Élie Faure
HISTOIRE DE L’ART
TOME II : L’ART MÉDIÉVAL
1912
Table des matières
Introduction à la première édition (1912)
Préface à la nouvelle édition (1923)
Le Christianisme et la Commune
L’expansion de l’idée française
La mission de François d’Assise
À propos de cette édition électronique
… les voix semblaient former
toutes le même chant,
si parfait était leur accord.
DANTE ALIGHIERI
À mes amis de l’U. P. « La Fraternelle ».
1905-1909.
Tandis que la lointaine civilisation chinoise retarde l’heure de sa mort en se tournant vers son propre passé, tandis que l’Inde répand, pour soulager sa fièvre, une religion sur l’Asie, l’ombre noie peu à peu les rivages où s’est écoulée l’éclatante et virile jeunesse du monde occidental. Les flux et les reflux, depuis le début de l’histoire, balancent l’océan des peuples du plateau de l’Iran aux terres fraîches et salubres qui regardent l’Atlantique. Des invasions silencieuses ont accumulé dans les plaines du nord de l’Europe les réserves d’hommes qui renouvelleront l’innocence des peuples méridionaux quand un contact trop énervant avec l’Asie affaiblira leur foi dans leur propre intelligence. On a vu les Phéniciens apporter à la Grèce et à l’Italie, avec la science et l’idéal de la Chaldée et de l’Égypte, l’écho indien des ivresses mystiques par qui le saint frisson de la vie universelle est entré dans l’ordre occidental. On a vu la Grèce, entraînée par Alexandre, déposer dans l’âme trouble et lasse de l’Inde, l’étincelle inspiratrice. Rome doit subir à son tour le sensualisme de l’Asie quand elle lui porte la paix… Le mouvement épuisait peu à peu son rythme. Il était nécessaire qu’un grand repos succédât à la dépense d’énergie d’où sortit l’avenir du monde, et que la nature de l’homme se repliât sur elle-même pour imposer à son esprit trop tendu, à ses sens pervertis, l’oubli de leurs conquêtes et le désir de remonter à leurs sources naturelles.
Du jour où l’unité de l’âme grecque commence à se dissocier, où deux courants se dessinent dans la pensée des philosophes et la sensibilité des artistes, où Platon et Praxitèle opposent la vie spirituelle au matérialisme de Lysippe et d’Aristote, de ce jour la jeunesse des hommes a cessé d’enchanter le monde. Leurs tendances antagonistes, le rationalisme qui brise l’élan de l’instinct, le sensualisme qui détraque la volonté conduisent l’une et l’autre à la négation de l’effort. Et le sceptique et le mystique ouvrent le chemin aux apôtres qui viennent semer dans le cœur inquiet des multitudes, avec le remords d’avoir vécu trop pleinement, la soif de racheter l’impureté du corps par une telle exaltation de l’âme, que mille ans seront nécessaires aux peuples occidentaux pour qu’ils retrouvent, dans un nouvel équilibre, leur dignité.
C’est par la fusion dans le courant spiritualiste de la métaphysique et de la morale, par la projection hors de nous-mêmes, qui sommes mauvais et corrompus, d’un absolu vis-à-vis duquel nous avons le devoir de nous repentir d’être nés, que le monothéisme se formula pour la première fois avec intransigeance dans la doctrine des prophètes hébreux. Dieu, désormais, était sorti du monde, l’homme ne pouvait plus l’atteindre qu’au-delà de sa propre vie. Cette prétendue unité divine des théologiens installait dans notre nature ce terrible dualisme qui fut à nous tous, sans doute, et qui reste à chacun de nous une épreuve indispensable. C’est lui qui nous a fait errer de longs siècles à la recherche de nous-mêmes. C’est lui qui a maintenu mille ans au fond de nous ce débat douloureux entre les sollicitations des sens et la hantise du salut. Mais c’est peut-être grâce à lui que nous savons que notre force, c’est l’accord poursuivi dans la souffrance et réalisé dans la joie de notre animalité sainte et de notre sainte raison.
L’art, qui est précisément la manifestation la plus expressive et la plus haute de cet accord et la forme vivante qui jaillit des amours profondes de la matière et de l’intelligence pour affirmer leur unité, l’art devait mourir en même temps que les croyances naturistes quand les religions éthiques apparurent pour nier l’utilité de son action et précipiter l’humanité sur des voies opposées à celles qu’elle suivait jusqu’alors. Les Juifs, déjà, qui firent entrer dans la pensée occidentale l’esprit imposant et stérile des solitudes, haïssaient et condamnaient la forme. Les Arabes, nés du même rameau, allaient manifester leur dédain pour elle. Il fallut le contact du sol européen, de ses golfes, de ses montagnes, de ses plaines fertiles, de son air vivifiant, de sa variété d’apparences et des problèmes dont il propose à l’esprit la solution, pour arracher les peuples qui l’habitent, après dix siècles de luttes douloureuses, d’efforts sans cesse brisés et repris, à l’étreinte puissante de l’idée sémitique. Il fallut que l’Inde sentît dans la substance même de l’idée bouddhique, y tressaillant, et faisant sa force et son entraînante beauté, l’incessant mouvement de fécondité et de mort qui fait bouger ses forêts et ses fleuves, pour qu’elle repeuplât les temples de ses cent mille dieux vivants.
Au fond des grandes religions morales qui commencèrent à prétendre à la domination du monde quand le panthéisme de l’Inde védique et le polythéisme de la Grèce eschylienne eurent atteint leur plus haute expression et que le déclin commença pour elles, se faisait jour le même sentiment désespéré de l’inutilité finale de l’action. L’homme était partout fatigué de vivre, de penser, et il divinisait sa fatigue comme il avait, quand il aimait agir, divinisé sa vaillance. La résignation du chrétien, le nirvânisme du bouddhiste, le fatalisme de l’Arabe, le traditionalisme du Chinois sont nés du même besoin pessimiste d’éviter l’effort. Les Arabes n’ont échappé pendant quelques siècles aux conséquences de cette idée décourageante, que parce que le seul effort exigé d’eux par le prophète était un effort extérieur, répondant à leurs besoins essentiels de vie nomade et conquérante, et que le repos leur était promis dans la mort même où ils se précipitaient au galop de charge, laissant aux peuples vaincus le soin de travailler pour eux. Les Chinois n’y échappent encore que par leur absence d’idéalisme et leur esprit positif dont l’énergie s’emploie précisément à entraver et ralentir l’action. Mais les peuples généralisateurs de l’Occident, les peuples sensuels de l’Inde ne pouvaient en sortir qu’à la condition de profiter du repos même que leur imposaient ces doctrines pour replonger dans leurs sols les racines de leur instinct et réagir alors de toute leur puissance rajeunie contre l’esprit de renoncement où les disciples de Çakia-mouni et de Jésus avaient entraîné les foules intéressées à les entendre, en leur cachant le vrai visage des deux hommes qui furent tout amour et par suite toute action.
Maintenant que les religions éthiques appartiennent à l’histoire, maintenant que nous avons appris que le besoin moral perd sa puissance quand il prétend annihiler ou diminuer le besoin esthétique dont il n’est qu’un aspect, nous sommes assez forts pour reconnaître que le christianisme et le bouddhisme introduisirent dans le monde un admirable élément de passion. Aux Indes, à vrai dire, le bouddhisme n’avait jamais pris, vis-à-vis du brahmanisme, le caractère de radicale opposition que le christianisme adopta vis-à-vis des religions païennes. Il n’était pas l’esprit d’un sol et d’une race allant au-devant de l’esprit d’un autre sol et d’une autre race pour lui offrir le combat. Il était né du courant même qui poussait les peuples de l’Inde à mêler leur âme aux voix universelles, à demander aux voix universelles de pénétrer incessamment leur âme, il était une extension dans le monde moral du formidable sensualisme qui ne pouvait se refuser d’entendre l’appel des hommes quand il confondait leur esprit avec l’esprit des fauves, des forêts, des eaux et des pierres. En Occident, au contraire, l’invasion de l’âme humaine par la force de la nature ne pouvait prendre, au sein du christianisme organisé en système politique, qu’une allure insurrectionnelle. Et c’est par là que l’âme chrétienne a imprimé une trace profonde dans la forme de notre esprit.
En enseignant la haine de la vie, le christianisme multiplia notre puissance à la vivre quand les fatalités de l’évolution économique et politique des sociétés occidentales les conduisirent à prendre contact avec la vie pour adapter leurs organes à des fonctions nouvelles et assurer à leurs besoins de nouvelles satisfactions. Nos sens avaient gardé mille ans le silence, mille ans la sève humaine avait été refoulée dans nos cœurs, l’esprit avait accumulé pendant mille ans, dans une épouvantable solitude, un monde de désirs confus, d’intuitions inexprimées, de fièvres mal éteintes qui firent jaillir l’amour de lui, quand il ne put plus le contenir, avec l’ivresse des bêtes des bois prisonnières qu’on rend à la liberté. Il n’est pas dans l’histoire de plus magnifique spectacle que cette humanité se ruant sur la forme avec une frénésie sainte pour la féconder de nouveau.
C’est là qu’il faut chercher l’origine des différences qui nous frappent quand nous considérons dans leur ensemble les manifestations de l’art antique et celles de l’art médiéval, surtout dans l’Inde et l’Europe de l’Ouest. Le monde antique n’avait jamais prohibé l’amour de la forme, il était arrivé par elle, au contraire, d’un effort progressif, harmonieux, continu aux généralisations philosophiques formulées par les sculpteurs d’Athènes vers le milieu du siècle d’Eschyle, de Sophocle et de Phidias. L’Égypte, retenue par la théocratie en des cadres métaphysiques dont il était interdit de sortir, avait étudié l’homme dans sa structure, défini pour toujours la forme de l’ombre qu’il projettera sur la terre tant que le soleil luira sur lui. La Grèce, libérée du dogme, avait scruté les relations qui unissent l’homme à la nature, retrouvé dans les volumes et les gestes des formes vivantes les lois qui déterminent l’harmonie dans la révolution des astres, le déroulement des profils terrestres, le mouvement de descente et d’ascension des mers. Les rapports que créent de l’homme à l’homme les douleurs vécues ensemble, les espérances trop longtemps ajournées, la joie de la libération des sens après des siècles d’ascétisme et de compression physique et morale, il appartenait au Moyen Âge occidental de les faire passer dans la forme, pêle-mêle avec une irruption d’enivrements matériels qui établissent entre lui et le Moyen Âge indien une entente obscure et magique. L’Inde brahmanique sentait vivre en elle l’âme du Bouddha comme l’Europe gothique, entraînée par ses besoins sociaux, sentit revivre un siècle en elle, contre les théologiens, contre les conciles, contre les Pères de l’Église l’âme aimante, l’âme artiste et pitoyable de Jésus.
Mais que le réveil de la sensualité des hommes ait pris, comme chez les chrétiens, une allure révolutionnaire, qu’il ait, comme chez les Indiens, trouvé son aliment aussi bien dans la passion morale de Çakia-mouni que dans la fièvre panthéistique de Brahma, qu’il se soit manifesté, contre le spiritualisme islamique lui-même, par l’élan des mosquées berbères, leurs broderies de métal et de bois, le ruissellement de joyaux de la peinture persane, qu’il ait tenté péniblement d’échapper à l’étreinte de l’effroyable cauchemar des Aztèques pour rassembler les lambeaux de la chair qu’on découpait sous leurs yeux, qu’il apparaisse dans la patience des Chinois à rendre viables, au moyen de la forme, les entités où se fixe leur équilibre moral, partout au Moyen Âge les peuples ignorèrent le but réel qu’ils poursuivaient, partout leur conquête de la vie universelle s’accomplit sous le prétexte religieux, toujours avec l’appui de la lettre du dogme, toujours contre son esprit. C’est ce qui donne à l’art du Moyen Âge son accent prodigieux de liberté confuse, sa ruée ivre et féconde dans les champs de la sensation, son insouciance du langage parlé pourvu que ce langage exprime quelque chose, un mélange désordonné de sentiments jaillissant du contact de l’âme avec le monde dans la force nue de l’instinct. La recherche philosophique qui imprime à tout l’art antique son acheminement vers l’harmonie formelle est rendue inutile ici par l’ancre du dogme qui laisse, hors de lui, les sens rajeunis et sans entraves libres de se soulager, et l’universel amour refuser le contrôle de l’humaine volonté. L’admirable logique des maîtres d’œuvre français du Moyen Âge s’applique à réaliser un objet d’abord pratique, et si l’Arabe dresse sur le désert l’image abstraite de l’esprit, il remplit de roses et de femmes ses frais Alhambras. L’immortel Dionysos a reconquis la terre, mêlant à sa fièvre sensuelle l’amour du Bouddha, la douceur de Jésus, la dignité de Mahomet, et quand Prométhée, par la Commune occidentale, renaît à ses côtés, Prométhée s’ignore lui-même, il est, lui aussi, inondé d’ivresse mystique. Le Moyen Âge a recréé la connaissance contre les dieux qu’il adorait.
C’est toujours contre les dieux qu’elle se crée, cette connaissance mortelle, même quand ces dieux expriment, comme ceux de l’Olympe grec, les lois qu’il s’agit de comprendre pour parvenir à la réaliser. Une inévitable confusion s’est faite en nous, entre le prétexte de nos croyances et leur véritable sens. Depuis toujours, nous avons vu l’art et la religion suivre la même route, l’art accepter de se mouvoir presque exclusivement entre les digues du symbolisme religieux et changer d’apparence aussitôt qu’un dieu en remplace un autre. Nous ne nous sommes jamais demandé pourquoi toutes les religions, même quand elles se combattent, s’expriment en des formes qui leur survivent constamment et dont le temps finit toujours par déterminer l’accord et la nécessité. Nous ne nous sommes jamais demandé pourquoi les plus belles créations des artistes ne coïncident pas toujours avec les minutes les plus intenses de l’exaltation religieuse, pourquoi la même religion garde souvent le silence au cours de sa jeunesse et ne s’exprime parfois que lorsqu’elle touche à son déclin. Nous ne nous sommes jamais demandé pourquoi les imagiers français n’ont imprimé leurs désirs dans la pierre des cathédrales qu’après le mouvement de révolte qui assura la vie de la Commune contre l’oppression du prêtre et du seigneur, pourquoi les signes de découragement apparurent en eux précisément au cours d’un siècle, le XVe, où la foi catholique connut sa minute de fièvre et de surexcitation la plus ardente. Nous ne nous sommes jamais demandé pourquoi l’Inde confondit ses dieux contradictoires dans la même explosion d’ivresse sensuelle, pourquoi l’Islam qui a conservé de nos jours l’intransigeance fanatique d’il y a dix siècles, laisse ses mosquées tomber en ruines et n’en bâtit pas d’autres, pourquoi l’artiste chinois appartient quelquefois à trois ou quatre sectes différentes tandis que l’artiste japonais donne presque toujours l’impression de n’appartenir à aucune, pourquoi l’Européen élevait des autels à un dieu de miséricorde à l’heure où l’Aztèque faisait ruisseler sur les siens le sang des victimes humaines. Nous ne nous sommes jamais demandé si les peuples ne donnaient pas à leurs croyances la forme de leurs sensations.
Il faut bien, cependant, que nous ayons de la création artistique à nos heures de virilité, un besoin aussi impérieux que de la nourriture et de l’amour, et entraînant dans son mouvement triomphal nos croyances, puisque les peuples même auxquels les théologiens et les philosophes enseignent le néant final de l’effort créent, puisque leurs poètes chantent, en termes créateurs de vie, la vanité de notre action. Le christianisme est pessimiste, l’islamisme est pessimiste, le panthéisme est pessimiste, qu’importe ! Le chrétien fait bondir hors du sol une forêt sonore de voûtes, de vitres et de tours, le musulman étend l’ombre fraîche de ses coupoles sur son incurable inertie, l’Indien éventre les montagnes pour les féconder. L’homme veut vivre et demande à ceux qui chantent et qui sculptent de lui montrer les voies de la vraie vie, même quand ils lui parlent de la mort. Quels que soient les dieux qu’adore un peuple, ce peuple les fait ce qu’il est.
Sans doute, il nous faut une foi. C’est seulement en elle que nous puisons la force nécessaire pour résister à nos désillusions et maintenir devant nos yeux l’image de notre espérance. Mais cette foi que nous ornons d’étiquettes nouvelles quand une métaphysique ou une morale nouvelle s’impose à nos besoins, cette foi ne change que d’aspect, elle ne change pas d’esprit, et tant qu’elle vit en nous-mêmes, quelles que soient l’époque où se déroule notre action et la religion qui lui serve de prétexte, les formes d’art les plus diverses ne feront que l’exprimer. Cette foi n’est que la confiance qui succède à de longs sommeils et s’émousse à de trop longs contacts avec le mystère que notre ardeur à vivre nous pousse à pénétrer. Quand une religion parvient à son degré de développement le plus harmonieux et le plus expressif, ce n’est pas elle qui éveille en nous cette foi, elle en naît au contraire, elle est la projection dans le champ de nos illusions des réalités intérieures qui nous guident et nous exaltent. L’homme, près de se réaliser, accepte tout d’un coup, en bloc, une grande synthèse simple de tout ce qu’il ignore pour n’être pas gêné par le doute et l’inquiétude dans la recherche de ce qu’il veut savoir. Quand il a trop appris, quand sa foi en lui-même baisse, ses croyances extérieures peuvent durer et s’exaspérer même, mais toutes les expressions de sa pensée vacillent en même temps. Les peuples en action forcent toute religion à se plier aux manifestations de leurs vertus originales. Une religion ne modèle un peuple sur ses dogmes que quand il ne croit plus en lui. Quel que soit notre paradis, nous le réalisons sur terre quand nous avons confiance en nous. Nous attendons pour le diviniser, à travers les siècles et le monde, l’heure de pleine ascension de la vie dans notre cœur, et le mot foi est le nom religieux que nous donnons à l’énergie.
Jamais d’ailleurs l’irruption de cette énergie dans le monde ne s’était produite avec cette violence de mysticisme enivré. C’est ce qui donne aux esprits réellement religieux, dès le seuil de la cathédrale, de la mosquée ou de la pagode, ce profond et complet oubli du rite qui s’y célèbre, cette indifférence absolue aux dogmes sur lesquels se sont bâtis ces temples, cette exaltation supérieure aux formes arrêtées et mortes de l’adoration de l’homme et du champ illimité de son action par l’homme. Le mot mystique est encore à définir. Si le mysticisme est cette forme de désespoir qui précipite l’âme humaine, à des heures d’affaissement, vers des dieux extérieurs entre les mains desquels elle abdique toute volonté et tout désir, vers des jardins qui ne s’ouvrent qu’aux morts pour leur offrir des fleurs qui sentent le cadavre, les premiers temps du christianisme ont peut-être seuls connu ce mysticisme-là, où un minimum d’humanité subsiste dans la plus grande somme de superstitions et de pratiques religieuses. Mais si le mysticisme apparaît sous cette forme d’espoir frénétique et vivant qui se rue dans les champs touffus de la sensation et de l’action et recueille dans sa substance l’envahissement simultané de toutes les forces du monde qui l’approuvent, le renouvellent et l’exaltent, il est l’esprit créateur même à qui son accord avec elles, révèle ses propres moyens. Quel que soit le dieu qu’il adore, et même s’il nie tous les dieux, celui qui veut créer ne consent pas à lui-même s’il ne sent pas couler dans ses artères tous les fleuves, même ceux qui charrient du sable et de la pourriture, s’il ne voit pas briller toutes les constellations, même celles qui sont éteintes, si le feu primitif, même figé dans l’écorce du globe, ne consume pas ses nerfs, si les cœurs de tous les hommes, même de ceux qui sont morts, même de ceux qui sont à naître ne battent pas dans son cœur, si l’abstraction ne monte pas de ses sens à son âme pour l’associer aux lois qui font agir les hommes, couler les fleuves, brûler le feu, tourner les constellations.
Or partout, ou à peu près partout au Moyen Âge, les créateurs eurent ces heures de communion confuse et sans limite avec le cœur et l’esprit de la matière en mouvement. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’aucun ou presque aucun d’eux ne nous a laissé son nom. Il y eut là, vraiment, un phénomène peut-être unique dans l’histoire, les masses populaires même faisant passer leur force dans la vie qui refluait en elles incessamment, un abandon passionné des multitudes à la poussée aveugle de leurs instincts régénérés. L’antiquité – l’antiquité grecque du moins – n’avait pas connu cette heure, parce qu’elle avait assuré ses conquêtes dans un effort progressif. Ici, les peuples retrouvaient d’un seul coup le contact perdu avec le monde, et comme les conquêtes de leur passé vivaient encore à leur insu dans la puissance virtuelle qui les habitait, la reprise se fit dans un prodigieux tumulte. Les multitudes bâtirent elles-mêmes leurs temples, le choc d’un cœur obscur scella chaque pierre entassée, il n’y eut jamais pareil jaillissement de voûtes, de pyramides, de clochers et de tours, pareille marée de statues montant du sol comme des plantes pour envahir l’espace et s’emparer du ciel. De l’Insulinde et de l’Himalaya à l’Atlantique, de l’Atlas à la mer du Nord, des Andes péruviennes au golfe du Mexique, un élan d’amour irrésistible souda, à travers l’étendue, des mondes qui s’ignoraient. L’architecture, l’art anonyme et collectif, l’hymne plastique des foules en action sortit d’elles avec une si profonde rumeur, avec un tel emportement d’ivresse qu’elle apparut comme la voix de l’universelle espérance, la même chez tous les peuples de la terre cherchant dans leur propre substance les dieux qu’on dérobait à leurs regards. Quand ils eurent vu la face de ces dieux, les bâtisseurs de temples s’arrêtèrent, mais ils eurent un tel geste de désespoir qu’il brisa l’armure de fer où les théocraties muraient l’intelligence, et que l’individu décida de se conquérir.
Ce livre présente un défaut de composition manifeste. Mais, pour des raisons analogues à celles qui m’ont retenu quand je me suis demandé si je récrirais le premier volume de l’ouvrage[1], j’ai préféré l’abandonner à son destin, quitte à m’en expliquer dans ce nouveau préambule. L’art exotique, même dans ses manifestations contemporaines, y figure sous le même titre que l’art du moyen âge chrétien ou islamique, et paraît ainsi présenter avec lui une concordance chronologique qui peut donner lieu à des confusions graves. De ce point de vue, je l’avoue, le reproche qu’on m’a fait est justifié, en admettant bien entendu que le moyen âge, comme l’enseignaient naguère les historiens, prenne fin en l’an 1453 de notre ère, année fatidique, il est vrai, puisqu’elle vit à la fois se terminer la guerre de Cent Ans et tomber l’Empire byzantin. Cette façon de découper l’Histoire, dont je ne conteste pas la commodité, rappelle les résolutions héroïques de ces paresseux qui prétendent travailler, de ces ivrognes qui prétendent ne plus boire, de ces violents qui prétendent ne plus s’emporter, ou, si vous le préférez, de ces tendres résolus à être implacables et de ces enthousiastes déterminés à être indifférents et froids à partir du lundi de la semaine suivante après leur petit déjeuner. En réalité, nous attachons à notre insu au qualificatif de « moyen âge », l’idée d’un ensemble d’institutions politiques et sociales, d’aspirations religieuses, de doctrines philosophiques, entourées d’une brume mystique un peu confuse, qui donne à toute une série d’états spirituels de l’humanité, aussi bien en Orient qu’en Occident, une apparence de parenté plus ou moins étroite, représentée notamment par les expressions figurées qui nous en restent. On peut dire qu’en général, toutes les fois qu’une illusion collective à peu près unanime accepte de céder le pas à un sentiment de curiosité croissant qui pousse l’individu à rechercher, par des moyens d’investigation personnels et des moyens de contrôle objectifs, la solution des énigmes que le monde intérieur et le monde extérieur lui proposent, l’esprit médiéval se termine, ou s’endort momentanément, ou se transforme dans le devenir humain.
L’homme, à coup sûr, pense, ou tente de penser par lui-même à toute époque, ne fût-ce que pour satisfaire sa faim et son besoin sexuel, tous deux source, le second surtout, des plus hautes aspirations de l’âme. Mais parfois, la croyance unanime qui caractérise à peu près partout les populations de type primitif, prend un caractère soudain d’entraînement, d’allégresse, d’enthousiasme et de conquête qui se confond presque toujours avec quelque synthèse religieuse et emporte les résistances pour édifier un poème métaphysique et social que des œuvres plastiques ou poétiques traduisent avec autant de puissance que d’ingénuité. C’est seulement quand cette croyance s’affaisse que l’individu se dessine en vigueur sur le fond des multitudes et tente de dominer les habitudes de l’ambiance pour proposer de nouvelles directions et de nouvelles solutions. Or, alors que ce travail dramatique a commencé en Europe, dès le XIVe siècle ou même – en Italie par exemple – dès le XIIIe, à disloquer l’armature unanime des esprits, cinq cents ans après, de nos jours, ou hier en tout cas, il n’avait même pas ébauché ses constructions hasardeuses chez certains primitifs de Polynésie ou d’Afrique, qui semblaient n’être pas même sortis d’un état préparatoire à la culture médiévale telle que nous la définissons plus haut. Chose plus impressionnante encore, des civilisations grandioses, comme l’Islam, la Chine, et plus encore l’Inde, paraissaient toujours enfoncées, quels que fussent les progrès de la culture européenne chez elles, dans un état politique, social, religieux, moral qui ne différait pas sensiblement de ce qu’il était dix, quinze ou même vingt siècles auparavant. L’unité théocratique, féodale, philosophique, y maintenait les volontés et les curiosités dans un cadre à peu près immuable qui leur donnait une apparence très voisine, jusques et y compris surtout leurs manifestations artistiques, des époques confuses que représente à nos yeux le moyen âge occidental. L’individu y semblait submergé presque entièrement dans l’anonymat de la masse, comme quelque sécrétion perlière dans les profondeurs de la mer.
S’il ne s’était agi que de l’Inde, je n’aurais éprouvé aucun scrupule à présenter ses manifestations plastiques, au XVIIIe siècle par exemple, comme contemporaines de l’esprit des mosquées d’Afrique et surtout des cathédrales d’Occident. C’est la Chine, et le Japon surtout, qui, regardés d’un peu plus près, ont éveillé ce scrupule. J’ai seulement pu le vaincre en constatant que, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la personnalité de l’une ou de l’autre ne s’était pas laissée sensiblement entamer par l’invasion morale de l’Occident, et que les changements intérieurs qui y étaient survenus avaient consenti à se produire entre des frontières philosophiques et politiques à peu près imperméables et tout à fait semblables à ce qu’elles étaient cinq ou dix siècles avant. Le critère habituel de l’art médiéval d’Occident et sans doute d’Amérique, qui ont ceci de commun avec l’art primitif de toutes les régions du monde, y manquait, à vrai dire, surtout pour le Japon. L’anonymat de l’art, qui n’est pas complet en Chine, puisque dès les premiers siècles avant le Christ nous connaissons les noms de plusieurs artistes chinois, n’existe pas au Japon où, à partir du VIIe ou VIIIe siècle, on a pu attribuer à des artistes dont la vie est fort bien située et connue, la plupart des œuvres d’art qui expriment les îles du Soleil levant. Or, cet anonymat est l’un des caractères les plus constants de ce que nous pourrions appeler « les moyen âges », car l’antiquité, comme l’Occident catholique ou musulman, a eu aussi ses moyen âges, l’Égypte par exemple, du moins jusqu’aux Ramessides, la Grèce égéenne, la Grèce dorienne jusqu’à l’apparition chronologiquement constatée des cités grecques dans l’Histoire. Chez les Mongols, on doit le remarquer tout de suite à ce propos, l’existence d’un système religieux ou politique unitaire n’empêche pas, comme chez les Indo-Européens – ceux des bords du Gange, de la Seine, du Rhin, de la Tamise ou de l’Arno –, un certain individualisme de se manifester. J’imagine que c’est l’indice d’une plus haute sagesse, qui pousse les castes dirigeantes à moins comprimer l’individu, mais aussi empêche à la fois ces élans lyriques prodigieux de l’individu et des collectivités qui se manifestent alternativement ailleurs. Si on veut saisir sur le fait cette exception singulière, c’est au Japon surtout, à partir d’une époque beaucoup plus reculée que dans le moyen âge occidental – dès le VIIe siècle, nous l’avons vu –, qu’il faut assister au passage de l’homogène qui caractérise le moyen âge à l’hétérogène qui caractérise l’esprit des temps où nous vivons, et dont la Renaissance et la Réforme ont marqué l’heure la plus dramatique chez nous.
C’est d’ailleurs qu’au Japon comme en Chine – et surtout en Chine, car tous les artistes japonais, peintres, sculpteurs, architectes et même graveurs, potiers, laqueurs, jardiniers, ferronniers sont aussi connus ou plus connus que les artistes d’Occident – la peinture surtout s’accommode mal de l’anonymat. On y assiste au même phénomène qu’en Europe où, dès le XIVe siècle en Italie, dès le XVe en France et en Flandre, l’anonymat disparaît quand apparaît la peinture. Ce phénomène est trop constant – puisqu’on le retrouve jusqu’en Perse où les noms d’artistes qui surgissent à partir du XVIe siècle sont des noms de peintres – pour qu’il n’ait pas partout la même signification. La peinture, comme nous l’apprendra la Renaissance italienne avec un accent si poignant, est le langage de l’individu, de l’être prêt à traduire par le drame des valeurs, des contrastes et des passages, les luttes, les contradictions et les nuances de son propre drame intérieur. Presque nulle part et peut-être bien nulle part, sauf, remarquez-le encore, chez les Mongols, quand l’état d’esprit médiéval règne, il n’est question de peinture : dans l’Islam, l’Europe chrétienne, le Mexique, l’art tout entier se fixe et joue dans la masse architectonique où les saillies de la sculpture et du bas-relief créent presque exclusivement la tragédie de la lumière. Quand apparaît un élément qui contient déjà en puissance les développements futurs de la convention picturale – le tapis en Orient, la mosaïque à Byzance, le vitrail en France – il participe à l’harmonie monumentale et obéit entièrement au rythme architectural.
Cette naissance de la peinture nous conduit naturellement à constater une parenté singulière entre révolution respective de l’art chez les Occidentaux et chez les Orientaux. Non seulement l’aspect général est partout assez voisin quand on considère d’ensemble la marche de deux ou plusieurs grandes écoles – étape architecturale des symboles archaïques, étape d’équilibre entre la forme épanouie et le monde extérieur de plus en plus consulté, étape naturaliste où la dissociation commence –, mais, à considérer les Renaissances d’Occident, il semble qu’un même travail s’effectue en Asie, l’Inde même comprise, ainsi que chez les Africains, où les formes deviennent plus dégagées, plus maigres, vues par le détail anecdotique et pittoresque plutôt que par l’ensemble plastique et généralisateur. Chose plus singulière encore, sensible en Chine, mais particulièrement évidente au Japon, un parallélisme chronologique étroit s’établit, à partir de ce moment-là, entre les formes asiatiques et les formes européennes. Au Japon, vers le XVe siècle, avec Sesshiu, Soami, Sesson, une Renaissance s’annonce, presque tout à fait dégagée des grandes formes synthétiques du moyen âge mongol. L’élan qu’elle imprime à toutes les écoles aboutit, au XVIIe siècle, à un classicisme très analogue à celui de France par l’épanouissement de l’architecture et des jardins et la fixation du grand style décoratif autour de l’œuvre de Korin. Le XVIIIe siècle, avec Harounobou, Outamaro, la gravure en couleurs, voit fleurir, en même temps que l’industrie des menus objets mobiliers et la généralisation de l’amateurisme et du goût, un art voluptueux et mondain d’une grâce exquise. Le XIXe, enfin, assiste au triomphe de l’art naturaliste et du paysage dont Hokusaï et Hieroshigé sont les principaux représentants. Je ne crois pas du tout à des influences réciproques, les échanges suivis n’ayant commencé qu’au milieu du siècle dernier pour l’Europe, et vers sa fin pour la Chine et le Japon. Il y a là plutôt des évolutions parallèles, communes probablement à toutes les sociétés, dans tous les temps, et qui ne sont que des étapes nécessaires de l’esprit dans sa marche vers sa propre synthèse ou sa propre dissociation. N’est-il pas étrange par exemple, au premier abord, mais à la réflexion naturel, qu’au sein du même mouvement de peinture d’intérieur, familière, décorative et mondaine, Kiyonobou au Japon et Leblond en Europe inventent la gravure en couleur à quelques années de distance ?
D’autre part – et surtout – le symbolisme universel qui caractérise à première vue l’art asiatique[2], semble quitter les rythmes instinctifs des artistes orientaux en même temps que l’individualisme et le naturalisme apparaissent. Flux et reflux incessant des grandes vagues spirituelles qui bercent l’humanité, puisque la symbolique chrétienne, au moyen âge occidental, dressait l’église byzantine et la cathédrale française sur des contrées où le naturalisme avait jusqu’ici prévalu et devait prévaloir encore quand leurs assises ne reposeraient plus dans l’unanimité des cœurs. Ce vaste balancement d’un foyer d’intelligence et de sentiment à l’autre ne s’est au fond jamais arrêté, et ce n’est qu’au sommet de ses ondes qu’on peut saisir des formes assez tranchées pour définir l’esprit européen et l’esprit asiatique selon leurs caractères les plus constants et les plus décisifs. L’apollinisme grec, déjà, n’était-il pas sorti de la marée dionysiaque venue du fond de l’Asie, et cet apollinisme, lors de l’expédition macédonienne, n’avait-il pas contribué plus que tout à recréer, aux frontières des Indes, un nouveau rythme dionysiaque que le bouddhisme allait répandre, comme une inondation irrésistible, sur la Chine, l’Indochine, l’Insulinde et le Japon ?
La révélation progressive de ces rythmes alternatifs, et d’autre part une connaissance plus approfondie et une assimilation prodigieusement rapide des formes les plus étranges de l’art d’Orient, d’Afrique et d’Amérique, ont rendu ces formes bien plus proches de nous que nous ne le croyions possible quand elles nous sont apparues. Depuis quelques années, il n’y a plus d’art exotique. Tout homme de haute culture, dans toutes les parties du monde, retrouve facilement un même fond intangible d’humanité dans toutes les images qui nous entretiennent des groupes ethniques dispersés dans toute la durée des siècles et sur toute la surface de la terre. Récrirais-je aujourd’hui la page qui ouvre mon chapitre sur la Chine ? Je crois que oui, en y réfléchissant, car elle comporte, il me semble, une part de vérité. Mais voyez cependant les figurines de terre cuite qu’on trouve en ce moment dans les tombeaux des grandes vallées jaunes et qui sont si proches de matière, de structure, de sentiment, d’esprit, de celles qu’on tire encore des sépultures béotiennes. L’art chinois, comme l’art indien, ou l’art mexicain, ou l’art nègre, se rapprochent de plus en plus de nous, comme s’en était rapproché il y a un demi-siècle l’art japonais, au point de déterminer dans nos recherches des courants essentiels. Non seulement l’homme universel apparaît partout pareil à quelques intelligences[3], mais il semble que ce rapprochement vertigineux qu’on observe entre les différentes formes de son langage figuré ne soit pas loin – ou du moins soit susceptible – de devenir le point de départ d’une communion grandissante. Communion incapable, je le crois, de supprimer aucun des grands instincts qui constituent les sources de l’esprit, aucun des drames qui en marquent la croissance, mais capable de créer – par le cinéma par exemple – des ivresses spirituelles unanimes hier encore inespérées, et absolument inconnues.
À l’heure où les peuples de la Méditerranée orientale ouvraient l’histoire, l’Inde aussi commençait à vivre d’une vie morale supérieure. Mais la rumeur des hymnes védiques, plus anciens de mille ou deux mille ans, peut-être, que les épopées de la Grèce, monte seule de la confusion du passé. Pas un seul poème de pierre, sauf quelques monuments mégalithiques dont on ne connaît pas l’ancienneté, n’est là pour dévoiler le mystère de l’âme indienne avant le seuil du Moyen Âge occidental dont elle paraît d’abord plus voisine que des civilisations antiques.
C’est que les tribus de l’Iran, quand elles avaient quitté les hauts plateaux pour descendre le long des fleuves, vers l’horizon des grandes plaines, ne rencontraient pas partout le même sol, les mêmes arbres, les mêmes eaux, les mêmes ciels. Les unes s’étaient trouvées aux prises avec l’unité du désert, source des absolus métaphysiques. D’autres peuplaient des contrées d’étendue moyenne, de végétation clairsemée, de formes nettes qui les entraînaient vers l’observation objective et la volonté de faire fleurir dans l’esprit les forces équilibrées qui font l’univers harmonieux. Les Iraniens qui avaient suivi la vallée du Gange durent se laisser aller d’abord à l’ivresse des sens. Gardant encore en eux le silence et la fraîcheur des cimes, ils s’enfonçaient sans transition dans un monde écrasant d’ardeur et de fécondité.
Jamais, en aucun point du globe, l’homme ne s’était trouvé en présence d’une nature aussi généreuse et aussi féroce à la fois. La mort et la vie s’y imposent avec une telle violence qu’il était forcé de les subir comme elles se présentaient. Pour échapper aux saisons mortes, pour trouver les saisons vivantes, il lui suffisait de monter vers le nord ou de descendre vers le sud. La végétation nourricière, les racines, les fruits, les graines sortaient d’un sol qui ne s’épuise pas. Il tendait la main, et il ramassait de la vie. Dès qu’il entrait dans les bois pour recueillir l’eau des grands fleuves ou chercher les matériaux de sa maison, la mort surgissait irrésistible, entraînée par le flot avec le crocodile, tapie dans les taillis avec le tigre, grouillant avec le cobra sous les herbes, effondrant le rempart des arbres sous la marche de l’éléphant. À peine s’il distinguait, dans l’enchevêtrement nocturne des troncs, des rameaux, des feuilles, le mouvement de la vie animale des mouvements de la pourriture et de la floraison des herbes. Né des fermentations obscures où la vie et la mort fusionnent, le torrent de la sève universelle éclatait en fruits sains, en fleurs vénéneuses, sur le corps confus de la terre.
Les visages indistincts de sourire et de cruauté que la nature offrait à l’homme, faisaient tomber les armes de son esprit et de ses mains. La possibilité d’atteindre un idéal moral au travers des bois formidables et des tentations multipliées, lui paraissait aussi inaccessible que le front de l’Himalaya qui soulevait les plus hauts glaciers de la terre dans la lumière bleue du Nord. Acceptant la vie et la mort avec la même indifférence, il n’avait plus qu’à ouvrir sa sensualité à la pénétration de l’univers et à laisser monter peu à peu de ses instincts à son âme ce panthéisme grandiose et trouble qui est toute la science, toute la religion, toute la philosophie de l’Indien. Pourtant, lorsque Alexandre arriva sur les bords de l’Indus, une grande révolution sociale bouleversait la péninsule. Le Bouddha Çakia-mouni, un siècle auparavant, avait senti l’ivresse panthéiste inonder sa vie intérieure et l’amour l’envahir avec la puissance des fleuves. Il aimait les hommes, il aimait les bêtes, il aimait les arbres, il aimait les pierres, tout ce qui respirait, tout ce qui palpitait, tout ce qui remuait, tout ce qui avait seulement une forme sensible, des constellations du ciel à l’herbe où se posaient ses pieds. Puisque le monde est un seul corps, il faut bien qu’une tendresse irrésistible pousse les uns vers les autres tous les éléments dispersés, toutes les formes différentes qui errent au travers de lui. La faim, le meurtre, la souffrance, tout est amour. Çakia-mouni livrait tendrement sa chair nue à l’aigle qui poursuivait une colombe.
Quels que soient le fatalisme et le sensualisme d’un peuple, il entend toujours, au moins une fois au cours de son histoire, celui qui vient verser sur ses blessures le baume d’amour. On ne pouvait vaincre le tigre, sans doute, la cime de l’Himalaya ne pouvait être atteinte, et les fleuves sacrés qui descendaient de lui ne pouvaient pas cesser de rouler dans leurs eaux la fièvre et la vie. Pourtant, l’appareil social brahmanique, l’implacable régime des castes qui reflétait du haut en bas la rigueur implacable des énergies universelles fut broyé par la révolte de l’amour. Un demi-siècle après l’incursion d’Alexandre, l’empereur Açoka était forcé de suivre l’entraînement général et d’élever quatre-vingt-quatre mille temples en commémoration d’un homme qui n’avait jamais parlé des dieux.
Que dura le bouddhisme aux Indes ? Sept ou huit siècles peut-être, une heure dans la vie de ces multitudes dont l’évolution historique dans le passé et l’avenir paraît aussi infinie et confuse que leur pullulation dans l’étendue. L’Inde, insensiblement, revint aux dieux védiques, le brahmane, appuyé sur le prince, reconstruisit la pyramide sociale et balaya de la terre des hommes l’espoir du paradis. Le bouddhisme se réfugia dans l’âme de quelques cénobites, et, par delà les frontières de l’Inde, alla conquérir l’Asie. Ainsi le christianisme, né de l’idéal sémitique, devait vaincre tout l’Occident, sauf les Hébreux. Une révolution ne conquiert pas l’instinct fondamental du milieu qui l’a provoquée.
C’est du fond même de la nature indienne que le mysticisme matérialiste était remonté lentement pour étouffer tous les désirs d’humanité suscités par le bouddhisme. Les temples dont les foules néophytes avaient semé le sol de l’Inde les ramenaient, pierre par pierre, à subir de nouveau la ritualisation des croyances primitives qui ne cessaient pas de constituer la source de leurs émotions. Le monument bouddhique proprement dit a presque disparu de l’Inde. Les Topes, les grands reliquaires de brique sont peut-être les seuls édifices qui ne soient pas consacrés à un dieu ayant figure matérielle. Encore l’histoire du Bouddha, toute sa vie se déroulant parmi les animaux et les forêts est-elle sculptée sur la porte. Les Chaïtyas, les basiliques qu’on bâtissait autour du premier siècle, ont déjà des chapiteaux faits de figures animales. Quand Çakia-mouni lui-même paraît dans le sanctuaire, c’est que son enseignement est oublié et que l’instinctif sensualisme a vaincu les besoins moraux.
Qu’importait aux foules de l’Inde ? Il leur fallait des formes à aimer. Les brahmanes n’eurent aucune peine à vaincre. Eurent-ils même conscience de leur victoire et la multitude misérable sentit-elle la défaite peser sur son espoir ? Y eut-il victoire, y eut-il défaite ? La défaite n’est-elle pas l’abdication de la nature véritable que nous ont constituée notre milieu géographique et l’immense atavisme secret qui nous attache au fond même de notre histoire ? La victoire n’est-elle pas le triomphe au dedans de nous de cette nature impérissable par qui peut seulement se manifester la conception de la vie qui nous est propre ? Un seul temple bouddhique fut-il détruit ? Un seul fidèle persécuté ? Peut-être non. Aux Indes, l’esprit religieux domine le dogme. Une marée monte après une marée et dépose sur le rivage des algues, des coquillages, des cadavres nouveaux, de nouvelles vies palpitantes. Tout se mêle et se confond, le brahmane officie dans les temples bouddhiques, vénère la statue de Çakia-mouni aussi bien que celles de Shiva, de Brahma, de Vishnou. Tel temple souterrain commencé aux tout premiers temps du Bouddhisme, on le creuse encore quand les Tartares, après les Persans et les Arabes, ont imposé l’Islam à la moitié des Indiens.
Pour les Indiens, toute la nature est divine, et, au-dessous du grand Indra, tous les dieux sont de puissance égale et peuvent menacer ou détrôner les autres dieux, dieux concrets, dieux abstraits, le soleil, la jungle, le tigre, l’éléphant, les forces qui créent et celles qui détruisent, la guerre, l’amour, la mort. Aux Indes, tout a été dieu, tout est dieu ou sera dieu. Les dieux changent, ils évoluent, ils naissent et meurent, ils laissent ou non des enfants, ils nouent et dénouent leur étreinte dans l’imagination des hommes et sur la paroi des rochers. Ce qui ne meurt pas, aux Indes, c’est la foi, l’immense foi frénétique et confuse aux mille noms, qui change sans cesse de forme, mais est toujours la puissance démesurée qui pousse les masses à agir. Aux Indes, il arrivait ceci. Chassés par une invasion, une famine, une migration de fauves, des milliers d’êtres humains se portaient au Nord ou au Sud. Là, au bord de la mer, au seuil d’une montagne, ils rencontraient une muraille de granit. Alors, ils entraient tous dans le granit, ils vivaient, ils aimaient, ils travaillaient, ils mouraient, ils naissaient dans l’ombre, et, trois ou quatre siècles après ressortaient à des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Derrière eux, ils laissaient le roc évidé, des galeries creusées dans tous les sens, des parois sculptées, ciselées, des piliers naturels ou factices fouillés à jour, dix mille figures horribles ou charmantes, des dieux sans nombre, sans noms, des hommes, des femmes, des bêtes, une marée animale remuant dans les ténèbres. Parfois, pour abriter une petite pierre noire, comme ils ne rencontraient pas de clairière sur leur chemin, ils creusaient un abîme au centre du massif.
C’est dans ces temples monolithes, sur leurs parois sombres ou sur leur façade embrasée que se déploie, dans toute sa puissance épouvantable, le vrai génie indien. Ici se fait entendre tel qu’il est le langage confus de multitudes confuses. L’homme, ici, consent sans combat à sa force et à son néant. Il n’exige pas de la forme l’affirmation d’un idéal déterminé. Il n’y enferme aucun système. Il la tire brute de l’informe, telle que l’informe la veut. Il utilise les enfoncements d’ombre et les accidents du rocher. Ce sont eux qui font la sculpture. S’il reste de la place, on ajoute des bras au monstre, on lui coupe les jambes si l’espace est insuffisant. Un pan de mur démesuré rappelle-t-il la masse sommaire et monstrueuse roulant par troupes moutonnantes sur les bords des fleuves, à la lisière des forêts, on le taille par grands plans purs pour en tirer un éléphant. Au hasard des creux, des saillies, les seins se gonflent, les croupes se tendent et se meuvent, l’accouplement humain ou bestial, le combat, la prière, la violence et la douceur naissent de la matière qui paraît elle-même enivrée sourdement. Les plantes sauvages pourront faire éclater les formes, les blocs pourront crouler, l’action du soleil et de l’eau pourra ronger la pierre. Les éléments ne mêleront pas mieux que le sculpteur toutes ces vies à la confusion de la terre. Parfois, aux Indes, on retrouve au milieu des bois d’énormes champignons de pierre luisant sous l’ombre verte comme des plantes vénéneuses. Parfois, tout seuls, des éléphants épais, aussi moussus, aussi rugueux que s’ils étaient vivants, mêlés à l’enchevêtrement des lianes, dans les herbes jusqu’au ventre, submergés de fleurs et de feuilles et qui ne seront pas plus absorbés dans l’ivresse de la forêt quand leurs débris seront retournés à la terre.
Tout le génie indien est dans ce besoin toujours inassouvi de remuer la matière, dans son acceptation des éléments qu’elle lui offre et son indifférence à la destinée des formes qu’il en a tirées. Il ne faut pas chercher dans l’art qui nous le livre l’expression peut-être imposée mais réelle de sa métaphysique comme chez l’Égyptien, la libre expression comme chez le Grec de sa philosophie sociale, mais l’expression obscure et trouble, anonyme et profonde, et par là démesurément forte, de son panthéisme intuitif. L’homme n’est plus au centre de la vie. Il n’est plus cette fleur du monde entier qui s’est employée lentement à le former et le mûrir. Il est mêlé à toutes choses, au même plan que toutes choses, il est une parcelle d’infini ni plus ni moins importante que les autres parcelles d’infini. La terre passe dans les arbres, les arbres dans les fruits, les fruits dans l’homme ou l’animal, l’homme et l’animal dans la terre, la circulation de la vie entraîne et brasse un univers confus où des formes surgissent une seconde pour s’engloutir et reparaître, déborder les unes sur les autres, palpiter et se pénétrer dans un balancement de flot. L’homme ignore s’il n’était pas hier l’outil avec lequel il fait surgir de la matière la forme qu’il sera peut-être demain. Tout n’est qu’apparences, et sous la diversité des apparences, Brahma, l’esprit du monde, est un. L’homme, sans doute, a l’intuition mystique du transformisme universel. À force de transmigrations, à force de passer d’une apparence à une autre apparence et d’élever en lui, par la souffrance et le combat, le niveau mouvant de la vie, sans doute sera-t-il un jour assez pur pour s’anéantir en Brahma. Mais, perdu comme il l’est dans l’océan des formes et des énergies confondues, sait-il s’il est forme encore, s’il est esprit ? Est-ce cela un être qui pense, un être seulement vivant, une plante, un être taillé dans la pierre ? La germination et la pourriture s’engendrent sans arrêt. Tout bouge sourdement, la matière épandue bat ainsi qu’une poitrine. La sagesse n’est-elle pas de s’y enfoncer jusqu’au crâne pour goûter, dans la possession de la force qui la soulève, l’ivresse de l’inconscient ?
Dans les forêts vierges du sud, entre l’ardeur du ciel et la fièvre du sol, l’architecture des temples que la foi faisait jaillir à deux cents pieds dans les airs, multipliait de générations en générations et entourait d’enceintes toujours agrandies, toujours déplacées, ne pouvait pas sortir d’une source moins puissante et moins trouble que les grottes creusées dans l’épaisseur des rochers. Ils élevaient des montagnes artificielles, des pyramides à degrés où les formes grouillaient dans la broussaille des sculptures. Hérissements de cactus, de plantes mauvaises, crêtes dorsales de monstres primitifs, on dirait qu’aucun plan ne présidait à la construction de ces forêts de dieux qui semblaient repoussés de l’écorce terrestre comme par la force des laves. Dix mille ouvriers travaillant ensemble et laissés à leur inspiration, mais uns de fanatisme et de désirs, pouvaient seuls étager ces dalles titanesques, les ciseler du haut en bas, les couvrir de statues aussi serrées que les vies de la jungle et les soutenir dans les airs sur le feston aérien des ogives dentelées et l’échafaudage inextricable des colonnes. Statues sur statues, colonnades sur colonnades, trente styles mêlés, juxtaposés, superposés, colonnes rondes ou carrées, polygonales, à étages ou monolithes, lisses ou cannelées ou fouillées ou surchargées de ciselures avec la confusion suspecte de paquets de reptiles remuant en cercles visqueux, de pustules soulevées par des battements mous, de bulles crevant sous les feuilles étalées sur une eau lourde. Là, comme partout dans l’Inde, l’infiniment petit et l’infiniment grand se touchent. Quelle que soit la puissance de ces temples, ils ont l’air à la fois jaillis de la terre sous la poussée d’une saison et fouillés minutieusement comme un objet d’ivoire.
Partout des formes, partout des bas-reliefs touffus, de l’enceinte des temples à leur faîte, sur les parois intérieures, souvent au sommet des colonnes où toute l’humanité, toute l’animalité confondues supportent le fardeau des entablements et des toits. Tout est prétexte à porter des statues, à se boursoufler en figures, les chapiteaux, les frontons, les colonnes, les hauts degrés des pyramides, les marches, les balustrades, les rampes d’escaliers. Des groupes formidables se soulèvent, retombent, chevaux cabrés, guerriers, grappes humaines, éruptions de corps enchevêtrés, troncs et rameaux vivants, foules sculptées d’un seul mouvement, comme jaillies d’une même matrice. Le vieux temple monolithe semble retourné violemment et projeté hors de la terre. L’Indien, sauf aux époques plus récentes où il a modelé des bronzes étonnants de tendresse, de fermeté et d’élégance, l’Indien n’a jamais conçu la sculpture comme pouvant vivre indépendante de la construction qu’elle décore. Elle semble, sur le corps d’une plante grasse, un bourgeonnement confus.
Même au dehors, même en pleine lumière, ces formes sont environnées d’une obscurité mystérieuse. Les torses, les bras, les jambes, les têtes s’entremêlent, quand une statue toute seule n’a pas vingt bras, dix jambes, quatre ou cinq faces, quand elle n’est pas chargée seule de toutes les apparences de tendresse et de fureur par qui se révèle la vie. Les fonds ondulent pesamment comme pour faire rentrer dans l’éternité mobile de la substance primitive les êtres encore informes qui tentent d’en émerger. Larves grouillantes, embryons vagues, on dirait des essais incessants et successifs d’enfantements qui s’ébauchent et avortent dans l’ivresse et la fièvre d’un sol qui ne cesse pas de créer.
De près, il ne faut pas regarder cette sculpture avec la volonté ou le désir d’y trouver le modelé scientifique des Égyptiens ou le modelé philosophique de Phidias, bien que l’Égypte et bien plus encore la Grèce amenée par Alexandre aient profondément influencé et peut-être même révélé à eux-mêmes les premiers sculpteurs bouddhiques. La sculpture n’est plus envisagée que sommairement et d’instinct dans ses plans et ses passages. Les procédés de la peinture la définiraient mieux, car la lumière et l’ombre jouent, dans ces bas-reliefs gigantesques, un rôle vivant et continu, comme un pinceau qui triture et caresse. Mais précisément la peinture hindoue, qui conserve les qualités de matérialité de la sculpture est peut-être, plus qu’elle, épurée par l’esprit. La peinture est plutôt œuvre monacale, le bouddhisme y laisse une empreinte bien plus précise. Et plus tard, quand l’Islam arrive, l’influence de la Perse s’y fait beaucoup plus sentir. Des grandes décorations bouddhiques aux miniatures musulmanes, la spiritualisation des éléments de l’œuvre touche parfois à la plus rare, la plus haute, la plus humaine harmonie. On ne peut placer au-dessous des grandes œuvres classiques la pureté des fresques d’Ajunta où semblent fusionner une heure, dans le lyrisme panthéiste des Indiens, le rayonnement spirituel des peintures égyptiennes et l’enivrement moral des vieux artistes chinois. Par une sorte de paradoxe ethnique, la grande peinture de l’Inde semblerait plus rapprochée des rythmes linéaires qui préoccupent avant tout les sculpteurs égyptiens ou grecs que la sculpture indienne elle-même, inclinée à transporter dans la pierre ou le métal le modelé fuyant et ondoyant des peintres. Quand on compare cette sculpture à celle des ouvriers anonymes de Thèbes ou des maîtres athéniens, on y trouve quelque chose d’absolument nouveau et de difficile à définir, la fermentation d’un creuset obscur après la limpidité d’un théorème, un modelé qui est un mouvement avant d’être une forme et n’a jamais été considéré isolément ni dans ses rapports abstraits avec les figures voisines. Ce sont des passages matériels qui lient les figures entre elles, elles sont toujours empâtées d’atmosphère, accompagnées par les fonds, absorbées à demi par les autres figures, le modelé est fluctuant et houleux à la façon de la masse des feuilles labourées par le vent. Ce qui modèle le rocher, ce qui le roule en vagues de tempête, c’est le désir et le désespoir et l’enthousiasme eux-mêmes. Il ondule comme une foule que la volupté et la fureur ravissent. Il est gonflé et tendu comme un torse de femme qui sent l’approche de l’amour.
Des mouvements et non des formes, des masses expressives et non des harmonies de rapports ou des abstractions arrêtées, une image ivre et touffue de l’ensemble du monde et non plus la recherche d’un équilibre entre les lois universelles et les lois de l’esprit. Par éclairs, sans doute, et voilé d’obscurité et de torpeur, on peut tout trouver dans cet art, débordant l’élément voisin, l’opprimant ou opprimé par lui, on y peut rencontrer de brèves fulgurations de conscience et de brusques écarts du réalisme le plus rudimentaire à l’idéalisme le plus haut. À les voir isolées, les figures – les figures de femmes surtout, innombrables, douces, religieuses, formidables de grâce, de sensualité, de pesanteur charnelle, – ébauchent à tout instant un effort immense et sourd, souvent d’une ferveur puissante, d’adaptation supérieure à leur rôle d’humanité. L’homme indien veut des tailles fléchissantes sous le poids des seins et des hanches, de longues formes effilées, une seule onde musculaire parcourant le corps entier. Mais son hymne tendre se perd dans la clameur universelle. Il peut adorer à la fois Indra, l’être suprême, le créateur Brahma, le destructeur Shiva, le rédempteur Krishna, Surya la lumière du jour, Lakshmi l’amour, Sarasvati la science et l’horrible Kali assise dans la pourriture et le sang caillé des victimes, les dix incarnations de Vishnou et la foule des héros et des monstres de l’immense mythologie et des épopées nationales, Ravana, Sougriva, Hanoumat, Ananta. Il peut invoquer Rama, le héros incorruptible qui eût conduit les Grecs au seuil de la divinité, Rama n’est qu’une idole de plus dans le prodigieux Panthéon, une idole perdue parmi les dieux de la fécondité et de la mort. Il peut faire voisiner, sur les murailles, la férocité et l’indulgence, l’ascétisme et la lubricité, les fornications et les apostolats, il peut mêler l’obscénité à l’héroïsme. L’héroïsme et l’obscénité n’apparaissent pas plus dans la vie universelle qu’un combat ou un accouplement d’insectes dans les bois. Tout est au même plan. Pourquoi ne pas laisser l’instinct se répandre dans la nature avec l’indifférence des puissances élémentaires et balayer dans son emportement les morales et les systèmes ? L’idéalisme social est vain. L’éternité impassible use le long effort de l’homme. L’artiste indien n’a pas le temps de conduire la forme humaine jusqu’à sa réalisation. Tout ce qu’elle contient, elle le contient en puissance. Une vie prodigieuse l’anime, mais embryonnaire et comme condamnée à ne jamais choisir entre les sollicitations confuses de ses énergies de volonté et de ses énergies sensuelles. L’homme ne changera rien à sa destinée finale qui est de retourner tôt ou tard à l’inconscient et à l’informe. Dans la fureur des sens ou l’immobilité de la contemplation, qu’il s’abîme donc sans résistance au gouffre des éléments.
