Paul Féval
LE DERNIER VIVANT
(1871)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l’accusée
I Comment je retrouvai Lucien – Bureau de M. de Méricourt
II Pourboire de Pélagie – Maison du Dr Chapart
III Grand paysage – L’âme de Lucien
IX Ce qui me resta de l’entrevue
Récit intermédiaire de Geoffroy
Suite du dossier de Lucien Thibaut
Récit intermédiaire de Geoffroy
Extrait du journal « Le Pirate »
Suite de l’introduction du roman
DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme
III Coup d’œil sur la belle société des environs de Méricourt
Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le Codicille
Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire La nourriture de l’affaire
Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Du sang et des fleurs
II Une pièce de la mécanique Louaisot
Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le dessous des cartes dans l’Affaire des ciseaux
Annexe aux œuvres de J.-B. Martroy L’évasion de l’accusée – Les deux sœurs
À propos de cette édition électronique
J’ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d’un événement auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur, n’eut qu’une importance tardive, mais contribua quelque peu au dénouement inespéré du drame.
Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de certains hommes d’argent, patriotes au point de manger la patrie, a rappelé l’attention publique vers l’origine souvent peu honorable – et parfois infâme – des fortunes acquises dans les fournitures militaires.
Il ne faut point chercher ailleurs la raison d’être de ce livre, où la question d’argent tient en apparence peu de place, noyée qu’elle est dans un véritable océan d’aventures. Chacun a intérêt à bien établir qu’aucun argent volé n’est entré chez lui, soit anciennement, soit depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle des balles et des obus.
Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la question de savoir s’il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus curieuse que la plupart des romans.
Mon ami a décidé que l’histoire devait être écrite et j’ai pris la plume.
Geoffroy de Rœux.
PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison, déguisés.
(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par nos amis communs – qui avaient autant de répugnance à parler que moi à interroger, – l’affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était accablée. Jamais il ne m’en avait entretenu lui-même dans ses lettres, quoiqu’il m’écrivît assez souvent.
Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j’étais son meilleur camarade d’enfance, sera expliquée par les faits.
J’étais à Paris depuis plus d’une semaine, cherchant l’adresse de Lucien du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m’étais enquis partout, même à la préfecture de police.
Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu’on m’indiqua le bureau de M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.
Je ne fus pas sans demander ce qu’était ce M. Louaisot. On me répondit que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour les Anglais, Mme Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d’Or pour rassortir les morceaux de soie, etc.
M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il était providence pour les gens qui cherchent.
Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom était franchement écrit sur sa porte.
Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d’un embonpoint remarquable et d’une fraîcheur vraiment triomphante. Elle portait robe de soie et coiffe de dentelles ; chacun de ses pendants d’oreilles devait peser trois louis.
Elle avait l’air brusque, mais gai, d’une servante-maîtresse, et beaucoup d’accent.
– Bonjour, ça va bien ? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler. Pas mal, et vous ? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps pour déjeuner à la fourchette et le billard ; mais lui, toujours sur le pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate ?
Elle me coupa la parole au moment où j’allais répondre, et ajouta, en clignant de l’œil :
– Entrez toujours ; on ne paye qu’en sortant. Ceux du gouvernement, j’entends les renseignements, sont censés gratis, mais vas-y voir ! Rien sans pourboire, et des raides ! Ici, au moins, on ne fait pas d’embarras.
Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons :
– Eh ! patron ! en voilà un nouveau qui n’est pas encore venu, faut-il le faire entrer ?
Et sans attendre la réponse du « patron », elle me poussa au travers de la porte, qu’elle referma sur moi.
J’étais seul avec le patron : un vigoureux gaillard d’une quarantaine d’années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.
Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs éclataient comme des cris d’incendie, par-dessus un pantalon de drap noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise, et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate, brodé d’or.
Une calotte turque, ornée d’une touffe gigantesque, reposait avec coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.
Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l’air par moitié d’un souteneur de libres penseuses, par moitié d’un notaire de campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.
Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise, son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l’énorme espace que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature, sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein d’autorité, quoi qu’ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.
Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.
Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un dangereux coquin.
Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu’il était de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu’il avait démesurément longues.
– Vous permettez, n’est-ce pas ? me dit-il, continuant de manger un morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments ; moi, je n’ai pas même le temps de brouter en repos : je mange l’avoine dans mon sac comme les chevaux de citadine… De la part de qui, s’il vous plaît ?
Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa question, il l’expliqua, disant :
– Je me fais l’honneur de vous demander quel est celui de mes honorables amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la personne qui m’avait indiqué sa maison.
Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier alphabétique, et l’ouvrit à la lettre voulue.
Pendant qu’il consultait ce livre d’or de sa clientèle, mon regard parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse d’étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient de cartons.
Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie.
De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey.
– Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre : c’est un client qui doit être content de moi. À qui ai-je l’avantage de parler ?
– Je m’appelle Geoffroy de Rœux.
– Respectable noblesse ! murmura M. Louaisot avec un signe de tête amateur. Comte, marquis, baron ?…
– Simple chevalier-banneret, s’il vous plaît, interrompis-je un peu impatienté.
M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d’encre, resta suspendue au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité :
– Monsieur, la profession exige de la conscience ! Je m’inclinai.
Sa plume grinça.
– Impérieusement, Monsieur ! continua-t-il en écrivant.
Il referma le livre et reprit :
– Sans la conscience, la profession ressemblerait à n’importe quel métier. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
– On m’a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide pour trouver l’adresse d’un ami à moi que je cherche vainement.
– On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante n’échappe à l’organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées, j’indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du monument. Quel est le nom de votre ami ?
– Lucien Thibaut, juge… peut-être ne l’est-il plus… mais très certainement ancien juge au tribunal de première instance d’Yvetot.
M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé juste sur le mot juge, et c’était là ce qui m’avait porté à me reprendre. J’eus lieu de penser plus tard que ce n’était pas le mot juge, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s’agita sur son fauteuil, piqua du doigt l’armature de ses lunettes et fit mine de chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s’il le trouva, mais sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique :
– Pas d’autres détails ?
Je lui passai une note préparée à l’avance et qui contenait toutes les indications qu’il m’était possible de fournir.
Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de ma note.
Pendant qu’il lisait, je l’entendis fredonner très bas, de façon à ne point manquer aux convenances, la romance bien connue :
Ah ! vous dirais-je maman
Ce qui cause mon tourment ?
Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s’arrondissait comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c’était une pure apparence.
Il me remit le papier et demanda :
– Pourquoi voulez-vous connaître l’adresse de ce monsieur ?
L’étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s’empressa d’ajouter :
– Vous savez, la conscience ! Sans la conscience, autant abandonner la profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis le temps, c’est qu’il se cache, hein ? Toutes les probabilités portent à le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher. Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher. Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux droits…
J’interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière lettre de mon pauvre Lucien.
Elle était ainsi conçue :
« Mon cher Geoffroy.
J’ai grand besoin de toi. Tu m’entends : besoin, besoin ! Viens tout de suite ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La chose presse malheureusement. Viens vite. »
M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.
Il me dit en me rendant le papier :
– Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait ravalée indéfiniment. Je n’ai pas à vous faire subir d’interrogatoire ; murons la vie privée, Mais la lettre a sept semaines de date : pourquoi ce temps perdu ?
Au moment où j’allais répondre, il m’arrêta par un de ces regards coupants qui modifiaient si étrangement l’expression débonnaire de sa physionomie et reprit :
– Je vous prie de vouloir bien m’excuser et surtout me comprendre. La conscience implique la minutie dans la délicatesse. C’est la profession qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein ? Je me flanquerais à l’eau pour ma conscience : c’est la profession.
– Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l’impatience qui décidément me gagnait, n’a rien à voir en ceci et peut dormir tranquille. Quand j’ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne de Galway, elle avait déjà plus d’un mois de date : le temps de courir après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu’aux bords du lac Corrib.
– Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que l’explication sembla satisfaire. Connu ! J’ai eu occasion de pousser une petite pointe jusque dans la « verte Erin », comme dit Lamartine. Quel poète ! ah ! si j’avais sa lyre ! J’ai suivi un banqueroutier frauduleux jusqu’au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m’avait essoufflé ; mais mon homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer : je possédais un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en quantité ; mais ce n’est pas un pays fortuné, par exemple, et des quantités de coqueluches.
Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la romance.
… Depuis que j’ai vu Sylvandre
Me regarder d’un air tendre…
Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d’aménité :
– La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la profession, peut se contenter de vos explications ; donc j’ai l’honneur de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.
Je pris congé. À la moitié de l’escalier j’entendis encore le mot conscience, enveloppé dans le cinquième vers :
Mon cœur dit à chaque instant
Peut-on vivre ?…
Le lendemain, de bonne heure, j’étais au rendez-vous.
Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.
Au lieu d’entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans l’antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout au plus, elle revint avec un papier qu’elle tint à distance en disant :
– Savez-vous comment le patron m’appelle ? sa mule. Il est drôle. Alors, il me faut mon picotin. C’est dix francs.
Je donnai le pourboire. Elle porta l’argent à ses lèvres, comme je l’ai vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.
Le papier ne contenait que ces mots :
« Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville. »
Une demi-heure après, un garçon à tournure d’infirmier m’ouvrait la chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où Lucien était pensionnaire.
Il y avait maintenant près de dix ans que je n’avais vu Lucien Thibaut. Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec deux filles, y jouissait d’une modeste aisance.
Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa vingtième année.
Je me souviens qu’il était tout fier de sa thèse passée, et le moins triste de nous deux.
Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre correspondance, quelquefois ralentie, n’avait point discontinué.
Il faut s’aimer beaucoup pour cela, c’est certain, et, en vérité, je ne saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet si souvent caressé de l’aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux sœurs.
Ma vie, il est vrai, n’avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à Paris.
Quoi qu’il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de notre enfance et, pour ma part, j’en sentais instinctivement la véritable profondeur.
Nous étions encore l’un et l’autre au préambule de la vie. Dès ce temps là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je songeais à « l’avenir », quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.
Cela s’arrangeait tout naturellement ; il ne me semblait pas possible de penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu’il fut, pour lui, question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.
L’instant d’après, je m’en souviens, je souriais à une blonde vision : de chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.
C’est assez ma vocation d’être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, et comme je n’ai ni frère ni sœur, les enfants de Lucien étaient mes neveux prédestinés.
Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre séparation – vers 1863, je crois – ne se fit pas. Mon avis n’y avait point été favorable, quoiqu’il s’agît d’une amie d’enfance dont Lucien nous avait rebattu les oreilles dès le collège.
Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait quarante-huit heures de plus que lui.
« Belle comme un ange, spirituelle comme un diable – et ridiculement riche ! »
Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien Thibaut, parce qu’elle me paraît caractériser tout à fait le genre de sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.
Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un autre style. Que d’efforts il faisait pour se contenir ! Mais à travers sa réserve, dont le motif m’échappait, je devinais le grand, l’irrésistible amour.
Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l’automne de 1865.
J’en reçus la nouvelle quinze jours d’avance, à Vienne, où j’étais apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.
Depuis lors, il m’avait écrit à peine une couple de fois, comme par manière d’acquit et sans me rien dire.
Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu de chose. Je l’avais accusé bien souvent de n’avoir point confiance en moi.
Il me cachait son cœur.
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l’adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.
Quand le garçon à mine d’infirmier m’ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu’il était à regarder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu’on embrasse, par une belle matinée d’été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d’une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d’or tandis qu’à perte de vue, les campagnes de l’ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l’azur laiteux de l’horizon.
Je n’eus qu’un coup d’œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d’angoisse qui s’empara de moi à sa vue.
Angoisse ? Pourquoi ? Ce mot peint-il ma pensée ? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez ?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.
L’homme de trente ans m’apparut sous un aspect plus juvénile que l’adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.
Ses traits avaient subi une sorte d’effacement ; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d’enfant dans la souriante placidité de sa physionomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d’entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.
C’était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d’être joli à ce point-là n’appartient qu’à l’autre sexe.
Lucien avait la bravoure d’un lionceau. Il était magnifique quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J’ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l’enfant le plus doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque cruel.
Non seulement il n’avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s’enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne mine, il s’était fait, à l’école de droit, une tête de puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j’aie rencontré en ma vie.
Mais il était content positivement quand on lui disait qu’il avait la touche d’un mauvais gars.
Aujourd’hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. Il se laissait être joli.
Je ne dirai pas qu’il était redevenu lui-même, car l’expression de son regard s’était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait retour vers l’adolescence.
Rien de tout cela n’était précisément de nature à vous serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j’éprouvai d’une façon très nette le contrecoup d’une douleur sourde, mais terrible.
J’eus froid.
