plus loin. « Juste ce que je pensais, » ajouta-t-il. « Une balle t’a éraflé. Ça a levé une drôle de bosse, juste comme si un type t’avait cogné la tête avec une grosse matraque. Il y a un bon moment que ça s’est arrêté de saigner. Le pire avec ça, c’est qu’au matin tu verras qu’un képi à ta taille ne t’ira pas. Et ta tête sera toute agitée et brûlante de fièvre. Et tu te sentiras peut-être très malade demain au réveil. On ne peut jamais savoir. Encore que je n’y crois pas trop. C’est juste un sacré coup sur la tête et rien d’autre. Maintenant tu n’as qu’à t’asseoir ici sans bouger, pendant que je vais dénicher quelque chose pour te soulager. Alors je t’enverrais Wilson pour qu’il prenne soin de toi. »

 

Le caporal s’en alla. L’adolescent resta immobile au sol comme un paquet. Il fixait les flammes d’un regard vide.

 

Après un moment il reprit quelque peu conscience, et les choses autour de lui commencèrent à prendre forme. Dans les profondes ténèbres, il vit que le sol était parsemé d’hommes étendus dans toutes les postures imaginables. Scrutant les ténèbres plus lointaines il vit, en quelques coups d’œil rapides, apparaître des visages pâles et fantomatiques, doués d’une lueur phosphorescente. Les traits de ces visages exprimaient la profonde torpeur des soldats rompus par la fatigue. Ce qui leur donnait l’air d’hommes enivrés par le vin. Ce coin de forêt aurait pu paraître, pour un promeneur invisible, comme une scène venant après quelque effrayante débauche.

 

De l’autre côté du feu l’adolescent observa un officier endormi, assis le dos tout à fait droit appuyé contre un arbre. Il y avait quelque chose de risqué dans sa position. Perturbé par des rêves, peut-être, il vacillait en sursautant et en faisant de petits bonds, comme un grand-père dans son coin de cheminée agité par les effets d’un grog. Son visage était poussiéreux et souillé de taches. Sa mâchoire inférieure pendait comme si elle n’avait plus la force d’assumer une position normale. Il était l’image même du soldat exténué après une orgie guerrière.

 

De toute évidence, il s’était couché avec son épée sur le bras. Et l’homme et l’épée s’étaient endormis dans cette embrassade, et le moment arriva où l’épée glissa au sol sans qu’il ne s’en rendît compte. La poignée dorée était posée en contact avec l’une des bordures du feu.

 

Dans le périmètre éclairé par la lumière orangée et rose du bois qui brûlait il y avait d’autres soldats, ronflant et respirant avec bruit, ou étendus comme dans un sommeil de morts. Quelques paires de pieds pointaient, rigides et droits. Les bottes montraient la boue ou la poussière des marches ; et des bouts de pantalons roulés, sortant des couvertures, montraient des lambeaux et des déchirures dues aux accrocs, lors des passages précipités à travers les denses fourrés.

 

Le craquement du feu avait comme un rythme musical. Une légère fumée s’en dégageait. Le feuillage des arbres remuait doucement au dessus des têtes, et les feuilles dont la face était tournée vers le feu portaient, de manière intermittente, des teintes d’argent fréquemment borées de rouge. Plus loin sur la droite à travers une ouverture dans la forêt, on pouvait voir une poignée d’étoiles, posées comme des pierres scintillantes sur l’écran noir de la nuit.

 

Par moment, dans cette sorte de salle à la voûte basse, un soldat se levait et changeait de position ; l’expérience du sommeil lui ayant appris le caractère inégal et incommode du sol sur lequel il se trouvait. Ou peut-être se mettait-il sur son séant, pour regarder le feu un moment en clignant des yeux d’un air bête et en jetant des coups d’œils rapides à son compagnon prostré, se blottissait alors à nouveau avec le grognement satisfait d’un homme repris par le sommeil.

 

L’adolescent resta assis comme un tas abandonné, jusqu’à ce que son ami, le jeune homme à la voix de stentor, revienne, balançant deux gourdes par leurs fins colliers : « Hé bien, alors Henri mon vieux » dit ce dernier. « Dans juste une minute nous allons t’arranger. »

 

Il avait les manières intempestives d’un infirmier amateur. Il s’activa nerveusement autour du feu, remuant les branches pour avoir le maximum de clarté. Il fit abondamment boire à son malade de la gourde contenant le café. Ce furent pour l’adolescent des gorgées délicieuses. Il penchait la tête loin en arrière et tenait longuement la gourde sur ses lèvres. La fraîche mixture descendit comme une caresse le long de sa gorge irritée. Ayant fini, il soupira avec un grand soulagement de plaisir.

 

Le jeune homme à la voix de stentor contemplait son camarade avec satisfaction. Un moment plus tard, il tira un énorme mouchoir de sa poche. Il le plia en manière de bandage, et versa un peu d’eau de l’autre gourde juste au milieu. Il mit ce pansement grossier sur la tête de l’adolescent, attachant les bouts en un nœud bizarre sur la nuque.

 

– « Voyons, » dit-il, en reculant un peu pour estimer son ouvrage. « T’as l’air d’un sacré diable, mais je parie que tu te sens mieux. »

 

L’adolescent contempla son ami avec reconnaissance. Sur sa tête enflée et douloureuse, le tissu froid était comme la tendre main d’une femme.

 

– « Tu ne dois ni crier, ni rien dire, » remarqua son ami satisfait. « Je sais que je suis maladroit à soigner les malades, mais tu n’as pas rouspété. T’es un bon malade Henri. La plupart d’entre nous seraient depuis longtemps à l’infirmerie… Une balle qu’on reçoit sur la tête, on plaisante pas avec. »

 

L’adolescent ne fit aucun commentaire, mais commença à tripoter les boutons de sa jaquette.

 

– « Allons, viens maintenant » continua son ami, « viens. Je dois te mettre au lit, et faire en sorte que tu aies une bonne nuit de repos. »

 

L’autre se releva avec précaution, et le jeune soldat à la voix forte le mena parmi les formes endormies par groupes ou par rangées. À présent il se penchait pour prendre ses couvertures. Il étendit celle en caoutchouc sur le sol, et couvrit les épaules de l’adolescent avec celle qui est en laine.

 

– « Voilà, maintenant, » dit-il, « étends-toi et dors un peu. »

 

L’adolescent obéissant et docile, se pencha avec précaution comme une vieille femme. Il s’étendit avec un murmure de soulagement et de réconfort. Le sol parut comme la plus douillette des couches. Mais subitement il lâcha : « Attend une minute ! où vas-tu te coucher toi ? »

 

Son ami secoua la main avec impatience : « Juste là à côté de toi. »

 

– « Oui, mais attend, » continua l’adolescent, « sur quoi vas-tu dormir ? J’ai ton… »

 

Le soldat à la voix forte grogna entre ses dents : « Couche-toi et la ferme. Ne sois pas un damné imbécile » dit-il sévèrement.

 

Après cette réprimande, l’adolescent ne dit plus rien. Une exquise somnolence l’envahissait. La chaleur réconfortante de la couverture l’enveloppait d’une douce langueur. Sa tête s’affaissa sur ses bras repliés, et ses lourdes paupières s’abaissèrent sur ses yeux. Entendant un lointain éclat de mousqueterie, il se demanda machinalement si ces hommes dormaient parfois. Il lâcha un long soupir, se lova confortablement dans ses couvertures, et en un moment il était endormi comme ses camarades.

 

CHAPITRE QUATORZIÈME

 

Quand l’adolescent s’éveilla, il lui sembla avoir dormi pendant des siècles et il se sentit ouvrir les yeux sur un monde neuf et surprenant. Des nappes de brouillard grisâtre se déplaçaient devant les efforts des premiers rayons de soleil. Et l’orient était sur le point de dévoiler sa splendeur. Des gouttes de givre lui glaçaient le visage, et immédiatement à son réveil il se lova tout au fond des couvertures. Il fixa un moment le feuillage au dessus de sa tête, qui remuait sous le souffle héraldique du jour.

 

Dans le lointain se faisaient entendre le grondement et les explosions d’une bataille. Il y avait dans ces bruits étouffés une insistance déprimante, comme s’ils n’avaient pas commencé et n’allaient pas finir.

 

Autour de lui les rangées et les groupes d’hommes vaguement aperçus durant la nuit, profitaient des dernières bouffées de sommeil avant de se lever. La douce lumière de l’aube mettait en évidence les traits exténués et maigres, et les visages poussiéreux : mais donnait des teintes presque cadavériques à la peau des hommes, et faisait apparaître sans vie leurs membres emmêlés. L’adolescent se leva avec un petit cri quand ses yeux glissèrent une première fois sur cette masse d’hommes pâles et sans mouvements, éparpillés sur le sol en tas serrés, dans des postures étranges. Son esprit perturbé lui faisait voir le sous-bois comme un charnier. Un instant il se crût parmi les morts, et n’osa bouger de peur que ces cadavres ne se lèvent et se mettent bruyamment à crier et gémir. Toutefois, il retrouva ses esprits en une seconde, et lança un juron compliqué sur lui-même. Il comprenait que le sombre tableau qu’il vit n’était pas la réalité présente, mais une simple vision.

 

Alors, il entendit le crépitement sec d’une flamme dans l’air froid, et tournant la tête, il vit son ami occupé à se démener autour d’un petit feu. Quelques autres silhouettes rares se mouvaient dans le brouillard, et il entendit le craquement sec et fort de coups de hache.

 

Il y eut soudain le son creux d’un roulement de tambour. Un cor lointain chanta vaguement. Les mêmes sonorités, variant dans leur puissance selon leur éloignement, arrivaient par delà la forêt. Les cors s’appelaient les uns les autres comme des coqs de combat. Le tonnerre proche des tambours du régiment roula.

 

La masse humaine se trouvant dans le bois remua. Les têtes se levèrent ensemble. Un long murmure de voix éclata dans l’air, rempli de jurons lâchés à voix basse. On s’adressa à d’étranges déités pour condamner ces heures matinales si nécessaires pour redresser le conflit. La voix de ténor péremptoire d’un officier résonna pour activer les mouvements engourdis des hommes. Les membres se démêlèrent. Les visages aux teintes cadavériques étaient cachés par des poignées se tortillant lentement sur des yeux : c’était le bain matinal du soldat.

 

L’adolescent se mit sur son séant, et donna libre cours à un bâillement énorme : « Tonnerre ! »lâcha-t-il d’un air maussade. Il se frotta les yeux, et alors levant la main, il tâta avec précaution le bandage de sa blessure. Son ami, s’apercevant qu’il s’était levé, s’éloigna du feu :

 

– « Hé bien, mon vieux Henri, comment te sens-tu ce matin ? » demanda-t-il.

 

L’adolescent bailla encore, puis il allongea les lèvres en une petite moue. Sa tête en vérité il la sentait précisément comme un melon, et il avait une sensation désagréable à l’estomac.

 

– « Oh, Seigneur, je ne me sens pas bien, » dit-il.

 

– « Tonnerre ! » s’exclama l’autre. « J’espérais que tu te sentirais mieux ce matin. Laisse-moi voir le bandage… Je crois que ça a glissé. »Il commença par essayer d’y remédier de façon malhabile sans y parvenir, jusqu’à ce que l’adolescent explose : « Bon sang ! » dit-il d’une voix irritée et coupante, « t’es l’homme le plus pendable que j’ai jamais vu ! T’as des moufles dans les mains ou quoi. Pourquoi, pour l’amour du ciel, n’y vas-tu pas plus doucement ? Si tu continues comme ça tu vas m’achever. Maintenant, vas-y doucement, et ne fait pas comme si tu allais accrocher un tapis. »

 

Il s’enflammait en commandant son ami avec insolence, mais ce dernier répondait avec douceur : « Allons, allons, viens maintenant, et prend un peu de nourriture », dit-il. « Alors peut-être tu te sentiras mieux. »

 

Près du feu, le jeune soldat à la voix forte veilla aux besoins de son camarade avec soin et tendresse. Il était très occupé à mettre en ordre les petites tasses noires en fer, qui erraient ça et là, y versant une mixture fluide aux tons métalliques prise dans un petit sceau en fer noirci par la fumée. Il avait un peu de viande fraîche, qu’il grilla en hâte sur une baguette. Il s’assit alors et contempla gaiement l’adolescent qui mangeait avec appétit. Ce dernier pris note du remarquable changement de son camarade, depuis ces jours de vie de camp au bord de la rivière. Il ne semblait plus si occupé par l’ampleur de ses prouesses personnelles. Les petits mots qui blessaient sa façon de voir ne le rendaient plus si furieux. Il n’était plus ce jeune soldat à la voix tonnante. Maintenant il y avait tout autour de lui un air de belle confiance. Il montrait une foi tranquille en ses capacités à poursuivre un but. Et cette confiance intérieure lui permettait de toute évidence d’être indifférent aux petits mots blessants que les autres lui jetaient.

 

L’adolescent était pensif. Il avait pris l’habitude de voir son camarade en enfant tapageur d’une audace due à son inexpérience, à son manque de réflexion, son entêtement, sa jalousie ; tout ça avec un courage de carton-pâte. Un arrogant bambin habitué à parader devant le portail de sa maison. L’adolescent se demandait d’où lui venait ce nouveau regard, alors que son camarade faisait la grande découverte que tellement d’hommes eussent refusé de se soumettre à ses soins. Apparemment l’autre avait grimpé sur un sommet de la sagesse, d’où il se percevait comme une chose très insignifiante. Et l’adolescent vit que désormais il lui serait plus facile de vivre dans son voisinage.

 

Son camarade posa la tasse de café, – si noircie qu’elle paraissait d’ébène –, en équilibre sur ses genoux : « Hé bien Henri, » dit-il. « Qu’est-ce que tu penses des chances qu’on a ? Tu crois qu’on va les battre ? »

 

L’adolescent resta un moment pensif : « Avant-hier » répondit-il finalement, avec un air provocant, tu aurais parié battre tout le bazar rien qu’à toi tout seul. »

 

Son ami le regarda quelque peu étonné : « L’ai-je dis ? » demanda-t-il. Il se mit à réfléchir. « Hé bien, peut-être que je l’ai dit » décida-t-il enfin. Du regard il fixa humblement les flammes.

 

L’adolescent était tout à fait déconcerté par ce surprenant accueil fait à sa remarque.

 

« Oh, non de toute façon tu n’aurais pas pu, » dit-il, essayant de se reprendre. Mais l’autre fit un geste désapprobateur : « Oh, tu n’as pas à t’en faire Henri, » dit-il. « Je vois que j’étais un joli grand niais en ce temps-là. » Comme s’il parlait d’un laps de temps qui se comptait en années.

 

Il y eut une petite pause.

 

– « Tous les officiers disent qu’on tient les rebelles dans un joli coin serré » dit son ami, se dégageant la voix pour avoir l’air naturel. « Ils semblent tous penser qu’on les a là où on a voulu qu’ils soient. »

 

– « Sur ça je n’en sais rien, » répondit l’adolescent. « Ce que j’ai vu là-bas sur la droite me fait plutôt penser le contraire. Hier de là où j’étais, ça avait l’air comme si nous recevions une sacrée volée.

 

– « Tu crois ? » s’enquit son ami. « Je pensais que nous les avions rudement secoués hier. »

 

– « Pas le moins du monde, » dit l’adolescent. « Mon Dieu ! mon ami, des combats tu n’as rien vu. Hé bien !… » Alors une pensée lui vint subitement : « Oh ! Jim Conklin est mort ! »

 

Son ami eut un sursaut : « Quoi ? C’est vrai ? Jim Conklin ? »

 

L’adolescent parla lentement : « Oui. Il est mort. Touché au flanc. »

 

– « Ne me dis pas que c’est vrai. Jim Conklin… pauvre type ! »

 

Tout autour d’eux, il y avait d’autres petits feux de camp, entourés d’hommes avec leurs petits ustensiles noircis. Depuis l’un de ces feux proches arriva soudain l’enchaînement continu d’éclats de voix coupantes. Il apparut que deux soldats agiles embêtaient un énorme barbu, lui faisant renverser du café sur sa tenue, au niveau du genou. Enragé, l’homme se mit à jurer en long et en large. Piqués par son langage, ses tourmenteurs s’étaient immédiatement dressés contre lui, l’abreuvant d’insultes aussi vindicatives qu’injustes. Probablement une bagarre allait suivre.

 

L’ami se leva vers eux, faisant avec ses bras des gestes pacificateurs.

 

– « Hé là, les gars, à quoi ça sert maintenant de faire ça ? » dit-il. « Nous allons être en face des rebelles dans moins d’une heure. Quel bien y a-t-il à se battre entre nous ? »

 

L’un des soldats agiles se tourna vers lui avec violence, le visage cramoisi : « Tu n’as pas besoin de venir par ici avec tes prêches. Je suppose que tu n’approuves plus les bagarres depuis que Charlie Morgan t’a donné une raclée ; et je ne vois pas de quoi tu te mêles, ou un autre que toi. »

 

– « Hé bien, oui, » dit l’ami avec douceur. « Mais je n’aime pas voir… »

 

C’était un argument confus.