L’amoralisme de l’âme indienne, sa confusion, son trouble panthéistes, l’éloignent presque constamment des grandes constructions abstraites qui caractérisent le désir des vieux peuples occidentaux. Aux Indes, l’œil ne saisit les ensembles qu’en passant par tous les détails. Tandis qu’en Égypte le désert, l’horizon, le fleuve rectiligne, la pureté du ciel, tandis qu’en Grèce les golfes sinueux, les eaux transparentes, la crête arrêtée des collines, avaient fait de l’homme un métaphysicien ou un philosophe épris du rythme ou de la continuité sinueuse qu’il observait dans l’univers, ici il fallait trop de jours pour arriver jusqu’aux montagnes, les fleuves étaient trop vastes, trop bourbeux pour qu’on en pût voir le fond, les forêts trop touffues pour qu’il fût possible de saisir d’un coup d’œil la ligne harmonieuse des arbres, le contour de leurs feuilles, la vraie forme des animaux rampants qui n’apparaissaient dans un éclair que pour fuir ou donner la mort. Partout la barrière infranchissable de la vie luxuriante, l’œil ébloui de couleurs et de lignes sans cesse brisées et confondues, lianes, fleurs d’où pleuvaient des poussières étincelantes, bêtes rayées, diaprées, ocellées, constellées, l’esprit fiévreux des germes de vie et de mort roulant sous l’océan des feuilles. C’est par l’accumulation désordonnée des enivrements matériels que l’âme indienne atteignit ce mysticisme panthéistique que tout être sensuel a pu sentir monter en lui aux minutes d’amour total, où, par la femme qui se donne, il sent, dans une seule étreinte, la présence confuse et réelle de l’univers. Il ne faut pas chercher dans l’architecture de l’Inde l’abstraction linéaire exprimant, par sa continuité, le rythme apparent de la vie, mais la vie elle-même, ramassée pêle-mêle, brassée à pleines mains, arrachée pantelante à la peau de la terre, exprimant l’unité du monde par l’entassement, sur un point de l’espace, de tout ce qui la constitue, du sol peuplé à la solitude du ciel et des montagnes immobiles à l’agitation des mers.
Pourtant, au nord et au nord-est de l’Inde, dans les régions où les forêts sont moins épaisses, les glaciers plus proches, la jungle coupée çà et là de grands espaces déserts, la synthèse fut infiniment moins instinctive, plus abstraite, partant plus sobre. La Grèce, à vrai dire, était entrée par là dans l’Inde, plus tard Rome, Byzance, la Perse amenant du fond de son histoire le souvenir de l’Assyrie, de la Chaldée, peut-être de l’Égypte, et, en même temps que la Perse, l’Islam spiritualiste, l’Islam qui n’aimait pas les images et qui méprisait les idoles. Enfin, par Lisbonne et Venise, l’Occident gothique et renaissant. Mais l’Inde est un creuset si rempli de bouillonnements et d’ardeurs qu’elle força l’Islam, durant des siècles, à subir son génie, à couvrir les murs de ses mosquées d’arabesques vivantes, lotus, lianes fleuries, figures d’hommes et de monstres. La statue grecque hâtivement imitée par les premiers sculpteurs fut aussi vite oubliée qu’apprise. L’élégance inquiétante des œuvres qu’elle inspira n’était que le prélude aux revanches prochaines d’une sensualité impossible à contenir : l’Inde, un moment séduite par tant de grâce et de raison y réservait son immense domaine dans le sourire errant des bouches, la flamme étouffée, l’énervement, l’ascétique maigreur des corps. La colonne pure qui soutenait les frontons lumineux sur toutes les acropoles d’Occident et que le nord de l’Inde introduisit jusque dans le sud avec le prosélytisme religieux, alla se noyer dans le pullulement démesuré des forêts de pierre vivantes. L’Inde assimila tout, transforma tout, submergea tout sous la marée montante de sa force qui remuait. Des civilisations grandioses passaient sur elle, semaient ses déserts et ses bois de cadavres de villes. Qu’importe. Ici ni le temps, ni les hommes ne comptent. L’évolution revient à chaque instant sur elle-même. Comme une mer, l’âme hindoue est éternellement mobile entre des rivages arrêtés. À aucun moment on ne peut dire : voici la montée de la race, son apogée, sa chute. Dans le creuset des noyaux fondent, d’autres sont liquides et brûlants et d’autres froids et durs. L’Inde est l’énigme, l’être protée, insaisissable, sans commencements, sans fins, sans lois, sans buts, mêlé à tout, seul pourtant dans son ivresse qui ne peut pas s’épuiser. Ainsi, l’art aristocratique et plus abstrait du Nord, bien qu’on y puisse retrouver les traces des civilisations méditerranéennes, de la Chaldée et de l’Égypte à l’Europe féodale et néo-païenne, reste au fond aussi foncièrement indien que l’art des Dravidiens méridionaux. En montant du Dekkan vers l’Himalaya, la pyramide s’est arrondie. Dans l’Inde moyenne, elle est curviligne, et bien qu’encore rayée comme la peau des tigres, moins surchargée d’ornements et presque sans statues. Dans la vallée du Gange, au contact du dôme persan, l’incurvation s’accuse encore et la voûte, faite de dalles étagées, prend la forme de la coupole ou du kiosque soutenu par des piliers frêles. Hémisphériques, ovoïdes, ventrus, écrasés ou renflés, polygonaux ou circulaires, les dômes nus comme ceux des mosquées ou ciselés comme les pyramides dravidiennes et sommés de turbans, ont l’air d’énormes tubercules gras gonflés de matière spongieuse. C’est là d’ailleurs une forme de tout temps désirée par le sensualisme indien. L’Inde, terre des ruines, a dû voir disparaître tout à fait, mille ans ou davantage avant notre ère, des édifices qui ressemblaient beaucoup à ces forêts de dômes bulbeux, temples ou mausolées, qu’elle bâtit encore de nos jours. Le Ramayana parle souvent de « palais dont les faîtes blancs moutonnent en nuages amoncelés ». Même avant que la domination des Grands Mogols, les empereurs tartares, fût venue, au début des temps modernes, imposer à l’Inde septentrionale l’ordre et la paix, le temple du bassin du Gange avait déjà, malgré sa richesse ornementale, un caractère d’équilibre et d’unité abstraite qu’on ne trouve jamais dans le Sud. Le sensualisme des Indiens qui poussait les sculpteurs méridionaux à entrer dans les montagnes germe dans la conscience du Nord en tragédies, en poèmes, en hymnes de verbe et de pierre. Mais si les murs sont plus nus, les formes plus apaisées et plus assises, les silences plus longs et la courbe des dômes plus abstraitement calculée, l’accueil du temple est plus réservé, l’ivresse mystique moins lourde. Dans le Sud, ce qui parlait, c’est l’âme profonde de l’Inde, une rumeur sauvage montant de toute la durée d’un peuple pour éclater spontanément sur toute son étendue. Ici, la voix des hautes castes domine les chœurs populaires avec d’autant plus d’éclat, de majesté et de puissance, qu’elles ont poussé sur le sol indien comme une végétation naturelle et qu’elles ont su construire la synthèse philosophique la plus grandiose que l’homme ait jamais conçue.
La richesse sensuelle du Sud, épurée par l’esprit métaphysique et rendue plus rare par l’esprit aristocratique se retrouve, dès qu’on a franchi le seuil des sanctuaires, dans le détail de l’ornementation. Les temples djaïns de l’Inde moyenne, dont les piliers ouvragés comme des verreries et la dentelle des arcatures soulèvent dans le ciel des forêts de coupoles blanches, expriment encore, il est vrai, malgré la science trop minutieuse de leurs décorateurs, une foi vivante. Mais dans les monarchies du Nord, la vanité des rajahs a recouvert l’enthousiasme des artistes d’un vêtement si fastueux qu’il perd, avec sa nudité, le meilleur de sa valeur humaine. Il y a des temples gorgés de dieux d’argent et d’or dont les yeux sont des rubis ou des diamants. Dans l’ombre, des gouttes de feu tombent, la robe royale des tigres, les plumages versicolores des forêts tropicales, leurs fleurs, la queue rutilante des paons, incrustent d’émeraudes, d’améthystes, de perles, de topazes et de saphirs l’écorce de métal, d’ivoire ou d’émail qui couvre les piliers et les murs. Art extérieur, gloire et magnificence immobiles, et d’une lumière plus pâle que les statues vivant dans l’obscurité souterraine. L’esprit de l’Inde féodale est plutôt dans les grands châteaux rectangulaires, défendus par de hautes tours, nus, austères, fermés comme des forteresses, cuirassés d’émaux polychromes, ou dans ses palais de marbre blanc sur le silence des eaux.
L’Occident médiéval, l’Occident des châteaux forts et des édifices romans est à coup sûr moins dépaysé dans l’Inde hiérarchique du Nord que dans l’Inde démocratique du Midi. Là, comme ici, l’abstraction descend des classes dominantes pour écraser les classes misérables sous le symbole pétrifié de sa puissance extérieure. Mais l’Occident hellénique, où l’abstraction montait des masses, au contraire, pour exprimer sa puissance intérieure par la voix des héros, l’Occident hellénique, l’Occident gothique aussi, retrouveraient plutôt la trace de leur rêve s’ils marchaient à la suite du torrent des idées qui franchit les montagnes, les marécages, les forêts vierges et la mer pour se répandre jusque dans la presqu’île Indochinoise, jusque dans l’Insulinde, jusqu’à Java qu’il recouvrit de temples gigantesques. Autour de cette mystérieuse race khmer, surtout, qui sema le Cambodge de forteresses, de palais, de temples absorbés peu à peu par la jungle, la nature, malgré l’épaisseur des bois, était moins écrasante peut-être, les taillis certainement moins redoutables, les fruits plus abondants, les fleuves plus poissonneux, la vie plus facile et plus large. De plus, l’esprit métaphysique et moral de la Chine était venu tempérer la trouble et pesante atmosphère de la nature tropicale. Enfin, cinq ou six cents années après la disparition du bouddhisme de l’Hindoustan, vers le Xe siècle de notre ère, peut-être, le peuple khmer, comme le peuple de Java chez qui la sculpture décorative de l’Asie orientale, poussant un de ses rameaux les plus chargés, fleurit du haut en bas les monuments en bas-reliefs mouvants comme des peintures où l’épopée morale du Bouddha se déroulait parmi les bêtes, les forêts embaumées regorgeant de fruits et d’oiseaux, les chœurs, les musiciens, la grâce nonchalante et lascive des femmes qui prient et dansent et peuplent de rêves abondants le sommeil enivré du dieu, le peuple khmer était toujours bouddhiste et témoignait de préoccupations d’équilibre moral et d’harmonie à peu près inconnues aux sculpteurs des grottes d’Ellora et des temples pyramidaux.
L’orgie ornementale, certes, n’alla jamais plus loin. Il le faut bien, car la forêt est encore plus touffue, plus fleurie, plus peuplée, l’humidité plus chaude et la fièvre plus enivrante. Mais l’ornement obéit à un rythme d’un splendide balancement. Les entrelacs de fleurs, de fruits, de lianes, de palmes et de plantes grasses qui rampent du haut en bas des murs, le long des montants et sur les frontons des portes et jusqu’au sommet des hautes tiares aux quatre faces de Brahma qui remplacent ici la coupole indo-persane ou la pyramide dravidienne, épousent à tel point la ligne de l’architecture qu’elles la rendent plus légère et semblent la soulever toute comme en un réseau aérien de feuilles, de tiges enroulées, de frondaisons suspendues, une pluie silencieuse et tourbillonnante de corolles et de parfums.
Le sculpteur khmer donne une forme à tout ce qui n’atteint d’habitude notre sensibilité centrale que par ce que nous entendons et ce que nous goûtons et ce que nous sentons. Il sculpte les murmures et les lueurs et les odeurs de la forêt, le bruit cadencé des troupes en marche, le roucoulement profond des oiseaux qui cherchent l’amour, le râle rauque et sourd des fauves rôdant au travers des fourrés, le fluide invisible qui court dans les nerfs des femmes qui dansent quand la musique ronfle et quand monte la volupté. Le cœur secret du monde bat en tumulte et régulièrement dans les foules qui passent sous d’impénétrables rameaux, qu’elles chantent toutes ensemble ou se préparent au massacre, à la fête, à la mort, à la justice, à la construction des palais. Et, dans cet ordre intérieur qui donne à ces symphonies sculpturales tant de force rythmique, tout cependant s’interpénètre sans arrêt. La transmigration des penseurs de l’Inde frémit à même le rocher. Des formes animales, des formes végétales passent les unes dans les autres, des lianes germent en figures, des reptiles, des pieds, des mains fleurissent en fleurs de lotus. Mais qu’importe ! L’univers luxuriant est bon, puisque le visage divin de celui qui console apparaît derrière chaque feuille, puisqu’il aima jusqu’aux serpents. Les héros, les éléphants, les tigres gardiens du temple ou qui bordent les avenues, les immenses cobras aux sept têtes écartelées qui encadrent les frontons ou rampent le long des balustrades, ont malgré leurs massues, leurs griffes, leurs dents, un visage d’indulgence et un sourire d’accueil. Bouddha est tout amour. Les forces de la terre l’ont pénétré pour s’épanouir en humanité dans son être. Ainsi des arbres noirs pleins de sucs vénéneux, pleins d’épines, et parcourus, des racines aux feuilles, de bêtes distillant la mort, portent, à leur plus haute branche, une fleur.
L’histoire de Çakia-mouni, de sa naissance à son sommeil nirvânique, fleurit les murs des sanctuaires. Le sculpteur khmer s’est attendri sur l’homme-dieu d’Orient, comme vers le même temps, l’artisan gothique s’attendrissait à raconter la naissance et la passion de l’homme-dieu d’Occident. Partout de bons sourires, partout des bras ouverts, des têtes inclinées sur des épaules amies, des mains jointes avec douceur, des élans ingénus d’abandon et de confiance. L’homme est partout à la recherche de l’homme. L’esprit du mal, Ravana aux cent mains d’où naissent des plantes et des herbes, aux pieds marchant sur des bois peuplés d’animaux, l’esprit du mal peut accourir, les innombrables figures des hommes peuvent se débattre sous des avalanches de fleurs ainsi que l’esprit assiégé par les séductions de la terre. Qu’importe ! Sur des fonds d’arbres épais, des armées marchent. Rama s’avance au travers des forêts. L’homme finira bien par conquérir, ne fût-ce qu’une seule minute, l’accord entre sa vie sociale et ses instincts les plus tyranniques. Ni bestialité, ni ascétisme. Non seulement les héros de la volonté sont entourés de fleurs amies et n’ont qu’à étendre la main pour cueillir les fruits aux branches inclinées sur leur passage, mais même des guirlandes de bayadères nues les attendent à l’extrémité du chemin, toutes différentes, toutes pareilles, dansantes et presque immobiles et qui scandent au rythme deviné de la musique, les saccades intérieures de l’onde qui les parcourt. Pour la seconde fois depuis l’origine des hommes, l’effort intellectuel et la joie des sens semblent s’accorder une heure. Furtif sans doute, et plus sommaire, mais aussi plus plein, plus musical, plus empâté de matière, surchargé et mouvant sur des fonds d’arbres et de fleurs, le modelé des Grecs paraît s’ébaucher çà et là.
Ainsi, éternellement balancée entre son héroïsme et sa sensualité, passant à tout instant et sans transition de l’extrême amour moral à l’extrême ivresse matérielle et de la plus haute aristocratie de culture aux satisfactions d’instinct les plus impulsives, l’âme indienne erre à travers les forêts vivantes des sentiments et des systèmes, à la recherche de la loi. Dans son ensemble, et malgré des oasis d’espoir et de fraîcheur sentimentale, elle est pessimiste et cruelle. Non pas que les hommes de l’Inde aient plus que les autres le besoin d’infliger la douleur ou de donner la mort. Ils sont du vrai limon humain, pétris de faiblesse, cuirassés de fer et d’or, emportés tour à tour vers l’amour ou le meurtre selon que les souffles qu’ils respirent leur apportent l’odeur des arbres, des océans ou des déserts. Dans tous les cas, là comme ailleurs, l’énergie la plus élevée et la matière la plus brute s’épousent à tout instant. On dirait que les manifestations de l’instinct rué de toute sa puissance dans l’immensité de la vie, suscitent infailliblement, chez les natures supérieures, les plus hauts sentiments de l’âme. Si les sages indiens s’élèvent au-dessus du bien et du mal pour conquérir l’indifférence après avoir beaucoup souffert, c’est parce que la foule indienne se plongeait dans l’ivresse ou l’horreur de vivre sans savoir le bien ni le mal.
L’équilibre, pour eux, ne pouvant se réaliser que par éclairs dans la vie sociale moyenne, ils le cherchèrent en dehors des conditions de la vie sociale moyenne, au sein d’une harmonie démesurée où la vie et la mort, dans l’ignorance des origines et des fins, mêlent leurs puissances égales et ne connaissent pas d’autres limites qu’elles-mêmes. Que la vie donc s’épuise à vivre jusqu’à la mort ! Que la mort, dans sa pourriture, fasse fleurir et refleurir la vie ! Pourquoi tenter de faire entrer dans l’harmonie de la conscience les énergies de la nature ? Disciplinées une minute, les énergies de la nature reprendront le dessus et de nouveau rouleront les volontés et les espoirs de l’homme dans l’enivrement confus de leur jeunesse reconquise.
L’Inde, c’est nous encore. Si le pessimisme grandiose qui donne à sa langue plastique tant d’ivresse nous ouvre des régions de nous-mêmes que nous n’avions pas explorées, il nous domine dès l’abord, parce que le rythme de cette langue l’apparente secrètement à toutes celles qui expriment l’optimisme occidental. En Chine, au contraire, nous ne comprenons plus. Bien qu’enfermant le tiers des hommes, ce pays est le plus lointain, le plus isolé de tous. Il s’agit là d’une méthode qui nous échappe presque absolument, d’un point de départ qui n’est pas le nôtre, d’un but qui ne ressemble pas au nôtre, d’un mouvement vital qui n’a ni la même allure ni le même sens que le nôtre. Réaliser l’unité de l’esprit, c’est à cela, sans doute, que le Chinois tend comme nous. Mais il ne cherche pas cette unité sur les routes où nous la cherchons.
La Chine n’est pourtant pas restée aussi fermée qu’on l’a dit. Elle s’est incessamment mêlée à l’aryanisme, au point de produire, en Indochine et au Thibet par exemple, des civilisations mixtes où elle laissa les fleuves d’amour qui s’épanchaient de l’âme indoue pénétrer d’un peu d’ardeur inquiète et de désirs inconnus son âme sérieuse, positive, bonhomme et rechignée. Elle a connu les mondes les plus éloignés d’elle, les plus anciens. Rome, il y a deux mille ans, trafiquait avec elle, la Chaldée, vingt siècles avant Rome, lui enseignait l’astronomie. Plus près de nous, l’Islam l’a touchée au point d’amener à son dieu vingt ou trente millions de Chinois. Au XVIe siècle, après la conquête mongole, Pékin était peut-être la ville la plus cosmopolite, la plus ouverte du globe. Les Portugais, les Vénitiens y envoyaient leurs marchands et la cour impériale faisait venir des Indes, de la Perse, de l’Europe occidentale même, des artistes et des savants.
Pourtant, aussi loin qu’on regarde dans le passé de la Chine, elle semble n’avoir pas bougé. Sa vie mythique prend fin, peut-être, vers le siècle de Périclès, son apogée de puissance vitale oscille entre le Ve et le XVe siècle de notre ère, son déclin commence à l’heure où l’Occident va façonner l’histoire. Mais il faut y regarder de près pour distinguer l’une de l’autre ces phases de son action. Les témoignages matériels qui nous parviennent de son époque légendaire ne diffèrent pas très sensiblement de ceux qu’elle fournit de nos jours mêmes et son plus vigoureux effort ne paraît coïncider avec le Moyen Âge occidental que pour mieux démontrer, par les passages insensibles qui l’attachent à son passé et à son présent, qu’elle n’est jamais sortie de son propre Moyen Âge et que nous ignorons quand elle y est entrée. En réalité, c’est le monde intérieur des Chinois qui ne s’est jamais ouvert pour nous. Nous avons beau sentir chez eux une civilisation sociale plus parfaite que la nôtre, nous avons beau admirer en eux les résultats d’un effort moral qui fut aussi grand que le nôtre. Nous ne les comprenons pas toujours mieux que les fourmis ou les abeilles. C’est le même mystère, très effrayant, presque sacré. Pourquoi sommes-nous ainsi faits que nous ne puissions concevoir que notre propre mode d’association et notre seul mécanisme de raisonnement ? Que le Chinois nous soit supérieur, qu’il nous soit inférieur, c’est ce qu’il est impossible de dire et le problème, ainsi posé, n’a pas de sens. Il a suivi une évolution que nous n’avons pas suivie, il constitue un deuxième rameau de l’arbre humain qui s’est écarté du premier sans que nous puissions savoir si leurs branches se rejoindront.
Le monde indo-européen, de tout son instinct, se dirige vers l’avenir. Le monde chinois, de toute sa conscience, se tourne vers le passé. Là est l’abîme, peut-être infranchissable. Là est tout le secret de la puissance d’expansion de l’Occident, de l’hermétisme de la Chine, de l’étrange impersonnalité de son langage figuré. Prise en bloc, elle ne manifeste aucun changement dans le temps, aucun mouvement dans l’espace. On dirait qu’elle exprime un peuple de vieillards, ossifiés depuis l’enfance. Ce n’est jamais à lui, c’est à son père, à son grand-père, et par delà son père et son grand-père, au peuple immense des cadavres qui le gouverne du fond des siècles, que le Chinois demande non pas la loi, mais la recette de son adaptation au milieu d’ailleurs peu mobile que la nature lui a fait.
Au premier abord, c’est l’Égypte, son immobilité géologique et agricole, son art impersonnel, collectif, hermétique, abstrait. Mais l’Égypte est inquiète, elle ne peut étouffer la flamme qui s’épanche malgré elle du centre de la matière qu’elle travaille avec amour. Un invincible idéalisme la pousse vers un avenir qu’elle ne voudrait pas voir. Le Chinois, sous l’action du dehors, a évolué lui aussi, sans doute, mais autour du même point fixe. Il est resté pratique et replié sur lui, étroitement réaliste, dépourvu d’imagination et au fond sans désirs. Alors que le peuple égyptien souffre de la domination du prêtre et cherche à l’oublier en explorant la vie en profondeur, le Chinois accepte sans révolte la tyrannie d’ailleurs benoîte du mandarin, parce qu’elle ne gêne en rien la satisfaction vieillotte de ses goûts. Du moins ne connaissons-nous rien des évolutions immémoriales qui durent le conduire à cet état d’esprit. Confucius, une fois pour toutes, a réglé la morale, elle est restée figée en formules très accessibles et se maintient dans l’ornière traditionnelle par le respect indiscuté, dogmatisé, ritualisé, aveugle que l’on doit à ses parents, aux parents de ses parents, aux parents morts de ses ancêtres. Le mouvement ascensionnel qui caractérise pour nous la vie et nous empêche de l’arrêter dans une formule définie s’est cristallisé chez lui en une forme qui n’est peut-être pas toujours semblable à elle-même mais par qui l’on peut remonter au même principe et que le même principe détermine jusqu’en ses plus minces détails. Le Chinois s’en contente, il s’y complaît, il n’a nul besoin d’en rechercher d’autres. Au fond, s’il reste immobile, c’est qu’il a trop de vertus natives et que son imagination s’atrophie à ne jamais avoir à réagir et à lutter. Il accueillera sans difficulté les enseignements moraux du bouddhisme, plus tard de l’islamisme, parce qu’ils sont à peu près d’accord avec l’essentiel de ceux que lui apporta Confucius jusqu’au nirvânisme de l’un et au fatalisme de l’autre qui lui permettront d’endormir dans l’indifférence les velléités de révolte qu’il pourrait avoir.
Aussi loin que nous puissions remonter dans l’extrême enfance de la Chine, elle est déjà solidifiée dans quelques abstractions métaphysiques et quelques entités morales d’où découleront désormais toutes ses formes d’expression. L’Aryen va du concret à l’abstrait, le Chinois de l’abstrait au concret. Chez l’Aryen, l’idée générale est le fleurissement de l’observation objective et l’abstraction toujours en devenir. Chez le Chinois, l’idée générale semble antérieure à l’étude objective du monde et les progrès de l’abstraction se sont arrêtés net dès qu’une loi morale suffisante à maintenir le lien social est apparue au philosophe. En Occident, le symbole sort de la vie pour s’en dégager peu à peu par voie de généralisations progressives qui s’élargissent sans arrêt ou repartent sur d’autres bases. En Chine, le symbole gouverne la vie et l’enferme de toutes parts.
La réalité toujours devenante que désire l’Occidental, la conquête idéaliste qui le tente, la tentative d’ascension de l’homme vers l’harmonie, l’intelligence et la moralité, le Chinois ne semble pas les soupçonner. Il a trouvé, du moins il croit avoir trouvé, son mode de sociabilité. Pourquoi changerait-il ? Quand nous dénonçons son absence d’idéalisme, peut-être ne faisons-nous que constater que son vieil idéal a depuis longtemps réalisé ses promesses et qu’il jouit du privilège unique de se maintenir dans la citadelle morale dont il a su s’emparer alors que tout s’écoule, se décompose et se reforme autour de lui. Quoi qu’il en soit, on ne le verra jamais aborder la forme avec le désir de lui faire exprimer, comme l’art antique et l’art renaissant tout entiers, l’effort d’adaptation intellectuelle et sensuelle de l’être humain à la nature qui l’entoure, mais toujours avec la volonté de tirer d’elle un symbole tangible de son adaptation morale. Il visera toujours à l’expression morale, et cela sans demander au monde de lui fournir d’autres éléments que ceux qu’il sait bien y trouver d’avance, sans demander aux gestes qui le traduisent de nouvelles révélations. La morale sera cristallisée dans une attitude préméditée, comme elle est cristallisée dans les sentences qui le guident. Il n’aura plus qu’à feuilleter la nature ainsi qu’un dictionnaire de physionomies et de formes propres à fixer les enseignements des sages par leurs combinaisons. L’émoi sensuel ne l’atteint plus que par surprise, quand il étudie de trop près les éléments de la transposition plastique, et sa science de la forme, dégagée de toute attache matérielle, ne lui sert plus qu’à définir des abstractions. L’art immobile démontre des vérités acquises au lieu de constater des intuitions nouvelles.
En somme, le Chinois n’étudie pas la matière du monde pour lui demander de l’instruire. Il l’étudie quand il lui devient nécessaire d’objectiver ses croyances pour y attacher plus fermement les hommes qui les partagent. Il est vrai qu’il apporte à cette étude d’incomparables dons de patience, de ténacité et de lenteur. Les tâtonnements anciens des premiers artistes chinois nous échappent… On dirait que, pendant dix ou vingt siècles, ils ont étudié en secret les lois de la forme avant de demander à la forme d’exprimer les lois de l’esprit.
En Chine, l’expression plastique est une sorte de graphisme conventionnel analogue à l’écriture. Les premiers peintres chinois, les moines bouddhistes qui, au cours des mêmes siècles où les moines chrétiens recueillaient les débris de l’esprit antique, cultivèrent dans leurs couvents la seule fleur de haut idéalisme qui fleurit pendant trente siècles sur cette terre immuable, les premiers peintres chinois étaient aussi des écrivains. Il n’y avait pas d’autres peintres que les poètes qui peignaient et écrivaient avec le même pinceau et commentaient l’un par l’autre le poème et l’image interminablement. Les signes idéographiques qu’il fallait une vie pour apprendre et qui revêtaient une sorte de beauté spirituelle que les artistes saisissaient dans la ténuité, l’épaisseur ou la complexité des arabesques noires dont ils couvraient le papier blanc, les entraînèrent peu à peu à manier le pinceau trempé d’encre de Chine avec une prodigieuse aisance. Quand la poésie, née du même courant sentimental que la peinture, eut senti la fraîcheur et le calme du monde autour des monastères isolés dans les hauts vallons, les peintres qui la commentaient jetèrent sur lui le premier regard innocent que la philosophie traditionnelle ait permis aux artistes chinois. Le paysage, cet instrument de libération et de conquête, leur apparut tout à coup. Et l’âme bouddhique trouva en eux à ce moment-là son expression la plus sereine[4].
Jamais les peintres chinois, malgré leur forme brève, n’allèrent aussi loin que leurs élèves, les artistes du Nippon, dans la stylisation schématisée de la nature. Il ne s’agissait pas de décorer des maisons ou des temples. Ils illustraient des poèmes pour eux, dans ce sentiment à la fois profondément doux et profondément égoïste de l’anachorète arrivé à l’apaisement passionnel. L’agitation des villes ne les atteignait pas. Les images qu’ils traçaient sur la soie avec une minutie sans lassitude ou faisaient naître lentement des taches d’encre qu’écrasait leur pinceau sur le papier de riz, n’exprimaient pas souvent autre chose que la paix intérieure du philosophe feuilletant les écrits des sages au milieu des arbres indulgents ou sur le bord des eaux pures. Ils n’entendaient pas d’autres bruits que celui des torrents dans la montagne ou le bêlement des troupeaux. Ils aimaient les heures indécises, la lueur des nuits lunaires, l’hésitation des saisons moyennes, les brumes qui montent à l’aube des rizières inondées[5]. Ils s’étaient fait une fraîcheur d’âme pareille à celle du matin dont les oiseaux s’enivrent.
Il est à peu près impossible de considérer la peinture chinoise selon cette courbe harmonieuse qui assure à presque toutes les Écoles l’apparence d’une concentration synthétique de tous les éléments de l’œuvre à ses débuts, plus tard de leur épanouissement progressif dans une expression équilibrée, plus tard encore de leur désordre et de leur dispersion.
Suivant le lieu, suivant les circonstances, l’aspect d’un siècle changera. L’hiératisme bouddhique, par exemple, n’apparaîtra pas ici. Et là, il se prolongera jusqu’au seuil du monde moderne ; isolé dans quelque région éloignée des centres de vie, ou bien retranché du monde environnant qui vit et bouge, au fond de quelque cloître bien fermé. Il faut parfois deux cents ans pour qu’une province s’anime et obéisse aux sentiments d’une autre qui déjà les a oubliés. Chez les Thibétains c’est constant, mais c’est aussi plus explicable. La Corée, par exemple, retarde toujours sur la Chine, alors que le Japon, qui brûle les étapes, est capable d’imiter à sa guise une forme disparue de Chine depuis dix siècles ou naissante à peine aujourd’hui. Le Thibet s’imprègne de l’Inde, le Turkestan de la Perse, l’Indochine du Cambodge et du Laos. En Chine même c’est pareil, suivant la dynastie, l’école, la région, la religion. Seul, comme partout, presque immuable dans l’espace et la durée, l’art bouddhique, évidemment plus affaibli à mesure que la foi baisse, reste distinct de tout ce qui n’est pas lui-même, distinct et distant, langage symbolique de l’infini et de l’universel, lumière spirituelle concentrée dans une forme humaine assise, et ruisselant de toutes ses surfaces inépuisablement.
Si l’on considère la peinture chinoise en masse et dans son ensemble et sans tenir compte des tentatives locales d’émancipation, des survivances artificielles de soumission, de la confusion générale de son développement, on peut dire que quinze siècles s’écoulèrent, peut-être, avant que l’égoïsme chinois consentît à s’arracher à la vie contemplative pour descendre vers le torrent où le martin-pêcheur guette sa proie, ou s’approcher furtivement de la branche sur laquelle le rossignol, gelé par l’aube, roule son dernier sanglot en ébouriffant ses plumes, ou observer le merle noir qui sautille sur la neige. Ce n’est guère que sous les Mings, au XIVe, au XVe siècle, que les peintres chinois regardèrent de plus près les oiseaux, les poissons, les fleurs, comme s’ils voulaient léguer au Japon qui leur demandait de l’instruire, l’incomparable science dont les avaient armés deux ou trois mille ans d’observation pratique et immédiatement intéressée. Avec une facilité déconcertante, ils dédaignèrent à ce moment-là le langage conventionnel qui avait fait la gloire de leur art, la liberté disciplinée qui leur permettait d’exprimer les abstractions sentimentales à condition de respecter et d’exalter les seules lois de l’harmonie.
Hors des oiseaux, des poissons, des fleurs, des choses qu’il faut tenir entre les doigts pour les décrire, hors des portraits directs, purs et nets, dont la pénétration candide étonne, hors des paravents brodés et des peintures décoratives qui tremblent de battements d’ailes, la grande peinture chinoise nous envahit à la façon des ondes musicales. Elle éveille des sensations intimes et vagues, d’une profondeur sans limites, mais impossibles à situer, qui passent les unes dans les autres et s’enflent de proche en proche pour nous conquérir entièrement sans nous permettre d’en saisir l’origine et la fin. Les formes chinoises peintes n’ont pas l’air d’être encore sorties du limon primitif. Ou bien encore on les dirait apparues à travers une couche d’eau si limpide, si calme qu’elle ne troublerait pas leurs tons depuis mille ans saisis et immobilisés sous elle. Pollen des fleurs, nuances indécises de la gorge des oiseaux, couleurs subtiles qui montent, avec leur maturité même, de la profondeur des fruits, les soies peintes de la Chine n’ont rien à voir avec l’objet. Ce sont des états d’âme en présence du monde, et l’objet n’est qu’un signe, d’ailleurs profondément aimé, qui suggère cet état d’âme suivant la façon dont il se comporte et se combine avec les autres objets. La transposition est complète, et constante. Et elle leur permet de peindre ou plutôt d’évoquer des choses jamais vues, – des fonds sous-marins par exemple, – avec une poésie si profonde qu’elle crée la réalité. Ainsi, sur une toile de la grandeur d’une serviette où, dans le brouillard du matin, un héron lisse ses plumes, l’espace immense est suggéré. L’espace est le complice perpétuel de l’artiste chinois. Il se condense autour de ses peintures avec tant de lenteur subtile qu’elles semblent émaner de lui. Ils peignent leurs noirs et leurs rouges avec une douceur puissante, et comme s’ils les dégageaient peu à peu de la patine d’ambre sombre qu’ils paraissent avoir prévue et calculée. Des enfants jouent, des femmes passent, des sages et des dieux devisent, mais ce n’est jamais cela qu’on voit. On entend des mélodies paisibles qui tombent sur le cœur en nappes de sérénité.
La sérénité, par malheur, s’use aussi vite que l’enthousiasme, car elle est comme lui l’effort. À mesure qu’ils s’éloignaient des sources, les artistes chinois en arrivaient, pour se créer l’état mental qu’avaient prescrit les sages, à demander au vin l’enthousiasme artificiel d’où naissait, suivant la dose absorbée et l’orientation de l’esprit, la fougue, la joie, l’ironie, la sérénité elle-même. À force d’être maîtres d’eux, ils écrasaient en eux la vie. De siècle en siècle, avec la lenteur étrange qui caractérise leur action, la peinture des Chinois, prise à son service par la cour impériale dès qu’elle sortit des couvents, suivit l’évolution de leurs autres langages avec un entêtement d’autant plus dangereux pour elle qu’elle doit rester, si elle veut vivre, le plus individuel de tous. Elle se développa dans une atmosphère à peu près irrespirable de formules, de règles et de canons dont on remplit vingt mille ouvrages, codes, histoires, listes de praticiens et nomenclatures de tableaux, recueils techniques qui transformèrent l’art de peindre en une sorte de science exacte et firent naître des milliers d’imitateurs et de plagiaires d’une incroyable habileté. Elle retourna vers ses origines graphiques en créant d’énormes volumes de modèles où l’on pouvait trouver des formes dessinées dans tous leurs détails et sous tous leurs aspects, et qui ne laissaient plus au peintre qu’un travail de groupement. Le vice capital de l’écriture chinoise qui arrête le développement de l’esprit en enrayant l’échange des idées et précipite l’abstraction vers la sophistique puérile réapparaissait dans l’expression dernière de l’art qu’elle avait doté de son premier outil technique. Ainsi le monde objectif trop oublié se venge. L’ivresse de l’esprit débarrassé de toute entrave est interdite à l’homme qui n’a plus le droit de chercher des formes d’équilibre différentes de celles que l’ancêtre réalisa pour son repos.
C’est à la fois l’ancre où se tient l’âme chinoise, et son écueil. Son architecture de luxe, les pagodes, les palais, le révèle en pleine clarté. Tout y est préconçu, artificiel et fait pour la démonstration d’un certain nombre de règles immémoriales de métaphysique et de bon sens. La faïence et l’émail des toits, les bleus, les verts, les jaunes miroitant au soleil sous le voile toujours suspendu de la poussière, sont surtout là pour la joie de l’œil, bien que chacun d’eux symbolise un phénomène météorologique ou les bois, les labours, les eaux, un pan de la robe terrestre. Et si tout est bleu dans les temples du ciel, tout rouge dans les temples du soleil, tout jaune dans les temples de la terre, tout blanc-bleuté dans les temples de la lune, c’est afin d’établir entre les harmonies sensuelles et les harmonies naturelles une solidarité intime et continue, où la sérénité du cœur se fixe, s’immobilise et se démontre à elle-même sa certitude et sa nécessité. Mais, au-dessous du grand besoin d’unité et de calme, le fétichisme et la magie affirment patiemment leurs droits. L’orientation de l’édifice, le nombre toujours impair des toits superposés et relevés aux angles, souvenir des tentes mongoles, les clochettes grelottant à la moindre brise, les monstres de terre cuite sur les corniches ajourées, les maximes morales peintes partout, les découpures de bois doré, tout cet ensemble en buissons d’épines, ces crêtes, ces arêtes, ces formes hérissées et griffues, tout répond au souci constant d’attirer ou d’écarter de soi-même et des maisons voisines les génies du vent et de l’eau. Ainsi pour les grands parcs artificiels où tous les accidents du sol, montagnes, rochers, ruisseaux, cascades, bois et taillis sont imités jusqu’à la manie, comme si les Chinois, qui ne changent jamais, hors des villes, l’aspect primitif de la terre natale, témoignaient le respect qu’elle leur inspire en la torturant jusqu’à la réduire à la mesure du luxe humain.
C’est un peuple plus soumis que religieux, plus respectueux qu’enthousiaste. Non qu’il manque de dieux, non qu’il ne les croie pas réels. Ceux qui se disent les disciples du profond Lao-Tseu, les taoïstes, ont introduit chez les Chinois autant de divinités, peut-être, qu’il en naît et meurt chaque jour sur la terre indienne. Mais toutes ces croyances qui ne se traduisent, d’ailleurs, que par des pratiques de superstition populaire, se brouillent, se pénètrent, coexistent même presque toujours chez le même individu. Au fond qu’il soit bouddhiste, taoïste, musulman ou chrétien, le Chinois croit ce qu’on lui a conseillé de croire sans éprouver le grand besoin mystique d’accroître, de modifier ou d’imposer sa foi. Ses dieux, ce sont des abstractions très positives, la longévité, la richesse, la sensualité, la littérature, la charité, ce sont des démons, des génies protecteurs ou hostiles, les esprits de la terre, du ciel, de la mer, des étoiles, des montagnes, des villes, des villages, des vents, des nuages, des eaux courantes, ce sont encore des savants et des lettrés héroïsés. Mais ils n’ont pas d’autre importance. Si le Chinois reste très sage, s’il observe le respect filial, obéit aux ancêtres, à l’Empereur, aux mandarins qui le représentent, s’il prend bien garde d’orienter sa maison de manière à ne pas gêner les esprits et à préserver leurs demeures aquatiques, aériennes ou souterraines, – ce qui révèle en lui l’hygiéniste, le météorologiste et l’agriculteur – il ne doute pas que ces esprits le regardent avec bienveillance. Nulle inquiétude qui le laboure en profondeur. En éteignant le désir on éteint le remords, mais on éteint aussi le rêve.
Ce qui s’accroît, à cette longue habitude de discipline et d’obéissance morale, c’est la patience. Le Chinois a scruté si longuement les formes avant de se permettre d’imprimer dans la matière le symbole de ses abstractions, que toutes sont définies dans sa mémoire par leurs caractères essentiels. Pour parvenir jusqu’à la loi, nous écartons sans hésiter, quand l’éclair de l’intuition nous illumine, tous les accidents qui la dissimulent. Le Chinois les rassemble, au contraire, les catalogue et les utilise afin de démontrer la loi. Ses audaces ne peuvent choquer que ceux qui ne connaissent pas sa science. Puisque l’abstraction est arrêtée, on pourra, pour la rendre plus évidente, plier, dévier, torturer la forme en tous sens, creuser le visage de rides qui entameront le squelette, armer la bouche de cent dents et les épaules de dix bras, sommer la tête d’un crâne monstrueux, faire grimacer la figure, s’exorbiter ou s’excaver les yeux, accentuer le rire ou les pleurs jusqu’aux rictus les plus improbables, étager les mamelles croulantes sur le lard des ventres assis, tordre les reins, tordre les bras, tordre les jambes, nouer les doigts en ceps de vignes. On pourra faire ramper sur les corniches, s’écarteler sur les étendards de soie jaune ou dresser au seuil des palais toute une armée de dragons héraldiques, de phénix, de licornes, de chimères tortueuses, qui ne représentent peut-être qu’un souvenir lointain, transmis par les vieilles légendes, des derniers monstres primitifs égarés parmi les premiers hommes. C’est cet esprit qui pousse les lettrés à obéir aux rites jusqu’à ne plus avoir que des gestes étudiés, les historiens à déformer l’histoire pour la faire entrer dans les cadres de leurs systèmes, les jardiniers à torturer les arbres, à fabriquer des fleurs, les pères à broyer les pieds de leurs filles, les bourreaux à dépecer les hommes. La morale traditionnelle écrasera la vie plutôt que d’adopter son libre mouvement. Mais aussi, quand la vie est d’accord avec la morale, quand l’émotion et la volonté se rencontrent, quand les entités de bonté, de douceur, de justice habitent naturellement l’esprit de l’artiste, quelle bonté, quelle douceur, quelle justice dans les visages et les gestes des dieux ! Pour combattre et faire oublier la sérénité des grands bouddhas de bois doré, assis sur leur lit de lotus, les mains ouvertes, la face illuminée de paix et rayonnant dans l’ombre du sanctuaire de l’absolu qui les pénètre, l’art taoïste ramasse dans la vie tout ce qu’il peut y trouver d’expressions engageantes, le sourire divin et la danse des femmes, la bonté narquoise des sages, l’enfantine joie des élus, l’allégresse indicible où nage la trinité du bonheur. Une étrange douceur émane de tous ces bibelots de bois et d’ivoire, de jade et de bronze qui peuplent les pagodes et encombrent les éventaires à enseignes de papier peint le long des rues grouillantes où s’entasse l’ordure humaine. Vraiment, le philosophe a tout à fait éteint, au cœur de ce peuple philosophe, l’inquiétude qui torture mais fait si souvent monter plus haut : Qu’importe. Là où il est, il a la force de celui qui sait peu, mais est certain de ce qu’il sait. Cette paix, sans doute, est un peu béate, cette absence de soucis, cette absence de rêves a peut-être à la longue quelque chose d’irritant et même de malsain. Mais on y lit une telle certitude d’honnêteté qu’on se sent attaché aux hommes qui ont donné de leur vie morale cette expression si singulière, par le fonds même de la nature humaine où la lutte incessante a pour origine l’aspiration vers le mieux. L’étrange, c’est que la beauté soit pour nous dans cette lutte même et que le Chinois la rencontre dans la victoire ancienne que ses aïeux ont remportée pour lui. Il dit son enthousiasme sans lyrisme et têtu pour ceux qui lui donnèrent à jamais le repos de la conscience. Et c’est le poids de ce repos que nous éprouvons dans son art.
Car c’est là le mystère de cette âme très complexe en surface, mais infiniment simple au fond. Une science si sûre de la forme qu’elle peut la faire grimacer logiquement jusqu’à l’impossible, mais qu’elle peut aussi, quand elle s’illumine d’un éclair d’émotion ou se trouve en présence de la nécessité de construire une œuvre durable et immédiatement utile, atteindre à l’essentielle et profonde beauté. Il ne faut pas croire que leurs parcs artificiels manquent de fraîcheur et de silence et que les fleurs étranges qu’ils y cultivent ne rassemblent pas, dans le torrent de leurs symphonies triomphales, tout l’Orient, des récifs de corail aux rivières de perle, des somptueuses soies brochées qui déploient le rouge ou le bleu des dragons héraldiques sur le jaune impérial éclaboussé de fleurs aux émaux chatoyants et troubles, des couchers et des levers d’astres dans les nuées de poudre à la limpidité des ciels balayés par les eaux. Il ne faut pas croire surtout que leur architecture, bien que ses spécimens les plus anciens, grâce à la fragilité des matériaux, ne soient pas très antérieurs au Xe siècle, manque de science et de solidité. Pour garantir les édifices des chaleurs et des pluies, ils savent faire pencher et déborder les toits qu’ils soutiennent par des combinaisons de charpentes démontables puissantes et légères comme des créations naturelles. Ils savent surtout, comme les Romains, et avec tous les vieux peuples de l’énorme continent massif où alternent les grands sommets, les grands déserts, les grandes forêts, les grands fleuves, donner à leurs édifices utilitaires, ponts, portes triomphales, arches géantes, remparts crénelés, murailles immenses fermant les plaines et gravissant les montagnes, cette allure aérienne ou lourde, mais toujours grandiose et ferme comme le piédestal où poser notre certitude d’avoir accompli tout notre effort. Comme les vieux sculpteurs de la vallée du Nil, ils ont animé le désert d’avenues de colosses, d’un modelé si vaste et si sommaire qu’ils paraissent être présents de toute éternité au milieu des solitudes et résumer en leur structure ramassée les ondulations des sables jusqu’aux contreforts des monts et la sphéricité du ciel sur le cercle des plaines.
Si la Chine n’avait pas fait la tentative étrange de tailler sur les parois du temple de Hiao-tang chan, vers l’époque où Marc-Aurèle lui envoyait des ambassades, les silhouettes plates qui ressemblent à des ombres sur un mur, si d’autre part on ne commençait à connaître quelques figures archaïques qui remontent au commencement de notre ère au moins, on pourrait croire, et on a cru longtemps, qu’elle ne sculpta pas une pierre avant que les conquérants des provinces du Nord lui aient apporté, au Ve siècle, la contagion morale de la religion du Bouddha. Ici, comme aux Indes, le flot qui montait des cœurs pleins d’espérance, creusa les montagnes et submergea les rochers. Quand il se retira, des figures colossales, de purs visages aux yeux baissés, des géants assis, les deux mains croisées et ouvertes, des processions puissantes sur qui l’on secouait des palmes et des éventails, dix mille dieux souriants, silencieux et doux habitaient dans les ténèbres. Les falaises, du haut en bas, étaient sculptées, toutes les fentes du roc avaient des parois vivantes, le rayonnement de l’esprit tombait des piliers et des voûtes attaqués au hasard des saillies et des creux. Cent sculpteurs travaillaient dans l’ombre à modeler brièvement la même statue gigantesque, et telle était l’unité et la puissance de l’énergie créatrice qui les animait, que le monstre divin semblait sortir de deux mains, d’une intelligence, être comme un long cri d’amour qu’une seule poitrine prolongeait à travers les temps. Et c’est peut-être là que la sculpture bouddhique atteignit l’expression suprême d’une science de la lumière qui ne ressemble à rien de ce qu’on trouve même chez les plus grands sculpteurs. La lumière ne paraît pas se confondre, comme en Égypte par exemple, avec les plans de la statue pour en subtiliser les passages et les profils. On dirait qu’elle flotte autour d’elle. La forme semble nager, onduler sous la lumière, comme une vague qui passe sans commencement et sans fin. Mais ceci est spécifiquement bouddhique, commun à cette École des conquérants du Nord, aux statuaires des Indes et de la Corée, du Japon et du Cambodge, du Thibet et de Java. Commun à toute cette étrange statuaire internationale bouddhique, où l’influence grecque est toujours manifeste dans la pureté nerveuse des profils occidentalisés, l’harmonie des proportions, l’objectivisme résumé et idéalisé par l’intelligence. La Chine proprement dite ne participa guère à l’acte de foi qu’affirmait sur son territoire l’envahisseur venu des plateaux de l’Asie centrale. Elle ne consentit sans doute que pour une heure à s’abandonner à l’illusion suprême des paradis promis. Le peuple le plus réfléchi, mais peut-être à cause de cela, le moins idéaliste de l’histoire, n’avait cédé qu’à contre-cœur à l’entraînement général qui donna à toute l’Asie orientale cet art impersonnel, secret, et d’une spiritualité si pure dont il lui fallut dix siècles pour se dégager tout à fait.
À dire vrai, c’est sur la Chine que la vague bouddhiste s’attarda le moins longtemps. La Chine reprit très vite ses habitudes de méditation positive à qui ce bref élan d’amour allait donner encore plus de profondeur et de poids, comme il arrive au lendemain d’une passion douloureuse et trop clairvoyante. Elle se tourna de nouveau vers la mort, et comme ceux qui avaient creusé sous ses yeux les montagnes lui avaient appris à dégager du chaos la forme architecturée sur qui la lumière et l’ombre répandent l’esprit de la vie, elle put donner au poème funèbre qu’elle chanta pendant mille ans, du VIIe au XVIe siècle, une plénitude et une gravité d’accent qu’on avait oubliées depuis l’Égypte, quelque chose de lourd, de catégorique et d’assis, et comme la conclusion dernière d’une intelligence qui a fait le tour d’elle-même, et n’a pas découvert une seule fissure par où le doute puisse entrer.
On ne trouve pas, sans doute, dans les statues funéraires de la Chine, cette illumination secrète qui monte des régions profondes des colosses égyptiens pour unir au niveau de leurs surfaces ondulantes l’esprit de l’homme à la lumière. Le peuple chinois, maître de son sol et de ses cultures, n’a jamais assez souffert pour chercher dans l’espoir constant de la mort la liberté intérieure et la consolation de vivre. Il regardait la mort avec placidité, sans plus de frayeur que de désir. Mais il ne la perdait pas de vue, ce qui donnait à son positivisme une formidable importance. La méditation sur la mort fait voir les choses essentielles. L’anecdote où l’on se perd quand on est tourné vers les aventures de la vie, quitte l’esprit pour toujours. Il ne s’arrête plus à rien de ce qui intéresse et retient la majorité des hommes. Il sait qu’il s’écoule tout entier comme le jour qui passe entre deux battements de paupière et que c’est à la lueur de cet éclair qu’il doit saisir l’absolu. Et c’est parce qu’il n’aperçoit rien au delà de la vie que son hymne à la mort ramasse tout ce qu’il y a d’immortel dans la vie pour le confier à l’avenir.
La sculpture funéraire grandit avec la puissance chinoise et déclina quand la puissance chinoise pencha vers le déclin. Des tombes des T’ang à celles des Mings, les deux dynasties extrêmes de la Chine à son apogée, le désert chinois, le désert jaune et rouge qui ondule faiblement vers les chaînes éloignées où dorment le cuivre et le fer, le désert chinois vit surgir des formes massives, hommes, éléphants, chameaux, béliers, chevaux, autruches, les uns debout, les autres couchés, tous immobiles et qui veillaient sur le sommeil des empereurs[6]. Tout entière, la plaine était une œuvre d’art, comme un mur à décorer dont les sculpteurs utilisaient les courbes, les saillies, les perspectives pour donner aux géants de pierre leur valeur et leur accent. On les voyait venir de l’horizon, marchant comme une armée, gravissant les collines, descendant dans les vallons, insoucieux, dès qu’ils s’étaient levés pour la marche ou la parade, des herbes et des ronces qui recommençaient à croître aussitôt les tailleurs d’images disparus. Les monstres se suivaient et se regardaient, les lions tapis assistaient au passage des tributaires que masquaient et révélaient tour à tour les ondulations du sol, une foule, seule et silencieuse dans la poussière et sous le ciel, dressait des formes séparées, absolues et définitives comme pour porter à la fin de la terre, alors que le soleil même serait éteint, le formidable témoignage que l’homme avait passé là.
Partis avec les tombeaux des T’ang, les bas-reliefs puissants qui font penser à une Assyrie visitée par la Grèce, de la vision la plus directe, condensant peu à peu leur science dans une expression de plus en plus sommaire, les sculpteurs chinois étaient arrivés, sous les Song, à concevoir l’objet comme une masse si remplie, si dépourvue de détails et d’accidents, si dense et abrégée, qu’elle semblait porter le poids de trente siècles de méditation métaphysique. Ils pouvaient désormais se permettre toutes les stylisations, toutes les déformations, toutes les audaces nécessaires à l’affirmation des vérités morales révélées à la Chine par les sages des anciens jours. Sous les Mings, au moment où ils vont déposer l’outil, où la Chine, piétinant sur place, va laisser le Japon échapper à son étreinte pour qu’il se rue dans la liberté de la vie à la conquête de lui-même, les artistes chinois ont acquis une virtuosité grandiose. Pour garder leurs temples, ils fondent d’énormes statues de fer. Ils décorent des murs et des voûtes de grandes figures étranges, qui s’organisent en lignes mélodiques ondulant en courbes irrégulières, mais continues et rythmées comme des rides à la surface de l’eau. Dans les avenues colossales, les monstres grimaçants et les chimères alternent avec les éléphants massifs, les dromadaires, les guerriers droits et purs comme des tours.
C’est donc aussi bien dans les formes les plus détournées de leur réalité première que dans les pierres sculptées qui rappellent le plus les masses vivantes se profilant sur une plaine poussiéreuse à l’approche du soir, les vraies bêtes domestiques des troupeaux et des caravanes, qu’on peut chercher le centre de l’âme chinoise, dépourvue d’imagination, mais si ferme et si concentrée qu’il n’est pas impossible que son réalisme immobile parvienne à faire reculer un jour l’idéalisme ascensionnel de l’Occident pour s’imposer aux hommes avides de repos. C’est une immensité que l’art chinois. L’ouvrier d’art y joue un rôle aussi unanime, aussi permanent qu’en Égypte. Il peuple, depuis trente siècles, de meubles, de tapis, de vases, de bijoux, de figurines, les demeures des vivants et les demeures des morts. Les trois quarts de sa production sont peut-être encore sous terre. Les vallées de ses deux fleuves constituent une mine d’art sans doute aussi inépuisable que celle de la vallée du Nil. Et aussi variée en formes graves, ou terribles, ou charmantes, toujours imprévues et subtiles, des pots de bronze qu’ils enfouissent volontairement pour des siècles afin que la patine des sucs et des minéraux terrestres agisse avec lenteur sur eux, aux foules de « Tanagras » qui sortent de leurs nécropoles, moins pittoresques à coup sûr que leurs sœurs grecques, mais aussi plus résumées, plus pures, conçues selon des profils plus fuyants, des plans plus décisifs, des masses plus tournantes, et apportant à la grâce, à la chasteté, à la majesté féminines un hommage encore plus touchant. Qu’importe l’apparence à première vue paradoxale de cet art infini où nous commençons à apercevoir, comme nous l’avons fait pour l’Égypte au premier abord aussi monstrueuse, la simplicité, l’unité, la cohérence grandiose des plus étranges conceptions ! Sous les grimaces de ses statues, sous les vêtements compliqués dont elle les couvre, sous les corniches biscornues de ses architectures, le hérissement des monstres vernissés et le flamboiement rouge et or de ses sanctuaires, il y a la présence réelle d’une charpente indestructible. Le modelé sculptural, sinueux et balancé chez les Grecs, mouvant chez les Indiens, rectangulaire chez les Égyptiens, est sphérique chez les Chinois. Le passage et le plan, sous les ornements et les attributs symboliques, sous les replis et les torsions les plus désordonnés des monstres, le passage et le plan pénètrent l’un dans l’autre par progrès continus et lents, comme pour faire un bloc fermé. Dans les sculptures essentielles, on dirait que la forme monte lentement vers l’abstraction, que l’abstraction descend lentement vers la forme et qu’un éclair jaillit où la fusion se fait, éternelle, compacte, pure. La Chine, alors, avec l’Égypte, la Grèce, l’Inde, la France du Moyen Âge, la Chine atteint l’une des cimes de l’esprit.