Et j’eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
– Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta :
– Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l’embrasse d’un coup d’œil. C’est à la lettre, regarde plutôt ! Il n’y a pas un autre endroit comme celui-ci : rien ne m’échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai ?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas :
– Comment vas-tu ce matin ?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n’avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j’interrogeais son visage et c’était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j’eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches ; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles ; son front s’éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d’une fillette. Il me dit encore :
– Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c’est le bon âge. Y songes-tu ? moi, j’aurais eu des idées de mariage…
Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
– Oui, reprit-il, c’était dans mes goûts. J’aurais pensé à me marier sans l’exemple de ce pauvre Lucien… Lucien Thibaut. Tu ne l’as pas oublié, je suppose ? Il prononça ainsi son propre nom comme s’il eût parlé de quelque autre camarade à nous.
À part la furtive œillade qu’il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l’indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu’il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d’une certitude. L’étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d’un ton de reproche affectueux :
– Est-ce que tu aurais oublié Lucien ? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.
– Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, ce cher Lucien ! Je n’ai eu garde de l’oublier.
– À la bonne heure, à la bonne heure ! fit-il par deux fois. C’est que tu as tant couru le monde ! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, vois-tu…
Il n’acheva pas et reprit :
– Je suis content, très content que tu n’aies pas oublié Lucien. Il est dans l’embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.
Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
– C’est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s’y perd. Il n’en parle jamais et il ne faut pas même qu’il se doute…
Cette phrase resta inachevée.
Ses grands yeux de malade qui brillaient d’un fugitif éclair s’étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J’essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.
Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en disant :
– Je crois parfois l’entrevoir là-bas…
Il s’arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
– Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c’est un enfantillage. D’abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire : c’est impossible. Serais-je ici, si c’était impossible ? Elle y est, voilà le fait certain. Je le sais, j’en suis sûr. Puisqu’elle y est, en cherchant bien, on peut la trouver.
Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui était à mille lieues de moi.
– C’est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la connais ?
– Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
– J’allais te le demander.
Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d’avance la réponse.
– Eh bien ! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu verras Lucien, tu reconnaîtras cela d’un coup d’œil : il n’a plus d’âme.
Était-ce là l’explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, m’oppressait le cœur si lourdement ? Et fallait-il croire à cette définition que la folie donnait d’elle-même ? Le malade poursuivit tranquillement.
– C’est là le mal de Lucien. Les médecins l’ont traité et le traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères ! Moi, je ne suis pas médecin, mais j’ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il eut son bon rire d’autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma paupière.
Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d’harmonie les strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d’Astolphe dans la lune, à la recherche de l’âme de Roland.
– À présent, ajouta-t-il d’un ton dogmatique et en secouant la tête, ce n’est plus dans la lune que les âmes se cachent : les âmes, comme Jeanne, c’est là !
Son doigt tendu montrait Paris.
Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l’âme de Lucien, la porte s’ouvrit sans qu’on eût pris la peine de sonner ni de frapper.
Un vilain petit homme plus rond qu’une boule, entra dans la chambre en bourdonnant et en tournant comme une toupie.
Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement ; il avait enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait l’embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit homme était à la fois impatientant et joyeux. C’était le Dr Chapart, maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles. (Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu’il tenait à la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l’œil à mon adresse.
– Gaieté, santé, me dit-il d’une voix cuivrée de baryton qui lui allait à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous m’en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse : de hausse, s’entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça m’intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls, bijou. Ça rime.
D’une main il prit le poignet de Lucien, de l’autre il atteignit une belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un estomac si moelleux.
– Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n’est pas comme le meurt-de-faim d’en face, qui fait ses quatre visites à pied et qui n’a dans sa poche qu’un oignon de dix écus. Malheur !… quel temps des dieux ! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo – idem ! En Beauce, des blés superbes ! des pommes en Normandie, des betteraves dans le Nord ! J’ai vu des gens de Bourgogne : le raisin cuit… 62 pulsations, dites donc ! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là ! Mais aussi quel air chez nous ? ça embaume. Et quelle vue ! ça ravigote. Votre bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez ? On va vous en monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi ? Je ne parle pas des soins, c’est moi qui les donne.
Il se tourna vers moi, clignant toujours de l’œil, je n’ai jamais su pourquoi.
– Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s’arrêter, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre : 102 voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça ne fait rien. Attrape ! 102 voix ! Nous les écrasons, tout uniment. Avec ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle comme la mienne, ce n’est pas le cas de prendre racine.
Il n’y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni une virgule. Tout avait été dit d’une seule lampée.
Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement vers la porte.
En passant près de moi, il me dit d’un air fin :
– Un parent ? un ami ? Parfait ! Enchanté d’avoir fait votre connaissance ! Va bien notre pensionnaire ! Ah ! le gaillard ! Écoutez donc, soyons justes, le système Chapart en a ravaudé bien d’autres ! Avec notre air, notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister. Seulement, dame…
Il se toqua ici le front d’un air encore plus fin.
– Vous comprenez, poursuivit-il, l’équilibre ! Fouillez-moi plutôt ! Où il n’y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça, frais, gras et très bien portant. Jusqu’au plaisir de vous revoir. Vous me faites l’effet d’un charmant garçon, et j’espère cultiver votre connaissance.
Il me glissa un assez gros paquet d’adresses et sortit toujours ronflant.
Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n’avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.
Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.
– La famille n’est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras évident. Il ne faudrait pas s’en prendre à elle. C’est moi seul qui ai mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l’as trouvé ridicule ? On est assez bien chez lui, je t’assure.
– Tout m’y semble très bien, fis-je d’un ton pénétré.
– Mais oui, très bien… aussi bien que possible. La mère et les sœurs auraient peut-être choisi un autre établissement ; mais j’avais mes raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d’où l’on pût tout voir…
Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon approbation d’une façon presque suppliante.
– Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.
– N’est-ce pas ! s’écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous deux : c’est certain, il fallait voir !
Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris, puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège.
– Geoffroy, me dit-il d’une voix tremblante, Lucien n’est pas fou, je t’affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien : Jeanne était son cœur, on le lui a arraché. J’ai promis de lui rendre son cœur, ai-je encore bien fait, Geoffroy ?
Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.
– Tu as parfaitement fait ! répliquai-je avec chaleur.
– Aurais-tu fait comme moi ?
– Certes, et de toute mon âme !
Il me saisit la main et la secoua fortement.
– Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être trouverais-je le courage de te les apprendre.
– Ah ! ah ! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d’un air presque fanfaron, j’ai quelquefois de bonnes pensées ! le malheur, c’est que je n’ai pas confiance en moi-même.
– Tu as tort, prononçai-je au hasard.
– Ai-je tort ? murmura-t-il.
– Pourquoi n’as-tu pas confiance en toi-même ?
– Parce que… ne l’as-tu pas deviné ?
Il s’arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un redoublement de timidité. Cette fois, n’ayant aucune idée de ce qu’il voulait dire, je ne savais comment l’encourager. Il reprit bientôt de lui-même :
– Je crois que tu as raison, Geoffroy ; c’est vrai, j’ai tort d’avoir défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir… mais… mais… Il s’interrompit de nouveau et finit par balbutier si bas que j’eus peine à l’entendre :
– Geoffroy, c’est que je ne sais pas bien qui je suis.
Je me mis à rire et je répliquai :
– Je vais te le dire, mon pauvre Lucien…
Il ne me laissa pas achever ce nom.
Ce fut avec une véritable violence qu’il sauta hors de son siège pour appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.
– Tu mens ! s’écria-t-il. Je ne suis pas celui-là !
Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse :
– Non ! non ! non ! je ne suis pas celui-là ! Celui-là a condamné une femme à mort. Si j’étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme !
Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry ? Et pourquoi Lucien aurait-il tué Jeanne Péry qui était son âme ?
Je n’osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux s’agitaient sur son crâne.
Tout à coup sa tête s’inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d’un ton d’accablement :
– Condamner ! tuer ! une femme ! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu’il a eu de grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy ?
Ma main toucha la sienne.
– Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n’aurais pas été surpris si vous m’aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy : En un jour dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l’égard de cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d’un galant homme.
À ces derniers mots, il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis il se redressa furieusement et me regarda en face, comme si l’accusation fût venue de moi et non pas de lui-même.
Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main crispée s’agitait. Je crus qu’il allait me frapper au visage.
Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son front, et me dit avec amertume :
– Je n’ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, il doit la tuer, il la tuera ! voilà.
Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
Je crus d’abord qu’il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car son immobilité ne cessait point, mais je m’aperçus bientôt qu’il dormait tout simplement. La force de son émotion l’avait brisé comme il arrive aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.
Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement l’émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d’autres commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus distinguer deux noms, deux noms de femme : Jeanne, Olympe… Mme la marquise de Chambray s’appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. Était-ce cette Olympe qu’il avait condamnée !
Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l’éveiller ni à me retirer. J’avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur mon cœur et sur mon intelligence.
Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme une impossibilité.
Il me sembla que j’étais ici à mon devoir tout naturellement et que j’y devais rester jusqu’à ce qu’un événement quelconque vint me relever de ma faction.
Faction est bien le mot : je me sentais de garde.
Lucien m’avait appelé ; je le trouvais malheureux et seul ; car je ne sais si d’autres partagent ce sentiment : c’est surtout dans ces faux hospices, ouverts par la spéculation, que l’isolement semble navrant.
Je crois que Lucien m’eût parut moins abandonné dans un trou campagnard ou dans un grenier parisien.
Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop, il y a odeur de séquestration.
Depuis que j’avais passé le seuil de cette cellule, j’étais chargé de Lucien. Je l’entendais, je l’acceptais ainsi.
À la longue, pendant qu’il reposait, ses mains s’étaient écartées, et je voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés, dont bien des femmes eussent envié la finesse et l’abondance.
Était-ce là un homme de trente ans ? un homme que j’avais connu joyeux, intelligent et fort ?
Quel pouvait être l’étrange mystère de cette décadence ?
Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce moment. J’étais beaucoup plus désolé que curieux.
Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son aiguillon ; mais l’aiguillon ne m’avait pas encore piqué.
La preuve, c’est que je me souviens de l’instant précis où ma curiosité, soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.
Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.
La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le jour pâle et gris.
Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m’opprimait.
À force de regarder le sommeil de Lucien, j’avais fermé les yeux moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
J’étais ainsi, n’ayant plus qu’une conscience très vague des choses extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la chambre même, à quelques pas de moi.
Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n’avais pas aperçue – ce n’était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés – roula lentement sur ses gonds.
Je regardai mieux, pensant que c’était l’œuvre du vent, car l’orage commençait à agiter les feuilles ; mais je vis paraître au seuil une jeune femme d’une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et appartenant, selon les apparences, à ce qu’on appelle la classe distinguée.
Elle ne me vit point, d’abord, parce que son regard inquiet cherchait Lucien.
Inquiet ne dit certes pas tout ce qu’il y avait dans ce regard, et pourtant j’hésite à écrire le mot tendre.
Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu’il partait des plus beaux yeux noirs que j’eusse vus de ma vie.
Quand la dame m’aperçut, elle recula avec un visible effroi.
Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle joignit aussitôt les mains d’un air suppliant.
Je me levai et j’allai vers elle.
– Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le voir.
Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.
Elle dit encore :
– C’est l’heure où il sommeille. J’entre un instant, il ne me voit pas. S’il savait que je suis si près de lui…
Elle s’arrêta. L’accent de ses paroles était douloureusement résigné.
Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse :
– Il n’aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux qu’il devrait aimer…
Lucien s’agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la porte doucement refermée.
Lucien ne s’éveilla pas ; mais il continuait de s’agiter.
Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l’inconnue était d’une beauté rare.
Je m’étais donc trompé : Lucien n’était pas abandonné.
Pourquoi n’éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela ?
Et qui était cette splendide créature ? Une de ses sœurs ? Non. Jeanne Péry ? Oh ! certes, on ne pouvait appeler celle-là « ma petite Jeanne. »
Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.
Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des gens qui rêvent, il criait :
– Olympe ! Olympe !
Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son front baigné de sueur.
J’hésitai ne sachant s’il fallait parler le premier.
Quand son regard tomba sur moi, il eût l’air profondément surpris.
– Geoffroy ! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux ! à Paris !
Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesse enfantine et presque féminine, qui m’avait étonné naguère et surtout chagriné.
C’était un homme, à cette heure. Il avait l’air très souffrant, mais froid et ferme.
Il me tendit la main.
– Je n’espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps attendu.
Manifestement, il ne se souvenait pas de m’avoir vu tout à l’heure.
Ceci rentre dans l’ordre des faits admis scientifiquement.
Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau ont deux mémoires. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s’est passé dans les heures lucides.
Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.
– Je ne devrais pas vous avouer cela : je vous attendais plut tôt. J’ai craint plus d’une fois, depuis ma lettre écrite, d’avoir trop compté sur une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n’était sans doute qu’une simple camaraderie.
Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il parut content de cela, mais, comment dirai-je ? content froidement. Et il mit une certaine réserve à me rendre mon étreinte.
