J. R. P. Cuisin

LES OMBRES SANGLANTES

1820

LES OMBRES SANGLANTES

GALERIE FUNÈBRE

De Prodiges, Evénemens merveilleux, Apparitions nocturnes, Songes épouvantables, Délits mystérieux, Phénomènes terribles, Forfaits historiques ; Cadavres mobiles, Têtes ensanglantées et animées, Vengeances atroces et combinaisons du crime ; PUISÉS DANS DES SOURCES RÉELLES.

RECUEIL PROPRE À CAUSER LES FORTES ÉMOTIONS DE LA TERREUR.

 

« Il n’est point de serpent ni de monstre odieux,

Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

D’un pinceau délicat l’artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Ainsi pour nous charmer, la tragédie en pleurs

D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs ;

D’Oreste parricide exprima les alarmes,

Et pour nous divertir nous arracha des larmes. »

BOILEAU, Art poétique, chant III.

INTRODUCTION

Les esprits légers et superficiels se plaisent dans les colifichets, soit en littérature, soit en spectacles ; mais les âmes fortement organisées, ainsi que les caractères sérieux et sages, préfèrent de passion ces émotions intéressantes, ces touches vigoureuses qui, s’adressant de suite aux ressorts de l’âme, y causent ces ébranlemens soudains que les poètes ont souvent nommés les doux frémissemens de la terreur. Ma pensée, à cet égard, ne peut manquer de rappeler aussitôt les préceptes du fameux Aristarque français :

« ……………………………………………………

Que dans tous vos discours la passion émue

Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Si d’un beau mouvement l’agréable fureur

Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,

Ou n’excite en notre âme une pitié charmante,

En vain vous étalez une scène savante.

Vos froids raisonnemens ne feront qu’attiédir

Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,

Et qui, des vains efforts de votre rhétorique

Justement fatigué, s’endort ou vous critique.

Le secret est d’abord de plaire et de toucher.

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. »

Art poétique de BOILEAU, chant IIIe.

C’est donc pour ces imaginations, peut-être un peu exaltées, que j’écris ; c’est, dis-je, pour fixer leur intérêt sur des images terribles, sur des combinaisons effrayantes, que je vais tâcher, sous des formes historiques, de réunir dans le cadre des OMBRES SANGLANTES tout ce que la magie du prodige, tout ce que les prestiges du merveilleux peuvent enfanter de singulier et d’extraordinaire aux yeux des hommes.

En effet, quelle différence d’intérêt entre les frivolités puériles de nos très-petits théâtres, les niaiseries de pensionnat de nos romans et de nos pièces à l’eau-rose, et les grandes impressions que causent les compositions de Crébillon, de Corneille et de Ducis ! Dans ces premières et futiles récréations, l’esprit se rétrécit, le cœur s’affadit, et le bon sens, ainsi que le goût, se révoltent en secret de se prêter à ces mesquines turlupinades ; au lieu qu’aux représentations des scènes vraiment faites pour s’attirer notre attention, le spectateur avide des vrais spectacles de l’âme ressent en quelque sorte de la fierté d’avoir été jugé digne d’être noblement ému. Le rideau est baissé, qu’il s’applaudit encore en lui-même d’avoir su goûter les belles inspirations du poète, et d’avoir préféré le noble, le sublime et le terrible ; au papillotage prétentieux de nos comédies plâtrées, dans lesquelles l’auteur semble avoir pris à tâche de cacher la nature sous un voile impénétrable ; et vingt-ans encore après ce même spectateur, plein d’heureuses réminiscences, se rappelle les beaux traits qui ont frappé sa pensée. « Tel vers, » se dit-il, « est seul un chef-d’œuvre tout entier qui mérite une couronne ; cet hémistiche révèle les plus profonds mystères du cœur humain ; telle réticence est l’expression de la métaphysique la plus abstraite, et l’imprécation de la dernière scène la plus parfaite peinture des orages des grandes passions. »

Ainsi, Hamlet, que représente avec tant d’habileté le premier tragique de l’Europe, est terrible, est superbe, quand, interpellant le complice de l’assassinat de son père, et ne trouvant sur son front qu’une impassibilité muette, il saisit du même coup-d’œil le motif délateur de la pâleur et du trouble de Gertrude, sa mère : cette scène mérite bien d’être analysée ici.

GERTRUDE.

 

Ô ciel ! par quel indice

A-t-on pu découvrir ?

………………………

En secret,

Quel motif donne-t-on d’un si grand forfait ?

 

NORCESTE.

 

L’amour du diadème, une flamme adultère :

(Bas à Hamlet.) Il n’est pas troublé.

 

HAMLET.

 

NON, MAIS REGARDE MA MÈRE.

Toute cette scène est indubitablement du plus haut dramatique, ainsi que celle de l’urne. On souffre, il est vrai, d’un tableau si criminel, si douloureux ; c’est là que l’homicide d’une reine adultère fait horreur, et qu’on y voit dans son plus grand jour tous les tourmens d’une conscience bourrelée ; mais combien aussi cette même horreur a de charmes par la force et l’intérêt des situations ! Elle vous transporte soudain dans une région de sensations nobles qu’on est fier d’éprouver… Elle vous associe, cette douce oppression, aux grandes catastrophes de l’âme, et vous fait davantage aimer la vertu qui vous a préservé des angoisses du crime !…

Il en est de même de la tragédie de Gabrielle de Vergy[1] : aux premières représentations, beaucoup de femmes se sont évanouies dans leurs loges, et des hommes même eurent peine à soutenir ce spectacle ; cependant ce n’en est pas moins une conception mâle et superbe, et tout en frémissant d’indignation au forfait qu’elle met en scène, on est saisi d’une profonde admiration pour l’art avec lequel cette même scène est filée. Plaisons-nous ici encore, en revenant une dernière fois à notre première citation, à résumer le passage dans lequel Hamlet s’écrie en pressant les cendres de son père, et en interpellant sa mère :

Prenez cette urne, et jurez-moi sur elle.

« Non, ta mère, mon fils, ne fut pas criminelle. »

L’osez-vous, je vous crois.

…… Vous hésitez, etc., etc.

Et combien de sombres beautés de style dans GABRIELLE DE VERGY !… Citons encore :

ISAURE.

Non, vous ne voyez plus ce triste objet d’alarmes.

 

GABRIELLE.

 

Je veux l’ensevelir dans un torrent de larmes.

Hélas ! mes yeux glacés cherchent en vain des pleurs ;

Mes cris sont étouffés sous le poids des douleurs !

…………………………

C’est vous, mon père ? Eh bien ! contemplez mes malheurs.

Ce sang, ce cœur, ces morts, cet appareil d’horreurs…

Qui plongea votre fille en cet abîme immense ?

Qui ?… l’abus de vos droits et mon obéissance, etc.

D’un autre côté, Gabrielle de Vergy, en portant à ses lèvres la coupe qui renferme le cœur ensanglanté de son amant :

« Ciel ! un cœur tout sanglant ! ô noirceur effroyable !

…………………………

Cher amant ! le voilà sous mes yeux éperdus

Ce cœur où je régnai, mais… où je ne suis plus !

Errante autour de lui, ton âme fugitive

Se plaint, m’appelle, attend que la mienne la suive…

Ce cœur auprès du mien semble se ranimer ;

Dans ce vase odieux je vois ton sang fumer…

Ainsi, quand on a sous les yeux ces grandes scènes tragiques, on sent frémir toutes les puissances de ses facultés intellectuelles ; on découvre en soi un autre être qu’on n’y avait même pas soupçonné ; on grandit à vue d’œil dans son esprit exalté, rejetant loin de soi toutes les habitudes vulgaires et bourgeoises ; et soit que les émotions que l’on a éprouvées proviennent d’une grande terreur, soit qu’elles résultent seulement d’une vive sensibilité, on en recueille toujours le fruit d’une précieuse méditation. La lecture des grandes infortunes de l’homme ne doit donc pas avoir un simple but d’amusement, mais préparer de loin à tous les malheurs de la vocation humaine. C’est se prémunir d’avance contre l’adversité que de se familiariser avec son image, et se complaire dans ses tableaux rembrunis.

C’est par ces rapides dissertations que je veux faire l’apologie du genre de composition que je viens de choisir dans les OMBRES SANGLANTES : non pas que mon intention serait de captiver uniquement l’esprit de mes lecteurs par un tissu d’anecdotes ou d’épisodes chimériques et forgés, où le génie des fictions présiderait exclusivement ; non ; pénétré de ce précepte que « Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable. » Je ferai souvent intervenir des aventures réelles dans ces feuilles consacrées à la terreur.

« Conséquemment, dans ce beau projet à la Young, dans celle galerie funèbre de pompeuses funérailles, me fera peut-être observer ce dédaigneux misanthrope, vous allez donc, me dira-t-il, exhumer d’une plume plagiaire toutes les rêveries nocturnes de la sépulcrale RADCLIFF, du Moine, de la None sanglante et des Mystères d’Udolphe ; vous allez sans cesse faire résonner à nos oreilles, comme sur les boulevards, des timbres et des beffrois effrayans ; vous nous placerez sans doute dans la Tour du Nord, ou bien à la partie méridionale du Château ; vous ne nous épargnerez pas plus le sournois et banal DISSIMULONS ; vous aurez grand soin de nous promener encore dans de longs corridors à échos sinistres, dans de sombres caveaux où la lueur d’une lampe mourante répand ses couleurs vertes sur un cadavre livide…, et parcourant dans des métaphores gigantesques toutes les phases du Disque argenté, vous nous ferez des contes d’enfans à dormir debout… Allez, allez, monsieur le compositeur élégiaque, croyant nous faire frissonner avec vos mélodrames anecdotiques, leur invraisemblance n’excitera au contraire que le rire du dédain ! »

C’est à-peu-près dans ces termes que s’exprime un petit-maître goguenard qui, chenille le matin et papillon le soir, ne connut jamais le plaisir des grandes impressions de l’âme, dont la fragilité de ses maigres organes ne pourrait d’ailleurs supporter les fortes commotions. Toujours fat, toujours imbibé d’ambre et d’insolence, et Monsieur Desfadaises par-tout, la coupe empoisonnée de Rodogune lui arrache à peine un clin-d’œil qu’il dérobe encore avec chagrin aux soins de l’administration de sa cravate. Le bon ton, d’ailleurs, sa réputation lui permettraient-ils de paraître s’émouvoir ?… Fi donc ! c’est du plus mauvais goût et au moment même où Oreste, cruellement trahi par Hermione, déploie ses fureurs jalouses dans toute la violence de l’amour méprisé (moment que notre impudent nomme, par coquetterie de style, l’acte cadavéreux) ; c’est alors, dis-je, que notre froid moqueur sort de sa loge avec fracas, crie ses gens, pour aller minauder quelques sourires à la petite pièce de Potier. Ce singe fardé et sans âme n’a malheureusement que trop d’imitateurs, et surtout d’imitatrices. Voyez-vous, à cet à-propos, cette mijaurée dans sa loge grillée, ivre de sa parure et de ses appas étayés ? Aux plus beaux endroits de la pièce, elle pouffe de rire (ou du moins elle l’affecte), seulement occupée du projet de montrer l’émail de ses dents et le carmin de ses lèvres de rose ; quelques sots qui l’entourent, et dont l’unique mérite consiste dans le fil d’un tailleur ou les ciseaux d’un perruquier, croient singer la grandeur et jouer les interessans par un air suffisant et morose ; le dos tourné à l’acteur, munis d’un impudent lorgnon, ils dévisagent indiscrètement les femmes qu’ils ne posséderont jamais, et semblent dire dans leur fatuité : « Je me donnerais volontiers cette petite. » Il est donc pour notre mijaurée et pour eux, du plus mauvais genre d’applaudir au théâtre ; ces jouissances sont le partage seul de la multitude ; mais un homme comme il faut doit être blasé sur ces choses-là, et ce serait une honte pour lui d’avoir le moindre des sentimens de la nature.

Qu’est-ce que l’on peut donc conclure de ces digressions justement satiriques ?… qu’il faut toujours écrire pour des hommes, et non pour ces poupées musquées, ces pailles dorées qui n’eurent jamais que le simulacre de la virilité, et dont le corps ainsi que l’âme, énervés, peuvent à peine ressentir sans douleur les molles vibrations d’un luth, ou la catastrophe sentimentale d’une romance. Mais cessons de nous occuper d’eux, et revenons à notre texte par quelques considérations philosophiques.

On ne me contestera jamais, ainsi que Lucain l’a parfaitement rendu, que la mollesse des idées, les usages efféminés du luxe, et la futilité des compositions littéraires influent d’une manière très-préjudiciable sur le génie d’un peuple. Lycurgue, ce grand législateur, l’avait bien senti quand, dépouillant l’or même de tous ses prestiges, et enlevant à la pudeur des filles nubiles jusques à leurs derniers voiles dans leurs exercices gymnastiques, il sut, en grand homme, substituer les conceptions mâles aux spéculations de l’avarice, ainsi qu’à la pruderie de nos siècles ; il savait bien que la chasteté ne consistait pas dans les mots ni dans les formes extérieures, mais dans le siège et la pureté de la pensée et la virginité des principes. L’innocence, dans son ingénuité native, cesse de l’être quand elle se couvre de gazes épaisses ; et jamais la véritable vertu n’a pu être contrefaite par les comiques grimaces de nos subtiles bienséances. Cependant ces réflexions paraîtront peut-être oiseuses, puisque nos institutions et nos habitudes sont trop enracinées pour qu’on puisse jamais tenter de refondre l’ordre social, en prenant pour modèle celui que Lycurgue et Solon introduisirent dans Sparte et Lacédémone ; mais il n’en reste pas moins prouvé que la mignardise et l’élégance de nos mœurs ont tué l’esprit national, et que, pour imiter le fameux parallèle de Plutarque, lorsqu’il dit que : « Rome de chaume fut invincible, mais que Rome de marbre fut vaincue ; » Si Paris fut resté de bronze, comme à l’aurore de la révolution, et n’eut pas échangé ses premiers lauriers contre des dignités factices et de l’opulence, Paris, comme le fut long-temps Athènes, serait encore vierge, et n’aurait pas vu, suivant l’expression de Thémistocle, la fumée du camp de son ennemi.

Mais, sans citer à cette occasion les torrens de sang que fit couler Sylla dans le Céramique, et sans mettre davantage à contribution les monstrueux excès des anciens, nous aurons bien assez des siècles modernes, particulièrement de ces siècles dans lesquels Shakespéar, le tragique anglais, a pris aussi ses Ombres sanglantes. Hélas ! loin que la matière nous manque, n’avons-nous pas assez encore des poignards du fanatisme du règne de Charles-Quint ou de Philippe II dans les Espagnes ? et à défaut de ces superstitions surannées, la bizarrerie seule des événemens de la vie ne suffirait-elle pas pour fournir des volumes ? nos longues guerres depuis un quart de siècle n’apporteront-elles pas aussi leur forte part de matériaux à notre Galerie funèbre ? L’Europe moderne est donc pour nous une source intarissable de phénomènes et de prodiges qu’on ne saurait épuiser ; et soit que nous placions la scène dans la brûlante Andalousie, soit que nous la transportions dans la meurtrière Calabre, sous les feux du ciel italien, par-tout nous osons nous flatter d’inspirer le plus puissant intérêt. Que le lecteur avide de sensations fortes nous suive donc à la lueur de nos torches noirâtres dans ces sinuosités perfides, dans ces catacombes infernales ; nous lui servirons de guides tutélaires, nous préserverons son visage des oiseaux nocturnes qui y voltigent d’une aile fauve ; nous le garantirons des reptiles qui y lancent un dard venimeux ; et si le cri lugubre des victimes qui y sont amoncelées vient parfois épouvanter son oreille, nous nous empresserons de remettre ses esprits alarmes près du SOUTERRAIN DE NIOBÉ. Son âme, par exemple, sera-t-elle terrifiée à l’aspect d’une TÊTE SANGLANTE ET MOBILE, bientôt nous lui offrons quelque répit dans l’anecdote de la GUÉRITE DE LA RELIGIEUSE ; et si enfin nous l’avons effrayé pendant quelques pages, nous nous empresserons ensuite, en officieux physiciens, de lui démontrer les effets des causes, et de lui révéler le secret imposteur du galvanisme des anciens Égyptiens pour fanatiser les peuples par des cadavres mobiles ; car c’est ce que fit Mahomet d’une autre façon, en ordonnant qu’on plaçât après sa mort son tombeau d’acier sous une pierre d’aimant un peu masquée, afin que cette ascension prodigieuse achevât de diviniser ses cendres et son nom.

« Allons, je devine tout d’avance, dit cette dame qui daigne me lire ; les Ombres sanglantes sont, en termes de franc-maçonnerie, des épreuves morales dans lesquelles on veut éprouver la bravoure du lecteur. Malheur donc à la jeune femme imprudente qui, seule dans un des appartemens de son vaste château bâti au milieu d’une dangereuse forêt, et n’ayant d’autre musique que le cri lamentable des chouettes qui habitent les créneaux des tourelles, aurait la témérité de lire LA GALERIE FUNÈBRE ! ! !… Je vois déjà ses cheveux se hérisser ; son sein palpite d’une affreuse oppression ; ses yeux, image de la terreur, voient soudain des fantômes voltiger derrière son fauteuil… ; l’alcôve contient un spectre épouvantable, les plis des rideaux, des farfadets, et la cheminée retentit déjà du bruit déchirant de chaînes bruyantes… Dans ce moment douloureux, Jasmin, le domestique, apporte-t-il le souper ;… Joséphine, la femme-de-chambre, tient-elle dans ses mains toute la toilette de nuit,… Ah ! les traîtres ! ah ! les monstres ! Madame a pris le premier pour un magicien malfesant, et Joséphine pour une de ces apparitions fatales qui font le supplice éternel d’un assassin… – Dans sa fausse frayeur, notre lectrice s’est jetée sur le cordon de sa sonnette ; elle appelle à grands cris ses gens, elle tressaille d’épouvante, et toutes les ombres de son appartement sont pour son imagination des corps animés ; son chat même devient pour elle quelqu’enchanteur suspect, quand Jasmin et Joséphine, s’efforçant de la faire revenir de son erreur, parviennent enfin à se faire reconnaître. Telle sera sans doute la terreur délicieuse qu’inspirera ce livre. »

Quelle sera encore la situation piquante de cette jeune personne qui, passionnée pour les féeries effrayantes aura mystérieusement caché cette œuvre sous le traversin de son lit ! – Il est minuit… Heure fatale du crime et du silence ! ! !… et c’est le précieux moment qu’elle a choisi pour nous lire à l’insu de sa mère : elle est à peine au cinquième feuillet, et déjà sa respiration est gênée ; elle commence à jeter des yeux inquiets sur toutes les parties de sa chambre ; un frisson pénible s’empare de tous ses sens, et ses robes pendues au porte-manteau deviennent, dans son esprit timoré, des objets fantastiques dont les regards la menacent ; son chapeau orné de guirlandes de fleurs, à travers les ombres de sa lumière, prend la figure d’un dragon volant, et sa harpe dans l’obscurité grossissant ses cordes, revêt celle d’une horrible prison à épais verroux. Plût à Dieu que son effroi imaginaire se bornât là ! Hélas ! la pauvre petite a déjeûné le matin avec un reste de pâté d’Amiens ; la domestique a oublié de desservir, et la tête bien innocente de la perdrix qui sert d’enseigne au pâté, maintenant revêtue de toutes les couleurs de la prévention, est devenue, aux yeux de notre jeune personne, une tête livide, une tête sanglante tombée la veille sous le glaive d’un bourreau ! Et pour comble de malheur, le vent qui vient agiter sa porte lui fait soupçonner une troupe de meurtriers qui conspirent sourdement sur l’escalier… Dans ce danger pressant son premier sentiment est de se précipiter hors du lit : en effet elle s’élance ; mais dans la brusquerie et la vivacité de ses mouvemens, la lumière a été renversée, et une partie de son canezou arrêtée près du lit, ne lui laisse pas douter qu’une main homicide ne la retient que pour l’égorger… Ce n’est donc qu’au petit jour, après avoir trembloté toute la nuit, qu’elle a la force d’examiner les acteurs chimériques de ses visions, et qu’elle rit elle-même de sa pusillanimité.

Voilà, voilà, chers lecteurs, les résultats flatteurs que nous espérons obtenir de notre ouvrage ; on ne pourra pas nous adresser un éloge plus agréable que de convenir qu’on a trouvé nos Ombres affreuses ; et si nous parvenons, dans ces sanglantes narrations, à clouer en quelque sorte une femme sur sa chaise, au point qu’elle n’ose plus tourner la tête d’aucun côté sans craindre de rencontrer une griffe infernale, ou de voir un œil enflammé s’avançant vers elle pour la réduire en poudre ; si, dis-je, son esprit pétrifié ne voit pas partout, en nous lisant, soit dans ses songes, soit à travers les ombres de la nuit, vingt poignards levés sur elle, des membres palpitans sur le parquet, des taches de sang sur son oreiller, et son lit se transformer en un affreux échafaud ; alors, alors, dans notre juste désespoir, nous briserons, de dépit, notre plume, nos baguettes magiques, et nous renoncerons pour jamais à l’art de nos prestiges. Mais, malgré que notre modestie souffre ici de le dire, nous espérons beaucoup de nos talismans : commençons donc par étendre nos longs crêpes, par planter nos cyprès dans notre Galerie ; ouvrons nos morgues cadavéreuses ; que les gibets et tous les cabinets noirs, asiles du crime, ne nous dérobent rien de leurs affreux secrets ! À défaut de ces horreurs, empruntons de toutes les pythonisses de la Grèce leurs terribles évocations, leurs sanglans stratagèmes, et portant au comble l’aspect hideux de nos peintures anecdotiques, épandons dans l’âme de nos lecteurs titillés d’effroi ces doux frémissemens de la terreur, qui, comme nous l’avons déjà dit, sont les délices des âmes fortes.

PREMIÈRES OMBRES

LA DEMEURE D’UN PARRICIDE,

OU

LE TRIOMPHE DU REMORDS.

« Le destin d’Amédée est d’être criminel ;

Mais son cœur était fait pour aimer la vertu. »

S’il est vrai que le génie prophétique du fatalisme ait tracé d’avance sur un livre d’airain les destinées prospères ou malheureuses des mortels, il n’est pas douteux que l’homme qu’il destine à tremper ses mains dans le sang de l’auteur de ses jours est de tous les hommes le plus infortuné. Ne vaudrait-il pas mieux mille fois qu’il ne fût jamais né, que d’occuper le premier rang parmi les êtres les plus exécrables de la nature ? Solon, ce grand législateur de la Grèce, concevait une telle horreur de ce forfait, que, dans ses codes, il ne voulut faire aucune loi pour le punir, persuadé qu’il n’était pas dans les crimes possibles. Mais, à Rome, le parricide s’étant plus d’une fois renouvelé, Romulus, l’illustre fondateur, ordonna qu’on punirait le coupable en le jetant vivant à la mer dans un sac de cuir avec un perroquet et un singe. Ce supplice était trop doux ; il faut faire renaître mille fois l’assassin de son père, lui enlever et lui rendre la vie tour-à-tour, et ne le frapper enfin du coup mortel qu’après un siècle de lente agonie. Cambyse, ce prince persan si célèbre par ses malheureuses expéditions guerrières, fut de tous les rois celui qui imagina contre les parricides les tortures, les douleurs les plus cruelles. Le criminel, enchaîné dans un cachot, portait, attaché sur ses épaules, le cadavre de sa victime, de manière à ce que son visage livide touchât et regardât le sien. La putréfaction s’inoculait insensiblement du mort au condamné, qu’on nourrissait d’ailleurs avec le plus grand soin, et l’un et l’autre finissaient par tomber en pourriture sous la quantité prodigieuse des vers qui les rongeaient ; le parricide, par une espèce de loi du talion, se voyait, à son tour, déchirer les entrailles par celui même qu’il avait assassiné. Cette idée terrible, cette invention épouvantable de rendre aux cadavres mêmes le pouvoir de se venger de leurs bourreaux, d’imprimer au néant une réaction homicide, et de prendre dans la tombe même l’instrument de la punition, est sans contredit le plus bisarre, le plus affreux des supplices.

Qu’on se figure l’assassin, déjà déchiré de ses souvenirs, ne pas pouvoir faire un geste, le plus simple mouvement, sans sentir le poids énorme de son forfait ! Si seulement au physique la douleur paraît insupportable, combien elle est plus déchirante au moral ! Voyez-vous d’ici, à travers mes peintures imparfaites, ce visage pâle, sanglant, cette teinte verte, ces prunelles rouges et fixes, ces cheveux roides, imbibés de sang séché ! surtout, surtout cette bouche renversée, baveuse et convulsive, qui semble articuler encore : « mon fils ! mon fils !… épargne ton père !… » À ces tortures atroces s’en joignent d’autres peut-être plus cruelles encore. Si la victime de notre assassin a reçu le coup mortel dans le cœur, son sang reflue par bouillons sur le corps du parricide, qui ne peut plus faire un geste sans en être baigné. Que son sommeil, si toutefois il peut dormir, doit être affreux ! il ne peut s’étendre que sur le corps sanglant de son père, et à toutes les secondes du jour ou de la nuit, sa vie n’est plus qu’un long assassinat qui le replace dans toute l’énergie, dans toutes les horreurs de son crime, et lui ferme les portes du repentir, comme à un antropophage qui s’est mis de lui-même hors de toutes les lois divines et humaines.

Tel était le supplice (du moins au moral) d’Amédée, baron d’Altamongues, possesseur d’un château antique situé au milieu du Rhin, entre Bonn et Coblentz. Ce château, propriété héréditaire et fief des barons d’Altamongues depuis un temps immémorial, avait servi autrefois de forteresse lors des révolutions du bas-empire, ainsi que dans les guerres des princes médiatisés de l’Allemagne. Quinze générations avaient vu ses créneaux, ses quatre tours parallèles ; plus d’un combat fameux, soit à coups de fronde, de flèches ou de javelines, du temps de Jules-César et de Brennus, soit lorsque le salpêtre inventé rendit les chances de la guerre encore plus meurtrières, s’y était passé sur les ondes d’un fleuve fécond en époques mémorables ; et sa solidité inaltérable faisait face à tous les siècles. Ce château était d’ailleurs l’objet de l’admiration des navigateurs, qui, sur un bâtiment hollandais, entreprenaient de parcourir les rives du Rhin depuis Dusseldorff jusqu’à Cologne, voyage le plus pittoresque, le plus intéressant d’ailleurs que jamais on puisse faire ; et tous les vaisseaux qui passaient majestueusement sous ses donjons en rendaient le séjour enchanteur dans la belle saison. C’est là qu’Amédée, jeune, bien fait, de la physionomie la plus heureuse, et dernier rejeton de la branche des Altamongues, avait fixé depuis quelque temps son séjour, après avoir changé vingt fois de résidence ; car il possédait en outre une maison de ville à Coblentz, une terre dans les environs d’Andernach, et sa fortune le mettait bien en état de vivre à la cour la plus brillante d’un des électeurs qui régnaient dans ce temps sur les bords du Rhin. Mais quels sont les carreaux assez moelleux pour reposer la tête d’un criminel ? quels lieux charmans de leur nature ne revêtent pas les sombres couleurs du deuil et de l’inquiétude aux yeux d’un coupable ? C’était l’affreuse situation d’Amédée ; les plus riantes images, les tableaux les plus frais de la société ne pouvaient dissiper dans son âme flétrie cette profonde taciturnité dont le public ignorait la véritable cause. Il était criminel, il était parricide enfin ; et ce cœur sensible, né pour la vertu, s’était un instant égaré sur les pas de l’amour et de l’ambition. Il est temps d’expliquer les circonstances de ce forfait exécrable. Le baron d’Altamongues, père d’Amédée, destinait à son fils, depuis son enfance, la main de Christine de Melsinberg, fille d’un ancien compagnon d’armes du baron, qui, dans une bataille sanglante, lui avait généreusement sauvé la vie. Christine n’avait point de fortune, et n’apportait pour dot que l’illustration de ses aïeux : elle était donc destinée à être le gage de la reconnaissance du baron envers son libérateur. Malheureusement ces sentimens et ces convenances de gratitude n’entraient en aucune manière dans les idées d’Amédée, qui, de son côté, épris des charmes d’une jeune beauté riche, et l’un des plus beaux partis de l’Allemagne, avait fixé tous ses vœux. Il avait vu, que dis-je ? il avait contemplé pour la première fois les attraits de Blanche de Lindorff dans un bal à Coblentz, dont l’éclat de sa beauté, ses grâces, sa jeunesse, sa parure faisaient le principal ornement. La voir, l’admirer dans sa danse légère et noble, toucher de sa main, tremblante des feux soudains d’un premier amour, sa main d’albâtre, et respirer dans ses beaux yeux noirs la passion la plus violente, fut pour Amédée l’effet de l’éclair. Il n’y avait pas une heure qu’il s’enivrait de la vue de cet objet enchanteur, qu’il prononçait déjà dans son cœur le serment solemnel de n’avoir jamais d’autre épouse. Blanche, de son côté, n’avait pas aperçu le superbe Amédée sans ressentir un secret orgueil de se voir l’objet particulier de ses soins et de ses regards passionnés. À la vanité avait succédé dans son âme le sentiment, et une chaîne comme électrique avait uni tacitement les deux amans les plus enivrés d’une égale ardeur. Blanche, résistant par pudeur à ses propres penchans, avait dissimulé le plus long-temps possible sa défaite ; mais lorsqu’Amédée, dans d’autres entrevues ménagées, lui eut appris que son cœur avait été entièrement libre jusqu’au moment délicieux du bal ; que jamais il n’avait senti pour telle femme que ce fût le pouvoir de l’amour, avant qu’il aperçût son céleste visage, Blanche, voyant ses sentimens approuvés par ses propres devoirs, crut pouvoir s’abandonner sans réserve aux charmes d’une inclination qui lui présentait la plus heureuse perspective. D’un autre côté, persuadés l’un et l’autre, en leur qualité d’enfans uniques, que leurs parens ne pouvaient que sourire à cette union, ils se livrèrent entièrement à leur tendresse, Blanche n’y mettant d’autres bornes que celles qu’elle devait à sa vertu et à sa réputation. Instans délicieux, prémices d’amour où deux jeunes cœurs s’abandonnent à la virginité, à la pureté de leurs sentimens ! vous êtes bien pour l’homme le suprême bonheur sur la terre. En effet, qui ne se rappelle avec transport, avec attendrissement le premier baiser virginal de sa jeunesse ! le moment divin où une bouche adorée vous balbutia, les yeux baissés : oui, je vous aime… ou, plus heureux encore, on serra dans ses bras, on pressa sur son sein le sein ému de sa maîtresse, et enfin où l’on échangea, dans l’excès de son délire, les gages ordinaires de l’amour ! !… Ces momens inappréciables avaient été connus, avaient été sentis par Amédée, par Blanche, sa fidèle et tendre amante : portraits, cheveux, bagues, bracelets, écharpe brodée et chiffres amoureux avaient été échangés, troqués dans la plus touchante effusion de cœur, et l’amour avait fait, à l’insu des parens, les préparatifs charmans d’un hymen que ceux-ci ne voulaient pas approuver.

Un soir qu’Amédée, rentrant du cercle de l’électeur à Bonn, savourait encore le bonheur d’y avoir rencontré sa belle amie, qui en avait fait les délices en pinçant de la harpe, et en y faisant admirer sa voix mélodieuse, et qu’il jouissait par avance des plaisirs d’une nuit qui allait la lui représenter dans mille songes délicieux, l’écuyer de son père vint le prier de passer dans son appartement avant de se mettre au lit. Cette conduite extraordinaire ne laissa pas de l’inquiéter, et de lui donner des pressentimens désagréables : on sait combien les amans et les cœurs coupables sont superstitieux ; tout leur semble devoir révéler leurs secrets, tout leur semble devoir renverser l’édifice fragile de leurs amours. Le baron d’Altamongues fit asseoir Amédée près de son fauteuil, et ouvrant une lettre cachetée en noir, il lui dit : « Vous êtes en âge, mon cher Amédée, de former une union ; vous êtes l’unique héritier de mes biens et de mon nom ; et je ne doute pas, d’après les sentimens d’honneur que je vous connais, que vous en serez le digne soutien. Vous n’aurez pas manqué de remarquer le mérite de Christine de Melsinberg ; elle vous est destinée dès le berceau ; je dois la vie à son père, et pour preuve de mon éternelle reconnaissance, j’ai promis devant Dieu et l’honneur la main d’Amédée à sa fille ; elle est jeune, elle est belle, a de la naissance, et votre fortune réparera amplement les rigueurs de la sienne. Il est vrai, » continua le baron d’Altamongues, « que je n’aurais pas cru vous confier sitôt le projet de cette alliance ; mais la nouvelle de la mort du baron de Melsinberg, que je reçois à l’instant, hâte mes desseins, auxquels je suis d’ailleurs persuadé d’avance que vous donnerez les mains en fils respectueux. »

La foudre serait tombée en éclats aux pieds de notre infortuné héros, qu’elle ne l’aurait pas plus anéanti. D’un caractère franc, vif et sensible, incapable de feindre, Amédée ne répondit d’abord que par un sombre silence ; ses yeux voilés de ses longues paupières ne laissaient pas encore lire ce qui se passait dans son âme ; mais quand le baron, impatient et piqué de ses doutes, lui ordonna de s’expliquer clairement, Amédée ne dissimula point que son cœur était depuis long-temps engagé ; qu’il est vrai que s’il eût été plus tôt averti, il se serait bien gardé d’accueillir une passion qui pouvait porter atteinte aux volontés de son père ; mais que son destin en avait autrement disposé. Changeant alors de ton et d’attitude, Amédée déclara hautement, avec toute l’énergie de l’amour contrarié, qu’il n’aurait jamais d’autre femme que Blanche de Lindorff.

À ce nom funeste pour le baron, son sang s’alluma ; il devint furieux : c’était la fille de son plus cruel ennemi, celui qui, près du prince l’Électeur, l’avait indignement calomnié. N’écoutant donc que sa colère, il chassa de sa présence son malheureux fils, et lui ordonna de changer de sentimens, ou de n’espérer d’autre héritage que la malédiction paternelle.

Ainsi plus d’amour, plus d’hymen ; le songe s’évanouit comme un nuage brillant fondu par une violente tempête ; tous ces apprêts de bonheur que l’amour élève sur le lit nuptial, qu’il se plaît à éterniser dans ses premières illusions, et dont l’imagination passionnée d’Amédée s’était fait le plus riant tableau, s’écroulaient comme des onchets légers, et un long avenir de douleur remplaçait l’idée de la possession de la plus aimable des femmes ! Quelle nuit en comparaison de celle que notre malheureux amant se proposait de passer ! Il faut se rappeler toutes les tribulations d’amour qu’on a souffertes soi-même pour s’en faire une juste idée.

« Ah ! que la nuit alors, jointe à la solitude,

De l’homme délaissé nourrit l’inquiétude !

L’absence des objets rend ses maux plus présens ;

Rien n’en distrait son cœur, son esprit ni ses sens ;

Exhalant en soupirs sa tristesse farouche,

De sa longue insomnie il tourmente sa couche ;

Il se roule, il se lasse à chercher le repos ;

Tout son sang embrasé précipite ses flots,

Jusqu’à l’heure où l’aurore, humide de rosée,

Apporte un peu de calme à son âme épuisée ;

Et chassant de la nuit les funèbres vapeurs,

Rend et le jour au monde et l’espérance au cœur. »

L’espérance au cœur !… elle n’entrait plus que difficilement dans celui du jeune baron ; il connaissait son père, inflexible, inexorable dans ses premières volontés, et désespérait de le toucher par ses larmes et ses prières. Cependant il le tenta plus d’une fois ; il se prosterna même aux genoux du baron, les arrosa de ses larmes, lui représenta, dans les termes les plus pathétiques, le désespoir de son amante, le soin de sa renommée, qui pourrait souffrir de ses liaisons ; et surtout, mais surtout il peignit en traits de feu son respect, son amour, sa reconnaissance éternelle pour son père, s’il daignait sourire à une union dont dépendait la félicité de toute sa vie. Christine de Melsinberg, ajouta-t-il, avec un entraînement passionné, n’a pas de fortune ; eh bien ! nous lui ferons un sort digne de sa naissance. Le baron de Lindorff vous a noirci dans l’esprit de l’Électeur, et bien, Blanche vous promet par ma bouche, par l’organe de ma tendresse filiale, de vous réconcilier avec le Prince, de vous faire rentrer en grâce à sa cour, et de vous y rendre plus puissant que jamais sous ses auspices. Le baron, plus irrité que touché de ces propositions d’accommodement, déclara de nouveau avec fureur qu’il préférerait la mort à la médiation honteuse d’une femme en pareille circonstance, et qu’il considérerait son fils comme son plus cruel ennemi s’il persistait dans ses projets : c’est à ce degré de mésintelligence qu’ils se séparèrent tous deux.

Cependant l’amour, toujours ingénieux a se ménager des consolations, avait suggéré à nos deux amans l’idée de se correspondre par de fréquens messagers, qui, jour et nuit, échangeaient de nouveaux sermens de fidélité à toute épreuve, « Aucune puissance humaine, » s’écrivaient-ils avec exaltation, « ne peut nous séparer, et la mort même ne ferait que nous réunir dans la même tombe. » Mais le baron d’Altamongues avait des soupçons sur cette correspondance, et pour la rompre aussitôt, il ordonna à son fils de se tenir prêt à partir avec lui le jour même pour son château situé au milieu du Rhin, château dont nous avons déjà fait la description romantique. Le ciel parut signaler les apprêts de ce funeste voyage par les présages les plus sinistres. Un ouragan affreux se déchaîna contre la nature, engloutit de nombreux vaisseaux sur le fleuve, ou les brisa sur des écueils, incendia des villages, et par-tout les élémens se couvrirent de crêpes funèbres ; le tonnerre même tomba en éclats aux pieds des chevaux de la voiture du baron, comme pour les forcer de renoncer à une entreprise fatale. Amédée, paisible devant tout ce bouleversement, y puisait même un certain charme. La douleur aime quelquefois à s’associer à des spectacles douloureux, et le chagrin mortel qu’il ressentait, en s’éloignant de sa chère Blanche, lui faisait trouver un secret plaisir dans le danger. Mille fois il prenait en lui-même la résolution de s’affranchir bientôt de l’autorité paternelle ; mais son respect filial, qui jusqu’alors ne s’était jamais démenti, condamnait ces coupables pensées, et lui faisait préférer de tâcher de toucher le baron par ses tendres supplications, plutôt que de déroger un seul instant à ses sentimens respectueux. « Mon père m’aime au fond de l’âme, » se disait-il ; « moi-même je l’adore ; je suis son enfant unique ; il n’est pas possible que, lorsque la première effervescence de ses ressentimens sera passée, il persiste dans ses cruels desseins. » C’est par ce consolant monologue que le jeune baron adoucit les blessures de son amour, et versa sur elles le baume de l’espérance. Prodigue de soins et d’attentions envers son père pendant tout le voyage, il s’appliqua particulièrement à dissiper sur son front sourcilleux ces nuages sombres, si affligeans pour l’œil d’un fils qui y lit de cruels reproches, et il eut quelquefois le bonheur d’y faire briller quelques éclairs de sérénité ; mais, il faut le dire, il ne les devait qu’à l’espoir que concevait le farouche baron d’Altamongues qu’Amédée fléchirait docilement sous le joug de l’hymen projeté. Il ne souriait qu’à ce prix. Enfin on arrive au bord du Rhin, sur la rive gauche ; un pont volant transporte l’équipage, et chacun prend possession des appartemens que les domestiques, avertis d’avance par l’intendant de l’hôtel à Bonn, avaient préparés au château.

Les premiers jours se passèrent dans un silence étudié de part et d’autre, dans des rapports froids, plutôt de politesse que de véritable affection ; on s’observait, et chacun paraissait attendre le moment favorable de tenter le succès qu’il se promettait de ses secrets desseins. Si Amédée vingt fois eut l’intention de chercher encore à fléchir son père, touchant son mariage avec Blanche ; de son côté, le baron arrangeait dans sa tête de nouveaux moyens de conviction pour déterminer son fils ; et la crainte mutuelle de ne pas réussir faisait toujours expirer l’expression sur leurs lèvres. Cet état de choses était douloureux, pénible : le baron, le premier, y mit fin, en disant un soir à son fils qu’il ne doutait pas maintenant que de salutaires réflexions auraient indubitablement opéré une heureuse révolution dans ses sentimens, et qu’incessamment il pourrait sans doute le serrer dans ses bras comme un fils soumis, qui ne voulait plus faire descendre au tombeau son malheureux père. Amédée se sentait percé d’un trait plus cruel par la douceur avec laquelle le baron le traita, que s’il eût éprouvé sa dureté ordinaire : cependant le bonheur de Blanche et le sien lui étaient trop chers pour céder à ces nouvelles insinuations. Sa figure muette n’apprit donc que trop clairement que sa constance était inébranlable. Dès ce moment le baron, renonçant aux moyens que suggère la patience, ne songea plus qu’à déployer toute son autorité : il appela donc un chapelain près de lui, fit venir Christine sous la conduite de son intendant, et ne pensa qu’à obtenir de la violence ce qu’on refusait à ses ordres. Dès ce moment aussi, Amédée, outré de tant de tyrannie, ne vit plus dans ce père, naguères adoré, naguères chéri, qu’un despote insensé, esclave d’un vain engagement, ou plutôt de son orgueil ; et prit la ferme résolution de résister de tout son pouvoir à son despotisme. Hélas ! plût à Dieu que ces semences de haine mutuelle n’aient pas poussé de plus profondes racines ! que ces sentimens d’amour filial, changés en aversion du côté d’Amédée, ne se fussent pas aliénés au point… – Nous n’osons achever ; la nature nous refuse des pinceaux : aucun motif ne peut pallier l’horreur d’un parricide. Aussi nous nous garderons bien de l’entreprendre ; au contraire, nous chercherons des couleurs de sang ; nous offrirons, dans toute l’énergie de notre propre indignation, des tableaux empreints de tout l’opprobre, de toute l’infamie qui doivent rejaillir sur un semblable criminel ! ! !…

Sur ces entrefaites, Christine de Melsinberg arriva sous la conduite de l’intendant du baron. Amédée ne put lui refuser les politesses d’usage ; mais elles furent si froides, que, dans une pareille situation, elles ne pouvaient être considérées par une femme que comme un sanglant affront. Le baron d’Altamongues n’en persista pas moins avec opiniâtreté dans son projet, et pour le faire appuyer, il sollicita de l’Électeur l’ordre de faire enfermer son fils s’il refusait d’exécuter ses ordres ; et par une double manœuvre (effet du crédit qu’il avait repris dans l’esprit du Prince), il fit exiler à cent lieues de là l’infortunée Blanche comme calomniatrice, ainsi qu’ayant voulu semer la division dans une famille respectable, en séduisant avec projet le fils du baron d’Altamongues. Amédée ayant été instruit de ces nouvelles persécutions par un marin parti dans un léger esquif de la rive droite du Rhin, et qui lui avait apporté mystérieusement une lettre de Blanche, dans laquelle elle lui apprenait quelle avait su se dérober à temps à la tyrannie de ses ennemis, et était en sûreté avec son père dans un bourg peu éloigné ; Amédée, dis-je, ne se contenant plus dans sa rage, jure, prononce l’affreux serment de se venger… Sur qui ? grand Dieu ! sur son père !… C’est donc le sang d’un père qui va expier les chagrins de l’amour… – Ce dieu a produit bien des désastres, bien des malheurs ; mais en est-il un plus grand que le parricide ? et l’Amour même ne brise-t-il pas ses flèches, ne s’enveloppe-t-il pas de crêpes épais, quand il voit ses autels souillés d’un sang aussi précieux ?

Pendant que le fleuve majestueux prête ses ondes officieuses à la correspondance nocturne des deux amans ; qu’ils se jurent de s’adorer toujours, et que le batelier, largement récompensé et dans la confidence, dépose leurs brûlantes missives dans un des créneaux près du pont-levis, le baron d’Altamongues combine en silence avec son chapelain les moyens de forcer son fils à l’union qui sourit seule à son opiniâtreté et à son orgueil : « La chapelle du château, » lui dit-il, « peut parfaitement nous servir ; mes gens me sont dévoués, et m’aideront au besoin de toutes leurs forces pour arracher le OUI, principal sceau de l’alliance, et le temps achèvera de consacrer des liens faits sous des auspices un peu rigoureux. » Croirait-on que Christine de Melsinberg, sans pudeur pour ce qu’elle devait à son sexe, était de ces secrets conciliabules ?… Mais à quelles inconvenances ne conduit pas la jalousie d’une rivale ! Christine avait en horreur le seul nom de Blanche, et la seule pensée de se voir enlever, par cette beauté trop dangereuse, l’époux qu’on lui destinait dès le berceau la portait aux plus grands emportemens. Toutes les ruses, la violence même lui parurent donc justifiées, du moment qu’il s’agissait de remporter sur cette odieuse concurrente. Malheureusement pour elle, l’Amour ne se gagne pas par des menaces et de la tyrannie ; c’est un enfant délicat qui n’aime que des liens de fleurs, encore ceux qu’il s’est choisis lui-même ; qu’il faut aduler sur un lit de roses, et qui fuit aussitôt épouvanté si l’on prononce devant lui le nom de maître. Christine s’était donc étrangement abusée sur les moyens de se rendre accessible le cœur d’Amédée, et lorsque ce dernier, poussé à bout par les violences qu’on lui fit, en tentant de l’entraîner dans la chapelle, fut convaincu qu’on cherchait à surprendre sa religion par la force, il déclara hautement que désormais on le trouverait toujours armé, comme dans un séjour dangereux pour la sûreté de sa vie. Dans cette extrémité, il eut souvent l’idée de fuir, de rejoindre son amante ; mais il craignait de compromettre sa réputation, aussi chère que son honneur ; il craignait d’encourir la malédiction paternelle, dont le baron l’avait souvent menacé, s’il persistait à éluder ses volontés. Après de mûres réflexions et de nouveaux avis de Blanche, il affecta donc de s’humaniser avec l’idée de prendre Christine pour épouse ; il mit dans ses manières et ses rapports avec elle moins de rudesse et de froideur, et, par ce nouveau stratagème, trompa son père sur ses véritables intentions. Le baron, charmé de cet heureux changement, s’excusa même auprès d’Amédée des moyens inconvenans qu’on avait employés pour l’obliger à cette alliance ; il en rejeta l’odieux sur le chapelain, qui, seul, les avait conseillés, et son renvoi fut le premier résultat de la dissimulation de notre héros. Il lui restait à se défaire de la présence de Christine. Une fête qui se donna à Bonn servit de prétexte pour retourner à la ville et la laisser auprès de sa mère. « Les convenances ne seront-elles pas observées avec beaucoup plus de justesse et de délicatesse dans la personne de ma future épouse, » fit observer Amédée à son père, « quand le public me verra rendre des soins, à une distance respectueuse, à celle qui doit porter mon nom ? tout ne portera pas comme avant les témoignages d’une sourde contrainte, et l’autorité paternelle, ainsi que mes propres inclinations, y gagneront sous tous les rapports. » Le baron, séduit par ces sophismes, accueillit ce plan, puisqu’il flattait sa fatale chimère. Amédée faisait donc, du château à Bonn, de fréquentes absences, dont sa prétendue tendresse naissante pour Christine était le voile, mais dont Blanche, incessamment sur la rive droite, recueillait tout le prix, en recevant chaque fois dans ses bras, à la faveur d’un flambeau tutélaire, le fidèle Amédée, qui, nouveau Léandre, venait dans une barque cueillir sur les lèvres de son amante le prix de sa constance et de son adresse. Tous étaient heureux au moyen de ce piège adroit. Christine croyait, dans son aveuglement, avoir triomphé de sa rivale ; le baron d’Altamongues s’enorgueillissait de se voir enfin obéi, et Blanche et Amédée, sous l’épais rideau de cette feinte, se livraient aux délices d’une passion, dont ils se seraient bien gardés d’ailleurs de pénétrer l’avenir inquiétant. Ce bonheur ne pouvait pas être de longue durée ; ce fut encore le baron qui le rompit, en faisant acheter à Coblentz les présens de noces, et en faisant dire une dernière fois à son fils : « Que rien ne pouvant plus mettre obstacle au bonheur de ses vieux jours, il ne lui restait plus qu’à aller complimenter Christine en qualité de son épouse. Voilà, » continua-t-il, en lui remettant une somme considérable en or, « de quoi faire l’achat des pierreries dont vous parerez ses attraits ; je vous en laisse le choix et la disposition, persuadé que, présentées par vos mains, elles auront encore plus de prix. » Amédée prit l’or ; mais voyant l’inflexibilité de son père, se convainquant que le temps, la ruse, ni la douceur ne le feraient renoncer à ses premiers projets, Amédée, l’infortuné Amédée accueille aussitôt dans son cœur l’idée la plus horrible que l’enfer puisse y faire naître, et ne consultant que sa vengeance et l’égoïsme de sa passion, ce ne sont pas des diamans qu’il se propose d’acheter a Coblentz, ce ne sont pas les couronnes et la parure de l’hymen dont il va repaître son imagination… Qu’est-ce donc ?… C’est un poignard !… C’est un affreux poignard qu’un Juif, plus affreux peut-être, lui vend à un assez haut prix, pour l’avoir acquis lui-même par brocantage d’un fameux brigand de la forêt Noire. Ainsi cette lame, plongée souvent dans le sein d’un voyageur, ce fer qui tant de fois a servi les complots de l’assassin, se revêtant cette fois d’une nouvelle horreur, va mettre le comble à son infâme usage en devenant parricide ! Amédée, muni de cet acier criminel, semble recueillir un nid de serpens dans son sein : son œil est déjà trouble ; l’inquiétude brûlante habite sur son front, et la nature, à ses yeux, a changé tous ses prismes ; le spectacle de la campagne n’est plus qu’un effroyable fantôme ; les objets les plus rians prennent la figure de monstres : c’est enfin déjà un parricide dans l’intention, qui, transfuge de la vertu, s’est identifié avec toutes les horreurs de son crime ; quelques remords impuissans viennent bien de temps en temps se faire jour à travers cette funeste démence, mais ils glissent sur le calus de ses passions, et il est écrit, d’un arrêt irrévocable, qu’Amédée, le monstre Amédée, jusqu’alors vertueux, doit franchir d’un seul coup la barrière immense qui le sépare du forfait, et doit immortaliser son nom dans les fastes criminels de l’Allemagne !