L’unité sphérique du modelé qui traduit son âme immémoriale est l’image de sa substance. Par sa configuration, par son sol, par la race qui la peuple, la Mésopotamie chinoise est une. La Chine et les Chinois font une chose agglomérée où la solidarité morale et sociale, la passivité, l’impersonnalité des foules prolongent leur pays jusqu’aux profondeurs de leur être. C’est une masse jaune, sans contours, faite des poussières séculaires apportées par les vents du Nord et dont les tourbillons éternels assombrissent le disque solaire, de la glaise entraînée par les fleuves pour couvrir la terre d’alluvions, des maisons crépies de boue, des hommes recouverts d’une croûte jaunâtre par laquelle ils continuent le sol. La terre jaune va jusqu’au cœur des villes et le perpétuel échange de la misère, de la crasse, des denrées portées par les caravanes et les convois fluviaux, imprime à toute la masse profonde un mouvement compact et lent ne sortant jamais du même cercle. L’horizon est aussi borné que la vie et toute l’étendue et toute la durée du monde s’agglutinent en un bloc.
Agriculteur ou plutôt jardinier, et depuis dix mille ans peut-être, cultivant son carré de terre avec une lente patience, une sollicitude lente, y accumulant soigneusement l’engrais humain, tirant d’un espace infime sa nourriture, celle des siens, celle de ses bêtes, toujours penché sur son sol mou, habitant souvent sous sa surface, toute sa peau, ses pieds, ses mains imprégnés de lui, le Chinois en connaît le poids, la consistance, le degré d’humidité et de sécheresse, le goût. Il entend le murmure sourd qu’elle a sous la poussée des germes. On dirait que toute son imagination sensuelle s’est concentrée dans le désir de manier cette terre onctueuse et les matières qu’il en tire, le jade gras, la cornaline, le cristal, l’agate, la calcédoine, les pierres dures dont il sait utiliser les taches, suivre les veines, le kaolin et le silex, la terre blanche, le cuivre et l’étain coulés ensemble pour enfanter le bronze noir. Il connaît si bien la matière, il sait à tel point quelles sont ses mœurs, ses habitudes, ses manies, qu’il la fait fondre ou cuire en ménageant ou en forçant le feu pour la rendre plus ou moins dure, plus ou moins cassante, la veiner, la mêler à d’autres matières, y faire ruisseler la poudre métallique liquéfiée par la chaleur, ou la fendre de craquelures. L’airain, où il sait couler de profondes moires d’or vert, d’or jaune, d’or rouge, d’or violet, des bleus irisés et suspects comme des eaux dormantes, l’airain pesant, dense, sonore et dur prend sous sa main des formes écrasées et ventrues, des aspects de blocs pleins dont les incrustations, la rugueuse écorce, les entrelacements de peaux gluantes, d’épines et de tentacules, laissent intact et pur le profil lourd. Ses dragons boursouflés, que soulève la palpitation gargouillante des monstres marins, ses escargots, ses crapauds gonflés de pustules, sont repoussés du dedans du métal avec tant de sûreté qu’ils semblent attachés à lui par leurs viscosités et leurs ventouses. Il broie en poussière impondérable, pour la fondre et la couler entre d’étroits réseaux de cuivre ou d’or le corail et la turquoise, et ses bleus obscurs, ses verts mats, ses rouges opaques et sourds enferment dans l’émail assombri par la flamme, des fleurs ensanglantées, des feuilles épaisses, le plumage rutilant et doré des oiseaux. Sur la porcelaine, enfin, il définit ses dons de peintre qui n’avaient jamais pu entrer tout à fait dans le siècle et se dégager complètement des procédés calligraphiques d’où ils étaient nés dans les couvents.
Alors il fait entrer la couleur dans la pâte, l’incorpore au glacis des silicates vitrifiés, y projette en traits aussi fins que des fils de toile d’araignée ou larges comme des pétales, ses jardins puérils, lacs, ruisseaux et cascades, kiosques et ponts, papillons, libellules, ses chères campagnes engraissées où fleurit sa science des ciels, des vents et des cultures, azurs lavés de pluie, vols emportés par la rafale, nuées, branches fleuries, roseaux, corolles aquatiques. La fleur, l’insecte, tous les tissus vivants, l’aile, l’étamine, l’antenne, le pollen pulvérulent, toutes les mœurs de l’air, ses transparences insondables, ses brusques opacités, ses infinis de nuances de l’aube à la nuit, de l’averse à la poussière et de la lune pâle au soleil sombre, il a transposé sur le fond mouvant des bleus, des verts, des rouges, des roses, des jaunes, des violets, des blancs, des noirs, le décor multiple où se déroulent les travaux attentifs, concrets et monotones de ceux qui cultivent le sol. Le jour est-il clair et les jardins riants, les peintures trempées de rosée, fraîches comme des aquarelles, tranchent sur les beaux fonds glacés et translucides. Le ciel couvert noircit-il la surface des eaux, alors les branches, les feuilles, les dragons, les paysages surgissent des infinies profondeurs opaques et transparaissent vaguement, ainsi que des mousses et des algues à travers l’épaisseur des sources. Et si le soir est somptueux, la flamme des fours rampe encore au flanc des vases et l’émail diapré chatoie entre ses cloisons d’or.
L’airain, la terre cuite ont l’air de gros fruits mûrs, cuirassés d’épines et vernissés, qui vont quitter la branche. Lourde, subtile, pure forme chinoise ! On dirait moins, malgré sa pesanteur, une forme matérielle qu’un son cristallisé. Étrange peuple positif, sans idéal et qui pourtant, tout au fond de son âme obscure, entend cette claire musique. Forme cylindrique, forme ovoïde, forme sphérique, rythme circulaire de la Chine ! La Chine tournera-t-elle donc toujours en cercle, du même effort patient, infatigable, lent, qui lui permet de maintenir le mouvement sauveur et de vivre sans avancer, ou brisera-t-elle ce cercle pour chercher l’idéal toujours renouvelé au sommet même du flot montant des choses et pour tenter de conquérir, dans cette poursuite incessante, l’illusion de sa liberté ? C’est probable. Elle s’agite. Ses cinq cents millions d’hommes vont être entraînés dans le mouvement occidental, rompre notre pénible équilibre séculaire, bouleverser le rythme économique de la planète, peut-être nous imposer à leur tour une immobilité qu’ils mettront mille ou deux mille ans à reconquérir. Nous ne savons rien. La complexité du monde actuel et futur nous déborde. La vie gronde, la vie monte. Elle livrera ses formes à ceux qui vont naître pour les consoler d’être nés.
Le Japon, il y a cinquante ans, n’était pas sorti d’un état social qui rappelle celui du Moyen Âge occidental. Les Daïmios se partageaient l’Empire en quelques grands fiefs héréditaires. Entre eux et le paysan, une caste guerrière, les Samouraïs, une caste sacerdotale, les moines du Bouddha. Au-dessus l’Empereur que personne n’apercevait, l’intermédiaire mystérieux entre le ciel et les hommes, et le Shogun, chef réel du pouvoir politique et militaire et maître des corps et des bras. Pour lier tout cela, une morale inébranlable. C’est notre société médiévale tout entière, moins candide et plus policée[7].
Quand la révolution de 1868 fit crouler comme un décor l’appareil féodal qui dissimulait aux yeux de l’Occident la vraie nature japonaise, l’Occident s’étonna de voir le Japon s’assimiler si vite la forme extérieure des civilisations européennes. D’un bond, il franchissait la route que nous avons mis quatre cents ans à parcourir. L’Occident ne pouvait comprendre. Il crut l’effort disproportionné aux moyens, et destiné à la faillite. Il prit pour une imitation servile l’emprunt d’une méthode dont ses longues habitudes d’abstraction artistique et métaphysique permirent au Japon d’apprécier la valeur pratique avant de l’utiliser. Le Japon garda l’essentiel de ce qui avait fait et fait encore sa force sous l’armure des machines, des navires, des canons, – sa foi en lui, sa fougue méthodique, son esprit d’analyse et de reconstruction.
Le reproche qu’on adresse au Japon européanisé n’est pas nouveau. On l’avait accusé de tenir de la Chine, et par la Chine de l’Inde, sa religion, sa philosophie, son art, ses institutions politiques, alors qu’il a tout transformé, tout transposé, tout refondu au moule d’un esprit sauvagement original. Si on remontait aux sources de l’histoire, on ne trouverait pas un peuple, hors des tribus primitives, auquel un autre peuple n’ait transmis l’essentiel de ses acquisitions. C’est la merveille et le réconfort de notre nature humaine. Par cette solidarité victorieuse de toutes les guerres, de tous les désastres, de tous les silences, tout ce qui porte le nom d’homme entend le langage de l’homme. La Chaldée a fécondé l’Assyrie, qui a transmis la Chaldée à la Perse, et, par la Perse, donné la main à l’Inde et à l’Islam. L’Égypte a éduqué la Grèce, la Grèce a animé l’Italie, et par-dessus le Moyen Âge, dirigé l’Occident moderne. Le Moyen Âge européen a rejoint les Arabes à travers Byzance et l’Orient. La Chine, qui avait éprouvé par l’Inde le contact de l’Égypte, de l’Assyrie, surtout de la Grèce, a porté au Japon toutes ces forces mélangées pour qu’il en disposât selon les enseignements de sa terre et de sa passion.
Quand, vers l’époque où se christianisait l’Europe, la Corée transmit au Japon, avec le bouddhisme, la philosophie et l’art des Chinois et des Indiens, il était tout à fait dans la situation de la Grèce dorienne vis-à-vis de l’Égypte et de l’Asie occidentale. Silencieux comme elle, il ignorait comme elle qu’il eût trouvé, en fouillant ses tombeaux, avec des statuettes informes, les traces de sa vie ancienne. Bien qu’il divinisât les forces naturelles, le shintoïsme avait proscrit l’image. C’était sans doute là un point de dogme étranger au sol du Japon et venu comme le bouddhisme d’un de ces éléments ethniques qui contribuèrent à le former, Mongols, Malais, Aïnos. Le Japon ne l’accepta certainement qu’à contre-cœur. Dès que le bouddhisme eut ouvert ses sanctuaires à tous les dieux du shintoïsme fixés dans le bronze et le bois, les Japonais reconnurent en eux l’image de leurs véritables désirs.
Mais tant que dura l’agglutination des matériaux primitifs de la race, ses artistes ne se dégagèrent pas des besoins de la Corée, des volontés immémoriales des Indous et des Chinois. Leurs dieux assis aux yeux baissés, aux mains ouvertes, sont comme un bloc rond et pur modelé par la lumière. L’esprit qui les habite coule de partout sur eux pour les envelopper de solitude et de silence. On les dirait reliés à l’espace et recueillant sur leur écorce fluide les vibrations harmoniques qui leur viennent de tous ses points. Sont-ils Japonais, Indous, Chinois ? Ils sont bouddhiques. C’est à peine si, au VIIIe siècle, la sculpture religieuse, avec le vieux statuaire Kobo Daïshi, commence à révéler la germination sourde du vrai sentiment national. Dans ses statues de dieux guerriers, d’une énergie si rayonnante, il y a comme une douceur, comme une violence arrêtées qui sont déjà purement japonaises. Il se refuse à se livrer. Quels que soient sa ferveur et sa colère et l’élan de son cœur, le Japonais, quand il aura conquis sa vraie nature, en dominera l’expression.
Les besoins généraux qu’ils ne raisonnent pas dictent aux hommes qui croient les diriger leurs décisions les plus libres en apparence. Quand le Japon ferma ses ports, à l’heure où les Foujiwara prenaient le pouvoir, c’est qu’il voulait saisir en lui, au milieu des courants mêlés des migrations militaires et des échanges maritimes, le sens de son propre effort. Ce peuple ne marchande ni sa force de recueillement ni sa force d’expansion. Dès qu’il s’aperçoit qu’il s’est trop retranché du monde, ou qu’il a trop agi, il tend tous ses ressorts pour épuiser d’un coup le besoin de repos que lui donna l’action, l’envie d’agir qu’il amassa dans le repos. Il part sur de nouveaux chemins avec une frénésie telle qu’il doit s’arrêter soudain pour revenir sur ses pas et faire patiemment, en tournant le dos à l’horizon, l’inventaire de ses conquêtes. Au IXe, au XVIIe siècle, il interdit à l’étranger ses rades, une fois pour s’assimiler le bouddhisme et l’Inde, une autre fois pour étudier en lui le retentissement profond des invasions mongoles et des premières incursions des navigateurs occidentaux. Et il parvient aux étapes décisives de son génie créateur à une heure à peu près également distante de celle où il se ferma et de celle où il se rouvrit.
L’archaïsme qui suivit la première fermeture, le classicisme qui suivit la seconde se développèrent l’un et l’autre dans la même atmosphère de quiétude et de travail. La vie politique se concentra dans une capitale unique, Nara pour les Foujiwara, Yedo pour les Tokugawa. Le peuple, jusqu’alors guerrier, confia le soin de sa défense aux classes militaires afin d’exploiter en sécurité les richesses des torrents et des côtes et de défricher le sol. Et la paix brusque produisit ses floraisons habituelles.
C’est par les symphonies effacées qui nous restent de ces premiers âges de concentration intellectuelle où le bouddhisme, peu populaire, s’enfermait dans les couvents pour enluminer au fond du silence les vieux kakémonos de soie, que le Japon vit monter du dedans de lui ses réalités véritables. À la minute que résume l’art de Kosé Kanaoka, par exemple, l’hiératisme, le rayonnement spirituel de la peinture bouddhique, la patine d’or qui introduit dans la sombre harmonie des rouges et des noirs l’or des fonds et des auréoles, n’empêchent qu’imparfaitement l’esprit japonais naissant de manifester sa vision, déjà plus directe et plus incisive et plus nette que celle des artistes du continent. Ces trois siècles obscurs, très lents, murés dans le moule archaïque, ne lui permettent pas sans doute de s’affranchir encore, puisque la vie monastique où œuvre l’intelligence est fermée à la vie mouvante, à ce qui fait jouir, à ce qui fait souffrir, à ce qui fait comprendre. Mais parfois, quand le moine quitte le cloître, au contact des forêts de pins, des torrents, des mers foncées, de prodigieuses éclaircies lui laissent entrevoir, et du premier coup, avec une netteté qu’on ne retrouverait peut-être nulle part ailleurs dans l’histoire, l’extrême aspect de son génie libéré de toute entrave. Toba Sojo le peintre, Ounkei le sculpteur sont déjà de vrais Japonais. L’un a tout à fait quitté les temples, il court les bois, ramasse les insectes, espionne les souris et les grenouilles, il accorde à toutes les bêtes une amitié perspicace et joyeuse afin de retrouver dans leurs gestes ceux des hommes, qui le divertissent beaucoup. L’autre, à qui les dernières sculptures des grottes bouddhiques de la Chine ont offert un prétexte à délivrer les forces inconnues qui dorment au fond de sa race, fait entrer d’un seul coup sa violence disciplinée dans les effigies brutales de ses divinités guerrières[8]. La vision de Kobo Daïshi est tout à fait réalisée avec ces statues furieuses, simples et presque pures, mais tendues en dedans pour le meurtre et le combat.
Le conflit n’est donc qu’apparent entre ces deux œuvres contemporaines si différentes d’aspect. Elles se rencontrent au point où l’individualité japonaise se dégage de la statuaire pour s’affirmer dans la peinture. L’art abstrait des constructions métaphysiques qui sont à l’origine de toute grande civilisation touchait à sa fin. Ounkei est le dernier des grands sculpteurs. La sculpture, l’art religieux et hiératique qui correspond toujours à un état social très défini, ne put survivre à l’anarchie féodale qui précéda l’invasion des Mongols. À mesure que s’éteignait le souvenir des enseignements du dehors, les grandes traditions baissaient dans les monastères. Les guerres civiles déchiraient le pays. La religion perdait sa fraîcheur primitive pour devenir un instrument de domination politique. Tandis que le Mikado représentait encore aux yeux du peuple le vieux shintoïsme des ancêtres, le shogounat, appuyé sur les prétoriens, opposait le bouddhisme au culte traditionnel. La sculpture obéit aux lois de dissociation que lui dictait l’état social. Elle se surchargea d’incrustations, se compliqua de draperies, perdit, avec le calme de ses lignes, toute sa spiritualité. C’est seulement au XVIIe siècle qu’elle retrouva, pour dresser ses effigies de moines de bois peints, entre leurs profils sévères unis par de fuyants passages qui les enveloppent de force et de sécurité, un peu du rayonnement des Bouddhas accroupis qui, depuis huit cents ans, inclinaient leur face apaisée vers les fidèles et levaient leurs doigts purs pour leur enseigner la sagesse.
La peinture, au contraire, n’eût pas vécu sans l’invasion. L’âme japonaise, qui avait perdu sa base religieuse et à qui Toba Sojo apportait trop tôt sa base populaire, dérivait de sa route et s’anémiait au service des grands. Avec l’école de Tosa, fondée au XIIIe siècle par Tsounétaka qui se réclamait du vieux maître archaïque Motomitsou, sa ténacité dégénérait très vite en minutie, sa science en adresse, sa finesse en préciosité. Quand elle aboutit aux miniatures académiques où la puérilité des gens de cour satisfaisait ses goûts vieillots, l’esprit national était délivré depuis longtemps de son influence atrophiante. Assailli par les barbares dès sa sortie du couvent, touché en même temps par la vie innombrable et par les idées neuves qu’apportait l’invasion, le Japon, fatigué de tourner en cercle dans le même espace fermé, laissa venir les vents du large.
Quand le vieux Kano Masanobou, impressionné par l’œuvre du Chinois Josetsou fonda, vers la fin du XVe siècle, la grande école de Kano, et fit appel, pour combattre l’académisme étriqué de Tosa, aux traditions continentales, il obéissait aux tendances que son maître Shiouboun, et Sesshiu, et Soami, et Sesson, et Shiougetsou avaient déjà manifestées. Par bonheur pour le Japon, les peintres de la Chine cherchaient à cette époque à régénérer leur vision dans l’étude patiente et directe des animaux et des fleurs. Ils purent le renseigner sur sa véritable nature, l’arracher au symbolisme religieux pour lequel il n’était pas fait, le mettre à même de poursuivre son individualisation sur les chemins que Toba Sojo avait explorés avec tant d’audace. Mais la forte discipline chinoise ne leur permit pas, heureusement pour l’esprit japonais, d’aller tout de suite aussi loin que l’étonnant précurseur. Ils apprirent d’abord l’architecture du paysage, ils regardèrent leur pays avec une émotion sainte, ils virent apparaître des rochers, des arbres brisés en zigzags, des montagnes déchiquetées. Une rumeur roulait depuis le réveil à la vie, l’hymne rude après le silence. Les poètes puissants de l’encre de Chine, Sesshiu, Sesson, Soami, couvraient le papier blanc de ces taches noires sommaires qui font passer pour la première fois, comme au fond d’un miroir trouble retrouvé dans l’eau, des grues dans un ciel, des canards sur une mare, les fortes lignes d’un paysage brumeux, chaotique et boisé. Sesson y découvrait des apparitions fantastiques, drames de l’espace et des lacs, barques errantes, oiseaux glacés par l’aube sur des branches, arbres perdus dans le brouillard, et, par ses abréviations puissantes, annonçait Kôrin. Sesshiu paraissait vivre avec les bêtes et partager avec indifférence leur implacable destin. Il aspirait à plein cœur la vie violente de la terre, il était loin des hommes et semblait ne plus se souvenir des dieux. Il ramassait dans ses sombres éclaboussures les forces centrales qui repoussaient du sol les coteaux hérissés de pins, la sève et le sang qui striaient les rameaux ou gonflaient les cous et les ventres, la faim qui durcissait les becs, le vol brutal qui rebroussait les plumes, la terrible simplicité des formes naturelles en présence de l’instinct, de l’espace et du vent.
Kano Motonobou, le fils du fondateur de l’école chinoise, pouvait maintenant emprunter aux peintres continentaux à peu près tous leurs sujets, leurs motifs, leur composition. Il existait au fond un tel antagonisme entre l’esprit des îles et l’esprit du continent, l’un résolument objectif et tout à fait dépourvu de partialité sentimentale, l’autre employant si souvent les aspects du monde à démontrer et à moraliser, que Motonobou devait transmettre avant tout à ses élèves l’action constructive profonde de Shiouboun et de Sesshiu. Il y apporta la vigueur synthétique d’un génie prédestiné en qui la culture archaïque ne put qu’asseoir sur des bases indestructibles le sentiment puissant de la nature que le peuple japonais, depuis quatre ou cinq siècles, était allé chercher au plus profond de son sol gonflé de semences, de ses torrents dont il avait exploré tous les trous et soulevé toutes les pierres, des arbres de ses bois qu’il abattait et travaillait pour construire sa maison. Kano Motonobou vit les oiseaux lustrer leurs plumes dans la rosée du matin et les grues tomber vers le sol, d’un vol lent, en allongeant leurs pattes grêles. Au delà d’une bête enivrée qui rentrait le cou entre les ailes et que le froid de l’aube hérissait, il n’y avait que des bateaux noyés dans le brouillard et l’étendue…
Cette austère vision devait se transformer vite. Derrière la Chine étaient venus le monde musulman, l’Inde et la Perse, les Portugais, les Hollandais. Il fallait que le Japon dégageât son esprit de la robuste éducation chinoise ou que, pour se soumettre définitivement à elle, il renonçât à s’exprimer. Tandis que les maîtres de Kano, en marge de l’évolution des idées, académisaient peu à peu la tradition continentale, – bien que quelques-uns, Eitoku par exemple, un puissant poète de l’arbre, déploient, dans la discipline observée, une personnalité saisissante –, les éléments vivants du pays réalisèrent, dans l’élan d’audace et de foi qui suivit l’édit protectionniste de Yemitsou, fermant de nouveau le Japon, une forte concentration de ses énergies éparses. Par un mouvement analogue à celui qui se produisait au même instant dans l’Europe occidentale[9], réalisant son expression classique en France, en Hollande, en Espagne, en Flandre à la fois, il trouva l’instant d’équilibre où l’esprit dégagé des entraves rituelles et maître du rythme nouveau, offrait son abri sûr à la foule endormie des idées prêtes à se répandre sur le multiforme avenir. Une architecture nouvelle va recréer la statuaire, arracher à la sévérité des précurseurs l’innombrable style décoratif où le Japon épuisera en deux cents ans les ressources de sa faune et de sa flore, et exiger avant sa chute que les plus humbles arts de l’industrie ornementale naissent en même temps de l’ingéniosité de ses artistes pour se disperser dans le peuple, comme la poussière soulevée retombe sur la plaine quand le temple s’est écroulé. Lorsque Hidari Zingoro, architecte, ciseleur, forgeron, marteleur de cuivre et de bronze, nielleur, brodeur de bois, laqueur, décorateur, menuisier, jardinier, édifiait les temples de Nikkô sur l’ordre du Shogûn Yemitsou, il prenait possession, au nom de la race elle-même, des réalités intérieures qu’elle se découvrait tout à coup. Ces monuments, dédiés aux mânes du héros national Yeyas, fixèrent l’image abrégée et définitive du désir d’un peuple entier qui se libère par eux pour se déployer dans tous les sens.
Sur ce sol convulsif où les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et les raz de marée détruisaient si souvent en quelques secondes les grandes villes assises entre la montagne et la mer, le mur de pierre eût écrasé les hommes en s’effondrant, chaque fois que le feu central crevait l’écorce. La charpente de bois simplement posée ne donnait pas prise aux secousses. Et les sanctuaires s’élevaient au milieu des forêts de cryptomérias et d’érables où leur fragilité inébranlable demandait à la jeunesse éternelle des arbres le témoignage et le soutien de sa vigueur. Le temple est mêlé à la forêt, qui entre dans le temple. Il est conçu comme un tableau. Souvent des dieux souriants, couverts de mousses et de fleurettes et rangés à l’infini des deux côtés de la route, mènent vers lui le voyageur. Des avenues d’arbres serrés, noirs et droits, conduisent jusqu’aux escaliers des portiques. Dans les branches horizontales planent les toits de bronze vert, les murailles de laque rouge montent entre les troncs nus, la verdure sombre des cèdres traverse les hivers pour soutenir jusqu’aux étés l’harmonie monumentale. S’il se trouve, au milieu des pins, quelques bouquets de châtaigniers, de vernis, de chênes, l’automne les mettra d’accord avec les dragons d’or qui rampent, avec les traînées d’or que les ornements des corniches font serpenter discrètement. Le bruit des cloches et des gongs se mêle au bruit des cascades, au bruit des feuilles remuées. Le temple de bronze et de bambou pénètre au cœur des taillis, et si des troncs épais, si de larges ramures se rencontrent sur le chemin, on les entoure de murs de laque pour qu’ils habitent dans le temple, au centre des cours intérieures d’où leurs bras jailliront pour aller rejoindre la forêt.
Elle entre dans les salles aussi, la forêt sombre, par toutes ses fleurs, tous ses arbres, ses mousses, ses sources, ses oiseaux, ses reptiles et les plus frêles et les plus humbles des insectes sur qui chaque feuille s’étend. En laque rouge, en laque d’or, en incrustation de métal, de nacre ou d’ivoire, elle écartèle ses rameaux sur la laque des cloisons sanglantes ou noires, fonds d’aurores ou fonds nocturnes, elle y laisse pleuvoir ses pétales et ses pollens, elle fait voler, ramper, bondir les bestioles innocentes ou mauvaises à qui toute herbe sert d’abri, qui creusent des galeries dans l’humus souterrain et dont le bourdonnement fait frémir les jours de soleil. La nature n’est plus qu’un réservoir inépuisable, pullulant de petites formes vivantes sous le profond amas des branchages, où l’artiste du Nippon n’a qu’à fouiller au hasard pour y ramasser ce qu’il destine à orner la maison des hommes ou la maison des dieux. L’artiste du Nippon, désormais, ne pense plus que l’art puisse avoir une autre fonction. Elle fait participer à sa vie religieuse, et surtout à sa vie intime – car sa vie religieuse n’est qu’un rouage nécessaire au maintien de l’armature sociale –, toute la fourmillante vie du monde environnant en communiquant avec lui par les kakémonos, les paravents, les bibelots qui meublent sa demeure, les estampes qu’on se passe de main en main, par les fleurs qui brodent les robes, par les bêtes incrustées dans les fourreaux et les poignées de sabres, les peignes et les coffrets. Seulement, ce n’est pas au hasard qu’il introduit ce monde dans ses maisons de bois et de papier. Il eût effondré les cloisons et déchiré les fenêtres. En le faisant entrer chez lui, il n’a pas oublié leur fragilité calculée ni leur légèreté rigide. Il a plié toutes les formes de la vie à s’adapter aux épaisseurs, aux transparences, aux directions, aux couleurs des charpentes, des vernis de laque ou des soies qui les recouvrent. Il a stylisé la nature.
On a confondu souvent le phénomène de raisonnement qui consiste à styliser la forme avec le phénomène d’instinct qui tend à l’idéaliser. L’idéalisation ne déforme pas l’objet, elle le redresse et le complète pour en tirer son sens humain le plus général, le plus pur et le plus riche en espérance. La stylisation l’adapte à sa fonction décorative en systématisant les caractères à peu près constants que la forme étudiée présente. L’artiste a vu que toutes les formes, et tous les gestes, et toutes les architectures au repos ou en mouvement gardaient des dominantes qui les définissaient dans notre souvenir et qui, mises en valeur par des procédés schématiques, s’appliquaient à la décoration avec une rigueur parfaite. Par sa puissance à styliser le monde, l’art japonais demeure le plus intellectuel, sinon le plus philosophique de nos langages figurés.
La stylisation n’a jamais été une entrave pour l’artiste japonais. Elle lui permet, au contraire, de mettre sa science au service d’une fantaisie sans limite. Elle l’autorise à enfermer en des formes géométriques toute une nature transposée et recomposée, bêtes d’argent, d’étain ou d’or, plantes de laque noire ou rouge, fleurs dorées, fleurs bleues, fleurs vertes, feuilles rouges, ou bleues, ou noires, nuits et jours et soleils qui ne gardent plus rien de leurs couleurs premières. Mais la logique rigoureuse qui ordonne les sensations dont ils sont sortis peu à peu leur prête une existence lointaine, cristallisée et magnifique. C’est dans le rapport qu’est la vie, l’objet ne vaut que par l’objet qui l’avoisine, et la vérité supérieure n’est jamais dans le fait, mais dans la façon de le comprendre et de l’unir aux autres faits.
Le miracle de ce langage si arrêté et si précis, c’est qu’il laisse aux peintres des îles une personnalité aussi tranchée, aussi impérieuse, aussi vivante que celle de n’importe lequel des artistes occidentaux, c’est encore qu’il n’est ni transmis, ni répété de siècle en siècle sans contact avec la nature. Quelle que soit sa science, et la sûreté de sa culture et la puissance de sa tradition, le décorateur japonais regarde le monde et lui demande ses conseils avec une ferveur sans lassitude. Il est toujours penché sur lui, et s’il compose de mémoire pour ne conserver de la forme en action que les sommets du souvenir, ce n’est qu’après avoir, par des milliers d’études minutieuses où l’oiseau revit plume après plume, le poisson écaille après écaille, la feuille nervure après nervure, accumulé, comme un collectionneur d’insectes et de plantes, les plus infimes détails qu’il a pu recueillir sur elle.
Jamais peuple plus naturellement artiste ne disposa d’un champ de sensibilité, d’enthousiasme et d’espoir aussi riche que celui-là. Comme en Grèce, tous les aspects de l’univers sont ramassés dans un petit espace, montagnes, lacs, forêts, fleuves côtiers, la mer entrant au cœur des terres. Comme en Grèce, une lumière immense glorifie la mer et le ciel. Plus qu’en Grèce, les printemps inondés de fleurs, les automnes de sang, les torrents entraînant des feuilles ou des pétales arrachés impriment sur la face du sol le sens de sa vie intérieure. Tous les climats qui vont de l’Écosse à l’Italie se succèdent du Nord au Sud dans une gamme continue à qui l’identité des formations géologiques impose une impressionnante unité.
Il n’y a pas un demi-siècle, tous les Japonais, hors la caste militaire, étaient pêcheurs ou paysans. Tirant d’un sol fécond, bien que dur à cultiver, assez pour se nourrir, passant toute leur vie dans ce grand jardin tourmenté où les teintes des horizons et des fleurs sont si variées et si puissantes, vivant dans l’intimité des feuillages, des neiges, des cascades, des arbres fruitiers, des cigales toujours vibrantes, ils acquirent en masse et naturellement, du dernier des serfs au plus puissant des Daïmios, le sentiment des formes et des harmonies de la terre. Depuis le peuple grec dont ils n’ont pas sans doute la puissance d’illusion et la vision ennoblissante, mais qu’ils rappellent par tant de côtés, leur vie demi-nue, rude et saine, leur optimisme, leur tendance à diviniser les forces naturelles et l’héroïsme humain, la condition des femmes, des courtisanes philosophes, leur théâtre masqué, leur conception sinueuse et linéaire de la forme, nul autre peuple ne fut, en son ensemble, artiste à ce degré-là. C’est le pays où les cultivateurs quittent leurs champs, emmenant les petits et les femmes et portant des provisions de bouche pour aller, au printemps, quelquefois à vingt lieues de leur village, voir fleurir les cerisiers au bord d’un torrent.
L’étrange, c’est que ce peuple toujours ouvert aux sensations extérieures, par conséquent toujours impressionnable, toujours vibrant, reste toujours maître de lui. Il ressemble à sa terre riante où couve le feu souterrain et dont cent volcans déversent les laves. Il est affable et souriant, et s’il éclate parfois en violences furieuses, ces violences restent toujours dirigées méthodiquement. Il raisonne jusqu’à sa colère, son effroyable bravoure n’est qu’une exaltation lucide de sa volonté. Il stylise son émotion même. Et son art, fait d’élan précis, d’emportement lyrique enfermé dans une forme nette bien que saccadée quelquefois, ne s’abandonne pas au flot du merveilleux instinct qui le dirige. Égoïste au fond, et jaloux de garder pour lui ses conquêtes, ce peuple ne veut en donner qu’une image transfigurée.
C’est le seul point commun que l’art japonais garde avec l’art chinois, dont il reste aussi différent que les îles découpées, violentes, gracieuses, du continent massif, un et figé. De l’un à l’autre, il y a la distance qui séparait la Grèce investigatrice et éprise des formes en mouvement, de l’Égypte presque immobile et amoureuse des formes pleines, subtiles et fermées. Autant la Chine est lente à se mouvoir, faite d’un bloc, secrète et lourde, autant le Japon, nerveux, crispé comme les cèdres de ses bois, est mobile et innovateur. La religion des ancêtres que gardèrent les Japonais avec les premières notions morales qui leur venaient du voisin n’est pas, comme chez lui, un hommage à l’immuable, mais le culte des puissances de volonté et de moralité déposées en eux par les morts[10]. En fait, il se traduit par l’amour des enfants qui représentent à leurs yeux une accumulation d’énergie plus grande que la leur, parce que les enfants voient plus de morts quand ils regardent derrière eux.
Tout bouge, autour des Japonais[11], les floraisons des jardins qu’ils cultivent avec une passion inquiète, les nuances du sol, les brouillards qui modifient à tout instant le profil des montagnes, se traînent par lambeaux pour laisser apparaître ou dissimuler tour à tour les toits d’une ville fantôme, un lac, une sombre étendue tachée de voiles blanches, un cône éclatant qui s’élance dans la lumière, les forêts de pins noirs, les forêts rouges des automnes. Il vit sur une terre qui ne cesse pas de trembler, et les crépuscules changent suivant le feu des volcans. L’art japonais ira saisir, dans le changement universel, les caractères de l’objet, mais de l’objet en mouvement, qui vit, et qui se déplace et qui donne, malgré sa forme à peu près constante, la sensation de l’instabilité. Il est aussi loin de la mobilité du récent impressionnisme occidental qui a fixé avec tant de vivacité les variations de la lumière, que de l’immobilité des Chinois. Le Français qui travaillait sur la nature finissait par perdre de vue, à force de fidélité à la sensation directe, les caractères de l’objet. Le Japonais, qui compose de souvenir, ne voit plus qu’eux. L’analyse, là, va jusqu’à la dissociation[12], et la synthèse, ici, jusqu’au schéma.
L’art des Japonais tient à tel point à caractériser les choses que nos yeux d’Occidentaux ne savent pas toujours différencier chez eux une œuvre de caractère d’un schéma caricatural. La caricature apparaît au moment où l’élément descriptif tend à absorber l’ensemble au lieu de lui rester subordonné. Mais où saisir ce moment-là ? Le caractère et la caricature oscillent autour d’un point purement idéal que tous les yeux ne placent pas au même endroit. Pour un œil japonais, sans doute, le caractère continue, alors que la caricature a déjà commencé pour nous.
Ce qui entraîne peut-être au delà du but l’artiste du Japon, c’est à la fois la tournure ironique de son esprit et sa miraculeuse adresse, dont il ne se défie pas assez. Quand il saisit dans un éclair la forme en mouvement, – la forme des petits animaux surtout, car Sôsen à part, le peintre sauvage et pur qui vivait dans les bois comme une bête pour surprendre les grappes de singes blottis sur les maîtresses branches et grelottant dans la neige ou le froid de l’aube, le Japonais n’a peut-être pas aussi bien compris les grands mammifères dont son œil un peu myope ne sait pas embrasser la masse, – il donne une impression d’infaillibilité. Il a scruté les microcosmes d’un si patient et sagace regard, que c’est au travers d’eux qu’il a refait le monde, comme le reconstruit un savant dans le champ de l’objectif. Le soleil lui est apparu derrière des toiles d’araignées. Près de lui, l’Occident semble avoir négligé, pour ramener tout à l’homme et au milieu général de son action, ce qui est à ras du sol, près de notre œil, à la portée de notre main, ce qui ne se voit qu’en inclinant la tête, en fixant longuement le même point, en ne levant le front que pour reposer ses regards d’avoir trop longtemps regardé. Il a bien vu des formes, et des lignes, et des couleurs, et leurs larges combinaisons, jamais il n’a vu une fleur, ni une plante, il n’a jamais étudié le friselis léger d’une eau, ni le tremblement d’une feuille. Comme il s’enfermait pendant la rafale, il n’a pas vu comment la pluie griffe l’espace ou rebondit dans les flaques du sol, et comme il sortait dès qu’il faisait soleil, il n’a pas étudié la poussière qui danse dans les rayons. Le Japonais, lui, a classifié comme une science les révélations les plus secrètes de sa curiosité ardente. Il a l’œil un peu myope, il est fort méticuleux, il s’accroupit pour surveiller ses légumes, soigner ses fleurs, greffer ses arbustes et faire la chasse aux insectes ennemis. La vie de son jardin devient le motif principal de sa méditation qui chemine ironique à travers de minuscules anecdotes et de petits concerts bruissants. Il a surpris le vaste monde en ses inquiétudes les plus humbles. Il a visité les fleurs aquatiques avec la brusque libellule, rôdé avec l’abeille de la ruche aux fleurs de glycine, piqué le fruit sucré avec la guêpe, noté la flexion du brin d’herbe sous le poids du papillon. Il a entendu sous les élytres soulevés, se déplisser les ailes transparentes, il a observé avec une sympathie passionnée la tragédie qui se joue entre la mouche et le crapaud, et c’est en regardant les muscles circulaires rouler au flanc des couleuvres qu’il a compris le drame silencieux de l’universelle faim. Il a longuement surveillé les stations mélancoliques sur une haute patte grêle et les immobilités ivres dans la fraîcheur des soleils matinaux. Il a vu, dans les vols rigides, s’allonger les cous, et les yeux ronds clignoter au ras des têtes plates et les becs spatules ou pointus repasser les plumes vernies. Il a décrit les cercles concentriques que font les araignées d’eau sur les mares, il a découvert l’attente des roseaux quand le vent va se lever, l’agitation que l’action des rosées et le voisinage des sources donnent aux graminées et aux fougères. Et comme il avait vécu toutes ces menues aventures, il n’a eu qu’à lever les yeux vers la ligne de l’horizon pour être pénétré au premier choc par la sérénité des montagnes dans la lumière de l’aurore, pour sentir son cœur s’apaiser avec la venue de la nuit, pour laisser alors errer son rêve sur l’immobilité lointaine ou le bercement des mers.
Chose étrange. Bien que voyant vivre et bouger autour d’eux, comme les sculpteurs grecs, la forme humaine nue, les peintres japonais n’ont pas toujours mieux évoqué la forme humaine que celle des grands animaux, et c’est quand il s’agit d’elle, surtout, que nous hésitons à distinguer leur volonté de caractère de leur sens caricatural… Sans doute, ils s’attendrissent sur la rondeur d’un bras de femme, sur la courbe d’un sein tellement pur qu’on le dirait coulé dans une coupe de cristal… La gloire du corps féminin monte comme un poème, de l’ardent Koriousaï[13], peintre des guerriers et des vierges, à Kiyomitsou (1735-1785), à Bountshô (?-1796), à Kiyonaga (1742-1815) qui font si souvent penser aux décorateurs de vases grecs, au grand Hokusaï (1760-1849) lui-même qui comprit aussi bien l’étalement gras d’une croupe, la fermeté globuleuse d’une poitrine que l’ascension des vieux volcans incendiés par le matin et le balancement des vagues. L’art du XVIIIe siècle même, fut à peu près tout entier, comme en Occident, un voluptueux hommage à l’amoureuse. Les figures d’Outamaro (1754-1805), qui décrivait avec une passion si fervente les beaux seins offerts comme des fruits, les nuques hautes et dures sous les cheveux relevés, les visages ovales sous les coiffures de jais noirs retenus par les épingles d’or, les idylles charmantes d’Harounobou (1718-1770), épris des jeunes filles rencontrées dans les jardins et sur le seuil des maisons de papier, associant les femmes aux fleurs, faisant jouer discrètement les noirs effacés, les rouges éteints, les verts pâles sur des échappées de paysages, éclairant aux lanternes les fleurs de cerisier qui percent sous la neige, suffiraient à le définir. Mais le sentiment très fort, très sensuel et très doux que les plus grands d’entre eux même avaient de la beauté des femmes, ne suffit pas souvent à dissimuler leurs défaillances d’expression. Occupés qu’ils étaient à pénétrer la structure des petites choses, peut-être n’ont-ils pas eu le temps d’analyser l’être humain ? Quand ils parlent de lui leur langage hésite et flotte et la formule apparaît. Les pieds et les mains, les bras et les jambes ont des déformations et des atrophies singulières et pas toujours très expressives, qu’on retrouve à peu près pareilles chez tous les artistes japonais, comme s’ils s’en étaient transmis la patiente et méticuleuse recette.
Au XVIIIe siècle, ces défaillances de langage surprennent quelque peu. Les peintres qui parlaient de la femme avec tant d’inexpérience et d’amour possédaient à ce moment-là une science de la ligne touchant à l’abstraction. Chez Morikouni (1670-1748) et surtout chez Massayoshi (1761-1824), le dessin n’est plus qu’un schéma, une arabesque linéaire qui silhouette le mouvement d’un trait. Le modelé puissant des vieux maîtres de l’encre de Chine est à peine évoqué par la ligne ondulante dont les accents noirs, sur la page blanche, suggèrent assez faiblement la succession des plans et la fuite des contours. L’esprit du Japon devait fatalement évoluer vers ce graphisme prodigieux qui satisfait par sa réalisation propre, comme les volutes écrasées, effilées ou sinueuses de leurs beaux idéogrammes, les besoins sensuels de l’imagination, mais qui entraînent si vite l’oubli du monde extérieur et l’abstraction pure et la mort.
Au plein épanouissement de l’âme japonaise, du XVe au XVIIe siècle, l’intelligence du volume qui représente, dans le langage de la forme, l’équilibre philosophique entre les enseignements des sens et le travail de l’esprit, l’intelligence du volume chez Motonobou, chez Kôrin (1661-1716), dictait aux peintres leurs plus belles compositions. Même quand l’arabesque linéaire emplissait seule la page blanche, même quand la tache dégradée n’indiquait pas l’épaisseur et la matérialité des choses, même alors la ligne était chez eux si grasse et si souple, ses sinuosités et ses empâtements répondaient si bien au modelé mouvant des organismes extérieurs, qu’elle sculptait la forme sur le plan du papier. Pour saisir l’art japonais au sommet de sa puissance, il faut regarder vers Kôrin. Tous les maîtres du Nippon, de Sesshiu et Sesson à Hokusaï y vivent, en devenir ou en prolongement. Et c’est précisément à l’heure où le Japon se ferme pour descendre en lui-même encore et où l’enseignement des primitifs mûrit en quelques années dans l’atmosphère recueillie de l’unité morale et de la paix.
L’école de Kano, l’école de Tosa réunissaient leurs conquêtes pour donner son ossature définitive à la sensibilité des Japonais. Mitsouoki (1616-1691) épuisait tout ce que l’académisme de Tosa pouvait offrir à l’âme aristocratique de la nation de plus précieux et de plus rare. Tanyu (1601-1674) employait sa verve et sa vigueur à affranchir Kano des dernières servitudes chinoises. Itshio (1652-1724) luttait joyeusement contre les dieux bouddhiques, et, le premier, entrait chez les paysans. Kôrin pouvait boire à toutes les sources, briser les traditions figées pour retrouver la tradition vivante et nouer aux réalisations anciennes les pressentiments nouveaux.
Dessinateur, il couvrit ses albums de ces puissantes silhouettes dont chacune renferme, en un trait jeté d’un coup, sans relever la main, toute la signification spécifique de l’objet synthétisé, et par delà l’objet tous les échos qu’il éveille dans l’univers deviné. Laqueur, il parut réinventer un art qui passait cependant, depuis dix siècles, pour l’expression nationale réelle du génie japonais, il fit mûrir, en lui l’esprit du grand laqueur Koëtsou (1557-1637), créa le grand laqueur Ritsouo[14]. Son frère, Kenzan (1663-1743), le plus puissant, avec Ninsei, des céramistes du Japon, l’homme qui sut incorporer à la flamme des herbes humides et des fleurs fraîches, vint puiser en ses créations comme à une source naturelle… Décorateur, il inspira des générations d’ouvriers qui, cent ans après sa mort, venaient encore lui demander des motifs, des conseils techniques, des méthodes de stylisation. Quand il faisait couler, du bout de son pinceau, l’encre de Chine ou l’épais vernis noir, quand il polissait ses laques d’or opaque avec la poudre de charbon, c’était comme si toute l’âme ancienne et actuelle du Japon se fût suspendue en son âme pour guider sa main. Il avait le pouvoir de saisir dans la vie qui passe – quelques moineaux sur la neige, une théorie de tortues, un vol de canards sauvages, une touffe de roseaux, – l’imperceptible instant qui la rattache à la vie éternelle. Une tache, une ombre, et l’absolu le traversait. Il paraissait abandonner brusquement sa couleur et sa forme à peine ébauchées, comme averti par l’éclair prophétique de ne pas aller plus loin. Une feuille de son album prenait une grandeur de fresque.
Avant de transposer les reptiles, et les oiseaux, et les poissons, et les petits mammifères, et les herbes aquatiques dans la profonde gamme des verts, des noirs, des rouges et des ors de ses laques, il avait pénétré si chaleureusement le sens de leur animation qu’elle paraissait gonfler la belle matière miroitante. Le trot roulant des souris, l’allure flasque des crapauds, les vols silencieux dans le ciel, l’ondulation des algues au fil de l’eau passaient sous l’écorce glacée. Son cœur battait d’avoir compris la vie énorme qui se cache entre les herbes que nous foulons, au fond des sources obscures où se noie notre regard, et sous les larges feuilles étendues où l’ombre verte s’accumule. Or sur or, or sur rouge, or sur noir, rouge sur rouge, noir sur or, le laque incrusté de métaux semblait, avec les reptations, les ailes, les branches fleuries qui le traversent, le pollen de la poudre d’or qui pleut incessamment sur lui, un lingot d’or sombre où la vie tremble.
C’est de Kôrin que descendit sur l’avenir, en torrents, le flot toujours plus large de ces industries menues qui donna bientôt, à tout objet pratique sortant des mains d’un Japonais, le caractère d’une œuvre d’art. Kôrin, comme tout grand artiste du Japon, reste ouvrier, et tout ouvrier, au Japon, peut devenir un grand artiste, qu’il soit peintre ou laqueur, bronzier ou forgeron, céramiste ou sculpteur sur bois, charpentier, jardinier, ou, comme Hidari Zingoro, Kôrin, Kenzan, un peu tout cela à la fois. Une solidarité étroite et vaste réunit les unes aux autres toutes les branches de l’industrie décorative la plus touffue qui ait jamais été, et c’est aux plus grands peintres que les plus humbles des ciseleurs ou des graveurs demandent tous leurs motifs. On retrouve chez eux l’esprit des maîtres et la même passion et la même adresse et la même puissance à imposer à la matière les directions de cet esprit.
Les Égyptiens seuls avant eux eurent le pouvoir de donner aux minéraux terrestres, dans les plus petits objets, l’aspect de la vie organique. Leurs grès flammés ont l’air de tissus animaux, de viscères trempés dans le soufre des volcans. Leurs netsuke, les millions de bibelots familiers et de breloques malicieuses qu’ils récoltèrent, au XVIIe siècle, ainsi qu’une brusque moisson, sont de petites choses palpitantes dont les doigts caressent l’ivoire, la laque ou le métal comme de minuscules bêtes tièdes, blotties au creux des mains. Capables de jeter au moule les plus grandes statues de bronze qui soient au monde, des colosses assis dont le doigt levé et le sourire dominent au loin les maisons et les bois, ils ont aussi brodé le fer, ils l’ont découpé en dentelles. Ils ont trouvé des alliages inconnus qui veinent l’airain à la façon d’un marbre, ils ont mêlé et harmonisé les métaux comme un peintre amalgame et broie et fait jouer ensemble les couleurs. Le fer, les bronzes noirs ou verts, l’étain, l’or, l’argent, s’orchestrent selon des procédés d’estampes. La nacre et l’ivoire s’y associent avec autant d’intimité que le ciel et les nuages aux formes terrestres. Leurs vieilles armures où le cuivre et le fer martelés, la laque, l’acier ont des jointures nouées de crépons et de soie, ont l’air de grands scarabées noirs. Ils ont laissé leurs fenêtres ouvertes, et des papillons et des cigales, des étamines envolées des fleurs, des feuilles arrachées aux arbres, des élytres brisés sont venus tomber çà et là, au hasard des souffles de printemps, sur les éventails de papier, les potiches de terre, les vasques de bronze, les fourreaux de laque et les gardes de fer. Ils ont mêlé la vie fragile des graminées et des insectes à leur vie sociale et familiale et militaire. Ils ont ramassé des bestioles d’or jusque dans les flaques de sang.
C’était l’époque où l’art quittait décidément les temples et les châteaux pour inonder la rue, comme après les grands siècles grecs. C’était l’époque où Matahei[15], peintre direct, somptueux et rare tournait le dos à l’enseignement dogmatique et ouvrait la voie à cette « école vulgaire » qui exprime aux yeux occidentaux, avec le plus de force évocatrice, l’âme moyenne du Japon. Le génie de Kôrin, seul et libre, la lutte de Goshin (1741-1811) contre un demi-retour de l’école chinoise favorisée par Okio (1732-1795), évocateur puissant des grands oiseaux sauvages, surtout l’apparition de l’estampe popularisée par les sévères harmonies de Moronobou (1638-1714), et de la gravure en couleurs qu’inventa Kiyonobou (1667-1729), protégeaient et secondaient ou appuyaient son action. Les netsukés, les poteries, les laques, les inrôs, les sourimonos se vendaient dans tous les bazars.
L’estampe envahit les intérieurs bourgeois et populaires. Les paysages de mer, de montagne et de bois, les robes des passantes, les oriflammes, les enseignes, les lanternes de papier peint, toute la féerie bruyante, mouvementée et papillotante du monde japonais permirent aux graveurs populaires de déployer, avec une profusion miraculeuse, la fantaisie et la puissance de leur génie de coloristes, de dramaturges et de conteurs. L’Europe a connu le Japon par cet art vulgarisé, par ce morcellement infini de la force centrale que Sesshiu, Motonobou, Kôrin, pour la gloire de l’homme, révélèrent à leur pays. Ce n’est pas tout à fait sa faute si, en déballant les boîtes à thé, les coffrets de laque et les meubles de bambou, elle ne vit guère tout d’abord que la surface un peu falote de l’âme japonaise dans cette mer montante de petits crépons coloriés où défilaient des épopées de paravent, apparitions horribles, paysages tourmentés, guerriers zébrés de sang, comédiens convulsés, femmes parées, fardées et pâles, artisans, pêcheurs, moissonneurs, enfants, tous peut-être un peu comiques, foules bariolées et gesticulantes, fêtes nocturnes sur les eaux. C’est peu à peu qu’elle apprit à saisir, dans cette confusion bizarre où ses sens surpris ne distinguaient à l’origine que des couleurs violentes et des gestes désarticulés, une puissance d’orchestration et une ardeur à caractériser les choses qui firent entrer dans l’esprit occidental un flot de sensations révélatrices. Comment aurions-nous assisté, sans Hieroshigé, à l’illumination, à l’assombrissement progressifs des ciels des îles japonaises, comment aurions-nous découvert la limpidité de leurs grandes aubes au-dessus des lignes d’horizon, les hauts troncs nus de leurs pins qui s’élancent du bord des routes, laissant apercevoir entre eux l’azur foncé de l’espace et de la mer, l’harmonie sombre de leurs neiges, la masse de leurs eaux presque noires où se suivent des voiles blanches, leurs rafales de pluie emportant les oiseaux, courbant les cimes des arbres, la poésie de leurs nuits bleues pleines de rameaux en fleurs, et leurs lacs éclairés par des feux d’artifice et les lanternes qui dansent au-dessus des ponts de bois et leurs barques surchargées où jouent des musiciens ? Comment aurions-nous assimilé, sans le pur Outamaro qui fréquentait les courtisanes et s’arrêtait au seuil des maisons pour voir les mères donner le sein à leurs petits, et sans le tranchant Toyokouni, commensal des comédiens, et sans Shiounsho qui répandait les couleurs sur l’estampe comme des rivières de fleurs, et sans Kiyonaga, amoureux contenu des longues formes féminines, épris des jambes, des poitrines, des épaules, des bras nus qu’on entrevoit parmi les harmonies discrètes des kimonos de soie et des intérieurs effacés, et sans Harounobou autour de qui les femmes, roseaux fleuris, enchantaient la terre, et sans l’infini Hokusaï, comment aurions-nous assimilé la valeur des lignes qui symbolisent, hors de toute perspective scientifique, par leur seule force expressive, la succession des plans dans l’espace illimité ? Comment n’aurions-nous pas oublié qu’ils ne connaissaient plus les modelés de Sesshiu, de Motonobou et de Kôrin quand, pour l’ivresse de nos yeux, leurs teintes plates secouaient devant nous les plis et les revers des robes et déployaient leurs sonorités orchestrales comme on découvre, d’une hauteur d’où les creux et les saillies s’effacent, les parterres d’un grand jardin ?
Ils ont brodé de fleurs vertes ou bleues, de fleurs de flamme, de feuilles rouges, de feuilles d’or, leurs robes où l’aube grandit, où le jour baisse, où tout le sang des veines est répandu, et toute la neige embrasée des montagnes, et les nuées de feu errant dans les crépuscules, et les champs voilés d’incarnat, de mauve et d’azur, et les fruits dont la peau duveteuse se trouble en mûrissant, et les pluies silencieuses des glycines sur l’eau dormante et le brouillard rose et blanc des arbres fruitiers en fleurs. Ils ont jeté sur elles, avec le vent, des vols d’oiseaux éperdus, ils ont tordu dans leurs replis des chimères convulsives, ils ont ouvert des paysages où les feuilles et l’eau murmurent dans la soie froissée, et déployé comme au travers des frondaisons d’automne, les multiples soleils des chrysanthèmes impériaux. Leurs noirs, ces noirs profonds, ces noirs absolus qu’ils y mêlent presque toujours, par les raies ou les pois des étoffes, par les coiffures étagées, par les arabesques grasses des puissants idéogrammes, leurs noirs sont l’accompagnement sourd sur qui les mélodies violentes hurlent le drame et s’apaisent et retentissent pour mourir… Quand les femmes défilent sur les estampes du Nippon, nous ne savons pas bien si c’est l’été ou l’automne ou l’hiver traversés qui font pleuvoir sur leurs kimonos de soie leurs fleurs, leurs feuilles mortes ou leurs flocons tourbillonnants, ou si c’est la marche même de ces créatures lointaines qui répand autour d’elles l’hiver ou l’automne ou l’été. Tout chante quand elles arrivent, même le meurtre. Le paysage leur répond, le paysage aux branches roses dont les pétales vont neiger, le paysage où les fleurs résistent aux gelées, le paysage des ciels limpides au-dessus des mers sereines, le paysage nocturne où des femmes, jardins errants, passent sur des fonds uniformément noirs.