– À la bonne heure ! fit-il de ce ton bas qu’il gardait depuis son réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien que je n’eusse fait pour vous au temps où j’avais encore du sang chaud dans les veines.
– Parbleu ! Lucien m’écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se jeter à l’eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t’es rendu coupable, pour moi, de cette folie !
Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s’éclairait. Je reconnus mon Lucien d’autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de Lucien qu’il avait si violemment répudié naguère.
Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l’une et l’autre bien funestes, m’ont donné quelque expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne l’eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.
– Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d’un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as commencé. Moi, j’ai bien vieilli, n’est-ce pas !
– Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.
Il sourit encore, mais moins franchement.
– Alors, Geoffroy, reprit-il comme s’il se fût repenti d’avoir engagé l’entretien dans cette voie, tu n’as pas oublié cette redoutable occurrence où je bravai les flots irrités du lac d’Enghien pour te tirer de l’eau ? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous gagnâmes deux gros rhumes… Je ne comprends pas pourquoi on ne m’a pas éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur ? ou sa femme ? ou leur fille ? Réponds franc : lequel des trois s’est chargé de te dire que je suis fou ?
Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de m’embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et avec une présence d’esprit pleine de finesse.
– Je vois qu’on ne t’a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner moi-même. Ce sont d’assez braves gens, ici. Le docteur aime l’argent, sa femme adore l’argent, sa fille idolâtre l’argent : c’est une famille très unie. On me soigne juste pour mon argent et je n’en demande pas davantage. Je passe pour fou. C’est peut-être vrai. Peu importe, comme tu vas le voir. Il ne s’agit de moi que fort indirectement, abordons nos affaires.
J’avais essayé de l’interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais j’avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les miens, avec une certaine brusquerie :
– Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant d’écrire ton roman ?
Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau symptôme d’aliénation mentale.
C’est ici le cas d’avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux rudes travaux qui sillonnent avant l’âge le front des jeunes attachés d’ambassade, j’avais trouvé le temps d’écrire et de publier, sous un pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié : tableau joliment réussi de nos mœurs modernes.
J’ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j’aie souci de plaire, n’avait pas trop mal accueilli ma tentative.
Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en qualité d’auteur, lors même que ma mémoire ne m’eût point rappelé à propos l’attention amicale que j’avais eue d’envoyer à Lucien Thibault un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l’auteur, photographié dans une pose agréable.
– Bah ! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre l’indifférence voulue, t’es tu donné le tort de parcourir cette fredaine de jeunesse ?
Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu’eut put le faire un critique régulier du Figaro ou de Paris-Journal à pareille naïve question.
– Mon suffrage n’ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais j’ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu’à la dernière, et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que j’avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. Réponds à ma question, je te prie : Avant que ton livre fût composé, d’autres que moi t’avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut ?
– Non, jamais, répliquai-je.
Et j’ajoutai après réflexion :
– Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m’en ont dit.
– Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes lettres ne disaient rien du tout… rien qui eût trait aux événements, du moins.
– Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient…
– Elles ne semblaient pas, c’était vrai. Je te cachais quelque chose. Mais ce n’était pas ce dont il est question. À l’époque où je t’écrivais ainsi, j’ignorais tout moi-même… car tu n’aurais pas cru, plus que moi, n’est-ce pas, à des dénonciations anonymes ?
Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n’attend pas de réponse, et reprit en affermissant sa voix :
– Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu’une parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, comme le ver pénètre la saine écorce d’un arbre condamné à mourir ; si tu avais entrevu, ne fût-ce qu’un petit coin de ma misère inouïe, ton drame aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion… Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu’il est.
– Par exemple ! protestai-je, Moi ! me fâcher ! allons donc !
Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte dans les journaux.
– Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L’histoire a de l’originalité. Tu l’as faite avec quelques réminiscences d’Edgar Poe…
– Je te jure… m’écriai-je.
– As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l’ordonnance et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus étonnantes qu’on ait assemblées de nos jours ? La Woman in White de Wilkie Collins ?
– La Femme en blanc ?… répétai-je, non sans rougir un peu.
– Je ne t’accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à bien d’autres livres, mais tel qu’il est, il me suffit. Il me prouve que tu es mon homme.
Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points d’interrogation, car je ne savais pas si j’allais recevoir encore quelques pierres dans mon pauvre jardin d’auteur.
– Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de pièces…
Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à portée d’un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.
– Je suis entouré d’espions, me dit-il, en forme d’explication, et tous ces gens-là voudraient bien me voler mon roman !
La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle avec lenteur.
Il faut pourtant bien dire ce que j’éprouvais. Je croyais son accès revenu. L’idée d’accepter une besogne littéraire frivole dans cette chambre qui était comme le tombeau d’un charmant esprit et d’un noble cœur m’inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre l’amertume.
– Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir !
Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s’y plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit :
– Laisse-moi te dire ceci qui a son importance : le roman de Wilkie Collins m’a beaucoup frappé, frappé jusqu’à l’angoisse. Il y a dans son récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les remplissais avec ce qui m’appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi des invraisemblances si naïves qu’on les croirait préméditées pour prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.
Il mit sur moi son regard fixe et demanda :
– As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler d’une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes ? Moi, je suis comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt pour mon aventure, car je n’en ai eu qu’une seule en toute ma vie. J’y rapporte ce que je lis, ce que j’entends, ce que je vois, j’y rapporte tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m’a poursuivi jusqu’au fond de ce refuge, et que j’y suis entouré par de misérables subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n’a jamais entendu parler de moi, c’est certain ; il ignore le premier mot de ma triste biographie, et pourtant, j’ai nourri souvent et longtemps la fantaisie de l’aller trouver en Angleterre, de l’interroger pour savoir si, derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit morceau de mon fait à moi… Veux-tu voir Jeanne ?
Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.
Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l’image charmante de l’inconnue qui tout à l’heure s’était montrée au seuil de l’appartement voisin.
Je l’ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom, prononcé à l’improviste, me fit revoir le visage noble et triste de celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.
Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C’était une simple carte photographique, encadrée de papier verni.
Jamais je n’avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait dans ce pauvre cadre.
Celle-là était bien « la petite Jeanne. »
Et certes, elle n’avait rien de commun avec la belle dame inconnue.
Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre moi et la gaieté enfantine du portrait ?
Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne pouvais définir l’exquise délicatesse de ses traits. J’avais plaisir à admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne tout était bon, même sa petite pointe d’espièglerie.
La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait :
– C’est ce mois-ci qu’elle va avoir ses vingt ans.
Il ajouta d’un accent impatient :
– Dis donc au moins comment tu la trouves ?
Le mot ne me vint pas, et je répondis :
– Comme on doit bien l’aimer !
Il fit mine d’activer sa recherche parmi les papiers.
Je ne pouvais voir l’émotion de son visage qu’il détournait avec une sorte de honte.
Sa voix trembla quand il reprit :
– Oui, on l’a bien aimée !
Il s’interrompit, puis ajouta :
– Trop aimée !… mais ce portrait ne dit rien. C’est du noir et du blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la vie du regard, la grâce du mouvement, l’attrait du repos ? et la voix ? et l’accent ? et l’ineffable harmonie de l’ensemble ? qui pourrait deviner cela ?
– Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le portrait de Jeanne.
Certaines vues ont la faculté de produire, par l’intensité du regard, le phénomène stéréoscopique.
Je voyais la photographie s’arrondir et prendre des reliefs comme si un souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère image. J’avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même pas en parlant de vie, de mouvement, d’harmonie, car il me semblait que ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des frémissements, et il balbutia d’un accent troublé :
– Toi ! toi aussi, Geoffroy ! Rends-moi ma petite Jeanne !
Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il ajouta :
– Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait ? Il y a peut-être de la terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses. Qui sait ? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne ! ma Jeanne ! Oh ! qui sait ? Dieu ne veut rien me dire ! Peut-être que son pauvre mignon petit corps est rongé par les vers au fond d’une tombe. Non, non, je ne suis pas jaloux. Je suis mort, si elle est morte !
Il avait quitté son siège pour s’agenouiller auprès du coffre sur lequel il se penchait.
Je croyais qu’il continuait sa recherche parmi les papiers, mais bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n’eus que le temps de le prendre dans mes bras pour l’empêcher de s’affaisser sur le plancher.
C’était un fardeau, hélas ! bien léger : tout au plus le poids d’une femme.
Quand je l’eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il respirait avec effort. Sa parole était celle d’un agonisant.
J’eus peur. J’avais vu mourir quelqu’un ainsi debout.
Mais, s’il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement encore que cette pâleur menaçante, c’était le vieillissement soudain, extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s’était opéré dans tout son être.
J’ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon malheureux camarade de collège jusqu’à lui donner presque la tournure d’un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m’avait paru amoindri, effacé, réduit à ces apparences indécises qu’on retrouve parfois dans l’extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l’adolescence, luttant contre le travail de formation.
Maintenant il avait son âge.
Plus que son âge : c’était un homme mûr. La crise d’angoisse qui tendait chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.
Ce n’était pas la force revenue qui le faisait homme, c’était la douleur.
Son aspect éveillait l’idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des martyrs.
J’essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me faisait froid et j’étais secoué par ses frissons.
Il me dit, et je n’oublierai jamais cela :
– C’est bon de s’appuyer sur un cœur.
Pauvre, pauvre Lucien ! J’eus remords comme s’il m’eût reproché sa solitude.
Au bout d’un instant, ses paupières humides découvrirent le profond regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement :
– Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n’ai pas le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d’effort, après quoi il me serra la main en murmurant :
– Ce n’est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne plus t’effrayer ainsi ; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.
Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.
– N’est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui sonnait faux, n’est-ce pas qu’il est gentil mon cher petit portrait ? C’est tout ce qui me reste d’elle. On ne devinerait guère que c’est le portrait d’un assassin.
Je crus avoir mal entendu.
Et pourtant, j’avais ouï dire… Était-ce donc vrai ?
Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot : Assassin !
Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. L’effort qu’il faisait pour ne pas pleurer le brisait.
– Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce cœur où il est bon de s’appuyer.
– Merci, fit-il encore, merci ! Ah ! je ne me croyais pas si faible. C’est que j’étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne peut pas avoir tant de joie sur la terre.
Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.
– Mon Dieu ! reprit-il en me laissant l’asseoir dans son fauteuil, mon pauvre Geoffroy, ce n’est pas que je sois tombé de bien haut : un juge de première instance, ce n’est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte de l’allégresse bien aimée qui débordait de mon cœur, personne au monde, entends-tu : personne n’était au-dessus de moi.
Cette façon énigmatique d’exposer non pas même des faits, mais je ne sais quels résultats indirects d’une catastrophe encore inconnue, me faisait souffrir plus que je ne puis l’exprimer. Chacune des paroles de Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à la fois que l’esprit ne pouvait s’arrêter à la pensée d’un malheur ordinaire. Il y avait d’ailleurs ce mot assassin, appliqué à Jeanne… Je n’osais pas interroger. Mon malaise était si intense que l’envie de fuir me venait.
– Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s’il eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me retrouver dans l’état où je suis aujourd’hui. Il faut profiter. Ce n’est pas que j’aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois pas, mais il y a des moments où je m’éveille d’une sorte de rêve qui supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu cela ? Pourtant, je suis bien sûr de n’avoir jamais dormi deux jours et deux nuits de suite.
– Je comprends, répondis-je, que dans l’état nerveux où tu es…
Il m’interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse :
– Ah ! oui, état nerveux, c’est bien cela. Les médecins emploient ces mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas, aujourd’hui, mon état nerveux fait relâche. Tout est clair dans ma tête. J’y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j’étais un garçon studieux ? Je n’ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse, tu pourrais en porter témoignage. Eh bien ! en quittant les écoles, je restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après avoir été un jeune avocat acharné au travail, – un piocheur. – je devins un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la besogne et d’une bonne volonté infatigable.
Mon amour même, le grand, l’unique amour qui décida de toute ma vie ne changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux absences… mais pouvais-je faire autrement ? Et on était injuste ; loin de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d’ambition et je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à cause de son mari…
Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l’heure si francs, se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.
Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque chose.
Cependant, sa voix resta calme et il continua :
– Je sens que cela vient. J’aurai juste le temps de te dire pourquoi je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m’interromps pas, je commence :
Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois l’une l’autre, et c’est la grande misère d’une conscience de magistrat.
Il y a la certitude personnelle qui naît de l’intelligence, celle en un mot qui est humaine, c’est-à-dire commune à tous les hommes.
Et il y a la certitude technique, particulière aux gens du métier, qui a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.
Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou plutôt comme la seule authentique.
Je ne saurais dire si on a raison ou tort.
Je donnai un jour ma démission de juge parce qu’une instruction criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des circonstances qui faisaient d’elle a priori une fille perdue d’abord, ensuite une sorte de bête féroce.
Voilà pour la certitude technique : Jeanne était coupable et infâme.
Au contraire, ma certitude personnelle me criait : Jeanne est innocente et plus pure que les anges.
Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l’une mentait.
Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et j’aimai Jeanne cent fois, mille fois davantage.
Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J’avais écouté, retenant ma respiration.
Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il fronça le sourcil avec colère.
– Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du métier plutôt que celle de ta conscience ?
– Dis-moi, dis-moi, m’écriai-je, que tu parvins à la sauver !
Sa figure s’éclaira, pour se couvrir bientôt après d’un plus douloureux voile.
– Je fis de mon mieux, prononça-t-il d’une voix qui voulait être ferme, oui, un instant, j’ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et respectée. Mais je n’ai pas pu, et je suis devenu fou.
Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu’il accentuait cette dernière parole.
Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s’en effaçaient comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.
Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée :
– Geoffroy, tu ne m’as pas cru quand je t’ai dit : je ne suis pas fou. Tu savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je suis fou. Je ne puis plus rien pour elle…
Il se tut. C’était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont j’avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s’affaissait d’un seul coup.
J’avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans pensée, dont l’aspect avait effrayé mon premier regard.
Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je l’encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie saignante de son âme, tout fut inutile.
Lucien Thibaut n’était plus là. J’avais affaire à son ombre.
Cela est vrai si rigoureusement, qu’au bout de quelques minutes il se reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d’un absent.
– Te voilà revenu ? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir aujourd’hui, parce qu’il est indisposé ; mais je le remplacerai.
– Quelle est son indisposition ? demandai-je.
Il prit un air naïvement rusé pour me répondre :
– La migraine. J’espère que ce ne sera rien.
Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude.
– Le moment est bon, murmura-t-il. Je n’entends personne dans le corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s’agit d’affaires si graves.
Il alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit pour regarder au dehors.
Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui restait ouvert.
Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux dossier, tout bourré de papiers, qu’il tint à la main d’un air indécis.
– Consentez-vous à vous charger de cela ? me demanda-t-il, cessant de me tutoyer.
– Volontiers, répondis-je.
– C’est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s’ils essayent de vous l’enlever.
– Je le promets, dis-je encore.
Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse cérémonieuse :
– M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura l’honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous recommande ces papiers tout particulièrement, n’en ayant point de double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c’est difficile, mais votre roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu’il faut tuer, vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté sans cela. C’est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les deux, M. Thibaut a dû choisir entre l’ange et le démon.
Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans équivoque aucune.
Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque chose qui obstruait le seuil.
C’était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d’arriver là aux écoutes et que le battant, en s’ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s’aperçût de rien et je demandai tout bas :
– Que faisiez-vous là, Monsieur ?
Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la main comme un effronté gros petit homme qu’il était.
– Bien le bonsoir, me dit-il en portant l’autre main à sa joue, vous avez failli m’assommer. J’étais là pour ausculter, parbleu ! pour ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me reprocher mon trop de soins ? Ça s’est vu : les clients sont si drôles !
Je fis un geste pour l’inviter à me livrer passage. Il tenait toute la largeur du corridor.
Mais il ne bougea pas. J’avais cru voir son regard piqué un instant sur le dossier que j’emportais sous ma redingote où je l’avais dissimulé de mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit :
– Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là ! Et bien doux aussi, quoiqu’il ait l’idée de tuer une dame. Excusez, c’est sa marotte, chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec marotte. Son cas est drôle et incurable. C’est la manie métapsychique intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité ? non ? vous devriez l’acheter. J’ai tâché d’amuser les gens du monde. Cas très curieux, très rare et qui m’appartient, M. Thibaut est mon second. Avant lui, j’en avais un autre, mais pas si beau, un major du train d’artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu’il se prenait pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse ? Vous pouvez venir souvent ou rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l’air. Je vous présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens…
Il fit comme s’il apercevait seulement mon dossier, et reprit :
– Nous emportons des paperasses entre cuir et chair ? Ça vous regarde. Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous ? Je vous l’offre : quand on n’est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne pas fourrer le nez dans les affaires des malades.
Après une autre poignée de main, il s’effaça pour me laisser passer, et je l’entendis s’éloigner avec son ronflement de toupie.
Quand j’arrivai dans la rue des Moulins, je m’arrêtai comme étourdi. Je ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite – elle avait duré plus d’une demi-journée. – c’est à peine si j’avais essayé de réfléchir.
En somme, j’avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais d’avance sur Lucien, je ne m’attendais à rien de ce que je venais de voir et d’entendre.
Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure profonde, mais à demi cicatrisée déjà.
Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d’oublier, j’avais écarté le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu’un de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu’on fait cesser soit par une démarche, soit par un prêt d’argent.
Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était : consolation plutôt que secours. On voit combien j’étais loin de compte.
Je m’étais vu tout à coup en face d’une pauvre créature ravagée par un mal mystérieux, d’un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant m’avait paru attaqué d’une folie douce, peu caractérisée et surtout inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de meurtre.
Mais cette pensée même s’était exprimée d’une façon si tranquille, si dépourvue de véhémence et de passion que je l’avais à peine prise au sérieux.
Puis, petit à petit, par une pente insensible, j’étais arrivé, sans secousse ni avertissement, au centre d’une situation tragique dont les détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un réseau de mystères.
Et il faut noter ceci : les vagues renseignements que je possédais à l’avance ne m’aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le doute.
Sans eux, j’aurais pu me réfugier dans l’idée que la folie de Lucien avait créé les menaces du drame.
Mais cela même ne m’était pas permis. Je connaissais l’existence de la tragédie.
Ma première sensation morale fut l’étonnement de reconnaître si tard en moi la présence d’une curiosité arrivée à l’état de fièvre, mais qui était restée comme assoupie tant que j’avais été en présence de Lucien.
C’est-à-dire tant que j’avais eu précisément sous la main le vivant moyen de satisfaire cette même curiosité.
Je ne me souvenais point, en effet, d’avoir éprouvé le besoin d’interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu assurément me répondre, puisqu’une éclaircie s’était faite en son cerveau.
Était-ce la répugnance involontaire que j’avais à pénétrer tout au fond de ce malheur sans issue ?
J’avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j’avais laissé sa pensée libre d’aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n’avais essayé de la diriger vers le nœud même du problème.
Maintenant qu’il n’était plus temps, je ressentais un regret tardif, mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je parle, c’était bien plutôt de l’intérêt.
Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance ?
Et Lucien me l’avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes avant-coureurs de sa crise qui revenait : un long intervalle de temps s’écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de lucidité.
Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification autre et plus grave, car j’avais conscience d’un danger qui le menaçait, d’une surveillance organisée autour de lui, d’une pression exercée sur lui.
Tout ce qui l’entourait me paraissait étrange ; je voyais sa situation inexplicable. J’avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu’elle fût, qui l’avait poussé dans cette maison d’où je sortais la tête brûlante, le cœur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la fois comique et mauvais.
J’ai peur des grotesques.
Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en Normandie : pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à des soins mercenaires ?
Oui, certes, je pouvais le craindre : Sous la signification triste de la phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore.
Peut-être avait-il voulu dire : « Prends bien vite ce dépôt qu’une lueur de raison me porte à te confier aujourd’hui, car qui sait si demain il ne serait pas trop tard ! »
Et mon imagination une fois partie allait, allait :
Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu’à lui ?…
Ils qui ? Est-ce que je savais !
Et sous quel prétexte me barrer la porte ? Des prétextes ! on en trouve ou en fait.
C’était absurde. Croyez-vous ? J’ai vu tant de choses absurdes qui étaient des réalités.
Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir comme de l’encre, par places, et pavé de mélodrames.
D’ailleurs, j’étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y avait un poids qui allait s’alourdissant.
Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote : J’ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.
Eh bien ! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation d’esprit : à l’avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma fantaisie, et je pensais : cet homme m’a vu emporter les papiers. Si les papiers contenaient quelque chose d’important, les aurait-il laissé passer ?
En même temps le remords dont je parlais tout à l’heure s’aggravait jusqu’à me troubler cruellement, jusqu’à me faire honte.
Je me reprochais ma froideur à l’égard de Lucien. Notre entrevue entière passait devant mes yeux sans que j’y pusse découvrir un seul élan de grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.
Il est bien vrai que j’avais dû écouter surtout ; j’étais resté presque muet ; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l’entretien en maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup ?
Il ne faut qu’un instant et qu’un mot pour montrer le fond d’un cœur : je n’avais pas montré le mien.
Mon malheureux camarade d’enfance pouvait croire que je ne lui avais rien apporté sinon le souvenir attiédi d’une vulgaire amitié.
Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute nouvelle.
Je ne l’éprouvais pas tout à l’heure, du moins à ce degré.
Elle venait de naître, cette grande affection ; elle datait pour moi du moment où je m’étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui se dressait sombre et morne derrière moi.
En mettant le pied dans la rue, je m’étais dit en toute sincérité : Je ferai pour Lucien comme s’il était mon frère.
Mais c’était la première fois que je me le disais.
Et Lucien était trop loin pour l’entendre.
Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une agitation qui allait jusqu’à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je me souviens que j’étais prêt à tout ; j’avais vaguement la notion d’un lourd devoir qui allait m’incomber, et je l’acceptais sans réserves.
Je pressentais mon courage comme si j’eusse entendu déjà les bruits prochains du combat.
Il faisait encore jour, mais l’orage qui menaçait depuis le matin amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait qu’une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où j’entendais mon pas sonner sur le pavé.
De loin et d’en bas le large murmure de la ville venait.
Quand je tournai l’angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.
Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.
La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que tout ce qui fait foule s’ameute dans les grandes voies où sont les cabarets.
Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant, chantant.
Un peu avant d’arriver au théâtre dont les lampions s’allumaient, je reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui riait à casser les vitres au bras d’un cent-gardes.
Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie, relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.
L’embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier cavalier : « Oh hé ! la livrée ! Plus que ça de nourrice ! »
Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La Cauchoise me parut plus fraîche encore qu’au bureau de la rue Vivienne. Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.
Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla entendre, parmi les paroles d’ailleurs bienveillantes qu’elle prononça à mon sujet le mot imbécile plusieurs fois répété.
Je crus devoir la saluer d’un demi-sourire qu’elle me rendit au centuple.
Quand je l’eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule :
– Ne dites pas au patron que vous m’avez rencontrée un huit-pouces, hé ! là-bas ! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu’il soit dans la haute, ce soir, en bambochade.
Au moment où j’avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de Méricourt traversait justement mon esprit.
Et ce n’était pas la première fois.
Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi ?
Je ne lui connaissais d’autre lien avec l’affaire Thibaut que le fait d’avoir pu me fournir l’adresse de ce dernier. C’était là précisément son métier, et j’étais entré chez lui comme dans la boutique où s’achètent les choses de cette sorte. M’aurait-il d’ailleurs fourni l’adresse pour quelques francs s’il avait eu un intérêt, même minime à séquestrer ou à cacher Lucien ? Mais les pressentiments et les soupçons vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au cocher la rue du Helder et mon numéro.
Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de courir au restaurant voisin, car j’étais à demi mort de famine. Lucien avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé, avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je rentrais, mon concierge me dit qu’il était venu un monsieur pour me voir.
Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris, où je n’étais du reste qu’en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon concierge ne connaissait pas le monsieur qui n’avait pas voulu laisser son nom, disant qu’il demeurait dans le quartier et qu’il repasserait. Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces choses portent le nom menteur de signalement. Les signalements sont au nombre de quatre. Chacun d’eux s’adapte à un quart de l’humanité. Il y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c’est le seul qui soit reconnaissable.
Ils coûtent deux francs pour l’intérieur, dix francs pour l’étranger : savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif ? Après avoir écouté la description de mon concierge, je n’en étais pas plus avancé. Aucune idée ne s’éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu. Ce n’était personne et c’était tout le monde. Mais pendant que je montais l’escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me cria d’en haut :
– Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu ? Je suis sur le carré parce que papa et maman se tapent.
Je levai la tête et j’aperçus le sourire échevelé de Bébelle.
– Bonsoir. Bébelle !
Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du cinquième, sur le derrière.
Son père, prote d’imprimerie, et sa mère, artiste en éventails, pouvaient passer pour des cœurs d’or, très vifs de caractère.
Deux tourtereaux hérissés.
Ils s’aimaient très sincèrement ; mais de temps en temps ils se renfermaient pour s’expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se réfugiait chez moi.
– As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie ?
J’étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.
– Parbleu ! me répondit-elle.
Elle ajouta :
– Puisque je revenais du lait, avec la boîte.
– Pourrais-tu me dire comment il est fait ?
– Parbleu, il est mal fait… puisqu’il a les jambes si longues, si longues que j’ai eu envie de passer à travers, pendant qu’il se dandinait devant la loge… avec des lunettes d’or… et crottées, ses quilles, jusqu’en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j’aille jouer chez toi, Monsieur, avec les images ?
– Non, je vais dîner dehors.
