Alexandre Dumas

CONTES DITS DEUX FOIS

Contes d'après Andersen et Grimm

Préface de l’auteur

L’homme aux contes


Vous saurez, chers petits lecteurs, auxquels s’adresse plus spécialement ce recueil, qu’en 1838, c’est-à-dire bien longtemps avant que vous fussiez nés, je faisais un voyage en Allemagne.

Je m’arrêtai un mois à Francfort pour y attendre un ami à moi, qui savait une foule de jolis contes et qu’on appelait Gérard de Nerval.

Hélas ! un jour, chers petits lecteurs, vous saurez comment il a vécu et comment il est mort. Sa vie est plus qu’une histoire et mieux qu’un conte : c’est une légende.

J’avais reçu l’hospitalité dans une famille dont le père était Français, la mère Flamande, et dont les enfants étaient un peu de tout cela.

Il y avait, dans la maison, deux petits garçons et une petite fille.

Les deux petits garçons avaient, l’un sept ans et l’autre cinq. La petite fille avait quatorze mois.

Les deux garçons sont aujourd’hui, l’un sous-lieutenant, l’autre sergent en Afrique. La petite fille est une grande et belle personne de vingt ans et demi.

J’avais donc bien raison de vous dire que mon voyage avait eu lieu bien longtemps avant que vous fussiez nés.

Sous le prétexte qu’ils me voyaient écrire pendant une partie de la journée, les deux petits garçons, tous les soirs, après le dîner, me demandaient de leur dire un conte.

Quant à la petite fille, qui m’en a quelquefois et à son tour demandé depuis, elle ne demandait rien alors que son biberon, qu’elle caressait, il faut le dire, avec une affection toute particulière.

J’épuisai vite mon répertoire de contes ; car vous connaissez l’insatiable avidité des auditeurs de votre âge. Un conte à peine achevé, leur manière d’applaudir est de dire : « Encore ! » leur manière de remercier est de dire : « Un autre ! »

Quand je n’en sus plus, j’en inventai. Je suis fâché de ne pas me les rappeler, attendu que, sur la quantité, il y en avait un ou deux fort jolis.

Arrivé au bout de mon imagination, je dis à mes petits camarades :

– Mes enfants, j’attends de jour en jour mon ami Gérard de Nerval. Il sait beaucoup de contes charmants et vous en dira tant que vous voudrez.

Ce n’était pas précisément cela que demandaient les deux enfants. Mais, comme une lettre était arrivée le matin, qui annonçait pour le surlendemain l’arrivée de Gérard, grâce à une tartine de beurre et de fraises, mets essentiellement germain, ils prirent patience.

Le surlendemain, Gérard arriva en effet : ce fut une fête dans la maison ; les enfants, qui l’avaient regardé venir de loin et à qui j’avais dit : « Voilà l’homme aux contes ! » coururent au-devant de lui et lui sautèrent au cou en criant :

– Soyez le bienvenu, monsieur l’homme aux contes ! en savez-vous beaucoup ? resterez-vous longtemps ? pourrez-vous nous en dire un tous les jours ?

On expliqua à Gérard ce dont il était question. Gérard trouva dès lors l’accueil tout naturel et promit un conte pour le même soir, après dîner.

Les enfants passèrent leur journée à regarder l’heure à la pendule et à dire qu’ils avaient faim.

Enfin, on annonça que monsieur était servi.

En Allemagne, mes enfants, on dit : « Monsieur est servi. »

En France, on dit : « Madame est servie. »

Plus tard, vos parents vous expliqueront la différence qu’il y a entre ces deux manières d’inviter le maître et la maîtresse de la maison à se mettre à table. Elle explique le génie des deux peuples, aussi bien et même mieux qu’une longue dissertation.

S’il n’y avait eu à table que les enfants, le dîner n’eût certes pas duré dix minutes.

Les enfants sautèrent à bas de leur chaise avant le dessert et vinrent tirer Gérard par le bas de ce fameux paletot tabac d’Espagne, dont lui-même a écrit l’histoire.

Gérard ne réclama que le temps de prendre son café. Le café était une des voluptés de Gérard.

Le café pris, il n’y eut plus moyen de résister.

On coucha la petite Anna dans son berceau en mettant son biberon à la portée de sa main, et l’on alla s’asseoir sur un balcon formant terrasse et donnant sur le jardin.

Charles, l’aîné des deux garçons, grimpa sur mon genou ; Paul, le plus jeune, se glissa entre les jambes de Gérard ; tout le monde prêta l’oreille, comme s’il s’agissait du récit d’Énée à Didon, et Gérard commença :

Le soldat de plomb et la danseuse de papier

Charles frappa dans ses mains.

– Oh ! cela promet d’être joli.

– Veux-tu te taire ! fit Paul, qui, usurpant les prérogatives du droit d’aînesse, imposait silence à son frère.

Gérard attendit que le calme fût rétabli, et reprit :

 

Il y avait une fois vingt-cinq soldats, tous frères ; car non seulement ils étaient nés le même jour, mais encore ils avaient été fondus d’une seule et même vieille cuiller de plomb. Ils avaient tous l’arme au bras et la figure de face. Leur uniforme était magnifique : bleu avec des revers rouges.

Les premières paroles qu’ils entendirent quand on enleva le couvercle de la boîte où ils avaient été enfermés le jour même de leur apparition dans ce monde, et qu’ils n’avaient pas quittée depuis ce jour-là, furent celles-ci :

– Oh ! les beaux soldats !

Inutile de dire que ces paroles les rendirent très fiers.

Ces paroles étaient prononcées par un petit garçon à qui on venait de les donner pour le jour de sa fête : il s’appelait Jules.

Et, de joie, il sauta d’abord, frappa dans ses mains ensuite ; après quoi, il les rangea en ligne sur la table.

Tous ces soldats se ressemblaient non seulement d’uniforme, mais de visage.

Nous avons donné l’explication de cette ressemblance en prévenant qu’ils étaient frères.

Un seul différait des autres : il n’avait qu’une jambe.

Le petit garçon crut d’abord que le soldat avait eu cette jambe emportée à quelqu’une de ces grandes batailles que les soldats de plomb se livrent entre eux. Mais un savant médecin qui était l’ami de la maison, ayant examiné le moignon du pauvre éclopé, déclara que le soldat était infirme de naissance, et qu’il n’avait qu’une jambe parce que, ayant été fondu le dernier, le plomb avait fait défaut.

Mais il n’y avait que demi-mal. Le soldat était aussi solide sur sa jambe unique que les autres sur leurs deux jambes.

Or, c’est justement de celui-là que je vais vous raconter l’histoire.

Il y avait, outre la boîte aux soldats de plomb, plusieurs autres joujoux sur la table ; car le petit garçon avait une petite sœur qui s’appelait Antonine, et, pour ne pas faire de jaloux, quand c’était la fête du petit garçon, on donnait, comme à lui, des joujoux à la petite fille, et vice versa.

Vice versa, mes jeunes amis, sont deux mots latins qui veulent dire qu’on en faisait autant pour le petit garçon, le jour de la fête de la petite fille, que pour la petite fille le jour de la fête du petit garçon.

Je disais donc que, outre la boîte aux soldats de plomb, il y avait plusieurs autres joujoux sur la table ; parmi ces joujoux, celui qui sautait le premier aux yeux était un joli petit château de cartes, avec quatre tourelles, une à chaque angle, et chaque tourelle surmontée d’une girouette indiquant de quel côté venait le vent. Les fenêtres en étaient toutes grandes ouvertes, et, à travers ces fenêtres toutes grandes ouvertes, on pouvait voir dans l’intérieur des appartements. Devant le château, il y avait des arbres plantés par groupes près d’un petit miroir découpé irrégulièrement, posé à plat sur le gazon, et simulant un lac limpide et transparent ; des cygnes de cire blanche y nageaient et s’y miraient. Tout cela était mignon et gracieux au possible !

Mais le plus gracieux et le plus mignon de tout cela, c’était une petite dame qui était debout sur le seuil de la grande porte d’entrée. Elle était en papier et avait une robe du linon le plus clair ; un ruban bleu était jeté sur ses épaules en guise de châle ; elle avait, en outre, à sa ceinture une rose magnifique presque aussi large que son visage.

– Bon ! dit le petit garçon, j’ai là un soldat invalide qui n’est bon à rien et qui dépareille ma compagnie ; je vais le mettre en faction devant le château de cartes de ma sœur.

Et il fit ainsi qu’il disait, de sorte que le soldat de plomb se trouva de garde en face de la dame de papier.

La dame de papier, qui était une danseuse, était restée au milieu d’un pas, les bras étendus et la jambe en l’air, les cordons de son soulier s’étant accrochés à ses cheveux.

Comme c’était une danseuse très souple, sa jambe était tellement collée à son corps, que le soldat de plomb, ne la voyant plus, crut que, comme lui, elle n’avait qu’une jambe.

« Ah ! voilà la femme qu’il me faudrait ! pensa-t-il ; mais, par malheur, c’est une grande dame ; elle habite un château, tandis que, moi, je demeure dans une boîte, et encore dans cette boîte sommes-nous vingt-cinq ! Ce n’est point là une habitation convenable pour une baronne ou pour une comtesse. Contentons-nous donc de la regarder sans nous permettre de lui déclarer nos sentiments. »

Et, fixe au port d’armes, il regarda de tous ses yeux la petite dame, qui, toujours dans la même position, continuait de se tenir sur une seule jambe, sans perdre un instant l’équilibre.

Quand le soir fut venu et qu’on vint chercher le petit garçon pour le coucher, il mit tous les soldats de plomb dans leur boîte, laissant, par mégarde ou avec intention, l’invalide en sentinelle.

Mais, si ce fut avec intention ou par méchanceté, le petit garçon se trompait fort. Jamais soldat en chair et en os ne fut plus content que notre soldat de plomb quand il vit qu’on ne le relevait pas de faction et qu’il pourrait rester toute la nuit à contempler la belle dame.

Sa seule crainte était qu’il ne fît pas clair de lune ; enfermé depuis longtemps dans sa boîte, il ignorait où on en était du mois. Il attendit donc avec anxiété.

Vers dix heures, au moment où tout le monde était couché dans la maison, la lune se leva et darda son rayon d’argent à travers la fenêtre ; alors la dame de papier, qui un instant s’était perdue dans l’obscurité, reparut plus belle que jamais, cette lumière nocturne allant admirablement bien à l’air de son visage.

– Ah ! dit le soldat de plomb, je crois qu’elle est encore plus belle la nuit que le jour.

Onze heures sonnèrent, puis minuit.

Comme le coucou venait de chanter pour la dernière fois, une tabatière à musique, qui était sur la table avec les autres joujoux, et qui jouait trois airs et une contredanse, se mit à jouer d’abord J’ai du bon tabac, puis Malbrouk s’en va-t’en guerre, puis Fleuve du Tage.

Enfin, après la dernière note de Fleuve du Tage, elle attaqua sa contredanse, qui était une espèce de gigue.

Mais alors, à la première mesure de cette gigue, la petite danseuse commença par décoller sa jambe de son corps, puis, par un effort, détacha l’autre du sol et attaqua un pas qui semblait avoir été composé par le maître de ballet des sylphes lui-même.

Pendant ce temps-là, le soldat de plomb, qui ne perdait pas un des flicflacs, des jetés battus ou des ronds de jambe de la danseuse, entendait ses compagnons qui faisaient tous leurs efforts pour soulever le couvercle de leur boîte ; mais le petit garçon les avait si bien enfermés, qu’ils n’en purent venir à bout et que le bienheureux factionnaire fut le seul qui put jouir jusqu’à l’enivrement du talent de la charmante artiste.

Quant à celle-là, c’était bien certainement la première danseuse qui eût jamais existé. Selon toute probabilité, elle était à la fois élève de Taglioni et d’Elssier. Elle s’enlevait comme la première, et, au besoin, pointait comme l’autre ; de sorte que le pauvre soldat de plomb vit ce qu’il n’avait encore été donné à aucun œil humain de voir : c’est-à-dire une danseuse qui pouvait, dans la même soirée, danser la cachucha du Diable boiteux, et le pas de la supérieure des nonnes dans Robert le Diable.

Le soldat de plomb n’avait pas bougé de sa place, et c’était lui, tandis que la charmante chorégraphe, légère comme un oiseau semblait n’y pas penser, c’était lui dont le front ruisselait de sueur. Il est vrai que la danseuse avait semblé lui faire les honneurs de ses pas les plus enlevés, et plus d’une fois, comme marque du grand intérêt qu’elle lui portait, avait, dans ses pirouettes, presque effleuré son nez du bout de son petit pied rose.

Mais, au milieu de cette satisfaction inouïe que venait d’éprouver le pauvre factionnaire, d’avoir un ballet à lui tout seul, il lui était arrivé une grande désillusion.

C’est qu’il avait reconnu son erreur primitive : la belle dame avait deux jambes. Si bien que cette similitude, sur laquelle il comptait un peu pour se rapprocher de la grande dame, ayant disparu, il s’en trouvait repoussé à mille millions de lieues.

Le lendemain, les enfants, tout joyeux de revoir leurs joujoux, se levèrent presque avec le jour.

Comme il faisait un temps magnifique, le petit garçon décida que ses soldats de plomb passeraient la revue sur la fenêtre.

Pendant trois heures, il leur fit faire, à sa grande joie, toutes sortes d’évolutions.

À huit heures, on l’appela pour aller déjeuner.

Comme on parlait fort dans le pays d’une invasion de uhlans, il craignait que ses hommes ne fussent surpris, et plaça son factionnaire de la veille – de la vigilance duquel il avait été content, l’ayant retrouvé à la même place où il l’avait mis – en sentinelle perdue, c’est-à-dire le plus près possible du bord de la fenêtre.

Pendant que le petit garçon déjeunait, soit qu’un courant d’air eût emporté la sentinelle, soit que, placé trop près du bord, le pauvre éclopé eût eu le vertige, et, mal solide sur sa jambe, n’eût pas pu se retenir, soit enfin que les uhlans que l’on craignait fussent venus et l’eussent surpris au moment où il s’y attendait le moins, le factionnaire fut précipité, la tête la première, du troisième étage.

C’était une chute horrible !

Un miracle seul pouvait le sauver ; le miracle se fit.

Comme, même en tombant, le fidèle soldat n’avait point lâché son arme, il tomba sur la baïonnette de son fusil.

La baïonnette entra entre deux pavés, et il resta la tête en bas, la jambe en l’air.

La première chose dont s’aperçut le petit garçon en rentrant dans la chambre, après son déjeuner, ce fut de la disparition de sa sentinelle perdue.

Il pensa judicieusement qu’elle avait dû tomber par la fenêtre, appela la bonne de sa sœur, mademoiselle Claudine, descendit avec elle et se mit à chercher sous la fenêtre.

Deux ou trois fois l’un ou l’autre des chercheurs faillit mettre la main ou le pied sur le soldat de plomb ; mais il était juste dans la position où il présentait le moins de surface, et ni l’un ni l’autre des chercheurs ne le vit, quelque attention qu’ils missent à leurs recherches.

Si seulement le soldat leur eût crié : « Ici, me voilà ! » ils l’eussent trouvé et réuni à ses camarades, ce qui eût épargné bien des malheurs.

Mais, sans doute, rigide observateur de la discipline comme il l’était, il jugea qu’il n’était point convenable de parler sous les armes.

De grosses gouttes de pluie commençaient à tomber ; un orage terrible s’amassait au ciel ; le petit garçon, en habile général, pensa que mieux valait abandonner un soldat estropié, à qui sa chute d’un troisième étage n’avait pas dû remettre la jambe, que d’exposer à une inondation et aux coups de tonnerre une compagnie de vingt-quatre hommes habillés à neuf et bien portants.

Il remonta donc au troisième étage, disant à la bonne de sa sœur de le suivre, ce que celle-ci s’empressa de faire.

Puis il rentra ses vingt-quatre soldats, les remit dans leur boîte, referma la fenêtre contre la pluie, tira les rideaux contre les éclairs, et laissa la tempête faire rage, se contentant, pour toute réflexion, de crier, en passant, à sa sœur :

– Comme elle a l’air triste, ta danseuse ! est-ce que, par hasard, elle était amoureuse de mon soldat de plomb ?

– Ah ! oui, répondit la petite fille ; avec cela qu’elle aurait été choisir justement celui-là qui n’aurait eu qu’une jambe !

– Dame ! qui sait, dit le petit garçon avec une philosophie au-dessus de son âge, les femmes sont si capricieuses.

Et il sortit pour aller prendre sa leçon.

Pendant ce temps, il tombait une pluie torrentielle, que le soldat de plomb reçut la tête en bas, fiché qu’il était entre deux pavés par la pointe de sa baïonnette.

Cette pluie fut un grand bonheur pour lui. Placé comme il l’était, il eût eu, à coup sûr, sans ce rafraîchissement inattendu, une congestion cérébrale.

L’orage passa comme tous les orages ; puis le beau temps revint. Deux gamins se mirent à jouer aux billes contre le mur de la maison, au bas de la fenêtre d’où était tombé le soldat de plomb.

Une bille s’arrêta contre le shako du soldat de plomb.

En ramassant sa bille, le gamin ramassa le soldat de plomb, et le remit sur ses jambes, ou plutôt sur sa jambe.

Le brave fantassin n’avait pas bougé, malgré son amour pour la danseuse de papier, malgré sa nuit de veille, malgré sa chute du troisième étage. Il était toujours ferme au port d’armes, l’œil fixé à dix pas devant lui.

– Il faut l’embarquer, dit un des gamins.

C’était chose facile : les ruisseaux étaient devenus de véritables rivières. Il ne manquait qu’un bateau ; le premier morceau de papier en ferait les frais.

Les gamins entrèrent chez un épicier, et lui demandèrent s’il voulait leur donner un journal.

La femme de l’épicier venait de mettre au monde un fils, chose que désirait beaucoup l’épicier, qui n’avait encore eu que des filles et qui craignait que son nom ne s’éteignît. Il était donc dans un moment de bonne humeur. Il fut généreux et donna aux deux gamins le journal qu’ils lui demandaient. Ceux-ci en confectionnèrent un bateau : à l’instant même on posa le bateau sur le ruisseau, et, à l’avant, le soldat de plomb, qui se trouva être à la fois capitaine, lieutenant, contremaître, pilote et équipage.

Le bateau partit, ayant son roulis et son tangage comme un bâtiment de haut bord.

Les deux gamins l’accompagnèrent en courant et en frappant dans leurs mains.

Au reste, le bateau, malgré le cours rapide du fleuve sur lequel il était embarqué, se conduisait à merveille, montant avec la vague, descendant avec elle, naviguant au milieu des épaves de toutes sortes, qui nageaient çà et là, heurtant les roches du rivage, mais tout cela sans échouer, sans sombrer, sans même faire eau.

Au milieu de tout ce bouleversement, le soldat de plomb se tenait à l’avant, l’arme au bras, solide au poste, et ne paraissant pas plus incommodé du mouvement des vagues que s’il eût navigué toute sa vie.

Seulement, quand le bâtiment virait de bord, ce qui lui arrivait quelquefois lorsqu’il rencontrait un tourbillon, on pouvait voir le soldat jeter un regard rapide et mélancolique sur la maison où il laissait ce qu’il avait de plus cher au monde.

Le ruisseau allait se jeter à la rivière.

Le bâtiment se jeta à la rivière avec le ruisseau.

Une fois là, les gamins furent forcés de l’abandonner ; ils le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu sous l’arche d’un pont.

L’arche de ce pont jetait une telle obscurité, que, n’était le mouvement imprimé au bateau, le soldat de plomb eût pu se croire dans sa boîte.

Tout à coup, il entendit qu’on lui criait :

– Eh ! là-bas, du bateau, avancez ici.

Mais, au lieu d’obéir, le bateau continuait son chemin.

– N’avez-vous rien à déclarer ? cria la même voix.

Cette seconde question n’obtint pas plus de réponse que la première.

– Ah ! contrebandier de malheur, cria la même voix, tu vas avoir affaire à moi.

En ce moment, le bateau fit un de ces virements de bord dont nous avons parlé, et le soldat de plomb vit un gros rat d’eau qui se mettait à la nage pour le poursuivre.

– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! criait le rat d’eau, il n’a pas payé les droits.

Et il suivait le bateau, grinçant des dents, et criant aux copeaux et aux tampons de paille qui faisaient la même route que lui :

– Arrêtez-le ! mais arrêtez-le donc !

Par bonheur, ou par malheur – car il eût peut-être été heureux pour le soldat de plomb, qui, fort de son innocence, n’avait rien à craindre, d’être arrêté par les douaniers –, par bonheur, ou par malheur, le courant était si rapide, que le bateau se trouva bientôt, non seulement hors de la poursuite du rat, mais même hors de la portée de la voix.

Toutefois, le navigateur n’échappait à un péril que pour tomber dans un autre.

Il entendait au loin comme le bruit d’une cataracte.

Au fur et à mesure que l’on avançait, ce bruit devenait plus fort.

Plus le bruit devenait fort, plus le courant devenait rapide.

Le soldat de plomb, qui n’était jamais sorti de sa boîte, ne connaissait pas les environs de la ville. Cependant ce bruit croissant, cette rapidité doublée, et surtout le battement de son cœur, lui indiquaient que l’on approchait d’un Niagara quelconque.

Il eut un instant l’idée de se jeter à l’eau et de gagner le bord ; mais le bord était fort éloigné, et il nageait comme un soldat de plomb.

Le bateau continuait d’avancer comme une flèche. Seulement, plus une flèche se rapproche de son but, plus elle va doucement. Plus le bateau approchait du but, plus il allait vite.

Le pauvre soldat se tenait aussi raide et aussi d’aplomb qu’il pouvait, et nul ne lui reprochera, si grand que fût le danger, d’avoir cligné l’œil.

L’eau devenait verte et transparente. Ce n’était plus le bateau qui semblait avancer, c’était le rivage qui semblait fuir. Les arbres couraient tout échevelés, comme si, effrayés du bruit, ils voulaient, le plus vite possible, s’éloigner de la cascade.

Le bateau allait à donner le vertige.

Fidèle à son fourniment, le brave soldat de plomb ne voulut pas que l’on pût dire qu’il avait abandonné ses armes. Il serra plus fort que jamais son fusil contre sa poitrine.

Le bateau tourna deux ou trois fois sur lui-même et commença de faire eau.

L’eau monta rapidement. Le soldat, au bout de dix secondes, en eut jusqu’au cou.

Le bateau s’enfonçait peu à peu.

Plus il s’enfonçait, plus il se détendait ; il avait à peu près perdu sa forme et ressemblait à un radeau.

L’eau passa par-dessus la tête du soldat de plomb.

Cependant le bateau remonta à la surface et le soldat revit encore une fois le ciel, les rives du fleuve, le paysage, et, devant lui, le gouffre écumant.

En ce moment suprême, il pensa à sa petite danseuse de papier, si jolie, si légère, si mignonne.

Tout à coup, il sentit qu’il penchait en avant. Le bateau se déchira sous ses pieds et il fut précipité dans l’abîme sans même avoir le temps de dire : « Ouf ! »

Un énorme brochet, qui tendait le bec dans l’espérance qu’il lui tomberait quelque chose d’en haut, le reçut dans sa gueule et l’avala.

Au premier abord, il eût bien été impossible au pauvre soldat de plomb de se rendre compte de ce qui s’était passé ni de dire où il était.

Ce qu’il sentait, c’est qu’il était tout à fait mal à son aise et couché sur le côté.

De temps en temps, comme si une lucarne s’entrebâillait, un jour glauque arrivait jusqu’à lui, et il voyait des choses dont les formes lui étaient inconnues.

Il était agité par un mouvement rapide et saccadé, qui lui donna peu à peu à penser qu’il pourrait bien être dans le ventre d’un poisson.

Du moment où cette idée lui fut venue, il s’orienta et comprit que ces espèces d’éclairs qui venaient jusqu’à lui, c’était le jour qui pénétrait dans les cavités thorachiques du poisson, lorsqu’il ouvrait ses ouïes pour dégager l’air de l’eau.

Au bout d’un quart d’heure, il ne douta plus.

Que faire ? Il eut bien l’idée de s’ouvrir un chemin à l’aide de sa baïonnette ; mais, s’il avait le malheur de crever la vessie natatoire du poisson, le poisson, ne pouvant plus faire la provision d’air à l’aide de laquelle il monte à la surface de l’eau, tomberait au fond de la rivière.

Que deviendrait-il alors, lui, pauvre soldat, enseveli dans un cadavre ?

Il valait mieux laisser vivre le poisson : si puissants que fussent les sucs gastriques du cétacé, il était probable que ceux-ci ne parviendraient pas à le dissoudre.

Il serait bien certainement une gêne pour le poisson, qui, au bout de deux ou trois jours, finirait par le rejeter.

Il y avait un précédent : Jonas !

Du moment où il lui fut clairement démontré qu’il était dans un poisson, le naufragé ne s’étonna plus de rien. Tout lui était expliqué : les mouvements rapides à droite et à gauche, les plongeons au fond de l’eau, les soulèvements à sa surface ; et, autant qu’il put mesurer le temps, il passa vingt-quatre heures ainsi, dans un état de tranquillité relative.

Tout à coup, le brochet se livra à des soubresauts effrayants, dont notre héros chercha en vain à se rendre compte. Il fallait ou qu’il lui fût arrivé quelque accident grave, ou qu’il fût agité par une passion violente : il se tordait, secouait la queue, et, pendant quelques instants, le soldat, couché jusque-là, se retrouva dans une position verticale.

Le brochet était tiré hors de l’eau par une force supérieure à la sienne, et à laquelle il essayait inutilement de résister.

Le brochet avait une affaire désagréable avec un hameçon.

À la façon plus difficile dont respirait le brochet, à la façon plus facile dont il respirait, lui, le soldat de plomb comprit que le brochet était amené hors de son élément. Pendant une heure ou deux, il y eut encore lutte entre la vie et la mort ; enfin, la vie fut vaincue, et l’animal resta immobile.

Durant son agonie, le brochet avait été transporté d’un endroit à un autre ; mais où cela ? Le soldat de plomb l’ignorait complètement.

Tout à coup, un éclair pénétra jusqu’à lui. La lumière lui apparut et il entendit une voix qui disait, avec l’accent de l’étonnement :

– Tiens, le soldat de plomb !

Le hasard avait ramené le voyageur dans la même maison d’où il était parti, et cette exclamation était poussée par mademoiselle Claudine, la bonne de la petite fille, qui assistait à l’ouverture du brochet, et qui reconnaissait celui que, la veille, elle et le petit garçon avaient inutilement cherché dans la rue.

– Ah ! par exemple, dit la cuisinière, en voilà une sévère ! Comment diable l’homme de plomb de monsieur Jules peut-il être dans le ventre d’un poisson ?

Il n’y avait que le soldat de plomb qui pût répondre à cette question ; mais il se tut, dédaignant probablement de dialoguer avec des domestiques.

– Ah ! dit la bonne, monsieur Jules va être fièrement content !

Et, mettant le soldat de plomb sous le robinet de la fontaine, elle lui fit la toilette, chose dont il avait grand besoin, et le reporta sur la table du salon.

Toutes les choses étaient comme le soldat de plomb les avait laissées. La tabatière à musique se trouvait à sa place, les vingt-quatre soldats bivouaquaient dans un bois d’arbres peints en rouge, au feuillage pointu et frisé ; enfin, la danseuse de papier était toujours sous sa grande porte, non plus postée vaillamment sur ses pointes mais d’aplomb sur ses deux pieds, et – comme si ses deux pieds ne la pouvaient porter – appuyée contre la porte.

En outre, on devinait qu’elle avait beaucoup pleuré ; elle avait les yeux horriblement bouffis, et elle était pâle à faire croire qu’elle allait mourir.

Le pauvre soldat fut si ému de l’état dans lequel il la voyait, qu’il eut l’idée de jeter loin de lui shako, fusil, sac et giberne, et d’aller tomber à ses pieds.

Au moment où il délibérait s’il devait le faire, et où il essayait de vaincre sa timidité naturelle par toutes sortes de raisonnements intérieurs, la petite fille rentra et le vit.

– Ah ! c’est donc toi, dit-elle, mauvais invalide, qui es cause que ma danseuse de papier a pleuré toute la nuit, et qu’elle est si faible ce matin, qu’elle peut à peine se tenir sur les jambes. Tiens ! voilà pour ta peine !

Et, prenant, sans plus de discours, le soldat de plomb à pleines mains, mademoiselle Antonine le jeta dans le poêle.

L’action avait été si rapide, si instantanée, si inattendue, que le soldat de plomb n’avait pu opposer aucune résistance.

Il venait de passer d’une eau très froide dans une atmosphère tempérée, et, tout à coup, il éprouvait une chaleur étouffante et se trouvait au milieu d’un foyer chauffé à blanc.

Cette chaleur, près de laquelle la température du Sénégal eût paru pleine de fraîcheur, était-elle celle du feu qui lui brûlait le corps ou de l’amour qui lui brûlait le cœur ?

Il ne le savait pas lui-même.

Mais ce qu’il sentait parfaitement, c’est qu’il s’en allait, fondant comme une cire, et que, dans un instant, il ne resterait plus de lui qu’un lingot informe.

Alors, de ses yeux mourants, il jeta un dernier regard sur la petite danseuse, qui, de son côté, le regardait, les bras étendus vers lui et les yeux tout éperdus.

En ce moment, la fenêtre, mal fermée, s’ouvrit sous l’effort du vent ; une rafale entra dans la chambre, et, emportant la danseuse comme une sylphide, la jeta dans le poêle, presque dans les bras du soldat de plomb.

À peine y était-elle, que le feu prit à ses vêtements et qu’elle disparut au milieu des flammes, consumée, comme Sémélé, en quelques secondes.

La petite fille se précipita pour porter secours à la danseuse.

Il était trop tard !

Quant au pauvre invalide, il acheva de fondre, et, lorsque le lendemain la bonne nettoya les cendres, elle ne retrouva plus qu’un petit lingot ayant la forme d’un cœur.

C’était tout ce qui restait du soldat de plomb.

 

D’après Andersen : L’Inébranlable Soldat de plomb, 1838.

 

Voilà l’histoire que nous raconta Gérard, en nous montrant un petit cœur de plomb qu’il portait à sa montre en guise de breloque, entre un chien assis et une tête de mort.

Il prétendait l’avoir acheté la veille à la bonne même de Mlle Antonine, dont, disait-il, il tenait l’histoire[1].

Ce ne fut pas la seule qu’il raconta, et si je me souviens des autres, mes chers enfants, je vous les dirai, comme je viens de vous dire celle-ci.

 

Les enfants avaient pris grand plaisir à l’histoire, ou plutôt au conte du Soldat de plomb et la danseuse de papier. Aussi, le lendemain, tirèrent-ils Gérard par son paletot en demandant :

– Un conte, un conte !

Gérard plaça son café à portée de la main pour avoir le temps d’en boire une gorgée entre les paragraphes les plus importants.

Après quoi les enfants ayant pris la même place que la veille, il commença en ces termes :

Petit-Jean et Gros-Jean

1

Il y avait une fois, dans un village dont je ne me rappelle plus le nom, deux individus qui s’appelaient l’un comme l’autre, c’est-à-dire Jean.

Mais l’un possédait quatre chevaux, tandis que l’autre ne possédait qu’un seul cheval.

Afin de les distinguer l’un de l’autre, on avait nommé le propriétaire des quatre chevaux Gros-Jean, tandis que l’on appelait Petit-Jean celui qui n’avait qu’un seul cheval – ce qui vous indique en passant, mes jeunes amis, que ce n’est ni l’intelligence ni la taille qui vous font Petit-Jean ou Gros-Jean, mais que c’est tout bonnement la fortune…

Par suite d’une convention conclue entre les deux villageois, Petit-Jean devait labourer les terres de Gros-Jean et lui prêter son unique cheval pendant les six jours de la semaine, tandis que Gros-Jean, par réciprocité, devait aider Petit-Jean en lui prêtant ses quatre chevaux pour labourer son champ unique, mais cela seulement une fois par semaine, le dimanche.

Un autre que Petit-Jean se fût plaint de travailler le jour où tout le monde se repose ; mais Petit-Jean était un joyeux compagnon, ne répugnant point à la fatigue.

Aussi il fallait le voir ! Ce jour-là, c’était son triomphe. Il se carrait fièrement devant son attelage de cinq chevaux, faisant claquer son fouet, et flic et flac ! car, pendant tout un jour, il se figurait que les cinq chevaux lui appartenaient.

Le soleil brillait, les cloches appelaient les fidèles à l’église, et paysans et paysannes passaient, le livre de prières sous le bras et en grande toilette, devant le champ de Petit-Jean, pour aller entendre le service divin.

Et Petit-Jean, courbé sur sa charrue, se redressant pour saluer ses amis, était là, joyeux et fier, avec ses cinq chevaux labourant son champ.

– Flic ! flac ! et allez donc, mes cinq chevaux ! criait gaiement Petit-Jean.

– Tu ne devrais pas parler ainsi, dit Gros-Jean, qui, au lieu de l’aider dans sa besogne comme c’était chose convenue, le regardait travailler en se croisant les bras.

– Et pourquoi ne devrais-je point parler ainsi ? demanda Petit-Jean.

– Mais parce que, de ces cinq chevaux, un seul t’appartient ; les quatre autres sont à moi, ce me semble.

– C’est vrai, répondait sans envie Petit-Jean.

Mais, malgré cet aveu, aussitôt qu’un ami, une connaissance ou même un étranger passait et le regardait travailler, Petit-Jean oubliait cette défense et recommençait de plus belle à faire claquer son fouet, flic, flac, et à crier :

– Oh ! allez donc, mes cinq chevaux !

– Je t’ai prévenu, lui dit Gros-Jean, qu’il me déplaisait que tu dises : Mes cinq chevaux ! Je te préviens de nouveau, mais c’est la dernière fois ; si cela t’arrive encore, tu verras un peu ce que je ferai.

– Ça ne m’arrivera plus, dit Petit-Jean.

Mais à peine le monde recommença-t-il à passer en le saluant amicalement de la tête, que le démon de la vanité le prit à la gorge, et que, au risque de ce qui pouvait lui arriver de la part de Gros-Jean, le voilà de nouveau faisant claquer son fouet, flic, flac, et criant de toutes ses forces :

– Oh ! allez donc, mes cinq chevaux !

– Attends, attends, je vais te les faire aller, tes cinq chevaux, dit Gros-Jean.

Et, prenant un caillou, il le lança si rudement au milieu du front du cheval de Petit-Jean, que le cheval s’abattit et mourut sur le coup.

– Hélas ! voilà que je n’ai plus de cheval, maintenant ! dit Petit-Jean.

Et il se mit à pleurer.

Mais c’était un garçon peu mélancolique de sa nature, et il comprit que les larmes ne remédieraient à rien. Il essuya donc ses yeux avec la manche de sa chemise, tira son couteau de sa poche, et, comme son cheval n’avait plus rien de bon que la peau, il se mit en devoir de le dépouiller.

Le cheval dépouillé, Petit-Jean étendit sa peau sur une haie jusqu’à ce qu’elle fût sèche.

Puis, une fois séchée, il la mit dans un sac et chargea le sac sur son épaule.

Son intention était d’aller vendre la peau à la ville.

Il y avait loin du village de Petit-Jean à la ville. Avant d’y arriver, il fallait traverser un grand bois bien sombre. Au milieu du bois, un orage le surprit ; il s’égara, et la nuit vint avant qu’il eût pu retrouver sa route.

À force de marcher, il arriva cependant à la lisière de la forêt et aperçut une ferme.

Il s’en approcha tout joyeux, espérant y trouver un gîte.

Les volets étaient fermés à l’extérieur, mais la lumière brillait à travers leurs fentes.

Petit-Jean frappa à la porte.

La fermière ouvrit.

Petit-Jean exposa poliment sa demande ; mais cette politesse ne toucha point la fermière.

– Passez votre chemin, mon ami, dit-elle. Mon mari est absent, et, en son absence, je ne reçois point d’étrangers.

– Il me faudra donc passer la nuit à la belle étoile ? dit Petit-Jean avec un gros soupir.

Mais, si attendrissant que fût le soupir de Petit-Jean, la paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez.

Petit-Jean regarda tout autour de lui, car il était bien décidé à ne pas aller plus loin.

Il y avait près de la maison une meule de foin, et, entre la meule et la maison, un petit hangar avec un toit de chaume plat.

« Tiens, pensa Petit-Jean en voyant le toit de chaume, voilà un lit tout trouvé ; j’étendrai la peau de mon cheval sur le toit, je m’étendrai sur la peau de mon cheval, je me couvrirai de mon sac et je dormirai mieux que ce mauvais Gros-Jean, qui m’a tué ma pauvre bête. »

Alors, levant les yeux en l’air :

– Seulement, pourvu que la cigogne ne vienne pas me piquer les yeux avec son long bec tandis que je dormirai, dit Petit-Jean, c’est tout ce que je demande.

Et, en effet, il y avait un nid de cigognes sur la cheminée qui dominait le hangar, et, sur cette cheminée, la mère ou le père cigogne se tenait debout sur une patte.

Cette observation faite, Petit-Jean monta sur le toit, étendit sa peau et s’étendit dessus, se couvrit de son sac et se tourna et retourna pour creuser son lit.

En se tournant et retournant, un jet de lumière lui tira l’œil.

Ce jet de lumière venait d’un volet entrebâillé.

Par l’entrebâillement du volet, Petit-Jean put voir ce qui se passait dans la chambre de la ferme.

Après ce que lui avait dit la fermière, ce qu’il vit ne laissa point que de l’étonner…

Il vit une grande table, et sur cette table étaient un poisson magnifique, une dinde rôtie, un pâté et toutes sortes de vins excellents.

À cette table étaient assis la femme du fermier et le bedeau du village qu’habitait Petit-Jean.

Ils étaient seuls, et la fermière servait à son convive du poisson, qui était son mets favori, et lui versait force rasades, en l’invitant à boire à sa soif et même au-delà.

– Ah çà ! ah çà, dit Petit-Jean ; mais c’est donc une fête. Bon ! voilà la fermière qui se lève ; que va-t-elle chercher encore ? Des gâteaux ! des tartes à la crème ! Il n’est pas malheureux, notre bedeau, peste !

Alors, sur la route, il entendit quelqu’un qui s’approchait et qui marchait vers la ferme.

C’était le mari de la fermière qui revenait chez lui.

Petit-Jean ne le connaissait point ; mais il devina cela en le voyant se diriger vers la porte de la ferme et y frapper à coups redoublés.

Il n’y avait qu’un maître qui pût frapper ainsi.

C’était un brave homme que ce fermier ; mais il avait une étrange manie : c’était de ne pouvoir regarder en face un bedeau sans entrer dans des fureurs qui tenaient de la rage.

Ajoutons que le bedeau, connaissant cette antipathie du mari pour les bedeaux en général et pour lui en particulier, était venu dire bonjour à la femme justement parce qu’il savait le mari absent. Il en résultait que la bonne paysanne, pour le remercier de son honnêteté, lui avait servi ce qu’elle avait de meilleur.

Or, quand les deux convives entendirent frapper à la porte, et que, à la manière dont on frappait, ils eurent reconnu la main du maître, ils s’effrayèrent si grandement, que la femme pria le bedeau de se cacher dans un grand coffre vide qui se trouvait dans un coin de la salle.

Le bedeau, qui tremblait de tous les membres, ne se fit pas prier, et, tandis que la femme en soulevait le couvercle, il enjamba le coffre et se blottit au fond.

La femme laissa retomber le couvercle.

Elle eût bien voulu fermer le coffre à la clef ; mais, depuis longtemps, la clef était perdue ; et, ne prévoyant point de quelle utilité ce coffre lui pouvait être, la fermière n’en avait point fait refaire une autre.

Elle se contenta donc de jeter sur le coffre tout ce qu’elle trouva sous sa main, et, courant à la table, elle prit le poisson, le dindon, le pâté, les gâteaux, les tartes et les crèmes, et fourra tout dans le four.

Car vous comprenez bien que, si son mari eût vu tout cela, il n’eût point manqué de demander d’où venait cette bombance.

– Ah ! soupira tout haut de son toit Petit-Jean, en voyant la gueule du four s’ouvrir toute grande et engloutir ce magnifique repas, ah ! bienheureux four !

Le fermier, qui frappait toujours à la porte, entendit ce soupir.

– Eh ! là-haut, demanda-t-il, est-ce qu’il y a quelqu’un ?

– Il y a moi, répondit Petit-Jean.

– Qui, toi ?

– Petit-Jean.

– Que fais-tu là-haut ?

– Par ma foi, monsieur le fermier, j’essaye de dormir ; mais cela n’est pas facile, et je soupirais justement après le sommeil.

– Et pourquoi n’es-tu pas dans la grange ou dans le grenier à foin ?

– Parce que votre femme, qui est une femme prudente, m’a répondu que, en votre absence, elle ne recevait pas d’étranger.

– Ah ! ah ! dit le fermier satisfait ; ma grosse Claudine, je la reconnais bien là. Mais viens avec moi, et tu seras bien reçu, je te le promets.

– Eh ! eh ! eh ! fit Petit-Jean en remettant sa peau dans son sac, son sac sur son épaule, et en se laissant glisser sur le talus du toit, il me semble qu’elle ne vous ouvre pas vite, votre grosse Claudine.

– Elle est couchée, elle dort, la pauvre créature, et elle a le premier sommeil très dur. Mais tiens, la voilà, je l’entends.

Enfin, la porte s’ouvrit.

– Eh ! c’est toi, mon pauvre Nicolas ! s’écria la fermière en sautant au cou de son mari ; est-ce qu’il y a longtemps que tu frappes ?

Et elle étouffait si bien le pauvre homme en le serrant contre son cœur et en l’embrassant, que ce ne fut qu’au bout d’un instant que celui-ci put lui répondre.

– Dame ! dix minutes ou un quart d’heure.

– Un quart d’heure ! oh ! mon pauvre homme, s’écria Claudine, comme tu dois avoir froid et être fatigué. Viens vite te coucher et dormir.

– Oh ! oh ! fit Nicolas, pas tout de suite ainsi. J’ai encore plus faim que je n’ai froid et sommeil, et j’espère bien souper avant de me mettre au lit, sans compter que voilà un garçon qui ne demande pas mieux que de souper avec moi. N’est-ce pas, Petit-Jean ?

– Ah ! dame ! monsieur Nicolas, dit Petit-Jean, je n’aurais pas osé vous le demander ; mais, puisque vous m’invitez, cela me fera plaisir et honneur.