La sève du Japon, en ces millions de feuilles envolées, pleuvait en gouttes de plus en plus serrées, mais s’éloignant de plus en plus de ses racines. Il était fermé depuis deux cents ans, sourd aux voix du dehors, et les voix du dedans se heurtaient à des parois infranchissables. Trop longtemps privée de l’échange, qui est la vie, impuissante à se renouveler, son âme se rétractait, s’énervait, se perdait peu à peu dans le détail et l’anecdote. Il faut l’avouer. L’art des XVIIIe et XIXe siècles, malgré son jaillissement profus et sa verve et sa vie, semble un peu grêle et tourmenté, fébrile, caricatural, près de celui des âges précédents. Le grand Hokusaï lui-même, le poète protée, l’homme aux cent noms qui remplit de sa pensée plus de cinq cents volumes, en couvrit vingt mille estampes, « le vieillard fou de dessin », le vagabond distrait qui couronna l’art populaire et dispersa l’esprit japonais aux quatre coins du ciel comme un grand vent dépouille les forêts d’automne, le grand Hokusaï lui-même est une expression de décadence. Il a la passion de l’humanité prochaine et misérable et avouée comme Rembrandt, ici, l’eut seul peut-être, et cette minutie puissante qu’on ne trouve que chez Dürer, et cet amour des paysages aériens où Claude Lorrain et Véronèse virent trembler l’or et l’argent, et cette verve cynique, ou terrible, ou gouailleuse, ou sinistre, ou déchirante avec qui Goya arrachait au monde des formes les symboles sommaires des tragédies de son cœur. Il a l’immensité du savoir et l’adresse de tous les ouvriers de sa nation. Élève de Shiounsho, épris de Sesshiu, de Tanyu, de Kôrin, il n’est pas une fibre de son innombrable esprit qui ne plonge en chacun d’eux pour se diviser et se répandre jusqu’aux extrémités des membres et des rameaux de tous les êtres et les plantes qu’il a rencontrés dans sa très longue vie, quand il rôdait dans les bois et le long des gaves, quand il humait le brouillard des cascades ou franchissait un pont bossu pour suivre la foule affairée et se disperser avec elle dans les rues, les jardins et les maisons. Il a dit le plus humble et le plus orgueilleux des mots tombés d’une bouche d’artiste : « À cent dix ans, tout ce qui sortira de mon pinceau, point ou ligne, sera vivant. » Il a suivi tous les travaux et raconté tous les jours. Il a fait ce que font les paysans, et les ouvriers, et les pêcheurs, et les soldats, et les forains, et les enfants. Il a raconté avec une tendresse goguenarde parfois et parfois tout à fait pure leurs jeux et leurs métiers et leurs passions. Il a aimé toutes les femmes, leurs mamelles dures et pointues et leurs beaux bras coulant d’un jet. Il n’a pas eu le temps de tout nous dire bien qu’à chaque instant il quittât des couvreurs sur un toit, des scieurs de long, des colporteurs avec qui il était en train de causer, pour suivre une abeille vers une haie en fleurs par-dessus laquelle il découvrait un jardinier à l’ouvrage. Il se couchait au soleil pour la sieste de midi, mais il comptait bien ne pas dormir. Il ne bougeait pas, il retenait son souffle. À la moindre vibration, il levait une paupière, il suivait le point bourdonnant jusqu’à ce qu’il se fût posé sur son bras nu. Il se laissait piquer pour étudier l’œil monstrueux, la trompe suçante, le corselet de métal, les minces membres élastiques qui se frottent sans arrêt. Quand il s’était mouillé les os pour bien regarder la pluie, il lui tardait que le vent le séchât pour voir s’envoler dans la tourmente les feuilles mortes, les lanternes de fête, les plumes arrachées aux ailes. S’il gravissait une montagne, c’était pour apercevoir brusquement, au sortir des brumes basses, une cime isolée dans un espace de cristal et pour découvrir en redescendant, à travers leurs déchirures, des toits de chaume, des rizières, une humanité fourmillante sous les chapeaux de paille ronds, des jonques dispersées sur l’opaque étendue. Quand il avait vu la lune pâle monter dans un ciel noir sur un monde vide de formes, il attendait impatiemment que le soleil rouge décolorât l’espace pour saisir l’apparition du monde par les îles d’or éclaboussées de taches sombres qui sèment les mers intérieures, et les maisons bleues ou rouges apparues entre les pins, et les voiles errantes et le volcan conique tantôt couronné de sang et tantôt d’argent ou d’opale et tantôt du violet, du rose ou du lilas qu’on ne voit qu’aux fleurs à peine ouvertes. L’oscillation huileuse de la mer, le surgissement des glaciers par-dessus les nuages, le faîte immobile ou tourmenté des bois, tout l’univers s’imprimait en lui selon des harmonies profondes, il paraissait écraser des joyaux bleus et verts et sanglants dans l’air chargé de vapeurs d’eau qui transmet la lumière aux choses… Il commanda à sa forme en héros, il fut à son gré et tour à tour ou simultanément lyrique et philosophe, et poète épique et poète satirique, vivant les cauchemars les plus affreux après les réalités les plus paisibles, ou en même temps qu’elles, et passant avec désinvolture de l’invention la plus malsaine à la plus noble vision… Et pourtant, par son art rapide, analytique et fiévreux et pressé – trop anecdotique souvent – il est une expression de décadence. On dirait qu’il pressent la fin du vieux Japon, qu’il veut en dresser une encyclopédie vivante, se hâter de le raconter tout entier en notes directes, immédiates, fulgurantes, comme pour en laisser – complexe, multiforme, désordonnée, immense, – l’image à l’avenir.
Après lui, Yosaï adresse encore un adieu discret, mélancolique et pur aux femmes en kimonos passant sur des fonds de branches fleuries, – et c’est la fin. La révolution qui précipite le Japon sur les pas de l’Occident éteint brutalement sa vie artistique. C’est comme un champ de blé couché par le vent des canons. Et pourtant le Japon n’a rien livré, rien abandonné de son âme. Il a imposé au monde son droit à la vie. Maintenant, il doit retrouver dans les réserves de son silence toute sa passion de comprendre et toute sa puissance à exprimer. L’âme d’un peuple ne peut mourir entièrement, alors que ce peuple est vivant. Quelques-uns de ses artistes, déjà, semblent se ressaisir, retrouver l’esprit de leur race élargie et renouvelée par la pensée de l’Occident. Un jour, certainement, un grand art naîtra de cette rencontre. Mais ces tentatives sont prématurées. Le Japon a maintenant un but plus prochain et plus positif à atteindre. Qu’il acquière donc, après la force militaire, la force économique. Dans l’ascension de ses énergies agissantes, il surprendra le grondement de l’esprit créateur qui rejaillira un jour. Après, il sera riche. Puis pauvre. Et le cycle recommencera.
Tous les peuples ont le besoin, à un moment de leur histoire, de prendre avec le monde sensible ce contact prolongé et fécond d’où sort la représentation verbale, musicale ou plastique de l’esprit. Mais chacun d’eux parle sa langue, tel a composé des poèmes ou orchestré des symphonies qui reste incapable de s’élever à des généralisations plastiques d’un accent original. En dehors des Français, des Italiens, des Espagnols, des Flamands, des Hollandais, parfois des Allemands, – j’hésite à dire des Anglais, – les sociétés de l’Europe médiévale ou moderne n’ont délaissé l’art industriel populaire que pour tenter des imitations plus ou moins dissimulées des grandes écoles étrangères. Or, toutes les races, même les plus primitives, possèdent la faculté d’orner des pots, de tailler des figurines dans le bois, de tourner des meubles, de tisser des étoffes ou de ciseler le métal. C’est dire que tout peuple d’Europe qui n’a pas su utiliser, dans l’entraînement général de la culture occidentale, les balbutiements de ces arts rudimentaires à se faire une langue à lui, vivante, et l’exprimant dans ses plus hauts désirs, doit chercher à les réaliser autrement que par l’image, dont il ne sait pas se servir parce qu’il ne l’aime pas. D’ailleurs la civilisation, en s’universalisant, pervertit les besoins de l’âme populaire dont les manifestations s’abâtardissent peu à peu. Pour trouver un art primitif qui garde sa sève et puisse donner des émotions neuves et fortes aux sensibilités qui ont conservé ou reconquis leur ingénuité première, il faut aller à ceux qui restent des primitifs.
C’est entre les tropiques ou près des régions boréales que les hommes, jusqu’au cœur du monde moderne, ont conservé à peu près intact l’esprit des plus lointains ancêtres. Là seulement ils n’ont pas dépassé le stade du fétichisme naturiste et du groupement par tribus. C’est qu’ici il fait trop chaud, et là trop froid. Ici les saisons sont trop tranchées et trop pesantes, là trop torpides, partout d’un rythme trop lent. Chez l’intertropical, l’effort rudimentaire pour la nourriture et l’abri est à peu près inutile, l’effort pour s’élever plus haut trop pénible, et chez l’hyperboréen l’effort ne peut s’employer qu’à s’assurer une existence végétative et précaire au sein d’une nature trop ingrate pour qu’il puisse songer à la modifier à son profit. Enfin, chez l’un comme chez l’autre, les grandes migrations humaines n’ont pas passé pour renouveler la race, lui porter le vent du dehors, parce qu’elles se sont arrêtées devant les glaces, les déserts, les forêts trop épaisses ou les océans trop étendus.
L’homme noir est peut-être celui de tous les non-évolués qui a manifesté le moins d’aptitude à s’élever au-dessus des instincts humains élémentaires aboutissant à la formation du langage, des premières cristallisations sociales et des industries qui leur sont indispensables. Même transplanté par grandes masses, et depuis des siècles, en des régions parvenues sinon au plus haut, du moins au plus original degré de civilisation moderne, comme l’Amérique du Nord, il reste ce qu’il était, un enfant impulsif, ingénument bon et cruel, dont tous les actes sortent de l’immédiate sensation. C’était pourtant la seule des grandes races primitives habitant en grand nombre un continent massif, et ne manquant ni de bras ni de têtes pour modifier son milieu, trouver des rapports nouveaux et créer des idées nouvelles. Mais ce continent est divisé en vingt tronçons par les sables, les montagnes, les brousses, les forêts vierges, infesté de fauves, fiévreux, torride, coupé en deux par l’équateur. Son extrême nord qui borde la Méditerranée et où peuvent vivre les blancs a seul participé depuis les débuts de l’histoire aux grands mouvements des hommes vers l’avenir.
Pourtant, si l’on remonte à ces temps-là, on découvre une Afrique probablement identique à ce qu’elle est à l’heure actuelle, et parvenue par conséquent au même niveau que les tribus barbares qui peuplaient l’Europe du Nord et de l’Ouest, peut-être à un niveau supérieur. La guerre et le commerce créaient des relations constantes entre la vieille Égypte et le Soudan, et l’Afrique centrale participa au développement de la civilisation nilotique. Dès cette époque, en Nigritie, on travaillait le fer, alors que le vieux monde connaissait à peine le travail du bronze, et les bijoux africains que fabriquent encore aujourd’hui les Somalis de l’Afrique orientale, les Pahouins, les Achantis, les Haoussas de l’Afrique occidentale, étaient apportés par les caravanes des confins de la haute Égypte sur les marchés de Thèbes et de Memphis. Ils sont lourds, de matière épaisse et compacte sous les incrustations de pierres bleues et rouges qui tachent de lueurs opaques leur cercle d’or mat ou de sombre argent. Les figures géométriques, chères à tous les primitifs, qu’ils peignent leurs pots, ornent leurs cases, tissent leurs vêtements ou se couvrent de zébrures la peau du visage et du corps, l’entament dans tous les sens, courtes, grasses, denses, serrées. Comme la mathématique, science des formes inertes, a précédé la biologie, science des formes animées, l’ornement géométrique précède l’ornement vivant, et tels peuples enfants incapables d’interpréter la vie, sont parvenus dans l’art ornemental au plus haut point de puissance. L’esprit humain, toujours, va du simple au complexe, mais l’intelligence le ramène aux sources primitives où s’abreuvait l’instinct, quand le grand artiste apparaît pour réunir sous la même arabesque les formes vivantes les plus différenciées ou quand la science moderne tente d’exprimer toutes ses conquêtes en symboles mathématiques. C’est toujours l’émouvant accord du sentiment le plus obscur et de la plus haute raison.
Il ne faut pas en général chercher dans l’art des nègres autre chose que ce sentiment encore irraisonné et n’obéissant qu’aux besoins les plus élémentaires de rythme et de symétrie. L’instinct qui pousse les peuples jeunes à imposer aux formes vivantes qui sortent de leurs doigts une vague apparence architecturale, une symétrie gauche et fruste, obéit sans aucun doute à un désir impérieux de synthèse, mais cette synthèse est de celles qui précèdent l’expérience et non de celles qui la suivent. La sculpture sur bois des nègres est encore très éloignée de la grande sculpture égyptienne, par exemple, dont l’apparition coïncide avec un édifice social et religieux puissamment architecturé. Peut-être n’en est-elle d’ailleurs que la première ébauche, presque aussi lointaine que l’apparition de l’homme en Afrique, et montant soudain, pour de longs siècles, dans la grande vallée fertile où le noir et le blanc fusionnent, à la plus lente, la plus haute, la plus consciente stylisation, puis, alors que l’art nilotique s’abîme dans les sables, se prolongeant, immobile, jusqu’à nous. Mais il ne faut pas rechercher des abstractions métaphysiques là où il n’y a que des sensations aussi courtes que violentes, une tentative de satisfaire aux besoins les plus immédiats d’un fétichisme rudimentaire. Et c’est peut-être même à cause de son effroyable candeur, plans rugueux, membres courts, têtes bestiales, mamelles pendantes, qu’il est expressif à ce point. Ces sculptures de bois peint, bois noir où des bleus purs, des verts crus, des rouges bruns prennent une violence si naïve qu’elle en devient terrifiante, ont une bonhomie dans la férocité et une innocence dans le meurtre qui commandent une sorte de respect. La nature brute y circule, un suc brûlant, un sang noir. Bien que l’homme en ait peur, il ne peut s’empêcher de reconnaître et d’aimer ses impulsions concrétisées dans les crocodiles rampants et les gorilles ramassés dont l’ébauche, indiquée à grands éclats de bois, orne quelquefois les portes et les poutres de sa case ou les parois de ses tam-tams.
Comment découvrir dans la confusion et le remous des tribus et des industries africaines des courants plus forts que les autres et qui eussent pu, sans la colonisation du continent par les peuples européens, entraîner peut-être lentement les noirs vers la conquête d’un monde intérieur plus éclairé ? Les Haoussas, les Achantis surtout se livrent à toutes les industries premières, le tissage, la céramique, la ferronnerie, l’orfèvrerie, la broderie, la joaillerie, la sculpture sur bois et sur ivoire, et ceux des nègres du Soudan ou de l’Afrique occidentale qui se laissent aller au courant de la propagande musulmane pressentent, au contact de l’étincelle spiritualiste de l’Islam, l’existence d’une vie supérieure et dépassent souvent l’ouvrier berbère dans le travail de luxe du métal et du cuir. Mais il faut remonter plus haut dans le passé de la terre obscure, la terre massive engraissée de sang, pour retrouver les traces d’un besoin d’ordre esthétique encore très confus, mais très affirmé, que les immigrations noires et les invasions blanches détruisirent chez quelques-uns des peuples africains. Chez les indigènes de Guinée, du Niger, du Gabon, de la Côte-d’Ivoire, on trouve des idoles, des masques de danse ou de guerre, des objets familiers, des armes dont les prototypes remontent sans doute à une époque très ancienne – et peut-être immémoriale – et qui souvent témoignent d’un souci de stylisation non seulement très accentué mais puissamment original. La synthèse plastique, ici, confine à la géométrie. L’ensemble de l’œuvre est soumis à une sorte de rythme schématique qui se permet les déformations les plus hardies mais laisse toujours subsister les quelques sommets expressifs de l’objet qu’elle interprète. Le royaume du Bénin, qui fut l’un des premiers à recevoir les navigateurs portugais et où s’est développée, sans doute vers la fin du Moyen Âge, la plus grande école d’Afrique, a eu des bronziers admirables, qu’un sentiment puissant de la vie embryonnaire rend très proches parents des sculpteurs archaïques chinois, des Khmers, des Javanais. Ils tordaient des serpents noirs ensemble, pour supporter des escabeaux de cuivre sur le grouillement écailleux et rugueux de leurs nœuds entrelacés. Leurs pots, qui prenaient souvent l’aspect très pur d’une tête humaine, s’ornaient de sculptures trapues, rudes, très brèves, où s’accusaient sous des formes parfois ironiques les silhouettes familières du chien, du lion, du coq, de l’éléphant, du crocodile. Au reste, à cette époque, au XVIe, au XVIIe siècle, l’Afrique paraissait sortir de son long cauchemar. Les Bushmens, contemporains des nègres du Bénin, et qui peuplaient le sud du continent, loin de l’équateur, des déserts, des forêts du centre, là où le climat est plus sain, l’élevage possible, le fauve moins redoutable, le gibier abondant, eussent pu, s’ils avaient duré, imprimer à l’esprit des races nègres une décisive impulsion. Ils vivaient plus souvent de rapines que de chasses, mais leur vie nomade et aventureuse, en multipliant leurs rapports avec les tribus et le sol africains, aiguisait leurs sens et subtilisait leur esprit. Ils ont laissé sur les parois des grottes où ils cachaient les troupeaux volés, des fresques d’ocre rouge où vivent la chasse et la guerre, des danses, des bêtes qui fuient ou défilent. La forme est approximative, mais la tache plate est vivante, et les silhouettes qui ressemblent à des ombres sur un mur marchent d’un même mouvement, bœufs pourchassés, antilopes montant une pente, grands oiseaux gris qui traversent le ciel.
C’est le plus intéressant effort, sans doute, qu’aient tenté des primitifs depuis les troglodytes de la Vézère. Mais on dirait cette peinture élémentaire condamnée à ne pas évoluer, vouée à la disparition brutale. Les eaux tièdes ont obligé les chasseurs de rennes à fuir l’Europe occidentale, les Bushmens se sont dispersés à l’arrivée des Cafres, des Boers, des Anglais, et la colonisation de l’Australie réduit de jour en jour le nombre des indigènes qui couvraient les rochers de la grande île de fresques noires, sulfureuses, rouges et bleues, témoignant de la naissance d’un esprit généralisateur dont les rudiments sont peut-être moins visibles chez les habitants de l’Afrique que chez quelques peuples océaniens. L’art de Polynésie, comme l’art oriental en général, semblerait avant tout tendre à la décoration, alors que l’art d’Afrique, comme l’art européen, aurait une tendance plus marquée à isoler la forme pour l’examiner dans son action propre et son caractère individuel.
Il est vrai que le climat et la nature océanienne offrent à la sensibilité des Polynésiens des ressources qu’on ne trouve pas en Afrique. Le morcellement de la race, dispersée en des milliers d’îles et d’îlots que séparent d’énormes étendues de mer, a peut-être seul empêché, en s’opposant à la cohésion nécessaire, une grande civilisation de naître dans le Pacifique et d’essaimer alentour. Et maintenant il est trop tard : la conquête européenne, les maladies, l’alcool, la morale et la religion qu’elle leur apporte les ont anémiés, décimés, vaincus. Ils commencent déjà à ne plus sentir vivre en eux le poème naturel qui les entoure et qui les a formés.
Les îles où tous les germes du ciel sont venus déposer des forêts fleuries couvrent l’océan bleu comme les cyclades grecques parsèment, des promontoires du Péloponnèse aux golfes asiatiques, la Méditerranés d’Orient. C’est une prodigieuse nature, saine bien que suant la fécondité et environnée de parfums, gorgée de fruits, gorgée de fleurs, éblouie d’oiseaux de feu et de pierres colorées, et réfléchissant ses bois qui descendent jusqu’au bord des eaux, dans la coupe de saphir noir incrusté de perles où les monstres marins habitent des cavernes de corail. La belle race au front haut qui l’habite est naturellement artiste, vivant en plein air, en plein vent marin, parmi les formes splendides et l’orgie brûlante des couleurs. Elle parle une langue harmonieuse, elle aime la danse, la guerre et la musique, tresse des fleurs en couronnes et en guirlandes et se livre à l’amour dans les sources et le soleil. Sa mythologie est très proche, par sa grâce triomphante, son parfum d’aurore et de ciel, son symbolisme de cristal, des vieilles légendes ioniennes. Une vie un peu moins facile et l’unité eussent fécondé l’avenir.
Les dieux que les Polynésiens ont découpés dans la matière tendre du bois pour les dresser ensuite sur le rivage ou à la porte de leurs cabanes, sont en général plus animés que les silhouettes symétriques taillées par les Africains. Peut-être aussi sont-ils moins ingénument conçus et d’un art moins sévère. Plus de tendance au style, semble-t-il, mais plus d’adresse, et moins de force aussi. Les orbites, les lèvres, les narines, les oreilles deviennent, dans les plus intéressantes de ces images, le point de départ de longues lignes parallèles profondément creusées et soutenues, de spirales et de volutes obéissant à une intention de démonstration religieuse ou d’intimidation guerrière où l’accord est profond et pur entre l’esprit du mythe et son expression résumée. Ce ne sont plus des poupées terribles par leur seule candeur. Elles sont violemment et consciemment expressives, avec les attributs du meurtre et des visages cruels, et les couleurs qui les couvrent sont les symboles de leur férocité dans le combat et de leur ardeur dans l’amour. Figures grimaçantes aux proues des longues pirogues recourbées, colosses abrités sous les frondaisons des forêts odorantes, hommes ou monstres barbouillés de vermillon et de vert émeraude, tous ont dépassé le stade archaïque représenté par les statues de l’île de Pâques, qui est à la Polynésie, peut-être, ce qu’une Égypte encore enfouie dans le limon originel serait à une Grèce paresseuse et trop esclave de sa chair. Tous sont monstrueux et vivants, jaillis de la verve bestiale que déchaînent les amours ivres et les sens exaspérés au milieu des fruits écrasés et des baies colorantes et des plumes multicolores qui pleuvent avec le soleil. Jadis, avant que l’homme blanc fût venu imposer le morne vêtement et tarir l’esprit poétique, les grandes idoles de bois peint étaient les sœurs des fleurs énormes et des oiseaux de paradis et des hommes nus qui traversaient les bois, tatoués des pieds au front, peints de rouge, de vert, de bleu, couverts de grandes lignes ondulantes faites pour accuser les formes, accompagner d’éclairs en mouvement le rythme de la course, et souligner les muscles du visage dans le jeu terrifiant des expressions de luxure ou de cruauté.
Il faut séduire la femme, terrifier l’ennemi, et, par un instinct encore plus obscur et plus vaste, jouer dans la symphonie naturelle le rôle qu’exigent les grandes corolles suspendues par les lianes enchevêtrées entre les arbres géants, les pelages lustrés, les ailes de feu, les couchers d’astres dans la mer. Tous les primitifs intertropicaux qui vivent nus, dans la liberté de la lumière, ont ainsi et de tout temps aimé se barioler de couleurs fraîches ou incrustées dans l’épaisseur de la peau, les nègres d’Afrique et les Indiens d’Amérique comme les Polynésiens. Mais chez le Polynésien, le tatouage prend un éclat, un souci de rythme et de vie qu’il n’a nulle part ailleurs, sauf chez les peuples dérivés des nations océaniennes ou en rapport avec elles depuis longtemps. Les Japonais ont substitué à l’ornement géométrique des figures d’oiseaux, de dragons, de chimères, de femmes, de vrais tableaux mouvants et composés. Les Néo-Zélandais, s’ils ont conservé dans le tatouage l’ornement géométrique de l’ancêtre océanien, y ont apporté une précision, une violence, une volonté de style qui suffiraient presque à les définir comme artistes si leur génie plastique ne s’était pas révélé par d’autres affirmations.
D’où qu’ils vinssent – les migrations polynésiennes à travers le Pacifique n’ont guère plus d’histoire que celles des oiseaux errants de climats en climats –, ils gardaient des populations d’Océanie ce sensualisme ardent qui les distingue. Comme elles, ils aimaient dresser aux portes de leurs cases des pieux sculptés en figures atroces, orner leurs armes, leurs ustensiles d’industrie et de ménage, leurs coffrets et leurs vases d’entailles peintes qui dénoncent, sous l’apparent souci d’observer et de perpétuer les rites traditionnels, les pratiques d’exorcisme et de magie, cet amour humain de la forme, de la ligne et de la couleur où nous puisons le désir de nous harmoniser à la nature pour la mieux comprendre et la recréer tous les jours avec ses propres éléments. Mais quelque chose de nouveau, une grande chose nouvelle y apparaissait nettement quand les Anglais, au milieu du dernier siècle, vinrent interrompre l’ascension des Maoris vers une conscience tous les jours moins chaotique et plus lumineuse de leur destinée dans le monde. Ils se livraient au cannibalisme, il est vrai, mais seulement depuis qu’ils avaient entièrement détruit les rares spécimens des espèces antédiluviennes qui erraient au travers des forêts silencieuses quand ils étaient arrivés sur leurs canots de guerre ornés de visages effrayants, dans ces grandes îles étranges dépourvues d’oiseaux, d’insectes, de reptiles, et possédant à peine une famille de mammifères nains. Ils n’étaient là que depuis trois cents ans peut-être, péniblement parvenus à s’organiser en tribus qui comptaient quelques dizaines de milliers d’hommes et où les naissances compensaient à peine les vides creusés par les massacres des prisonniers de guerre offerts en sacrifice aux dieux. Et cependant, déjà ils échappaient au silence de l’âme. Ils avaient construit des villages au centré desquels le Pa fortifié enfermait l’œuf de la cité future, quatre ou cinq cases communes sculptées du haut en bas, écoles, musées de la tradition et des légendes, temples, enceintes de jeux et d’assemblées où siégeaient les conseils d’administration et de guerre. Comment ne pas reconnaître, dans les formes qui les décorent, toujours violentes certes, meurtrières, rouges de sang, contorsionnées en attitudes infernales, mais manifestant déjà une opiniâtre volonté d’équilibre et de rythme architectural, l’influence dominatrice des paysages majestueux où se déroulait l’action des Maoris et de l’effort qu’ils fournissaient pour maintenir cette action ? Ils avaient dépassé la région dangereuse des zones intertropicales. Le printemps perpétuel ne les énervait plus. Leurs îles, du Nord au Sud, échelonnaient, comme au Japon, leur climat de celui de l’Italie à celui de l’Écosse. Ils posaient leurs villages au bord des lacs d’opale portés sur des vasques de lave, entourés de sources froides et de geysers bouillants, à l’abri des montagnes immenses où les volcans en feu alternent avec les glaciers descendant jusque dans la mer, et quand ils suivaient leurs rivières bordées de pins, elles les conduisaient à des fjords réfléchissant les forêts et les neiges dans les masses ténébreuses de l’Océan austral où jamais face humaine n’avait regardé son image. Une grande civilisation, un grand art pouvaient et devaient naître là. Les nattes de phormium pendues aux portes des cases rutilaient de peintures ardentes, les rochers se couvraient de fresques où revivait le bleu des glaces et des lacs, leurs villages de bois tout entiers, avec leurs maisons trapues, leurs grands toits très inclinés, leurs palissades de défense, étaient des œuvres d’art fouillées de figures horribles, tatouées comme des vivants, encadrées d’un prodigieux réseau de lignes courbes, de spirales enchevêtrées, d’enroulements rythmiques, épais et gras, amenant par leurs méandres calculés la forme du visage humain, forêts de bois sculpté ayant de loin l’aspect des fougères arborescentes, touffues et grêles, qui couvraient le pays. Un peu de l’esprit décoratif des artistes du Japon, mais plus impétueux et plus barbare, tout à fait dédaigneux de la matière employée et sans cette ironie et cette minutie d’observation qui découragent quelquefois l’enthousiasme prêt à bondir. Un caractère farouche. Certains visages sculptés sont de structure si abstraite et si résumée qu’on est obligé de penser, quand on les regarde, aux plus grands maîtres de la forme, les Égyptiens, les Grecs, les archaïques japonais, avec quelque chose d’austère et de tranchant, une terrible pureté qui n’appartient qu’aux Maoris.
Aucun d’entre les Polynésiens, dans tous les cas, n’est allé aussi haut. S’il y a, entre tous les Océaniens et les vieux habitants de l’île de Pâques une filiation préhistorique, c’est chez les Maoris qu’il faut voir leurs héritiers les plus légitimes, car l’art des Maoris, aussi vivant que celui des Papous et des autres indigènes du Pacifique, aspire encore plus que le leur à réaliser ces édifices de géométrie animée dont l’art hiératique des ancêtres accuse la préoccupation. Cette île, un ancien massif volcanique, est déserte. Mais les rochers sont creusés d’hiéroglyphes, de figures d’oiseaux, de poissons, d’hommes. Achevés ou inachevés, plus de cinq cents colosses s’érigent sur le rivage ou au centre des cratères morts. Ce sont des figures terribles, massives, abrégées, les bras au corps, presque sans crâne, avec un visage bestial, nez proéminent et dilaté, yeux ouverts, grands plans établis à la hache, mais dont le basalte a demandé des siècles, peut-être, à se laisser entamer. Pourquoi sont-elles là et que signifient-elles, face à l’éternelle mer, horriblement seules, si ce n’est notre inextinguible besoin de nous découvrir et de nous reconnaître dans la matière rebelle ou docile que nous fournit notre sol ? Une catastrophe sismique dut interrompre les travaux, les isoler du monde. Il y a des outils à leurs pieds, pas d’autres traces humaines. Où se sont-ils réfugiés, ceux qui les avaient dressés là, d’où venaient-ils ? À quelles sources inconnues ces hommes qui précédèrent sans doute ces étranges races océaniennes, les mieux douées de la planète avec les Indo-Européens et peut-être avant les Asiatiques, mais que les circonstances ont trahi, avaient-ils étanché leur première soif ? Sans doute les Polynésiens étaient-ils sortis de l’Insulinde, mais cela bien avant l’histoire, antérieurement aux civilisations indiennes. Les populations actuelles de l’Insulinde, ces Malais qui ont aussi peuplé Madagascar, n’ont pas leur grâce fière et forte, ni la liberté de leur vie, ni leur ardeur amoureuse, ni leur esprit artiste et généralisateur. Leur pensée est timide, leur caractère indifférent, ils acceptent les croyances que leur apportent les maîtres successifs qui viennent de l’Ouest. Leur art ancien dérive de l’art des Indiens, leur art moderne ne dépasse pas la pratique monotone des industries primitives. C’est sans doute le contact avec les vents de mer et l’abandon ivre aux grands courants océaniques qui dégagèrent les Polynésiens de ces origines apathiques pour faire lever en eux le formidable rêve interrompu dont les géants de l’île de Pâques sont venus nous offrir l’énigme. Peut-être étaient-ils allés, bien plus loin encore, à travers les îles disparues et portés par le flot, confronter ce rêve avec le soleil oriental dont le rempart de feu des Cordillères leur cachait la source ? Et peut-être un gouffre s’était-il ouvert derrière eux pour engloutir leur berceau, même dans leur souvenir ?
On pourrait le croire, quand on essaie de retrouver la trace des vieux habitants de l’île morte. Hors de l’art des Polynésiens, rien ne rappelle plus l’esprit de l’archaïsme océanien que les formes hiératisantes retrouvées chez les Aymaras des Andes péruviennes. Là, comme dans l’Égypte du Moyen Empire, la formule architectonique semblait arrêtée. En échange des terres distribuées à tous leurs sujets, le socialisme bureaucratique des Incas avait sans doute exigé d’eux cette soumission aveugle et définitive des âmes à tout ce qui touchait au domaine spirituel. Les Aymaras en étaient arrivés à ne plus chercher dans la nature que des motifs idéographiques implacablement stylisés.
Des hiéroglyphes découpés et plats, des images combinées où de vagues formes humaines apparaissent dans l’entrelacs précis et mystérieux des figures géométriques, encadraient les portes monolithes des temples et des palais. Pizarre a fait fondre et monnayer les statues d’argent et d’or qu’ils élevaient à leurs héros. Étaient-elles d’un art plus libre ? Sans doute. Les poteries quichuas du même temps témoignent d’un charmant esprit populaire. Ces peuples étaient bons. Ils aimaient les hommes et les bêtes. Ils les regardaient d’un œil goguenard, mais très doux. Presque tous leurs pots, leurs bouteilles, leurs alcarazas où l’eau reste froide, avaient pour becs des têtes d’animaux, des bras, des pattes pour anses, formes imprévues quelquefois belles, monstrueuses presque toujours, grotesques, contorsionnées, renflées, écrasées, déviées, bedonnantes. L’Égypte aussi réservait les formes hiératiques à la face des sanctuaires et s’attendrissait sur elle-même dans l’ombre où, comme le Pérou, elle enfouissait ses momies. Elle aimait aussi donner des formes animales à ses menus objets, terminer les cruches et les brocs en têtes de chats, de panthères, de chacals, de cynocéphales, comme les Péruviens les étiraient ou les aplatissaient en têtes de chiens, de pumas, de canards, d’alligators. Mais un esprit plus pur, plus haut, était en elle. Et si l’intention ironique l’entraînait parfois, très discrète, très effacée, elle n’allait presque jamais jusqu’à la caricature. Au lieu de tasser ses cadavres dans des vases de terre, elle les allongeait dans des cuves de granit. Elle avait le culte de la forme, même par delà la mort, et purifiée jusqu’à l’abstraction. L’aile de l’esprit l’avait touchée, notre monde en devait sortir.
Ici pourtant, ni les ingénieux systèmes sociaux, ni les grands rêves ne manquaient. Une légende aymara ne montre-t-elle pas le créateur peuplant le monde de statues qu’il anime pour leur donner mission de le civiliser ? Nulle part, dans aucune autre cosmogonie, ce mythe profond ne se trouve. Les vieux poètes péruviens avaient senti que l’éclair ne jaillit jamais que du contact de l’âme avec la forme et que c’est aux artistes qu’il appartient d’introduire dans l’univers plus d’ordre, une harmonie toujours devenante et projetant sur l’avenir une réalisation anticipée de notre espoir. Mais le climat meurtrier et l’aveulissement des populations décimées par les sacrifices sanglants que les prêtres offraient au Soleil, déjouaient les prophéties des aèdes et neutralisaient les enseignements des sociologues les mieux intentionnés. Dans cette Amérique torride et tremblante, les plus vastes efforts devaient avorter brusquement au choc d’une civilisation supérieure malgré tout, malgré l’esprit de meurtre et de rapine de ses envoyés, malgré l’Inquisition qu’ils apportaient. Ces aventuriers venus d’un vieux monde où l’esprit humain était en proie au plus profond bouillonnement qui l’eût agité depuis quinze siècles, ces fous violents qui avaient heurté ce continent en essayant de contourner la terre, représentaient contre eux-mêmes la conquête de l’avenir.
Ils n’eurent qu’à toucher du doigt le fruit pourri pour qu’il tombât du vieil arbre où la sève ne montait plus. Au Mexique plus encore qu’au Pérou, les massacres rituels qui ne cessaient pas avaient plongé les peuples dans une torpeur hébétée qui les rendit incapables de résister plus de deux ans à l’effort de l’envahisseur. Ils ne retrouvèrent un reste d’énergie que pour aider Cortez à chasser de Tenochtitlan[16] les Aztèques qui les tenaient depuis deux siècles sous le joug. À tout prendre, la religion de Torquemada immolait moins de victimes que celle de Montezuma. Et d’ailleurs, sur ce sol, il était passé de si profonds flots d’hommes, depuis mille ans, qu’une indifférence absolue venait à ses plus anciens possesseurs, du maître auquel il fallait payer, au nom du dieu qu’il apportait, l’impôt d’or et de sang.
Comme les Doriens dans la Grèce primitive, comme les Germains dans l’Italie contemporaine des civilisations du Mexique, tous les conquérants étaient venus du Nord, les Toltèques au VIe siècle, les Chichimèques au XIe, les Aztèques au XIIIe. Par où ils étaient entrés, l’Orient ou l’Occident, le Groenland ou la mer de Behring, nous ne le savons pas. Par les deux côtés sans doute. On trouve tous les types chez les habitants actuels ou dans les vieilles sculptures du Mexique, l’Asie mongolique, probablement l’Europe Scandinave, peut-être l’Atlantide engloutie. Ils avaient sans doute traversé les régions boréales, entraînant dans leurs migrations quelques-uns de ces Inoïts qui peuplent encore les bords de l’Océan arctique et que certains disent descendre du plus vieux peuple artiste de la terre, les Troglodytes périgourdins remontés vers le nord avec le froid. Ils avaient pris contact, aussi, laissant des leurs au milieu d’eux, en emmenant d’autres vers le sud, avec les Indiens nomades de l’Amérique du Nord. Là, ils avaient passé des hivers parmi les Hyperboréens blottis dans leurs huttes sordides, puantes, à peine éclairées, et rythmé avec eux l’interminable nuit polaire par la préparation des engins de pêche, de chasse et de commandement, bois de rennes, mâchoires de rennes et de phoques, os de baleine qu’ils gravaient d’images précises comme les souvenirs de leur vie monotone qui recommençait chaque année avec le retour du soleil pâle. Ici, en descendant la vallée du Mississipi ils avaient bu l’eau, pétri la farine, mangé la viande et les fruits dans de beaux vases rouges à larges taches noires où l’ornement géométrique prend quelquefois le fruste aspect d’une bête ou d’un oiseau. Ils avaient couché dans la prairie sous des tentes de peau ornées de dessins enfantins, bisons chassés, démons, dieux effroyables, qui réunissaient dans leur coloriage violent, leur dessin gauche, le plus primitif des symbolismes à la plus primitive des écritures et où pouvaient se pressentir les hiéroglyphes des manuscrits du Mexique et des bas-reliefs péruviens, leur vie géométrique, leur raideur de jeux de patience. Le visage caché sous des masques horribles, empennés, becqués, encornés, violemment peints et couverts du crâne au talon de plumes multicolores qui leur donnaient l’aspect de ces monstres à crête dorsale enfouis dans les houillères des Montagnes Rocheuses, ils avaient dansé les terribles danses de guerre qui rôdent autour de la mort[17]. Des souvenirs encore plus lointains remuaient en eux peut-être, ils emportaient au fond des yeux l’image des rochers sculptés de la Scandinavie préhistorique, et leurs traditions millénaires leur conservaient la technique primitive transformée avec le temps et adaptée à des climats nouveaux, de la construction en bois que leur plus vieil aïeul leur avait apportée des plateaux iraniens[18].
En tout cas les ruines dont fourmille le Yucatan en portent toutes la trace. Les conquérants mayas qui avaient construit ces édifices, probablement avant l’arrivée des Toltèques et peut-être même à l’époque des civilisations gréco-latines, rattachaient par leurs pyramides à degrés extérieurs et leurs édifices à murailles inclinées, le rameau américain des Aryas aux rameaux d’Asie et d’Europe qui s’étaient répandus, aux premiers temps de notre histoire, sur la Mésopotamie, l’Inde, l’Égypte, la Grèce et l’Italie du Sud. Et dans tout le reste du Mexique, couvert au Moyen Âge d’aqueducs, de quais, de jetées, de canaux, de ponts, de réservoirs, de chaussées de pierre, de temples pyramidaux, de palais à terrasses, de remparts, le génie des peuples blancs plus ou moins mêlé, plus ou moins résistant persiste, quelquefois presque pur comme chez les Yucatèques, étouffé souvent comme à Mitla de formules théocratiques, épaissi de sang noir ou jaune quand on erre sur les plateaux où tant de races se croisèrent, où la nature reprend tout, où des bois épais recouvrent si souvent d’énormes ruines portant à leur sommet un temple du dieu catholique.
Comme aux Indes, quand on monte du Sud au Nord, de l’ivresse confuse des peuples sensualistes aux claires conceptions des peuples rationalistes, ici, quand on descend du Nord au Sud, on passe par tous les degrés, des façades regorgeant de sculptures touffues aux grandes bandes horizontales lisses ou creusées d’ornements abstraits soutenues par des colonnades et coupées en arêtes pures, aussi nues que le profil du sol. Des plaines calcaires du Yucatan aux plateaux frais du haut Mexique, on traversait des broussailles enfiévrées, grouillantes de serpents, de scorpions, d’insectes empoisonnés où l’esprit pouvait s’obscurcir de miasmes épais, l’œil se voiler de brouillards sanglants pour fusionner les styles, imposer aux architectes les fantaisies les plus bizarres de l’orgueil théocratique, mêler l’Inde primitive, l’Europe du nord, l’Asie et l’Amérique comme leurs mythologies s’étaient confondues et défigurées dans l’âme farouche des vieux prophètes mexicains. Rien ne peut exprimer le trouble ardent de l’âme de ces peuples qui connaissaient l’astronomie, avaient divisé l’épopée humaine en quatre âges grandioses, les Soleils d’eau, d’air, de feu, de terre, la lutte contre le déluge, le froid, la lave et la faim, chantaient des amours de volcans, adoraient le soleil, le père profond de la vie, du haut des terrasses, mais croyaient nécessaire que les murs des temples qu’ils lui élevaient fussent toujours baignés de sang humain pourrissant sur la terre brûlante et qu’à leur faîte une Pierre des Cœurs offrît aux aigles les viscères des sacrifiés[19].
À Teoyaomiqui, déesse de la mort, à Huitzilopoctli, dieu du carnage, à Tlaloc, dieu de l’eau, des forêts, des orages, dieu qui réglait les torrents tièdes ruisselant du ciel pendant six mois, à Quetzalcuatl, le serpent emplumé qu’adoraient déjà les Toltèques[20] auxquels les maîtres de Tenochtitlan avaient pris l’art, le culte du soleil, la soif du sang, il fallait des cadavres frais. Pour consacrer à Tenochtitlan le temple d’Huitzilopoctli, on égorgea quatre-vingt mille prisonniers. Le pain offert en sacrifice était pétri avec le sang des enfants et des vierges. On arrachait les cœurs pour les élever vers le dieu, on faisait savamment fuser sur son image pour qu’elle disparût sous un manteau de caillots fumants à la fin des cérémonies, les flots de sang jaillis des artères tranchées. On élevait aussi haut que les temples pyramidaux, des amas de têtes coupées. Il y avait des sanctuaires où l’on entrait par une bouche dont les dents écrasaient des crânes et déchiquetaient des entrailles et qu’on ne pouvait franchir qu’en marchant dans le sang jusqu’aux genoux. Les prêtres écorchaient des hommes pour se vêtir de leur peau.
Du fond de cette horrible buée rouge qui montait de partout, prenait à la gorge, faisait rouler dans les veines un poison nauséeux, voilait le souvenir, comment l’âme énervée et découragée des peuples eût-elle pu tout à fait dégager des formes qui l’environnaient ces grandes lois de la structure vivante d’où sortit, par l’Égypte et la Grèce, la civilisation de l’Occident ? On dissimulait à leurs yeux tout ce qui n’était pas la mort. Le soleil ne touchait qu’au zénith l’autel sculpté qui se cachait au sein de la montagne artificielle creusée d’un puits en son milieu. Les bas-reliefs plats dont on recouvrait les murailles et où l’on aurait pu voir des hommes aux casques emplumés chasser le tigre et le boa sous le vernis brillant des verts, des bleus turquoise et des rouges, disparaissaient sous le sang. Une vapeur d’abattoir masquait les idoles. La tradition de la matière sculptée ne pouvait se transmettre à des générations mutilées, et la nature sur laquelle elles jetaient trop hâtivement les regards fumait toujours de pluie ou vibrait toujours de soleil. C’est par l’intuition de la masse, non par l’intelligence du profil qu’on peut comparer les idoles de pierre que leurs outils de bronze dégageaient peu à peu du bloc aux purs colosses égyptiens dont les plans se répondent, s’amènent l’un l’autre et se balancent comme le flot des sables et des mers. Ils ne pouvaient pas dépasser, à peine pouvaient-ils atteindre l’étape architecturale de l’évolution de l’esprit. Sans doute, le souci d’une symétrie essentielle les hante quand ils dressent sur leur socle ornementé Tlaloc accroupi, les yeux caves au ciel, immobilisé dans une expression prodigieuse d’attente et d’ennui, Chac-Mool recueillant la pluie dans son ventre et la déesse de la mort vêtue de serpents et de griffes et levant sa face de squelette et ses horribles mains pourries. Sans doute parviennent-ils souvent ainsi, par un effort qu’on sent douloureux vers l’expression la plus tranchante, à des résumés structuraux profondément émouvants, un équilibre soudain qui arrête et assied la forme titubante avec l’énergie du désespoir même. La continuité du monstre composite n’est plus alors, comme chez l’Égyptien, dans l’ondulation progressive et fuyante du modelé, coulant ainsi qu’une eau limpide. Comme une végétation tropicale boursouflée de bulbes spongieux, de dards, de dartres, de verrues, elle procède en poussant, du cœur qui bat sous ses profondeurs torpides, son sang épais dans les proéminences grasses, têtes et tronçons de reptiles, crânes dénudés, doigts humains, bréchets d’oiseaux qui, au premier abord, semblent accrochés au hasard. Cependant une architecture sommaire, mais imposante, faisant masse sous toutes ses épaisseurs, et vue par l’ensemble vivant plus que par le plan abstrait, le ramène à l’unité organique sans qui l’œuvre s’effondrerait. Seulement, leur destin épouvantable les avertit qu’ils n’auront pas le temps d’en approfondir le sens, de s’élever dans l’abstraction, de parvenir à la notion de l’harmonie. En hâte, ils disent ce qu’ils ont à dire, des visions confuses et violentes, brèves, morcelées, un cauchemar pesant de tristesse et de cruauté.
Même quand ils élèvent des statues entières, quand ils abandonnent pour un jour leurs combinaisons hiéroglyphiques de figures géométriques et de formes animées, on dirait à leur façon d’articuler les membres et d’architecturer les masses, qu’ils n’ont jamais vu que des troncs mutilés, des membres épars, des crânes scalpés, des faces écorchées aux orbites vides, où claque le rictus des dents. La vie n’est là que par tronçons, coupée comme elle est dans leur âme, n’ayant que des tressaillements courts, figée par le dogme et la peur. Ils combinent en formes confuses des morceaux d’animaux vivants, d’énormes masses pulpeuses, gonflées d’eau trouble, hérissées d’épines comme les échinocactus. Dans l’Amérique centrale où, sur la terre imbibée d’averses brûlantes, la végétation est plus broussailleuse, les miasmes plus mortels, les fourrés infestés de bêtes malsaines, où les buissons de dards vénéneux sont impossibles à traverser, le rêve est plus horrible encore. On ne distingue plus dans les roches sculptées que des amoncellements de chairs broyées et palpitantes, des paquets soubresautants d’entrailles, des visages sanglants dont on a arraché la peau, un amas confus de viscères des bords duquel il semble qu’on voit couler du sang.
Par quelle aberration l’art qui est fait pour réunir les hommes a-t-il si exclusivement célébré chez ces peuples-là le meurtre et la mort, et si fréquemment aussi chez les plus civilisés ? Notre cœur bat plus régulier et plus fort quand nous suivons les Assyriens dans leurs montagnes, quand ils étranglent des lions dont les muscles de fer se bandent et qui déchirent de leurs ongles le ventre des chevaux. Nous nous réunissons comme pour une prière autour des groupes harmonieux qui, sur les frontons grecs, évoquent les terribles mythes d’Hercule, la guerre des dieux et des hommes, des centaures et des lapithes, des amazones, toujours l’égorgement, la chute des haches, le vol des piques, les doigts crispés sur les couteaux. Les défilés militaires des arcs de triomphe romains, le passage des licteurs, des légionnaires, des enseignes, du sombre imperator lauré, le piétinement des captifs, le pas sonore des chevaux nous comblent de calme et d’énergie. Nous savons sur quels amas de cadavres s’élèvent les mosquées et les alcazars, de quelle boue sanglante leurs pierres sont cimentées, et pourtant nous aimons la fraîcheur de leur ombre et de leurs jardins. Nous ressentons une ivresse puissante devant les monstres indiens même qui boivent du sang et dévorent des chairs pourries. C’est que le spectacle de la force exalte notre force. C’est aussi que nous nous trompons sur le sens de nos actes et que nous aimons les formes nécessaires au développement de notre faculté d’ordonner et de comprendre, à travers même les monstres composites et les tronçons mutilés, comme nous poursuivons à travers le combat et la violence un idéal illusoire et lointain d’harmonie et de communion. Nous tâtonnons dans l’obscurité et heurtons douloureusement les murailles. La porte de lumière ne se trouve jamais.
Il convient donc de la chercher ensemble, ou tout au moins de s’interdire d’assommer au fond des ténèbres ceux qui la cherchent passionnément. Au Mexique, au Pérou, l’égorgement des peuples fauchait à tout instant des pensées nécessaires au développement d’autres pensées et coupait une à une, à mesure qu’elles repoussaient, les racines de l’avenir. Si la guerre, parfois, peut exalter et même révéler l’énergie créatrice d’un peuple, le massacre systématique éteint toute énergie. L’arrivée des Espagnols dans le Nouveau Monde, qui mettait face à face la plus implacable des races européennes et les plus implacables des races exotiques fut une confrontation terrible et providentielle dans l’histoire. L’Espagne, à qui la conquête de son unité avait donné un siècle d’élan créateur, allait s’apercevoir, grâce à l’Inquisition, du besoin que l’homme a de l’homme pour se réaliser. Le désert moral ne devait pas tarder à s’étendre sur elle, comme il commençait à s’étendre sur l’Amérique quand elle en avait fait un désert matériel en incendiant ses villes et en jetant ses idoles brisées dans le lac de Tenochtitlan.
Byzance a prolongé le monde antique jusqu’à la fin du Moyen Âge. Comme elle gardait les portes de deux continents et de deux mers, au centre du remous des civilisations déchues, elle nourrit de ses lentes agonies sa vie violente et trouble. Elle défendit mille ans contre les inondations humaines qui venaient du Nord, de l’Est, de l’Ouest, l’esprit légalitaire de Rome, les habitudes de négoce, de politique et de spéculation des Grecs, le luxe cruel des monarchies d’Orient.
Le culte de la sagesse, sans doute, ne se fût pas senti très à son aise sous la coupole de Sainte-Sophie, Athènes n’eût pas reconnu, dans les idoles raides qui décoraient l’église, la liberté de son naturalisme religieux, ni son respect de la forme vivante dans les mutilations atroces que la justice byzantine infligeait aux condamnés. Le réalisme intransigeant de l’Assyrie eût trouvé fades les images des livres de prière, et les rois ninivites n’eussent pas compris les révolutions d’hippodrome, les coups d’État d’antichambre et d’alcôve où la pourpre de l’Empire se teignait d’un sang toujours frais. La Rome de la république n’eût pas reconnu ses légionnaires dans ces gras soldats cuirassés d’or, elle n’eût pas toléré le recul incessant de la loi devant le caprice impérial ou les intrigues des eunuques. Pourtant, sous la fermentation des vices, l’orgie des jeux, les cris des massacrés, l’autocratisme convulsif obligé d’obéir aux ordres de la populace, c’était la loi de Rome, l’opulence de Babylone, la curiosité d’Athènes, et le seul foyer lumineux au centre de la nuit.
Le christianisme, que les Grecs de Rome propageaient d’autre part au moyen de l’image dans la nuit des Catacombes, ne put ni purifier ni éteindre ce foyer où se consumait, dans un bruit d’incendie, tout ce qui restait de la sève antique en ses fruits empoisonnés. L’autocrate byzantin, pour s’assurer l’appui des foules qui avaient répondu à l’appel des apôtres de Galilée et rendu possible, en abdiquant leur instinct révolutionnaire, l’avènement d’un régime social plus dur que le premier, l’adopta dans sa lettre, et enjoignit aux prêtres de changer les noms de leurs dieux. Ce fut tout. Les sophistes avaient dévoyé l’esprit philosophique. Les conciles byzantins codifiaient la sophistique.
Le schisme de 1054, qui sépara du pape l’Église d’Orient, fut la consécration du schisme politique qui séparait l’Orient de l’Occident depuis le partage de l’Empire. Chacune des moitiés du vieux monde reprit désormais seule sa route vers la transformation et la refonte. Le moule romain s’offre aux barbares au risque de se briser sous la poussée de leurs désirs. L’hellénisme asiatisé domine l’Orient par Constantinople jusqu’à ce que l’Orient l’asservisse par Stamboul. Les icônes orthodoxes vont représenter l’idolâtrie grecque mourante comme les icônes catholiques, quelques siècles plus tard, représenteront l’idolâtrie latine renaissante.
Quand on ouvre un de ces psautiers que les moines grecs, entre les VIe et Xe siècles, enluminaient au fond des cloîtres, on s’aperçoit bien vite que le christianisme est venu demander à l’idole grecque qui meurt la consécration de la vie. Toute l’histoire du peuple juif s’y transpose pour revêtir, sous les noms des divinités nouvelles, les apparences de la mythologie des Grecs. David est Héraclès quand il combat, et dès qu’il chante il est Orphée. La grande déesse est toujours là, avec ses beaux bras, son beau visage et sa poitrine, dans le paysage d’idylle des romans alexandrins. Au temps de la jeunesse de Byzance, Alexandrie vit encore, la croissance de l’une et le déclin de l’autre mêlent leurs voix confusément. Byzance, à qui l’Asie transmet, par la Perse sassanide, l’esprit des hauts plateaux et de la contrée des fleuves, est sensible par-dessus tout, parce que grecque, à l’apport des artistes du delta du Nil qui lui révèlent, en même temps que le portrait profond et maladif de l’Égypte hellénisée, le portrait aux yeux insondables, leur industrie décorative, la mosaïque, les guirlandes de feuillages, de fruits, d’amours et d’animaux, dont les peintres pompéiens décoraient aussi les murs[21].
Les images des manuscrits n’ont évidemment plus rien de la fraîcheur du monde éperdu de se découvrir. Mais c’est l’esprit grec tout de même. L’homme va vers le dieu avec une attitude libre, toute la vie vient aboutir à lui comme à un centre d’attraction et s’organise en groupes naturels dont les éléments s’équilibrent. Si cet esprit est moins apparent dans les grandes idoles peintes, dans les mosaïques rutilantes qui décorent du haut en bas les couvents et les églises, c’est que la matière est moins souple, les surfaces à recouvrir plus exigeantes, le parti pris décoratif plus nécessaire et l’artiste plus surveillé. Quelquefois, à Ravenne surtout, au contact du sol italien, les images se disposent en tableaux mouvementés où il y a des formes qui remuent parmi les arbres, les troupeaux, sur la mer ou sur ses bords. Presque toujours elles sont raides, rangées parallèlement, elles n’ont plus de l’humanité grecque que quelques inclinaisons timides de cous et de têtes les uns vers les autres, comme une ébauche vague de cette ondulation de flot qui bougeait au front des vieux temples. Pourtant, l’âme antique survit dans les grands gestes simples, le silence, les regards calmes, on ne sait quelle noblesse et quelle majesté meurtries. L’âme antique survit surtout puisqu’elles sont là, puisque le peuple peut prier devant elles, puisque taillées dans l’or et l’argent et l’ivoire, incrustées de joyaux, elles ont envahi l’autel, les chapelles, les reliquaires. Un siècle et demi d’ordonnances impériales, d’interdictions ecclésiastiques, de révoltes, de carnages, leurs grandes sœurs partout brisées dans les sanctuaires, en Asie, en Grèce, aucune menace, aucune persécution ne les chassera tout à fait. Dogmatiques par l’immobilité, asiatiques par la matière, elles restent grecques d’abord parce qu’elles expriment quelque chose qui peut se transformer, se vicier, s’abâtardir mais qui ne peut disparaître : l’instinct qui pousse un peuple à demander aux formes de la nature l’éducation de son esprit.
Elles sont grecques aussi parce que, malgré leurs attitudes fixes, malgré le faste barbare qui les entoure et les raidit, un sens profond de l’harmonie rayonne d’elles. Trouble instinct, germe vivant d’une fleur magnifique au fond d’une mare empestée, redoutable splendeur des mouches bleues ou vertes, des mouches de métal glacé qui naissent de la pourriture. L’esprit de Phidias a fait retour au charnier commun où les vies confuses s’élaborent. Toute la vie glorieuse dont les frontons des temples, comme du bord d’un horizon à l’autre, contenaient le balancement, paraît s’être amassée au fond des crânes atrophiés et sourdre des yeux immenses ouverts sur le vide, l’obscurité, la décomposition, la fièvre morbide des âmes. L’intérieur de l’être apparaît vraiment au travers de ces regards étranges, qui tentent de reconcentrer, dans la fermentation prodigieuse de la conscience, les énergies éparpillées par la décadence hellénique sur tous les chemins de l’esprit. Les idoles byzantines ont retrouvé l’immobilité des statues qui caractérisait, avant que Myron et Phidias apparussent, la concentration de tous les efforts helléniques en vue d’un équilibre grandiose et fugitif à conquérir. Mais le calme dorien, le sourire ionien les ont quittées. Une inquiétude effrayante habite leurs prunelles fixes et autour d’elles, au lieu de la lumière du grand jour et du limpide espace, l’obscurité des chapelles accumule ces phosphorescences magiques qui traînent sur les tas d’ordures et les eaux empoisonnées. Le monde grec, dépossédé du rythme qui s’était si vite élevé des profondeurs de son désir aux sommets de sa volonté, retourne à ses origines pour demander à l’ivresse des harmonies barbares la signification de ses pressentiments nouveaux. Dans la pénombre enflammée par les lourdes lueurs qui tombent des mosaïques, on se croirait, si l’on n’entrevoyait vaguement, comme au travers d’un long oubli, les défilés immobiles qui font songer à des Panathénées, au cœur d’un temple indou tout couvert de queues de paon pétrifiées dans la lumière. Jamais ni le ciel ni l’eau n’avaient eu ces profondeurs bleues, concentrées, opaques, sans autres limites que le rêve fumeux qui les prolonge à l’infini. Les rouges et les verts n’avaient jamais brillé d’un éclat plus liquide pour teindre de sang les prairies de la terre et les étendues miroitantes de la mer. Jamais le feu et l’or ne s’étaient mieux confondus ensemble pour donner plus de gloire aux soleils qui s’éteignent et environner la prière de plus de volupté. Toutes les couleurs de l’univers semblaient avoir été ramenées à quelques teintes essentielles, approfondies, intensifiées, sombres à force d’entasser leurs nappes limpides, cristallisant dans l’espace les harmonies flottantes qui troublent notre désir.