– Alors, ça m’est égal, je suis bien sur le carré. D’ailleurs, c’est presque fini chez nous, car maman pleure.
Bébelle n’en donnait que cela.
Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d’éducation aux familles.
J’entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j’avais presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville ?
Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas, me ramenaient à mon idée fixe.
J’avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la longueur inusitée de ses jambes, pendant qu’il mangeait avec tant de plaisir son morceau de rôti sous le pouce.
Était-ce lui qui m’avait demandé ? Dans quel but ?
Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon secrétaire.
Il n’y avait pas apparence que ce pût être lui.
Mais, au lieu de sortir, j’allumai ma lampe et j’ouvris le dossier.
Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de mon thé du matin.
Quand minuit sonna, j’étais encore assis auprès de mon bureau et je lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon pauvre camarade Lucien Thibaut.
La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les yeux du lecteur, et j’analyserai les autres au cours de notre récit.
La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une enveloppe qui avait pour étiquette : Lettres anonymes et autres.
Elle était ainsi conçue :
(Anonyme, écriture contrefaite.)
M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d’Yvetot.
10 septembre 1864.
Monsieur,
Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n’ont point de signatures. C’est peut-être un tort.
Il y a deux sortes de lettres anonymes.
Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut insulter ou calomnier sans danger.
Il y a celles où une personne faible et désarmée, n’ayant rien de ce qu’il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.
Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient à la seconde catégorie.
Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par quelqu’un qui vous veut du bien et qui s’intéresse à votre honorable famille, mais qui désire ne point se compromettre.
Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie : une de ces folies qui ruinent tout un avenir.
La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n’est pas digne de vous.
Elle n’est digne d’aucun honnête homme.
Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa mère, ni des malheurs de Monsieur son père, il est certain que cette intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux étourdi, mais qu’un homme sérieux ne saurait l’admettre à l’honneur de fonder sa maison.
Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur mère !
Ses amants ne se comptent plus, bien qu’elle sorte à peine de sa coquille.
Je n’aime pas les énumérations, je n’en citerai qu’un seul, auprès de qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c’est votre ancien camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.
Je n’ajoute qu’un mot :
Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.
C’est une pure fable.
Il n’y a rien, rien, rien – qu’une demi-vertu qui veut faire une fin.
Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la satisfaction d’avoir rempli mon devoir.
(Cette pièce était de l’écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait la mention suivante : Lettre non envoyée à son adresse.)
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l’ambassade française de Vienne (Autriche.) 28 septembre 1864.
Mon cher Geoffroy,
J’ai longtemps hésité avant de m’adresser à toi, ou plutôt je t’ai déjà écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.
Celle-ci aura-t-elle le même sort ? C’est vraisemblable.
J’écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent au secours, même quand il n’y a personne pour les entendre.
Nous étions liés très certainement, toi et moi ; mais mon malheureux défaut d’expansion et la timidité de mon caractère m’ont fait craindre souvent de n’avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.
Pas même à toi.
J’entends une amitié de frère.
C’est là le mot, tiens, il m’aurait fallu un frère. Je l’aurais regardé comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j’ai un si cruel besoin.
Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur – et laisse-moi te remercier de n’avoir jamais cessé de m’écrire – tes lettres te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t’y vois lancé dans de grandes relations, tu vois le monde, tu connais la vie, pour employer le mot sacramentel.
Cela m’effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.
Moi… Comment te faire la confession d’un triste sire, empêtré dans la plus plate et la plus bête – à ce qu’ils disent – de toutes les aventures réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie ?
Je n’ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c’est un grand malheur.
Je vivais avec vous là-bas à Paris ; mais je ne vivais pas comme vous, et j’ai souvent pensé depuis que c’était là l’origine du défaut d’élan que je remarquais chez la plupart d’entre vous à mon égard.
Il y avait des heures où j’aurais tant souhaité votre affection ! Je me sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour quelques-uns d’entre vous.
Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j’étais jaloux comme un amoureux qu’on dédaigne.
J’ai entendu parler d’Albert ces jours derniers, et dans une circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m’entoure est triste. J’ai commencé une lettre pour lui ; elle ne sera jamais achevée.
Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux ? Il m’avait dit une fois :
« Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de fredaines ! »
C’était un gros reproche, je le comprends bien à présent.
Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, si c’est un défaut que de faire des fredaines.
Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d’avoir été sage au temps où les autres sont fous.
On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute devenus sages.
Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n’est certes pas pour te conter ces balivernes que j’ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible serrement de cœur.
Je m’étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde tant que je peux.
Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et peut-être pour diminuer l’effort douloureux qu’elle me coûte.
Je sais que tu ne la désires pas, je m’excuserais presque d’oser une importunité pareille, s’il ne s’agissait pas de toi, et je bavarde pour ajourner d’autant notre peine à tous deux.
C’est bien vrai, Geoffroy, j’envie tout de toi : ta gaieté, ton insouciance, et jusqu’à tes péchés qui t’ont fait homme.
Tu sais ce qui n’est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d’en avoir eu jamais, je perds pied à ma première aventure. Je m’y noie.
Que tes lettres sont vivantes ! Celle-ci est déjà plus longue que la plus longue parmi celles que tu m’as écrites, mais quelle différence ! Il n’y a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent ! Ceux qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C’est intéressant, c’est jeune, c’est charmant. Tu as des centaines d’espoirs et le double de désirs.
Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même : honte de ma méprisable immobilité !
Ah ! Geoffroy ! l’oiseau qui a des ailes peut-il être l’ami du limaçon tardif, attelé péniblement à sa coque ? L’un dévore l’espace en se jouant, l’autre vit et meurt au pied du même vieux mur.
Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez. Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t’en souviens-tu ? mais la duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l’horreur de ce pauvre Rochecotte le jour où elle oublia d’ôter ses besicles pour traverser le parterre !
Toi ! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.
L’as-tu oublié ? J’avais aussi mon rêve. Il était unique. Je suis sûr que tu ne t’en souviens guère.
Ni moi non plus, du reste.
C’était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille : un rêve agrafé jusqu’au menton, un rêve sage comme une image.
Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en chantant les louanges de ma petite voisine d’Yvetot qui était un peu la parente de Rochecotte : Olympe – Mon Olympe, comme vous disiez en vous gaussant de moi.
Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses. Je n’ai connu au monde qu’une seule femme encore plus charmante qu’Olympe, et c’est d’elle que je vais enfin t’entretenir.
Du reste, je n’eus pas la peine d’être infidèle à mes adorations de bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu de m’attendre, s’était fort avantageusement mariée.
Elle s’appelait Mme la marquise de Chambray.
Voilà donc un pas de fait, Dieu merci : je t’ai laissé voir qu’il s’agissait d’amour.
Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son père à Paris. Seulement, tu ne l’as pas connu sous le nom que Jeanne porte.
Nous l’appelions, tout le monde l’appelait le baron de Marannes, et c’était bien son nom, mais ce n’était pas tout son nom. En réalité, il se nommait M. Péry de Marannes.
Ce n’était pas avec moi qu’il était lié là-bas, c’était avec vous, les amis de la joie. À soixante ans qu’il avait, il était trop jeune pour moi.
Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu’elle ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry.
Je t’entends d’ici, Geoffroy. Comment ! le baron était marié, lui, le viveur imperturbable ! le roi des vieux garçons ! Se représente-t-on la femme du baron ! Et sa fille ! Où diable as-tu été pêcher la fille du baron ?
Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.
Vous l’aimiez assez, comme un drôle de corps qu’il était. Je me souviens de t’avoir reproché à toi personnellement cette accointance disproportionnée. Tu me répondis en riant : « C’est le plus jeune d’entre nous. »
Lui-même il disait cela, et c’était très vrai à un certain point de vue.
Plus tard, j’ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.
Cela ne m’a pas porté à l’en estimer davantage.
C’était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu’ils sont incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu’à un certain point.
On en rit d’ailleurs et cela désarme.
Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en trouve partout et partout ils sont les mêmes.
Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux de leur âge.
Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes gens.
C’est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de collège les appellent par leur petit nom.
Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns pensent qu’elle est la marque d’un bon cœur, quelque peu banal et doublé d’une intelligence frivole.
D’autres, plus sévères, prétendent qu’il y a vice, ici, ou tout au moins faiblesse ridicule.
Le baron avait des mœurs peu régulières, ce n’est pas à toi qu’on peut cacher cela. Il n’était ni ridicule ni méchant. Le cœur, chez lui, battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu’il avait fait, mais il recommençait toujours.
Mais ce qui dominait tout en lui, c’était l’implacable besoin de ne pas vieillir.
Te souviens-tu ? Il se fit rare pendant notre dernière année d’école. Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux !
Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec ostentation, mais n’y croyant pas le moins du monde, et racontant à la tolérance de ses amis la centième édition de ses anecdotes, qui vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que trois fois.
En s’éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà pour être assez fort en droit et que ses affaires l’amenaient fatalement du côté du palais.
Quelles affaires, bon Dieu ! Et qu’il avait raison de ne pas fréquenter les sages ! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d’autres dégringolent en enfance.
Ce n’est pas qu’il eût de bien grands vices, il en avait plutôt beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. C’était un prodigue peu généreux.
Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l’innombrable série de ses bonnes fortunes ? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu’il payait – quand il pouvait – pour un enfant naturel qu’il avait eu avant son mariage et qui vivait quelque part.
Je crois que c’était à Paris.
À l’époque où il m’honora de sa confiance, il était en train de grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ qu’il ne lui en voulait pas le moins du monde.
C’était exact. Il n’avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu’il ruinait de parti pris. Il n’en voulait qu’à l’argent.
La première fois qu’il me rencontra au Palais, j’endossais la robe pour la première fois aussi.
C’était à Yvetot ; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.
Si j’avais été moins novice, j’aurais su que tous nos avocats et avoués le fuyaient parce qu’il oubliait volontiers de solder les honoraires.
Mais je ne vis qu’une chose : un premier client !
Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du plaisir qu’il avait à me revoir. C’était, me dit-il, pour moi, un coup de destinée. Il me choisissait entre tous ; il me donnait l’occasion de me poser d’emblée.
Et pour commencer, séance tenante, il me fit l’historique de ses démêlés avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c’eût été une octogénaire.
Elle avait environ trente ans de moins que lui.
Il faut bien que je l’avoue, j’eus le tort de croire aux contes qu’il me faisait. Quand il y avait un peu d’argent à pêcher, il trouvait les accents de la véritable éloquence.
C’était ma première cause. Il y a là quelque chose de l’aveuglement du premier amour. Le premier client vous fascine.
Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J’eus pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent à sa triste victoire.
Car il en vint à ses fins et obtint l’administration des biens de la baronne.
Or, administrer, pour lui, c’était dévorer.
Les biens n’étaient pas lourds ; ils durèrent aux environs de trois ans.
Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu’eut le baron de m’emprunter mon argent, et de l’administrer comme les biens de sa femme.
Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d’oiseau ! Je lui dois mon bonheur puisqu’il est le père de Jeanne.
Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas qu’il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.
J’allai à l’enterrement, où j’étais à peu près seul.
J’y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai point les visages.
Toutes deux avaient l’air jeune : ni l’une ni l’autre ne pouvait être la baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.
D’ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui n’enrichissait jamais les maisons où il logeait.
Je venais d’être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois après, il m’arriva de conclure à l’audience contre Mme veuve Péry de Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.
Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.
Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure autrement, mais j’éprouvai une impression très pénible au cours de la plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve – elle n’avait pu rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d’années – était ruinée complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de Chambray, pour qui j’avais gardé une respectueuse admiration, après son mariage, me dit :
– Lucien, vous vous êtes fait aujourd’hui une ennemie mortelle d’une très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne Péry de Marannes.
– Une jolie femme ! m’écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas !
Olympe se mit à rire.
– Le fait est qu’elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma cousine n’était pas née.
Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l’âge de la prétendue vieille, ce fut la mention d’une « grande fille ».
Le baron ne m’avait jamais soufflé mot de sa fille. J’avais donc aidé cet homme à dépouiller deux êtres sans défense !
Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession d’avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous : héritière en ceci, le barreau s’en vante assez haut, et je suppose qu’il en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la chevalerie ! Moi, avocat, j’avais fait tort à la veuve et à l’orpheline. J’avais le cœur serré. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse soudaine, poursuivit :
– Du reste, vous n’êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans le monde. Elles n’ont plus rien absolument rien, et vivent à la campagne, au fond d’un trou. La famille se cotise et leur fait une petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour ma part. Je crois, en outre, qu’elles travaillent. Nous cousinons peu, très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c’est à peine si je connais la petite.
Dans toute autre circonstance ces paroles m’eussent donné une piètre opinion de la baronne ; car Mme la marquise Olympe de Chambray était pour moi une manière d’oracle. J’étais habitué, comme tout le monde et même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait accomplie.
Le pays de Caux appartenait à Olympe ; dans toute la rigueur du terme, elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.
Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe ajouta au sentiment d’intérêt qui naissait en moi…
Est-ce vrai, ce que je dis là ? Et ne fais-je pas effort plutôt pour donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule volonté de Dieu ?
Je n’en sais rien, Geoffroy. J’arrive au fait.
Tu sais que j’ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie entière peut passer pour une longue convalescence.
Je pense que c’était six semaines ou deux mois après ma conversation avec Olympe. Mon médecin m’avait conseillé les courses à pied.
Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je m’enfonçai dans la campagne…
Geoffroy, tu n’as rien à craindre : il n’y eut aucune rencontre dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier pour y être soigné par la main des grâces.
Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d’un sentier, dans un champ fleuri et charmant que je n’oublierai jamais, une petite demoiselle qui chantait en cueillant des primevères.
Elle en avait déjà un gros bouquet.
Je n’aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait presque tout entière dans l’ombre de son chapeau de paille.
Au-dessus d’elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants. L’épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille étaient vertes parmi les ronces.
Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur travail amoureux ; la violette invisible exhalait son souffle dans l’air ; le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.
Je m’arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.
Elle avait une robe d’indienne grise dont le tissu commun me semblait plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d’entant.
Ce n’était qu’une enfant… Geoffroy, que je t’aimerais si ton cœur battait un peu !
Moi, je pliais sous le poids d’une émotion qui m’irritait parce que je n’y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.
Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon souffle ; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se retourna comme si quelque chose l’importunait. Nos regards se croisèrent, ce fut moi qui rougis.
Elle ? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le soleil du printemps éclaira son sourire.
Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir comme un jeune faon pour disparaître d’un saut de l’autre côté de la haie. Je ne la vis plus ; il y avait une brèche derrière le gros châtaignier. Mais je l’entendis qui disait, dans l’autre champ :
– Maman, c’est notre ennemi !
Ce mot me terrassa.
Et pourtant il était prononcé d’un accent de moquerie caressante.
Notre ennemi ! son ennemi à elle ! l’ennemi de sa maman !
N’avais-je pas agi de manière à mériter ce nom ?
Pour tous les trésors de l’univers, je n’aurais pas franchi la haie qui me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les avais en effet reconnues. J’étais sûr de n’avoir fait de mal qu’à elles en toute ma vie.
Et ce terrible mot notre ennemi me les désignait aussi clairement que si elles se fussent nommées.
Je revins sur mes pas, ou plutôt je m’enfuis en proie à un trouble que je n’essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je ne me souviens pas d’avoir été jamais si éperdument malheureux.
Il ne me venait même pas à l’esprit qu’elles pussent suivre le même chemin que moi de l’autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant m’éloigner d’elles.
Au bout du champ, je les rencontrai face à face.
T’attendais-tu à cela, Geoffroy ? J’ai beau être misérable jusqu’à souhaiter de mourir, mon cœur fond dans ma poitrine au souvenir de cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et réchauffait mon désespoir.
Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres. Qu’aurai-je de toi ? Ta pitié ? Elle me fait peur, je n’en veux pas.
Je ne t’enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je les écris en vain – comme tant d’autres pages, à l’aide desquelles j’ai trompé mon angoisse.
Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j’y mets tout mon cœur comme si tu devais les lire.
Je m’y complais, c’est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours. Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir…
Elles étaient là devant moi, je n’avais plus aucun moyen de les éviter.
Au premier regard, Jeanne et sa maman me parurent comme deux sœurs.
Il y a des maladies qui amoindrissent et font l’effet d’un rajeunissement.
Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je chancelai.
La jeune mère me dit :
– Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous remercier.
J’avais vu mourir ma sœur aînée de la poitrine, vers ma dixième année. À cet âge-là on se souvient.
C’était ma sœur qui m’apprenait à lire. Il me sembla que j’entendais, après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.
Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.
J’ai oublié ce que je répondis.
Jeanne et sa mère me donnèrent la main…
Note. Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d’un simple trait de plume.
(Anonyme, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.)
À M. L. Thibaut.
30 septembre 1864.
Mon cher Lucien,
Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir : les courtes folies sont les meilleures.
On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en découle : la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c’est celle qui dure le plus longtemps.
Tant que vous n’avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le collet. Un bon médecin ne s’occupe pas de savoir si le remède est agréable à prendre ou non.
Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout net. Le proverbe chante : qui se ressemble s’assemble. Le papa et la maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s’assemblèrent.
On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu’à présent, de la tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l’État avaient fait des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle : il épousa sa femme parce qu’il la croyait héritière de je ne sais plus quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc.
C’est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.
La dame n’avait rien qu’un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu’arriva-t-il ? Reproches de s’être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l’homme d’affaires du vieux drôle.
Ce que vous ignorez peut-être, c’est que d’une pierre vous recevez déjà deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.
On vous accuse déjà d’avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire une affaire d’argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.
On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout le monde le sait.
C’est comme la loi que nul n’est censé ignorer quand elle a été dûment affichée.
Vous arrivez après beaucoup d’autres, vous êtes censé le savoir.
Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire une pareille culbute.
Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.
Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures diverses, mais contrefaites uniformément.
Note de Geoffroy. – Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau. Trois d’entre-elles faisaient allusion à l’héritage du dernier vivant et à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne auprès d’Albert de Rochecotte.
(Lettre écrite et signée par Lucien.)
À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris.
Yvetot, 15 octobre 1864.
Mon cher Albert.
Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je vais t’adresser te paraîtra singulière. Il m’en coûte beaucoup de te la faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et m’obligent. Je suis dans l’enfer en attendant ta réponse, qui va décider de mon sort. Connais-tu Mlle Jeanne Péry, fille de notre ancien compagnon, le baron Péry de Marannes ? Je m’adresse à ta loyauté. Ton affirmation fera foi pour moi. Je t’embrasse.
(Écriture d’Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée et renfermant un billet anonyme qu’on trouvera sous le n°10 bis.)
Paris, le 17 octobre 1864.
Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.
Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise, comme me l’annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la semaine et que je t’engage à lire attentivement avant d’achever ma prose…
(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de départ. Point de timbre postal.)
M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L. Thibaut est sur le point d’épouser une jeune personne peu digne de lui.
Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des rapports qui lui permettront d’éclairer la situation d’un seul mot.
Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris, non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme hésiterait à entrer.
Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui demander des renseignements.
S’il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d’un galant homme de prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu’est ladite jeune personne.
La mère et les sœurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.
As-tu lu ? bon ! D’abord j’ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je n’ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits.
Et il y a un temps immémorial que je n’ai été nulle part avec une autre que ma Fanchonnette.
La première idée qui m’est venue, c’est que tu voulais me l’épouser sous le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part.
Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement pas. J’ai jeté le chiffon anonyme et je n’y ai plus songé.
Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle m’a expliqué un peu l’hébreu impertinent du billet.
D’après ta lettre « ladite jeune personne » est la fille de ce vieux Rodrigue de baron. Celui-là, j’ai bien le droit d’en faire les honneurs puisqu’il était un peu mon cousin par sa femme.
Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l’as donc oubliée depuis qu’elle est marquise ?
Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s’étaient brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni d’Ève ni d’Adam, je l’affirme sur l’honneur.
Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument. Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu’il m’a rencontré avec une personne que je n’ai jamais vue, je n’en sais rien et m’en bats l’œil. Je méprise les charades, ne sachant pas les deviner.
Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de l’anonyme, car tu vas te casser le cou, c’est clair. As-tu idée, entre parenthèses, de ce que peut être l’anonyme ?
Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous lancent ainsi des gredineries non signées.
As-tu une belle dame à tes trousses ?
Moi, j’ai songé à ta bonne mère. Je l’approuverais palsambleu ! Ou à une de tes sœurs.
La chose sûre, c’est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de Marannes, ne doit pas valoir très cher.
Il est bien établi que le billet ment : je suis amoureux jusqu’au délire, et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et m’envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque donc de toutes les Jeanne de l’univers et principalement de la tienne.
Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela n’empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant à moi, il m’a beaucoup frappé.
Que diable ! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d’autres, je t’en donne ma parole d’honneur.
Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n’es pas du bois dont on fait des maris résignés. Non. L’autre mois nous causions encore de toi, Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin ! Nous disions que tu étais la meilleure et la plus noble nature d’entre nous tous : capable, selon le sort, d’être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne l’est pas.
Si Geoffroy était à Paris, c’est lui qui filerait son nœud en deux temps pour courir à ton salut ; mais la France, sa patrie et la nôtre, a besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez ! j’écrirais aussi bien qu’un autre, en beau style bête, si je voulais.
Je te dis, moi : réfléchis avant de piquer ta tête. C’est diablement grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus, tant j’ai le pressentiment que ton affaire n’est pas bonne.
Encore une fois, il était mon parent ; je puis parler de lui la bouche ouverte ; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela volontairement dans la famille de cet imbécile coquin.
N’y entre pas, vieux Lucien, je t’en prie ! Il doit y avoir quelque mauvaise histoire là-dedans.
Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j’ai menti. Et, tiens, s’il faut cela pour te sauver, ça y est : je connais ta Jeanne, j’ai soupé avec elle plutôt dix fois qu’une ; elle boit le Champagne comme un chérubin du ciel et lève l’une et l’autre jambe à hauteur de carabinier.
Parole sacrée. Porte-toi bien.
Post-scriptum. – Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne ! Mais, ventre de biche, je ne l’épouse pas.
(Lettre écrite et signée par Mme Thibaut.)
M. Lucien Thibaut, à Yvetot.
Dieppe. 20 octobre 1864.
Mon cher enfant.
Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait pas le bonheur, c’est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de la ville.
Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus ardent désir est de te voir marié. Tes sœurs et moi, Dieu merci, nous ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en parler.
Ce n’est pas que j’ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus jusqu’à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu’ils sont, ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré.
Notre Olympe est admirable pour nous. Ah ! si la chance avait voulu… enfin, n’importe. Ce qui est certain, c’est que ta nomination t’a donné une valeur que tu n’avais pas : j’entends au point de vue matrimonial.
Aussi, tes sœurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que nous aimions de tout notre cœur, mais qui ferait un parti par trop ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.
Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui reste à avoir, elle l’attendra longtemps.
Moi, les espérances, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)
Il faut que j’en parle encore : oui j’avais fait un beau rêve autrefois, et je crois qu’il aurait été assez de ton goût, mon coquin ! Notre Olympe était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu. Avec ça, jolie comme un cœur ! Et des manières ! Et une éducation ! Et une conduite ! Enfin tout, quoi ! C’est le gros lot, celle-là.
Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n’est pas que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait son asthme et ses soixante-sept ans. J’appelle ça un placement en viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri ?
Eh bien ! après ? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels ? Notre Olympe a soigné son bonhomme mieux qu’une sœur de charité. Et une conduite ! mais je l’ai déjà dit.
Il aurait été le dernier des misérables s’il ne lui avait pas tout donné à son décès, puisqu’il n’avait que des neveux à la bretonne.
Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un château, un hôtel ; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.
Sais-tu qu’on parle d’éventualités, de succession possible, probable même ? Tu n’es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq fournisseurs. Le début de l’histoire n’est pas très propre, mais on calomnie toujours l’argent par jalousie. C’est la fable du raisin qui est trop vert.
Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le fournisseur, comme on l’appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le compte absurde des millions qu’il ne pourra emporter dans l’autre monde.
Est-ce vrai ? Moi je ne sais pas ; Olympe hausse les épaules quand on veut lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu’est-ce que cela nous fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi ? On ne se démarquise pas pour devenir Mme Thibaut, substitute. C’est dommage.
Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c’est-à-dire Mme la marquise de Chambray, tes sœurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu. Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t’offrir tout un panier de poulettes à choisir.
Mauvais sujet ! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si tranquille ! Tu rendras ta petite si heureuse ! Seulement, attention à ne pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés. Nous recauserons de ça en temps et lieu.
Pour en revenir, tes sœurs et moi nous avons commencé par trier dans le bouquet pour ne pas trop t’ennuyer par l’embarras du choix.
Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu’il faudra te marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.
Ah ! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l’ai déjà dit, mais tant pis.
Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin ! Célestine et Julie se sont disputées, il fallait voir ! et moi aussi. Nous étions comme trois harpies. Elles t’aiment tant ! Et moi donc !
Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c’est bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d’en faire courir le bruit : une petite pécore sans position et dont la mère ne voit personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi ! j’ai grondé Julie et Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te connais, puisque je t’ai fait, pas vrai ?
Tu es incapable de mal tourner.
Allons donc ! mon Lucien ! épouser une aventurière sans le sou !
Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit. Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde.
Je commence. Il y a donc d’abord Mlle Sidonie de la Saudraye, bien venu 3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près autant. Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse.
Pas jolie de figure, mais taille superbe – elle est aussi grande que toi ; – un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni connu ; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode, un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève : bonne orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme un flageolet, et bien pensante.