 

– « Hé bien, c’est lui… » dirent les deux soldats, indiquant leur adversaire avec des doigts accusateurs.

 

L’énorme soldat était tout à fait rouge de colère. Il indiqua les deux autres avec sa grande main tendue comme une serre : « Hé bien, ils… »

 

Pendant ce temps qui passa en argumentation, le désir d’échanger des coups parut avoir passé, malgré qu’ils se dirent encore beaucoup de mal. Finalement, l’ami revint à sa place, et il ne passa pas beaucoup de temps pour que ces adversaires pussent être vus ensemble formant un groupe amical.

 

– « Jimmie Rogers dit que je dois me battre avec lui aujourd’hui après la bataille, » dit l’ami en se rasseyant. « Il dit qu’il ne permet pas qu’on s’occupe de ses affaires. Je n’aime pas que les gars se battent entre eux. »

 

L’adolescent dit avec un rire : « T’as pas mal changé. Tu n’es plus du tout comme tu étais. Je me rappelle quand toi et cet irlandais… » il s’arrêta et se mit à rire à nouveau.

 

– « Non, je n’étais pas comme ça, » dit son ami pensivement. « C’est assez vrai. »

 

– « Hé bien je ne voulais pas dire… » commença l’adolescent.

 

L’ami fit un autre geste désapprobateur : « Oh, tu n’as pas à t’en faire, Henri. »

 

Il y eut une autre petite pause.

 

– « Le régiment avait perdu plus de la moitié des hommes hier, » remarqua finalement l’ami. « J’ai pensé, bien sûr, qu’ils étaient tous morts, mais Seigneur ! La nuit dernière ils continuaient à arriver jusqu’à ce qu’il paraît qu’après tout, nous n’en avions pas perdu beaucoup. Ils étaient éparpillés dans les environs, à se promener dans les bois, à se battre avec d’autres régiments et tout. Juste comme t’as fait. »

 

– « Ah oui ? » dit l’adolescent.

 

CHAPITRE QUINZIÈME

 

Le régiment se tenait en formation au bord d’un chemin, attendant l’ordre de marche, quand subitement l’adolescent se rappela le petit paquet, mis dans une enveloppe d’un jaune passé, que le jeune soldat à la voix forte lui avait confié avec des mots lugubres. Ce qui le fit tressaillir. Il lâcha une exclamation et se tourna vers son camarade : « Wilson ! »

 

– « Quoi ? »

 

Son ami à côté de lui regardait pensivement vers le sol. Pour une raison ou pour une autre son expression à ce moment-là était très soumise. L’adolescent qui le regardait de biais se vit contraint de changer d’avis : « Oh rien, » dit-il.

 

Son ami tourna la tête vers lui quelque peu surpris : « Hé bien, qu’est-ce que tu allais dire ? »

 

– « Oh rien » répéta l’adolescent.

 

Il décida de ne pas lui faire ce coup. Il suffit que la chose l’ait mis de bonne humeur. Il n’était pas nécessaire de lui jeter ce paquet à la tête aussi maladroitement.

 

Plus que son ami il fut possédé par la peur, il avait vu combien c’était facile de blesser les sentiments avec des questions. En voyant son ami si changé, il s’était rassuré qu’il ne le mettrait pas au supplice avec une curiosité insistante ; mais il était sûr qu’aux premiers moments de détente il lui demanderait de lui raconter ses aventures de l’avant-veille. À présent il se réjouissait d’avoir une petite arme, avec quoi il figerait son camarade aux premiers signes d’une enquête serrée. Il maîtrisait la situation. C’était plutôt lui qui pouvait lancer les traits de la dérision.

 

Dans un moment de faiblesse, l’ami avait parlé de sa propre mort avec des sanglots. Il avait délivré une oraison funèbre avant son terme, et sans doute mis dans son paquet de lettres des souvenirs variés destinés à ses parents. Mais il n’était pas mort, et ainsi s’était livré aux mains de l’adolescent. Ce dernier se sentait immensément supérieur à son ami, mais il inclinait à la condescendance, et adoptait avec lui un air de bonne humeur protectrice.

 

Maintenant il avait retrouvé toute sa fierté. À l’ombre de cette renaissance florissante, il se tenait debout, le pas ferme et confiant ; et comme rien à présent ne pouvait être découvert, il ne craignait pas de confronter le regard de ses juges, et ne permettait à aucune de ses propres pensées de le garder d’être virile. Il avait commis ses fautes dans l’ombre, il était donc encore un homme.

 

En vérité, quand il se rappela ses aventures d’hier et les considéra avec du recul, il commença d’y voir quelque chose d’admirable. Il pouvait faire le fier et se comporter en vétéran.

 

Il écarta de sa vue les douleurs oppressantes du passé. Il pensait à présent aux longues tirades contre la nature, comme des sottises nées des conditions où il se trouvait. Il ne les rejetait pas entièrement parce qu’il ne se rappelait pas tout ce qu’il avait dit. Il inclinait à voir ses révoltes passées avec un sourire indulgent. Peut-être qu’elles furent bonnes en leur période.

 

À présent il se disait que seuls les maudits et les damnées rageaient de bonne foi contre les circonstances. Rares sont ceux qui le font jamais. Un homme qui a l’estomac bien solide et du respect pour ses compagnons, n’a pas à reprocher quoi que ce soit qu’il considère comme erroné dans le déroulement du monde ; ou même celui de la société. Laissons les malheureux railler, quant au reste ils peuvent s’amuser en paix.

 

Depuis qu’il se sentait à l’aise et content, il n’avait aucun désir de remettre les choses en ordre. En vérité il ne protestait plus qu’elles ne le fussent. Comment tout n’allait-il pas bien quand toute sa joie de vivre lui était revenue. Lentement s’affirmait en lui la conviction que dans tous ses discours de révolte il s’était ridiculement mépris. La nature était chose admirable fonctionnant avec une magnifique justice. Le monde était juste, merveilleux et grand. Le ciel qui souriait tendrement était doux et plein d’encouragement pour lui.

 

À présent quelque poète recevait son mépris. Hier, dans sa misère il avait pensé à certains auteurs. Les vers dont il se souvenait, lui revenaient brisés, détachés, par fragments. Pour ces gens, il avait ressenti à ce moment-là, un regard chaleureux et fraternel. Ils avaient sillonné les chemins de la douleur, et ils avaient décrit des paysages sombres de façon que d’autres puissent en jouir avec eux. En ce moment-là, il était sûr que leur esprit contemplatif et sage sympathisait avec lui, faisait pleurer les nuages sur lui. Il marchait seul, mais il y avait là cette pitié, antérieure.

 

Dans une certaine mesure, il était maintenant un homme qui avait réussi, et il ne pouvait désormais tolérer en lui-même un quelconque esprit de camaraderie avec les poètes. Il les abandonna. Leurs litanies sur les sombres paysages n’avaient plus d’importance pour lui depuis que son regard neuf les illuminait. Les gens qui parlent de sombres paysages sont des idiots.

 

Il finit par exprimer un formidable mépris pour une telle race de pleurnichards.

 

Il se sentait l’enfant de la force. À travers la paix du cœur, il voyait la terre comme un jardin où la mauvaise herbe de la souffrance ne croissait pas. Ou, peut-être, le peu qu’il y en avait se trouvait dans les coins obscurs, où personne n’était obligé de les voir, jusqu’à ce qu’une enquête ridicule se fasse. Et de toute façon, il s’en faisait de superficielle.

 

Il revenait à sa vieille foi en le succès final et extraordinaire de sa vie. Comme d’habitude, il n’était pas troublé par les procédés à suivre. C’était écrit, parce qu’il était un être accompli. Il voyait bien qu’il était choisi par les dieux. À travers les chemins effrayants et merveilleux, il était conduit vers la gloire. Bien sûr, il était satisfait de son mérite.

 

Il ne pensait pas beaucoup aux batailles qui se déroulaient directement devant lui. Il n’était pas essentiel qu’il les prît en considération dans ce qu’il avait à faire. On lui avait enseigné que bon nombre d’obligations dans la vie peuvent être aisément évitées. Les leçons d’hier disaient que la récompense était lente et aveugle. Avec ces faits devant les yeux, il ne crut pas nécessaire de s’enfiévrer à propos des perspectives qui s’offraient durant les vingt quatre heures à venir. Il pouvait laisser le hasard faire les choses. De plus, il y avait cette foi en lui-même qui avait secrètement fleuri. La confiance, comme une petite fleur grandissait en lui. Il était un homme d’expérience maintenant. Il avait été parmi les dragons, se dit-il, et il s’était assuré qu’ils n’étaient pas aussi hideux qu’il se l’était imaginé. De plus, ils étaient inefficaces, leurs coups étaient imprécis. Le plus souvent un homme de cœur les défierait, et les défiant en réchapperait.

 

Par ailleurs, comment pouvaient-ils le tuer lui l’élu des dieux destiné à la grandeur ?

 

Il se rappelait comment ces hommes avaient fui la bataille. Alors qu’il revoyait leurs faces terrorisées, il ressentit du mépris pour eux. Ils avaient mis dans leur fuite plus d’affolement qu’il n’était nécessaire. Ils s’étaient comportés en faibles mortels. Quant à lui, il avait fui de manière digne et discrète.

 

Il fût éveillé de ces rêveries par son ami, qui après s’être nerveusement agité dans les alentours épiant un moment les arbres, s’était mis à tousser en manière d’introduction et dit : « Fleming ? »

 

– « Oui ? »

 

L’ami mit la main à sa bouche et toussa à nouveau. Il s’agita nerveusement sous sa veste.

 

– « Hé bien, » déglutit-il enfin, « je crois que tu pourrais aussi bien me les rendre ces lettres. » Son regard s’assombrit et le sang inonda ses joues et son front.

 

– « Très bien Wilson, » dit l’adolescent. Il ouvrit deux boutons de sa veste, y fourra la main et retira le paquet. Comme il le tendait à son ami, ce dernier détourna son visage.

 

Il fut lent à produire le paquet, parce que durant cet acte il avait essayé d’inventer un commentaire insigne sur ça. Il ne put rien concevoir qui fut remarquable. Il était contraint de laisser son ami s’en tirer sans être inquiété avec son paquet. Il s’estima considérablement pour cela. C’était généreux de sa part.

 

À côté de lui son ami paraissait souffrir une grande honte. En le regardant, l’adolescent sentait son cœur devenir plus courageux et plus fort. Il n’avait jamais été poussé à rougir comme ça pour ses actes, il était un individu aux qualités extraordinaires.

 

Il pensa avec une pitié condescendante : « Mauvais ça ! très mauvais ! le pauvre diable, il est dans une mauvaise passe ! »

 

Après cet incident, et en revoyant les scènes de bataille dont il fût témoin, il se sentait tout à fait en mesure de retourner chez lui, pour faire battre le cœur des gens avec des histoires de guerre. Il se voyait dans l’atmosphère chaleureuse d’une pièce, racontant des histoires à des auditeurs. Il pourrait exhiber les lauriers. Les siens seraient insignifiants, quoique dans un district où ils sont rares, ils pourraient briller.

 

Il voyait son audience fascinée, l’imaginant comme la figure centrale de scènes enflammées. Et il imaginait la consternation et les interjections de sa mère ainsi que de la jeune femme du séminaire, buvant ses récits. Leur vague et féminine foi en la personne aimée, réalisant des actes de bravoure au champ de bataille sans risquer sa vie, serait détruite.

 

CHAPITRE SEIZIÈME

 

Les rafales de mousqueterie s’entendaient toujours. Plus tard, les canons se joignirent à la dispute. Dans l’air brumeux, leurs voix avaient une sonorité étouffée. Les résonances étaient continues. Cette partie du monde menait une étrange et batailleuse existence.

 

Le régiment de l’adolescent fût envoyé pour relever des troupes installées depuis longtemps dans des tranchées humides. Les hommes avaient pris position derrière la ligne courbe des nids de mitrailleuses qui pointaient vers le haut, comme de grands socs de charrue, tout le long de la ligne des bois. Devant eux une étendue plate peuplée de souches courtes et déformées. Plus loin depuis les bois, parvenaient les coups de feu étouffés des tireurs avancés et des piquets de garde tirant à travers le brouillard. Par la droite arrivait le bruit d’un fracas terrifiant.

 

Les hommes se nichèrent derrière un petit talus, et se mirent à l’aise, attendant leur tour.

 

Nombre d’entre eux avaient le dos au feu. L’ami de l’adolescent s’étendit, enfonça son visage dans ses bras, et presque instantanément, selon toute apparence, s’endormit dans un profond sommeil.

 

L’adolescent appuya sa poitrine tout contre la boue brune, et scruta les bois d’un bout à l’autre de la ligne. Des rideaux d’arbres faisaient écran à sa vue. Il pouvait voir la ligne basse des tranchées qui se trouvaient à courte distance seulement. Quelques drapeaux désœuvrés étaient plantés sur les monticules boueux. Et derrière eux il y avait des rangées de corps sombres, avec quelques têtes émergeant avec curiosité du sommet des tranchées.

 

Le bruit des échanges de tir sporadiques venait toujours des bois, par devant et sur la gauche ; sur la droite le vacarme avait pris des proportions effrayantes. Les canons tonnaient sans un instant de répit. On avait l’impression que leurs coups venaient de toute part, qu’ils s’étaient engagés dans un stupéfiant accrochage. Il devenait impossible de se faire entendre.

 

L’adolescent souhaita lancer une plaisanterie, une citation des journaux. Il voulait dire : « Tout est calme sur le Rappahannock », mais les canons refusaient de permettre ne serait-ce qu’un commentaire sur leur tonnant discours. Il ne put jamais finir sa phrase. Mais enfin les canons s’arrêtèrent, et parmi les hommes dans les tranchées volaient à nouveau, les rumeurs ; mais pour la plupart, elles étaient maintenant des oiseaux noirs qui battaient tristement de l’aile, collées au sol sans qu’un vent d’espoir les aidât à s’élever. La face des hommes se fermait en interprétant ces augures. On parlait d’hésitations et d’incertitudes de la part des responsables haut placés. Des histoires de désastres confirmés par des preuves venaient à l’esprit de ces hommes. Ce fracas de mousqueterie sur la droite, qui grandissait comme si les portes de l’enfer s’ouvraient, exprimait en la soulignant la situation désespérée de l’armée.

 

Le cœur des hommes flanchait, et ils commençaient à marmonner. Ils faisaient des gestes expressifs en disant : « Ah, que peut-on faire de plus ? » Et l’on pouvait voir qu’ils étaient désorientés par les prétendues nouvelles, et ne pouvaient vraiment comprendre la défaite.

 

Avant que les brumes grises ne soient complètement effacées par les rayons du soleil, le régiment en colonnes dispersées se retirait à travers bois avec précaution. Par moments les lignes rapides et désordonnées de l’ennemi pouvaient être vues plus bas à travers le bouquet d’arbres et les petits champs. Ils lâchaient des cris perçants et enthousiastes.

 

À cette vue l’adolescent oublia ses préoccupations personnelles et fût pris d’une grande rage. Il explosait en phrases bruyantes : « Par Dieu ! Nous sommes menés par un lot de têtes vides ! »

 

– « Plus d’un type dit ça aujourd’hui, » observa quelqu’un.

 

Son ami, qui venait de s’éveiller, était encore engourdi. Il regarda derrière lui jusqu’à ce que son esprit eut saisi la signification du mouvement. Alors il soupira : « Oh, hé bien, je suppose qu’on est battu, » remarqua-t-il tristement.

 

L’adolescent pensa qu’il n’était pas juste de condamner aussi facilement les autres. Il tenta de se retenir, mais sa bouche était trop amère. À présent il entamait une longue et tortueuse dénonciation du chef des forces armées :

 

– « P’ être, c’est pas entièrement sa faute… non pas tout à fait. Il a fait ce qu’il pouvait. C’est notre destin d’être souvent battu » dit son ami d’un ton fatigué. Ce dernier avançait péniblement, les épaules basses, et le regard qui se dérobait comme quelqu’un qu’on aurait battu à coups de canne et chassé à coups de pieds.

 

– « Hé bien, est-ce qu’on ne se bat pas comme des diables ? Est-ce qu’on ne fait pas tout ce que l’on peut ? » Demanda l’adolescent à voix haute.

 

Secrètement à part lui, il était stupéfait d’exprimer ce sentiment. Un moment son visage perdit de sa bravoure, et il regarda autour de lui avec un air coupable. Mais personne ne mettait en doute son droit à tenir de tels propos, le courage lui revenait. Il alla répétant une phrase qu’il avait entendu courir entre les groupes ce matin au camp : « Le général dit qu’il n’avait jamais vu un régiment de novices se battre comme on l’a fait hier, n’est-ce pas ? Et on n’a pas fait mieux que beaucoup d’autres régiments, n’est-ce pas ? Hé bien alors, tu peux pas dire que c’est la faute à l’armée, non ? »

 

Pour répondre, l’ami prit un ton sévère : « Bien sûr que non, » dit-il. « Personne n’oserait dire qu’on s’est pas battu comme des diables. Personne n’osera jamais le dire. Les gars se sont battus comme des damnés de l’enfer. Mais pourtant… pourtant… on n’a pas de chance. »

 

– « Hé bien alors, si on se bat comme des diables et qu’on ne gagne jamais, ça doit être la faute au général » dit l’adolescent avec hauteur, et d’un air tranchant. « Et je ne vois pas la raison de se battre, et se battre encore, et pourtant perdre, à cause de quelque chère tête vide de général. »

 

Un homme qui marchait à côté de l’adolescent, dit avec flegme et d’un ton sarcastique : « P’ être qu’tu crois qu’t’étais là durant toute la bataille hier, Fleming » remarqua-t-il.