Puis, se tournant vers la fermière, comme s’il la voyait pour la première fois :

– Madame, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

– Bonsoir, bonsoir, dit la fermière, qui eût autant aimé que Petit-Jean fût à cent lieues de là, non pas qu’elle eût l’idée que Petit-Jean eût rien vu, mais parce qu’elle pensait que, si une fois son mari se mettait à table avec lui, on ne pourrait plus les faire lever ni l’un ni l’autre ; ce qui serait une chose bien ennuyeuse pour le pauvre bedeau, enfermé dans son coffre.

Mais elle avisa un autre moyen pour qu’ils ne tinssent pas trop longtemps la table : c’était de ne mettre sur la table qu’un gros plat de légumes cuits à l’eau, sans beurre ni lard, et qui restait du dîner des charretiers.

Le fermier, qui avait faim, mangeait de grand appétit et sans se plaindre, parce qu’il ne soupçonnait point autre chose dans la maison, et que, dans ce plat de légumes à l’eau, il ne voyait rien que le fait d’une bonne ménagère.

Mais il n’en était point ainsi de Petit-Jean, qui avait vu le poisson, la dinde rôtie, le pâté, les gâteaux, les tartes et les crèmes, et qui savait qu’il n’avait que la porte du four à enlever pour retrouver tout cela.

Petit-Jean avait fourré sous la table le sac où était la peau de son cheval, qu’il allait vendre à la ville. Il avait le pied sur le sac, et, comme le plat de légumes ne lui revenait point et qu’il ruminait un moyen de faire sortir du four toutes les friandises qu’il contenait, il appuya machinalement son pied sur le sac.

– Coinck ! fit la peau.

– Chut ! dit le fermier.

– Quoi ? demanda Petit-Jean.

On fit silence.

Petit-Jean appuya de nouveau son pied sur le sac.

– Coinck ! répéta la peau gémissant pour la seconde fois.

Le fermier vit bien d’où venait le bruit.

– Qu’as-tu donc dans ton sac ? demanda-t-il à Petit-Jean.

– Oh ! ne faites pas attention, dit Petit-Jean ; c’est un magicien.

– Comment, un magicien ?

– Oui.

– Tu as un magicien dans ton sac ?

– Pourquoi pas ?

– Et c’est lui qui se plaint ?

– C’est lui qui me parle.

– Et que te dit-il ?

– Il me dit dans sa langue de ne pas manger ces affreux légumes sans beurre ni lard, attendu qu’il a mis dans le four toutes sortes de bonnes choses destinées à notre souper.

– Saprelotte ! dit le paysan, si c’était vrai, ce serait un brave homme que ton magicien.

– Allez-y voir vous-même.

– Et s’il ment ?

– Vous en serez pour une courte peine ; mais mon magicien ne ment jamais.

 

– Mes petits enfants, dit Gérard, voilà neuf heures qui sonnent et votre maman me fait signe qu’il est temps de vous coucher.

– Oh ! encore, encore, dirent les enfants.

– Demain, si vous avez bien travaillé, bien lu, bien écrit, bien fait vos devoirs, nous reprendrons le conte où nous le laissons ce soir.

Et sans vouloir entendre à rien, Gérard remit le petit Paul aux mains de sa mère, et l’on appela la bonne, qui présidait au coucher des enfants.

Ceux-ci consentirent à rentrer dans leur chambre, mais ce ne fut qu’à la condition expresse qu’ils auraient le lendemain la suite de Petit-Jean et de Gros-Jean.

Gérard donna sa parole, fit avec son pouce une croix sur ses lèvres, et cracha par-dessus le tout, ce qui est pour les enfants un engagement bien autrement formel qu’une lettre de change.

 

Le lendemain, à la même heure, Gérard reprit :

2

Petit-Jean parlait d’un ton si assuré, que le fermier alla droit au four et en tira le couvercle.

Il resta ébahi ; car il y trouvait tous les bons morceaux et toutes les friandises que sa femme y avait cachés.

Quant à la femme, elle n’osait souffler le mot, et elle s’empressa de couvrir la table de toutes les bonnes choses que le four contenait, et que les deux convives se mirent à entamer à belles dents.

C’était triste de manger cela en buvant de la piquette.

Aussi Petit-Jean mit-il de nouveau le pied sur son sac, et de nouveau le sac fit coinck.

– Bon ! qu’y a-t-il encore ? demanda le fermier tout joyeux de l’excellent repas qu’il faisait sans qu’il lui en coûtât rien.

– Il y a que c’est ce bavard de magicien qui ne veut pas se taire.

– Et pourquoi se tairait-il, lui qui parle si bien ?

Encouragé, le magicien fit coinck.

– Que dit-il ? demanda le fermier, qui ne parlait point cette langue-là.

– Il m’apprend, dit Petit-Jean, que, dans le coin opposé du four, comme pendant au poisson, au pâté et à la dinde rôtie, il a caché trois bouteilles d’excellent vin destiné à les faire passer.

– Va voir, femme, va voir, cria gaiement le fermier.

Et la femme fut forcée d’aller prendre les bouteilles de vin et de verser à boire aux deux convives.

Le fermier buvait beaucoup et devenait très gai ; il aurait bien désiré avoir en sa possession un pareil magicien.

– Est-ce qu’il pourrait faire apparaître le diable ? demanda-t-il à son compagnon de table.

– Ouf ! dit Petit-Jean, vous en demandez long.

– Informez-vous, s’il le peut, hein ? insista le fermier.

– Et vous n’avez pas peur ?

– Moi, allons donc ! quand j’ai une bouteille de vin en tête, je n’ai peur de rien. Le peut-il ? le peut-il ?

– Mon magicien peut tout ce que je veux. N’est-ce pas, demanda Petit-Jean, en regardant sous la table, et en appuyant le pied sur le sac, ce qui fit crier la peau.

– Eh bien ? demanda le fermier plein d’anxiété.

– Eh bien, n’avez-vous pas entendu ?

– Si ; mais je n’ai pas compris.

– Ah ! c’est vrai ; eh bien, il a répondu qu’il ne demandait pas mieux.

– Allons vite, alors.

– Le diable est si laid, cher ami, que nous ferions aussi bien de ne pas le voir.

– Bon ! je ne suis pas une femmelette !

– N’importe ; y a-t-il, par exemple, une chose ou un homme que vous détestiez plus que tout au monde ?

– Oui ; il y a les bedeaux en général, et celui du village de Niederbronn en particulier.

C’était justement le bedeau de Niederbronn qui était caché dans le coffre.

– Eh bien, le diable va vous apparaître sous la forme du bedeau de Niederbronn.

– Soit ; mais qu’il ne m’approche pas de trop près, ou je ne réponds pas de moi.

– C’est bien : en ce cas, dites à votre femme d’aller soulever le couvercle du coffre.

– Claudine ? elle n’osera jamais ! N’est-ce pas, Claudine ?

– Oh ! non, dit-elle.

Et ses dents claquaient les unes contre les autres.

– Alors, dit Petit-Jean, j’y vais aller, moi.

– Ne levez pas trop le couvercle, afin qu’il ne s’échappe pas.

– Oh ! soyez tranquille.

Le fermier allongea le cou ; quant à la fermière, appuyée contre un fauteuil, on eût cru qu’elle allait tomber, tant elle était pâle et tant les genoux lui tremblaient.

Petit-Jean souleva le couvercle du coffre.

– Eh ! voyez, dit-il, si ce n’est pas, de point en point, la ressemblance du bedeau de Niederbronn.

– Hou ! fit le fermier, c’est effrayant !

Il n’y avait garde que le diable essayât de sortir ; il était collé et comme aplati au fond du coffre.

Petit-Jean laissa retomber le couvercle.

– Et, là-dessus, buvons, dit-il. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais rien ne m’altère comme de voir le diable ?

Et les deux amis, se faisant remplir leurs verres par Claudine, qui leur versait à boire tout en tremblant, choquèrent leurs verres en donnant le diable aux bedeaux et les bedeaux au diable.

– C’est égal, dit le fermier à Petit-Jean, tu devrais bien me vendre ton magicien.

– Oh ! dit Petit-Jean, impossible ! songez donc de quelle utilité il m’est.

– Demande-moi ce que tu en voudras.

Puis, tout bas :

– Je suis riche, va, plus riche qu’on ne croit.

– Oui ; mais, moi, je ne vous l’aurai pas plus tôt vendu, dit Petit-Jean, que je serai pauvre.

– Et si je te le paye assez cher pour t’enrichir ? Tiens, je te donne tout un boisseau plein d’argent.

– Écoute, dit Petit-Jean, comme tu as été bon pour moi, comme tu m’as recueilli quand j’étais à la belle étoile, eh bien, ce que je ne ferais pour personne, je le ferai pour toi. Tu auras mon magicien pour un boisseau d’argent, tant qu’il en pourra tenir.

– Ça va.

– Attends.

– Quoi ?

– Je veux ce vieux coffre par-dessus le marché.

– Avec plaisir ! le diable n’aurait qu’à y être encore.

– Vas-y voir.

– Ah ! par ma foi, non, j’en ai assez ! il est trop laid.

Le fermier donna à Petit-Jean un boisseau d’argent bien empilé, et Petit-Jean lui donna la peau du cheval dans son sac.

Le fermier prêta une charrette et deux chevaux pour emporter l’argent et le coffre, tant il était content du marché.

– Adieu, Nicolas ! dit Petit-Jean.

Et il partit avec la charrette, les deux chevaux, l’argent et le coffre, où était encore le bedeau.

À la sortie du bois se trouvait une rivière large et profonde ; arrivé au beau milieu, Petit-Jean dit :

– J’ai, par ma foi, eu tort de demander ce vieux coffre à Nicolas. Il n’est bon à rien, et, tout vide qu’il est, il pèse tant, qu’on le croirait plein de pierres. Je vais le jeter à l’eau ; s’il surnage et qu’il arrive à la maison, tant mieux ; s’il coule au fond, ma foi, tant pis, cela m’est égal.

Et, saisissant la caisse d’une main, il la souleva comme pour la jeter à l’eau.

Petit-Jean faisait ainsi par malice, afin d’effrayer le bedeau.

Et, en effet, le bedeau eut grand peur, si grand peur, qu’il s’écria :

– Arrête, Petit-Jean, arrête un instant, morbleu ! et laisse-moi sortir d’abord.

– Ah ouiche ! fit Petit-Jean en s’asseyant sur le coffre, non pas ; puisque le diable est encore dedans, noyons le diable, et tout ira bien sur la terre.

– Je ne suis pas le diable, cria le malheureux prisonnier ; je suis le bedeau de Niederbronn. Ne me noie pas, Petit-Jean, et je te donnerai un boisseau plein d’argent.

– Fais-moi ton billet, dit Petit-Jean en passant un crayon et du papier au bedeau à travers la serrure du coffre.

Cinq minutes après, le billet sortait du coffre par la même voie qu’il y était entré.

– Voilà, dit le bedeau.

Petit-Jean lut :

« Je reconnais devoir à Petit-Jean un boisseau plein d’argent… »

– Tu as oublié bien empilé, dit Petit-Jean.

– Je m’y engage, je m’y engage, dit le bedeau.

– Alors, continua Petit-Jean, bien empilé ?

– Oui.

« … Que je lui mesurerai aussitôt qu’il m’aura ramené sain et sauf à la maison. »

La date y était, et, au-dessous de la date, la signature ; le billet était en règle.

Petit-Jean ouvrit le coffre, le bedeau sauta dehors, et tous deux jetèrent le coffre à l’eau.

Une fois que la charrette eut atteint l’autre bord, le chemin alla tout seul jusqu’au village de Niederbronn.

Petit-Jean déposa le bedeau à sa porte et descendit avec lui.

Le bedeau lui mesura un boisseau d’argent bien empilé.

Petit-Jean noua les bouts de manche de sa veste, et dans sa veste mit les deux boisseaux d’argent.

Après quoi, il rentra chez lui.

« Par ma foi, se dit-il, voilà mon cheval bien payé. »

Et il vida son argent au milieu de sa chambre.

– Voilà qui va mettre Gros-Jean de triste humeur, ajouta-t-il, quand il saura combien il m’a rendu service en tuant mon pauvre cheval ! Mais il me semble que mes deux coquins ont mesuré l’argent bien chichement.

Et, appelant un petit garçon, il l’envoya chez Gros-Jean pour lui demander, de sa part, un boisseau à mesurer.

« Que diable peut-il bien avoir à mesurer, qu’il me prie de lui prêter un boisseau ? » se demanda Gros-Jean.

Et, pour savoir à quoi s’en tenir, il enduisit le fond du boisseau avec de la poix, afin qu’il y restât attaché quelque fragment de la chose mesurée.

L’événement ne manqua point d’arriver comme l’avait prévu Gros-Jean. Petit-Jean, qui ne se doutait point de la malice, ou qui, s’il s’en doutait, n’était point fâché de faire connaître sa bonne fortune à Gros-Jean, Petit-Jean ne regarda point au fond du boisseau ; de sorte que Gros-Jean y trouva collées trois pièces neuves de huit groschen d’argent.

– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? dit Gros-Jean. Petit-Jean est-il devenu si riche, qu’il mesure l’argent au boisseau ?

Et il courut chez Petit-Jean.

L’argent était encore à terre.

– Où donc as-tu trouvé tout cet argent ? dit Gros-Jean ébahi.

– C’est le prix de la peau de mon cheval, que j’ai vendue hier au soir, dit Petit-Jean.

– Foi d’homme ?

– Foi d’homme !

Petit-Jean ne mentait pas.

Il est vrai qu’il y avait l’argent du bedeau mêlé à l’argent du fermier. Mais c’était toujours de l’argent venant de la peau de son cheval.

– On te l’a bien payée, il me semble.

– Elles sont hors de prix ! Quel service tu m’as rendu, sans t’en douter, de me tuer une bête qui, vivante, ne valait pas dix écus, et qui, morte, m’en a rapporté plus de trois mille.

– Et à qui l’as-tu vendue ?

– Au fermier qui demeure à la lisière de la forêt. Si tu as quelque chose à lui vendre, informe-toi de Nicolas.

– Oui, dit Gros-Jean, j’ai justement quelque chose à lui vendre.

– Ouais ! fit Petit-Jean, comme cela tombe bien. Il m’a prêté sa charrette et ses deux chevaux par-dessus le marché. Toi qui as de l’avoine et du foin que tes granges en regorgent, donne-leur à manger et reconduis-lui chevaux et charrette. Il te revaudra cela.

– Ça va, dit Gros-Jean.

Et il emmena la charrette.

En rentrant, il prit une hache, s’en alla droit à son écurie, tua ses quatre chevaux, les dépouilla, fit sécher leurs peaux sur la haie, et, mettant les quatre peaux dans la voiture, il prit le chemin de la ville.

C’était justement jour de marché.

– Des peaux de chevaux ! criait Gros-Jean.

Les cordonniers et les tanneurs accouraient.

– Combien les peaux ? demandaient-ils.

– Deux boisseaux d’argent bien empilés, la pièce, répondait Gros-Jean.

On crut d’abord que Gros-Jean était ivre.

Mais, comme il se tenait parfaitement sur ses jambes, que sa voix n’était pas le moins du monde avinée, on vit bien qu’il parlait sérieusement.

– Es-tu fou ? lui dirent les tanneurs et les cordonniers, et crois-tu que nous avons de l’argent au boisseau ?

– Des peaux de chevaux à vendre ! des peaux de chevaux à vendre ! continuait de crier Gros-Jean.

Et à tous ceux qui lui demandaient le prix de ses peaux, il continuait de répondre :

– Deux boisseaux d’argent bien empilés, la pièce.

– Il veut se moquer de nous ! s’écrièrent les cordonniers.

– Et de nous aussi ! dirent les tanneurs.

Et, prenant, les tanneurs leurs tabliers de cuir, et les cordonniers leurs trépieds, ils se mirent à rosser Gros-Jean d’importance.

Gros-Jean cria au secours.

Au nombre des curieux qui accoururent à ses cris était le fermier Nicolas.

Il ne reconnut que deux choses : ses chevaux et sa voiture.

Puis, se rappelant qu’il avait été la dupe de celui à qui il avait prêté sa charrette et ses chevaux :

– Ah ! bandit ! s’écria-t-il, ah ! coquin ! ah ! escroc !

Et, à son tour, il tomba sur Gros-Jean à grands coups de manche de fouet.

Pour le coup, Gros-Jean abandonna la partie, et, laissant les deux chevaux et la charrette de Nicolas et les quatre peaux à lui, il s’enfuit hors de la ville à toutes jambes, mais pas si vite, qu’il ne fût cruellement meurtri.

– Ah ! oui-da ! dit-il en rentrant chez lui, Petit-Jean me paiera cela ; je le tuerai !

 

L’heure sonna, c’était neuf heures.

– Mes enfants, dit Gérard, il est temps de se coucher.

– Oh ! dirent les enfants, nous voulons savoir si Gros-Jean a tué Petit-Jean.

– Vous le saurez demain, mais pour ce soir, bonne nuit, mes jolis amours.

Et la bonne prenant les enfants, alla les coucher, moitié riant moitié pleurnichant.

 

Le lendemain à l’heure accoutumée Gérard reprit son récit.

– Vous vous rappelez, mes chers enfants, qu’en rentrant chez lui tout furieux Gros-Jean s’écria : « Petit-Jean me paiera cela, je le tuerai. »

– Oui, oui, dirent les enfants, qui tremblaient qu’en effet Gros-Jean ne tuât Petit-Jean.

– Eh bien, mes enfants, reprit Gérard…

3

Or, le hasard voulut que, tandis que Gros-Jean méditait sa mauvaise action, la vieille grand-mère de Petit-Jean, qui venait d’atteindre sa quatre-vingtième année, mourût dans la chambre qu’elle occupait à côté de celle de son fils.

Elle avait été bien méchante pour le pauvre Petit-Jean, l’avait bien battu, bien fouetté, bien mis au pain et à l’eau sans qu’il le méritât ; mais, comme Petit-Jean avait un excellent cœur, cela ne l’empêcha point d’être fort affligé de cette mort, à laquelle, vu le grand âge de la défunte, il devait cependant bien s’attendre.

Prenant donc la vieille femme dans son lit glacé, il la mit dans son lit à lui, qui était tout chaud, afin de voir si cette chaleur ne la rendrait point à la vie.

Lui se mit dans un coin obscur sur une chaise, et s’arrangea pour dormir ainsi qu’il avait déjà fait maintes fois.

Mais, comme on le pense bien, il ne dormait pas très fort ; il en résulta que, pendant la nuit, entendant la porte s’ouvrir, il se réveilla et ouvrit les yeux.

Alors il vit une chose effrayante.

Il vit Gros-Jean, pâle comme un mort, entrant sur la pointe du pied, une hache à la main.

Comme celui-ci savait où était le lit de Petit-Jean, quoique la chambre ne fût éclairée que par la lune, il alla droit au lit, et fendit le crâne de la grand-mère d’un coup de hache, croyant frapper sur Petit-Jean.

– Tiens, dit-il, tu ne te moqueras plus de moi.

Et il retourna dans son logis.

« Oh ! que voilà un méchant homme, pensa Petit-Jean, il a voulu me tuer ! Comme c’est heureux pour la grand-mère qu’elle fût déjà morte ; sans cela, il l’eût, ma foi ! assommée toute roide. »

Pendant le reste de la nuit, comme Petit-Jean ne voulait pas ou plutôt n’osait pas dormir, il rumina un plan qu’il exécuta lorsque le jour fut venu.

Il mit à sa grand-mère ses habits de fête, cacha sous son plus beau bonnet la blessure que Gros-Jean lui avait faite au front, emprunta un cheval à son voisin de gauche, l’attela à une charrette que lui prêta son voisin de droite, y plaça la grand-mère adossée aux ridelles, afin qu’elle ne pût pas tomber en route, et partit ainsi pour la forêt.

Vers les neuf heures, il s’arrêta devant une grande auberge pour y manger quelque chose.

L’aubergiste avait beaucoup, beaucoup d’argent – plus d’argent que le fermier, plus d’argent que le bedeau. Au commencement de sa carrière, le père de Petit-Jean, pour l’aider à fonder son auberge, lui avait prêté une grosse somme d’argent dont il avait négligé de lui faire faire une reconnaissance.

Son père mort, Petit-Jean, qui savait que cette somme était due, avait été la réclamer à l’aubergiste ; mais celui-ci avait mis l’extrémité du pouce de sa main droite au bout de son nez, et, avec les quatre autres doigts, il avait simulé le mouvement de rotation des ailes d’un moulin à vent ; ce qui dans tous les pays du monde veut dire : « Si tu as compté là-dessus, mon garçon, tu as compté sans ton hôte. »

Petit-Jean ne se tint point pour battu et insista ; mais l’aubergiste fit un autre geste non moins expressif que le premier, d’autant plus qu’à celui-là il employa les deux mains.

De la main droite, il prit un nerf de bœuf, et, de la gauche, montra la porte à son créancier.

Or, comme Petit-Jean le connaissait pour un homme d’une extrême violence, et qu’il ne se sentait pas de force à lutter avec lui, il prit le chemin qui lui était indiqué et disparut.

Depuis ce jour, Petit-Jean avait revu dix fois l’aubergiste, mais sans lui parler jamais de rien, ce qui n’empêchait point qu’il n’eût sur le cœur, comme on dit, la somme que l’aubergiste devait à son père.

Or, nous l’avons dit, vers neuf heures du matin, Petit-Jean s’arrêta devant la porte de cet homme violent et de mauvaise foi.

Il entra gaiement dans l’auberge.

– Bonjour, Petit-Jean, lui dit l’aubergiste. Peste ! te voilà de bonne heure en route ; on voit bien que tu n’as pas le sou, mon pauvre garçon.

– C’est vrai, répondit Petit-Jean, je suis de bonne heure en route, car je conduis la grand-mère à la ville ; quant à ce qui est de n’avoir pas le sou, vous vous trompez, car voilà une pièce de deux groschen d’argent. Donnez-moi donc une bouteille de vin de la Moselle et deux verres, afin que nous puissions boire un coup, moi et la vieille bonne femme.

L’hôtelier regarda la pièce de deux groschen, et, voyant qu’elle était de bon argent, il la mit dans sa poche, quitte à en rendre la monnaie plus tard, et descendit chercher à la cave la bouteille demandée.

L’aubergiste déboucha la bouteille et remplit les deux verres.

Petit-Jean porta le sien à ses lèvres.

– Eh ! lui dit l’aubergiste, ne portes-tu pas celui-là à ta grand-mère ?

– Bon ! dit Petit-Jean, m’est avis que vous avez plus soif qu’elle, maître Claus.

– Le fait est, dit l’aubergiste, que je suis altéré.

– Eh bien, mais à vous l’autre, dit Petit-Jean en choquant son verre à moitié vide contre le verre plein.

L’aubergiste n’attendit pas une seconde invitation. Il aimait fort boire son vin quand il était payé par un autre que lui ; aussi prit-il le verre et l’avala-t-il tout d’un trait.

– Ah ! dit Petit-Jean, vous l’avez avalé si vite, qu’il n’a pas dû vous désaltérer beaucoup ; à un autre, maître Claus.

Et il lui remplit une seconde fois son verre, que maître Claus vida cette fois avec un peu plus de lenteur, mais avec non moins de plaisir.

C’étaient de grands verres, de sorte que la bouteille y avait passé.

– Tiens, c’est drôle, dit maître Claus en la mirant au jour, la bouteille est déjà vide !

– Eh bien, dit Petit-Jean, au lieu de me rendre la monnaie de mes deux groschen, allez donc chercher une autre bouteille, ou plutôt deux ; car, si je compte bien, vous gardant ma monnaie, ce sont deux bouteilles qui me reviennent.

– Peste ! tu sais ton compte, garçon, dit l’aubergiste.

– Dame ! répondit Petit-Jean, quand on ne peut pas compter beaucoup, il faut compter juste.

– Bien dit, garçon, bien dit, fit l’aubergiste en descendant à sa cave, d’où un instant après il sortait avec deux bouteilles.

De ces deux bouteilles, l’aubergiste but tout le contenu sauf un verre ; de sorte que le sang lui montait aux yeux et que les yeux lui sortaient de la tête.

En même temps, il serrait les poings, jurant que, si quelqu’un lui cherchait querelle en ce moment, ce quelqu’un-là passerait un mauvais quart d’heure.

Mais Petit-Jean n’avait aucune envie de chercher querelle à l’aubergiste.

Il n’était pas venu pour cela.

L’aubergiste allait se verser le dernier verre qui restait dans la troisième bouteille, mais Petit-Jean l’arrêta.

– Et la vieille grand-mère, dit-il, ne faut-il pas qu’elle ait son verre ? il me semble qu’il y a assez longtemps qu’elle l’espère.

– Tu as raison, dit l’aubergiste en vidant la bouteille dans le verre ; tiens, porte-lui cela.

– Oh ! fit Petit-Jean en faisant semblant de trébucher, je n’ai pas les jambes assez solides ; faites-moi le plaisir de le lui porter, maître Claus, vous qui êtes un crâne.

– Ah ! mauvais clampin, dit maître Claus, qui renonce pour si peu. Eh bien, oui, on va lui porter son verre de vin, à ta vieille grand-mère ; et, s’il ne la réchauffe pas, c’est qu’elle a un glaçon dans le ventre.

Et maître Claus alla à la vieille grand-mère, qui se tenait assise dans la voiture.

– Tenez, la mère, dit-il, voilà un verre de vin de Moselle que votre petit-fils vous envoie. Avalez-moi cela, et vous m’en direz des nouvelles.

Mais la bonne femme ne répondit mot et resta immobile.

– Ohé ! ne m’entendez-vous pas ? cria l’hôte le plus fort qu’il put. Je vous dis que voilà un verre de vin de Moselle que votre petit-fils vous envoie.

Mais, si fort qu’il eût crié cette fois, la vieille ne répondit pas plus que la première.

Et une troisième fois il répéta les mêmes paroles en criant plus haut encore ; et, comme la bonne femme ne bougeait ni ne répondait :

– Ah ! vieille entêtée, dit-il, je vais t’apprendre à te moquer de moi.

Et il lui jeta le verre d’hydromel à la tête.

Le coup fut si violent, que la bonne femme en perdit l’équilibre, et, glissant le long des ridelles, tomba sur le côté.

– Ah ! s’écria Petit-Jean, qui avait suivi l’aubergiste sur la pointe du pied, voilà que tu as tué ma grand-mère ; regarde un peu le trou que tu lui as fait au front.

Et il lui sauta au collet en disant :

– Je t’arrête !

– C’est un gros malheur ! s’écria l’aubergiste dégrisé en levant les mains au ciel. Hélas ! tout cela vient de ma vivacité, mais le cœur n’y était pour rien. Il faut me pardonner, petit, en considération de ce qu’elle était bien vieille et qu’elle n’aurait pas tardé à mourir de sa belle mort.

– Malheureux ! dit Petit-Jean, elle eût vécu deux cents ans ; tu vois qu’elle était à la fleur de l’âge. Chez le juge ! chez le juge !

– Petit-Jean, tais-toi, dit l’aubergiste, et je te donnerai un plein boisseau d’argent.

– Bien empilé ? demanda Petit-Jean.

– Bien empilé, répondit l’aubergiste.

– Eh bien, va donc pour un boisseau d’argent, dit Petit-Jean mais, en conscience, la grand-mère valait plus que cela.

Et Petit-Jean reçut de l’aubergiste un boisseau d’argent bien empilé et fit enterrer sa grand-mère très convenablement.

Le boisseau d’argent faisait moitié plus que la somme que le père de Petit-Jean avait prêtée à maître Claus.

Mais il est bon de se souvenir que les intérêts couraient depuis dix ans.

 

– Mes enfants, dit Gérard, voilà cinq minutes que neuf heures sont sonnées. Demain, vous aurez, je vous le promets, la fin de l’histoire de Petit-Jean et de Gros-Jean.

Sur cette promesse, les enfants se retirèrent sans souffler le mot, excepté pour dire bonsoir à leur papa, à leur maman, à Gérard et à moi.

 

4

Lorsque Petit-Jean rentra chez lui, il envoya le même petit garçon, qui déjà y avait été, prier Gros-Jean de lui prêter une seconde fois son boisseau, ayant quelque chose encore à mesurer.

– Comment, s’écria Gros-Jean, est-ce que je ne l’ai pas tué ? Il faut que je m’en assure.

Il porta donc lui-même le boisseau à Petit-Jean.

Il vit tout l’argent que venait de lui mesurer l’aubergiste.

– Où as-tu encore pris tout cet argent ? lui demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.

– Écoute, Gros-Jean, dit Petit-Jean, en croyant me tuer, tu as tué ma grand-mère ; alors, moi, j’ai vendu la défunte, et l’on m’en a donné tout l’argent que tu vois.

– On t’a donné tout l’argent que je vois pour ta grand-mère ?

– Oui ; il paraît que les vieilles femmes sont très chères cette année.

– Bon ! dit Gros-Jean, j’ai ma grand-mère qui est idiote ; tout le monde dit : « Quel bonheur pour elle, la pauvre chère femme, si elle pouvait mourir ! » Je vais la tuer et aller la vendre.

Et Gros-Jean rentra chez lui, prit la même hache avec laquelle il avait tué ses chevaux et la grand-mère de Petit-Jean, fendit la tête de sa grand-mère, mit le corps dans sa voiture, et s’en alla tout droit chez l’apothicaire de la ville la plus proche.

Il s’arrêta devant la boutique, et, sans descendre de sa voiture :

– Eh ! monsieur l’apothicaire, cria-t-il ; eh !…

L’apothicaire était à genoux. Que faisait-il à genoux ? L’histoire ne le dit pas.

Il entendit qu’on l’appelait.

– C’est bien, c’est bien, dit-il, j’y vais ; j’ai fini dans un instant.

Mais Gros-Jean était pressé : il descendit de sa voiture, et entra dans la boutique par la porte de la route, juste au moment où l’apothicaire y rentrait par la porte de l’arrière-boutique.

– Que me voulez-vous, mon ami ? demanda-t-il à Gros-Jean.

– Monsieur l’apothicaire, je veux vous vendre ma vieille grand-mère, répondit celui-ci.

– Votre vieille grand-mère ? Eh ! mon cher ami, que voulez-vous que je fasse d’une pareille idiote ?

– Elle ne l’est plus, fit Gros-Jean.

– Comment, elle ne l’est plus ?

– Non, elle est morte.

– Le bon Dieu lui a fait une belle grâce, pauvre chère femme !

– Ce n’est pas le bon Dieu qui lui a fait cette grâce-là, dit Gros-Jean, c’est moi.

– Comment, c’est vous ?

– Oui, je l’ai tuée.

– Pour quoi faire ?

– Pour vendre son corps un boisseau d’argent !

– Un boisseau d’argent, le corps d’une vieille femme ?

– Dame ! c’est le prix que Petit-Jean a vendu celui de sa grand-mère.

– Mon ami, dit l’apothicaire, vous me faites un conte.

– Un conte ?

– Oui ; et c’est fort heureux pour vous ; car, si vous aviez tué votre grand-mère, comme vous le dites – sans compter que vous ne trouveriez pas de son corps un petit écu –, les gendarmes vous prendraient, le juge d’instruction vous ferait votre procès, les juges vous condamneraient et le bourreau vous guillotinerait.

– Bon ! fit Gros-Jean en devenant tout pâle, cela se passerait ainsi, dites-vous ?

– De point en point.

– Vous ne plaisantez pas ?

– Je ne plaisante pas.

– Votre parole d’honneur ?

– Foi d’apothicaire.

– Oh la la ! fit Gros-Jean en remontant dans sa voiture. Heureusement que personne n’a vu la grand-mère.

Puis, se retournant vers l’apothicaire :

– Vous avez raison, dit-il, c’était une farce.

Et il mit son cheval au galop, rentra chez lui, coucha la grand-mère dans son lit, détacha une pierre du plafond, la lui fit tomber sur la tête, et sortit en criant :

– Au secours ! au secours ! la grand-mère vient d’être tuée par accident.

Et, comme Gros-Jean n’avait aucun motif de tuer sa grand-mère, qu’elle était pauvre, que, conséquemment, il n’en héritait pas, on ne fit aucune recherche sur cette mort, la bonne femme ayant, d’ailleurs, quatre-vingt-deux ans, et ayant ainsi vécu plus qu’âge de femme.

Mais, comme on emportait la bonne femme pour l’enterrer :

– Tu vas me payer cela, Petit-Jean ! dit Gros-Jean.

Et, profitant du moment où tout le village suivait le corps de la grand-mère, il prit le plus grand sac qu’il put trouver chez lui, et alla chez Petit-Jean.

– Ah ! ah ! lui dit-il, tu t’es encore moqué de moi, monsieur le drôle ! et c’est la seconde fois. La première fois, tu m’as fait tuer mes chevaux ; la seconde, tu m’as fait tuer ma grand-mère ; mais, cette fois-ci, je te tiens, et tu ne m’attraperas plus.

Et, au moment où Petit-Jean s’en doutait le moins, il lui jeta le sac sur la tête, y fit glisser tout le corps, le lia par le bout, et le chargea sur son dos en lui criant :

– Maintenant, recommande ton âme à Dieu, car je vais te jeter à la rivière.

L’avis ne rassura pas Petit-Jean, qui se doutait bien, d’ailleurs, que Gros-Jean ne le mettait pas dans un sac pour lui faire des marivaudages.

Il y avait loin de la maison de Petit-Jean au fleuve, et Petit-Jean pesait plus qu’une plume ; de sorte que, la route passant près d’une église – et Gros-Jean entendant le son de l’orgue et le chant des fidèles –, il résolut de profiter de la circonstance pour faire une petite prière en passant.

En conséquence, il déposa son sac près de la porte de la rue, et entra dans l’église.

Son imprudence était justifiée par l’impossibilité où était Petit-Jean de sortir du sac, et par la solitude du porche.

– Hélas ! hélas ! soupira Petit-Jean en se tournant et se retournant dans le sac.

Mais il ne put que répéter une troisième fois hélas ! sans arriver à dénouer le lien.

Un conducteur de bestiaux vint à passer par là. C’était un vieux pécheur qui avait eu une jeunesse fort orageuse. Son premier métier, racontait-on, avait été de se mettre à l’affût dans les endroits les plus touffus et les plus écartés de la forêt Noire. Sur la cause qui le poussait à se mettre à l’affût, les avis étaient fort partagés : les uns disaient qu’il n’en voulait qu’aux cerfs, aux daims et aux sangliers du grand-duc de Bade ; les autres disaient qu’il s’attaquait, au contraire, à tout ce qui passait, bêtes et gens, et que, des bêtes, il prenait la peau, et, des gens, la bourse.

Enfin était venu le moment où il avait renoncé à ce métier pour faire celui de marchand de bestiaux. Mais, si honnête que fût sa dernière profession, il était facile de voir que le bonhomme avait un poids sur la conscience, et que, plus il vieillissait, plus le poids devenait lourd.

Or, un des bœufs qu’il conduisait heurta le sac où était Petit-Jean, et le renversa.

– Hélas ! hélas ! dit Petit-Jean, qui croyait que son heure était venue, je suis encore bien jeune pour entrer dans le royaume des cieux !

– Et moi, misérable que je suis, dit le bouvier, je suis trop vieux pour y entrer jamais.

– Qui que tu sois, cria Petit-Jean, ouvre le sac et prends ma place, et, dans un quart d’heure, je te réponds que tu y seras, dans le royaume des cieux !

– Ah ! si je te croyais ! dit le bouvier.

– Foi de Petit-Jean, répondit le prisonnier avec un accent de converti qui ne laissa aucun doute à l’amateur.

Le bouvier dénoua le sac, aida Petit-Jean à s’en dépêtrer, y entra à sa place, priant Petit-Jean de le nouer bien solidement au-dessus de sa tête pour que l’on ne s’aperçût point de la substitution.

Petit-Jean fit un véritable nœud gordien.

– Fais attention aux bêtes ! cria le vieillard, de l’intérieur du sac.

– Sois tranquille, répondit Petit-Jean.

Et il se mit à chasser le troupeau devant lui.

À peine avait-il tourné l’angle de la rue, que Gros-Jean sortit de l’église et remit son sac sur ses épaules. Le vieillard, qui était fort sec, ne pesait guère que les deux tiers de ce que pesait Petit-Jean.

Mais Gros-Jean crut que c’était sa station dans l’église qui lui avait donné des forces.

– Oh ! oh ! dit-il, il est devenu bien léger ; cela provient sans doute de ce que j’ai entendu un cantique.

Et il s’achemina vers le fleuve, choisit un endroit large et profond, et y jeta le sac avec le conducteur de bestiaux, lui criant, croyant toujours s’adresser à Petit-Jean :

– Là, cette fois, tu ne m’attraperas plus.

Et, là-dessus, il s’en revint chez lui, prenant un chemin de traverse qui diminuait la route de près d’une lieue.

Il en résulta que, tout à coup, il vit devant lui Petit-Jean, qui, forcé de suivre le grand chemin à cause de son troupeau, chassait devant lui ses bœufs, ses vaches et ses moutons.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria Gros-Jean stupéfait, ne t’ai-je donc pas noyé ?

– Non, répondit Petit-Jean ; tu m’as bien jeté à l’eau, c’est vrai ; mais…

– Mais quoi ?

– Mais, à peine arrivé au fond, le sac s’ouvrit, et je me trouvai au milieu de la plus magnifique prairie du monde.

– Ouais ! fit Gros-Jean.

– Ce n’est pas tout, continua Petit-Jean : une ondine habillée de bleu, avec une couronne de roseaux sur la tête, me prit par la main, et, m’aidant à sortir du sac :

» – Est-ce toi, Petit-Jean ? demanda-t-elle.

» – Oui, mademoiselle, répondis-je ; mais, sans indiscrétion, à qui ai-je l’honneur de parler ?

» – À l’une des filles du roi des eaux, et je suis chargée de t’offrir, de la part de mon père, ce beau troupeau qui paît là tranquillement dans cette vallée.

» Je regardai autour de moi, et je vis non seulement le troupeau que m’offrait la fille du roi des eaux, mais encore bien d’autres choses qui me ravirent en admiration.

– Et lesquelles ?

– D’abord, que le fond du fleuve était une grand-route sur laquelle voyageaient le peuple du fleuve qui se rendait à la mer, et le peuple de la mer qui remontait le fleuve. On ne voyait que des allants et venants, à pied, à cheval, en voiture. La route était bordée d’arbres et de fleurs ; on marchait sur une herbe toute semée de petites fleurs bleues ; les poissons de toutes les couleurs, argent doré, rouges et bleus, nageant dans l’eau, glissant le long des treilles comme des oiseaux dans l’air. Ah ! Gros-Jean, tu n’as pas idée du singulier peuple et du magnifique bétail que cela fait !

– Mais, dit Gros-Jean, si tout est si beau là-bas, pourquoi n’y es-tu pas resté ?

– Attends donc, dit Petit-Jean, la chose à laquelle j’ai fait attention, c’était surtout à la fille du roi des eaux… Alors, comme elle était pleine de bonté pour moi, je lui ai demandé si elle ne voulait pas être ma femme. Elle m’a répondu que ce serait avec grand plaisir, mais que, comme j’avais encore mon père et ma mère, il me fallait la permission de mes parents. C’était trop juste ; alors, je lui ai dit que j’allais l’aller chercher, ce à quoi elle a répondu :

» – Eh bien, pour qu’ils croient à ce que tu leur diras, conduis-leur ce troupeau, et dis-leur que c’est le cadeau que leur fait leur belle-fille.

» Alors je suis parti, conduisant le troupeau à mes parents, et allant chercher mes papiers pour épouser la fille du roi des eaux. Ne me retarde donc pas, Gros-Jean ; car tu dois comprendre que je suis pressé : un plus joli garçon que moi n’aurait qu’à tomber à l’eau, la fille du roi en pourrait devenir amoureuse et l’épouser. Ce serait un beau mariage manqué, tu comprends ? Il est vrai que je pourrais me rabattre sur ses sœurs.

– Elle a donc des sœurs ? demanda Gros-Jean.

– Huit !… Elles sont neuf filles, à ce qu’il paraît.

– Tu peux te vanter d’être né coiffé, dit Gros-Jean.

Petit-Jean se rengorgea sans répondre.

– Et, dit Gros-Jean, si l’on me jetait au fleuve, moi, crois-tu que j’épouserais une des filles du roi des eaux ?

– Oh ! je n’en doute pas, dit Petit-Jean, vu que tu es encore plus beau garçon que moi.

– Eh bien, rends-moi un service, Petit-Jean ?

– Volontiers.

– Comme je sais nager, si je me jetais à l’eau tout seul, je n’irais peut-être pas au fond.

– Ah ! ça, c’est probable.

– Mets-moi dans le sac et jette-moi à l’eau.

– Avec plaisir ; mais tu es trop lourd. Je ne pourrai pas te porter jusque-là comme tu as eu la bonté de le faire pour moi.

– Nous irons à pied jusqu’au pont.

– Ça me retardera bien, Gros-Jean, dit Petit-Jean paraissant hésiter.

– Oui ; mais tu auras obligé un ami.

– C’est vrai, dit Petit-Jean, et cela me décide. Ah ! mais attends donc.

– Quoi ?

– Ne va pas te faire aimer de la mienne !

– Dis-moi son nom.

– Elle s’appelle Coraline.

– Eh bien, sois tranquille.

– Parole d’honneur ?

– Foi de Gros-Jean.

– En ce cas, allons, dit Petit-Jean, mais dépêchons-nous.

– Ce n’est pas moi qui te retarderai, dit Gros-Jean en pressant sa course dans la direction du pont.

Mais, en arrivant sur le pont :

– Ah ! dit Petit-Jean, c’est impossible !

– Pourquoi impossible ?

– Pourquoi ? J’ai oublié le sac au fond de l’eau, et, comme tu sais nager, tu n’iras jamais au fond, et c’est au fond qu’il faut aller pour rencontrer les filles du roi des eaux.

– Il y a un moyen, dit Gros-Jean.

– Lequel ?

– Attache-moi une pierre au cou.

– Oui ; mais tu auras les mains libres, tu te débattras ; vaut mieux retourner à la maison et prendre un sac.

– Ce sera bien du temps perdu.

– Dame ! c’est vrai.

– Écoute, lie-moi les mains derrière le dos.

– C’est juste, dit Petit-Jean.

– La fille du roi des eaux me les déliera.

– Ah ! fit Petit-Jean en secouant la tête avec un soupir, décidément tu es plus fin que moi, Gros-Jean.