À travers la brume rousse de l’encens répandu et des dix mille cierges allumés, le christ pantocrator, la vierge, les apôtres, les saints couronnés d’or, vêtus de robes rutilantes, restaient lointains. Très haut, la grande coupole écrasée empêchait le rêve naissant de s’évader du temple que les demi-coupoles d’angle et les trois absides du fond rattachaient au sol par une série de moutonnements étagés, comme les contreforts d’un massif montagneux conduisent les sommets jusqu’à la plaine. Le temple antique, où tout se combinait pour associer le sens de la forme extérieure à la ligne des montagnes et des horizons voisins, était retourné du dehors en dedans et le naturalisme grec brutalement accommodé au goût des peuples énervés par les mœurs asiatiques. Quelles que fussent au dehors la force ramassée de Sainte-Sophie et la lourdeur de ses couvercles ronds, c’est par le luxe du dedans qu’elle tenait les foules et stupéfiait les voyageurs qui venaient à Constantinople et répandaient au loin la gloire de l’Empire grec.
Jamais semblable luxe matériel n’attacha le sentiment populaire à la lettre d’une religion qui se réclamait de l’esprit pur. Les marbres veinés, les mosaïques polychromes, les grandes peintures des voûtes, des murailles, des pendentifs qui permettaient d’inscrire exactement dans le carré de l’édifice le cercle lourd de la coupole constellée, la barrière d’argent du sanctuaire, l’autel d’or, la tribune d’or, les six mille chandeliers d’or, l’essaim des gemmes incrustées qui couvraient d’un ruissellement d’étincelles l’or de la tribune et de l’autel, des encensoirs, des croix, des statues émaillées, des châsses, des tiares, des diadèmes, des rigides robes brochées où s’immobilisaient les idoles vivantes, l’empereur et le patriarche, c’était comme une énorme sphère de diamant traversée de flammes, un resplendissement suspendu par des guirlandes de lumière. Les paradis promis se réalisaient ici-bas.
Et cependant, quand le temple est tout à fait nu, comme à Périgueux par exemple, ou quand les mosaïques, par leur ton, font tellement corps avec lui qu’on ne voit plus, dans la pénombre rousse et chaude, rien d’étranger aux murailles épaisses, aux piliers trapus et massifs, rien que des lignes qui s’incurvent, des voûtes, des berceaux, des pleins cintres, une harmonie étrange vous envahit, peu à peu. La vertu du nombre, cette mystérieuse puissance toujours présente et agissante dans la grande architecture, sur qui tous les maîtres s’appuient, qu’ils invoquent toujours et ne formulent jamais, la vertu du nombre s’y impose avec une formidable et monotone et musicale autorité. Oui, la coupole écrasée empêche la montée du rêve, mais le rêve tourne et revient sans cesse sur lui-même dans quelques orbes fermés, géométrie mouvante dans l’espace qui reproduit, résume et pétrifie la gravitation des cieux. Les sphères d’or roulent leur ronde. La sophistique réfugiée dans les Conciles, la mathématique exilée fusionnent en un éclair de pureté pour enfermer l’architecture dans l’orbite obéissante des mondes silencieux.
Voilà sans doute où il faut chercher la plus haute expression d’une époque où le luxe barbare écrasait l’intelligence réduite à s’enfermer dans la délectation solitaire des mystères harmoniques que se transmettaient les initiés. Hors d’eux, enchaîné d’or, immobilisé par le dogme, par les règlements bureaucratiques qui fixaient jusqu’en leurs plus infimes détails la vie sociale et professionnelle des corporations et des artistes, l’art byzantin ne donna jamais sa mesure.
L’essor pesant qu’il avait pris fut même brisé pour plus d’un siècle par les édits de Léon l’Isaurien et de ses successeurs qui interdisaient les images. Le culte iconolâtre ne triompha qu’après cent ans de proscriptions, de tueries, de vandalisme furieux. Quand les images reparurent, la tradition était brisée, l’effort coupé dans sa racine, les artistes de Byzance étaient dispersés par l’exil dans l’Orient voisin, en Italie et jusqu’en Espagne et en France. Si l’art byzantin survécut, c’est que les enlumineurs continuaient, en pleine iconoclastie, leur travail dans les monastères, c’est qu’un renouveau d’énergie suivit l’effort que Constantinople dut faire pour refouler l’invasion slave et l’invasion mahométane, c’est surtout qu’avec les Croisés un grand courant de vie la traversa. Il rayonna deux siècles encore, peupla Byzance, Salonique, la Grèce, la Syrie de ces basiliques à tours polygonales, si pauvres au dehors avec leurs dômes aplatis couverts de tuiles, leur matière indigente et sèche, mais riches au dedans d’une obscurité bleue et verte où des figures étirées regardent avec de grands yeux. Il s’installa au berceau de Venise, pénétra jusqu’au cœur des khalifats arabes, jusqu’à Bagdad, jusqu’en Abyssinie où il dure encore, envahit la Russie christianisée pour s’y combiner plus tard avec d’obscures influences asiatiques que l’invasion mongole apporta de la Perse, de l’Inde et même de la Chine, – coupoles d’or renflées, bulbeuses, écrasées, allongées, effilées, tordues en enroulements rythmiques, tournoyantes, icônes de gemmes et d’or. Partout en Europe, jusqu’à l’heure où l’âme française, après avoir concentré aux sources de son inspiration tous les courants venus de l’Orient grec, indou, arabe, des Scandinaves, des Romains, commença à refluer sur l’Occident, partout aux chapiteaux des colonnes, aux broderies de métal, de pierre, de bois qui couvrent les rampes, les portes, les coffrets, aux écorces d’émail des reliquaires, des ciboires, des encensoirs, aux plis rigides des vêtements sacerdotaux, on retrouva pendant trois ou quatre cents ans la raide arabesque de Byzance, ses plates bêtes symboliques, ses roues, ses croix à branches évasées, ses bas-reliefs en buissons d’épines, l’envahissement serré d’un art ornemental monotone et systématique. Monotone et systématique, ce qui est la marque évidente de la persistance du génie grec, acculé par l’intelligence à formuler une harmonie qui fuit le cœur de l’artiste pour habiter l’esprit des théoriciens. Mais d’ornementation serrée, ce qui est la marque évidente de la persistance du génie asiatique romanisé, acculé par la sensualité à exprimer une richesse d’impressions que l’esprit des théoriciens ne peut arracher du cœur de l’artiste. La surabondante saveur du décor romain fusionne, dans un ensemble raide et morne, mais impressionnant, avec la faculté d’équilibrer et de choisir qui caractérisait le décor grec. Les marchands de Byzance inondèrent le monde d’ivoires travaillés, d’orfèvreries incrustées d’émaux et de perles, d’étoffes d’or, de châsses d’or à cabochons de gemmes, d’une profusion d’objets de culte par qui la dure patience des ciseleurs et des lapidaires réussit à vaincre la passivité morale des barbares, à entretenir partout un semblant de tradition, à répandre inconsciemment dans les sensibilités nouvelles ce qui restait de l’effort de Rome et d’Athènes, et à établir une transition imprécise et flottante, mais réelle entre l’Europe et l’Asie, l’esprit antique et l’esprit médiéval.
Quand l’énergie ascensionnelle est épuisée, quand un groupe social et politique devient l’immobile centre de gravitation d’un monde, il est historiquement nécessaire que la révolution ou l’invasion le renouvelle ou le détruise. Tout le sang sué par le Moyen Âge, tout l’or qu’il avait amassé, étouffaient Constantinople. Son rôle était fini. D’autres foyers s’allumaient. L’Islam approchait du faîte. Les Croisades, depuis la fin du XIe siècle, jetaient, par torrents troubles, l’Europe sur l’Orient. Les barbares de l’Ouest se ruent sur les villes fabuleuses de l’Est comme le barbare du Nord avait marché sur Rome. Cent ans après avoir pillé Jérusalem, ville infidèle, les Francs pillaient Byzance, ville chrétienne. L’Europe abat le rempart qui la garde contre l’Asie.
Il y eut bien, au XIVe siècle, après la chute de l’Empire franc, un dernier sursaut qui répandit l’art de Constantinople sur la Roumanie, la Serbie et la Macédoine. La mosaïque se fit plus vivante et mouvementée, le monde remuait, l’Italie giottesque, après avoir subi Byzance, atteignait Byzance à son tour.
La grande peinture allait sortir de la confusion primitive, peut-être, et préparer, comme à la même heure en Occident, le règne de l’individu. Mais ici, l’effort avait été trop souvent brisé, et trop long, le rythme grec qui prolongeait son écho dans d’autres contrées, cédait devant l’Asie qui refluait de partout. Il était trop tard. Même si les Turcs n’avaient pas pris Constantinople, on s’en serait aperçu. Manuel Panselinos qui couvrira de fresques, vers le commencement du XVIe siècle, les couvents du Mont Athos, semble complètement, trop complètement même, italianisé. Et vers la fin du même siècle, Théotocopuli fuit son île grecque, ne laissant derrière lui rien que la lettre de Byzance et emportant dans la somptueuse enveloppe de la peinture de Venise son esprit seul, sublimé par la flamme d’un cœur unique et capable de féconder l’âme ombrageuse et solitaire de l’Espagne d’un seul coup. Il était trop tard. En réalité, quand Mahomet II planta sur la Corne d’Or l’étendard du prophète et installa l’Islam dans Sainte-Sophie, la crise finissait et aucun événement n’eût pu en modifier l’issue. En Palestine, en Égypte, en Sicile, en Tunisie, en Espagne, en France, partout autour de la Méditerranée, les deux courants mystiques nés du vieil idéal sémite se heurtaient depuis trois cents ans, se repoussant sur quelques points, se mêlant sur d’autres et révélant malgré eux et à leur insu les uns aux autres la ressemblance de tous les hommes et l’unité de leur désir.
Quand leur confrontation dramatique s’ouvrit, l’Islam, on doit le dire, apportait aux civilisations occidentales des réalisations autrement vivantes que celles offertes jusqu’alors par le christianisme aux civilisations d’Orient. L’Islam qui s’était lancé, dans un élan sauvage de foi désintéressée, à la conquête de la terre, pauvre et libre, ayant pour patrie ses tentes et l’infini d’un rêve qu’il poursuivait au galop des chevaux, dans le vent des burnous et la poussière soulevée, l’Islam, au cours du Moyen Âge, fut le véritable champion de l’idée jamais atteinte dont la recherche nous enfonce toujours plus loin dans l’avenir.
Quand Justinien avait fermé les écoles d’Athènes et chassé de l’Empire les artistes et les savants, – vers l’époque où Grégoire le Grand brûlait la bibliothèque palatine, – c’est auprès du roi sassanide Chosroès qu’ils s’étaient presque tous réfugiés. L’histoire a de magnifiques hasards. Les Arabes, maîtres de l’Iran, y trouvaient les trésors arrachés au naufrage qui permirent à leurs savants d’initier l’Europe nouvelle à la pensée antique. Alors que l’ombre s’épaississait en Occident, les Khalifes ouvraient des universités, creusaient des canaux, traçaient des jardins, reconstituaient la géométrie, la géographie, la médecine, créaient l’algèbre, couvraient les terres conquises de caravansérails, de mosquées, de palais. Ce fut, sur le fond noir de l’histoire de ces temps-là, une féerie éblouissante, un grand conte héroïque des mille et une nuits.
Le miracle de l’esprit arabe, c’est qu’il fut lui partout et partout domina sans rien créer par lui-même. Anarchique et un, nomade, sans plus de frontières morales que de frontières matérielles, il put, par cela même, à la fois s’adapter au génie des peuples vaincus et persuader aux peuples vaincus de s’absorber dans l’unité de son génie. Copte en Égypte, Berbère au Moghreb, en Espagne, Persan en Perse, Indien aux Indes, il laisse en Égypte, au Moghreb, en Espagne, en Perse, aux Indes, la race convertie à l’Islam exprimer au gré de sa nature l’enthousiasme nouveau qu’il a su lui communiquer. Partout où il s’est arrêté, il est resté maître des cœurs.
Quand Abou-Bekr eut proclamé la guerre sainte après la mort de Mahomet, les premiers conquérants de la Syrie et de l’Égypte installèrent leur rêve immobile dans les églises byzantines ou coptes qu’ils rencontraient sur leur chemin. La consécration primitive de l’édifice ne leur importait pas beaucoup. Ils étaient partout chez eux. Ils recouvraient les mosaïques et les fresques d’une couche de peinture, creusaient un mihrab dans le mur qui regardait la Mecque, et s’abîmaient dans l’extase les yeux fixés de son côté. Quand ils trouvaient dans les ruines égyptiennes, ou grecques, ou romaines, des colonnes antiques, ils les assemblaient au hasard, le chapiteau à terre souvent, toutes confondues comme des arbres dans la même unité vivante. Sur trois côtés de la grande cour intérieure, où la fontaine à ablutions amenait au sol desséché l’éternelle fraîcheur de la terre, leurs rangées parallèles soutenaient, sur les arcades ogivales, les toits plats des pays brûlants. Les murs extérieurs restaient nus comme des remparts. L’Égypte reconnaissait son rêve en celui des conquérants.
Mais l’enthousiasme crée l’action et suscite la découverte. Trois siècles ont passé, l’ère des conquêtes est close. L’Islam, par l’Afrique du Nord, va de la rampe iranienne aux Pyrénées. Le nomade jouit des domaines conquis, y réveille les énergies lasses, consent à animer de son esprit le génie plastique des vaincus fanatisés. Toutes les oasis qui sèment les déserts d’Afrique et d’Espagne se transforment en villes blanches, s’entourent de murs crénelés, voient surgir des palais pleins d’ombre où les Émirs viennent chercher la fraîcheur après la traversée des sables. Quand la horde ou la caravane a marché de longs jours dans le cercle fauve et mouvant dont on n’atteint pas les bords, au lieu du bouquet de palmes que l’air brûlant qui vibre et monte suspendait parfois au bord du ciel, elle aperçoit maintenant une buée rose ou bleuâtre où des terrasses, des aiguilles rondes, des coupoles tremblent derrière un voile impondérable. L’âme des musulmans, même à l’heure où elle croyait se saisir, n’a jamais atteint qu’un mirage, une ombre froide étendue pour une heure entre les deux nappes de flamme où les conquérants passaient.
La grande chevauchée finie, le rêve qui allait devant lui comme une vague, rencontrant maintenant partout la mer ou des barrières de montagne ou les murs de Byzance ou les escadrons francs, il faut qu’il trouve une autre issue, et, l’horizon fermé, qu’il monte. Il étouffe maintenant sous la coupole byzantine, il s’étale et s’étend sous le plafond des Égyptiens[22]. Le plein cintre trapu des basiliques est devenu déjà l’arc brisé qui s’élance. La coupole sphérique montera comme lui. Elle retrouvera les vieilles formes assyriennes que la Perse sassanide a prolongées jusqu’au seuil de l’Islam. Ovoïde, élancée, donnant au regard perdu l’illusion que le rêve glisse avec elle et suit sa courbe fuyante pour s’échapper à son sommet, elle s’étrangle à la base pour masquer son point d’appui et réaliser le mystère de l’infini suspendu. À partir du XIVe siècle, les colonnes disparaîtront, la nudité des grandes nefs évoquera le désert avec l’horizon circulaire et la voûte du ciel pour seul repos aux yeux levés. Dehors, au-dessus des murs verticaux aussi dépouillés que le sol, on la voit monter, toute pure, accompagnée du vol des minarets d’où, par la voix des muezzins, tombent les paroles d’en haut à l’heure de la prière.
Le mysticisme des nomades avait trouvé son abri. Le Turc seul, qui reflétait son âme épaisse aux tons ternis des faïences persanes, gardait la courbe byzantine avec la coupole écrasée qui restait invisible sous les bouquets de cyprès noirs d’où s’élancent les toits pointus des minarets cylindriques. Il héritait sans le savoir de la gloire de Byzance, il ne voyait pas le torrent des pierres blanches, bleues et roses ruisselant jusqu’à la mer, s’allumer avec le matin et s’éteindre avec le soir les dômes d’or qui retenaient jusqu’au bord de la nuit la flamme des crépuscules. Mais, hors de lui, de l’Égypte à l’Espagne, les architectes musulmans, s’ils changeaient au gré de leur génie la distribution des dômes, le type des minarets tour à tour ronds, carrés, octogonaux, lisses ou damasquinés, et la disposition des nefs, s’attachaient d’instinct aux formes élancées des fenêtres et des coupoles où l’aspiration mystique ne se limitait pas. Les mosquées égyptiennes restaient aussi nues que l’esprit du désert, les mosquées du Moghreb, de l’Espagne entrecroisaient leurs arcades à voussoirs blancs et noirs et surélevaient les rangées de leurs colonnes cylindriques pareilles à des taillis de palmiers à longues palmes retombantes. La grande mosquée de Cordoue, des temps de foi intransigeante, est une forêt presque obscure. On y sent la présence, dans l’ombre qu’épaissit la fuite des fûts silencieux, d’un infini terrible impossible à saisir.
L’artiste moghrébin, dans les mosquées, dans les palais surtout, les alcazars, les alhambras d’Andalousie où le souvenir énervé erre des salles rouge et or, noires, émeraudes, bleu turquoise, aux grandes cours à colonnades, et des jardins dallés où le parfum des citronniers, des mimosas, des orangers alourdit l’air étouffant, aux ombrages immobiles sous lesquels les bassins de marbre offrent à l’image des ifs de longs miroirs d’eau pure, l’artiste moghrébin variait la forme des arcades et diversifiait ses aspects de salle en salle et d’alcôve en alcôve. Vide de formes animées, son cerveau cherchait à briser la monotonie de ses visions plastiques en combinant sans repos les lignes familières qu’il tordait dans tous les sens. Le plein cintre rapprocha ses pointes, s’incurva en fer à cheval, l’arc brisé s’allongea, se rétrécit, se raccourcit ou s’évasa, se chargea de stalactites, d’alvéoles comme une ruche à miel, s’échancra plus ou moins de festons et de dentelures. Et comme la formule s’épuisait, l’arabesque vint qui mordit la pierre, fouilla les moulures de plâtre où s’enchâssaient les vitraux de couleur, envahit l’encadrement rectangulaire des arcades, fit serpenter ses flammes jusqu’aux intrados bleus, rouges, blancs et or des niches, des berceaux, des voûtes qui permettaient d’échapper à l’uniformité torride du ciel et du sol extérieurs par les paradis multicolores étendus dans l’ombre fraîche et le silence au-dessus des eaux parfumées et des profonds divans.
Quand l’ornementation linéaire eut atteint son plein essor, elle envahit la mosquée comme l’alcazar du bas des murs jusqu’au sommet des coupoles. Dédaignant ou ignorant la forme d’un monde pauvre en sollicitations visuelles, l’Arabe eut le temps de poursuivre, de combiner, de varier, de multiplier l’arabesque. Les rosaces entrelacées, les ornements polygonaux, les inscriptions stylisées, tous les motifs ornementaux sortis d’une imagination vague et subtile tout ensemble où l’extase, le doute, la sérénité, la détresse s’exprimaient par l’obliquité, la verticalité, l’ondoiement, les détours, l’horizontalité des lignes, tous les motifs ornementaux correspondant à l’ensemble obscur et complexe des sentiments humains, arrivèrent à s’entremêler, à se superposer, à se juxtaposer en carrés, en cercles, en bandes, en ovales, en éventails, passant sans effort apparent, comme l’âme elle-même, de l’exaltation à la dépression et de la rêverie à la logique, des formes rectangulaires aux formes arrondies et de la fantaisie des courbes indociles aux rigueurs absolues des figures géométriques. Tout ce qui s’écartait des murs, les minbars, les rampes, les clôtures, se brodait de lignes entrecroisées, s’ajourait comme des dentelles, la pierre, le plâtre, le bois marqueté, les plaques de bronze, d’argent, d’or ciselé… On eût dit qu’un immense réseau de tapis et de broderies tendait les murs, recouvrait les arcades, divisait le jour des fenêtres, parfois tombait sur les coupoles, sur les minarets à étages où les entrelacs et les arabesques se compliquaient de plus en plus. C’étaient des féeries suspendues, des toiles d’araignées scintillantes dans le grand jardin de l’espace, de la poussière et du soleil.
L’arabesque avait eu son heure de vie concrète. L’ornement géométrique auquel elle devait aboutir ne naît jamais spontanément, il réalise dans le cerveau des artistes la stylisation dernière d’un motif naturel, comme la formule mathématique est pour le savant le langage où doit en fin de compte entrer pour s’immobiliser une vérité d’expérience. L’arabesque était née de l’enroulement de fleurs et de feuilles apparu pour la première fois autour des arcades de la vieille mosquée d’Ibn-Touloun, au Caire, quand, la conquête terminée, l’imagination arabe moins tendue eut le loisir de se compliquer et de se vouloir plus subtile. Elle se fit beaucoup plus rare dès que le XIVe siècle eut fixé la loi décorative. Et ce passage progressif de la ligne vivante à la ligne idéographique, de la ligne idéographique à la ligne géométrique définit rigoureusement le sens spirituel de cet art. Quand le polygone régulier fit son apparition dans le répertoire ornemental, les géomètres arabes essayèrent d’en dégager quelques principes généraux qui permirent d’étendre à toute la décoration le système polygonal. L’art arabe, dès lors, devint une science exacte[23], et permit d’enfermer la rêverie mystique dans le langage rigoureux de l’abstraction tout à fait nue.
Le spiritualisme arabe, né du désert où il n’y a pas de formes, où l’étendue seule règne, ne commence et ne finit pas, trouvait ici son expression suprême. L’arabesque, elle aussi, n’a ni commencement ni fin. Le regard ne peut pas s’arrêter sur elle. C’est comme ces voix du silence que nous entendons pour les suivre dans leur ronde interminable quand nous n’écoutons qu’en nous et que nos sentiments et nos idées s’enchevêtrent confusément dans la volupté somnolente d’une conscience fermée aux impressions du monde. Si la rêverie veut aboutir, si l’abstraction métaphysique cherche à se préciser, elle ne peut trouver d’autre langage, étant restée hors de la vie, que l’abstraction mathématique qui force l’esprit à se mouvoir dans un absolu conventionnel.
Il est singulier que le plus précis des langages que nous parlons, le plus utile aux civilisations modernes, soit aussi celui qui n’éveille en nous, dès que nous recherchons le plaisir désintéressé de ses créations abstraites, que les sentiments les plus imprécis et les plus impossibles à saisir. Il est singulier que cet instrument d’esprit pur ne serve qu’aux plus matériels de nos besoins et qu’appliqué à l’exploration du monde spirituel il soit le plus impuissant de tous à en pénétrer le mystère. Tout puissant dès qu’il s’agit de savoir ce qu’est la matière immobile, il est tout à fait inutilisable dès que nous nous demandons ce qu’est la matière vivante dans son action actuelle et dans son devenir. S’il est une arme incomparable pour un esprit qui le domine, il est la mort pour un esprit qui se laisse dominer par lui.
L’art, comme la vie même, est un devenir constant. Si la certitude scientifique se substitue un jour dans l’âme de l’artiste au désir de certitude qui fait son tourment et sa force, elle détruit en lui la nécessité de l’effort et brise l’enthousiasme en remplaçant par la réalisation immobile le désir sans cesse renaissant. Quand la mathématique s’introduit dans le domaine des artistes, elle doit rester un instrument au service des architectes afin de définir et de déterminer la logique des constructions. Mais l’architecture ne peut prétendre qu’à adapter un édifice à sa fonction utilitaire et suggérer par les directions de ses lignes les aspirations les plus puissantes, comme aussi les plus vagues, des grands sentiments collectifs. Elle n’a pas le droit d’accaparer la forme en lui interdisant de sortir de l’abstraction pure. Quand elle empêche la sculpture de se développer et l’image peinte de naître, elle condamne le peuple qu’elle exprime à ne jamais se dégager de la synthèse provisoire où se déploya son effort, et par conséquent à mourir.
Ce qui fait sa grandeur fait sa faiblesse. Sa réalisation la tue. Elle ne se renouvelle pas, puisque l’individu ne peut briser les formules définitives où elle voulut s’enfermer. La mosquée s’immobilise avec le monde arabe précisément à l’heure où les peuples occidentaux sortent des rythmes collectifs. Et comme c’est l’espoir de la découverte entrevue qui fait la puissance de l’œuvre, elle prend dès ce moment-là un aspect découragé.
Si le désert révèle aux hommes l’unité de l’esprit, il impose à l’esprit l’oubli des rares formes qu’il présente. C’est de lui qu’est sortie la conception antisociale et anticivilisatrice des deux mondes irréconciliables de l’âme immatérielle et du corps matériel. Quand meurt l’esprit d’un peuple qui ne sut pas trouver et dire son accord avec l’univers extérieur, il ne reste plus rien de lui, quelle qu’ait été sa vaillance, et l’esprit que les hommes suivent, c’est celui qui sut animer de sa vie les formes de cet univers. Ce sont les rochers, l’eau, les arbres, qui, à travers l’esprit des Grecs, ont fécondé l’Occident. Chaque fois que l’histoire hésite, nous regardons vers les frontons des temples où les hommes se reconnaissaient dans les dieux.
L’Arabe, il est vrai, n’interdit jamais tout à fait à l’artiste la représentation de la vie animée qui tressaille parfois furtivement aux murs des palais et des mosquées de l’Espagne et du Maroc. Il obéissait seulement à la répugnance instinctive pour tout ce qui est forme vivante, des peuples monothéistes modelés par le désert. La religion ne comprime l’instinct qu’aux époques de déchéance. Aux époques de force, l’instinct l’entraîne où il lui plaît d’aller. L’art musulman avait, en Égypte ou en Syrie, la nudité, la tristesse et la grandeur du désert. Au fond des antres frais du Moghreb et de l’Espagne où les khalifes venaient écouter les philosophes et respirer l’odeur des citronniers après la moisson militaire, il paraissait fait de blocs d’or broyés dans des caillots de sang. Aux Indes, il laissait envahir les mosquées par la marée matérielle du monde. Sur les plateaux de l’Iran, il était comme un champ de fleurs.
La Perse ne ressemblait pas plus aux plaines de sable de la Méditerranée orientale, qu’aux vallées andalouse ou marocaine que l’ombre dure et la flamme se disputent éternellement. Dans les hautes régions de l’Ouest qui bordent le désert central, au-dessus des poussières, à trois mille mètres plus près des étoiles que la surface de la mer, l’air a la transparence et la limpidité des glaces. Le vent y moire des prairies blanches, des prairies roses, des nappes de pavots, des champs de céréales qui parcourent, du printemps à l’automne, toutes les nuances incertaines allant du vert tendre au jaune d’or. Les ciels où volent des pigeons, les nuages, ont de ces tons naissants qu’on voit aux fleurs des arbres. Les villes y sont noyées de roses[24].
Quand on approche d’elles, leurs dômes ovoïdes, leurs dômes renflés, leurs assemblées de dômes tournoyants, leurs longs minarets droits qui fusent des taillis de cyprès et de platanes, apparaissent comme des souvenirs déjà noyés d’incertitude. Bleus de turquoise, roses éteints, verts pâles, jaunes effacés, le mirage a pris l’apparence d’une aquarelle aérienne peinte avec la vapeur d’eau sur le fuyant horizon par l’imagination des artistes qui suivent, de caravansérails en oasis, le sentier des caravanes. De près ce sont des murs qui croulent, des coupoles lézardées, des minarets dont les entrelacs blancs et noirs s’écaillent. Ce sont des ruines. Mais ce sont des ruines fraîches. L’émail qui les revêt, le vieil émail chaldéen que la Perse ancienne avait fait connaître à la Chine et que la Chine rapportait à l’Iran par les hordes tartares, l’émail a gardé, par-dessus l’enduit silicaté qui recouvre la brique, tout son éclat glacé. Des violets, des bleus, des bruns, des blancs d’ivoire, des lilas, des jaunes, des verts y brillent purs ou s’y combinent en buissons de roses, en fleurs d’anémones ou d’iris par-dessus les inscriptions blanches et les arabesques d’or.
La chair pulpeuse, l’épiderme nacré des fleurs gonflent les guirlandes vivantes qui se marient là où l’arabesque abstraite des Arabes affirmait ses combinaisons. Sous la haute ogive des portes encadrées d’une croûte d’émaux où les turquoises, les améthystes, les lapis font ramper les phosphorescences de leurs lueurs atténuées, sous la couronne intérieure des dômes mollement arrondis qui ne connaissent pas l’élan mystique du désert, les ornements alvéolaires ruissellent de stalactites. Parfois, l’intérieur des coupoles miroite de plaques de verres et de prismes associés.
L’époque ancienne où l’on tendait sur les murailles les tapis persans qui ressemblent à des labours sombres pétris de fleurs écrasées, était oubliée depuis longtemps et la brique émaillée miroitait à leur place quand le grand Abbas, à la fin du XVIe siècle, fit élever d’un coup la féerie monumentale d’Ispahan. L’école persane de peinture qui naquit à ce moment-là n’eut qu’à écouter les conseils des décorateurs précieux des mosquées émaillées pour atteindre par Djahangir, par Mani, par Behzadé surtout, la plus haute expression vivante qu’ait connue l’art musulman. Toute l’industrie du potier, la plus ancienne et la plus durable partout, lui apportait aussi sa contribution nécessaire. Le pot persan, c’est déjà de la peinture cristallisée dans le feu. Son décor, qui n’est pas très riche en images, est sans doute le plus riche en stylisation toujours neuve des sommets de la sensation. Du monde sensible, il n’y reste que ce qu’il a de plus profond dans la couleur, de plus immatériel dans l’objet et de plus fuyant dans la forme. Ni le ciel, ni la mer, ni les fleurs n’y figurent, mais des nappes de fleurs y pénètrent par leurs plus fraîches corolles, de grandes étendues de ciel par leurs moutonnements les plus nacrés, l’immensité des mers par leurs surfaces miroitantes. En taches, en traînées, en gouttes, en grappes, en moires, leurs éléments les plus somptueux et les plus insaisissables y évoquent les fleurs et les ciels et les mers selon les harmonies errantes dont ils peuplent le souvenir. La rare peinture persane arrête dans les formes mêmes cette fugitive splendeur. Elle fleurit soudain pour se flétrir vite et mourir en deux siècles parce qu’elle avait répandu trop de parfum et d’éclat. Ce fut comme un songe enchanté où se confondirent pour une heure l’ardente sensualité de l’Inde, le maniérisme des Persans, la science lente des Chinois, la grande rêverie féerique des Arabes.
Océan profond qui, des déserts d’Arabie aux îles heureuses du Japon et du Moghreb aux Indes, roule avec des saphirs et des perles toute la luxure ingénue, toutes les ivresses candides, toutes les puérilités, tous les sourires, toutes les imaginations éperdues et touchantes des humanités primitives brusquement transportées au delà des portes vermeilles du paradis de l’art !… C’était un Éden où des tigres foulaient des prairies pleines de fleurs, où des hommes et des femmes en robes de soie verte, rouge ou bleue, des hommes et des femmes à nez fins, à petites bouches, à très longs yeux noirs, à longues figures ovales, s’étaient assis en cercle sur de beaux tapis brodés. Sur les fonds tout en or montaient des arbres en fleurs. Jamais assez de fleurs, des fleurs dans les gazons d’un de ces verts à peu près noirs qui font sentir la proximité des eaux vives, des fleurs entre toutes les feuilles, des fleurs sur les tapis, partout des fleurs, d’énormes fleurs qu’on retrouvait, à peine perceptibles, sur les petites tasses de corail et de porcelaine où l’on déguste avec des cuillers d’or, des confitures de fleurs. Dans les paysages rouges, verts et or, dans leurs symphonies naturelles de velours précieux et profond, passaient de fins chevaux noirs au galop, portant un cavalier de race, le faucon au poing, l’aigrette brillante au turban, de nerveux chevaux noirs dont le col se recourbe. Des oiseaux diaprés volaient dans les arbres, et c’étaient des gennis qui parlaient aux hommes, beaucoup mieux que ces oiseaux d’or aux yeux de topaze qui chantaient en battant des ailes autour du trône de l’autocrate byzantin. Des palais magiques ouvraient leurs portes de lumière, portiques de dentelles, murs d’émail, murs damasquinés brodés de gemmes, plafonds de cristal, tapis silencieux qui mènent à des trônes d’or où des paons d’or étalent des queues d’émeraude, jardins avec des bassins de porphyre et des jets d’eau où le soleil allume des opales, terrasses blanches étagées, coupoles roses, azurées, laiteuses qui semblent de la neige dans l’aurore, même au centre de la nuit. Le soir venu, sur les eaux bleues, on écoutait des musiciens en respirant l’odeur des fruits qui luisent au cœur noir des arbres. Les effrits descendaient au milieu des hommes avec des corbeilles de rubis et des corbeilles de topazes, et la lune qui se levait était comme une perle tombée du collier d’étoiles qui fait le tour de l’étendue… Traits subtils, tons éclatants éteints par l’harmonie, pureté tremblante des ténèbres, lumière immobile du jour, toutes les mille et une nuits rêvées par les vieux conteurs qui, du soir au matin, parlaient intarissablement aux voyageurs hilares assis en cercle sous la tente…
Races étranges, toutes en contrastes, plus surprenants et plus accusés à mesure qu’elles s’enfoncent au désert, qu’elles habitent loin des villes et que leur soleil est plus lourd. Elles portent des robes de soie verte et rouge sous les burnous de laine blanche et harnachent d’or leurs chevaux. Les armes qu’elles forgent sont encroûtées de gemmes et elles conservent l’eau pure dans le cuivre damasquiné. Elles ne connaissent, hors le silence et la contemplation mélancolique, que le rire frénétique et les clameurs. Elles oublient, pour d’incroyables et brusques ripailles, leur sobriété naturelle.
Elles méprisent la mort, elles méprisent la vie. L’extase succède chez elles à des crises de sensualité sans mesure. Leur paradis abstrait est peuplé de femmes. Leur effroyable fanatisme n’a d’égale que leur effroyable inertie et la fuite du temps n’est rien, et elles laissent crouler leurs temples avec autant d’indifférence qu’elles mirent d’ardeur à les bâtir.
Les climats excessifs, les grands contrastes naturels, la vie nomade ont fait cette ignorance – ou ce dédain – des beaux équilibres de l’âme. L’oasis est trop fraîche après les sables, l’eau si douce aux lèvres brûlées, les villes offrent aux errants tant de voluptés et d’or ! Le riche aura cent femmes et le pauvre n’en aura pas, et le vide sera impossible à combler entre les absolus métaphysiques et la pire bestialité.
Or, les races d’Occident comblent ce vide en explorant les chemins qu’il faut suivre pour monter de la vie sensuelle et par la vie sensuelle au seuil de la vie héroïque. Les races d’Occident et quelques-unes parmi les races d’Orient qui appartiennent aux mêmes groupes ethniques que les peuples européens. Sans doute est-ce pour cela que les Persans, dont l’esprit était moins spacieux peut-être, mais certainement plus curieux que l’esprit des Sémites, ne faillirent jamais à leur rôle historique qui est de perpétuer dans l’avenir un peu des civilisations immémoriales de la contrée des fleuves. C’est pour cela qu’il n’y eut pas dans l’art des Persans, entre la Perse sassanide et la Perse musulmane, de solution de continuité, et que les tapis et les vases continuèrent à sortir de leurs ateliers. C’est pour cela qu’ils se relevèrent des invasions tartares et survécurent trois siècles à la grandeur arabe. C’est aussi pour cela que les adorateurs des idoles, à Byzance, triompheront un jour devant l’histoire morale du monde comme ils triomphèrent, il y a dix siècles, dans leur lutte contre ceux qui n’en voulaient pas. Une religion résolument spiritualiste doit se passer d’images, sans doute, au risque de déchoir, au risque de mourir, mais ce qu’il importe de savoir, c’est s’il vaut mieux, pour nous, cultiver l’esprit pur ou les images. On défend mal les Empereurs iconoclastes quand on les montre encourageant l’art partout où il se séparait du culte. L’art est un, il grandit dans une poussée de foi vivante sans se soucier des étiquettes dont on l’affuble et du rôle qu’on veut lui fixer, et si la religion meurt par la liberté, l’art ne vit qu’en introduisant dans le monde, chaque fois qu’il se manifeste, un peu plus de liberté. Défendre à l’art de s’alimenter à une source quelconque, c’est tarir toutes ses sources à la fois.
Si l’idolâtrie n’a pas sauvé Byzance, c’est que Byzance n’était pas un commencement, mais une fin, un fruit pourri de l’arbre grec. Mais c’est l’idolâtrie qui fit l’Égypte et la Grèce et l’Inde, qui déchaîna la révolution ogivale, la Renaissance italienne et flamande et qui plus tard, au seuil de notre temps, suscita le sensualisme, le transformisme, l’admirable enquête vivante de tout le dernier siècle européen. Toutes les civilisations durables sont nées de l’idolâtrie, obligées qu’elles ont été, pour réaliser leurs images intérieures, de demander à la nature extérieure de leur livrer le trésor inépuisable de ses renseignements. On ne peut exiger de l’humanité qu’elle habite toujours au désert, alors que les peuples du désert eux-mêmes, recherchent les oasis.
Il ne faut pas croire que chez les peuples idolâtres, les esprits supérieurs se soient libérés de l’idolâtrie, ils se sont libérés par elle. Ce sont eux qui, par elle, par les rapports vivants qu’elle leur révélait, ont introduit dans le monde la raison, non pas fin des choses, mais instrument incomparable d’analyse et de libération individuelle. Seuls, les peuples spiritualistes n’ont jamais pu se détacher des idoles métaphysiques que le néant du désert imposait à leurs méditations, parce qu’ils n’ont pas pu les saisir et les confronter avec la vie. Loin d’arrêter le rêve, d’ailleurs, l’image, en même temps qu’elle lui offre un point d’appui qui le maintient tout entier dans la réalité humaine, l’élargit, parce que les relations qu’elle révèle font soupçonner d’autres relations, désirer d’autres images, et sans cesse tirer de la réalisation toujours morte l’hypothèse toujours vivante. L’idolâtrie mène à l’expérience, et par elle à l’action. Quand nous avons perdu l’équilibre, c’est à elle que nous allons demander de nous enseigner à nouveau la forme et la vie. La science est l’aspect actuel de l’éternelle idolâtrie. L’idolâtrie sauve le monde quand il ne reste plus rien qu’un peu d’invisible poussière des grands rêves sans contrepoids qu’ont vécus les peuples prophètes façonnés par le désert.
L’esprit sémitique, au déclin du vieux monde, tenta de conquérir l’Europe par les apôtres du Christ, comme il allait s’emparer de l’Asie occidentale et de l’Afrique par les cavaliers de l’Islam. Mais la religion de Mahomet restait près de ses sources, le désert, le ciel nu, la vie immobile. Elle pouvait facilement garder sa forme originelle et spiritualiser jusqu’à son expression plastique. L’Europe offrait à l’idée juive un cadre moins bien fait pour elle. Le contact des terres cultivées, des bois, des eaux courantes, des nuages, de la forme mobile et vivante, devait imposer à la religion de saint Paul une forme sensuelle et concrète qui la détourna peu à peu de son sens primitif pour replacer dans la voie de leur destinée naturelle les peuples de l’Occident.
L’empreinte, il est vrai, était prise. Malgré le dualisme décevant qu’il fit entrer en elles avec la force de pénétration de sa foi désintéressée, l’apostolat juif peupla la solitude intérieure des masses oubliées par les civilisations disparues. Son impitoyable aspiration vers la justice y fortifia l’instinct social. Et c’est grâce à lui que l’esprit grec et l’esprit sémitique effectuèrent lentement dans le creuset occidental un accord pressenti par Eschyle et désiré par Jésus.
S’il était resté tel que le voulait saint Paul et que le définissaient les Pères de l’Église, le christianisme eût dû renier les interprétations plastiques des idées qu’il apportait. Mais comme il voulait vivre, il obéit à la loi qui nous force à donner à nos émotions la forme de nos visions. À Rome, alors qu’il tâtonnait dans l’ombre, essayant d’arracher sa doctrine à l’amas confus des vieux mythes, des figures gravées ou peintes apparaissaient dès le premier siècle aux murs des Catacombes. Elles annonçaient sans doute de nouveaux dieux, mais leur forme restait païenne, grecque même le plus souvent, car c’est l’esclave oriental qui propageait la religion de Galilée à Rome. Devenu gauche entre les mains des pauvres gens, l’art qui bâtit au-dessus du pavé des thermes et des amphithéâtres et couvre les villas de fresques et les jardins de statues, hésite au fond des ténèbres. L’âme populaire ne se taira que le jour où le christianisme officiel sortira de terre pour s’emparer des basiliques romaines et les décorer d’emblèmes pompeux. Il lui faudra dix siècles de recueillement pour trouver son expression réelle et imposer aux hautes classes la revanche de la vie profonde et de l’espoir libéré.
L’organisation de la théocratie nouvelle, les invasions répétées des barbares, la faim, la torpeur, la misère affreuse du monde entre la chute de l’Empire et le temps des Croisades, ne permirent à aucun des peuples de l’Europe occidentale de prendre racine sur son sol. En revanche, bien que chaque marée humaine emportât les villes nouvelles construites sur les ruines neuves, les tribus descendues du Nord subissaient peu à peu la domination de l’unité morale dont l’appareil des civilisations antiques offrait à l’idée chrétienne le cadre imposant. Par-dessus le malheur des peuples, une alliance instinctive rapproche les chefs militaires ralliés à la lettre du christianisme organisé, du haut clergé dont l’esprit, à se frotter contre eux, devient de plus en plus rude. Quand Grégoire le Grand, quelques années après Justinien, ordonne de détruire ce qui reste des vieilles bibliothèques et des temples des anciens dieux, il consacre l’accord de Rome et des barbares. L’âme antique est bien morte. Les monarchies orientales recueillent ses derniers échos, les couvents remuent sa poussière. Les communautés religieuses étaient restées jusqu’aux Croisades les seuls îlots clairs dans l’Europe obscure. Un luxe d’élite cloîtrée, une civilisation de serre représentaient soixante siècles d’efforts, de sensibilité, de réalisations vivantes. Thèbes, Memphis, Babylone, Athènes, Rome, Alexandrie tenaient entre les quatre murs d’un monastère, en de vieux manuscrits feuilletés par des hommes durs qui opposaient le contrepoids indispensable de la Règle aux impulsions épouvantables d’un monde retombé à l’état primitif. Mais c’est autour de ces murs, dans les vallées écartées, hors des grandes routes du massacre, que se groupait çà et là le peuple des campagnes pour y façonner l’avenir. Le nord des Gaules, aux temps mérovingiens, dans le chaos des mœurs, des races, des langues qui s’agitait sur les villes incendiées et les moissons détruites, n’eut pas d’autres centres d’action. Dans le Midi, au contraire, la tradition vivait encore profondément. Les aqueducs, les arènes, les thermes, les temples étaient debout au milieu des campagnes que les bois d’oliviers argentent. Les amphithéâtres ouvraient encore dans la lumière leur courbe pure. Les sarcophages sculptés bordaient toujours les voies ombragées de platanes que l’hiver blanchit en les dépouillant de leurs feuilles et qui restent blancs sous la poussière de l’été. Sur la terre brûlée de la France méridionale qui s’inscrit sur le ciel par les lignes sûres qu’on retrouve au bord des golfes grecs, l’art gallo-romain unissait naturellement au positivisme de Rome l’élégance hellénique et la verdeur gauloise. À peine s’il déclinait quand passèrent les Arabes que ce sol ardent adopta. Rien ne put arrêter sa fièvre. L’Asie nomade mêla son sang à la Gaule gréco-latine dans la violence du soleil. Ce fut un monde étrange, cruel et pervers, mais de vie intense, égalitaire, irrépressible, et plus libre et plus profond quand la dissociation de l’Empire de Charlemagne l’eut séparé du Nord qui commençait à se débattre entre les Francs et les Normands.
Quand l’orgie amoureuse et sanglante demande à la haute culture l’excitant de sa tension nerveuse, quand la sensualité morbide et l’intelligence exaspérée jaillissent du même terrain, l’éclair de leur choc allume des foyers brûlants dont la flamme monte d’un jet, alimentée de tous les vents qui soufflent, des poussières qu’ils apportent, des débris de bois vert et de bois mort qu’ils y poussent confusément. Un art hybride et convulsif sort de terre, un peu débile, mais si étincelant d’ardeur qu’il trace d’un élan un sillon ineffaçable. La traînée de feu passa sur la Provence, ceignit Toulouse, remonta vers le Plateau Central. On relevait les colonnes antiques autour des bas-reliefs nerveux et gauches qui s’inscrivaient péniblement dans la courbe rigide des portails. Byzance et l’Islam déposaient leur ferment et leur étincelle au cœur du bloc romain, et les Croisades portaient en désordre aux pierres qui s’animaient le tribut des souvenirs grecs, du monde syriaque, l’écho plus éloigné de la Perse et de l’Inde. Quand, vers le XIe siècle, les Clunisiens mirent la main sur elles pour y mêler l’apport des Normands et des Scandinaves dont les bijoux épais portaient la trace des plus vieilles traditions asiatiques, le grand style roman se cristallisa soudain pour devenir, entre les mains des moines, l’expression architecturale la plus pure du christianisme organisé.
L’église en croix sortit des vieilles basiliques, raide et drue, élevant avec effort vers le ciel ses deux tours trapues vibrantes de cloches et que le vent n’ébranlait pas. Si le lourd berceau qui pesait sur la nef centrale n’écrasait pas ses supports, c’est qu’on chargeait les autres nefs de voûtes longitudinales calées sur d’énormes murs et supprimant les vides où la fenêtre eût pu s’ouvrir. Plus s’étendait la nef, plus s’épaississaient les murailles et plus s’épaississait la nuit dans le sanctuaire barbouillé de rouge et de bleu où les courts piliers peints semblaient porter, sur leurs chapiteaux entamés de formes grossières, le formidable poids d’un ciel plein de regards qui jugent et de portes fermées sur les paradis entrevus. C’était comme un monstre accroupi dont l’échine, trop pesante, rampait sur des pattes épaisses. Même quand le soleil faisait craquer le sol au centre des cloîtres silencieux qui découpent un carré d’ombre dans la lumière du Midi, le froid tombait de la voûte. De ces formes ramassées, de ces façades nettes où le plein cintre positif s’ouvrait entre des colonnes massives, une force nue rayonnait, affirmant l’élégance austère, brutale et catégorique d’une caste en possession d’un pouvoir indiscuté. C’était l’image exacte d’un catholicisme fixé, l’autorité des conciles assise sur le roc. Aucune échappée sur la vie, l’âme seule a droit à la vie à condition de ne jamais franchir le cercle continu de pierre où le dogme la maintient. Rome a cimenté la pensée de saint Paul dans la matière des églises.
Quand la morale intransigeante de ce monde rigide, habillé de bure et de fer, voulut quitter les pages des manuscrits et la chaire des temples pour montrer à la multitude son visage symbolisé, quand les quatre animaux des Évangiles consentirent à laisser croître à côté d’eux un monde neuf de formes animées qui descendit le long des colonnes, s’échappa jusqu’aux tympans des portes, envahit leurs linteaux, saint Bernard fut le seul à s’apercevoir qu’une ère allait prendre fin. Les moines ne pouvaient plus fermer leurs yeux que le jour avait effleurés. Puisque la vie pénétrait le dogme, c’en était fait, fallût-il encore quelques siècles pour la désagréger, de la masse compacte et fermée du christianisme doctrinaire. Il avait beau ouvrir l’enfer, faire ramper sur la pierre de raides monstres dévorants, déchaîner d’horribles batailles entre les vertus absolues et les vices irréductibles, diviser le monde en vérités et en erreurs définitives, la vie, pauvre et meurtrie, mais peu à peu envahissante, introduisait lentement ses passages subtils entre ces entités morales pour les animer et les unir.
Le moine sculpteur des églises romanes, le théologien armé du ciseau ne pouvait évidemment découvrir tout d’abord, dans cet univers fermé depuis dix siècles, que de sèches images, une maigre nature émaciée, comprimée, souffrante comme lui. De longues et plates figures qui tentaient, dans un tragique effort, de briser la gangue byzantine, se plaquaient aux façades neuves, exprimant mécaniquement un symbolisme arrêté. Ceux qui seuls, à ce moment-là, gardaient le droit d’exprimer la forme et la vie, étaient précisément les héritiers et les dépositaires de mille années théologiques qui n’avaient cessé de voir et de condamner, dans la forme et la vie, de méprisables apparences. Le peuple, écrasé depuis le même temps entre l’invasion matérielle des barbares et l’invasion morale du christianisme, s’était abandonné, dans l’espoir promis d’une vie future, aux hasards de la vie présente et ne trouvait plus, quand il fuyait la dévastation des campagnes, que le refuge intérieur des sentiments surnaturels.
Mais malgré tout, et contre l’existence et contre l’idéal qu’ils avaient acceptés, les moines artistes exprimaient, dans ces sculptures primitives qui envahissaient les porches des églises d’une foule de plus en plus drue, les premiers tressaillements des besoins de leur époque. Une force singulière y montait très vite, en végétations serrées de formes frustes où circulait quelque chose de la savoureuse énergie qui soulevait aux mêmes siècles la pierre travaillée des pyramides dravidiennes et des temples cambodgiens. Un rythme sourd, un rythme lourd et vigoureux comme celui qui pousse hors du sol, par bourgeonnements épais, la marée printanière, parcourait ces figures rudes, ces têtes et ces corps à peine équarris qui se levaient d’un mouvement. Une grâce puissante, un charme candide et robuste hésitaient dans la pierre même. Des plans drus définissaient les mouvements élémentaires qui inclinent la face vers la face et tendent la main vers la main, comme pour obéir à la musique silencieuse qui groupe les nombres en constructions et en figures selon l’apparence sommaire, mais essentielle, qui les révèle à notre émoi. Expression fruste, mais ardente, rencontre dramatique du symbolisme chrétien à sa plus haute tension et du réalisme populaire à sa plus innocente aurore. La poitrine du monde se dilatait avec lenteur, d’un effort irrésistible qui devait briser son armure. Plus d’invasion depuis un siècle ou deux. Né de la guerre et vivant d’elle, le féodal la porte au dehors. Les Gaules, vers qui les chefs militaires depuis tant d’années menaient leurs hordes, devinrent le foyer central d’expansion de la conquête. Au déclin du XIe siècle, celui-là même où l’église romane laissait la vie comprimée crever de partout son écorce, les barons normands passaient en Sicile, en Angleterre, et la première Croisade précipitait les barons français vers les lieux saints. La brutalité féodale émigra pour deux cents ans.
Alors le sol natal que ne connaissaient plus les peuples depuis qu’une rafale humaine en arrachait, à chaque génération, les racines qu’ils y plongeaient, le sol natal monta au cœur des races. En même temps, le mouvement profond qui jetait sur l’Orient riche l’Occident mystique et misérable, faisait refluer sur l’Occident la vie des contrées merveilleuses, d’autres croyances, d’autres légendes, d’autres mœurs, et la sensation puissante et confuse que le monde matériel et le monde de l’âme s’élargissent en changeant d’apparences et que l’univers ne tient pas dans les limites d’une religion révélée.
La terre frémit d’orgueil. Presque à la même heure apparaissent la République de Florence, les Universités de Salerne, de Bologne, de Paris. Au sein même de l’Église naissent des esprits plus religieux qu’elle qui soumettent le dogme à un examen courageux. Abailard, chrétien, nie le péché originel, conteste la divinité de Jésus, relève la dignité des sens et tente d’établir, de l’Antiquité au Moyen Âge, par l’étude impartiale de la philosophie ancienne et de la doctrine des Pères, l’unité de l’esprit humain. Quatre ans après sa mort, son disciple Arnaldo de Brescia proclame la République à Rome. Une telle vie anime les cœurs que le catholicisme, entraîné par elle, discute, interprète, critique, et que la lettre morte recule devant le vivant esprit. Pour la première et la dernière fois dans son histoire, il suit ce mouvement profond qui révèle de temps à autre, à un peuple privilégié, les conquêtes de son silence. Il ne s’aperçoit pas qu’à l’heure où il regarde en lui pour y voir monter le flot, les plus fortes villes de la France du Nord, Le Mans d’abord et Cambrai, puis Noyon, Laon, Sens, Amiens, Soissons, Reims, Beauvais, quelquefois soutenues par la monarchie qui sent en elles un appui contre les seigneurs, s’érigent en communes libres par le refus de l’impôt, les proscriptions, l’insurrection à main armée. Il y eut des cadavres d’évêques traînés par les rues.
Il importe peu que le mouvement communal ait eu un prétexte étroitement intéressé. Contre l’esprit du christianisme des Conciles dont l’obéissance constituait le principe fondamental, l’esprit de la France qui devait, par la Renaissance et l’Encyclopédie, aller à la Révolution, l’esprit de la France s’y révélait pour la première fois avec une jeunesse et une force qu’il ne retrouva jamais. Deux cents ans, il valut aux villes de l’Île-de-France, de la Picardie, de la Champagne, une civilisation touffue, confuse d’apparences, mais d’un rythme intérieur puissant, qui contraignit la féodalité à se réfugier dans les campagnes pour y provoquer la Jacquerie deux ou trois siècles plus tard et à se ruer, sous prétexte d’exterminer l’hérésie, sur les cités méridionales dont elle écrasa la culture et le libre esprit grandissant. Ce fut la rançon terrible de la liberté du Nord. Les foyers d’énergie étaient encore trop dispersés sur notre sol, l’antagonisme trop tranché entre les provinces, pour que l’esprit du peuple pût se sentir solidaire partout et renverser dans un effort coordonné les puissances politiques dont il avait encore besoin pour le couvrir contre l’ennemi du dehors.
De vie ardente, parce qu’elle avait été très longtemps contenue, parce que tout être y tenait l’emploi qui répondait à ce qu’il savait faire, association en profondeur de fortes corporations où les tempéraments individuels n’obéissaient à d’autres règles qu’à cette harmonie spontanée qu’ont les bois, faits de cent mille arbres plongeant au même sol, arrosés des mêmes pluies, fécondés par les mêmes vents, la Commune française entra dans l’histoire avec une puissance qui lui donne ce caractère de nécessité qu’ont pris maintenant à nos yeux « le miracle grec » et « le miracle juif ». L’art formidable et un qui l’exprima naquit, mourut avec elle, et sur place. Il fut l’âme française livrée à elle-même pour la première et la dernière fois. Les peuples qu’il pénétra de son action vivante purent l’accueillir pour l’adapter à leurs besoins, ils ne pouvaient toucher à son principe intérieur sans ruiner du même coup sa signification nationale et sociale. Entre les Vosges, la Manche et la Loire, il fut réellement la vie, l’ordre, la vérité. Il fut la grange et la ferme, et la maison des villes qui dentelait le ciel de découpures et de pointes, l’étroite maison de terre et de bois bordant les ponts bossus et les ruelles tourmentées. Il fut le mur épais mordant le roc, le mur haut et net comme une conscience, le refuge altier qui dominait la mer, l’égoïste abbaye où s’écoulaient de lentes vies, rythmées par l’heure des offices. Il fut la petite église des campagnes autour de qui s’assemblaient quelques chaumes, au pied de la courtine du château, sous le donjon qui défendit, pendant dix générations d’hommes, le contact prolongé et fécond de ceux qui vivaient à son ombre avec ceux qu’il recelait. Il fut la grande cathédrale. Il fut la force, il fut le rêve et le besoin, le ventre, et le cœur, et l’armure. Partout une harmonie spontanée qui sortit du désir populaire pour s’éteindre peu à peu en même temps que lui. Les tours crénelées affirmaient sans doute, face à la Commune productrice, le principe en apparence antagoniste du droit de conquête. Elles affirmaient avec elle le même principe vivant. Elles étaient bâties par le maître maçon qui dirigeait les travaux de la cathédrale. Et la cathédrale naquit avec les communes, grandit et se couvrit pendant leur âge mûr de statues et de verrières, languit et s’arrêta de croître quand elles déclinèrent et moururent. Noyon, Soissons, Laon, Reims, Amiens, Sens, Beauvais. Là où naît la grande Commune, la grande cathédrale apparaît, d’autant plus vaste et plus hardie que la Commune est mieux armée et mieux assise, l’esprit communal plus vivant.