Parti à cheval de Coblentz, à la nuit close, il arriva, à travers des monceaux de neige et le plus mauvais temps, au château d’Altamongues. Les nuages, l’astre de la nuit, la simple agitation d’une feuille, tout le faisait frémir et couvrait son front d’une sueur froide ; un gibet qu’il aperçut dans le lointain paraissait l’accuser, l’appeler à lui comme une proie naturelle ; et des oiseaux de passage qui voltigeaient autour, semblaient également faire retentir ce cri dans son âme : « La dépouille du parricide nous appartient. » C’est dans cet état d’angoisses et de perplexités que notre coupable héros entra dans une demeure à laquelle les cieux ne voulaient plus sourire ; c’est, dis-je, dans ces préludes horribles de tourmens plus horribles encore qu’Amédée se précipita dans son appartement ; la cloche funèbre du château sonnait alors onze heures, et son timbre déchirant lacérait son cœur, et lui faisait voir mille pâles fantômes rassemblés sous les noirs étendards de la mort. Mais tous ces avertissemens du ciel ont beau chercher à retenir sa main, rien ne peut le dissuader de son dessein ; il est enfin attaché au crime comme par un câble, et il faut que ses fatales destinées s’accomplissent. Il a sorti son poignard, en a consulté la pointe ; il la trouve aiguë et sûre ; la longueur de la lame lui semble aussi devoir porter un coup infaillible ; il calcule, le monstre, qu’elle profondeur elle peut atteindre !… En ce moment, le baron, son père lui-même, entre, et d’un ton affectueux et caressant, lui reproche de s’être exposé ainsi de nuit à travers une forêt trop fameuse en assassinats. Amédée a donc à peine le temps de cacher le poignard dans son sein, et la promptitude de son mouvement fait qu’il se porte une légère blessure ; mais dissimulant le mieux possible son trouble, il improvise une fable assez ingénieuse sur le présent déjà fait à sa future, rapporte ses prétendues expressions d’amour et de reconnaissance, et le baron d’Altamongues, complètement trompé, se retire en emportant la plus gracieuse image de l’avenir. Amédée le reconduit respectueusement jusque dans son appartement, et ayant ordonné qu’on desservît le souper, ne se sentant, dit-il, aucun appétit, il profite adroitement des allées et venues des domestiques, et coupe les cordons de sonnettes qui pendaient près du chevet du lit du baron : le lecteur en verra par la suite le cruel motif ; puis baisant respectueusement la main de son père, qui, cette fois, lui donne lui-même les plus tendres baisers et le serre affectueusement dans ses bras, il ne se retire qu’après avoir remarqué soigneusement les plus petites particularités des localités de l’appartement. Le baron, après s’être prosterné quelques minutes au prie-Dieu qui était dans son alcove, se couche en se félicitant des dispositions favorables du sort pour sa famille. Tout est donc enseveli au château dans un profond sommeil. La chambre de l’écuyer n’est pas, il est vrai, éloignée de celle du baron d’Altamongues ; mais c’est un homme âgé et lent, qui ne gênera pas long-temps… Une lampe en cuivre brûle suspendue au plafond ; sa lueur, toute faible qu’elle est, peut gêner ; Amédée s’est déjà muni d’un morceau de drap noir à l’effet de l’éteindre en la couvrant. Notre parricide a donc tout prévu pour se perdre, et la vertu ne prendrait pas plus de soins pour une belle action. Le baron étant dans l’usage de laisser la clé à la porte de son appartement, il était facile d’y pénétrer de nuit ; gardé par le voisinage de son fils, pouvait-il croire jamais qu’il perdrait la vie des mains de celui à qui il l’avait donnée ?… Il était déjà une heure du matin, et le fleuve, agité par les vents précurseurs d’un orage, battait avec violence de ses flots les murs des tourelles ; des rideaux épais de nuages descendus presqu’au niveau des vagues semblaient vouloir couvrir d’un voile impénétrable LA DEMEURE DU PARRICIDE, et dérober son forfait au reste des humains ; les seules lumières qu’ils y laissaient pénétrer ne provenaient que des sillons de la foudre qui, après un bourdonnement sourd, venait secouer brusquement son éclat livide… Toute la nature ne devait-elle pas être en deuil aux funérailles d’un père égorgé par son propre fils ? ?…

C’est dans cet appareil épouvantable des élémens en fureur qu’Amédée prend, son poignard à la main, le chemin de l’appartement du baron… C’est, guidé par les éclairs, trop souvent les guides du forfait, qu’il y entre ; le visage enveloppé d’un masque, il marche, il s’élance d’abord vers la lampe qu’il étouffe, ensuite vers le baron qui sommeille, et lui porte dans le cœur un coup parricide, dont le ciel en courroux marque sa réprobation, en faisant en même temps tomber le tonnerre dans l’appartement… – Le baron, percé en plusieurs endroits d’un fer mortel, balbutie quelques mots d’une voix expirante ; et ces mots sont : « Amédée !… Amédée ! mon cher fils, préserve ton père des coups d’un assassin… » En se débattant au milieu des flots de sang qui s’élancent de ses blessures, l’infortuné avait cherché à se jeter sur les cordons de ses sonnettes ; mais la précaution qu’avait prise Amédée de les couper très-haut l’avait privé de ce secours. Pour assurer son impunité, l’assassin place aux fenêtres du balcon une échelle de cordes, enlève lui-même une grande quantité d’or et de bijoux, afin de laisser présumer que l’attentat a été commis du dehors, et jetant son poignard dans le fleuve avec son masque liés ensemble, il pense ainsi avoir anéanti toutes les preuves matérielles de son parricide. L’écuyer accourt aux gémissemens qu’il a entendus. Amédée, de son côté, feignant de sortir de sa chambre, porte sur sa figure tous les signes de la plus vive crainte sur les jours de son père. On apporte de la lumière, et le corps sanglant du baron d’Altamongues ne prouve que trop qu’il est tombé victime sous les coups d’un assassin. Amédée, poursuivant son rôle affreux, feint de découvrir le premier les échelles de cordes, les coffre-forts brisés ; le perfide a l’impudeur de se précipiter dans une barque, avec le dessein simulé de poursuivre les meurtriers ; mais, le monstre ! ce n’est effectivement que pour laver dans le fleuve les taches de sang dont ses mains sont encore souillées… Ne se démentant pas dans cette comédie atroce, il a encore l’audace, le lendemain, d’aller se jeter aux pieds du Prince, et de le supplier de poursuivre de toute sa puissance les assassins de son père, dont l’OMBRE ENCORE SANGLANTE venait déjà chaque nuit épouvanter ses songes, et appuyer sur ses lèvres tremblantes la première blessure portée au cœur…

Plus de repos ; que dis-je ? la vie du parricide est le foyer de l’enfer même placé dans le cœur d’un mortel ! Le crime a déjà découvert, sous son œil épouvanté, un voile de tristesse et d’horreur étendu sur l’immense avenir… La sombre mélancolie des forfaits est descendue dans l’âme d’Amédée, et l’amour flétri sous l’opprobre peut à peine y réveiller un sentiment. En vain Blanche est accourue à l’affreuse nouvelle de cet épouvantable assassinat ; en vain elle presse son amant, elle le conjure de mettre un terme à de si grandes douleurs, et de vivre du moins pour elle ; Amédée, toujours en proie à la démence de son crime, la méconnaît souvent elle-même ; et, dans l’excès de ses souffrances, est prêt à se trahir mille fois, en laissant triompher ses remords.

Des obsèques magnifiques avaient été faites au baron, et les enquêtes les plus rigoureuses sur le délit avaient également eu lieu par les soins du ministère public ; mais elles n’avaient encore rien produit, quand Christine de Melsinberg, instruite dans la suite par des redites des stratagèmes qui avaient été employés par les deux amans pour la tromper ainsi que le baron, soupçonna la vérité, et seulement éclairée des lumières de sa jalousie, entreprit tout pour la découvrir. D’abord elle avait pris à son service, pour le questionner sur les plus petits détails, un domestique trop clairvoyant qu’Amédée avait chassé de son service. Ce dernier, qui ne dormait pas dans la nuit de l’assassinat, avait vu des choses étranges, entre autres, les cordons de sonnettes dans les effets de son maître. Ces indices étaient effrayans ; mais ils n’étaient pas encore de pleine conviction, quand un pêcheur, ayant tendu un matin ses filets aux pieds des murailles du château, retira au milieu de ses rets le masque et le poignard que le parricide y avait jetés. Ce poignard était riche ; et dans la crainte qu’il ne lui fût réclamé, il le cacha soigneusement ; et, par une bizarrerie d’événemens bien étonnante, il alla le vendre à Coblentz, et s’adressa au même Juif qui l’avait cédé à Amédée : mais au moment où le marché est à peine conclu, l’infâme Israélite, poursuivi depuis quelque temps pour certain délit d’usure, est arrêté, fouillé, lui et le domestique, et dans les développemens du procès, le poignard, maintes fois placé au premier rang des preuves matérielles, donne lieu aux interrogatoires et aux éclaircissemens les plus curieux, qui enfin conduisent en dernière analyse, et font remonter les juges à l’assassinat du baron d’Altamongues. Le bruit en parvient même aux oreilles d’Amédée, qui frissonne, qui frémit à cette affreuse nouvelle ; et, depuis long-temps incapable de supporter les regards de sa maîtresse, déchiré de remords, s’était jusqu’en son propre sein cherché un vengeur. Une sueur froide couvre son corps ; il se roule, il appelle la mort, il veut s’élancer au-delà des barrières de la vie… et au milieu de cette agonie affreuse, il avoue, en vomissant des caillots de sang, qu’il n’est que trop vrai qu’il est l’assassin de son père…

À cet horrible aveu, Blanche, qui ne sent que trop qu’elle a contribué, quoiqu’involontairement, à l’exécution de ce crime, cherche avec son père à calmer les remords de son amant : « Votre douleur, cher Amédée, » lui dit-elle, « vous fait prendre le change ; vous vous accusez innocent pour que votre sang apaise le sang irrité de votre père. Au nom de Dieu, au nom de notre amour, recueillez vos esprits… » Pour toute réponse, Amédée l’a regardée d’un œil hagard, renversé ; il lui montre, dans une pantomime affreuse, que le poignard homicide le blessa le premier, et que ce même poignard, pièce irréfragable, se trouvait déjà dans les mains du Juif dont il était sorti. Blanche, malgré ces preuves déchirantes, cherchait encore à se faire illusion ; mais le remords avait triomphé, et tous les gens du château avaient entendu cette étonnante confession. De son côté, Christine de Melsinberg suivait à la trace, dans la procédure criminelle instruite contre le Juif, les indices qui accréditaient déjà ses violens soupçons. L’espoir de répandre une flétrissure ineffaçable sur la réputation de la rivale qu’elle abhorrait, de faire tomber sur l’échafaud la tête de l’amant qui avait méprisé sa personne et sa jeunesse, en avait fait une véritable Hermione ; et dans ces scènes sanglantes, l’amour, foyer trop commun des plus terribles passions, ne marchait plus qu’à la lueur des torches de l’envie et de la vengeance.

Avec les aveux d’Amédée, les juges ne pouvaient tarder à obtenir une pleine conviction. Le parricide fut confronté avec le Juif ; le pêcheur déclara l’endroit où il avait trouvé le poignard et le masque ; et de toutes parts, Thémis, inexorable, élevait le billot sur lequel devait tomber la tête de cet affreux homicide. Les États assemblés ordonnèrent que, vu l’énormité du forfait, l’exécution aurait lieu là où il avait été commis, c’est-à-dire au château du Rhin, et dans l’appartement même du baron d’Altamongues. Le sang du plus grand des criminels fuma donc dans ce lieu d’horreur où le sang de l’innocent avait été également répandu. Amédée marcha à la mort couvert d’un long crêpe et d’une robe rouge, sans jactance et sans faiblesse ; il consacra ses derniers momens à la religion, et à Blanche son dernier soupir. Celle-ci survécut peu de temps à cette épouvantable catastrophe ; et l’opinion publique, d’un autre côté, ayant signalé Christine de Melsinberg comme une femme dangereuse et vindicative, elle fut obligée de s’exiler avec sa cruelle joie. Les rives du Rhin, dans ces parages, ne portaient donc par-tout que l’image du deuil et de la consternation : un parricide parmi un peuple civilisé est un sujet de calamité générale. À ces justes motifs de désespoir se joignirent des phénomènes effrayans au château : les murailles suèrent du sang, et, pendant la nuit, on entendait distinctement les accens plaintifs d’une victime qu’on assassine. En outre, à l’anniversaire du parricide, à une heure précise du matin, des ombres lugubres investissaient les tours, les donjons ; à travers l’orage, la foudre et les éclairs, un spectre masqué, enveloppé dans un manteau, avançait un bras teint de sang hors de la fenêtre du baron d’Altamongues, et jetait un masque et un poignard ensanglanté dans le fleuve… L’onde frémissait, comme blessée de cet instrument horrible. Cette demeure fut donc abandonnée aux génies du remords, qui s’en emparèrent, et chaque fois que quelqu’audacieux tentait d’y pénétrer, une voix formidable s’écriait : « Fuis, téméraire, et redoute les ombres sanglantes du parricide. »

Les peuples des deux rives furent long-temps consternés de l’aspect de tous ces prodiges, et le gouvernement même se proposait de faire détruire ce château de funeste mémoire, quand, à un nouvel anniversaire du meurtre, au moment où le spectre masqué jette son poignard dans le Rhin, un coup de tonnerre terrible s’étant fait entendre, il abîma sous les ondes la demeure maudite, et laissa à sa place une île de saules pleureurs et de cyprès du sein desquels s’élevait un mausolée magnifique aux mânes de l’infortuné baron d’Altamongues ; on y allait en pèlerinage, et on y vint même de très-loin jeter des fleurs sur cette tombe sacrée.

SECONDES OMBRES

LES CATACOMBES ESPAGNOLES,

FAITS HISTORIQUES.

« Les forfaits en tout temps sont l’histoire du monde. »

Hamlet,

Si l’Europe ensanglantée par de longues guerres était divisée en couleurs allégoriques qui indiquassent le degré de calamités qui pesèrent le plus sur chacune de ses parties, ne serait-ce pas indubitablement la couleur pourpre, la couleur de feu, qui désignerait l’Espagne, comme ayant été le théâtre le plus arrosé de sang, le plus souvent embrasé des feux de la guerre ? Ses dévastations immortelles prennent rang parmi les ravages merveilleux du héros macédonien, et l’expédition de Cambyse, la retraite de Moscou, les boucheries d’Ocâna seront dans la postérité trois drames sanglans égaux en horreurs belliqueuses…

Superbes et malheureuses contrées, vos tours, vos forteresses fument encore de leurs ruines et de leur bruyante explosion ! et les ossemens de vos dernières générations ébrèchent souvent encore le socle du laboureur. Hélas ! à vos mânes plaintifs se joignent les ombres plus plaintives de nos guerriers ; notre gloire nationale, veuve de ses héros, est étroitement liée à vos triomphes ; elle a fondé des temples dans vos sanglantes catacombes, et tout en exécrant la cause de nos succès, vous ne pouvez séparer nos exploits de vos sacrifices. Si donc la Castille, l’Andalousie, l’Arragon veulent restaurer leurs villes démentelées, relever leurs monumens militaires et religieux, par-tout elles rencontreront les sépulcres glorieux de nos braves, qui, un poignard encore dans le sein, attestent qu’ils sont morts au champ d’honneur sous les coups du fanatisme national et religieux. Ici, par exemple, sous les décombres de ce couvent, est le crâne d’un dragon encore enveloppé des débris rouillés de son casque ; là, dans ce sillon, le cultivateur heurte la carabine de cet intrépide voltigeur du 25e ; sur les rives du Tormès desséché par les grandes chaleurs, on entrevoit dans la vase des mors, des selles, des squelettes de chevaux et d’hommes, de cuirassiers dont l’armure indique le régiment et la gloire… De tel côté qu’on porte ses regards étonnés, on rencontre d’illustres restes qui serviront de plus illustre chronologie à nos neveux pour établir la série des hauts faits de l’armée française en Espagne.

Nous n’examinerons pas ici la question délicate de savoir si cette guerre fut impie, suivant l’expression de quelques publicistes ; nous ne voulons y saisir d’abord que cette touchante occasion d’y admirer, entre des forêts épaisses de cyprès, ces beaux rameaux de lauriers que nos bataillons y ont semés, et qui ont cru comme des plantes indigènes. Oui, nos ennemis les plus injustes ne sauraient le contester, nos trophées ont poussé de profondes racines sur la terre des exploits du grand Pompée, d’Annibal et du Cid ; et du haut des Pyrénées, la renommée, planant sur la cendre de cinq cent mille Français, répand dans l’univers qu’ils y moururent pour renaître à l’immortalité !

Nous passerons rapidement sur les premières commotions de la révolution espagnole qui, en 1808, fraternisa avec nos boucheries démagogiques ; nous tairons également tous ces épisodes affreux dans lesquels les gouverneurs des villes, soupçonnés de haute trahison, furent coupés en morceaux dans les bras de leurs épouses, de leurs enfans, entre autres celui de Sarragosse, auquel les conjurés arrachèrent le cœur, et en souffletèrent les joues de sa femme… Et nous placerons de suite la scène à ce point d’intérêt dramatique où la Galice, l’Estramadure, la Nouvelle-Castille et les Asturies tenaient l’Europe attentive devant leur soulèvement spontané. C’est là que nous verrons de nombreuses guérillas grossies par la vengeance et la rage, dont l’astuce et l’activité nocturnes frappent des victimes dans nos convois imprudens, dans nos détachemens isolés, et jusque dans nos hôpitaux… asyles sacrés que les Cimbres et les Scythes les plus farouches n’auraient pas osé profaner d’une main sacrilège !

À l’ardeur brûlante du climat se joint l’ardeur brûlante de la vengeance ; une désintelligence sourde a d’abord succédé à l’arrivée des Français : la discorde agite ses torches dans les provinces, et les symboles de la divinité servent d’oripeau aux intérêts politiques des moines ; enfin le désordre inhérent à la guerre, achevant d’enflammer les ressentimens d’un peuple trop prompt à s’irriter, ce n’est plus que par le fer ou le feu que les Espagnols et nos armées se communiquent…

Ces premières hostilités jalonnèrent les routes de la Catalogne et de la Biscaye de cadavres et de membres ensanglantés, qui, liés aux branchages des arbres, n’annonçaient que trop au voyageur épouvanté qu’il était déjà sur la terre du carnage… En effet, à chaque pas son cheval effrayé repoussait dans la fange des crânes, des chevelures souillées de boue et de sang, des troncs défigurés qu’un fer impudique avait privés de leur sexe ; ou bien les roues de sa voiture brisaient des têtes et en faisaient rejaillir la cervelle dans des ornières teintes de sang… – Approchait-il des rives de l’Èbre, sous les murs fumans de Burgos (de si glorieuse mémoire), des corps flottans venaient lui annoncer la victoire éclatante remportée sur les troupes du général Mina… Qui ne connaît la célèbre catastrophe du convoi des Anglais dans les défilés de Salinas, et dont le général Lejeune a fait d’ailleurs un si magnifique tableau !

Ainsi, soit que l’œil se fixât sur des routes royales, soit que, croyant éviter toutes ces horreurs en franchissant par la traverse des montagnes éternellement couvertes de neige, on crut pouvoir s’en éloigner, par-tout l’âme navrée du voyageur ne voyait que sang et destruction, et la mort avait creusé des tombes là où des oiseaux de proie parvenaient à peine à planer… – Spectacle horrible ! vous serez toujours présent à ma pensée : je vois encore entre Valladolid et Salamanque cet escadron de dragons mutilés teignant l’herbe des caillots de leur sang : vaincus par le nombre et succombant sous le couteau de trois mille lanciers, ils perdent dans mille tortures une vie qu’avaient épargnée les foudres d’Austerlitz et les frimats d’Eylau. Comment aurai-je le courage de peindre ce tableau épisodique, plus affreux peut-être que le radeau de la Méduse ! Si, d’un côté, l’humanité n’arrête pas ma plume, d’un autre, la pudeur la retient. Montrerai-je à mes lecteurs la tête charmante, ensanglantée, de ce jeune Mars, qui, pour prémices funestes de son courage, succombe seul sous les coups de cinq meurtriers ? À peine sorti d’un lycée, berceau de sa jeune audace, il tombe moissonné comme une tendre fleur ; les barbares, insensibles à sa jeunesse, à ses grâces, lui arrachent, lui clouent le cœur sur le front… portent une lame homicide… Non, je n’achèverai pas, son amante frémirait ; et, nouvelle Héloïse, comment supporterait-elle l’idée que son amant idolâtré est descendu au tombeau en faisant rougir l’Amour de ses blessures ?…

Et vous, amazônes intrépides, couvertes du sang de nos héros, dites-nous quel génie infernal vous souffla cette frénésie fanatique ? était-ce l’amour de la gloire, de la liberté, de la religion, ou seulement l’orgueil castillan qui vous inspirait ce mépris de tant de périls ?… Non, la vengeance seule armait vos bras féminins, et le plaisir affreux d’égorger un Français fut pour vos sens la coupe même de la volupté : vous n’en fûtes pas moins de vaillantes héroïnes. On va jusqu’à dire que, sortant à peine de vos bras amoureux, plus d’une fois vous perçâtes dans la même nuit le sein que vous aviez effleuré de vos baisers, et qu’au délire des sens succédait immédiatement toute la fureur de l’esprit de parti, tout le feu des brûlantes Africaines… N’en rendons pas moins justice à ces fidèles compagnes qui ont épousé la cause des Français, et qui, après avoir partagé leurs dangers depuis nombre d’années, se sont associées à leurs infortunes.

Parmi les femmes célèbres qui levèrent des bandes contre les corps d’armée, on cite la fameuse Collegiala, comme une des plus vaillantes Jeannes d’Arc de l’Espagne : faisant le coup de sabre comme le premier des hussards, elle se vanta souvent d’avoir immolé de sa propre main plus de vingt Français. Découvrez donc votre sein, superbe Spartiate, montrez les balles qui l’ont percé ; les pensées de l’amour s’évanouiront à l’aspect de si imposantes cicatrices, et la pudeur n’a pas besoin de voiles quand elle se pare du sang des batailles.

Cet exorde préparatoire a dû faire suffisamment sentir au lecteur que sa sensibilité va être mise à de pénibles épreuves dans les CATACOMBES ESPAGNOLES. Par-tout du sang, et toujours du sang ; souvent le sexe, l’âge ni le rang ne trouvèrent grâce devant l’épée du vainqueur si ce n’est le Français, qui, dans sa bouillante valeur, sut toujours se laisser désarmer par les larmes d’une jeune beauté. Il est vrai que l’aspect de nos victimes mutilées le fit quelquefois agir de représailles, et que les vastes bûchers de la Galice, province dans laquelle les Espagnols eurent aussi leurs vêpres galiciennes, vengèrent d’une manière éclatante nos escadrons d’hussards égorgés… Mais rejetant sur la fatalité d’aussi horribles catastrophes, n’accusons personne, et poursuivons le tableau de nos OMBRES SANGLANTES.

Entre beaucoup de partisans renommés, tels que la Romana, Tchfandino, Lefraïle, don Julian, Lempeziano, Elcura, TCHALECO fut sans contredit un des plus redoutables chefs de parti qui décimèrent nos convois, nos transports de malades et nos troupes prises au dépourvu. Son système sanguinaire était de ne faire aucun quartier, et il prononçait un arrêt de mort contre tout prisonnier amené dans sa catacombe. Instruit que les ordres avaient été donnés dans l’armée française pour qu’on passât au fil de l’épée tout Espagnol prisonnier qui ne pourrait plus marcher (ordre politique qui avait été conçu dans l’esprit d’éviter d’augmenter la force des guérillas), et que plusieurs de ses compagnons avaient péri à Valladolid de la main du bourreau ; que leurs membres avaient été dispersés, et que leurs entrailles avaient été attachées à des poteaux élevés sur les lieux théâtres de leurs crimes, Tchaleco prononce le serment affreux d’être implacable dans ses vengeances. On dit, à cet égard, que son épouse et sa fille ayant été violées et massacrées dans un fort pris d’assaut par le 6e corps, sa maison incendiée, (à quoi n’entraînent pas les malheurs de la guerre !…), le ressentiment qu’il conservait de ces pertes arma son bras, et le rendit inexorable chaque fois qu’il eut le dessus dans ses expéditions de nuit. Sa coûteuse célébrité mérite bien que nous en faisions ici un rapide portrait. Tchaleco était très-bel homme, dans la force de l’âge, mais d’une rudesse de caractère et d’une férocité sans exemple ; les homicides militaires étaient pour lui une action purement physique qui effleurait à peine son âme, et n’altérait pas un instant son sang-froid. Faire un prisonnier, le saigner (sangriarle en espagnol), suivant son expression, était une chose qui marchait comme d’elle-même. Quelquefois, il est vrai, dérogeant à cet usage philosophique, il brûla plus d’une fois la cervelle aux malheureux que le courage avait trahis ; mais alors il regrettait sa poudre, et avait une sorte de repentir de ce défaut de suite et de tenue dans sa conduite et ses opérations. À la tête de quelques escadrons de troupes légères, d’un certain nombre de fantassins, comme les Romains, il se parait des dépouilles et des armes de l’ennemi ; son casque était donc quelquefois celui d’un officier de dragons, ou bien le colbak d’un brillant capitaine d’hussards du 9e ; et dans son accoutrement on retrouvait, ainsi que dans beaucoup d’autres guérillas, des fragmens de divers uniformes. Il eût été d’ailleurs impossible de le prendre vivant, car il avait, si je puis m’exprimer ainsi, un arsenal et une sainte-barbe sur sa personne, sur sa poitrine hérissée de toutes parts de poignards, de stylets, de coutelas, de pistolets à légère détente ; et sa ceinture, à laquelle pendait une large lame damassée toujours nue, ainsi que les épaules chargées d’une lourde espingole, ne permettaient pas de concevoir l’idée de l’attaquer sans courir les plus grands périls. Terrible pour ses soldats, il punissait un acte de clémence comme la plus grande infraction à la discipline, et répondait à tout : il fallait le saigner. – La terreur des villages, des forêts, des montagnes qu’il parcourait, il avait plus d’une fois fait trembler des Espagnols mêmes qu’il accusait, sur les plus légères conjectures, d’espionnage, et qu’il faisait fusiller aux pieds de son cheval. À cet à-propos, racontons les malheurs de cette jeune personne de Tordesillas, qui, ne présumant aucun danger à se charger d’une lettre pour le gouverneur de Valladolid, voulut complaire au commandant français de Tordesillas, en prenant cette dangereuse missive. Elle part sur sa mule, accompagnée d’une servante ; mais elle est à peine dans le bois qui aboutit à la ville, qu’elle aperçoit embusqués deux guérilles du parti de Tchaleco : aussitôt elle se rappelle la lettre fatale, et calculant, mais trop tard, le péril et son imprudence, elle la jette, avec le plus de mystère qui lui fut possible, dans un buisson. Malheureusement les cavaliers espagnols l’avaient vue, et s’élançant sur elle et du côté du buisson, ils s’emparent de la lettre, la portent à Tchaleco, et fournissent ainsi la preuve de la prétendue intelligence de cette jeune personne avec les Français, qu’elle sert, disent-ils, au préjudice de son pays. L’entourer, l’enlever, ainsi que sa servante, de sa monture, lui placer la pointe de vingt poignards, de vingt sabres sur le sein, agiter quel sera son genre de mort et de déshonneur, fut pour l’infortunée Raphaëla (c’est ainsi qu’elle se nommait) un premier supplice qui répandit dans tous ses sens la terreur et l’effroi, et fit palpiter son cœur des plus douloureuses angoisses. Ce cœur aimant, pour comble d’infortune, était plein de l’image d’un Français auquel une constante vertu avait jusque là refusé les faveurs de l’amour… ; et, par une cruauté du sort sans égale, il fallait livrer à des forcenés une fleur qui ne devait être cueillie que par l’amant devenu époux légitime…

N’affligeons pas la sensibilité de nos lecteurs en prolongeant une scène aussi affreuse ; et pendant que dona Raphaëla, dépouillée de ses plus secrets vêtemens, devenue le plastron d’une luxure soldatesque, expire sous le nombre de ses meurtriers ; que sa compagne éprouve le même sort, étendons un crêpe épais sur son corps sanglant, sur son sein lacéré de coups de couteau, et délassons notre esprit, notre cœur déchiré de cette affreuse image, en songeant que les anges auront reçu Raphaëla dans leur sein, comme une vierge martyre à qui Dieu voulait faire acheter le bonheur éternel par les douleurs les plus terribles que puisse endurer une simple mortelle. Mais si le stérile succès de ces assassins n’avait trouvé aucun obstacle, la scène va bientôt changer : l’horizon déjà se rembrunit du nuage de mille épaisses crinières flottantes…… les derniers rayons pourpres du soleil se réfléchissent sur des casques éclatans et mobiles qui, de loin, déploient le prisme d’une mer de feu. Le tableau s’approche, des lames brillantes se décèlent, des clairons, des hennissemens de chevaux se font entendre, et enfin, pénétré d’une sombre terreur, Tchaleco a reconnu, mais trop tard, les dragons, les héros de Kellermann… La fuite, plus dangereuse que le combat, était donc un parti auquel il ne fallait pas songer : notre héros le sentit, et se soumettant à sa fortune ainsi qu’au hasard des combats, il déploya un courage, une valeur qui tenaient du prodige ; en vain les brides de son casque coupées dans dix endroits, son bras affaibli de deux larges coups de sabre, son cheval blessé d’une balle au poitrail, semblent-ils le forcer de se rendre à discrétion : en véritable chevalier espagnol, il efface sa férocité par sa valeur, et ne connaît d’autre alternative qu’un trépas glorieux ou le triomphe. Ses gens n’opposant pas tant de résistance, il fut enfin forcé de céder à l’impulsion de leur retraite, et abandonna, à la faveur des ombres de la nuit, un champ de bataille qu’il laissa jonché de ses troupes.

Vous étiez vengée, ombre sanglante de Raphaëla ; le sang de vos bourreaux versé goutte à goutte à vos pieds, les guérilles encore vivans achevés à coups de sabre à vos côtés mêmes, et rendant le dernier soupir près de vos mortelles blessures, étaient sans doute une digne expiation que les Français faisaient faire à vos assassins ; mais en rouvriez-vous davantage vos longues paupières couvertes des ombres du trépas ?… La mort les avait fermées pour toujours, et la terre même aurait dû s’empresser de cacher dans son sein des attraits flétris… meurtris par d’infâmes profanateurs…

Les dragons relevèrent sur une civière formée de branchages les corps de ces deux jeunes victimes ; et après les avoir couverts d’épais feuillages, ils les transportèrent jusqu’à Tordesillas, où le commandant de la place leur fit faire un service digne de leur fin funeste. C’est à l’amant de Raphaëla à en composer la touchante élégie, et à exhumer du cercueil, dans une poésie de douleur, dans une urne d’or, ce cœur fidèle, ces sentimens de tendresse qu’elle conserva pour lui jusqu’à ses derniers momens. Pour nous, nous nous bornerons à jeter quelques fleurs sur sa tombe ; notre tâche douloureuse étant de décrire continuellement des scènes de sang et de carnage, nous allons suivre dans sa retraite précipitée le vaillant Tchaleco, d’autant plus que, dans sa défaite, il emmène prisonnier le fils unique d’un général de division, aide-de-camp qui se trouvait parmi les dragons Kellermann, et en fait la sauve-garde de son propre fils, qui, étant tombé lui-même dans une embuscade près Burgos, offre à notre plume la peinture des caprices les plus étranges de la guerre.

Tchaleco, après avoir parcouru à toute bride un espace de vingt lieues, avoir tourné Salamanque, et s’être enfoncé avec ses guérilles dans la forêt de Ciudad-Rodrigo, gagna insensiblement celle d’Alba, et plaçant ses vedettes, il se jeta dans l’espèce de caverne qui lui servait de quartier-général.

Tel qu’un lion, blessé par les Numides, se retire furieux dans son antre, et léchant le sang de ses plaies, rugit en silence et médite sa vengeance, tel Tchaleco, irrité de ses blessures, n’y donne qu’un soin distrait, et ne songe à les guérir qu’avec du sang français, comme le seul baume qui puisse les cicatriser. – Cuerpo de dios ! caraco de demonio ! l’entend-on jurer entre ses dents ; me la pagaron ! Ses officiers n’approchent plus de lui qu’en tremblant ; les regards qu’il jette à la dérobée les font frémir, et chacun craint de payer de sa personne les malheurs de la journée. Cependant Maragato, son teniente, place sur sa table de l’eau de vie, du rhum et des cigares, y met des vivres pris sur les Français, et, persuadé qu’il ne pouvait rien lui dire de plus agréable, lui glisse à l’oreille : « Eh bien ! l’aide-de-camp que nous avons mis, en attendant tes ordres, dans le caveau des agonisans,… SANGRARLE ?… » – « Garde t’en bien, » reprit avec véhémence Tchaleco ; « ta vie me répondra de la sienne. Ne sais-tu pas, Maragato, que mon fils, mon cher fils Sephérino, a été pris par le 5e corps, et que ma rage captivée par ces considérations ne peut que s’exhaler en vains soupirs ? Si l’aide-de-camp, m’a-t-on fait dire par un cartel, n’est pas respecté, mon malheureux fils périt sur l’échafaud !… Alternative cruelle qui enchaîne mes justes ressentimens, et oppose à ma fureur une digue invincible ! »

C’est ainsi que Tchaleco exhalait sa douleur, et son plus mortel déplaisir était de ne pouvoir verser le sang précieux qui était à sa disposition. – « Ôte-moi ces armes qui me pèsent, » dit-il d’un air soucieux à un officier de sa suite ; « je les abhorre, puisqu’elles ont trahi ma valeur aujourd’hui. » On le dépouille donc de son arsenal ; et tout désarmé qu’il est, il paraît encore (seulement animé de sa sombre fureur) le plus dangereux des mortels. Quel tableau ! si l’on considère surtout les localités dans lesquelles Tchaleco joue le principal rôle de cette scène ! Vraies catacombes effroyables, les lambris, les plafonds et le parquet ne sont pavés que d’ossemens humains, recueillis sur le champ de bataille d’Alba ; partout vous n’y êtes entouré que de boiseries osseuses, et des cervelles d’hommes y ont servi de mortier. La lampe est un crâne renversé duquel s’élève une flamme rougeâtre ; et le pied glacé d’horreur n’y foule que des squelettes hideux… Tel est le sanctuaire de la vengeance qu’Isis même n’aurait habité qu’avec effroi !…

Tchaleco, succombant à l’amertume de ses réflexions sur les pertes de la journée, allait enfin accorder ses droits au sommeil, et s’étendre sur une grossière natte de joncs, quand un tumulte affreux se fait entendre près du souterrain… Tchaleco se jette sur ses armes, et, le sabre en main, allait courir au-devant du péril, quand des guerilles de sa bande, ou plutôt des monstres altérés de sang, amènent, pieds et mains liés, trois infortunées victimes qui, s’étant atardées dans un convoi parti d’Alba pour Salamanque, étaient tombées entre les mains de leurs bourreaux… – Ô sort affreux ! s’écriait Angélina, l’épouse d’un quartier-maître d’artillerie, en jetant sur son mari lié avec elle ses yeux nageans déjà dans la mort ! !… fatale destinée ! c’est peu de mourir, mais quelles tortures épouvantables ne nous sont pas réservées !… Vicenta, sa sœur, plus calme, considérant toujours Dieu dans l’avenir, se confiait à la providence, et fondait ses nobles espérances sur sa religion… Hélas ! nous voudrions bien servir à ces trois infortunés d’anges tutélaires, leur ouvrir, d’une baguette magique, les portes de ces sanglantes catacombes ! mais, vains efforts ; il faut qu’ils périssent ; et, pour surcroît de douleur, il faut que nous retracions le douloureux tableau de leur plus douloureuse agonie !… – À genoux ! s’écrie en français Tchaleco, en s’adressant à M. de Blaincourt, quartier-maître d’artillerie de la jeune garde ! – À genoux ! reprit M. de Blaincourt ; un Français ne s’y met que devant Dieu. À cette réponse prononcée d’une voix ferme, le capitaine des guérilles élève son bras armé d’un poignard triangulaire et à dents de scie, et se dispose à le plonger dans le sein de l’officier français ; mais, se rendant maître de ce premier élan de fureur, il semble qu’il dédaigne de tremper ses mains dans ce sang précieux et faisant un signe à ses soldats, de Blaincourt, l’infortuné de Blaincourt est aussitôt entraîné, sans pouvoir à peine jeter un dernier adieu sur son épouse à demi évanouie. Ses gémissemens n’apprirent que trop tôt à la belle Angélina qu’il avait cessé de souffrir ; et, dans cet état d’horreur et de désespoir, elle était réduite à envier le sort de son époux. Que faisait Tchaleco dans cette situation atroce ? Portant ses regards dédaigneux et cruels sur la tendre Angélina, sur sa sœur plus touchante, plus intéressante peut-être par sa candeur et son jeune âge, il paraissait chercher des termes plus sanglans que les coups qu’il destinait à ces deux êtres angéliques. « Ainsi, » leur dit-il, en balançant la tête avec ironie, « voilà les beaux résultats de votre fol amour pour un Français ! trahir sa patrie, déshonorer sa famille, telle est la conduite criminelle d’une infinité de prostituées qui ont eu l’impudeur de serrer des liens avec l’ennemi odieux, l’ennemi mortel de leur nation !… » – Angélina se serait glorieusement justifiée, en opposant à cet insultant discours la légitimité de son union et la réputation intègre de son mari ; mais ce cher époux était dans la tombe ; cet amant, ce mari si cher, avait passé les sombres bords ; rien désormais ne pouvait attacher Angélina à la vie, et si elle eut un instant la pensée de fléchir ses bourreaux prêts à la frapper, ce ne fut que pour implorer la grâce de sa sœur, dont les charmes et l’innocence auraient adouci les tigres les plus sauvages. Après quelques questions dérisoires sur la grossesse très-avancée d’Angélina, Tchaleco lui ordonna, ainsi qu’à Vicenta, de faire sa dernière prière… Ces terreurs de la mort, dont l’âme la plus stoïque ne peut se défendre, arrachèrent de leurs yeux quelques larmes d’épouvante ; mais bientôt se roidissant contre l’adversité, elles présentent une gorge docile aux coups des assassins… Angélina, frappée la première du terrible damas, tombe et nage dans son sang… Le coup qu’elle a reçu dans les entrailles fait rouler son enfant sur ce parquet de crânes et d’ossemens… Vicenta, plus infortunée, faisant naître des velléités monstrueuses dans l’esprit des satellites de Tchaleco, succombe, mais déshonorée, et n’est pas assez heureuse pour monter au ciel avec cette pureté divine qui naguères animait son âme et sa personne…… Ainsi, en quelques minutes, ces catacombes infernales deviennent une morgue horrible, et des chairs encore palpitantes ne perdent entièrement leur vie physique, machinale, que sur la glace des anciens ossemens qui leur servent de sépulture !…

L’histoire, moins scrupuleuse que nous, ira plus loin encore, et voulant préserver les générations futures de tant d’excès, elle leur dira que des peuples civilisés, des peuples du dix-huitième siècle, furent anthropophages, et prirent pour alimens des objets sacrés que la pudeur même ne permet pas d’indiquer… Ô nuit des tombeaux ! redouble tes ombres, et ne révèle jamais à l’avenir le mystère de tant de forfaits ! et toi, divine Clio, ménage la pudeur de l’Europe dans tes narrations trop austères, dérobe aux siècles futurs nos erreurs insensées, fais LE ROMAN de nos vertus et non L’HISTOIRE de nos crimes, et rends-nous moins terrible le jugement de la postérité !…

Le lecteur, captif, si je puis me servir de cette figure, sous les draperies sépulcrales de toutes ces ombres sanglantes qui planent dans ces feuilles, a sans doute les yeux fixés sur ce malheureux aide-de-camp, chargé du poids de huit cents livres de chaînes, n’ayant d’autre lit que des cadavres amoncelés, depuis long-temps tombés en putréfaction, et d’autre lumière dans cet asile ténébreux que les reflets de la lune, qui, pénétrant parfois par un étroit soupirail, vient de temps en temps refléter de vertes clartés sur l’ivoire des crânes que le temps avait entièrement dépouillés… Ces lueurs fugitives, loin de pouvoir reposer l’âme de notre infortuné, ne faisaient au contraire qu’augmenter son effroi, d’autant plus que les rayons de l’astre du crime, venant aussi parfois se réfléchir dans l’iris des yeux des cadavres massacrés du jour ou de la veille, ces réfractions produisaient les images les plus affreuses. On vint jeter devant lui les corps sanglans des trois victimes, et ses pieds baignèrent dans les flots de leur sang…

Croirait-on que l’espérance, ce rayon divin qui pénètre même jusqu’au cœur des plus grands criminels, se fit jour dans ce lieu d’horreur, au milieu des sentimens de désespoir de notre jeune victime ? L’existence est si chère aux hommes, qu’ils disputent à la mort le terrain de la vie pied à pied, et que, tout-à-fait dans l’abîme, ils en ressaisissent encore le dernier fil de leurs regards mourans.

Dormancey (c’est ainsi que se nommait notre aide-de-camp) avait aperçu de temps à autre une ombre qui allait et venait ; et la pointe d’une lance, qui avait brillé également à ses yeux, ne lui laissa pas douter que c’était une vedette espagnole qui gardait ce côté du quartier-général de Tchaleco. Qu’inférer cependant de cette circonstance ? tout autre n’y aurait trouvé qu’une raison de plus de désespérer de toute délivrance possible, et cependant Dormancey y vit son salut. En effet, le ciel venant à se couvrir de nuages épais, un ouragan terrible lui succéda, et ce chaos des élémens n’était éclairé que par des coups de foudre qui ajoutaient à l’horreur du spectacle. À la faveur de ce désordre de la nature, vingt-cinq carabiniers du 15e léger, instruits par un transfuge du repaire de leurs ennemis, partent de Calvarasa, petit village distant de peu de lieues de la forêt d’Alba, se glissent en rampant, le sabre dans les dents, jusqu’aux sentinelles, jusqu’aux vedettes, les égorgent, les démontent, et se précipitant dans les catacombes, font un massacre affreux de tous les guérilles endormis. Tchaleco, seul, quoique criblé de blessures, parvient à s’échapper. À ces mouvemens tumultueux, Dormancey, ranimant toutes ses forces, fait entendre sa voix plaintive. Le lieutenant de carabiniers qui commandait l’expédition allume une torche et se dirige vers le point d’où les gémissemens partaient… Quel spectacle de douleur et de joie ! Il reconnaît son frère, son cher frère qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs années. Le délivrer du poids de ses chaînes, le ramener triomphant parmi les braves qui avaient participé si vaillamment à sa délivrance, ranimer ses esprits défaillans par quelques liqueurs spiritueuses, tous ces tendres soins demandèrent pour ce généreux frère moins de temps qu’il ne nous en faut pour en faire le récit. Les richesses que nos carabiniers trouvèrent dans ces souterrains les dédommagèrent amplement des dangers qu’ils avaient courus. Au moyen de quelques barils de poudre, ils firent sauter ces cachots affreux, et les cadavres du criminel et de l’innocent, mêlés dans des masses de terre enflammée, confondirent leurs membres dans une horrible explosion… Ainsi par-tout ce sol couvre d’un même voile les victimes du crime et les héros de la vertu !

Dans cette circonstance, nous croyons devoir saisir l’à-propos de citer ces vers célèbres d’Young, dans sa ONZIÈME NUIT, sur l’anéantissement.

« Quand cette nuit totale descendra sur l’univers ; quand la voûte obscurcie fermera le tombeau de la race humaine, ce tombeau, qui doit l’emprisonner pour ne la rendre jamais, pourra porter cette triste et dernière épitaphe :

Sous les débris confus des mondes démolis,

Sous ce vaste tombeau de la nature entière,

Ci gît la race humaine, insensible poussière.

Ici, près de la brute, en foule ensevelis,

Rabaissés aux destins de la vile matière,

Qui n’a jamais senti la vie et la lumière,

Dorment dans le néant ces êtres merveilleux,

Ces atômes pensans, espèce lamentable,

Souverains malheureux d’un globe déplorable,

L’héritage des vers, le chef-d’œuvre des cieux,…

Esclaves opprimés d’un tyran invisible,

Ils vécurent un jour, assiégés de terreurs :

L’autre les vit périr au milieu des douleurs.

Tout leur être est rentré dans le chaos horrible.

Ils ont déshonoré le nom du créateur.

Dieu, pour les tourmenter, leur montra le bonheur…

« Arrêtons-nous ici ; et si c’est là notre histoire, pleurons sur l’espèce humaine. Nous ne sommes plus que des fantômes, moins qu’une ombre au-dessous du néant. La nature n’est qu’une table rase ; il n’y a rien de réel que notre misère. Quelle perspective épouvantable ! Un monde gémissant, la terre, un champ de carnage où le Tout-Puissant ne fait que détruire ; où il n’a créé des millions d’êtres que pour leur faire sentir les transes et l’horreur de l’anéantissement ! Est-ce donc dans un transport de colère que l’Eternel, interrompant son long repos, s’est levé pour se déshonorer par la création d’un semblable univers ?

« Rétractons nos blasphèmes incrédules. Rien ne périt dans l’immense vaisseau de l’univers : c’est détruire Dieu, c’est l’anéantir lui-même que d’en faire le Dieu du néant. Un Dieu qui produit et conserve tout est le seul véritable ; c’est un être bienfaisant : son plaisir est de répandre le bonheur, etc., etc. »

Tout ce morceau, soit pour les vers, soit pour la prose, nous a paru ne pas occuper ici une place oiseuse. Mais quittons ce ton misanthropique ; transportons l’imagination de nos lecteurs sur de plus vastes tableaux, de plus sanglans théâtres ; et que ces horreurs épisodiques que nous venons de mettre sous leurs yeux d’une plume trop fidèle, ne soient pour eux encore que des préludes insignifians, auprès des immenses plaines de carnage dont nous allons dérouler le plus immense tableau.

Cent trompettes sonnent la charge sur le champ de bataille d’Alba près Salamanque ; il est cinq heures du soir, le 3 de novembre 1810, et dix régimens de dragons français, secondés de 15,000 hommes d’infanterie, à la poursuite de l’armée du duc del-Parque, vont en une seule charge fixer la victoire sous leurs étendards… En vain un carré d’infanterie espagnole cherche-t-il à opposer quelque résistance par ses masses pressées, hérissées de fer ; en vain la foudre vomit-elle le trépas aux quatre angles de ce carré, l’ange des combats a fait la part de la mort, et dans l’espace seul d’une heure, l’œil épouvanté verra à tous les points de l’horizon des cadavres blancs et rouges qui, étendus sur une terre pierreuse, brûlent le dernier encens, exhalent les dernières vapeurs de la chaleur de la vie…

Nous nous garderons bien de nous engager dans des dissertations méthodiques de marches ; de suivre le duc del-Parque dans sa retraite, et de faire de ces pages rapides un code de tactique militaire. Notre projet se borne à recueillir, dans les grandes destructions de l’Espagne, la partie dramatique, et de l’isoler pour en composer notre GALERIE FUNÈBRE. Parcourons donc ce vaste champ de bataille, le lendemain même de la victoire des Français ; et rassemblant tout notre courage, toutes les puissances de notre âme, efforçons-nous, en philosophes stoïques, de supporter ce sanglant spectacle…

Mais c’est vainement qu’on voudrait entreprendre de parcourir à cheval le terrain de ces glorieuses tueries !… l’animal hennit, recule effrayé et dans sa répugnance pour ces monceaux de cadavres qu’il n’ose fouler sous ses pieds, n’accuse-t-il pas tacitement la férocité de l’homme, qui n’hésite pas à marcher sur le corps de son semblable ?… Allons, avançons, et voyons au moral toutes ces nuances diverses, toutes ces attitudes convulsives sous lesquelles la mort montre ses traits hideux.

Le givre perlé d’une nuit froide étant tombé sur ces corps entièrement dépouillés, les hémorragies des blessures se sont arrêtées par l’effet physique de cette température, et des glaçons de sang coagulé se sont formés pendant cette même nuit, à quelque peu de distance des larges coups de sabre qui ont pénétré dans les chairs… Mais si le corps est entièrement anéanti, si la nature est toute entière au tombeau, la figure parle, les muscles y expriment encore, par des contorsions terribles, le sentiment de rage ou de désespoir dans lequel le sujet a rendu le dernier soupir ; et cette figure animée des impressions du combat de la veille, vous en rappelle l’affreux tableau : ainsi les passions de l’homme à leur plus haut paroxysme, quoique sur des corps inanimés, y offrent encore l’image de leurs fureurs. Ce sergent, frappé du coup mortel, par une bizarrerie que les praticiens seuls pourraient expliquer (et qu’ils appellent, je crois, le tétanos), est resté presque debout, dans l’attitude de sa défense : de loin, vous le croiriez vivant : ce n’est qu’en l’approchant que vous reconnaissez votre erreur ; mais alors sa fureur sans vie ne vous en cause que plus d’effroi, et il devient à vos yeux un des plus épouvantables automates du génie du trépas. Quel est, près de ce monceau de cadavres que quelques mourans soulèvent parfois des efforts de leur agonie convulsive, ce corps charmant, ce corps d’albâtre, dont les formes et la carnation d’ivoire font sur l’herbe l’effet d’une touffe de lis étendue ?… Retournons-le dans notre douloureuse curiosité… Hélas ! c’est celui d’une jeune beauté : aucune blessure ne paraît cependant sur le satin de sa peau ; mais son amant, qu’elle n’a jamais voulu quitter, a péri près d’elle, et ce coup mortel qui l’a atteint a également frappé sa constante amie. Là, c’est une troupe héroïque de canonniers qui ont péri sur leurs pièces ; ici, des religieux, se battant pour l’autel et le trône, un crucifix dans la main, une épée dans l’autre, ont succombé dans les efforts de leur sainte audace ; quelques ceintures remplies d’or, trempées dans des mares de sang, se laissent entrevoir près des cadavres de ces officiers supérieurs : ces espèces de vautours suivant les armées, et qui ne vivent, comme les hyènes, que de la chair qu’ils exhument à coups de griffes, ne tarderont pas à les découvrir. Si des détails nous passons à l’ensemble, quels vastes domaines de la mort ! l’œil atteint à peine les extrémités de ce sanglant tableau. Voyez-vous dans ce lointain, où le ciel paraît toucher à la terre, ces cadavres rares et isolés ?… ce sont ceux de quelques fuyards qui, ayant cru trouver leur salut dans la vitesse de leur course, ont cependant succombé, sabrés par la cavalerie légère : ces malheureux auront dû d’autant plus souffrir, que, tout-à-fait sauvés des dangers du théâtre de l’action principale, ils avaient rêvé un instant leur délivrance, à l’aspect des montagnes qui bordent l’horizon, montagnes qu’ils avaient considérées comme leur précieux refuge. Mais ce n’est pas assez du sang versé par les mains de Bellone en fureur, une politique plus cruelle ne permet pas d’épargner ce qu’elle n’a pu massacrer, et des patrouilles, la crosse en l’air, comme à de pompeuses funérailles, achèvent à bout-portant les infortunés qui ont le malheur de donner encore quelque signe de vie sur cette terre ennemie de tout être vivant

Hélas ! après ces forfaits belliqueux, nous croirions n’avoir rien à ajouter à tant d’horreurs ; et cette hécatombe de dix mille cadavres, qui, chez les Lacédémoniens, méritait les couronnes de l’Aréopage, ne semble-t-elle pas un sacrifice assez grand aux autels de Mars ?… Vous vous trompez, lecteur, et si le champ de bataille vous a fait frémir, le sang qui coule de toutes parts dans la ville voisine va bien autrement épouvanter vos esprits. À l’avidité du butin se joint la brutalité des sens. Ce couvent de jeunes religieuses, qui, sous la bure et la guimpe, voilaient si soigneusement leurs pudibonds attraits, n’offrent plus dans leurs cellules, dans leur réfectoire, sur l’autel même, que des nudités sanglantes que des yeux, que des mains farouches profanent dans une voluptueuse frénésie… En vain les chefs font tous leurs efforts pour s’opposer à ces excès, l’ivresse du vin jointe à l’ivresse des sens ne connaît aucune hiérarchie, et souvent la victime de la luxure, n’ayant plus rien qui excite la passion d’un soldat effréné, se voit plonger immédiatement dans le sein l’épée de celui qui naguères lui prodiguait ses caresses meurtrières. L’incendie de vingt maisons éclaire la marche désespérée de cent filles échevelées ; l’or, les vètemens, les liqueurs, les comestibles, répandus dans les rues, ne laissent plus aucune espérance d’arrêter le torrent du pillage, et ce n’est que de la lassitude du crime qu’il faut attendre désormais quelque répit. Qu’il est beau, dans de telles circonstances, de voir un homme, un héros, risquer sa vie pour arrêter le désordre, et, quoique vainqueur, ceindre son front des nouvelles couronnes de la clémence ! Qu’il est attendrissant, dis-je, de le suivre dans ces somptueux appartemens qu’une soldatesque furieuse pille de fond en comble, et de le voir sauver au péril de ses jours de jeunes beautés éperdues qui, le sein découvert, allaient succomber sous le poids affreux d’un viol multiplié ! ! ! Ce spectacle n’a pas été rare en Espagne ; tous nos généraux en ont été les superbes acteurs. À cet à-propos faisons connaître la conduite héroïque de cet évêque de Palencia, qui, voyant un corps d’armée espagnol, battu à la bataille de Rio-Seco, prendre, dans la ville, le chemin de l’hôpital des blessés français, avec l’intention de les massacrer pour se venger de leur défaite, s’élance au milieu d’eux comme un trait, les devance, et montant d’un pas précipité sur les marches du péristile de l’hôpital, s’écrie d’une voix formidable : « Où courez-vous, Espagnols ? comment ! !… à la honte d’une défaite vous voulez joindre la honte d’un assassinat inouï dans les annales de la guerre !… Mais avant d’arriver à mes enfans, voilà le chemin par lequel vous devez passer, » leur dit-il, en découvrant sa poitrine.