Tu sais ? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne qu’on y entre comme dans du beurre, mais une conduite ! Tu vois, je l’ai mise la première. C’est presque ma candidate.
Passons au n°2, qui est Mlle Maria Mignet, la fille du receveur : une simple pension de mille écus pour dot et l’héritage de son oncle en perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco : il y a, dans le ventre du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et une part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux cent mille francs, au bas mot. Hé ?
Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l’année dernière.
Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-cœur de Rouen, jouant du piano mieux qu’une serinette, apprenant le catéchisme aux petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.
Je ne parle même pas de la conduite.
C’est la protégée de Julie…
(Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d’écrire en croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer qu’un manuscrit du quatorzième siècle.)
J’arrive à celle que porte ta sœur Célestine, le n°3 et dernier : Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4 1/2 pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau ? Il y a un revers. Tu as connu son père qui était – hélas ! – huissier, mais il est mort.
Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d’orthographe, des manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.
Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l’orthographe et sans la déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l’évalue à 20.000 livres de rentes. Hein, garçon ? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu aurais ta campagne.
Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l’enfant. Tu as l’âge de te placer comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C’est le coup de pouce sur la poire. Dans deux ans d’ici il faudra peut-être redégringoler jusqu’à Ida Moreau.
Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.
Dès que tu m’auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.
Et puis encore, six semaines ou deux mois… Ah ! quel agréable moment ! Lucien, c’est le plus beau jour de la vie.
Je t’embrasse comme je t’aime ; sois sage et décide-toi.
Ta mère, etc.
(Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.)
Mon chéri de Lucien, c’était notre Olympe qui aurait été l’idéal. Quel cœur ! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle. Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C’est une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore ! Je sais aussi bien que maman qu’elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce qu’on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous prêterais ta voiture pour les visites.
La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t’a pas dit son âge : je sais qu’elle passe vingt-neuf ans ; elle a moisi. Elle joue à l’ange, mais méfiance ! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en trompette dès qu’un poil de barbe paraît à l’horizon !
Maria Mignet, encore passe : au moins elle n’est que ridicule.
Prends mon Agathe, va, c’est absolument ce qu’il nous faut, et tu me remercieras plus tard.
(Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.)
Mais, du tout, Maria n’est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine ne voit jamais que l’argent, les visites, les voitures. Il faut autre chose pour alimenter l’âme. Je connais Maria et je te connais. Vous vivrez tous deux par le cœur.
En tous cas, tu es libre ; épouse cette bossue dorée d’Agathe, si tu veux ; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais comme je pense à ton bonheur. S’il ne fallait que donner ma vie pour que tu eusses une Olympe… mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.
(Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-)
Yvetot, ce mercredi (sans autre date).
Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère et vos sœurs m’avaient chargée d’avoir de vos nouvelles. Comment puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas ?
Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J’espère aller l’y retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d’un désir et d’une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l’aider puisque vous vous éloignez de moi sans cesse davantage.
Je ne sais si j’ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j’avais mes devoirs, mais, depuis que je l’ai perdu, j’avoue que je sais gré à ceux de mes anciens amis qui n’abandonnent pas la pauvre veuve.
Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance ? Vous n’aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos secrets.
Au milieu du monde qui m’entoure, allez, je suis bien seule. Si vous veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.
Note de Geoffroy. – C’était signé Olympe. Cette belle marquise avait une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.
Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore, depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu’à 8.
Je m’arrêtai aux deux premières.
Ces lettres n’étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.
Du moins, cela semblait sauter aux yeux.
L’une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume maladroite.
L’autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série d’écorchures lisibles. Mais, je l’ai mentionné déjà, les écritures de ces lettres étaient toutes les deux déguisées.
Et il y avait entre les deux corps d’écriture, en apparence si différents, un mystérieux lien de famille.
Étais-je déjà prévenu ? Le même rapport me parut exister, rapport excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation, entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la marquise.
Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré, – mais je ne veux pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point de vue de la calligraphie.
J’ai pratiqué un peu cette science – ou cette fantaisie – qui consiste à juger le caractère des gens d’après leur plume.
De ce travail d’examen – et de comparaison – qui interrompit un instant ma lecture, il me resta deux impressions :
L’une ayant trait à la ressemblance : très fugitive celle-là et que je n’oserais pas même appeler un soupçon.
L’autre se rapportant à l’examen technique de l’écriture de Mme de Chambray : cette impression beaucoup plus accentuée que la première.
Il y avait là, selon ma manière d’interroger la plume, une vigueur sous la grâce, une puissance sous l’abandon, une volonté intense et une hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d’une écriture à la mode.
Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m’effrayait aussi. Je la voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où j’en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.
Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon estomac criait littéralement famine.
Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où tant de restaurants m’offraient leurs tables hospitalières, mon œil d’affamé fit le tour de la chambre.
Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait servi à mon déjeuner du matin.
Je poussai le cri des naufragés de la Méduse apercevant une voile à l’horizon. D’une main, je m’emparai des bribes desséchées, tandis que l’autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes et mes paperasses.
(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).
Paris, lundi soir (sans autre date).
Brave Lucien, où en est l’affaire Jeanne ? L’affaire Fanchette périclite déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J’ai fait un héritage.
Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite cousine Péry ? J’en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l’incomparable Olympe, m’a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.
Tu as tort, il n’y a que le mariage, mon bon. J’ai toujours été de cet avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.
Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au domicile politique et civil de mon notaire, maître Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de famille.
Ne rions jamais : je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon. Je serai un client. Le petit clerc m’honorera par-devant et me fera des cornes par-derrière. Oh ! la vie !
Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour épouser quelqu’un, autre que ma Fanchonnette.
Ah ! le cher cœur, le délicieux amour ! Comme je l’épouserais plutôt cent fois qu’une si c’était seulement une chose possible ! Mais c’est de la voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d’y croire. Que diable ! on n’épouse pas Fanchette ! (Ne le dis pas, elle a rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)
J’ai vainement cherché un exemple dans l’histoire, un précédent, une excuse. Il n’y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends : marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable !)
Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire ! Le monde est bête à tuer. Au fait, pourquoi n’épouse-t-on pas Fanchette ?
Voilà. C’est qu’on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là te paraîtra péremptoire.
Comme je l’aimais ! comme je l’adore ! tu vas me demander : qui donc épouses-tu comme cela ? Curieux !
Te divertirait-il de savoir que j’ai demandé Olympe ? Tu t’y attendais. C’est ce qui tombe d’abord sous le sens. On épouse Olympe aussi fatalement qu’on n’épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était encore chaud que j’avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J’ai pris la poste pour Dieppe. Olympe m’a ri au nez. Très bien. Je suis revenu à Paris.
Je crois qu’Olympe a un amour au cœur, comme dit ta sœur Julie que j’ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture. Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.
Alors, Olympe m’ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux. Personne ne m’a dit : « Marie-toi », mais je sens qu’il faut me marier. Il le faut. C’est la loi.
Songe donc ! non seulement je suis riche, comme peut l’être un bon bourgeois, par mon oncle ; mais, par mon oncle encore, il me tombe un droit éventuel à la succession du fournisseur, – le dernier vivant de la tontine.
Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour d’Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu’il paraît. Je suis sérieusement menacé de périr à la fleur de l’âge, étouffé sous une avalanche de millions.
Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d’être une mauvaise plaisanterie ?
Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat (Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.
Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour trouver, car si la situation traînait jusqu’à trois semaines, je parie un franc que j’épouserais Fanchette.
Or, on ne l’épouse pas.
Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.
Dis-moi au juste, à l’occasion, comment se porte l’affaire Jeanne. Ça m’intéresse à cause de Fanchette.
Ma pauvre petite perle ! Elle m’idolâtre, quoique je n’en croie rien. Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n’a été si jolie. Je vais la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu’à la catastrophe.
Lucien, je le lui dois !
Hier, elle m’a promis sur la mémoire de sa mère qu’elle me tuerait si j’étais infidèle, dépêche-toi d’envoyer les pièces.
(De l’écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)
J’ai besoin de parler. J’en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que j’étouffe et qui voudrait crier : « Je l’aime, je l’aime ! »
Je l’aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est ma vie. Oh ! je l’aime ! En écrivant cela toutes les fibres de mon être frémissent de volupté.
À qui fais-je mal en l’aimant plus que moi-même ? Quels sont les ennemis inconnus qui s’acharnent à torturer mon bonheur ?
Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou peut-être que je le déshonore. Qui sait ? je ne veux pas de frère.
Je t’écris encore, Geoffroy, mais c’est parce que tu ne me répondras pas. Je n’aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.
Ce n’est pas à toi que vont mes plaintes, c’est à un Geoffroy que je crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, capable de prêter l’oreille au chant délicieux de ma douleur…
Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d’une ferme, à laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.
La ferme s’appelle le Bois-Biot.
La pauvre mère est bien malade, elle s’en va doucement. Jeanne s’accroche à elle et l’enveloppe d’une longue caresse qui s’efforce en vain de la retenir dans la vie.
J’ai dû te dire que Mme Péry avait l’air d’être encore toute jeune. Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien qu’elle voit sa fin prochaine ! Je l’ai surprise mortellement triste, parce qu’elle ne se savait pas épiée, et j’ai deviné que l’image de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n’ont même plus la consolation des pleurs.
Elle sourit dès qu’on la regarde, mais son sourire est plus triste que sa tristesse.
Est-ce à cause de Jeanne que je l’aime si profondément, cette douce mourante, belle comme la résignation ?
Ou plutôt n’est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à l’amour infini que sa fille m’inspire ?
Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu’il s’exhale de tout mon être. À quoi serviraient les paroles ? Je reste là entre elles deux comme si c’était ma place et mon droit.
Que n’est-ce mon devoir !
Hier, notre malade s’était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts, elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à ses joues. J’ai cru qu’elle allait sourire et nous unir dans sa bénédiction.
Je suis sûr qu’elle y songeait.
Mais le voile de ses longs cils s’est rabattu sur son regard attendri et plus triste.
Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l’heure. Jeanne nous a quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.
Mme Péry et moi nous sommes restés seuls.
Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l’heure. Je croyais qu’elle allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas ?
Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit tout bas :
– Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes ?
Je ne pouvais pas répondre non.
Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m’a glissé dans la main une enveloppe qui semblait contenir plus d’une lettre, en murmurant :
– Mon cher Lucien, vous avez une mère…
(Anonyme, écriture inconnue.)
Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).
À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot.
Madame.
Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour cela. Vous n’avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier, vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c’est tout simple.
Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.
Malheureusement – ce qui est bien naturel aussi. – vous avez pour adversaires la famille et les amis de l’innocent autour de qui vous tendez vos filets.
Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu’ils sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux vers le fossé où l’on se casse le cou, ils l’arrêtent et le défendent.
Le monde est avec eux contre vous.
En conséquence, vous allez avoir beaucoup d’ennuis, vous allez vous donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.
Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.
Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j’irais marier ma fille ailleurs.
(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)
17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).
Madame,
Il y a deux sortes de lettres anonymes : celles qui sont lâches et celles qu’un motif généreux a dictées.
La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d’une personne désintéressée. Elle ne vous dira point d’injures ; elle vous donnera au contraire un bon conseil.
Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de feu votre mari n’est pas de celles qui protègent une veuve. – au palais ni ailleurs.
Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une position si mauvaise ?
On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de quitter l’arrondissement d’Yvetot sans tambour ni trompette, toutes facilités vous seraient accordées pour cela.
Vos créanciers eux-mêmes n’y mettraient aucun obstacle.
Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez dans ce qu’elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.
(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au début.)
(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
Jamais je n’avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection morbide du cerveau.
Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, ou qui viennent à la suite d’une émotion par trop douloureuse.
Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry, j’éprouvai des symptômes singuliers.
Un peu avant minuit, épuisé que j’étais par l’effort qui torturait ma pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et le bonheur, j’éprouvai tout d’un coup une sensation de grand repos comme quelqu’un qu’on arracherait aux angoisses d’une lutte désespérée.
J’entends d’une lutte physique. La sensation avait lieu dans le corps. Elle était une détente des muscles et des nerfs.
Je ne dormais pas, j’en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène s’est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de s’écouler.
J’analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n’en plus parler jamais.
Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains de qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont l’ensemble formera mon histoire – ou mon testament, – je répète à Geoffroy que j’ai conscience absolue de n’être pas fou.
Le soir dont je parle, j’étais bien portant de corps.
Par comparaison avec la misérable fièvre qui m’avait tenu depuis que j’avais quitté Jeanne et sa mère, j’étais même très bien portant.
Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu’à aucun autre instant de cette terrible soirée.
Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère personnelle les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de Jeanne elle-même ne m’affectait plus que d’une manière indirecte.
Il en était de même pour la pensée de moi.
Me fais-je bien comprendre ? J’ai peur que non. J’y mets sans doute trop de ménagements par la frayeur que j’ai de passer pour un homme en état de démence.
Et n’est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une amitié que vous ne m’avez jamais jurée ?