 

Ces mots transpercèrent l’adolescent. En son for intérieur, il se sentait réduit à n’être qu’une chair molle et abjecte par ces paroles jetées au hasard. Ses jambes tremblèrent discrètement. Il jeta un regard rapide et apeuré vers le railleur cruel.

 

– « Hé bien non » se hâta-t-il de dire d’une voix conciliante. « Je ne crois pas que j’étais là durant toute la bataille hier. »

 

Mais l’autre semblait innocent de toute arrière-pensée. Apparemment il ne savait rien. Ce n’était que sa façon de parler : « Oh ! » répondit-il dans le même ton de calme dérision.

 

Néanmoins, l’adolescent sentit une menace. Son esprit rebutait à s’approcher trop près du danger, et depuis ce moment là il se tenait silencieux. La signification des paroles dites par l’homme avec ce ton sarcastique, le privait de toute l’humeur exaltante qui le distinguait des autres : il redevenait soudain une personne modeste.

 

On parlait à voix basse parmi les troupes. Les officiers étaient impatients et irritables, leurs faces ombrageuses annonçaient le malheur. En traversant la forêt, les troupes avaient l’air sinistre. Quand le rire d’un homme résonna dans la compagnie de l’adolescent, aussitôt une douzaine de soldats tournèrent leurs visages vers lui, en fronçant les sourcils l’air vaguement mécontent.

 

Le bruit des coups de feu collait aux bruits de leurs pas. Parfois cela paraissait s’éloigner un peu plus loin, mais ça revenait toujours avec une insolence accrue. Les hommes murmuraient et juraient, jetant des regards noirs en direction des tirs.

 

Les troupes firent enfin halte dans un espace dégagé. Les régiments et les brigades, séparés durant la traversée des épais taillis, se rassemblaient à nouveau en lignes faisant face aux fusils de l’infanterie ennemie qui aboyaient derrière eux.

 

Ces bruits qui les poursuivaient comme les hurlements acharnés de lévriers de fer, s’accrurent jusqu’à atteindre un puissant et joyeux éclat ; et alors que le soleil montait sereinement, illuminant les sombres fourrés, le bruit devenait un roulement de tonnerre continu. Comme incendiés les bois se mirent à craquer.

 

– « Hou, Seigneur ! » dit un homme. « Nous y voilà ! Tout le monde se bat sang Dieux ! »

 

– « J’étais prêt à parier qu’ils attaqueraient aussitôt que le soleil se sera montré » affirma furieusement le lieutenant qui commandait la compagnie de l’adolescent. Il tiraillait impitoyablement sur sa petite moustache, en allant et venant à grands pas avec une sombre dignité derrière ses hommes ; ces derniers étaient couchés derrière n’importe quelle protection qu’ils purent trouver.

 

Une batterie fût roulée en position à l’arrière et bombardait avec attention dans le lointain. Le régiment, pas encore inquiété, attendait le moment où les ombres grises des bois devant eux seraient fendues par une ligne de feu. On jurait et l’on grognait beaucoup.

 

– « Bon Dieu, » grommela l’adolescent, « nous avons toujours été chassés dans les environs comme des rats ! ça me rend malade. Personne ne paraît savoir où nous allons et pourquoi, on reçoit juste des coups de feu d’un tronc d’arbre à l’autre ; on est battu ici et là, et personne ne sait à quoi ça sert. Ça vous rend un homme comme un chaton enfermé dans un sac. Maintenant je voudrais savoir pourquoi, par les foudres éternelles, on nous a fait marcher dans ces bois après tout ; à moins que ce soit pour nous donner en cible parfaite aux rebelles. On est venu ici, et tout le temps on s’emmêlait les jambes dans cette maudite bruyère, et puis on commence à se battre et les rebelles en prennent à leur aise. Ne me dites pas que c’est juste de la chance ! Je sais ce qui en est. C’est ce cher vieux… »

 

L’ami paraissait éreinté, mais il interrompit son camarade avec une calme assurance : « Tout finira par rentrer dans l’ordre » dit-il.

 

– « Oh du diable si ça va l’être ! Tu parles tout le temps comme un maudit pasteur. Ne me dit rien ! je sais… »

 

À ce moment-là, il y eut une interruption de la part du lieutenant coléreux, qui fût contraint de donner libre court à quelques-unes de ses frustrations intérieures sur la tête de ses hommes : « Vous les gars, la ferme immédiatement ! Vous n’avez pas besoin de gaspiller votre souffle en d’interminables arguments sur rien. Vous caquetez comme de vieilles poules. Tout ce que vous avez à faire est de vous battre, et ça vous allez en avoir plein les bras dans environs dix minutes. Moins vous parlerez et plus vous ferez attention au combat, et c’est le mieux pour vous les gars. Je n’ai jamais vu d’imbéciles aussi bavards ! »

 

Il fit une pause, prêt à sauter sur celui qui aurait la témérité de répondre. Nul mot n’ayant été dit, il poursuivit ses allées et venues avec dignité.

 

– « Il y a plus de bla-bla que de bataille dans cette guerre, après tout » leur dit-il en tournant la tête en guise de remarque finale.

 

Le jour devenait plus lumineux, jusqu’à ce que le soleil eût déversé tout son rayonnement sur la forêt envahie par les hommes. Une sorte de vent de bataille balaya cette partie de la ligne où se trouvait le régiment de l’adolescent. Et la ligne de front remua quelque peu pour y faire face. Il eut une attente. Les moments intenses qui précèdent la tempête passèrent lentement sur cette partie du champ de bataille.

 

Le tir isolé d’un fusil éclaira un buisson face au régiment. En un instant, il fut suivi par de nombreux autres. Il y eut un formidable chant de craquements et de coups secs, qui balaya tout le bois. À l’arrière, les canons éveillés et mis en colère par les obus qui arrivaient sur eux en vrombissant, entrèrent soudain dans une hideuse altercation avec un autre groupe de canons. Le rugissement de la bataille atteignait au roulement de tonnerre continu, unique, incessant.

 

Dans le régiment les hommes exprimaient par leurs attitudes, une façon d’hésiter particulière. Ils étaient fatigués, exténués, ayant dormi peu et peiné longuement. Ils roulèrent des yeux vers la bataille qui avançait comme s’ils s’attendaient à en subir le choc. Quelques-uns reculèrent et flanchèrent. Ils restaient figés sur place.

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

 

L’avance de l’ennemi paraissait à l’adolescent comme une impitoyable chasse. Il commença à fulminer de rage et d’exaspération. Il tapait du pied au sol, et grimaçait de haine vers la fumée tourbillonnante qui approchait comme un déferlement de spectres. Il y avait quelque chose d’affolant dans cette apparente résolution de l’ennemi à ne lui laisser aucun repos, aucun moment pour s’asseoir et penser. Hier il s’était battu et très vite s’était enfui. Il y eut pas mal d’aventures. Mais aujourd’hui il sentait qu’il avait gagné le droit à un repos durant lequel il pourrait réfléchir à loisir. Il aurait pu prendre plaisir à décrire pour des auditeurs non initiés, les différentes scènes dont il fût le témoin ou discuter habilement sur le déroulement des batailles avec d’autres hommes qui ont fait leurs preuves. Il faudrait qu’il ait le temps de récupérer physiquement, c’était important aussi. Il avait le corps douloureux et engourdi par tout ce qui lui était arrivé. Il avait eu toute sa part de peines, et il souhaitait se reposer.

 

Mais les autres hommes ne paraissaient jamais connaître la fatigue, ils se battaient avec leur rapidité coutumière. Il eut une haine sauvage contre l’implacable ennemi. Hier quand il s’était imaginé que tout l’univers était contre lui, il l’avait haï avec tous ses dieux ; aujourd’hui c’était l’armée ennemie qu’il haïssait en grand. Il n’allait pas se laisser tordre le cou comme un chat poursuivi par des gamins, se dit-il. Il n’était pas bien de pousser les hommes à leurs dernières extrémités, à ces moments-là ils peuvent mordre et griffer.

 

Il se pencha sur son ami et lui parla à l’oreille, faisant un geste menaçant vers les bois : « S’ils continuent à nous faire la chasse, par Dieu, ils n’ont qu’à faire bien attention. On peut pas tout supporter. »

 

L’ami tourna la tête et fit une calme réponse : « S’ils continuent à nous faire la chasse, ils nous jetteront tous dans la rivière. »

 

L’adolescent lâcha un cri sauvage en entendant cette réponse. Il se mit à plat ventre derrière un petit arbre, les yeux allumés par la haine, et les dents serrées en une furieuse grimace. Le grossier pansement était encore sur sa tête, et au sommet, au niveau de la blessure, il y avait une tache de sang coagulée. Ses cheveux étaient extraordinairement emmêlés, et quelques mèches égarées, mouvantes, pendaient par-dessus le bandage sur le front. La veste de sa tenue, ainsi que sa chemise, étaient ouvertes au col et exposaient son jeune cou bronzé. On pouvait voir la pomme d’Adam qui remontait en déglutitions spasmodiques.

 

Ses doigts s’agrippaient nerveusement autour de son fusil. Il souhaita qu’il fût un engin ayant le pouvoir d’anéantir. Il sentait que le reproche et la dérision qui pesaient sur eux, venaient de la sincère conviction que ses compagnons et lui étaient débiles et chétifs. De savoir son incapacité à rendre l’affront, à se venger, faisait grandir sa rage comme un spectre sombre, qui prenait impétueusement possession de lui, le faisant rêver d’abominables cruautés. Ses tourmenteurs étaient des mouches qui buvaient son sang avec insolence, et il pensa qu’il aurait donné sa vie pour le plaisir de les voir en de pitoyables difficultés.

 

Les vents de la bataille tournoyaient autour du régiment, jusqu’à ce qu’un fusil, puis d’autres, enflamment le front. Un moment après le régiment rugissait sa brutale et valeureuse réplique. Un écran de fumée dense s’installa doucement, qui fut taillé en pièce par les flammèches des fusils, longues comme des épées.

 

Pour l’adolescent, les combattants ressemblaient à des bêtes jetées dans un puits sombre pour une lutte à mort. Il avait l’impression que ses compagnons et lui, aux abois, repoussaient sans cesse les assauts féroces de créatures glissantes qui revenaient toujours. L’éclat pourpre de leurs fusils ne semblait avoir aucune prise sur le corps de ces ennemis, qui paraissaient les éviter avec une aisance et une habileté que rien ne pouvait opposer.

 

Quand il eut l’impression, comme dans un rêve, que son fusil n’était qu’un bâton inutile, il perdit le sens de tout, sauf celui de sa haine, de son désir de transformer en bouillie le brillant sourire victorieux qu’il sentait sur le visage de ses ennemis.

 

La ligne enfumée des bleus roulait et se tordait comme un serpent écrasé, qui lancerait ses deux bouts ici et là dans une rage et une peur aiguës.

 

L’adolescent n’avait pas conscience d’être debout sur ses pieds, il ne savait même plus où se trouvait le sol. En vérité il arriva jusqu’à perdre la notion même d’équilibre et tomba lourdement. Immédiatement après le voilà debout encore, et une pensée traversa le désordre de sa tête. Il se demanda s’il était tombé parce qu’il avait été touché. Mais ses soupçons s’envolèrent aussitôt, et il n’y repensa plus.

 

Il avait pris une position avancée derrière le petit arbre, avec la ferme détermination de la tenir envers et contre tout. Il n’avait pas cru que son armée puisse gagner ce jour-là, et à cause de cela il trouva en lui les capacités de se battre plus rudement. Mais la foule surgissait de partout, au point où il perdait tout repère et toute direction, sauf celle de l’ennemi lui-même.

 

Les flammes de son fusil le mordirent, la fumée chaude lui brûla la peau. Le canon de son fusil devenait si chaud qu’en temps normal il n’eut pu le prendre entre les mains, mais il continuait à mettre la poudre et à bourrer avec la baguette qui tintait et se tordait. S’il visait quelques formes changeantes à travers la fumée, il tirait sur la gâchette avec un grognement féroce, comme s’il donnait des coups de poing de toutes ses forces.

 

Quand l’ennemi parut battre en retraite devant lui et ses camarades, il s’avança aussitôt comme un chien qui, voyant ses ennemis se relâcher, se retourne sur eux et insiste à être pourchassé. Et quand il fut à nouveau contraint à la retraite, il le fit lentement, sombrement, le pas comme chargé de colère et de désespoir.

 

Dans sa haine intense, il fut presque seul à tirer encore quand tous ceux qui étaient à côté de lui avaient cessé. Il était si absorbé par l’action qu’il ne prît pas conscience de l’accalmie.

 

Il fût rappelé à l’ordre par un rire enroué, et une phrase qui lui parvint à l’oreille dans une voix de reproche étonnée : « Toi ! l’infernal idiot, ne sais-tu pas qu’il faut abandonner quand il n’y a rien sur quoi tirer ? bon Dieu ! »

 

Il se tourna alors et, faisant une pause, le fusil à moitié baissé, regarda la ligne bleue de ses camarades. Durant ce moment de détente, ils paraissaient tous le fixer du regard en spectateurs étonnés. Se tournant encore vers le front il vit sous la fumée qui s’élevait un terrain désert.

 

Un moment il eut l’air complètement égaré ; alors apparut sur son regard vitreux et vacant, un éclair d’intelligence : « Oh » dit-il comprenant enfin.

 

Il revint vers ses camarades et se jeta au sol. Il s’était couché comme un homme qu’on aurait battu. Étrangement sa chair était en feu, et le bruit de la bataille continuait à résonner dans ses oreilles. Il tâtonna en aveugle vers sa gourde.

 

Le lieutenant faisait le fier. Il paraissait enivré par la bataille. Il cria à l’adolescent : « Par le ciel, si j’avais dix mille chats sauvages comme toi, en moins d’une semaine j’en aurais fini avec cette guerre ! ». En disant cela, il gonflait la poitrine avec un air de grande dignité.

 

Quelques hommes murmuraient en jetant des regards quelque peu intimidés vers l’adolescent. Il était évident qu’ils avaient eu le temps de le voir charger et tirer en jurant, et sans reprendre haleine. Et maintenant ils le considéraient comme un diable de guerrier.

 

L’ami vint vers lui en titubant. Il y avait de la peur et de la détresse dans sa voix : « Ça va bien Fleming ? Tu te sens bien ? Il n’y a rien qui cloche avec toi Henri, n’est-ce pas ? »

 

– « Non » dit l’adolescent avec difficulté. Sa gorge était nouée et sèche.

 

Ces incidents donnèrent à réfléchir à l’adolescent. Il se rendait compte d’avoir été un barbare, une bête. Il s’était battu comme un fanatique qui défendait sa secte. Toute considération faite, ce fut plein de fureur et de beauté, et aussi, en quelque façon, aisé. Sa silhouette fut sans doute terrible. Par cette lutte il avait franchi des obstacles qu’il prenait pour des montagnes. Elles tombèrent devant lui comme des sommets de carton, et maintenant il était ce qu’on appelle un héros. Il n’avait aucune conscience du cheminement suivi. Il s’était endormi, et en se réveillant, se retrouvait ennobli chevalier.

 

Il se laissait admirer par les regards occasionnels de ses camarades, dont les visages variaient en degré de noirceur à cause de la poudre brûlée. Quelques-uns étaient complètement barbouillés. Ils fumaient sous l’effet de la transpiration, et leur respiration était difficile et sifflante, tandis que leurs faces noircies le regardaient.

 

– « Bon travail ! Bon travail ! » criait le lieutenant comme en délire. Il marchait le long de la ligne sans repos, avide de recommencer. Parfois sa voix pouvait s’entendre en un rire incompréhensible et sauvage.

 

Quand il avait une pensée particulièrement profonde sur l’art de la guerre, il s’adressait toujours inconsciemment à l’adolescent.

 

Il y avait parmi les hommes une réjouissance quelque peu sinistre : « Mille tonnerres ! Je parie que cette armée ne verra pas de sitôt un régiment de novices comme le nôtre ! »

 

– « Tu parles ! »

 

– « Un chien, une femme et un noisetier. »

 

Plus vous les battez, et mieux ils s’en trouvent ! »

 

– « C’est comme nous autres ! »

 

– « Ils ont perdu pas mal d’hommes, oui. Si on balayait la forêt, on en ramasserait une bonne pelletée ! »

 

– « Oui, et dans environ une heure, il y en aura une autre pelletée à prendre. »

 

La forêt était encore remplie de clameurs. Au loin sous les arbres parvenait le roulement sec de la mousqueterie. Chaque fourré distant apparaissait comme hérissé de flammes. Un nuage de fumée noire, comme issu de ruines fumantes s’éleva vers le soleil, maintenant brillant et gai dans l’émail bleu du ciel.