Les meurtriers, contenus à l’aspect de ce héros, de ses dignités épiscopales, pétrifiés en quelque sorte par tant de grandeur d’âme, voient tomber les armes de leurs mains, et cette fois, la véritable religion a sauvé des milliers de Français, dont les ombres auraient de nouveaux crimes à reprocher aux Espagnes.

Mais si de belles actions éclataient parfois au milieu des hostilités les plus sanguinaires, combien de vengeances atroces n’ont-elles pas été exercées sur les Français ! On a parlé long-temps à Valladolid d’un marquis (je n’affirme pas cependant le fait) qui, ayant chez lui logés vingt à vingt-cinq officiers français, leur servit un superbe dîner dans lequel il les empoisonna tous ainsi que lui-même ; ce ne fut qu’au dessert que, leur déclarant leur sort et le sien, il les salua d’un adieu mortel, et périt le premier à leurs yeux dans d’affreuses convulsions.

Ainsi cette guerre fatale, foyer de discorde et de forfaits, justifiant des deux côtés les plus affreuses représailles, sera pour l’historien une source féconde de grands événemens dans lesquels il montrera à l’avenir le miroir de la redoutable vérité, qu’il serait trop dangereux de présenter à des yeux contemporains. Bornons donc ce tableau rapide de ces CATACOMBES ESPAGNOLES ; semons de nouveaux lauriers sur les remparts immortels de Saragosse, de Rodrigo, de Lérida, de Talavera et de Tarragone ; rendons d’ailleurs justice, hommage au courage des illustres Castillans, qui ont eu l’honneur de balancer quelquefois la gloire des Français, et formons le vœu philanthropique que dans vingt siècles aucun écrivain ne puisse puiser une aussi douloureuse matière dans les fastes de la Péninsule.

TROISIÈMES OMBRES

NIOBÉ,

OU

L’ÉLÈVE DE LA NATURE.

MŒURS PARISIENNES.

« L’Amour a une sorte de sérails où d’horribles voluptueux font débauche de sang. »

Le chevalier de St.-Hilaire, brillant libertin de la Chaussée-d’Antin, ne s’était marié que par ton, par lassitude de la vie de célibataire, et n’avait pris femme que comme on ferait l’acquisition d’un équipage d’une piquante invention, et seulement pour jouir des plaisirs sans conséquence d’une simple nouveauté ; il disait à cet égard à ses amis, dans son impudente fatuité, en parlant de l’état de mariage ; « Il faut y tâter un peu de tout ; je veux voir ce que c’est que ça. » Le jour qu’il se plaça vivant dans le cercueil conjugal, suivant encore son expression, ses compagnons d’intrigues et de débauches firent pleuvoir sur lui vingt épigrammes (plaisanteries usées dont les maris sensés font d’ailleurs fort peu de cas) ; et pour un madrigal, Saint-Hilaire reçut maintes satires ; entre autres, certain caustique lui adressa ces vers :

« Depuis plus de six mois Pirame,

De Célimène heureux amant,

Des plus douces faveurs a vu combler sa flamme.

Las de jouer le sentiment,

Il la prend aujourd’hui pour femme :

C’est là se quitter décemment.

Mais St.-Hilaire, supérieur aux atteintes de ce genre de railleries, en riait de tout son cœur, et, le premier, composait sur son nouvel état des quatrains fort comiques. Pourquoi s’était-il donc marié ? me demandera le lecteur. – D’abord, comme je l’ai déjà dit, par amour des nouveautés, puis la nécessité de rétablir une fortune altérée par une inconduite ruineuse. Ainsi, en épousant ELISA VOLUPY (c’est ainsi que se nommait sa chère moitié, avec laquelle il avait d’ailleurs vécu quelques années dans une intimité peut-être un peu trop philosophique), il remontait parfaitement ses affaires au moyen d’une riche succession qui venait d’échoir à cette dernière. Voilà donc beaucoup de motifs, et plus qu’il n’en fallait à notre écervelé pour s’engager dans des liens dignes d’ailleurs des plus sérieuses méditations. Elisa honora son époux des preuves d’une fécondité fort prématurée, il est vrai, car peu de mois après le sacrement, elle mit au monde une charmante fille qui, malgré qu’elle eût vu le jour soit-disant avant terme, n’en jouissait pas moins de la force d’une croissance complète. J’ai d’ailleurs déjà fait entendre que notre couple épicurien, vivant depuis plusieurs années maritalement, ils avaient eu tout le loisir de s’exercer, dans un long noviciat, aux faits et gestes de l’hyménée : on ne s’étonnera donc plus d’une postérité si prompte. Cependant NIOBÉ (C’est le nom, probablement allusoire aux grandes infortunes qui lui étaient destinées, que St.-Hilaire donna à sa petite fille) faisait chaque jour admirer de plus en plus ses grâces, sa finesse et sa beauté. Plaçons-la de suite à cet âge si touchant, si intéressant dans le beau-sexe, c’est-à-dire, celui de trois lustres accomplis ; et, jouissant des licences accordées aux auteurs, faisons-lui sauter lestement tout le temps insignifiant de son enfance, pour ne nous occuper que de l’éducation singulière et mystérieuse que notre jeune héroïne reçut de son père.

À peine parut-elle sur la scène du monde, que St-Hilaire se refusant à l’idée qu’avait conçue Elisa de nourrir elle-même sa fille, et la raillant amèrement sur ce projet à la Jean-Jacques, enleva Niobé, sous le prétexte d’éviter à sa femme des soins trop fatigans pour sa santé délicate ; mais ce ne fut, dans un système infanticide, que pour l’enterrer vivante dans une maison qu’il avait fait bâtir exprès au faubourg St.-Honoré, dans une rue très-déserte. Ce nouveau temple érigé à la volupté, ou plutôt à l’inceste, renfermait donc secrètement l’infortunée Niobé, qui, du berceau, et pour ainsi dire encore dans les langes, fut arrachée du sein de sa mère, pour passer à l’état complet d’une sauvage, et être destinée à devenir la victime d’un père qui, dans ses combinaisons incestueuses, parut ne l’avoir mise au monde que pour la rendre le plastron de ses criminels systèmes, et réduire sa vertu au creuset d’une froide analyse ; ainsi,

« Pour l’amour du vice au vice abandonné,

La vertu révoltait son cœur désordonné. »

« Ô cher et précieux harem ! » s’écriait souvent St.-Hilaire en parlant de la retraite de Niobé, « tu contiens tous mes trésors, et je n’échangerais pas les attraits que tu renfermes contre la plus belle couronne de l’univers ! » Le plus profond mystère régnait d’ailleurs autour de cet asile de la débauche, et pour en éloigner toute sa famille et même jusqu’aux voisins, ce scélérat méthodique avait fait répandre le bruit que certains esprits revenaient dans le jardin de sa maison ; et de plus, pour profiter de la crédulité du petit peuple à cet égard, lui-même avec Florimont, un de ses intimes, avait machiné plusieurs apparitions fantasmagoriques, et au moyen encore de certaines mascarades de nuit, avait achevé de donner un air de vraisemblance à ses premières impostures. Elisa, fort superstitieuse, comme la plupart des femmes galantes, ne voulait donc plus mettre le pied dans cette demeure, et cet ingénieux manège évinçait conséquemment encore des témoins dangereux, dont le plus léger soupçon pouvait donner l’éveil sur les choses mystérieuses qui se passaient sous l’enceinte de cette maison.

St.-Hilaire, dans ses plans coupables, ne se propose donc rien moins que de franchir les bornes les plus sacrées de la nature et de la morale ; et n’a recherché encore les honneurs de la paternité que pour se créer à lui-même une pièce d’expérience de ses monstrueuses hypothèses !… S’enlevant à lui-même les consolations que laisse après elle une faute commise dans une passion irréfléchie, il lui faut un crime longuement prémédité, un crime dont sa fille soit la victime… Son moindre attentat ici est donc de frapper de mort civile une jeune vierge dérobée à la société ; et c’est enfin dans son propre sang qu’il se plait à prendre l’objet de ses ignominieux amours !… Ainsi dans St.-Hilaire le libertin s’allie au profond matérialiste. Mais pour peindre sous des couleurs plus vraies le caractère de ce couple odieux, je veux dire St.-Hilaire et Florimont, son intime, faisons connaître à nos lecteurs dans de plus grands détails, d’abord les localités où vivait mystérieusement l’infortunée Niobé, et ensuite mettons sous leurs yeux une partie de la correspondance de ces deux voluptueux à systèmes.

LETTRE Ire.

Paris ; le            181 .

« Cher St.-Hilaire, hier, à neuf heures du matin, suivant tes avis, je fis mettre les chevaux à la voiture, et me rendis secrètement à la précieuse BIBLIOTHÈQUE[2] où, nouvel émule de Buffon, tu puises effectivement dans le livre le plus beau, le plus vrai de la nature. Parvenu à la chambre à coucher par le petit escalier qui conduit à la terrasse et à la volière, muni de tes clefs et d’abondantes provisions, je commençai, avec le plus de précautions possibles par écarter les pins qui régnent autour du grillage, puis je fis partir le ressort de la soupape que les branchages des arbres masquent si ingénieusement ; sur la pointe des pieds, le cou tendu, je suis descendu sous la terrasse, et suis parvenu enfin à cette voûte mystérieuse… Je m’arrêtai un instant, avide de saisir le bruit du moindre mouvement que Niobé pourrait faire ; mais je me convainquis, par le silence qui régnait par-tout, qu’elle dormait profondément alors : c’est bien là le sommeil de l’innocence !… et le public, mis dans le secret, ne t’aurait-il pas de grandes obligations de la conserver intacte dans ce sexe naturellement si fragile ?… J’employai beaucoup de force à faire pivoter le tour pour en atténuer le cri aigu ; j’y plaçai, sans presque reprendre ma respiration, la crème, les biscuits, les fruits secs, un assez fort gâteau composé de riz et de froment, un poulet simplement bouilli, et beaucoup d’autres comestibles de conserve, et qu’elle ne pouvait consommer en moins de six jours, ayant toujours soin d’observer à cet égard tes minutieuses instructions. Je fixai aussi mes yeux à l’ouverture secrètement pratiquée… Effectivement elle reposait ; mais dans quelle charmante attitude ! Je sais combien ta curieuse volupté est avide de ces détails lorsque tu confies cette seconde Ève à mon amitié. Niobé était étendue, ou, pour mieux dire, comme mêlée avec les draperies de velours noir que nous avons jetées il y a quelque temps sur ses carreaux d’édredon, le front ceint de son bras droit, l’autre tombant mollement contre son amoureux corsage ; sa gorge, éblouissante de blancheur, et déjà si bien formée, livrait à mes brûlans regards ses divins contours ; ses longs cheveux d’ébène répandus avec profusion sur son beau corps, semblaient jaloux de servir de voile à ses vierges attraits ; sa bouche si fine, et ses grands yeux noirs demi-clos paraissaient vouloir exprimer quelque chose, sans doute de céleste, puisque cette belle créature n’entretient aucun commerce avec le genre humain, et que tout lui est inconnu jusqu’à la lumière du soleil.

« Niobé s’est réveillée ; elle a fait quelques mouvemens où la pudeur et la modestie disparurent sous les plus voluptueuses attitudes ; elle a ensuite jeté les yeux sur ses provisions, et s’est élancée dans le plus grand désordre, c’est-à-dire, sans autre parure que celle de sa beauté virginale… et quels frémissemens ne m’a-t-elle pas causés ! Un roi, en vérité, ne balancerait pas à échanger sa couronne contre un pareil trésor. Elle a mangé, mais d’une manière un peu animale : pardonne-moi cette expression, St.-Hilaire ; elle s’est versé très-adroitement de l’eau dans son gobelet d’argent ; quelques gouttes tombèrent sur son sein : elles n’auraient pas coulé plus rapidement sur une glace, tant sa carnation veloutée est ferme et satinée. Sa démarche est toujours vive ; c’est un jeune faon qui bondit, mu par l’impétuosité de la jeunesse ; ses yeux chastes ne se portent jamais sur sa personne, dirigés par l’instinct du plaisir ; il n’est donc réservé qu’à l’heureux St.-Hilaire de jeter la première étincelle dans ce cœur novice, et, scrupuleux confident et dépositaire, tu me verras toujours porter la fidélité et la discrétion jusqu’à l’héroïsme.

« Entends-tu d’ici cette voix sauvage, ces accens fauves exprimer pour la première fois les mots de tendresse et d’amour ! cette bouche divine épeler l’a-b-c-d du délire, et ces yeux, pleins de flammes, étrangers à l’artifice de nos astucieuses Parisiennes, apprendre à mourir avec une douce langueur !… Mais où m’égaré-je, St.-Hilaire ? Pardonne-le-moi, Niobé vient d’embraser tous mes sens, et je quitte la plume, car elle ne pourrait pas avoir d’autre guide que l’effervescence dans laquelle Niobé a plongé tous mes esprits.

« Voilà, j’espère, de précieux matériaux pour composer ton grand livre de la nature. »

FLORIMONT.

Nota. St.-Hilaire, retenu chez lui par quelques difficultés qu’il importe peu de faire connaître, y reçut cette lettre de Florimont, et y fit aussitôt la réponse suivante : nous en avons retranché les dissertations scandaleuses qu’il y fait au mépris de la morale, pour tâcher de justifier par des sophismes le plan criminel qu’il s’est tracé à l’égard de Niobé, et nous n’en laissons que ce qui est indispensable à la conduite de l’action.

LETTRE IIe.

DE ST.-HILAIRE à FLORIMONT.

Paris ; le            181 .

 « C’est trop long-temps, mon cher Florimont, arrêter sur des épisodes fades ma pensée brûlante de courir à un sujet du plus haut intérêt. Parmi tant d’intrigues qui me font briller sur la scène du monde, commencerai-je par mes amours à huis clos, par cette chère Niobé, qui m’offre dans sa personne toute divine, dans son isolement total des autres êtres, des nouveautés si piquantes ?

« Hier, je ne te le dissimulerai pas, Florimont, il m’a fallu la vertu d’un dieu pour étouffer en moi la chaleur la plus vive, les désirs les plus violens que jamais sa vue m’ait inspirés…… – De quelles sensations nouvelles mon âme fut atteinte en mettant le pied, la nuit dernière à minuit, dans le souterrain ! Je l’avouerai, je fus sur le point cette fois d’abandonner toutes mes résolutions, et de jouir de cette rose avant qu’elle soit parvenue à tout son éclat. Mais bientôt, enchaînant mes mains et mes passions, je me bornai à contempler la belle Niobé, tel que le fougueux Pygmalion adorait Galathée, trop heureux de souffler un jour dans son âme inculte cette force d’amour et de sentimens qui m’animent pour elle. Mais venons à des détails curieux. – Je mis les nouvelles provisions (celles que tu avais apportées la surveille étant déjà plutôt gaspillées que consommées) à leur place ordinaire. Niobé ne dormait pas, comme lors de ta dernière visite. Tu es pour les songes, à ce qu’il paraît, cher Florimont, car ton récit a bien toute la tournure d’un somnambulisme : écoute celui-ci, et vois si Paris entier, la charmante Herminie même, cette nouvelle ingénue que j’ai su séduire, pourraient offrir une scène plus piquante !

« Je ne lui cachai ni le bruit ni le mouvement que fit le tour en pivotant à demi ; ses grands yeux, alors un peu hagards, se fixèrent sur cette machine mouvante avec un mélange de crainte et d’étonnement. Dans cet instant, elle ne prit rien de ses provisions ; je vis bien que l’inquiétude seule de l’objet remuant qui les avait apportées, excitait vivement sa curiosité. Depuis quelque temps, ce n’était qu’au jour que je plaçais sa nourriture, habitude que j’ai prise lorsque tu me remplaces dans ces aimables occupations, et cette fois, j’agissais, de nuit, à la lueur d’un quinquet masqué d’une gaze rose, et que j’avais fait descendre par deux poulies correspondantes dans l’asile de Niobé : aucun de ses mouvemens ne pouvait donc m’échapper. Elle fit d’abord de grandes démonstrations de surprise à la vue de ce soleil artificiel ; elle parut interroger ses yeux ; puis, nouvel Incas, cette autre Péruvienne sembla vouloir se prosterner devant ce qu’elle se figurait sans doute, dans son imagination sans culture, un être supérieur qui jetait à dessein sur elle un déluge de lumières ; ensuite, se blotissant dans une embrasure, se formant un rideau de ses beaux cheveux, elle avait l’air encore de vouloir se dérober à ces clartés indiscrètes ; son sein, dépositaire sensible de la moindre émotion nouvelle, se soulevait alors d’un mouvement délicieux, et donnait un présage enchanteur de ses agitations lorsqu’il serait ému par le plaisir…

« Elle se leva sur ses petits pieds, comme pour questionner son séjour sur cette singularité ; mais le chaos de ses esprits ne laisse se former aucune chaîne exacte de pensées dans cette tête charmante, et l’instinct seul la détourna aussitôt de cette attention passagère, pour lui faire faire d’autres mouvemens sans but. – Elle peigne ses cheveux, intelligence qui m’a étonné ; mais avant cette découverte de sa part, elle a brisé en jouant plusieurs des peignes d’ivoire que j’avais exprès placés sur un fauteuil. Toute son argenterie est bosselée, tordue, et je me suis convaincu que Niobé n’ayant pas deviné l’utilité d’une fourchette ou d’une cuiller, elle ne s’en est servie que comme de joujoux. J’ai très-bien fait de fixer le vase qui contient de l’eau, car elle riait beaucoup en la répandant sur le parquet, et en mettant ses jolis petits pieds dedans. Elle se lave souvent la figure, ce qui m’a convaincu que cette attention de propreté était naturelle ; mais l’intelligence de cette chère disciple de la nature ne fait pas plus de progrès moraux dans l’âge de l’adolescence auquel elle est parvenue, qu’elle n’en fit dans sa plus tendre enfance ; le temps ne fait que fortifier son ignorance ; sa figure adorable un peu ternie, il est vrai, par la pâleur que cette vie sédentaire lui cause, et ses formes magnifiques, seules étrangères à ce genre d’existence, se développent avec une énergie qui annonce l’heureuse absence de toutes les vicissitudes humaines. Cette pudeur innée, tant vantée par nos moralistes, est bien loin de se faire remarquer dans Niobé. Voilà surtout, mon cher Florimont, le point curieux du problème que je prétends résoudre dans la personne de cette belle sauvage ; j’en suis convaincu d’avance, elle me sourira, et ce front, pur comme le ciel, ne se colorera que de la rougeur de la volupté…

« J’allais me retirer de ce séduisant spectacle, l’imagination remplie d’images enchanteresses, lorsqu’elle fit entendre quelques inflexions de voix qui témoignaient plus d’enjouement que de mélancolie… Elle jouit donc du véritable bonheur dans cette retraite, ma chère Niobé, puisqu’elle ne peut faire aucune comparaison, seul système qui le détruise : aussi le sourire est toujours sur sa bouche. Elle repose souvent ; la paresse et l’oisiveté, si dangereuses dans l’homme civilisé, sont pour elle l’existence même, et prouvent à la fois que l’intention de l’Être suprême sur les destinées de l’homme n’était point du tout qu’il passât sa vie dans des travaux forcés, et une douloureuse industrie qui absorbe les plus belles années de son existence. Elle a fait encore quelques pas vers ses draperies, dont, à ce qu’il m’a paru, elle se couvre très-bien pendant son sommeil. Jamais l’amour-propre ni la coquetterie n’entreront dans ce cœur ingénu : elle ne peut devoir l’un qu’à la connaissance de son être, sur lequel elle est dans la plus grande obscurité ; et l’autre ne pourrait prendre naissance que dans une glace avec laquelle elle folâtrerait probablement toute la journée. Mon premier bulletin t’instruira, mon cher Florimont, de l’essai de ce meuble que je me propose de mettre incessamment sous ses yeux.

Adieu ; discrétion et attachement pour la vie.

ST.-HILAIRE. »

LETTRE IIIe.

Paris ; le            181 .

 « Conçois-tu mon bonheur, cher Florimont ?… Je suis enfin monté sur ce trône d’ivoire et d’ébène que je brûlais d’usurper. Cette charmante Niobé, depuis seize mortelles années, captive pour mon bonheur, a vu tomber en un instant ses chaînes avec la fleur de sa virginité… Enfin, je la rends au monde, et elle y entre par la porte du plaisir. Couronnée des plus belles roses virginales que l’on puisse cueillir dans le jardin d’Italie, un charmant bouton de rose s’est épanoui sous mes baisers brûlans… Quelle félicité ! La scène vit encore dans mon âme, et ma plume ne peut exprimer les délices de ce voluptueux trépas. – Niobé, d’abord alarmée à ma vue, s’était enveloppée dans ses draperies, telle qu’une timide colombe fuirait sous une pelouse épaisse à l’aspect d’un ardent épervier ; mais à la terreur de me voir comme naissant sous ses pas, succéda bientôt l’étonnement, l’étonnement à la curiosité, la curiosité au désir… le désir… à l’empire des sens… La nature fut complice du reste ; mais la nature ne laissa pas, il faut en convenir, de s’investir des plus fines nuances d’une pudique résistance… – Les ce ne sera pas, Monsieur… je n’y consentirai jamais… Je suis une femme perdue… de nos jolies Françaises, ne vinrent pas, il est vrai, faire entendre leur piquant langage dans les premiers préludes ; mais la pudeur de Niobé n’en fit pas moins entendre des cris perçans. Dans sa défense, aussi agaçante qu’originale, c’était comme des brusqueries spontanées, puis les gestes vigoureux d’une main qui cherchait à repousser ma bouche collée sur la plus belle gorge du monde… Furtive comme la fauvette, Niobé, tantôt s’échappait avec violence de mes bras amoureux, en me lançant des regards furieux…, égarés ; tantôt se précipitant sur mon sein, me touchant de toutes parts, comme pour méconnaître, puis jetant des cris aigus semblables à ceux d’un muet, elle revenait à moi, me serrait dans ses bras, et d’un œil fixe et stupide, m’offrait la physionomie d’une folle au plus haut degré de sa démence. Je ne pus d’abord distinguer si, dans mes attaques directes au but où je tendais, la pudeur était vraiment alarmée, et si le seul sentiment de la crainte n’animait pas sa petite rébellion ; mais bientôt je me convainquis que Niobé ne redoutait que la douleur et non le plaisir, dont le sentiment ainsi que le goût règne au fond du cœur le plus sauvage. La lutte ne fut pas longue ; son entière nudité la mettait à cet égard dans un désavantage trop grand ; prisonnière sous mes mains caressantes, elle ne put m’empêcher de cueillir le fruit sur l’arbre, à quelques pleurs près, car je t’ai souvent dit, Florimont, que Niobé avait le pied extrêmement petit.

» Il ne me fallut pas après, comme auprès d’une Parisienne minaudière, appeler, pour remplir les intervalles du plaisir, le jeu grimacier des yeux et de la parole ; mon ÉLÈVE DE LA NATURE, belle d’elle-même, resta quelques instans dans une langoureuse léthargie ; et son attitude sans art, sans projet, fut pour moi un plus puissant véhicule que toutes les agaceries étudiées du beau-sexe dressé par l’artifice de nos mœurs. Je la quittai enfin : Adieu, Niobé, lui disais-je, adieu, mon amour, adieu mon cher trésor ;… je vais revenir bientôt ; ne pleure pas surtout… Repose-toi, ajoutais-je, en lui indiquant son lit, et même en l’y portant ; mais elle se relevait mélancoliquement : ses yeux, déjà instruits à peindre les passions et les regrets, exprimaient les siens, et ce ne fut qu’avec des peines incroyables que je parvins moi-même à m’arracher de sa présence. Lorsque je m’y déterminai, et que, faisant pivoter la porte d’entrée qui est près du tour, je lui jetai mes derniers regards, elle avait ses beaux bras tendus vers moi ; puis, quittant cette attitude elle se dirigea vers ses draperies ; s’y endormit profondément ; probablement émue de songes qui, à en juger par son agitation, lui représentaient les scènes d’amour dont je venais de lui faire faire une si voluptueuse répétition.

» Cependant, malgré ma légèreté sur le grand œuvre qui vient d’être consommé dans Niobé, je ne puis disconvenir, Florimont, que mes systèmes reçoivent un affront sanglant. Niobé a montré des germes de vertu et de pudeur, et mes sophismes licencieux sont détruits. Pour faire diversion à l’humiliation de cette pensée, songeons plutôt aux progrès rapides que nous allons, à l’envi l’un de l’autre, faire faire à notre intéressante élève, et n’examinons pas si nous sommes coupables ; je redoute trop moi-même de me sonder en ce moment.

Recois les sincères embrassemens de ST.-HILAIRE. »

Nota. Dans de nouvelles lettres, ces deux scélérats entrent dans de nouveaux détails sur le plan de l’éducation qu’ils se proposent de donner à Niobé ; mais ils sont trop scandaleux pour souffrir le jour de l’impression ; nous les supprimerons donc, ainsi que tout le reste de cette odieuse correspondance, pour n’en faire connaître en substance que les faits qui forment le dénouement de cette histoire.

St.-Hilaire continua encore quelques mois de parcourir le cercle de mille prostitutions criminelles avec Niobé ; mais la nourrice qui avait donné pendant quelques semaines le sein à mademoiselle St.-Hilaire, et s’était prêtée par faiblesse à toute la fable de la prétendue mort de son nourrisson, moyennant une somme considérable, fit, sur ces entrefaites, une maladie dangereuse, et voyant sa fin approcher, fit appeler le ministre du lieu, à l’effet de lui communiquer d’importantes révélations. Dans ses aveux, elle mit donc au grand jour toute l’horreur de la conduite de St.-Hilaire, qui indubitablement, déclara-t-elle, avait précipité dans quelque souterrain sa propre fille, pour la destiner un jour à être la victime de quelque plan criminel. Elle ajouta qu’ayant conçu de suite une inclination très-vive pour cette aimable enfant, elle lui avait fait un léger stigmate sur le sein droit, pour pouvoir la reconnaître à tout événement. Cette nourrice mourut peu de temps après cette déclaration. Le religieux crut, dans cette occasion, de son devoir de rompre le silence que lui imposait le sceau sacré de la confession ; il instruisit donc la justice, puis la police de Paris, ensuite le bureau des mœurs, de cette étrange aventure. Le grand-juge, le ministère public mirent aussitôt des agens adroits qui épièrent la conduite de St.-Hilaire, ainsi que celle de Florimont ; on observa habilement toutes leurs démarches, et on parvint enfin à les suivre au faubourg St.-Honoré, rue de ***, à cette maison mystérieuse, objet constant de leurs secrètes menées. Du jardin on les vit, pendant la nuit, munis d’une lanterne sourde, se frayer un passage à travers les pins qui formaient un rideau épais autour du pavillon octogone sous lequel se trouvait renfermée la malheureuse Niobé ; puis on remarqua qu’ils disparaissaient comme par une trape de théâtre. Ainsi, le ministère public, après s’être convaincu que les révélations de cette nourrice n’étaient rien moins que fabuleuses, aposta plusieurs hommes armés qui se saisirent un soir de la personne de Florimont, ainsi que de celle de St.-Hilaire, et ils furent aussitôt mis séparément au secret ; mais ni l’un ni l’autre n’ayant jamais voulu faire aucun aveu, l’on se trouva forcé de faire faire des fouilles dans le jardin de cet asile du crime, et de charger d’habiles architectes de sonder dans quel caveau souterrain la pauvre victime de la débauche pouvait être ensevelie : ce ne fut qu’après quelques jours de pénibles recherches ; ce ne fut, dis-je, qu’après avoir fait jeter à bas un mur de dix pieds d’épaisseur, qu’on parvint enfin à distinguer les soupirs et les gémissemens d’une créature humaine, de l’infortunée Niobé, qui, sans nourriture depuis vingt-quatre heures, allait succomber à toutes les horreurs de la faim. Trouvée étendue presque sans vie sur ses draperies de velours, déjà frappée depuis dix-sept-ans de mort civile, elle allait expirer, ignorée du monde entier, quand les secours les plus prompts vinrent la rappeler à la vie. On eut cependant beaucoup de peine encore à la faire entrer de force dans une voiture, après l’avoir revêtue à la hâte de quelques vêtemens. Sa mère, sa tendre mère, frappée, attendrie au-delà de toute expression d’un tel phénomène, ne sachait dans quels termes remercier la providence, dans quel langage exprimer son étonnement, son indignation, sur la perversité de son époux, et joignait à ces rapides réflexions les plus amers regrets sur les erreurs de sa première jeunesse ; elle accusait en secret la légèreté de ses principes d’alors, d’avoir contribué à porter St.-Hilaire à cet excès d’audace dans le vice ; enfin elle se repentait, et cette heureuse disposition ne pouvait manquer de la rendre agréable au ciel, qui avait daigné ne pas l’abandonner, en lui rendant son précieux et unique enfant. Elle prodigua donc tous les soins imaginables à sa chère fille, qui portait effectivement sur le sein droit, comme elle s’en convainquit, la marque que la nourrice avait déclarée ; en outre, une sage-femme fut appelée pour la constater juridiquement, et la faire mentionner dans le procès-verbal de l’architecte, qui devait être joint au dossier de la procédure déjà entamée par les gens de justice. Ce ne fut pas sans la couvrir mille fois d’ardens baisers, cette précieuse marque, que madame St.-Hilaire reconnut cette preuve irrécusable, qu’elle pressait en effet sur son sein sa fille chérie qu’un barbare avait frauduleusement enlevée de ses bras maternels.

Quant à notre belle héroïne, l’intéressante Niobé, elle reçut en peu de temps l’éducation convenable à son âge, à son sexe et à ses malheurs. Madame St.-Hilaire, divorcée, s’appliqua par les plus tendres soins à effacer de l’esprit de sa fille le souvenir du genre de vie extraordinaire qu’un libertinage infernal lui avait fait passer dans une espèce de cachot obscur. Mais, malgré les attentions les plus délicates, une sourde mélancolie vint bientôt s’emparer de l’âme de Niobé. Celle aimable victime, rendue brusquement à la société, sentit qu’elle ne pouvait plus paraître dans le monde avec cette dignité et ce respect que s’attire une vertu sans tache ; et malgré qu’elle pouvait se justifier complètement à ses yeux d’un genre de séduction, peut-être unique dans les annales du vice, elle prit une ferme résolution, et finit par communiquer à sa mère que son intention était de prendre le voile, et d’effacer dans les austérités du cloître les atteintes que sa vertu intentionnelle et sa pureté avaient souffertes. Madame St.-Hilaire, désolée d’une aussi cruelle séparation dut cependant s’y résigner, ne prétendant pas contrarier les vœux sacrés de sa fille. Niobé, d’ailleurs, était devenue l’objet de la curiosité publique et de toutes les conversations ; elle ne pouvait plus paraître dans un spectacle, dans une promenade, sans être en quelque sorte montrée aux doigts. – Voilà, se disait-on en chuchotant, L’ÉLÈVE DE LA NATURE ! Qu’elle est belle ! mais aussi que son air est singulier ! – Elle a donc vécu près de dix-sept ans dans une sorte de Thébaïde ? ajoutait un autre. Oui, répondait celle-ci : c’est ce qu’on appelait la précieuse Bibliothèque. » Ces pénibles communications couraient du parterre aux loges, et cette célébrité scandaleuse ne contribua pas pour peu à faire prendre à Niobé le parti de se retirer du monde. Quant aux coupables, St.-Hilaire et Florimont, ils auraient subi le juste châtiment de leurs délits, si le crédit puissant de leurs familles n’eût obtenu de faire commuer la peine infligée contre celle de l’exil. Cependant si tous les incestueux de la capitale et des provinces étaient condamnés au bannissement, quel vaisseau assez vaste pourrait contenir cette nombreuse émigration ?

Nous aurions voulu laisser dans l’esprit de nos lecteurs un sentiment plus consolant que l’idée de voir la jeune et belle Niobé, victime des scélératesses d’un monstre, consacrant le reste de ses jours à l’austérité et au repentir, tandis qu’elle ne participa nullement (d’intention du moins) aux profanations commises sur sa personne ; mais le respect que nous avons pour la vérité des faits ne nous permet pas de les altérer. D’ailleurs, les autels, en épurant l’âme de Niobé, n’étaient-ils pas devenus son seul refuge ? et ne doit-on pas encore la trouver fort heureuse de s’être senti une vocation capable de rendre un jour à sa vertu tout son éclat ?…

Madame St.-Hilaire survécut peu d’années à tant d’infortunes, et mourut en recevant les tendres consolations de sa fille, devenue par la suite un véritable modèle de sagesse et de piété sous les auspices de la religion.

QUATRIÈMES OMBRES

LE BOUDOIR DE LA VOLUPTÉ ASSASSINE.

« Dans le crime il suffit qu’une fois on débute,

Une chute toujours attire une autre chute. »

BOILEAU, Satire X.

Il est difficile, je crois, de trouver dans les annales de la galanterie (si toutefois on peut décorer de ce nom les délits les plus criminels de l’amour) un fait plus épouvantable que celui que je vais raconter.

Le comte russe de Dourlinski, d’une des plus puissantes maisons de la Russie asiatique, fils unique et héritier d’une fortune colossale, se trouvait, à vingt-cinq ans, jouir de la plus grande liberté. Beau, bien fait, la nature avait enveloppé en lui de la plus brillante écorce l’âme la plus noire, le caractère le plus affreux ; et sa scélératesse était d’autant plus dangereuse pour les femmes, qu’elle s’étayait du vernis du savoir, des grâces de l’esprit, et des sophismes des plus perfides doctrines. Voir le comte une seule fois, soit à cheval, soit au bal, soit à la tête de ses escadrons de cosaques, paré de son riche uniforme, coiffé d’un superbe colbak, et domptant un coursier fougueux, c’était l’aimer pour toujours : il était impossible de se défendre à sa vue de ces soudaines impressions que l’on éprouve de suite pour un objet séduisant : non-seulement la régularité charmante de ses traits, le bel ovale de son visage attiraient l’admiration ; mais ce qui achevait de subjuguer le cœur, c’était cette douceur angélique dans l’expression de la voix, cet air bon et prévenant, cette aménité exquise dont toute sa physionomie était empreinte, et qui ne servait qu’à masquer de plus en plus sa cruelle perversité. Cependant ce monstre, à face de syrène, était déjà sourdement accusé par l’opinion générale d’avoir empoisonné secrètement sa première épouse et sa mère, d’avoir fait assassiner son père à la guerre par des brigands, lorsque ce dernier commandait, en qualité de général, une division contre l’armée française qui marchait alors sur Moscou ; et en définitif, d’être le chef, l’âme et le principal meneur d’une bande de scélérats, dont le repaire existait mystérieusement au sein de la forêt de Sombrouski, près du château du comte.

Les probabilités, les conjectures, certes, ne manquaient pas ; une foule de renseignemens, d’indices secrets, de rapprochemens et de remarques faites par les vassaux de cette forêt, paraissaient équivaloir au témoignage d’une entière conviction ; mais, comme des preuves matérielles étaient indispensables pour accuser hautement l’homme puissant que la voix publique ne laissait pas de signaler à grands cris, on attendait, dans la crainte et le silence, qu’un nouveau crime révélât dans Dourlinski le secret de ses premiers forfaits.

C’est dans ce premier état de choses que le comte de Dourlinski, d’ailleurs veuf de la comtesse de Nienska, sa première femme, convole en secondes noces, et intrigue pour obtenir les biens immenses et la main de la jeune princesse de Lipno. Sans doute la prétention était inouïe ; mais ce monstre, rassasié de crimes vulgaires, ne voulait plus désormais que des victimes royales ; et son brigandage, jusqu’alors couronné du plus heureux succès, s’enhardissait par l’impunité.

Nous passerons rapidement sur les moyens que Dourlinski mit en usage pour avoir un libre accès dans le palais et les petits appartemens de sa nouvelle conquête, les fêtes qu’il lui prodigua, l’art avec lequel il sut obtenir l’agrément de l’empereur dans cette circonstance, et toutes les dépenses qu’il fit dans ses hôtels à Moscou, pour semer de fleurs le précipice dans lequel il voulait plonger l’infortunée princesse, nous flattant à cet égard de l’idée que le lecteur partage lui-même notre vive impatience de voir nos faibles talens s’exercer sur une partie de cette histoire plus intéressante ; nous voulons dire celle où tous les crimes, réunis dans le cœur d’un seul homme, portent à une jeune beauté sans expérience les plus terribles assauts. Ne faisons donc aucune mention des noces, des feux d’artifice, des repas splendides, des bals, des galas, et des brillantes parures auxquels donna lieu ce mariage ; et plaçons de suite la jeune épouse au château de Sombrouski avec le comte, qui était parvenu, à force de stratagèmes, à lui faire quitter l’ancienne capitale de la résidence des czars, et tenait ainsi sa proie sous la pointe de ses poignards et le breuvage mortel de ses poisons.

La belle Elvire, notre jeune princesse, privée désormais des conseils de sa mère, de son père, accompagnée d’un domestique peu nombreux, et n’ayant auprès d’elle qu’un écuyer, Benieski, et Narcisse, sa première femme-de-chambre, italienne d’origine, était donc livrée sans défense à son bourreau, à son assassin, telle qu’une tendre colombe, vainement blotie sous une pelouse légère, se voit déchirée sous les serres d’un ardent épervier : non qu’elle manquât de courage et d’une certaine pénétration ; mais comment aurait-elle pu jamais soupçonner dans le comte, homme généralement estimé, un brigand affreux, que les balances de Thémis enverraient un jour au dernier supplice ? Toutefois elle n’avait pas dissimulé à Narcisse, sa précieuse confidente, que toutes les localités lui plaisaient peu ; qu’ensuite les entourages et l’isolement du château, certains coups de sifflet qu’elle y avait entendus à certaines heures de la nuit, en outre les larges fossés dont il était entouré, ne lui souriaient nullement ; elle ne lui cacha pas davantage que la distribution des appartemens, la quantité des escaliers dérobés, et la longueur silencieuse des corridors avaient, à son imagination, quelque chose de mélancolique et de sinistre dont elle se définissait à elle-même vaguement la cause. L’asile de la vertu, se disait-elle tout bas, est plus serein, plus ouvert, et n’a pas besoin de tous ces mystères d’architecture. Elle ne laissa même pas de faire part au comte de ses mélancoliques réflexions ; mais celui-ci, la badinant sur ce qu’il appelait son enfantillage, s’efforçait de lui démontrer que son château ayant été construit du temps de la célèbre Lodoïska, et sur un modèle polonais, la figure rembrunie de ses donjons et l’air sombre de ses murailles devaient se ressentir de l’époque à laquelle ils avaient été bâtis. Notre jeune princesse paraissait alors satisfaite de ses fausses explications ; cependant elle n’en était pas moins possédée d’une secrète inquiétude dans cette singulière résidence ; et, dès ce moment, elle tenta sans affectation tous les moyens de pouvoir retourner à Moscou ; mais, par une fatalité inexplicable, il n’était déjà plus temps ; son sort était écrit dans un livre de sang, et l’arrêt du destin l’avait vouée aux plus affreux revers. Pour comble d’infortune, les grands-parens qui avaient passé quelques jours au château étaient retournés à la ville, et la malheureuse Elvire se trouvait livrée en holocauste à des horreurs d’autant plus inquiétantes, qu’elles se tenaient comme renfermées dans les ombres les plus épaisses du crime.

Une nuit que Dourlinski était parti pour la chasse de l’ours avec quelques valets-de-pied et tout l’attirail nécessaire pour traquer la grosse bête (du moins avait-il imaginé ce stratagème pour couvrir d’autres desseins), Elvire entendit distinctement du fond de son alcove quatre coups de sifflet qui partirent méthodiquement du sein de la forêt voisine, et ensuite une lueur brillante répandit une clarté de pourpre sur ses croisées. Ce ne fut pas tout ; des voix gémissantes et souterraines vinrent, quelque peu de temps après, porter dans son âme agitée les échos lointains de leurs cris plaintifs… ; des accens de douleur et de mort mal étouffés, et comme les dernières angoisses d’une victime qui se débat sous les coups d’un assassin, se prolongèrent lentement dans les galeries du château, ainsi qu’une ombre sanglante qui disparaît insensiblement dans de noires vapeurs… ; puis à ce terrible cortège du trépas succédait le bruit sourd de portes d’airain qui criaient sur leurs gonds…

À ces funestes présages, Elvire, épouvantée, frémit, frissonne dans sa couche solitaire ; elle veut s’en élancer pour appeler sa fidèle Narcisse ; mais, par un fatal enchantement, son alcove, garnie de tous côtés d’épais barreaux, de larges verroux, lui offre l’aspect d’une horrible cage de fer qu’une lampe funèbre, placée sur le front d’une tête sanglante, éclaire de sa lumière tremblante… La comtesse, d’abord évanouie, succombe à sa terreur ; son sein, violemment agité, ne peut contenir le trouble qui le brûle, et semble vouloir s’élancer du corsage qui le retient captif… Elle ne peut d’abord envisager le spectre de la mort qui la poursuit dans cet appareil infernal ; mais bientôt rassemblant toutes ses forces, elle se met à jeter des cris perçans qui finissent par réveiller Narcisse. – « Qu’avez-vous donc, Madame ? » lui dit cette dernière, en accourant légèrement vêtue ; « vous trouveriez-vous indisposée ? » – « Comment ! Narcisse, tu n’as rien vu, rien entendu ! » répondit la princesse encore tremblante. – « Non, Madame, et permettez-moi de vous faire observer que ce ne peut être que quelque songe funeste. » – « Comment, un songe ! » repartit la comtesse. – Mais comme aucun vestige ne restait des terribles images qui l’avaient frappée, et que cette tête de sang, cette lampe, ces cercueils, et cette prison mobile, s’étaient évanouis comme un nuage, Narcisse n’en demeura que plus convaincue que sa maîtresse avait eu une pénible vision. Ainsi, vainement la jeune comtesse, enhardie par la présence de sa femme de compagnie, se mit-elle à parcourir, un flambeau à la main, toutes les parties les plus secrètes de son appartement ; tout avait disparu comme sous l’empire magique de la baguette d’une fée ; et la princesse se persuadant bientôt elle-même que des illusions fantastiques lui avaient fait prendre pour des objets réels les vapeurs d’un songe pénible, après avoir remercié et congédié Narcisse, elle se rendormit profondément.

Le lendemain de cette cruelle nuit, Dourlinski revint de la chasse ; ses veneurs et ses écuyers firent entrer dans les cours du château, porté en triomphe sur des branchages de pins, l’ours énorme qu’on avait tué à coups de flèches et d’espingoles ; et le comte faisant appeler son épouse à ses fenêtres, il lui fit un galant hommage de l’objet de sa prétendue victoire. Des villageois et des villageoises des hameaux voisins avaient, chemin faisant, grossi le cortège ; beaucoup de traîneaux l’avaient également suivi ; et cette particularité, en quelques minutes, s’était revêtue des apparences d’une fête champêtre. La comtesse, jalouse de se faire aimer de ses vassaux, fit distribuer avec largesse des viandes froides et des vins de France, et ne se retira dans son appartement que lorsque tous les villageois partis annoncèrent, dans leurs chants d’adieu, qu’ils emportaient une agréable idée de leur jeune maîtresse. Il est vrai qu’elle remarqua quelques vieillards qui, chuchotant ensemble, semblaient plutôt la plaindre, et la prendre en pitié, qu’envier sa brillante position ; mais, dans l’agréable tumulte qui régnait au château, cette remarque glissa sur son esprit, pour faire place au plaisir de revoir son époux. Lorsqu’ils furent seuls, la conversation ne roula d’abord que sur les dangers et les plaisirs de la chasse ; Elvire blâma le comte avec tendresse d’avoir exposé des jours aussi chers à son cœur ; le supplia avec une douceur charmante de songer que désormais il avait deux vies précieuses à conserver. Elle ne lui cacha pas non plus ses songes funestes, qui, dans son imagination, avaient métamorphosé le château en caverne enchantée ; mais le comte ne fit que plaisanter sur ses idées chimériques de revenans et d’esprits, et, par une transition adroite, changeant l’entretien pour éloigner ce sujet, il lui parla d’un bal magnifique qui devait se donner sous peu de temps à Moscou, et auquel il désirait, ajoutait-il galamment, qu’on admirât ses attraits et la richesse de ses ajustemens.

« Voilà donc, » lui dit-il, en sortant un écrin de sa poche, « une superbe parure de pierreries à l’orientale, qui arrive d’ailleurs tout nouvellement de Paris, et qui me paraît digne de briller sur le beau front d’Elvire. » La comtesse, charmée, ouvrit l’écrin, et vit avec admiration les plus riches diamans qui puissent orner la tête d’une impératrice. « Je n’ai pas borné là mes tendres attentions, » continua Dourlinski, en faisant apporter un grand coffre de nacre : voici des cachemires, des essences, des parfums, des broderies, des soieries que les odalisques du grand sérail de sa hautesse s’enorgueilliraient de porter… » – Elvire, les larmes aux yeux, enchantée de tant de délicatesse, de tant d’ingénieuses générosités de la part de son époux, qui, dans une si courte absence, s’était presqu’uniquement occupé du soin de lui plaire, ne savait dans quels termes témoigner sa vive reconnaissance. L’infortunée l’accablait de ses innocentes caresses, l’appelait avec ardeur son unique souverain, son aimable, son généreux ami, son amant, son époux, et interrompait ces expressions de flammes par les plus tendres baisers, sans se douter qu’elle serrait dans ses bras un monstre altéré de sang, et qui ne songeait qu’à se repaître de son lent trépas… Cependant, ce qui ne laissa pas de frapper péniblement Elvire, ce fut, si je puis m’exprimer ainsi, ces éclairs de férocité qui passaient de temps en temps sur le front de Dourlinski, et décelaient, à travers sa feinte douceur, toutes ses inclinations homicides : tant il est difficile à l’assassin de masquer sa ténébreuse perversité !…

Enfin Dourlinski, après ces présens, tirant une fausse lettre de son dolman, la lut tout haut ; et en conclut qu’il était demandé à la chancellerie de Moscou, distant d’ailleurs de peu de milles du château, pour quelques détails d’administration de son régiment ; il ne laissa pas d’exprimer d’un ton très-vif le chagrin qu’allait encore lui causer cette cruelle absence. Les valets servirent donc le dîner ; le repas fini, Dourlinski, par mille tendres préludes, entraîna mollement Elvire dans son boudoir ; et plutôt amant qu’époux, il lui prodigua en apparence les plus doux transports de l’amour légitime. Elvire se croyait donc la plus heureuse des femmes, et Dourlinski était depuis long-temps parti dans un superbe traîneau, escorté de ses baskirs, qu’elle versait des larmes de tendresse et d’amour, et croyait encore presser sur son sein, dans le plus séduisant désordre, le charmant vainqueur à qui elle venait de prodiguer les trésors de sa beauté… Narcisse survint et la surprit dans cet état douloureux. – « Pourquoi vous affliger ainsi, Madame, » lui dit-elle, « sur un voyage qui sera de très-courte durée ? Vous le voyez, le comte vous adore. » – « En effet, » repart Elvire, en essuyant ses beaux yeux, « il vient de m’en donner les plus touchantes preuves : regarde plutôt, Narcisse, le nouvel écrin dont il m’a fait cadeau. » Narcisse admira en effet les pierreries. « Mais pourquoi donc, » observa-t-elle, en regardant aussi le coffre de nacre, les serrures de l’écrin et de ce coffre paraissent-elles avoir été forcées ? pourquoi encore l’un et l’autre sont-ils sans clefs ? » Ces réflexions naturelles ne laissaient pas aussi d’exciter l’inquiétude de la comtesse. Elles étaient donc à admirer toutes ces pierreries, quand elles en remarquèrent plusieurs qui étaient tachées de sang ; un gros rubis en était couvert, et étant tombé sur la robe de la princesse, la sillonna dans plusieurs endroits. Ensuite des lettres initiales arabes, incrustées en or sur un des côtés de l’écrin, supposaient un propriétaire étranger… Que conclure de cette affreuse singularité ?… Dourlinski, disait la comtesse, se sera blessé légèrement à la chasse, et en touchant ensuite ces diamans, il les aura tachés sans s’en apercevoir. Cette explication, toute spécieuse qu’elle était, aurait satisfait notre héroïne, sans le souvenir trop récent des apparitions nocturnes qui l’avaient épouvantée ; ce qui lui fit remettre au temps le soin de lui donner la clef de ces pénibles énigmes. Narcisse, d’un autre côté, n’avait répondu à tous ses doutes que par des monosyllabes. Un voile sombre était donc répandu sur cette triste demeure, et l’on ne pouvait s’y défendre de douloureux pressentimens, en y respirant l’air des forfaits. Ainsi la comtesse, en proie à de pénibles anxiétés dont le sujet tenait du prodige et dépassait les bornes de son intelligence, ne laissait pas de se repaître de tout ce qui l’avait émue : la disposition du BOUDOIR surtout, où elle avait cédé par devoir à l’amour d’un époux, avait quelque chose de merveilleux, de mystérieux ; et une odeur étrange, une odeur cadavéreuse y avait affecté son odorat. Enfin tout, dans ce château, était hors de sa place naturelle, et l’on y soupçonnait des gouffres sous ses pas dont il était impossible de signaler les écueils. – Elvire se garda bien pourtant de faire ces nouvelles confidences à sa fidèle compagne ; elle les eût traitées encore de folles imaginations d’un esprit prévenu. Se dirigeant donc d’un air mélancolique vers sa harpe, elle se mit à chanter une romance qu’elle avait composée pour Dourlinski, lorsqu’il lui adressa ses premiers soins à Moscou dans le palais de son père ; et alternant ses tristes loisirs, soit en peignant au pastel les traits du comte, soit en touchant une langoureuse nocturne sur son piano, elle gagna insensiblement l’heure imposante de la nuit…

Notre infortunée comtesse ne vit pas le retour de l’Érèbe étendre ses noirs rideaux sur tout l’horizon, sans éprouver un secret effroi. Ainsi que nous l’avons déjà dit, tout lui avait porté ombrage dans la distribution et le mécanisme inquiétant du château ; une pensée vague, douloureuse, semblait vouloir lui révéler un mystère atroce caché sous ses pas… et des pressentimens affreux l’avertissaient tout bas qu’elle marchait sur des cercueils sanglans…

Il est donc vrai que, sans pouvoir être accusé de superstition, nous portons en nous comme le germe des infortunes qui doivent nous accabler ; et que, sans qu’il nous soit possible de nous garantir d’un abîme, nous n’en sentons pas moins les mortelles approches.