– J’en ai toujours eu idée, dit Gros-Jean avec un sourire de vanité. Allons, allons, lie-moi les mains et attache-moi une pierre au cou.

– C’est toi qui m’en pries, n’est-ce pas ?

– Je crois bien que c’est moi qui t’en prie !

– Tu ne feras pas la cour à Coraline ?

– Je m’en garderai bien, dit Gros-Jean avec un sourire narquois.

– Eh bien, puisque cela t’arrange, mon pauvre Gros-Jean, je n’ai rien à te refuser.

Et il lui lia les mains derrière le dos, et il lui attacha une pierre au cou ; après quoi, Gros-Jean monta de lui-même sur le parapet du pont.

– Maintenant, pousse-moi, dit Gros-Jean.

– Tu le veux ?

– Oui.

– Eh bien, bon voyage ! fit Petit-Jean.

Et il poussa Gros-Jean, qui tomba avec un grand bruit dans la rivière, et qui, grâce à ses mains liées derrière le dos et à la pierre qu’il avait au cou, ne reparut jamais.

Quant à Petit-Jean, il revint chez lui avec son troupeau, et, devenu riche, épousa, non pas la fille du roi des eaux Coraline, mais Marguerite, la plus belle fille de tout le village.

 

D’après Andersen : Le Grand Claus et le Petit Claus, 1835.

 

– Et la morale de ceci, mes petits enfants, dit Gérard, s’adressant aux deux moutards émerveillés, c’est que le mal arrive toujours à celui qui veut le faire.

» Sur ce, allez vous coucher, mes jeunes amis, attendu que voilà neuf heures qui sonnent.

Et comme neuf heures sonnaient en effet et que l’histoire était finie, sur la promesse d’une autre histoire pour le lendemain, les enfants allèrent se coucher sans difficulté.

Le vaillant petit tailleur

1

Par une belle matinée d’été, un petit tailleur de Biberich était assis sur son établi devant sa fenêtre. Il était de belle humeur, et, tout en tirant son aiguille, il chantait de toutes ses forces une vieille ballade, où il était question d’un pauvre pâtre qui avait épousé la fille d’un empereur.

Comme il en était au dernier couplet de sa chanson, voici qu’une paysanne vint à passer en criant :

– Bonne marmelade, à vendre ! bonne marmelade !

Cela sonnait bien à l’oreille du petit tailleur. Il ouvrit un carreau, passa sa tête par l’ouverture, et cria à son tour :

– Par ici, bonne femme, par ici ! et l’on vous débarrassera de votre marchandise.

La femme monta les trois étages du tailleur quatre à quatre, croyant qu’en effet elle avait trouvé un débouché pour son commerce.

Cette croyance se confirma quand il eut fait ouvrir tous ses pots les uns après les autres : marmelade de prunes, marmelade d’abricots, marmelade de pommes, marmelade de poires, etc., etc.

Le petit tailleur, s’arrêtant à la marmelade d’abricots, s’en alla couper une large et longue tranche de pain, et dit à la paysanne :

– Étendez-moi là-dessus une bonne couche de marmelade d’abricots, et, quand il y en aurait une once, bah ! la journée a été bonne, cela ne ferait rien.

La bonne femme, qui avait pris au sérieux les paroles du petit tailleur, et qui avait cru être débarrassée de la moitié de sa marchandise au moins, fouilla dans le pot à la marmelade d’abricots avec sa cuiller de bois, et, comme l’avait demandé le petit tailleur, couvrit grassement la tartine d’un bout à l’autre.

– Là ! dit-elle, en voilà pour un kreutzer.

Le petit tailleur marchanda un instant, mais enfin se décida, et paya son kreutzer.

La paysanne s’en alla tout en grommelant, mais le petit tailleur n’y fit pas attention.

– Cela sera un peu agréable à manger, dit-il ; mais, avant d’y mordre, il s’agit de finir ma veste.

Et, en vertu de cette bonne résolution, il posa sa tartine près de lui, et continua de coudre ; mais comme la tartine lui tirait l’œil, il fit des points de plus en plus grands.

Pendant ce temps, l’odeur de la marmelade se répandit dans la chambre et, attira les mouches, qui volaient par centaines ; si bien, qu’au risque de ce qui pouvait leur arriver, les gourmandes s’abattirent en masse sur la tartine.

– Eh bien, qui donc vous a invitées, drôlesses ? dit le petit tailleur. Et il essaya de les chasser d’un revers de main.

Mais les mouches, effarouchées un instant, ne quittèrent la tartine que pour revenir plus nombreuses.

Le petit tailleur craignit que, s’il finissait sa veste, si grands qu’il fît les points, et s’il laissait faire les mouches, si peu que chacune mangeât de marmelade, il ne trouverait plus que le pain, lorsque la veste serait finie.

– Attendez, attendez, dit-il en tirant son mouchoir, je vais vous en donner de la marmelade, moi !

Et il frappa sur les pillardes sans miséricorde.

Lorsqu’il eut cessé de frapper, et que toutes les mouches qui avaient survécu à la bataille furent remontées au plafond, il compta les morts : il n’y en avait pas moins de sept étendues sur le flanc, dont trois ou quatre gigotaient encore.

– Décidément, tu es un fier gaillard ! dit le petit tailleur en extase devant sa propre vaillance. Par ma foi ! il faut que toute la ville sache ce que tu viens de faire !

Et aussitôt le petit tailleur se coupa une ceinture à même une pièce de drap dont il devait faire habit, veste et culotte au curé, et sur cette ceinture, il piqua en gros caractères avec du fil rouge : Sept d’un coup !

La ceinture faite, il la boucla autour de sa taille, et trouva qu’il avait ainsi l’air si vaillant et si tapageur, qu’il s’écria :

– Ce n’est point la ville seule qui doit savoir ce que je suis, c’est le monde tout entier !

Alors, laissant là son habit inachevé et la pièce de drap intacte, sauf la ceinture qu’il lui avait empruntée, il mangea la tartine qui avait été la cause première de toute cette exaltation, et visita la maison pour voir s’il ne pouvait rien emporter.

Il ne trouva rien qu’un vieux fromage rond, deux fois gros comme un œuf ; si vieux, qu’il ressemblait à une pierre ; il le mit néanmoins dans sa poche.

En sortant de la ville, il aperçut une alouette qui se débattait dans un buisson. Il courut à l’oiseau, s’aperçut qu’il était pris au collet, le dégagea à temps pour lui sauver la vie, et le mit tout vivant dans son autre poche, en la fermant au bouton par-dessus lui.

Alors il se lança bravement par le chemin, et, comme il était léger et joyeux, il ne ressentit pas de fatigue.

Son chemin le conduisit au haut d’une montagne ; sur le plateau le plus élevé de cette montagne était assis un géant.

Ce géant était si grand, qu’il semblait une statue vivante dont la montagne n’était que le piédestal.

Un autre que le vaillant petit tailleur se fût sauvé ; lui, au contraire, alla droit au géant.

– Bonjour, camarade ! lui dit-il en se renversant en arrière pour tâcher de voir son visage. Je parie que tu es monté sur cette montagne pour voir le vaste monde. Moi, je suis en route pour le visiter ; veux-tu venir avec moi ?

Le géant baissa la tête, chercha des yeux le petit tailleur, finit par le trouver, et, le regardant d’un air méprisant :

– Niais ! lui dit-il, moi aller avec un infime de ton espèce !

– Ah ! c’est comme cela ! dit le petit tailleur.

Et, ouvrant son pourpoint, il montra fièrement au colosse sa ceinture, sur laquelle étaient écrits ces mots : Sept d’un coup !

Le géant les lut, crut que c’étaient sept hommes que le petit tailleur avait d’un seul coup mis à mort, et se sentit pour lui une certaine considération.

Cependant il voulut le mettre à l’épreuve, et prenant une pierre dans sa main :

– Tiens, fais cela, dit-il.

Et il l’écrasa de manière que des gouttes d’eau en sortirent.

– Bon ! dit le petit tailleur, n’est-ce que cela ? Chez nous, cela s’appelle un jeu d’enfant.

Et, tirant de sa poche son fromage, il le serra si bien, que l’eau en sortit entre tous ses doigts.

Le géant, vu la couleur, avait pris le fromage pour une pierre.

Il ne savait que dire, n’ayant pas cru qu’un être si chétif fût capable d’une pareille prouesse.

Alors le géant se baissa, ramassa un caillou et le lança à une telle hauteur, que l’œil le perdait presque de vue.

– Allons, petit bout d’homme, dit-il, tâche d’en faire autant.

– Bien lancé ! dit le nain. Mais, si haut qu’ait monté ta pierre, il lui a fallu retomber. Eh bien, regarde cela. Je vais en lancer une, moi, qui ne retombera pas.

Et, faisant semblant de se baisser et de ramasser un caillou à terre, il fouilla dans sa poche, y prit l’alouette, la lança en l’air, et celle-ci, heureuse de se retrouver libre, monta, monta encore, monta toujours, et ne redescendit point.

– Ah ! ah ! fit le tailleur, eh bien, qu’en dis-tu, camarade ?

– Bravo ! dit le géant ; mais nous allons voir maintenant si tu es en état de porter un certain poids.

– Mets le monde sur mon épaule, dit le petit tailleur, et je ne le changerai de côté que dans une heure.

Le géant conduisit le petit tailleur auprès d’un énorme chêne déraciné et couché sur le sol.

– Aide-moi à porter cet arbre hors du bois, si tu es de taille, lui dit-il.

– Volontiers, répondit le petit tailleur : mets le tronc sur ton épaule ; moi je porterai le bout avec toutes les branches. Tu ne nieras pas que ce ne soit le plus lourd, j’espère ?

Le géant ne nia point, mit le tronc sur son épaule, tandis que le petit tailleur s’assit tranquillement sur une branche ; et, comme le géant ne pouvait point se retourner pour regarder derrière lui, il dut porter à lui seul le chêne et le tailleur par-dessus le marché, suant sang et eau, tandis que le tailleur sifflait gaiement :

 

Trois compagnons passaient le Rhin,

Gais et portant la tête haute !…

 

absolument comme si porter cet énorme chêne était une bagatelle.

Après avoir cheminé ainsi pendant quelque temps, traînant ce lourd fardeau, le géant, tout essoufflé, s’arrêta.

– Écoute, dit-il, il faut que je laisse tomber l’arbre ; je ne puis aller plus loin.

Le tailleur sauta prestement à terre, prit l’extrémité de la dernière branche entre ses bras, comme s’il l’avait portée toujours et la portait encore, et dit au géant :

– Tu es pourtant un gaillard de solide apparence, et néanmoins tu ne peux porter ta part de cet arbre ? Allons, allons, tu n’es pas fort, mon brave homme.

Ils continuèrent leur chemin. Le géant tout honteux de sa déconvenue, muet et silencieux, tandis que le petit tailleur, alerte et joyeux, allait le nez au vent, tout fier de sa supériorité sur le colosse. Ils passèrent devant un cerisier.

Le géant prit l’arbre par la cime, où pendaient les fruits les plus mûrs, courba cette cime et la mit dans la main du petit tailleur, en lui disant :

– Tiens cette branche et mangeons des cerises.

Mais le petit tailleur était bien trop faible pour tenir l’arbre plié, de sorte que, lorsque la branche, en se redressant, fit ressort, elle enleva le petit tailleur, qui passa par-dessus la cime de l’arbre et alla, par bonheur, retomber de l’autre côté dans des terres labourées où il ne se fit aucun mal.

– Qu’est-ce à dire ? fit le géant. N’as-tu pas la force de retenir ce faible arbuste ?

– Bon ! répliqua le petit tailleur, il s’agit bien, quand on a broyé une pierre que l’eau en est sortie, jeté un caillou si haut qu’il n’est point retombé sur la terre, porté un chêne si lourd qu’il a failli t’écraser, il s’agit bien de plier un malheureux cerisier ! Non ; j’ai sauté par-dessus, comme tu as pu voir ; tâche d’en faire autant, toi.

Le géant essaya ; mais, comme il s’accrocha les pieds dans les branches, il s’en alla tomber lourdement et tout de son long dans le champ où le petit tailleur était retombé sur ses pieds.

– Ah ! pardieu ! puisque tu es un si brave compagnon, viens un peu passer la nuit dans notre caverne.

– Volontiers, dit le petit tailleur sans hésiter.

Et il suivit le géant.

En entrant dans la caverne, le petit tailleur vit une douzaine de géants qui soupaient. Chacun tenait, par les pattes de derrière, soit un daim, soit un chevreuil rôti, et y mordait à belles dents.

Le petit tailleur regarda autour de lui, et, voyant l’immense caverne, se dit :

« Peste ! voilà quelque chose d’un peu plus vaste que mon atelier. »

Puis, prenant un morceau de pain et une tranche de venaison, il soupa à son tour, alla boire à la source, et rentra tranquillement à la caverne, en disant au géant :

– Çà, où coucherai-je ?

Le géant lui montra un lit qui était grand comme douze ou quinze billards mis à la suite les uns des autres.

Le petit tailleur commença par s’y fourrer : mais, trouvant le lit trop grand pour lui, il descendit de l’autre côté et se coucha dans la ruelle.

Quand vint minuit, le géant qui l’avait introduit parmi ses compagnons se leva sans bruit, et, le croyant plongé dans un profond sommeil, prit une barre de fer, et, d’un seul coup, brisa le lit en deux.

– Bon ! dit-il après cette belle prouesse, je crois bien pour cette fois en avoir fini avec cette sauterelle.

Au point du jour, les géants partirent pour la forêt, et ils avaient déjà complètement oublié le petit tailleur, lorsqu’ils virent celui-ci qui venait à eux joyeux et chantant.

– Sept d’un coup ! dirent-ils en l’apercevant ; nous ne sommes que douze, il n’en aurait pas même pour deux coups !

Et ils s’enfuirent comme s’ils eussent eu le diable lui-même à leurs trousses !

2

Le vaillant petit tailleur ne s’amusa point à courir après les géants, de la société desquels il ne se souciait pas trop de son côté, et continua seul sa route, marchant tout droit devant lui ; car peu lui importait où il allait.

Après avoir marché depuis le point du jour jusqu’à midi, il arriva dans le jardin d’un beau palais, qui lui parut être celui du roi du pays, et, comme il était fatigué, il s’étendit sur le gazon et s’endormit.

Pendant ce temps des gens qui passaient l’examinèrent, car ils le reconnaissaient pour étranger, et ils lurent sur sa ceinture : Sept d’un coup.

– Dieu du ciel ! se dirent-ils, que vient faire ici, au milieu de la paix, un pareil pourfendeur ? Il faut que ce soit quelque héros de haute renommée !

Ils allèrent l’annoncer au roi, lui disant que, si quelque guerre venait à éclater, ce serait là un homme utile et qu’il était, par conséquent, important de ne pas le laisser partir.

Ce conseil parut bon au monarque, qui dépêcha vers le dormeur un de ses courtisans, chargé de lui faire ses offres pour entrer à son service.

L’envoyé n’osa point réveiller un homme qui paraissait si terrible, de peur qu’il n’eût le réveil mauvais, et il resta debout devant lui, attendant qu’il voulût bien ouvrir les yeux.

Le tailleur, après avoir fait attendre le messager du roi une bonne heure, commença enfin à se détirer, à se gratter l’oreille et à cligner de l’œil.

Le courtisan fit alors sa commission, lui offrant, de la part du roi, toutes sortes d’avantages, s’il consentait à accepter un grade dans l’armée.

– Pardieu ! répondit le petit tailleur, je ne suis venu que pour cela ; mais je vous préviens que je n’accepterai point de grade au-dessous de celui de général en chef.

– Je crois bien que c’est celui que le roi a l’intention d’offrir à Votre Excellence, répondit le courtisan ; au reste, si vous voulez me suivre au palais, où Sa Majesté vous attend, vous ne tarderez pas à être renseigné là-dessus.

Le petit tailleur, sur cette promesse, suivit le courtisan au palais.

Le roi l’attendait ; il le reçut avec les plus grands honneurs, lui donna le titre de général en chef provisoire, lui assigna un traitement de vingt mille florins et le logea dans un de ses châteaux.

Mais tous les autres officiers de la couronne étaient fort indisposés contre lui ; ils jalousaient cette fortune rapide, et l’eussent voulu à tous les diables.

– Qu’allons-nous devenir ? se disaient-ils entre eux. Si jamais nous avons une querelle avec un pareil gaillard, il est capable, s’il frappe, de tuer à chaque coup sept d’entre nous ; c’est ce qu’aucun de nous ne peut permettre.

Ils résolurent alors de se rendre tous près du roi, et de donner à Sa Majesté une démission collective.

– Nous ne sommes pas faits, lui dirent-ils, pour vivre avec un homme dont la devise est : Sept d’un coup !

Le roi fut fort affligé de voir que, pour un homme de si grande valeur sans doute, mais en somme de si médiocre apparence, il allait perdre ses plus fidèles serviteurs ; il maudit la facilité avec laquelle il s’était engoué du nouveau venu, et avoua tout haut qu’il eût bien voulu en être débarrassé ; mais il n’osa lui donner son congé, car il craignait qu’il ne mît son armée en déroute, n’assommât son peuple et ne lui enlevât son trône. Après bien des hésitations, il lui vint enfin une idée.

Il fit dire au petit tailleur que, puisqu’il était un si grand héros, l’état de paix dans lequel on vivait devait lui être fastidieux et que, s’il en était ainsi, il avait une proposition à lui faire.

– Par ma foi, dit le petit tailleur, je commençais à être las moi-même de ma paresse et honteux de mon oisiveté. Dites au roi que je vais aller, aussitôt mon déjeuner pris, écouter la proposition qu’il a à me faire.

Mais le roi ne se soucia point de se trouver en face d’un homme si terrible.

Il lui fit dire de ne point se déranger, et qu’il allait recevoir sa proposition à domicile.

En effet, le même courtisan qui était venu la première fois chercher le petit tailleur, reparut devant lui.

Il était chargé de la proposition du roi.

Le roi faisait savoir à son général en chef que dans une forêt de son royaume dont il lui envoyait le plan, demeuraient deux énormes géants qui ne vivaient que de sang et de rapines, de feu et de sac, et qui causaient enfin les plus grands ravages dans le pays.

Ils étaient si redoutés, que personne n’osait plus traverser cette forêt, ou que, si quelqu’un la traversait par hasard, il regardait sa vie comme en danger pendant tout le temps qu’il n’en était pas sorti.

S’il tuait ces deux géants, il lui donnerait sa fille unique en mariage, et elle lui apporterait en dot la moitié de son royaume.

Au reste, le roi offrait au vaillant petit tailleur cent cavaliers pour aide et pour escorte.

– Oh ! oh ! dit celui à qui l’on faisait cette proposition, voici quelque chose qui me convient à merveille ! Je connais les géants, j’ai eu affaire à eux et je m’en soucie comme de cela.

Le petit tailleur fit claquer son pouce.

– Et la preuve, continua-t-il, c’est que je n’ai aucun besoin des cent cavaliers que le roi me fait offrir. J’irai trouver les géants seul, je les combattrai seul et les tuerai seul : celui qui en tue sept d’un coup ne s’effraye pas de deux géants.

Le petit tailleur partit donc, et, comme le roi avait insisté sur les cent cavaliers, il laissa ceux-ci à la lisière de la forêt, leur disant :

– Restez ici ; je vais expédier les deux drôles, et, quand ce sera fini, je reviendrai vous le dire.

Les cent cavaliers, qui ne demandaient pas mieux que leur général en chef fît la besogne à lui tout seul, restèrent à la lisière de la forêt, tandis que celui-ci s’élançait bravement au plus épais du fourré.

Mais, au fur et à mesure qu’il avançait dans la forêt, il ralentit le pas, regardant avec précaution autour de lui ; si bien qu’il finit par apercevoir les deux géants, qui étaient couchés endormis sous un arbre et qui ronflaient à qui mieux mieux.

Le petit tailleur, qui n’était point paresseux, ne perdit pas un instant ; il bourra ses poches de pierres et grimpa sur l’arbre au pied duquel étaient couchés ses ennemis, arbre qui, par chance, était si branchu, qu’il était presque impossible de l’apercevoir au milieu du feuillage.

Arrivé à la moitié de la hauteur de l’arbre, le petit tailleur rampa sur une branche et s’arrêta juste au-dessus du visage des dormeurs, et, de là, laissa tomber une pierre, puis deux, puis trois sur l’œil de l’un des géants. Celui-ci, à la première, ne sentit rien ; à la seconde, presque rien ; mais à la troisième, qui était un peu plus grosse, il ouvrit l’œil, et poussa son voisin, en lui disant :

– Pourquoi t’amuses-tu à me chatouiller le nez pendant que je dors ? Cela m’ennuie.

– Tu rêves, lui répondit l’autre. Je dors les poings fermés et ne songe point à te chatouiller.

Et les deux géants se rendormirent.

Alors le petit tailleur lança sur la poitrine du second géant une pierre, puis deux, puis trois.

– Qu’est-ce à dire, demanda celui-ci, et que me fais-tu à la poitrine ?

– En vérité, répondit l’autre, je ne m’occupe pas plus de toi que du Grand Turc.

Et ils échangèrent encore quelques paroles acerbes ; mais, comme ils étaient fatigués tous deux, ils se rendormirent une seconde fois.

Le petit tailleur alors choisit sa plus grosse pierre et la lança de sa plus grande force sur le nez du premier géant.

– Ah ! c’est trop fort ! s’écria celui-ci en sautant sur ses pieds comme un furieux, et, cette fois, tu ne diras point que ce n’est pas toi !

Et il tomba à bras raccourcis sur son compagnon, qui, déjà de mauvaise humeur lui-même, lui rendit ses coups sans explication, de sorte qu’à force de se frapper l’un l’autre, ils entrèrent bientôt dans une telle rage, qu’ils arrachèrent les arbres pour s’en faire des massues, et s’assommèrent l’un l’autre, jusqu’à ce que tous deux tombassent morts. Alors le petit tailleur, sautant prestement à bas de son arbre :

– J’ai une fière chance, se dit-il à lui-même, qu’ils n’aient point arraché l’arbre sur lequel j’étais perché. Il m’eût fallu sauter comme un écureuil sur l’arbre voisin ; mais bah ! je suis si leste !

Il tira son sabre, donna à chacun des deux géants une paire d’énormes estocades dans la poitrine, puis il s’en alla rejoindre son escorte.

– Là ! dit-il aux cavaliers, voilà qui est fait. J’ai expédié mes deux gredins ; il y faisait chaud ; mais que pouvaient-ils contre un homme comme moi, qui en tue sept d’un coup ?

– N’êtes-vous point blessé, général ? demandèrent les cavaliers.

– Bon ! il ne manquerait plus que cela, répondit le vaillant petit tailleur ; ils n’ont, Dieu merci, pas touché à un seul de mes cheveux.

Les cavaliers ne pouvaient croire ce qu’ils entendaient ; mais, sur les instances du petit tailleur, qui marchait à leur tête, ils entrèrent dans la forêt, où ils trouvèrent les deux géants baignés dans leur sang, et tout autour d’eux les arbres déracinés et la terre toute bouleversée.

Les cavaliers se regardèrent les uns les autres en se disant de l’œil :

– Peste, il paraît qu’il y faisait chaud. Quel gaillard que notre général en chef !

Le petit tailleur coupa les deux têtes des deux géants, les attacha à l’arçon de sa selle et rentra en triomphe dans la ville, suivi de ses cent cavaliers.

Le roi, apprenant son retour par un messager que le tailleur lui avait envoyé pour le saluer et lui annoncer la victoire, vint au-devant de lui jusqu’à la lisière de la forêt.

Là, le petit tailleur exigea de lui l’accomplissement de sa promesse, c’est-à-dire la main de sa fille et l’abandon de la moitié de son royaume ; mais, comme le roi regrettait d’avoir fait cette promesse :

– Avant de te donner ma fille et la moitié de mon royaume, lui dit-il, il faut que tu accomplisses encore une action d’éclat.

– Laquelle ? demanda le petit tailleur.

– Dans une autre de mes forêts, répondit le roi, il y a une licorne qui cause d’énormes ravages ; il faut que tu me l’amènes vivante pour ma ménagerie.

– Je me moque de la licorne, ni plus ni moins que des deux géants ; sept d’un coup ! c’est ma devise, dit le petit tailleur.

Il prit deux cordes d’égale longueur et un chariot, attelé de deux bœufs, pour y mettre la licorne quand elle serait prise, et garda ses cent cavaliers, non pas pour l’aider à prendre la licorne, mais pour le guider seulement jusqu’à la forêt où il espérait la rencontrer.

Une fois dans la forêt, il n’eut pas besoin de la chercher longtemps.

Celle-ci, en l’apercevant, courut sur lui pour le transpercer.

– Tout doux, tout doux, la belle ! dit le petit tailleur, n’allons pas si vite.

Et il s’arrêta contre un arbre, attendit que la licorne ne fût plus qu’à dix pas de lui et passa prestement de l’autre côté de l’arbre.

La licorne, qui venait sur lui pour le percer, enfonça sa corne si profondément dans l’arbre, qu’avant qu’elle eût eu le temps de la retirer, le petit tailleur lui avait lié les quatre jambes avec ses deux cordes.

– Ah ! je tiens l’oiseau, dit-il en sortant de derrière son arbre.

Et, avec la pointe de son sabre, il dégagea la corne de l’arbre.

La licorne, sentant sa corne dégagée, voulut s’enfuir ; mais, comme elle avait les quatre pattes solidement liées, elle tomba à terre et ne put se relever.

Alors le petit tailleur retourna vers ses cavaliers et leur dit :

– Amenez le chariot, la bête est prise.

Et l’on mit la licorne dans le chariot, et le petit tailleur la ramena au roi.

Cependant, celui-ci ne voulut point encore donner au vainqueur le salaire doublement gagné et il y mit une troisième condition.

Avant de célébrer son mariage, le petit tailleur devait se rendre maître d’un énorme sanglier qui ne le cédait en rien à celui de Calydon.

Ce sanglier faisait de grands dégâts dans une troisième forêt appartenant au roi.

Le roi fit en hésitant cette proposition au petit tailleur ; car il sentait bien que celui-ci, pour peu qu’il fût de mauvaise volonté, était en droit de la refuser ; mais le petit tailleur, toujours vaillant, répondit :

– Volontiers, sire ; par ma foi, c’est un jeu d’enfant que de prendre les sangliers.

Le roi lui donna les cent cavaliers ; mais, comme pour la licorne, comme pour les deux géants, le petit tailleur ne permit point qu’ils entrassent dans le bois. Il y pénétra seul, à leur grande satisfaction, car ils connaissaient le sanglier : autrefois ils avaient tenté de le prendre et il les avait reçus de façon à leur ôter l’envie d’y revenir.

Le vaillant petit tailleur, qui pensait que le courage n’exclut aucunement la prudence, commença par prendre connaissance des lieux.

Il se trouva qu’à une centaine de pas de la bauge du sanglier, il y avait une petite chapelle gothique dont les fenêtres étaient si étroites qu’il fallait être mince et svelte comme il était pour y passer.

Une entrée fermée par une bonne porte de chêne se trouvait en face des fenêtres.

– Bon ! dit le petit tailleur, voici une souricière toute trouvée.

Et, du seuil de la chapelle, il se mit à lancer de toutes ses forces des pierres dans le roncier où se tenait le sanglier.

Une de ces pierres atteignit le monstre.

Il se leva sur ses pattes de derrière, et alors il parut au petit tailleur que son ennemi avait bien quatre pieds de haut.

Quant à sa grosseur, elle était en proportion.

Mais rien de tout cela n’effraya le petit tailleur, qui continua d’attaquer l’animal, tout en le provoquant par ses cris.

Le sanglier regarda de tous côtés avec ses petits yeux recouverts de longs poils, mais brillant sous ces longs poils comme des escarboucles.

Puis, apercevant le petit tailleur, il fondit sur lui en faisant claquer ses dents.

Mais, au moment où le sanglier entrait par la porte, le petit tailleur sortait par la fenêtre.

Le sanglier essaya d’en faire autant, mais la fenêtre était trop étroite.

Tandis qu’il s’obstinait inutilement à passer par l’ouverture, le petit tailleur fit rapidement le tour de la chapelle et revint fermer la porte à double tour, de sorte que le sanglier, comme l’avait dit le petit tailleur, se trouva effectivement pris ainsi que dans une souricière.

Alors, le petit tailleur conduisit ses cent cavaliers à la chapelle, afin qu’ils vissent bien son prisonnier.

Puis il se rendit avec eux près du roi en lui disant qu’il n’avait plus à s’inquiéter du sanglier, et que, dans huit jours, le monstre serait mort de faim, à moins qu’il n’aimât mieux aller le fusiller lui-même, pour son plaisir, à travers les fenêtres de la chapelle.

Cette fois, il fallut bien que le roi se rendît, et il donna enfin sa fille au vaillant petit tailleur avec la moitié de son royaume.

Il va sans dire qu’il ne fit pas la chose sans regret ; mais s’il eût su que, au lieu d’être un grand guerrier, son gendre n’était qu’un pauvre petit tailleur, il en aurait bien eu un autre regret encore !

Le mariage se fit avec une grande magnificence, mais avec peu de joie, de la part de la fiancée et du beau-père du moins ; car, pour le peuple, il était fort satisfait de se voir protégé par un si vaillant défenseur.

Quelque temps après, la jeune reine entendit dans la nuit son époux qui rêvait tout haut.

– Garçon, disait-il, achève-moi cette veste et raccommode-moi cette culotte, sinon je te donnerai de mon aune sur les oreilles.

Elle vit par là dans quelle ruelle était né son mari, et, le lendemain, elle alla tout raconter à son père, en le priant de la débarrasser d’un époux si indigne d’elle.

Le roi la consola.

– Laisse la porte de ta chambre à coucher ouverte la nuit prochaine, lui dit-il ; mes serviteurs se tiendront dans le corridor, et, lorsque ton mari sera endormi, ils le garrotteront, et nous l’embarquerons sur un navire qui le portera à l’autre bout du monde.

Cette parole rendit la jeune femme fort contente, car elle n’avait épousé le petit tailleur que contrainte et forcée.

Mais l’écuyer du roi, qui avait tout entendu et qui avait pris en amitié le petit tailleur, à cause de son courage, raconta à celui-ci tout le complot.

– C’est bien, se contenta de dire le vaillant petit tailleur.

Et, le soir, il se coucha comme d’habitude à côté de sa femme.

Lorsque celle-ci le crut endormi, elle se leva, ouvrit tout doucement la porte et vint se recoucher sans bruit.

Le petit tailleur, qui faisait semblant de dormir, dit alors à haute voix :

– Garçon, achève-moi vite cette culotte, et raccommode-moi ce gilet, sinon je te donne de mon aune sur les oreilles ; moi, pendant ce temps, je vais donner une bonne volée à ceux qui viennent pour m’arrêter. Mordieu ! j’en ai bien tué sept d’un coup ! j’ai bien exterminé deux géants ! j’ai bien garrotté la licorne ! j’ai bien pris le sanglier ! et j’aurais peur de ce tas de myrmidons qui est devant ma porte ! Allons, sept d’un coup, cria-t-il, sept d’un coup !

En entendant ces paroles terribles et qui leur promettaient une mort prompte et inévitable, surtout d’après ce qu’ils savaient, ou plutôt ce qu’ils croyaient savoir de la force et du courage du petit tailleur, ceux qui étaient venus pour l’arrêter s’enfuirent en toute hâte et comme s’ils eussent eu une armée à leurs trousses, si bien que, dans l’avenir, personne n’osa plus se frotter au roi Sept-d’un-coup, car c’était ainsi que le peuple l’appelait.

Un an après, le vieux roi mourut, et, au grand contentement du peuple, le roi Sept-d’un-coup hérita de l’autre moitié du royaume.

Je sais où règne cet excellent roi ; seulement, je ne veux pas le dire, attendu que l’on vit si heureux sous ses lois, que, si sa résidence était connue, tous les autres peuples déserteraient leur royaume pour aller dans le sien.

 

D’après Grimm : Sept d’un coup ou Le hardi petit tailleur.

La Reine des Neiges

Dans une de ces grandes villes où il y a tant de maisons et tant d’habitants qu’il n’y a pas assez de place pour que chacun possède un petit jardin, et où par conséquent, la plupart doivent se contenter d’une caisse de bois sur la fenêtre, ou d’un pot de fleurs sur la cheminée, il y avait deux pauvres enfants qui avaient chacun leur jardin dans une caisse. Ils n’étaient pas frère et sœur, mais s’aimaient autant que s’ils l’eussent été.

Leurs parents demeuraient juste en face l’un de l’autre, chacun au quatrième palier d’une de ces vieilles maisons en bois dont les étages, surplombant les uns les autres, vont toujours se rapprochant jusqu’à ce que les derniers se touchent presque.

Les toits des deux maisons ne se trouvaient donc en quelque sorte séparés que par les deux gouttières, de sorte qu’un homme d’une grande taille eût pu, comme faisait ce gigantesque colosse de Rhodes dont vous avez entendu parler, mes chers enfants, et qui était une des sept merveilles du monde, poser un pied sur une fenêtre, un pied sur l’autre, et voir passer entre ses jambes les gens qui suivaient la rue, allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs.

Les parents des deux enfants, qui étaient l’un un petit garçon, et l’autre une petite fille, avaient, en dehors de leur fenêtre, et chacun de leur côté, une grande caisse en bois pleine de terre, où croissaient des herbes destinées aux usages de la cuisine, comme civette, persil, cerfeuil, et en outre, un petit rosier, qui, la moitié de l’année, était couvert de fleurs qui, tout en souriant au soleil, embaumaient la chambre.

Les rosiers étaient la propriété des deux petits enfants, qui les arrosaient, les taillaient, les soignaient avant de penser à eux-mêmes, tant ils aimaient leurs rosiers.

Les parents qui, de leur côté, étaient bien ensemble, songèrent un jour à rendre encore plus complète la communication de leurs deux appartements. Au lieu de laisser les caisses en large, sur chaque fenêtre, ils les placèrent en travers, de manière qu’elles formassent un pont sur la rue, ils y semèrent alors des pois de senteur et de beaux haricots rouges, dont les longs filaments pendirent dans la rue ou remontèrent le long des fenêtres, de sorte que les deux caisses formaient comme un arc triomphal de verdure et de fleurs.

Comme les enfants savaient qu’il leur était défendu de traverser ce pont de feuillage on leur accordait une fois chaque jour la permission de monter l’un chez l’autre, et de s’asseoir sur des petits bancs encadrés dans les fenêtres, où l’un jouait avec son polichinelle, l’autre avec sa poupée, et plus souvent encore tous deux ensemble avec un petit ménage de faïence et de fer-blanc qui avait été donné à la petite fille par son parrain, le jour des étrennes.

En hiver, ce plaisir, où le bon Dieu intervenait pour les trois quarts au moins, prenait une fin. Les carreaux des fenêtres alors se couvraient de givre, et, pour se voir, chaque petit faisait chauffer un sou de cuivre et le posait tout chaud contre les carreaux gelés. Ils obtenaient ainsi un petit rond par lequel la vitre, étant mise à découvert, ils se pouvaient entre-regarder. Alors derrière chaque petit rond on voyait à chaque fenêtre un œil doux et amical. C’étaient le petit garçon et la petite fille qui se disaient bonjour.

Le petit garçon s’appelait Peters et la petite fille Gerda.

L’hiver, comme il était impossible, à cause du froid, d’ouvrir les fenêtres, les séances devenaient naturellement plus longues chez l’un ou chez l’autre, surtout lorsque dehors il tombait de la neige.

– Ce sont les abeilles blanches qui essaiment, disait la grand-mère.

– Ont-elles aussi leur reine ? demandait le petit garçon, qui savait que les abeilles ont une reine.

– Oui, elles en ont une, répondait la grand-mère ; elle s’appelle la Reine des Neiges, et elle vole là où l’essaim des flocons est le plus épais. C’est la plus grosse de toutes, et elle n’est jamais inoccupée. À peine a-t-elle touché la terre qu’elle remonte vers les nuages noirs. Seulement, à minuit, elle vole dans les rues de la ville en regardant aux fenêtres, et alors celles-ci se couvrent d’une couche de glace qui représente des fleurs.

– Oui, oui, nous avons vu cela, dirent les deux enfants.

Et à partir de ce moment, ils crurent que c’était vrai, tant les petits et même les grands enfants ont facilité de croire à la vérité de ce qu’ils voient, quoique ce qu’ils voient, ou plutôt ce qu’ils croient voir ne soit pas toujours la vérité.

– Est-ce que la Reine des Neiges, qui regarde à travers les vitres, peut entrer dans les maisons ? demanda la petite fille avec une certaine crainte.

– Ah ! bon ! qu’elle entre dans la nôtre, dit le petit garçon avec ce ton de forfanterie particulier aux enfants, je la mettrai sur le poêle, moi, et elle fondra.

Le soir, étant à demi déshabillé, le petit Peters monta sur une chaise et regarda par le trou rond. Il vit alors des milliers de flocons de neige qui tombaient dehors, et au milieu de l’essaim d’abeilles blanches, un énorme flocon qui tombait sur le rebord de la fenêtre. Le flocon, à peine tombé, grossit, grandit, s’arrondit, prit une forme humaine, et devint enfin une belle dame tout habillée d’une étoffe brillante comme l’argent, et composée de millions de flocons de neige, dont les uns formaient des étoiles et les autres des fleurs. Quant à son visage et à ses mains, ils étaient de la glace la plus pure, la plus brillante. Au milieu de ce cristal, ses yeux brillaient comme des diamants et ses dents comme des perles. Au reste, elle ne marchait pas, elle volait ou glissait.

Voyant le petit garçon qui regardait par son trou, elle lui fit un salut de la tête et un signe de la main.

Le petit garçon effrayé, quoi qu’il eût dit le matin, sauta à bas de la chaise, et appuya tant qu’il put ses deux mains contre la fenêtre, pour que la Reine des Neiges ne pût entrer.

Toute la nuit, il crut entendre un gros oiseau battant la fenêtre de ses ailes.

C’était le vent.

Le lendemain, il fit une belle gelée blanche, puis bientôt vint le printemps, le ciel s’éclaircit, le soleil brilla, la verdure parut, les hirondelles bâtirent leurs nids, les fenêtres se rouvrirent, et les deux enfants s’assirent de nouveau, soit en face l’un de l’autre, soit près l’un de l’autre.

Les roses, les pois de senteur et les haricots rouges fleurirent cette année d’une splendide façon.

La petite fille avait appris un psaume dans lequel il était question de roses. Elle le chanta au petit garçon, qui le répéta avec elle.

 

Les roses déjà se fanent et tombent,

Nous verrons bientôt le petit Jésus.

 

Les deux enfants se tenaient par la main, baisaient les roses, voulaient faire manger du sucre aux boutons s’entrouvrant, demandant pourquoi, puisque les oiseaux donnaient la becquée à leurs petits, ils ne donneraient pas, eux, la becquée à leurs roses. On eut de superbes jours d’été, et les roses fleurirent presque jusqu’à Noël, c’est-à-dire presque jusqu’au moment où, comme le disait le psaume, on allait voir le petit Jésus.

Peters et Gerda étaient assis, et regardaient ensemble un livre d’images où il y avait des gravures représentant des animaux et des oiseaux. Tout à coup, au moment où l’horloge de la ville sonnait cinq heures, le petit Peters s’écria :

– Aïe ! aïe ! aïe ! il m’est entré quelque chose dans l’œil, qui m’a pénétré jusqu’au cœur.

La petite fille lui fit ouvrir la paupière, et lui souffla dans l’œil.

– Bon, je crois que c’est parti, dit le petit garçon.

Mais il se trompait, ce qui lui était entré dans l’œil, ce qui avait pénétré jusqu’à son cœur, n’était point parti.

Disons ce que c’était.

1

Le miroir du diable


Je n’ai pas besoin de vous dire, mes chers petits enfants, qu’il existe un mauvais ange nommé Satan, qui, depuis qu’il a fait perdre à nos premiers parents le Paradis terrestre, ne sait qu’inventer pour damner les hommes et perdre le genre humain. Quand vous aurez dix-huit ou vingt ans, vous lirez dans un grand poète, aveugle comme Homère, nommé Milton, qu’un jour il se révolta contre Dieu, qui le foudroya et l’exila dans les profondeurs de la terre ; c’est de là qu’il essaye encore, de temps en temps, de lutter contre son vainqueur, sinon par la force, du moins par la ruse. Or un des mille moyens qu’il employa dans cet incessant antagonisme fut de confectionner un miroir dans lequel ce qui était beau apparaissait hideux et ce qui était bon mauvais, tandis qu’au contraire la laideur s’y faisait beauté et le vice prenait le masque de la vertu.

Ce miroir avait pour but, comme vous le voyez, de changer la face de toutes les choses de ce monde.

– Voilà qui va être on ne peut plus récréatif, dit le diable en l’achevant.

Tous les démons qui fréquentaient son école, car il tenait une école de démons, racontaient à la ronde les propriétés du miroir diabolique, qu’ils appelaient le miroir de la vérité, tandis qu’il n’était au contraire que le miroir du mensonge.

C’est seulement d’aujourd’hui, disaient-ils, que l’on va voir telle qu’elle est cette merveille de la création que l’on appelle l’homme.

Ils se mirent donc à parcourir le monde avec le miroir du diable, et il est impossible de dire le mal qu’ils firent dans tous les lieux où ils passèrent.

Quand ils en eurent visité les quatre parties – à cette époque, mes chers petits enfants, l’Océanie n’était point encore découverte – quand ils en eurent visité les quatre parties, ils résolurent de monter au ciel pour essayer de susciter parmi les anges le même désordre qu’ils avaient commis parmi les hommes.

Quatre démons prirent donc le miroir par les quatre coins, et volèrent bien par-delà la lune qui est à quatre-vingt-dix mille lieues de nous, bien par-delà le soleil qui en est à trente-six millions de lieues, enfin, bien au-delà de Saturne qui en est à trois cents millions de lieues, et ils frappèrent à la porte du ciel.

Mais, à peine cette porte de diamant eut-elle tourné sur ses gonds, qu’un regard de notre divin créateur, pénétrant jusqu’au miroir diabolique, le brisa en autant d’atomes aussi impalpables que la poussière soulevée par l’ouragan au bord de la mer.

Alors un grand malheur arriva, c’est que tous les atomes de la glace maudite se répandirent dans l’atmosphère et flottèrent avec le vent. Or, comme chaque parcelle de miroir avait conservé la propriété du tout, il arriva que ceux qui en reçurent quelque atome dans les yeux commencèrent de voir le monde sous l’aspect où Satan désirait qu’il fût vu, c’est-à-dire tout en laid.