 

CHAPITRE DIX-HUITIÈME

 

La ligne des bleus, en désordre, eut quelques minutes de répit ; mais durant cette pause, la lutte dans la forêt devenait si formidable que les arbres parurent secoués par les tirs et le sol trembler sous la ruée des hommes. Les coups de canon s’y mêlaient en une longue et interminable succession. Il semblait difficile de vivre sous pareille atmosphère. La poitrine oppressée, la gorge serrée, les hommes désiraient ardemment de l’eau et un peu de fraîcheur.

 

Quand l’accalmie tomba, on entendit s’élever un cri de lamentation amer : quelqu’un avait reçu une balle qui lui traversa le corps. Peut-être criait-il durant le combat, mais à ce moment-là, personne ne l’avait entendu. À présent les hommes tournaient en direction des malheureuses complaintes du blessé étendu au sol. « Qui est-ce ? Qui est-ce ? ». « C’est Jimmie Rogers. Jimmie Rogers. »

 

Quand dans un premier temps les regards tombèrent sur lui, on fit un arrêt soudain, comme si l’on craignait de s’en approcher. Lui se débattait sur l’herbe, en frissonnant et en se tordant le corps en d’étranges postures. Il hurlait très fort. Cet instant d’hésitation manifesté par ses camarades parût le remplir d’un formidable et extraordinaire mécontentement, et il les maudissait avec des cris perçants.

 

L’ami de l’adolescent croyait savoir où se trouvait un cours d’eau, et il obtint la permission d’aller en chercher. Immédiatement les gourdes plurent sur lui. « Remplis la mienne veux-tu ? »… « Ramène-m’en à moi aussi. » « Et moi aussi »… Il s’en alla, chargé. L’adolescent accompagna son ami, se sentant le désir de jeter son corps brûlant dans le ruisseau, et là, bien immergé, boire jusqu’à plus soif.

 

Ils firent une rapide recherche du cours d’eau supposé, mais ne le trouvèrent pas. « Il n’y a pas d’eau ici » dit l’adolescent. Ils revinrent aussitôt sur leurs pas.

 

Depuis leur position, quand à nouveau ils firent face à la zone des combats, ils purent mieux comprendre le déroulement de la bataille, que lorsque leur vision était occultée par la fumée déversée par la ligne de front. Ils pouvaient voir des étendues sombres qui serpentaient à travers champs, et dans un espace dégagé il y avait une rangée de canons qui lâchaient un nuage de fumée grise, illuminé de grands éclats de flamme orange. Par delà un feuillage, ils pouvaient distinguer le toit d’une maison. Une fenêtre, éclairée d’une profonde teinte rouge sang, brillait nettement à travers les feuilles. Du bâtiment la fumée, comme une haute tour penchée, s’élevait très haut vers le ciel.

 

En cherchant du regard leurs propres troupes, ils virent des masses confuses qui se mettaient en ordre. Les aciers bien polis faisaient des points brillants sous le soleil. Au loin vers l’arrière on apercevait une route qui tournait vers une hauteur. Elle était encombrée par l’infanterie battant en retraite. Depuis la forêt dense s’élevaient la fumée et la fureur de la bataille. L’air était constamment chargé d’une rumeur assourdissante.

 

Près de l’endroit où ils se tenaient, les obus passaient en vrombissant et hurlant. Des balles perdues sifflaient dans l’air et se plantaient dans les troncs d’arbres. Des blessés et des hommes égarés glissaient furtivement à travers bois.

 

Regardant en bas vers une aile de la forêt, l’adolescent et son compagnon virent un général irrité, suivit de ses aides, qui chevaucha presque sur le corps d’un blessé avançant à quatre pattes. Le général tira fortement les rennes de son coursier qui écumait la gueule ouverte, et en cavalier habile évita l’homme. Ce dernier toujours à quatre pattes s’était mis à avancer dans une hâte fébrile et pénible. De toute évidence, ses forces l’abandonnèrent quand il atteignit un endroit abrité. Un de ses bras faiblit soudain, et il tomba en roulant sur le dos. Il resta allongé en respirant doucement.

 

Un moment plus tard, la petite et bruyante cavalcade s’arrêtait juste devant les deux soldats. Un autre officier chevauchant avec l’habileté et l’insouciance d’un cow-boy vint s’arrêter face au général. Les deux soldats d’infanterie allaient manifestement partir, mais désirant entendre la conversation ils s’attardèrent tout près. Peut-être, pensèrent-ils, que quelque chose d’important et de secret allait se dire.

 

Le général, que les garçons connaissaient comme étant le commandant de leur division, regarda l’autre officier et parla froidement, comme s’il critiquait sa tenue : « L’ennemi se reforme là-bas, pour une autre charge », dit-il. « Elle sera dirigée contre Whiterside, et je crains qu’ils n’enfoncent par là, à moins que l’on se démène comme des diables pour les arrêter. »

 

L’autre jura contre son cheval rétif, et s’éclaircit la gorge. Il fit un geste vers son képi : « Ça nous coûtera diablement cher à vouloir les arrêter » dit-il brièvement.

 

– « C’est ce que je crois » remarqua le général. Alors, il commença à parler rapidement et à voix basse. Il illustrait fréquemment son propos en pointant du doigt. Les deux hommes d’infanterie ne purent rien entendre jusqu’à ce qu’il demande finalement : « Quelles troupes pouvez-vous tenir en réserve ? »

 

L’officier qui montait en cow-boy réfléchit un instant : « Hé bien » dit-il. « Il me faudra donner l’ordre à la 12e de renforcer la 76e, et je n’ai pas vraiment de quoi. Mais il y a la 304è. Ils se sont battus comme un tas de muletiers. Je peux les tenir en réserve, c’est mieux que rien. »

 

L’adolescent et son ami échangèrent des regards étonnés.

 

Le général dit d’un ton coupant : « Tenez-les prêts alors. Je vais voir d’ici comment vont évoluer les choses, et je vous enverrais des ordres pour les mettre en action. Ça va arriver dans cinq minutes. »

 

Comme l’autre officier saluait et tournait son cheval pour partir, le général l’appela et lui dit d’une voix grave : « Je ne crois pas que beaucoup de vos muletiers s’en retourneront. »

 

L’autre cria quelque chose pour toute réponse. Il souriait.

 

Avec la peur au ventre, l’adolescent et son compagnon revinrent à leur ligne. Ces évènements avaient occupé un temps incroyablement court, durant lequel pourtant l’adolescent se sentit vieilli. Il voyait différemment les choses. Et le plus surprenant était d’apprendre qu’on est sans importance. L’officier avait parlé du régiment comme s’il se référait à un balayeur. Quelque partie du bois avait besoin d’être nettoyée peut-être, et il désignait négligemment un balayeur pour ça, dans un ton complètement indifférent à son destin. C’est la guerre sans doute, mais cela paraissait étrange.

 

Comme les deux garçons approchaient de la ligne, le lieutenant les aperçut et se mit en colère : « Fleming… Wilson… combien de temps il vous faut pour trouver de l’eau, n’importe… où étiez-vous passés ? »

 

Mais il cessa son discours quand il vit leurs regards, chargés de nouvelles importantes.

 

– « On va attaquer… on va attaquer ! » cria l’ami, se hâtant de lâcher les nouvelles.

 

– « Attaquer ? » dit le lieutenant. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! Maintenant c’est la vraie bataille. » Un fier sourire traversa son visage barbouillé. « Attaquer ? Bien, par Dieu ! »

 

Un petit groupe de soldats entoura les deux amis.

 

– « On y va, tu es bien sûr ? Hé bien que je sois pendu ! Attaquer ? Pourquoi ? Qui ?

 

Wilson tu mens ! »

 

– « Que j’aille en enfer ! » dit l’adolescent, haussant la voix jusqu’au furieux reproche, « aussi sûr qu’un fusil tire, je vous dis. »

 

Et son ami ajouta pour confirmer : « Il ne parle pas à tort, il ne ment pas. On les a entendu parler. »

 

Ils aperçurent deux silhouettes montées, à courte distance. L’une était celle du colonel du régiment, l’autre celle de l’officier qui reçut les ordres du chef de division. Ils gesticulaient l’un vers l’autre. Les pointant du doigt, le soldat interpréta la scène.

 

Un homme objecta finalement : « Comment est-ce que tu peux les entendre ? » Mais les hommes, pour la plupart d’entre eux, faisaient des signes de tête affirmatifs admettant que les deux amis avaient dit la vérité.

 

Ils se remirent en position avec l’air d’avoir accepté la chose, la considérant sous toutes les façons possibles. Elle absorbait toutes leurs pensées. Beaucoup serraient la ceinture et arrangeaient leur pantalon.

 

Un moment après, les officiers commencèrent à se démener parmi les hommes, les poussant dans des masses plus compactes, et un meilleur alignement. Ils poursuivaient ceux qui n’étaient pas dans les rangs, et fulminaient contre ceux qui montraient par leurs attitudes qu’ils avaient décidé de rester là où ils étaient. Ils avaient l’air de bergers pointilleux, ayant maille à partir avec leurs troupeaux.

 

À présent le régiment paraissait se remettre sur pied, et prendre une longue respiration. Aucun visage ne reflétait de grandes pensées. Les soldats étaient penchés comme des coureurs attendant le signal. Sur ces faces lugubres, d’innombrables yeux étincelaient, épiant le rideau d’arbre, tout au fond du bois. Ils paraissaient profondément engagés dans des calculs de temps et de distance.

 

Ils étaient entourés par les bruits de la monstrueuse altercation entre les deux armées. Apparemment le reste était trop occupé ailleurs, et le régiment devait régler sa petite affaire tout seul.

 

L’adolescent, se détournant, jeta un bref et rapide regard interrogateur sur son ami. Ce dernier lui donna la réplique avec la même curiosité dans les yeux. Ils partageaient un intime secret : « Des muletiers… ça va nous coûter cher… ne croyez pas que beaucoup s’en retourneront… »Un secret amer. Pourtant, ils ne virent nulle hésitation sur leurs visages respectifs, et ils donnèrent leur assentiment muet quand un homme hirsute à côté d’eux dit d’une voix faible : « Nous allons être submergés. »

 

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

 

L’adolescent considéra l’étendue qui lui faisait face. Ces frondaisons paraissaient maintenant cacher la puissance et l’horreur. Il était conscient des préparatifs de l’attaque, pourtant il vit du coin des yeux un officier qui arrivait au galop en agitant son képi, comme un gamin à cheval. Soudain il sentit une tension et une palpitation courir parmi les hommes. La ligne se jeta en avant avec lenteur, comme un mur qui tombe, lâchant une respiration convulsive qui se voulait un cri de guerre ; et le régiment entama son parcours. L’adolescent fût poussé et secoué un moment avant qu’il ne comprenne tout le mouvement, mais aussitôt après il plongea vers l’avant et se mit à courir.

 

Il fixa du regard un bouquet d’arbres distant et élevé, où il estima que l’ennemi pouvait se rencontrer, et il y courut comme vers une cible. Il crut vraiment que la question était de se débarrasser au plus vite d’un sujet déplaisant ; et il courut désespérément, comme un criminel en fuite. Son visage durcissait et se tendait sous l’effort. Ses yeux fixes avaient une flamme sombre et menaçante. Avec sa tenue sale et en désordre, ses traits rouges et enflammés surmontés par le chiffon crasseux et taché de sang, son fusil qui balançait furieusement et le tintamarre du reste de son attirail, il avait l’air d’un soldat fou.

 

Comme le régiment quittait sa position et se mettait à découvert, les bois et les taillis devant lui s’éveillèrent. Les flammes bondissaient de toute part. La forêt faisait une terrible dénégation à son approche.

 

Pendant un temps la ligne avança en un élan régulier. Puis l’aile droite bondit en avant, dépassée à son tour par l’aile gauche. Ensuite le centre rua vers le front, jusqu’à ce que le régiment prenne la forme d’un coin à fendre ; mais un instant après les buissons qui faisaient obstacles, les arbres, et l’inégalité du sol fit éclater la tête, l’éparpillant en groupes détachés.

 

L’adolescent, agile, prenait inconsciemment de l’avance ; fixant toujours du regard le bouquet d’arbres. Tout près de là, on pouvait entendre le cri de ralliement de l’ennemi, et les petites flammes des fusils qui en jaillissaient. Les balles sifflaient, et les obus passaient en vrombissant au dessus des arbres. L’un d’eux tomba directement au milieu d’un groupe qui courait, explosant dans une fureur pourpre. Le temps d’une seconde on vit un homme, presque au dessus de l’explosion, se couvrir le visage des mains pour se protéger les yeux.

 

D’autres hommes fauchés par des balles, agonisaient de façon grotesque. Le régiment laissait derrière lui une consistante traînée de corps.

 

Ils passèrent dans une atmosphère plus dégagée. La nouveauté du paysage devant eux leur fit l’effet d’une révélation. Quelques hommes manœuvrant furieusement une batterie de canons, apparaissaient pleinement devant eux, et les lignes d’infanterie qui leur faisaient face étaient marquées par les écrans et les franges de fumée grise.

 

L’adolescent avait l’impression de tout voir. Chaque brin d’herbe verte était clair et bien marqué. Il crut être conscient du moindre changement dans la fine et transparente vapeur qui flottait par masses indolentes. La moindre rugosité sur les troncs d’arbres gris ou marron était visible. Ainsi que les hommes du régiment, avec leurs yeux affolés, leur visage en sueur, courant comme des fous, ou tombant comme s’ils eussent été jetés la tête la première en tas de cadavres bizarres, – tout était compris dans sa vision. Son cerveau enregistrait toutes ces impressions de manière automatique mais forte ; si bien que plus tard tout était clairement visible et compréhensible pour lui, sauf ce que lui-même faisait là.

 

Il y avait une frénésie dans cette ruée furieuse. Les hommes, piquant droit devant de manière folle, éclataient en cris de guerre dignes d’une foule barbare ; mais hurlés de façon si étrange qu’ils éveilleraient le veule comme le stoïque. Ce qui donnait en apparence un enthousiasme qu’on ne pouvait réfréner, même par le feu et le fer. C’était le genre de délire inconscient et aveugle aux obstacles, qui finissait par rencontrer le désespoir et la mort. Le moment sublime d’une absence d’égoïsme. C’est pourquoi, peut-être, l’adolescent se demandera, plus tard, la raison de sa présence en cet endroit.

 

À présent l’effort déployé dans la course avait absorbé l’énergie des hommes. Comme par un accord tacite ceux qui étaient en tête commencèrent à ralentir le pas. Les volées de balles dirigées contre eux avaient eu l’effet d’un coup de vent contraire. Le régiment s’ébroua et souffla, parmi les arbres impassibles il commença à hésiter et faiblir. Les hommes, le regard tendu, se mirent à attendre que l’un des écrans de fumée distants se déplaçât et découvrît la scène devant eux. Après les gros efforts déployés, le souffle court, ils revenaient à la prudence. À nouveau ils redevenaient de simples hommes.

 

L’adolescent crut vaguement avoir parcouru des milles, et pensa être maintenant de quelque manière, dans une terre nouvelle et inconnue.

 

Depuis le moment où le régiment cessa d’avancer les rafales hostiles de la mousqueterie devenaient un rugissement continu. De longues et nettes franges de fumée s’épanchaient. Du sommet d’une petite colline, des flammes jaunes, vomies au ras du sol, jetaient des sifflements inhumains dans l’air.

 

Les hommes en arrêt, eurent l’occasion de voir quelques-uns de leurs camarades tomber avec des cris et des gémissements. D’autres, peu nombreux, étaient à leurs pieds, inertes ou hurlants de douleur. Et durant un instant, les hommes debout, l’étreinte sur leurs fusils relâchée, virent le régiment qui diminuait. Ils paraissaient perplexes et stupides. Ce spectacle semblait les avoir paralysés, subjugués par une fascination fatale. Très raides, ils suivaient les scènes qui se déroulaient autour d’eux, et s’entre-regardaient en baissant les yeux. Leur halte silencieuse avait quelque chose d’étrange.

 

Alors, par-dessus le tumulte de bruits qui les entouraient, s’éleva le rugissement du lieutenant. Il s’élança soudain à grands pas vers l’avant, ses traits enfantins noirs de rage :

 

– « En avant, bande d’idiots ! » vociféra-t-il. « En avant ! vous ne pouvez pas rester ici. Vous devez avancer » dit-il encore, mais on ne comprenait pas la moitié de ce qu’il disait.

 

Il se mit à courir vers l’avant, la tête tournée vers ses hommes : « En avant ! » criait-il. Les hommes le regardaient avec des yeux vides et ronds comme des citrouilles. Il fût obligé de s’arrêter et revenir sur ses pas. Il se tint alors debout le dos à l’ennemi, et lâcha d’énormes malédictions à la face de ses hommes. Tout son corps vibrait sous le poids et la force de ses imprécations. Et il put enchaîner les jurons avec la facilité d’une jeune fille enfilant des perles.