Il était déjà dix heures du soir, au mois de novembre ; les aquilons glacés faisaient entendre leurs sifflemens et leurs bourasques à travers la forêt et les colonnades de la galerie ; la campagne, les pins couverts de neige et de frimats, ne présentaient à l’imagination attristée que deuil et stérilité ; quelques Moscovites enveloppés de fourrures se faisaient seulement apercevoir dans le lointain, et des oiseaux de proie, avides de pâture, ajoutaient de temps en temps à la monotonie attristante du tableau ; enfin le bruit de la vie paraissait mourir au pied des murs de cette espèce de prison d’état, pour n’y laisser régner que l’ange funèbre du trépas… Quel spectacle ! quel isolement pour l’esprit déjà affecté d’Elvire !… Ajoutez à ces objets sinistres des bandes de loups affamés qui s’élançaient de la forêt jusqu’au pied des ponts-levis, et venaient hurler sous le balcon de la galerie d’occident ; les rugissemens des ours, qui marquaient lentement leurs pas empreints sur la neige ; et, plus dangereux encore que ces animaux, des caravanes de Kalmoucks nomades, habitués à ne vivre que de pillage, êtres plus sauvages peut-être que les bêtes féroces, et ne cherchant qu’à surprendre les habitations isolées…, et vous pourrez alors, lecteur, vous faire une idée du théâtre sur lequel le fatalisme avait placé notre héroïne.

Cependant la comtesse se rappelant les douces réprimandes de Dourlinski, craignant de témoigner une frayeur enfantine dont il pourrait être instruit, dissimulait de toutes ses forces son trouble.

Entr’autres instrumens, elle avait fait apporter de Moscou une harpe aérienne, qu’elle était dans l’usage de poser le soir dans le corridor de l’ouest, afin que, suivant l’usage, l’air la fît vibrer d’une douce mélodie. Voyant donc la neige tomber à flocons, elle jugea devoir rentrer cette harpe ; et ayant appelé vainement sa femme de compagnie, elle se détermina à ouvrir elle-même la fenêtre, et s’avançant vers l’instrument suspendu, elle se disposait à le prendre dans ses bras… Mais quels furent sa soudaine horreur, son mortel effroi, lorsque, jetant les yeux en l’air, elle entrevit à travers une pluie de neige deux cadavres mutilés que des poulies enlevaient par secousses jusqu’à un des guichets d’une des tourelles du château ! !… Le sang des blessures de ces corps dépouillés tombait encore goutte à goutte sur la neige, et y formait des caillots de pourpre animés ; une longue chevelure de femme, agitée par le vent, vint même friser le visage de la comtesse, et, dans cette position terrible, de nouveaux coups de sifflet et d’une trombe sépulcrale, partis du sein de la forêt contiguë au château, ne la convainquirent que trop cette fois qu’elle n’était pas le jouet de quelque nouvelle vision fantastique.

Laisser tomber avec fracas cette harpe aérienne, se précipiter, échevelée, éperdue, dans ses appartemens, refermer les fenêtres, les volets avec terreur, appeler d’une voix lamentable sa chère Narcisse, son écuyer Dobieski, fut pour Elvire l’effet dû rapide éclair… – Mais où fuir, où se soustraire aux coups des assassins ? comment éviter, dans ce coupe-gorge, une mort qui paraît inévitable ? telles étaient les réflexions, ou plutôt les lamentations de l’infortunée comtesse. – De son côté, Narcisse accourait épouvantée ; l’effroi, le saisissement peints dans tous ses traits. « Nous sommes perdues, Madame, » s’écria-t-elle en sanglotant ; « le comte n’est qu’un chef de brigands ; vos apparitions, auxquelles j’avais peine à croire, ne s’expliquent que trop ; votre écuyer vient d’être massacré sous mes yeux ; ce château enfin n’est qu’une vaste morgue où nous devons périr loin de tout secours… » – « Paix, paix, silence ! Narcisse, » reprit la comtesse, en se rendant maîtresse d’elle-même ; nos clameurs nous perdraient, la seule prudence peut nous sauver ; ne laissons rien paraître de tout ce que nous avons découvert, et peut-être Dieu daignera nous délivrer par un miracle. » Elvire rassemblant toutes ses forces, prit donc un flambeau, et déployant cette fois un courage au-dessus de son sexe, et qu’elle avait puisé dans l’excès même de son désespoir, elle courut au coffre de nacre, s’empara d’une paire de pistolets et de deux riches poignards qu’elle y avait remarqués, et partageant avec héroïsme ces armes avec sa fidèle Narcisse : « Prends, » lui dit-elle, « ces secours divins que le Ciel même nous envoie pour défendre notre vie et notre honneur ; et songe que si Dieu permet les complots d’un criminel, il arme aussi l’innocence de tous ses moyens de défense, et la fait triompher au moment même des plus hautes prospérités du crime. »

Narcisse, à ces mots pleins d’une céleste énergie, se sent ranimée d’une force inconnue ; son enthousiasme l’électrise ; la vue de la princesse faisant briller un poignard dans ses mains, ayant un pistolet fixé à sa ceinture, enflamme son courage ; et, loin de redouter la mort, elle devient fière de perdre la vie en défendant les jours précieux de la princesse de Lipno. Hélas ! cependant, que pouvaient entreprendre deux femmes dans ce sépulcre ? – « Allons, ne perdons pas toute espérance, » continua Elvire avec force ; barricadons d’abord toutes les issues de mon appartement ; plaçons ces meubles devant ces croisées, devant ces portes ; assurons-nous de toutes les sorties. » Ces sortes de palissades placées, Elvire, dans une prévoyance digne de sa chaste pudeur, enveloppe aussi sa ceinture d’épais cachemires, en fait une sauve-garde à son honneur, se prémunit contre toute profanation, et, dans cet état attend que les rigoureux destins essaient son courage par de nouvelles épreuves.

Que le lecteur se fasse donc une idée de la situation de deux femmes réduites à leurs propres ressources dans ce guet-à-pens !… au milieu de Cannibales altérés de carnage, vétérans dans le crime depuis leur enfance, et n’ayant, depuis nombre d’années, que les forfaits pour moyens d’existence, un repaire impénétrable à Thémis pour asile, et un brigand puissant, habile et audacieux, pour chef !

Narcisse, Elvire (car je ne dirai plus la comtesse ; le péril nivèle les conditions, et les grands descendent promptement jusqu’à nous dans l’adversité), Narcisse, Elvire, attendent à chaque instant quel sera l’assassin qui souillera le premier de sa présence leur funeste asile. L’œil enflammé d’inquiétude, le cou tendu, la respiration oppressée, et dans un morne silence, elles écoutent en frémissant ; mais elles n’entendent rien, si ce n’est les derniers gémissemens de l’agonie de l’écuyer, qui, noyé dans son sang, expire sur les marches de l’escalier de la galerie du nord. Ainsi des heures s’étaient écoulées au milieu de cette sourde horreur qui n’était interrompue que par le timbre déchirant du tocsin du château, qui semblait, par des sonneries calculées, diriger des manœuvres au dehors, et répandait dans l’âme les plus sinistres émotions. Chacun des coups de ce beffroi était pour Elvire et Narcisse autant de coups de poignard. D’un autre côté, Narcisse n’avait pas laissé de raconter à sa maîtresse toutes les circonstances du meurtre de Dobieski, qu’elle avait vu de ses propres yeux succomber sous le poignard de plusieurs meurtriers masqués. Soupçonnant du mystère dans certaines allées et venues, elle s’était embusquée dans un cabinet écarté d’où elle avait été témoin de l’assassinat de l’écuyer. Les cruels voulant se défaire du seul homme qui pouvait secourir la comtesse, lui avaient d’abord enfoncé un bâillon dans la bouche, ensuite des coups de couteau plongés sourdement l’avaient immolé, et le bruit d’une masse qui tombe de haut sur des parties molles ne lui laissait pas douter que son corps n’eut été précipité sur un tas de morts et de mourans. Mais, à cet égard, les conjectures de Narcisse étaient fausses, comme nous l’expliquerons par la suite.

« Ainsi, » s’écria d’une voix lamentable la jeune comtesse, comme succombant à de trop pénibles atteintes, « nous sommes par-tout entourées des agens du crime ; ce parquet même couvre peut-être des cadavres auxquels il sert de sépulture ; les voûtes de cette caverne, ainsi que les toitures, sont indubitablement remplies de victimes ; et ce boudoir affreux où, dans mon imprudente tendresse, j’accordai à un parricide des faveurs seules réservées à l’amour vertueux… Ce boudoir, Narcisse, n’en doute pas, est un piège assassin où Nienska aura péri, et que je ne visiterai plus qu’en tremblant ! »

Dans ce moment d’agitation, où la princesse multipliait ses craintes, en voyant multiplier ses dangers, le lustre de son appartement s’éteignit, les deux bougies allumées, qui se trouvaient placées devant la glace de la cheminée, pâlirent insensiblement, comme par l’effet d’une puissance invisible, et les dernières lueurs bleues et pourpres qu’elles jetèrent semblèrent dire un adieu de mort à nos deux infortunées captives… – Ces prestiges incroyables s’étaient à peine produits, que la glace vint à réfléchir une tête de mort enflammée, et un bruit effroyable, semblable au rugissement lointain de la mer, acheva d’imprimer à ce spectacle tout ce qui peut épouvanter l’âme d’un simple mortel. Les seuls rayons de la lune venaient parfois darder sur le parquet lorsque des nuages noirs cessaient de la couvrir ; mais loin que cette lumière fût officieuse, elle ne faisait qu’éclairer des membres sanglans, des fantômes couverts de longues draperies blanches, qui finissaient par s’évanouir comme de sombres vapeurs…

Elvire et Narcisse, serrées étroitement dans les bras l’une de l’autre, attendaient avec résignation le coup mortel ; et, sans pouvoir démêler la cause de tant de prodiges étonnans, espéraient encore de la bonté divine une délivrance miraculeuse…

Dieu ! qu’il est cruel pour une jeune princesse de périr ainsi dans la fleur des ans, au moment où le temps venait de finir tous ses charmes, d’épanouir tous les trésors de sa beauté, et d’animer dans tous ses sens la vie et l’amour !… L’amour ! pour un scélérat forcené, caméléon perfide, qui revêtait à son gré les couleurs les plus séduisantes !… Qu’il est cruel, dis-je, de passer dans les bras de l’horrible mort, presqu’au sortir du lit nuptial et des premiers transports du plaisir ! Elvire ne verra pas un jeune rejeton de sa tendresse, doucement pressé contre son sein, ou mollement agité sur ses genoux, sourire à sa mère, et lui présenter les traits chéris d’un époux vertueux…

Toutes ces pensées déchirantes viennent aigrir le sentiment des malheurs de notre jeune comtesse, et lui font goûter lentement toute l’amertume du trépas ; mais tant de chagrins ne l’ont point accablée. Au travers des horreurs qui l’environnent, ses regards percent les voûtes de sa prison, et pénètrent jusqu’aux régions heureuses de l’immortalité : c’est là que son âme s’élance, respire, soulagée, et goûte un moment de paix céleste. Quelquefois, insensible pour elle-même, elle recommande à Dieu son père, la pauvre Narcisse. Ainsi Elvire, l’infortunée Elvire, croyait n’avoir plus qu’à mourir ; mais qu’elle était encore loin d’être à la fin de ses cruelles épreuves ! Une partie du parquet s’ouvre, les bougies se rallument d’elles-mêmes, et à ses pieds roule une tête sanglante et couverte de cheveux blancs… C’est la tête de son père, qu’Elvire n’a que trop reconnue…

Réveillée par ce coup de foudre, de sa trompeuse sécurité, son âme se remplit de nouvelles alarmes ; elle songe à tous les maux que la destinée peut encore lui garder en réserve. Le glaive d’un homicide s’est donc trempé dans le sang de sa famille avant de verser le sien ! Dourlinski, l’affreux Dourlinski est indubitablement le criminel artisan de ce nouveau forfait ; et dans l’horreur qu’Elvire ressent, elle ne demande plus à Dieu qu’une seule faveur, celle de pouvoir braver elle-même la cruelle perfidie de son suborneur… – Hélas ! cette triste faveur ne tarda pas à lui être accordée ; car, après un nouveau tumulte effrayant, accompagné d’un cliquetis d’épées, Dourlinski, l’horrible Dourlinski paraît enfin avec toute sa suite, et précédé de quelques flambeaux… – Quel moment cruel pour la comtesse ! Ce n’est plus un Protée charmant qui se cache sous un faux air de douceur ; c’est un lion, c’est un tigre armé de toute sa rage, de toute sa criminelle frénésie, altéré de sang humain pour le plaisir même de le répandre, et, l’écume à la bouche, ne cherchant la volupté qu’au sein des forfaits… – Sa ceinture garnie d’armes à feu, d’armes blanches, la tête couverte d’un casque de bronze, un cimeterre à la main, un vaste manteau jeté sur les épaules ; c’est dans cet appareil digne des gibets que la princesse revoit son époux… « Vous et votre famille que j’abhorre, » lui dit-il avec ironie, « avez cru à la sincérité de mon alliance et de mes sermens ; et croyant mes ressentimens éteints, vous avez imprudemment pensé que Dourlinski savait pardonner. Reconnaissez maintenant, Elvire, mais trop tard, que je suis implacable dans mes vengeances, et que je n’ai jamais oublié que la maison de Lipno s’était sourdement réunie à mes ennemis lorsqu’on m’accusa du double meurtre de ma mère et de Nienska… » – « Infâme scélérat, » lui répondit avec véhémence la comtesse, « n’est-ce pas assez de faire rouler à mes pieds la tête sanglante de mon malheureux père, d’attenter aux jours de mes gens, de menacer les miens par une longue agonie et tous les prestiges de ton infernal repaire, sans encore insulter à mes infortunes ? Prends ma vie, et n’outrage pas tes malheureuses victimes en les faisant tomber sous tes coups assassins. »

Dourlinski, depuis long-temps inaccessible aux remords et à la pitié, inexorable pour la comtesse, qui le sein à demi découvert dans son désespoir, une pâleur mortelle sur le front, aurait touché le cœur d’une bête féroce, d’un geste ordonne qu’on la sépare de Narcisse, et qu’on la conduise dans le fatal boudoir. C’était le coup le plus terrible que pût recevoir l’infortunée Elvire, car, certes, elle attendait le trépas ; son imagination se repaissait de l’horrible idée que sa tête roulerait bientôt sur le parquet dans des flots de sang ; mais la mort accompagnée de l’opprobre des caresses, de la luxure sanguinaire de Dourlinski, voilà la pensée qui la livrait aux plus affreuses angoisses. D’abord elle se débat, elle tente de résister aux efforts des assassins ; mais sa faiblesse ne seconde pas son courage… D’un autre côté, elle entend les derniers gémissemens de Narcisse, qui, un poignard dans le sein, la devance dans la nuit des tombeaux, et l’infortunée comtesse n’étant pas assez heureuse pour mourir de sa douleur, elle voit prolonger dans d’affreux épisodes sa cruelle agonie.

Jetée, enfermée dans ce boudoir cadavéreux, son premier mouvement fut d’implorer la miséricorde divine de sauver du moins son honneur en lui ôtant de suite la vie. Sa touchante prière se prolongeait douloureusement sous les colonnades du boudoir, et Elvire avait à peine prononcé le mot de la vie, qu’un écho favorable répondit : oui. La comtesse renaissant à quelque lueur d’espérance, s’élance du côté d’où la voix protectrice était partie, et, dans un nouvel élan d’héroïsme, s’écrie : oui, je suis insensible à la mort, mais que ma vertu ne soit pas profanée en ce jour… l’écho tutélaire reproduisit encore les derniers mots, en ce jour

Qu’on juge de l’état de la princesse ! Sur les bords de l’abime, l’espoir lui était encore permis ; et malgré l’aspect hideux des objets qui frappent ses yeux, elle l’accueille avec transport. Ainsi, un sopha mécanique qu’elle aperçut dans le fond de ce réduit infâme, et dont les ressorts cruels torturaient les victimes qui s’y étaient assises, un fauteuil plus meurtrier, et des verges de fer cachées sous des matelas de satin avec des instrumens d’acier, dont l’usage ne pouvait que servir un génie voluptueusement assassin, cessent de jeter l’épouvante dans son esprit. « Dieu me voit, Dieu m’entend, » s’écrie-t-elle dans sa nouvelle ferveur ; « il connaît mon innocence, et si je péris encore, ce sera le front couronné des palmes du martyre. » C’est ainsi que la vertu, forte de ses propres secours, brave les coups du crime, et triomphe même en succombant.

Elvire, à la lueur des lampes, parcourt le nouveau théâtre de ses infortunes ; ces mots précieux, oui, en ce jour, qu’une puissance supérieure seule a pu prononcer, retentissent dans son âme ; elle y voit d’abord le secret de sa délivrance ; et malgré l’odeur des cadavres, malgré la nouvelle horreur que lui inspire la découverte, dans un cabinet de bronze, de trois corps de femmes mutilés dans les parties les plus respectées de la pudeur, elle marche désormais précédée d’une sainte espérance, et s’enhardit à pénétrer dans les endroits les plus secrets de ce boudoir de la volupté assassine. Ses pieds ne laissaient pas d’hésiter sur toutes ces trapes perfides qui pouvaient lui tendre un piège funeste, lorsqu’un rameau d’or, chargé de trois boules d’ivoire, vint à tomber à ses pieds : elle le prend, elle le baise avec ravissement, et lit sur une des boules : « Sous le canapé lilas est un escalier en spirale qui conduit à la forêt par une galerie souterraine ; à l’issue de cette même galerie, nouveau secours. Ne perdez pas un instant, belle Elvire ; vertu et courage. »

Quels transports de joie ! La princesse suit aussitôt l’avis angélique : en effet, la magie continue d’être ponctuellement exacte ; elle descend un escalier tortueux, s’engage avec de la lumière dans une sorte de caverne ténébreuse, et ranimant toutes ses forces, elle suit ses étonnantes destinées. Nous la quitterons un instant, maintenant qu’elle est hors de péril, pour faire connaître la conduite ultérieure de Dourlinski.

« Le danger est très-pressant, » disait-il a table à ses compagnons de brigandages ; le ministère de Saint-Pétersbourg a éclairé notre conduite ; la police de Moscou, je ne l’ignore pas, a mis des agens secrets à notre poursuite, et enfin, mes nobles frères d’armes, c’est au point que nous avons des traîtres jusque dans notre sein, qui ont d’abord révélé une partie de nos exploits, et ont donné ensuite le plan du mécanisme de notre retraite. » À ce mot de traîtres, les brigands jurèrent qu’il fallait tout tenter pour les découvrir et les exterminer. « Imitons, » dit le lieutenant de Dourlinski, « la conspiration de Catilina, où les conjurés, pour se lier d’un lien de complicité indissoluble, burent à la ronde, dans une coupe de sang, sur une victime immolée de leurs propres mains. Narcisse est encore tiède et… » Dourlinski blâma ces forfanteries, en faisant observer d’ailleurs qu’il n’était plus en leur pouvoir de se saisir des délateurs, puisqu’ils avaient déserté leur cause, et étaient maintenant parmi leurs ennemis. Effectivement, les brigands, après s’être regardés d’un œil inquiet, virent que Flamenski et Rodoff, excellens d’ailleurs pour les coups de main, avaient disparu après quelques démêlés de partage de butin entre eux et le sous-lieutenant. – « Ce n’est donc plus en discours superflus qu’il faut perdre un temps précieux, » reprit Dourlinski, le capitaine de ces brigands ; depuis long-temps les soupçons planent sur ma personne, et il faudrait abandonner cette nuit même ce château qu’on croit enchanté, pour nous jeter dans les montagnes de la Sibérie, plutôt que de succomber à des forces trop supérieures. Songez ensuite, mes braves compagnons, que la mort du prince de Lipno, que j’ai su attirer dans cette retraite, notre dernier coup sur ce riche Arménien, Noachi-Bedour, que nous avons dépouillé dans la forêt de toutes ses pierreries, ont fait trop de bruit dans la province pour qu’on n’en recherche pas activement les auteurs. Du soupçon aux preuves, il n’y a souvent qu’un pas, et ce serait épuiser notre fortune que de la lasser dans une folle confiance. »

La plupart des brigands blâmèrent ce projet pusillanime. « Si le danger est aussi pressant, » se mit à dire le lieutenant, la fuite est devenue impossible, et nous sommes déjà cernés ; s’il n’est que chimérique, livrons-nous aux plaisirs de la table, et reposons-nous sur notre valeur du soin de notre sûreté. » Tous les malfaiteurs battirent des mains à bravades du crime, et le vin et les liqueurs échauffant leurs esprits, ils oublièrent le péril au sein des excès. Un d’eux eut l’infamie de témoigner le regret que Narcisse eût été immolée dans un moment de vivacité ; « sans doute, » reprit le sifflet de la bande, « elle nous eût servi d’épouse à tous. » Un monstre d’entre eux alla jusqu’à faire entendre qu’il n’était pas étranger à des voluptés posthumes… Enfin ces infâmes assassins semblaient à l’envi l’un de l’autre se défier en idées criminelles. Pendant leurs affreux discours, Dourlinski, excité par le punch, muni d’un piston, s’était furtivement absenté, pour aller assouvir son homicide lasciveté auprès de l’infortunée Elvire. Il ouvre donc mystérieusement l’horrible boudoir, où l’ombre de sa première épouse errait encore… Mais quelle fut sa surprise, quand, après l’avoir cherchée attentivement, il ne put parvenir à la découvrir ! L’idée lui vint bientôt que l’escalier en spirale avait été la cause de sa délivrance. Il s’y précipite aussitôt. « Plus de doute, » s’écrie-t-il, en voyant la trappe découverte, nous sommes trahis ; et saisissant un pistolet de sa ceinture, il se mit à le décharger en faisant retentir le cri terrible : aux armes ! aux armes ! À ce cri d’alarme, tous les brigands se lèvent, tous les machinistes descendent de leurs postes, et des toitures les plus élevées aux caveaux les plus profonds, toute la bande s’assemble autour de leur capitaine, et s’informe du sujet de ses craintes. Dourlinski les en instruit en peu de temps. On selle donc les chevaux, on charge l’or et les riches dépouilles dans des chariots, et on se prépare à opérer, à la faveur de la nuit, une savante retraite dans la forêt qui conduit vers les montagnes. Mais il est un terme pour le crime, c’est celui de sa juste punition. Déjà Elvire, secondée du ciel et de son courage, était parvenue à l’issue de la galerie souterraine qui aboutissait au milieu de la forêt de Sombrouski. Quelle fut sa surprise, son ravissement, d’y retrouver sa mère, sa tendre mère, qui elle-même, au bivouac avec des escadrons de cavalerie embusqués, attendait impatiemment son arrivée ! La princesse de Lipno lui expliqua les ordres qu’avait donnés le gouvernement pour s’emparer des brigands et incendier leur repaire, que deux de leurs transfuges avaient dénoncé sous la condition de leur grâce. Elle ne lui dissimula pas la mortelle inquiétude qu’elle ressentait sur l’absence de son époux, qui avait disparu depuis deux jours. Ici Elvire ne fit que soupirer, ne fit que verser des larmes, et sa mère ne conçut que trop que le prince avait péri par les artifices du plus audacieux des assassins. Sa mère lui expliqua ensuite par quelle adresse Flamenski, connaissant parfaitement toutes les sinuosités du château, s’était glissé jusque dans le boudoir meurtrier, sachant que Dourlinski entraînait toujours là ses victimes, et l’avait sauvée par des échos favorables, ainsi qu’en jetant à ses pieds un rameau emblématique, qui jusqu’alors n’avait servi qu’à des prestiges criminels, mais sur lequel il avait tracé à la hâte la conduite qu’elle avait à tenir pour assurer sa fuite. Elle lui expliqua aussi le travail des enchantemens, des prestiges, et de tout l’art fantasmagorique qui l’avait terrorifiée dans ce château, et qui n’était encore, selon les délations de Flamenski et de Rodoff, qu’un jeu de coulisses, de fantômes et d’esprits artificiels, et un jeu d’optique et de lumières, que des complices à gages faisaient mouvoir dans les plafonds ou par le masque de doubles boiseries, ainsi que de portes à bascules, qui elles-mêmes représentaient en peinture des spectres, afin de donner un air de merveilleux et de surhumain à cette habitation. Quant aux cadavres que la jeune comtesse avait entrevus suspendus à des poulies, il n’était que trop vrai que c’était des personnes de la suite d’un très-riche Arménien qui avait été assassiné la nuit précédente, et dont on cachait les dépouilles, suivant l’usage au cimetière banal, qui était une horrible morgue ménagée dans la tourelle du nord.

Elvire n’apprit pas tous ses détails sans frémir de tous les dangers que son honneur et sa vie avaient courus ; elle témoigna même aussitôt à sa mère le désir de retourner de suite à Moscou, dans le traîneau qui était là à leur disposition. Et ton père ? repartit la princesse. Ici Elvire ne répondit que par un torrent de larmes. Escortées toutes deux de quelques dragons russes que le commandant de l’expédition nocturne leur donna avec un officier intelligent, elles partirent donc pour leur résidence, avec des sentimens mêlés de joie et des plus cruels souvenirs.

Cependant le petit jour commençait à poindre ; la nuit repliait ses voiles, et le soleil, captif sous l’horizon, saluait déjà l’univers de ses premiers rayons : s’il éclaire les projets d’un grand criminel, il prête aussi sa lumière aux agens de la vindicte publique. Déjà plusieurs escadrons, disposés avec art sous les ordres du chef principal, ont investi, à quelque distance, le repaire des brigands. Conduits par quelques villageois moscovites qui avaient depuis long-temps épié les manœuvres de ces meurtriers, et qui connaissaient conséquemment une partie des issues qui aboutissaient dans la forêt, ils marchent tous simultanément sur un point de centre, et la retraite de Dourlinski devient impossible. Ce dernier, ainsi que sa troupe, n’avait pas jugé devoir placer le théâtre du combat dans le château même, malgré qu’il pût tenir quelques jours, par la raison qu’en rase campagne, l’espoir de l’évasion leur souriait davantage. Dourlinski est donc à la tête de ses Baskirs, tandis qu’une espèce de réserve, en formant une ceinture, protège et garde les trésors. Mais le commandant, peu intimidé de ces préparatifs, fait sonner la charge, et en peu de minutes couvre la neige de ruisseaux de sang et des cadavres des assassins. Dourlinski périt également les armes à la main, malgré que les instructions du gouvernement de St.-Petersbourg portassent de tâcher de le prendre vivant : sa défense opiniâtre ne le permit pas.

Nous épargnerons la sensibilité de nos lecteurs, et nous nous garderons bien de leur faire un affreux détail des victimes des deux sexes qu’on trouva amoncelées dans les souterrains du château qui servait depuis plus d’un siècle à l’asile du crime, comme une propriété héréditaire, et était passé de brigands en brigands jusqu’à l’imposteur Dourlinski. Nous ramènerons sa pensée sur la belle Elvire, sur sa tendre mère, qui, voulant s’éloigner d’un voisinage si funeste, partirent pour l’Angleterre, où elles avaient de grands biens. Le château fut incendié, rasé, tous les souterrains comblés ; l’herbe crut là où le crime avait paru quelque temps trouver le secret de son impunité, et il ne resta dans la mémoire des hommes que le nom affreux de Dourlinski, qu’on citera long-temps dans les annales criminelles de la Russie, comme un des monstres les plus perfides qui aient affligé l’humanité.

CINQUIÈMES OMBRES

L’INFANTICIDE,

OU

LA FAUSSE VERTU DÉMASQUÉE.

« La noirceur masque en vain les poisons qu’elle verse ;

Tout se sait tôt ou tard, et la vérité perce. »

Il est donc vrai qu’il existe une justice distributive qui finit toujours par remettre tout à sa véritable place, qui dispense également la peine et la récompense, et ne souffre jamais que le crime usurpe long-temps le trône de la vertu : CLOTILDE DORLANGES en est un exemple frappant. Beauté, esprit, richesses, la nature et la fortune semblaient s’être unies pour lui prodiguer leurs dons ; sa mère, veuve d’un magistrat distingué, l’adorait, et n’avait rien négligé pour donner à notre héroïne une éducation brillante… Faut-il qu’une erreur criminelle répande ses ombres affreuses sur un tableau si gracieux !… faut-il qu’un sein charmant, né pour les plus beaux fruits de l’hymen, n’ait été qu’un berceau homicide pour l’innocent que l’amour y avait fait naître !

Les cercles de madame Dorlanges se composaient de tout ce que la bonne société a de plus distingué dans les deux sexes, sous le rapport des mœurs, du bon ton, de la naissance et de l’esprit ; et, sans avoir certaines prétentions surannées, enfans ridicules des souvenirs du faubourg St.-Germain, où elle demeurait, madame Dorlanges savait modifier ses goûts avec ceux du siècle, et, évitant toujours les excès, prenait sagement dans les deux régimes ce qu’ils offraient de meilleur pour l’appliquer à une vie domestique. Ainsi, malgré qu’elle eût fait de grandes pertes dans la révolution, et qu’elle eût pu comme tant d’autres douairières, mettre toujours sur le tapis sa petite vanité féodale sous le voile de ses amers regrets, elle avait le bon esprit de ne pas fatiguer son auditoire de ces rêves puériles, et n’exhumait pas sans cesse d’orgueilleuses ruines, pour se faire admirer dans un passé qui n’est plus. Avec le même principe de philosophie, elle souffrait difficilement qu’on explorât devant elle le champ de la politique ; qu’on ne parlât patrie, libéralisme, gloire nationale, que pour voiler adroitement des malheurs, des prétentions, et des chutes personnelles causées par de violentes réactions ; enfin elle ne consentait pas que l’entretien se composât des réminiscences de l’amour-propre froissé, mais uniquement de tous les sentimens de bienveillance et de franchise qui font le charme principal d’une réunion. Avec cet esprit, elle ne pouvait donc présider les siennes qu’avec une réputation distinguée de goût et de discernement, et son aimable fille se chargeant toujours de faire les honneurs et les principaux frais de ces soirées, soit en récitant quelques poésies nouvelles qu’elle déclamait parfaitement bien, soit en faisant admirer sa prodigieuse habileté sur le piano, ces assemblées choisies offraient les plaisirs les plus délicats. Un seul défaut se faisait remarquer dans la belle Clotilde : c’était une secrète disposition à la pruderie dont les hommes tirent les plus favorables augures, parce qu’elle n’est que le masque de la sagesse, et qu’elle promet les succès du vice, du moment qu’on sait ménager adroitement les apparences. M. de Merville, colonel d’hussards, et un des cénophites les plus assidus de ces réunions, fut le premier qui s’aperçut dans notre héroïne du vernis de sa fausse vertu. Caméléon et Protée adroit, la nature l’avait doué d’une sagacité extrême pour découvrir le faible des parties basses du cœur humain, particulièrement de celui des femmes ; et autant il avait été rusé militaire, prompt à faire jouer sur son ennemi des mines, des manœuvres perfides, autant il savait attaquer le beau-sexe avec art, et surprendre, d’un brillant coup de main, les sentinelles les plus assidues de la modestie, de la vigilance et de la pudeur. Avec ce talent particulier, M. de Merville avait de la naissance, quelque fortune, une réputation de bravoure, une belle figure que ne déparait pas du tout l’honneur d’un léger coup de sabre ; n’était pas étranger aux arts d’agrément, et surtout (qualité rare) ne donnait pas dans la conversation la question de ses brillantes prouesses. Clotilde ne vit donc pas tout ce mérite sans éprouver certaines palpitations de cœur, dont sa pruderie sut toutefois taire l’impression soudaine. Plus le feu de l’amour pénétrait dans son âme, plus ses longues paupières, pudiquement baissées, cherchaient à dissimuler le trouble qui se passait et dans ses yeux et dans son sein ; et bien loin de s’avouer encore à elle-même que son heure était venue, elle redoublait d’affectation, tandis qu’au fond de l’âme sa pauvre vertu à l’agonie ne faisait plus depuis long-temps que s’attacher à des roseaux. Notre colonel, en adroit partisan, ne tendait rien moins qu’à tourner l’ennemi, à l’entraîner dans quelque embûche : aujourd’hui, c’était une ingénieuse romance, une nocturne de Boïel-Dieu ou de Nadermann, dont les paroles, messagères favorables, portaient dans le cœur de Clotilde tout le feu, toute la tendresse qui les avaient inspirées à l’auteur ; les noms y étaient déguisés, mais l’amour a-t-il des anonymes ?… L’amante devine aussitôt les lettres initiales du nom de son amant dans le langage le plus obscur, et sait bien s’appliquer, sans jamais se tromper, tout ce qui s’adresse à sa vanité et à ses sentimens. Une autrefois, c’était un bouquet allégorique, dont les fleurs formaient un sens. Cependant Clotilde, toujours renfermée dans les bornes de la plus stricte réserve, n’avait voulu encore rien comprendre dans maintes scènes muettes ; une politesse froide continuait de servir de voile à sa vertu chancelante ; et malgré que le colonel, soit en l’accompagnant sur son violon lorsqu’elle chantait, soit en lui servant de cavalier dans la loge de sa mère, eût fait, quoique dans des expressions tacites, la déclaration d’amour la plus formelle, notre coquette temporisait sa défaite, et conservait encore tous les honneurs de sa réputation prête à expirer sous l’aveu de ses secrets désirs. Cette situation était délicate : renoncera-t-elle à ce colosse de renommée qui lui procure le plaisir orgueilleux de faire sans appel le procès à ses compagnes qui ont payé quelque tendre tribut ?… Se compromettra-t-elle en prenant sa femme-de-chambre pour le Mercure de ses nouvelles amours, et se déclarera-t-elle enfin devant tout un public d’autant plus sévère, qu’elle s’est tracé à elle-même un code de conduite très-rigoureux ?… Alternative pénible entre l’amour-propre et l’amour, indiquez donc un terme conciliateur qui puisse conserver à la fois, ainsi que le dit si spirituellement la marquise de Merteuil, et les plaisirs du vice, et les honneurs de la vertu ?… « Que ma réputation reste intacte, » s’écrie seule l’irrésolue Clotilde, « mais ne refusons pas à ma jeunesse le bonheur de l’amour. » En se combattant ainsi sans cesse, elle lisait et relisait encore une lettre passionnée de Merville, dans laquelle, honteux, confus lui-même d’avoir osé parler d’amour, il se retranchait sagement dans les seuls termes de l’amitié, et faisait une peinture magnifique de ses prétendus sentimens platoniques. Ce détour convenait à la dissimulation naturelle de Clotilde : « Qu’un amant, » se disait-elle encore, « sache deviner que je l’aime, qu’il en obtienne même les preuves les moins équivoques ; mais qu’il ne cesse pas pour cela de me traiter comme une vertu incorruptible ; et que cette fausse monnaie de galanterie me conserve toujours dans la société une réputation sans tache, c’est à ce seul prix que j’aimerai et que j’ouvrirai mon cœur aux douceurs d’un commerce toujours soumis aux calculs de mon orgueil. »

Merville avait trop d’esprit pour ne pas avoir promptement analysé ce qui se passait dans l’esprit de sa maîtresse ; il cessa donc de l’importuner de nouvelles déclarations, de pressions de mains et de toutes les petites tyrannies insatiables dont un amant vulgaire fatigue sa maîtresse ; plus grand dans ses spéculations galantes, il renonça aussitôt à tous ces systèmes, à toutes ces fausses tactiques qui font perdre un temps précieux dans des préludes fades ; il se fraya un chemin particulier, et, comme a dit à cet à-propos une femme de beaucoup d’esprit, il prit des chevaux de poste et la grande route, pour arriver plus tôt. L’hôtel de madame Dorlanges était assez isolé, et adossé à un vaste jardin dont le mur permettait l’escalade du balcon et des fenêtres de l’appartement de Clotilde. Ancien colonel d’hussards, amant et amant aimé, Merville se dit qu’une surprise, une charge brillante, à la guerre comme en amour, est le grand moyen des conquêtes. Ainsi possédé d’une belle résolution, après avoir glissé à Julie, la femme-de-chambre de sa maîtresse, une bourse de vingt-cinq louis, afin qu’elle ait dorénavant un sommeil de plomb, s’être enveloppé d’un manteau couleur muraille, notre héros entreprenant se glisse à minuit dans le jardin dont nous avons déjà fait mention, parvient au balcon, aux fenêtres, et le voilà enfin caché dans l’appartement de sa belle prude, sous les draperies des rideaux de l’alcove…

C’était l’heure à laquelle, l’assemblée dissoute, elle se retirait, après avoir fait un léger repas avec sa mère. Moment délicieux, moment terrible ! Comment l’orgueil de son caractère va-t-il prendre cet excès d’audace ? se dit Merville ; y verra-t-elle une secrète confiance qui, comptant sa vertu réelle pour fort peu de chose, donne la certitude humiliante pour Clotilde du plus prompt succès ? Sonnera-t-elle encore les domestiques, et, se perdant de réputation dans un éclat scandaleux, préférera-t-elle le plaisir d’une gloire stérile aux délices d’une nuit d’amour, dérobée sous le feu même de l’ennemi ? Toutes ces questions étaient effrayantes pour Merville, et il ne se les faisait pas, dans sa situation, sans les plus vives inquiétudes : le lecteur conçoit bien qu’on ne joue pas sans de fortes craintes le va-tout de son honneur, et les intérêts des intérêts de sa tendresse. Bref, Clotilde, déshabillée par Julie, et n’ayant plus besoin de ses services, la renvoie, place un bougeoir, un roman sur son somno, et dans le voluptueux désordre d’une toilette de nuit, sa belle tête appuyée sur sa main gauche, la dernière lettre de Merville dans la main droite, elle commence à donner audience à ses pensées amoureuses, avant de se livrer aux douceurs de Morphée. – « Que les hommes sont bizarres ! » s’écriait-elle parfois, en s’interrompant dans sa lecture, et en jetant la galante missive sur son lit : « ils vous jurent sans cesse un amour éternel, mais ne parlent jamais des moyens qui peuvent ensevelir dans un profond secret nos sacrifices : hérauts et trompette de leur propre gloire, ce n’est pas de l’amour qu’il leur faut, mais du bruit ; et les faveurs de la femme la plus aimable n’auraient aucun prix à leurs yeux, si un nombreux public ne venait aussitôt applaudir à leur triomphe, et poser le sceau de l’indiscrétion sur nos plus secrètes défaites. Non, non, Merville, ce n’est pas un amant de cette sorte que je désire ; ma vertu m’a trop coûté jusqu’à ce jour pour la sacrifier au seul but de votre vanité ; et je ne veux pas d’un sentiment où notre sexe ne joue la plupart du temps que le rôle d’une sotte victime. »

Merville ne perdait pas un mot de ce monologue extraordinaire ; et plus il pénétrait la pensée de Clotilde, plus il s’applaudissait de son audace. Notre héroïne reprit encore la lettre, qu’elle se plut à parcourir comme une énigme difficile à deviner. « Son amitié… s’écria-t-elle de nouveau ; détour maladroit pour m’amener à un dénouement prévu… Croit-il donc que mon honneur se satisferait d’une spécieuse défense, et qu’en succombant, je ne voudrais pas au moins qu’il me restât la gloire d’avoir glorieusement combattu ? J’aimerais mieux, continua-t-elle dans cet élan de dépit, un amant intrépide, qui, brisant sur toutes les timides bienséances, mit sa vie au-dessous de mon amour, que ces subterfuges hypocrites, qui ne laissent aucun refuge à la vanité d’une femme… » Cet aveu que Clotilde faisait ici de ses plus secrètes pensées était trop favorable à Merville pour qu’il hésitât plus long-temps à hasarder son bonheur. Sortant donc avec promptitude de sa retraite, et se précipitant à genoux près du lit de Clotilde, il lui laissa à peine le temps de se reconnaître : « Vous voyez à vos pieds, » lui dit-il, d’une voix tremblante et passionnée, « le plus amoureux des hommes. Vous n’ignorez pas que, si j’avais pu vous offrir ma main, vous ne connaîtriez mes feux que par l’organe de madame votre mère ; mais mille obstacles s’opposent à notre union, et taisant l’hymen, je ne puis parler que de mon amour. Prenez donc pitié, belle Clotilde, du plus tendre des amans, qui va mourir à cette place, si vous ne daignez le regarder d’un œil moins sévère… »

Pendant ce beau discours éloquemment improvisé, Clotilde, respirant à peine, s’enveloppant de tous les voiles que sa pudeur alarmée put saisir, ne savait, au milieu de son trouble violent, quel cours donner aux sentimens qui se pressaient dans son esprit, dans son cœur… Merville était joli homme, bien fait, ne manquait pas d’esprit ; son attitude de roman, ses beaux yeux, où se peignaient la fidélité et la tendresse ; son regard charmant, qui semblait assurer qu’il serait discret autant qu’il avait été téméraire ; toutes ces considérations faites avec la rapidité du sentiment et des secrets désirs… jetaient ses sens dans la plus tendre perplexité… Mais, d’un autre côté, allait-elle faire écrouler en un instant ces échafaudages de vertu, ce clinquant de renommée, qui lui donnaient dans le monde un si haut degré d’estime ? « Si encore, » dit-elle à Merville, « je pouvais excuser votre audace ; mais votre seule entreprise est un affront, et il n’y a que les femmes qu’on méprise avec lesquelles on risque de semblables aventures. »

C’est ici que Merville sentit qu’il ne s’agissait plus que de triompher, par de séduisans sophismes, de la vanité effarouchée, de l’orgueil ombrageux de Clotilde ; et que du moment qu’il aurait l’air de vaincre une vertu sans exemple, son bonheur serait le prix de son adresse. S’emparant donc de la belle main de Clotilde que, dans un mouvement de frayeur, elle avait sortie du lit : « Chère et tendre amie, » lui dit-il, « vous auriez une bien fausse opinion de mes vrais sentimens, si vous pouviez penser un seul instant que je n’ai hasardé cette démarche que dans une insultante confiance en votre propre faiblesse : si je vous adore, je vous révère encore plus ; mais le véritable amour est ambitieux, inquiet, et ne sachant encore quels progrès j’avais pu faire dans votre esprit par une cour assidue de six mois, j’ai provoqué ce moment décisif pour vous arracher un aveu dont dépend le sort de ma vie. Sans doute l’heure, le lieu peuvent blesser votre extrême délicatesse ; mais si je m’y conduis en amant respectueux, qui chérit… et révère encore plus son idole, pourrez-vous m’accuser d’être indigne de respirer l’air de ce temple sacré ? »

En proférant ces derniers mots, les yeux expressifs de Merville se remplirent de belles larmes : un lecteur malin dira peut-être que c’était celles du désir… – Qu’un amant est intéressant, dangereux, quand il pleure, quand il est à genoux sur un parquet froid, tandis que !… – Clotilde, mue par l’amour, par les séductions de la nuit, combattue par l’intérêt de sa gloire, les spéculations plus puissantes de son faux orgueil, ne savait plus dans quels termes se défendre ; et depuis un quart d’heure sa main, abandonnée dans celles de son amant, s’imprégnait du poison subtil de ses baisers…

« Bien ! Merville, » lui dit-elle enfin, « en adoucissant ses regards, et en demandant grâce pour sa propre faiblesse ; « je veux bien croire que vous m’estimez encore, que vous n’avez pas cessé de le faire ; mais au nom de mon honneur en danger, retirez-vous, et ne me forcez pas de vous haïr après vous avoir accordé quelque… estime. » – Un colonel de hussards est-il homme à abandonner l’appartement de sa maîtresse à minuit, surtout quand il s’y est introduit d’une manière romanesque ? Gagnant donc insensiblement du terrain sur ses genoux très-souples, de la main qu’il tenait déjà, Merville parvint plus haut, et éparpilla des baisers de feu sur un bras d’albâtre. À chaque baiser, il ne manquait pas de parler de discrétion, de constance à toute épreuve, surtout de l’adresse mystérieuse avec laquelle il avait pénétré dans l’appartement, de la possibilité d’être heureux sans craindre le moindre des dangers ; et dans cette brûlante apologie, sa bouche amoureuse s’approchant de plus en plus de celle de Clotilde, y prit un baiser qui acheva de porter dans tous ses sens le ravage le plus dangereux. Merville, plus entreprenant que jamais, s’était bien attendu qu’on l’appellerait monstre, qu’on lui opposerait une franche défense ; mais il s’y était préparé, et affecta même quelquefois de se décourager de tant d’obstacles, pour rehausser dans l’esprit de Clotilde le mérite de sa résistance. Le lecteur a prévu le dénouement ; une fois l’épine émoussée, la rose se laisse cueillir… Le bougeoir avait été éteint au milieu du tumulte, et la profonde obscurité qui vint à régner ne pouvait que favoriser les ébats de nos deux amans…

Le petit jour vint les surprendre dans le plus voluptueux abandon. La belle Clotilde, le front couronné d’un bras, le sein tout-à-fait nu, sommeillait encore, accablée d’une fatigue délicieuse. Merville lui avait juré tant de fois qu’il serait discret et fidèle !… Ce fut son amant qui se réveilla le premier. Est-il, en situation d’amour, un moment plus délectable que celui d’un lendemain ? La passion, l’amour-propre, la gloire d’avoir triomphé d’une vertu rebelle, de contempler, de parcourir sans aucun voile importun des attraits qui, jusqu’alors, avaient été toujours scrupuleusement dérobés à votre vue… de porter ses lèvres sur des trésors animés, de faire mille envieux… Non, l’homme dans cette situation céleste ne paierait trop ces extases d’un demi-siècle d’adversité !…

Merville reposait donc sa vue sur tant d’appas dont il était possesseur, et croyait encore que son bonheur avait été un songe. Le feu qui sortait de son sein, le baiser qu’il déposa sur la bouche à demi close de son amante, la fit sortir enfin de son profond sommeil… Elle ouvre ses grands yeux noirs, interroge les lieux, et la mémoire encore confuse des évènemens de la nuit, elle exprime un sentiment de terreur à la vue de Merville, qui la presse dans ses bras. Mais bientôt, reconnaissant son aimable vainqueur, elle répond par des baisers de flamme à son tendre appel. Quelques minutes s’étaient écoulées dans cette douce effusion, lorsque Clotilde s’aperçoit que sa gorge est entièrement livrée aux regards de son amant. La nature ne perd jamais ses droits, et la pruderie vint ici reprendre tous les siens. « Comment, Merville, » dit-elle, « vous osez !… Ah ! ce n’est pas joli ! » – En faisant ces réflexions un peu tardives, Clotilde s’est enveloppée dans un galant canezou ; il n’y a pas, selon elle, assez de rubans, assez de lacets, pour dérober ses charmes à la vue de ce profane séducteur : Merville en brise quelques-uns, et c’est au milieu de cette lutte piquante que la retraite de l’amour est sonnée par un dernier adieu. D’ailleurs, on s’est promis mille autres nuits fortunées dont celle-ci n’est que l’heureux prélude ; ou est convenu de tous ses faits, soit en public, soit en particulier, et les intérêts d’un contrat ne seraient pas mieux cimentés par un notaire. Mais si Clotilde, dès ce moment, était tombée dans son opinion du rang qu’elle y occupait avec tant d’orgueil, en sa qualité de prude, elle n’en renonce pas plus à sa fausse réputation de vertu. Au contraire, le vice la rend plus impudente, et elle ajoute encore à son rôle, afin de masquer davantage le mystère de ses galanteries nocturnes. Volupté hypocrite, plaisirs dérobés à tous les Argus incommodes, vous êtes, dit-on, l’ambroisie des mortels !

L’Amour filait donc pour ces heureux amans des jours et surtout des nuits tissus d’or et de soie. Le mystère qui continuait d’envelopper leurs entrevues, les obstacles du balcon, le public complètement dupe, tout ce manège répandait sur leurs liaisons le sel le plus piquant. Mais il n’y a pas pour l’homme de félicité continuelle : Merville, Clotilde, l’éprouvèrent bientôt. Un contre-temps terrible venait déranger les plus douces habitudes, en empoisonner le charme : Clotilde enfin était grosse de six mois ; et l’intérêt de son honneur, ainsi que la nature, se livraient en cette occasion un combat étrange. Notre héroïne, déjà familière avec le vice, accueille des idées funestes, et l’impunité d’un amour clandestin lui dit déjà tout bas que l’impunité d’un plus grand tort lui serait assurée. Elle fait part de ses idées à son amant, qui frémit d’horreur quand elle lui demande un breuvage avortif. Il veut bien conquérir par ruse les attraits vierges d’une jeune beauté, et son honneur de colonel de hussards n’en reçoit pas la plus petite atteinte ; mais devenir le complice d’un infanticide, porter un poison destructeur dans le sein d’une innocente créature, attaquer par des potions homicides la santé de la mère et de l’enfant !… cette seule idée l’épouvante et il ne peut se défendre d’une secrète haine, d’un certain mépris pour celle qui a pu lui faire de semblables propositions…

Cependant la grossesse de Clotilde avance ; rien ne peut plus la dissimuler, ni toilette ni corsets élastiques ne sont capables de cacher sa critique situation. Une feinte indisposition seule peut encore la tirer d’embarras ; elle se met donc au lit, en affectant de souffrir d’une forte migraine ; et faisant appeler un médecin, qui est introduit en secret par Julie, sa femme-de-chambre, et par Merville, elle met au monde un beau garçon, dont le sort fatal était de recevoir presque à la fois la vie et la mort de sa coupable mère… À peine donc se sent-elle quelques forces, la nuit suivante, que, parvenant à éloigner Julie sous quelque prétexte, et descendant au milieu de la nuit dans le jardin, au moyen de ses draps dont elle se fait une échelle, elle s’avance à pas timides, à pas tremblans, chargée de son malheureux fardeau, de son pauvre enfant, dont elle étouffe les cris avec un mouchoir, et se dirige avec effroi vers un bouquet de bois qui autrefois avait été le théâtre des jeux de son enfance… – À quels excès ne porte pas l’engouement d’une fausse vertu ! et croirait-on que le sentiment de la pruderie pût dégénérer en crime ?… Clotilde en est cependant un horrible exemple. L’idée de se voir avilie, méprisée par ses compagnes qu’elle a si souvent humiliées ; la seule pensée de ne pas régner en souveraine dans l’opinion, lui fait moins d’horreur qu’un meurtre ; et sans égard pour le tendre amour qui a donné naissance à cet infortuné témoignage de sa faiblesse, sans pitié pour l’aimable créature qui lui bégaie son pardon, elle s’empare d’une bêche appuyée près d’un arbre, et creuse elle-même la tombe de son propre sang… Trois fois elle y dépose le corps tiède de son fils, et les brûlantes larmes du repentir venant à ruisseler sur ses joues, trois fois elle l’en retire, en le pressant sur son sein, en le couvrant de ses baisers maternels ; mais le génie des forfaits demeurant vainqueur dans Clotilde, elle précipite une dernière fois dans ce cercueil creusé de ses propres mains la malheureuse créature ; et sans entrailles, sans miséricorde pour les derniers cris qu’elle fait entendre, Clotilde a la barbarie de les étouffer tout-à-fait, ces cris, en emplissant des premières pelletées de terre cette bouche innocente qui suffoque, et expire en balbutiant les derniers accens de sa débile douleur…

Clotilde, ardente, agitée, ne cherche plus qu’un dernier voile, afin de couvrir cette portion de terre consacrée à l’assassinat ; les feuilles mortes, quelques débris d’arbustes lui semblent favorables à son dessein ; et ayant replacé la bèche à la même place que le jardinier la mettait ordinairement, elle pense, dans sa criminelle démence, avoir enseveli avec son enfant toutes les preuves de son forfait. Elle jette donc autour d’elle des regards inquiets, et à la clarté de la lune, qui semble redoubler de pâleur en prêtant sa lumière au crime de cette affreuse marâtre, elle regagne son échelle, son appartement, et se retrouve seule avec ses premiers remords… Dès cet instant terrible, plus de sommeil, plus de repos ; les Euménides vengeresses secouent leurs torches enflammées sur la coupable Clotilde. Si parfois la fatigue, le bourreau de la réflexion, fait appesantir ses paupières, un essaim d’enfans assassinés se présentent dans ses songes, surtout son fils, la figure souillée d’une fange humide, lui reproche son infanticide, et du sein des anges, jette sur sa couche des instrumens de tortures…

Son premier sentiment fut, à la pointe du jour, de jeter, de ses fenêtres, un regard inquiet vers la scène du meurtre : quel est son effroi, quand elle y voit le jardinier interroger les lieux, les pas qu’il voit encore marqués sur le sable ! Quand elle l’aperçoit cherchant à arracher de la terre une chaîne de Venise à laquelle pendait le portrait de son amant, et qui, dans le tumulte et la précipitation de ses mouvemens, s’était trouvée également en partie enterrée avec son pauvre fils !… De ce moment plus d’espoir d’impunité ; la mort seule du suicide peut la préserver de la mort de l’échafaud : aussi s’y résigne-t-elle d’avance, comme n’ayant plus d’autre refuge…

D’amante fortunée, Clotilde, descendue de chute en chute au dernier degré du crime, n’est donc plus que la coupable amante du trépas ! L’horreur qu’elle éprouve du souvenir de son attentat se multipliant par le délire des remords, le triste objet des amours de Merville n’est bientôt plus qu’une furie méconnaissable qui, pâle, les yeux baignés de larmes de sang, veut s’arracher au supplice de la vie qu’elle déteste ; plusieurs hommes vigoureux peuvent à peine s’en rendre maîtres ; ses muscles, ses nerfs, ses veines gonflées se brisent comme des ressorts d’acier dans une trop grande tension ; et son sein meurtri, arraché de ses propres mains, n’offre plus que des lambeaux de chair informes, souillés d’un mélange odieux de lait et de sang… Son infanticide n’était plus un mystère dans l’hôtel ; et le médecin, en homme prudent, avait fait éloigner Merville et madame Dorlange : auraient-ils pu jamais supporter cet épouvantable spectacle ? Enfin Clotilde succomba le onzième jour, après onze siècles de tortures inexprimables. Ses obsèques se firent dans le plus profond mystère, et son enfant, arraché du sein de sa sépulture, fut inhumé en terre sainte, quoique Dieu sans doute l’eût reçu dans son sein.