Quelques-uns reçurent un de ces fragments non seulement dans l’œil, mais encore dans le cœur et, pour ceux-là surtout, ce fut une chose fatale, car leur cœur se pétrifia et devint semblable à un glaçon.

Et le diable riait de si grand cœur, que le ventre lui en sautait des genoux jusqu’au menton.

C’était un de ces fragments que le petit Peters avait reçu non seulement dans l’œil mais dans le cœur.

Aussi, au lieu de remercier sa bonne amie Gerda, qui venait de lui souffler dans l’œil et qui prenait tant de part à sa souffrance, que les larmes lui tombaient des yeux :

– Pourquoi donc pleures-tu ? lui demanda-t-il. Oh ! si tu savais comme tu es laide quand tu pleures ! Tiens, et cette rose là-bas qui est piquée par un ver, elle n’est pas belle non plus, sans compter qu’elle sent aussi mauvais qu’un œillet d’Inde.

Et il arracha la rose et la jeta dans la rue.

– Que fais-tu, Peters ? cria la petite Gerda. Oh ! mon Dieu, ma pauvre rose qui était si fraîche et qui sentait si bon !

– Et moi, je te dis qu’elle était fanée et qu’elle puait, insista Peters.

Et arrachant la seconde rose, il la jeta par la fenêtre comme la première.

La petite Gerda fondit en larmes.

– Je t’ai déjà dit que tu étais affreuse quand tu pleurais, répéta Peters.

Et malgré l’ordre des parents, qui avaient défendu aux enfants de jamais passer sur le pont aérien, Peters sauta d’une fenêtre à l’autre, laissant Gerda tout éplorée du changement qui venait de se faire chez son petit compagnon.

Le lendemain, il revint, et Gerda voulut lui montrer son livre d’images, mais il le lui fit sauter des mains en disant qu’il était bon pour des enfants au maillot, et que lui était un grand garçon, qui ne s’amusait plus à de pareilles niaiseries.

Ce n’était pas tout. Lorsque la grand-mère racontait des histoires qui autrefois amusaient tant Gerda et l’amusaient tant lui-même, il avait toujours à dire quelque MAIS qui enlevait tout le charme de la pauvre histoire.

Il y avait plus, c’est que non seulement les histoires de la grand-mère ne l’amusaient plus, mais encore, en toute occasion, il se moquait de la bonne femme, faisant des grimaces derrière elle mettant ses lunettes et imitant sa voix. Bientôt ce qu’il faisait pour sa grand-mère, Peters le fit pour tout le monde : il imita l’accent et la démarche de tous les habitants de la rue ; tout ce qu’ils avaient de ridicule, il le reproduisait avec une incroyable fidélité, si bien que tout le monde disait :

– En vérité, cet enfant a un esprit extraordinaire, il faudra en faire un acteur.

Et tout cela venait de ce malheureux fragment de miroir qu’il avait reçu dans l’œil et dans le cœur.

L’hiver arriva, et les abeilles blanches reparurent.

Un jour d’hiver qu’il neigeait, Peters vint avec un grand traîneau et dit à Gerda.

– Tu ne sais pas, Gerda, j’ai obtenu la permission d’aller jouer sur la grande place avec les autres enfants.

Et il se sauva sans même lui dire au revoir.

Vous me demanderez, mes chers enfants, si Peters avait un cheval pour mettre son traîneau en mouvement et s’il n’avait pas de cheval, à quoi pouvait lui servir son traîneau.

Ce à quoi je vous répondrai :

Peters n’avait point de cheval, mais il comptait faire ce que faisaient en pareille circonstance les petits garçons qui n’avaient pas plus de chevaux que lui.

Ils attachaient à l’aide d’une corde leurs traîneaux aux voitures qui passaient, se laissaient tirer un bout de chemin et cela allait à merveille.

Quand ils avaient été assez loin d’un côté, ils détachaient la corde et l’attachaient à une voiture qui allait dans le sens opposé, revenant ainsi d’où ils étaient partis.

À peine Peters et son traîneau furent-ils arrivés sur la place que l’on vit arriver un grand et magnifique traîneau conduit par deux chevaux blancs tout harnachés de blanc. Dans le traîneau était une belle dame avec une pelisse et un bonnet de duvet de cygne ; le traîneau lui-même était peint en blanc, et l’intérieur du traîneau capitonné de satin blanc.

– Bon, dit Peters, voilà mon affaire.

Et attachant son petit traîneau au grand traîneau blanc, il partit avec lui.

2

Quelle était la dame du grand traîneau blanc


À peine Peters eut-il attaché son petit traîneau au grand traîneau blanc, que celui-ci, après avoir fait deux fois le tour de la place, s’éloigna au grand trot, dans la direction de la porte du Nord.

En quittant la place, la dame du traîneau se retourna et fit un signe amical au petit Peters. On eût dit qu’elle le connaissait.

Puis comme, à un quart de lieue de la ville, le petit Peters, commençant à craindre de ne plus trouver de voiture pour le ramener, voulait détacher son traîneau, la dame se retourna encore, lui fit un second signe, et le petit Peters laissa son traîneau attaché à celui de la dame.

Alors le grand traîneau continua de s’avancer toujours plus rapidement du côté du Nord, et la neige commença de tomber si épaisse que le petit garçon pouvait à peine, de son petit traîneau, voir le grand traîneau blanc.

Peters fit un effort et détacha la corde qui le liait au grand traîneau, mais il fut bien étonné quand son traîneau, tout libre qu’il fût, continua de suivre le grand traîneau avec la rapidité du vent.

Il se mit à crier tout haut, mais personne ne l’entendit. À peine pouvait-il respirer, tant les traîneaux allaient vite.

La neige tombait, les traîneaux semblaient avoir des ailes.

Peters, de temps en temps, sentait de grands cahots. On eût dit qu’il passait par-dessus des fossés et des haies. Il était fort effrayé ; il voulait dire son Notre père, mais depuis ce jour où il avait ressenti une douleur à l’œil et au cœur, il avait oublié toutes ses prières, et ne put jamais se rappeler que cet axiome arithmétique :

« 2 et 2 font 4. »

Les abeilles blanches – on se rappelle que c’était ainsi que les enfants appelaient les flocons de neige – devenaient de plus en plus grosses ; bientôt elles furent de telle taille que jamais Peters n’en avait vu de pareilles. On eût dit de grosses poules blanches. Tout à coup, la dame qui conduisait le traîneau s’arrêta et se leva ; sa pelisse et son bonnet étaient d’une blancheur éblouissante. Alors seulement le petit Peters la reconnut.

C’était la Reine des Neiges !

Le petit Peters resta tout effrayé, car il n’avait point là, comme dans sa maison, un poêle où il pût la faire fondre.

– Il est inutile de garder deux traîneaux, dit-elle au petit Peters avec un seul nous irons plus vite Viens donc avec moi, je te mettrai dans ma pelisse de peau d’ours et je te réchaufferai.

Et, comme s’il lui était impossible de résister à cet ordre, le petit Peters quitta son traîneau et entra dans celui de la Reine des Neiges.

Elle le fit asseoir à côté d’elle, et l’enveloppa de sa pelisse.

Il lui semblait qu’il entrait dans un lit de glace.

– Eh bien, lui demanda-t-elle en l’embrassant sur le front, as-tu toujours froid ?

Et sous l’impression de ce baiser, il lui sembla que son sang se figeait dans ses veines. Un instant, il crut qu’il allait mourir, mais ce malaise ne dura qu’un instant, et presque aussitôt il se sentit très bien, l’impression de froid ayant complètement disparu.

– Mon traîneau, madame ! n’oubliez pas mon traîneau ! cria le petit Peters.

La Reine prit une poignée de neige et souffla dessus, elle devint aussitôt un petit poulet blanc, auquel on attacha le petit traîneau, et qui suivit le grand traîneau en volant.

Puis la Reine des Neiges embrassa une fois encore le petit Peters, et la grand-mère et Gerda, et tout ce qui restait à la maison fut oublié.

– Et maintenant, dit la Reine des Neiges au petit Peters, je ne t’embrasserai plus, sans quoi je te ferais mourir.

Peters la regarda, jamais visage plus gracieux et plus intelligent ne lui était apparu, elle ne lui semblait plus de glace, comme lorsque, l’année précédente, elle était apparue à sa fenêtre et qu’elle lui avait fait ce premier signe qui l’avait tant effrayé. Il n’en avait plus peur du tout, et à son avis c’était tout ce que jusqu’alors il avait vu de plus parfait.

Il lui raconta qu’il savait lire et calculer, qu’il savait compter de tête et même par fractions, qu’il savait combien de milles carrés contenait le pays et quel nombre d’habitants il avait.

Elle lui demanda s’il savait ses prières.

Il lui répondit qu’il les avait oubliées.

– Tu te souviens au moins du signe de la croix ? lui répondit-elle.

Le petit Peters essaya, et ne put venir à bout de le faire.

Alors, éclatant de rire :

– Allons, allons, lui dit-elle, décidément tu es bien à moi, mon petit garçon.

Puis, comme ils étaient arrivés au bord d’une si grande étendue d’eau que l’on eût dit une mer.

– Comment allons-nous continuer notre chemin ? demanda le petit Peters avec inquiétude.

– Oh ! ne crains rien, répondit la Reine des Neiges, rien ne nous arrêtera jusqu’à mon palais.

– Et où est votre palais ? demanda Peters.

– Dans les glaces du pôle, répondit celle-ci.

Et elle souffla sur la mer, qui se glaça aussitôt.

Alors le traîneau partit emporté par le galop des deux chevaux blancs, dont les queues et les crinières gigantesques flottaient au vent.

Plus ils avançaient, plus leurs formes devenaient indistinctes. Il était impossible de distinguer si c’étaient des quadrupèdes ou des oiseaux, bientôt ils semblèrent des nuages blancs fouettés par l’aile de la tempête.

Ils passèrent par la région des loups, et les loups, qui étaient couchés, se levèrent en hurlant et suivirent le traîneau.

Puis, ils arrivèrent à la région des ours blancs, et les ours, qui étaient couchés, se levèrent en grondant et suivirent le traîneau.

Enfin, ils arrivèrent à la dernière région c’est-à-dire à celle des phoques, des morses, des veaux marins, qui n’ayant plus assez de vie pour courir se contentaient de se traîner, et qui faisaient entendre de longs cris, de sombres beuglements, lesquels semblaient appartenir au monde des fantômes, vers lequel on semblait s’approcher.

Enfin on entra dans le crépuscule éternel, et comme le petit Peters était fatigué, il s’endormit aux pieds de la Reine des Neiges.

3

Les petits souliers rouges


Maintenant, revenons à la petite Gerda.

Ce fut elle qui fut bien triste lorsqu’elle ne vit pas revenir Peters, et lorsque deux ou trois jours se passèrent sans que l’on sût où il était allé.

La pauvre grand-mère avait été s’informer de tous côtés, mais personne n’avait pu en donner de nouvelles.

Les petits garçons qui jouaient sur la place le jour de la disparition de Peters avaient raconté qu’on l’avait vu attacher son traîneau à un grand traîneau blanc qui avait fait deux fois le tour de la place, puis qui avait pris à travers les rues et était sorti de la ville.

On attendit, en espérant toujours voir tout à coup apparaître le petit Peters.

Mais peu à peu l’espérance elle-même s’évanouit. On se dit que sans doute l’enfant était tombé dans le fleuve qui côtoie la ville et s’y était noyé.

Ce fut l’objet de l’entretien de toute la veillée pendant les longs soirs d’hiver.

Puis vint le printemps avec son soleil vivifiant.

– Mon pauvre Peters est mort, disait la petite Gerda…

– Je ne le crois pas, répondait ce beau soleil.

– Mon pauvre Peters est mort, disait la petite Gerda aux hirondelles.

– Nous ne le croyons pas, répondaient les hirondelles.

– Mon pauvre Peters est mort, disait la petite Gerda à ses roses, à ses pois de senteur et à ses haricots rouges.

– Nous ne le croyons pas, répondaient les haricots rouges, les pois de senteur et les roses.

Et à force de s’entendre répéter par les fleurs, par les hirondelles et par le soleil qu’ils ne croyaient pas à la mort du petit Peters, la petite Gerda n’y crut pas non plus.

– Je veux mettre mes souliers rouges tout neufs, dit-elle un matin, ceux que Peters n’a pas encore vus, et puis je descendrai, je m’informerai de lui et le chercherai jusqu’à ce que mes souliers soient usés.

– Laissons-la faire, dit la grand-mère, c’est peut-être une inspiration du bon Dieu.

La petite Gerda descendit dans la rue et s’en alla tout droit au bord du fleuve.

– Est-il vrai, lui demanda-t-elle que tu m’aies pris mon petit camarade de jeux ? Je te donnerai mes beaux souliers rouges tout neufs si tu veux me le rendre.

Et il lui sembla que le fleuve lui faisait des signes étranges : elle prit en conséquence ses souliers rouges, c’est-à-dire ce qu’elle aimait le plus au monde après son petit ami, et les jeta tous deux dans le fleuve ; mais sans doute s’était-elle trompée lorsqu’elle avait cru que le fleuve les désirait, car une vague, qui paraissait en avoir reçu la mission particulière, les repoussa sur la rive.

Alors elle comprit que si le fleuve refusait une chose aussi précieuse que ses souliers rouges, c’est qu’il n’avait pas le petit Peters.

Elle se dit : « Puisqu’il n’est pas noyé, allons plus loin. »

Alors elle monta dans une barque, mais à peine y fut-elle que la barque se détacha toute seule et s’éloigna du rivage en suivant le cours du fleuve.

Quand la petite Gerda se vit ainsi seule au milieu du courant, et aussi loin d’une rive que de l’autre, elle commença d’avoir grand-peur et se mit à pleurer ; mais personne, excepté les passereaux, ne vit ses larmes et n’entendit ses sanglots, et quoiqu’ils eussent pitié d’elle, leurs ailes étaient trop faibles pour qu’ils pussent la porter au rivage, mais ils volaient en chantant tout autour d’elle, comme pour lui dire : « N’aie pas peur ; nous ne chanterions pas s’il devait t’arriver malheur. »

Le bateau, nous l’avons déjà dit, suivait le cours de l’eau ; la petite Gerda était assise au milieu, immobile, avec ses bas aux pieds et ses souliers rouges aux mains.

Les deux rives étaient magnifiques : de belles fleurs, de beaux arbres, des troupeaux de moutons magnifiques défilaient devant elle ; mais elle avait beau regarder, elle ne voyait pas un être humain.

« Peut-être le fleuve me conduit-il du côté du petit Peters », pensa Gerda.

Et cela la rendit plus gaie ; elle se leva alors et regarda longtemps les belles rives verdoyantes.

Bientôt elle aperçut un beau jardin rempli de cerisiers, où il y avait une maison avec des fenêtres rouges et bleues. Elle était couverte en chaume, et sur la terrasse qui en dépendait il y avait deux soldats de bois qui présentaient les armes aux barques qui passaient.

Gerda, qui les croyait vivants, leur cria :

– Savez-vous où est le petit Peters ?

Les soldats de bois ne répondirent point : Gerda crut qu’ils ne l’avaient point entendue, et se promit de les interroger quand elle serait à portée d’eux. Cela ne devait point tarder : le courant la poussait vers la terrasse.

En approchant, Gerda se mit à crier plus fort qu’elle ne l’avait fait encore, et cette fois sans doute fut-elle entendue, car une petite vieille femme sortit de la maison, en s’appuyant sur une béquille. Quoiqu’elle parût avoir cent ans au moins, elle était restée fort coquette, car elle avait sur la tête un grand chapeau rond de satin blanc, tout orné des plus belles fleurs.

– Ô mon pauvre petit enfant, dit la vieille, comment es-tu venue seule dans ce bateau, sur ce grand et rapide fleuve, si loin dans le monde ?

Et la vieille, s’avançant par l’escalier de la terrasse, entra dans l’eau jusqu’au genou, tira la barque à elle avec sa béquille, et souleva dans ses bras la petite Gerda.

Gerda, de son côté, était toute joyeuse de se retrouver sur la terre ferme, bien qu’elle eût un peu peur de la vieille femme étrangère.

– Mets d’abord tes beaux souliers rouges, pour que les cailloux ne fassent point mal à tes petits pieds, dit la vieille femme, et raconte-moi qui tu es et comment tu es venue jusqu’ici.

Gerda mit ses souliers rouges et raconta tout à la vieille, qui secouait de temps en temps la tête en faisant hum, hum ! Et quand Gerda lui eut tout raconté et demandé si elle n’avait pas vu le petit Peters, la vieille répondit que non, mais qu’elle ne devait point s’affliger pour cela, car son avis à elle aussi était que le petit Peters n’était pas mort.

Puis elle prit Gerda par la main, et toutes deux entrèrent dans la maison, dont la vieille referma la porte.

Les fenêtres étaient très hautes, les vitres en étaient rouges, bleues et jaunes, de sorte que le jour, par suite de toutes ces couleurs, était bizarre à l’intérieur ; mais dans une multitude de pots de Chine, il y avait des fleurs superbes et sur la table une corbeille de cerises magnifiques, comme la petite Gerda n’en avait pas encore vu et Gerda, invitée par la vieille, en mangea tant qu’elle voulut. Pendant qu’elle mangeait des cerises, la vieille femme la peignait avec un peigne d’or, et à mesure qu’elle la peignait, ses cheveux se bouclaient et brillaient d’un magnifique jaune d’or autour de son visage rond et souriant, qui ressemblait à une rose.

– J’ai bien longtemps désiré une si gentille petite fille, dit la vieille, et maintenant tu verras, ma chère enfant, comme nous allons vivre ensemble.

Et plus la vieille peignait les cheveux de Gerda, plus Gerda oubliait son ami le petit Peters, car la vieille était une magicienne, seulement ce n’était point une méchante mais une bonne fée, qui enchantait, mais en amateur et pour son propre plaisir.

En voyant la petite Gerda si gentille, si jolie, si confiante, elle avait désiré la garder près d’elle et s’en faire une compagnie. Pour arriver à ce but, il s’agissait donc d’abord, et avant tout de lui faire oublier le petit Peters. Or, comme Gerda lui avait beaucoup parlé de ses roses et de ses rosiers, elle pensa que si Gerda voyait dans son jardin des fleurs pareilles, cela lui ferait souvenir de celui dont elle s’était mise en quête. Elle descendit donc au jardin, étendit sa béquille sur tous les rosiers, et tous les rosiers disparurent à l’instant même, s’enfonçant dans la terre comme s’ils étaient rentrés dans des trappes.

Lorsque tous les rosiers eurent disparu, elle revint chercher la petite Gerda, qui mangeait toujours des cerises, et la conduisit dans le jardin aux fleurs. C’était un parterre qui allait jusqu’à la magnificence. Toutes les fleurs imaginables et de toutes les saisons, mais fleurissant à la fois, étaient là dans leur plus bel épanouissement. Aucun livre d’images, aucune peinture même ne saurait en rendre la beauté ni les couleurs variées.

Gerda, en voyant un si magnifique parterre, sauta de joie et se mit à jouer, ce qu’elle continua de faire jusqu’à ce que le soleil se couchât derrière les hauts cerisiers.

Alors la vieille la conduisit à un beau lit, avec des coussins de soie rouge, tout parsemé de violettes brodées, où elle s’endormit en rêvant de beaux rêves, comme fait une reine le jour de ses noces.

Le lendemain, elle put de nouveau jouer à l’air, au soleil, et au milieu des fleurs, et ainsi, sans qu’elle s’ennuyât un instant, se passèrent beaucoup de jours. Gerda connaissait chaque fleur par son nom, mais si nombreuses et si variées qu’elles fussent, il lui semblait qu’au milieu de ces fleurs il en manquait une, la plus belle de toutes. Mais il arriva qu’un jour, comme elle regardait le grand chapeau de satin blanc de la vieille, elle aperçut au milieu des fleurs qui l’ornaient une rose que la vieille avait oublié d’enlever.

– Oh ! s’écria-t-elle toute joyeuse, une rose ! comment se fait-il donc que vous n’ayez pas de roses ici ?

Et elle s’élança dans le jardin, cherchant de massifs en massifs, de plates-bandes en plates-bandes, mais elle eut beau chercher elle ne trouva point une seule rose.

Alors elle s’assit et pleura. Mais, comme ses pleurs tombaient justement à un endroit où un rosier avait existé autrefois, avant que la vieille ne les fît tous rentrer en terre, il arriva que les larmes de Gerda humectant le sol, les feuilles du rosier commencèrent de pointer, puis les fleurs, et enfin le rosier, dans toute sa splendeur, sortit de terre aussi épanoui, aussi embaumé que lorsqu’il avait disparu.

Et, sans s’inquiéter des épines, Gerda le prit entre ses bras, le pressant contre son cœur, baisant les roses, et pensant aux roses de sa fenêtre et au petit Peters.

– Oh ! comme je me suis arrêtée longtemps ! s’écria la petite fille ; comment ai-je donc fait pour oublier ainsi mon petit ami, à la recherche duquel je m’étais mise ?

Puis, se retournant vers les roses :

– Savez-vous où il est, demanda-t-elle et croyez-vous qu’il soit mort ?

– Il n’est pas mort, répondirent les roses : nous avons été dans la terre, c’est là que vont tous les morts, et nous n’avons pas vu le petit Peters.

– Alors, dit Gerda, c’est que le petit Peters est vivant.

Et en disant ces mots, elle courut au bout du jardin.

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle en regardant ses pieds, moi qui avais promis de le chercher jusqu’à ce que mes souliers rouges soient usés, et ils sont encore tout neufs ; il faut bien certainement que j’aie été ensorcelée par la vieille.

La porte était fermée, mais en appuyant sur le loquet, la porte s’ouvrit et la petite Gerda s’élança de nouveau dans le vaste monde.

Elle se mit à courir, regardant de temps en temps en arrière, mais par bonheur personne n’était là pour la poursuivre.

Elle courut tant qu’elle put courir ; enfin, la respiration lui manquant, elle s’assit sur une grande pierre.

L’été était passé, et l’on en était même aux derniers jours de l’automne.

Elle n’avait pu s’en apercevoir, dans ce beau jardin où il y avait toujours un beau soleil et où fleurissaient en tous temps des fleurs de toutes les saisons.

– Ah ! Dieu ! s’écria la petite Gerda, comme je me suis attardée. Voilà déjà l’automne, je ne puis m’arrêter ; il faut absolument que je retrouve mon ami Peters.

Et elle se remit en chemin. Seulement, plus elle avançait, plus tout autour d’elle, était froid et nu. Les longues herbes jaunissaient et la rosée en découlait comme une pluie. Chaque feuille se détachait de l’arbre et tombait l’une après l’autre. Le prunellier seul avait encore des fruits, mais ils étaient si acides qu’il était impossible de les avaler.

Oh ! qu’il faisait gris et froid dans le vaste monde !

4

Prince et princesse


Enfin Gerda dut encore se reposer, car elle sentait que ses forces l’abandonnaient, et que, si elle tentait d’aller plus avant, elle allait certainement tomber.

Elle s’assit donc sur une grosse pierre.

Juste en face de l’endroit où elle était assise, sautillait une corneille.

Cette corneille la regarda longtemps, et finit par dire :

– Krrra, krrra, b’jour, b’jour.

Elle ne savait pas mieux s’expliquer, la pauvre bête, mais il était évident qu’elle voulait du bien à la petite fille.

Aussi Gerda lui fit-elle un gentil signe de tête en lui répondant :

– Bonjour, corneille.

Alors, dans son langage toujours, la corneille lui demanda d’où elle allait et comment elle se trouvait ainsi seule.

La petite Gerda lui raconta toute son histoire et finit par lui demander :

– Corneille, mon amie, n’as-tu pas vu le petit Peters ?

La corneille réfléchit longuement et dit :

– Cela pourrait bien être, cela pourrait bien être.

La petite Gerda prit la corneille et manqua l’étouffer en l’embrassant.

– Je crois, je crois, krrra, fit la corneille, cela pourrait bien être, krrra. Le petit Peters vit, krrra, mais maintenant il doit t’avoir oubliée pour la princesse. Krrra, krrra, krrra.

– Est-ce qu’il demeure chez une princesse ? demanda Gerda.

– Oui, répondit la corneille, mais je parle mal ta langue. Est-ce que tu ne parles pas la mienne, toi ?

– Non, je ne l’ai point apprise, dit tristement la petite Gerda, et cependant j’aurais pu, car ma grand-mère la savait.

– Cela ne fait rien, répondit la corneille, je vais tâcher de parler de mon mieux, écoute.

La petite Gerda rassura la corneille lui disant que si mal qu’elle parlât, elle comprendrait bien certainement ; qu’elle pouvait donc commencer en toute tranquillité.

Et la corneille lui raconta ainsi ce qu’elle savait :

– Dans le royaume où nous sommes à présent, demeure une princesse qui est incroyablement sage et savante. Mais il faut dire aussi qu’elle est abonnée à tous les journaux qui se publient dans le monde entier. Il est vrai qu’elle a tant d’esprit qu’elle les oublie aussitôt qu’elle les a lus. Elle monta sur le trône à l’âge de dix-huit ans, et quelque temps après on lui entendit chanter une chanson qui commençait par ces mots :

 

Il est temps de me marier.

 

« Mais la fin de la chanson n’était pas si facile à dire que le commencement, car la princesse ne voulait pas seulement un prince comme il y en a beaucoup, c’est-à-dire qui sache bien porter un bel uniforme, sourire à propos et être toujours de son avis.

« Non ; elle voulait un véritable prince, beau, brave, intelligent, qui pût encourager les arts pendant la paix, se mettre à la tête des armées en cas de guerre ; enfin, elle voulait un prince comme, en regardant sur tous les trônes de la terre, elle n’en voyait pas.

« Mais la princesse ne désespéra point de trouver ce qu’elle désirait, décidée qu’elle était à ne pas s’arrêter à la condition et de choisir, dans quelque rang qu’il fût, un époux digne d’elle.

« Elle fit venir le directeur général de la presse, et les journaux parurent le lendemain entourés d’une guirlande de roses, et annonçant qu’un concours était ouvert pour obtenir la main de la princesse, et que tout jeune homme de bonne mine, âgé de vingt à vingt-cinq ans pouvait se présenter au château, causer avec la princesse, qui accorderait sa main à celui qui lui paraîtrait réunir le plus de qualités intellectuelles et morales.

Tout cela n’était guère probable, et la petite Gerda paraissait douter de la véracité du récit de la corneille, lorsque celle-ci, mettant sa patte sur son cœur :

– Je vous jure, dit-elle, que je ne vous dis que la vérité, ayant appris tous ces détails par une corneille privée qui habite le palais, et qui est ma fiancée.

Du moment où la corneille était renseignée de si bonne source, il n’y avait plus à douter de ce qu’elle disait.

– Les jeunes gens à marier accoururent de tous les côtés du royaume, c’était une foule à ne pas s’y reconnaître, une presse à ne pouvoir passer par les rues, et cependant rien ne réussit, ni le premier, ni le second jour. Tous parlaient bien et avec beaucoup d’éloquence tant qu’ils n’étaient qu’à la porte du château, mais une fois dans la cour, quand ils voyaient les gardes en uniforme d’argent, qu’après avoir monté les escaliers ils voyaient les laquais en livrée d’or, qu’après avoir traversé les grandes salles illuminées, ils se voyaient droit devant le trône de la princesse, oh ! alors, ils avaient beau chercher, ils ne trouvaient autre chose à dire qu’à répéter le dernier mot de la phrase qu’elle avait prononcée, de sorte que la princesse n’avait pas besoin d’en entendre davantage, et savait du premier coup à quoi s’en tenir sur eux. On eût dit que tous ces gens-là avaient pris un narcotique qui endormait leur esprit, et qu’ils ne retrouvaient la parole qu’une fois hors du palais. Il est vrai qu’une fois là, elle leur revenait surabondamment, tous parlaient à la fois, se répondant les uns aux autres ce qu’ils eussent dû répondre à la princesse, si bien que c’était un caquetage à ne pas s’entendre. Il y avait là toute une rangée de bourgeois imbéciles qui attendaient leur sortie, et qui riaient de leur désappointement. J’y étais, et je riais avec eux de tout mon cœur.

– Mais le petit Peters, mais le petit Peters, demanda Gerda, tu ne me parles pas de lui.

– Attends donc, attends donc, dit la corneille, nous y viendrons au petit Peters. C’était le troisième jour, voilà qu’il vint un petit bonhomme sans voiture, sans cheval, tout joyeux, il marcha droit au château, ses yeux brillaient comme les tiens, il avait de beaux cheveux longs, mais d’ailleurs de pauvres habits.

– C’était Peters, c’était Peters, s’écria Gerda dans sa joie, oh ! alors, je l’ai retrouvé.

Et dans son contentement, oubliant sa fatigue, elle sautait et frappait des mains.

– Il avait, continua la corneille, qui ne se laissait pas facilement couper la parole, un petit havresac sur le dos.

– Vous ne me parlez pas de son traîneau. Il devait avoir son traîneau, puisque c’est avec son traîneau qu’il est parti.

– C’est possible, reprit la corneille, peut-être était-ce son traîneau et non un havresac qu’il avait sur le dos, je n’y ai pas regardé de si près. Mais voilà ce que je sais de ma fiancée la corneille apprivoisée quand il passa la grande porte du château et qu’il vit les gardes tout en argent, quand il eut monté les escaliers et qu’il vit les laquais tout en or, il ne parut pas le moins du monde intimidé, il fit un petit signe amical et dit :

« – C’est trop ennuyeux de rester sur l’escalier à attendre, moi, j’entre.

« Il entra dans les salles illuminées, et là où les conseillers de la princesse, tout vêtus d’habits brodés, allaient pieds nus pour ne pas faire de bruit, il alla avec ses souliers qui criaient tout haut, mais cela ne le démonta pas le moins du monde.

– C’était le petit Peters, c’était le petit Peters, cria Gerda, je sais qu’il avait des souliers neufs, je les ai entendus crier dans la chambre de la grand-mère.

– Oui vraiment ils criaient, reprit la corneille, mais lui, sans s’en inquiéter, alla courageusement tout droit à la princesse, qui était assise sur une perle grosse comme la roue d’un rouet, et toutes les dames de la cour avec leurs dames d’atours, et les dames d’atours de leurs dames d’atours, et tous les seigneurs avec leurs serviteurs, et les serviteurs de leurs serviteurs qui, à leur tour, avaient tous un petit laquais, étaient rangés dans la salle, et plus près ils étaient de la porte, plus ils avaient l’air fiers.

– Oh ! cela devait être bien imposant, dit la petite Gerda, et cependant, dis-tu, Peters n’a pas été un seul instant déconcerté ?

– Pas un instant, dit la corneille. Il se mit à parler, à ce que m’a dit ma fiancée la corneille apprivoisée, dans la langue du pays, presque aussi bien que je le fais moi-même quand je parle dans ma langue de corneille.

– Ah ! c’est bien là mon cher petit Peters, dit Gerda, il avait tant d’esprit ! Il savait compter de tête, même avec fractions. Ne voudrais-tu pas me conduire au château, ma belle corneille ?

– Oui da, c’est bientôt dit, répondit la corneille, mais comment arrangerons-nous cela ? Je vais en causer avec ma fiancée, elle pourra nous donner un bon conseil, car il faut que je te dise qu’il n’y a pas d’exemple qu’une petite fille de ton âge soit entrée au château.

– Oh ! si fait, si fait, j’y entrerai, répondit résolument la petite Gerda, dès que Peters saura que je suis là, il sortira et me fera entrer.

– Attends-moi donc ici, dit la corneille, je reviendrai le plus tôt que je pourrai.

Et elle secoua la tête et s’envola.

Ce ne fut qu’assez tard dans la soirée que la corneille fut de retour.

– Krrra, krrra, krrra, fit-elle, je te salue trois fois de la part de ma fiancée. Voici un petit pain que j’ai pris pour toi à la cuisine, car tu dois avoir faim. Il n’est pas possible que tu entres au château, les gardes en argent et les laquais en or ne te laisseront jamais passer. Mais ne t’afflige pas ; tu pourras monter dans les greniers, et une fois là, ma fiancée connaît un petit escalier dérobé qui conduit à la chambre à coucher, et elle sait où en prendre la clef, suis-moi donc.

La petite Gerda suivit la corneille, qui marchait en sautillant devant elle, et elles arrivèrent à la grille du parc ; les deux battants en étaient tenus par une chaîne ; mais comme la chaîne était un peu lâche et que Gerda était toute mignonne, elle put passer par l’entrebâillement.

Quant à la corneille, elle passa entre les barreaux.

Une fois dans le parc, elles prirent la grande allée, où les feuilles commençaient à craquer sous les pieds. Arrivées au bout de l’allée elles se cachèrent dans un massif et attendirent que les lumières du château s’éteignissent les unes après les autres. Lorsque la dernière fut éteinte, la corneille conduisit Gerda à une petite porte toute cachée dans des lierres.

Il fallait voir comme le cœur de Gerda battait de crainte et de bonheur ; on eût dit qu’elle allait faire quelque chose de mal, tant son émotion était grande, et cependant elle voulait seulement s’assurer si c’était bien le petit Peters qui était au château.

Oui, ce devait être lui, et Gerda se le rappelait tel qu’il était, avec son charmant sourire et ses yeux intelligents, lorsque tous deux ils étaient assis sous les roses. Allait-il être joyeux de la revoir ! allait-il être content de l’entendre raconter tout le long chemin qu’elle venait de faire pour le retrouver ! d’apprendre d’elle combien tout le monde au logis avait été affligé de ne pas le voir revenir ! Elle en frissonnait d’une telle joie que l’on eût dit de la terreur.

Elles étaient alors dans l’escalier, une petite lampe brûlait sur une armoire. Sur la première marche du palier se tenait la corneille apprivoisée, tournant la tête pour mieux voir Gerda, laquelle faisait à la corneille la révérence, ainsi que la grand-mère le lui avait enseigné.

Enfin la corneille prit la parole :

– Ma chère demoiselle, dit-elle, mon fiancé m’a dit tant de bien de vous, que je suis tout à votre dévotion. Veuillez prendre la lampe qui est sur l’armoire, et je vous précéderai. Nous pouvons aller tout droit ; je suis sûre ici de ne rencontrer personne.

– Et cependant, dit Gerda, on dirait que nous ne sommes pas seules. Tenez, ne voyez-vous point passer des ombres sur la muraille ? Voici des chevaux montés par des écuyers et des pages, voici des piqueurs, des seigneurs et des dames à cheval ; et de l’autre côté, voyez comme c’est triste : voici une belle jeune fille vêtue tout de blanc, couronnée de roses blanches, couchée dans une bière, et autour d’elle des gens qui pleurent.

– Ce sont les rêves qui viennent prendre les pensées des hôtes endormis du château, et qui les emportent vers les plaisirs ou la douleur. Tout est pour le mieux, car cela nous prouve que le sommeil est déjà entré, attendu que les rêves ne viennent qu’après lui.

Elles arrivèrent ainsi dans la première salle. Elle était tendue de satin rose avec des bouquets d’or et d’argent. Les salles, au fur et à mesure qu’elles approchaient, étaient de plus en plus magnifiques. C’était d’une richesse à éblouir les yeux. Enfin elles entrèrent dans la chambre à coucher. Le dais du lit était figuré par un palmier au feuillage d’émeraudes. À sa tige étaient suspendus deux lits ayant chacun la forme d’un lis, l’un était blanc, et c’était celui de la princesse, l’autre était rouge, et c’était celui du prince. La petite Gerda monta sur l’estrade couverte de riches tapis par laquelle on y arrivait. Et voyant une tête couverte de cheveux noirs bouclés elle s’écria :

– Oh ! c’est bien mon petit Peters !

Et elle appela : Peters ! Peters !

Le prince se réveilla et tourna la tête du côté de Gerda.

Ce n’était point le petit Peters !

Mais au même instant, du milieu du lis blanc, la princesse leva la tête et demanda ce que c’était.

Alors la petite Gerda se prit à pleurer, et, tout en pleurant, raconta son histoire avec tout ce que les deux corneilles avaient fait pour elle.

– Pauvre petite, dirent le prince et la princesse, et ils louèrent les deux corneilles de ce qu’elles avaient fait, disant qu’ils n’étaient point du tout fâchés, puisque cela leur valait la connaissance d’une si gentille petite fille. Mais cependant elles ne devaient pas recommencer dorénavant de peur de ne pas si bien réussir.

Du reste on les récompenserait.

– Voulez-vous votre liberté, demanda la princesse aux deux oiseaux, ou bien préférez-vous la place de conseillers de la couronne, avec toute la desserte du palais pour appointements ?

Les deux corneilles s’inclinèrent en signe de remerciement, priant le prince et la princesse de leur accorder une position fixe, car elles songeaient à la vieillesse, ayant déjà, le mâle cent cinquante et la femelle cent quarante ans, et ils se disaient :

– Si nous vivons trois cents ans, c’est-à-dire l’âge des corneilles, il est bon d’avoir quelque chose d’assuré pour nos vieux jours.

Il fut donc convenu qu’à partir du lendemain les deux corneilles entreraient au Conseil d’État.

En attendant, comme on ne savait où coucher la petite Gerda et comme le prince voulait lui céder son lit, la princesse lui fit une place à côté d’elle, lui souhaita une bonne nuit et l’embrassa.

Elle ne pouvait faire davantage.

Gerda joignit ses deux petites mains, fit sa prière et s’endormit en disant :

– Oh ! que les hommes et les bêtes sont bons dans le vaste monde !

Alors les rêves qui étaient entrés pour la petite Gerda vinrent se jouer autour du lit, ils tiraient un traîneau dans lequel était assis le petit Peters, qui lui faisait signe de la tête, mais tout cela n’était qu’un rêve, et par conséquent disparut quand elle s’éveilla.

Le jour suivant, la princesse l’habilla de la tête aux pieds de velours et de soie, elle voulut lui mettre aux pieds de charmantes petites pantoufles de drap d’or avec des fleurs cerise, mais Gerda dit qu’elle avait fait vœu d’user ses souliers rouges à la poursuite de Peters, et qu’elle ne pouvait manquer à son vœu.

La princesse voulait la nommer demoiselle d’honneur et lui donner une belle chambre à coucher au château, mais elle refusa, priant qu’on lui donnât seulement une petite voiture avec un petit cheval, car elle voulait se remettre immédiatement à la recherche de son ami Peters.

Comme elle voulait partir sans retard, la princesse donna des ordres, et l’on vit s’arrêter à la porte un petit carrosse doré attelé de deux chevaux, avec un postillon à la Daumont. Les armes du prince et de la princesse brillaient sur les panneaux comme deux étoiles. Le prince et la princesse mirent eux-mêmes la petite Gerda en voiture, lui souhaitant toute sorte de bonheur. La corneille des bois qui le matin même s’était mariée avec sa fiancée, l’accompagna pendant les trois premiers milles. Elle était assise à ses côtés, ne pouvant supporter d’aller en arrière. Quant à l’autre corneille, elle était restée battant des ailes sur la porte du palais. Elle n’accompagna ni la petite Gerda ni son mari, disant qu’elle avait une forte migraine, ce qui lui venait de ce qu’elle mangeait trop depuis qu’elle avait une position fixe.

Les corneilles, et même les corbeaux, qui les avaient connus autrefois, prétendaient, non sans raison, que les honneurs leur avaient tourné la tête.

L’intérieur du carrosse était bourré de sucreries et dans la caisse du siège il y avait des fruits et des croquignoles.

– Adieu, et bon voyage, crièrent le prince et la princesse en essuyant chacun une larme.

La petite Gerda pleurait aussi, et il n’y avait pas jusqu’à la corneille qui ne bâillât de toute la largeur de son bec, ayant le cœur serré.

Ils firent ainsi les premiers milles, alors la corneille lui dit adieu à son tour, et cet adieu fut pour la petite Gerda le plus pénible de tous.

Quant à la corneille, elle vola tout à la cime de l’arbre le plus élevé et là, battit des ailes tant qu’elle put voir le carrosse qui brillait aux rayons du soleil.

5

La petite fille des voleurs


Lorsque la nuit vint, la petite Gerda se trouva à l’entrée d’un bois sombre, rendu plus sombre encore par l’obscurité.

Le postillon descendit et alluma les lanternes, de sorte que la lumière se refléta sur le carrosse doré.

En le voyant briller ainsi, des voleurs qui étaient embusqués dans le bois se dirent :

– La chose n’est pas possible, c’est un carrosse d’or massif.

Et ils se précipitèrent sur le carrosse, arrêtèrent les chevaux, tuèrent le postillon, et tirèrent la petite Gerda tout effrayée hors de la voiture.

– Elle est gentille et grassouillette, dit la vieille femme du chef des voleurs, laquelle avait une longue barbe grise et des sourcils qui lui tombaient sur les yeux.

Elle portait sur son dos sa fille, qui était à peu près de l’âge de la petite Gerda.

Et comme non seulement elle était voleuse mais encore ogresse, elle lui tâta les reins et les bras ajoutant :

– Cela sera aussi bon à manger qu’un agneau gras !

Et elle dégaina un long couteau, qui luisait à faire horreur.

– Aie ! s’écria l’ogresse au même moment.

Sa fille, qu’elle portait sur son dos, venait, par gentillesse, de lui mordre l’oreille jusqu’au sang.

– Méchante bête ! s’écria la mère, ce n’est pas pour rien que tu es fille d’ogresse, va !

– Je ne veux pas qu’on la tue, dit la petite fille des voleurs, elle jouera avec moi, elle me donnera ses beaux habits et ses souliers rouges, et elle dormira dans mon lit avec moi.

– Non pas, dit l’ogresse, non pas, je la garde pour la manger en papillon.

Mais elle n’avait pas achevé que sa fille la mordit à l’autre oreille, de telle sorte qu’elle en bondit de douleur.

Et tous les brigands riaient et se moquaient d’elle.

– Je veux entrer dans la voiture, cria la petite fille.

Et il fallut faire sa volonté, tant, en tous ses désirs, elle était opiniâtre.

– Là, dit-elle, maintenant, je veux que l’on mette la petite fille auprès de moi.

Et il fallut mettre Gerda près d’elle.

Gerda et la petite fille des voleurs étaient donc assises dans la voiture qui roulait par-dessus les fossés et les racines d’arbres, en s’enfonçant dans la profondeur du bois.