 

L’ami de l’adolescent s’éveilla. Se jetant soudainement en avant, il se mit à genoux, et tira un coup enragé vers les bois d’où l’on continuait à faire feu. Cette action secoua les hommes de leur torpeur. Ils ne se massaient plus comme des moutons. Paraissant soudain prendre conscience de leurs armes, ils commencèrent aussitôt à tirer. Aiguillonnés par leurs officiers, ils se mirent à avancer. Comme une charrette prise dans une ornière boueuse, le régiment démarra abruptement avec pas mal de secousses. Les hommes à présent s’arrêtaient presque à chaque pas pour charger et tirer ; de cette manière, ils avançaient lentement d’arbre en arbre.

 

La résistance enflammée qui leur faisait front grandissait à mesure qu’ils s’approchaient, jusqu’à ce que toute avance parut arrêtée par les maigres et jaillissantes langues de feu ; et plus loin sur la droite une menaçante démonstration de force pouvait parfois être vaguement aperçue. La récente fumée émise devenait un nuage si dense, que cela rendait difficile pour le régiment de progresser intelligemment. En traversant chacune de ces masses ondoyantes, l’adolescent se demandait ce qui lui ferait face de l’autre côté.

 

Les hommes de tête avançaient péniblement jusqu’à ce qu’un espace à découvert s’interposa entre eux et les lignes embrasées. Là, accroupis et craintifs derrière quelques arbres, les hommes s’accrochaient désespérément, comme menacés par une vague. Ils avaient l’air farouche, et comme surpris par la furieuse perturbation qu’ils avaient déclenchée. Ils avaient une expression d’ironique importance durant la tempête. Leurs visages montraient aussi l’absence d’un quelconque sentiment de responsabilité quant à leur présence à cet endroit. C’était comme si on les y avait entraînés. Dans ces moments suprêmes, l’instinct animal dominant ne leur permettait plus de se rappeler les causes majeures des situations dans lesquelles ils se trouvaient. Toute l’affaire paraissait incompréhensible à bon nombre d’entre eux.

 

Comme ils étaient ainsi en arrêt, le lieutenant à nouveau commença à vociférer des blasphèmes. Sans prendre garde à la menace vindicative des balles, il continuait à supplier, réprimander et maudire. Ses lèvres, d’une courbure naturellement enfantine et douce, prenaient à présent des contorsions malsaines. Il jurait par toutes les divinités possibles.

 

Un moment il agrippa l’adolescent par le bras : « Avance, tête de lard ! » rugit-il. « En avant ! Nous allons tous être tués si on reste ici. Nous n’avons qu’à passer ce groupe. Et alors… Le reste de son idée disparut dans un sombre voile de malédictions.

 

L’adolescent tendit le bras : « Passer par là ? » Sa bouche faisant une moue dubitative et horrifiée.

 

– « Certainement. Juste passer par-dessus ce groupe ! On peut pas rester ici » cria le lieutenant. Il approcha son visage tout près de celui de l’adolescent secouant sa main bandée : « En avant ! » À présent il s’accrochait à lui comme pour une bagarre. Comme s’il avait l’intention de traîner l’adolescent à l’assaut par l’oreille.

 

Le soldat ressentit une soudaine et indicible indignation contre son officier. D’une torsion farouche il se débarrassa de lui : « Allons-y ensemble alors ! » hurla-t-il. Il y avait un amer défi dans sa voix.

 

Ils coururent ensemble le long de la ligne du régiment. L’ami se précipita derrière eux. Faisant face aux étendards, les trois hommes commencèrent à hurler : « En avant ! En avant ! » Ils dansaient et tournaient comme des sauvages en délire.

 

Le drapeau, obéissant à l’appel, pencha sa forme scintillante et glissa vers eux. La masse d’hommes ondula un moment indécise, et alors avec un long hurlement de détresse, le régiment amoindri se lança en avant pour entamer sa nouvelle étape.

 

La masse se mit à courir à travers champs. C’était une poignée d’hommes inutilement jetée à la face de l’ennemi. Les flammèches jaunes jaillirent instantanément vers eux. Une énorme quantité de fumée bleue étaient en suspension devant eux. Les explosions étaient formidables et assourdissantes.

 

L’adolescent couru comme un fou pour atteindre le bois avant qu’une balle ne le touche. Il rentrait la tête comme un joueur de football. Dans sa hâte il avait les yeux presque fermés, et la scène devant lui n’était que confusion et violence. Sa bouche écumante portait un dépôt de salive à la commissure des lèvres.

 

En lui-même, pendant qu’il se ruait en avant, naquit un amour, une tendresse désespérée pour cet étendard à côté de lui. C’était une création belle et invulnérable. Une déité radieuse qui penchait sa forme sur lui, le geste impérieux. Une femme en rouge et blanc, à la fois aimante et vindicative, qui l’appelait de sa voix espéranto : puisqu’aucun mal ne pouvait l’atteindre, il lui conférait la puissance. Comme si le drapeau pouvait sauver des vies, il courut tout près, et un cri de supplication lui vint à l’esprit.

 

Dans la folle précipitation il prit conscience que le sergent qui portait les couleurs avait soudain flanché, comme frappé d’une matraque. Il resta à l’arrière sans mouvements, excepté ses genoux qui tremblaient.

 

Il fit un bon et s’accrocha au mat. Au même instant, son ami s’en saisit par l’autre côté. Ils tirèrent dessus furieusement, de toutes leurs forces, mais le porte-drapeau était mort, et le cadavre ne voulut pas se dessaisir de son dépôt. Un moment il y eut un face à face sinistre. Le mort se balançant le dos penché, paraissait tirer obstinément, de manière ridicule et horrible, pour garder le drapeau.

 

Cela ne dura qu’un instant. Ils dégagèrent furieusement le drapeau des mains du mort, et comme ils se détournèrent à nouveau, le cadavre se tortilla en avant la tête penchée. Un bras balança vers le haut, et la main à moitié fermée retomba comme une lourde protestation sur l’épaule de l’ami, qui ne s’en rendit même pas compte.

 

CHAPITRE VINGTIÈME

 

Quand les deux jeunes amis se retournèrent avec le drapeau, ils virent qu’une bonne part du régiment était tombé, et le reste démoralisé revenait vers l’arrière. Les hommes s’étant rués vers l’avant comme des projectiles, avaient épuisé leurs forces. Ils battaient lentement en retraite, leurs visages encore tournés vers les bois qui crachaient toujours le feu, et leurs fusils répondant au vacarme. De nombreux officiers donnaient des ordres, leurs voix étaient perçantes.

 

– « Où diable allez-vous ? » demandait le lieutenant dans un hurlement sarcastique. Et un officier à la barbe rousse, dont la voix de trompette pouvait pleinement s’entendre, commandait : « Tirez sur eux ! tirez sur eux ! Que Dieu les damne ! » Il y eut une confusion de cris stridents, et l’on ordonna aux hommes de faire des choses contradictoires et impossibles.

 

L’adolescent et son ami eurent une petite lutte confuse autour du drapeau.

 

– « Donne-le-moi ! » « Non laisse-moi-le tenir ! » Chacun était satisfait qu’il soit en possession de l’autre, mais tenait à manifester sa volonté de prendre plus de risques pour lui-même en portant l’emblème. L’adolescent repoussa son ami avec rudesse.

 

Le régiment recula vers les arbres impassibles. Là il s’arrêta un moment pour faire feu sur quelques formes sombres qui s’étaient furtivement mises sur ses traces. À présent il reprenait sa marche, contournant les troncs d’arbres. Au moment où le régiment amoindri atteignit de nouveau l’espace découvert, il essuya un feu rapide et impitoyable. Il paraissait entouré par une multitude d’assaillants.

 

La plus grande part des hommes, découragés, l’esprit épuisé par tout ce tumulte, agissaient en somnambules. Ils acceptaient les volées de balles l’air exténué et soumis. Il était inutile de se battre contre des murs en granite. Et en prenant conscience qu’ils avaient tenté de conquérir l’impossible, ils semblaient envahis par le sentiment d’avoir été trahis. Ils fronçaient dangereusement les sourcils vers quelques-uns des officiers, plus particulièrement sur celui à la barbe rousse et sa voix de trompette.

 

Néanmoins, l’arrière du régiment était cerclé d’hommes qui continuaient à tirer avec colère sur l’avance ennemie. Ils paraissaient prêts à en découdre. Le jeune lieutenant était peut-être le seul qui échappait au désarroi général. Il oubliait qu’il avait le dos tourné vers l’ennemi. Son bras touché pendait raide le long de son corps. Par moment, il cessait de s’en rendre compte, et était sur le point de souligner un juron d’un grand geste de ce même bras. La douleur qui augmentait le faisait jurer avec une incroyable force.

 

L’adolescent avançait en glissant d’un pas incertain. Il surveillait ses arrières, un froncement de colère et d’amertume sur le visage. Il pensait prendre une belle revanche sur l’officier qui les avait traités, ses compagnons et lui, de muletiers. Mais il voyait bien que cela n’arriverait pas. Ses rêves s’étaient écroulés quand les « muletiers », diminuant rapidement en nombre, avaient balancé d’hésitation dans la petite clairière, et alors s’étaient rétractés. À présent leur retraite était pour lui une marche de la honte.

 

De sa face noircie, un regard aigu comme une dague pointait vers l’ennemi, mais sa plus grande haine était rivée sur l’homme, qui sans le connaître l’avait traité de muletier.

 

Quand il sut que lui et ses camarades avaient échoué à réussir quoique ce soit, avec le succès qui aurait donné à l’officier quelques petites morsures de remords, l’adolescent se laissa envahir par la rage d’un homme trompé. Cet officier, froid comme un monument, qui lâchait des épithètes avec tant d’insouciance, il ferait un joli cadavre, pensa-t-il. Il estimait cela si cruel qu’il fut incapable de vraiment trouver en lui un sarcasme en guise de réponse.

 

Il s’était imaginé une curieuse revanche en lettres rouges. « Nous sommes des muletiers, n’est-ce pas ? » Et maintenant il était contraint de s’en débarrasser.

 

À présent il se couvrait le cœur du manteau de sa fierté, et tenait l’étendard debout. Il haranguait ses compagnons, leur poussant la poitrine de sa main libre. À ceux qu’il connaissait bien il fit de frénétiques appels, les suppliant par leurs noms. Entre lui et le lieutenant qui grondait et rageait à en perdre la tête, on sentait une camaraderie et une égalité subtile. La voix rauque ils se supportaient l’un l’autre en hurlant et protestant de toutes les manières possibles.

 

Mais le régiment était une machine usée. Les deux hommes parlaient inutilement à des êtres sans force. Les soldats qui avaient le cœur d’y aller, le faisaient lentement, étant continuellement secoués dans leur résolution de savoir leurs camarades glisser rapidement vers les lignes arrières. Il était difficile de penser à sa réputation quand d’autres ne pensaient qu’à leur peau. Les blessés furent abandonnés hurlants le long du sinistre trajet.

 

Les franges de fumée et les flammes fusaient toujours. L’adolescent, regardant attentivement au travers d’une ouverture subite dans le nuage de fumée, vit une masse de troupes brunes, qui se mêlait et grossissait jusqu’à ce qu’elle parût faite de milliers d’hommes. Un étendard aux couleurs ardentes jaillit comme un éclair devant sa vue.

 

Immédiatement, – comme si l’écart de la fumée l’annonçait –, les troupes aperçues éclatèrent dans un hurlement rauque, et une centaine de flammes jaillirent vers le groupe qui battait en retraite. Un nuage gris roula encore et s’interposa comme le régiment répliquait avec hargne. L’adolescent devait à nouveau compter sur son ouïe malmenée, qui tremblait et bourdonnait à cause du tumulte des cris et des tirs de mousqueterie.

 

Le chemin parut interminable. Dans la brume et la fumée, les hommes furent pris de panique à l’idée que le régiment perdait son chemin, et avançait dans une direction périlleuse. Un moment les hommes à la tête de la sauvage procession se retournèrent et revinrent pousser leurs camarades, hurlant qu’on leur avait tiré dessus depuis des endroits qu’ils croyaient être du côté de leurs propres lignes. À ce cri, une peur hystérique et une détresse envahirent les troupes. Un soldat, – qui jusqu’à présent avait eu l’ambition de tout faire pour que le régiment soit un petit groupe sage, qui progressât calmement au milieu des énormes difficultés qui surgissaient –, s’écroula soudain et enfouit son visage dans ses bras avec l’air de se soumettre à son destin. Un autre éclata en lamentations aiguës et sonores, remplies d’illusions naïves à propos d’un général. Les hommes couraient dans tous les sens cherchant des yeux un chemin de salut. Avec une calme régularité, comme si leurs trajectoires étaient prévues d’avance, les balles entraient sourdement dans le corps des hommes.

 

L’adolescent marchait, impassible au milieu de la foule, et le drapeau dans les mains, il fit un arrêt, comme s’il s’attendait à une tentative pour le faire tomber au sol. Inconsciemment il assumait l’attitude du porte-drapeau durant le combat de la veille. Il passa une main tremblante sur le front. Son souffle était pénible. Il étouffait durant cette courte attente du moment de crise.

 

Son ami vint vers lui : « Hé bien Henri, je crois que c’est le moment de se dire adieu…

 

– « Oh, la ferme damné idiot ! » répliqua l’adolescent, sans vouloir le regarder.

 

Les officiers peinèrent comme des politiciens en campagne électorale, afin d’amener la masse du régiment dans un cercle propre à faire face aux attaques. Le terrain était inégal et accidenté. Les hommes se nichaient dans les dépressions, et se tenaient le plus à l’aise possible derrière tout se qui était susceptible d’arrêter une balle.

 

L’adolescent nota avec une vague surprise que le lieutenant était debout, muet, les jambes écartées et l’épée tenue à la façon d’une canne. Il se demandait ce qui avait pu arriver à ses cordes vocales pour qu’il ne maudisse plus.

 

Il y avait quelque chose de curieux dans cette petite pause concentrée du lieutenant. Il avait l’air d’un bébé qui, ayant pleuré tout son saoul, levait des yeux fixes sur un jouet hors d’atteinte. Il était complètement absorbé par sa contemplation, et sa douce lèvre inférieure remuait sous les mots qu’il se murmurait à lui-même.

 

Une fumée indolente roula lentement, avec indifférence. Les hommes s’abritant des balles, attendaient anxieusement qu’elle se levât et découvrît la situation désespérée du régiment.

 

Les rangs silencieux frissonnèrent soudain sous la voix impatiente du jeune lieutenant, qui hurla : « Les voilà qui arrivent ! Droit sur nous par Dieu ! » Le reste de sa phrase fût noyé par le roulement de tonnerre meurtrier des fusils de ses hommes.

 

Les yeux de l’adolescent s’étaient instantanément tournés dans la direction indiquée par le lieutenant éveillé qui s’agitait, et il vit les brumes traîtresses dévoiler un corps de soldats ennemi. Ils étaient si proches qu’il pouvait distinguer leurs visages. Comme il regardait, il sentit de l’estime pour eux. Il percevait aussi avec un étonnement vague que leurs uniformes étaient plutôt d’apparence gaie, avec leur gris clair souligné de revers aux teintes brillantes. Ces tenues semblaient toutes neuves.

 

Apparemment ces troupes s’étaient mises à avancer avec précautions, leurs fusils prêts à tirer, quand le jeune lieutenant les eut signalés et leur mouvement fut arrêté par la volée de tir du régiment des bleus. De cet aperçu bref, on su qu’ils ne savaient pas la proximité de l’ennemi à la tunique sombre, ou qu’ils s’étaient trompés de direction. Presque instantanément ils disparurent complètement à la vue de l’adolescent sous la fumée due à la riposte énergique de ses compagnons. Il écarquilla les yeux pour connaître l’effet de leur tir, mais la fumée resta suspendue devant lui.

 

Les deux corps de troupe rapprochés échangeaient les coups comme des boxeurs sur un ring. Des coups de feu irrités et rapides partaient successivement des deux camps. Du fait de leur situation désespérée les hommes en bleu, plus concentrés, saisissaient l’occasion de se venger, étant à portée de tir. Le tonnerre de leurs coups de feu augmentait en force et en détermination. La ligne incurvée de leur front s’illumina d’éclairs, et l’endroit résonna du vacarme des baguettes des fusils. L’adolescent esquivait en se déplaçant et en baissant la tête ; et durant un moment il put avoir quelques vues décevantes sur l’ennemi. Ils apparaissaient nombreux et répliquaient vivement. Pas à pas ils semblaient avancer vers le régiment des bleus. L’adolescent s’assit tristement au sol le drapeau entre les genoux.

 

Comme il remarquait la méchante humeur de ses camarades, qui se battaient comme des loups cernés dans un bois, l’adolescent eut la douce pensée que si l’ennemi était sur le point de submerger ce régiment, – avec qui on avait voulu faire le ménage dans les bois –, et en faire un captif, il aurait la consolation de se rendre la tête haute.

 

Mais les tirs de l’adversaire commencèrent à faiblir. Il y avait moins de balles qui déchiraient l’air ; et enfin, quand les hommes cessèrent le tir pour voir où en était le combat, ils purent seulement voir une sombre fumée qui flottait. Le régiment resta silencieux et observa. À présent un capricieux hasard faisait que l’écran de fumée dense qui les ennuyait constamment, commençait à se rétracter et disparaître. Les hommes virent un terrain vidé de ses combattants. La scène eut été complètement déserte si ce n’était les quelques cadavres jetés là, tordus en des formes fantastiques sur le gazon.