M. Merville et madame Dorlange quittèrent Paris après celle catastrophe. Cette dernière n’y survécut pas long-temps ; personne ne voulait loger dans l’hôtel de funeste mémoire ; mais quand le temps, qui éteint les plus cruels souvenirs, eut effacé insensiblement celui de la criminelle Clotilde, on remarqua avec le plus vif attendrissement qu’un beau lis avait cru sur la tombe de l’enfant, et que, chaque année, dans la nuit de l’infanticide, il s’échappait de son calice des pleurs de sang qui teignaient sa tige. On ajoute même que l’OMBRE inconsolable de Clotilde venait souvent errer dans le bois, et, armée d’une bêche, parcourait comme une furie tous ces lieux témoins de son forfait. Quelle que soit la vérité à cet égard, répandons de nouveaux cyprès sur la tombe de l’innocence ; vouons à l’exécration des hommes et des mères sensibles les monstres capables de se baigner dans leur propre sang, et disons aux jeunes filles qui ont pu se laisser entraîner à une tendre faiblesse, « qu’il y a toujours de l’honneur à être bonne mère, mais que l’infamie et la vengeance de Dieu et des hommes sont le partage inévitable de l’infanticide. »

SIXIÈMES OMBRES

LA FEMME DE CIRE,

NOUVELLE ALLÉGORIQUE.

……« Il est donc des forfaits

Que le courroux des dieux ne pardonne jamais ! »

Dieu fit la nuit et les astres pour élever l’âme, échauffer le génie, et entretenir dans le cœur de l’homme l’amour de la sublime sagesse. Mais l’homme audacieux, traversant par-tout ses desseins, détruit l’ordre qu’il avait établi, et corrompt les bienfaits de la nature. De ce voile sacré d’étonnement et de respect étendu sur les merveilles de l’univers pour inspirer la vertu, il s’en fait un abri profane qui l’encourage au crime. Les scélérats cachent pendant le jour leurs têtes monstrueuses ; le brigand et l’assassin dorment au fond de leurs cavernes, de leurs grottes ténébreuses, jusqu’à ce que les ombres descendent : alors ils veillent unis et s’élancent ensemble sur la trace de leur proie ; alors les astres épouvantés les voient marcher le front levé dans les ténèbres, et redoubler l’horreur de la nuit par l’horreur de leurs forfaits. L’avare enfouissant son trésor est épié par le voleur qui le déterre, et demain le malheureux se lèvera dans l’indigence. Les noirs complots et les conspirations sourdes sont éveillés ; l’obscurité est seule confidente de leurs affreux desseins. Préparant loin de la lumière le désordre et la dévastation, elles méditent les attentats qui doivent ébranler des royaumes, attenter à la fortune, à la vie des citoyens paisibles, et affliger les familles d’homicides et de spoliations. Voici aussi l’instant où les enfans de la débauche, se plaignant encore de la clarté importune de quelques rayons rares du croissant nocturne, s’abandonnent avec fureur à leurs derniers excès, et trop souvent versent du sang dans la coupe d’une volupté meurtrière – À cette heure même… (dois-je le taire ou le publier ? pourquoi la foudre repose-t-elle oisive ?) à cette heure l’infâme adultère monte d’un pas assuré dans la couche nuptiale de son ami, dont une épouse atroce médite en silence l’empoisonnement, et se rit ainsi des hommes et de Dieu… C’est ainsi que les mortels insensés, toujours en contradiction avec Dieu et avec eux-mêmes, sans crainte et sans pudeur, exposent leurs crimes nus à l’œil chaste des cieux, tandis qu’ils frissonnent et pâlissent à la vue de leurs juges. Les astres de la nuit ont-ils donc été formés pour servir les scélérats, et ne mêlent-ils aux ténèbres leurs clartés incertaines que pour guider et favoriser le poignard de l’assassin ?…

De ces réflexions affligeantes pour l’humanité, nous sommes conduits naturellement à faire connaître les aventures merveilleuses et les prestiges inconcevables du fameux Domparelli, dit BOCA-NEGRA, l’un des plus célèbres brigands qui aient infesté les provinces de la Lombardie sous le règne des ducs de Milan, et qui ne s’enveloppa que trop souvent des voiles de la nuit pour commettre ses affreux forfaits. Domparelli, surnommé par le peuple Boca-Negra, était né à Crémone d’une famille honnête mais obscure ; il fit ses études à Milan, et s’il y déploya des talens distingués, un génie brillant et précoce, il n’était que trop facile d’y découvrir le germe des plus funestes penchans ; sa figure, toute belle qu’elle était, ne laissait pas de trahir, dans le jeu de la physionomie, la perversité de son âme ; et si effectivement, d’après le système profond du docteur Gall, nous avons des idées innées ; si la nature nous donne les organes des bonnes ou mauvaises inclinations, Domparelli porta certainement dans sa plus tendre enfance les stigmates de sa criminelle vocation.

Nous prendrons notre héros à la fin de ses études, époque à laquelle ses forces physiques et son génie malfaisant à leur aurore, annonçaient devoir lui faire parcourir la plus monstrueuse carrière. Si ses goûts favoris avaient été de se livrer à l’étude des anciens d’envier jusqu’au sort d’Alexandre-le-Grand, d’un autre côté, une disposition superstitieuse l’avait porté à approfondir avec ardeur tous les secrets de la physique instrumentale, du galvanisme-pratique, ainsi que de toutes les illusions qu’employaient les oracles de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, pour fasciner les yeux du vulgaire et se faire dans le peuple une renommée de prodige et d’être supérieur ; tous les mystères de la franc-maçonnerie, dans laquelle il s’était fait recevoir, lui étaient familiers ; et joignant à ces connaissances abstraites celles des mathématiques universelles d’Archimède, de son miroir combustible, et de ses feux grégeois, Domparelli possédait assez de science pour éblouir et frapper l’imagination d’un peuple aussi superstitieux que les Italiens.

Ainsi, muni de toute la science cabalistique, possédant à fond le grimoire infernal, et la tactique secrète des rose-croix, notre héros s’enfermant un soir dans sa chambre prit conseil de ses destinées en ces termes : « De deux tonneaux continuellement ouverts, Jupiter en verse à flots sur les humains les influences du bien et du mal, et le monde, » se dit-il, « dans ses sophismes, est un théâtre frivole où l’homme simple et bon devient la victime du plus fort et du plus astucieux : entre deux rôles si opposés à jouer, prendrai-je le plus sot ?… Non, mes talens et mon esprit m’en détournent ; ma fortune est donc entre mes mains, si je sais habilement employer les moyens, que la nature m’a prodigués. Je ne vois pas, » continue-t-il dans son coupable soliloque, « que je doive balancer un moment : Gengis-Kan, Tamerlan, le charlatan Mahomet, ne me tracent-ils pas eux-mêmes la route de la gloire ? de l’excès de mon audace résultera l’excès de ma renommée. Viens donc, fantôme protecteur, puissant génie du mal, et guide dans la carrière un de tes plus ardens prosélytes. » – À cette invocation infernale, un nuage noir descendit dans l’appartement de Domparelli, en voila d’un crêpe funèbre toutes les parties, et une divinité charmante, LA SÉDUCTION, entourée d’essences et de fleurs, le sein enlacé des anneaux d’un serpent à brillantes écailles, lui tint ce discours : « Homme digne de tes hautes destinées, je te donne le pouvoir de charmer et de séduire, et à ce don, je joins celui de tromper. Aucune femme ne pourra désormais résister au charme de ta voix, de tes regards enchanteurs, et l’amour favorisant tes succès, tu n’auras qu’à paraître pour voir succomber dans tes bras amoureux les Lucrèces les plus farouches. »

À ce discours séduisant succédèrent les essaims de mille prestiges charmans qui naquirent sous la baguette irrésistible de la Séduction ; des vapeurs délicieuses, enivrantes, embaumèrent l’air de leurs nuées odorantes, et le charme s’évanouit insensiblement au sein de la plus agréable magie. Quand cette espèce de songe fut dissipée, et qu’il ne resta dans la chambre de Domparelli que l’odeur de la présence de la Séduction, il jeta avec étonnement ses regards de tous côtés, et aperçut avec transport, sur un meuble, des philtres, des poisons enivrans, des breuvages narcotiques contenus dans trois coupes de vermeil étiquetées et fermées hermétiquement d’un triple cadenas. « Avec ces nouvelles armes, » se dit-il dans son ravissement, « je pourrai donc entreprendre de séduire même une princesse !… » Ses transports ne finissaient pas sur cette précieuse découverte, quand se tournant vers son secrétaire, il y vit un beau chat noir qui portait au cou cette légende : « me brûler, recueillir mes cendres, sera pour Domparelli l’anneau même de Gygès. » On sait, à cet égard, que cet anneau avait la propriété de rendre invisible le pasteur grec qui s’en munit pour voler les troupeaux de son roi. Il en coûtait à Domparelli d’exécuter cet ordre cruel contre un si bel animal, et qui lui apparaissait là comme une fée puissante ; mais tels étaient les ordres du grimoire infernal ; il fallait les exécuter avec une respectueuse ponctualité. Notre impie brûla donc le superbe chat noir, en recueillit les cendres dans une fiole de cristal de roche, et, suivant les instructions prophétiques qu’il avait déjà reçues dans d’autres apparitions nocturnes, il mit sur son cœur la fiole diabolique, et se plaçant devant une glace, il se convainquit avec de nouveaux transports qu’il était devenu tout-à-fait invisible. Ce dévoument criminel aux divinités malfaisantes du genre-humain avait encore besoin de s’investir de quelques autres cérémonies, pour se rendre favorable la cour des sylphes d’Asmodée, prince des démons, protecteur du crime, et dieu tutélaire des scélérats. Domparelli recueillit donc dans un crâne quelques gouttes de son sang ; et sur un fragment de peau humaine dérobée à des fourches patibulaires, il signa un serment épouvantable de ne pas encenser d’autre divinité, de ne pas fléchir devant d’autres autels, que ceux des puissances infernales ; puis, se mettant à prononcer à haute voix les plus exécrables imprécations, Domparelli conclut son pacte horrible avec Satan, et acheva d’étouffer dans son coupable cœur les faibles semences de vertu que la nature y avait jetées.

À cet engagement affreux, l’air se remplit de nouveau de vapeurs bitumineuses, D’OMBRES SANGLANTES, qui paraissaient, dans leur passage fugitif, vouloir éviter les coups d’un stylet assassin ; les éclats de la foudre se mêlèrent à ce sombre spectacle, et le prestige ne se dissipa encore qu’en laissant dans l’air un poignard magnifique, enrichi de pierreries, et qu’un simple cheveu suspendait au plancher…

À la vue de cet acier brillant, de ces diamans étincelans de mille feux, Domparelli s’approche, en frémissant de plaisir et de joie. Sur la lame de ce poignard était gravé en lettres de sang : À L’HOMICIDE. « C’est donc à moi qu’il appartient de le porter, » s’écria-t-il de nouveau dans un accès frénétique ; « et si quelque homme doit s’emparer du sceptre des forfaits, n’est-ce pas à Domparelli encore à en orner ses mains enchantées par la Séduction ?… » Le crime a son héroïsme, son fanatisme, et la démence forcenée de ce brigand voué aux enfers était, sous ce rapport, au plus haut degré d’exaltation.

Cependant un respect, une sorte de terreur arrêtait notre héros : ce poignard était suspendu par un cheveu, et le briser sans un consentement ultérieur lui paraissait un sacrilège contre le génie du mal. Il consulte donc son grimoire infernal, afin de connaître les intentions de ses sylphes protecteurs ; et à la page du parricide, il lit ces paroles : « Tel que l’épée de Damoclès était attachée par un fil pour faire sentir les dangers du trône, ainsi, Domparelli, notre cher enfant adoptif, les délits ont leurs glorieux périls, et la sûreté d’un assassin ne tient qu’à un cheveu ; COURAGE, MAIS PRUDENCE. »

Domparelli, à ce nouveau bienfait allégorique, remercia tous les dieux du Ténare, et brisant le cheveu emblématique, il cacha dans son sein, comme un trésor, le principal instrument de ses forfaits. Rien ne lui manquait donc plus pour ravager la terre, nuire aux hommes, et déclarer une guerre à mort au génie du bien : moyens de séduire par trois coupes enchantées, pouvoir de se rendre invisible par une fiole magique ; et plus puissant, plus affreux que ces talismans meurtriers, un fer parricide que la force et l’adresse vont enfoncer tour-à-tour dans le cœur de l’homme de bien, ou le sein d’une jeune beauté… Une seule réflexion douloureuse empoisonnait l’enivrement de Domparelli : tout irrésistible qu’il était, il se redoutait lui seul dans l’avenir de ses succès ; l’idée de ses remords, le frein d’une conscience importune dont il craignait la voix accusatrice, épouvantaient ses esprits… Déjà un ver rongeur semblait s’être attaché à ses entrailles, comme le vautour de Prométhée, pour ne lui laisser aucun repos au milieu de ses plus beaux triomphes. Se rappelant le sort du parricide Oreste, les serpens d’Alecto et de Tysiphone, il marchait déjà d’un pas timide dans la carrière du crime, quand se rappelant les bienfaits d’Asmodée, il le supplia dans une nouvelle invocation de l’affranchir du joug des remords. À cette prière, une voix sépulcrale lui fit cette affreuse réponse :

« Le remords résiste à toutes les puissances infernales, et c’est là où triomphe le génie du bien dans le cœur du criminel !… »

Cette déclaration foudroyante ne laissa pas d’attrister quelque temps Domparelli ; mais étouffant bientôt ce cri intérieur et continuel qui devait toujours se faire entendre au milieu de ses plus belles victoires, il se détermina à marcher aux forfaits, et à ne suivre que ses homicides destinées. Il recueillit donc dans une boîte d’or ses précieux caducées, et faisant divorce avec les lois, que dis-je ? avec toute la nature, il s’enfonça, à la faveur des ombres de la nuit, dans les montagnes de Ferrare, et gagna les célèbres Apennins, éternellement infestés de bandes de brigands. Domparelli, ainsi qu’un jeune héros qui brûle de verser à la guerre le premier sang de sa valeur, était impatient d’essayer la pointe de son poignard. « Quel sein, » a-t-il l’audace de s’écrier, aura l’honneur de teindre le premier cette lame redoutable, ce fer invincible consacré par Lucifer même, et dont l’Italie entière conservera un souvenir immortel ?… Quelle victime fumera sous mes premiers coups ? » L’occasion vint bientôt servir ses projets. Un comte toscan, el signor Condé de Silos, rentrait de son château et se dirigeait vers Florence : l’attaquer, le poignarder ainsi que les gens de sa suite, s’emparer de son équipage, revêtir ses habits, ses ordres ; usurper ses titres, et ordonner à quelques brigands subalternes, qu’il avait rassemblés en un clin d’œil près d’une caverne de ces fameuses montagnes, de prendre également la livrée des laquais assassinés, et de précipiter tous ces corps sanglans dans un gouffre profond, fut pour notre héros l’affaire d’un instant. Cette manière large de faire, ce ton de supériorité que justifiaient d’ailleurs pleinement son esprit actif et sa brillante audace, en imposèrent à ces scélérats de second ordre, à un point, qu’ils se rangèrent avec un secret sentiment d’admiration sous les ordres de Domparelli, et quittèrent aussitôt d’un plein accord le service d’un fameux chef de parti, BAROCAL, qui n’avait pas laissé de se faire une réputation assez grande dans les provinces du Bolonais. Domparelli, s’étant fait rendre compte avec un air de pitié de ce Barocal, d’ailleurs jaloux en secret d’un rival qui lui déplaisait déjà par sa célébrité, s’informe de la retraite de cet audacieux personnage. Frantzelli, un des plus intelligens de la bande, se fit fort de le conduire tout près de son repaire ; « mais, » lui fait-il observer, « l’attaque serait des plus dangereuses, car Barocal compte soixante meurtres par autant de bagues qu’il porte en chapelet sur sa poitrine. La Calabre, les mers tunisiennes, n’ont pas, » ajoute-t-il, « de plus célèbre forban, et vainement des troupes de ligne ont tenté d’anéantir ce fléau des villes et des campagnes. » Domparelli ne fait que sourire à ces louanges indiscrètes, et disposant sa troupe, après avoir confié ses équipages à Frantzelli, il marche droit vers l’antre de Barocal, comme un puissant génie qui se joue des efforts des faibles humains. Le combat fut des plus opiniâtres ; mais Domparelli, vainqueur, après n’avoir rien laissé survivre dans la caverne de Barocal, envoya au sénat de Milan la tête de cet illustre brigand dans un coffre rempli d’or, avec d’autres richesses immenses, dépouilles des vaincus, le tout au nom du comte de Silos ; puis se dirigeant sur Modène après avoir donné toutes ses instructions aux gens qui composaient son nombreux domestique, il résolut de se jouer quelque temps dans l’élément fleuri de la galanterie, et de faire des victimes d’amour, en attendant de plus glorieux exploits.

Voyons quel usage il va faire des talismans irrésistibles que la déesse de la séduction lui a donnés ; comment, en astucieux Lovelace, en perfide Valmont, le beau sexe va payer de ses plus précieuses faveurs et de sa réputation le faux amour d’un monstre qui n’a de la tendresse que le langage séducteur, tandis qu’au fond de son âme, le crime y épiera sa proie sous les roses du plaisir et le masque de la perfidie.

À peine eut-il arrêté à Modène un superbe hôtel, rue de Lodi, et eut-il monté sur le plus grand ton, que les personnages de la première distinction de la ville vinrent le complimenter d’avoir par son courage détruit le plus dangereux des scélérats de la Toscane. Chacun désira voir aussi les lettres flatteuses qu’il avait reçues à ce sujet du sénat de Milan avec la grande croix de l’ordre de Lombardie, dont le prince lui permettait de porter la décoration, en mémoire de ce grand service rendu à la patrie. Ce ne fut d’abord que bals masqués, grands dîners, fêtes de toute espèce, où le faux comte, en prodiguant l’or, s’acquérait de plus en plus parmi les dames cette renommée brillante qui conduit en galanterie à de si rapides succès. Hélas ! quels succès ! Si l’imprudence, et la coquetterie naturelle aux femmes leur font hasarder les deux tiers du chemin, quand il s’agit des spéculations de l’amour et surtout de leur amour-propre (peut-être le principal ressort de toutes liaisons galantes), pour ces faibles délits, méritaient-elles, les infortunées, de payer de leur vie un moment de fausse félicité ?… car plusieurs jeunes beautés marquantes dans Modène avaient disparu, sans qu’on sût absolument de quelle manière ; principalement au milieu du tumulte de certains bals masqués qu’avait donnés Domparelli, trois filles de marquis, et cinq charmantes baronnes ou comtesses avaient été enlevées avec une témérité prodigieuse, sans que toutes les recherches de la police eussent pu découvrir aucune trace de ces rapts audacieux. Frantzelli, le valet-de-chambre, ou plutôt le complice confident principal de tous ces attentats, favorisait ces forfaits, et lorsque l’enlèvement d’une jeune beauté avait été exécuté, il avait soin de faire déguiser en femme un des brigands de la bande, et, sous le masque, trois autres affidés feignaient de l’enlever dans le bal même, le plaçaient sur la croupe de leurs chevaux, et disparaissaient dans l’épaisseur de la forêt voisine. C’est par ces stratagèmes qu’il faisait prendre le change au public, aux magistrats, fort éloignés d’ailleurs de jeter le moindre soupçon sur l’intégrité de son caractère ; mais le fait est que le monstre, l’affreux Domparelli, meublait (c’était son expression) son temple d’Apollon de ces OMBRES SANGLANTES qu’il appelait encore par dérision ses muses ; et pour compléter la divine assemblée, il ne lui manquait que la savante Uranie : ce fut la jeune comtesse de Cardini qui devait être victime des plus cruelles embûches, et achèverait de parfaire la galerie de ce sanglant muséum. Le lecteur éprouve sans doute une vive curiosité de connaître cette Thébaïde, ce harem du trépas dans lequel Domparelli, nouveau Raoul, plaçait, après les avoir égorgées, les malheureuses maîtresses qui étaient tombées dans ses pièges ?… Nous allons l’instruire.

Sous les voûtes de son hôtel existait un caveau impénétrable aux rayons du jour : Domparelli l’orna lui-même, aidé de son confident, y transporta tout ce que le luxe a de plus exquis en meubles et en somptuosités de toute nature, y établit des bains, berceaux embaumés de voluptés et de délices ; et ayant fait faire dans un de ses appartemens une trappe à bascule, il attirait la victime sur cette trappe, et comme dans une balançoire insensible, elle se trouvait descendue au milieu d’un réduit enchanteur, éclairé de mille bougies. Les cris, la résistance, les lamentations devenaient inutiles ; il fallait, sous le joug d’une main de fer, je veux dire l’inexorable nécessité, qu’une femme, qu’une vierge devînt la proie d’un infâme suborneur, et que, lorsque le charme de la nouveauté était évanoui pour lui, elle arrosât de son sang les goûts homicides de ce monstre !… « Les morts ne se vengent pas, » disait Domparelli dans ses maximes atroces ; « leur silence est éternel, et ne laisse craindre aucune révélation. »

Son plaisir meurtrier était de plonger dans un bain de lait ses innocentes victimes, et d’un coup de son poignard effrayant, de faire ruisseler sur cette nappe éclatante de blancheur des ruisseaux de pourpre et de sang… La nature frémit à de pareilles monstruosités, et l’enfer, qui avait établi son séjour dans le cœur de notre héros, pouvait seul les imaginer. Déjà il était à son huitième sacrifice ; déjà, dis-je, huit baignoires parricides, ou plutôt huit cercueils sanglans, rangés en amphithéâtre demi-circulaire, faisaient de cette piscine un séjour d’horreur et d’épouvante, comme elles en faisaient un de deuil et de désespoir pour les familles de Modène que ce brigand avait privées de leurs plus chères parentes !… Cependant il voulait absolument compléter la céleste cour d’Apollon, et ses vues ambitieuses s’étaient jetées sur la belle comtesse de Cardini, dont nous avons déjà parlé. L’entreprise était difficile ; la comtesse, quoique jeune, quoique veuve, et conséquemment privée des lumières et des conseils d’un époux, était douée d’une pénétration profonde. La feinte douceur de Domparelli, son esprit arrangé, si je puis me servir de cette expression, ses sentimens factices et la promptitude indiscrète de sa passion, au lieu de la charmer, n’avaient fait qu’alarmer sa vertu ; et les traits du crime qu’elle avait cru entrevoir sous ceux de la séduction, avaient achevé d’épouvanter ses esprits prévenus ; c’est donc en vain que Domparelli chercha à mettre en œuvre toutes les galanteries imaginables, telles que fêtes brillantes, repas splendides, pour l’attirer sur le sol de ses trappes traîtresses ; la comtesse avait un pressentiment trop profond de quelque catastrophe cachée dans les ombres d’un affreux avenir, pour rien donner aux évènemens ; et lorsqu’elle reçut par la suite les visites de Domparelli, ce fut toujours en ayant soin d’armer ses domestiques, et de les faire tenir cachés dans des cabinets voisins. Ainsi vainement encore Domparelli avait eu recours aux coupes en vermeil de la séduction ; ces talismans avaient échoué, et pour la première fois, ses charmes, ses philtres rencontraient des obstacles. Affligé de leur impuissance, il s’en plaignit avec respect à ses divinités tutélaires, et se prosternant devant le grimoire infernal, le poignard magique dans la main droite, il les supplia de lui apprendre si quelque mystère auguste avait été négligé dans son culte. À ces nouvelles invocations, le plafond de son appartement se couvrit de feu et des nuages noirâtres ; aucune voix protectrice ne se fit entendre ; mais, parmi des gibets et des échafauds, Domparelli vit l’implacable Thémis, ses balances en main, accompagnée d’Isis, sa fidèle conductrice, passer d’une marche menaçante, laissant tomber sur le parquet cette sentence terrible : « POINT DE TRÊVE AVEC LE CRIME. »

De ce moment fatal, ses esprits furent troublés ; un tribunal, un juge, un accusateur, s’établirent dans son cœur toujours déchiré de vains regrets. Son hôtel même l’épouvanta, et chaque fois qu’il marcha sur les trappes assassines qui conduisaient aux huit muses sanglantes, il lui semblait que les Euménides, en pareil nombre, le poursuivaient avec des fouets de couleuvres ; plusieurs fois même il s’évanouit au milieu de ses transes mortelles ; la sueur du crime couvrait son corps tremblant d’une humidité glacée ; ses cheveux se hérissaient ; toutes ses entrailles palpitaient d’effroi, et son cœur, dévoré de remords, succombait dans cet état d’angoisses infernales… – En vain Frantzelli lui représente le danger de ses puériles pusillanimités ; Domparelli se voyant abandonné du génie du mal, se croit perdu, et il ne marche plus désormais au crime qu’en timide criminel. Ses pressentimens de dangers étaient bien fondés. Le vrai comte de Silos que Domparelli avait fait jeter dans un profond précipice des Apennins, persuadé qu’il ne pouvait survivre aux coups redoublés de son poignard, avait entrouvert ses paupières au jour, après une longue effusion de sang qui coulait par vingt blessures : aucune cependant n’était mortelle. S’efforçant donc de rappeler ses esprits défaillans dans l’abîme où il était plongé sur les corps sanglans de ses domestiques, il use de toutes ses forces, et s’aidant de quelques arbustes et des angles des rochers, il parvient à sortir du précipice, et à se traîner sur la grande route de ces montagnes. Des villageois toscans ayant aperçu le comte, s’approchèrent de lui, le couvrirent d’un manteau, et le plaçant sur un brancard pris au hameau voisin, ils le conduisirent dans cet état à la ville de Florence, où sa disparition subite occupait encore tous les esprits. La fable de l’imposteur, qui avait à Modène usurpé son nom et ses titres, faisait également l’objet de toutes les conversations : le retour du comte assassiné renversait donc toutes les histoires forgées sur les impostures de Domparelli.

Le vrai comte de Silos était trop mal pour être en état de recevoir les communications qui l’intéressaient à cet égard ; porté dans son hôtel, les médecins seuls eurent le droit de l’approcher, et ne songèrent pendant quelque temps qu’à le faire jouir d’une parfaite guérison. Ce ne fut qu’après deux mois de soins qu’on lui apprit qu’un impudent faussaire s’était revêtu à Modène de ses qualités, et n’avait pas laissé, au milieu de tant d’audace, de faire rejaillir sur lui l’honneur d’avoir détruit le plus cruel des bandits de la Toscane. On s’instruisit aussi des récompenses que son Sosie avait reçues du prince, ainsi que de tout ce que les papiers publics avaient fait connaître à cet égard. À ce récit extraordinaire, le comte de Silos, rapprochant toutes les circonstances, ne doute pas que c’est son assassin même qui a eu l’audace d’usurper sa place. La conformité de son âge, de son air avec le sien, lui aura favorisé, dit-il, cette exécrable invention. Il brûle donc de se rendre vers les magistrats de Modène, et de leur dévoiler l’imposture. Tous ses amis partagent ses intentions ; mais ils lui font seulement observer qu’avec un homme de cette trempe, il fallait agir avec autant de prudence que d’adresse.

Ainsi, dans cet état de choses, le génie du bien, justement irrité des succès de son mortel antagoniste, agissait sourdement pour reprendre ses droits, que les criminels usurpent quelquefois momentanément, mais qu’ils ne détruisent jamais. Affligé des calamités nombreuses causées par le crime, ce divin génie, dont les hommes ne devraient jamais déserter les sacrés autels, était allé trouver sa céleste sœur, la vertu, ainsi que Thémis, sa puissante protectrice sur la terre, afin d’y arrêter les débordemens du plus effronté des scélérats. Il était résulté de ces divines conférences le retour à la vie presque miraculeux du comte, l’impuissance des talismans de la séduction et des remords vengeurs qui déchiraient nuit et jour le sein de notre héros. Les hommes qui croient la plupart du temps agir par leurs propres impulsions, ne sont donc que les machines aveugles des génies invisibles qui les influencent dans leurs bonnes ou mauvaises actions ; c’est donc à eux encore à suivre les inspirations de cette divine conscience dans laquelle Dieu a fait luire les lumières de la vertu, et à ne pas se laisser aveugler par la magie trompeuse du génie du mal. Mais quittons ces allégories, pour épier la conduite de Domparelli.

Le comte de Silos, suivant son dessein, s’était rendu secrètement avec une bonne escorte à Modène, y avait parfaitement reconnu au théâtre son meurtrier, et ayant fait chez le grand juge une déposition circonstanciée de son assassinat dans les Apennins, il attendait depuis quelques jours en silence que la justice eût fait toutes ses dispositions pour prendre Domparelli et ses complices, en évitant le plus possible l’effusion du sang précieux des hommes qui seraient chargés de cette dangereuse mission. Enfin, après bien des conciliabules secrets, il fut décidé qu’on confierait à la courageuse comtesse de Cardini le soin de contribuer à l’arrestation de notre intrépide brigand. Elle se défit donc peu à peu des airs de rigueur et de sévérité imposante qu’elle lui avait jusque là témoignés dans ses visites ; ses beaux yeux, à demi consentans, lui apprirent que l’heure de sa défaite allait incessamment sonner, et Domparelli devenant plus pressant que jamais, elle consentit un rendez-vous sur les minuit, instant de silence et d’obscurité favorable aux amours, et qui permettrait la présence d’un amant heureux, sans que la comtesse eut à craindre de pouvoir être compromise par les soupçons de ses domestiques. Ce moment terrible, qui doit venger pour toujours le génie du bien dans la personne d’un de ses plus ardens ennemis, et pour Domparelli, ce moment délicieux où ses yeux cruels doivent se repaître de la vue sanglante de la plus jolie des femmes, est donc arrivé !… – Quel bonheur ! quelles délices ! Non-seulement ce dernier attentat sourit à ses secrettes intentions, malgré l’activité de ses remords ; mais il lui donnera désormais la mesure du pouvoir de ses caducées, et lui apprendra quel fond il peut faire à l’avenir sur la puissance de son pacte avec l’enfer. Il s’empresse donc d’être ponctuel au rendez-vous : à la faveur d’une lanterne sourde, il traverse un long vestibule qui conduit au boudoir de la comtesse, et sentant une main douce qui s’empare de la sienne, et le guide d’un air mystérieux à travers l’obscurité, il avance à pas silencieux, et enfin la personne qui le dirigeait venant à disparaître, il se trouve près d’un sopha couleur de rose sur lequel reposait notre belle héroïne, seulement vêtue d’une symarre de mousseline brodée en paillettes et en perles fines.

Il est nécessaire, pour l’apologie de certaines circonstances ultérieures, de dire que ce sopha, espèce de lit de repos de Vénus, très-élevé sur une sorte d’estrade, artistement mais faiblement éclairé par des demi-teintes et des lumières couvertes d’une triple gaze qui ne laissait pénétrer sur tous les objets que des rayons de clarté pâle et incertaine, était en outre comme gardé et entouré d’une galerie demi-circulaire, composée de festons de myrtes et de pampres qui ne permettait pas d’approcher entièrement la comtesse de Cardini. On concevra mieux, dans la suite de cette histoire, le motif de ces précautions mystérieuses. Domparelli, à la vue de cet objet enchanteur, de tant d’appas demi-nus, d’une gorge qui faisait honte à l’albâtre, ne put d’abord se défendre d’une séduction puissante ; mais se rappelant bientôt toute la férocité de ses premiers projets, surtout ce qu’il devait à l’honneur de ses vœux infernaux, il étouffa dans son âme tout sentiment d’amour et de tendresse, pour n’y laisser régner, comme un autre Othello, que la soif du sang et l’amour du meurtre. Ainsi donc, loin de penser, suivant ses affreuses doctrines, en amant vulgaire, à respirer les soupirs de l’amour sur un sein d’ivoire qui invitait au plus tendre abandon, il ne songea, en audacieux scélérat lancé dans la carrière des grands forfaits, qu’à s’immortaliser par l’attentat le plus étrange qu’un mortel puisse commettre. Dans cet instant, la comtesse, d’une voix languissante, balbutiait les derniers monosyllabes de sa douce résistance, et, étendant le bras par l’effet d’un ressort habilement disposé, pour lui offrir un anneau de diamans et une rose effeuillée : « Que ces emblèmes, » lui dit-elle, « soient les gages de notre éternel amour ! » Cette rose était imbibée d’une liqueur narcotique, dont notre héros s’aperçut aussitôt ; car si le génie du mal, son dieu protecteur, échouait quelquefois, tout ce qui était du simple ressort de la subtilité et de la séduction n’avait aucune puissance sur Domparelli, qui était toujours muni de son poignard et de ses caducées. Ainsi, à l’idée seule que la comtesse a voulu le tromper, enivrer ses sens dans de perfides desseins ; furieux, sans récrimination, sans examen, il s’élance, rompt la barrière de fleurs, tire son poignard et le plonge à plusieurs reprises dans le sein de la comtesse, et se couvre en un instant des jets de sang qui s’en élancent par vingt blessures… Dans sa fureur aveugle, il ne se rend pas d’abord un compte exact du peu de résistance qu’il rencontre, surtout de l’impassibilité de la figure de la comtesse qu’il avait barbarement poignardée, et qui cependant n’avait pas changé de visage, malgré les coups mortels dont sa poitrine était criblée. Mais quel fut son étonnement, quand, venant à examiner le personnage qu’il avait mal considéré dans l’obscurité voluptueuse qui régnait par-tout, il se convainquit bientôt qu’il n’avait frappé qu’une FEMME DE CIRE, image parfaite de madame de Cardini, et pour laquelle la vraie comtesse avait répondu, étant elle-même cachée derrière une glace sans tain et masquée par des pans de rideaux de soie qui se trouvaient faiblement éclairés par des bougies éloignées avec intention !… Tout d’ailleurs, à l’égard de ce personnage factice, complétait l’illusion, et pour la rendre encore plus forte, le sein de cette figure de cire recélait une outre remplie du sang de quelque animal ; ce qui avait plongé notre héros dans une erreur complète.

Après le succès complet de cette ingénieuse substitution, la comtesse fit entendre des cris de triomphe, et à la fois donna le signal aux gens de justice et aux hommes armés qu’on avait placés dans des chambres voisines, afin de fondre simultanément sur Domparelli.

Le péril pour notre héros était sans doute aussi imminent que le coup avait été perfide. Comment se débarrasser de vingt hommes qui, l’épée haute, le pistolet à la main, ayant à leur tête le vindicatif comte de Silos, jetaient feux et flammes, et menaçaient sa vie par le fer et par le feu ?… Mais Domparelli, dont

« … la valeur peu commune

Brille dans le danger, et croît par l’infortune, »

ne s’est pas plutôt convaincu que de son courage dépend son salut, qu’il s’élance comme le démon qui l’inspirait vers ses ennemis, en poignarde plusieurs, jette au milieu de ses assaillans une boîte préparée qui éclate et les plonge dans la plus profonde obscurité, en éteignant toutes les bougies, et à la faveur d’autres enchantemens de sa magie blanche, il parvient à s’échapper de l’hôtel de la comtesse, en y laissant ses ennemis dans un stupide étonnement.

À peine est-il arrivé chez lui, qu’il fait part à Frantzelli des périls qu’il a courus ; il n’y avait pas un moment à perdre, et parmi les avis que Lucifer donne, il conseille surtout aux criminels la plus grande activité dans leurs expéditions. Domparelli fit donc seller les chevaux, et après avoir chargé dans des porte-manteaux ses richesses les plus précieuses, il partit au grand galop avec sa bande, que le vulgaire appela par la suite la bande noire de la femme de cire.

C’est ici que Thémis gémit de l’impuissance de ses tentatives ; l’enfer en sourit et redouble d’efforts pour mettre son pouvoir en défaut. Domparelli triomphait, et insensible cette fois à la voix des remords, il rend grâces à ses dieux de leur faveur insigne. Après s’être engagé avec sa petite troupe dans les gorges de Cagliari, et s’y être installé dans des grottes impénétrables, il tint un conseil dans lequel il fut arrêté qu’on aurait des intelligences dans Naples, qu’on s’emparerait d’un vieux château à peu de distance de là, occupé alors par un seigneur octogénaire, et qu’on en rendrait les approches tellement dangereuses, qu’il faudrait du canon et un siège régulier pour emporter la place. Domparelli ajouta qu’il se chargeait du soin de l’enchanter, et il termina son discours avec tant de charlatanisme, que ses gens demeurèrent persuadés eux-mêmes qu’ils obéissaient à quelque génie infernal.

Massacrer tout ce qui avait vie dans le château dont nous avons déjà parlé, jeter les cadavres dans des fosses profondes, l’entourer de prestiges, d’illusions et d’enchantemens de toute nature, fut l’ouvrage de vingt-quatre heures pour notre chef de brigands. Les premiers mois se passèrent en brigandages, en assassinats atroces commis sur des voyageurs illustres, sur des ambassadeurs, sur des altesses, qui périssaient victimes de tant d’audace ; et la terreur ainsi que la superstition du vulgaire était telle, que le peuple était persuadé qu’il était impossible de résister aux coups magiques du poignard en diamans du magicien de la bande noire. Domparelli, lui-même, pour fortifier ces croyances fanatiques, faisait attacher ce poignard éclatant à un fanal, près l’une des tourelles les plus élevées de son château, et une tête fraîchement tranchée également fixée par les cheveux près de ce même fanal, inspiraient pendant la nuit un mortel effroi à ceux qui avaient l’imprudence d’en approcher. Domparelli, le monstre Domparelli seul, était capable d’une idée aussi atroce. Le génie du mal applaudissait aux forfaits de son favori, et le mettait déjà au premier rang des brigands les plus fameux de l’Italie et de l’Espagne. En effet, notre héros comptait déjà soixante-dix meurtres de sa propre main, cinquante viols et vingt rapts ; et pour conserver des preuves de ses infâmes exploits, il arrachait à chacune de ses victimes un œil qu’il plaçait en ligne sur une tablette d’ébène derrière le chevet de son lit, ce qui produisait un effet affreux dans son cabinet secret.

Entr’autres traits épouvantables de cruauté, Domparelli, instruit par ses affidés de Naples du départ pour Rome de la belle Laura, avec son jeune époux, colonel des dragons de la Reine, il se promet de fondre sur cette précieuse proie. Effectivement, il lui fut facile d’enlever cette jeune beauté dans sa voiture de voyage, en laissant sur le carreau l’infortuné colonel tout baigné dans son sang. Laura, révoltée des propositions de Domparelli, préférait la mort à toute autre situation ; et, par une bizarrerie du sort, Domparelli ressentait pour la première fois la puissance de l’amour. En vain avait-il employé près de celle qui l’avait subjugué, les prières, les menaces, les promesses, Laura répondait la mort à tous ses discours, et ne pouvait jamais envisager sans horreur le meurtrier de son époux, encore souillé de son précieux sang. Cependant il eût été facile à Domparelli d’obtenir de la violence ce qu’il brûlait de recevoir d’un libre consentement ; et cette fois seulement l’idée de la force et de la brutalité révoltait également son esprit. Laura, respectée, adorée, placée dans un appartement dont elle avait la clef, était donc maîtresse absolue de sa conduite, de ses actions, et ne pouvait pas en secret se défendre d’admirer jusqu’à quel point allait la puissance de l’amour, puisqu’elle venait d’amollir le cœur d’un des hommes les plus féroces de l’Italie. Elle était femme enfin, et tout affreux qu’était l’hommage, il s’adressait à sa vanité, qui, dans son sexe (qu’on me le pardonne), voit rarement avec mépris les plus singulières offrandes. Mais, d’un autre côté, comment Laura, le cœur rempli d’une vive passion pour un jeune et charmant époux, aurait-elle pu perdre son souvenir dans les bras d’un assassin ? Cette composition avec son honneur, avec ses sentimens était impossible ; Domparelli était donc réduit à gémir, à soupirer sans espérance ; et ce meurtrier farouche qui avait plongé un acier homicide dans le sein des femmes les plus intéressantes, pour la première fois versait des larmes, se prosternait même à genoux, et faisait rougir ses compagnons de ses lâches faiblesses.

Pendant que, nouveau Céladon, il soupire sa flamme méprisée et malheureuse auprès de l’insensible Laura, le marquis de Giacomelli s’était rétabli de ses blessures peu graves, et, après avoir excité la tiédeur du gouvernement à venger d’une manière éclatante les crimes de Domparelli ; après s’être appuyé de tout ce que la renommée avait publié sur les attentats que notre chef de brigands avait commis dans son hôtel à Modène, sur la personne du comte de Silos, et mille autres forfaits plus exécrables, il marche vers le château enchanté à la tête de deux cents hommes d’infanterie et cent cinquante de cavalerie, persuadé qu’avec ces forces il parviendrait à détruire, non-seulement Domparelli et toute sa troupe, mais encore le château de fond en comble.

D’abord il investit toutes les issues de ce repaire, place ses postes et s’assure que rien ne peut leur échapper ; ensuite, au plus haut des arbres de la forêt, il fait attacher un drapeau sur lequel on peut lire distinctement ces mots : AMOUR, ESPÉRANCE. Cette légende consolante était pour l’infortuné Laura, qui put la contempler, la lire de ses fenêtres, et y reconnaître aussitôt avec la plus vive émotion l’approche de son courageux époux. Le marquis ne perdait donc pas un instant, jour et nuit, pour assurer sa victoire, reconquérir l’objet chéri de son amour et l’arracher des mains d’un scélérat. Dans cette situation alarmante, les brigands, réunis dans la salle du meurtre, autour du fauteuil de Domparelli, dont ils pressent les genoux, le considérant comme leur unique libérateur, lui demandent ses ordres, frappés tous d’un soudain effroi ; et aussitôt Frantzelli, son fidèle Frantzelli, ouvrant les portes de la salle avec toutes les démonstrations de la terreur, annonce à son maître que déjà des obusiers sont braqués sur le château ; que des fantassins s’approchent du pont-levis, et que d’autres charpentent des échelles dans le bois voisin, afin de favoriser l’escalade… À tous ces témoignages d’inquiétude et de crainte, Domparelli, paraissant animé et protégé d’un esprit infernal, leur parle en ces termes : « Hommes vulgaires, pouvez-vous penser un moment que Domparelli n’ait triomphé jusqu’ici que par des moyens connus ?… Apprenez, faibles atomes que d’un mot, d’un seul signe je peux plonger dans le néant, qu’il m’est aussi facile de faire crouler les voûtes de cette salle, que je puis pulvériser d’un regard les ennemis qui osent m’assiéger. Viens donc à moi, ombre protectrice du puissant Asmodée, fais passer dans mon sein un rayon de tes prunelles de feu, et plonge-moi plutôt ce poignard dans le cœur, ou ne souffre pas que ton plus ardent apôtre soit humilié. »

À cette invocation impie, les colonnes de la salle du meurtre s’ébranlèrent, une odeur de soufre succéda à des coups redoublés de tonnerre, et la lame du poignard de Domparelli s’allongea de moitié, en jetant mille étincelles, et en produisant le frémissement d’un fer rouge qu’on plonge dans l’eau. Sur cette prolongation de la lame se lisait : PENDANT VINGT-QUATRE HEURES INVINCIBLE. « Vous le voyez, s’écrie alors notre héros, les enfers me sont favorables, et je triomphe du génie du bien ! »

Ce succès éphémère ne devait pas être de longue durée, tel que toutes les prospérités passagères du crime. Mais cependant ce dernier effort du génie du mal aux abois n’en produirait pas moins encore de grands désastres, comme il n’arrive que trop souvent dans le monde, quand il lutte contre le tribunal de Thémis et le sanctuaire de la vertu.

Domparelli sentant donc couler dans ses veines un feu corrosif, dans son cœur, dans son esprit des flammes infernales, semble un dieu puissant que désormais rien ne peut vaincre. Il ordonne lui-même à Frantzelli d’essayer de lui plonger son épée dans le sein ; Frantzelli obéit en frémissant ; mais cette même épée plie, se brise comme un faible roseau sur un mur d’airain. Ses yeux seuls lancent la foudre ; ce sont ceux du basilic qui tue de ses mortels regards ; et d’un signe, il fait naître mille pièges, mille fantômes, mille embûches meurtrières.

Le premier sentiment de ce brigand, fils des démons, fut d’essayer sa nouvelle magie sur le cœur de Laura ; mais l’enfer, qui pouvait tout pour le crime, n’avait aucun droit sur l’amour. Laura, toujours inflexible, retranchée dans une des embrasures de son appartement, menaçait de se donner la mort de son stylet si Domparelli faisait un seul pas pour l’approcher. Ses forces s’étaient ranimées à l’aspect du précieux signal de Giacomelli, et Dieu et son innocence l’agitaient des plus vives émotions de l’espérance.

Sur ces entrefaites, les sons éclatans d’un clairon se font entendre au bas du pont-levis du château : c’est le marquis lui-même, qui, plein de valeur et d’audace, et précédé d’un trompette parlementaire, défie Domparelli en combat singulier. D’abord tous les brigands rejettent ce duel imprudent ; mais leur chef, pour toute réponse, d’un sourire dédaigneux, ordonne qu’on baisse le pont-levis, et qu’on laisse entrer le marquis de Giacomelli. Celui-ci, inaccessible à la crainte, ayant toujours sa chère Laura pour mobile de toutes ses actions, entre dans le château, et ni le bruit des chaînes, ni l’aspect sanglant et les débris putrides de cent cadavres mutilés, déchirés en lambeaux dans les cours, dans les corridors, ne l’empêchent d’entrer intrépidement dans une vaste et sombre salle voûtée qui ne se trouvait éclairée que par les yeux enflammés d’un hibou.

Giacomelli n’en est pas plus ému, et si quelque chose peut troubler ses sens, c’est la voix de sa chère Laura qu’il croit entendre ; ce sont ses gémissemens plaintifs qu’il croit reconnaître, et qui déchirent son âme. À peine est-il au milieu de cette salle voûtée qu’un magnifique fauteuil d’or, ainsi qu’une collation élégamment servie paraît, comme sous la puissance d’une fée protectrice. « Ce ne sont pas des égards ni des cajoleries que je viens chercher ici, » s’écrie Giacomelli, « j’y viens donner la mort au plus infâme des scélérats, ou la recevoir moi-même de ses mains. » À ce nouveau défi, Domparelli paraît seul sans armes, si ce n’est son poignard en diamans, qui ne quittait jamais sa ceinture. « Que veux-tu, jeune imprudent, » dit-il au marquis d’un ton supérieur ? « te mesurer avec moi ? Va, ma gloire n’a pas besoin de ce puéril triomphe, et je dois mépriser des lauriers aussi faciles. » Cette déclaration insultante met le marquis hors de lui-même, et se sentant affranchi de toutes les lois de l’hospitalité par le rapt de son épouse, il n’écoute plus que sa juste fureur ; il se croit même appelé à venger en ce jour les lois, la patrie, l’humanité entière, et tirant ses pistolets de sa ceinture, il les décharge à la fois sur la poitrine de Domparelli… Les échos répètent avec un fracas horrible la détonnation multipliée dans les parties caverneuses du château ; mais Domparelli, l’invulnérable Domparelli est resté calme, le sourire sur les lèvres, au milieu des nuages de la poudre qui se dissipent devant son visage ; et présentant dans sa main au marquis les balles lancées à bout-portant sur sa personne : « Tiens, Giacomelli, fais-en désormais un plus sûr usage, et cesse d’avoir la témérité de t’attaquer à moi. » Le marquis, confus, ne pouvant rien entendre à ce prodige, se retira donc désespéré ; et ce qui brisait le plus son cœur sensible, c’était l’idée de ne pouvoir arracher des fers d’un scélérat sa bien-aimée, sa chère Laura. En repassant le pont-levis, il aperçut plusieurs de ses vedettes et de ses sentinelles aux prises avec des dragons volans, assaillis par des serpens énormes, et par-tout ses troupes se trouvaient victimes d’un enchantement infernal. Toutefois, c’est en vain que ses compagnons lui conseillent d’abandonner une expédition aussi périlleuse, et de laisser à la providence le sort de l’infortunée Laura. Giacomelli, loin de se rendre à ces raisons spécieuses, ne voit qu’un triomphe éphémère dans tous ces prestiges, et les lois divines lui donnent en secret l’assurance que l’équité seule doit rester victorieuse. Il se borne donc à retirer dans l’épaisseur de la forêt son petit camp, et à ne faire de nouvelles tentatives qu’au bout de vingt-quatre heures expirées : c’était le terme de la puissance de Domparelli, terme auquel son imprudence et sa fausse confiance ne lui avaient pas fait assez porter d’attention. Les premiers rayons de l’aurore doraient donc à peine la cime des arbres, que Giacomelli, rassemblant et disposant ses troupes pour un assaut général, s’avance le premier avec intrépidité vers le pont-levis, comble les fossés de fascines, et, muni d’une échelle, monte le premier, l’épée à la main, sur le haut des murailles. Ce succès enhardit les soldats, qui, n’étant plus terrorifiés par des enchantemens, pénétrèrent avec fracas, avec fureur, dans toutes les parties du château. La seule crainte de Giacomelli était que sa chère Laura ne devînt la première victime de sa victoire, et que les brigands ne vengeassent leur perte par son trépas ; mais le génie du bien veillait sur elle, et elle-même s’étant fait une échelle de cordes, s’était élancée de ses fenêtres du côté des assiégeans. Déjà Frantzelli, et la majeure partie des brigands de la bande noire, ont mordu la poussière. Domparelli, seul contre tous, semblable à un vieux chêne que les Autans veulent vainement déraciner, combat, malgré qu’il soit couvert de blessures. Il appartenait seul au marquis de verser ce sang odieux ; il fit donc feu sur lui, et lui perça le cœur de trois balles. Cette victoire remportée, son premier sentiment fut d’aller se précipiter vers la prison de Laura ; mais celle-ci, animée de vengeance, électrisée du bonheur de revoir son époux, n’avait pas voulu se tenir à l’écart dans cette attaque ; elle accourait au contraire pour partager les dangers de son mari, qui la pressa sur son sein avec les plus vifs transports de tendresse. Aucun brigand n’ayant échappé à la justice des hommes, le marquis fit d’abord transporter hors du château tous les trésors qu’on avait trouvés dans les souterrains, fit placer le corps de Domparelli sur une civière, puis ordonnant qu’on sonnât la retraite, il reprit avec tout son monde la position de son camp, après avoir fait sauter le château au moyen d’une grande quantité de barils de poudre. Ces dispositions prises, il s’arma d’une hache, et trancha lui-même la tête de Domparelli, surnommé Boca-Négra, et la fit attacher devant un phare, au mât le plus élevé qu’il put trouver dans la forêt, afin d’enseigner au peuple et aux voyageurs l’éclatante punition d’un des brigands les plus redoutables de l’Italie, qui n’avait eu tant de puissance que par le pacte qu’il avait fait avec Asmodée. Domparelli subit donc la peine du talion.