La petite fille des voleurs était, comme nous l’avons déjà dit, de l’âge de Gerda, et à peu près de sa taille, mais elle était plus large d’épaules ; elle avait de grands yeux noirs, et une bouche grande aussi mais belle à cause des dents blanches et aiguës qui la meublaient.

Avec tout cela, elle semblait triste.

Elle prit Gerda par la taille et lui dit :

– Sois tranquille, tant que je ne serai pas fâchée contre toi, on ne te tuera point. Tu dois être au moins une princesse ?

– Non, répondit Gerda, je suis une pauvre petite fille, au contraire, et ce n’est que par hasard que je me trouvais dans une si belle voiture.

Et elle lui raconta toute son histoire et combien elle aimait le petit Peters.

Quand Gerda eut fini, la petite fille des voleurs essuya les larmes qui coulaient de ses yeux, en disant :

– Nous verrons, nous verrons !

Le carrosse s’arrêta. Les deux petites filles étaient arrivées au milieu de la cour du château des brigands. C’était un grand bâtiment tout crevassé du haut en bas ; des corbeaux et des corneilles s’envolaient par les fentes ; mais c’étaient des corbeaux et des corneilles sauvages, qui étaient loin de ressembler aux corneilles du prince et de la princesse ; puis, de tous les coins de la cour, de gros bouledogues, dont chacun pouvait dévorer un homme, s’élancèrent silencieusement.

Ils avaient tous la langue coupée de peur qu’ils aboyassent, et qu’en aboyant ils ne dénonçassent le château des voleurs.

– As-tu jamais mangé des langues de chien aux fines herbes ? demanda la fille des voleurs à Gerda.

– Jamais, répondit celle-ci avec un mouvement de répugnance.

– Tu as tort, répondit la petite fille, c’est très bon.

On entra dans le château.

Au milieu du plancher pavé de dalles d’une grande salle basse brûlait un grand feu. La fumée montait au plafond et sortait comme elle pouvait. Dans une grande marmite cuisait la soupe, et à trois broches cuisaient, d’abord un sanglier, puis un chevreuil tout entier, puis dix ou douze lièvres et quinze ou vingt lapins.

C’était le souper des voleurs.

– Tu dormiras cette nuit avec moi dans mon lit, au milieu de tous mes animaux, dit la petite fille.

La vieille donna à boire et à manger aux deux enfants, puis elles se retirèrent dans un coin où il y avait de la paille et des tapis.

C’était le lit de la petite fille.

Au-dessus du lit étaient perchés une centaine de pigeons que la fille des voleurs engraissait et mangeait sans pitié, quoiqu’elle les connût, les caressât et les nourrît. Les pigeons semblaient tous dormir, cependant ils se bougèrent un peu quand les deux petites filles se couchèrent.

– Maintenant, dit la petite fille, voici ma monture habituelle, et elle frappa contre un petit enclos de bois treillagé à jour.

Gerda s’attendait à voir s’élever soit un petit cheval, soit un petit mulet, soit un petit âne, mais elle vit bondir sur ses pieds un animal qu’elle ne connaissait pas et qui ressemblait au cerf ; mais son bois était plus grand proportionnellement et avait une autre forme.

– Oh ! le singulier animal, demanda la petite Gerda, comment s’appelle-t-il ?

– C’est un renne, répondit la petite fille. Il vient d’un pays où il n’y a pas de chevaux, et les habitants de ce pays les attellent à leurs traîneaux. Il nous le faut sans cesse tenir à la chaîne, sans quoi il se sauverait et retournerait dans le royaume des Neiges. Mais chaque soir je lui chatouille la gorge avec mon couteau, et comme il est prévenu qu’à sa première tentative de fuite, je lui couperai le cou pour boire son sang tout chaud, il se tient assez tranquille.

Et la petite fille des voleurs tira d’une fente de la muraille, comme d’une gaine, un long couteau qu’elle fit passer sur le cou du renne, la pauvre bête trembla aussitôt de tout son corps, bramant tristement, mais la petite fille ne faisait que rire de sa terreur.

Puis elle se mit définitivement au lit avec Gerda.

– Est-ce que tu te couches avec ce long couteau près de toi ? demanda la petite Gerda en jetant sur l’arme un regard inquiet.

– Toujours, répondit la fille des voleurs ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

La fille des voleurs passa un bras autour du cou de Gerda, et, tenant son couteau de l’autre main, elle s’endormit et commença de ronfler, qu’on eût pu l’entendre de la cour.

Mais la pauvre Gerda ne pouvait dormir, et elle demanda à deux pigeons qui se caressaient :

– N’avez-vous pas vu, par hasard, le petit Peters et son traîneau ?

– Kourrou, kourrou, kourroukou ! firent les pigeons ; oui, nous l’avons vu.

– Oh ! alors, mes chers petits pigeons, dit la petite Gerda en joignant les mains comme pour les implorer, dites-moi que faisait-il, et où allait-il ?

– Il était assis dans le char de la Reine des Neiges, qui passait tout près de nous au-dessus du bois, tandis que nous étions encore dans notre nid. La Reine des Neiges souffla sur les petits ramiers, et à l’exception de nous deux, continua le pigeon en montrant sa compagne, tous moururent. Kourrou, kourrou, kourroukou.

– Et où allait la Reine des Neiges ? demanda Gerda.

– Probablement en Laponie, où il y a toujours de la neige et de la glace. Son petit traîneau le suivait attelé d’un gros poulet blanc.

– Et à qui faut-il que je m’informe pour être sûre qu’il allait en Laponie ? demanda la petite Gerda.

– Au renne, dirent les ramiers, il est de ce pays-là. Kourrou, kourrou, kourroukou.

– Là où il y a toujours de la neige et de la glace, soupira le renne ; là, il fait magnifique, là, on bondit joyeux et libre dans les grandes vallées luisantes, là, la Reine des Neiges a dressé sa tente d’été. Mais son château d’hiver est tout près du pôle, dans une île de glace qu’on appelle le Spitzberg.

– Ô Peters, pauvre Peters, soupira Gerda, comme il doit avoir froid !

– Reste tranquille, dit la petite fille des voleurs, et ne parle pas et ne remue pas ainsi, ou bien, pour te faire tenir tranquille, je t’enfonce mon couteau dans le cœur.

Gerda eut grand peur, elle se tut et resta sans faire un mouvement. Le matin, la petite fille des voleurs demanda à Gerda :

– Que disais-tu donc cette nuit à mes pigeons et à mon renne ?

Gerda lui raconta alors que les pigeons avaient vu passer le petit Peters dans son traîneau, avec la Reine des Neiges, qui l’emmenait en Laponie.

La petite fille devint sérieuse. Mais secouant la tête :

– N’importe, dit-elle.

Et se tournant vers le renne, elle lui demanda :

– Sais-tu où est la Laponie ?

– Qui pourrait mieux le savoir que moi ? répondit l’animal, puisque c’est mon pays : j’y suis né, j’y ai été élevé et j’ai bondi à travers ses champs de neige.

Et ses yeux brillèrent comme s’il revoyait sa patrie.

– Écoute, dit la petite fille des voleurs à Gerda, tu vois que tous nos hommes sont partis en expédition. Il ne reste ici que ma mère pour leur faire la cuisine ; mais vers midi, elle vide une grande gourde qui contient six bouteilles et elle s’endort ; aussitôt qu’elle sera endormie, je ferai quelque chose pour toi.

La petite Gerda attendit midi avec impatience ; à midi, comme le lui avait dit la fille des voleurs, la vieille vida sa gourde tout d’un trait et s’endormit.

Alors la fille des voleurs alla vers le renne et lui dit :

– Je pourrais encore longtemps me donner du plaisir en te passant mon couteau sur la gorge ; car alors tu as si peur, que j’en crève de rire. Mais n’importe, je vais te détacher et te mettre dehors afin que tu puisses retourner en Laponie ; mais c’est à une condition, c’est que tu porteras cette petite fille au château de la Reine des Neiges, où est son petit compagnon.

Le renne fit un bond de joie.

– Alors, tu t’y engages positivement ?

– Foi de renne ! dit-il, je la descendrai dans la cour même du château.

La fille des voleurs sangla un coussin sur le dos du renne, hissa la petite Gerda sur le coussin, l’attacha avec des courroies, lui mit au pied, par-dessus ses petits souliers rouges tout cirés, des bottines en poil de lapin, aux mains des gants de même poil, appartenant à sa mère et dans lesquels les bras de la petite Gerda entraient jusqu’au coude, puis elle l’embrassa.

La petite Gerda versait des larmes de joie.

– Ah ! je ne puis souffrir que tu pleurniches ainsi, lui dit son amie ; tu dois maintenant avoir la mine joyeuse, puisque tu vas retrouver ton petit compagnon.

Puis elle ajouta :

– Tiens, voici deux pains et un jambonneau, pour que tu ne meures pas de faim.

Et elle les attacha sur le dos du renne.

Puis elle sortit la première, attacha les bouledogues dans leurs niches, revint près de Gerda, et, coupant avec son couteau le licou du renne, elle lui dit :

– Pars maintenant, mais prends bien garde à la petite fille.

Gerda étendit les mains vers la fille des voleurs en signe d’adieu, et le renne s’élança hors du château, puis hors de la cour, puis à travers les bois. À peine si on eût pu le suivre des yeux ; il traversait les vallées, les fleuves, les steppes, comme s’il eût eu des ailes ; les loups hurlaient derrière lui, les corbeaux croassaient au-dessus de lui. Le renne volait plutôt qu’il ne galopait ; le feu lui sortait des naseaux.

– Ah ! voilà mes étoiles du pôle, dit le renne ; regarde comme elles brillent !

Et, à cette vue, le renne redoublait encore de vitesse.

Il courut ainsi huit jours et huit nuits, les deux pains étaient mangés, et aussi le jambonneau !

Mais, ils étaient en Laponie !

6

La Laponne et la Finnoise


Le renne ne s’arrêta que devant une petite maison ; nous eussions dû dire une chaumière, et même une chaumière des plus pauvres : c’était triste à voir ; le toit touchait la terre et la porte était si basse que ceux qui l’habitaient devaient, pour en sortir et pour y rentrer, ramper sur le ventre.

Dans la chaumière, il y avait une vieille Laponne qui faisait cuire du poisson à la lueur d’une lampe où brûlait de l’huile de baleine.

Elle était seule à la maison.

Le renne raconta l’histoire de Gerda, après avoir toutefois raconté la sienne, qui lui paraissait bien autrement intéressante ; quant à Gerda, elle était tellement prise par le froid qu’elle ne pouvait parler.

– Ah ! mes pauvres enfants, dit la Laponne, confondant l’animal et l’enfant sous la même dénomination, vous avez encore loin à courir. Il vous faut aller encore à trois cents milles au moins dans la Finlande. C’est là que demeure la Reine des Neiges. Je vais vous écrire deux mots sur un hareng saur bien sec, attendu que je n’ai ni encre, ni plume, ni papier. Vous le remettrez à une sorcière finlandaise de mes amies. Elle saura mieux vous renseigner que moi.

Elle prit son couteau par la lame, et avec la pointe grava deux mots sur le hareng saur.

Puis, quand la petite Gerda se fut réchauffée et eut bu et mangé, elle la lia de nouveau sur sa monture, qui partit aussitôt et qui toute la nuit courut à la lumière d’une de ces aurores boréales qui font du ciel une véritable tenture de flamme.

Enfin le matin venu, ils arrivèrent en Finlande, et comme le renne avait reçu tous les renseignements nécessaires pour ne pas se tromper, il s’arrêta juste à la chaumière de la sorcière.

On frappa à la porte de la hutte ; la Finnoise ouvrit la porte, et fit entrer le renne et la petite Gerda, qui lui remit le hareng saur de la Laponne. La Finnoise lut par trois fois les deux mots qui y étaient écrits, et comme ils lui étaient bien entrés dans la mémoire, elle mit le hareng sur les braises, car c’était une sorcière fort économe que la Finnoise, et qui ne laissait rien perdre.

Puis elle s’occupa de la petite Gerda, la détacha de dessus le renne, et comme il faisait horriblement chaud dans sa hutte, elle lui ôta ses gants et ses bottes fourrées.

Après quoi elle demanda à l’animal et à l’enfant qui lui étaient si chaudement recommandés par son amie, qui ils étaient.

Alors le renne, comme il avait fait chez la Laponne, raconta d’abord son histoire, puis celle de la petite Gerda ; et la Finnoise, tout en écoutant, clignait de son œil intelligent, mais ne disait rien.

– Je sais que tu es sorcière, dit le renne, et une sorcière si savante que tu peux lier les quatre vents avec le même fil. Si le pilote habile défait un nœud seulement il a zéphyr, s’il en défait un second il a zéphyr et borée, mais s’il a l’imprudence de défaire les deux autres il a Notus et Aquilon, c’est-à-dire l’ouragan complet, la tempête dans toutes les règles. Ne veux-tu pas faire quelque chose pour la petite Gerda, comme, par exemple, de lui faire avaler une boisson qui lui donnerait la force de douze hommes, et un souffle plus puissant que celui de la Reine des Neiges.

– Pour quoi faire ? demanda la Finnoise.

– Pour que la petite Gerda puisse enlever son ami Peters à la Reine des Neiges.

– Il faut d’abord savoir, dit la Finnoise, s’il est réellement chez elle.

– Mais comment allez-vous savoir cela ? demanda Gerda.

– Par la puissance de mon art, répondit la sorcière.

Et elle entoura le renne et la petite Gerda d’un cercle tracé par sa baguette, après quoi elle alla droit à une planche, y prit une grande peau roulée et la déroula.

La peau était couverte de caractères étranges, mais cependant la Finnoise lut, lut, lut tant et si longtemps et avec tant d’ardeur, que la sueur lui en coulait le long du visage et ruisselait jusqu’à terre.

Puis elle rentra dans le cercle où elle avait enfermé le renne et la petite Gerda, et se penchant à l’oreille du renne :

– Le petit Peters est en effet chez la Reine des Neiges, où il trouve tout à son goût et se figure qu’il habite le plus charmant endroit du monde ; mais cela provient de ce qu’il a reçu dans l’œil un éclat du miroir du diable qui a pénétré jusqu’au cœur. Il faut d’abord que l’éclat de verre soit sorti de là, sans quoi la Reine des Neiges conservera éternellement son empire sur lui.

– Mais, dit le renne, ne pourrais-tu pas donner quelque talisman à Gerda qui lui fasse prendre empire sur la Reine des Neiges et le petit Peters ?

– Je ne saurais, répondit la sorcière, lui donner un plus grand pouvoir que celui qu’elle a déjà. Ne vois-tu pas combien il est grand ? Ne vois-tu pas comment hommes et animaux lui obéissent ? comment avec de pauvres petits souliers rouges elle a fait autant de chemin que le Juif Errant ! Ce n’est pas de nous qu’elle peut obtenir ce pouvoir. Elle l’a ; il lui vient de Dieu, il est dans son cœur : il consiste en ce qu’elle est une enfant douce et pieuse. Si elle ne peut point pénétrer par elle-même chez la Reine des Neiges et tirer elle-même le verre du cœur de Peters, nous n’y saurions que faire, nous autres. Or, à deux milles d’ici commence le jardin de la Reine des Neiges, portes-y la petite Gerda, dépose-la près d’un grand arbuste qui porte des baies rouges. Ne t’amuse point à bavarder et dépêche-toi de revenir.

Et la Finnoise hissa la petite Gerda sur le renne, qui se mit à courir tant qu’il put.

– Oh ! s’écria la petite Gerda, dès qu’elle fut dehors et qu’elle sentit l’impression du froid ; oh ! je n’ai plus mes gants, je n’ai plus mes bottines de poil, je n’ai plus que mes pauvres souliers rouges qui sont tout déchirés et dont les semelles ne tiennent plus aux quartiers, arrête, bon renne, arrête.

Mais le renne avait reçu ses instructions, il ne se hasarda point à s’arrêter et à retourner chez la Finnoise, il courut jusqu’à ce qu’il arrivât à l’arbuste aux fruits rouges, là il déposa Gerda, lui lécha les deux joues, et s’en retourna en courant et en pleurant de grosses larmes.

Et la pauvre petite Gerda demeura là sans gants et avec ses souliers tout usés, au bout de la Finlande, au milieu des glaces impitoyables et des neiges mortelles.

Elle marcha devant elle aussi vite qu’elle put ; mais voilà tout à coup qu’une armée de flocons de neige arriva, s’apprêtant non seulement à lui disputer le passage, mais à l’envelopper et à la faire périr. Seulement, ce qu’il y avait d’extraordinaire, c’est que ces flocons de neige ne tombaient point du ciel, qui était pur et tout brillant d’étoiles, quoique l’on dût être ailleurs en plein jour ; mais ils marchaient, ou plutôt roulaient sur la terre, et plus ils roulaient, plus ils grossissaient, comme c’est l’habitude des pelotes de neige, et, en grossissant, ils s’animaient et prenaient des formes effrayantes, tout en restant blancs et glacés. Ils avaient les formes les plus bizarres ; les uns ressemblaient à des porcs-épics, les autres à des serpents à plusieurs têtes, les autres à des ours, les autres enfin à des chiens et à des loups ; c’était l’avant-garde de la Reine des Neiges.

Des flocons de neige vivants.

Alors, la petite Gerda se voyant en danger d’être dévorée par tous ces monstres dont elle n’avait jamais entendu parler et de l’existence desquels elle ne se faisait pas même l’idée, commença de dire son Notre Père, et le froid était si grand qu’à mesure qu’elle le disait, elle pouvait voir sa propre haleine lui sortant de la bouche comme une fumée ; mais son haleine devint de plus en plus épaisse et, à son grand étonnement se décomposa en une foule de petits anges qui grandissaient, grandissaient au fur et à mesure qu’ils touchaient la terre, et tous avaient le casque sur la tête, la lance à la main gauche et le bouclier au bras droit. Le casque, la lance et le bouclier étaient d’or pur, et le nombre des anges augmentait toujours au fur et à mesure que Gerda disait sa prière, et quand la prière fut finie, elle se trouva à son tour entourée de toute une légion.

Alors les anges se serrèrent autour de Gerda et frappèrent de leurs lances d’or les affreux flocons de neige qui, aussitôt qu’ils étaient touchés par les armes divines, éclataient en cent morceaux. À cette vue, la petite Gerda reprit courage et marcha en avant, entourée de ses anges, qui caressaient et réchauffaient du bout de leurs ailes ses mains et ses pieds.

Bientôt elle aperçut une masse blanche qu’elle comprit être le palais de la Reine des Neiges.

Mais à cette heure il nous faut abandonner la petite Gerda, sur laquelle nous voilà un peu rassurés, et voir ce que faisait Peters. Peut-être pensait-il à sa petite amie, mais à coup sûr il ne se doutait guère qu’elle était si proche de lui.

7

Du château de la Reine des Neiges et de ce qui s’y passa


Les murs du château étaient formés par la neige qui chasse, et les portes et les fenêtres par le vent qui coupe ; il contenait plus de cent salles, toutes formées de neige, tombant comme un rideau blanc, mais sans jamais s’amasser. La plus vaste de ces chambres avait à elle seule plus de trois milles ; la blanche lumière du nord les éclairait, et elles étaient toutes si grandes, si vides, si blanches, si glaciales, qu’elles étaient mortellement tristes à regarder. Jamais, dans ce palais, le moindre plaisir ni la moindre animation. Pas un pauvre petit bal, où les femmes des ours blancs pussent déployer, en se balançant, leurs grâces naturelles, tandis que la tempête eût servi d’orchestre. Jamais la plus petite soirée de jeu entre loups et blaireaux, jamais la plus petite invitation à prendre le thé ou le café, aux femmes et aux filles des renards bleus et des martres. Non, les salles de la Reine des Neiges étaient éternellement vides, vastes et calmes. Au milieu de ces salles interminables, et dans la plus grande de toutes était un lac gelé au milieu duquel s’élevait un trône de glace ; c’était là que se tenait la Reine des Neiges quand elle était au logis, et alors elle prétendait être assise sur le miroir de l’esprit, le plus grand et le meilleur qu’il y eût au monde.

Le petit Peters était devenu tout bleu de froid, mais il ne s’en apercevait point, parce que la Reine des Neiges lui avait enlevé la crainte du froid par ses baisers et que, grâce à l’éclat de verre qui avait pénétré jusqu’à son cœur, il était devenu pareil à un glaçon. Il passait sa vie à assembler des éclats de glace sur lesquels il y avait des lettres, comme on fait quand on joue à un jeu que vous connaissez bien, c’est-à-dire au casse-tête chinois, afin d’en former soit une figure, soit un mot. Et jamais il ne parvenait à former la figure qu’il voulait et qui était un soleil, jamais à écrire le mot qu’il cherchait et qui était le mot Éternité. Car la Reine des Neiges lui avait dit : « Quand de tous ces glaçons qui ont chacun une forme différente, et qui portent chacun une lettre, tu auras formé un soleil ayant à son centre le mot Éternité, tu redeviendras ton maître et je te donnerai le monde entier avec une paire de patins neufs. »

Mais il ne venait point à bout de faire son soleil et d’écrire le mot Éternité.

En attendant, il dessinait les figures les plus bizarres et les plus incohérentes, qui lui semblaient magnifiques et qui lui faisaient passer le temps sans qu’il s’aperçût que le temps passât.

Un jour, la Reine des Neiges lui dit :

– Je vais partir pour les pays chauds. Je veux aller regarder ce qui se passe au fond des marmites noires que fait bouillir le feu éternel – c’était ainsi que la Reine des Neiges appelait l’Etna, le Vésuve, le Stromboli et les autres volcans –, je vais les blanchir un peu, cela fera du bien aux citrons et aux raisins.

Et la Reine des Neiges s’envola, et Peters resta seul à assembler ses morceaux de glace, dans la grande salle vide et glacée. Tout à coup, quelque chose craqua en lui, et il demeura raide et immobile. On eût pu le croire gelé.

C’était juste en ce moment que la petite Gerda entrait au château par la grande porte. Elle était fermée par le vent qui coupait, mais elle dit un Ave, Maria, et le vent tomba comme s’il allait se coucher. Alors elle traversa la cour, où elle laissa le reste de ses pauvres petits souliers rouges, entra dans les grandes salles vides et froides, et parvint enfin à celle où était le lac glacé et où se tenait le petit Peters.

Dès la porte elle le reconnut, et, courant à lui, lui sauta au cou et le serra entre ses bras en criant :

– Peters, mon cher petit Peters, je t’ai donc enfin retrouvé !

Mais lui continua de demeurer immobile, raide et froid.

La petite Gerda se mit à pleurer, et de même qu’une fois déjà, chez la vieille fée aux fleurs, ses larmes avaient pénétré la terre et en avaient fait sortir les rosiers, cette fois ses larmes pénétrèrent jusqu’au fond de la poitrine de Peters, et firent fondre son cœur.

Il ne parlait pas encore, mais déjà il la regardait avec des yeux qui s’animaient de plus en plus.

Alors Gerda se mit à chanter la chanson qu’ils chantaient ensemble près de la fenêtre, quand allait venir la Noël.

 

Les roses déjà se fanent et tombent ;

Nous allons revoir le petit Jésus.

 

Alors la sensibilité revint tout à fait au petit Peters. Il fondit en larmes et pleura tant, tant, que le grain de verre qu’il avait dans le cœur lui sortit par l’œil avec une larme plus grosse que les autres.

Aussitôt il reconnut Gerda et s’écria dans un transport de joie, qui depuis bien longtemps lui était inconnu :

– Gerda, ma bonne petite Gerda, où as-tu donc été si longtemps ?

Il oubliait que c’était lui qui avait été, et non la petite Gerda.

Et il regardait de tous côtés avec étonnement.

– Ah ! qu’il fait froid ici ! continua-t-il ; comme c’est vaste et vide !

Et il se cramponnait à Gerda, qui pleurait de joie, en souriant, tant il avait peur que Gerda s’en allât, l’abandonnant dans le palais de la Reine des Neiges.

Et sa satisfaction et sa crainte, mêlées l’une à l’autre, étaient si touchantes, que les glaçons se mirent à danser de bonheur et les murs de neige à pleurer de joie.

Pendant ce temps-là, les fragments de glace avec lesquels Peters avait joué pendant si longtemps s’agitaient de leur côté, et en s’agitant finirent par former d’eux-mêmes un soleil au milieu duquel était écrit le mot : Éternité.

Au même instant, toutes les portes du palais s’ouvrirent, chaque porte par laquelle devaient passer Gerda et Peters gardée par deux anges.

Gerda baisa les joues de Peters, et elles devinrent roses, de bleues qu’elles étaient.

Elle baisa ses yeux, et ils devinrent aussi brillants que les siens.

Elle baisa ses mains et ses pieds, et l’immobilité qui les enchaînait disparut.

Maintenant, la Reine des neiges pouvait rentrer si elle voulait ; le soleil de glace brillait à terre, et au milieu du soleil le mot : Éternité !

Alors les deux enfants se prirent par la main, et sortirent du château, escortés des anges et parlant de la grand-mère et des roses qui fleurissaient à la fenêtre, et, partout où ils passaient, les vents se taisaient et le soleil brillait.

Quand ils arrivèrent à l’arbuste aux fruits rouges, ils virent le renne qui les attendait.

Il était accompagné d’un renne femelle dont les pis étaient pleins de lait. Les deux enfants burent de ce lait et se trouvèrent tout réchauffés.

Alors, comme Gerda et le petit Peters n’avaient plus besoin des anges, ceux-ci prirent congé d’eux en leur disant qu’ils se reverraient un jour au ciel, et ils disparurent en laissant l’air tiède et parfumé.

Gerda remonta sur son renne et Peters sur l’autre, et les deux animaux se mirent à galoper jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la chaumière de la Finnoise, où ils se réchauffèrent tout à fait et où Gerda, qui était nu-pieds, ses souliers rouges ayant été usés à la recherche de Peters, retrouva ses bottines et ses gants de poils.

C’était là qu’était resté le petit traîneau de Peters.

Les deux rennes s’y attelèrent, les deux enfants s’y assirent, se rapprochant et se tenant chaud l’un l’autre. La Finnoise les couvrit d’une peau d’ours blanc, et les deux rennes s’élancèrent dans la direction de la hutte de la Laponne.

Pendant leur absence, la bonne femme leur avait fait des pelisses de renard bleu, dont ils avaient grand besoin car les vêtements des deux enfants n’avaient guère moins souffert que les souliers rouges de la petite Gerda.

Ils ne prirent que le temps de manger un morceau et de revêtir leurs pelisses, et partirent en remerciant de tout leur cœur la bonne femme.

Trois jours après, ils étaient à la frontière des Neiges ; là commençaient à ramper les premières mousses et les premiers lichens.

Là les rennes les quittèrent.

La séparation fut triste, on pleura beaucoup de part et d’autre, mais les rennes n’osaient point se hasarder dans un autre pays que le leur. Celui qui avait du lait aurait bien été plus loin, mais celui qui avait été prisonnier retint sa compagne en lui disant ce qu’il avait souffert pendant sa captivité.

Les deux enfants furent forcés d’abandonner le traîneau du petit Peters et s’en allèrent se tenant par la main. Peu à peu aux mousses et aux lichens succédèrent des bruyères et des rhododendrons, puis aux bruyères et aux rhododendrons des buissons épineux, puis aux buissons épineux de maigres sapins tout rabougris, puis de beaux sapins, puis des chênes verts, puis enfin ils entendirent chanter les petits oiseaux, ils trouvèrent les premières fleurs, enfin ils aperçurent une grande forêt de hêtres et de marronniers.

De cette forêt sortit, sur un magnifique cheval que Gerda reconnut aussitôt pour un des deux chevaux qui avaient été attelés à son carrosse doré, une belle jeune fille coiffée d’un bonnet écarlate et portant deux pistolets à sa ceinture.

C’était la fille des voleurs.

Gerda la reconnut et elle reconnut Gerda, toutes deux coururent l’une à l’autre et s’embrassèrent tendrement.

La fière amazone s’était ennuyée de la vie qu’elle menait au château de la forêt. Elle avait pris une grosse somme en or au château des voleurs, en avait bourré ses poches, avait tiré un des deux chevaux donnés par la princesse à Gerda, avait sauté sur son dos et était partie.

Ce fut une grande joie pour les deux jeunes filles.

– Et qu’est-ce que ce petit garçon ? demanda la fille des voleurs en montrant Peters.

Gerda lui dit que c’était le petit compagnon qu’elle cherchait avec tant d’anxiété, quand elle avait été arrêtée par les voleurs.

Alors, se tournant vers le petit Peters :

– Tu es un rude voyageur, lui dit-elle, et je voudrais bien savoir si tu mérites réellement que l’on aille te chercher au bout du monde.

Gerda lui frappa doucement sur la joue, et s’informa du prince et de la princesse.

– Ils voyagent à l’étranger, répondit la fille des voleurs.

– Et les corneilles ? demanda Gerda.

– La corneille sauvage est morte d’indigestion, de sorte que la corneille apprivoisée est veuve. Elle porte un crêpe à la patte gauche, et se lamente horriblement. C’est tout ce que je sais. Maintenant, raconte-moi à ton tour ce qui est arrivé, et comment tu as retrouvé ton fugitif.

Gerda et le petit Peters lui racontèrent tout.

– Bon ! dit-elle, tout est pour le mieux ; retournez à la grande ville, et si j’y passe jamais, j’irai vous faire une petite visite.

Et les ayant embrassés tous deux sans mettre pied à terre, elle mit son cheval au galop et disparut.

Peters et Gerda se remirent en route, s’en allant la main dans la main, et, après avoir traversé des pays couverts de verdure et de fleurs qui leur firent oublier cette affreuse Laponie, tant vantée par les Russes, ils entendirent le son des cloches et finirent par reconnaître à l’horizon la grande ville où ils étaient nés.

Le petit Peters reconnut encore la porte par laquelle il était sorti, les rues par lesquelles il avait passé, et enfin, ils se retrouvèrent au seuil des deux maisons.

Ils montèrent l’escalier de la maison de Gerda et entrèrent dans la chambre de la grand-mère. Tout était encore à la même place. L’horloge faisait tic tac et marquait l’heure ; seulement, en arrivant en face de la glace, ils s’aperçurent que Peters était devenu un beau jeune homme et Gerda une belle jeune fille. Les roses fleurissaient toujours dans leurs caisses, et près de la fenêtre on voyait encore les petites chaises d’enfants.

Peters et Gerda s’y assirent. Ils avaient oublié le passé comme on oublie un mauvais rêve, et il leur semblait n’avoir jamais quitté la maison.

En ce moment, la vieille grand-mère rentra de la messe, tenant son livre d’images à la main. Elle salua le beau jeune homme et la belle jeune fille, et comme elle ne les reconnaissait pas, tant ils étaient changés, elle leur demanda leur nom.

Alors ils chantèrent tous deux le cantique qu’autrefois elle leur avait appris :

 

Les roses déjà se fanent et meurent ;

Nous verrons bientôt le petit Jésus.

 

La vieille grand-mère poussa un cri de joie ; dans le beau jeune garçon et dans la belle jeune fille elle avait reconnu Peters et Gerda.

Un mois après, les cloches, dont ils avaient reconnu le son bien avant qu’ils vissent la ville, sonnaient pour leur mariage.

Dix mois après, les mêmes cloches sonnaient pour le baptême de deux jolis petits jumeaux, dont l’un s’appela Peters, comme son père, et l’autre Gerda, comme sa mère.

 

D’après Andersen : La Reine des Neiges, 1844.

La chèvre, le tailleur et ses trois fils

1

La bête malicieuse


Il y avait une fois un vieux tailleur qui avait trois fils et une chèvre.

Comme les yeux du vieux tailleur avaient faibli, et qu’il ne pouvait plus faire grande besogne, la chèvre était devenue la providence des trois jeunes gens et du vieillard, qu’elle nourrissait de son lait.

Mais la maligne bête se lassa d’être obligée de se faire traire deux fois par jour, et elle résolut de se débarrasser de cet esclavage et de conquérir sa liberté.

Or, comme mieux elle était nourrie, plus elle rendait de lait, le vieux tailleur recommandait à ses trois fils, qui avaient charge de la mener paître chacun à son tour, de la conduire dans les plus gras pâturages qu’ils pussent trouver.

Un jour, l’aîné la mena paître dans le cimetière où croissaient des herbes aussi hautes qu’elle, et, là, il lui permit de brouter et de sauter tout à son aise ; ce que la chèvre ne manqua point de faire.

Puis, quand l’heure fut venue, le jeune garçon demanda à la chèvre :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien ; jamais je n’ai fait un si bon dîner !… Bê ! bê ! bê !

– Alors, allons-nous-en, dit le jeune homme.

Et, la prenant par son licou, il la ramena à l’étable et l’attacha au râtelier.

– Eh bien, demanda le tailleur en voyant rentrer l’aîné de ses enfants, la chèvre a-t-elle suffisamment mangé ?

– Ah ! je crois bien, dit le jeune homme ; elle m’a déclaré n’avoir jamais fait un si bon dîner.

Le vieux tailleur voulut s’assurer de la chose par lui-même ; il alla à l’étable, caressa la chèvre et lui demanda :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit d’un air de mauvaise humeur :

– Comment serais-je rassasiée ? Je n’ai fait que sauter sur des tombes et je n’ai pas trouvé le plus petit brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! fit le tailleur furieux, c’est comme cela !

Et, courant vers la maison, il dit à son fils aîné :

– Comment ! menteur que tu es, tu viens me dire que la chèvre a eu de l’herbe tout son content, et elle vient de me dire, elle, que tu l’as laissée jeûner ! Attends ! attends !

Et, dans sa colère, il prit son aune, et chassa l’aîné de ses fils en le frappant de toutes ses forces.

Le lendemain, ce fut le tour du cadet.

Instruit de ce qui était arrivé à son frère, celui-ci résolut de prendre ses précautions pour qu’il ne lui en advînt pas autant.

Il choisit donc, au bout du jardin, un endroit bien plantureux, et y lâcha la chèvre.

La chèvre s’en donna à cœur joie, et brouta l’herbe au ras du sol.

Le soir venu, le cadet s’approcha et lui dit :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien, jamais je n’ai fait un si bon dîner ! Bê ! bê ! bê !

– Alors rentrons à la maison, dit le jeune homme.

Et il attacha la chèvre dans l’étable comme avait fait son frère.

– Eh bien ? demanda le vieux tailleur en le voyant rentrer.

– Oh ! dit le jeune homme, elle a mangé à n’en pouvoir plus !

Mais le tailleur, ne voulant pas plus se fier à la parole de son second fils qu’il n’avait fait à celle du premier, alla lui-même à l’étable, et demanda à la chèvre :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit tout en rechignant :

– Rassasiée de quoi ! je n’ai fait que sauter sur les taupinières, où je n’ai pas trouvé le plus petit brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! l’indigne scélérat ! s’écria le tailleur. Une si bonne bête, la laisser jeûner !

Et, là-dessus, rentrant tout furieux à la maison, le tailleur prit son aune, et, le battant, chassa son second fils comme il avait fait du premier.

Le lendemain ce fut le tour du troisième.

Celui-ci voulut n’avoir rien à se reprocher, il choisit un endroit où croissaient les plus tendres arbustes et l’herbe la plus parfumée. Là, il fit brouter la chèvre.

Le soir venu, il lui demanda :

– Eh bien, chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien, jamais je n’avais fait un si bon dîner ! Bê ! bê ! bê !

Et, se reposant sur cette réponse, le troisième fils ramena la chèvre, l’attacha au râtelier, et vint dire à son père :

– Ah ! cette fois, vous pouvez interroger la chèvre, je vous réponds qu’elle ne se plaindra pas.

Le père ne s’en rapporta pas plus à la parole de son troisième fils qu’il n’avait fait à celle des deux autres.

Il alla lui-même à l’étable et demanda à la bête :

– Eh bien, chèvre, cette fois, est-ce vrai que tu es rassasiée ?

– Bon Dieu ! et de quoi serais-je rassasiée ? répondit la bête. Je n’ai fait que sauter sur des rochers et n’ai pas trouvé un seul brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! chien de menteur ! s’écria le tailleur, tu es donc aussi oublieux de ton devoir que les autres ? Eh bien, tu ne te moqueras pas plus longtemps de moi.

Et, transporté de colère, il frappa si rudement l’enfant de son aune, que celui-ci s’enfuit de la maison comme avaient fait ses deux frères.

Le vieux tailleur resta donc seul à la maison.

Quand il se vit ainsi, il trouva la chambre bien grande et se vit bien abandonné.

Il se mit à réfléchir qu’il n’était pas probable que ses trois fils, l’un après l’autre, eussent ainsi manqué à leur devoir et menti de la même façon.

Il soupçonna la chèvre de malice, et voulut voir de ses yeux l’endroit où les enfants l’avaient conduite.

Il commença par le cimetière, et vit l’herbe complètement rasée sur un espace de douze à quinze pieds.

– Ah ! ah ! fit-il, je crois que j’ai eu tort de chasser mon fils aîné, et que la chèvre a menti.

Et, tout pensif, il s’en alla visiter le bout du jardin, où son second fils avait mené paître la chèvre, la place n’était pas moins bien nettoyée que le cimetière.

– Ah ! méchante bête, dit-il, voilà ce que tu appelles ne pas trouver un brin d’herbe à brouter ? Mais, continua-t-il, voyons un peu avant de nous fâcher tout à fait.

Et il s’en alla à l’endroit du bois où son troisième fils avait mené la chèvre. Un faucheur, avec sa faux nouvellement aiguisée, n’aurait pas fait mieux que la bête avec ses dents.

– Ah ! dit le pauvre vieux tailleur, décidément, mademoiselle Jeannette est une infâme coquine, et elle va avoir affaire à moi.

Et, ce disant, il alla prendre son rasoir, sa savonnette et son fouet.

Puis il entra dans l’étable, et, sans écouter les bê ! bê ! bê ! de la chèvre, il lui savonna le museau et la tête, et la rasa de telle sorte qu’il ne lui resta pas un poil de cette barbe dont elle était si fière !

Après quoi, il lui coupa les deux oreilles aussi au ras de la tête qu’elle avait tondu l’herbe au ras de la terre.

Puis, enfin, il prit son fouet et lui donna une telle volée de coups qu’elle s’enfuit en bêlant de douleur.

Et le pauvre vieux tailleur rentra chez lui et se vit plus seul que jamais, car il n’avait plus ni ses enfants ni sa chèvre, et il se trouvait privé de la tendresse de ses fils, qui étaient le pain de son âme, et du lait de sa chèvre, qui était la nourriture de son corps.

Et il s’informa de tous côtés si l’on avait vu ses fils ; mais personne ne savait ni le chemin qu’ils avaient pris, ni ce qu’ils étaient devenus.

Mais comme nous le savons, nous, nous allons vous le raconter, en commençant par l’aîné, en passant de celui-ci au cadet et du cadet au dernier.

2

Table, couvre-toi


L’aîné marcha cinq ou six jours, ne s’arrêtant que pour boire aux fontaines du chemin, et pour manger le pauvre morceau de pain qu’il demandait le long de sa route quand il croyait reconnaître quelque âme charitable à laquelle il osât avouer qu’il avait faim.

Le sixième jour, il entra chez un menuisier qui voulut bien le prendre comme apprenti. Il y travailla laborieusement, sans relâche, et, lorsque son temps fut fini, le maître, en récompense de ses bons services, lui donna une petite table dont l’aspect n’avait rien de particulier et dont le bois était fort ordinaire.

Mais cette petite table avait une propriété bien rare. Lorsqu’on la posait à terre et qu’on lui disait : « Table, couvre-toi ! » alors la bonne petite table se trouvait tout à coup recouverte d’une nappe bien blanche sur laquelle étaient rangés une assiette, un couteau, une fourchette, un potage, des plats de rôti et des plats de légumes, tant qu’il y avait de la place.

Nous oublions de dire qu’il y avait aussi un verre, et, selon le goût du convive ou des convives, du vin rouge ou blanc qui souriait à l’œil.

Le jeune compagnon fut ravi d’un pareil cadeau, et il se dit :

« Avec une pareille table, mon garçon, tu as ton existence assurée. »

Et, sur cette confiance dans l’avenir, il se mit gaiement en route, sans s’inquiéter si les auberges étaient bonnes ou mauvaises, bien ou mal approvisionnées.

Suivant son caprice, en effet, il y entrait ou n’y entrait pas, et souvent, dans les champs, dans les prairies, selon ce qui se présentait sur la route, selon qu’il était fatigué, qu’il avait faim ou qu’il trouvait l’endroit agréable, il ôtait de son dos la petite table, la posait à terre, et disait :

– Table, couvre-toi !

Et, tout ce que son appétit désirait, il le trouvait sur la table.

Enfin, le désir lui vint de retourner chez son père : la colère de celui-ci devait être apaisée, et, moyennant sa table magique, il était sur d’être le bienvenu.

Mais, tout en retournant au pays, il arriva un soir à une auberge pleine de voyageurs, qui tous mangeaient avec grand appétit.

Comme notre jeune homme avait la mine d’un joyeux compagnon, quelques-uns l’invitèrent à souper avec eux, lui disant que, s’il refusait, il courait risque de ne rien avoir à mettre sous sa dent.

– Merci, répondit le jeune homme, Dieu me garde de vous ôter de la bouche le peu que vous avez là. Soyez plutôt mes hôtes.

Ils se mirent à rire, et crurent qu’il voulait se moquer d’eux. Mais lui, sans se fâcher de leur raillerie, posant sa petite table de bois au milieu de la salle :

– Table, couvre-toi ! dit-il.

Et, au même instant, la table se trouva dressée et toute couverte de mets bien mieux assaisonnés qu’on n’eût pu le faire à la cuisine de l’auberge, et exhalant un parfum qui chatouillait agréablement le nez.

– Allons, mes bons amis, à table ! dit le jeune menuisier, à table ! à table !

Et les assistants, voyant que c’était bien sérieusement qu’il les invitait, ne se firent pas prier deux fois. Ils s’approchèrent, tirèrent leurs couteaux et se mirent bravement à la besogne ; mais ce qui les étonnait le plus, c’était de voir qu’au fur et à mesure qu’un plat était vide, il était immédiatement remplacé par un autre qui était plein.

L’hôte, retiré dans son coin, regardait tout cela sans y rien comprendre ; mais ce qu’il comprenait, c’est qu’un pareil cuisinier serait une riche acquisition pour son auberge.

Le jeune menuisier et toute la compagnie s’égayèrent fort avant dans la nuit avec la table, qu’on ne se lassait pas de faire manœuvrer, et qui ne se lassait pas de se couvrir. Enfin, vers deux heures du matin, on se retira ; le menuisier accrocha sa table contre la muraille et suivit les autres.