 

À la vue de ce tableau, de nombreux hommes en bleu bondirent de derrière leurs abris, et firent quelques pas de danse joyeuse et maladroite. Leurs yeux étaient enflammés, et des cris d’exaltation rauques jaillirent de leurs gorges sèches.

 

Ils commençaient à comprendre que les évènements essayaient de prouver leur impotence. Ces petites batailles avaient, de toute évidence, tenté de montrer que les hommes ne savaient pas se battre. Quand sur le point de confirmer ces opinions, durant le petit duel, ils avaient montré qu’il n’y avait rien d’impossible, qu’ils pouvaient rendre coup pour coup ; et ainsi, ils avaient pris revanche sur l’ennemi, et surmonté leur peur.

 

L’élan d’enthousiasme était à nouveau en eux. Ils regardaient autour d’eux avec un air de grande fierté, ressentant une nouvelle confiance dans les armes graves, mais toujours sûres qu’ils tenaient en main. C’était des hommes.

 

CHAPITRE VINGT ET UNIÈME

 

À présent ils savaient qu’aucune bataille ne les menaçait. Les routes s’ouvraient encore une fois devant eux. Les lignes bleues et poussiéreuses de leurs camarades étaient visibles à courte distance. Au loin le vacarme était énorme, mais dans cette partie du terrain il y avait une tranquillité soudaine.

 

Ils s’aperçurent qu’ils étaient libres. Le groupe affaibli et réduit aspira une longue bouffée de soulagement, et se rassembla en une seule masse pour continuer son trajet. Durant cette dernière partie du parcours, les hommes commencèrent à exprimer d’étranges émotions. Ils se hâtaient avec une peur panique. Ceux qui furent sombres et sans peur dans les moments les plus noirs, ne pouvaient maintenant cacher une folle anxiété. Peut-être qu’ils craignaient d’être tués de manière insignifiante, après que le moment de mourir dignement au combat eut passé. Ou, pensaient-ils ; peut-être qu’il serait trop ridicule de mourir au seuil de la délivrance. Ils se hâtèrent en jetant des regards inquiets derrière eux.

 

Comme ils s’approchaient de leurs propres lignes, quelques sarcasmes leur furent lancés par les hommes étiques et bronzés d’un régiment au repos à l’ombre des arbres. Ils furent assaillis de questions :

 

– « Où étiez-vous que diable ? »

 

– « Pourquoi est-ce que vous revenez ? »

 

– « Pourquoi qu’vous ne restez pas là-bas ? »

 

– « Ça a chauffé là-bas, fiston ? »

 

– « On s’en retourne chez soi les gars ? »

 

Quelqu’un s’écria dans une mimique provocante : « Oh, maman, viens vite voir les jolis soldats ! »

 

Il n’y eut aucune réplique de la part du régiment meurtri et battu, à part qu’un homme distribua largement des défis autour de lui pour se battre à coups de poings, et que l’officier à barbe rousse passa plutôt prêt d’un capitaine de grande taille le défiant d’un regard de matamore. Mais le lieutenant fit taire l’homme qui voulait se battre à coups de poings, et le grand capitaine, rougissant à la voix de fanfare de l’officier roux, détourna les yeux et fixa intensément les arbres.

 

La sensibilité de l’adolescent fût profondément piquée par ces remarques. Le front plissé, il fronçait les sourcils en jetant des regards de haine vers les railleurs. Il médita sur quelque revanche. Dans le régiment pourtant, nombreux étaient ceux qui baissèrent la tête comme des criminels, et se mirent laborieusement en marche avec une lourdeur soudaine, comme s’ils portaient sur leurs épaules affaissées le poids de leur déshonneur. Alors, le jeune lieutenant, se ressaisissant, commença à murmurer en douceur de noires malédictions.

 

Quand ils parvinrent à leur position initiale, ils se retournèrent pour voir le terrain sur lequel ils avaient chargé.

 

À cette vue l’adolescent fût frappé d’un grand étonnement. Il découvrit que les distances franchies, comparées aux brillantes estimations de son esprit, étaient faibles et même ridicules. Les arbres impassibles, là où presque tout s’était passé, paraissaient incroyablement proches. Maintenant qu’il y pensait le temps aussi, il voyait bien qu’il avait été court. Il s’émerveillait sur le nombre d’émotions et d’évènements qui se massèrent en foule dans de tels espaces réduits. Sa fantasmagorique imagination a dû tout exagérer et tout agrandir, se dit-il.

 

Il lui parut alors qu’il y avait une amère justice dans les paroles des vétérans étiques et bronzés. Il voila un regard de dédain envers ses camarades étalés au sol, étouffant sous la poussière, rouges tellement ils transpiraient, les yeux embués, les cheveux en désordre.

 

Ils buvaient de leurs gourdes à grands traits, avides d’en tirer jusqu’à la moindre goutte ; et s’essuyaient les traits enflés et mouillés avec la manche de leur veste ainsi que des poignées d’herbes.

 

Néanmoins, l’adolescent éprouvait une joie considérable à revoir ses performances durant l’attaque. Auparavant il n’avait eu que très peu de temps pour s’apprécier, aussi, en réfléchissant tranquillement à ce qu’il avait fait, il ressentait maintenant une grande satisfaction. Il se rappela ces actions colorées, qui dans la confusion s’étaient imprimées à son insu dans ses sens éprouvés.

 

Alors que le régiment était allongé à souffler après le terrible effort déployé, l’officier qui les avait taxés de muletiers arriva en galopant le long de la ligne. Il avait perdu son képi. Ses cheveux en désordre ondulaient furieusement, et son visage était noir de colère et de vexation. Sa fureur se manifestait plus clairement dans sa manière de traiter son cheval : il secouait la bride et la tordait de sauvage façon ; arrêtant la bête essoufflée près du colonel du régiment en tirant furieusement sur les rênes. Il explosa immédiatement en reproches qui arrivaient sans peine à l’oreille des hommes. Ils devinrent aussitôt alertes, étant toujours curieux d’entendre une dispute verbale entre officiers.

 

– « Ah, sacré tonnerre ! Mac Chesney, quelle terrible boutade tu nous as faite là ! » Commença l’officier. Il baissa le ton, mais son indignation permit à quelques hommes de saisir le sens de ses mots. « Quelle terrible pagaille tu as faite ! Seigneur, mon vieux, tu t’es arrêté à cent pieds en deçà d’un vrai petit succès ! Si tes hommes étaient allés cent pieds plus loin, tu aurais réussi une grande attaque, mais les choses étant ce qu’elles sont… quelle bande d’éboueurs tu as eue après tout ! »

 

Les hommes écoutant le souffle court, tournaient maintenant des regards curieux sur le colonel. Ils avaient l’air de gamins de rue ameutés par une dispute.

 

On voyait le colonel qui se redressait et mettait les mains en avant de façon oratoire. Il avait l’air blessé d’un diacre accusé de vol. Les hommes se trémoussaient dans un délire d’excitation.

 

Mais subitement les manières du colonel passèrent de celles du diacre accusé à celles d’un Français touché dans son amour propre. Il haussa les épaules : « Hé bien général on est allé aussi loin qu’on a pu », dit-il calmement.

 

– « Aussi loin que vous avez pu ? n’est-ce pas ! Seigneur ! » railla l’autre. « Hé bien, ça n’a pas été très loin, n’est-ce pas ? » Ajouta-t-il, en fixant l’autre d’un regard de froid mépris. « Pas très loin, je pense. Vous étiez supposé faire diversion en faveur de Whiterside. À quel point vous avez réussi, vos propres oreilles vous le diront maintenant. » Il tourna son cheval et chevaucha au loin avec raideur. Le colonel convié à entendre le désagréable vacarme d’un engagement vers la gauche, éclata en vagues malédictions.

 

Le lieutenant qui avait assisté à l’entrevue avec un air de rage impuissante, s’exprima soudain avec un ton ferme et indomptable : « Je n’aurais garde d’écouter l’homme – qu’il soit général ou pas –, qui dira que les gars ne se sont pas bien battus là-bas, ce n’est qu’un damné idiot. »

 

– « Lieutenant » commença le colonel, sévère, « ceci est ma propre affaire, et je vous prierais… »

 

Avec un geste de soumission le lieutenant dit : « Très bien colonel, très bien colonel, » dit-il, et il se rassit content de lui-même.

 

La nouvelle que le régiment était réprimandé, courut le long de la ligne. Les hommes en restèrent un moment stupéfaits. « Tonnerre ! » éclatèrent-ils, fixant la silhouette du général qui s’éloignait. Ils crurent qu’il y avait là une grosse méprise.

 

Mais néanmoins, ils commençaient à croire à présent qu’on taxait bel et bien leurs efforts de maigres… L’adolescent voyait bien que cette accusation pesait sur tout le régiment, leur donnant l’air de forçats maudits et enchaînés, mais quand même rétifs.

 

L’adolescent fût rejoint par son ami, des griefs plein le regard : « Je me demande ce qu’il veut »dit-il. « Il doit croire qu’on est allé là-bas jouer aux billes ! Je n’ai jamais vu un type pareil ! »

 

Pour expliquer la colère du général, l’adolescent développa une tranquille philosophie : « Hé bien, » dit-il en réponse à son ami, « il n’a probablement rien vu, et en est devenu fou furieux, concluant que nous n’étions qu’un tas de moutons, juste parce qu’on n’a pas fait ce qu’il a voulu qu’on fasse. C’est une pitié que le bon vieux père Henderson fut tué hier… Il aurait su qu’on a fait de notre mieux, et que nous nous sommes bien battus. C’est seulement notre terrible malchance c’est tout. »

 

– « Je dois dire que c’est ça » répondit l’ami, qui paraissait profondément blessé par l’injustice. « Je dois dire que nous avons une terrible malchance ! C’est pas drôle de se battre pour des gens quand tout ce que tu fais, – n’importe quoi –, va de travers. Je crois bien que la prochaine fois je resterais à l’arrière et les laisserais faire leur charge de vieux décrépis tout seuls, et qu’ils aillent au diable ! »

 

L’adolescent essaya de réconforter son camarade : « Hé bien, nous nous sommes bien comportés tous les deux. Je voudrais bien voir l’idiot qui dirait qu’on n’a pas fait du mieux qu’on a pu ! »

 

– « Et comment ! » déclara son ami fièrement. « Et je lui tordrais le cou au type, même s’il est aussi grand qu’un portail d’église. Mais on est bien vu de toute façon, car j’ai entendu un type dire que tous les deux on s’est le mieux battu dans le régiment, et ils se sont longuement querellés à propos de ça. Bien sûr, un autre type s’est levé et a dit que c’était un mensonge… qu’il avait vu tout ce qui s’était passé, et il ne nous a jamais vu depuis de début jusqu’à la fin. Et d’autres encore s’en sont mêlés pour dire que ce n’était pas un mensonge, qu’on s’était battus comme des diables, et qu’ils nous saluaient. Mais ce que je ne peux supporter c’est les vieux soldats qui rient toujours entre les dents et s’amusent ; et en plus ce général, est-il fou ! »

 

L’adolescent s’exclama, soudain exaspéré : « C’est une tête de lard ! Il me rend fou. Je souhaite qu’il vienne par là la prochaine fois. Nous lui montrerons… »

 

Il se tut, car un groupe d’hommes arrivait en courant. Leurs visages exprimaient l’importance des nouvelles qu’ils apportaient.

 

– « Hé Flem, tu dois entendre ça ! » s’écria l’un d’entre eux avec impatience.

 

– « Entendre quoi ? » dit l’adolescent.

 

– « Tu dois entendre ça ! » répéta l’autre, et il se mit à l’aise pour dire les nouvelles. Les autres, tout excités, se mirent en cercle.

 

– « Hé bien, monsieur, le colonel était avec votre lieutenant juste à côté de nous, c’était la chose la plus surprenante que j’ai jamais entendue, et il dit : « Hum ! Hum ! » qu’il dit, « Monsieur Hasbrouk ! à propos, qui était le jeune homme qui portait le drapeau ? » qu’il dit. Alors Fleming, qu’est-ce que t’en penses ? « Qui était le jeune homme qui portait le drapeau ? » qu’il dit, et le lieutenant qui répond aussitôt : « C’est Fleming, un fonceur » qu’il dit tout de go. Quoi ? Je vous dis que si. « Un fonceur » qu’il dit… ce sont ses propres mots. Oui c’est ça. J’ai bien dit que c’était ça. Si tu peux raconter la chose mieux que moi, vas-y dis – là… Hé bien alors ferme-là. Le lieutenant qu’il dit : « C’est un fonceur », et le colonel qui répond : « Hum ! Hum ! Il l’est en vérité, c’est bien de l’avoir ce gars-là, hum ! Il a gardé le drapeau pointé droit sur le front d’attaque. Je l’ai vu. C’est un bon gars, dit le colonel », « c’est juste, » dit le lieutenant, « lui et un type nommé Wilson étaient à la tête de la charge, et ils hurlaient tout le temps comme des indiens » qu’il dit. « À la tête de la charge tout le temps » qu’il dit, « un type nommé Wilson » qu’il dit. Ça mon brave Wilson tu la mets dans une lettre, et tu l’envoies en express à ta mère hein ? « Un type nommé Wilson, » qu’il dit. Et le colonel il dit : « Au fait où sont-ils ? Hum ! Hum ! Mon Dieu ! » qu’il dit. « À la tête du régiment » qu’il dit. « Oui mon colonel » dit le lieutenant. « Mon Dieu ! » dit le colonel. Il ajouta : « Hé bien, hé bien » qu’il dit, « ces deux gamins ! ». « Oui mon colonel » dit le lieutenant. « Hé bien, hé bien » dit le colonel, « ils méritent le grade de général-major ! » qu’il dit. « Ils méritent le grade de général-major ! »

 

L’adolescent et son ami dirent : « Ho ! », « tu mens Thompson ! », « Ho, va au diable ! », « il n’a jamais dit ça », « oh ! quel gros mensonge ! », « ho ! ». Mais malgré ces embarras et ces railleries d’adolescents, ils savaient qu’ils rougissaient très fort, à la fois de plaisir et d’excitation. Les deux amis échangèrent un discret regard de joie et de félicitation.

 

Rapidement ils oublièrent pas mal de choses. Le passé ne portait plus aucune image d’erreur ou de déception. Ils étaient très heureux et leur cœur se gonfla d’affection et de gratitude pour le colonel et le jeune lieutenant.

 

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME

 

Quand à nouveau les bois commencèrent à livrer passage aux troupes halées de l’ennemi, l’adolescent se sentit serein et confiant. Il eut un bref sourire quand il vit les hommes faire mouvement pour esquiver en baissant la tête les obus par poignées énormes qui leur passaient dessus avec de longs hurlements stridents. Il se tint droit et calme, examinant le début de l’attaque en une partie de la ligne de front, qui faisait une courbe bleue le long d’un versant de colline adjacente. Sa vue n’étant pas gênée par la fumée due aux tirs de ses compagnons, il eut largement la possibilité de voir une partie du dur combat. Ce fut un soulagement de savoir enfin d’où venait ces quelques-uns bruits qui grondaient à ses oreilles.

 

À courte distance il vit deux régiments mener une petite bataille isolée avec deux autres. C’était dans un espace découvert, un peu à l’écart. Ils s’enflammaient comme des parieurs, donnant et recevant d’effroyables volées. Les tirs étaient incroyablement féroces et rapides. Ces régiments étaient si pris par leur combat qu’ils oubliaient toute autre opération plus vaste de la bataille, et s’assommaient réciproquement avec une égale force.

 

Dans une autre direction, il vit une brigade qui avançait admirablement avec l’intention d’entraîner l’ennemi hors d’un bois. Ils passèrent hors de vue, et à présent il y avait dans le bois un vacarme des plus effrayant. Le bruit était indescriptible. Ayant provoqué ce prodigieux tintamarre, et apparemment l’ayant trouvé trop excessif, la brigade, après un moment, ressortit du bois le pas léger, en gardant sa belle formation pas le moins du monde dérangée. Il n’y avait pas trace de hâte dans ses mouvements. La brigade joyeuse, elle paraissait tendre fièrement le poing vers le bois qui hurlait.

 

Sur une élévation vers la gauche, il y avait une longue rangée de canons, rébarbatifs et hystériques, dénonçant l’ennemi, qui, en bas dans la forêt, se mettait en formation pour une autre attaque… L’impitoyable monotonie de tout conflit. Les décharges rondes et furieuses des canons donnaient des flammes pourpres et une grande et épaisse fumée. On pouvait avoir quelques brefs aperçus de groupes d’artilleurs très occupés. Derrière cette rangée de canons, une maison se tenait debout, blanche et calme, au milieu des obus qui explosaient. Des chevaux groupés et attachés à une longue barrière, tiraient frénétiquement sur leurs brides. Des hommes couraient ça et là.