Son poignard magique, que les plus intrépides de ses soldats n’osaient considérer qu’en tremblant, dépouillé désormais de tous ses prestiges, n’était plus un talisman dangereux ; Thémis lui avait ôté son enchantement homicide, et d’un seul regard avait fait rentrer dans le néant les puissances malfaisantes qui avaient trop longtemps usurpé son règne.

Ainsi, l’Italie délivrée d’un de ses plus grands fléaux, respira donc en quelque sorte un air plus pur que le crime n’infestait plus de son haleine empoisonnée. Giacomelli et ses compagnons de gloire furent grandement récompensés par le prince ; et si la terreur qu’avaient répandue Domparelli, le chef invincible de la bande noire, et la femme de cire, ne se dissipa que bien long-temps après, on n’en parla plus aussi, sans rappeler les exploits du libérateur qui avait su détruire ce monstre vomi des enfers.

SEPTIÈMES OMBRES

LE FAUX CAPUCIN,

OU

LA TÈTE SANGLANTE ET MOBILE,

HISTOIRE VÉRITABLE

« L’homme sans vertu est un homme mort : fût-il roi, sa robe royale n’est qu’un drap mortuaire sous lequel il est enseveli. »

Mais de l’homme sans vertu à l’homme qui considère l’édifice sacré de la moralité publique comme un monument puéril érigé seulement par les esprits faibles, la distance est encore immense, et c’est de cette espèce de scélérats dont nous allons nous entretenir dans la personne de Van Desuyten, fameux banquier de Rotterdam.

Dès sa plus tendre enfance, notre héros annonça les plus funestes inclinations ; son cruel plaisir était d’empoisonner les chiens de chasse de son père, de faire périr par mille souffrances prolongées les oiseaux que sa mère avait adoptés, et quand il fut plus grand, de martyriser les chevaux, qu’il faisait périr à force de course. Les domestiques mêmes ne furent pas étrangers à ses cruautés, et plus d’une femme-de-chambre essuya les plus douloureux traitemens. Desuyten était d’ailleurs doué d’une très-belle physionomie, masque imposteur qui ne favorisait que trop sa perversité. Quand il se vit maître d’une fortune colossale, après la mort de ses parens, circonstance dans laquelle il fut violemment soupçonné d’empoisonnement, ses penchans criminels prirent un essor d’autant plus grand, qu’ils s’étaient fait longtemps violence sous le pouvoir de l’autorité paternelle. De l’abus de confiance dans l’administration des sommes considérables, des fortunes qu’on lui avait remises entre les mains, il passa aux plus affreuses concussions, et, dépositaire infidèle, il plaça bientôt sur son front déhonté l’opprobre du banqueroutier frauduleux. Ainsi, comme la plupart de ces faiseurs de bilans fallacieux qui ne font qu’enrichir le négociant en faillite, Desuyten marchait à la fortune par le chemin qui mène à l’échafaud. Déjà trois banqueroutes presque successives avaient, par leur énormité, ébranlé le monde marchand de leur influence sur le commerce de la Hollande et de l’étranger, et notre effronté coquin n’en affichait pas moins un luxe effréné. Cependant, par une de ces bizarreries dont on se rend difficilement compte à soi-même, Desuyten jouissait d’une commode impunité ; frappé d’infamie dans l’opinion des honnêtes gens, il n’en voyait pas moins la meilleure société de Rotterdam, où, s’il ne laissait pas d’y être profondément méprisé en secret, il n’y donnait pas moins une libre carrière à ses inclinations galantes, et se signalait par maintes bonnes fortunes sur ce qu’il y avait de mieux en femmes à la mode dans cette ville. Ses prospérités d’amour ne revêtirent d’abord que les formes ordinaires de la galanterie : feindre d’aimer, tâcher d’être promptement heureux, et, nouveau Faublas, papillonner sur les roses du plaisir, ne fut pendant quelques années, pour notre Hollandais, qu’un cercle amusant qu’il s’efforçait toujours d’agrandir par de nouvelles conquêtes ; mais tout cela enfin n’était pour ses sens avides de recherches et de recherches cruelles, qu’un bonheur commun, tout-à-fait dépourvu des charmes de l’extraordinaire. Il avait déjà atteint d’ailleurs trente-six ans, époque à laquelle les passions prennent une direction funeste vers le vice, quand de bons principes ne nous ont pas préparés de longue main à un avenir de probité et de sagesse. C’est ordinairement à cet âge, dis-je, que les sens d’un voluptueux de profession, un peu blasés, un peu usés sur des illusions éteintes, se réfugient dans les dérèglemens de l’imagination, pour y trouver un délire qui ne vient plus à la seule voix de la nature. D‘abord ce ne sont que des puérilités de débauches, plutôt faites pour exciter le rire de la pitié que le sentiment de l’indignation ; des enfantillages dont on ne peut que hausser les épaules ; mais bientôt de ces premières irritations du vice traité en enfant gâté, l’esprit, ambitieux de chimères voluptueuses cherche à suppléer à l’impuissance de nos forces physiques par les velléités du crime, et follement coupable par volupté, s’imagine que la coupe du plaisir ne peut plus être agréable aux lèvres que remplie du sang précieux d’une touchante beauté !… L’histoire ne nous fournit que trop de ces exemples monstrueux, de ces inventions homicides où le plaisir des sens n’arrive à son périgée que par le spectacle de la douleur. Néron, l’affreux Néron, Tibère, Caligula, Caligula surtout, qui savourait la pensée atroce de faire rouler sur le parquet la belle tête de sa maîtresse ; Denis l’ancien, tyran de Syracuse, qui n’avait jamais connu la volupté que dans le meurtre… Plus, cette célèbre princesse de Sardis qui jouait aux dés la vie d’un de ses esclaves, comme on parie mille guinées à Londres dans une course de chevaux… Tous ces exemples fameux dont la Grèce et l’Asie abondent, ne prouvent que trop que l’homme épuisé dans ses moyens naturels, croit y suppléer par les violentes vibrations du forfait, tandis qu’au fond il ne fait qu’étreindre l’ombre sanglante des remords, au lieu de la déesse enchanteresse qu’on adore à Gnide.

Desuyten, amolli par le luxe, affadi par de faciles possessions, enhardi dans ses crimes par des succès qui jusqu’alors ne s’étaient jamais démentis, croit pouvoir prendre dans l’antiquité des apologies sans réplique ; et s’autorisant des paradoxes infâmes d’un livre trop fameux, il ne marche plus désormais vers le temple de Cythère qu’un fer aigu à la main. Quelle volupté ! c’est celle des enfers. D’abord, à force d’or, il trouve des prostituées qui ont l’infamie, suicides de leurs attraits, de trafiquer de la quantité de leurs blessures et de leurs cicatrices, et un tarif à la main, stipulent pour le nombre de gouttes de sang qui doivent sortir de leurs contours les plus délicats. Car cet horrible marché de la prostitution s’est fait mille fois, et ne se fait que trop souvent encore malheureusement… ! Desuyten se livrant donc au vice en vicieux désordonné, ne connaissait plus de frein, et ne faisait que renchérir chaque jour sur ses recherches monstrueuses. À l’aide de quelques compagnons de débauches qui partageaient avec lui, dans une criminelle clandestinité, le délit et le fruit de ses faillites, il avait fait tendre un de ses appartemens tout en noir, qu’il avait appelé la CHAMBRE ARDENTE ; on y voyait un cercueil entouré de longs cierges, placé sur un superbe lit de parade garni de franges d’argent et investi d’urnes lacrymatoires. C’est dans ce cercueil que Desuyten plaçait, nue, l’actrice déhontée qui avait souscrit au marché : alors le contraste frappant des couleurs, la blancheur des formes qui ressortait si vivement au milieu des draperies de velours noir, le caractère de douleur et de désespoir qu’avait ordre de prendre l’héroïne toute échevelée de la scène, en ayant l’air de se débattre avec violence au milieu de sa tombe artificielle… tout cet appareil imposant de deuil et de silence, ce mélange de nudités éblouissantes de leur albâtre, et de crêpes funèbres, produisaient sur son imagination un nouveau sentiment d’exaltation indicible. Alors il se précipitait en furieux sur celle qui évoquait le dieu d’amour du sein de sa tombe, et il profanait ainsi la dernière demeure de l’homme par ses baisers sacrilèges ; mais depuis, la nouveauté, ce tyran insatiable, était au cercueil, ainsi que les plastrons de ses goûts ; et les imprudentes qui jouèrent ce rôle par la suite manquèrent y payer de leur vie leur luxure cupide ; car, de même que beaucoup d’hommes ne se transportent qu’aux sons mélodieux d’un instrument, de même notre héros libertin n’était irrité qu’à l’aspect des plus vives transitions des couleurs. L’extrême blanc, l’extrême noir, étaient donc pour lui les deux pôles opposés du plaisir. Une vive nuance, se dit-il un jour, manque à ce magnifique tableau, c’est un beau carmin… Le monstre eut donc la scélératesse de frapper d’un stylet meurtrier les infortunées qui, ne s’étant confiées qu’à son libertinage, n’avaient jamais soupçonné qu’elles ne traitaient qu’avec un assassin… Depuis cette époque, Desuyten, entraîné dans l’abîme des monstruosités, distribua la mort au milieu de ses odieuses caresses, et, pour éviter l’échafaud, condamna au silence de la tombe les malheureuses qu’il avait séduites et entraînées dans sa CHAMBRE ARDENTE. Ce n’est pas tout,

« Ainsi que la vertu le crime a ses degrés. »

Cette perversité de goût qui le portait à immoler pour éprouver des sensations extraordinaires, emportant avec elle mille dangers, l’infâme ne songea plus désormais qu’à commettre des assassinats furtifs sous le voile de l’adresse et du mystère ; et sa dextérité naturelle secondant sa perfidie, maintes jolies femmes prises au dépourvu à la sortie d’un spectacle, d’un bal, ou le soir dans les rues, sentirent leur linge ensanglanté dans les parties les plus révérées par l’amour… plusieurs en moururent, soit de saisissement, soit de la profondeur de leurs blessures.

Ce nouveau genre de forfaits inconnus jusqu’alors parmi les nations de l’Europe, éveilla de toutes parts la vengeance des lois et l’indignation publique ; déjà on désignait Desuyten, taré dans l’opinion, comme le seul monstre capable d’une telle horreur. D’autres dénonciations vinrent à l’appui, et ses richesses dissipées ne lui permettant plus de calmer ces clameurs sous un voile d’or, il se détermine à partir pour l’Allemagne avec les débris de sa fortune.

Desuyten respirait sur cette nouvelle terre ; et si son sommeil ne laissait pas d’être sans cesse assailli de mille terreurs soudaines, compagnes inséparables du crime ; si, parmi des draperies de velours, il avait continuellement sous les yeux l’image épouvantable des corps charmans qu’il avait frappés dans la fougue de ses transports homicides, du moins le glaive du bourreau n’épouvantait-il pas autant sa conscience déchirée, et le souvenir de ses banqueroutes frauduleuses ne martelait-il pas autant son esprit. Son premier plan, en habile hypocrite, fut, sous un faux nom, de se faire à Juliers, ville de guerre peu éloignée de la Hollande, une réputation d’honnête homme et de négociant voyageur. En peu de mois il avait donc usurpé une certaine confiance, dont il se proposait bien d’abuser suivant sa coupable coutume ; mais le ministère du Stathouder, vu le danger de ses goûts, l’ayant signalé dans toute la Belgique, de même que des naturalistes se seraient correspondus entre eux sur l’apparition d’un animal monstrueux qui n’aurait pas encore pris rang dans l’échelle des êtres, Desuyten se vit réduit, poursuivi de nation en nation, à dérober sa tête dans le sein d’une épaisse forêt au milieu de la Franconie. La fortune (je veux dire celle qui, d’un sourire trompeur, favorise pendant quelque temps les scélérats) le servit à merveille dans sa fuite. Instruit que, près du village d’Oppendorff, entre Nuremberg et Bamberof, sur une montagne assez élevée, il existait depuis grand nombre d’années un vieux ermite octogénaire, il résolut, à l’imitation d’un personnage semblable dans Gil-Blas, de l’assassiner, de s’appliquer sa barbe, et sous ses habits, de pourvoir à sa sûreté pendant quelque temps, jusqu’à ce que de plus favorables circonstances lui permissent de jouer un rôle plus éclatant. Le coup ayant réussi au gré de ses infâmes désirs, Desuyten enterra soigneusement le pauvre ermite, s’affubla de sa robe de capucin, et ayant étudié sa marche et tous ses pieux discours, il fit prendre le change dans tous les villages circonvoisins, et laissa toutes les paysannes qui vinrent en pèlerinage vers lui, persuadées qu’elles avaient toujours à faire au père Ambroise dans la communication de leurs superstitieuses consultations. Le calme dont il jouit dans ce nouvel état de choses, loin de le porter à un pieux repentir, ne fit, au contraire, qu’attiser avec plus de violence les passions criminelles qui l’avaient rendu le fléau le plus dangereux de la société ; et de charmantes villageoises, parées de tout ce que le costume allemand a de piquant et de gracieux, s’étant établies dans sa familiarité, il prit la cruelle résolution d’en faire les objets de ses inclinations assassines. Ce fut la belle Marianne Stenbach, la rosière de son hameau, qui tomba la première dans le piège. Ingénue et pure comme un beau lis sur un trône de verdure, son cœur innocent n’avait pas été terni encore de la plus légère faute : comment aurait-elle soupçonné du crime dans un âge et sous un habit que sa religion lui ordonnait de respecter ? D’abord, Desuyten, craignant de se déclarer avec trop d’ouverture, questionna adroitement ses esprits timides, lui fit quelques demandes insidieuses, et joignant le geste à la séduction de ses discours, il chercha à corrompre une vertu d’autant moins expérimentée, que Marianne ignorait jusqu’aux formes qu’empruntait le vice. Enhardi par un silence mal interprété, Desuyten, se dépouillant donc d’un air théâtral, de sa robe et de sa fausse barbe, et se prosternant aux genoux de celle qu’il voulait perdre, lui déclara avec la plus vive chaleur : « Qu’elle voyait rien moins qu’un vieux ermite à ses pieds, mais bien le comte de Blincesten, qu’une faute politique avait éloigné de la cour de son roi. »

À cette déclaration foudroyante, à ce brusque changement, Marianne, plus épouvantée que touchée, ne songe qu’à la fuite, et pense que Satan en personne s’est glissé dans l’ermitage. Mais elle veut fuir en vain, car Desuyten ne n’est pas plutôt aperçu de son dessein, qu’il s’empare d’elle, lui jette les bras autour de la taille, et lui plaçant un mouchoir sur la bouche, étouffe ses cris perçans. L’infortunée dut donc subir son malheureux sort, et n’échanger la fleur de sa virginité que contre un sanglant cyprès… Le barbare, après l’avoir mutilée dans des parties qu’un époux légitime aurait a peine osé effleurer d’une lèvre respectueuse, l’ensevelit dans la forêt adossée à son ermitage, la couvrit de feuillages, et fit courir le bruit qu’il l’avait vue fuir avec un maréchal-de-logis de hussards du régiment de Barko, dont un escadron se trouvait alors cantonné dans ces parages. La désertion de ce même maréchal-de-logis (mais pour un autre motif) donna pendant long-temps à cette imposture un air de vérité. Marianne, au céleste Élysée, fut suivie de plus d’une victime ; le monstre, par une inversion affreuse n’était heureux qu’en donnant la mort…

L’épouvante était dans le pays ; mais la simplicité de ces bonnes gens ne pouvait leur faire jeter leurs soupçons sur l’homme qu’ils croyaient, au contraire, avoir été placé par Dieu même au milieu de leur province comme une sauve-garde sacrée. Ils lui faisaient donc mille offrandes, afin de conjurer le fléau qui les décimait dans la personne de leurs filles et de leurs épouses ; et Desuyten contenait leurs plaintes par le fanatisme, et faisait tout pour qu’elles n’allassent pas jusqu’au trône du prince.

Dans ses courses, il avait encore remarqué une très-jolie fermière, mère de trois enfans, dont le mari était souvent absent pour aller vendre son grain au marché : l’idée de la posséder éveillait puissamment sa pensée ; il se rend donc de grand matin chez elle, sachant qu’elle était seule avec ses enfans ; et jetant le masque, il lui déclare son amour dans les termes les plus vifs. La fermière, indignée, voulut appeler ses valets de ferme pour l’arrêter, mais Desuyten, qui avait examiné attentivement toutes les localités, avant de risquer son aveu, savait bien que toute retraite était fermée à la fermière ; et pour rendre sa position encore plus difficile, il s’était emparé de ses trois enfans, les avait enfermés dans une salle voisine dont il tenait la clef, et dans cet état déclara à l’infortunée fermière que de sa soumission à tous ses désirs dépendait la vie de ses enfans. L’alternative sans doute était terrible ; mais la paysanne, animée d’une indignation soudaine, ne put céder à cette horrible capitulation, et s’enfermant dans un cabinet, elle remit le sort de ses chers enfans entre les mains de la Providence. Le scélérat tenta donc plusieurs fois de corrompre la fermière ; mais la trouvant inflexible, il égorgea sous ses yeux (car elle pouvait tout voir à travers un petit guichet) un de ses pauvres petits enfans ; les deux autres subirent le même sort, et l’infâme ne se retira qu’après un horrible carnage, ouvrage de ses mains infernales. Rentrer dans cet ermitage après ce trait épouvantable qui serait bientôt divulgué, était une chose à laquelle il ne fallait plus songer. Desuyten ne pense donc plus qu’à fuir, et à se faire le chef de quelques brigands obscurs qui infestaient la forêt. Ainsi résolu, il part armé jusqu’aux dents ; et au moyen de quelques signaux qu’il savait être familiers aux bandits dans un cas de détresse, il se vit bientôt entouré d’une assez grande quantité de malfaiteurs. L’espèce de génie qui brillait sur son front, son air de supériorité, d’audace, et sa taille haute, le font aussitôt bien venir de la troupe. Leur commandant ayant été pris, il y avait quelques semaines, dans les environs de Nuremberg, ville dans laquelle on avait appris qu’il avait fait une fin tragique sur la place publique, Desuyten fut accepté à l’unanimité, et ils ne balancèrent plus, surtout quand ils apprirent que c’était lui qui avait joué si adroitement le rôle du faux ermite. – « Nous avons médité un fameux coup, » dit à son tour le lieutenant de la troupe, « sur un riche seigneur des environs ; mais c’est un fin matois, qui nous opposera les plus grandes difficultés. » Desuyten se fit rendre compte de suite, en sa qualité de chef, de tous les détails de cette entreprise, et l’ayant examinée sur tous ses points de vue, il annonça qu’il se faisait fort d’être l’âme et le principal artisan de ce succès. Les brigands ne lui cachèrent pas que ce seigneur, le baron de Neustadt, était très-brave, en sa qualité d’ancien militaire ; qu’il avait beaucoup de domestiques, et qu’enfin on devait s’attendre à courir les plus grands dangers dans cette glorieuse expédition. Desuyten resta calme, et persista toujours dans les mêmes sentimens. La maison de campagne de ce seigneur étant éloignée de dix à douze lieues de là, il fut arrêté qu’on marcherait toute la nuit dans l’épaisseur de la forêt qui y conduisait ; qu’arrivés à une lieue de distance, la troupe passerait la journée dans les environs, tandis que lui, sous sa robe et sa fausse barbe de capucin, il irait, au déclin du jour, demander l’hospitalité au vieux seigneur, comme un pauvre quêteur du couvent des frères déchaussés de Bamberg. Une fois introduit dans la maison, il répondait d’en rendre l’entrée facile, et de faire entendre ses signaux à la troupe, qui aurait soin, d’ailleurs, à la nuit close, de s’embusquer dans les charmilles du jardin attenant à la maison. Ces dispositions prises, Desuyten part, muni de poignards et de pistolets, pénètre dans l’habitation du baron de Neustadt, et d’un ton humble et extrêmement poli, lui fait entendre qu’il désirerait passer la nuit chez lui, à cause du long chemin qui lui reste à faire encore pour retourner au couvent. Son air vénérable touche le baron, qui lui fait le plus doux accueil, et le recommande à ses deux filles comme un bon père dont l’âge et l’habit méritaient tous leurs égards, ainsi que tous leurs respects. À peine Desuyten a-t-il aperçu ces deux charmantes personnes que son poil se hérisse, ses sens frémissent, tel que ferait un tigre sanguinaire à la vue d’un timide chevreuil. On l’invite à entrer, à s’asseoir, à déposer sa besace, et à se rafraîchir en attendant le souper qu’on ne tarderait pas à servir. Le faux capucin accepte, et l’on allait effectivement se mettre à table, quand on entendit frapper à la grande porte à coups redoublés. Après quelques instans passés dans l’inquiétude de ce que ce pouvait être, un domestique vint annoncer à M. le baron de Neustadt que c’était une ordonnance du régiment des hussards de Barko qui, s’étant égarée long-temps dans la forêt, était, ainsi que son cheval, extrêmement fatiguée, et demandait a passer la nuit dans sa maison, ayant encore beaucoup de chemin à faire pour porter à leur destination les lettres dont elle était chargée. Le baron, comme nous l’avons dit, avait servi, aimait à la passion les militaires, et ne vit dans cette circonstance qu’une occasion délicieuse de parler de ses vieilles campagnes. Desuyten était bien loin de partager sa joie ; la présence de cet étranger pouvait contrarier tous ses desseins, et compromettre par la suite la sûreté de son monde. Cependant, comme il n’était plus temps de reculer, il fit comme le grand César quand il passa le Rubicon, et remit entre les mains de sa fortune ses hasardeuses destinées.

Le hussard introduit, les complimens ainsi que les excuses faites de part et d’autre, on servit le souper ; le baron se plaça entre le militaire et le capucin, ayant ses deux filles en face de lui, et la conversation ne roula plus que sur un amas confus de sièges, de batailles et de combats sanglans. Le hussard, tout en ne laissant rien désirer au baron touchant cette intéressante matière, n’en examinait pas moins du coin de l’œil le traître Desuyten, dont les deux demoiselles ne pouvaient d’ailleurs soutenir les regards lascifs. Le repas fini, le capucin, ainsi que les autres convives, s’étant signés, on se salua suivant la coutume allemande, et on passa dans la salle où l’on fume, pour y choisir des pipes. Ce fut ce moment que le généreux hussard saisit pour tirer à lui le baron, et l’entraîner, sans que Desuyten s’en aperçût, dans la salle voisine. « Vous croyez avoir probablement chez vous un saint homme, un respectable religieux, » lui dit-il, « et bien moi, je vous jure, par l’honneur de mon escadron, que ce n’est qu’un infâme brigand ». À cette confidence extraordinaire, le baron pâlit, et chercha dans la figure du hussard si le vin ou les liqueurs auraient un peu troublé son cerveau. « Ne doutez pas un instant de ma saine raison, » lui répliqua ce dernier ; je vous dis, je vous répète que le prétendu frère quêteur n’est qu’un bandit, et qu’il ne se sera pas glissé ici à une telle heure, et si éloigné de son couvent, sans avoir des projets. Apprenez enfin, baron, que sa barbe est postiche, tient à un fil que je lui ai aperçu près de l’oreille, et qu’en outre j’ai vu briller une pointe de stylet sous sa robe, près du cordon qui attache son rosaire… »

À ces nouvelles communications effrayantes, le baron ne douta plus de la pénétration du hussard, et ne savait déjà dans quels termes lui faire ses excuses, et à la fois lui témoigner sa vive reconnaissance… « – Silence, » lui dit le hussard, « silence : laissez-moi conduire cette affaire, je réponds de tout. Voilà en deux mots ce qu’il faut que vous fassiez. Vous allez d’abord armer tous vos domestiques en sous-main ; vous vous munirez vous-même d’une paire de pistolets ; et rentrant ensuite dans la salle où je vais rejoindre le faux capucin, vous nous annoncerez avec un air de regret qu’une de vos parentes ayant retenu par une de ses lettres l’appartement d’honneur que vous destiniez au révérend père, il ne vous en restait plus qu’une chambre (à deux lits, il est vrai) pour moi et l’étranger. » Ce plan bien concerté, le hussard revint au bout de peu de temps dans la salle commune, accompagné du baron, en ne laissant rien paraître sur sa figure qui pût donner le moindre éveil. Le faux capucin était en ce moment occupé à converser avec les filles du baron, et se servait de tout son esprit pour les retenir près de lui par les charmes de son entretien. Sur ces entrefaites, le baron lui apprit le plus poliment possible qu’il n’avait en ce moment à sa disposition qu’une chambre à deux lits, et le pria de consentir à ce que le hussard, étant aussi très-fatigué, y passât la nuit. Loin que cette nouvelle particularité fût pour Desuyten un contre-temps, il la considéra au contraire comme une faveur du sort, qui lui permettait de se défaire facilement, pendant son sommeil, de ce dangereux intrus. Quelques instans s’étant donc écoulés dans une conversation générale, chacun prit un flambeau, et les politesses d’usage remplies, on se retira dans son appartement. Le cruel Desuyten n’avait pas laissé de remarquer le chemin que prenaient les deux demoiselles du baron, s’imaginant, dans sa fausse sécurité, que tout le monde va, dans cette demeure, se livrer aux douceurs du sommeil. Mais à peine M. de Neustadt est-il avec ses filles, qu’il leur communique les remarques du pénétrant hussard, et ne leur cache rien de toutes les dispositions qui ont été arrêtées sur la direction de ses conseils. Les demoiselles ne pensent donc plus à se livrer à un dangereux repos, et attendent dans la plus vive inquiétude l’issue d’un événement si singulier, si inquiétant. De leur appartement, gardé par le baron, par les domestiques déjà armés, passons à celui du faux capucin et du hussard. Ce dernier ayant achevé près de la cheminée une demi-bouteille de rhum dont lui avait fait présent M. de Neustadt, et fumé encore une ou deux pipes, feignit de s’y endormir, après avoir caché soigneusement son sabre damassé près de lui, tandis que le capucin, de son côté, avait feint de se déshabiller et de se coucher. Que le lecteur juge lui-même de l’intérêt mutuel de cette situation. Ici la seule pensée vaut mieux que toutes les plus brillantes hyperboles. Ainsi dans cet état périlleux d’un et d’autre côté, Desuyten supposant le hussard enseveli dans un premier et profond sommeil, conjecturant encore que l’heure du signal qu’il devait donner à ses gens du dehors approchait, se lève sur son séant avec le plus de précaution possible, s’arme d’un poignard, et se dirigeant sur la pointe du pied vers la lampe qui brûlait sur la table, il la souffle ; puis se retournant avec adresse, il lève le bras pour percer le sein du hussard… Mais celui-ci, aux aguets de tous ses mouvemens n’avait pas perdu un seul de ses gestes ; et au moment où Desuyten se disposait à porter le coup mortel, il saisit, plus vif que l’éclair, ce même moment pour faire voler, d’un revers de son sabre damassé, la tête du faux capucin, qui va rouler loin sur le parquet dans des flots de sang, avec un mouvement d’agitation et de rotation effroyable… Après cet exploit, le hussard visita la ceinture de Desuyten, et s’emparant d’un sifflet bien précieux dans cette circonstance, il s’élança vers l’appartement du baron, et l’instruisit de tout ce qui s’était passé. Pour toute réponse, M. de Neustadt le serra tendrement dans ses bras, et, dans l’effusion de sa gratitude, le nomma son cher fils, son libérateur. – « Ce n’est pas tout, » interrompit l’intrépide hussard ; « si je suis bien secondé, je réponds d’exterminer toute la bande dont j’ai indubitablement détruit le chef. » Le baron lui répondit qu’il pouvait ordonner sans réserve. Le hussard faisant donc embusquer dans diverses parties de la maison les domestiques armés, enfermant avec soin les deux demoiselles, et s’affublant à son tour de la barbe et de la robe du faux quêteur, donna dans les cours un coup de sifflet perçant ; puis ayant l’air d’ouvrir mystérieusement la grande porte, il introduisit les brigands trompés comme vers un lieu de triomphe ; mais à peine furent-ils dans les chambres, qu’ils se disposaient à piller, que tous les gens du château, ainsi que le baron, tombant inopinément sur eux, aucun ne réchappa de cette utile boucherie, et le sang impur de tous ces scélérats apaisa du moins un peu les mânes des victimes de Desuyten. La victoire était complète, surtout le butin immense : cependant le hussard, prudent et attentif au sein de sa valeur, eut soin que les filles du baron ne sortissent pas de leur appartement, et ne souillassent pas leurs pieds au milieu de ces débris sanglans ; ce ne fut que quand, à la pointe du jour, on eut relevé les cadavres, et fait disparaître jusqu’aux moindres traces du carnage, qu’elles purent participer à la joie générale. Le hussard ne laissait pas d’éprouver la plus vive curiosité de fouiller le corps de Desuyten, afin d’apprendre par de nouveaux indices à qui ils avaient eu à faire. Mais étant retourné dans sa chambre avec le baron, qui éprouvait également la plus vive impatience à cet égard, quel fut son étonnement… que dis-je ?… son épouvante, quand, étant entré d’un pas précipité, un gouffre de feu s’ouvrit sous ses pas, au fond duquel il entrevit dans des flots de flammes le corps du faux capucin se débattant entre les poignards de mille furies infernales…… Consternés, lui et le baron, ils se retirent dans un saint respect… Alors le prodige cesse, plus de gouffre ; mais la tête sanglante de Desuyten se voit dès cet instant sur la table, près de la lampe qu’il a soufflée dans un projet homicide… et même cette lampe est allumée. Elle parle, cette tête ; elle fait des contorsions épouvantables, et un poignard dans les dents, elle semble survivre au crime pour lequel elle est née. Les mâchoires, les yeux, tous les muscles dans une contraction horrible, expriment encore le meurtre, la soif du sang, de la vengeance, et la lampe brûle continuellement pour éclairer cette scène affreuse. En vain notre intrépide militaire, s’efforçant de vaincre ces prestiges, qu’il croit les effets de son imagination agitée par les événemens de la nuit, veut s’élancer… Aussitôt qu’il entreprend de faire un pas de plus, le gouffre se rouvre, présente ses abîmes de feu, tandis que LA TÊTE MOBILE ET SANGLANTE, faisant claquer ses dents sur la lame d’un poignard, s’anime de nouveau de toutes les expressions de la rage et de la menace. Ce n’était plus d’ailleurs la figure d’un capucin hypocrite et enveloppée d’une fausse barbe, c’était celle du cruel Desuyten dont le ciel avait voulu éterniser le supplice, en le faisant vivre de la vie des âmes damnées, au sein même du théâtre où il avait reçu le coup mortel. Le baron détourna donc son libérateur de l’idée de braver davantage un prodige qui marquait à un point si éminent la puissance divine, et abandonnant tous deux ce lieu d’horreur, ils allèrent en faire part à tous les gens de la maison. Des incrédules osèrent en douter, mais de quel effroi ne furent-ils pas frappés quand, cherchant à ouvrir la porte de l’appartement infernal du faux capucin, ils la trouvèrent d’abord brûlante, et distinguèrent cette tête effroyable à travers des nuages de flammes et de fumée. Il fallut donc abandonner cette affreuse demeure que Dieu avait assignée aux tourmens éternels du crime : heureusement que la fortune du baron ne se bornait pas à cette possession ; et qu’ayant d’autres biens, il fut en état de récompenser dignement le courageux hussard, dont il acheta le congé, et qu’il maria avec une de ses filles, pour prix de sa bravoure. Quant à la maison de campagne abandonnée, le baron avant eu une fois la nouvelle curiosité de l’approcher, il vit qu’un marais immense l’avait investie de toutes parts ; les paysans des environs l’assurèrent en outre que l’on avait vu souvent pendant la nuit des ombres qui se poignardaient entr’elles, et faisaient tomber goutte à goutte dans le marais le sang de leurs blessures ; des fantômes s’asseyaient aussi sur les toitures ; puis on entendait les échos de la forêt répéter dans un lointain gémissement : FUYEZ L’APPROCHE DE LA TÊTE SANGLANTE DE DESUYTEN ! ! !…

M. de Neustadt, effrayé de tant de prodiges, ne voulut plus entendre parler de cette maison, et pour en perdre le souvenir, il alla s’établir avec toute sa famille à Ratisbonne, où il finit ses jours au sein de la paix et du bonheur.

HUITIÈMES OMBRES

LES VICTIMES SANGLANTES

DE BELLONE,

OU

LA MORT GLORIEUSE DU PRINCE PONIATOWSKI.

Tout l’éloge d’un héros est renfermé dans son nom.

Déjà le burin, la peinture, les cent voix de la renommée ont publié, dans l’Europe entière, que le prince Joseph PONIATOWSKI, nouvel Horalius Coclès, mais moins heureux, s’était choisi un tombeau glorieux dans le fleuve de l’Elster, à la bataille de Leipzig ; et que, par un dévoûment héroïque, il avait préféré un illustre trépas à une captivité honteuse ; déjà, dis-je, la Pologne entière, fière d’avoir donné naissance à ce héros, lui a érigé des statues, et les plus habiles artistes viennent récemment de reproduire à Varsovie, dans un marbre vivant, les traits d’un guerrier que le monde admire… Hommages insuffisans ! lauriers fragiles, votre éclat n’est pas encore digne du front auguste que vous couronnez ; et ni le marbre ni l’airain ne seront pas des monumens assez durables de la gloire de Poniatowski.

« Pour chanter un Ajax, il faudrait un Homère. »

Ce serait donc à la lyre d’un beau génie poétique à célébrer, dans des accords belliqueux, cette triple bataille où le bronze de vingt peuples ligués suffit à peine à éteindre les foudres de la grande nation ; où des masses d’infanterie cosmopolite, hérissées de fer et enflammées de poudre, firent, pendant trois jours, de vains efforts, pour arracher de vive force la victoire à une armée qui eut peut-être triomphé encore, si de son sein même il ne fût sorti des ennemis pour l’accabler… – Cercueils immenses creusés sous les murs de Leipzig, lugubre majesté de ces vastes tombeaux, inspirez donc mes souvenirs dans mes sanglantes narrations, et apprenez-moi comment on peut parler dignement du trépas glorieux de cent mille héros !

Ce n’est pas en historien militaire, ni en écrivain politique, que je vais essayer de faire connaître toutes les belles horreurs de ce tableau de sang. Non ; fidèle à mon titre et à mon plan, c’est toujours en philosophe observateur, en peintre philanthrope, que je tâcherai de crayonner quelques esquisses imparfaites, et de suivre, dans les fameuses journées des 17, 18 et 19 octobre 1813, le char sanglant de Mars, répandant la mort dans un espace de dix lieues, et ne se laissant jamais arrêter dans ces affreuses destructions par les obstacles de la nuit…

La bataille de Berlin, dans laquelle la fumée de l’artillerie française effleurait déjà les clochers de cette capitale, avait été perdue, et tous les corps concentrés ensuite sous Leipzig, lui formaient une vaste ceinture de bataillons impénétrables. Ce fut ce théâtre que toute la ligue choisit pour décider des destinées de l’Europe. Ainsi, malgré un temps brumeux et quelquefois pluvieux, malgré la bise des nuits, le feu de la valeur circula soudain dans tous les cœurs français, et le premier coup de canon fut, à nos immortelles phalanges, une commotion électrique de gloire qui les embrasa toutes du même amour de vaincre. C’est donc ici, sur une herbe mille fois brisée sous les pieds des chevaux, que des escadrons fougueux, sous la conduite d’un clairon éclatant, rompent, d’un élan intrépide, des murailles cimentées de Russes, de Suédois, de Prussiens et d’Anglais. La victoire est-elle remportée sur un point, elle est perdue aussitôt sur un autre. Nos escadrons vainqueurs d’un premier rideau de troupes, deviennent la victime d’une ruse de guerre, et trouvent la mort sur un volcan d’artillerie que ces mêmes troupes masquaient. Par-tout la cavalerie légère, semblable à une faux rapide qui, sous les mains du laboureur, fait tomber les trésors de Cérès, jonche le terrain de monceaux de cadavres ; et le nombre accumulé des morts et des mourans forme seul un rempart favorable aux légions fugitives. Dans cet orage épouvantable, au milieu de ces éclats de tonnerre artificiel, une pluie de sang tombe sans cesse, et remplit les sillons de flots de pourpre ; des membres humains souillés de fange reposent confondus avec des membres d’animaux immondes. La tête d’un taureau, naguères l’effroi des vallons, l’orgueil des troupeaux des hameaux voisins, celle d’une tendre génisse, se groupent dans un mélange horrible avec le corps ensanglanté d’un canonnier massacré près de sa pièce. Assemblage affreux !… Les chevaux qui traînaient cette même pièce, tués à ce bivouac par le boulet, ont mêlé l’écume de leur sang au sang des artilleurs. Dans cet amas de chairs mortes et boueuses, les dents d’un cheval sont imprimées sur la figure d’un cadavre ; et l’un et l’autre, bouche à bouche, dans une lente agonie, se sont renvoyé les dernières angoisses de leur mort… Spectacle hideux et encore imparfait, vous pouvez exister, et vous ne pouvez jamais qu’être faiblement décrit.

Mais des épisodes passons aux grands traits qui se développent à tous les horizons du point de centre. Trente villages en feu offrent des vigueurs de tons magnifiques ; les flammes ondoyantes, le bruit des clochers qui s’écroulent, donnent de temps à autre des coups sourds qui forment une basse sombre dans cette horrible harmonie ; mille colombes apprivoisées s’enfuient à tire-d’aile de leurs toits domestiques, tandis qu’un nuage de corbeaux, accourus des contrées hyperborées à l’odeur du carnage, célèbrent déjà dans leurs croassemens sinistres les folies guerrières des hommes qui vont leur fournir une ample pâture. Mais tous les sentimens humains doivent céder ici le pas aux intérêts pointilleux de l’honneur et de la gloire. « Ce village masque une batterie, » dit ce général d’artillerie : aussitôt vingt obus, messagers brûlans du trépas, le réduisent en poudre. Ce beau château, ouvrage perfectionné de dix siècles, peut receler des tirailleurs dangereux ; le feu doit aussitôt l’abattre : Bellone ne marchande jamais dans ses aveugles fureurs. Cependant le seigneur de ce château, son épouse épouvantée, et d’ailleurs mère de deux jeunes beautés, tous surpris et cernés par le fait du combat, vont courir à une mort certaine au milieu du feu et des ruines… Il faut vaincre, n’importe à quel prix ; et quand l’historien parlera de la gloire des armes d’une nation, il ne daignera pas seulement s’informer si le sang de mille victimes innocentes, isolées sur un tertre obscur, y aura coulé – Ainsi, tandis que des châteaux, des maisons de plaisance, et maints villages deviennent la proie des flammes ; que des bestiaux consumés dans des étables, dans des granges, donnent l’image d’une destruction générale ; que les villageois, les vieillards caducs surtout, se traînent sur leurs béquilles, et que de jeunes paysannes échevelées se précipitent entre des escadrons poudreux, et trouvent la mort dans le ricochet d’un boulet égaré, les princes, les maréchaux, les généraux, toujours calmes et froids au milieu de ce vaste incendie, président à l’ordonnance de la mort avec un flegme imperturbable, et, la carte à la main, par l’art d’une science topographique ; savent à point nommé dans quel terrain on peut creuser le plus de cercueils à l’ennemi… – Science funeste, science sortie des enfers, quand cesseras-tu donc de déployer ton affreuse tactique ?… Mais les OMBRES de la première nuit de cette sanglante bataille éteignent déjà insensiblement la lumière du jour ; l’homme les voit descendre avec un secret déplaisir ; on ne pourra plus discerner ses victimes dans l’obscurité, et il faudra attendre l’aurore pour se livrer à de nouveaux massacres ; l’arme blanche doit être oisive, et il ne reste plus que le feu du salpêtre pour s’entre-détruire. Vous apercevez donc de tous côtés comme des éruptions de flammes volcaniques : c’est la lumière du canon qui tire sur les colonnes dont on a découvert le mouvement au moyen des pots à feu ; et les échos d’une chaîne de montagnes en amphithéâtre derrière les armées, apprenant à des villes éloignées qu’on s’égorge à vingt lieues d’elles, les laissent dans la plus vive inquiétude sur l’issue du combat. Mais pendant celle même première nuit, tandis que les blessés arrivent en foule à Leipzig, à pied, dans des caissons ou sur des brancards ; que les habitans consternés, ayant reçu l’ordre d’éclairer leurs rues et leurs fenêtres, ouvrent leurs portes au courage malheureux ; que les femmes s’empressent de porter des paquets de charpie dans les hôpitaux, et que souvent encore vingt amputations se font dans un riche salon qui, la surveille, avait été le théâtre d’un cercle brillant, et qu’enfin les lances à la Congrèwe voltigent sur le sommet des maisons, toutes les dispositions ont été prises pour que le second acte du drame sanglant soit égal en horreurs aux horreurs du premier acte. À peine le petit jour a-t-il donc éclairé l’arène que toutes les machines homicides sont en mouvement, les munitions renouvelées, et le sang, à peine refroidi sur les lances, va se mêler à un nouveau sang ; la fatigue du bivouac, les privations de la faim, rien n’est capable d’attiédir la valeur française, et, pour bien se battre, nos régimens n’ont besoin que de forces morales. Les sections se forment, les chevaux s’alignent, on distribue des cartouches, le soldat en prend aussi dans la giberne de son camarade tué la veille, et dont le cadavre, pendant la nuit, lui a servi d’oreiller ; il se dispose, il essuie la cervelle qui a rejailli sur sa figure ; il échange ses armes contre de meilleures, et sans penser au danger, ne songe qu’à la gloire de son régiment. Mais pendant cette distribution de cartouches, une lance fatale vient à tomber sur les caissons ouverts ; tout saute dans une horrible explosion ; hommes, chevaux, canons, tout est dispersé ; et des éclats vont encore loin porter la mort dans les rangs d’une réserve qui attendait, l’arme au bras, l’honneur de participer bientôt au combat. Mais ces pertes de pur détail ne sont que des épisodes insignifians de la guerre ; et tel qu’à une table de jeux où des altesses risquent quelquefois la valeur entière d’un riche domaine, on ne remarque pas ces pontes insignifians qui hasardent obscurément quelques pièces d’or, de même aussi vingt caissons sautés, cent artilleurs mis en lambeaux, n’empêcheront pas la représentation meurtrière de la pièce, et pour un machiniste de moins, mille vont le remplacer. Laissons aller ces malheureux artilleurs, aveuglés, défigurés, et comme des Œdipes sans Antigones, deviner le chemin de l’hôpital qui doit devenir leur tombeau, et retournons parmi ces masses mobiles qui, semblables à des Vésuves ambulans, ne s’arrêtent que pour lancer méthodiquement leurs foudres. Que faisait le chef au milieu de cette immense boucherie ?… Il luttait en vain contre le destin, dont la main de fer s’appesantissait de tous côtés sur ses valeureuses cohortes : il cherchait à faire face à tous les périls, s’apercevant, mais trop tard, qu’il était déjà tourné à trente lieues de là par des nations entières. Ce n’était donc que pour cueillir des lauriers inutiles que nos corps d’armée prodiguaient leur sang !… Ce n’était donc que pour se faire admirer dans des efforts impuissans que l’infanterie marine se jouait à Leipzig des dangers, comme elle avait bravé maintes fois les abîmes de la mer !… Toutefois, on est à la seconde journée de la bataille, et le carnage ne cesse pas. Des houras épouvantables pénètrent en plein midi dans les faubourgs de la ville, des obus roulent sur les toitures, des maisons brûlent, le canon approche, et nos corps d’armée repoussés menacent de prendre la ville pour unique refuge. Dans ce péril imminent, le roi de Saxe, la jeune princesse quittent leurs palais, et se réfugient sur la place, dans un hôtel gardé par deux bataillons de grenadiers saxons. Conséquemment, ce n’est plus un combat éloigné dont la distance permet toujours un libre champ aux conjectures heureuses ou défavorables ; le sang désormais va couler dans les places publiques, dans les maisons ; les hôpitaux, les églises, les palais encombrés ne seront plus que des cloaques infects de membres coupés, de cadavres et d’excrémens… Chaque coin de borne devient le dernier asile d’un blessé, qui, affamé de nourriture, engloutit dans son estomac des restes fangeux, et meurt sur la boue qui lui a servi de lit. Malgré tous ces fléaux réunis, l’ordre est donné (et l’histoire recueillera ce fait) à « tout amputé seulement d’un membre, de quitter la place. » Ainsi ce n’est qu’après avoir eu deux bras ou deux jambes coupées qu’on avait acquis le droit funeste de rester dans ce séjour d’horreur !

La terreur, l’intérêt des grandes sensations, l’effroi, sont inspirés sur tant de points, que l’observateur, que le philosophe ne sait où fixer sa pensée dans ces grands spectacles de l’âme ; de tous côtés il jouit des douloureux frémissemens de la terreur ; il est en quelque sorte fier de marcher encore vivant au milieu de tant de ruines, tel qu’un rocher inaccessible à l’impétuosité des vagues ; se dégageant de l’enveloppe méprisable des idées vulgaires, l’âme, dis-je, ne laisse pas de s’élever dans ces scènes majestueuses de la mort, tout en en explorant la cause terrible. Ainsi, qu’importe qu’une famille éplorée fasse entendre ses cris dans cette maison voisine ; que de tendres vierges tombent profanées sous les baisers d’une bouche brutale et encore noircie de poudre ; que cet enfant soit sabré dans son berceau… que la tête chauve de ce vieillard soit partagée d’un coup de briquet, et que le sein de cette jeune épouse, étendue dans son appartement dans une attitude qui révolte la pudeur, porte encore le tronçon de l’épée dont elle a été percée ?… tous ces actes isolés sont sans doute affreux, épouvantables ; mais ce n’est pour l’historien que des accessoires qui doivent être seulement indiqués loin du plan principal de la scène.

Quoique, d’un crayon rapide, nous pensons avoir déjà suffisamment donné au lecteur, qui n’a jamais vu de pareils spectacles, une idée assez étendue d’une bataille décisive, entreprendrons-nous de dépeindre encore toutes ces douloureuses particularités qui se multiplient à chaque pas, telles que des blessés renversés, heurtés par les chevaux, et qui sont brisés sous les roues d’une pièce de douze ;… le tableau touchant de ce brave général porté par huit grenadiers de la garde sur des branches touffues qui semblent un amas confus de lauriers… ce même général ordonnant à ces généreux militaires de retourner au champ d’honneur, et de l’abandonner au sort de ses blessures mortelles ?… Toutes ces peintures ne pourraient manquer sans doute d’émouvoir fortement son âme ; mais combien elles sont insignifiantes auprès de la réalité ! Ce n’est vraiment qu’après avoir participé au danger et à l’action qu’on peut méditer avec quelqu’attrait sur toutes les horreurs d’un tel souvenir. À cet égard je me rappellerai toute ma vie les pleurs glorieux, héroïques de ce jeune colonel d’hussards qui, le pied brisé d’un coup de boulet, la jambe pendante près ses arçons, et n’offrant qu’un amas informe de fragmens d’os en éclats, de sang fangeux, d’éperons cassés, ne gémissait que des malheurs de son régiment aux deux tiers massacré, et cherchait dans les rues, sur la place, à former un noyau de ses braves, afin de venger, tout blessé qu’il était, la mort de ses compagnons de gloire.

Là, c’est une scène de grandeur d’âme, ici un trait de barbarie, la honte des nations civilisées. Des officiers malades, blessés, sont chassés de leurs logemens par des hôtes, par des laquais sans pudeur, qui ont l’infamie de violer le caractère sacré d’un militaire blessé, par des outrages et des voies de faits humiliantes ; tandis que, dans l’hôtel voisin, de jeunes personnes prodiguent leurs soins hospitaliers à des grenadiers de la vieille garde. Le pinceau ne sait quelle nuance saisir dans cette bigarrure de monstruosités ; l’homme sensible y est ému en une seconde de mille sensations douloureuses ou attendrissantes. La bienfaisance s’exerce à côté de la cruauté des Calmoucks de la Sibérie ou des Rouintons de l’Amérique méridionale ; et l’écrivain y est dans la nécessité de rétracter à chaque instant ses jugemens. Mais, au reste, tous ces événemens ne sont, si je puis m’exprimer ainsi, que de petites succursales de la métropole : les masses agissent toujours, et si un grand nombre de barques légères sont déjà submergées dans ce naufrage, le vaisseau de Bellone n’en vogue pas moins à pleines voiles sur une mer de sang, malgré le fracas des tempêtes. Cependant le vaisseau des Français, pour suivre cette métaphore, désormais était obligé d’éviter le combat, l’ennemi ayant tourné et devancé l’armée dans le défilé des salines occupé par le prince Bernadotte ; et nonobstant ce danger, soixante mille Bavarois, à cheval sur la route de Hanau à Francfort, coupaient entièrement la retraite du Rhin. Il ne faut donc plus songer qu’à la retraite, et ne cesser quelque temps de vaincre, que pour en ressaisir ensuite une occasion plus favorable. Nous approchons de ce moment terrible où l’explosion d’un pont placé sur l’Elster, près des boulevards de Leipzig, fut le signal du sacrifice épouvantable de quarante mille hommes, qui, comme les trois cents Spartiates de Léonidas au défilé des Thermopiles, furent immolés à la conservation du reste de l’armée. Vous étiez là, braves et généreux Polonais ! toujours au poste le plus périlleux, vous formiez l’avant-garde dans les succès, l’arrière-garde dans les revers. Je vois encore vos lances reluire des rayons passagers d’un soleil nébuleux ; j’admire encore votre air martial, Français pour la valeur, Polonais pour la fidélité ; je vois, dis-je, votre jeune et généreux prince, l’illustre PONIATOWSKI, dont l’ombre auguste immortalisera les rives de l’Elster. Dans l’âge des tendres passions, il n’a connu que celle de l’honneur et de la gloire ; et malgré les larmes d’une épouse, les caresses d’un fils, il s’est arraché de leurs bras pour voler où son devoir l’appelait. À la tête de ses escadrons, qu’il est beau dans ce brillant costume de colonel général ! Ce n’est pas son crachat ni ses décorations éclatantes de pierreries qui attirent mes regards ; c’est cette physionomie gracieuse et à la fois imposante, qui trahit parfois les sentimens de vive inquiétude dont il est agité. Les corps d’armée qui appuient leur droite et leur gauche sur les flancs de ses escadrons ne lui paraissent, comme lui, que de glorieuses victimes dont le sacrifice nécessaire doit assurer le salut de l’armée. Mais pendant que notre héros oppose sur les boulevards de Léïpsig un front impassible aux boulets, aux obus, aux balles qui déciment ses régimens, le pont (de meurtrière mémoire) s’encombre d’équipages, de roues brisées, de chevaux abattus ; les obus y tombent ; les cadavres, les mourans s’y multiplient, et à deux heures après midi, dans la fatale journée du 19, ce n’est plus que sur trois couches de débris de toute nature que l’on parvient à franchir ce passage terrible, à travers les pieds des chevaux qui se débattent, les bras élancés des soldats qui cherchent à se relever par votre propre chute, et les éclats d’obus qui frappent deux fois sur des cadavres nus, trop heureux de n’avoir eu qu’une vie à perdre, et dont la dépouille insensible se joue des nouveaux traits du trépas.