Les villes françaises, pendant deux siècles de paix relative, avaient défoncé leurs murs. Leurs maisons débordaient le long des rivières, des chemins, les forêts voisines se défrichaient. Les organes nouveaux qui poussaient peu à peu du corps social reconstitué pour bâtir les habitations, paver les rues, y tendre les chaînes, apporter de la campagne les légumes et le bois, abattre les bêtes, les tondre, tanner le cuir, forger le fer, voyaient leurs intérêts communs accroître leur solidité. La concentration des forces sociales projetait sur leur route cette merveilleuse espérance qui naît spontanément en lui quand tous les éléments d’un organisme s’accordent dans la volonté d’un but pratique et prochain à atteindre. Les corps de métiers, tous ensemble, sentaient germer de leur instinct un désir de plus en plus impérieux qui réclamait, pour se satisfaire, la création d’un organe central résumant l’effort dont l’ensemble de la Commune exprimait la puissance et la nécessité. L’église des Clercs était trop étroite et trop sombre, la foule qui montait avec une rumeur de mer réclamait son église à elle, elle se sentait la vaillance et le savoir qu’il fallait pour la construire à sa taille, elle voulait que cette fonction supérieure passât tout entière, avec la vie matérielle et morale, des mains du moine cloîtré dans celles du peuple vivant. Ce ne serait plus la voûte écrasée sous laquelle les pauvres gens qui vivaient à l’ombre des monastères viendraient craintivement, à l’heure des offices, entendre la voix de l’Église dans l’obscurité. Ce serait la maison commune, le grenier d’abondance, la bourse du travail et le théâtre populaire, ce serait la maison sonore et lumineuse que le flot des hommes pourrait envahir à toute heure, le grand vaisseau capable de contenir toute la ville, l’arche pleine de tumulte les jours de marché, de danses les jours de fête, de tocsin les jours de révolte, de chants les jours de culte, de la voix du peuple tous les jours[25].
Quelques-uns de ces grands temples, sans doute, sortent du pavé au milieu du silence des foules, à Paris, à Bourges, à Chartres où l’esprit communal n’a pas vaincu. Mais Bourges est ville royale, ses métiers qu’enrichit la Cour échappent, sous l’épée du roi, au bras féodal. Au pied de son énorme masse irrégulière, sa cathédrale déploie sans inquiétude ni remords ses portiques de fêtes. À Paris, ville royale aussi, Notre-Dame se couvre de statues et magnifie la lumière du jour par les roses de ses transepts à l’heure où ses bourgeois et ses marchands tentent l’effort libérateur. À Chartres, que la vision de la façade pure et de la flèche vous domine ou que la sensation d’un mystère poignant vous étreigne quand vous parcourez la nef, vous savez bien que vous vous trouvez en présence d’une obscure tragédie du cœur. Sa prodigieuse harmonie a quelque chose de désenchanté où se devine le tourment d’une conscience prisonnière. Comment l’austérité romaine a-t-elle pu accepter qu’à son ombre rayonnât la gloire sensuelle du peuple de statues qui garde l’énigme de la nef ? La volonté théocratique s’y heurta au désir populaire sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçût, et du conflit ignoré jaillit une flamme invisible, la beauté sourde, mystique, déchirante d’une grande idée qui contient le secret d’un monde et ne peut se formuler.
Partout ailleurs, la multitude est maîtresse du chantier. L’honnête maître d’œuvre à qui s’adressent la Commune et l’Évêque ne sait à peu près rien, que son métier. Derrière lui la tradition romano-byzantine, confuse, et qu’il possède mal, devant lui un problème à résoudre : bâtir un édifice assez vaste pour contenir les habitants d’une cité. Il connaît bien sa matière, la pierre de France friable, aqueuse, facile à travailler. Il a son compas, son niveau d’eau, son fil à plomb, son équerre. Autour de lui de bons ouvriers de même esprit, croyants et que n’effleure aucune inquiétude sociale, aucun doute religieux. Il possède ce bon sens clair, cette logique libre et droite qui fit plus tard sortir du même sol Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, Rameau, Diderot, Voltaire. Une fonction nouvelle apparaît, si complexe qu’elle absorbe la vie du siècle. Pour que l’organe neuf s’y adapte tout à fait, il suffit que le maître d’œuvre consente, comme le dernier des compagnons, à être un homme de son temps.
Quels que soient la force du mouvement ascensionnel et le lyrisme des églises françaises, leur intelligence parfaite est trop intérieurement formulée pour qu’elle frappe d’abord. La forme entière en est déterminée par la croisée d’ogive qui se cache orgueilleusement dans les hautes ombres de la nef. Elle ne nous a pas révélé le passage subtil qui conduisit un maçon français ou normand à isoler, dans l’église romane, les saillies de la voûte d’arêtes et à soulever ses bords latéraux par la fenêtre angulaire que les Croisés avaient vue en Orient. Mais elle a vaincu le plein cintre, le poids vertical qui écrasait le vaisseau. Tout va rayonner de l’ogive, la retombée de ses nervures diagonales sur les colonnes élancées qui séparent les trois nefs, la voûte entière inscrite dans leurs intervalles, l’arc-boutant qui transmet obliquement au sol l’effort qu’elle exerce sur lui… Partout ailleurs des verrières immenses par où pénètre le jour… C’est la logique du squelette où toutes les pressions sont équilibrées et transmises et l’image de l’absolu transporté dans l’ordonnance périssable des éléments dispersés de la vie. Entre l’arc-boutant et la voûte, l’édifice est comme une carcasse de cétacé géant suspendue dans l’espace par des crampons de fer pour que la lumière du ciel puisse la traverser dans tous les sens. Il paraît flotter dans les airs[26].
L’architecture gothique n’a pas voulu l’obscurité. Elle est morte, au contraire, de son amour pour la lumière. Sens, Beauvais, Laon, Soissons, Amiens, Bourges malgré ses cinq nefs, sont lumineuses comme des halles de verre et de fer. Il y a pourtant, là comme ailleurs, l’armature nécessaire qui contribuait à l’assombrissement, les châssis de pierre de la rose, les plombs qui tiennent les vitraux, les grilles qui les protègent, la crasse des siècles, la vieille poussière entassée… Quand la cathédrale est obscure, c’est que le maître d’œuvre a mal calculé son effort, qu’il a voulu lui faire rendre plus qu’elle ne pouvait donner, y entasser des foules, comme à Paris où les quatre nefs latérales sont écrasées de galeries. Le vitrail n’était pas là pour enténébrer la nef, mais pour glorifier la lumière dont il répandait aussi dans les pièces des châteaux et des maisons bourgeoises les rayons incandescents où scintillent des joyaux pulvérisés. Le souvenir des tapis suspendus dans les mosquées emplissait ceux qui revenaient d’Orient de visions transfigurées par l’enthousiasme et le regret. Ils jetaient au flanc du mur une peinture translucide, une fresque traversée de flammes, enluminée par le ciel. Le vitrail offrait aux jours pâles du Nord sa matrice enflammée pour que leur caresse fût plus chaude à la pierre qui montait de toute part. Ses azurs, ses bleus sombres, ses jaunes de safran et d’or, ses orangés, ses rouges vineux ou pourpres, ses verts foncés traînaient au travers de la nef le sang du Christ et le saphir céleste, la rousseur des vignes en automne, l’émeraude des mers lointaines et des prés d’alentour. Il ne s’assombrissait vraiment, au fond des chapelles absidiales où la tache des cierges faisait trembler la nuit, que pour accumuler autour du sanctuaire l’imprécision angoissante et la volupté du mystère. Dès que le ciel se découvre, le grand vaisseau tressaille d’allégresse, le chant royal de la lumière s’y répand en nappes d’or. Quand, par un de ces jours gris d’Île-de-France on entre à Notre-Dame pour y attendre le soleil, on reconnaît sa venue à l’inondation blonde qui envahit la nef d’un flot, la fait aérienne et dorée, atteint peu à peu et éblouit jusqu’aux nervures qui suspendaient sous leurs palmes rigides l’ombre des bois. À la tombée du soir, alors qu’il fait à peu près nuit dans le vaisseau dont on aperçoit vaguement les voûtes planer, très haut comme les ailes d’un grand oiseau nocturne, il n’y a plus de lumineux que les verrières. Le jour qui meurt dehors éclabousse les piliers noirs et le pavé disparu d’une averse de feu plus pressée et plus ardente à mesure que l’obscurité s’accroît. Les roses accumulent les derniers reflets du soleil englouti pour illuminer les ténèbres.
Tout ce qui donne à la cathédrale sa signification, tout ce qui détermine son aspect, l’irrésistible ascension de ses lignes, le balancement des courbes qui l’élèvent au-dessus des villes, tout est amené par le désir de la lumière, et le désir de la lumière s’est accru chez ses architectes en même temps que le maniement de ses courbes et de ses lignes leur devenait plus familier. Jamais édifice moins menteur n’accusa sa fonction avec une telle innocence. Partout les os y affleuraient la chair, chacun reconnaissait son rôle, il n’était pas un enfoncement, il n’était pas une saillie qui ne justifiât sa présence. La charpente extérieure immuable, les immenses arceaux parallèles qui s’élancent de partout pour suspendre la nef centrale ou rayonner au chevet la lancent, la bercent dans l’espace, pareils aux membres articulés d’un gigantesque animal. Chacun de ses organes, du plus fier au plus obscur, participe à sa puissance, l’humble ornement, la fleur qui frôle un plan trop nu, le bas-relief léger qui fait remuer un profil, les clochetons qui chargent les pinacles pour augmenter la force des piles où portent les arcs-boutants, les niches à statues creusant les contreforts partout où la poussée est nulle, les gargouilles rejetant loin les eaux de pluie qui trouent et rongent, les longues colonnes évidées sur le corps même des piliers pour donner aux supports des voûtes cet élan nerveux et soutenu qui s’épanouit à leur sommet avec l’aisance d’une gerbe.
Nulle part l’ornement sculpté n’entra ainsi dans l’édifice. Chez les Indiens, la statue fait corps avec lui parce qu’elle sort en même temps que lui d’une conception panthéistique de la vie qui entraîne pêle-mêle les constructeurs et les statuaires dans son propre mouvement. Ici, non seulement l’unité de conception, de traditions et de croyances emporte d’un même élan tous ceux qui travaillent, mais il n’est pas une statue, pas une colonne ouvragée, pas une branche, un fruit sur la muraille qui ne soit là pour donner à l’ensemble plus d’équilibre et de solidité. L’ornement anime, fait remuer, emporte dans l’espace tout ce qui sert à immobiliser la cathédrale et à la rattacher au sol.
Nue au début, à Sens, à Saint-Denis, au premier étage de Paris, à Soissons, nue comme une race abordant la vie, la cathédrale se couvrit en un siècle des formes que cette race avait trouvées sur son chemin. Les porches, les tympans, les linteaux, les galeries à colonnettes, les hautes tours, orgues sonores élevant d’un vol leurs futaies de pierres serrées, tout ce sol d’abord dépouillé germa en bas-reliefs tremblants, en rinceaux regorgeant de sève, en mille statues puissantes où la vie d’un peuple frémissait. Dans le brouillard ou le soleil, le monde des images peintes fait participer les façades, de la base sévère à l’emportement des tours, au mouvement des rues noires où les campagnes voisines pénètrent sans arrêt avec les colporteurs, les marchands, leurs chevaux, leurs moutons, les bateliers et les maraîchers qui apportent à la ville les légumes et le bois. Les jours de prière, on demande aux symboles de pierre qui environnent Chartres d’une foule d’êtres purs et doux, le sens humain de l’émotion mystique. Les jours de pluie on se réfugie sous les porches de Notre-Dame, les trois porches inscrits dans la muraille nue, sobres, simples, assis comme elle, pour y commenter les histoires que les imagiers, depuis un siècle, y racontent à l’abri. Les jours de fête et de beau temps, on regarde fleurir la façade d’Amiens, comme si les moissonneurs et les vendangeurs de ses portes la couvraient de pampres et de gerbes, des galeries brodées aux flammes de la grande rose. Les jours de foire, on reconnaît les bœufs penchés sur la campagne du haut des tours de Laon. Les jours de sacre ou de pompe royale, quand les cortèges défilent entre les maisons étroites où pendent des tapisseries, on s’engouffre pêle-mêle avec leurs harmonies et leurs tumultes dans les cinq porches de Bourges ruisselant de sculptures peintes, on les prolonge jusqu’au sommet de Reims d’où croule incessamment le torrent des couleurs et des formes de la nature.
Mais au-dedans, pas une image. La nef perdrait de sa sonorité, de sa grandeur, de sa lumière. La voûte, le principe générateur, est nue, et seul le chapiteau des colonnes fleurit. Les longs troncs fuselés, les longues nervures retombant pour sertir les verrières, les lignes absolues qui convergent et se répondent, le rayonnement pur des roses, tout a la force abstraite et la nudité de l’esprit. Et partout, c’est la fonction qui détermine la forme. Le château fort est une église retournée, nu au-dehors pour la résistance, couvert de fresques, de tapis, meublé de bois sculpté, de fer forgé au-dedans pour la joie de l’œil et le repos, et la seule cathédrale ogivale française dont l’intérieur soit plein de peintures et d’images, dont l’extérieur soit dépouillé et qui forme une masse hostile, est construite à Albi dans un esprit de défiance et de combat, forteresse montant d’un bloc pour entourer d’une armure l’asile de l’esprit. Dans le midi, le mur garde la majesté romaine, et par instants même l’accroît. Là surtout où l’esprit roman et l’esprit ogival fusionnent, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à Aigues-Mortes, à Albi, à Agde, au château des Papes d’Avignon, un art sublime apparaîtra. Si altier, si nu, si sobre et mesuré dans l’alternance rythmique du mur massif qui monte droit et du retrait inscrit dans son épaisseur même pour y ouvrir, sous la fière ogive du faîte, les fenêtres superposées, qu’auprès de lui – église ou forteresse –, le temple roman semble écrasé ou lourd ou grêle et la cathédrale française trop ouvragée au dehors.
On a, dans l’architecture ogivale comme dans l’architecture romane, isolé plusieurs écoles. Et en effet, il est aussi facile de distinguer au premier abord, dans le monument ogival, la sobriété et la mesure de l’Île-de-France et du Valois, la gaieté, l’animation, la truculence, la verve de la Picardie et de la Champagne, la force carrée et rugueuse de la Bretagne, la profusion et la complexité de la Normandie que, dans la construction romane, la patience ouvrière des Poitevins, la puissance ramassée des Auvergnats, l’élégance tendue des Provençaux, la vigueur et la finesse des Périgourdins. Aussi facile de reconnaître le confluent des deux grands styles dans l’éloquence fastueuse des Bourguignons. Mais chez les uns comme chez les autres et malgré la tendance générale qui, dans le Sud, fait dominer l’élément spirituel, abstrait, structural, didactique, et dans le Nord l’élément nuancé, vivant, anecdotique, pittoresque, en un mot la sculpture ici et l’architecture là, une interpénétration constante des styles locaux, des époques, des influences du dehors, transforme la terre entière de France en une forêt de pierre ordonnée et ouvragée telle que l’Inde seule, peut-être, en vit sourdre une comparable de son sol miraculeux. Et d’ailleurs l’art indien, comme l’art khmer ou javanais, l’art byzantin comme l’arabe, l’art grec comme l’art romain, par filiation directe ou indirecte, par raisonnement ou intuition, par rencontre de sentiment ou de hasard, semblent accourir ici de tous les points de la terre pour se résumer et s’ordonner un siècle dans la sensibilité toujours en éveil et l’intelligence aisée qui caractérisent la France. Une variété merveilleuse de sensation et d’expression entre sans effort, d’un bout du territoire à l’autre, dans l’unité spirituelle de volonté et de foi. Que le temple, chez les romans, soit ou non travaillé comme un ivoire, la tour carrée, polygonale ou ronde, presque pleine ou toute aérée de fenêtres juxtaposées, le clocher droit comme un cri ou incurvé comme une plainte, l’abside polyédrique ou circulaire, les pleins cintres multipliés sur la surface remuante ou à peine indiqués au faîte des murs droits, farouches comme des remparts, partout la majesté et la force de la doctrine pénètrent les surfaces expressives de la vie et ses rythmes savoureux. Que, sur les façades ogivales, les grands plans silencieux s’ouvrent à peu près nus entre les contreforts dépouillés, qu’au contraire ces contreforts soient cannelés en tuyaux d’orgues comme pour accentuer l’élan vertical vers le ciel, et ces façades recouvertes d’une arborescence de dentelles, que les porches s’inscrivent dans les murs ou se hérissent de frontons, de clochetons, de pinacles, que les roses rayonnent ou flambent, que les tours dont le nombre et la disposition varient sans cesse soient évidées par de hautes fenêtres ou fasciculées en colonnettes comme des gerbes d’épis ou passent par des transitions insensibles du carré au polygone et du polygone au cône, partout l’inondation débordante des formes animées et des visages innombrables de la vie laisse cependant apparaître la logique de la fonction et le rationalisme de l’esprit. Même, et là le miracle est plus surprenant peut-être, quand trois siècles et quatre ou cinq styles mêlent le roman et le gothique dans un même monument, le monde des sentiments et des sensations enchevêtrés qu’il présente entre d’un bloc, et pour jamais, dans l’ordre immuable de l’esprit.
La France, au fond, en recouvrant de chair vivante une charpente si logique qu’elle fixait jusque dans ses détails la forme du monument, poursuivait sa propre conquête. L’esprit français est le plus structural qui soit, mais sa structure est aussi simple que la surface en est mobile et nuancée, près de son sol, de ses rivières, des vents qui traversent ses ciels. Les hommes de cette terre avaient toujours aimé donner à la matière la figure de leurs visions. Les premiers objets gravés et sculptés que le monde connaisse étaient apparus sur le territoire qui va de l’Atlantique aux Pyrénées et aux Cévennes. Les Gaulois frappaient, forgeaient, fondaient le bronze avant l’arrivée des Légions. Le génie gréco-latin tressaillait chaque fois qu’il touchait ce sol.
Pourtant, avant que la sculpture ne quittât tout à fait le cloître, les saints et les saintes étaient des dieux lointains que le peuple apercevait à peine au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Quand ils eurent gagné la rue, ils y vécurent. Le dieu local, le dieu des travaux et des jours, le dieu des fontaines, des bois, le génie qui participait à tous les actes de la vie agricole, ouvrière, sociale du peuple, les rejoignit sans qu’on s’en aperçût. La sculpture fut envahie soudain, et tout entière, par un sentiment moral et familier aussi simplement pénétrant qu’une action d’humanité vivante et continuant, sans lien visible, notre plus lointain esprit. Ses gestes avouaient, ils protégeaient, ils aidaient, ils attiraient contre les cœurs. Des mains se cherchaient, et se trouvaient, des visages s’inclinaient vers d’autres visages, respirant la douceur qu’ont les uns pour les autres tous ceux qui ont besoin les uns des autres. La vierge, divinisée contre le désir du clergé, portait son enfant dans la foule et le montrait aux pauvres gens.
Certes, ils étaient bons chrétiens, ceux qui sculptaient ces torses ronds, ces hanches gonflées par la grossesse, soulevées par le poids du petit, ces longs membres nerveux ou pleins sous la robe de laine, ces bonnes figures souriantes qu’ils copiaient dans le chantier sur celle qui leur apportait la soupe. S’ils n’aimaient réellement du christianisme que ses tendres mythes humains, ils acceptaient sans les discuter ses affirmations surnaturelles, ce qui les dispensait d’être trop sévères pour les actions qu’ils commettaient. Comme ils travaillaient bien, ils considéraient que leur coupable gourmandise avait l’avantage de réparer leurs forces et que leur coupable luxure compensait bien des ennuis. Les clercs ne s’offensaient pas plus que les laïcs des contes ingénus et gaillards que l’imagination populaire ne cessait pas d’enfanter. Il faut se souvenir qu’en ces siècles vivants, les mœurs n’étaient pas très édifiantes[27]. Les prêtres eux-mêmes avaient à peu près tous des concubines, et pas un ne s’en cachait. La vie, pour accepter des digues, était trop riche en forces rajeunies. L’homme de ce temps apportait aux offices son plus grand, son plus simple amour, mais c’est l’esprit qu’il adorait, la puissance même de sa foi libérait son action en l’affranchissant de la lettre. On se poussait souvent du coude, on s’allongeait des tapes aux prêches, on daubait sur le curé. Ce n’étaient plus toujours des moines qui représentaient les vertus sur les linteaux et les tympans. Beaucoup plus souvent elles accueillaient les pauvres par le sourire enchanté d’une figure féminine. On trouvait très naturel de voir des démons pousser dans leurs chaudières un troupeau gesticulant de soldats, d’évêques, de rois que bousculait la peur. Le peuple de France était trop sûr de lui pour ne pas pratiquer le pardon des injures, mais il disait ce qu’il pensait avec une candeur parfaite, et bien que son enfer fût plus comique qu’effrayant, il en ouvrait les portes avec malice à ceux qui ne respectaient pas la tâche qu’ils prétendaient avoir la sainte mission d’accomplir. Dieu le père n’apparut à peu près jamais dans la statuaire des églises. Les pauvres imagiers ne regardaient pas si haut. Ils ne savaient pas bien faire ce qu’ils n’avaient pas vu. Ils ne manquaient pas d’imagination, certes, et même d’une vague, universelle et confuse culture. Mais leur imagination se mouvait entre les cadres, d’ailleurs immenses et multiples, de la vie qui les entourait, et leur instinct d’artistes était trop impérieux pour permettre à leur culture théologique et légendaire de leur fournir autre chose que des prétextes à le manifester. Madame la Vierge sortait vivante de la pierre parce que l’image de la maternité, en ces temps de vie frénétique, était partout. Et si les saints et les anges entouraient les portails, c’est que ceux qui souffraient voyaient tous les jours se pencher sur leur détresse des figures de bonté et des figures d’espérance.
L’Église, au cours de sa période d’organisation défensive, avait détourné au profit de sa puissance extérieure, l’élan sentimental dont le christianisme était sorti. La France du XIIIe siècle replaça en pleine humanité vivante cet élan sentimental. Sous la poussée de sa force intérieure, le vieux cadre théologique craqua de partout, le christianisme qui jusqu’alors avait dominé la vie, fut dominé par elle, entraîné dans son mouvement. Par-dessus le sémitisme de saint Paul, qui avait préparé son explosion en lui imposant le repos, contre la discipline de Rome qui élevait depuis mille ans des digues pour la protéger contre les forces anarchiques du dehors, elle rejoignit l’esprit fraternel de celui qui était né dans une étable, qui traînait des bandes de pauvres, qui accueillait les femmes adultères et qui parlait aux fleurs, parce qu’elle sortait d’un état social encore plus dur que le vieux monde et qu’une insurrection de tendresse virile devenait l’universel besoin.
Les civilisations antiques à leur déclin pleuraient sur elles. Leur douleur avait paru déclamatoire et grimaçante parce que la vie les quittait. Le Moyen Âge, en qui montait la vie, fut le maître de sa souffrance. Il fut heureux, aussi heureux que le vieux monde en plein essor, et la pitié ne fut jamais pour lui qu’un élément de l’énergie de vivre reconquise. C’est en ignorant sa vaillance qu’il tendit les deux mains à tous ceux qui les demandaient. Il retrouva sans effort dans l’exercice quotidien de la tâche accomplie le principe social du christianisme que les Pères de l’Église avaient cherché dans une organisation théocratique momentanément nécessaire pour protéger la croissance des peuples neufs, mais nuisible à la manifestation de leur pensée originale.
Ce caractère social définit la sculpture française. Vue par dehors, sans doute, et dans son ensemble, elle rappelle tout à fait, du XIIe au XVe siècle, la marche des écoles antiques, de l’archaïsme à l’académisme en passant par un point d’équilibre où la science et le sentiment élevés à leur plus haute certitude rayonnent d’un même foyer. L’art roman a la force souriante et la raideur rythmique du VIe siècle grec, l’art du XIIIe siècle français est calme et mûr comme celui qu’affirmèrent, dans la pleine possession d’eux-mêmes, Phidias et ses précurseurs. Après, en France comme en Grèce, la virtuosité descriptive, naturaliste et pittoresque prend peu à peu le dessus. La différence essentielle, sans doute, c’est que la sculpture gothique ne tend pas à réaliser avant tout ce balancement des volumes par qui les statuaires d’Olympie et du Parthénon passaient d’une forme à une autre forme, d’une idée à une autre idée sans que l’esprit s’aperçût de la route suivie et pour qu’il entrât avec eux dans la conscience et le besoin d’une harmonie universelle. Quand elle le saisit, cela semble déjà une tentative isolée, l’apparition impressionnante d’un individu solitaire dans une foule en rumeurs… Presque toujours l’artiste grec répartissait en flots rythmés la vie intérieure de la pierre sur toute l’étendue des plans, pour faire participer toutes ses figures à l’équilibre cosmique. Presque toujours le Français la concentre dans un front penché, dans un menton levé, une épaule, un sein, un coude, une hanche, un genou qui brise souvent la ligne attendue pour faire mieux sentir le sens direct, actuel et simple de l’action qu’il veut exprimer… Il y avait sans doute l’aurore d’un modelé de même esprit que celui-là dans les sculptures d’Olympie et les Parques du Parthénon. Mais le désir de l’harmonie dominait tout.
Les profils de la statue gothique sont moins subtils que chez les Égyptiens, et moins définis que chez les Grecs. Ils sont plus variés et plus vivants car la lumière est plus changeante et plus diffuse, et surtout parce qu’ils expriment un monde de besoins moraux que ne pouvaient ressentir ni les Grecs, ni les Égyptiens. Jamais on n’avait distribué avec un pareil sentiment de leur valeur psychologique les ombres et les clartés. Jamais on n’avait travaillé la matière avec cette émotion concrète. Jamais n’avait émané d’elle, des formes pleines et largement traitées qui la dénonçaient aux yeux, un rayonnement plus profond, plus total et plus doux. Jamais une jeunesse plus vaillante à vivre la vie, mais mieux avertie que les humanités adolescentes du malheur qui l’attend, n’avait accepté d’une âme plus joyeuse la nécessité de l’effort. Telles statues de Reims font penser à l’Apollon d’Olympie par leur ascension dans la lumière d’où semble émerger leur front. L’eau pure des sources qui sortaient du roc hellénique semble couler sur les flancs et les membres des statues de femmes qui veillent au portail du transept de Chartres. Les hommes, une fois de plus, ont prêté leur héroïsme aux dieux.
Il ne faudrait pas en conclure que les plus grands même parmi les maîtres d’œuvre et les imagiers français, aient eu des préoccupations philosophiques d’un ordre aussi élevé que les sculpteurs en qui les penseurs grecs puisèrent la vie de l’esprit. Mais en dehors des conditions géographiques qui différenciaient si sensiblement la France du Nord, humide et fraîche, de la Grèce aride et brûlée, la vie avait été plus dure au Moyen Âge qu’au siècle de Périclès, la guerre et le malheur avaient rendu plus nécessaire aux masses la solidarité active, et l’homme avait de l’homme un besoin plus profond. De plus, ces conditions différentes de vie naturelle et sociale se révélaient brusquement dans l’atmosphère de légende sentimentale que la mythologie chrétienne avait créée peu à peu. Il n’est pas douteux que le sculpteur grec, qui arrachait le monde antique à ses rythmes épuisés, ait eu sur le maçon des cathédrales une supériorité de pensée mesurable à la distance qui sépare le Prométhée d’Eschyle ou l’Antigone de Sophocle d’un Mystère du XIIIe siècle, mais il est certain que le maçon des cathédrales le rejoignit sans effort dans l’eurythmie universelle parce qu’il fut un élément de la symphonie monumentale que l’instinct commun à toute une foule faisait jaillir de son cœur.
Le peuple entier du Moyen Âge avec tout ce qu’il savait, tout ce qu’il désirait et tout ce qu’il rêvait confusément bâtit son temple, maison de la réalité et de l’espoir, comme il bâtissait en même temps que lui, par les libertés communales, son droit de vivre, le droit pour les âges futurs de conquérir par la pensée. Ce n’est pas, comme on l’a prétendu, que chaque habitant de la ville et de la campagne y portât sa pierre. Mais les corporations qui y travaillaient, les charpentiers, les maçons, les tailleurs de pierre, les verriers, les plâtriers, les plombiers, les peintres plongeaient, par toutes leurs racines, dans le fond du bas peuple dont elles puisaient à plein cœur les pressentiments et les besoins. Le maître d’œuvre dessinait le plan, il distribuait l’ouvrage, puis chacun, dans l’indépendance de ses instincts, animait un chapiteau, sculptait une image, encastrait dans le plomb la fête d’un vitrail, alignait, entre les nervures diagonales, les petites pierres taillées à la main qui suspendaient la voûte à cent ou cent cinquante pieds du sol. La cathédrale vivait tellement de la vie de ses bâtisseurs qu’elle changeait en même temps qu’eux, qu’une génération élevait un étage ogival sur un étage en plein cintre, qu’une autre abandonnait un bras de transept à moitié construit, ajoutait une couronne de chapelles, changeait le profil des tours, les multipliait ou les laissait inachevées, faisait flamboyer une rose au front d’une nef romane débarrassée de son berceau. La cathédrale montait, s’abaissait, s’étendait avec nos sentiments et nos désirs.
De là son unité touffue où, comme dans la foule ou la nature, toutes les formes différentes puisaient la solidarité dans le courant des mêmes sèves. De là la liberté, l’élan et la violence et la douceur de l’hymne que chantaient ses voix innombrables et dont elle tremble toujours. C’était une Encyclopédie ciselée avec amour dans la matière de la France. L’histoire sainte et le mythe chrétien transposés dans sa vie active se perdaient dans la marée montante des formes expressives qui racontaient de leurs mille rumeurs mêlées tout ce que contenait l’âme malicieuse ou naïve et tantôt lyrique et tantôt bonhomme de ceux qui les avaient entendues s’éveiller en eux. Les bons chevaliers ramenaient d’Orient les dragons et les chimères. Les imaginations renouvelées prêtaient une figure concrète aux vampires, aux loups-garous, aux bêtes moralistes et discoureuses dont parlaient les fabliaux. Comme les imagiers n’avaient pas vu les rois, ni les saints, ni les évêques dont les entretenait la légende, ils demandaient aux gens des rues de leur fournir les visages les plus caractérisés. La cathédrale frémissait du bruit des métiers et des forges. Les paysans y semaient leur blé, y moissonnaient leurs épis, y pressaient leurs raisins ou leurs pommes. Les chevaux, les ânes, les bœufs y traçaient leur sillon, y traînaient leur charrette, les chèvres et les moutons ne s’étonnaient pas de rencontrer au tournant d’un pilier un éléphant, un rhinocéros, un hippopotame, un roi mage sur son chameau. La statue de la Liberté unissait l’avenir des hommes aux lointains souvenirs échappés au naufrage du monde antique. Une vie confuse et murmurante, pleine de chants d’oiseaux, de bruits de sources, de fourmillements sous la mousse, s’éveillait ou s’endormait. Autour des chapiteaux, le monde végétal germait, de gros bourgeons, puis des feuilles de galbe pur accolées par des mains terreuses sur la pierre à peine dégrossie, puis le débordement des pampres, des rameaux épais, toutes les feuilles de la France bruissant au vent qui animait l’orgue des tours, la vigne, le rosier, le chêne, le fraisier, le saule, la sauge, la mauve, le trèfle, le céleri, le chou, le chardon, le persil, le cresson, la fougère, les feuilles de la France creusées dans la matière avec un tel emportement sensuel qu’elles se muaient à tout instant en vagues formes remuantes, lèvres, poitrines, replis de chair où hésitait la vie universelle dans ses apparences primitives. Les bas-reliefs qui sortaient des murailles avaient l’air, tant l’image se mêle aux fonds, à l’espace ambiant plein de vapeur d’eau, de cueillir la fleur de la pierre, de préciser peu à peu par le ciseau les formes qu’elle contient en devenir.
Rien qui rende plus vaine la vieille opposition entre l’architecture et les arts dits d’« imitation », que la cathédrale française, où des surfaces vivantes couvrent un squelette vivant. Rien qui soit plus superficiel que l’ordinaire définition de la plastique dont le rôle n’est pas d’imiter le monde des formes, mais d’y saisir des rapports à qui l’architecture donne précisément leur expression la plus abstraite. Ce n’est pas seulement toute son ornementation sculptée ou peinte qui fait participer l’architecture à la vie du sol et du ciel, c’est son origine première, la répétition instinctive qu’elle présente des grandes architectures naturelles où l’esprit humain recueille les éléments de la révélation logique qu’on appelle l’invention. Toutes les voûtes sont sorties des formes que nous enseignèrent la coupole des cieux et la retombée des hautes branches, toutes les colonnes sont des arbres, tous les murs sont des rochers ou des falaises, et le toit ne s’étale que pour permettre aux habitants de recueillir le vent nocturne, il ne s’incline que pour conduire les pluies jusqu’à la terre qui les boit. Les pays du Nord qui sont boisés et dont la lumière est diffuse imposent des façades ornées à notre imagination, les pays du Midi qui sont nus et dont la lumière éblouit dictent les longues lignes pures – le roman dura dans le Sud. L’eau pénètre la pierre du Nord, la fait bouger, la mêle à l’humus mouillé, aux mousses, aux feuilles pourries. Le marbre du Midi est tellement saturé de soleil qu’il devient peu à peu un foyer de lumière, une source de chaleur aussi vivifiante que celle qui concentre l’automne et l’été dans les fruits. Tout attache à son sol l’édifice construit avec la pierre qu’on en tire, le régime des eaux et des vents et la couleur du ciel et des cultures, le rythme habituel des saisons. Sous le pavé des nefs, c’est la forêt souterraine, les colonnes épaisses plongent dans les ténèbres de la crypte pour enraciner à la terre l’élan vertical des futaies, l’épanouissement des rameaux et des feuilles. Dans la cathédrale française, dans ses longues colonnes pâles tremblent les bois d’aubiers et de bouleaux, les bois clairs, aérés de Picardie et de Champagne, et leurs branches illuminées aux flammes de ses vitraux. Quand les crépuscules inondent la nef, font grandir les piliers dans la pénombre, reculent encore dans le mystère les voûtes solennelles où l’or des jours finissants s’assombrit, on pense à nos forêts de chênes. Et la vapeur légère de nos ciels qui appartient à la masse de l’air, qui mêle au silence des fonds le mouvement confus des formes ornementales, pénètre les tours ajourées et voile d’une fumée blonde l’incendie des verrières, élève avec la cathédrale au-dessus des coteaux et des plaines l’eau trouble des fleuves sinueux, le tremblement grêle des arbres dont la dépouille, par les temps humides, sature la boue des chemins. Des branches remuent, des bruits s’élèvent, des chuchotements reprennent quand le vent s’est apaisé. Coutances monte de partout, les flèches, la tour centrale, les clochetons polygonaux s’élancent, ils pénètrent l’espace d’un essor si pur et si nu que leurs pointes s’y perdent, comme des voix. Laon, de la base au haut des tours, est verte de mousse et de plantes sauvages, les contreforts de Beauvais qui jaillissent trois fois plus haut que les bois du pays font un bruit de forêt quand l’orage se lève, et le vieux clocher de Chartres est une flamme d’or suspendue dans le brouillard.
Rien, dans cette expression sociale et naturelle, n’est hors de la terre et du peuple dont elle sortit spontanément. L’unité de la symphonie est d’autant plus impressionnante qu’un plus grand nombre de voix y sont entrées pour le chant, la prière, le murmure, les pleurs, le rire, et pour jeter la mélodie changeante des dentelles de pierre, de verre et de rayons sur le tonnerre intermittent des cloches, sur la rumeur des nefs sonores où le plain-chant monte et descend. La cathédrale est, avant même l’université voisine qu’elle abrite souvent[28] et à qui elle n’abandonna jamais toute la vie intellectuelle puisque les écoliers rencontraient les artisans sous ses voûtes pour communier avec eux dans l’élaboration collective et confuse des farces, des mystères et des moralités, un résumé puissant de l’idée du siècle et des images de la vie. Elle a formulé pour nous ces troubles écoles où quatre ou cinq nations viennent s’instruire, où tous les éléments qui se débordent collaborent confusément, le maître avec les disciples, les philosophes grecs avec les Pères de l’Église et ce qu’on enseigne avec ce qu’on apprend. L’innombrable Aristote dont se réclamait la pensée révolutionnaire contre les théologiens eût reconnu, dans l’unité désordonnée et la riche matière de ce temps, l’irruption du génie sensuel qui de mille en mille ans monte de la profondeur des peuples pour arracher le monde aux dangers de l’abstraction pure.
On avait tant, et depuis si longtemps maudit la chair, dédaigné les formes, on avait tant et si longtemps comprimé le désir de les aimer pour ce qu’elles nous apprennent, que le jour où ce désir ne put plus être contenu, il changea l’axe de la vie, et, après l’avoir révélée à elle-même, l’étouffa. Il y eut un tel débordement de formes, un tel enivrement de sensations, que non seulement l’idée chrétienne de purification en fut anéantie, mais que l’art, venu pour protester contre elle, se dévora. Il mourut pour avoir satisfait avec trop de violence les besoins qui l’avaient fait naître. En moins de trois cents ans, l’esprit français suivit la route qui conduit de Sens ou de Noyon, de Notre-Dame, de Chartres, de Beauvais, la logique nue, l’unité, l’harmonie, l’élan, partout la sobriété et la force, à Reims, la magnifique orgie sensuelle, à Rouen, l’agonie frêle et flamboyante. La sculpture, d’abord plaquée contre les murs, plus tard incorporée aux murs, se détacha des murs, et la dissociation commencée, elle s’accentua rapidement jusqu’à l’anarchie finale. Elle n’exprime guère plus dès le XIVe siècle que le portrait individuel, pénétrant, bonhomme, cordial et sûr de lui. Puis, l’imagier sait trop, il manie son ciseau avec une telle aisance qu’il le regarde jouer dans la matière et que la force qui gouvernait son cœur est passée toute dans sa main. Les lignes de la cathédrale se compliquent et s’enchevêtrent, perdent leur sens, ses voûtes s’encombrent de nervures supplémentaires que l’ornement inutile va bientôt fragmenter. Elle disparaît sous la profusion du détail, elle affaiblit ses supports en les fouillant de ciselures, elle diminue tous les jours ses pleins au risque de s’écrouler pour laisser une place de plus en plus grande aux verrières envahissantes. Quand elle était apparue, le monde se mourait d’obscurité, de solitude et de silence. Elle lui révéla la lumière, la forme et le tumulte pour en mourir.
De là le caractère explosif et passager de l’art français du Moyen Âge. La cathédrale eut des béquilles, comme le lui reproche Michelet. Ses arcs-boutants qui sont si purs parce qu’ils portent avec fidélité le poids d’un monde, un siècle lourd comme mille ans ramassés dans un effort, lui donnent cet aspect d’improvisation qui la rend si vivante et la fait croire si fragile. À voir cette hâte, on dirait que le peuple de France, tout d’un coup sorti du sommeil pour entrer dans l’ivresse de vivre, ébloui de jour, envahi d’images innombrables, débordant de verve et de joie, pressentait qu’il aurait à peine le temps, entre l’oppression théocratique agonisante et l’oppression militaire prochaine, d’exprimer en tempête et confusément ce qu’il avait compris de la nature dans sa première rencontre avec elle depuis la mort des anciens dieux.
La cathédrale vaincue en même temps que la Commune et pour les mêmes raisons, il ne resta rien – qu’elle-même – de l’élan dont elle était sortie. L’énergie nationale, énervée d’abord de sa propre croissance, puis écrasée sous l’invasion recommençante et la plus atroce misère, peut-être, qu’ait connue l’histoire, l’énergie nationale s’affaissa. Il n’y eut plus en France que la monarchie grandissante et le catholicisme qui regagnait le terrain perdu en agissant sur les esprits découragés. Le haut clergé, représentant du christianisme politique, s’empara de la cathédrale pour combattre le christianisme doctrinaire du clergé régulier avec le christianisme humain du peuple. Grâce à lui, le catholicisme bénéficia des coups que lui avait portés le Moyen Âge. Il y gagna le renom de grandeur esthétique qui le rendit si séduisant. Il fut pour l’avenir cette chose terrible et douce, puissamment artiste, puissamment morale, diverse selon qu’elle se manifesta en France, en Italie, en Flandre, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, une pourtant par le dogme et l’autorité, à la fois théologique et populaire, traditionnelle et spontanée, universelle et nationale. On crut, – il crut sincèrement lui-même, – qu’il avait fait à son image l’Occident du XIIIe siècle. En réalité c’est la France et l’Europe qui, soulevées de vie, firent cent cinquante ans le catholicisme semblable à ce qu’elles étaient.
« Si nombreuse, disait saint Bernard, anathématisant déjà la raide sculpture romane qui décorait les premiers temples en même temps qu’il combattait l’esprit communal et condamnait dans Abailard l’esprit des Universités, si nombreuse, si étonnante apparaît partout la variété des formes, que le moine est tenté d’étudier bien plus les marbres que les livres et de méditer ces figures bien plus que la loi de Dieu »… La cathédrale n’est chrétienne que pour ceux qui ne sentent pas que ce qui est humain contient le christianisme et le précède et lui survit, comme elle n’est antichrétienne que pour ceux qui ne sentent pas par quels côtés le christianisme reste humain[29]. Elle est humaine, et traditionnelle, et révolutionnaire, et profondément opposée au principe autoritaire et moralisateur du christianisme se disant définitivement organisé, pour avoir exprimé des idées morales sous la forme la plus sensible et traduit dans le langage le plus sensuel les dogmes affirmant la royauté de l’esprit pur. Elle réhabilite la nature de l’homme, la nature du monde où il vit. Elle aime l’homme pour lui-même, faible et plein d’un courage immense et décrit son paradis avec les arbres, les eaux et les nuages qu’il voit en levant les yeux ou en sortant des portes de sa ville, avec les légumes pleins de terre et les fruits que lui portent des champs, les jours de marché, les bêtes domestiques qui partagent son destin.
La cathédrale – l’art ogival entier – réalise un moment l’équilibre des forces populaires vierges avec le monument métaphysique dont la philosophie chrétienne lui préparait le cadre depuis mille ou douze cents ans. Mais ces forces brisent ce cadre en se déployant tout à fait. Les maçons et les imagiers consacrent, contre l’Église, l’entrée de la forme du monde sans cesse mourante et renaissante dans notre esprit et notre chair. Le désir populaire entraîne dans son mouvement toute la matière immobile des prohibitions et des formules où l’appareil théocratique prétend l’enfermer. Le clergé, sans doute, imposait aux décorateurs l’obligation d’ailleurs très allègrement consentie de respecter dans les images une hiérarchie rigoureuse, une inflexible écriture symbolique dont il surveillait la disposition : « L’art seul appartient au peintre, l’ordonnance aux Pères », a dit le concile de Nicée[30]. Le concile de Nicée ne savait pas que l’art est tout et que l’ordonnance est sans lui comme un vêtement vide, puisqu’au moment où l’art jaillit des cœurs il est la passion, la volonté, la souffrance, la religion, la justice, la vie. Qu’importait donc que l’édifice fût la croix, que l’abside fût la couronne d’épines, que le chœur fût la tête du Christ et le feu du vitrail la lumière céleste et que les tours fussent des bras qui suppliaient ? La foule, au Moyen Âge, s’exprimait symboliquement parce que le symbole résumait les réalités morales supérieures qu’elle ne discutait pas pour rester plus libre de découvrir ses réalités spirituelles, et parce qu’elle trouvait en lui un inépuisable prétexte à dire ce qui l’étouffait. Au Moyen Âge, la symbolique et la théologie vivaient avec la vie, de la même vie que la vie, elles n’étaient qu’un élément dans la symphonie formidable où toutes les forces du temps se rejoignaient pour se répondre et s’associer. Le corps social, insoucieux de reconnaître les éléments qui le constituaient, laissait leur vie ardente organiser spontanément son équilibre et son action.
Il semble que de loin, de haut, nous ne puissions envisager l’histoire d’une grande race que par les caractères généraux qui la dénoncent. Elle nous paraît alors tenir tout entière dans une œuvre particulière, prendre pour ainsi dire une forme visible, tangible, où toutes ses aventures d’intelligence et de douleur apparaissent comme sublimées. Elle semble n’avoir vécu, saigné, fait la guerre et le commerce, cultivé le sol, travaillé le fer, que pour que cette œuvre naisse, qui contienne, résume, exalte les vies obscures et les sentiments informulés de ses milliards de vivants et de morts. Et dès lors, chaque fois que nous évoquons l’esprit d’un peuple, le nom de l’homme qui le représente le plus évidemment à son heure la plus décisive nous vient aux lèvres. Beethoven nous apporte l’Allemagne, Shakespeare l’Angleterre, Michel-Ange l’Italie, Cervantes l’Espagne, Rubens la Flandre, Rembrandt les Pays-Bas. Quand nous pensons à la France, nous hésitons. Montaigne est le héros de l’intelligence éternelle, supérieure au destin des peuples, à leur langage, à leur passion. Pascal n’a pas la joie divine qui monte avec le sang du peuple dans ses gestes, même quand ce sont des gestes d’injustice ou de désespoir. Il manque à ceux qui nous racontèrent le mieux, Rabelais, La Fontaine, Molière, cette sorte de passion mystique qui héroïse l’âme humaine et fait qu’en un seul homme et en un seul moment elle peut concentrer en elle et résumer toutes les puissances de vie qui, à ce moment-là, définissent à nos yeux l’orientation de la destinée et du monde. Hugo boursoufle sa puissance de programmes et de sermons. Eh bien ! la cathédrale a tout ce que nous aimons dans Hugo ou Pascal, tout ce que nous retrouvons de nous en Rabelais, Molière ou La Fontaine, tout ce qui, dans Montaigne, domine les temps et les lieux. Mais elle soulève cela par ses voûtes et par ses tours dans un tel emportement lyrique, qu’elle fait monter la foule française jusqu’aux pressentiments suprêmes que les plus grands de nos artistes n’ont presque jamais atteints. Le héros français, c’est la cathédrale.
Le « miracle français » fut si bien un miracle, qu’il stupéfia le peuple des villes et que les pauvres gens accoururent des campagnes pour voir monter tous les ans plus haut au-dessus des tuiles en pente et des pignons aigus, la broderie bleue et dorée des pierres peintes, les verrières de sang miroitant dans la lumière, l’élan massif ou fuselé des tours et des flèches qui vibraient aux battements du bronze. Leur œuvre faite, les maçons et les imagiers la regardaient avec autant d’étonnement que s’ils fussent venus de l’autre bout du monde pour la voir. Chacun avait travaillé dans son chantier, assujetti son vitrail, taillé sa statue, élevé son mur moellon sur moellon, chacun n’avait vu qu’une feuille, une herbe de la forêt, beaucoup même étaient morts sans lever les yeux du bourgeon qui poussait sous leurs doigts, du fruit dont ils surveillaient la maturation et qu’ils n’avaient pas toujours eu le temps de cueillir. Et voici que les échafaudages enlevés, les tréteaux jetés à bas, de hautes voûtes solennelles, des cataractes de rayons, une montagne légère de colonnes et de statues emplissaient le ciel familier. D’où venait donc cette formidable unité où la présence de la foi, de l’espérance, du dieu vivant qui habitait le cœur des foules, s’affirmait sans que personne, pas même le maître d’œuvre qui avait fait le plan de l’édifice, eût songé d’avance à les exprimer ? Aucun d’eux ne savait qu’elle préexistait en lui, aucun d’eux ne savait que sa propre humilité et sa propre faiblesse, parce qu’elles allaient dans le même sens, du même pas, au même rythme que la faiblesse et l’humilité du voisin, se soudaient tous les jours à elles pour constituer avec elles une énorme puissance anonyme qui éclaterait sur l’histoire comme la plus haute manifestation d’idéalisme collectif. Quand ils se retournèrent pour regarder leur ouvrage, aucun d’eux ne se rappela qu’il y avait mis la main, mais ils surent tous que c’était ça le paradis. On venait donc de la campagne, et de plus loin. On venait voir, on venait prendre des leçons, on venait demander aux maîtres d’œuvre de passer la mer ou la montagne aux frais des villes riches qui voulaient toutes avoir la plus belle église ou le plus haut rempart. Depuis deux siècles, d’ailleurs, la France était le grand foyer occidental. Elle avait conquis, par les Normands, la Sicile et l’Angleterre, elle envoyait incessamment en Orient, sous le prétexte ingénu et puissamment stimulateur de délivrer le Saint-Sépulcre, des expéditions coloniales qui couvraient la Syrie, la Grèce, les Îles, de cités françaises, et tentaient d’occuper l’Égypte et l’Afrique du Nord. Des barons français ceignaient les couronnes d’Athènes, de Constantinople, de Chypre, de Jérusalem. L’âme française déployait la force d’expansion qui lui permettait, chaque année, et en cent points de la France, de creuser des canaux, de bâtir des ponts, des aqueducs, des fontaines, d’ouvrir des hôpitaux et des écoles, de suspendre à cent pieds du sol le vol majestueux des voûtes ogivales. Comme elle devait, cinq cents années plus tard, enseigner au monde que la révélation monarchique avait vécu, elle dénonçait ingénument et joyeusement la révélation théologique en semant partout l’action, la vie, l’expérience, la liberté.
Là où n’entraient pas les hommes de guerre, la pensée pénétrait quand même par les marchands et les artistes. Sur tous les fleuves d’Europe, des bateaux entraînaient la matière et l’esprit de l’Ouest. Les romans français couraient le monde. Les maîtres des Universités étrangères avaient presque tous passé par celle de Paris où les nations entretenaient des collèges en permanence. Philippe Chinard, maître d’œuvre français, suivait partout Frédéric II. Charles d’Anjou en avait appelé un autre, Pierre d’Angicourt, en Sicile. Eudes de Montereau accompagnait en Palestine, où il fortifia Jaffa, saint Louis prisonnier des Sarrasins et roi spirituel de la terre. Depuis que le grand Guillaume de Sens s’était cassé les reins en tombant d’un échafaudage dans la nef de Canterbury, cent autres avaient répondu à l’appel des communes ou des fabriques étrangères. Martin Ragevy, Villard de Honnecourt construisaient des églises au fond de la Hongrie. Des équipes de maçons partaient pour l’Allemagne. Un maître maçon de Troyes bâtissait les temples, les couvents, les châteaux, les commanderies de Chypre. Mathieu d’Arras, qui fit les plans de la cathédrale et du pont de Prague, venait d’Avignon. La plupart des villes espagnoles appelaient, au XIVe siècle, des architectes français. D’autres allaient jusqu’en Pologne, jusqu’en Finlande. Les Bénédictins, les Dominicains, les Cisterciens surtout fondaient des Maisons et des Ordres qui répandaient sur l’Europe l’esprit vivant. L’Ordre des Templiers, l’Ordre de Calatrava, l’Ordre teutonique portaient d’un bout à l’autre de la terre chrétienne une continuité d’action où les hommes reconnaissaient pour une heure leur unique et puissant espoir. La grande unité morale du catholicisme prenait partout l’apparence que l’idéalisme social des communes françaises lui imposait irrésistiblement.
Presque partout, au début tout au moins. Les maîtres d’œuvre apportaient un plan primitif inspiré par Amiens, ou Reims, ou Chartres, ou Notre-Dame, ou Beauvais. Mais la construction d’une cathédrale durait souvent deux ou trois siècles, des architectes indigènes succédaient aux maîtres français, les maçons et les imagiers qui se recrutaient de plus en plus nombreux au sein des corporations locales, prenaient racine dans leur sol. Le ciel et son soleil et ses nuages, la plaine environnante, la montagne boisée ou nue qui montait aux portes de la ville, les forces séculaires déposées dans la race par le régime des saisons, la nature des travaux, des négoces, la paix, la guerre, l’aliment, tout cela donnait peu à peu sa forme au profil des nefs et des tours, à la disposition des baies, à la transparence des verrières, aux saillies qui distribuaient l’ombre et la lumière sur le front des monuments. Mais l’emprunt primitif pesait toujours sur l’œuvre, jamais, ou presque jamais ne se retrouva nulle part l’élan d’où sortit pour une heure l’accord spontané de la foule française avec la création enthousiaste et logique des artisans qui l’exprimaient.
L’Angleterre, cependant, faillit vivre en même temps que la France du Nord ce moment qui jusqu’ici ne s’est jamais rencontré plus d’une fois dans l’histoire d’un peuple et que celle-ci connut seule peut-être, avec l’Inde du Moyen Âge et l’Ancien Empire égyptien. L’Angleterre trouva l’ogive avec nous, sinon quelques années plus tôt. Pourquoi donc ne sut-elle pas, en faisant appel à ces facultés de généralisation puissante dont elle a donné, de Roger Bacon à Newton, autant de preuves que nous-mêmes d’Abailard à Lamarck, pourquoi ne sut-elle pas en systématiser l’emploi, suspendre en l’air les pierres de son sol entre deux nervures diagonales, articuler sur cette carcasse grandiose les membres monstrueux qui s’arc-boutent au pavé des villes comme pour supporter le poids des tours ? [31].
C’est que la cathédrale anglaise fut plutôt un luxe de classe, c’est qu’elle ne traduisit pas un de ces élans d’idéalisme où les pauvres et les riches et ceux qui ne font rien et ceux qui travaillent et ceux qui souffrent et ceux qui sont heureux se rencontrent parfois dans la foule française pour dix ans, pour un mois, pour une heure. Comme en France, sans doute, la classe bourgeoise anglaise avait, au XIIe siècle, conquis les droits que confirma la Grande Charte de 1215. Mais elle n’eut pas à faire, pour maintenir ces droits, l’effort incessant de nos communes, sans cesse menacées par l’Église et les barons. Dans la liberté de la commune anglaise, la solidarité des organes sociaux n’était pas aussi nécessaire, et le farouche orgueil des corporations que les pouvoirs politiques traitaient toujours sur un pied d’égalité, les dressait sans danger pour elles les unes contre les autres. La cathédrale exprima leur richesse commune et non pas leur communion.
Elle est égoïste, exclusive, fermée au grand courant humain, une formule raide et sèche que n’anime presque jamais, et toujours timidement, la vie confuse et pullulante des bas-reliefs et des statues par qui les artisans français apportaient à l’armature sociale, comme des fruits sur un autel, le tribut de leur amour. Rien de populaire et de vivant n’avait pu sortir de ces arts aristocratiques de prêtres et de soldats qui se pratiquaient depuis cinq cents ans dans les deux îles brumeuses à l’abri des remparts des cités militaires et des murailles des couvents. L’Irlande, gorgée d’eau, submergée sous ses feuilles vertes, ne put passer à l’Angleterre, quand elle lui transmit le christianisme, que les miniatures patiemment composées dans ses monastères pendant que l’éternelle pluie noyait les vitres. Les armes saxonnes, les proues sculptées des barques scandinaves, les importations de Byzance, autant d’éléments séparés à qui manquait, pour se souder dans une poussée commune, la flamme d’un peuple homogène. Les Normands, à leur arrivée, s’emparant de la tradition romaine importée de France au cours des siècles précédents, construisirent bien de puissantes églises, où une tour carrée et crénelée montait du centre de la nef comme pour poser sur l’esprit le gantelet militaire. Mais ils campaient sur le sol britannique. Ils ne devaient fournir au peuple anglais que les fondations inébranlables des temples et des châteaux forts. Cathédrales, abbayes, châteaux, remparts, manuscrits enluminés, statues funéraires d’albâtre, art de classe, depuis toujours et jusqu’à l’heure où Shakespeare délivrera, pour le répandre sur le monde, le torrent des émotions et des images scellé dans le cœur de la foule par toutes ces sombres pierres et ces sépulcres ouvragés.
Quand on descend la vallée de la Seine, des clochers apparaissent au-dessus des tours, de plus en plus aigus, de plus en plus frêles. En Normandie, la vie qui rampe au flanc des cathédrales françaises et les fait bouger tout entières se fige, s’immobilise un peu déjà, tout en devenant plus abondante et grêle, tandis que la masse se fait aérienne, ajourée. Le puissant poème populaire se complique, se maniérise et tend à devenir un objet d’art. On est à mi-chemin entre l’art social de France et le monument raide et riche dont on aperçoit, quand la brume se déchire, au-dessus des gazons et des arbres, la tour centrale à parapets sur la nef écrasée et longue et les deux flèches positives pointant symétriquement. D’ailleurs, à Rouen, à Coutances, la tour est déjà posée sur la croix du transept. Et si le décor vivant des provinces françaises anime encore les églises normandes, leur élan net et volontaire fait pressentir le décor géométrique anglais.