Mais l’aubergiste eut beau se retirer, lui aussi, il ne pouvait dormir. Assis sur son lit, il se rappelait tout ce qu’avait fait la table merveilleuse, et répétait sans cesse :

– Table, couvre-toi ! table, couvre-toi !

Enfin, il se rappela qu’il avait dans son grenier une table de forme tout à fait pareille ; il descendit de son lit sur la pointe du pied, un bougeoir à la main, l’oreille au guet, la langue entre les dents, monta au grenier, prit la table et l’accrocha à la place de l’autre, qu’il cacha soigneusement.

Le lendemain, le jeune menuisier paya sa chambre, prit la table accrochée à la muraille, sans se douter de la substitution qui avait été faite, et continua sa route.

À midi, il arriva chez son père, qui le reçut avec une grande joie.

– Eh bien, mon fils, lui demanda le vieux tailleur, qu’as-tu appris ?

– Mon père, répondit-il, je suis devenu menuisier.

– Bon état ! répliqua le vieillard ; mais qu’as-tu rapporté de tes voyages ?

– Mon père, dit le jeune homme, ce que j’ai rapporté de meilleur, c’est une petite table.

Le tailleur examina la table en tous sens, et, secouant la tête :

– Tu n’as pas fait là une fameuse acquisition, dit-il ; c’est une vieille table qui boite d’un pied.

– C’est possible, dit le jeune homme ; mais elle s’appelle : Table, couvre-toi.

– Ce qui signifie ? demanda le vieillard.

– Ce qui signifie que, quand je la dresse et lui dis de se couvrir, aussitôt elle se couvre du plus délicat service, et, avec cela, elle tire elle-même, et d’une cave inconnue, un vin qui réjouit le cœur. Invite donc tous nos parents et tous nos amis, afin qu’ils se régalent et se réjouissent ; car, grâce à ma petite table, je m’engage à les régaler tous.

Le vieux tailleur fit les invitations, et, de tous côtés, ses parents accoururent pour fêter le retour de son fils.

Quand toute la société fut réunie, le jeune menuisier plaça la table au milieu de la société, et, d’un ton plein de confiance, il dit :

– Table, couvre-toi !

Mais la petite table ne fit pas mine d’obéir le moins du monde, et le pauvre garçon, tout désappointé, eut beau lui dire, cinq ou six fois de suite et avec un accent de plus en plus impératif : « Table, couvre-toi ! » la table resta vide comme eût fait une table ordinaire qui n’aurait pas compris ce langage.

Alors le pauvre compagnon devina qu’on lui avait changé sa table, et fut tout honteux de passer pour un menteur. Les parents et les amis, de leur côté, se moquèrent de lui, et, comme le vieux tailleur, qui n’avait plus même sa chèvre, était plus pauvre que jamais, ils durent, après avoir été invités à faire un bon repas, s’en aller à jeun.

3

L’âne qui fait de l’or


Le père se remit à ses loques, et continua son métier ; le fils entra comme ouvrier chez un maître menuisier des environs.

Le second fils était entré chez un meunier. Quand il eut fini son temps, le maître lui dit :

– Pour te récompenser de ta bonne conduite chez moi, je vais te donner un âne d’une espèce toute particulière. Il ne tire pas la charrette et ne porte pas de sacs.

– À quoi donc est-il bon ? demanda le jeune homme.

– Il fait de l’or, répondit le meunier.

– Diable ! et comment faut-il s’y prendre pour lui en faire faire ?

– Tu n’as qu’à étendre un drap par terre, l’amener au beau milieu de ce drap, et, dès que tu lui auras dit : « Brick-le-brit ! » alors la bonne bête te crachera de l’or par-devant et par-derrière, en veux-tu, en voilà, et tu n’auras d’autre peine que de le ramasser.

Le jeune meunier se mit en route, et partout où il allait, le meilleur était à peine assez bon pour lui ; plus cela coûtait, mieux cela valait, car il avait toujours ses poches pleines de la monnaie d’or du pays.

Cependant, après avoir parcouru le monde pendant un certain temps, il commença à se sentir las de voyager et résolut de retourner chez son père.

– Quand il me verra revenir avec un âne qui fait de l’or, dit-il, sa colère se calmera et je serai le bienvenu.

Mais le sort voulut qu’il entrât justement dans la même auberge où l’on avait changé la table de son frère. Or, comme ce qu’il avait de plus précieux, c’était son âne, il conduisait son âne à la main. L’aubergiste, qui était très officieux, voulut le débarrasser de ce soin et aller l’attacher à l’écurie ; mais le jeune homme lui dit :

– Ne vous donnez pas la peine ; mon âne n’est point un grison comme les autres, et j’aime assez à savoir où il est pour ne pas le perdre de vue.

Cela sembla bizarre à l’aubergiste, et il pensa à part lui qu’un individu qui veut soigner lui-même son âne ne doit pas avoir de quoi faire une grande dépense ; mais, lorsque l’homme à l’âne, ayant tiré deux pièces d’or de sa poche, les lui donna, disant de lui préparer quelque chose de bon, l’hôte ouvrit de grands yeux et courut chercher ce qu’il put trouver de meilleur. Après le souper, le jeune homme demanda ce qu’il devait ; l’aubergiste lui répondit que, moyennant deux autres pièces d’or, ils seraient quittes ; le compagnon mit la main à la poche, mais son or était épuisé.

– Attendez un moment, monsieur l’aubergiste, dit-il, je n’ai plus d’or, c’est vrai, mais je vais en chercher.

Et il sortit, emportant la nappe avec lui.

L’aubergiste était à la fois inquiet et curieux : inquiet de ses deux pièces d’or, et curieux de savoir ce que le voyageur voulait faire de sa nappe.

Il se glissa derrière lui, et, ayant vu que l’étranger verrouillait avec grand soin la porte de l’écurie, il regarda à travers une petite lucarne. Il vit alors que le jeune homme étendait sa nappe sous l’âne, et il entendit qu’il lui criait : « Brick-le-brit ! »

Et aussitôt l’animal commença à cracher des pièces d’or par-devant et par-derrière, que l’on aurait juré que c’était une véritable pluie de ducats.

– Oh ! saperlote ! s’écria l’aubergiste, voilà de la monnaie lestement frappée ! Un pareil sac à fortune n’est pas à dédaigner.

Le jeune homme paya son écot et alla se coucher.

Mais l’aubergiste, au lieu de regagner son lit, se glissa, vers une heure du matin, dans l’écurie, en fit sortir le grand maître de la monnaie, et attacha à sa place un âne ordinaire.

Le lendemain matin, le jeune meunier quitta l’auberge, emmenant l’âne qu’il croyait être le sien.

À midi, il arriva chez son père, qui le reçut à merveille et se réjouit fort de le revoir.

– Qu’es-tu devenu, mon pauvre enfant ? lui demanda-t-il.

– Je suis devenu meunier, mon cher père, répondit le jeune homme.

– Et qu’as-tu rapporté de tes voyages ?

– Un âne.

– Alors, c’est lui qui t’a rapporté, toi, et non pas toi qui l’as rapporté, lui.

– Si fait, mon père ; attendu que mon âne n’est pas un âne comme un autre.

– C’est donc un âne savant, ton âne ?

– Non, c’est un âne d’or.

– Bon ! et comment cela ?

– C’est bien simple ; quand je lui dis : « Brick-le-brit ! » aussitôt la bonne bête n’a plus rien à elle, et, par-devant, par-derrière, elle me crache plein un drap de pièces d’or.

– J’avoue, dit le vieillard, que je ne croirai à un pareil prodige que quand je le verrai.

– Eh bien, vous le verrez, mon père.

– Quand cela ?

– Invitez pour demain tous nos parents et tous nos amis, et en un instant j’en ferai des gens riches, à commencer, bien entendu, par vous, mon cher père.

– Cela me va fort, dit le vieillard ; ma vue baisse, ma main tremble, et je n’aurai plus à me tourmenter avec mon aiguille.

Il se mit aussitôt en campagne, et alla inviter ses parents et quelques amis.

Dès que tous les invités furent réunis, le meunier fit faire de la place, étendit un drap par terre, et amena l’âne dans la chambre, en ayant soin de le placer au centre du drap.

– Maintenant, dit-il, attention ! Et il cria :

– Brick-le-brit !

Mais ce qui, à ce cri, tomba sur le drap ne ressemblait en rien à des pièces d’or, et il fut prouvé que l’âne n’entendait absolument rien à la science de la transmutation des substances, science qui, au reste, n’est point donnée à tous les ânes.

Le pauvre meunier faisait longue mine ; il adressa ses excuses aux parents ; il vit bien qu’on l’avait dupé. Les invités s’en retournèrent pauvres comme ils étaient venus, et, comme ses espérances étaient perdues, le vieillard dut reprendre son aiguille et se remettre au travail.

Le jeune homme se plaça chez un meunier du voisinage.

4

Gourdin, sors du sac


Le troisième frère était entré en apprentissage chez un tourneur, et, comme c’est un métier tant soit peu artiste, l’apprentissage fut plus long que ne l’avait été celui de ses deux frères.

Il était donc encore chez son patron lorsqu’il reçut une lettre de son père, qui lui annonçait le retour de ses deux frères et le mauvais résultat de leur voyage, et comment tous deux avaient inutilement réclamé à l’hôte, l’un sa table couvre-toi, l’autre son âne qui crache de l’or.

Justement, comme le jeune homme recevait la lettre du vieillard, son apprentissage finissait ; il comprit que, son père étant vieux, infirme et malheureux, il devait retourner près de lui pour aider, autant que possible, à son bien-être, et il prit congé de son patron.

Alors, celui-ci, qui avait été on ne peut plus satisfait de lui, lui remit un sac et lui dit :

– Voilà un sac.

– Mais, dit l’apprenti, il me semble qu’il y a quelque chose dans ce sac.

– Oui, il y a un gourdin.

– Le sac peut m’être utile, dit l’apprenti ; mais que voulez-vous que je fasse du gourdin, qui ne me paraît même pas assez long pour que je m’appuie dessus.

– Écoute, lui dit son maître, si quelqu’un t’a fait du tort, tu n’as qu’à dire : Gourdin, sors du sac ! et aussitôt le gourdin sautera dehors et dansera une si joyeuse bourrée sur les épaules de celui dont tu auras à te plaindre, que, pendant huit jours, il ne pourra bouger ni pieds ni pattes – sans compter que le gourdin ne cessera de frapper que quand tu lui diras : Gourdin, rentre dans le sac !

Le compagnon remercia son maître, jeta le sac sur son épaule ; et si, pendant la route, quelqu’un le menaçait, il se contentait de dire :

– Gourdin, sors du sac !

Et le gourdin, faisant aussitôt son devoir, sautait du sac et battait les habits ou les vestes jusqu’à ce qu’ils tombassent en loques du dos de celui qui les portait.

Ce fut vers le soir que le jeune homme arriva à l’auberge où ses frères avaient été trompés. Il plaça son sac sur ses genoux et commença de raconter tout ce qu’il avait vu de merveilleux dans le monde.

L’aubergiste alors lui demanda s’il connaissait la table couvre-toi, et l’âne qui crache de l’or.

– Oui, dit le jeune homme, j’en ai entendu parler ; mais ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai là dans mon sac.

L’aubergiste n’osa lui demander ce qu’il avait dans son sac.

« Bon ! pensa-t-il, que peut-il donc y avoir dans le sac de ce voyageur ? Il faut qu’il soit rempli de pierres précieuses ! Il est juste que je l’aie, car toute bonne chose se complète par le nombre de trois. »

Quand l’heure du coucher arriva, le tourneur s’étendit tout simplement sur un banc et mit son sac sous la tête en guise d’oreiller.

Or, quand l’aubergiste le crut profondément endormi, il vint tout doucement rôder autour de lui et s’approcha du sac pour voir s’il ne pourrait pas s’en emparer et en mettre un autre à la place, comme il avait fait de la table couvre-toi, et de l’âne qui crache de l’or.

Mais le tourneur s’attendait à cette visite, et, quand il vit l’hôtelier étendre la main, il cria :

– Gourdin, sors du sac !

Et aussitôt le gourdin obéissant sortit, en effet, du sac, sauta sur le voleur et lui rabattit tellement les coutures de son habit, que les os qu’elles recouvraient en étaient tout aplatis. L’aubergiste criait miséricorde ; mais, plus fort l’aubergiste criait, plus fort le gourdin frappait.

Enfin, épuisé non seulement des coups qu’il recevait, mais des cris qu’il poussait, le malheureux tomba à demi mort sur le carreau de la salle.

Alors le tourneur lui dit :

– Je veux bien dire au gourdin de s’arrêter ; mais, si tu ne me rends pas à l’instant même la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or, la danse va recommencer comme de plus belle.

– Je rendrai tout ! je rendrai tout ! s’écria l’aubergiste, mais, au nom du ciel, faites rentrer ce démon dans son sac.

– Soit ; mais marche droit, et fais attention à ne pas chercher à me tromper, car tu en serais le mauvais marchand.

Alors il cria :

– Gourdin, rentre dans ton sac !

Le gourdin obéit et laissa l’aubergiste en paix.

Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, l’aubergiste remit au compagnon tourneur la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or.

Celui-ci se mit aussitôt en route, chassant devant lui l’âne qui portait la table et le sac, et, vers midi, il arriva chez son père.

Celui-ci fut fort content de le voir, et, comme à ses autres fils, il lui demanda ce qu’il avait appris dans son compagnonnage.

– Mon cher père, dit le jeune homme, j’ai appris à être tourneur.

– C’est un bel état, dit le vieillard ; et qu’as-tu rapporté de tes voyages ?

– Un morceau précieux.

– Fais voir, dit le père.

Le jeune homme ouvrit son sac.

– Qu’est-ce que cela ? Un gourdin dans un sac ! Par ma foi, tu as fait là une belle trouvaille ! Tu peux en couper un pareil à chaque coin du bois.

– Oh ! que non, mon cher père, attendu que celui-ci obéit à la parole. Je n’ai qu’à lui dire : « Gourdin, sors du sac ! » il sort aussitôt comme un furieux, et se met à battre la charge sur les épaules de celui que je veux régaler, et, si je ne lui disais pas : « Gourdin, rentre dans le sac ! » il continuerait jusqu’à ce que celui sur les épaules duquel il frappe eût rendu l’âme. Voyez plutôt : grâce à mon gourdin, j’ai recouvré la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or, qu’un aubergiste infidèle avait volés à mes frères. Maintenant, invitez tous nos parents ; je veux les régaler comme il faut et leur emplir les poches d’or.

Le vieux tailleur ne se fiait pas trop à cette promesse ; cependant il parvint à rassembler les parents, qui ne s’y fiaient pas plus que lui.

Les deux frères vinrent avec les parents.

Alors le tourneur étendit un drap dans la chambre, amena l’âne qui crache de l’or, et dit à son frère :

– Maintenant, voici ton âne ; tu sais ce que tu as à lui dire.

Le meunier ne dit qu’un mot :

– Brick-le-brit !

Et aussitôt les pièces d’or tombèrent comme une averse, et l’âne ne s’arrêta que quand chacun des assistants en eut tout ce qu’il pouvait porter.

Puis le tourneur alla chercher la table et dit :

– À ton tour, mon bon frère, et parle-lui un peu.

Et à peine le menuisier eut-il dit : Table couvre-toi ! que la table se trouva servie, et avec la vaisselle la plus précieuse.

Alors commença un festin comme jamais le bon vieux tailleur n’en n’avait rêvé de sa vie, et toute la parenté resta réunie à se divertir jusqu’au lendemain matin.

À partir de ce jour-là, le bon vieux tailleur serra dans son armoire son fil et ses aiguilles, son aune et ses pose-carreaux, et vécut avec ses trois fils, joyeusement et dans l’abondance.

5

Ce qu’était devenue la chèvre


Mais où donc était passée la chèvre qui avait causé tout ce remue-ménage ?

Je vais vous le dire.

Elle se trouva si honteuse d’avoir la barbe rasée et les oreilles coupées, qu’elle alla se cacher au fond d’un grand trou.

Ce trou servait à la fois de terrier à un renard, de repaire à un ours et de nid à une abeille.

Renard, ours et abeille étaient sortis de chez eux lorsque la chèvre y entra.

Ce fut le renard qui revint le premier au logis.

Mais, comme le renard est un animal de précaution, il commença par regarder dans son trou avant que d’y rentrer, et, au plus profond du trou, il vit une espèce de tête de serpent avec de grands yeux brillant comme des escarboucles.

Le renard fut si effrayé qu’il se sauva.

L’ours rencontra le renard ; celui-ci avait l’air si effaré, que l’ours l’arrêta en lui disant :

– Qu’as-tu donc, ami renard, et que t’est-il arrivé ? Pouah ! la pauvre mine que tu fais !

– Oh ! répondit la bête rousse, imaginez-vous, seigneur ours, qu’il y a dans notre maison un animal effrayant qui m’a regardé avec des yeux de flamme.

– Oh ! oh ! dit l’ours, il faut éclaircir cela tout de suite ; viens avec moi.

Le renard, toujours prudent, se mit à la suite de l’ours et retourna vers sa tanière.

Arrivé à l’entrée, l’ours passa sa tête par l’ouverture et regarda à l’intérieur.

Mais, quand il vit les yeux enflammés de la chèvre, la peur le prit également, et, ne voulant rien avoir à démêler avec un animal si terrible, il secoua la tête et s’en retourna.

Chemin faisant, ils rencontrèrent l’abeille, qui revenait à sa ruche.

L’intelligent insecte remarqua que ni l’ours ni le renard n’avaient l’air bien à l’aise dans leur peau.

– Eh ! l’ours, demanda-t-elle, tu fais terriblement mauvais visage. Où donc est passée ta gaieté ?

– Tu en parles bien à ton aise, répondit l’ours, tandis que le renard appuyait par ses gestes les paroles de son seigneur, il y a dans notre tanière un animal qui n’appartient à aucune race connue et qui nous a regardés avec des yeux flamboyants, et nous n’avons jamais pu le faire déguerpir.

– En vérité, répondit l’abeille, tu me fais de la peine, mon cher ours ; je ne suis qu’une pauvre et frêle créature qu’on ne regarde pas même quand je passe, car à peine m’a-t-on aperçue que l’on me perd de vue. Mais, sans être trop présomptueuse, je crois pouvoir vous offrir mes services dans cette circonstance.

Et elle s’envola du côté de la tanière commune, ayant soin de mesurer son vol de façon que l’ours et le renard pussent la suivre.

En arrivant à l’ouverture, elle y pénétra hardiment, tandis que les deux quadrupèdes, plus circonspects, restaient dehors.

Puis, sans faire attention à ces yeux flamboyants qui avaient si fort épouvanté l’ours et le renard, elle alla se poser sur le nez fraîchement rasé de la chèvre et la piqua si impitoyablement, que celle-ci s’élança hors du trou et se précipita à travers plaines et montagnes comme une insensée.

Personne ne la revit jamais et nul ne sut ce qu’elle était devenue.

Le renard, l’ours et l’abeille rentrèrent dans leur tanière et y vécurent en bonne intelligence comme auparavant.

Seulement, l’ours et le renard eurent pour l’insecte un respect qu’ils n’avaient pas songé à lui porter jusque-là.

C’est le respect que les animaux et même les hommes, les plus curieux de tous les animaux, sont obligés de porter à une intelligence supérieure.

 

D’après Grimm : La Petite Table, l’âne et le bâton.

Blanche de Neige

1

Un jour d’hiver, la neige tombait par flocons, comme si le ciel semait des fleurs d’argent sur la terre.

Il y avait une reine, qui était assise et qui cousait près d’une fenêtre de son palais.

Cette fenêtre était de bois d’ébène du plus beau noir.

Et, comme la reine était occupée à regarder tomber la neige, elle se piqua le doigt avec son aiguille.

Trois gouttes de son sang coulèrent sur la neige, et firent trois taches rouges.

En voyant combien ce sang de pourpre tranchait avec la blancheur de la neige, la reine dit :

– Je voudrais avoir un enfant dont la peau fût aussi blanche que cette neige, dont les joues et les lèvres fussent aussi rouges que ce sang, et dont les yeux, les cils et les cheveux fussent aussi noirs que cette ébène.

Juste en ce moment, la fée des Neiges passait, dans sa robe de givre ; elle entendit la prière de la reine et l’exauça.

Neuf mois après, la reine mit au monde une fille, blanche de peau comme la neige, rouge de lèvres et de joues comme le sang, noire d’yeux, de cils et de cheveux comme l’ébène.

Mais la reine n’eut que le temps d’embrasser sa fille, et elle mourut, en disant qu’elle désirait que l’enfant s’appelât Blanche de Neige.

Un an après, le roi prit une autre femme.

Celle-ci était fort belle, mais aussi orgueilleuse et aussi vaine que la première était humble et douce.

Elle ne pouvait supporter cette idée qu’aucune femme du monde pût l’égaler en beauté.

Elle avait eu une fée pour marraine ; cette fée lui avait donné un miroir qui avait une étrange faculté.

Quand la reine se regardait dans ce miroir et disait : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ? » le petit miroir répondait : « Belle reine, c’est toi qui es la plus belle. »

Et l’orgueilleuse reine était satisfaite, car elle savait que le miroir disait toujours la vérité.

Cependant Blanche de Neige grandissait et devenait de jour en jour plus jolie ; si bien qu’à dix ans, elle était belle comme le plus beau jour ; plus belle même que la reine.

Or, un jour que cette dernière disait à son miroir : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ? » le miroir, au lieu de lui répondre comme d’habitude : « C’est toi », lui répondit : « C’est Blanche de Neige. »

La reine fut toute bouleversée : elle devint verte de jalousie ; ce qui ne l’embellit pas.

À partir de ce moment, chaque fois que la reine rencontrait Blanche de Neige, son cœur se retournait dans sa poitrine, tant elle haïssait la jeune fille.

Or, l’orgueil et la jalousie, ces deux mauvaises plantes de l’âme, allèrent toujours croissant dans son cœur, comme l’ivraie dans un champ ; de sorte que, ne pouvant plus reposer ni jour ni nuit, un matin, elle fit venir un chasseur et lui dit :

– Emporte cette enfant dans la forêt, afin qu’elle ne reparaisse jamais devant mes yeux. Tu la tueras et tu m’apporteras son cœur, comme preuve qu’elle est bien morte, et je ferai manger son cœur à mes chiens ; il y a assez longtemps que ceux de la jalousie mangent le mien.

– Mais le roi ? demanda le chasseur.

– Le roi est à l’armée ; je lui écrirai que Blanche de Neige est morte, et il n’en demandera pas davantage.

Le chasseur obéit, emmena l’enfant dans la forêt ; mais, lorsqu’il eut tiré son couteau de chasse pour tuer Blanche de Neige, celle-ci, voyant qu’elle courait danger de mort, tomba à genoux et se mit à pleurer en disant :

– Ah ! cher chasseur, je t’en prie, laisse-moi la vie ; je courrai dans la forêt si loin, que personne ne saura que j’existe, et je ne reviendrai jamais à la maison.

Et Blanche de Neige était si belle, que le chasseur en eut pitié.

– Allons, va, cours dans la forêt, pauvre enfant ! lui dit-il.

Et, en disant cela, il pensait :

« La forêt est pleine de bêtes fauves ; elles l’auront bientôt dévorée. »

Cependant un poids bien lourd lui était enlevé de dessus le cœur.

Un jeune daim se leva : le chasseur lui envoya une flèche et le tua ; puis il l’ouvrit, lui prit le cœur, et l’apporta à la reine.

La reine, croyant que c’était le cœur de Blanche de Neige, le fit manger à ses chiens, ainsi qu’elle l’avait dit.

Quant à la pauvre enfant, elle était donc restée seule dans la forêt, comme elle l’avait promis : elle se mit à fuir, et courut tant qu’elle eut de forces.

Mais les ronces s’écartaient devant ses pas, et les bêtes féroces la regardaient passer sans lui faire aucun mal.

Vers le soir, elle aperçut une petite maisonnette. Il était temps ; ses jambes ne pouvaient plus la porter.

La maisonnette était charmante : située dans un site pittoresque, avec une source à dix pas d’elle et de beaux arbres fruitiers dans un jardin.

La jeune fille but quelques gouttes d’eau à la source dans le creux de sa main, et entra dans la maisonnette pour se reposer.

La porte en était poussée seulement.

Tout était petit dans cette maison, mais tout y était propre et net au dernier point. Il y avait une petite table couverte d’une nappe, et, sur cette nappe, sept petites assiettes.

Chaque assiette avait sa petite cuiller, son petit couteau, sa petite fourchette et son petit gobelet.

À la muraille étaient adossés sept petits lits, avec des draps blancs comme neige.

La jeune fugitive, qui avait grand-faim, mangea, sur une des petites assiettes, un peu de légumes et du pain, but une goutte de vin dans un gobelet ; car elle ne voulait pas tout manger et tout boire, ce qu’elle n’eût point eu de peine à faire, si elle eût mangé et bu à son appétit.

Puis, comme elle était fatiguée, elle s’avisa à se coucher dans un des lits.

Mais aucun des six premiers lits ne lui convenait : l’un était trop court, l’autre était trop étroit.

Il n’y eut que le septième qui lui allât bien.

Elle s’y coucha, et, après s’être recommandée à Dieu, elle s’endormit.

Quand la nuit fut tout à fait venue, les sept maîtres rentrèrent.

C’étaient sept nains, qui exerçaient la profession de chercheurs de minerai dans la montagne.

Ils allumèrent sept lumières, et alors ils virent que quelqu’un était venu, car rien n’était plus dans le même ordre où ils l’avaient laissé.

Le premier dit :

– Qui s’est donc assis sur ma chaise ?

Le second dit :

– Qui donc a mangé dans mon assiette ?

Le troisième dit :

– Qui donc a grignoté mon pain ?

Le quatrième :

– Qui donc a mangé ma part de légumes ?

Le cinquième :

– Qui s’est servi de ma fourchette ?

Le sixième :

– Qui a coupé avec mon couteau ?

Et le septième :

– Qui a bu dans mon gobelet ?

Alors le premier regarda tout autour de lui, et s’aperçut que quelqu’un était couché dans le lit du septième nain, qui était le plus grand de tous.

– Tiens ! demanda-t-il à son camarade, qui donc est couché dans ton lit ?

Tous les autres nains accoururent et dirent :

– Dans le mien aussi l’on a essayé de se coucher.

Mais le septième, regardant Blanche de Neige qui dormait, appela les autres.

Les sept nains restèrent saisis d’admiration en voyant la jeune fille, qu’éclairaient leurs sept lumières.

– Oh ! mon Dieu ! s’écrièrent-ils en chœur, que cette enfant est donc belle !

Et ils en étaient si réjouis, qu’au lieu de l’éveiller, ils la laissèrent couchée dans le lit.

Celui dont Blanche de Neige avait pris le lit coucha à terre sur une jonchée de fougères sèches.

Le lendemain, quand vint le jour, Blanche de Neige s’éveilla, et fut fort effrayée en voyant les sept nains grouiller dans la maisonnette.

Ceux-ci s’approchèrent d’elle et lui demandèrent :

– Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Blanche de Neige, répondit la jeune fille.

– Comment es-tu venue dans notre maison ? lui demandèrent encore les nains.

Alors elle leur raconta que sa belle-mère avait voulu la faire mourir, mais que, le chasseur lui ayant, sur sa prière, laissé la vie, elle avait trouvé la maisonnette, y était entrée, et, ayant faim et étant fatiguée, y avait soupé, s’était couchée et s’était endormie.

Les sept nains lui dirent :

– Si tu veux faire notre ménage, notre cuisine et nos lits, laver, coudre, tricoter, enfin tenir la maison propre et nette, alors tu pourras rester avec nous, et rien ne te manquera.

– Très volontiers, dit Blanche de Neige.

Et, toute fille de roi et de reine qu’elle était, elle resta chez les sept nains, fit leur ménage et tint tout en ordre.

Le matin, les nains partaient pour la montagne, où ils cherchaient leur minerai d’or, d’argent et de cuivre.

Le soir, ils revenaient et trouvaient leur repas servi.

Tout le long du jour, la jeune fille restait donc seule, et il y avait peu de matins où les nains, qui l’aimaient comme leur enfant, ne lui fissent en la quittant :

– Ne laisse entrer personne, Blanche de Neige ; défie-toi de ta belle-mère ; un jour ou l’autre, elle apprendra que tu es vivante et te poursuivra jusqu’ici.

Et, en effet, la reine, croyant être débarrassée de Blanche de Neige, était restée deux ans, à peu près, sans consulter son miroir. Et, pendant ces deux ans, l’enfant, devenant jeune fille et embellissant chaque tour, était restée bien tranquille et, disons plus, bien heureuse chez les nains.

Mais enfin, un jour la reine fut prise d’une vague inquiétude, se plaça devant son miroir et dit :

– Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ?

Et le miroir répondit :

– Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume ; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est mille fois plus belle que toi.

La reine fut effrayée ; elle savait que le miroir ne pouvait mentir ; elle vit donc bien que le chasseur l’avait trompée, dès que Blanche de Neige était vivante.

Alors elle se mit à songer comment elle parviendrait à faire mourir Blanche de Neige ; car sa jalousie, elle le sentait bien, ne lui laisserait aucun repos tant qu’elle ne serait pas la plus belle du pays.

Elle imagina donc de se grimer la figure et de se déguiser en vieille marchande foraine.

Ainsi grimée et déguisée, elle était méconnaissable.

Elle partit pour la montagne des sept nains, arriva à la maisonnette et frappa à la porte en disant :

– Belle marchandise à vendre… et à bon marché !

Blanche de Neige, qui, ainsi que d’habitude, avait fermé la porte en dedans, regarda par la fenêtre et dit :

– Bonjour, bonne femme ! Qu’avez-vous à vendre ?

– De bonnes marchandises, ma belle enfant, répondit-elle ; de jolis lacets pour les brodequins, de jolies ceintures pour la taille, de jolis velours pour les colliers.

« Ah ! pensa Blanche de Neige, je puis bien faire entrer cette honnête marchande. »

Et elle ôta le verrou de la porte.

La vieille entra, lui montra sa marchandise, et Blanche de Neige lui acheta un beau petit velours noir pour mettre en collier.

– Ah ! mon enfant, dit la vieille, que vous êtes belle ! mais vous serez bien plus belle encore avec ce collier. Laissez-moi donc vous le nouer derrière le cou, que j’aie le plaisir de voir comme il vous va bien.

Blanche de Neige, ne se défiant de rien, se mit devant elle pour qu’elle lui passât au cou le ruban. Mais la vieille le lui serra si fort que Blanche de Neige, sans avoir le temps de pousser un cri, en perdit la respiration et tomba comme morte.

La reine la crut morte tout à fait.

– Ah ! dit-elle, tu as été la plus belle, mais tu ne l’es plus.

Et elle sortit vivement.

Vers le soir, les sept nains revinrent au logis, et furent fort effrayés en trouvant leur chère Blanche de Neige étendue sur le sol et comme morte.

Ils virent bien tout d’abord que c’était le velours noir qui l’étranglait : ils le coupèrent ; et Blanche de Neige, commençant à respirer, revint à elle peu à peu.

Les sept nains lui dirent alors :

– La vieille marchande foraine n’est autre que la reine ta belle-mère. Prends donc bien garde à toi, maintenant que te voilà avertie, et ne laisse entrer personne dans la maison quand nous n’y serons pas.

2

La méchante reine, rentrée chez elle, demeura quelques jours tranquille, car elle se regardait, maintenant qu’elle croyait Blanche de Neige morte, comme la plus belle du pays.

Cependant, un beau matin, elle alla en minaudant à son miroir, et lui dit, plutôt par habitude que par doute :

– Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ?

Et le miroir lui répondit :

– Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume ; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est dix mille fois plus belle que toi.

En entendant cela, la reine jeta un cri de rage, et tout son sang reflua vers son cœur.

Et, en effet, elle était très effrayée, car elle voyait bien que Blanche de Neige était encore en vie.

– Ah ! maintenant, dit-elle, je veux imaginer quelque chose qui anéantisse à tout jamais ma rivale en beauté.

Et, comme elle connaissait la magie, elle fit un peigne empoisonné. Alors elle se déguisa de nouveau, revêtit l’aspect d’une autre vieille femme, quitta la ville, gagna la montagne, arriva à la maisonnette et frappa à la porte en criant :

– Belle marchandise à vendre, et pas cher !

Blanche de Neige regarda à la fenêtre et dit :

– Passez votre chemin, bonne femme ; je ne dois pas vous laisser entrer.

– Mais tu peux au moins regarder, dit la vieille.

Et elle tira son peigne, qui reluisait comme s’il était d’or, et l’éleva en l’air.

– Oh ! dit l’enfant, comme mes cheveux noirs paraîtraient bien plus noirs encore s’ils étaient relevés par ce beau peigne d’or !

Blanche de Neige et la vieille femme ne tardèrent pas à tomber d’accord sur le prix. Mais alors la vieille lui dit :

– Maintenant, laisse-moi entrer, afin que je te pose ce peigne à la mode de la ville d’où je viens.

La pauvre Blanche de Neige, sans défiance aucune, laissa entrer la vieille. Mais à peine celle-ci eut-elle mis le peigne dans les cheveux de la jeune fille que le peigne fit son effet et que Blanche de Neige tomba sans connaissance.

– Chef-d’œuvre de beauté, dit la méchante reine en sortant, j’espère maintenant que c’est fait de toi !…

Par bonheur, cela se passait vers le soir. La méchante reine n’était donc pas sortie depuis dix minutes, que les nains rentrèrent.

En voyant Blanche de Neige étendue sur le sol, et soupçonnant de nouveau sa belle-mère, ils aperçurent dans ses cheveux un peigne d’or qu’ils ne lui connaissaient pas, et se hâtèrent de l’enlever.

À peine le peigne fut-il hors des cheveux de la jeune fille, que Blanche de Neige revint à elle et raconta à ses bons amis les sept nains ce qui s’était passé.

Alors ils lui recommandèrent plus que jamais de se tenir en garde et de n’ouvrir à personne.

Une quinzaine de jours après l’événement que nous venons de raconter, la reine se plaça de nouveau devant son miroir, et dit :

– Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir répondit :

– Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume ; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est cent mille fois plus belle que toi.

En entendant cette réponse, la reine se mit à trembler de colère.

– Oh ! cette fois, s’écria-t-elle, il faut que Blanche de Neige meure, dût-il m’en coûter ma propre vie.

Alors elle s’enferma dans une chambre isolée où ne pénétrait jamais personne, et qui était le laboratoire où elle préparait ses poisons ; et, là, elle fit une pomme de calville qui avait une splendide apparence : blanche d’un côté, rouge de l’autre. Blanche de Neige n’avait pas le teint plus blanc ; Blanche de Neige n’avait pas les joues plus roses.

Mais quiconque mangeait le plus petit morceau de cette pomme devait mourir en l’avalant.

Quand la pomme fut terminée, la reine se déguisa en paysanne, et quittant la ville, gagna la montagne et arriva devant la maisonnette des sept nains.

Elle frappa à la porte.

Blanche de Neige se mit à la fenêtre et dit :

– Oh ! cette fois-ci, je n’ouvre pas ; les sept nains me l’ont trop bien défendu, et, d’ailleurs, j’ai été moi-même trop bien punie d’avoir ouvert.

– Bon ! dit la paysanne, je ne voulais que te donner cette pomme, que j’ai cueillie à ton intention, Blanche de Neige.

– Je n’en veux pas, dit celle-ci, car peut-être est-elle empoisonnée.

– Ah ! quant à cela, tu vas bien voir le contraire, dit la paysanne. Et, prenant son couteau, elle la coupa en deux.

– Tiens, dit-elle, je mange le côté blanc, mange le côté rouge. Mais cette pomme avait été faite avec tant d’art, que le côté rouge seulement était empoisonné.

Blanche de Neige lorgnait la pomme, et, quand elle vit que la paysanne mangeait le côté blanc, elle ne put résister à son désir ; elle tendit la main et prit le côté rouge.

Mais à peine eut-elle mordu dedans, qu’elle tomba morte à terre.

La paysanne monta sur le banc, regarda par la fenêtre, et, la voyant étendue sans souffle, elle la contempla avec des yeux cruels, et dit :

– Blanche de Neige, rouge comme sang, noire comme ébène, cette fois les sept nains ne te réveilleront plus.

Et quand, revenue au palais, elle consulta son miroir en demandant :

– Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays ?

Le miroir lui répondit :

– Belle reine, tu es la plus belle non seulement du pays, mais de toute la terre.

Et son cœur jaloux eut enfin du repos, autant toutefois qu’un cœur jaloux peut en avoir.

Quand les nains revinrent à la fin de leur journée, qu’ils trouvèrent Blanche de Neige à terre, et qu’ils virent que cette fois elle ne respirait plus, ils la relevèrent, la délacèrent, la peignèrent, la lavèrent avec de l’eau et du vin, et, l’ayant couchée dans sa robe blanche, ils se mirent à la pleurer pendant trois jours.

Alors ils songèrent à l’enterrer ; mais, comme elle avait la mine aussi fraîche qu’une personne vivante, comme elle avait toujours ses belles couleurs roses, ils se dirent :

– Nous ne pouvons pourtant pas mettre en terre un pareil trésor de beauté.

Et ils s’en allèrent chez des verriers de leurs amis, nains comme eux, et ils leur firent faire un cercueil tout de glaces transparentes comme une châsse de saint ; puis ils couchèrent la jeune fille dedans sur un lit de fleurs, écrivirent en lettres d’or son nom sur le couvercle, et y inscrivirent sa qualité de fille de roi.

Après quoi, ils déposèrent le cercueil sur le point le plus élevé de la montagne, et l’un d’eux resta auprès pour le garder.

Et les animaux sauvages s’approchèrent eux-mêmes du cercueil de Blanche de Neige et la pleurèrent.

Le premier animal qui vint fut un hibou ; le second, un corbeau, et le troisième, un pigeon.

Blanche de Neige resta trois ans dans le cercueil sans dépérir en rien.

Les fleurs sur lesquelles elle était couchée se fanèrent ; mais elle resta fraîche comme si elle était une fleur immortelle.

Au bout de trois ans, celui des nains qui gardait le cercueil – ils se relayaient tour à tour pour remplir ce soin pieux –, au bout de trois ans, celui des nains qui gardait le cercueil entendit de grands sons de trompe et de grands abois de chiens.

C’était le fils unique du roi d’un royaume voisin qui chassait, et que l’ardeur de la chasse avait entraîné au-delà de sa frontière et jusque dans le bois des nains.

Il vit le cercueil ; dans le cercueil la belle Blanche de Neige, et, sur le cercueil, ce que les nains y avaient écrit.

Alors il dit au nain qui le gardait :

– Laisse-moi emporter ce cercueil, et je te donnerai ce que tu voudras.

Mais le nain répondit :

– Ni moi ni mes six frères ne le voudrions pour tout l’or du monde.

– Alors, faites-m’en cadeau, dit le fils du roi ; car je sens que, puisque Blanche de Neige est morte, je ne me marierai plus jamais. Je veux donc l’emporter dans mon palais et la respecter et l’honorer comme ma bien-aimée.

– Eh bien, dit le nain, revenez demain ; j’aurai consulté mes frères, et j’aurai vu quelle est leur intention.

Il consulta ses frères, qui eurent pitié de l’amour du prince ; de sorte que, le lendemain, quand le jeune homme revint, le nain lui dit :

– Prenez Blanche de Neige, elle est à vous.

Le prince fit placer le cercueil sur les épaules de ses serviteurs, et les accompagnant à cheval, les yeux toujours fixés sur Blanche de Neige, il reprit le chemin de ses États.

Mais il arriva que les deux premiers porteurs trébuchèrent sur une racine, et que, dans la secousse imprimée à Blanche de Neige, celle-ci rejeta la bouchée de pomme qu’elle avait mordue, mais que, par bonheur, elle n’avait pas eu le temps d’avaler.

À peine le morceau de pomme fut-il sorti de la bouche de Blanche de Neige, que celle-ci rouvrit les yeux, poussa du front le couvercle du cercueil et se dressa tout debout.

Elle était redevenue vivante.

Le prince jeta un cri de joie.

À ce cri, Blanche de Neige regarda autour d’elle.

– Oh ! mon Dieu ! demanda-t-elle, où suis-je ?

– Tu es près de moi ! s’écria le fils du roi tout joyeux.

Et alors il lui raconta ce qui s’était passé, ajoutant :

– Blanche de Neige, je t’aime plus que quoi que ce soit au monde ; viens avec moi au palais de mon père, et tu seras ma femme.

Le prince avait dix-huit ans. Il était le plus beau prince, comme Blanche était la plus belle princesse qu’il y eût au monde. Il n’eut donc pas de peine à se faire aimer de celle qu’il aimait.

Blanche de Neige arriva au palais du prince. Et, comme c’était une jeune personne accomplie, le père du prince l’accueillit pour fille.

Un mois après, le mariage se fit avec grande pompe et grande magnificence.

Le mariage fait, le prince voulait déclarer la guerre à la méchante reine qui avait si fort persécuté Blanche de Neige ; mais celle-ci dit :

– Si ma belle-mère mérite punition, c’est au bon Dieu et non à moi de la punir.

La punition ne se fit pas attendre : la petite vérole se déclara dans les États de la méchante reine, et elle fut atteinte de la contagion.

Elle n’en mourut pas, mais ce fut bien pis, elle en fut défigurée.

Or, comme pas un courtisan n’avait osé lui dire le malheur qui lui était arrivé, il advint que, lorsqu’elle put se lever, la première chose qu’elle fit fut de se traîner vers son miroir.

– Petit miroir pendu au mur, lui demanda-t-elle, quelle est la plus belle de tout le pays ?

– Autrefois, répondit le miroir, c’était toi ; mais, aujourd’hui, tu en es la plus laide.

En entendant ces mots terribles, la reine se regarda, et, en effet, elle se trouva si hideuse, qu’elle poussa un cri et tomba à la renverse.

On accourut, on la ramassa, on essaya de la faire revenir à elle, mais elle était morte.

Restait le vieux roi.

Il ne regretta pas fort sa femme, qui l’avait rendu très malheureux.

Seulement, de temps en temps, on l’entendait soupirer :

– À qui laisserai-je mon beau royaume ? Ah ! si ma pauvre Blanche de Neige n’était pas morte !

On rapporta à Blanche de Neige ce qui se passait, et combien elle était regrettée par son vieux père.