Les entourages sont également épouvantables. Les maisons voisines s’écroulent, et ensevelissent sous leurs ruines les colonnes pressées qui s’y étaient formé un passage ; le fleuve charrie déjà des fragmens de toute espèce, présage funeste d’une ruine totale ; les coups de fusil partent de tous les quartiers adjacens occupés par les Suédois ; les trésors sont pillés, les coffres brisés à coups de hache, et l’or éparpillé dans la boue est bientôt abandonné par des hommes qui voient de tous côtés une mort certaine planer sur leur tête. À l’artillerie mobile de l’ennemi, se joint le feu de l’artillerie de position et de celle des remparts ; le boulet plongeant d’à-plomb sur des masses d’hommes refoulés, y cause un ravage horrible, et il ne perd, probablement sa force qu’après avoir pénétré dans sa course homicide une grande épaisseur d’os et de chair… Enfin ce pont miné, ce pont traversé de fougasses, et garni dans ses culées de quatre milliers de poudre, saute, en lançant dans l’air des entrailles fumantes, des têtes bizarrement tranchées par les effets singuliers de la poudre, des roues, des coffrets, des casques, des schakos, des pierres énormes, des tronçons de cadavres, des chevaux entiers, qui, après avoir figuré dans l’air, à travers une épaisse fumée embrasée, une des éruptions du mont Etna, retombent simultanément dans le tombeau commun, je veux dire les ondes de l’Elster qui devaient les engloutir.

Plût à Dieu que cet horrible désastre, quelquefois justifié par les circonstances de la guerre, eût été le dernier de cette journée ! Mais l’ennemi s’étant convaincu aussitôt, par la destruction du pont, que tout moyen de salut était désormais enlevé au corps de réserve et d’arrière-garde dont l’illustre Poniatouwski faisait partie, fondit avec impétuosité sur eux par toutes les issues praticables, en ne laissant aux vaincus d’autre alternative que la mort ou le passage à la nage d’une rivière encaissée, et garnie sur ses rives d’un mur de pierres de taille qui en rendait l’accès impossible aux hommes et surtout aux chevaux : c’est là que se précipitèrent ceux qu’avait épargnés le fer ou le feu des Russes, la lance des Cosaques et les carabines des voltigeurs suédois. C’est là, dis-je, que se plongèrent tout armés, comme le firent plusieurs héros romains dans le Tibre, et cuirassiers, et dragons, et fantassins, et grenadiers, préférant les nouvelles chances de ce genre de fuite à une captivité humiliante. Ce fleuve fut donc couvert en peu de minutes de corps à demi noyés, de têtes égarées, éperdues, d’hommes dont l’œil effrayé par l’aspect de la mort qui les attaquait sous tant de formes, produisait sur la surface des eaux un effet épouvantable… Les uns, peu judicieux, dans leur aveugle désespoir, s’étant jetés tout chargés du poids de leurs armes, de leurs cuirasses, cessaient aussitôt d’être acteurs sur ce théâtre d’eau et de sang ; et ces mêmes armes, qui tant de fois avaient fait leur gloire, celle-ci, causaient leur perte. Un jour viendra que le fleuve, mis à sec par les vicissitudes du temps, offrira à la postérité ces squelettes étranges des guerres du dix-neuvième siècle, et leur armure dira assez que c’étaient des Français qui vainquirent l’Europe pendant vingt-ans.

Voyez-vous encore ce chasseur cupide qui, dans ce jour d’extermination, est tout entier à sa passion favorite, l’intérêt ?… Un baril d’or dérobé au trésor italien, et attaché sur ses épaules, il se confie aux eaux de l’Elsier… L’imprudent périt par le poids de l’objet qu’il croit sottement devenir, en France, celui de sa fortune, et le fleuve engloutit et l’homme et son pesant métal. Celui-là arrive miraculeusement de croupe en croupe à l’autre bord ; celui-ci, quoiqu’arrivé, y meurt atteint d’un coup de balle. Plus d’un tableau dramatique, ainsi qu’à la Bérésina, y vient épouvanter les regards. Cette malheureuse vivandière, haletant encore de sa longue course, son enfant dans les bras, pense se sauver à la faveur de son cheval ; mais tout bientôt ne fait plus qu’une boule, et ce qui se laisse encore entrevoir à travers l’écume des vagues agitées par la multiplicité des chevaux, sont des petites mains d’enfans, qui articulent les dernières expressions du délire de l’asphyxie…

Nous n’avons donc nullement besoin ici de faire intervenir la magie de nos enchantemens et de nos prodiges ; le vrai, sous le rapport de tant d’horreurs cumulées, cesse souvent d’être vraisemblable dans le troisième acte de ce DRAME SANGLANT. Que servirait d’ailleurs le spectacle de vains prestiges, de puériles féeries, quand l’histoire vous fournit ici un trait aussi beau que le dévoûment de Poniatouwski ? « La victoire est devenue impossible, » se dit-il, « le désordre est au comble ; mais tout chemin mène à la gloire, et j’y vole par celui d’une mort certaine. » Ainsi, dans cette magnanime abnégation de lui-même, il élance son fougueux coursier dans le fleuve avec ce calme imperturbable, partage des héros. Cependant il n’a pas vu sans attendrissement son ami, son meilleur ami, frappé à ses pieds d’un coup de balle qui a fait jaillir le sang de son front ; il le plaint encore dans sa course rapide, et envie secrètement son sort… Hélas ! il ne tardera pas à le suivre… car vainement le superbe cheval de race qu’il monte fait-il des efforts prodigieux pour gravir la muraille escarpée de l’autre rive ; inutiles tentatives ! Poniatowski, l’infortuné Poniatowski s’est couvert de gloire, il est vrai… mais aussi des ombres du trépas ; le froid a saisi ses sens, la confusion a nui à son salut, et ce n’est que trois jours après que l’on parvient à retrouver son corps, dont les naïades de l’Elster sont glorieuses en secret de recevoir l’immortalité !…

Ses obsèques sans doute ont été dignes de ce personnage illustre ; sa patrie lui a rendu les honneurs que méritait sa cendre ; mais nos yeux sont-ils essuyés, nos cœurs cicatrisés du coup d’une si grande perte ?… Non, ils saignent encore, et tout homme juste appréciateur du courage et de la gloire, n’a pas jeté ses regards sur la gravure qui représente la fin déplorable de ce prince, sans se sentir pénétré d’un attendrissement douloureux. Que sera-ce donc quand, nouveau Sterne, le voyageur ira sur les bords de l’Elster appesantir sa mélancolique pensée sur l’endroit même où périt le malheureux prince Poniatowski ?… Après un siècle écoulé, il ne pourra s’empêcher de verser des larmes comme sur un malheur présent : « C’est donc là, » se dira-t-il, le cœur oppressé, « qu’a péri le plus brillant des héros ! » De là, passant aux champs de Leipzig, il se fera dire par le laboureur en quels lieux sont creusés ces gouffres, ces larges fosses qui ont enseveli tant d’ossemens et de cadavres ; mais les habitans de Léipsig le menant sur les remparts : « C’est ici, » lui apprendront-ils, dans ces immenses fossés circulaires, que dix mille ouvriers n’eussent pas comblés dans un travail de deux ans, que nos ancêtres ont précipité les innombrables VICTIMES de BELLONE : hommes, chevaux, armes, débris, toutes ces ruines ont servi à réaliser un plan depuis long-temps reculé faute de moyens d’exécution, et la mort en a fourni les matériaux. Ayant considéré qu’il eût été impossible d’ensevelir tant d’objets putrides sans encourir les dangers de la peste, ils ont décidé qu’il fallait profiter d’un vaste cercueil tout prêt ; et, le terrain ayant été nivelé par quelques couches de chaux et de terre, nous foulons maintenant sous nos pieds la cendre de nos vainqueurs et de nos alliés. »

Ombres sanglantes, ombres illustres ! calmez votre désespoir ; vos gémissemens ont été recueillis dans le sein de la patrie, et vous y avez, ainsi que PONIATOWSKI, des autels dans tous les cœurs vraiment français.

NEUVIÈMES OMBRES

LA BOHÉMIENNE DE TRÉBISONDE

OU

UN SEQUIN PAR TÊTE DE CHRÉTIEN.

MŒURS MUSULMANNES.

Le prince Potemkin, si célèbre dans les annales de St.-Pétersbourg, était à son plus haut degré de faveur auprès de la grande Catherine II, Czarine autocrate de toutes les Russies ; il avait puissamment contribué par son génie à agrandir les États de cette illustre princesse, surtout du côté des frontières limitrophes de la Turquie, puissance qui redoutait d’autant plus un envahissement général, qu’elle se voyait encore attaquée du côté de la Hongrie, de la Valachie par les armées de l’empereur d’Autriche Léopold. En 1739, la guerre déployait donc alors dans ces contrées toutes ses fureurs, et la Sublime-Porte, assaillie de toutes parts, tremblait pour la dignité et la gloire du croissant. Enfin après des assauts, des sièges multipliés, des combats opiniâtres, le Grand-Seigneur conclut un traité de paix avec la redoutable impératrice, et put conséquemment, n’ayant plus qu’une puissance à combattre, défendre l’honneur de ses armes avec plus d’avantage. Le principal théâtre de la guerre avec les Impériaux s’était donc reporté tout-à-fait sur les frontières de la Dalmatie, non loin de Raguse, et le sang coulait depuis plusieurs campagnes entre les janissaires du sultan et les troupes autrichiennes, avec un acharnement dont gémissait l’humanité. Mais comme notre plan ne fut jamais de tracer d’un style politique de vastes plans de campagne, ou de nous occuper des grands intérêts des princes de l’Europe, nous n’irons pas plus loin dans ce préambule, et nous écarterons de notre plume ces matières profondes, pour ne puiser dans ces hostilités entre les Turcs et les Autrichiens qu’un épisode qui nous paraît devoir inspirer le plus grand intérêt.

On sait que la Bohême abonde en ces sortes de diseuses de bonne aventure, de pythonisses modernes, qui, à l’instar des fameuses sibylles de la Grèce, tirent des horoscopes, prétendent connaître l’astrologie judiciaire, et, puissantes de leur art divinatoire,

« LISENT TOUT DANS L’AVENIR, excepté leur destin.

Généreuses envers leur siècle, elles ne se bornent pas à ne faire jouir que leur pays des bienfaits de leur prétendue sorcellerie ; toutes les contrées de l’Europe, c’est-à-dire, l’Égypte, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la France connaissent tour-à-tour ces oracles péripatéticiens, qui, d’un pied chaussé d’un élégant brodequin, la tête couverte d’une mantille noire, visitent toutes les nations : c’est une de ces Bohémiennes, nommée TALMIR-ALISCA, qui sera l’héroïne de cette nouvelle.

Quoiqu’elle fût née à Trébisonde, le père de Talmir-Alisca était chrétien ; ne faisant pas d’affaires fort avantageuses en France dans son état d’orfèvre, il était venu d’abord s’établir avec sa femme au faubourg de la Péra, à Constantinople. Là, Talmir passa son enfance dans les mœurs musulmannes, malgré qu’elle se trouvât au milieu d’une foule d’Européens, commerçans de toute espèce. Elle fut donc entièrement élevée dans les usages et les rites de la religion du mahométisme, et reçut en naissant ce nom oriental qu’elle porte ici, et qui signifie, en langue turque, charme des yeux, suivant l’usage des Orientaux, et surtout des Asiatiques, de donner toujours aux femmes des dénominations allégoriques. Talmir, même dans ses plus jeunes ans, justifiait à tous égards son nom, car la nature, dans ces climats, si favorables d’ailleurs à l’imagination, n’avait jamais rien produit de plus séduisant. Assemblage étonnant de grâces et de charmes, mélange des contraires les plus piquans, la charmante Talmir joignait au caractère de la beauté orientale la physionomie vive et fine d’une jolie Parisienne ; et par un contraste plus rare encore, si ses yeux étaient d’un beau noir de velours, si ses sourcils d’ébène traçaient deux arcs majestueux sur son front d’ivoire, sa chevelure, du plus beau blond doré, tombait en boucles épaisses sur ses épaules d’albâtre. Le corail le plus pur ornait le contour de ses lèvres fines et gracieuses, et trente-deux perles meublaient sa bouche fraîche comme le calice d’une rose. Son père, sa mère, ne virent pas tant d’attraits naissans sans en éprouver un secret orgueil : c’était leur unique enfant ; mais au lieu de lui consacrer toute leur tendresse, au lieu de lui donner une éducation convenable à leur fortune, et de l’élever dans la religion de ses pères, ils commirent non-seulement la faute impardonnable de la soumettre et de l’habituer aux lois des faquirs et du prophète, mais encore ils se proposèrent, dans d’odieuses spéculations, de la vendre au sérail de quelque grand sephi ou visir, pour la somme de quelques milliers de sequins ; ils lui firent donc subir une opération égyptienne, dont les belles esclaves de la Géorgie, de la Circassie, de Memphis et d’Alexandrie, sont généralement victimes dans leur enfance, avant d’être mises à l’encan, dans un âge plus avancé, aux bazars du grand Caire, dans un état complet de nudité.

Le lecteur est probablement curieux de connaître la nature de cette opération au moyen de laquelle les Arabes, les Musulmans et les Égyptiens s’assurent des prémices d’une jolie femme avant d’en faire l’acquisition ; il désire indubitablement savoir comment il est possible, ne se fiant en aucune manière à la vertu (peut-être un peu fragile) du beau-sexe, d’acquérir la certitude, par des preuves matérielles et irréfragables, que les baisers de Zéphire n’ont jamais effeuillé le bouton virginal… Quelle imagination assez bizarre, assez recherchée aura pu, se dit-il déjà, trouver le moyen de conserver intact ce trésor idéal auquel les peuples de l’Asie attachent tant de prix, et dont les habitans des rives de la Seine font d’ailleurs si peu de cas ?… En vérité, j’ignore moi-même la manière de le lui apprendre, ce secret voluptueux, ce pretium virginei floris, dont la pudeur de ma plume ne sait encore en quelles expressions gazées faire ici la singulière révélation… Quel biais vais-je employer ? – Voyons, essayons ce tour de force littéraire, et sacrifions quelques bienséances enfantines à l’intérêt de cette histoire.

Talmir avait donc à peine atteint sa cinquième année que, pendant une nuit qu’elle était plongée dans un profond sommeil, sa mère, accompagnée d’un praticien, lui lia d’abord ses petites mains innocentes, et portant une aiguille meurtrière au trône imparfait de la pudeur, tous deux ils en fermèrent l’entrée au moyen d’une soie gommée et préparée dont les hommes de l’art se servent pour toutes les coutures de ce genre, en ayant soin toutefois de laisser un étroit passage aux besoins naturels. C’est ainsi qu’en Asie on s’assure de la chasteté des femmes ; et leur honneur y est, dès l’enfance, sous la sauve-garde d’un fil tutélaire, qu’il faut nécessairement trancher au moment où l’Amour veut jouir de tous ses droits.

La douleur passée, Talmir se livra aux jeux ordinaires de son âge ; mais elle devait bientôt essuyer un assaut plus sensible. Sa mère, ou plutôt une marâtre odieuse (car elle a déjà cessé de mériter ce tendre et respectable nom), la vendit en beaux deniers comptans à un jeune et opulent cadi d’Andrinople, espèce d’Alcibiade voluptueux qui, dans ses fréquens voyages à Constantinople et ses allées et venues au faubourg de la Péra, parmi les Chrétiens, avait soudain été frappé des hautes espérances que donnait la beauté naissante de Talmir ; et, épris de ses charmes dans le bel avenir qu’ils promettaient, avait voulu augmenter ses provisions d’amour de cette précieuse acquisition. Talmir-Alisca était encore trop jeune pour sentir la perte qu’elle faisait dans l’affection de ses parens : ce ne fut qu’à l’époque délicate où les lis et les roses se couvrirent en elle des premières rosées de la nubilité, qu’elle sentit ainsi qu’une nouvelle Galatée, une autre vie succéder à l’insignifiance de ses premiers ans. Lorsque sa raison, cultivée par les maîtres de tout genre qu’on lui avait donnés dans le harem du cadi, lui fit comprendre que d’indignes parens avaient trafiqué de sa personne et de ses attraits, dans un temps où sa faiblesse et sa naïveté devaient inspirer le plus tendre intérêt, elle conçut alors contre eux une haine implacable, et prit la ferme résolution de tromper toutes les spéculations galantes du cadi, et de se livrer au dernier de ses gardes, plutôt que de lui conserver une fleur dont son peu de délicatesse et ses systèmes vénaux le rendaient indigne. Le brillant et amoureux cadi ne laissait pas, de son côté, de tout prodiguer à cette belle vierge pour toucher son cœur. Parure magnifique, simarre enrichie de rubis et des plus belles perles de l’Orient, voiles brodés d’or et de diamans, fêtes, repas splendides, carreaux somptueux, ballets dans ses petits appartemens, esclaves, parfums, concerts à la manière d’Europe, danse, bains volupteux et plaisirs de toute espèce, Olmasis-Kipsan (c’était le nom du cadi) n’épargnait rien pour se concilier les bonnes dispositions de sa charmante sultane favorite, et n’attendait enfin qu’un moment favorable pour lui jeter le mouchoir. Talmir, loin de prendre le change sur le motif de tant d’ardeur et de prévenance, s’en trouvait au contraire piquée, humiliée, lorsqu’elle songeait que, destinée, comme une vile propriété, au lit d’un maître absolu, elle n’était qu’une victime parée sur l’autel d’un sacrifice ; et qu’aimable ou odieux, elle devait se trouver honorée d’une préférence qui n’était au fond qu’une marque de servitude. Espagnole par ses sentimens de fierté, Roxelane par l’indépendance de son caractère, elle jure de s’affranchir de cet humiliant esclavage, au péril même de sa vie, et de dérober à l’amour mercantile du prince musulman un premier baiser seulement dû à l’amour libre. D’abord elle veut associer à ses hardis desseins quelques odalisques, qui, timides, habituées à leurs chaînes, à leur éternelle oisiveté, n’ayant point la force de secouer les pavots du sérail, l’ont encore moins de partager une entreprise aussi téméraire. Trois jardiniers seuls, Français d’origine, et attachés aux orangeries de la mosquée, sourient à ses propositions. On sait que, comme l’a dit fort éloquemment un poète toulousain,

« L’air de la servitude est mortel aux Français. »

Le mot, l’espérance de la liberté font palpiter leurs cœurs généreux ; l’idée encore d’être surpassés en courage par une femme, en les couvrant de honte, les enflamme à la fois de la plus vive ardeur ; et, dussent-ils courir le danger d’une mort certaine par le pal le plus douloureux, ils ont prêté serment, sur leur honneur et sur leur religion, de confier leur destinée toute entière à l’adresse de la belle Talmir.

La nuit qui fut fixée pour la commune évasion, fut celle qu’avait également choisie le passionné cadi pour le triomphe de son amour et de ses droits tyranniques. Jamais sérail dans Orient, depuis les Satrapes fastueux de Sardis, sous le grand Cyrus, jusqu’au règne de Soliman II, n’avait étalé tant de somptuosité. Si en effet Talmir portait des chaînes, elles étaient d’or, et c’était plutôt un sceptre qui la faisait régner dans ce temple, sur son amant et sur toutes les autres femmes, que la situation d’une esclave chrétienne, tirée du sein d’une basse extraction. Un festin délicat avait eu lieu ; les lumières avaient été multipliées ; des nègres avaient apporté encore de riches présens à notre héroïne ; un boudoir enrichi de tout ce que le goût et la volupté peuvent créer dans leurs galantes recherches avait été préparé par les soins du garde des eunuques, et tout annonçait à Talmir que sa personne devait être obtenue en cette nuit même au mépris de tous les sentimens particuliers de son cœur. Cette pensée ne faisant qu’accroître son dépit ; Talmir, dis-je, voyant déjà, dans son imagination effrayée, le fatal mouchoir tomber à ses pieds comme un arrêt flétrissant, ne perd plus le temps en délibérations inutiles, et se munissant à la hâte de son or et de tous ses diamans les plus précieux, elle ouvre les persiennes, éteint les phares de la mosquée, franchit le balcon de son appartement, et, au moyen d’une échelle composée de quelques ceintures de cachemire et de filets de soie appelés vulgairement bayadères, placée d’avance par les trois jardiniers français, avertis dès le matin de se tenir prêts à tout événement, elle se trouve d’un saut léger dans les jardins du cadi.

Passer tous quatre par-dessus les murs, tout escarpés qu’ils sont ; s’embarquer à quelques milles de là sur un esquif ; rentrer dans la Turquie par la Méditerranée ; gagner la Syrie, Larisda, Bagdad, Raguse, Samarcande ; aller d’Asie en Europe, et revenir d’Europe en Asie, afin de mieux déjouer les tentatives qu’aurait pu faire son souverain pour la rejoindre et l’arrêter, fut pendant quelque temps l’unique objet de notre belle Asiatique, jusqu’au moment où, voyant sa liberté tout-à-fait en sûreté, elle conçut le projet d’aller se fixer à Trébisonde. Elle s’y rendit donc dans un magnifique palanquin avec une suite nombreuse d’esclaves et de chameaux achetés à Ormus, s’annonçant pour la sœur d’un puissant émir d’Arménie, qui voyageait pour son agrément ; et, arrivée dans cette ville, elle congédia par prudence les trois jardiniers français, qui s’en retournèrent en Europe, comblés de ses largesses.

Pendant quelques mois, Talmir, en quelque sorte ivre de respirer l’air de la liberté, ne pouvait pas imaginer de plus grand bonheur que celui d’en jouir. Échappée habilement aux fers dorés d’un maître galant, sa félicité lui paraissait complète au sein de ses richesses ; et si elle pouvait encore former quelque vœu, c’était de trouver un homme digne de ses affections. Elle était dans cet état d’esprit, quand elle vint à être instruite qu’Olmasis-Kipsan, n’ayant cessé de la poursuivre à outrance, avait découvert ses traces à l’aide des informations prises par le divan de province en province, ensuite par les imans et les agas, et ne se proposait rien moins que de lui faire porter par un de ses soudards le fatal lacet, ou bien de la poignarder lui-même pour la punir de son infidélité. On sait, à cet égard, que les grands, en Turquie et en Asie, ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves, et que plus d’une femme du sérail s’est vu plonger un fer homicide dans le sein, sur le plus léger soupçon d’inconstance. Dans certains gouvernemens on a la barbarie d’ensevelir la coupable dans un sac, de faire tomber sur elle une grêle de coups, jusqu’à ce qu’elle expire, et ensuite de la jeter à la mer. C’est également l’usage des Égyptiens, au grand Caire et à Alexandrie, pour le supplice de leurs vestales prévaricatrices.

Talmir, en apprenant donc les cruelles intentions d’Olmasis-Kipsan, devint furieuse. Son caractère, porté naturellement au romanesque, s’était singulièrement développé depuis son évasion ; les dangers du voyage, la bizarrerie de ses destinées lui avaient persuadé à elle-même, comme par une inspiration prophétique, qu’elle était née pour une certaine célébrité, et loin de vouloir s’humilier de nouveau par une prompte fuite, elle ne songea qu’au plaisir de savourer une vengeance complète sur l’homme qui, depuis son enfance, la poursuivait avec tant d’acharnement.

Olmasis-Kipsan, de son côté, ne laissait pas d’hésiter : « Enverra-t-il le mortel cordon à l’objet charmant que son cœur adore ? fera-t-il périr tant d’attraits à la fleur de l’âge ? et n’aura-t-il indiqué un moyen sûr de se conserver tous les charmes d’une jeune vierge, pure comme un beau lis, que pour la faire descendre au tombeau d’une mort violente ?… » Olmasis aurait pu s’épargner ces diverses inquiétudes, car Talmir était bien déterminée à ne céder d’ailleurs qu’au nombre des assassins, et à employer tout son génie pour se venger de son tyran d’une manière éclatante. Dissimulant donc tous ses ressentimens, elle fait passer à Olmasis un tendre message par lequel elle feint d’exprimer le repentir le plus vif ; elle ne demande qu’un instant d’audience pour se justifier complètement, et prouver que son cœur avait plus de part qu’on ne pense à sa fuite. Olmasis, trompé par ce faux amendement, suspend son jugement ; et, toujours possédé du désir de tenir dans ses bras cette beauté rebelle, sauf à la punir ensuite pour l’honneur de son rang, de sa dignité, et du respect dû aux lois du sérail, il se rend chez elle incognito. Cependant il se munit, à tout événement, d’une petite lame d’acier avec laquelle les grands de la Turquie, de leur seule autorité, coupent le nez et les oreilles à leurs maîtresses lorsqu’elles sont infidèles ou fugitives. Talmir est instruite de cette terrible circonstance par un jeune aga de la suite du prince, qui prenait le plus vif intérêt à elle.

À sa vue, Talmir voluptueusement étendue sur un sopha, dans un réduit enchanteur et embaumé des parfums exquis qu’exhalaient plusieurs cassolettes enflammées, sut dissimuler toute l’horreur que lui inspirait son tyran ; son seul but étant de captiver ses sens, elle feignit la tendresse, l’abandon ; sut faire couler de ses grands yeux bleus les plus belles larmes, et par un art bien ménagé, découvrant une partie de son sein d’albâtre sur lequel flottaient quelques tresses de cheveux en désordre, écartant voluptueusement sa simarre, et laissant voir une jambe dont Terpsychore eût été jalouse, Talmir, l’astucieuse Talmir acheva de porter dans tous les sens d’Olmasis le feu brûlant des désirs… Ce n’est plus l’orgueil de son amour méprisé, ni la fuite d’une houris criminelle, qui occupent ses esprits enchantés ; l’unique félicité de posséder tant d’attraits, et d’être le premier qui rompra les rêts de la pudeur, anime l’amoureux cadi, et la belle Talmir voit enfin son propre juge à ses genoux. D’abord elle flotte dans ses sentimens ; elle se sent en secret désarmée par tant de galanterie et de protestations d’amour ; mais bientôt réfléchissant qu’un seul moment d’imprudence et de faiblesse peut compromettre et sa liberté et même sa vie, elle n’hésite plus, et, profitant des demi-jours qui régnaient dans son boudoir, elle tire un poignard caché dans les plis de sa simarre, et le plonge dans le sein d’Olmasis, qui rend aussitôt le dernier soupir, en maudissant et Talmir et son peu de pénétration. Le jeune aga, qui gardait les portes, accourut aux cris de son maître ; mais loin de prétendre dénoncer notre héroïne, dont il se trouvait complice à quelques égards, par l’avertissement secret qu’il lui avait donné, il ne fit que la seconder dans les moyens de fuir de nouveau avec promptitude, d’autant plus que l’amour depuis long-temps entrait pour beaucoup dans sa conduite.

Ce jeune aga fut d’avis qu’il fallait, avant de s’éloigner, trancher la tête du prince, le dépouiller entièrement, afin qu’il fût méconnaissable. Cette opération sanglante terminée, la tête, encore dégouttante de sang, fut mise dans un bocal de cristal de roche ; mais, par un prodige inconcevable, du moment qu’elle y fut enfermée, elle devint un talisman pour la personne qui la possédait, en lui accordant le don de l’art de la nécromancie ; car à peine Talmir eut-elle serré cette tête dans ses coffres, qu’elle vit se dérouler devant ses yeux étonnés le tableau de l’immense avenir : elle n’y aperçut pas avec chagrin que l’aga devait être son amant. Mais quelle chaînes d’événemens prodigieux elle vit se déployer à tous les points reculés de son imagination… De longs voyages, des dangers de toute nature, de l’élévation, de la misère, des plaisirs et des vicissitudes sans fin ; c’était, en un mot, l’esquisse entière de la journée de la vie ; et par un effet singulier, si elle pénétrait dans les choses futures, elle ne pouvait se soustraire aux calamités qui devaient un jour peser sur elle-même.

Son départ de Trébisonde avec l’aga, désormais son inséparable (car sa secrète passion avait été accueillie), fut prompt, et se fit pendant la nuit même du meurtre d’Olmasis-Kipsan. Ils parcourent d’abord ensemble une partie de la Russie, de la Lithuanie, de la Livonie polonaise ; puis, consultant le bocal enchanté, Talmir y apprit que les destins y avaient ordonné : « Qu’elle se rendrait sur les frontières de la Dalmatie ; que, par une autre bizarrerie, elle y perdrait toutes ses richesses dans un enchaînement de malheurs ; que son jeune et cher aga serait tué par des Tartares errans ; et qu’enfin, par une loi plus étrange du fatalisme, elle se verrait vivandière d’un régiment de hussards hongrois, l’Autriche étant alors, comme nous l’avons dit dans le commencement de ces feuilles, en guerre avec le grand visir. »

Talmir fut confondue du tableau de tant d’adversités successives : de toutes nos infortunes, la plus grande est celle que nous savons devoir nous arriver. Souvent elle vint à se repentir de son audacieux assassinat, lui attribuant tous ses malheurs ; souvent aussi elle voulut jeter dans un fleuve ou ensevelir dans la terre la tête funeste, cause de tous ces revers prédits ; mais lorsque d’une main tremblante elle essayait de tirer du bocal cette belle tête, un bruit affreux, comme celui d’une cataracte souterraine, se faisait entendre ; des hurlemens horribles partaient des lèvres ensanglantées d’Olmasis, et ses yeux lançaient de brûlantes étincelles. Il en était de même si Talmir tentait de cacher dans les entrailles de la terre ce terrible talisman ; une flamme volcanique s’en échappait, et toute la nature lui disait, dans le langage de ces divers phénomènes, qu’elle était condamnée par le sort à traîner avec elle le poids douloureux de son homicide. Ce n’était pas tout ; son sommeil, incessamment troublée par les images les plus épouvantables, ne lui amenait plus, dans de continuels cauchemars, que l’aspect de têtes tranchées dont les artères faisaient jaillir le sang sur sa couche ; de criminels empalés, de roues, d’échafauds, et ce cri continuel sans cesse répété à ses oreilles par la bouche même d’Olmasis-Kipsan : « Tu seras pendue dans un camp de hussards hongrois. » En effet, toutes les prophéties se réalisèrent : son cher aga fut assassiné sous ses yeux, dans une forêt de la Pologne, par une bande de Tartares vagabonds ; elle-même, dépouillée de tout son or, au milieu des ténèbres de la nuit, n’échappa que miraculeusement au fer des meurtriers ; et par une bizarrerie dont on ne peut attribuer les effets qu’à la vengeance divine, de tous ses trésors, de tous ses habillemens magnifiques, le seul objet qui lui resta fut cette tête de présage sinistre, qui, roulée à ses pieds dans un étui de cristal, au milieu de la confusion du pillage, semblait s’attacher à tous ses pas comme une ombre sanglante, et prétendait, dans sa fidélité affreuse, s’associer pour toujours à la vie et à la mort de Talmir…

Lorsque le petit jour vint éclairer son désastre, et qu’elle ne vit, étendu sur la terre et baigné dans son sang, que le corps, percé de mille coups, de son cher aga, ainsi que tous ses gens massacrés, notre Bohémienne s’arracha les cheveux, déchira ses vêtemens, et dans sa fureur, voulant repousser loin d’elle la tête parlante, cause de tous ses malheurs, d’un coup de pied elle chercha à la jeter parmi des arbustes ; mais, par un autre prodige, le bout de son pied se trouve pris entre les dents de cette tête, qui ne lâche sa proie qu’après y avoir laissé les marques les plus douloureuses. Il faut donc que Talmir se résigne à porter dans une espèce de havre-sac, qu’elle se compose de quelques débris oubliés par les brigands, ce farfadet cruel qui a juré sa ruine. D’abord, transie de froid, elle s’achemina vers un hameau où des paysans daignèrent lui donner l’hospitalité ; là, elle se mêla parmi des hussards impériaux qui, la trouvant jolie, lui offrirent du la prendre dans leur escadron comme vivandière. Talmir, dans son état de misère, ne pouvait mieux faire que d’accepter, malgré qu’elle ne laissât pas de gémir en secret de voir les prédictions fatales se réaliser, et le spectre d’une horrible potence s’approcher de plus en plus, et ne pas quitter un instant sa triste pensée.

Les officiers de hussards, consultés, consentent à l’admission de Talmir en qualité de vivandière ; sa beauté applanit toutes les difficultés ; le colonel lui achète une voiture à deux chevaux ; le corps des officiers lui fournissait des provisions de toute espèce ; une vaste cantine est établie, et notre héroïne se voit en peu de temps une des plus riches vivandières de l’armée. Parlant facilement plusieurs langues, pinçant du sistre, de la mandoline, et enfin ornée de tous les agrémens d’éducation qu’on reçoit au sérail, elle charme ce qu’il y a de plus distingué en officiers supérieurs, et plusieurs partis lui sont même offerts ; mais ce bonheur n’était que superficiel ; les visions effrayantes de la nuit ne cessaient pas, et l’ombre sanglante d’Olmasis la persécutait plus que jamais. En vain avait-elle eu recours aux diversions les plus singulières, le charme ne perdait pas un instant de sa force et de sa ténacité. « Essayons, » se dit-elle, « de faire tout-à-fait la pythonisse, la Bohémienne ; et, forte de l’enchantement que je possède déjà, acquérons en peu de temps une fortune colossale, en tirant de cette manière un riche parti de ce qui cause mes mortels chagrins. »

En effet, Talmir étonne toute l’armée par sa pénétration : a-t-elle annoncé aux généraux un revers, il ne se réalise que trop, et les troupes autrichiennes, battues, sont obligées de se retirer dans la plus grande confusion. Ses inspirations magiques lui prédisent-elles une victoire éclatante ; admise au conseil, elle règle les dispositions du combat, et des lauriers couronnent toutes ses prophéties. C’est donc, pour l’armée de l’Empereur, tantôt un ange céleste, tantôt un génie infernal, qui dispose des destinées, et qu’on n’approche plus qu’avec le respect du fanatisme.

Un soir que le colonel du régiment de hussards dont nous avons fait déjà mention vint visiter la cantine de Talmir pour lui faire sa cour : « Je vous attendais, cher colonel, » lui dit-elle, à peine y était-il entré, et même sans l’avoir aperçu ; « mes cartes, que je consulte en ce moment, me disent que vous irez à la découverte dans la nuit de jeudi prochain avec un de vos escadrons ; que vous vous trouverez surpris par un parti de cavalerie turque, et que vous et tout votre monde périrez dans cette échauffourée. »

Le colonel ne fit que rire de cet avis, en observant galamment à Talmir que si elle avait prédit qu’il la trouverait toujours charmante, il n’eût pas douté un instant de la prophétie, mais que pour les cartes, il n’y accordait aucune confiance.

Cependant la nuit du jeudi arrivée, notre colonel se trouve commandé de service, à l’effet de pousser une reconnaissance au-delà de ses grand-gardes, malgré que ce ne fût pas son tour ; mais l’officier supérieur qui devait marcher s’étant trouvé indisposé, il avait fallu qu’il le remplaçât. La nuit était très-obscure et permettait peu de distinguer les objets. À peine s’est-il donc engagé dans un bouquet de bois qu’il voulait fouiller, qu’il se voit assailli par un gros de Turcs qui font de lui et de sa troupe un massacre horrible, et ne laissent pas un seul des hussards échapper au carnage. Notre colonel lui-même, nageant dans son sang, criblé de blessures graves, se sent enveloppé des ombres du trépas, et n’entrouvre la paupière qu’aux premiers rayons de l’aurore : c’est alors qu’il se voit parmi les cadavres de tous ses soldats, et, pour comble d’horreur, un Musulman d’une taille gigantesque était occupé, sur ce champ de bataille, à trancher avec son damas les têtes des morts et même des mourans, ce qu’il faisait, par la raison que lorsque les Turcs sont en guerre avec les Autrichiens, l’usage, dans leur armée, est de donner un sequin par tête de Chrétien ; ainsi notre Musulman, avide d’or, emplissait de têtes refoulées les unes sur les autres un sac déjà très-volumineux, et se dirigeant vers le colonel, il se disposait à le décoler, lorsque celui-ci, épouvanté du nouveau danger qu’il courait, rassemble toutes ses forces, et se levant sur son séant, supplie en langue turque, qu’il parlait un peu, le Musulman de lui accorder la vie et de se borner à le faire son prisonnier, d’autant plus qu’il y gagnerait davantage, puisqu’il lui promettait de lui assurer une pension de mille sequins sur ses propriétés dans le Tyrol. Mais l’affreux Musulman n’entend rien à ce langage ; un seul sequin de suite, à ses yeux, vaut mieux que mille dans deux jours. Il se dispose donc de nouveau à faire sauter la tête de l’infortuné colonel ; mais celui-ci, trouvant une nouvelle vigueur dans son désespoir, a su se saisir d’un lourd marteau d’acier dont les Turcs se servent pour charger leurs espingolles, et qui pend à leurs dolmans, et en assénant un coup terrible au front de son ennemi, il l’étourdit et l’étend sur le carreau ; puis s’emparant à son tour du fatal damas, il le plonge à plusieurs reprises dans le sein du Musulman. Cette victoire remportée, il ne cherche plus qu’à se traîner vers les postes avancés de l’armée autrichienne. Un piquet de hussards de barkos et de hullans étant alors à la découverte afin de recueillir des nouvelles des escadrons qui s’étaient mis en marche pendant la nuit, venant à s’apercevoir encore vivant parmi des monceaux de cadavres, le recueillirent et le placèrent sur un de leurs chevaux. Ses blessures n’étant pas mortelles, il se rétablit en peu de temps ; mais la prédiction de Talmir n’était pas sortie un instant de sa pensée, et peu disposé à croire à la magie blanche ou au sortilège, il ne douta plus que quelque stratagème criminel n’eût manqué causer sa perte.

Rentré au camp, il prend avec le plus grand mystère toutes les informations possibles, épie avec soin toutes les actions de la Bohémienne de Trébisonde, et découvre enfin que, pour s’enrichir plus promptement et tacher de rentrer en Turquie, elle a su entretenir des intelligences secrètes avec l’ennemi, qu’elle a vendu maintes fois les positions de l’armée, et dispose ainsi par ses coupables rapports des triomphes ou des défaites des Autrichiens. Quant à ce qui le regardait personnellement, Talmir, voulant le perdre, avait su donner un breuvage malfaisant à l’officier qui devait être de service dans la fatale nuit de ce jeudi, ce qui avait obligé notre colonel de prendre sa place dans la mission. En outre, les Turcs ayant été avertis à temps de l’expédition projetée, avaient triplé leurs forces sur le point que les hussards devaient parcourir, et toute cette combinaison enfin avait été cause du désastre que nous avons décrit.

Dans cet état de choses, le colonel étant parvenu, de ses premières conjectures, à acquérir des certitudes, avait provoqué la mise en jugement de Talmir, qui, bientôt convaincue du crime d’espionnage, fut condamnée à être pendue en face même de sa cantine. En vain eut-elle recours à la magie de son bocal de cristal, elle ne trouva à la place de la tête d’Olmasis qu’une potence ensanglantée au haut de laquelle pendait un lacet trop significatif. En effet, elle fut exécutée peu d’heures après son jugement, en maudissant sa destinée. C’est ainsi que périt la Bohémienne de Trébisonde, en subissant la peine due à sa perfidie.

DIXIÈMES OMBRES

LA GUÉRITE DE LA RELIGIEUSE,

OU

LA VESTALE PRÉVARICATRICE.

FAIT HISTORIQUE.

« Improbe amor, quid non mortalia pectora cogis ? »

VIRGIL,

Soit que ta Palmire, aux pleurs abandonnée,

Sur la tombe des morts gémisse prosternée ;

Soit qu’aux pieds des autels elle implore son Dieu,

Les autels, les tombeaux, la majesté du lieu,

Rien ne peut la distraire de ton image chérie…

……………………………………

Dans l’instant redouté des augustes mystères,

Au milieu des soupirs, des chants et des prières,

Quand le respect remplit le cœur d’un saint effroi,

Mon cœur brûlant n’invoque et n’adore que toi…

C’est ainsi que notre héroïne, DONA PALMIRA MONTE HERMOSO, espagnole d’origine et née à Salamanque, exprimait, dans un couvent de cette ville, où elle avait imprudemment prononcé ses vœux, ses mortels, ses amoureux regrets, et faisait de vains efforts pour étouffer dans son âme la passion la plus violente que l’amour ait jamais allumée dans le cœur d’une Castillane.

Maintenant on ne se formalisera pas, je m’en flatte du moins, de revoir, comme d’un coup de baguette de l’enchanteresse Armide, transporter quelquefois du nord au midi la scène de mes narrations, et me voyant ainsi violer à la fois l’unité de lieu et d’action, le lecteur ne trouvera pas mauvais, je pense, que je lui fasse faire en un clin d’œil ce brusque voyage. Ce serait bien une querelle injuste de sa part, car le cœur humain, sauf quelques nuances qui tiennent aux localités, aux climats, n’est-il pas le même par-tout ? Mais pour terminer promptement ce petit exorde apologétique, plaçons de suite dans notre GALERIE FUNÈBRE la conduite criminelle que tint envers sa maîtresse DONA PALMIRA MONTE HERMOSO, le colonel don Fernando DOURVINA. C’était en 1770, lors des dernières guerres des Espagnols contre les Portugais. La paix conclue, les troupes étant rentrées dans leurs diverses garnisons, notre colonel obtint, avec des honneurs et des récompenses que ses talens et sa valeur lui avaient mérités, la permission d’aller jouir pendant quelque temps, au sein de sa famille, des douceurs de la paix. Mais ce n’était rien moins que sa passion violente pour Palmira qui l’attirait vers ses foyers. Ainsi, à peine arriva-t-il avec ses gens à Ciudad-Rodrigo, dans ce qu’on appelle en Espagne un coche-collieras, qu’il y laissa secrètement toute sa suite, dans l’intention de se rendre aussitôt à franc-étrier à Salamanque. Là, descendu mystérieusement dans une hôtellerie, Calle de los moros, il se procura d’un fripier un habit de Templier (ordre alors aussi puissant que le roi dans la Péninsule), et cachant son rang sous ce travestissement, il acheva de se rendre d’autant plus méconnaissable aux yeux de ses compatriotes, qu’il y avait déjà quelques années qu’il était absent de la Castille. Son premier soin fut de se procurer, par la médiation d’un intelligent barbier (classe d’hommes qui, en Espagne, portent le caducée à merveille), des renseignemens sur la famille de Palmira, sa situation depuis son départ, et des détails sur la vie qu’elle avait menée pendant son absence. Il recueillit de toutes ces informations : « Que Dona Palmira, quoique toujours fidèle, avait été étrangement persécutée par sa famille pour contracter d’autres nœuds ; qu’on avait intercepté toutes ses lettres ; que sa maîtresse, ayant constamment résisté aux insinuations, aux prières, et même à l’autorité paternelle, avait été jetée de force dans le couvent de la Penitencia, où elle avait été contrainte, par les plus cruelles violences, de prendre l’habit et de prononcer ses vœux, et qu’enfin la mère de Palmira, la segnora Monte Hermoso, avait succombé au chagrin de tous ces événemens. »

Ainsi Dourvina, désespéré, voit s’élever devant les sentimens les plus chers à son cœur une barrière invincible. Dans son affliction mortelle, il ne fait plus aucun cas des lauriers dont il a ceint son front dans ses glorieuses campagnes ; il les échangerait volontiers contre un seul des myrtes de l’amour heureux ; et puisque Palmira lui est ravie pour toujours, il dédaigne et la gloire et l’honneur, qui ne lui offrent plus qu’un stérile orgueil. « Comment, » s’écrie-t-il dans sa douleur amère, « ma chère Palmira, abusée sur les vraies causes de mon silence, interprété par elle comme une marque d’infidélité, m’estima assez peu pour me croire inconstant ! Sans doute elle n’a pu résister aux dernières volontés d’une mère qui, à son lit de mort, exigea, prête à paraître devant Dieu, un si grand sacrifice. Mais, » ajoutait-il, dans ses amoureuses récriminations, « on entrevoit, plus de dépit, de fierté blessée, dans cette conduite, qu’une sainte vocation pour le cloître… Il serait donc possible qu’elle m’aimât encore, » disait dans de nouveaux transports le colonel. « Je donnerais mille fois ma vie pour acquérir cette délicieuse certitude. – Lermès, mon cher Lermès, » dit-il à son habile confident, le barbier, « si tu me secondes dans mes desseins, ta fortune est faite, et mes bienfaits égaleront mon éternelle reconnaissance. – Il faut absolument, » continua Dourvina, « que je connaisse positivement les dispositions, les sentimens de mon amante ; ma vie est attachée à ce précieux secret ; je sens que je vais peut-être porter atteinte aux points les plus sacrés de nos institutions religieuses ; mais tel est le fatalisme de mes destinées, la mort me paraît moins affreuse que l’idée de perdre à jamais le cœur de ma Palmire… »

Tout en déplorant ses galantes infortunes, Dourvina se mit à tracer une missive brûlante avec de l’encre sympathique de citron, dans laquelle « il faisait, dans les termes les plus succincts, une narration exacte de sa vie, de son retour, surtout, mais surtout de sa tendre fidélité et de son désespoir, et terminait par demander à l’objet adoré un regard, un seul regard, dérobé à l’austérité des autels… » Lermès, après avoir plié ce billet, le fit entrer avec la pointe d’un poinçon dans le milieu d’une orange, et promit à son maître de la lancer au mirador du couvent de la Penitencia, rue Santa Anna, au moment favorable où Palmire respirait le frais à l’heure des récréations.

Laissons un moment notre colonel pour consacrer quelques lignes à notre intéressante héroïne. Elle entrait alors dans sa vingt-unième année, et ne laissait rien à désirer sous le rapport de la beauté de ses traits et de l’élégance de ses formes. Son nouveau costume de religieuse ajoutait encore à ses charmes naturels le sel piquant que répand sur les grâces d’une jolie femme la coquetterie recherchée du cloître. Guimpe éblouissante de blancheur, traits réguliers et charmans, appas enchanteurs enfermés hermétiquement sous l’humble batiste, taille de nymphe prise dans un corsage d’ébène, de grands yeux noirs plus voluptueux que sages… Telle était Palmire, vraiment séduisante dans cet état. Sa figure cependant ne laissait pas de se ressentir de sa sourde mélancolie ; et une tendre pâleur ne décelait que trop le trouble qui régnait dans son cœur : elle aimait enfin, elle adorait toujours son cher Dourvina, et elle sentait, mais trop tard, qu’un dépit irréfléchi avait imprudemment disposé de ses destinées ; elle gémissait tout bas d’avoir formé des vœux indiscrets que sa passion invincible désavouait sans cesse : soit à la promenade, soit dans sa cellule, au jardin ou au mirador, son esprit, continuellement préoccupé de souvenirs cruels et doux, ne voyait que l’image du beau colonel voltiger comme une ombre chérie autour des sites silencieux qu’elle habitait ; elle l’appelait à elle, cette ombre adorée, cette ombre infidèle ; et dans ses illusions passionnées, elle augmentait chaque jour son amoureuse tristesse. Isolée au milieu du monde, elle n’avait pas même la douceur de verser ses chagrins dans le sein d’une amie ; tout d’ailleurs lui paraissait suspect, et elle se serait bien gardée de se confier à des compagnes, qui auraient peut-être malignement trahi ses confidences ; ses seules consolations étaient donc de monter au mirador, d’y contempler ces lieux témoins de ses premiers sermens, la promenade publique où le brillant colonel l’avait tant de fois accompagnée ; la maison de son père, qu’elle pouvait encore découvrir ; et de baiser furtivement d’une bouche sacrilège une boucle de cheveux que, dans des temps plus heureux, Dourvina avait échangée avec une boucle des beaux cheveux de sa maîtresse. Elle était donc un jour seule, livrée à ses tendres réflexions, appuyée sur une des colonnes du mirador, quand une orange, lancée avec une force extrême, vint frapper au plafond du belvédère, et rebondissant sur le parquet, finit par rouler à ses pieds… Palmire, saisie, ne sait d’abord si c’est un message galant, ou une provocation insultante : cependant elle s’empare de l’orange, la regarde, et à force de l’examiner, découvre une légère ouverture faite à dessein. Son cœur bat avec plus de violence, sa respiration devient oppressée, ses mains tremblent, ses genoux chancellent… un génie invisible lui dit tout bas que son bonheur tout entier est renfermé dans ce fruit… Enfin l’orange, coupée en deux, laisse apercevoir un petit papier vingt fois plié ; elle le développe… mais aucuns caractères ne peuvent lui apprendre le secret dont il est dépositaire… Bientôt se rappelant le moyen qu’employait l’ingénieux Dourvina dans des circonstances difficiles, elle ne doute plus que le billet ne soit écrit avec la liqueur exprimée d’un citron ; elle place donc le billet sur son sein… la brûlante chaleur qui l’agite en ce moment pénètre l’amoureuse missive, et fait éclore des expressions lisibles. Palmire la parcourt avec la plus vive agitation : « Son cher colonel ne vit que pour l’aimer, apprend-elle ; il la chérit toujours ; il veut la voir encore une seule fois et mourir ; il a pris un déguisement favorable à une dernière entrevue, de laquelle dépend sa vie ; et un adroit médiateur favorisera toutes les espérances du plus violent amour. »

Ah ! cher Dourvina, s’écrie Palmire délicieusement émue, puisqu’il paraît vrai que je vous fus toujours chère, toutes mes infortunes sont effacées, et je renais encore au bonheur. Dès ce moment enchanteur, le cloître n’est plus pour notre religieuse une captivité insupportable à laquelle la mort seule peut mettre un terme ; désormais elle sourit à la vie ; le temple de la divinité, sa cellule, le jardin, les fleurs, tout prend un aspect riant, tout se revêt des couleurs attrayantes de l’amour, et l’image du beau colonel est par-tout. Quels lieux ne perdent pas de leur aridité aux yeux d’une femme possédée d’une grande passion !…

Ces premiers momens de tendre délire accordés au retour de l’amour fidèle, Palmire sent bientôt y succéder l’amertume du repentir et des remords ; la grandeur de ses engagemens l’effraie, et elle reconnaît au fond de son âme qu’elle y est prévaricatrice ; déjà elle se fait des reproches sanglans, et son amour n’est plus qu’un mélange douloureux de regrets et d’inquiétude ; elle tremble pour sa vertu ; elle brûle du désir de serrer dans ses bras l’amant qu’elle adore ; et au milieu de ces perplexités, sa vie n’est plus qu’une cruelle insomnie dans laquelle le chagrin veille sous mille formes déchirantes. Pénible situation ! Liens éternels ! Elle veut en vain s’élancer dans les bras de l’amour ; ses chaînes l’arrêtent et la fixent pour jamais au séjour du malheur. Courra-t-elle à l’ignominie ? écoutera-t-elle les transports peu scrupuleux d’un amant entreprenant ? Plusieurs nuits se passèrent au milieu de ces anxiétés, lorsqu’un matin, elle aperçut à travers les grilles du parloir un Templier qui demandait à parler à la supérieure de la part de son Ordre, pour quelques intérêts temporels : c’était Dourvina lui-même, qui, désespéré de ne pouvoir approcher de l’asile occupé par sa maîtresse, s’était résolu à employer ce stratagème pour reconnaître les localités. Sa démarche adroitement motivée ne laissa naître aucun soupçon dans l’esprit de l’abbesse.