Le diadème orfèvre que les marchands insulaires dressaient sur leurs rudes villes d’industrie, en face des enthousiastes monuments qui semblaient, de l’autre côté du détroit, ramasser les maisons et les campagnes pour en exalter la vie, affirmait donc la volonté très évidente de rendre un hommage orgueilleux à l’émancipation d’une classe égoïste et dure. Alors que des ailes s’éployaient au-dessus des nefs continentales où les colonnes vivantes montaient du sol en frémissant, ici un toit de bois soutenu par des consoles dominait les nefs basses qu’arrêtaient de tous côtés d’implacables horizontales. Souvent, des gerbes serrées de nervures parallèles étouffaient toutes les lignes de la nef dont les profils et les courbes disparaissaient sous leurs faisceaux tendus, forêt à mille branches sèches, sans voûte de feuillage, et sans espace et sans air au-dessus. À l’abside, là où l’ombre s’épaissit en France, où la paroi s’arrondit comme un berceau autour du dieu vivant amoureusement entouré, le mur tombait à la manière d’une herse, laissant passer le jour au travers des colonnades rectilignes comme des pals d’acier.
L’expression suprême du style ogival anglais, la perpendiculaire, apparut à l’heure où, chez nous, la flamme de pierre s’élançait en crépitant, dernier essor de la vie épuisée sur qui s’accumulait très vite un crépuscule mortel. Ici le rêve qui finit, là, la volonté qui s’affirme. D’un côté la brusque dissociation des forces sociales, la déroute quotidienne des illusions toujours recommençantes, les folles chevauchées, la défaite, les soubresauts fiévreux d’une civilisation qui meurt, de l’autre la concentration de tous les moyens de conquête, la guerre méthodique, un but défini à atteindre, la victoire, la rigueur pratique et posée d’une civilisation qui se détermine et s’assied. Quand il n’y a plus là que des ruines, ou des travaux abandonnés, ici les tours à pinacles s’élèvent et les clochers qui s’élancent, et les façades grésillantes qu’on dirait de givre et de verre, et l’étroit réseau grillagé des stalactites de pierre. Pour que la poésie fantômale, aérienne et vague du peuple anglais s’empare de ces monuments glacés et magnifiques, il faut que la lumière de la lune y jette un voile bleu, ou que les flèches aiguës, émergeant des feuilles mouillées, sortent du brouillard. L’art septentrional réclame la complicité de la vapeur répandue dans l’espace, du feuillage, de l’eau dormante, de la lueur imprécise des nuits. Ce n’est pas seulement par leurs formidables profils que les manoirs rectangulaires qui dressent au-dessus des lacs leurs tours polygonales, pèsent sur l’histoire sinistre du Moyen Âge anglais. Ils n’entreraient pas dans le rêve puissant de ce peuple aussi volontaire que leurs arêtes, aussi résistant que leurs murs, mais dont l’âme, quand elle regarde au fond d’elle, est aussi noyée qu’eux de brume et de clartés nocturnes, si un manteau de lierre ne les couvrait du haut en bas, si le sang ne filtrait pas entre leurs pierres, si l’écho d’une hache qui tombe ne s’entendait pas quand on traverse leurs corridors noirs où des spectres errants vous frôlent. L’âme du Nord n’a pu se définir par les lignes visibles du monde, et les limites du poème ou de la musique seules sont assez flottantes pour l’accueillir et la bercer.
La mer, avec son flux et son reflux, porte l’esprit d’un bord à l’autre de ses rives. L’Angleterre, qui devait tant aux Scandinaves, jeta à son tour l’art anglo-normand en Norvège tandis que la Suède, où Etienne Bonneuil était venu de France, à la fin du XIIIe siècle, bâtir avec des compagnons la cathédrale d’Upsal, recevait par la Baltique l’architecture allemande et l’architecture française mélangées. Indirectement, c’est encore l’art français qui fécondait le versant oriental de la péninsule du Nord, puisque l’art allemand venait en ligne droite des maçons de Champagne, d’Île-de-France et de Picardie.
Ce n’est pas que l’Allemagne n’eût tenté, à diverses reprises, depuis les plus obscurs moments du Moyen Âge, de se faire un art national avec les éléments qu’elle recevait du dehors ou tirait d’elle-même. Charlemagne avait créé une civilisation mixte, antique, byzantine, germanique et chrétienne, dont l’expression plastique a à peu près disparu. Travail de moines et de scribes, rude et faux, qui devait mourir. Quand le roman parut il trouva, au contraire, un terrain social et politique parfaitement apte à lui donner un caractère très puissant, très net, très pur. Le Saint-Empire, le clergé, la féodalité s’y rencontrent une minute et scellent ces pierres énormes d’un si dur ciment moral qu’il ne paraissait pas possible que l’Allemagne mystique et guerrière renonçât jamais à bâtir ces murs rouges salis par la pluie que l’ornement et la statue n’animent presque jamais. En fait, elle y renonça tard, et de très mauvaise grâce. Et quand la Bohême voulut une architecture nationale et en chercha près d’elle les plus solides matériaux, c’est dans la combinaison nerveuse et sobre du massif roman d’Allemagne et du style ogival français qu’elle en trouva la formule. Les temples des bords du Rhin où les formes rondes et octogonales se combinent dans les absides, dans les transepts, les quatre tours d’angle et les courts clochers incurvés, n’exprimèrent sans doute jamais, non plus qu’aucune autre forme architecturale en Allemagne, l’émotion vivante d’un peuple, mais le pouvoir des castes militaires et religieuses associées que reconnaissaient les classes populaires spontanément, fidèlement, lourdement disciplinées. L’âme vraie des foules allemandes ne fut jamais dans la pierre. En ces temps-là ceux qui la révélaient à l’avenir, c’étaient les jongleurs nomades qui chantaient les Niebelungen, en attendant les maîtres chanteurs des villes industrielles et les héros musiciens des heures d’espérance ou de désespoir, Luther, Sébastien Bach, Beethoven, Richard Wagner. La cathédrale allemande se fait et se défait sans cesse. Des hommes sont ensemble et tout à coup des cris jaillissent de toutes leurs poitrines pour planer au-dessus d’eux en voûtes aériennes dont tous leurs cœurs sont les piliers. Et quand ils ne sont plus ensemble, la cathédrale a disparu.
Malgré la Hanse, malgré la ligue des cités rhénanes, malgré la richesse des villes libres d’Allemagne dont la lutte, au XIIIe siècle, entre le pape et l’empereur, favorisa l’essor, malgré la force de l’Ordre teutonique qui couvrait de tours carrées flanquées de poivrières aiguës la Bavière et les Sept Montagnes, l’Allemagne du Moyen Âge n’eut pas d’architecture originale[32]. Non que la cathédrale allemande ressemble aux monuments vivants des provinces françaises, aux orfèvreries merveilleuses de l’Angleterre, aux puissantes halles flamandes, à ces entassements de pierres sur des gouffres d’ombre où luit de l’or que sont les églises espagnoles. Elle est bien elle, par la complication pédante de ses lignes, l’enchevêtrement de ses nervures, sa raideur, son élan hérissé, étroit et métallique. Seulement, et surtout quand elle se libère de la formule peu à peu dégagée des édifices ogivaux de la Picardie et de la Bourgogne, elle sacrifie presque toujours sa loi de structure intérieure au sentimentalisme abstrait et confus des surfaces ornementales.
Ce sont les vierges sages et les vierges folles des portails français qui vinrent à Strasbourg porter la bonne nouvelle à l’Allemagne. L’équilibre net de l’ensemble, la grâce des statues souriantes où cependant s’épanouit déjà la bonhomie sentimentale des Germains, n’eussent pas surpris un maître d’œuvre de la vallée de la Seine si la façade rouge et dure, semblable à du fer rouillé n’eût dénoncé, par l’abondance et la raideur des lignes verticales, les longs pieux parallèles, les fuseaux secs des colonnettes, et en dépit de la magique vie de son ensemble qui fait penser à une vitre d’hiver enrichie d’arborescences, les tendances du style allemand. Elle était l’étape nécessaire entre l’animation puissante d’Amiens, de Reims, de Notre-Dame de Paris et le dogmatisme de Cologne où la lettre théologique régnait deux siècles auparavant et qui présidait depuis cent ans au développement sévère de l’architecture romane.
Quand les villes allemandes se furent associées pour régler le mouvement de tous les trésors de l’Europe, les draps de Flandre, les vins de France, les épices d’Orient que les navires apportaient jusqu’aux bouches du Rhin et que le fleuve dirigeait par ses affluents vers le centre et le cœur du continent germanique, quand les courants d’action qui circulaient partout, à la faveur de la lutte extérieure de la papauté contre l’empire eurent déposé dans toutes les villes des compagnons venus des provinces rhénanes, des imagiers français, des huchiers de la Forêt noire, des bronziers formés depuis deux siècles à la candide et puissante école romaine de l’évêque Bernward d’Hildesheim, un brassage fécond de toutes ces forces confuses força la terre allemande à révéler ses désirs. À dire vrai, l’élan dura un siècle, le XIIIe, au cours duquel les statuaires de Naumbourg, avant de retomber dans la complication et l’honnête sentimentalisme de la sculpture allemande, firent un vigoureux effort, vers le style monumental dont les maîtres rémois révélaient à cette heure-là à la France et au monde l’amour, la force, la simplicité, Mais ce siècle suffit à définir les tendances dominantes de la construction gothique des Allemands, avant que l’esprit ouvrier des cités industrielles s’en emparât pour y déployer son ingéniosité méticuleuse et sa patience compliquée qui, tout en détournant l’architecture de sa réelle fonction, préparèrent l’Allemagne à la Renaissance en individualisant peu à peu ses industries et ses métiers.
À côté des cathédrales de nos provinces du Nord, carrées jusqu’à la base de leurs tours, si puissamment assises sur leurs lignes horizontales et puisant dans la vie ambiante et la nécessité de remplir un but défini tous les éléments de leur lyrisme incomparable, la cathédrale allemande est subjective, d’un sentimentalisme avoué, et décidée avant tout à monter aussi haut que possible en usant de moyens abstraits pour parvenir à ses fins. Ce sont partout des lignes dures, montant tout droit, et donnant d’autant plus d’élan à l’édifice que la forme pyramidale s’y dessine depuis le sol jusqu’au sommet de la flèche plantée en plein centre de la façade, sur une tour unique qui ramasse l’ensemble pour le porter plus haut, et vers qui des clochetons aigus s’élancent de toutes parts. C’est au gothique allemand que pensaient les écrivains qui définissaient l’architecture catholique du Moyen Âge comme une aspiration impétueuse vers le ciel. Aspiration surtout morale à qui n’a jamais tout à fait répondu un équilibre de structure comparable à celui qui donne aux tours de Reims leur légèreté aérienne, au vieux clocher de Chartres son élan pur et sans fin, aux tours de Notre-Dame ou d’Amiens la force redoutable d’élever le pavé des villes jusqu’au sein de l’espace où il reçoit tous les jours de printemps et d’été et d’automne la caresse dorée des derniers moments du soleil. Noble effort, cependant, puissante élévation mystique du sentiment humain vers l’amour déchirant de cette chose inconnue qu’est le sens de la vie et que la grande musique viendra, cinq siècles plus tard, remuer au fond de nos cœurs.
Dans le nord de l’Allemagne, où passe moins la guerre, où les plaines nues qui vont jusqu’au bord de la mer contrastent avec les rochers surplombant et les brumes traînantes du Rhin et les forêts de sapins noirs des régions montagneuses de la Bavière et de l’Autriche, où les villes hanséatiques les plus puissantes de l’Empire, Lübeck, Brême, Hambourg, tenaient le commerce de toute l’Europe septentrionale, des comptoirs de Londres et de Bruges aux foires de Nijni-Novgorod, l’essor pyramidal des églises était bien moins éperdu. Parmi le gros négoce et la vie maritime, les solides Rathaus opposaient aux embruns salés qui couvrent de lèpre verte les clochers de cuivre pointant au-dessus des toits rouges, des murs hauts comme des falaises, allégés d’ouvertures circulaires entre des tourelles aiguës. Le vernis noir et bleu des briques y mettait un enduit visqueux, et les pêcheurs bottés de peaux de phoque qui rentraient de la banquise y retrouvaient leur ciel d’ardoise, leur mer huileuse, le miroitement terne du goudron de leurs bateaux. Ici, le sol et l’eau reprenaient l’architecture, et l’ogive lui restituait une figure originale en l’adaptant à sa fonction.
Plus profondément enracinée que la grande idée catholique qui eût voulu couvrir l’Europe de temples partout pareils, la fonction locale de l’édifice, au moins dans les pays très caractérisés, pesait en effet sur lui jusqu’à lui faire toucher la terre de partout. Les Hollandais, peuple positif, médiocrement idéaliste et spontanément équilibré, conservèrent jusqu’à l’époque où, en Allemagne et en France, la complication grandissante de l’architecture ogivale marquait la fin de la société médiévale, les principes essentiels de ses monuments primitifs. L’indépendance et la réforme s’annonçaient par les nefs dénudées, la massivité, la rondeur des piliers qui les soutiennent, la force trapue et ramassée qui correspond à leur esprit de commerçants sérieux, d’ingénieurs, de solides soldats occasionnels, depuis les épaisses digues basses qui font reculer la mer et les bateaux ventrus et lents qui pénètrent au milieu des pâturages, jusqu’aux édifices d’aujourd’hui où se prolonge, parmi l’architecture anarchique de l’Europe, un inébranlable bon sens. Plus près du sol où s’élevait la cathédrale populaire, en Flandre, dès la fin du XIIe siècle, les villes ouvrières où l’on travaillait les peaux et les laines, où l’on tissait et teignait les draps, Bruges, Ypres surtout, bâtissaient des halles formidables, dont les murs verticaux troués par deux rangs réguliers de fenêtres, ont l’assurance de la nécessité, et qui traduisaient sans hésitation un idéal catégorique, grâce à « un siècle d’amitié »[33]. Admirable héroïsme du besoin populaire triomphant de tous les intérêts étroits et faisant mentir les systèmes qui tentent de le ramener à une forme abstraite, universelle et dogmatique. L’art ogival fut si peu le langage du christianisme dépouillé de toute attache locale et matérielle, que si son expression sociale, en France, prit une forme extérieure religieuse, le principe qu’il apportait engendra, dans les Flandres, des édifices de commerce, comme il fit sortir de la ville italienne des forteresses sobres et de hautains palais municipaux. Les Flamands se battaient aussi, certes, mais pour défendre leurs entrepôts et leurs métiers. Leurs plus beaux monuments naissaient de leur esprit marchand, comme les plus beaux monuments italiens naissaient de l’individualisme passionnel qui caractérise l’Italie et les plus beaux monuments français de l’idéalisme social qui a fait la vie de la France et qui va, par Rabelais et Diderot, de la cathédrale gothique à la Révolution.
Seule en Europe, peut-être, l’Espagne mystique ne sut pas trouver, dès le Moyen Âge chrétien, l’expression architecturale résumée du désir de ses multitudes. Deux siècles de guerres incessantes entre les natifs et les Maures, une confusion violente de races et de langues, un sol coupé par les ravins, par les montagnes, d’inaccessibles plateaux isolés les uns des autres par des déserts pierreux, c’était assez pour qu’une âme collective ne pût se définir là. L’Espagne subit tour à tour l’architecture romaine, l’architecture arabe, l’architecture romane, l’architecture française, jusqu’à l’heure où l’unité politique la révéla à elle-même trop tard pour qu’elle pût échapper aux influences de l’individualisme européen naissant où elle devait du moins puiser des encouragements à délivrer les énergies brutales et subtiles qu’elle enfermait à son insu. Quatre cents ans, les petites monarchies chrétiennes de ses provinces du Nord durent faire appel pour bâtir et décorer les alcazars et les églises aux architectes et aux sculpteurs de France, de Bourgogne, d’Allemagne et des Pays-Bas. Les sculpteurs de l’école toulousaine envahissaient la Castille, la Galice, la Navarre, la Catalogne où au XIIIe, au XIVe siècle, les imagiers et les architectes de la vallée de la Seine accoururent à leur tour. Au XVIe siècle, en pleine Renaissance, alors que l’Italie l’entamait déjà par ses provinces méditerranéennes, l’Espagne appelait encore des maîtres français et bourguignons.
Dès que les Cisterciens et les Clunisiens eurent introduit en Espagne la sculpture romane, elle prit au contact de ce peuple épris d’oppositions brutales de lumière et d’ombre et de saillies pittoresques, un caractère d’exubérance et de profusion décorative où la ligne architecturale se perdit. L’enfer qui hérissait de bêtes monstrueuses les chapiteaux et les tympans eut beau reculer devant l’invasion des saints et des vierges que les imagiers français amenèrent avec eux quand les corps de métiers constructeurs, en France, étaient trop riches en ouvriers pour les employer tous à bâtir et à décorer les églises, la fièvre mystique qui dévorait leurs élèves, demi-guerriers, demi-paysans, rendus par la flamme du ciel aussi durs que leurs cailloux, arrachant les arbres pour ne pas avoir d’ombre où rafraîchir leur sang, ne pouvait pas s’accommoder des profils que la pierre sculptée anime sans en altérer la puissance, comme une ondulation sur la masse des feuilles d’une lisière de forêt. Le souvenir des corroyeurs, des armuriers, des orfèvres mauresques les poursuivait en même temps dans leur travail. Ils ciselaient la pierre comme un métal qu’on peut fondre et tordre et bosseler par dedans. Quand Gil de Siloë, le maître du XVe siècle, reçut l’héritage multiple des statuaires français, des Espagnols qu’ils avaient formés, des décorateurs berbères qui sciaient dans le bois les dentelles des moucharabiés et les grilles des mosquées, les tombeaux, les retables, énormes joyaux lapidaires qui sortaient de ses mains, avaient l’air incrustés de gemmes, hérissés de stalactites, ils étaient gaufrés et verruqueux comme un cuivre repoussé.
Quand l’Espagne n’eut plus que Grenade à reprendre aux Maures, quand la poussière et les rochers de la péninsule eurent été réunis sous le sceptre catholique, il y eut vraiment une heure où, si la communion morale ne se fit pas pour créer d’un seul élan une grande architecture, une fièvre commune, au moins, quelque chose de funèbre, de cruel et de frénétique embrasa tous les sombres cœurs pour jaillir d’eux comme des jets de sang alourdis de caillots noirs, en furieux torrents d’or et de pierres. Qu’importait l’ordre et l’harmonie ! On éventre les nefs françaises et les mosquées musulmanes pour poser au milieu, entre des grilles d’or, un chœur rempli d’ornements d’or, une montagne d’or qui luit dans les ténèbres. Sans les lampes, on n’eût pas vu les idoles habillées, les cadavres crucifiés dont les genoux saignent, ni la croûte d’or qui couvre les nervures enchevêtrées des voûtes, ni la nuit qui dévore tout. L’orgie dorée des retables flamands encombre toute la nef, d’énormes escaliers d’or descendent dans les églises qu’écrasent de lourdes dentelles, une forêt de clochetons trapus, d’épais réseaux de broderies serrées où la flamme gothique se tord comme une arabesque et sous qui l’arc arabe brise, arrondit, fait onduler l’arc ogival, un océan de sculptures énervées où le plus mystique des peuples apporte au plus mystique des siècles le témoignage terrible de son consentement. C’est comme un bûcher qui crépite, un viscère calciné, l’affreuse immolation de l’être aux puissances sauvages qu’il ne sait ni dompter, ni comprendre et obéir.
C’est ici que ce temps tragique où l’arrachement se faisait entre l’instinct grandiose des foules qui acceptaient tous les symboles pour permettre à leur force de création d’aller au but sans défaillance, et la raison naissante des individus qui discutaient tous les symboles pour tenter de pénétrer le mystère de la nature, c’est ici que ce temps tragique eut son expression la plus confuse et la plus désordonnée. L’Espagne dut sentir qu’elle naissait trop tard à la vie collective, qu’elle n’avait plus le temps d’exposer l’idée catholique ébranlée pour la première fois et à laquelle, peut-être par remords de ne l’avoir vécue qu’après les autres, elle resta la plus farouchement et la dernière attachée. Elle entassa dans la fièvre toutes les pierres que travaillaient depuis cinq cents ans, les sculpteurs qui avaient vécu sur son flanc décharné, Wisigoths, Français, Flamands, Allemands, Maures, Juifs, Ibères, et affirma avec fureur son fanatisme irréductible à l’heure où les ouvriers du Nord, dans les pays déchirés par la guerre, avouaient leur désespoir.
Cependant rien n’était perdu. L’homme, aiguillonné par le doute, recommençait à gravir l’inaccessible sommet. Pendant que les derniers maçons posaient les dernières et les plus hautes flèches sur les dernières et les plus hautes nefs, d’un port de cette même Espagne sortaient trois caravelles pour s’enfoncer dans l’Ouest. L’obscure solidarité qui avait permis aux hommes du Moyen Âge, en cent cinquante années à peine, alors qu’il n’y avait pas d’autres routes que les rivières, que les villes s’entouraient de murs, qu’il fallait plusieurs mois de navigation périlleuse pour aller des côtes de France aux côtes du Levant, d’établir sur l’Europe entière une des civilisations les plus touffues, mais les plus cohérentes et les plus vivaces de l’histoire, s’élargissait tout à coup, comme si la vie d’un corps trop puissant avait crevé son armure et si son sang et son regard et sa pensée fusaient de tous côtés par les fentes du métal. Les architectes portugais demandaient déjà aux grands marins qui colonisaient l’Afrique et l’Inde, de leur dire comment les Indiens décoraient leurs temples, et de leur rapporter de leurs voyages, pour les assembler aux floraisons dernières de l’art mauresque et de l’art ogival, des carènes, des ancres, des câbles, la flore et la faune des mers, des algues, des pieuvres, des madrépores, des coraux, des coquillages… La conquête de la mer et la conquête du ciel allaient faire bondir l’esprit, dépouillé des croyances anciennes, jusqu’au seuil des intuitions nouvelles où de nouvelles croyances s’élaborent peu à peu.
Quand j’écrivais, voici de longues années, les chapitres qui précèdent, le principe profond de l’art chrétien m’était complètement étranger. J’ai déjà confessé que je suis un autodidacte. Je n’ignorais certes pas que la civilisation chrétienne entière est symbole. Mais c’était justement chez moi une notion livresque, incapable de me pénétrer. L’autodidacte est moins celui qui n’a rien appris des autres que celui qui ne peut apprendre que de lui-même. Qu’on ne croie pas que je cherche à m’en excuser, encore moins à m’en enorgueillir. C’est peut-être bien là une espèce d’infirmité morale que nul de ceux qui en souffrent n’est libre de refuser et qui ne se peut guérir, même quand on y apporte beaucoup de bonne volonté. Quoi qu’il en soit, le sens réel du symbolisme chrétien m’échappait, et peut-être ne suis-je parvenu à en pénétrer depuis quelques années la vertu vivante que grâce à des contacts plus intimes et plus prolongés avec l’âme asiatique, qui ne conçoit même pas qu’on puisse envisager la vie autrement que comme une réalité spirituelle, – alors que l’Occident, depuis cinq siècles, a tenté de la saisir dans les manifestations d’un phénomène infiniment fécond dans l’ordre de la science mais qui, dans l’ordre de l’art, doit aboutir, après de brillantes conquêtes, à un rapide épuisement. Le monde étant une pensée de Dieu, il est normal que l’artiste accepte le monde avec une ferveur centuplée par l’obéissance que cette foi conditionne, et le transporte dès lors dans la forme avec une originalité délivrée des méthodes et des instruments extérieurs qui le rétrécissent et, pour se soumettre à ses apparences, l’éloignent de son esprit. Je fais donc ici pleine et entière amende honorable et reconnais avec une humilité chaque jour accrue la grandeur de cet art chrétien que je sentais sans en assimiler l’essence. Il a doté l’Europe, durant trois à quatre siècles, d’un miracle collectif dont nous admirons les témoignages analogues dans l’Asie méridionale et l’Insulinde à la même époque, mais qui nous touche plus encore, parce que nous sommes d’abord des Européens, et peut-être aussi parce que nous avons senti ruisseler dans nos veines le sang du plus humain des sacrifices depuis qu’il nous l’a révélé. Pourtant, je me garde de renoncer à la revendication trop naïvement formulée du droit de l’homme à l’amour des formes que j’opposais à l’ascèse chrétienne dans le chapitre qui traite de l’art ogival français. Il y a eu là réellement un sursaut de l’âme occidentale reprenant peu à peu conscience d’elle-même à mesure qu’elle intégrait à sa substance – et grâce à cette intégration – les révélations intérieures du prophétisme d’Israël. S’il n’en eût pas été ainsi, l’art chrétien eût naturellement adopté l’iconophobie des Juifs et des Arabes. Or c’est en Grèce – ou tout au moins en pays grecs, – en Italie, en France, c’est-à-dire aux foyers mêmes des plus anciennes et des plus brillantes manifestations des besoins plastiques des peuples, que l’art « chrétien » est né – ou plutôt que ces besoins plastiques ont reparu à la faveur du mythe frais qu’apportait le christianisme.
Il y a là une preuve impressionnante de l’énergie des races – en tout cas des groupements ethniques formés d’éléments voisins, vivant dans les mêmes milieux, – à persister dans leur être. Hors de ces lieux, hors de ces peuples, les manifestations de l’art chrétien, aussi sincères qu’elles soient, sentent ou l’imitation ou l’effort. J’ai pu le dire gauchement, mais il reste vrai que la pensée de Dieu, en Occident, ne s’est réalisée qu’à l’aide de la matière assimilée avec les yeux, travaillée avec les mains, par un passage ardent du symbolisme spirituel dans les apparences, dont l’émotion en présence du monde sensible est le véhicule et le moyen. Je connais bien le danger de cette opération sublime, puisqu’il arrive que la matière, d’abord subordonnée à l’enthousiasme religieux, puis interrogée pour elle-même, parvient progressivement à submerger de ses conquêtes successives la pensée de Dieu. Mais ne voit-on pas tout de suite que le même danger attend la méthode contraire, puisqu’en Islam, par exemple, la pensée de Dieu, exclusivement écoutée, étouffe très vite la matière pour en négliger, puis en méconnaître, puis en travestir tout à fait les enseignements ? Quelle que soit la fécondité du système qui prend possession du monde, il porte en lui tous ses germes de mort.
Qu’on n’attende donc pas de moi une condamnation de la Renaissance italienne qu’il est de mode de maudire après qu’on l’eut trop exaltée. Nous sommes toujours, dans ces jugements hâtifs, victimes d’une réaction irrésistible de l’esprit, porté à entraîner à des solutions extrêmes ses besoins momentanés, que des sensibilités trop débiles ne cessent jamais de prendre pour des besoins permanents. Son histoire est faite de flux et de reflux constants, qui en marquent le caractère, et qui ont pour but de chercher à chacune de ses étapes le complément des vertus intransigeantes qui ont assuré le succès de la précédente, mais ne suffiraient pas, ou sans doute nuiraient au succès de celle-là. L’une est d’ailleurs liée à l’autre, quel que puisse être leur antagonisme apparent, par un insensible passage dont un peu d’attention et de ferveur révèle la nécessité que je laisse aux matérialistes le soin de baptiser de « mécanique », aux spiritualistes de « divine » et que je qualifierai d’humaine, du moins provisoirement.
Ces précautions une fois prises afin d’assurer ma marche, je remarquerai qu’au milieu du XIIIe siècle, sommet du mouvement qui répandit sur l’Europe l’esprit chrétien, les chapelles obscures d’Ombrie et de Toscane commencèrent de s’animer. De grandes figures étonnées, quelque peu hagardes, encore momifiées dans leur gangue hiératique, mais les yeux larges ouverts, surgirent du fond des ténèbres, simplifiant leurs tons de manière à les intensifier du même coup, schématisant leurs lignes et les rendant ainsi plus expressives, comme pour mieux percer la couche de salpêtre accumulée sur ces murailles que le soleil ne visite jamais. Cryptes ou petites nefs écrasées qui n’étaient sans doute, depuis deux cents ans, dans la conscience vacillante des peuples, qu’une tentative timide d’arracher à l’ombre souterraine le souvenir des catacombes où le christianisme était né. Comme pour envahir peu à peu autour d’elle les multitudes barbares, mais innocentes, qui déchiraient l’Europe depuis dix siècles et que le système féodal et monastique ne maintenait que par la force entre des digues morales d’une rigidité de pierre, la flamme qui couvait dans tous les cœurs tentait d’éclairer ces murs où jusqu’ici l’œil des fidèles, arrêté par la densité du dogme, n’avait pu rien apercevoir ni au-dedans, ni au-delà de lui. La poésie du christianisme date vraiment de ce temps-là, et c’est l’âme de l’Occident qui l’a créée. Jusqu’alors, le clerc l’avait murée dans l’hermétisme de la théologie pour obéir à la nécessité d’organiser socialement un monde que la chute de Rome avait livré à l’anarchie. Les mosaïques miroitantes qui couvrent encore les murailles des églises de Ravenne, de Venise, de Palerme, n’exprimaient qu’une immigration de l’esprit oriental amalgamé par Byzance aux survivances de la technique et de la sophistique grecques. Elles n’avaient guère dépassé les lisières maritimes de l’Italie et la ville de la papauté. De plus, elles faisaient corps avec l’architecture. Manifestation impersonnelle, minutieusement dogmatique, elles étaient l’œuvre d’ouvriers anonymes travaillant sous la direction tatillonne et subtile de l’équivoque moine byzantin, et plaçant l’un près de l’autre leurs petits cailloux colorés dont l’ensemble ne révélait qu’après coup sa splendeur polychrome. Une âme artiste, certes, – plus artiste que religieuse, – vit au-dedans de ces figures raides, mais leur richesse étroite ne pouvait effleurer l’Europe et l’Italie même que par le dehors. Elles n’étaient point assez mûres pour en saisir le feu secret, ni le mysticisme suspect, décomposé par vingt siècles d’intelligence, qui devait trébucher au seuil des marches occidentales mais se développer vers l’Orient, investir peu à peu les pourtours de la mer Noire pour remonter vers le nord en suivant les fleuves qui viennent y aboutir.
Cependant, les nombreuses découvertes qu’on a faites, au cours des dernières années, sur toute l’étendue du territoire de l’art byzantin, ont montré les extraordinaires ressources que décèle sa tradition. Il se produisit vers le XIIe siècle, et dans l’intérieur d’elle-même, un mouvement puissant vers la liberté et la vie, mouvement en somme contemporain de celui qui est si sensible dans l’architecture et la sculpture françaises, dans l’architecture et le décor italiens et que des fresques annonçaient déjà au VIIIe siècle, au IXe, au Xe, au XIe, dans quelques églises de Rome. S’il n’a pas abouti dans l’Orient grec, sans doute convient-il d’en accuser les croisades et surtout les assauts répétés des Turcs contre Byzance, puis son encerclement graduel, puis sa chute. Mais les fresques de Nerezi et de Sopotchany en Serbie, celles de Vladimir en Russie montrent que l’individualisme grec survivait au sein du rythme collectif que l’Église orthodoxe avait imposé aux barbares hellénisés pour les contenir et qu’il commençait de se déployer avec sa rapidité coutumière, alors que le même phénomène devait encore attendre un siècle pour apparaître en Italie centrale et de là gagner tout l’Occident. Ces fresques, sensiblement contemporaines des grandes cathédrales françaises, montrent que les Grecs ont joué, dans le monde chrétien, le même rôle que dans le monde antique et qu’ils ont pris comme alors l’Italie, puis la France pour intermédiaires, mais qu’ils se sont effacés devant elles beaucoup plus vite que jadis, alors que l’épanouissement suprême ne faisait que s’annoncer. Les peintures sublimes de Sopotchany, notamment, peuvent être regardées comme d’une qualité plastique égale aux œuvres helléniques qui précèdent immédiatement Phidias. Mais elles leur sont supérieures par leur qualité spirituelle que dix siècles de christianisme approfondissent. Elles sont égales, peut-être supérieures, aux plus hautes inspirations de Duccio et de Giotto, qui en sortent indirectement et qu’elles rappellent d’une façon surprenante, avec cependant plus de poids, de largeur et de majesté. Comme jadis, l’art italien sortira de la rencontre de cette annonciation grandiose avec les tentatives locales déjà suscitées par Byzance et ce génie de la fresque qui, depuis plus de cinq siècles – si l’on s’en réfère sans plus chercher aux décorations de Santa-Maria Antiqua de Rome – montre à l’Italie sa vraie route. Il y a là, comme à Santa-Saba, une liberté de métier que la mosaïque ne peut connaître et une orientation vers cette civilisation « romane » si féconde dont le mariage avec les acquisitions byzantines fera éclore l’art proprement italien. La part des suprêmes efforts de Byzance largement faite, c’est dans le cœur même des Italiens qu’il faut en effet chercher la source de cette lumière ardente, mais encore aux trois quarts étouffée, qui apparaissait dans l’ombre la plus opaque des édifices religieux du centre de l’Italie. Elle est dans le besoin de l’Occident de trouver sa réalité spirituelle propre, et tout d’abord à l’intérieur des frontières morales fixées par le christianisme tel que les évêques et les moines l’avaient édifié. Refoulé si longtemps dans la profondeur des foules – foules curieuses, sensuelles, imaginatives, lyriques – où le Celte prime-sautier, pénétré de mysticisme germanique et d’ardeur africaine dominait, l’amour aspirait avec force à s’épancher. François d’Assise, à qui remontent tous les mouvements secrets qui aboutirent à provoquer la Renaissance d’Italie n’est – au moins dans la péninsule – que le souffle de l’esprit jailli de ces foules fiévreuses, si misérables et si nobles, à la recherche de la nourriture vivante – et non plus uniquement abstraite – qu’on leur refusait jusqu’alors. À mi-chemin du XIIe siècle, dogmatique et mystique, et du XIIIe, poétique et humain, il exprime à lui seul cette mythologie que réclamaient tant d’âmes affamées se tournant vers un ciel jusque-là vide de formes et exigeant, pour animer ses solitudes, la collaboration de la nature avec tout ce qui nous la livre, plaines, montagnes, bois, rivières, animaux, et du drame même de vivre, et du pécheur. Ses invocations à tout ce qui vit et tressaille, à tout ce qui a faim et soif, à tout ce qui nourrit et désaltère, ne sont qu’un appel à la forme pour l’exaltation de l’esprit. Nul panthéisme là-dedans, Chesterton a raison de le remarquer. Figurations poétiques, mais précises et plastiques, des besoins lyriques du cœur. Sa parole sur son propre corps, auquel il demande pardon des offenses qu’il lui a faites, est le symbole de la mission qu’il est venu accomplir. Comme le vieil art grec est né de la rencontre du verbe mythologique et des austères jeux nationaux avec l’esprit d’un groupe d’hommes impatient d’émerger de l’ombre, l’art italien est sorti du verbe franciscain planant soudain comme la houle d’une harpe pour apporter son complément à l’énergie des cités. C’est leur impatience commune à se fixer en une image capable de traduire la passion qui les animait. Le christianisme, en trouvant ainsi son pôle humain, oublié depuis le Christ même, devait précipiter l’agonie de son âge théologique, mais aussi y rafraîchir ses profondeurs cachées et y voir germer tout d’un coup sa plus belle floraison. Mouvement européen, d’ailleurs, et dont François d’Assise n’est le héraut que pour l’Italie et la Provence. Avec plus ou moins d’avance, ou de retard, selon les circonstances historiques et les fatalités géographiques, le génie expressif particulier à chaque peuple prend ses sources dans ce besoin, la poésie anglaise avec Chaucer, l’architecture française avec la cathédrale, la musique allemande avec les Minnesinger et le drame espagnol avec le Romancero.
Mais ceci dit, et qu’on le veuille ou non, c’est l’Italie qui a le plus contribué à donner à l’Europe moderne ce qu’on peut appeler l’épine dorsale de son esprit. C’est l’art italien qui a tenté, à tort ou à raison, de dégager l’intelligence du symbole pour incorporer la forme non plus à l’espace conventionnel de la mystique, mais à l’espace figuré de la réalité. Il est mort de cet effort même, c’est entendu, comme meurt tout ce qui fait œuvre vivante, mais grâce à cet effort il a écrit le poème le plus grandiose, en son ensemble, de la peinture occidentale, et déterminé toute cette peinture qui, avant lui, n’avait pu se résigner à abandonner le vitrail emprisonné dans ses ruisseaux de plomb ou la miniature enfermée entre les pages de son missel. Maintenant, quand on parle de la « Renaissance », on chicane volontiers sur la date d’apparition des deux premiers monuments de la vraie peinture moderne, l’Agneau mystique des Van Eyck et la chapelle des Brancacci de Masaccio, œuvres sensiblement contemporaines, puisque peintes l’une et l’autre entre 1426 et 1430. Mais on oublie que Duccio et Giotto étaient morts, à ce moment-là, depuis près d’un siècle, que Cimabue avait débarrassé la forme de ses bandelettes depuis quelque cent cinquante ans, et que, près de deux cents ans auparavant, Giunta de Pise voyait déjà surgir des murs de l’église haute d’Assise, ses anges apocalyptiques. Quant à la peinture à l’huile, procédé merveilleux, il est vrai, pour annexer et subtiliser la lumière, elle était connue en Italie aussi bien qu’en Flandre trois siècles avant les Van Eyck. Si les Italiens l’avaient négligée, c’est que leur fresque incorporait mieux aux murailles le style monumental et encore quelque peu abstrait qui exprimait leur vie spirituelle à ce moment-là.
Je persiste donc à croire que l’architecture indiquant plutôt les directions essentielles des sociétés enfoncées dans le mythe pour fondre dans un seul creuset les conquêtes morales nécessaires à tous, l’apparition de la peinture en Italie est le phénomène le plus important de l’histoire de l’Europe entre les XIIe et XVIe siècles[34]. Elle prouve qu’à cet instant-là, sur ce point-là naquit, s’épanouit et déclina la plus grande ardeur intellectuelle à vivre qui fut peut-être jamais. « Intellectuelle » je dis bien. L’ivresse de l’intelligence ne suffit certes pas à satisfaire la faim spirituelle de tous. Elle assouvit seulement quelques esprits héroïques. Mais l’intelligence est l’instrument le plus indispensable à l’homme dès qu’il s’agit de franchir le passage entre une foi unanime qui ne peut que décliner après avoir atteint sa cime, et une foi en genèse dont elle a la mission de rassembler les éléments. Sauf à ses débuts – précisément avec Giunta, Cimabue, Duccio, Giotto et leurs successeurs immédiats – l’intelligence italienne naissante ne servit pas, et ne pouvait servir ce que tous les fidèles, en songeant à la leur, persistent à appeler la foi tout court, et qui est l’acceptation aveugle de quelques dogmes façonnés par la tradition ecclésiastique pour le bien de l’âme et la paix du cœur. Mais, phénomène jusqu’ici exceptionnel dans l’histoire, c’est la foi en ses propres destinées qui servait au contraire l’intelligence, et allait la conduire, par des voies décisives, à des conquêtes inattendues dans tous les domaines – découverte de la terre, découverte des cieux, découverte du corps, découverte de l’homme dans sa complexité sous-jacente aux révélations mystiques, découverte de l’intelligence même, de ses enchaînements secrets et de ses lois. J’imagine que sans Giotto arrêtant sur les murs les deux dimensions planes de l’espace, sans Masaccio y suggérant une troisième dimension, sans Brunelleschi, Paolo Uccello, Piero della Francesca déterminant les lois géométriques qui le mettent à la disposition de l’homme, Luther et le criticisme allemand, François Bacon et l’empirisme anglais, René Descartes et la méthode française, n’eussent pu entraîner sur leur voie décisive les destins de l’Occident.
En fait, la peinture italienne a rendu possible l’émergence de l’individu et de la science. Il est aujourd’hui bien porté de décrier l’un et l’autre. Cependant, quelle que soit la forme de notre avenir, nous ne pourrons nous en passer. Nous ne pourrons pas détacher des assises du monde moderne, même s’il évolue vers une nouvelle mystique, cette passion de la vérité et de la gloire, cette curiosité universelle, ce besoin d’enquêter sur tous les terrains et de manier toutes les armes qui a donné son accent à la civilisation italienne et fait surgir de la multitude des hommes maîtrisant d’un seul poing quatre chevaux de sang, l’amour, l’ambition, la poésie, la science, dont L. B. Alberti et Léonard de Vinci demeurent les types les plus accomplis. Au Moyen Âge, l’individu s’abîme plus ou moins volontairement dans le symbolisme spirituel dont l’unité divine est le centre et dont la science et l’art, réunis la plupart du temps dans la même expression, ne sont que des attributs non encore différenciés. Le drame italien, au cœur duquel l’individu va paraître, est fait précisément de la rupture, par l’intelligence critique, de cette unité divine, rupture qui devait élargir graduellement la distance entre les expressions de la sensibilité et les expressions de la méthode. Mais l’âme italienne éprouvait une telle ivresse créatrice qu’elle trouva en elle-même, trois siècles durant, la force de couler sa sensibilité dans les voies de sa méthode et de n’émousser point ses émotions directes en approfondissant, sur l’objet et d’après l’objet minutieusement étudié, les moyens de les traduire. Le drame ne prit fin que quand elle s’en aperçut. Et c’est de cette brusque clairvoyance qu’est faite la grandeur de Michel-Ange et de Vinci, les derniers Italiens à maintenir, l’un la science exacte de la forme dans les méandres secrets de ses plus subtiles intuitions, l’autre les postulats les plus profonds du monde spirituel entre les lignes infrangibles d’une forme scrutée pour elle-même avec l’acharnement du désespoir[35].
C’est de loin que nous jugeons et mesurons ces choses. Mais les Renaissants italiens les vécurent. Leur énergie à enfermer dans la même unité vivante les données de leur conscience et les acquisitions de leur savoir n’a pu dissimuler l’angoisse continue qui marque l’art italien des XIVe et XVe siècles et lui confère précisément son incomparable saveur. Entre la résistance intéressée ou innocente – souvent les deux – du Moyen Âge dogmatique et l’effort de l’intelligence pour échapper à son emprise, une tragédie ardente se joue, qui donne à l’art italien, durant plus de deux cents ans, ce côté hagard, frénétique, anxieux dont la plupart de ses maîtres le marquent. Ainsi va-t-il de l’organisme chrétien où il est encore, au XIIIe siècle, entièrement contenu, à l’organisme intellectuel du XVIe siècle, qu’il participe plus que quiconque à constituer. Mais ce passage d’un rythme à un autre est douloureux. La vie spirituelle entière de Florence, par exemple, accouchant lentement aux fers l’enfant-homme qui jusque-là dormait entre les flancs obscurs, mais brûlants, du christianisme parvenu à son terme, constitue l’un des instants les plus saints de notre histoire occidentale. On ne peut imaginer énergie plus tendue et plus violemment contrariée que celle où ces hommes étonnants trempèrent les ressorts de l’Europe moderne. Il leur fallut non seulement combattre les enseignements et les prohibitions de l’Église qu’ils acceptaient encore et la plupart du temps avec sincérité de propager dans leurs œuvres, mais les habitudes du public – habitudes intellectuelles, formelles, visuelles – que tant de siècles avaient forgées. La découverte de la perspective, par exemple, marque l’entrée de l’espace réel dans l’unique plan de la peinture, et par conséquent de l’esprit, révolution non pas exclusivement géométrique, mais philosophique dont les conséquences, par mille passages secrets, vont se faire sentir dans toutes les manifestations du corps social.
L’individualisme est à tel point la loi du développement de la civilisation italienne qu’on en peut suivre les manifestations dans l’architecture elle-même, cependant art social par excellence, expression collective d’une pensée et d’un besoin communs à tout groupe humain en proie à l’activité créatrice. Sans doute, qu’il s’agisse de n’importe lequel de ces groupes, il est aisé de suivre dans le temple de siècle en siècle – par exemple du VIIIe au IIIe chez les Grecs, du XIe au XVe chez les Français – la croissance de l’esprit critique diminuant peu à peu la puissance des supports, l’épaisseur des murs, la grandeur des vides, perdant peu à peu de vue les ensembles pour se disperser dans les détails, augmentant d’année en année l’importance de la sculpture et de l’ornement au détriment de la solidité de l’édifice. Mais, chez les Italiens, ce spectacle est plus caractérisé. Au lieu du dégagement sans à-coups de l’individu hors de la masse et des trois ou quatre siècles nécessaires à sa définition, ici, moins de deux cents ans après les premiers spécimens de l’effort architectonique collectif, un élément révolutionnaire surgit, brisant l’unité spirituelle et renonçant à sacrifier au sentiment des masses les besoins concrets de l’individu. L’idée municipale, qui marque déjà une régression du communisme mystique et un progrès du particularisme intéressé, apparaît nettement à peu près partout dès le XIIe siècle, substituant au sanctuaire le palais civil. Je sais bien qu’en France, en Flandre, en Angleterre, la charte et la commune sont à peu près du même temps, mais il s’agit plutôt alors d’organiser des groupements corporatifs ou des rapports entre organismes sociaux que de consacrer des associations temporaires de citoyens représentant le droit privé en croissance. À Sienne, dès la fin de ce même siècle, des palais particuliers apparaissent, non pas seulement au sein des campagnes comme en France ou en Angleterre, forteresses encore communes où un groupe de serfs jouit du droit de refuge sous l’égide d’un seigneur qui appartient comme eux à un système collectif unanimement consenti. En Italie, c’est dans les villes qu’ils s’élèvent, se menaçant l’un l’autre, médiocres de dimensions et faits pour une famille, mais farouches, sommés d’une tour agressive, avec des murs concaves impossibles à escalader, opposant l’intérêt et l’orgueil de l’un à l’intérêt et à l’orgueil de l’autre, individués plus qu’avec décision, avec violence.
L’édifice civil prend résolument le pas sur l’édifice religieux, l’édifice privé sur l’édifice commun, quelque trois siècles avant que le même événement se produise en Europe. Et remarquez-le bien, ceci est capital : c’est l’édifice civil qui, dès cette époque-là, représente en Italie l’effort esthétique le plus évident et accuse avec le plus de force l’âme italienne dans sa nudité et sa vérité intérieures. Partout en Europe, jusqu’à la fin du XVe siècle, l’Église domine dans les préoccupations des peuples. Ici c’est tout le contraire. Si vous en doutez, comparez à la majesté tantôt sévère, tantôt élégante, en tout cas nue, vivante, libre, des palais de Florence, de Sienne, de Volterra, de Pérouse, de tant d’autres cités l’affectation, la surcharge, la polychromie profuse, le désir d’attirer et de plaire des lieux de culte des mêmes cités. C’est plus qu’une différence. C’est un contraste diamétral. L’élan de l’esprit et du cœur, l’ordre intérieur, l’harmonie appartiennent ici à l’homme, non à Dieu.
L’édifice roman lui-même, par lequel l’Italie, comme tout l’Occident, a préludé dès le XIe siècle à son poème architectural, ne gardera que peu de temps, et jamais avec un tel amour dans la recherche sensible, le caractère harmonieux et massif qu’il a revêtu ailleurs, notamment en France. Il annonce déjà, par sa ferme nudité, non seulement la construction théologique de Thomas d’Aquin, mais l’esprit du palais civil. Il a la simplicité formidable du monachisme occidental, mais avec moins de pesanteur qu’ailleurs, une moindre épaisseur de murs, une moindre force de voûtes. Et c’est lui qui, le premier, s’efforcera de retenir l’individu qui s’en éloigne, en faisant porter l’effort des constructeurs sur l’agrément et la légèreté de l’édifice, et des décorateurs sur l’ornementation des surfaces qui vont fleurir en colonnettes, en arcades étagées, parfois même, comme à Pise, s’en entourer complètement. Il a traversé bien plus vite qu’ailleurs l’âge de stabilisation dogmatique du catholicisme – XIe à XIIIe siècle – montrant une hâte évidente à s’en évader, et ne consentant qu’avec une sorte de résistance contre lui-même – résistance qui se sent dans sa propre austérité – à cette humilité, à cette pauvreté que va prêcher François d’Assise et qui ne sera, pour les architectes fabriciens des siècles suivants, qu’un motif de décoration, et, pour les peintres, qu’un prétexte de développement personnel. Sans doute, il a les mêmes origines que dans le reste de l’Europe, et c’est même en partie grâce à lui que ces origines s’y propagent. C’est la vieille basilique romaine, avec son abside où siégeait le tribunal, et ses trois nefs, forum couvert, où le peuple des marchands, des acheteurs et des bavards pouvait remuer à l’aise. Comme ailleurs, peut-être avant – il est difficile de s’orienter dans le dédale des départs de l’architecture romane, à la fois latine, syriaque, byzantine – c’est cette vieille basilique qui, en se coupant, au seuil de l’abside, d’une nef perpendiculaire figurant les bras de la croix, déterminera le type de toute église chrétienne. Mais son esprit ne se cantonnera que peu de temps dans les dispositions rituelles. Il saisira l’édifice civil pour s’exprimer librement.
Il est d’autre part remarquable que, dans le temple lui-même, l’influence de l’architecture ogivale dont la floraison, dès la fin du XIIe siècle, atteignait tout l’Occident, ne se soit qu’à peine fait sentir dans le principe de la construction et n’ait influencé que le décor, apportant ainsi une preuve nouvelle de la prédominance des goûts individuels sur les besoins collectifs. La plupart des palais médiévaux de Sienne, le palais municipal de Pérouse, le vieux palais de Florence, bien d’autres, prennent vue sur la rue par des fenêtres ogivales généralement géminées, qui donnent à ces fières façades une sorte de grâce ardente, un visage où le charme et la violence se mêlent et qu’on ne rencontre que là. Je néglige volontairement les palais vénitiens, où le mélange de l’arabe, du byzantin et du gothique crée une profusion décorative qui ruinerait leur harmonie dans la lumière dure de l’Italie centrale et que seule autorise la vapeur d’eau de la lagune opalisant la pierre d’ailleurs peinte à l’origine de teintes multicolores qui en transformaient le grain. Ceci n’est point l’Italie, non plus que Ravenne où Byzance règne, ni la Sicile où l’influence et même la domination arabe est encore plus sensible qu’à Venise. La véritable architecture romane ne dépasse guère Rome au Sud, et le style lombard en constitue une amplification quelque peu froide, dont les éléments perpendiculaires, d’un aspect si germanique, ne sont pas sans rapports avec les incursions incessantes, depuis tant de siècles, des soldats et des marchands descendus des Allemagnes par les passages alpins. Et les palais civils ne sont déjà plus romans, mais italiens, leur décor ogival si merveilleusement assimilé mis à part, c’est-à-dire soumis à une ordonnance sévère où le plein, l’angle droit et la ligne droite dominent, où l’ornement, très rare, accuse la fonction, où l’esprit de l’édifice reste concret, positif, aussi éloigné que possible de toute aspiration mystique ou idéalisme social.
L’action de Brunelleschi ne sera donc qu’en antagonisme apparent avec l’esprit qui animait encore, au début du Quattrocento, les architectes italiens. Ce n’est pas plus que la sculpture ou la peinture un retour aux origines romaines. C’est le maintien des principes architectoniques propres à l’Italie même, dont les palais de Toscane et d’Ombrie portent déjà le témoignage intransigeant. Ou plutôt, c’est l’application de ces principes à l’architecture religieuse qui, séduite par l’ornementation gothique, menaçait d’entraîner l’Italie – la cathédrale de Milan en est un fâcheux exemple – dans les voies septentrionales où ni son génie, ni son climat, ni ses formes extérieures n’eussent pu l’engager spontanément. Bien entendu, Brunelleschi force la note, justement pour réagir contre ces directions-là. Il tend, pour ainsi dire, comme une étoffe rigide, la nudité des ordonnances, supprimant l’ornement gothique, inscrivant les façades entre d’inflexibles horizontales, imposant aux premières assises des pierres non équarries pour accuser la force de ces palais rectangulaires où la logique pure règne, où plus aucun prétexte ne permet aux fantaisies sentimentales ou à l’amour du mystère et de l’effet de se glisser. Ses élèves Michelozzi, Benedetto da Majano, Cronaca déposeront au seuil du XVIe siècle ces principes rigoureux où nulle concession n’est consentie, où l’extérieur même est repris au goût du décor, où le plein cintre remplace partout la lance unique ou multilobée de l’ogive, plus légère certes, mais étrangère d’esprit. Est-ce là un retour à l’architecture romaine ? Oui et non. Brunelleschi en a passionnément étudié les éléments internes, ce qui suspend la pierre dans l’espace et fait supporter aux murs tout le poids du vaisseau. Mais rien d’extérieur, si ce n’est la sobriété, ne rappelle autre chose que ses édifices civils – arènes, aqueducs, théâtres – qui sont justement la marque du génie italien, et même étrusque, c’est-à-dire, en somme, toscan. Brunelleschi rompt avec les colonnes et pilastres d’origine hellénique dont les architectes romains avaient abusé pour les temples et les monuments triomphaux. Allant plus loin qu’eux en ce sens, il laïcise l’édifice religieux. L’énorme dôme de Florence, qui s’enlève sur ses nervures avec tant de majesté, n’a lui-même rien à voir avec la voûte continue, épaisse, ténébreuse du Romain : il est l’apport d’une Italie humanisée, en tout cas subtilisée par dix siècles de christianisme, plus impétueuse, plus ardente, mais aussi résolue que Rome même à subordonner au principe civil le principe religieux.
Cependant, l’exemple qu’il donne est loin d’être compris de tous. Si Palladio, au XVIe siècle, en retient la clarté, la netteté, l’amplitude des conceptions, si même l’architecture civile garde encore, jusqu’au cœur du XVIIe siècle, quelque goût des lignes sobres et des ordonnances sévères, l’action conjuguée du retour mal compris vers les formules antiques que les fouilles suggèrent de plus en plus, de l’effondrement de l’esprit républicain, de l’influence des Jésuites cherchant à ramener les multitudes au catholicisme, prépare de nouveau dans l’architecture religieuse l’offensive de l’ornement. Le décor gothique est à peu près abandonné, mais le décor antique prend sa place. Le fronton, la colonne, le pilastre, le chapiteau corinthien vont maintenant tenir le rôle que les colonnettes, les rosaces, les flammes rayonnantes, les trèfles et les ogives des cathédrales françaises incomprises avaient joué aux XIIIe et XIVe siècles pour séduire l’individu cherchant sa loi hors de l’unité spirituelle que le temple roman figurait encore. L’essai de réaction de Bramante, s’efforçant d’accuser par l’appareil gréco-latin les arêtes de l’édifice religieux, n’est pas compris de ses successeurs qui les noient, au contraire, sous une exubérance grandissante. La fameuse façade de la Chartreuse de Pavie, réussie en soi, certes – trop réussie – est le type de l’ornement pour lui-même, des fenêtres pour elles-mêmes, des pleins et vides pour eux-mêmes et ouvre ainsi avec fracas les portes de la décadence. Mais les aberrations ornementales qui vont bientôt constituer le style dit baroque ne sont plus la Renaissance, pas plus que la peinture bolonaise ne peut prétendre lui appartenir. La Renaissance, à dater de la mort de Michel-Ange, dont la longue existence conduit sa plus ardente jeunesse, puisqu’il est l’élève de Ghirlandajo, au seuil des grands États modernes détachés de la tutelle religieuse, la Renaissance n’est plus qu’une expression historique. Elle a terminé sa tâche immense, et le monde en sort comme d’un rêve, ébloui et désenchanté. Et c’est justement Michel-Ange qui porte à leur expression la plus haute ses énergies de création et ses énergies de dissolution, qu’il résume dans son œuvre avec la puissance d’un dieu tenant du même poing la foudre qui éclaire et tue. Son architecture, notamment, qui retient dans l’attraction géométrique du dessin tous les éléments ornementaux cherchant à se libérer de cette formidable étreinte, exerce, lui vivant encore, comme tout son art, une action dévastatrice. Ses creux, ses saillies, ses déformations forcenées, qui expriment le tourment d’une âme seule capable, dans le monde d’alors, de contenir la complexité de la connaissance dans l’unité de l’esprit, deviennent la règle et la loi. L’orgie décorative se déchaîne. Les édifices religieux se boursouflent de bas-reliefs imprévus, se vident en trous brusques, dissimulent leur ossature affaissée, vacillante ou parfois même oubliée, sous une rhétorique redonnante[36] qui ne vise que l’effet. Quand on prononce le mot de « Renaissance », il faut oublier ces choses, comme il faut ne pas tenir compte, si l’on parle du génie grec, des excès de l’école de Rhodes, ou comme il faut, quand on se remémore l’architecture ogivale, rayer de sa mémoire les exemples de son épuisement profus, qui couvrit de dentelles embrouillées, fragiles, inharmonieuses, la carcasse disloquée des nefs du XVe siècle français. Il reste qu’envisagées dans leur ensemble, les constructions religieuses de l’Italie de Grégoire VII et les constructions civiles de l’Italie républicaine des quatre siècles suivants, offrent tous les éléments figurés qui marquent la route allant du symbolisme spirituel le plus complet à l’avènement de l’intelligence en quête d’un organisme nouveau.