 

La bataille isolée entre les quatre régiments dura un bon moment. Le hasard fît qu’ils poursuivirent, seuls, leur dispute, aucune intervention extérieure ne s’étant manifestée. Pendant quelques minutes ils se donnèrent des coups forts et sauvages, puis les régiments aux teintes plus claires flanchèrent et se retirèrent, laissant les lignes bleu sombre poursuivre leurs tirs. L’adolescent pouvait voir les deux drapeaux comme secoués par un rire parmi les restes de fumée.

 

À présent il y avait une accalmie chargée de menaces. Les lignes bleues firent mouvement, et changèrent quelque peu leur position ; et dans l’expectative, firent face aux bois silencieux et aux champs qui s’étendaient devant eux. Le silence était solennel et sacral, excepté une batterie distante qui, de toute évidence, incapable de rester tranquille, envoyait son faible roulement de tonnerre par-dessus le terrain. Cela irritait comme le bruit que feraient des gamins que rien n’impressionne. Les hommes s’imaginaient que cela empêcherait leurs oreilles aux aguets d’entendre les premiers bruits de la prochaine bataille.

 

Subitement les canons sur les positions élevées rugirent des mises en gardes. Un bruit de rafales commençait à s’entendre dans les bois. Il augmenta avec une étonnante rapidité, jusqu’à devenir une profonde clameur de bruits qui enveloppait toute la terre ; et les craquements déchirants glissèrent le long des lignes jusqu’à atteindre un rugissement interminable. Pour ceux qui étaient au milieu du bruit, ce fut comme si l’univers entier explosait. C’était les vrombissements et les concussions d’une gigantesque machinerie, si complexe que les étoiles en paraissaient insignifiantes. Les oreilles de l’adolescent en étaient pleines. Il ne pouvait plus rien entendre.

 

Sur une pente où serpentait une route, il vit des ruées sauvages et désespérées d’hommes, vers l’avant et vers l’arrière, en des surgissements d’émeutes répétés. Ces parts d’armées qui s’opposaient étaient comme deux longues vagues qui déferlaient l’une sur l’autre, follement, en des points ordonnés. Ces vagues enflaient d’avant en arrière. Parfois un côté proclamait des coups décisifs par ses hourras et ses hurlements, mais un moment après c’était l’autre côté qui criait son triomphe. L’adolescent vit un jaillissement de formes légères courir comme des lévriers vers les lignes ondulantes des bleus. Il y eut pas mal de hurlements, et à présent ils se retiraient avec une grande quantité de prisonniers. À nouveau encore, il vit une vague des bleus déferler avec une si grande force contre une obstruction des tuniques grises, qu’elle parût les faire disparaître du sol, et ne rien laisser qu’un gazon piétiné. Durant leurs mortelles et rapides ruées d’avant en arrière, les hommes hurlaient tout le temps comme des fous.

 

On disputa âprement quelques endroits abrités, – partie de barrière, groupe d’arbres –, comme si c’était là des trônes d’or ou des lits de perles. À chaque instant apparemment, ces endroits choisis subissaient un assaut désespéré, et la plupart d’entre eux passaient comme des jouets entre les mains des deux forces en lutte. L’adolescent ne pouvait dire, d’après les étendards qui volaient dans toutes les directions, comme de l’écume pourpre, quelles couleurs triomphaient.

 

Son régiment amoindrit s’ébranla en avant avec une férocité intacte quand son tour arriva. Et lorsqu’à nouveau les hommes furent assaillis par les balles, ils éclatèrent en des cris barbares à la fois de douleur et de rage. Ils baissaient la tête comme pour accompagner de leur intense haine les obus qui continuaient à pilonner l’ennemi. Les baguettes faisaient un furieux tintamarre comme leurs mains impatientes bourraient leurs fusils de cartouches. La ligne de front du régiment n’était plus qu’un écran de fumée opaque traversée par des points brillants en jaune et rouge.

 

Déjà souillés par le précédent combat, ils le furent encore et complètement en un temps étonnamment court. Pas une fois ils ne furent aussi barbouillés et sales. Se balançant d’avant en arrière, tendus par l’effort, balbutiant sans cesse, ils avaient l’air, – avec leurs corps vacillants, leurs faces noircies et leurs regards fiévreux –, d’étranges et affreux démons qui dansaient lourdement la gigue dans la fumée.

 

Le lieutenant de retour, après être allé se faire un pansement, produisit depuis un fond caché de son esprit, des jurons nouveaux et remarquables pour l’urgente situation. Il balança des chapelets de superlatifs comme un fouet sur le dos de ses hommes ; et il était évident que ses efforts précédents n’avaient pas le moins du monde entamés ses ressources.

 

L’adolescent, encore porteur du drapeau, ne se sentait pas inoccupé. Il était profondément absorbé en tant que spectateur. Les chutes et les incertitudes du grand drame le faisaient se pencher vers l’avant, le regard intense, les traits du visage légèrement contorsionnés. Parfois il balbutiait, les mots lui venaient en exclamations inconscientes et grotesques. Il ne se rendait pas même compte qu’il respirait, que le drapeau pendait silencieusement au dessus de lui, tellement il était absorbé.

 

Une formidable ligne ennemie approcha dangereusement à portée de tir. On pouvait nettement les apercevoir : des hommes grands et maigres, le visage excité, qui couraient à grands pas vers une barrière abandonnée.

 

À la vue du danger les hommes cessèrent immédiatement leurs malédictions dites d’un ton monocorde. Il y eut un moment de silence tendu avant qu’ils n’épaulent leurs fusils, et ne tirent une consistante volée vers leurs ennemis. On ne leur avait pas donné l’ordre de tirer ; les hommes en reconnaissant la menace, avaient immédiatement donné libre court à leurs flots de balles sans attendre le mot d’ordre.

 

Mais l’ennemi fut rapide à gagner la ligne de protection formée par la clôture abandonnée. Ils glissèrent derrière elle avec une remarquable célérité, et depuis cette position ils commencèrent vivement à tailler en pièce les hommes en bleu.

 

Ces derniers concentrèrent leurs énergies pour une grande lutte. Des dents serrées et blanches brillaient fréquemment sur les faces poussiéreuses. En grand nombre, les têtes surgissaient vers l’avant et vers l’arrière, flottant dans une mer de fumée livide. Ceux qui étaient derrière la clôture criaient et hululaient fréquemment de manière provocante et railleuse, mais le régiment maintenait un silence tendu. Peut-être qu’à ce nouvel assaut les hommes se rappelèrent ils leur surnom d’éboueurs, ce qui rendait leur situation trois fois plus amère. Pour tenir leur position et repousser ce joyeux corps de troupe ennemi, ils se concentraient à en perdre haleine. Ils se battaient avec une vivacité et une sauvagerie manifeste dans leurs expressions.

 

L’adolescent avait résolu de ne pas bouger quoiqu’il arrive. Les quelques traits de mépris qui s’étaient profondément lovés dans son cœur avaient généré une haine étrange et indicible. C’était clair pour lui que sa revanche finale et définitive devait se parfaire par son corps couché, mort ; contorsionné mais splendide sur le champ de bataille. Ce serait une réplique poignante pour l’officier qui les avait traités de muletiers, et puis d’éboueurs ; car dans toutes les tentatives forcenées de son esprit à trouver quelqu’un qui serait responsable de ses souffrances, et ses tumultueuses agitations, il saisissait toujours l’homme qui l’avait si ridiculement surnommé. Et c’était son idée, vaguement formulée, que son cadavre serait pour ces yeux-là un grand et amère reproche.

 

Le régiment saignait abondamment. Les bleus commençaient à tomber par grappes avec de sourds gémissements. Le sergent d’ordonnance de la compagnie de l’adolescent fût touché à la joue. Ses tendons ayant été arrachés, sa mâchoire pendait très bas, découvrant l’antre large de sa bouche qui n’était plus qu’une bouillie sanguinolente et pulsante de chair et de dents. Et avec tout ça il essayait de crier. Dans ses tentatives il y avait une gravité effrayante, comme s’il croyait qu’un seul grand cri le soulagerait.

 

L’adolescent le voyait à présent qui allait vers l’arrière. Sa force ne paraissait pas le moins du monde amoindrie. Il courait vite, jetant des yeux fous pour avoir du secours.

 

D’autres encore tombèrent aux pieds de leurs compagnons. Quelques-uns des blessés rampèrent au loin vers les arrières, mais beaucoup restèrent inertes, leurs corps tordus en des formes impossibles.

 

L’adolescent chercha des yeux son ami un moment. Il vit un jeune homme véhément, barbouillé de poudre, repoussant de saleté, et il sut que c’était lui. Le lieutenant aussi n’était pas touché dans sa position à l’arrière. Il continuait à jurer, mais maintenant c’était avec l’air de quelqu’un qui usait de sa dernière réserve.

 

Car le tir du régiment avait commencé à décroître, jusqu’aux coups sporadiques et la voix robuste, qui venait étrangement de rangs si mince, faiblissait rapidement.

 

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME

 

Le colonel arriva au galop derrière la ligne, suivi par d’autres officiers. « On doit les charger ! » criaient-ils. « On doit les charger ! » criaient-ils avec hargne, comme s’ils prévenaient un refus d’obéissance de la part des hommes.

 

L’adolescent en entendant les cris, commença à estimer la distance entre lui et l’ennemi. Il fit de vagues calculs. Il voyait bien que pour faire preuve de courage les soldats devaient aller de l’avant. Ce serait la mort de rester dans cet endroit-ci, et avec tout ce qui s’était passé un recul ferait la joie de pas mal de gens. Leur espoir était de pousser leurs agaçants adversaires loin de la clôture.

 

Il s’attendait à ce que ses compagnons, exténués et engourdis, doivent être entraînés à l’assaut ; mais comme il se tournait vers eux, il s’aperçut, avec une certaine surprise, qu’ils furent rapides à exprimer leur assentiment sans frein. Il y eut une fracassante et terrible annonce de l’attaque, quand les couteaux des baïonnettes raclèrent sur les canons des fusils. Aussitôt qu’on hurla l’ordre de charger, les soldats bondirent en avant à grands pas avides. Il y avait une force nouvelle et inattendue dans le mouvement du régiment. Sachant son état exténué et déplorable on comprenait l’attaque comme un paroxysme d’effort, la démonstration de force qui précède la faiblesse définitive. Les hommes couraient avec une hâte fiévreuse et folle, comme s’ils voulaient achever une réussite éclair, avant que leur ivre exaltation ne finisse. Ce fût la ruée aveugle et désespérée d’une formation d’hommes, en tenues délabrées et poussiéreuses, sur le gazon vert et sous le ciel de saphir, vers une barrière vaguement délimitée par la fumée, et derrière laquelle crachotaient les rafales furieuses des fusils ennemis.

 

L’adolescent garda le brillant étendard pointé vers le front d’attaque. Il agitait sa main libre en des cercles furieux, pendant qu’il hurlait comme un fou des appels et des cris aigus, pressant ceux qui n’en avaient nullement besoin ; car il semblait que la troupe des bleus, qui se jetait carrément sur le dangereux groupe de fusils, était subitement à nouveau exaltée par l’enthousiasme du sacrifice. Le feu nourri qu’on leur adressait ne semblait à peine réussir qu’à semer un grand amas de cadavre entre leur position de départ et la barrière. Mais l’état frénétique dans lequel ils étaient, à cause peut-être des vanités oubliées, donnait un spectacle de sublime témérité. Manifestement ils ne se posaient pas de questions, ne prévoyaient rien, n’imaginaient rien. On n’avait, apparemment considéré aucune échappatoire. Il semblait que les ailes rapides de leurs désirs auraient tenté de forcer même l’impossible.

 

Lui-même ressentait son esprit d’une audace et d’une sauvagerie digne d’une secte de fous. Il était capable de profonds sacrifices, il aurait supporté la plus terrible des morts. Il n’avait pas le temps pour l’analyse, mais il savait que les balles n’étaient que des choses qui pouvaient l’empêcher d’atteindre le but de ses efforts. D’avoir un tel moral, il en ressentait de subtils élans de joie.

 

Il tendit toutes ses forces. Sa vue était troublée et aveuglée par la tension de son esprit et de son corps. Il ne voyait rien excepté la brume due à la fumée, éventrée par les petites lames de feu ; mais il savait qu’en son sein se trouvait la vieille clôture d’un fermier disparu, protégeant les corps blottis des hommes en gris.

 

Comme il courait, la pensée du choc qui suivrait le contact se fit jour dans son esprit. Il s’attendait à une grande secousse lors de la collision entre les deux corps de troupe. Pensée noyée par sa furieuse folie guerrière. Il pouvait ressentir autour de lui l’élan du régiment qui avançait, et il concevait que la frappe écrasante comme la foudre rendrait toute résistance inutile, et jetterait le désarroi et la consternation dans un rayon de plusieurs milles. Le régiment qui volait presque, allait tomber sur l’ennemi comme le projectile d’une catapulte. Ses visions le faisaient courir plus vite que ses camarades, qui donnaient libre court à des hourras frénétiques et râpeux.

 

Mais à présent il pouvait voir que la plupart des hommes en gris n’avaient pas l’intention d’encaisser le coup. La fumée qui s’écarta en roulant, découvrît des hommes en fuite le visage encore tourné vers l’ennemi. Les fuyards grossirent vite en foule qui se repliait avec un air intraitable. Plusieurs fois quelques-uns se retournaient pour tirer une balle sur la vague des bleus.

 

Mais en une partie de leur ligne, il y avait un groupe sombre et buté qui ne fit pas un seul mouvement de recul. Ils étaient fermement campés derrière des poteaux et des barrières. Un drapeau furieusement agité flottait au dessus d’eux, et leurs fusils tonnaient avec fureur.

 

La tornade des bleus s’approcha très près, et il devint évident qu’il allait y avoir une mêlée terrible et serrée. L’expression dédaigneuse du petit groupe fit que les hourras des bleus devinrent des hurlements de colère dirigés sur des personnes. Les cris des deux partis n’étaient plus maintenant qu’un brouhaha d’insultes blessantes.

 

Les bleus montraient les dents, leurs yeux brillaient comme des lampes. Ils se jetèrent comme s’ils allaient prendre à la gorge ceux qui résistaient. L’espace entre eux décrut et devint insignifiant.

 

L’adolescent se concentrait de toute son âme sur le drapeau adverse. Il serait très fier de le prendre. Cela exprimerait le sang qui se mêlait au sang, près des coups échangés. Il ressentait une grande haine pour ceux qui faisaient d’énormes difficultés et créaient des complications, le rendant comme un trésor mythique et convoité, suspendu hors d’atteinte parmi les périls.

 

Il plongea vers le drapeau comme un cheval fou. Il était résolu à ne pas le laisser échapper même s’il était protégé par le plus féroce et le plus téméraire des ennemis. Son propre emblème tremblant et comme enflammé volait vers l’autre. Il semblait près d’y avoir une étrange collusion de becs et de serres, comme celle de deux aigles.

 

Dans sa lancée le corps des bleus fit une halte soudaine à portée de tir désespérément proche, et rapidement lâcha une rageuse volée de balles. Le groupe des hommes en gris fut coupé et brisé par ce feu, mais son corps criblé continuait à se battre. Les hommes en bleus hurlèrent à nouveau et foncèrent dessus.

 

L’adolescent vit dans ses bonds, comme à travers un brouillard, l’image de quatre ou cinq hommes étendus au sol, ou se tordant à genoux, tête baissée, comme s’ils eussent été frappés par la foudre. Titubant parmi eux se trouvait le porte-drapeau rival, que l’adolescent avait vu avoir été touché gravement lors de la dernière volée de balles. Il sentait que l’homme menait son ultime combat : la lutte de quelqu’un dont les jambes sont déjà prises par les anges de la mort. Ce fût un combat sinistre. Sur sa face la pâleur de la mort, mais dominée par les lignes dures et sombres d’une cause désespérée. Avec une grimace terrible et résolue, il serrait contre lui son précieux drapeau, trébuchant et vacillant, avec l’intention de se diriger vers un endroit où il pourrait l’abriter.

 

Mais ses blessures faisaient sans cesse paraître ses pieds en retard, cloués au sol, et il mena une lutte sinistre, comme avec d’invisibles goules avidement accrochées à ses membres. Dans cette course folle des bleus, ceux qui étaient en avant, hurlant de triomphe, bondirent sur la barrière. Au moment où il se tournait vers eux le porte-drapeau eut le regard désespéré d’un homme irrémédiablement perdu.

 

L’ami de l’adolescent passa à travers l’obstacle d’une masse confuse, et bondit sur le drapeau comme une panthère sur sa proie. Il tira dessus, et l’arrachant d’une torsion, leva d’un coup le drapeau rouge et brillant, avec un cri de folle exaltation ; au moment même où le porte-drapeau, hoquetant, s’écroulait dans dernier râle, et après quelques convulsions tournait son visage mort vers le sol. Il y avait beaucoup de sang sur l’herbe.

 

À l’endroit même du succès commença une clameur de triomphe encore plus sauvage. Les hommes gesticulaient et vociféraient dans l’extase. Ils parlaient comme si leur interlocuteur se trouvait à un mille plus loin. Ce qui leur restait de képis et de casquettes fût jeté très haut dans le ciel.