Quant à Palmire, son émotion avait été au comble. À demi évanouie, un cri perçant l’aurait trahie si, plus maître de lui, le colonel n’eût mieux dissimulé ses propres agitations, et, un doigt sur la bouche, ne lui eût imposé silence. Dans cette circonstance, Dourvina avait parfaitement bien remarqué qu’une forte grille à épais barreaux servait de principale fermeture au corridor du côté occidental du couvent, et que ce même corridor était éclairé par des croisées latérales du côté du jardin potager. Il en leva donc, ayant été autrefois officier du génie, un plan exact qu’il mit sous les yeux de son fidèle Lermès, et qu’il consulta sur ce qu’il y avait à faire en pareille circonstance. Lermès lui répondit que, sans le secours de l’art d’un serrurier, il connaissait un moyen infaillible de limer en peu d’instans avec un ressort de montre et un couteau, certains corrosifs, les barres de fer les plus fortes. Dourvina tressaille à cette idée coupable qui flatte ses amoureux projets ; il serre avec transport dans ses bras le précieux possesseur de ce secret. Tout est donc convenu ; la sainteté du lieu, le caractère auguste et solennel d’un monastère n’arrêtent pas cet amant sacrilège, et la fougue aveugle des passions lui fait franchir en un instant les bornes sacrées de l’honneur et de la religion. Il ne lui suffira pas de ravir l’innocence d’une vierge, il choisit le sanctuaire même de la divine croix pour théâtre impie de sa profanation !…

Palmire, de son côté, nouvelle Julie, a secoué tous les freins imposés par la gravité de ses devoirs ; l’apparence de la chasteté n’est plus que dans ses habits, tandis que l’amour le plus violent brûle dans son sein, dans ses yeux. Aux pieux exercices, sans cesse occupée de son cher Dourvina, elle ne songe qu’aux moyens de le voir, de le rejoindre, dût-elle payer de sa vie le crime de sa prévarication ! À peine les rayons du jour pénètrent dans sa cellule, qu’elle ne s’éveille que pour penser à son amant : encore la nuit n’a-t-elle été qu’une longue chaîne de voluptés qui a lié les pensées de la veille à celles du lendemain. Habile à profiter des moindres circonstances favorables, maintes fois elle s’élance au mirador pour découvrir de nouvelles traces de son amant, mais trop souvent, nouvelle Nina, elle en redescend lentement sans avoir aperçu son Germeuil.

Cependant, loin de se laisser décourager par les obstacles, Dourvina, secondé de Lermès, agit avec plus d’activité que jamais ; déjà quatre énormes barreaux de la forte grille ont été sciés pendant la nuit, et on peut les détacher et les remettre à leur place sans qu’il y paraisse eu la moindre chose. Déjà Dourvina, le téméraire Dourvina a parcouru également pendant une nuit obscure le vaste corridor qui conduit aux cellules des religieuses, et s’il n’a le consentement de Palmire, il est entièrement maître de violer son asile ; car il y a distingué les lettres initiales de son nom. Une fois même, enivré de son amour, se repaissant de l’idée de posséder tant d’attraits dans une complète nudité, il allait, foulant aux pieds toute pudeur, s’élancer dans la retraite de son amante, lorsqu’un fantôme chargé de draperies couvertes de larmes de sang, tenant dans la main un lis et une croix, symboles de la pureté et de la religion, vint l’arrêter de son aspect effroyable, et creusant aussitôt sous ses yeux avec un glaive nu un sillon de sang, de la cellule de Palmire jusqu’à la grille, le spectre lui traça d’un pouvoir magique et son devoir et sa retraite……

Dourvina, épouvanté, se retire en effet, et à peine est-il jour, qu’il fait part à Lermès du prodige qui l’a retenu dans la nuit dernière ; mais celui-ci ne traite cette prétendue apparition que de chimère, et la regarde comme l’effet d’une imagination violemment agitée. « Il ne faut pas, » ajoute-t-il, « vous laisser abattre par ces prestiges puérils, enfans de votre superstition ; et puisque vous ne pouvez être heureux qu’avec la belle Palmire, la posséder et l’enlever doit être votre unique but. » Lermès, peu délicat, voyant une brillante fortune en perspective, ne cessait d’entraîner par de coupables raisonnemens les sentimens irrésolus de Dourvina. Il fut donc arrêté entr’eux deux qu’une seconde orange, lancée au mirador contiendrait, avec l’expression du plus violent amour, la demande d’un rendez-vous sur les minuit, afin de se concerter sur les moyens d’une évasion. Palmire, en recevant ce message, sentit ses remords renaître avec plus de force que jamais ; mais son affreux destin était de violer ses vœux : elle répondit donc par le même moyen de correspondance ; et notre colonel, toujours travesti en Templier, et rodant sans cesse autour des murs du couvent, reçut cette réponse. Ainsi à peine l’horloge de la cathédrale a-t-elle sonné onze heures trois quarts, qu’il part comme un trait, une épée nue sous sa robe, prêt à tout sacrifier à l’impétuosité de sa passion, et résolu d’immoler L’OMBRE SANGLANTE qui a déjà contrarié sa criminelle entreprise. Mais quand Dourvina, d’une main agitée, se dispose à enlever les barreaux de fer, il les trouve brulans ; et quand il s’enhardit à les toucher, il s’en échappe de vives étincelles qui viennent, comme des feux follets, pétiller jusque sous ses yeux. Il ne sait que penser de ce phénomène ; il ne peut d’ailleurs l’attribuer à quelque artifice de physique employé par Lermès ; il s’irrite, il craint à la fois ; et se faisant violence, il essaie une troisième fois de faire sortir les barreaux de leur place, et il ne parvient enfin à les détacher qu’au prix de douloureuses brûlures. Palmire, ponctuelle à l’heure dite, était déjà dans le corridor ; Dourvina l’entrevoit dans les ombres ; mais au moment où il veut se précipiter dans ses bras, L’OMBRE SANGLANTE se place entre elle et lui, et, d’un air formidable, leur oppose le lis et la croix. Palmire, épouvantée, jette des cris perçans, et s’échappant avec la vivacité de l’éclair, elle gagne à toute course sa cellule. Notre colonel, resté seul, l’épée à la main, sent un frisson mortel se glisser dans son sein, et ce n’est qu’avec la plus grande difficulté qu’il parvient à retrouver la grille, et à se retirer dans son appartement. Lermès est encore consulté ; il est instruit de tout ce qui s’est passé ; mais, toujours incrédule, il ne répond que par le sourire du dédain à ces prétendus sortilèges, et promet désormais d’accompagner Dourvina dans ses courses nocturnes. Effectivement, au premier rendez-vous accepté, les prestiges ont cessé, Vénus triomphe ; le ciel est serein, une odeur balsamique s’évapore de toutes les plantes du jardin, et la nature entière semble sourire à l’œuvre de l’amour. Ainsi Dourvina, Palmire, n’ayant pas compris, dans leur coupable opiniâtreté, les avertissemens du ciel, soit qu’ils eussent été l’ouvrage fantastique de leurs remords, soit qu’ils eussent existé en effet, se livrent sans réserves de mutuels transports ; une pelouse épaisse a servi de siége à l’amour, au sacrilège ; une charmille a prêté son rideau ; le souffle des zéphirs a versé de temps en temps sur l’heureux couple une pluie de fleurs qui se détachent du calice des roses… et le croissant, sur son trône d’argent, s’est couvert de quelques nuages discrets pour voiler les ébats des deux amans…

Les entrevues se succèdent ; l’honneur d’un côté, la pudeur de l’autre, sont indignement sacrifiés ; l’amour seul règne dans ces lieux blessés de sa présence, et la virginité d’une vestale prévaricatrice expire sur le seuil même du temple qui devait lui servir de sauve-garde…

D’abord, Palmire, enivrée, est longtemps plongée dans un sommeil de délices : avoir reçu son cher amant dans ses bras, l’y attendre encore ; n’avoir plus de guimpe pour ses mains passionnées, plus de voile pour ses sens enflammés, tel était son coupable abandon ; le réveil devait être affreux. Au bout de quelques mois, Palmire voyait déjà s’élever sous ses yeux le monument de sa faiblesse… ; sa taille arrondie la trahissait, et l’édifice de ce bonheur éphémère allait s’écrouler, pour faire place à des embarras mortels. C’est alors qu’elle vit toute l’énormité de sa faute. Dourvina en est aussitôt instruit ; mais celui-ci, loin d’en ressentir un salutaire effroi, ne songe qu’à se soustraire avec sa maîtresse à la juste vengeance des lois. La fuite et l’enlèvement de Palmire paraissaient donc assurés ; mais Dieu ne permit pas que le crime eût une marche toujours fortunée dans ses complots, et malgré que notre audacieux colonel eût pris avec Lermès tous les moyens qui pouvaient le garantir de toute surprise, le destin en disposa autrement.

Il est nécessaire, à ce sujet, d’instruire nos lecteurs qu’une sentinelle voisine du couvent y faisait faction dans une guérite adossée aux murs mêmes du jardin de la Penitencia. Ce n’est pas que Dourvina, familier avec toutes les tactiques de la guerre, aurait eu la maladresse alors de ne pas mettre dans ses intérêts cette sentinelle, en la corrompant au moyen de quelques pièces d’or, et en lui communiquant : « qu’une jeune religieuse, forcée par sa famille de prendre le voile contre toutes ses inclinations, passerait sous ses yeux dans quelques minutes (lors de la nuit de l’enlèvement) ; que conséquemment elle (sentinelle) devait bien se garder de crier qui vive sur cette religieuse, encore moins s’alarmer du bruit du galop de quelques mules qu’il tenait toutes prêtes à cinquante pas de là. » – Mais ce soldat fut relevé ; et comme il s’était enivré avec l’argent qu’il avait reçu de Dourvina, en envoyant chercher par un autre de ses camarades des liqueurs fortes à la taverne voisine du corps-de-garde, il avait oublié, en donnant sa consigne, la circonstance si importante pour Palmire, d’instruire le militaire qui prenait sa place de bien se garder de crier qui vive sur une religieuse qui s’évadait du couvent voisin. Enfin tout l’emploi du temps nécessaire à ce rapt sacrilège avait été mal calculé. – Funeste échange de cette sentinelle ! ou plutôt disons que le ciel en avait ainsi disposé pour châtier les égaremens d’une religieuse prévaricatrice. Ainsi, à peine parut-elle d’un pied léger et furtif aux yeux de notre nouveau factionnaire, que ce dernier, fidèle à sa consigne, se mit à l’interpeller d’un qui vive répété d’un ton effrayant et d’une voix énergique ; mais Palmire, rassurée par tous les préparatifs faits d’avance, et dont le colonel lui avait donné une exacte connaissance, ne laissa pas de poursuivre sa course avec vivacité, sans faire aucun cas de la voix de Stentor de la sentinelle. Malheureusement ce second soldat n’avait reçu, comme nous l’avons déjà dit, aucune confidence de son camarade ; trop exact à son devoir, il fait feu… la balle siffle et va percer le cœur de l’infortunée Palmire. – Dourvina s’élance près d’elle, alarmé du coup ; mais sa maîtresse rendait le dernier soupir, et n’ouvrit une dernière fois la bouche que pour lui balbutier d’une voix mourante ses adieux, et lui recommander de prendre la fuite. Dourvina, en proie au plus affreux désespoir, voyant sa Palmire expirante, se détermina à échapper à l’opprobre qui l’attendait, et se servant de ses mules, abandonna pour toujours le théâtre de sa criminelle audace. On apprit par la suite qu’il s’était embarqué pour les îles ; nous ne l’y suivrons pas ; mais nous sommes bien persuadés que les remords vengeurs, les regrets mortels l’y auront accompagné.

Depuis le fatal et tragique trépas de notre héroïne, victime de la séduction dans une circonstance aussi cruelle que romanesque, la mémoire de cet événement s’est perpétuée dans la Vieille-Castille sous le titre de LA GUÉRITE DE LA RELIGIEUSE ; et moi-même, à Salamanque, j’y ai recueilli toutes les particularités affligeantes de cette catastrophe. L’opinion publique ajoute encore à cet égard, que, pendant grand nombre d’années, on vit, à l’heure anniversaire de l’enlèvement, des monstres ailés investir la fatale guérite, en remplissant l’air de ce cri effrayant : MORT AU PARJURE !… Les factionnaires, épouvantés, abandonnaient leurs postes à ces génies infernaux, qui ne disparaissaient qu’au lever de l’aurore, en laissant dans l’air une odeur affreuse de soufre. On va même jusqu’à dire que la grille du couvent déjà mentionnée était rouge comme le feu à pareille époque, et qu’un spectre, humide de sang, frappait fréquemment les nuits à la porte de la cellule de Palmire, restée déserte… Est-ce superstition ? est-ce une vérité ? Nous ne nous permettrons pas de prononcer sur la réalité de ces prodiges, et nous nous bornerons seulement à faire remarquer au lecteur combien le doigt du ciel paraît visible dans la punition et la fin étrange de cette coupable religieuse.

ONZIÈMES OMBRES

LE BOUCHER ANGLAIS,

OU

LA LAMPE EFFRAYANTE.

ANECDOTE RÉELLE.

« Celui qui met un frein à la fureur des flots

Sait aussi des méchans arrêter les complots. »

Athalie

La nature ne produit heureusement que de loin en loin de ces monstres dont la férocité extraordinaire et les inclinations criminelles affligent autant l’humanité, qu’elles confondent les méditations des plus subtiles métaphysiciens. WILL BRISTOL, né à Handeley, petit bourg du comté de Deshonvire en Angleterre, en est un exemple douloureux. Cependant son père, juge assez aisé de ces cantons, et resté veuf peu de temps après son mariage, n’avait rien négligé pour corriger les dispositions perverses de ce fils unique. Avis doux et paternels, tendres remontrances, bons principes, éducation religieuse et éclairée, collèges, universités coûteuses, ce père infortuné n’épargna jamais rien pour ramener Bristol à des sentimens d’honneur et de sagesse, et dompter son naturel féroce. Efforts inutiles ! Bristol, né pour les forfaits, sentit de bonne heure pétiller dans son âme les premières étincelles du crime ; et ennemi juré de tout ce qui revêtait les formes de l’honnêteté et de la vertu, loin de chercher à vaincre en lui ses odieux vices, il les considéra au contraire comme des degrés précieux qui devaient le conduire à une haute renommée. Sa vie au collège fut donc en deux mots celle d’un mauvais sujet, d’un vaurien incorrigible, qui, par cent tours sanglans, se fait chasser des classes, et devient non-seulement l’objet du juste courroux de ses professeurs, mais encore celui du mépris et de la haine de ses camarades. Rentré dans les foyers paternels, Bristol, parvenu à l’âge de vingt ans, ne mit plus aucun frein à ses débauches, à ses infamies, et fit promptement périr de chagrin un père qui en était devenu inconsolable. Le voilà donc maître d’une assez belle fortune, qu’il ne tarde pas à dissiper. Mais, hélas ! quels étaient ses compagnons d’ivresse et de dissolutions ?… Jusqu’aux valets du bourreau, dont il recherchait la société avec une passion particulière !… car tout ce qui avait rapport à l’effusion du sang humain flattait ses goûts affreux. Aussi le voyait-on assister avec avidité à toutes les exécutions des criminels ; et, s’il n’osait pas encore à cette époque se glisser jusque sur l’échafaud pour prêter son horrible ministère aux exécuteurs, c’est par un reste de honte qui l’arrêtait au milieu de son pays natal. Nous le verrons bientôt franchir des bornes plus sacrées.

Sous un autre rapport, la nature n’avait pas conçu à demi, en créant Bristol ; et c’était, si je puis me servir de cette figure, un des plus beaux coryphées du crime. Ayant à peine atteint vingt-cinq ans, notre héros offrait une taille gigantesque de six pieds quatre pouces pieds nus, une constitution proportionnée, des yeux ardens et terribles, une chevelure, une barbe épaisses, et une force prodigieuse qu’on ne pourrait comparer qu’à celle de ce fameux Antée, que le vaillant Hercule fit périr du même supplice qu’il faisait souffrir aux voyageurs de la Lybie, c’est-à-dire en l’étouffant dans ses bras. Avec un tel physique, Bristol, surnommé dans tout le comté de Deshonvire, l’HERCULE DE LA GRANDE-BRETAGNE, en était devenu la terreur. Non-seulement beaucoup de jeunes-gens de famille avaient été victimes de ses duels, où sa grande supériorité dans les armes le rendait toujours vainqueur ; mais encore, dans maintes rixes, sa vigueur étonnante à lutter corps à corps l’avait mis d’une voix générale au rang des plus grands boxeurs de Londres. Ainsi, pour lui, porter des poids énormes, prendre un homme d’une corpulence démesurée, le lancer à dix pas de lui sur une muraille et l’y briser comme un verre ; se saisir du moyeu de la roue d’une lourde diligence dans l’obscurité de la nuit, et d’un seul effort, renverser, et voiture, et voyageurs, et chevaux… tout cela n’était pour Bristol que de simples badinages. Son grand plaisir était aussi de faire gémir un cheval entre ses genoux, d’assommer un bœuf d’un seul coup de poing, et en pressant la main du plus vigoureux porte-faix de la capitale, d’en faire jaillir, par la force de la pression, le sang par les ongles. Un de ses tours favoris encore était, à la manière de certains gladiateurs romains, de se ceindre le front d’une corde épaisse, et de se gonfler les veines avec tant de vigueur qu’elle brisait cette même corde en éclats. Les nobles, les grands, les plus riches milords, très-curieux, très-amateurs y comme on sait, de luttes, de joutes de toute espèce, ne cessaient donc pas de prendre Bristol pour le champion de leurs paris ; Londres y accourait en foule ; et les guinées pleuvaient sur l’illustre athlète.

Dans une seule circonstance, notre invincible gymnastique eut le dessous. Il s’agissait d’un défi, dont la somme, pariée entre deux seigneurs de la Cour, était considérable. Le premier prit Bristol, le second fit venir d’Écosse un des plus terribles montagnards que ce royaume ait produits. Sa stature était effrayante ; sa charpente osseuse paraissait à l’abri même de la balle, et une fourrure épaisse couvrait tout son corps : Milon de Crotone même eût été effrayé à sa vue. Jamais le sentiment de la crainte n’avait effleuré l’âme de ce nouvel Atlas, et ses plus doux passe-temps, dans ses montagnes, étaient de s’emparer d’un seul saut, des cornes du plus fougueux taureau, de le renverser d’un bras irrésistible, et, dans cet état, de lui clouer en quelque sorte les cornes en terre, de manière à ce qu’il y fût captif. Ce fut ce terrible antagoniste que le duc de Northumberland, l’un des deux seigneurs, opposa au plus redoutable des boxeurs de l’Angleterre, et peut-être de l’univers entier.

Le théâtre même de Drury-Lane, disposé un matin avec le plus grand luxe à cet effet, les personnages les plus considérables de Londres s’y rendirent, pour y être témoins de la lutte la plus étonnante qui ait jamais fixé les regards de la capitale. Les femmes n’y furent pas admises ; la nudité complète des combattans ne permettait pas cette inconvenance. Le parterre avait été mis, comme aux bals masqués de l’Opéra, au niveau de la scène, et les spectateurs formaient autour de l’arène un bel ovale qui plaçait tout le monde dans le point de vue le plus favorable. Une trompette annonça, par quelques fanfares, le commencement du combat, et deux espèces de hérauts d’armes ayant ouvert de droite et de gauche les portes du cirque, on vit s’avancer, d’un pas ferme et majestueux, les deux êtres les plus formidables de la création. Ainsi que nous l’avons déjà dit, l’athlète écossais, velu comme un ours, et dont l’œil un peu cave étincelait à travers une barbe frisée, ressemblait plutôt à quelque animal féroce et bipède, qu’à une créature humaine ; on entend craquer ses dents comme l’effet d’une lourde grille qui tourne sur ses gonds rouillés ; tout son poil se hérisse à la vue de son adversaire, et il brûle déjà de l’étreindre dans ses bras d’acier. Quant à Bristol, moins effrayant peut-être, mais d’une expression plus humaine, plus mâle, plus martiale, il se présente avec dignité, non en guerrier farouche altéré de sang, mais en rival généreux, et prêt à combattre en véritable héros. Sa taille est colossale, il est vrai ; le jeu, l’insertion de ses muscles, la force élastique de ses jarrets, de ses reins charnus, de ses larges épaules, dont le moindre mouvement décèle un immense mécanisme de forces internes, donnent la plus haute idée de ses facultés physiques ; mais, comme nous l’avons dit, ce n’est pas un monstre effrayant comme l’autre boxeur ; et la beauté participe autant que la force à l’élégance de sa constitution. Suivant l’usage des Lacédémoniens, nos deux joûteurs s’étaient macéré le corps de cosmétiques oléagineux, afin de donner plus de souplesse et d’agilité à leurs mouvemens d’attaque ou de retraite. À leur entrée dans l’arène, la salle retentit d’abord de longs applaudissemens auxquels succéda un profond silence. Des valets de théâtre ayant apporté un buffet de quantité de viandes de boucherie crues, des animaux vivans, tels que moutons, chiens, dogues très-gros, deux loups affreux achetés à la ménagerie, et une douzaine de flacons de rhum, nos deux héros préludèrent par fraterniser en dévorant chacun sept à huit livres de viande sanglante ; puis s’emparant des animaux, tandis qu’ils les tenaient étranglés dans leurs poignets de fer, ils s’amusèrent, en souriant, à leur briser le crâne de leurs propres dents, et à en humer la cervelle dégoûtante… L’Écossais, que nous nommerons dorénavant NEMROD, se plaisait particulièrement à arracher les entrailles du loup, dont il tenait les pattes très-écartées, et à considérer les contorsions douloureuses de l’animal. Bristol seul parut répugner à plonger, comme son antagoniste, ses lèvres dans les flancs de ces deux animaux carnassiers, et ce fut l’Écossais qui sembla les mettre en pièces avec le plus de volupté. Ce repas épouvantable étant fini, ils vidèrent dix bouteilles de liqueurs fortes entre eux deux, se portèrent mutuellement plusieurs toasts, dont l’avant-dernier fut à la liberté des Anglais, et le dernier à la victoire ; et, s’étant enfin séparés, suivant l’ordre des constables qui présidaient à ce spectacle, comme deux ennemis qui s’estiment, ils se disposèrent enfin à commencer le combat le plus intéressant qui ait peut-être eu lieu depuis celui des Horaces et des Curiaces, lorsque les armes durent décider du sort d’Albe et de Rome.

D’abord ce n’est que feintes, ruses de mouvemens, pugilat adroit et vif, tentatives simulées et retraites promptes de corps, où la souplesse du tigre se joint à la vigueur franche du lion. Les coups sont portés et quelquefois reçus, il est vrai, mais la prudence et l’étude des efforts en atténue l’impétuosité ; et la circonspection modifie encore la rage qui doit bientôt tout-à-fait l’étouffer. Le spectateur est oppressé ; la respiration retenue, il redoute en secret le choc, l’approche de ces deux rochers vivans ; et il voit avec un sentiment de terreur indicible les premières vapeurs que la colère et l’amour de vaincre font exhaler du corps de ces deux athlètes formidables. Si c’est en boxant, les coups sourds retentissent sur l’estomac de Bristol, de l’Écossais, comme sous une voûte creuse ; si, tous deux enlacés dans les anneaux de leurs bras, ils se tiennent serrés et s’impriment les ongles dans la peau, le parquet crie, gémit sous leurs pieds convulsifs, et le poids énorme de ces deux monstres semble devoir bientôt l’enfoncer… Leur sueur ruisselle déjà avec leur sang ; leurs chairs meurtries et au vif deviennent alors le point de mire des atteintes les plus douloureuses, et leur rage est au comble. Quelquefois, immobiles sous l’effort mutuel d’une égale force, ils ne font plus le moindre mouvement, jusqu’à ce que le secret trouvé d’un côté faible rompe cet équilibre effrayant. Cependant, malgré que le sang coule de toutes parts, que des contusions affreuses attestent une valeur semblable des deux côtés, tous deux paraissent jusqu’alors d’une vigueur pareille, et c’est d’un dernier effort que va dépendre le triomphe. Le féroce Écossais le tenta le premier, cet effort incroyable ; et, soulevant son ennemi de toutes ses forces, il le tint élevé dans ses bras à une certaine hauteur ; puis, se précipitant à terre au milieu d’horribles hurlemens avec Bristol, leur chute à tous deux fut aussi terrible qu’éclatante. Bristol avait le dessous, Bristol était donc vaincu. Le genou de son ennemi appuyé sur sa poitrine, le cou serré dans les tenailles de ses doigts, et les bras tout-à-fait paralysés par la nature de sa position, il dut s’avouer terrassé, après quelques nouvelles tentatives impuissantes.

Le pari gagné, le vainqueur proclamé, Bristol, guéri en peu de temps de ses blessures, se consola par d’autres succès. Jusqu’ici, ce n’est qu’un fier-à-bras, un gladiateur, terrible sans doute, mais qui n’a encore rien à démêler avec le ministère de Thémis ; il est temps de le placer sur le théâtre du meurtre, où ses goûts sanguinaires ne pouvaient manquer de le conduire.

Nombre d’abus de confiance et même d’actes de scélératesse, effet inévitable d’un tel caractère, mais que le crédit des grands avait étouffés, en considération de sa réputation extraordinaire de boxeur, avaient manqué claquemurer notre héros dans un bagne. S’étant donc aperçu que la police tenait désormais l’œil continuellement ouvert sur ses actions, Bristol part, ou plutôt s’enfuit vers le comté de Nottingham ; et à Dowley, petite ville enclavée dans une forêt fameuse et trop fertile en brigands, il prend la profession de boucher au moyen de quelque peu d’argent qui lui restait de Londres. Son commerce va d’abord assez bien : ayant soin de masquer ses desseins criminels, il parvient en peu de temps à se faire une réputation d’honnête homme, extrêmement rude, à la vérité, dans ses formes, mais ne manquant pas pour cela de probité.

Il est maintenant nécessaire d’instruire le lecteur qu’à trois lieues de Dowley, au passage de la forêt le plus périlleux pour les voyageurs, existait une auberge réputée pour être un repaire de brigands, mais dont le défaut de preuves n’avait pas encore permis de dévoiler les trames. Bristol s’y rendit, en fréquenta souvent le patron, lia amitié avec lui ; et, enfin, s’étant ouvert dans une dernière confidence, ils convinrent, le verre à la main, d’exercer de concert leurs brigandages. Anna Western, fort belle femme d’ailleurs, et complice, dès le berceau, des anciennes scélératesses de son père, le patron de l’auberge, devint le gage de cette affreuse alliance, et l’hymen cimenta ce pacte du crime. Bristol changea donc insensiblement ses garçons bouchers contre les assassins de profession, qui, avant, étaient aux ordres de son beau-père ; et tous deux, dans une infâme émulation, se prêtèrent et le théâtre favorable et les instrumens de leurs crimes. Ainsi, dans cet état de choses, jamais, de temps immémorial, de pareils fléaux n’avaient pesé sur la province : chaque jour, chaque nuit, c’était quelque illustre étranger, quelque riche berline attaqués dans la forêt : la justice avait beau faire aussitôt les perquisitions les plus actives, les victimes, les objets, les valeurs avaient disparu comme sous la puissante baguette d’un génie infernal ; et des fosses profondes servant à enfouir les cadavres, Bristol et ses complices s’enrichissaient, depuis plusieurs années, au sein d’une impunité bien affligeante pour ces contrées. Heureusement que Dieu ne la permit pas très-long-temps : ce que nous allons faire connaître en est la preuve.

« Tout va jusqu’à présent à merveille, » dit un soir Bristol à sa femme ; « nous possédons plus de huit mille guinées en or, effets ou pierreries ; ton père se voit également entre les mains de très-grandes richesses ; nos hommes n’ont rien à désirer, et le partage s’est toujours fait loyalement. Encore ce coup, Anna, encore ce dernier coup magnifique, et nous serons puissamment riches, et nous pourrons, quittant ce comté, partir tous pour l’étranger. »

Anna, charmée, se fit expliquer les avantages ainsi que les belles espérances de ce dernier coup si vanté. Bristol, allant donc fermer toutes les portes avec le plus grand soin, et revenant près de sa femme avec un air de mystère, sortit une lettre de sa poche, dans laquelle son beau-père l’instruisait, par un message exprès, que « milady Herwortt se rendant en poste à Nottingham dans un riche équipage, avec miss Clarisse, sa fille, et seulement accompagnée de quelques domestiques, il serait facile d’envahir cette belle proie. » Milady devait passer lui apprenait-on encore, dans la soirée même, de onze heures à minuit. Après cette horrible communication, que Bristol accompagna d’un sourire atroce, il apprêta ses poignards, ses pistolets, fit monter ses faux garçons bouchers, et leur fit part de son entreprise, en leur assignant en même temps leurs différens rôles, et en fixant l’heure du départ. La joie brillait également dans les yeux de l’infâme Anna ; son imagination criminelle se repaissait déjà de la vue de toutes ces riches dépouilles de l’opulente milady. Elle se parait d’avance de ses diamans, de ses robes chargées de broderies ; et, dans sa cupidité coupable, ne comptait pour rien que toutes ces dépouilles ne pourraient arriver entre ses mains impures que souillées d’un sang précieux et seulement à l’aide d’un horrible homicide…

C’était en hiver et au mois de décembre, époque à laquelle la nuit s’empare des deux tiers de la journée. La neige tombait à flocons ; mais, loin qu’elle aidât le voyageur de sa clarté en tombant congelée sur la terre et sur la cime des arbres, elle se fondait aussitôt, rendait conséquemment les chemins plus difficiles, et formait devant l’œil inquiet un rideau mobile plutôt propre à masquer les manœuvres d’un assassin qu’à les éclairer. – « Ce temps nous est très-propice, » dit Bristol à sa femme en partant avec ses infâmes auxiliaires, et en dérobant ses armes sous un vaste manteau. « Ton père doit être déjà embusqué aux gorges ; pour nous, nous allons nous poster près de la Morgue… » – Anna referma mystérieusement la porte sur les bandits, et leur recommanda surtout de ne pas faire comme avec le dernier voyageur, dont un des domestiques était parvenu à échapper au massacre général. Son premier soin fut de préparer un excellent repas, digne de la glorieuse expédition méditée ; mais, pendant qu’elle s’y dispose, on frappe à la porte… Qui est-ce ?… sa petite nièce Polly, âgée de onze ans, qui, après l’avoir informée que son dessein était de se rendre à Sutland, hameau distant de deux lieues de là, la prie de consentir à ce qu’elle passe la nuit chez elle, attendu que le chemin qui lui reste à faire est encore trop long, et qu’elle est partie trop tard de chez elle pour pouvoir l’achever dans la soirée. Anna, ne voyant aucun inconvénient à cette proposition, fit bon accueil à sa nièce, lui fit faire un bon souper, et la coucha dans un cabinet voisin de son alcove. Cependant, tandis que la Providence ménage les incidens les plus singuliers, le crime agit avec plus d’activité que jamais. Bristol, parvenu au défilé de la Morgue avec ses gens, au point où le chemin de la forêt, se rétrécissant et devenant très-montueux, rendait le passage aux voitures fort lent et fort difficile, attendait, dans l’ombre, le moment favorable à ses forfaits. Il avait d’ailleurs correspondu par des coups de sifflet méthodiques et connus avec les brigands de l’auberge, à la tête desquels son beau-père, posté aux gorges, avait exactement répondu par d’autres signaux d’argot de meurtre, dont le sens disait que tout ces scélérats étaient bien cachés dans les embuscades convenues. Ainsi, l’infortunée milady Herwortt, sa jeune et charmante fille Clarisse, destinées, au milieu des horreurs de cette nuit, à être les victimes de ces assassins, s’avançaient, quoiqu’à pas lents, vers une mort qui paraît inévitable !… Cependant leurs dispositions d’esprit étaient bien différentes ; et milady, souriant, abandonnant sa pensée et ses sentimens maternels à des projets d’établissement, de mariage sur Clarisse, était loin d’imaginer l’abîme sur lequel elles marchaient toutes deux. Mais Clarisse, affectée de douloureux pressentimens, n’avait pu se défendre du respect, de ce certain effroi qu’inspire la solitude silencieuse d’un bois réputé dangereux.

La femme-de-chambre avait beau la rassurer sur ses visions, qu’elle nommait enfantines ; lui représenter que les deux domestiques armés qui étaient sur le siège de la berline étaient bien en état de les défendre, ainsi que les postillons, ses craintes secrètes croissaient de minute en minute, et son esprit alarmé voyait des spectres, des scélérats embusqués, des fantômes, dans chaque tronc d’arbre : le croissant de la lune, les nuages, revêtaient des figures effrayantes à ses yeux prévenus. « Voyez donc, milady, » disait-elle à sa mère, cette pointe du croisant argenté… si on ne jurerait pas y reconnaître la pointe aiguë d’un poignard ? Et ces nues grises, ne figurent-elles pas des têtes de brigands enveloppés de noires draperies, marchant mystérieusement dans les ombres ?…… Tenez, ma chère et tendre mère, ajoutait Clarisse, ne pouvant plus retenir ses larmes, nous avons été bien imprudentes de ne pas faire cas de toutes les aventures qu’on nous a racontées sur cette dangereuse forêt… »

En cet instant même, la fatale berline se trouvait investie de toutes parts, ayant dépassé les gorges, et se dirigeant vers le point de la Morgue ; en cet instant, dis-je, plus de retraite ; et, quoique milady n’attribuât les terreurs de Clarisse qu’a la faiblesse naturelle à son âge et à son sexe, cependant l’arrêt de la mort de ces deux intéressantes créatures était prononcé et semblait irrévocable…

L’équipage, embarrassé dans des ornières profondes et fangeuses, allait plus lentement que jamais, d’autant plus qu’il ne laissait pas de monter. Le plus profond silence régnait de toutes parts ; et, si ce n’était le cri sinistre de quelques oiseaux, hôtes nocturnes des bois, rien ne troublait ces lieux affreux, favorables au crime. La neige avait cessé de tomber ; mais des nuages énormes, chassés avec violence du nord vers l’ouest, variaient les effets de lumière d’une manière effrayante, et une obscurité totale aurait causé moins d’effroi que ces clartés accidentelles, interrompues, qui produisaient sur le prisme de l’imagination une sorte de fantasmagorie épouvantable. Clarisse, la pauvre Clarisse, était plus tremblante que jamais ; serrée contre sa mère, le sein douloureusement oppressé, la respiration arrêtée, elle semblait placée sous un glaive suspendu dont le plus léger souffle peut rompre le fil qui l’attache ; ses yeux fixes cherchaient à saisir le plus petit motif de croire au danger, pour avertir aussitôt les domestiques de se défendre. Elle se rappelait, avec une exactitude pénible, toutes ces histoires lamentables de brigands, qui l’avaient tellement épouvantée dans son enfance : « La mort m’effraierait peu, » se disait-elle, comme se résignant aux plus affreuses destinées ; « mais le déshonneur… mais ma personne profanée par des mains souillées d’opprobre !… » Cette idée remplissait son âme d’un deuil horrible. Ne bornant pas là ses conjectures affreuses dans cette cruelle perspective, elle voyait sa mère, sa mère adorée, encore dans tout l’éclat de sa beauté, nageant dans son sang, dépouillée de ses derniers vêtemens, au sein d’une caverne horrible ; et toutes ces images achevaient de la plonger dans des transes mortelles.

L’esprit de Clarisse s’était tellement rempli de ces pressentimens, qu’ayant rencontré les mains de milady, et les ayant senties très-froides, elle ne put retenir un cri, persuadée qu’elles étaient déjà mouillées de son sang si précieux à son amour filial. L’équipage avançait lentement, et cette lenteur le faisait péniblement ressembler à un convoi funèbre. Ce fut milady qui, la première, aperçut, dans l’épaisseur des ombres, passer derrière un gros tronc d’arbre un homme courbé en deux, qui, une espingole sous son manteau, lui parut se concerter avec un autre de ses complices également blotti à l’abri d’un arbre : elle ne put alors s’empêcher de tressaillir, et sa main se trouvant dans celle de Clarisse, elle la serra vivement quoiqu’involontairement. « Qu’avez-vous, ma mère, s’écria celle-ci ? auriez-vous vu des assassins ?… Point du tout, répondit milady, dissimulant le mieux qu’elle put son trouble ; la roue a fait un mouvement, et je n’ai pas été maîtresse de ma peur. » Pendant cette excuse feinte, Clarisse, de son côté, vit également, sur un léger arbrisseau chargé de neige, la réfraction de l’ombre d’un homme qui semblait prendre ses dispositions ; et, par une délicatesse filiale, Clarisse craignant aussi d’affecter sa maman, elle l’imita dans sa touchante dissimulation. Elle ne put cependant s’empêcher de faire remarquer à milady qu’elles toucheraient bientôt au point que le maître des postes leur avait indiqué comme très-périlleux. L’auberge était dépassée d’une centaine de pas, et on n’y entrevoyait plus à travers les arbres qu’une faible lumière qui semblait, dans ses mouvemens, d’intelligence avec le crime. Enfin le danger n’est que trop certain ; les domestiques placés sur le siège, épouvantés à la vue soudaine d’une troupe de scélérats qui fondent simultanément sur eux, les premiers jettent des cris perçans, en déchargeant leurs pistolets à bout-portant sur les assassins ; des coups de sifflet partent du point de la Morgue, pour que l’arrière-bande des gorges ait à donner en même-temps. Les postillons sont tombés sous les coups de vingt balles éparpillées des espingoles ; les valets ont roulé à bas du siège, et l’arme blanche achève de les égorger… C’est à vous maintenant, anges célestes, que nous devons consacrer toute l’énergie, toute la sensibilité de notre plume, pour peindre votre affreux désespoir, vos angoisses mortelles, vos cris déchirans au milieu de ce théâtre de meurtre et de carnage !… Quel lecteur ne voudrait pouvoir opérer un miracle en votre faveur, et vous tirer de cet abîme ! Inutiles vœux, il faut pleurer sur votre perte ; elle est jurée.

Clarisse, échevelée, éperdue, suffoquée dans sa douleur, avait lié ses bras autour de la taille de sa tendre mère, et, les yeux tournés vers le ciel, elle ne lui demandait que la faveur de mourir avant cette mère adorée. Milady, de son côté, rassemblant toutes ses forces pour tâcher de sauver encore sa fille au milieu de ce désastre, la couvrait de son corps ; et, le sein appuyé sur son sein, ne permettait aucun passage au fer des homicides. Ce fut l’horrible Bristol qui, mettant trêve aux tâtonnemens des autres meurtriers, plongea un long couteau dans le flanc de l’illustre voyageuse, et arrachant de ses bras mourans l’infortunée Clarisse entièrement évanouie, la fit transporter au milieu de la Morgue, qui était un lieu affreux de dépouilles et de sépulture aux nombreuses victimes de la forêt : une torche enfoncée dans la terre éclairait cet horrible séjour. C’est donc là que se voit plongée la beauté la plus intéressante !… et son lit, le siège sur lequel elle languit, n’est qu’un monceau infect de cadavres mutilés et roidis par la mort… Que le lecteur cesse de s’affliger : Clarisse n’a plus rien à craindre ; Clarisse dort du sommeil éternel, du sommeil des anges ; Dieu lui a envoyé des ailes ; et perçant les voûtes ténébreuses de ce repaire, elle est déjà parmi les divinités du martyre. Pour comble de bonheur, elle a aussitôt retrouvé sa mère, qu’elle serre de nouveau dans ses bras, pour n’en être jamais séparée.

Bristol, à la vue de tant d’appas, sentit se glisser dans son cœur, parmi tous ses crimes, une idée de luxure dont le beau désordre de Clarisse fut la cause. Il cherche donc à la rappeler à la vie. En vain les autres brigands lui font observer qu’il ne faut rien, absolument rien, laisser survivre à l’expédition, que c’est l’ordre même qu’il a donné, Bristol n’en persiste pas moins dans le dessein de faire sortir Clarisse de ce sommeil éternel, qu’il croit n’être qu’un long évanouissement… – Après… a-t-il l’infamie de répondre à ces scélérats : ainsi le monstre eut la barbarie d’épouser la mort dans ses horribles étreintes ; et si l’âme de Clarisse monta vierge vers les cieux, sa dépouille fut souillée des morsures du plus affreux des reptiles…

De là retournant à la berline, Bristol la fit conduire à l’auberge. On releva tous les cadavres, on les déshabilla, on les ensevelit dans les caveaux de la Morgue, on démonta pièce par pièce l’équipage, on partagea l’or, les malles, les pierreries, et il ne resta sur ce théâtre de forfaits que les flots de sang qui y avaient ruisselé dans la fange…

Bristol était impatient de revoir sa femme, tout fier de son criminel triomphe. Ayant donc rassemblé ses prétendus garçons bouchers, il leur ordonna de se préparer à retourner avec lui à Dowley. Il pouvait être alors une heure et demie du matin. – Anna les attendait avec une vive impatience. Ayant donc entendu quelque mouvement à la porte d’en bas, le cœur palpitant de plaisir, elle y court et y reconnaît effectivement son mari. Celui-ci, dans l’ivresse du crime, dans l’ivresse de sa joie, monte rapidement l’escalier, tout en racontant à haute voix les succès complets de la nuit. Les autres brigands le suivent : on referme les portes. Bristol, glorieux du résultat de l’expédition, jette sur la table avec fracas cent rouleaux de guinées, des écrins de superbes diamans, les bagues mêmes de l’infortunée Milady, le portrait de sa fille, encore trempé de sang…, son linge le plus secret… Dans l’effusion de son contentement, il avait imprudemment révélé les plus petits détails de ces nombreux assassinats, et le crime s’était ici lui-même trahi, quand Anna venant à froncer le sourcil, s’écria : « Malheureuse ! qu’ai je fait ! Bristol, ta nièce m’a demandé à passer la nuit ici ; elle aura tout entendu et nous sommes perdus si… » Pour toute réponse, l’infâme Bristol repliant toutes les rides de son front affreux, s’empare de la lampe, et tirant un poignard de sa ceinture : « Si je puis douter un instant qu’elle dorme, » dit-il à voix basse, « c’en est fait d’elle, notre salut commun nous ordonne de la sacrifier… »

Quelle est épouvantable la situation de la pauvre petite Polly, qui, en effet, a tout vu, tout entendu, réveillée au sortir de son premier sommeil par le bruit qu’avaient fait à leur entrée les brigands ! Cependant l’infortunée sentant aussitôt que de l’adresse de sa dissimulation va dépendre sa vie, elle feint de suite de dormir du plus profond sommeil. En vain le gigantesque, le monstrueux Bristol approche de son lit, le cou tendu, un fer étincelant a la main…, vainement il passe la lueur d’une LAMPE EFFRAYANTE sur son visage assoupi, et malgré toute la douleur aiguë d’une goutte d’huile brûlante qui tombe sur son épaule demi-nue, Polly ne se trouble pas ; sa respiration reste toujours naturelle ; sa bouche demi-close respire toute l’innocence de son âge, et quelque génie céleste lui apprit sans doute dans cet instant de terreur par quel art on fait tomber un grand criminel dans le piège creusé de ses propres mains.

Bristol, ravi et complètement dupe, y retourna vers la bande, en assurant Anna que ce serait un sang inutile, puisqu’il était parfaitement convaincu que Polly n’avait cessé de sommeiller. Les brigands s’étant donc repus de vin et de nourriture, chacun alla se coucher, en se félicitant, comme d’une bonne action, de la bonne fortune de ce jour. Le lendemain matin Polly se leva de bonne heure, et sans affectation, mettant son déjeuner dans sa poche, elle embrassa sa tante, la chargea de bien des complimens pour son oncle, qui dormait encore, et parut se diriger vers le chemin qui conduisait au hameau dont elle avait parlé ; mais, lorsque cette petite héroïne se fut assurée que personne ne l’avait observée, elle retourna avec effroi par une autre rue dans la ville, et se faisant indiquer la demeure du constable, elle lui déclara, en pâlissant mille fois de l’affreux danger qu’elle avait couru sous la pointe prête à frapper du poignard de Bristol, que son oncle était un chef de brigands, et que dans la nuit même elle l’avait vu, les mains encore sanglantes, partager avec ses complices et sa femme les dépouilles de plusieurs personnes assassinées. Le constable, stupéfait, eut peine à croire à tant d’atrocités ; cependant il fit son devoir, et sur les indices de cet enfant, après avoir assemblé un grand nombre de sbires bien armés, qui s’étaient munis de fortes chaînes et de cordes, on investit et l’auberge de la forêt et la maison du BOUCHER ANGLAIS. L’argent, les bijoux, tous les vêtemens qu’on y trouva, ne permirent aucun doute dans l’instruction rapide du procès. Cette troupe d’assassins fut donc immolée à la vengeance des lois, et ils perdirent sur l’échafaud une vie qu’ils avaient souillée de tant de crimes. Anna et Bristol furent exécutés les derniers, comme paraissant les plus scélérats ; et Bristol, comme il l’avait dit plusieurs fois en plein tribunal à sa nièce, qui fut confrontée dans le cours de la procédure, s’écriait souvent : « Ah ! petite scélérate ! si j’avais pu me douter un moment que tu ne dormais pas !… »

CONCLUSION

Il ne reste maintenant à clore, par quelques réflexions apologétiques, cette GALERIE FUNÈBRE, triste monument composé des crimes et des forfaits qui n’affligent que trop l’humanité. Heureux si, par mes fictions et mes fantômes, j’ai porté dans le cœur des hommes enclins au mal cette terreur salutaire qui doit les arrêter sur le bord de l’abîme ; trop heureux, dis-je, si mes OMBRES SANGLANTES, en secouant leurs crêpes lugubres dans l’imagination effrayée de mes lecteurs, peuvent leur tenir lieu de la morale qui me les a inspirées ! car c’est là le but honorable que j’ai eu constamment pour guide au sein de mes prodiges, de mes prestiges et de mes enchantemens ; et si l’art, dans ces apologues quelquefois fabuleux, n’a pas secondé mes intentions, j’ose me flatter du moins que la critique déposera sa sévérité, en considération des motifs qui m’ont dirigé dans cette œuvre.

Qui pourrait, d’ailleurs, me contester que tous les moyens sont bons, du moment qu’ils tendent à épurer les mœurs, à représenter le crime sous les couleurs les plus odieuses, et à préserver les âmes faibles de ses séductions ? À défaut de bons principes, le superstitieux, l’ignorant ne seront-ils pas épouvantés à la lecture de mes allégories accusatrices ?… – L’incestueux, l’imposteur, l’assassin, le parricide, l’homme coupable enfin de tel délit que ce soit ; ne parcourra pas sans doute mes cavernes, mes morgues effroyables et mes boudoirs plus meurtriers, sans éprouver les plus vives atteintes du remords ? De ce premier sentiment à un pieux repentir, il n’est souvent qu’un pas, et le criminel peut encore s’y réfugier comme dans le sein miséricordieux de la Divinité. Ainsi, les fruits les plus précieux peuvent donc naître sous la baguette de ma fausse magie ; et, par mes impostures merveilleuses, il me serait donc encore permis d’espérer d’avoir inspiré des méditations aussi profondes que celles que font naître les traités de religion et de jurisprudence les plus sérieux !

Mais, d’un autre côté, le lecteur, se rappelant mon INTRODUCTION, me fera peut-être observer qu’il semble que je n’ai eu d’abord d’autre dessein que celui de produire les fortes émotions de la terreur, et de faire résulter le plaisir même de l’effroi et de l’épouvante. – J’avoue que ce point a été également l’objet de mon ambition littéraire ; et me critiquerait-on encore sévèrement à cet égard, parce que j’aurais prétendu, d’une plume à féeries, faire peur tout de bon ? Non ; j’aime à croire, au contraire, qu’on daignera me tenir compte des échasses gigantesques que j’ai quelquefois empruntées à la célèbre Radcliffe, pour effrayer davantage le voyageur dans mes forêts ou mes voûtes ténébreuses, dans mes châteaux isolés, ou mes galeries à éternels corridors et semées de cadavres livides et sanglans et, pour peu qu’on ne souffle pas trop fort sur mon théâtre composé de vapeurs éphémères, il est possible qu’il ait produit l’illusion que je m’en étais promise sous le seul rapport de l’amusement.

Cependant, pour revenir à l’idée de cette fumée enivrante que brigue toujours en secret l’auteur le plus modeste, je confesse qu’il me serait beaucoup plus flatteur, dans cette circonstance, de ceindre le diadème oriental des Mille et une Nuits, que de ne me voir accorder que le sceptre de plomb de l’emphatique mélodrame. Je ne dissimulerai pas encore que ma petite vanité serait beaucoup plus fière de voir mes OMBRES marcher les égales de la None sanglante ; mais puisque cet espoir est interdit à mes faibles talens, et que beaucoup de songe-creux ayant puisé, avant que j’y pensasse, leurs inspirations boursoufflées dans les phases de l’astre des nuits, ont, depuis longtemps, parcouru avec gloire la carrière du Disque argenté ou de la Lanterne nocturne, soumettons-nous à notre sort, qui nous a permis à peine de glaner encore quelques cyprès dans cet immense jardin, émaillé d’étoiles, suivant la métaphore du chantre immortel de la nuit, l’illustre Young. Ainsi donc, le seul et dernier vœu que j’aie formé, en faisant jouer mes OMBRES, est que le lecteur d’un certain âge ait toujours tourné le feuillet avec un sentiment de curiosité ; que la jeune personne qui jouit encore des heureuses illusions de la jeunesse ait eu une peur effroyable, et que les bonnes gens aient pris de bonne foi mes chimères pour des réalités. Alors, alors, dans cette heureuse hypothèse, mes OMBRES iraient, en plein midi, briller sur la montre des premiers typographes de la capitale ; et, parvenant peut-être à l’immortalité d’une troisième édition, elles feraient dire à la postérité de l’année 1821 :

« On ne parcourt pas sans quelqu’intérêt cette GALERIE FUNÈBRE, et sans doute personne n’en est plus ravi que l’acquéreur. »

FIN.

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Juin 2012

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[1] Pièce par Pierre-Laurent Buirette de Belloy (1777). (Note ELG.)

[2] Cette prétendue bibliothèque, ainsi nommée allégoriquement par St.-Hilaire, n’était autre chose qu’un pavillon octogone dans le goût chinois, bâti au milieu du vaste jardin de la maison dont nous avons déjà fait mention ; et dans ses fondemens un profond souterrain, presque impénétrable à la lumière du jour, était l’asile de Niobé : nouvelle Camille, elle passait là les plus belles années du jeune âge.