C’est quand on aborde la peinture que le mot « Renaissance » devient le plus difficile à accepter. Ou alors, il faut admettre qu’il y a eu deux Renaissances, comme on l’a fait si souvent remarquer. L’une dont le foyer est la Toscane et qui est l’épanouissement de sa civilisation chrétienne, à peu près contemporaine du même mouvement en France, plutôt en retard sur lui. L’autre, qui est pour ainsi dire le programme de législation intellectuelle de l’Europe moderne, et qui a pour foyers Florence, Rome, Venise et quelque peu la Lombardie. On serait tenté, dans ces conditions, pour simplifier les choses, de rejeter complètement dans le symbolisme médiéval la première, ainsi qu’on le fait pour la France, et de dater la seconde de l’œuvre de Masaccio. Mais le problème est plus complexe, pour plusieurs raisons. La première, c’est que François d’Assise est aussi bien à l’origine de la Renaissance du XIVe siècle que de celle du XIIIe siècle puisqu’il n’y a entre l’une et l’autre aucune solution de continuité. La seconde, c’est qu’au début du XIVe siècle, Giovanni Pisano, Giotto, Pietro Lorenzetti sont déjà des hommes modernes en qui, pourtant, s’épanouit l’esprit chrétien. La troisième c’est que la sculpture, surtout avec della Quercia, constitue un art épanoui[37] à l’heure où la peinture balbutie encore et que pourtant cette même peinture annonce, à l’avant-garde de tout l’Occident, l’effort de l’individu pour se dégager du symbole. De plus, un enchevêtrement profond dont il est impossible de séparer les éléments, lie dans leurs manifestations multiples l’esprit chrétien à son sommet et l’intelligence moderne au moment où la Toscane, par Pise, Florence et Sienne, écoute, avec une unanime passion, la voix du pauvre d’Assise. On peut toutefois remarquer que Sienne constitue le foyer principal des premières, Florence des secondes et que, par une conséquence normale de ce phénomène-là, l’activité des peintres est plus considérable et plus touchante à Sienne, mais plus caractéristique à Florence où ils sont aussi moins nombreux. Sienne, et au premier rang Duccio, son plus grand maître, reste enfoncée dans les formules byzantines, alors que Florence s’en évade grâce à Giotto, le véritable initiateur de la peinture moderne, parce qu’il conçoit l’univers comme un ensemble de forces contradictoires à exprimer dans la même unité plastique, alors que tout vrai primitif l’organise autour d’un symbolisme spirituel dont le christianisme constitue la source et le centre. La distance apparaît beaucoup moins grande entre Guido de Sienne, par exemple, et Duccio, qu’entre Cimabue de Florence et Giotto, bien qu’un intervalle d’années sensiblement plus considérable sépare les deux premiers. Du moins quant à l’intelligence de la forme, car on ne peut imaginer sentiment plus profond que celui du maître siennois. Encore un coup c’est une évolution tout à fait différente, caractérisant deux cités également guerrières et se le démontrant au cours de luttes sans merci, mais l’une ville de montagne, fermée, mystique, l’autre ville de plaine, inquiète, ouverte, avide des voix du dehors. Celle-ci, par surcroît, offrant ou faisant offrir à ses peintres de grandes surfaces à orner où la fresque, véritable instrument de l’âme italienne, se développe avec un enthousiaste élan, groupant autour de lui un peuple d’ouvriers, éveillant la curiosité des masses qui peuvent la contempler chaque jour. Il est très remarquable que justement, des animateurs des deux écoles rivales, l’un ait créé, pour ainsi dire, la technique définitive de la peinture sur murailles tandis que l’autre employait son principal effort à peindre l’immense miniature à compartiments où il raconte la Passion avec une poésie sans égale, et que ses élèves siennois aient tous été contraints de se rendre à Assise pour demander des leçons à Giotto. De plus, Assise à part, les fresquistes siennois n’ont guère peint qu’à Sienne ou dans le bourg très isolé de San Gimignano, alors qu’on appelait un peu partout, non seulement à Assise mais à Padoue, à Pise, à Arezzo, à Rome même Giotto et ses élèves, Taddeo Gaddi, Orcagna, Giottino. Le seul Siennois qui ait paru comprendre les leçons de Giotto, Pietro Lorenzetti, est justement celui de tous qui est resté le plus longtemps et reste encore méconnu et n’a exercé sur ses compatriotes, son frère y compris, qu’une très maigre influence. Sa grande arabesque enveloppante, qui inflige à toute la scène une expression unique et qui est la marque essentielle de Giotto, de Raphaël, de Tintoret et a donné son sens intérieur à l’art italien entier, est le seul nœud qui unisse Florence à Sienne et indique leur participation commune à la symphonie qui vient de naître et s’épanouira, avec Rome et Venise, deux siècles plus tard.
Il est difficile d’imaginer deux êtres, tous deux ayant subi la même formation morale et ne pouvant en subir une autre, plus différents que Giotto et Duccio, et c’est là encore un signe de cet individualisme si neuf qui émerge et déjà caractérise deux contemporains si fortement. Chez Duccio, la vie spirituelle seule compte. C’est elle qui donne aux visages tant d’intériorité, ce profond échange de fluide dans l’action dramatique, cette intensité d’expression qui, sans nul artifice extérieur, les attache à la même tragédie morale et les rassemble autour d’elle, ce mouvement, ce tassement de foules balayées par le même orage et que l’émouvante couleur, vert sombre, bleu sombre, rouge sombre, accumulée par grandes masses sur fonds d’or, concentre avec tant d’énergie. Il est surprenant, quand on le compare à Giotto, de constater que là tout semble confus et mêlé, cette couleur ténébreuse même, ces multitudes effrayées, ou charmées, en proie à la douleur ou à la joie, ramassées pour le travail ou le supplice, endormies par la fatigue, réveillées par la tragédie ou l’aurore, où les personnages s’entassent les uns sur les autres, et que pourtant tout s’ordonne spontanément grâce à la puissance organique d’un ensemble qui obéit, dans son apparent désordre, au même désir central. Tandis que chez le maître florentin, l’ordre règne avant même que l’expression morale soit cherchée, cinq ou six personnages représentant la foule là où Duccio en place trente, la nature n’existant pas, l’homme seul étant tout le drame, la couleur, presque abstraite, en tout cas discrète et claire, et ne servant qu’à accuser et simplifier l’ordonnance, les volumes à peine mais sûrement indiqués s’étageant et se distribuant avec une harmonie précise qui exprime la multitude au lieu de la représenter, et l’esprit passant dans les formes beaucoup plus par le jeu des lignes que par la puissance pittoresque et colorée du sentiment. Le miracle est que la communion se fasse entre ces deux esprits qui trouvent, dans le même motif aussi passionnément aimé par tous les deux, le prétexte pour l’un de clore le vieux monde, pour l’autre d’ouvrir le nouveau. Le drame mystique autour duquel s’est construit une religion devient un drame humain universel. À peine sorti du cœur, il entre dans l’intelligence. C’est un grand mystère que cela, et dont il faut voir, pour le comprendre, les deux manifestations essentielles, la Majesté de Sienne et la Descente de croix de Padoue. On ne peut saisir autrement l’accord miraculeux qui unit ces deux poèmes, malgré l’écart immense qui semble les séparer. L’incomparable poésie de la Passion sort là d’une musique intérieure qui se répand du dedans au dehors sur la surface des formes pour les ramener à elle, ici d’un puissant regard sur le monde qui embrasse du dehors les formes pour en pénétrer l’esprit. Si Duccio est la suprême expression du vieil âge, Giotto est l’annonciateur du nouveau. Il accueille l’amour par l’intelligence et intronise dans le monde l’intelligence par l’amour.
L’Italie n’a pas connu les siècles de silence où l’anéantissement du monde latin plongea la Gaule. Visitée comme elle, et plus souvent qu’elle, par l’invasion, elle gardait quand même le souvenir d’un monde ordonné, et d’aspect grandiose, qui ressemblait à ses désirs. L’Antiquité méditerranéenne devait entrer dans le monde moderne en suivant la pente de son génie naturel. Rome installa dans les basiliques ses dieux rebaptisés. Les vieilles races demandent aux vieilles civilisations de leur fournir le moyen d’attendre le reflux de la vie en elles.
Les Barbares renversent les temples, leurs fils italianisés les relèvent. Et rien n’est changé. De la ruine d’hier sort encore une basilique. Le rôle du vainqueur n’est pas d’enseigner des procédés nouveaux, mais d’infuser des énergies nouvelles. Il offre ses sens vierges à la révélation des paysages glorieux. Ainsi les Doriens fécondés par la Grèce. Les généralisations neuves naissent de la fonte de la matière humaine septentrionale au creuset gréco-latin.
Nous le savons bien. Il faut le dire. Les plus grands nous l’ont avoué. Montaigne va demander à l’Italie d’approuver sa sagesse, Shakespeare l’invoque tous les jours pour justifier sa passion. Gœthe en vit, et Stendhal, et Nietzsche. Byron en meurt. Au temps où Rembrandt est riche, Giorgione règne sur son atelier, et quand il devient pauvre, il y a toujours quelque chose de la flamme italienne au centre du rayon qui suit sa descente dans les ténèbres de l’esprit. C’est l’Italie qui organise le tumulte de Rubens, qui révèle à Velazquez l’espace, à Poussin l’architecture de la terre, à Claude Lorrain l’architecture des cieux. Dès qu’on la touche, on se sent envahi par l’ivresse de comprendre. L’intelligence et l’instinct s’y confondent, le savant y consent à ce que l’artiste s’empare de la mécanique et de la géométrie, l’artiste accepte de broyer la couleur et de pétrir le mortier. La volupté la plus atroce y touche à la sainteté, la chasteté brûle comme une orgie. L’amour, ici, est funèbre comme la mort, la mort a l’attirance et le mystère de l’amour. L’ambition de dominer y attise la soif de conquérir et de connaître, et la connaissance et la conquête ne sont jamais assez définitives pour que celui qui veut conquérir et connaître se trouve digne de commander. L’orgueil s’y fortifie au point de s’humilier toujours devant ce qui lui reste à apprendre pour s’affirmer publiquement. Nulle part le crime et le génie ne sont aussi près l’un de l’autre. Caïn et Prométhée se devinent sous tous les fronts levés, au fond de tous les yeux ouverts, dans toutes les mains qui se crispent au manche du poignard ou de l’outil. Le sol y tremble, et pourtant on sent quelque chose d’éternel dans le profil des monts et la courbe des rivages. Partout le monde y tient l’esprit incorporé à sa forme et veut que la passion des cœurs l’en arrache insatiablement. Italie ! quelque chose fait mal dans l’amour que nous avons pour toi, nous avons peur de ne jamais savoir entièrement ce que tu veux nous apprendre.
La force virtuelle qui est là doit s’imposer malgré tout. Byzance elle-même apporte moins qu’on l’a dit. Sauf à Ravenne, colonie de l’empire grec, sauf à Venise, où vit l’Orient, sauf en Sicile, pays grec où les éléments byzantins se mêlent aux éléments arabes et normands pour constituer au Moyen Âge un style voluptueux, cruel, paradoxal, barbare, impossible à définir, difficile à reconnaître, Byzance ne fournit pas à l’Italie une seule idée dont la transplantation puisse devenir l’origine d’un nouvel ordre architectural. L’Italie n’accepte la coupole que parce qu’elle recouvre déjà le Panthéon. Quand Nicolas de Pise, en plein XIIIe siècle, alors que les imagiers français, maîtres de la sculpture occidentale, sont appelés partout, étudie les sarcophages romains pour apprendre à travailler le marbre, et taille comme à la hache des figures pressées en foule, ardentes à vivre, rudes, tendues dans un brutal effort, il dresse vis-à-vis des artistes du Nord la revendication tranchante du génie latin primitif. L’Italie n’oublie pas, parce qu’elle reste l’Italie.
On accorde trop souvent à une volonté de tradition transmise par les écoles, la perpétuation de certaines formes essentielles qui ne font qu’exprimer les désirs formels de la race et les indications du sol. La colonne qui réapparaît au fronton des églises et du haut en bas des tours de l’Italie romane, était, dans tous les pays méditerranéens où les palmiers, les pins, les ifs détachent leurs troncs lisses sur un ciel dur, une expression naturelle qui ne pouvait disparaître. L’Antiquité, l’Italie nouvelle s’accordent dans ces réseaux de galeries bordées d’arcades qui tendent leur dentelle à jour sur les baptistères ronds, les façades nues des temples et les campaniles carrés. La basilique a fait appel aux arbres dont le feuillage net laisse voir sous ses retombées la transparence et la limpidité du monde, pour recouvrir de leur grâce et de leur fierté le grand vaisseau romain.
Les besoins familiers et moyens de l’Italie réclamaient cette architecture. La face de ses villes fortes et de ses villas dispersées aux flancs des collines entre les cyprès, imprime au cœur de ceux qui ne peuvent pas oublier la force éducative de ses sévères et mélodieux profils, le souvenir précis d’arcades blanches et de revêtements de marbre blanc et noir qui mêlent de loin les cathédrales aux rouges effacés des toits. À l’heure où le roman théocratique définissait dans le Nord et l’Ouest de l’Europe le dogme architectural, Pise et Lucques et beaucoup d’autres villes de l’Italie continentale allaient déjà, par delà les tours et les temples, à l’expression populaire qui convenait aux Italiens, comme la Commune française devait aller, un siècle plus tard, à l’expression populaire qui convenait aux Français. Le roman italien sort sans effort de l’esprit vivant de la race. Elle n’aura pas à se soulever tout entière, comme la France du Nord, pour réclamer le droit d’affirmer sa vision. Le catholicisme, ici, n’a jamais cessé d’être un appareil extérieur de domination politique qui, s’il ne laisse pas à l’homme la liberté de la pensée, lui abandonne tout à fait celle de la sensation. La galerie à colonnade définit l’église et la loggia et la maison de ville et de campagne que Toscans et Lombards, s’ils restaient livrés à eux-mêmes, bâtiraient encore aujourd’hui. C’est elle qui soutient toujours, le long des rues dallées, pour abriter la foule de l’averse et du soleil, les façades roses ou blanches dont les rangées de volets verts montent jusqu’au bord du toit. C’est elle qui se profile, à l’ombre des pins parasols, sur les terrasses rectilignes des villas florentines. Et c’est elle qui protège, aux portes des villes, les frais Campo-Santo dallés de marbre où l’on marche sur les morts.
La vie, contrairement à ce qui se passa au déclin des civilisations antiques, réapparut dans le Nord du pays. Le Midi n’était pas aussi fortement labouré par les invasions successives. Les barons normands, dans l’Italie méridionale, avaient eu à se défendre contre un climat trop différent du leur, contre une race plus énervée que celle de l’Italie continentale par un effort plus ancien. En outre, ils demandaient la protection du pape pour contenir les provinces conquises. L’organisation féodale s’employa toute à briser leur action. Dans le Nord, au contraire, les villes profitaient de la lutte entre le pape et l’empereur pour conquérir l’autonomie et la fortifier par un système d’alliances alternatives avec l’une des deux puissances qui se disputaient l’Italie. Guelfes et Gibelins, Blancs et Noirs, Pise, Florence, Lucques, Sienne, Parme, Modène, Bergame, Mantoue, Milan, Pavie, Crémone, prenaient tantôt une étiquette et tantôt une autre pour vivre en guerroyant sous la croix de l’Église ou sous le drapeau de l’Empire. Il fallait bien qu’elles choisissent entre la mort, alors que la passion de vivre montait à flots, et une vie qui dut puiser tous les aliments de sa force dans une vigilance active, une curiosité sans lassitude, un effort physique et moral continu. De là l’énergie des Républiques italiennes d’où l’esprit moderne, qu’on le veuille ou non, est sorti.
Si, au milieu de toutes ces villes rivales prêtes à foncer l’une sur l’autre au lendemain de réconciliations ardentes, Florence prit le plus violent essor, – au point d’absorber la Toscane en deux siècles, de jouer un rôle puissant dans la vie de l’Europe et de s’inscrire en traits d’acier dans notre souvenir, – c’est qu’elle était au croisement des routes qui réunissent Rome à l’Allemagne et l’une à l’autre les deux mers qui bordent la péninsule. Toute la vie commerciale, militaire, morale de l’Italie du Moyen Âge la traversait. La grâce, la vigueur du pays qui l’environne allaient faire de ses sens embrasés de fièvre et tendus, le moule naturel où la vie vint se modeler en images accusées et nettes. Il faut se souvenir que la Toscane, quand elle s’appelait l’Étrurie, avait déjà joué dans l’histoire un rôle analogue à celui-là. Beaucoup des peintures étrusques ont l’élégance bizarre qui caractérisera, deux mille années plus tard, l’art des Toscans. L’Italie reçut de la France le gothique à l’aube de la vie municipale de ses cités du Nord. Elle ne le comprit pas. La forêt de la cathédrale n’était pas faite pour son ciel. Les immenses nefs éteignaient dans leur pénombre silencieuse la fièvre de son esprit. La France est un pays de plaines et de rivières, qui réunissent. L’Italie est un pays de montagnes, qui divisent. Du Nord au Sud, ses villes de bronze se menacent, au sommet de hautes collines séparées par des ravins à pic. L’Italie du Moyen Âge ne pouvait avoir d’architecture religieuse, parce que l’architecture religieuse, à ce moment-là, emprunta sa grandeur aux désirs sociaux qui la créèrent et que, par la nature d’un sol trop fragmenté et d’un ciel trop clément pour faire sentir à l’homme la nécessité d’aider l’homme, l’Italie avait plus besoin de passion et d’intelligence, armes de l’individu, que d’instinct et de foi, armes de l’espèce. Il faut le dire. En dehors des églises romanes de la plus ancienne époque, leur fierté, leur force guerrière, leur façade patinée d’or, les cathédrales italiennes sont laides. Sans doute elles empruntent aux âpres et nerveuses villes qui montent en tumulte à l’assaut de leur campanile, droit comme un mât dans l’ouragan, un charme singulier, prenant, pervers et dont on ne peut s’arracher qu’en dominant d’un effort, ses sensations superficielles. Mais elles sont, dès l’apparition du gothique, surchargées de décors, maniérées, grandiloquentes. C’était déjà l’erreur des Romains sortant de leur architecture utilitaire pour élever des temples aux politiciens parvenus. Les Italiens ne virent pas que l’ornement est là pour définir, en les faisant plus élancés ou plus légers, plus lourds ou plus larges, en les accentuant directement dans le sens de leur fonction, les organes indispensables du corps architectural. L’ornement, hors de ce rôle, est un instrument de laideur. Il masque l’ossature de l’édifice dont les saillies caractéristiques peuvent seules le justifier. Pas d’architecture monumentale sans cohésion sociale. Ici les os percent la peau, là les vêtements flottent. Toute la renaissance architecturale italienne, toute l’architecture de l’Europe depuis cette époque-là s’est enlisée dans la méconnaissance de ce principe primordial. Et l’art ornemental méconnu des Français du XIIIe siècle a vengé l’architecture gothique en envahissant une école qui n’eut pas et n’a pas encore d’autre raison d’être que de combattre son magnifique enseignement.
Dans les palais municipaux, créés pour des besoins précis, définissant la personnalité violente et libre de la cité, dans les palais privés définissant la personnalité tranchée, dévorante, entière, du seigneur qui les habite, seigneur apportant dans les villes, où l’Italie se concentre, le monde féodal expulsé des campagnes, l’architecte italien se retrouve, comme se retrouvait l’architecte romain dès qu’il fallait ouvrir des routes, bâtir des cirques, des thermes, des aqueducs. Il rentre chez lui, et l’affirme. Du coup il devient fort, sobre, précis, définitif. On dirait que la grande dalle sur qui vont les promeneurs et que leur sang rougit les jours d’émeute, se redresse droit vers le ciel, perpendiculaire à la rue. Les palais farouches se suivent, presque pleins, comme des blocs, sans un autre ornement que les poings d’airain sortant des murailles pour y attacher les chevaux. À leur jaillissement du sol, leur élan est un peu oblique, il se cambre en arrière, comme une échine d’archer. Plus haut, il devient vertical. Au sommet, il s’incline en avant, comme des épaules carrées d’où les bras cuirassés vont lâcher le plomb et le fer. Ainsi la façade entière est concave, impossible à escalader. Et deux murs hermétiques, de chaque côté de la rue, se défient et se menacent, sinistre mélodie de pierre inscrite dans la certitude de sa fonction positive comme un théorème de géométrie dans la fonction logique du cerveau. Ces cubes crénelés que domine une tour carrée, ces murs tout à fait nus percés d’étroites fenêtres jumelles que sépare une colonnette raide comme un pieu de fer, ces durs profils de hache montant des ruelles dallées de Sienne, de Pérouse, de Volterre, de Florence, de Mantoue, ne restent jamais qu’entrouverts. Quand les gonfaloniers déploient sur la place publique la bannière des confréries, les portes de bronze se ferment à l’insurrection populaire. La guerre civile ne cesse pas. Deux plumes différentes au chaperon, un regard, un geste, la dague saute du fourreau. Le tocsin sonne, on s’embusque aux carrefours, on se poursuit dans les rues voûtées, on s’égorge dans les églises, les maisons fortifiées versent sur le tumulte l’huile et la poix bouillantes. Là est l’Italie, et pas ailleurs. Quand l’illustre Brunelleschi, en plein XVe siècle, construisait le palais Pitti, entassant deux étages nus sur des blocs à peine dégrossis, quand, après son voyage à Rome, il rompait avec l’architecture française défigurée pour revenir à l’art positif des ancêtres et abandonnait le lyrisme factice des architectes religieux de son pays pour dresser, sur ses huit nervures de pierre, le dôme qui s’enlève au-dessus des toits de Florence d’un si fort et si dur élan, il accomplissait vis-à-vis des gothiques italiens une révolution encore plus radicale que celle que les gothiques français avaient accomplie, trois siècles plus tôt, vis-à-vis des moines romans. Il rendait au génie de sa race l’hommage de le reconnaître en lui-même.
Dès l’heure où la France du Nord élevait, dans l’immense ébranlement des cloches, ses poèmes sonores que la pierre et le verre bercent au-dessus des cités, l’Italie se définissait donc, dans ses palais violents et rectilignes, par ce qui définira beaucoup plus tard sa Renaissance. Elle affirmait déjà, en plein Moyen Âge, les droits de l’individu. Les architectes romans y signaient très souvent leurs œuvres et toute la Toscane connaissait le sculpteur Nicolas Pisano alors qu’aucun des imagiers de France ne pensait à dire son nom. Les Scaliger, droits sur leur cheval d’armes, foulaient déjà leur poussière. Il n’était pas possible que le christianisme populaire prît, dans l’imagination italienne, la forme que lui donnait la sensibilité française. Quelques individus seuls pouvaient vivre, sans en être dévorés, l’exaltation sentimentale et poétique qui lui imprima son accent. En Italie, il y a bien une cathédrale. Mais la foule n’a pu que la désirer ardemment. Elle n’y a pas mis la main. Son vaisseau, c’est François d’Assise. Ses tours, Dante et Giotto.
Le fond du siècle, c’est la violence. L’Église féodale, ici, pèse plus lourd qu’ailleurs. La tiare, la mitre s’achètent quand on ne les prend pas d’assaut. Le prêtre maintient par l’enfer, dans l’obéissance, les pauvres en qui le sentiment furieux du droit individuel obscurcit, comme chez lui-même, le sens du devoir social. Il faut voir avec quelle rage sont peints, sur les murs du Campo-Santo de Pise, les supplices infernaux.
C’est par réaction que la douceur naquit. Elle fut absolue comme la violence, parce qu’elle incendiait comme elle des esprits dont la passion ne connaissait pas d’autres bornes que la pleine satisfaction de leur insatiable instinct. François d’Assise aima avec l’emportement que les hommes de son époque mettaient à tuer. S’il fut soumis à ceux dont la corruption et la violence avaient provoqué sa venue, c’est qu’il sentit à sa douceur une puissance invincible, capable de nettoyer et de renouveler le monde. Mais en faisant rentrer l’esprit humain dans la nature dont l’avait arraché le christianisme primitif, il lui restitua l’aliment de la dignité et de la force. Son panthéisme protesta contre le dualisme chrétien qui rend définitif le désaccord entre la chair et l’âme et ferme brutalement l’accès des grandes harmonies. En mourant, il se repentait d’avoir pratiqué l’ascétisme, « offensé son frère le corps ». Parole profonde et charmante ! Il fut en Italie, dans l’ordre du sentiment, ce qu’Abailard avait été en France, ce que Roger Bacon allait être en Angleterre dans l’ordre de la raison. L’humanité païenne tout entière, qu’il lia à l’esprit du Christ, ressuscita dans son amour de la vie universelle. Et cet amour le conduisit, comme elle y avait conduit ses derniers penseurs, à la négation intérieure de la propriété, c’est-à-dire à la liberté.
Il ne fit pas aux hommes de son temps les discours de morale qui les ennuient sans les changer. Il leur dit, avec une poésie si ardente qu’en parlant il tremblait, il riait, il pleurait de joie, tout ce qu’il enfermait d’amour pour ce qui est sur la terre. Il ne cessa jamais d’aimer. Il s’endormait sous les arbres et s’éveillait au même endroit. Il appelait à lui les bêtes, il chantait, gazouillait, sifflait avec elles, il mendiait pour elles, et les bêtes le suivaient. Il demandait aux cigales des conseils qu’elles lui donnaient et qu’il n’hésitait pas à suivre. Il ignora la théologie, mais laissa cette prière :
« Loué soit le Seigneur Dieu pour toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau, il rayonne d’une grande splendeur, et il vous rend témoignage, ô mon Dieu !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans le ciel, brillantes et belles !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l’air et le nuage et pour n’importe quel temps ! C’est par eux que vous soutenez toutes les créatures !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur l’eau, qui est très utile, humble, précieuse et chaste !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre frère le feu ! C’est par lui que vous éclairez la nuit, il est beau et agréable à regarder, indomptable et fort !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre mère la terre qui nous porte, nous nourrit et qui produit tous les fruits, les fleurs diaprées et les herbes ! »
Quand il mourut, les villes de l’Ombrie se battirent autour de son cercueil pour se disputer ses os. C’est ainsi que les hommes comprennent. Il n’importe. Cela encore, c’était de la passion. Et il laissa dans la piété des multitudes et l’imagination des forts une trace si resplendissante qu’elle illumina l’Italie jusqu’à la fin de son soir. Il lui rendit l’amour des formes, elle en a vécu quatre cents ans.
Le plus grand poète, le plus grand peintre du Moyen Âge vinrent boire à son souvenir. Les tours, d’un élan, jaillirent de la nef. L’une rude et touffue, traversée de flammes, pleine d’orgues et de tonnerres, avec des nervures de fer. L’autre calme, un rayon montant du monde sensuel pour atteindre d’un trait à la lumière de l’esprit. Dante et Giotto. Les deux faces du Moyen Âge. L’enfer, le paradis. Les deux faces de l’Italie surtout, amoureuse et violente, comme elle est charmante et sauvage par ses golfes lumineux et par ses durs rochers. C’est le premier des grands contrastes qui se retrouveront jusqu’à la fin de sa vie héroïque, contrastes enveloppés dans la même harmonie de passion et d’intelligence : Masaccio et Fra Angelico, Donatello et Gozzoli, Luca Signorelli et Ghirlandajo, Michel-Ange et Raphaël. Le même ciel écoute monter vers ses sphères étincelantes la voix du prophète et le chant du berger.
Giotto n’est pas un primitif, non plus que Dante. Il est la conclusion d’un long effort. S’il révéla à ceux qui vinrent cent ans après lui le langage des formes, c’est un peu à la façon dont Phidias peut le révéler encore à ceux qui l’aiment suffisamment pour se refuser à le suivre. Guido, Cimabue, Duccio même, le noble Siennois qui retrouva dans la tradition byzantine l’âme réelle de la Grèce et traduisit humainement pour la première fois le drame de la Passion, n’avaient pu défoncer la gangue hiératique que les peintres de Ravenne et les mosaïstes envoyés par Constantinople proposaient à leurs désirs. Avec Giotto le mouvement, la vie, l’intelligence, le grand calme architectural, tout envahit les formes à la fois. Parce qu’il arrivait presque le premier, il disposa de moyens réduits, mais il sut traduire avec eux une conception du monde et de la vie tout à fait mûre. La seule expression que son temps lui permît d’en donner, il la donna complète, et consciente, avec la liberté et la sobriété des hommes qui portent en eux une de ces minutes décisives que l’humanité met parfois plusieurs siècles à conquérir. Il fut de ceux après lesquels la dissociation et l’analyse doivent fatalement recommencer. L’Italie renaissante est séparée de lui par un abîme et il faudra attendre Raphaël pour que s’ébauche et Rubens pour que s’effectue avec l’esprit moderne, la synthèse que fit Giotto avec l’esprit médiéval.
Il eut ce génie symbolique que le Moyen Âge chrétien imposait à ses poètes comme la nature elle-même impose aux cultivateurs le rythme de ses saisons. Puisque la vie, pour eux, symbolisait l’idée divine, ils ne pouvaient rencontrer le symbole que dans la matière de la vie passionnément aimée et passionnément étudiée pour ce qu’elle contient et révèle. Le symbole venait à lui dans les attitudes des hommes, dans l’humble mouvement au ras du sol des bêtes qui broutaient et voletaient, dans le prodigieux tapis bleu que le jour étendait dans l’espace, dans les feux innombrables que la nuit y révélait. Bien qu’il n’eût en lui que les forces virtuelles accumulées par les besoins non satisfaits des hommes disparus, bien qu’à peu près personne avant lui n’eût regardé vivre la forme, il sut tout de suite voir que tous nos désirs et tous nos rêves, et tout ce qui est divin en nous, tout nous vient de nos rencontres avec elle, des sites gracieux et rudes au milieu desquels nous avons vécu, des corps majestueux que nous avons vus s’incliner pour les pleurs ou se relever pour l’espérance, des mains qui supplient ou qui s’ouvrent ou écartent de longs cheveux sur des visages attentifs ou douloureux ou graves. Il en eut un sens si pur que l’image qu’il en fait vivre sur les murs d’Assise et de Padoue passe directement en nous ainsi qu’une action vivante, sans que nous ayons eu le temps de nous apercevoir que ce n’est là, au sens propre du mot, ni de la sculpture, puisque les profils et les groupes, disposés sculpturalement, sont projetés sur une surface peinte, ni de la peinture, puisque le rôle des valeurs, des reflets et des passages y est à peine soupçonné. Cette forme rudimentaire est traversée d’un éclair d’âme qui la dresse d’un seul coup.
Il fut à lui tout seul en Italie ce christianisme populaire qui poussait à cette époque en champs touffus dans la sensibilité des foules françaises. Il sentit comme elles sans effort, pour l’exprimer dans ce langage à la fois intellectuel et sentimental que sa race et son ciel pouvaient seulement lui dicter, ce qui correspondait à tous les hommes dans la naissance et la vie et la mort d’un homme que les misérables avaient laissé diviniser pour se mieux reconnaître en lui. Il retrouva dans l’ingénuité de son cœur le plus haut drame humain. Et comme il ne voyait, dans les gestes de ses acteurs, que leur direction essentielle, il les fit plus directs, plus justes et plus vrais pour révéler ce drame aux hommes qui désormais n’auraient plus qu’à laisser retomber leurs paupières pour le sentir vivant en eux.
Il nous envahit doucement par ondes calmes et qui ne cessent pas et nous suivons, comme une feuille abandonnée aux grandes eaux d’un fleuve, en dedans des hommes et des femmes, une irrésistible douceur qui les prosterne autour du héros mort, coule dans leurs mains pour soutenir sa tête exsangue, ses pieds brisés, ses bras, et se répand ainsi qu’une lumière égale dans la terre et le ciel qui s’apaisent autour de lui. Jamais personne avant Giotto, même ceux qui s’étaient tournés vers elle pour l’adieu, jamais personne n’avait saisi tout à fait le rôle de la femme dans l’humanité intérieure, jamais personne ne l’avait vue ainsi toujours au centre de la passion, sans cesse déchirée par la maternité, par l’amour, crucifiée à toutes les heures. Jamais personne n’avait dit qu’elle n’a pas, comme les dieux vivants que nous attachons à la croix, la consolation de l’orgueil, qu’elle se laisse torturer sans que faiblisse sa foi en ses bourreaux qui sont ses fils et les pères de ses fils, et sans leur demander une autre récompense que le droit de souffrir pour eux. On n’avait pas encore vu tout ce qu’il y a dans un visage dont les yeux se creusent sous les plis crispés des sourcils, dans une tête reposant sur deux mains nouées, dans deux bras qui s’écartent. Cette œuvre est le plus grand poème dramatique de la peinture. Elle ne se décrit pas, elle ne s’explique pas, elle ne s’évoque pas, elle se vit. Il faut avoir vu, à Assise, ces harmonies ardentes faire remuer les ténèbres, le tas des enfants égorgés, les mères qui meurent ou supplient ou regardent, sur leurs genoux, un petit corps flasque, les soldats qui ressemblent à des bouchers. Il faut avoir vu, à Florence, les amis de François qu’incline sur sa mort la houle de douleur des dernières minutes. Il faut avoir vu, à Padoue, les femmes agenouillées, celles qui ouvrent les bras, celles qui font au cadavre divin un berceau de leurs mains unies, et le Christ parmi les hommes hideux qui l’outragent, et ceux qui souffrent et ceux qui prient et ceux qui aiment. Et quand on a vu, c’est comme un vin fort et doux qu’on emporte en soi pour toujours.
Giotto avait recueilli l’écho de l’art français dans les livres d’enluminures, et rencontré certainement en Italie des maçons et des imagiers venus des bords de la Seine. Le fils du vieux sculpteur de Pise, Giovanni, qui le précédait à peine, l’avait touché par ses nativités pleines de tendresse affairée, enchantées d’entendre l’enfant vagir, de voir les bêtes tondre l’herbe, de surprendre la vie à son aurore avec la mère ravie qui se penche sur le berceau. Il l’avait bouleversé par ses scènes de meurtre, mises en croix, enfants massacrés, drames ardents et si mouvementés qu’ils semblent passionner la pierre, la jeter en paquets de flamme au-devant du spectateur. Il l’avait enthousiasmé par la sûreté de sa langue, nerveuse et souple comme une longue épée qu’on ploie, et qui foisonne d’éclairs. Par les peintres siennois, il était remonté jusqu’à Ravenne où, devant la splendeur polychrome des mosaïques miroitantes, il avait soupçonné, à travers Byzance, le calme des Panathénées qui défilaient encore autour du Parthénon. Il avait vu l’architecture antique à Rome, à Naples, à Assise où le peintre Cavallini lui apportait la tradition des mosaïstes romains. Face aux fresques de Cimabue, toutes fraîches encore, bleues et or et rougissant à la lueur des torches, il avait travaillé dans l’obscurité de l’église basse où tous les cieux mystiques ont accumulé dans le salpêtre leur azur, leurs crépuscules et les étoiles de leurs nuits. La ligne des montagnes, les golfes, les hommes l’avaient partout sollicité. Voyez ces figures qui s’avancent, pures, et d’un seul mouvement, ces harpes, ces violons qui jouent, ces palmes secouées, ces bannières qui s’inclinent, ces nobles groupes autour des lits de mort, d’accouchement ou d’agonie. Quelque chose y frémit que ne connaissaient pas les Grecs, de la douleur sur les bouches, de la douceur dans les yeux, la confiance que l’homme eut un moment en l’homme, et l’espoir de ne plus souffrir. Quelque chose y resplendit que ne connaissait plus le Moyen Âge occidental, un retentissement des formes dans les autres formes, une harmonie de mouvements qui se répondent, un trait réunissant dans son ondulation rythmique des torses qui se penchent et d’autres qui se couchent et d’autres qui restent debout.
Je ne puis, pour mon compte, imaginer un homme plus intelligent que Giotto. Et je suis sûr que cette intelligence n’est que l’épuration progressive et logique du sentiment le plus candide et de l’émotion la moins apprêtée. Il n’a eu qu’à regarder mourir son ami, accoucher sa femme, souffrir son enfant, pour savoir comment les attitudes de ceux qui pleurent ou agissent autour du drame s’organisent spontanément, tous ayant le drame même comme unique centre d’attraction. Sans effort, semble-t-il, et pour exprimer directement et naturellement ce drame et les circonstances de ce drame, les masses vivantes obéissent aux lois secrètes qui président de toute éternité à l’harmonie des groupements. C’est parce que chacun des êtres qui y sont mêlés agit selon sa fonction sentimentale, qu’il participe à la fonction plus générale de l’ensemble, fonction artiste, métaphysique, si l’on veut, qui reproduit l’eurythmie mystérieuse des mondes avec une instinctive et musicale et pourtant étroite fidélité. Auprès du vieux maître florentin, Raphaël ne semble apercevoir que l’extérieur des gestes, Michel-Ange donne l’impression d’un effort désespéré vers cet équilibre parfait qui, pour Giotto, est une fonction essentielle, Rubens paraît forcer en attitudes théâtrales le mouvement intérieur qui ordonne et distribue, et Rembrandt rechercher quelquefois l’effet. L’ordre que tous poursuivent avec fièvre, dans les intuitions brusques, les tempêtes, les révoltes ou les tensions soutenues de l’esprit, entre en Giotto avec l’émotion elle-même, qui prend son caractère architectural et plastique dans l’harmonieux fusionnement de la pensée et du cœur. Par là, la « composition » de Giotto est peut-être le plus grand miracle de la peinture. Je dis « miracle », le miracle étant la réalisation la plus spontanée dans le geste, du désir le plus inaccessible dans l’esprit. Ces mains qui se joignent, ces doigts qui se crispent sur ces poitrines, ces corps qui s’agenouillent ou se relèvent ou s’inclinent à demi ou se tiennent droits, cet étagement progressif des formes humaines, tout l’appareil extérieur du désespoir, de la supplication, de l’adoration, de la prière qui constitue cette œuvre pathétique, entre d’un flot dans l’unité de la pensée pour démontrer l’accord définitif de nos besoins moraux et de nos besoins esthétiques. Une puissante et entraînante mélodie emporte et berce tous les gestes désespérés… Ce poète de la douleur avait en lui la joie des époques vivantes où tout aboutit, se rejoint et s’accorde dans les esprits pour le réconfort de ceux qui chercheront leurs traces quels que soient leur foi, leur vie, et le motif de leur souffrance, et la forme de leur espoir. Ce n’est pas Giotto qui fit l’unité de son œuvre, c’est l’unité du temps qui le créa. Et l’Unité, qui est une hymne, nous élève au-dessus des larmes. Giotto ne pleure pas sur le Christ ou la femme et nous ne pleurons pas non plus. C’est une indicible douceur, une indicible espérance. Il comprend, il se penche, il tend une main forte, il relève celui qui est tombé, pour le soutenir et l’entraîner il entonne un chant magnifique, et sa grande ligne sévère ondule, monte, descend et remonte comme une voix.
Profondément Italien par son génie idéaliste, dramatique et décoratif, et contenant, bien qu’il résumât un seul moment de l’Italie, toute l’Italie qui viendrait, et jusqu’à l’Italie déchue, Giotto communia dans l’humanité la plus générale avec tous les héros de la peinture par la piété avec laquelle il accueillit la vie, par le sentiment passionné qu’il eut des charges qu’elle lui confia, par le désir divin qui lui faisait transfigurer le monde et soutenir les bleus célestes du paradis entrouvert sur les graves accents humains des rouges, des verts et des noirs… Son espoir ne monta jamais plus haut que sa vaillance d’homme. Le jour où il rassembla autour de Jésus crucifié des anges à plumes de rayons à demi plongés dans le ciel, il retrouva le symbole suprême qu’Eschyle avait imaginé pour fortifier notre courage, quand il vit voler autour de Prométhée l’essaim des Océanides.
Cette œuvre est donc à elle seule un monument social où la radieuse peinture associe les volumes sculpturaux dans un rythme architectural. L’homme disparu, elle s’écroula très vite. Ceux qui vinrent ne surent qu’en ramasser les débris pour élever des édifices isolés qui n’étaient plus, dans le siècle anarchique, que des asiles provisoires, grêles, ouverts à tous les orages, en qui l’âme italienne inquiète et désunie ne pouvait plus trouver que l’ombre de la certitude héroïque où les grands esprits du Moyen Âge avaient forgé son espoir. C’est après Giotto qu’apparurent les véritables primitifs, mais des primitifs qui n’avaient plus d’élan, la fin d’une époque. Cette sorte d’aurore sourde qui éclairait par le dedans les grands visages sérieux des vierges de Cimabue, leurs grands yeux sans fond comme ceux des figures peintes sur les sarcophages d’Égypte, les coupoles de Constantinople et les murs de Pompéi, cette force naissante qui commençait à sculpter les crânes plats des idoles byzantines, à soulever le chœur des élus, dans le vent des harpes célestes, d’une vague animation, toute cette flamme obscure de vie qui révéla soudain l’homme à lui-même dans cet éclair d’esprit que fut Giotto, tout cela baissa d’un seul coup, ne brilla plus qu’en lueurs hésitantes qui s’éteignaient en fumant. Comme les artistes italiens ne pouvaient recréer le magnifique équilibre d’âme qui avait couvert les murs d’Assise et de Padoue de ces lignes austères où l’ordre universel s’inscrivit un moment, et comme ils ne voyaient derrière eux que deux œuvres divines, ils demandèrent un refuge à la plus désespérée, la seule aussi qui leur laissât la liberté de parler à leur guise. Giotto restant inaccessible, le cycle dantesque s’ouvrit au moment où la peste de Toscane en justifiait les visions. À Florence, Orcagna, imagination sévère, peintre des visages ennoblis par la méditation ou crispés par la douleur, ne voyait plus que des foules assemblées, les yeux au Ciel, de grandes formes priantes. Taddeo Gaddi, avec une douceur navrée, clouait le Christ sur toutes les murailles. La Chapelle des Espagnols se couvrait de peintures ardentes où passait un vent de terreur, où l’estropié et le malade sortaient des bouges pour ramper et tendre les mains. À Pise, abandonnée, dans sa décadence politique, aux terribles Dominicains, on ne décorait plus que les murs du cimetière, des cadavres pourris, des vers, des démons, des supplices, une fureur de remords… Sienne s’enfonçait obstinément dans la volonté maladive de mourir sans bouger.
De toutes les villes italiennes, elle avait toujours été la plus violente, la plus meurtrie par la guerre civile, la plus fréquemment dévastée par les conflits militaires du Nord et du Midi entre lesquels elle était prise. Elle garda la dureté de l’âge de fer italien. Ses artistes virent Giotto, mais sans dépasser son écorce, et sans qu’il entamât la leur. Duccio joua vis-à-vis des peintres de Sienne le même rôle que Giotto vis-à-vis des Florentins. Ils étaient de même âge, mais sans doute ne surent-ils que peu de choses l’un de l’autre. En tout cas, bien plus que Giotto, il reste enfoncé dans Byzance, qu’il anime d’ailleurs d’une puissante et charmante expressivité. Il a au plus haut point le don de faire vivre et remuer les foules. Elles s’affairent, elles s’agitent, sans grands gestes, mais avec des mouvements d’ensemble qui livrent le sens de la scène au premier regard. Il ne soupçonne presque pas cette « composition » sublime, qui n’est chez le grand Florentin autre chose qu’un équilibre parfait entre l’élément moral et l’élément descriptif. Mais il va droit au but qui est de dire son émotion devant la vie et la mort du Seigneur exprimées par des formes vivantes, et il le dit avec une noblesse, une tendresse, une verve, une malice même dans la passion qui ne le cèdent guère, dans toute la peinture italienne, qu’à celles de Giotto lui-même. Ses successeurs immédiats, Barna, par exemple, travestissent en mélodrames d’ailleurs ardents, et colorés, cette puissance passionnelle qui suffirait à définir, au-delà du génie de Giotto, le génie même de l’Italie. Tous ses héros l’ont possédée, cette âme dramatique, et tous ses faux artistes, depuis cinq siècles, s’en sont impudemment servi pour calomnier, aux yeux des hommes, l’idéal qu’elle leur a si généreusement versé. Barna, Spinello Aretino défigurent l’agonie du Moyen Âge latin, comme l’école bolonaise devait défigurer plus tard l’agonie de sa Renaissance en déclamant en style de théâtre les réalités spirituelles arrachées à l’inconnu par Masaccio, par Vinci, par Michel-Ange, par Raphaël, par Titien.
Pourtant, dans cette ville rétrograde qui voulait, au milieu du bouleversement et de l’inquiétude des esprits, garder ses dieux sous son armure, le lent flétrissement de la dernière fleur gothique eut un parfum pénétrant. Ce fut un peu comme la fin de l’architecture française… La poésie mourante du vitrail où un peuple malade vient irriter sa fièvre, après la poésie vivante qui retentit dans la pierre et le bronze avec la voix des hommes forts. Elle agonisa dans l’ombre brûlante de la cathédrale de marbre au campanile blanc et noir qui monte du rocher sous le ciel impitoyable. Elle agonisa dans la ferveur mystique des bleus purs et des ors apportés aux peintres de Sienne par les mosaïstes byzantins. Simone Martini ne détournait ses regards des chevauchées militaires et des hautes tours crénelées qui montent et se menacent sur la houle des toits, que pour écouter dans l’invisible vibrer les harpes célestes dont le vent balance des lys. Avec lui, tous les murs des palais et des églises tremblent de voix profondes, comme si les vierges pâles qui les couvrent du haut en bas, leurs grands yeux obliques tous levés dans leurs longs visages purs au milieu des ors et des palmes, faisaient entendre ensemble, avec ces accents déchirants que prennent la souffrance et la douceur chantées, la noble protestation des légendes consolatrices contre le noble effort du temps. Bartolo di Fredi, Sano di Pietro, Lorenzo di Pietro écoutent encore obstinément, au cœur du XVe siècle, alors qu’un idéal renouvelé tourmente autour d’eux la Toscane, des voix lointaines qui se sont tues pour les autres Italiens. Seul, Ambrogio Lorenzetti, décorateur puissant dont les fresques chantent, vibrent, pleurent et s’apaisent et s’enflent comme un chœur de violoncelles, a entendu monter des rues et des campagnes, des mamelons couverts de vignes et de pins, une rumeur confuse annonçant un nouveau réveil, tandis que son frère Pietro imprime une unité nouvelle à la splendeur plastique qu’il découvre au drame de la croix. Une merveilleuse animation peuple ses augustes paysages, dont les travaux de la culture et les œuvres de la guerre couvrent les collines serrées, incisent les vallées creuses, vaste poème épique et familier où l’imagination fourmille, comme si le monde pressenti y fermentait dans les labours, les semailles et les moissons. En outre, plus profondément qu’aucun des Florentins de son époque, Ambrogio scrute et caractérise les visages. Ses grandes effigies, fermes et pures comme des portraits chinois, paraissent gravées dans le mur, ourlées et cimentées de pierre. Lentement, puissamment elles s’éveillent et regardent, sans gestes, avec leurs grandes faces dures, terribles de sévérité, de concentration et de silence. Leur dessin est si abrégé et si voulu, si serré l’enchaînement des lignes et des courbes expressives, qu’on assiste déjà avec lui à une première et presque complète réalisation du souci de déterminer par des moyens géométriques les caractères les moins abstraits de la vie la plus émouvante où se reconnaîtront plus tard les héros du siècle suivant, Paolo Uccello, Andrea del Castagno, Piero della Francesca, Luca Signorelli. Mais Ambrogio, presque autant que Pietro, reste tout de même encore un homme du Moyen Âge, par la solidité – déjà bien tendue, il est vrai, et trop volontaire, – de sa morale, son sens intransigeant et précis du juste et de l’injuste exprimés dans les belles harmonies sombres, rouges et noires, où résonne avec une rigueur douloureuse l’appel suprême du passé. Sienne meurt pour avoir voulu maintenir, en face de besoins nouveaux, les principes usés qui l’avaient fait vivre. Tandis qu’elle s’enferme dans son indépendance étroite, Florence absorbe la Toscane, la soumet à son esprit.
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Octobre 2010
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[1] Voir l’Art antique. Préface à l’édition de 1921.
[2] Voir L'Art antique. Introduction à l'art oriental.
[3] Voir L'Art antique. Préface à l'édition de 1921.
[4] M. Paléologue. L'Art chinois.
[5] M. Paléologue. L'Art chinois.
[6] Ces tombes des premières grandes dynasties, du VIIe au XIe siècle, comme les temples monolithes de Ta-t'ong fou, de Long-Men, de Kong, ont été découvertes par M. Ed. Chavannes au cours de ses admirables et fécondes explorations de 1907.
[7] C'est ce caractère médiéval gardé par le Japon social et politique jusqu'à la fin du XIXe siècle qui m'a décidé à placer ce chapitre tout entier, ainsi que tous ceux qui traitent des arts non européens, dans le volume consacré au Moyen Âge, qui est un état d'esprit plutôt qu'une période historique. Il est pourtant à remarquer que l'individualisme japonais tend, dès le XVe siècle, comme en Occident, à se détacher de la synthèse religieuse et philosophique qui caractérise l'esprit médiéval. (Note de la 1e édition. Voir Préface à l'édition de 1923, p. 21.)
[8] M. Édouard Chavannes a déjà indiqué l'analogie qui existe entre les statues d'Ounkei et les gardiens des portes des grottes de Long-Men. C'est l'évidence même. Comment les sculpteurs japonais connurent-ils ces colosses ? Sans doute la Chine exportait-elle des bronzes et des bois sculptés qui s'en inspiraient directement.
[9] Il est d'ailleurs remarquable que l'évolution intellectuelle du Japon corresponde presque exactement, dans ses directions générales, à celle de l'Occident. Sa Renaissance est du XVe siècle, son classicisme du XVIIe, son art voluptueux et mondain du XVIIIe, ses paysagistes du XIXe. (Note de la 1re édition. Voir Préface à l'édition de 1923.)
[10] Lafcadio Hearn, Kokoro.
[11] Lafcadio Hearn, Kokoro.
[12] Avec le néo-impressionnisme.
[13] Milieu du XVIIIe siècle.
[14] Commencement du XVIIIe siècle.
[15] Milieu du XVIIe siècle.
[16] Nom aztèque de Mexico.
[17] L'art hyperboréen, l'art des Indiens de l'Amérique du Nord, d'une part chez les Esquimaux, d'autre part chez les indigènes d'Alaska, de Vancouver et des États-Unis même, continue encore aujourd'hui, à peu près pareil à ce qu'il a toujours été. Il semble présenter les mêmes rapports avec l'art mexicain — qui serait sa stylisation de quelques siècles ou millénaires — que les industries artistiques des nègres d'Afrique avec le grand art égyptien.
[18] VIOLLET-LE-DUC, Préface à Cités et Ruines américaines de Désiré Charnay.
[19] J'adresse mes plus vifs remerciements à M. Auguste Génin, de Mexico, pour les précieux renseignements qu'il m'a transmis quand je ne les ai pas trouvés dans ses beaux Poèmes aztèques.
[20] Toltèque signifie « artiste ».
[21] Voir les origines multiples de l'Art de Byzance dans le Manuel d'art byzantin de Charles DIEHL.
[22] A. GAYET, L'Art arabe.
[23] Une formule tirait du polygone et ramenait au polygone tous les motifs géométriques de l'ornementation.
[24] Pierre Loti, Vers Ispahan.
[25] La plupart des idées exprimées dans ce chapitre ont déjà été défendues avec une logique et une autorité profondes, bien que dans un esprit beaucoup trop étroitement laïque, par Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire d'architecture.
[26] L'Ogive, dont on cite un exemple en Angleterre, à Durham, vers 1104, apparaît probablement pour la première fois en France vers 1115, à Morienval, à proximité de Soissons et de Noyon, entre l'Île-de-France, la Picardie et la Champagne où, par Saint-Denis et Notre-Dame, Amiens et Beauvais, Reims, Laon, Sens, etc., elle vit naître ses plus nombreuses et ses plus belles conséquences architectoniques. Qui l'a trouvée ? Peut-être plusieurs maîtres d'œuvre, chacun apportant une idée nouvelle de l'association desquelles l'ogive naquit spontanément. C'est là un des caractères les plus surprenants du Moyen Âge occidental et qu'il ne partage guère qu'avec l'ancienne Égypte et l'Inde. Presque pas un seul nom d'imagier n'est arrivé jusqu'à nous et si nous connaissons quelques douzaines d'architectes, il a fallu de patientes recherches ou le hasard pour tirer leurs noms des pièces de comptes municipaux qui dormaient dans nos archives. Art anonyme, par conséquent collectif et désintéressé, art social. Ces hommes ne pensaient qu'à accomplir leur tâche, et aucun ne songea à réclamer la paternité de la création la plus originale de l'architecture depuis la voûte assyrienne.
Guillaume de Sens, qui fut l'un des plus grands et qu'on fit venir en Angleterre pour construire la nef de Canterbury, a longtemps passé pour avoir inventé l'ogive. Il fut sans doute l'un des premiers à l'appliquer à la construction d'un édifice — la cathédrale de Sens — dont elle détermine toute la structure. Mais elle semble avoir reçu une application d'ensemble presque aussi complète dès la construction du chœur de Saint-Denis (1144), et dans quelques églises transitoires datant de cette époque-là, Noyon, Lisieux, Le Mans, etc. En tout cas, c'est dans l'Île-de-France, qu'avant le milieu du XIIe siècle, les architectes ont systématisé l'emploi d'un procédé de construction qui permit à Jean d'Orbais de bâtir Reims, à Robert de Luzarches de bâtir Amiens, à Pierre de Montereau de bâtir la Sainte-Chapelle, à cent autres d'élever sur tous les points de la France et de l'Europe des édifices d'une unité de structure absolue et d'une inépuisable variété d'aspects.
[27] Voir dans l'Histoire de France de Lavisse le XIIIe siècle par M. Langlois.
[28] Les conseils de l'Université de Paris se tenaient à Saint-Julien-le-Pauvre.
[29] Posé sous la forme moderne, le problème n'a pas de sens. On discute encore pour savoir si les constructeurs de la cathédrale n'étaient pas « anticléricaux ». Quand donc voudra-t-on comprendre que toute ascension de vie au sein des masses brise le dogme d'hier, même quand elle le célèbre ? Francs-maçons ou non, il n'importe. Les imagiers du Moyen Âge ne sont pas des libres-penseurs. Ce sont de libres-instincts.
[30] Consulter, pour tout ce qui concerne les rapports extérieurs de la symbolique chrétienne et de l'art des cathédrales, l'Art religieux du XIIIe siècle en France, de M. Emile Mâle.
[31] Et pourquoi fit-elle venir de France Guillaume de Sens, si ce constructeur n'était pas le premier en Europe, avec peut-être l'architecte de Saint-Denis, à faire de l'arc brisé le principe déterminant de toute l'architecture ogivale ?
[32] La cathédrale de Cologne, qui fut si longtemps considérée comme le type et le chef-d'œuvre de l'architecture gothique, est une amplification ampoulée, maigre et sèche de la cathédrale d'Amiens.
[33] Michelet, Histoire de France.
[34] N'est-il pas d'ailleurs très remarquable qu'au moins cinq siècles avant, la fresque fût déjà largement pratiquée à Rome, alors qu'on ne trouva jusque-là que la mosaïque sur toute l'étendue des territoires soumis à l'art byzantin ? C'est comme une préfiguration de la face classique de l'Italie, toujours fidèle à la peinture sur murailles dont on trouve des exemples aux Catacombes et qui constitue l'apport le plus original de l'art étrusque, italien avant Rome, et plus que Rome. L'Italie, par la fresque, restitue aux derniers siècles de Byzance ce que Byzance lui a révélé par la mosaïque — procédé né sans doute dans l'Italie antique cent cinquante ans avant Jésus-Christ — et ce sont ces deux arts associés dans l'esprit individualisé de l'Occident qui constitueront la peinture proprement dite, dont l'œuvre de Duccio est la première œuvre capitale.
[35] Voir « L'Art renaissant » (Histoire de l'Art, III).
[36] Probablement faut-il lire redondante. (Note du correcteur – ELG.)
[37] La sculpture italienne, chose remarquable, ne s'est guère attardée au bas-relief et au décor des façades ou des chapiteaux des nefs, comme l'admirable sculpture française du même temps, incorporée si profondément et puissamment au symbolisme de l'édifice religieux. En Italie, la statue à peine apparue a pour ainsi dire bondi hors du sanctuaire. Nicolas Pisano est plutôt un sculpteur de baptistères, de chaires, de tombeaux qu'un décorateur d'église, car le baptistère, la chaire, le tombeau sont, dans l'église, des éléments séparés de l'ensemble, détachés des murs, et par là plus visibles, plus sensibles, plus proches de l'individu auquel, par leur fonction, ils sont déjà consacrés. Il est curieux de constater, à ce propos, que l'art italien tout entier prend racine dans les œuvres laïques de l'Antiquité, l'architecture religieuse elle-même par la basilique, la sculpture par le sarcophage, la peinture par la mosaïque réservée jadis, à Rome, aux manifestations du luxe le plus profane, thermes, palais, villas.