 

Dans une partie de la ligne, quatre hommes furent pris durant l’assaut, et maintenant ils étaient assis en prisonniers. Quelques hommes en bleu faisaient cercle autour d’eux, les détaillant avec une curiosité avide. Les soldats avaient pris au piège d’étranges volatiles, et les examinaient. L’air était chargé d’un flot rapide de questions.

 

L’un des prisonniers soignait une légère blessure au pied. Il l’étreignait comme pour la calmer, et levait fréquemment la tête en maudissant avec une complète aisance, droit sous le nez de ses geôliers. Il les recommandaient aux régions infernales et faisait appel à la colère et la malédiction d’étranges dieux. Et avec ça il était singulièrement dédaigneux quant aux règles de conduite d’un prisonnier de guerre. Comme si un gars stupide et maladroit lui ayant piétiné l’orteil, il considérait que c’était son privilège, son droit, d’user de jurons énormes et vindicatifs.

 

Un autre qui avait l’âge d’un enfant, prenait son malheur avec un grand calme et en apparence avec bonhomie. Il discutait avec les hommes en bleu, les dévisageant d’un regard brillant et vif. Ils parlèrent de batailles et de conditions. Durant cet échange de points de vue, il y avait un grand intérêt sur tous les visages. Il semblait y avoir une grande satisfaction à entendre des voix, là où il n’y avait eut que ténèbres et spéculations.

 

Un troisième prisonnier était assis avec un air morose. Il gardait une attitude froide et stoïque. À toutes les avances il répliquait sans varier : « Ah ! allez au diable ! »

 

Le dernier des quatre gardait le silence, et la plupart du temps, détournait la tête de façon à éviter d’être dérangé. D’après ce qu’il avait pu en voir, il parut à l’adolescent dans un état profondément démoralisé. La honte était sur lui, et le profond regret, peut-être, qu’il ne serait plus compté dans les rangs de ses compagnons. L’adolescent ne vit rien dans son expression qui lui permette de croire que l’autre ait quelque pensée quant à son futur proche : la vue d’une geôle, peut-être, la famine et la brutalité, que l’imagination déroule dans ce cas. Tout ce qu’on pouvait voir était la honte d’être captif, et le regret d’avoir perdu le droit de se battre.

 

Après que les hommes eurent suffisamment festoyé, ils s’installèrent derrière la vieille clôture, du côté opposé à celui d’où l’ennemi fut chassé. Quelques-uns tirèrent pour la forme sur des cibles distantes.

 

L’herbe était haute. L’adolescent s’y installa pour se reposer, usant d’une barrière comme support convenable pour le drapeau. Son ami, l’air glorieux et réjoui, tenant fièrement son trésor, vint vers lui. Ils s’assirent côte à côte et se félicitèrent mutuellement.

 

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME

 

L’incessant roulement de tonnerre qui courait tout le long de la lisière de la forêt, devenait intermittent et faiblissait. La voix de stentor de l’artillerie se poursuivait dans quelque lointaine rencontre, mais les rafales de mousqueterie s’étaient presque tout à fait arrêtées. L’adolescent et son ami levèrent la tête subitement, ressentant une sombre détresse à ces bruits qui décroissaient, et qui étaient devenus une part de leur existence. Ils pouvaient voir des changements se faire parmi les troupes. Il y avait des marches d’un côté et de l’autre. Une batterie se mit lentement en branle. Sur la crête d’une colline, il y avait les reflets mats des fusils de l’infanterie qui partait.

 

L’adolescent se leva : « Hé bien, qu’est-ce qu’on fait maintenant, je me le demande ? » dit-il. Son ton semblait indiquer qu’il se préparait à affronter quelque nouvelle monstruosité, dans un parcours semé de fracas et de ruines. Il mit sa main sale en écran sur ses yeux et regarda longuement à travers champs.

 

Son ami aussi s’était levé et regardait : « Je parie que nous allons sortir de là et revenir pour repasser la rivière » dit-il.

 

– « Ça me plairait bien » dit l’adolescent.

 

Ils attendirent en observateurs. Après un court délai, le régiment reçut l’ordre de rebrousser chemin. Les hommes se levèrent en grognant de l’herbe, regrettant la douceur du repos. Ils secouèrent leurs jambes engourdies, et allongèrent les bras au dessus de leur tête. Un homme jura en se frottant les yeux. Ils gémissaient tous : « Oh Seigneur ! » Ils eurent autant d’objection à ce changement de lieu qu’ils en auraient eu à une nouvelle bataille qu’on leur aurait proposée.

 

Ils rebroussèrent chemin d’un pas lourd et lent, à travers ce champ qu’ils venaient de traverser dans une course folle. La clôture désertée, reprise, avec ses poteaux penchés et ses planches disjointes, son air de tranquille et rural abandon. Plus loin derrière elle, quelques cadavres étaient étendus. Le plus visible étant le corps contorsionné du porte-drapeau en gris, dont l’étendard était emporté par l’ami de l’adolescent.

 

Le régiment avança jusqu’à rejoindre ses compagnons. La brigade, reformée en colonne, prit la direction de la route en traversant le bois. Aussitôt ils devinrent une masse de troupes poussiéreuses, se traînant le long d’un chemin parallèle à la ligne ennemie, telle qu’elle se trouvait lors de la précédente mêlée.

 

Ils passèrent en vue d’une impassible maison blanche, et virent devant sa façade des groupes de camarades qui attendaient couchés derrière une tranchée bien faite. Une rangée de canons tirait sur un lointain ennemi. Les obus qui arrivaient en réponse, soulevaient des nuages de poussière et d’éclats. Des cavaliers fonçaient le long de la ligne des tranchées.

 

Comme ils passèrent près d’autres troupes, les hommes du régiment décimé obtinrent de Wilson le drapeau captif, et le lançant très haut dans l’air, criaient tumultueusement leurs hourras, pendant qu’il tournoyait lentement plusieurs fois, comme malgré lui.

 

En ce point de parcours, la division contourna les champs, et alla serpentant en direction de la rivière. Quand la signification du mouvement s’imprima en lui l’adolescent tourna la tête et regarda par-dessus l’épaule, vers le terrain défoncé et jonché de débris. Il respira, à nouveau satisfait. Finalement, il donna un léger coup de coude à son ami : « Hé bien, je crois que c’est fini » lui dit-il.

 

Son ami regarda en arrière : « Par Dieu, c’est vrai ! » approuva-t-il, et ils devinrent silencieux et pensifs.

 

Pendant un moment l’adolescent fût amené à réfléchir de manière confuse et hésitante. Il y avait un changement subtil en lui. Il lui fallut un bon moment pour rejeter ses manières batailleuses et reprendre ses pensées habituelles. Graduellement son cerveau émergeait de brumes épaisses, et pouvait finalement saisir au plus près ses actes et les circonstances qui les entouraient.

 

Il comprit alors que cette vie d’incessants combats était passée. Il avait été dans une étrange contrée de troubles et de violents bouleversement et s’en est sorti. Il avait été là où le sang coulait à flots, où les passions étaient frénétiques, et il s’en était échappé. À ces considérations, il ne pensa d’abord qu’à s’en réjouir.

 

Plus tard il commença à réfléchir sur ses exploits, ses échecs et ce qu’il avait accompli. Ainsi, à peine sorti de ces scènes, où ses habituels schémas de réflexions furent inutiles, et où il s’était comporté comme un mouton, il s’efforça de rassembler tous ses actes.

 

Finalement, ils défilèrent nettement devant lui. De son point de vue actuel, il fût capable de les considérer à la manière d’un spectateur, et de les critiquer avec une certaine justesse, car dans sa nouvelle situation il avait déjà rejeté certaines attaches.

 

Son ami aussi semblait pris dans quelque introspection, car subitement il fit un geste et dit : « Oh Seigneur ! »

 

– « Quoi ? » demanda l’adolescent.

 

– « Oh Seigneur ! » répéta son ami. « Tu connais Jimmie Rogers ? Hé bien… Seigneur ! Quand il était blessé, je suis parti lui chercher un peu d’eau, et malédiction ! Je ne l’ai plus revu depuis ce moment-là… J’ai complètement oublié ce que je… dites moi, est-ce que quelqu’un a vu Jimmie Rogers ? »

 

– « L’ai vu ? Non ! il est mort » lui répondit-on.

 

L’ami lâcha un juron.

 

Mais l’adolescent, considérant la procession qui défilait dans sa mémoire, se sentit heureux et sans regret, car ses exploits devant tous y paradaient sur une grande et brillante éminence. Ces performances dont ses compagnons furent les témoins, défilaient maintenant dans la pourpre et l’or à foison ; avec de nombreuses variations. Ils avançaient gaiement en musique. C’était un plaisir de les contempler. Il passa des minutes délicieuses à voir ces images dorées de sa mémoire.

 

Il voyait qu’il était bon. Il se rappela avec un frisson de joie les commentaires respectueux de ses compagnons sur sa conduite. Il se dit encore la phrase du lieutenant fou : « Si j’avais dix mille chats sauvages comme toi, j’en aurais fini avec cette guerre en moins d’une semaine. » C’était un petit couronnement.

 

Néanmoins, le fantôme de sa fuite lors du premier engagement lui apparut et dansa devant lui. Les échos de son terrible combat contre les forces conjuguées de l’univers parvinrent à ses oreilles. De petits cris dans son cerveau résonnaient à propos de la chose. Durant un moment il rougit et la lumière de son âme vacilla sous le poids de la honte.

 

Pourtant, il se trouvait à présent une explication et une excuse. Il se dit que ces moments de tempêtes étaient les furieux errements et les erreurs d’un novice qui ne savait pas. Il n’avait été qu’un homme simple qui protestait contre sa condition, mais maintenant, il en était sorti et pouvait voir que tout était juste et convenable. À tout chose malheur est bon comme on dit. En vérité la Providence fût bonne pour lui, elle l’avait gentiment poignardé et diligemment assommé pour son propre bien. Dans sa révolte il fût très impressionnant sans doute, et sincèrement anxieux pour le sort des hommes ; mais maintenant qu’il était sauf, sans avoir été blessé, il fût clair pour lui subitement qu’il avait eu tort de n’avoir pas embrassé le poignard et de ne s’être pas soumis à la massue de la providence : il s’était sottement défilé.

 

Mais le ciel lui pardonnera. Il est vrai, admit-il, qu’il est courant de crier au diable quand des personnes refusent de se soumettre au destin qu’ils ne comprennent pas, mais, pensa-t-il, au ciel les étoiles réagissent autrement. Le soleil imperturbable rayonne indifféremment sur l’offense comme sur l’adoration.

 

Comme Fleming fraternisait ainsi à nouveau avec la nature, il sentit sur lui l’ombre d’un reproche. Et là se dressait le souvenir tenace du soldat aux haillons, lui qui, transpercé de balles et défaillant d’avoir perdu tellement de sang, s’inquiétait pour la blessure imaginaire d’un autre. Lui qui avait donné ses dernières forces et tout ce qui lui restait d’esprit pour conforter le soldat de grande taille ; lui qui, aveuglé par la douleur et la fatigue, fût abandonné seul dans un champ.

 

Un instant il ressentit une sueur froide, et se sentit misérable à la pensée qu’on pourrait avoir connaissance de la chose. Comme ce fantôme persistait à hanter sa vue, il donna libre cours à un cri aigu de douleur et d’irritation.

 

Son ami se retourna : « Qu’est-ce qu’il y a Henri ? » demanda-t-il. Pour toute réponse l’adolescent éclata en malédictions rageuses.

 

Comme il marchait le long de la bretelle qui suivait la grand-route, parmi ses compagnons qui babillaient, la scène cruelle le hanta. Elle s’accrochait tout le temps à lui, assombrissait ses visions d’exploits en pourpre et en or. Dans quelque sens que sa pensée se tournât, elle était poursuivie par le sombre fantôme de cette désertion dans les champs. Il regardait furtivement ses compagnons, sûr qu’ils devaient discerner sur son visage les signes de cette hantise. Mais ils avançaient lourdement dans une tenue déplorable, discutant sans arrêt sur les accomplissements de la récente bataille.

 

– « Oh, si quelqu’un venait me demander ce qui s’était passé, je dirais qu’on a reçu une sacrée bonne raclée… »

 

– « Raclée !… mon œil ! On n’a pas été corrigé fiston. Nous allons descendre par ces chemins, faire un détour, et tomber sur eux par derrière. »

 

– « Oh la ferme avec ton tomber sur eux par l’arrière. On en a assez vu. Ne me parle pas de leur tomber dessus par l’arrière. »

 

– « Bill Smithers, il dit qu’il préfère plutôt participer à cent batailles que d’être dans cet hôpital de campagne. Il dit qu’on leur tire dessus la nuit, et que les obus leur tombent droit dessus dans cet hôpital. Il dit n’avoir jamais entendu autant de cris. »

 

– « Hasbrouk ? C’est le meilleur officier de ce régiment. C’est un grand ! »

 

– « Je t’avais pas dit que nous allions les prendre par derrière ? Ne te l’avais-je pas dit ? On… »

 

– « Oh la ferme ! »

 

– « Tu me rends malade. »

 

– « Rentre chez toi imbécile ! »

 

Durant un temps ces souvenirs du soldat aux haillons qui le poursuivaient, éteignirent toute la félicité que son âme ressentait. Il voyait si vivement son erreur qu’il craignit qu’elle ne lui restât sur la conscience toute sa vie. Il ne prenait parti dans aucune discussion de ses camarades, de même qu’il ne les regardait ni semblait les reconnaître, sauf quand il les soupçonnait subitement de voir ses pensées et scruter chaque détail de la scène avec le soldat en haillons.

 

Pourtant, il rassembla graduellement ses forces et écarta ce péché au loin. Et alors, il le considéra avec ce qu’il prenait pour un grand calme. Il conclut enfin qu’il y voyait des comportements capricieux et bizarres. Il se dit que l’importance de la chose serait grande pour lui si plus tard elle pouvait réfréner les élans de son égoïsme. Cela le rendrait plus équilibré et plus sobre, devenant en somme une bonne part de lui-même. Il porterait souvent la conscience d’une grande faute, et serait amené à se comporter avec douceur et attention. Il serait un homme enfin.

 

L’intention d’utiliser cette faute à bon escient ne lui donna pas une joie complète, mais c’était le meilleur sentiment qu’il pu exprimer en les circonstances ; et quand cela fût mis à côté de sa réussite, ou ses exploits devant tous, il sût être tout à fait satisfait. Et ses yeux s’ouvraient à des voies nouvelles. Il sut qu’il pouvait reconsidérer son premier cantique sur les gallons dorés et les parades, et les voir sous leur vrai jour. Il fut heureux de savoir que maintenant il les méprisait.

 

Il émergea de ses luttes avec une grande sympathie pour l’univers entier. Avec ce nouveau regard, il voyait que les coups manifestes aussi bien que secrets qu’on recevait au monde avec une si divine prodigalité, étaient en vérité des bénédictions. Une divinité l’entourait pour le corriger.

 

Les malédictions qu’il lançait contre ces choses s’étaient perdues quand la tourmente eut cessé. Il n’oserait plus se tenir fièrement dans l’erreur, maudissant les lointaines planètes. Il appréhendait son insignifiance, mais aussi qu’il n’était point indifférent au soleil. Dans cet énorme brassage de l’univers, les graines comme lui ne seraient point perdues.

 

Avec cette conviction vint une confortable assurance. En lui, il ressentait une humanité tranquille, incertaine, mais d’un sang fort et vigoureux. Il savait qu’il ne tremblerait plus devant ses guides, là où ils lui diraient d’aller. Près de toucher la mort, il sut qu’elle n’était, après tout, pour lui comme pour les autres, que la mort. Il était un homme enfin.

 

Ainsi, comme il s’éloignait péniblement de l’endroit où la colère et le sang avaient jailli il arriva que son âme se transformât. Il venait de prendre sa part d’infernal labour, et allait vers la perspective d’un bosquet paisible ; et ce fût comme si ce qu’il venait de quitter n’avait jamais eu lieu. Les blessures s’évanouirent aussi vite qu’une fleur qui se fane.

 

Il se mit à pleuvoir. La procession des soldats exténués devenait un train délabré, murmurant et triste, qui avançait avec un violent effort dans des sentiers de boue liquide et brune, sous un ciel triste et bas. Pourtant, l’adolescent souriait, car il voyait qu’il avait sa place dans ce monde, malgré que bon nombre n’y voyaient que jurons et bastonnades. Il s’était débarrassé du mal infernal de la guerre. Le cauchemar étouffant était passé. Il avait été une bête écorchée et suante dans la chaleur et la douleur des batailles. Il se tournait maintenant avec une soif d’amoureux vers les images de cieux paisibles, de vers pâturages, de frais ruisseaux… en somme une vie de paix et de douceur éternelles.

 

Par-dessus la rivière, un rayon d’or traversa une foule de nuages aux teintes plombées et chargés de pluie.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Juillet 2007

 

– Traduction :

Tewfik Adjout – omlily@yahoo.fr

Relecture par Florent Buiret.

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Florent, Coolmicro et Fred.

 

– Version originale :

http://xroads.virginia.edu/~hyper/CRANE/badge.html

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