Alors elle se mit en route, accompagnée du jeune prince son époux, et, comme elle attendait à la porte du vieux roi tandis qu’on était allé lui demander s’il voulait recevoir la femme du jeune prince son voisin, qui était la plus belle princesse que l’on pût voir, elle lui entendit dire en soupirant :

– Ah ! si ma pauvre Blanche de Neige vivait encore, nulle autre princesse qu’elle ne pourrait dire : « Je suis la plus belle princesse du monde. »

Blanche de Neige n’eut pas besoin d’en entendre davantage, elle s’élança dans la chambre du vieux roi en s’écriant :

– Ô mon bon père, Blanche de Neige n’est pas morte, elle est dans tes bras ! Mon bon père, embrasse ta fille !

Et, quoique le vieux roi n’eût pas vu Blanche de Neige depuis quatre ans, il la reconnut à l’instant même ; et, avec un accent qui fit pleurer de joie les anges, il s’écria :

– Ma fille bien-aimée ! mon enfant chérie ! ma Blanche de Neige !…

Le lendemain, le vieux roi, las de régner, laissait ses États à son gendre, lequel, à la mort de son père, réunit les deux États en un seul, de sorte qu’il se trouva pouvoir laisser au fils qu’il eut de Blanche de Neige un des plus grands et des plus beaux royaumes de la terre.

 

D’après Grimm : Blanche-Neige.

Nicolas le philosophe

Après avoir servi son maître pendant sept ans, Nicolas lui dit :

– Maître, j’ai fait mon temps, je voudrais bien retourner près de ma mère ; donnez-moi mes gages.

– Tu m’as servi fidèlement comme intelligence et probité, répondit le maître de Nicolas ; la récompense sera en rapport avec le service.

Et il lui donna un lingot d’or, qui pouvait bien peser cinq ou six livres. Nicolas tira son mouchoir de sa poche, y enveloppa le lingot, le chargea sur son épaule et se mit en route pour la maison paternelle.

En cheminant et en mettant toujours une jambe devant l’autre, il finit par croiser un cavalier qui venait à lui, joyeux et frais, et monté sur un beau cheval.

– Oh ! dit tout haut Nicolas, la belle chose que d’avoir un cheval ! On monte dessus, on est dans sa selle comme sur un fauteuil, on avance sans s’en apercevoir, et l’on n’use pas ses souliers.

Le cavalier, qui l’avait entendu, lui cria :

– Hé ! Nicolas, pourquoi vas-tu donc à pied ?

– Ah ! ne m’en parlez point, répondit Nicolas ; ça me fait d’autant plus de peine, que j’ai là, sur l’épaule, un lingot d’or qui me pèse tellement, que je ne sais à quoi tient que je ne le jette dans le fossé.

– Veux-tu faire un échange ? demanda le cavalier.

– Lequel ? fit Nicolas.

– Je te donne mon cheval, donne-moi ton lingot d’or.

– De tout mon cœur, dit Nicolas ; mais, je vous préviens, il est lourd en diable.

– Bon ! ce n’est point là ce qui empêchera le marché de se faire, dit le cavalier.

Et il descendit de son cheval, prit le lingot d’or, aida Nicolas à monter sur la bête et lui mit la bride en main.

– Quand tu voudras aller doucement, dit le cavalier, tu tireras la bride à toi en disant : « Oh ! » Quand tu voudras aller vite, tu lâcheras la bride en disant : « Hop ! »

Le cavalier, devenu piéton, s’en alla avec son lingot ; Nicolas, devenu cavalier, continua son chemin avec son cheval.

Nicolas ne se possédait pas de joie en se sentant si carrément assis sur sa selle ; il alla d’abord au pas, car il était assez médiocre cavalier, puis au trot, puis il s’enhardit et pensa qu’il n’y aurait pas de mal à faire un petit temps de galop. Il lâcha donc la bride et fit clapper sa langue en criant :

– Hop ! hop !

Le cheval fit un bond, et Nicolas roula à dix pas de lui.

Puis, débarrassé de son cavalier, le cheval partit à fond de train, et Dieu sait où il se fût arrêté, si un paysan qui conduisait une vache ne lui eût barré le chemin.

Nicolas se releva, et, tout froissé, se mit à courir après le cheval, que le paysan tenait par la bride ; mais, tout triste de sa déconfiture, il dit au brave homme :

– Merci, mon ami !… C’est une sotte chose que d’aller à cheval, surtout quand on a une rosse comme celle-ci, qui rue, et, en ruant, vous démonte son homme de manière à lui casser le cou. Quant à moi, je sais bien une chose, c’est que jamais je ne remonterai dessus. Ah ! continua Nicolas avec un soupir, j’aimerais bien mieux une vache ; on la suit à son aise par-derrière, et l’on a, en outre, son lait par-dessus le marché, sans compter le beurre et le fromage. Foi de Nicolas ! je donnerais bien des choses pour avoir une vache comme la vôtre.

– Eh bien, dit le paysan, puisqu’elle vous plaît tant, prenez-la ; je consens à l’échanger contre votre cheval.

Nicolas fut transporté de joie : il prit la vache par son licol ; le paysan enfourcha le cheval et disparut.

Et Nicolas se remit en route, chassant la vache devant lui, et songeant à l’admirable marché qu’il venait de faire.

Il arriva à une auberge, et, dans sa joie, il mangea tout ce qu’il avait emporté de chez son maître, c’est-à-dire un excellent morceau de pain et de fromage ; puis, comme il avait deux liards dans sa poche, il se fit servir un demi-verre de bière et continua de conduire sa vache du côté de son village natal.

Vers midi, la chaleur devint étouffante, et, juste en ce moment, Nicolas se trouvait au milieu d’une lande qui avait bien encore deux lieues de longueur.

La chaleur était si insupportable, que le pauvre Nicolas en tirait la langue de trois pouces hors de la bouche.

– Il y a un remède à cela, se dit Nicolas : je vais traire ma vache et me régaler de lait.

Il attacha la vache à un arbre desséché, et, comme il n’avait pas de seau, il posa à terre son bonnet de cuir ; mais, quelque peine qu’il se donnât, il ne put faire sortir une goutte de lait de la mamelle de la bête.

Ce n’était pas que la vache n’eût point de lait, mais Nicolas s’y prenait mal, si mal, que la bête rua, comme on dit, en vache, et, d’un de ses pieds de derrière, lui donna un tel coup à la tête, qu’elle le renversa, et qu’il fut quelque temps à rouler à droite et à gauche, sans parvenir à se remettre sur ses pieds.

Par bonheur, un charcutier vint à passer avec sa charrette, où il y avait un porc.

– Eh ! eh ! demanda le charcutier, qu’y a-t-il donc, mon ami ? es-tu ivre ?

– Non pas, dit Nicolas, au contraire, je meurs de soif.

– Cela ne serait pas une raison : nul n’est plus altéré qu’un ivrogne ; au reste, et à tout hasard, mon pauvre garçon, bois un coup.

Il aida Nicolas à se remettre sur ses pieds et lui présenta sa gourde. Nicolas l’approcha de sa bouche et y but une large gorgée.

Puis, ayant repris ses sens :

– Voulez-vous me dire, demanda-t-il au charcutier, pourquoi ma vache ne donne pas de lait ?

Le charcutier se garda bien de lui dire que c’était parce qu’il ne savait point la traire.

– Ta vache est vieille, lui dit-il, et n’est plus bonne à rien.

– Pas même à tuer ? demanda Nicolas.

– Qui diable veux-tu qui mange de la vieille vache ? Autant manger de la vache enragée !

– Ah ! dit Nicolas, si j’avais un joli petit porc comme celui-ci, à la bonne heure ! cela est bon depuis les pieds jusqu’à la tête : avec la chair, on fait du salé ; avec les entrailles, on fait des andouillettes ; avec le sang, on fait du boudin.

– Écoute, dit le charcutier, pour t’obliger… mais c’est purement et simplement pour t’obliger… je te donnerai mon porc, si tu veux me donner ta vache.

– Que Dieu te récompense, brave homme ! dit Nicolas.

Et, remettant sa vache au charcutier, il descendit le porc de la charrette et prit le bout de la corde pour le conduire.

Nicolas continua sa route en songeant combien tout allait selon ses désirs.

Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’un jeune garçon le rattrapa. Celui-ci portait sous son bras une oie grasse.

Pour passer le temps, Nicolas commença à parler de son bonheur et des échanges favorables qu’il avait faits.

De son côté, le jeune garçon lui raconta qu’il portait son oie pour un festin de baptême.

– Pèse-moi cela par le cou, dit-il à Nicolas. Hein ! est-ce lourd ! Il est vrai que voilà huit semaines qu’on l’engraisse avec des châtaignes. Celui qui mordra là-dedans devra s’essuyer la graisse des deux côtés du menton.

– Oui, dit Nicolas en la soupesant d’une main, elle a son poids ; mais mon cochon pèse bien vingt oies comme la tienne.

Le jeune garçon regarda de tous côtés d’un air pensif, et en secouant la tête :

– Écoute, dit-il à Nicolas, je ne te connais que depuis dix minutes, mais tu m’as l’air d’un brave garçon ; il faut que tu saches une chose, c’est qu’il se pourrait qu’à l’endroit de ton cochon, tout ne fût pas bien en ordre : dans le village que je viens de traverser, on en a volé un au percepteur. Je crains fort que ce ne soit justement celui que tu mènes. Ils ont requis la maréchaussée et envoyé des gens pour poursuivre le voleur, et, tu comprends, ce serait une mauvaise affaire pour toi si l’on te trouvait conduisant ce cochon. Le moins qu’il pût t’arriver, ce serait d’être conduit en prison jusqu’au moment où l’affaire serait éclaircie.

À ces mots, la peur saisit Nicolas.

– Jésus Dieu ! dit-il, tire-moi de ce mauvais pas, mon garçon ; tu connais ce pays que j’ai quitté depuis quinze ans, de sorte que tu as plus de défense que moi. Donne-moi ton oie et prends mon cochon.

– Diable ! fit le jeune garçon, je joue gros jeu ; cependant, je ne puis laisser un camarade dans l’embarras.

Et, donnant son oie à Nicolas, il prit le cochon par la corde, et se jeta avec lui dans un chemin de traverse.

Nicolas continua sa route, débarrassé de ses craintes, et portant gaiement son oie sous son bras.

– En y réfléchissant bien, se disait-il, je viens, outre la crainte dont je suis débarrassé, de faire un marché excellent. D’abord, voilà une oie qui va me donner un rôti délicieux, et qui, tout en rôtissant, me donnera une masse de graisse avec laquelle je ferai des tartines pendant trois mois, sans compter les plumes blanches qui me confectionneront un bon oreiller, sur lequel, dès demain au soir, je vais dormir sans être bercé. Oh ! c’est ma mère qui sera contente, elle qui aime tant l’oie !

Il achevait à peine ces paroles, qu’il se trouva côte à côte avec un homme qui portait un objet enfermé dans sa cravate, qu’il tenait pendue à la main.

Cet objet gigotait de telle façon, et imprimait à la cravate de tels balancements, qu’il était évident que c’était un animal vivant, et que cet animal regrettait fort sa liberté.

– Qu’avez-vous donc là, compagnon ? demanda Nicolas.

– Où, là ? fit le voyageur.

– Dans votre cravate.

– Oh ! ce n’est rien, répondit le voyageur en riant.

Puis, regardant autour de lui pour voir si personne n’était à portée d’entendre ce qu’il allait dire :

– C’est une perdrix que je viens de prendre au collet, dit-il seulement, je suis arrivé à temps pour la prendre vivante. Et vous que portez-vous là ?

– Vous le voyez bien, c’est une oie, et une belle, j’espère.

Et, tout fier de son oie, Nicolas la montra au braconnier.

Celui-ci regarda l’oie d’un air de dédain, la prit et la flaira.

– Hum ! dit-il, quand comptez-vous la manger ?

– Demain au soir, avec ma mère.

– Bien du plaisir ! dit en riant le braconnier.

– Je m’en promets, en effet, du plaisir ; mais pourquoi riez-vous ?

– Je ris, parce que votre oie est bonne à manger aujourd’hui, et encore, encore, en supposant que vous aimiez les oies faisandées.

– Diable ! vous croyez ? fit Nicolas.

– Mon cher ami, sachez cela pour votre gouverne : quand on achète une oie, on l’achète vivante ; de cette façon-là, on la tue quand on veut, et on la mange quand il convient : croyez-moi, si vous voulez tirer de votre oie un parti quelconque, faites-la rôtir à la première auberge que vous rencontrerez sur votre chemin, et mangez-la jusqu’au dernier morceau.

– Non, dit Nicolas ; mais faisons mieux : prenez mon oie, qui est morte, et donnez-moi votre perdrix, qui est vivante : je la tuerai demain au matin, et elle sera bonne à manger demain au soir.

– Un autre te demanderait du retour ; mais, moi, je suis bon compagnon ; quoique ma perdrix soit vivante et que ton oie soit morte, je te donne ma perdrix troc pour troc.

Nicolas prit la perdrix, la mit dans son mouchoir, qu’il noua par les quatre coins, et, pressé d’arriver le plus tôt possible, il laissa son compagnon entrer dans une auberge pour y manger son oie, et continua sa route à travers le village.

Au bout du village, il trouva un rémouleur.

Le rémouleur chantait, tout en repassant des couteaux et des ciseaux, le premier couplet d’une chanson que connaissait Nicolas.

Nicolas s’arrêta et se mit à chanter le second couplet.

Le rémouleur chanta le troisième.

– Bon ! lui dit Nicolas, du moment que vous êtes gai, c’est que vous êtes content.

– Ma foi, oui ! répondit le rémouleur ; le métier va bien, et, chaque fois que je mets la main à la pierre, il en tombe une pièce d’argent. Mais que portez-vous donc là qui frétille ainsi dans votre cravate ?

– C’est une perdrix vivante.

– Ah !… Où l’avez-vous prise ?

– Je ne l’ai pas prise, je l’ai eue en échange d’une oie.

– Et l’oie ?

– Je l’avais eue en échange d’un cochon.

– Et le cochon ?

– Je l’avais eu en échange d’une vache.

– Et la vache ?

– Je l’avais eue en échange d’un cheval.

– Et le cheval ?

– Je l’avais eu en échange d’un lingot d’or.

– Et ce lingot d’or ?

– C’était le prix de mes sept années de service.

– Peste ! vous avez toujours su vous tirer d’affaire !

– Oui, jusqu’aujourd’hui, cela a assez bien marché ; seulement, une fois rentré chez ma mère, il me faudrait un état dans le genre du vôtre.

– Ah ! en effet, c’est un crâne état.

– Est-il bien difficile ?

– Vous voyez : il n’y a qu’à faire tourner la meule et en approcher les couteaux ou les ciseaux qu’on veut affûter.

– Oui ; mais il faut une pierre.

– Tenez, dit le rémouleur en poussant une vieille meule du pied, en voilà une qui a rapporté plus d’argent qu’elle ne pèse, et cependant elle pèse lourd !

– Et ça coûte cher, n’est-ce pas, une pierre comme celle-là ?

– Dame ! assez cher, fit le rémouleur ; mais, moi, je suis bon garçon : donnez-moi votre perdrix, je vous donnerai ma meule. Ça vous va-t-il ?

– Parbleu ! est-ce que cela se demande ? dit Nicolas ; puisque j’aurai de l’argent chaque fois que je mettrai la main à la pierre, de quoi m’inquiéterais-je maintenant ?

Et il donna sa perdrix au rémouleur, et prit la vieille meule que l’autre avait mise au rebut.

Puis, la pierre sous le bras, il partit, le cœur plein de joie et les yeux brillants de satisfaction.

« Il faut que je sois né coiffé ! se dit Nicolas ; je n’ai qu’à souhaiter pour que mon souhait soit exaucé ! »

Cependant, après avoir fait une lieue ou deux, comme il était en marche depuis le point du jour, il commença, alourdi par le poids de la meule, à se sentir très fatigué ; la faim aussi le tourmentait, ayant mangé le matin ses provisions de toute la journée, tant sa joie était grande, on se le rappelle, d’avoir troqué sa vache pour un cheval ! À la fin, la fatigue prit tellement le dessus, que, de dix pas en dix pas, il était forcé de s’arrêter ; la meule aussi lui pesait de plus en plus, car elle semblait s’alourdir au fur et à mesure que ses forces diminuaient.

Il arriva, en marchant comme une tortue, au bord d’une fontaine où bouillonnait une eau aussi limpide que le ciel qu’elle reflétait ; c’était une source dont on ne voyait pas le fond.

– Allons, s’écria Nicolas, il est dit que j’aurai de la chance jusqu’au bout ; au moment où j’allais mourir de soif, voilà une fontaine !

Et, posant sa meule au bord de la source, Nicolas se mit à plat ventre, et but à sa soif pendant cinq minutes.

Mais, en se relevant, le genou lui glissa ; il voulut se retenir à la meule, et, en se retenant, il poussa la pierre, qui tomba à l’eau et disparut dans les profondeurs de la source.

– En vérité ! dit Nicolas demeurant un instant à genoux pour prononcer son action de grâces, le bon Dieu est réellement bien bon de m’avoir débarrassé de cette lourde et maussade pierre, sans que j’aie le plus petit reproche à me faire.

Et, allégé de tout fardeau, les mains et les poches vides, mais le cœur joyeux, il reprit, tout courant, le chemin de la maison de sa mère.

 

D’après Grimm : Jean-la-Chance.

La petite sirène

1

Si jamais vous avez vu la mer, mes chers petits enfants, vous avez dû remarquer que plus l’eau est profonde, plus elle est bleue.

Mais encore faut-il pour cela que le ciel soit bleu, car la mer n’est qu’un grand miroir étendu par le bon Dieu sur la terre, pour réfléchir le ciel.

Or, plus on avance vers les hautes latitudes, c’est-à-dire vers l’équateur, plus le ciel est bleu, et par conséquent plus la mer est bleue.

Là aussi, elle est plus profonde, si profonde qu’il y a certains endroits dont on n’a pas encore pu trouver le fond, quoiqu’on y ait jeté des lignes de plus de mille mètres de longueur, ce qui suppose douze ou quinze clochers comme celui de la ville ou du village que vous habitez, mis au-dessus les uns des autres.

Au fond de ces abîmes insondables, vit ce que l’on appelle le peuple de la mer.

Ce peuple de la mer se compose, outre les poissons que vous connaissez et que tous les jours on sert sur la table de vos parents, tels que le merlan, la raie, le hareng, la sardine, le thon, d’une foule d’animaux que vous ne connaissez pas, depuis l’immense encornet, dont nul n’a jamais pu déterminer la forme ni la longueur, jusqu’à l’impalpable méduse, que la baleine broie par milliards avec ses fanons, qui ne sont rien autre chose que ses dents, et qui servent à faire des buses aux corsets de vos mamans.

Il ne faudrait pas croire, chers enfants, qu’au fond de ces gouffres, la mer présente un lit de sable mouillé pareil à celui qu’elle découvre quand elle se retire de la plage de Dieppe ou de Trouville. Non, vous seriez dans l’erreur. Les plantes qui montent quelquefois jusqu’à la surface de l’eau prouvent que ces profondeurs disparaissent sous une gigantesque végétation près de laquelle les fougères antédiluviennes de quatre-vingts et de cent pieds de long, qu’on retrouve dans les carrières de Montmartre, ne sont que de faibles brins d’herbe.

Seulement, de même que le palmier, cet arbre des plages africaines, dont les poètes ont fait le symbole de la grâce, plie et ondule selon tous les caprices du vent, de même ces forêts aux troncs mobiles suivent tous les mouvements de la mer.

Et, de même que les oiseaux de nos forêts voltigent à travers le feuillage, des arbres terrestres, faisant reluire aux rayons du soleil leur plumage aux mille couleurs, de même les poissons glissent à travers les tiges et les feuilles des arbres marins, lançant à travers le voile transparent et azuré qui les couvre des éclairs d’or et d’argent.

Au milieu du plus grand de tous les océans, c’est-à-dire de l’océan Pacifique, entre les îles Chatham et la péninsule de Banck, juste à nos antipodes, se trouve le palais du roi de la mer. Les murs en sont de corail rouge, noir et rose ; les fenêtres en sont d’ambre fin, transparent et pur ; et les toits, au lieu de tuiles, sont faits de ces belles écailles noires, bleues et vertes, comme vous en voyez aux montres des marchands de curiosités du Havre et de Marseille.

Le roi qui habitait ce palais au moment où se passèrent les événements que nous allons raconter, était veuf depuis longtemps, et comme il avait eu de grands chagrins avec sa femme, il n’avait pas voulu se remarier.

Sa maison royale était tenue par sa mère, excellente femme du reste, mais ayant un grand défaut, celui d’être très orgueilleuse. C’est pourquoi elle portait douze huîtres perlières sur la queue de sa robe, tandis que jusqu’à elle, les plus grandes dames de l’empire et la défunte reine elle-même n’en avaient jamais porté que six.

Mais son grand mérite aux yeux du roi régnant, celui que ne lui contestaient pas même ses ennemis, c’était la grande affection qu’elle portait aux princesses de la mer, ses petites-filles.

Il est vrai que c’étaient six charmantes princesses ; mais on était obligé de convenir que la plus jeune était la plus belle. Elle avait la peau fine et transparente comme une feuille de rose. Ses yeux étaient bleus comme l’azur céleste ; mais, ainsi que ses sœurs, c’était une sirène, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas de pieds et que son corps, à partir des hanches, se terminait par une queue de poisson.

Les princesses pouvaient jouer pendant tout le temps que durait le jour, dans les grandes salles du palais, où croissaient des fleurs aussi riches de couleurs qu’aucune de celles qui s’épanouissent sur la terre. Elles faisaient ouvrir les fenêtres d’ambre, et les poissons entraient pour se mêler à leurs jeux, à peu près comme font chez nous les hirondelles quand elles s’amusent à effleurer nos fenêtres ouvertes ; seulement, nos hirondelles, d’habitude, restent farouches, tandis que les poissons venaient manger jusque dans les mains des princesses.

Il y avait devant le palais un grand jardin d’arbres dont les tiges étaient de corail et les feuilles d’émeraude. Ils portaient des grenades de rubis et des oranges d’or.

Les allées en étaient couvertes de sable fin d’un si beau bleu, que l’on eût cru que c’était de la poussière de saphir.

En général, tout, dans ce monde de la mer, était recouvert d’un reflet azuré ; c’était à croire que le ciel s’étendait sous les pieds comme au-dessus de la tête.

Dans les temps de calme, on voyait parfaitement le soleil. Il ressemblait alors à une énorme fleur violette, du calice de laquelle sortiraient des flots de lumière.

Chacune des jeunes princesses avait un coin dans ce jardin où elle pouvait planter ce qu’elle voulait.

L’une donnait à son jardin la forme d’une baleine, l’autre celle d’un homard ; mais quant à la plus jeune princesse, elle faisait le sien rond comme le soleil, et le plantait de fleurs violettes comme lui.

C’était au reste une enfant étrange, calme et réfléchie ; tandis que ses sœurs se paraient des bijoux provenant des vaisseaux qui faisaient naufrage, elle n’avait recueilli de toutes les richesses que renferme le fond de la mer qu’une belle statue de marbre représentant un jeune homme.

C’était un chef-d’œuvre de sculpture grecque que le gouverneur de Melbourne avait fait venir de Londres pour en parer son palais, et qui, par suite du naufrage du vaisseau qui la portait, était tombée en la possession de la jeune princesse.

Elle avait interrogé sa grand-mère sur l’origine de cet animal à deux pieds qui lui était inconnu, et sa grand-mère lui avait répondu que cet animal était un homme, et que la terre était peuplée d’animaux de la même espèce.

Alors elle avait placé sa statue debout sur un rocher qui s’élevait au milieu de son jardin. Elle avait planté près d’elle un saule pleureur rose, qui, laissant tomber autour de lui ses branches gracieuses, lui faisait une ombre violette ; mais l’explication donnée par la vieille reine à la jeune princesse n’avait point suffi à celle-ci. Elle revenait éternellement sur le monde des hommes, faisant raconter à sa grand-mère tout ce qu’elle savait des navires, des villes, des hommes et des animaux de cette terre inconnue, qu’elle avait si grande envie de voir. Ce qui lui semblait particulièrement beau et extraordinaire surtout, c’est que les fleurs terrestres avaient des parfums, tandis que celles de la mer ne sentaient rien. Un autre sujet d’étonnement pour elle, c’est que les forêts et les jardins terrestres étaient peuplés d’oiseaux aux mille ramages différents, tandis que ses poissons à elle étaient muets.

– Quand vous aurez atteint votre quinzième année, ma fille, lui disait pour la consoler la vieille reine, on vous donnera la permission de monter à la surface de la mer, la nuit, au clair de la lune, de vous asseoir sur un écueil et de regarder les navires passer.

– Mais les bois, mais les villes dont vous me parlez, grand-mère ? disait la jeune princesse.

– Vous les verrez au fond des ports, dans les échancrures des îles ; mais ne vous en approchez jamais, car une fois sur la terre des hommes, vous perdriez tout votre pouvoir, et il vous arriverait malheur.

L’année suivante, une des jeunes princesses devait atteindre sa quinzième année, et par conséquent monter à la surface de la mer ; mais comme il y avait une année de différence entre chaque sœur, la plus jeune avait encore cinq ans à attendre avant que son tour arrivât.

Au reste, les jeunes princesses s’étaient promis de tout se raconter car la vieille reine n’en disait jamais assez, et ses petites-filles comprenaient que leur grand-mère leur cachait beaucoup de choses.

Mais pas une ne désirait plus en être à sa quinzième année que la plus jeune, probablement parce qu’elle avait davantage à attendre et qu’elle était d’un caractère calme et réfléchi.

Mainte nuit, debout à sa fenêtre ouverte, elle regardait passer les poissons silencieux et brillants, elle perçait du regard l’azur foncé des vagues, et regardait les étoiles et la lune, qui lui paraissaient bien pâles il est vrai, mais aussi bien plus grandes qu’elles ne nous apparaissent à nous. Si parfois un nuage noir ou plutôt un corps opaque les dérobait à sa vue, elle savait que c’était quelque baleine qui passait entre elle et la surface de la mer, ou quelque vaisseau entre la surface de la mer et le ciel.

Et ceux qui glissaient sur le vaisseau ne s’imaginaient certes pas qu’il y avait au fond de la mer une jeune princesse qui tendait ses petites mains blanches vers la cale de leur navire.

Cependant, comme nous l’avons dit, l’aînée des princesses avait atteint quinze ans et pouvait monter à la surface de la mer.

Lorsqu’elle revint, elle avait cent choses plus merveilleuses les unes que les autres à raconter. Mais ce qu’elle avait vu de plus beau, disait-elle, c’était, tandis qu’elle était assise sur un banc de sable, de voir, au clair de la lune, étinceler au fond d’un golfe les mille lumières d’une grande ville, d’entendre le bruit des voitures, le son des cloches, et tous les cris et toutes les rumeurs de la terre.

Il ne faut pas demander si la plus jeune des princesses ouvrait les yeux et les oreilles pendant ce récit ; et lorsque, la nuit suivante, elle contempla la lune à travers les eaux bleues, il lui sembla y voir cette grande ville dont lui avait parlé sa sœur, et elle aussi crut entendre le bruit des voitures, le son des cloches, et les cris et les rumeurs descendre jusqu’à elle.

L’année suivante, la seconde sœur obtint à son tour la permission de monter à la surface de la mer et de nager où elle voudrait ; elle arriva au sommet d’une vague au moment du coucher du soleil, et ce fut ce qu’elle trouva de plus beau dans la création.

– Le ciel était d’or et de pourpre, disait-elle, et quant aux nuages, aucune parole ne pouvait peindre la vivacité de leurs couleurs.

L’année suivante, ce fut le tour de la troisième sœur ; elle ne s’en tint point à la mer, elle remonta un large fleuve, elle vit des collines superbes, des vignes magnifiques ; des châteaux et des forteresses lui apparurent à travers de splendides forêts ; elle s’approcha si près du bord qu’elle entendit le chant des oiseaux.

Dans une petite crique, elle rencontra tout un essaim de petits enfants et des hommes ; ils étaient complètement nus et s’ébattaient en nageant dans l’eau. Elle voulut jouer avec eux ; mais à peine eurent-ils aperçu ses cheveux tressés avec des coraux, des perles et des algues, et le bas de son corps couvert d’écaillés, qu’ils s’enfuirent épouvantés ; elle voulait les suivre jusqu’au rivage : mais alors une bête noire, couverte de poils, vint à elle et se mit à aboyer contre elle avec un tel acharnement, qu’effrayée à son tour, elle regagna la pleine mer.

Mais, revenue près de ses jeunes sœurs, elle ne pouvait oublier ni les bois magnifiques, ni les riantes collines, ni les forteresses, ni les châteaux, ni surtout les petits enfants, qui nageaient dans la rivière sans avoir une queue de poisson.

La quatrième sœur n’alla point si loin : soit que son caractère fût moins aventureux, soit que ses désirs fussent moins difficiles à contenter, elle s’assit sur un rocher au milieu de la mer, vit de loin des vaisseaux qui lui semblèrent des mouettes, et le ciel qui lui parut une immense cloche de verre. Au lieu d’une volée gazouillante de petits enfants nageant dans une crique, elle vit une bande de baleines qui lançaient l’eau par leurs évents et dont chacune faisait deux trombes qui tombaient en se recourbant.

Selon elle, on ne pouvait rien voir de plus beau.

Vint le tour de la cinquième sœur. Son anniversaire à elle tombait en plein hiver ; elle vit donc, elle, ce que les autres n’avaient pas vu. La mer était verte comme une gigantesque émeraude. Et de tous côtés voguaient d’immenses glaçons et flottaient des pics de glace qui semblaient des clochers en diamant. Elle s’assit sur l’une de ces îles mouvantes, et de là elle vit une tempête qui brisa comme verre le plus gros de ces glaçons ; des vaisseaux du plus haut bord dansaient comme des lièges, et les plus fiers avaient cargué toutes leurs voiles et semblaient bien petits sur l’océan furieux.

Lorsque l’aînée des sœurs avait eu quinze ans et pour la première fois était montée à la surface de la mer, toutes, à son retour, nous l’avons dit, étaient accourues vers elle, l’avaient interrogée et, transportées de curiosité et d’étonnement, avaient écouté ses récits ; mais maintenant que cinq d’entre elles, parvenues à l’âge de quinze ans, avaient la permission de faire ce qu’elles voulaient, elles ne paraissaient plus s’en soucier, et toutes les cinq finirent par s’accorder pour dire que c’était encore chez elles, au fond de la mer, qu’était le plus beau spectacle qu’elles eussent jamais vu.

Que voulez-vous, mes chers enfants, on est si bien chez soi !

Souvent, à la tombée de la nuit, les cinq sœurs aînées se prenaient par le bras et montaient par une seule file à la surface de l’eau. Là s’il y avait tempête dans les airs, et si un navire emporté par la tempête passait devant elles, elles se mettaient à chanter de leur plus douce voix, invitant les matelots à venir avec elles au fond des flots leur racontant les merveilles qu’ils y verraient.

Les matelots entendaient leurs chants mélodieux à travers le brouillard et la pluie ; ils voyaient, à travers la lueur de l’éclair, leurs bras blancs, leurs cous de cygne et leurs queues de poisson reluisantes comme de l’or, et ils se bouchaient les oreilles en criant :

– Les sirènes ! les sirènes ! au large ! au large !

Et ils s’éloignaient des filles de la mer aussi rapidement que le permettaient les vents et les flots.

Et quand les cinq sœurs partaient ainsi ensemble, la pauvre petite princesse restait seule dans son palais de corail, aux fenêtres d’ambre, les suivant du regard et prête à pleurer. Mais les enfants de la mer n’ont point de larmes, ce qui fait qu’ils souffrent bien plus que nous.

– Oh ! si j’avais quinze ans, disait-elle, je sens que je préférerais de beaucoup à notre royaume humide le monde d’en haut, la terre et les hommes qui l’habitent.

Enfin elle atteignit sa quinzième année.

– Ah ! lui dit la grand-mère, te voilà jeune fille à ton tour ; viens, que je te fasse ta toilette comme je l’ai faite à tes sœurs le jour où elles ont monté à la surface de la mer.

Et elle lui mit sur la tête une couronne de lis, dont chaque fleur était une perle découpée, puis elle lui fit attacher huit grosses huîtres sur la queue pour indiquer son haut rang.

La petite princesse criait que les épingles lui faisaient grand mal, mais la vieille reine lui répondait :

– Il faut souffrir pour être belle, mon enfant.

Hélas ! elle eût volontiers déposé tout ce luxe, et remplacé sa lourde couronne par quelques-unes de ces fleurs de pourpre qui lui allaient si bien. Mais c’était la volonté de la grand-mère qu’elle fût parée ainsi, et, nous l’avons dit, quand la grand-mère avait dit : Je veux, il fallait obéir.

– Adieu ! dit-elle enfin.

Et elle monta à la surface des vagues, légère et transparente comme une bulle d’air.

2

Lorsque la petite sirène passa sa tête blonde au-dessus des flots unis comme un miroir, le soleil venait de se coucher, le ciel était de pourpre à l’occident, et sur toute l’étendue du firmament, les nuages reflétaient des teintes roses et dorées. Un seul navire était en vue : c’était un beau yacht, marchant ou plutôt se balançant sous deux voiles, son grand hunier et son foc. À l’horizon du ciel azuré montait Vénus, pareille à un bluet de flammes ; l’air était calme ; la mer, comme nous l’avons dit, n’avait pas une ride.

Aucun bruit n’eût troublé le silence de l’immensité s’il n’y eût pas eu fête sur le yacht : on y chantait, on y faisait de la musique. Et, quand la nuit fut tout à fait tombée, on hissa à tous les agrès des centaines de lanternes de couleur, tandis qu’au-dessus d’elles, suivant toutes les lignes des cordages, se déployaient les pavillons de toutes les nations.

La petite sirène nagea jusqu’à la hauteur des fenêtres du tillac, et put voir ce qui se passait dans l’intérieur du bâtiment.

Il y avait toute une noble société en grande toilette ; mais ce qu’il y avait de plus beau, c’était un jeune prince, avec de grands yeux noirs et des cheveux flottants ; à peine avait-il seize ans, et c’était sa fête que l’on célébrait à bord. Les matelots, à qui l’on avait donné double ration, dansaient sur le pont, et lorsque le jeune prince y monta, des hourras cent fois répétés et des milliers de chandelles romaines et de bombes saluèrent sa présence, sillonnant et éclairant la nuit.

La fille des eaux en fut si effrayée, qu’elle plongea sous l’eau ; mais elle ne tarda point à reparaître. Un instant, au milieu du feu d’artifice qui s’éteignait dans les vagues, elle crut que toutes les étoiles du ciel pleuvaient autour d’elle. Jamais elle n’avait vu pareil spectacle ; tous ces soleils de toutes les couleurs se reflétaient dans la mer calme et limpide ; le navire lui-même, centre de toute cette lumière, était éclairé comme en plein jour.

Le jeune prince était charmant ; il donnait la main à tout le monde, et souriait, tandis que les instruments remplissaient la nuit d’harmonie.

La nuit s’avançait ; mais la petite sirène ne pouvait détacher ses yeux du prince ni du bâtiment ; enfin, vers deux heures du matin, les lanternes furent éteintes et les fusées cessèrent.

La fille des eaux se laissa mollement balancer par la vague, et continua de regarder ce qui se passait dans le bâtiment.

Peu à peu, la brise s’éleva, le bâtiment hissa ses voiles et commença de marcher ; mais bientôt le vent souffla avec assez de violence pour que l’on fût obligé de carguer les hautes voiles et de prendre des ris dans les basses. À peine cette dernière manœuvre était-elle exécutée que le tonnerre se fit entendre dans le lointain, et que les vagues devinrent menaçantes ; mais comme s’il était, lui aussi, le roi de la mer, le beau yacht s’élevait sur la montagne liquide, et plongeait dans l’abîme, mais pour se redresser aussitôt, et gravir une autre montagne, au milieu de laquelle il semblait perdu dans les brumes.

La petite sirène trouvait la chose très amusante, mais les marins pensaient autrement. Le navire craquait de tous les côtés, la carène gémissait comme un être animé qui comprend le péril ; enfin, tordu par une trombe, le grand mât fut brisé comme un roseau et tomba avec un bruit épouvantable. Enfin une voie d’eau se déclara, et aux cris de joie à peine éteints succédèrent des clameurs d’angoisse.

Alors la petite sirène s’aperçut seulement que le navire était en danger et qu’elle-même devait faire attention aux poutres et aux planches que l’on jetait à l’eau.

Il faisait si noir qu’elle ne pouvait rien distinguer, sinon à la lueur des éclairs qui, au reste, se succédaient presque sans interruption. Pendant qu’ils brillaient, il faisait aussi clair qu’en plein jour, et elle put voir le jeune prince debout sur la dunette du navire au moment où il se fendait en deux, et où, la proue la première, il s’engloutissait dans l’abîme.

La première pensée de la petite sirène fut que, le prince étant dans l’eau, il allait descendre au palais de son père ; mais presque aussitôt, réfléchissant que les hommes ne peuvent vivre dans la mer, et que nécessairement le jeune prince allait se noyer, elle se sentit frissonner de tout son corps, à l’idée de revoir cadavre celui qu’elle venait de voir si vivant et si beau ; si bien que, quoiqu’elle se parlât à elle-même, elle s’écria tout haut :

– Non, non, il ne faut pas qu’il meure !

Et, sans s’inquiéter des débris du vaisseau qui se heurtaient avec violence et qui pouvaient l’écraser, elle nagea vers l’endroit où elle avait vu disparaître le jeune prince, plongea à diverses reprises, et enfin, à la lueur d’un éclair, l’aperçut qui, à bout de forces, fermait les yeux et allait s’abandonner à l’abîme.

Elle s’élança vers lui, le soutint doucement, lui tint la tête hors de l’eau, et le dirigea vers l’île la plus prochaine.

Mais le prince avait toujours les yeux fermés.

Cependant l’orage avait cessé ; l’horizon, qui s’empourprait, annonçait le retour du soleil, et sous les premiers rayons du jour la mer se calmait peu à peu.

La petite sirène tenait toujours dans ses bras le prince, qui ne rouvrait pas les yeux ; elle écarta doucement les cheveux collés sur son beau front et y appuya ses lèvres ; mais, malgré ce baiser virginal, le jeune prince demeura évanoui.

Elle aperçut enfin l’île vers laquelle elle se dirigeait : des maisons blanchissaient sous les grands arbres, et au milieu d’elles un édifice, qui semblait un palais. La petite sirène nagea vers le rivage et, tirant le jeune prince à terre, le coucha sur un frais gazon émaillé de mille fleurs et à l’ombre d’un beau palmier.

Puis, voyant venir de son côté une troupe de jeunes filles la tête couronnée de fleurs, et le corps enveloppé de manteaux en soie d’aloès, elle rentra dans la mer, mais, s’arrêtant à quelque distance, se cacha derrière un rocher, se couvrant la tête et le corps d’écume, pour qu’on ne la vît point ; puis, ces précautions prises, elle attendit ce qui allait se passer.

Une des jeunes filles, qui paraissait être la maîtresse de ses compagnes, se détacha du groupe tout en cueillant des fleurs, et marcha droit au prince, qu’elle ne voyait pas.

Tout à coup elle l’aperçut.

Son premier mouvement fut de fuir effrayée, mais bientôt ce sentiment fit place à une douce pitié. Elle s’approcha doucement et craintive encore ; puis, s’apercevant que le jeune prince était sans connaissance, elle se mit à genoux près de lui, et lui prodigua les premiers secours.

Le prince entrouvrit les yeux, entrevit la jeune fille, puis les referma, comme si cet effort l’avait épuisé. Une seconde fois il les rouvrit, mais cette fois encore ils se refermèrent.

Alors, voyant ses efforts impuissants, comprenant qu’il lui fallait appeler à son aide le secours de la science, la jeune fille le quitta, et bientôt des hommes envoyés par elle vinrent prendre le jeune prince et le transportèrent dans le vaste édifice dont nous avons parlé, et qui n’était autre que le palais même d’où était parti le beau jeune homme.

À cette vue, la sirène se sentit si affligée, qu’elle plongea sous l’eau et qu’elle s’en retourna tristement au château de son père.

Elle avait toujours été calme et pensive ; mais, à partir de ce moment, elle le devint bien davantage ; ses sœurs, étonnées de sa tristesse et de sa rêverie, lui demandèrent ce qu’elle avait vu là-haut ; mais elle ne répondit rien.

Mais presque tous les soirs, elle remonta jusqu’à l’endroit où elle avait quitté le prince. Elle vit comment les fleurs devenaient des fruits, comment les fruits, après avoir mûri, étaient récoltés ; comment la neige tombée pendant l’hiver sur les hautes montagnes fondait aux mois de mai et de juin ; mais elle n’aperçut pas le prince, et, chaque matin, elle redescendait au palais de son père plus triste qu’elle ne l’avait quitté. Sa seule consolation était de s’asseoir dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la belle statue de marbre blanc qui ressemblait au prince ; mais elle ne s’occupait plus de ses fleurs, qui poussant à l’abandon, croissaient à travers les allées, grimpaient autour du tronc et des branches des arbres, si bien que le petit jardin si bien tenu autrefois était devenu un bois impénétrable, dans lequel pas une seule allée n’était praticable, si ce n’est celle qui conduisait à la statue de marbre blanc.

Enfin, ne pouvant plus se contenir, la petite sirène confia son secret à l’une de ses sœurs. Aussitôt, les quatre autres sœurs l’apprirent, mais personne, excepté cinq ou six sirènes de la suite des princesses, qui n’en parlèrent qu’à leurs amies les plus intimes, n’en eut connaissance.

Une d’entre elles était même plus avancée que la jeune princesse. Elle savait que le beau jeune homme était le fils du roi de l’île où la petite sirène l’avait conduit ; elle avait vu la fête sous le navire, et elle indiqua à ses compagnes le point de la mer où l’île était située.

Alors les autres princesses lui dirent :

– Allons-y toutes ensemble, petite sœur.

Et se tenant enlacées, guidées par la sirène qui était si bien instruite, elles montèrent toutes à la surface de la mer.

Bientôt elles furent en vue de l’île ; alors elles nagèrent vers une charmante petite baie, tout entourée de pandanus, de mimosas et de palétuviers ; puis, à travers une trouée ménagée évidemment pour le plaisir des yeux, elles virent le palais du prince.

Il était construit d’une pierre jaune et brillante, avec de grands escaliers de marbre, par lesquels on descendait dans un jardin qui s’étendait jusqu’à la mer. De magnifiques coupoles dorées s’élevaient au-dessus des toits, et entre les colonnes qui entouraient tout l’édifice, on voyait des statues de marbre pareilles à celles qui ornaient le jardin de la petite princesse, mais si belles, mais si bien faites, qu’elles paraissaient vivantes. Enfin, à travers les vitres transparentes des hautes fenêtres, on voyait, dans de magnifiques salons, de riches rideaux de soie et des tapisseries ornées de grandes figures qui faisaient plaisir à admirer.

Au milieu de la plus grande des salles, il y avait un jet d’eau qui s’élançait jusqu’au plafond dans une coupole de verre, à travers laquelle le soleil se reflétait dans l’eau, et formait un arc-en-ciel, dont la base se perdait dans les tiges des belles plantes qui croissaient au milieu du bassin.

Maintenant, la petite sirène savait où demeurait son bien-aimé prince, et mainte et mainte nuit elle montait à la surface de l’eau et s’approchait, en nageant, plus près du rivage qu’aucune autre sirène n’avait encore osé le faire.

Un jour, en s’aventurant plus encore, elle découvrit un canal étroit qui s’avançait jusque sous un grand balcon de marbre, lequel projetait son ombre sur l’eau, et à sa suprême joie, sur le balcon elle aperçut le jeune prince, qui, croyant être seul, regardait la mer étincelante sous un magnifique clair de lune.

Puis, un autre soir, elle le vit voguer dans une magnifique gondole, avec de la musique et des lanternes de toutes couleurs ; elle se mit alors dans son sillage, se cachant derrière son voile argenté, et le prince, qui la vit de loin, crut que c’était un des cygnes de ses bassins qui se hasardait à la mer.

Une autre nuit, elle vit des pêcheurs qui péchaient aux flambeaux ; elle s’approcha d’eux jusqu’à entendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient du prince et en disaient beaucoup de bien ; alors elle se réjouissait de lui avoir sauvé la vie, la nuit où il roulait au milieu des vagues : elle se souvenait combien sa tête avait reposé doucement sur son sein et combien elle l’avait embrassé avec amour. Mais, hélas ! une pensée sombre attristait la jeune princesse, c’est que lui ignorait tout cela et qu’il ne pouvait rêver d’elle comme elle rêvait de lui.

Elle continua à aimer de plus en plus la terre et ses habitants : le monde des hommes lui semblait bien plus beau et bien plus grand que le sien. Ils pouvaient, à l’aide de leurs navires, glisser sur les eaux presque aussi rapidement qu’elle avec ses nageoires et sa queue de poisson. Puis ce qu’elle ne pouvait pas, ils le pouvaient, eux, soit à pied, soit à cheval, soit en voiture, franchir les montagnes, s’élever au-dessus des nuages, traverser les forêts et les champs, aller enfin bien au-delà de l’horizon, qui, au lieu d’être morne comme celui de la mer, s’étendait multiple et varié.

Ah ! c’était ce que l’on voyait au-delà de ces horizons de la terre que la petite sirène eût bien voulu connaître. Elle interrogeait ses sœurs, mais ses sœurs, aussi ignorantes qu’elle à ce sujet, ne savaient que lui répondre.

Alors elle questionna la vieille reine douairière, qui connaissait le monde d’en haut et qui lui nomma tous les pays qui s’étendaient au-dessus de la mer.

– Mais, demanda la jeune fille, lorsque les hommes ne se noient pas, ils doivent vivre éternellement ?

– Non, répondit la vieille reine, ils meurent comme nous, et la durée de leur vie, au contraire, est encore plus courte que la nôtre. Nous vivons, existence moyenne, trois cents ans, et lorsque nous mourons notre corps se dissout en écume et monte à la surface de la mer. Si bien que nous n’avons pas même une tombe où nous reposions au milieu de ceux qui nous sont chers. Une fois morts, nous n’avons pas même d’âme immortelle et ne reprenons jamais une nouvelle vie. Si bien que nous ressemblons au vert roseau qui, une fois brisé, ne peut plus reverdir. Les hommes, au contraire, ont une âme qui émanée de Dieu, vit éternellement, même après que, leur courte vie achevée, le corps qu’elle habitait retourne à la terre. Alors elle monte, à travers l’air limpide, vers les brillantes étoiles, de même que du fond de la mer nous nous élevons à la surface de l’eau ; là elle trouve des jardins magnifiques, inconnus aux vivants, et où elle jouit éternellement de la présence de Dieu.

– Et pourquoi n’avons-nous donc pas une âme immortelle ? demanda la petite sirène attristée. Quant à moi, je sais que je donnerais volontiers les trois siècles qui me restent à vivre pour devenir un être humain, ne fût-ce qu’un seul jour, et espérer avoir ainsi ma part dans le monde céleste.

– Tu ne dois point penser à cela, dit la vieille reine ; car nous sommes ici-bas bien meilleurs, et surtout bien plus heureux que les hommes ne le sont là-haut.

– Ainsi donc, reprit mélancoliquement la jeune fille, se parlant plus encore à elle-même qu’à la vieille reine, ainsi donc je mourrai et flotterai, blanche écume, sur la surface des mers ; ainsi donc, une fois morte, je n’entendrai plus l’harmonie des vagues, et ne verrai plus les belles fleurs, ni le soleil d’or quand il se lève, de pourpre quand il se couche. Que pourrais-je donc faire, ô mon Dieu ! pour obtenir de vous une âme immortelle, pareille à celle des hommes !

– Il n’y a qu’un moyen, répliqua la vieille reine.

– Oh ! lequel, dites, dites ? s’écria la jeune princesse.

– Si un homme t’aimait tant que tu lui devinsses plus qu’une sœur, plus qu’une mère, plus qu’un père, si toutes ses pensées, si tout son amour étaient en toi, si le prêtre mettait sa main droite dans la tienne, si vous échangiez le serment de fidélité dans ce monde et dans l’autre, alors son âme passerait dans ton corps, et tu aurais ainsi une part dans la béatitude des hommes.

– Mais alors lui n’en aurait plus, d’âme !

La vieille reine sourit.

– Mon enfant, dit-elle, l’âme est infinie, comme elle est immortelle. Qui a une âme peut donner une part de son âme et cependant la garder tout entière. Mais ne te leurre pas d’un vain espoir ; cela ne peut jamais arriver. Ce qui, au fond de la mer, est magnifique, c’est-à-dire ta queue de poisson, serait sur la terre une affreuse difformité. Que veux-tu ? les pauvres hommes n’en savent pas davantage et n’y voient pas plus loin, et ils préfèrent ces deux stupides supports qu’ils nomment des jambes, à cette gracieuse queue de poisson resplendissante d’écailles de toutes nuances.

Mais la petite sirène se mit à soupirer et, malgré l’éloge qu’en faisait sa grand-mère, regarda tristement sa queue de poisson.

– Allons, allons, dit la vieille reine, qui ne comprenait rien à la tristesse de sa petite-fille. Rions, nageons et sautons pendant les trois cents ans que nous avons à vivre. Vraiment, c’est bien assez long, et il arrive même un âge où l’on trouve que cela l’est trop. Quant à l’âme, puisque le Dieu des hommes nous l’a refusée, passons-nous-en ; une fois morts nous n’en dormirons que mieux ; en attendant, il y a ce soir bal à la cour.

Il y avait bal, en effet.

Ce bal était quelque chose dont l’imagination des hommes ne saurait se faire une idée. La muraille et le plafond de la salle étaient faits d’un verre épais mais transparent, des milliers de coquillages gigantesques, les uns d’un rose tendre, les autres d’un vert nacré, ceux-ci ayant toutes les nuances de l’iris, ceux-là toutes celles de l’opale, étaient rangés autour de la salle, dont ils formaient les parois. Un feu bleuâtre les éclairait, et comme les murailles étaient transparentes comme nous avons dit, la mer en était éclairée à un quart de lieue à la ronde, et l’on pouvait voir les innombrables poissons, grands et petits, qui venaient, attirés par la clarté, coller leurs museaux contre les murs de verre, et qui paraissaient, les uns d’un rouge de pourpre, les autres couverts d’une cuirasse d’argent ou d’or. Enfin au milieu de la salle, qui formait un carré qui pouvait bien avoir une lieue sur chacune de ses faces, coulait un fleuve immense où les habitants de la mer, mâles et femelles, dansaient en s’accompagnant les uns de lyres faites avec des écailles de tortue, les autres de leur propre chant, et tout cela avec de si douces voix, avec une si harmonieuse musique, que quiconque les eût entendus eût avoué qu’Ulysse avait été le plus sage des hommes de boucher avec de la cire les oreilles de ses matelots, afin qu’ils n’entendissent point le chant des sirènes.

Si triste qu’elle fût, et peut-être même parce qu’elle était triste, la petite sirène chanta mieux qu’elle n’avait jamais chanté, et toute la cour applaudit des mains et de la queue. Un moment elle se sentit une grande joie au cœur, car si modeste qu’elle fût, force lui fut bien de croire qu’elle avait la plus belle voix que puissent jamais entendre les habitants de la terre, puisqu’elle avait la plus belle voix qu’eussent jamais entendue les habitants des eaux ; mais ce triomphe même la fit se ressouvenir du monde d’en haut ; elle pensa à son jeune prince, dont la figure était si belle, dont la tournure était si noble, et tout cela se mêlant au chagrin de n’avoir point une âme immortelle, elle fut prise d’un si grand besoin de solitude qu’elle se glissa hors du château, et tandis qu’à l’intérieur de la salle de bal tout était joie et chant, elle s’assit tristement dans son petit jardin. De là elle entendit le son des trompes, dont la joyeuse fanfare traversait les profondeurs de l’eau, et elle se dit :

« Maintenant, il navigue à coup sûr à la surface de la mer, celui qui a toutes mes pensées, et entre les mains de qui je voudrais pouvoir remettre le bonheur de ma vie mortelle et immortelle. Eh bien ! je veux tout risquer pour obtenir son amour, puisque son amour peut être mon âme. Donc, pendant que mes sœurs dansent dans le palais, je vais aller trouver la sorcière des eaux, dont j’ai toujours eu si peur, car on la dit fort savante, et peut-être pourra-t-elle m’aider et me conseiller. »

Alors la petite sirène sortit de son jardin, et nagea vers le tourbillon derrière lequel la sorcière demeurait. Non seulement jamais elle n’avait fait ce trajet, mais elle avait toujours évité de venir de ce côté.

En effet, là, pas de fleurs ; là, pas d’herbes marines ; rien que l’eau troublée et le sol nu, un sol de sable gris sous l’eau qui tourbillonnait avec un effroyable fracas, pareil à celui que feraient cent roues de moulin, et qui entraînait tout dans son mouvement de rotation.

Or, il fallait que la petite sirène traversât tout cet effroyable désordre de la nature pour arriver chez la sorcière des eaux ; il n’y avait pas d’autre chemin.

Mais, le tourbillon traversé, on était encore loin d’être arrivé chez la vieille magicienne : il fallait alors suivre une longue bande de limon chaud et bouillonnant, que la sorcière appelait sa tourbière, et derrière laquelle, au milieu d’un bois étrange, était située sa demeure. Tous les arbres et tous les arbustes de ce bois étaient des polypes, moitié plantes, moitié animaux ; chaque tronc avait l’air d’une hydre à cent têtes, qui sortait hors de terre ; chaque branche un long bras décharné, avec des doigts qui ressemblaient à des sangsues enroulées, et dont chaque membre se mouvait depuis la racine jusqu’au faîte. Tout ce qu’ils pouvaient saisir ils l’attiraient à eux, l’entouraient de leurs replis et ne le rendaient jamais.

La petite sirène, en touchant la lisière de la hideuse forêt, s’arrêta épouvantée : son cœur battait d’angoisse, et elle fut sur le point de retourner sur ses pas, mais elle pensa au jeune prince, à l’âme des hommes, et le courage lui revint. Elle attacha ses longs cheveux flottants sur sa tête, afin que les polypes ne pussent pas les saisir ; elle croisa les deux mains sur son cœur, afin d’offrir le moins de prise possible, et glissa ainsi comme les poissons glissent dans l’eau, à travers les affreux polypes, qui étendaient vers elles leurs longs bras et leurs doigts armés à la fois d’un ongle pour retenir leur proie, et d’une bouche pour la sucer ; entre ces bras étaient de nombreux squelettes, aux ossements blancs comme de l’ivoire ; ces ossements étaient ceux des marins qui avaient péri dans les tempêtes, et qui avaient coulé à fond, des gouvernails, des caisses, des squelettes d’animaux de terre, et même celui d’une petite sirène se distinguaient entre les tiges de ces arbres monstrueux, qui formaient au fond de la mer une vallée plus terrible que celle des Bohom-Upas, à Java.

Enfin, elle arriva au centre de la forêt. Là, au milieu d’une clairière marécageuse, se tordaient de gros et gras serpents de mer, montrant leur ventre marbré de taches d’un jaune pâle, d’un blanc livide et d’un noir terreux.

Au milieu des serpents s’élevait, construite avec des ossements humains, la maison de celle que la petite sirène venait chercher.

3

C’est dans ce hideux sanctuaire que la sorcière était assise ; elle donnait à manger dans sa bouche à un énorme crapaud, absolument comme chez nous une jeune fille tend avec ses lèvres un morceau de sucre à un petit serin ; elle appelait les plus gros et les plus visqueux de tous les serpents, ses favoris, et elle les laissait s’enrouler autour de son col et se jouer sur sa poitrine.

Au bruit que fit la petite sirène en entrant, elle leva la tête ; la princesse allait parler, mais la vieille sorcière ne lui en donna point le temps.

– Je sais ce que tu veux, lui dit-elle, et il est inutile que tu me l’apprennes ; c’est, au reste, bien stupide de ta part ; car si je fais selon ta volonté, cela te portera malheur, ma belle princesse. Tu voudrais, je le sais, échanger ta queue de poisson contre deux supports comme les hommes en ont pour marcher, afin que le prince puisse devenir amoureux de toi, et que tu obtiennes par lui une âme immortelle.

Et la sorcière se mit à rire aux éclats, de telle façon que le crapaud tomba de son épaule et que les serpents effrayés s’enfuirent.

– Ma foi, tu arrives bien à propos au reste, ajouta la sorcière, à partir de demain au lever du soleil, je perds ma puissance et n’aurais pu t’aider que dans un an. Je vais donc te préparer une boisson avec laquelle, avant que le soleil ne se lève, tu nageras vers la terre, tu t’assoiras sur le rivage et tu la boiras. Alors ta queue disparaîtra, et il te poussera en place ce que les hommes appellent des jambes. Au reste, les tiennes seront les plus mignonnes et les mieux faites qui se puissent voir, étant faites par moi ; de plus, tu conserveras ta marche ondulante, et aucune danseuse ne pourra se mouvoir aussi légèrement que toi, mais aussi à chaque pas que tu feras, il te semblera que tu marches sur des lames tranchantes ou sur des pointes aiguës, et quoique ton sang ne coule pas, tu éprouveras les mêmes douleurs que si ton sang coulait.

« Si tu veux souffrir tout cela, je t’aiderai.

– Oui, dit résolument la jeune fille des eaux, car elle pensait au jeune prince et à l’âme immortelle ; oui, je le veux.

– Réfléchis, dit la sorcière, ce que je te dis est sérieux, quand une fois tu auras obtenu la forme humaine, jamais plus tu ne pourras redevenir sirène. Jamais plus tu ne pourras retourner près de tes sœurs à travers les profondeurs des eaux, ni retourner au château de ton père, et si tu n’obtiens pas l’amour du jeune prince, c’est-à-dire s’il n’oublie pas pour toi son père et sa mère, que corps et âme il ne se donne pas à toi, si le prêtre n’unit pas vos deux mains afin que vous deveniez mari et femme, tu n’obtiens pas non plus une âme immortelle, et le premier jour où il sera marié avec une autre, ton cœur se brisera, et tu seras changée en écume sur la surface de la mer.

– Que tout cela s’accomplisse ainsi que tu le dis, répliqua la petite sirène avec fermeté, mais en devenant pâle comme une morte.

– Ce n’est pas le tout, dit la sorcière, tu comprends bien que je ne rends pas de pareils services gratis : et sois prévenue à l’avance, je ne demande pas peu. Tu as la plus jolie voix de toutes les filles des eaux, et c’est surtout avec cette voix mielleuse que tu comptes faire la conquête du prince. Eh bien, cette voix, il me la faut ; je veux ce que tu possèdes de mieux en échange de ma précieuse boisson, et je dis précieuse, attendu que je dois y verser de mon propre sang, afin que la boisson, destinée à te couper la queue, devienne tranchante comme un rasoir.

– Mais si vous me prenez ma voix, que me restera-t-il ? demanda tristement la pauvre petite sirène.

– Ta belle forme, ta marche gracieuse, tes yeux splendides ; c’est bien assez, Dieu merci, pour tourner la tête aux hommes. Eh bien ! tu te tais ! aurais-tu perdu courage ?

– Non, répondit la jeune princesse, je suis, au contraire, plus résolue que jamais.

– Eh bien alors, tire-moi ta petite langue, je la couperai en guise de payement, et alors tu auras ma précieuse boisson.

– Soit ! répondit la sirène.

Et la sorcière mit sa marmite sur le feu, afin d’y préparer sa boisson enchantée.

– La propreté est une belle chose ! dit-elle ; et elle prit une poignée de serpents avec laquelle elle nettoya la marmite, puis elle se perça la poitrine, et y laissa tomber quelques gouttes de son sang noir.

Comme la marmite était presque rouge, ces gouttes de sang furent immédiatement réduites en vapeur, et cette vapeur simulait d’étranges formes ; alors la sorcière y versa de l’eau de la mer, mêla à cette eau des plantes qui ne poussent que dans les profondeurs de l’Océan, y jeta d’autres ingrédients complètement inconnus à la science humaine, et lorsque le tout commença de bouillir, le bruit de cette ébullition ressemblait aux grognements d’un crocodile qui pleure.

Enfin la boisson fut prête, et à l’œil il était impossible de faire aucune différence entre elle et l’eau la plus limpide qui eût coulé d’un rocher.

– Tiens, prends ! dit la sorcière ; mais donne-moi ta langue en échange.

Sans dire un mot, sans pousser une plainte, sans manifester un regret, la petite sirène se laissa couper la langue par la sorcière, et en échange elle reçut la boisson enchantée.

– Si les polypes te saisissent en t’en allant, lui cria la sorcière lorsqu’elle fut à une dizaine de pas de son repaire, tu leur jetteras, sur un endroit quelconque du corps, une seule goutte de ma boisson, et à l’instant même leurs bras et leurs doigts se détacheront de toi.

Mais la petite sirène n’eut pas même besoin de recourir à ce moyen, car à son approche les polypes s’écartèrent, effrayés de l’éclat du flacon, qui brillait dans sa main comme une étoile.

Elle traversa ainsi, sans accident aucun, le bois, le marais, le tourbillon.

Alors elle put voir le château de son père. On avait éteint toutes les lumières dans la grande salle de danse, et probablement tout le monde dormait. Mais la petite sirène ne se hasarda d’en réveiller aucun habitant, car, sa langue coupée, elle était muette, et au moment de les quitter pour toujours, elle n’eût pu leur dire adieu. Seulement, on eût dit que le jour de sa mort était déjà venu et que son cœur allait éclater.

Seulement, elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur de chacun des jardins de ses sœurs, envoya sur ses jolis doigts mille baisers vers le palais où dormaient son père et la vieille reine, et monta à travers les eaux azurées jusqu’à la surface de la mer.

Le soleil n’était pas encore levé lorsqu’elle aperçut le palais du prince, et qu’en se traînant elle gravit les premières marches de l’escalier de marbre. La lune brillait au ciel, et toute la terre semblait endormie.

La petite sirène se tourna vers le balcon où elle avait plusieurs fois vu paraître le prince, elle murmura tout bas les deux mots : Je t’aime ! qu’elle ne pouvait plus dire tout haut, et elle avala la liqueur enchantée.

Au même instant il lui sembla qu’un glaive lui traversait le corps, et elle tomba sans connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle, le soleil venait de se lever à l’Orient et resplendissait au ciel comme un œil de flamme. Elle éprouvait une douleur aiguë et qu’elle eût trouvée insupportable si, en levant les yeux, elle n’eût vu devant elle le jeune prince. Il fixait sur elle ses yeux noirs comme du jais, et cela si amoureusement qu’elle dut baisser les siens et que ce regard pénétra jusqu’au fond de son âme. Ce fut alors seulement qu’elle s’aperçut qu’elle n’avait plus sa queue de poisson, mais les plus charmantes jambes et les plus jolis petits pieds qu’une fille des hommes ait jamais possédés. Seulement en même temps elle vit qu’elle était nue, et elle s’enveloppa de son épaisse chevelure comme d’un voile.

Le prince lui demanda qui elle était, et comment elle était venue là ; mais elle, ne pouvant lui répondre, le regarda avec ses grands yeux bleu foncé, et cela si tendrement, qu’il n’y eût pas eu à se méprendre à leur expression, quand même, en le regardant, elle n’eût pas mis la main sur son cœur.

Alors il la prit par la main et la conduisit dans son palais : à chaque pas qu’elle faisait, il lui semblait, ainsi que la sorcière l’avait prédit, qu’elle marchait sur des fers de lance et sur des couteaux tranchants ; mais elle souffrait volontiers cette douleur, si grande qu’elle fût, et à la main du prince elle marchait si légère, qu’on eût dit non pas une jeune fille, mais une vapeur flottante, si bien que tous ceux qui la voyaient passer s’émerveillaient de sa marche gracieuse et ondulante.

On lui donna des habits magnifiques, de soie et de satin ; elle était la plus belle parmi toutes les jeunes filles. Mais elle était muette et ne pouvait plus ni chanter ni parler. De belles esclaves, achetées dans toutes les parties du monde, entrèrent et chantèrent devant le jeune prince, et le roi et la reine. L’une chanta mieux que les autres, et le jeune prince battit des mains et lui sourit. Ces applaudissements et ce sourire affligèrent fort la petite sirène, car elle eût chanté bien mieux que celle qui avait le mieux chanté, si elle n’avait pas fait le sacrifice de sa voix à la sorcière des eaux.

Alors elle pensa tristement :

« Oh ! s’il savait que, rien que pour être près de lui, j’ai donné à tout jamais ma belle voix ! »

Puis, après avoir chanté, les esclaves dansèrent des danses charmantes, accompagnées d’un excellent orchestre : alors la petite sirène se leva, car, on se le rappelle, elle dansait aussi bien qu’elle chantait. Elle se dressa sur la pointe de ses petits pieds, et elle commença de glisser sur le parquet avec une grâce et une légèreté inconnues chez les hommes ; à chacun de ses mouvements on lui découvrait une beauté de plus, et ses yeux parlaient au cœur presque aussi éloquemment que l’eût fait sa voix et bien mieux que ne l’avait fait le chant des esclaves.

Tout le monde était enchanté, surtout le prince, qui l’appelait son petit enfant trouvé, et encouragée par les éloges de celui qu’elle aimait, elle dansa de mieux en mieux, bien que, chaque fois que ses pieds touchaient la terre, il lui semblât que des pointes aiguës lui déchirassent les chairs. Lorsque le ballet fut fini, le prince lui dit qu’elle resterait toujours près de lui, et elle obtint la permission de se coucher devant sa porte, sur un coussin de velours.

Et comme de jour en jour il s’attachait davantage à elle, il lui fit faire un costume d’homme, pour qu’elle pût l’accompagner à cheval. Ils parcouraient ainsi les bois pleins des émanations matinales ou des fraîches senteurs du soir. Les branches les plus basses caressaient leurs épaules quand ils passaient, et les oiseaux chantaient au-dessus de leurs têtes en jouant dans la verte feuillée. Elle gravissait avec le prince les plus hautes montagnes, et quoique le sang coulât de ses pieds délicats, au point que ce sang laissât une trace derrière elle, elle le suivait en souriant, jusqu’à ce qu’ils vissent au-dessous d’eux les nuages fuir comme des essaims d’oiseaux qui s’envolent vers les contrées étrangères.

Puis quand, la nuit, tout le monde dormait auprès du prince, elle sortait du palais, gagnait l’escalier de marbre, le descendait légère et silencieuse comme un fantôme, et rafraîchissait ses pieds brûlants dans l’eau froide de la mer.

Alors elle pensait à ceux qui habitaient les profondeurs de l’Océan.

Une nuit, ses sœurs montèrent à la surface de la mer, se tenant enlacées comme c’était leur habitude ; elles vinrent à elle, glissant à la surface des eaux et chantant tristement. Elle leur fit signe, et elles la reconnurent. Alors elles vinrent jusqu’à l’escalier de marbre, s’assirent autour d’elle et lui racontèrent combien toutes elles avaient été affligées. Alors elles revinrent chaque nuit, et chaque nuit, tandis que le prince dormait, la petite sirène venait au bord de la mer.

Une fois, elle vit au loin la vieille grand-mère, qui depuis bien des années n’était pas venue à la surface des eaux. Le roi des mers était près d’elle, avec sa couronne sur la tête. Ils tendaient leurs bras vers elle ; mais, quelque signe qu’elle leur fît, ils ne voulurent pas s’approcher du rivage.

Au reste, de jour en jour, elle devenait plus chère au jeune prince ; seulement, il ne l’aimait point comme on aime sa maîtresse ou sa femme, mais comme on aime une bonne et aimable enfant ; si bien que jamais l’idée ne lui venait de l’épouser, et cependant il fallait qu’elle devînt sa femme, ou alors il lui fallait dire adieu à cette âme immortelle, et le jour des noces du jeune prince avec une autre, elle serait changée en écume et flotterait à la surface de la mer.

– Est-ce que tu ne me préfères pas à toutes les autres ? semblaient dire au jeune prince les beaux yeux de la petite sirène, quand il la serrait entre ses bras et baisait son front pur et uni comme le marbre.

Et son regard était si expressif que le jeune prince la comprenait.

– Oui, lui répondait-il, tu m’es la plus chère des jeunes esclaves qui m’entourent, car tu as le meilleur cœur de toutes, tu m’es la plus dévouée, et tu me rappelles une belle jeune fille que je vis une fois et que probablement je ne reverrai plus. J’avais été faire une promenade sur un navire. L’ouragan nous surprit au milieu d’une fête, le navire sombra et les vagues me jetèrent sur le rivage, non loin d’un temple sacré, dont plusieurs jeunes filles faisaient le service intérieur. La plus jeune, la plus belle de toutes me trouva évanoui sur le rivage et, à force de soins, me fit revenir à moi. Je la vis comme dans un rêve, car mes yeux ne s’ouvrirent que pour se refermer presque aussitôt. Qu’est-elle devenue ? je n’en sais rien. C’était la seule que je pusse aimer et que j’aimerai jamais d’amour en ce monde. Mais tu lui ressembles, chère petite, et tu es dans mon cœur comme l’ombre de son image, aussi ne me séparerai-je jamais de toi.

Mais il y avait loin de cette promesse plus amicale qu’amoureuse de ne jamais se séparer d’elle à ce qu’ambitionnait la petite sirène, c’est-à-dire que le prince mettrait sa main dans sa main, l’épouserait en face d’un prêtre et la préférerait à son père et à sa mère.

Aussi pensait-elle en elle-même :

« Hélas ! Il ne sait pas que c’est moi qui lui ai sauvé la vie. Il ignore que c’est moi qui l’ai porté à travers les vagues, soulevant sa tête hors de l’eau, que c’est moi qui l’ai déposé sur l’endroit du rivage où l’herbe était la plus douce et la mousse la plus épaisse, que j’ai vu le temple, la jeune fille qui en sortait, et que j’étais cachée, jalouse, derrière une vague, tandis que celle qu’il me préfère essayait vainement de le rappeler à la vie que je lui avais conservée. »

Et la petite sirène, qui ne pouvait point parler, soupira, les larmes aux yeux.

« Celle qu’il aime appartient sans doute au temple sacré ; sans doute elle a fait des vœux éternels qui la séparent du monde, et jamais plus il ne la reverra ; je suis auprès de lui, moi, je le vois chaque jour, je l’aime, et après celui d’être aimée de lui, l’aimer est encore le plus grand des bonheurs. »

Et les jours s’écoulaient, et la petite sirène avait atteint sa dix-huitième année.

De son côté, le jeune prince avait vingt-cinq ans.

4

Mais voilà qu’un matin le bruit se répandit que le prince allait épouser la fille du roi de l’île voisine, et ce bruit se confirma bientôt, car on commença d’équiper dans le port un magnifique navire. Il est vrai que les gens mal instruits – ou peut-être trop bien instruits – disaient que le prince n’allait faire qu’un simple voyage d’agrément. Mais au fond, un bruit sourd persistait que le véritable but de cette course était son union avec la fille du roi son voisin.

Mais, malgré ce bruit si généralement répandu et l’amour qu’elle avait pour le prince, la petite sirène secouait la tête en souriant, car mieux que personne elle connaissait les pensées secrètes de l’héritier de la couronne.

– Je dois faire ce voyage et voir la princesse, lui avait-il dit ; mes parents désirent ce voyage, mais ne m’y contraignent pas. Je ne saurais l’aimer, car je n’aimerai jamais qu’une femme qui ressemblera à cette jolie fille du temple qui m’a sauvé la vie. Et, comme jusqu’à présent je n’ai trouvé que toi qui lui ressemble, ce serait plutôt toi qu’elle que j’épouserais, mon pauvre enfant muet aux yeux d’azur.

Et il baisa les lèvres vermeilles de la fille des eaux, déroula sa longue chevelure, et joua avec elle comme il en avait l’habitude ; puis, tombant dans une douce mélancolie, il appuya sur son cœur la tête de la belle enfant, de sorte que celle-ci rêva de félicité terrestre et d’âme immortelle.

Ce qui n’empêcha point que la petite sirène n’éprouvât une certaine terreur en s’embarquant, car elle faisait partie de la suite du prince.

– Tu n’as cependant pas peur de l’eau, ma pauvre enfant muette, lui dit le prince.

Et comme elle lui faisait, en souriant, signe que non avec sa jolie tête, il lui parla des tempêtes qui bouleversent l’Océan, et de l’une desquelles il avait failli être victime, des poissons étranges que les plongeurs avaient vus dans les profondeurs de la mer, des richesses que contenaient ses abîmes, et la petite sirène souriait aux récits du prince, car elle savait mieux que personne ce qui se passait au fond de l’Océan.

Par les nuits sereines, aux beaux clairs de lune, quand tout le monde dormait, jusqu’au timonier qui était au gouvernail, la petite sirène était assise sur le pont, et regardait à travers les eaux ; elle croyait alors distinguer le palais de son père ; sur le seuil du palais sa vieille grand-mère, avec sa couronne d’argent sur la tête, regardait la quille du navire, et dans le sillage azuré ses quatre sœurs, qui se jouaient les mains entrelacées. Elle leur faisait signe, elle leur souriait, elle eût voulu leur faire comprendre qu’elle était heureuse. Mais le capitaine monta sur le pont et donna un ordre : les matelots accomplirent la manœuvre commandée, ses sœurs eurent peur et plongèrent, de sorte qu’elle crut que ce qu’elle avait vu était un flocon d’écume.

Le jour suivant, le navire entra dans le port de la magnifique capitale du roi voisin ; toutes les cloches étaient en branle, et au haut des tours les trompettes sonnaient des fanfares, tandis que les soldats, tambours battants, drapeaux déployés, baïonnettes étincelantes, passaient une revue. Chaque jour amenait une fête : les bals et les soirées se succédaient ; mais la princesse n’était pas encore arrivée. On l’élevait, disait-on, au loin et dans un temple sacré, pour l’accomplissement d’un vœu que sa mère avait fait dans sa grossesse.

Là, disait-on, elle avait appris toutes les grâces mondaines et toutes les vertus royales.

La petite sirène était plus que personne curieuse de voir la princesse et de la juger. Elle courut sur le port dès que l’on signala le navire qui la ramenait.

Mais à peine l’eut-elle aperçue que les jambes lui manquèrent, qu’elle poussa un soupir et s’affaissa en pleurant sur le gazon.

Elle avait reconnu la jeune fille que, le lendemain de la tempête, elle avait vue porter secours au prince évanoui.

Quant au prince, il n’hésita pas un instant.

– C’est toi, s’écria-t-il en courant à elle les bras étendus, c’est toi qui m’as sauvé, lorsque, étendu comme un cadavre, je me mourais sur le rivage !

Et il serra sur son cœur la jeune princesse qui rougit.

Et, à cette vue, la petite sirène ne conserva plus aucun espoir, car le prince venait de retrouver non pas la ressemblance de celle qu’il aimait, mais celle qu’il aimait elle-même.

Et lorsqu’il retrouva la fille des eaux, ignorant que chacune de ses paroles était un poignard avec lequel il lui déchirait le cœur :

– Oh ! que je suis heureux, lui dit-il ; ce que je désirais le plus au monde vient de m’être accordé. Réjouis-toi donc de mon bonheur, ma chère petite muette, car de tous ceux qui m’entourent tu es celle qui m’aime le mieux.

Et la petite sirène lui baisa la main en souriant ; mais derrière ce sourire, il lui semblait que déjà son cœur se brisait.

En effet, on se le rappelle, le jour où le prince se marierait, elle devait mourir, et son corps devenir une blanche écume, flottant à la surface de la mer.

Le jeune prince avait annoncé tout haut sa résolution de prendre pour femme la princesse sa voisine. De sorte que toutes les cloches bourdonnaient, que toutes les fanfares sonnaient, que tous les tambours battaient bien autrement encore que le jour de son arrivée.

Les hérauts parcouraient les rues à cheval et proclamaient le mariage ; sur tous les autels on brûlait des huiles odorantes dans des lampes d’or et d’argent ; les prêtres balançaient leurs encensoirs. Enfin le fiancé et la fiancée se rendirent à l’église, se tendirent la main, et reçurent la bénédiction nuptiale de la bouche de l’évêque.

La petite sirène assistait à la cérémonie, quoiqu’elle souffrît mille martyres ; mais, au milieu de cela, son amour pour le prince était si pur et si dévoué, qu’un sentiment de bonheur se mêlait à toutes ses souffrances. Mais, quoique toute vêtue d’or et de soie, elle portait, comme première fille d’honneur, la queue de la robe de la fiancée, quoiqu’elle eût la première place dans le chœur, après le prince et la princesse, elle ne vit rien de la cérémonie sainte, elle n’entendit pas la musique solennelle. Elle songeait à sa nuit de mort, et à ce que lui faisait perdre l’amour du prince pour une autre que pour elle.

Le même soir où ils avaient reçu la bénédiction nuptiale, le prince et sa femme descendirent sur le navire, les canons de la côte tonnaient, tous les pavillons des navires en rade flottaient au vent, et, sur le pont du bâtiment, on avait dressé une tente magnifique d’or et de pourpre, où les deux jeunes époux devaient passer la nuit.

Le capitaine donna l’ordre d’appareiller ; la brise gonfla les voiles, et le navire glissa sur une mer si calme, qu’à peine pouvait-on s’apercevoir que l’on n’était plus sur la terre ferme.

Lorsque la nuit fut venue, on alluma des lampes de toutes couleurs, et les marins se mirent à danser joyeusement sur le pont. La petite sirène pensa alors à sa première sortie du palais de son père, le jour où elle avait eu quinze ans. Cette nuit-là elle avait assisté à un pareil spectacle, mais cette fois ce n’était plus du fond de l’eau et le cœur tranquille qu’elle le contemplait, c’était du pont et le cœur brisé.

Et cependant, sur un signe du prince, elle se mêla au tourbillon de la danse ; et comme elle dansait mieux que personne, tous témoignèrent leur admiration par des grands cris.

Elle, de son côté, soutenue par l’ivresse de sa douleur, n’avait jamais si bien dansé ; quoiqu’il lui semblât marcher sur des lames tranchantes et sur des pointes aiguës, elle ne s’en occupait point, car son pauvre cœur était bien autrement déchiré ; elle savait que c’était le dernier soir qu’elle voyait le prince, qu’elle le contemplait et qu’elle respirait le même air que lui, qu’elle voyait enfin la mer profonde et le ciel étoilé. Une nuit éternelle, sans pensée et sans rêve, l’attendait, elle qui n’avait pas d’âme et qui n’avait pas pu en conquérir une.

Jusqu’à près de minuit l’on fut sur le navire dans la joie et dans l’allégresse. Elle, au milieu de cette joie, souriait et dansait avec des pensées de mort dans le cœur. Le prince embrassait sa belle fiancée, et celle-ci jouait avec les beaux cheveux du prince, et, appuyés l’un à l’autre, ils se rendirent au lit de repos qui les attendait sous la tente magnifique.

Le silence se fit sur le navire ; le timonier seul était au gouvernail. La petite sirène appuya ses beaux bras blancs sur le bastingage en regardant venir l’aurore du côté de l’Orient, car c’était au premier rayon du jour qu’elle devait mourir. Là, elle vit ses sœurs monter du fond de la mer à sa surface. Elles étaient pâles comme elle, car elles savaient le sort qui attendait leur sœur ; leurs beaux cheveux ne flottaient plus au vent ; ils étaient coupés.

Elles s’approchèrent si près du navire qu’elles purent parler à leur sœur.

– Qu’avez-vous fait de vos cheveux ? leur demanda celle-ci par geste.

– Nous les avons donnés à la sorcière afin que tu ne meures pas cette nuit, dirent-elles. Et en échange elle nous a donné un couteau que voici. Regarde comme il est affilé, comme il est pointu et comme il coupe. Eh bien ! avant le lever du soleil, il faut que tu l’enfonces dans le cœur du prince. De son sang, tu te frotteras les pieds, et tes pieds disparaîtront pour faire place à ta queue de poisson. Alors tu redeviendras une sirène ; tu te laisseras glisser dans la mer, et tu vivras trois cents ans, comme nous, au lieu de mourir dans une heure et de devenir de l’écume salée. Dépêche-toi – toi ou lui devez mourir avant le lever du soleil. Notre vieille grand-mère a eu tant de chagrin, que ses cheveux blancs eux-mêmes sont, comme les autres, tombés sous le couteau de la sorcière. Tue le prince, et reviens parmi nous. Hâte-toi ; vois cette raie rouge au ciel. Dans quelques minutes, le soleil va se lever, et il ne sera plus temps.

Et, jetant le couteau sur le pont, elles s’enfoncèrent sous les vagues en jetant un soupir étrange.

La petite sirène ne toucha pas même au couteau, et comme, en effet, la raie rouge dont avaient parlé ses sœurs commençait de paraître à l’horizon, elle se leva, marcha droit à la tente, en écarta le rideau, et vit la belle épousée dont la tête reposait sur la poitrine du prince.

Elle se pencha vers le groupe, qui semblait de marbre, posa ses lèvres sur le front du prince, regarda le ciel, où l’aurore grandissait de plus en plus, contempla encore une fois le beau jeune homme qui, en rêvant, murmurait le nom de sa femme, sortit de la tente, ramassa le couteau et le jeta dans la mer.

L’endroit où il tomba bouillonna aussitôt comme s’il avait creusé un gouffre, et le sommet des vagues s’empourpra de sang.

Alors la petite sirène jeta un dernier regard au prince, regard plein de dévouement et d’angoisse à la fois, puis elle s’élança du haut du pont dans la mer.

À peine eut-elle touché l’eau, qu’elle sentit son corps se fondre en écume. Mais, chose singulière, elle ne perdit point le sentiment, et n’éprouva rien de ce que l’on doit éprouver quand on meurt.

C’est-à-dire que pour elle le soleil resta brillant, l’air doux, l’eau transparente.

Seulement au-dessus d’elle, entre le ciel et la mer, elle distingua ce qu’elle n’avait pas pu voir avec ses yeux terrestres, c’est-à-dire des centaines de créatures transparentes, avec des voiles bleus et des ailes blanches, et à travers les corps, les voiles, les ailes, elle distinguait le navire avec tous ses agrès, la vapeur qui s’élevait de la terre, les nuages empourprés par l’aurore qui roulaient au ciel. Ces créatures célestes parlaient entre elles un langage qui n’était point perceptible à l’oreille humaine, mais si doux qu’il était une mélodie ; elles se soutenaient dans l’air presque sans avoir besoin de mouvoir leurs ailes et par leur propre légèreté.

Puis, à son grand étonnement, la petite sirène vit que de l’écume qu’elle avait produite, se formait un corps pareil à celui de ces créatures divines, que des ailes lui poussaient et qu’elle aspirait à s’élever dans les airs.

– Où vais-je ? d’où viens-je ? demanda-t-elle ; car elle avait cessé d’être muette, et sa voix, maintenant, résonnait comme celle des belles créatures qui flottaient dans l’air.

– Tu viens de la terre, lui dirent-elles ; et, née fille des eaux, tu es transformée en fille des airs ; ton passage dans le monde des mortels a été ton temps d’épreuves ; maintenant, tu es une de nous ; écoute donc ce que le Seigneur tout-puissant a décidé de nous :

« Comme les filles des eaux, nous n’avons pas d’âme immortelle, mais nous pouvons en gagner une par nos bonnes actions. Comme les filles des eaux, nous avons trois cents ans à vivre ; mais nous avons cet avantage sur elles, que notre sort dépend de nous. Tu n’as pas obtenu l’amour et le bonheur des filles de la terre, mais tu as obtenu le martyre. On s’élève plus près de Dieu par le dévouement que par le bonheur. Tu as souffert, tu t’es résignée, et Dieu a permis que tu t’élevasses jusqu’à nous.

« Maintenant, tu peux, par de bonnes œuvres, te procurer une âme.

– Oh ! s’il ne faut que cela, dit la petite sirène, je suis bien sûre de l’avoir.

Alors elle leva vers le soleil du Seigneur ses yeux reconnaissants, et lorsqu’elle les abaissa vers la terre, elle revit le navire, et, sans être vue par eux, le prince et sa femme qui regardaient avec émotion l’écume blanche, en laquelle le matelot qui veillait pendant la nuit au bord du navire leur avait dit qu’elle avait été changée.

Invisible alors, elle effleura de ses cheveux le front de la jeune épouse, du bout de son aile fit, comme une brise légère, voltiger ceux du prince, puis, après ce dernier adieu, elle s’éleva jusqu’aux nuages roses qui flottaient dans les champs du ciel, et disparut dans l’éther.

Voilà, chers enfants, l’histoire de la petite sirène.

D’après Andersen.

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Janvier 2012

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[1] J’ai appris depuis que le conte était d’Andersen. (Note de l’auteur.)