Amitié si douteuse, mon Dieu ! à mes propres yeux, que je n’ai pas encore osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul !
Ô Geoffroy ! mon frère ! mon espoir unique ! si tu me manquais, tout me manquerait !
Si tu ne m’aimes pas encore comme il faut qu’on m’aime, tâche de m’aimer. Je mérite d’être aimé autrement que les autres, puisque je souffre plus que les autres. Je me dis : Il m’aimera quand il aura lu. Je le crois, je le sais, j’en suis sûr. C’est ma foi et c’est mon salut. Si tu venais vers moi ! si je me réchauffais, serré contre ta poitrine !… Pour toi, donc, je m’explique entièrement, pauvre créature qui a honte d’elle-même.
La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j’avais un autre cœur. Je n’étais plus moi. J’étais un autre. Est-ce clair, à la fin ?
Ah ! je ne sais. Je désespère d’exprimer cela par des mots. Essaye de comprendre, Geoffroy, je t’en prie, car c’est bien cela : j’étais un autre. Un autre qui ? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme si on m’eût raconté l’histoire d’autrui.
Écoute bien : j’arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souffrir au premier degré, je n’avais plus qu’un reflet de souffrance.
Ce reflet s’appelle la pitié. Eh bien (j’avais pitié, dans la mesure ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par le malheur et qui s’aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune homme s’appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J’aurais voulu de tout mon cœur les secourir.
Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l’agonie d’amour, j’éprouvais – et c’est là le repos dont je te parlais tout à l’heure, – oui j’éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens :
Suave, mari magno, turbantibus œquora ventis.
E terra magnum alterius spectare laborem.
Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de contempler, à l’abri, sur la grève, la grande détresse d’un autre…
L’autre, c’est le naufragé, luttant contre les flots.
Il n’y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.
Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que nous sommes, en courant à perte d’haleine, comme des chacals en chasse, après les émotions tragiques.
Oui, elle est vraie, – et je me complaisais dans le bien être de la vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par un autre.
Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l’étrange phénomène de dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.
Aujourd’hui, j’ai tout dit. Je n’en puis plus. Il me semble que j’ai soulevé une montagne.
(Écriture de Lucien Thibaut.)
(Sans date, avec cette mention : Pour Geoffroy.)
Je l’ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.
Hier encore, je souffrais cruellement, c’est vrai, mais j’étais si heureux ! Près d’elle, tout était oublié.
Je ne la verrai plus.
Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première fois ?
La haie a fleuri, puis elle s’est dépouillée pour refleurir encore. C’était notre rendez-vous le plus cher. L’amour nous le consacrait, et le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.
C’est là quelle m’avait dit : « Lucien », et que je lui avais répondu : « Jeanne ».
Aucun autre aveu ne s’était échangé entre nous jamais, parce que nous aimions comme le cœur bat, tout naturellement. C’était notre existence. Nos âmes s’entendaient sans parler. Nous n’avions qu’une âme.
Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle m’avait dit : « On est bien qu’ici… »
J’ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait doucement. C’est bon d’attendre quand on sait que la bien aimée va venir.
Mais Jeanne ne venait pas et j’avais longtemps attendu. L’inquiétude m’a pris. Notre chère malade était si faible hier au soir !
J’ai franchi la haie.
De là on voit toute la route.
La route était déserte.
Oh ! Jeanne ! Jeanne ! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant. Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la porte aussi. Que voulait dire cela ?
Le souffle a manqué à ma poitrine.
J’ai frappé, pas de réponse.
Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la porte de la métairie. Comme j’allais frapper encore, il m’a crié :
– Ce n’est pas la peine de cogner, il n’y a plus personne.
Je restai là tout étourdi.
C’était comme si j’eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.
La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du vanneur. Elle m’appela, disant :
– La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.
– Elles sont donc parties ! m’écriai-je.
– Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.
Et la dame était fièrement pâle.
– Parties pour quel endroit ?
– Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour la peine.
Je m’éloignai avant de rompre l’enveloppe. Je n’osais pas. J’attendis plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m’assis ou plutôt je tombai en gémissant à la place même où j’avais vu ma petite Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps…
(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance d’Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)
Yvetot. 6 mai 1865.
À Mme Veuve Péry de Marannes.
Madame.
Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes occupations. Vous voudrez donc bien m’excuser si, dans l’impossibilité où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet pour recevoir de moi une communication importante.
Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n’entraînera pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous céderez à des conseils que mon âge et l’intérêt que je porte à mon jeune collègue L. Thibaut m’autorisent à vous offrir.
Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).
À Mme veuve Péry de Marannes.
Madame.
Quoique n’ayant en aucune façon l’honneur de vous connaître personnellement, je prends la liberté de m’adresser à vous pour vous prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de devenir dangereuse.
Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n’a pas de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un mariage avantageux.
J’ajoute que, jusqu’à présent, sa conduite exemplaire doublait les chances qu’il peut avoir de s’établir honorablement.
Il m’est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare formellement, à accepter pour ma bru.
Veuillez bien croire, Madame, que je n’ai pas la plus légère intention de vous blesser ; c’est pourquoi je me prive de toute espèce d’explication.
Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge d’éclaircir prés de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis de mon fils.
Je suis mère, Madame, j’accomplis mon devoir de mère.
Indépendamment de ce fait, qu’une union entre deux jeunes gens également dépourvus d’aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui sera la sœur de mes filles.
À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant rien pour sauvegarder l’avenir de mon fils, et s’il n’y avait pas d’autre moyen, tenez-vous certaine de ceci : c’est que je n’hésiterai pas à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu’on le pousse à faire.
Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées.
(Écrite et signée par Mme veuve Péry. Aux soins de la fermière du Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut. Sans date. Ce devait être le 7 ou le 8 mai.)
Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.
On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais n’oubliez pas ceci : la dureté apparente de Madame votre mère n’a d’autre origine que son affection pour vous. N’essayez pas de nous retrouver. Ce serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce n’était qu’une tendresse d’enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien heureux.
Note de Geoffroy. – Au-dessous de la signature qui suivait cette dernière ligne, il y avait encore une fois le mot : Adieu. Mais ce n’était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait bien tremblé en le traçant.
(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention : Pour Geoffroy. Sans date.)
Je viens d’être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent que c’est une fièvre nerveuse.
Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.
Jeanne ! ma pauvre petite Jeanne ! Voilà mon mal. Il est au cœur. Je souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d’elle à jamais.
Pas une lettre ! pas un mot d’elle ni de sa mère ! Je ne sais pas même où elles sont.
Sa mère disait : « Vous oublierez… » Si Jeanne allait m’oublier ! Elle est si jeune ! et il y en aura tant pour lui parler d’amour.
C’est pour le coup que je…
Note de Geoffroy. – Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après lesquelles le même numéro continuait :
Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi, Geoffroy ? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de toi. C’est de l’essence de gaieté. J’essaierai de la respirer quand je serai trop triste.
Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de l’affection pour moi puisque tu continues à m’écrire, à moi, obscur robin que tu dois croire engourdi dans l’assouplissement provincial.
Car tu ne sais même pas que je me sauve de l’engourdissement par le martyre.
Comme tu ris bien ! de bon cœur et de tout !
Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y a une chose qui m’a fait sourire, c’est le paragraphe où tu me reproches mon silence.
Mon silence ! Je ne t’écris jamais, dis-tu ? Malheureux ! si tu recevais tout d’un coup toutes les mains de papier que j’ai barbouillées à ton intention ! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis !
Te souviens-tu ? j’étais fort pour tirer au mur à notre salle d’armes du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne m’entends pas. Cela t’évite un chagrin, et pour moi, c’est peut-être plus commode…
Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d’Yvetot à Lillebonne. Mes deux sœurs se relaient auprès de mon chevet.
Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu’on me témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun me protège, mes sœurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s’en mêlent à l’unanimité.
Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j’étais un petit enfant.
J’ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans connaissance.
On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j’ai eu le délire, mais j’ai conscience de m’être assis plusieurs fois moi-même à mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de mon mal moral, me consolant, m’arraisonnant et me grondant… Quittons ce sujet qui me donne le vertige.
On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu’en rentrant chez moi, après cette journée qui me broya le cœur, je trouvai ma mère qui m’attendait, et que je la maltraitai. Je n’en ai aucun souvenir, mais je m’en repens sur parole. On m’a pardonné.
On me dit aussi que j’envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l’a pardonné également.
Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel ni des injures.
On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade.
Le fait est que j’ai vaguement mémoire de l’avoir vue, plus belle que jamais, assise au pied de mon lit.
Il parait qu’elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable, et même…
Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont allées : au mur.
Il parait même qu’Olympe a été mieux encore que cela.
Ma mère m’a avoué en grandissime confidence que Mme la marquise daignait se souvenir de nos enfantines amours.
Vois-tu cela ?
De leur côté, mes sœurs échangent des regards attendris quand on parle d’Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de Mme la marquise qui est un huit-ressorts, s’il vous plaît. Julie lève les yeux au ciel et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus jamais mot ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses, ni d’Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j’étais fat, je croirais qu’il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de Chambray.
Jeanne, ma jolie petite Jeanne ! mon cœur chéri ! Olympe est bien belle et j’ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de son âme. Mais maintenant, je t’aime, Jeanne, et je n’aimerai jamais que toi !
(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.)
Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu’il y ait ici-bas une femme plus délicieusement belle.
Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes sœurs ont l’air d’être ses sujettes.
Serait-il vrai qu’elle pût m’aimer ? Que m’importe ?
Maman me l’a dit positivement ce matin. Je n’y crois pas. Qu’y a-t-il de commun entre ce rayon et mon ombre ?
Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.
Mme Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de Jeanne.
Je l’interrogerai le plus adroitement que je pourrai…
(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée portant le nom du docteur et cette mention : Spécialité pour les affections pulmonaires.)
Paris, le 24 juin 1865.
À M. L. Thibaut, juge, etc.
Monsieur,
J’ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il s’agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade, Monsieur, ma conscience, me force à l’avouer, mais la dernière heure serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre cœur.
(Écriture de Mme la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans date ni signature.)
À M. Louaisot de Méricourt, agent d’affaires, rue Vivienne, à Paris.
Répondez courrier pour courrier.
Je suis dans la banlieue d’Yvetot, chez Mme veuve Thibaut, dont le fils très malade et peut-être fou, vient de s’enfuir.
Il doit être à Paris.
Je jurerais qu’il est à Paris.
Trouvez-le sur-le-champ.
Je dis : Coûte que coûte ; trouvez-le, je le veux.
(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue : Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches, renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)
Cinq heures moins le quart (pas d’autre date).
À Mme la marquise de Chambray, etc.
M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.
Descendu chez Mme veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil, 31, à midi moins dix.
Baronne décédée à quatre heures, soir.
(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
Yvetot, 28 juin 1865.
À Mme la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris.
Madame et chère mère,
Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne œuvre à accomplir.
Mlle Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de sa mère à qui j’ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n’a plus que moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu’il ne faut point chercher là l’origine de l’intérêt que je lui porte.
Vous m’avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu’on le peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mlle Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison, au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie d’être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue de Verneuil. 31, au domicile de feu Mme Péry.
Vous donnerez à Mlle Jeanne une chambre convenable et la pension de 2e classe.
Il est bien entendu qu’elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des personnes de notre sexe. Et encore, je m’en fie à votre discernement pour choisir les visiteuses.
Elle a le malheur d’être belle, et sa mère n’était pas une femme prudente.
Je m’engage à solder tous frais de quelque nature qu’ils soient, ayant trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous, et je vous prie bien d’agréer, Madame et chère mère, l’hommage de ma respectueuse affection.
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut)
À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris Yvetot,
3 juillet 65.
Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon ? As-tu envie de me faire mourir de chagrin ! Ah ! tu m’en as fait, tu m’en as fait depuis la mort de ton père qui ne s’en privait pas non plus ! j’entends de me faire du chagrin.
Voyons, te crois-tu un collégien en vacances ? à ton âge ! Qu’est-ce que c’est que ces polissonneries-là ? Tu vas perdre ta place, tout uniment, et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin ? Je l’ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.
M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses propres paroles : « Si c’est comme ça que votre fils nous récompense de son avancement sur place ! Nous avons remué ciel et terre pour qu’il monte juge, et il se comporte comme un paltoquet ! »
Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là ? Il est bon comme le bon pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire dans le tuyau de l’oreille : « Mon garçon a un coup de marteau ? »…
Vois-tu, c’est tout bonnement terrible. Les mères sont trop malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu ? Je vendrai bien ma chemise pour toi, c’est sûr, mais on ne va pas loin avec ça.
Et M. Ferrand me le disait encore hier : « Qu’il ne se fie pas à l’inamovibilité. Ça peut craquer. » Tu es bien coupable !
Tes sœurs sont furieuses. Si tu n’avais pas notre Olympe pour te défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles t’écriraient des lettres qui t’arracheraient les yeux de la tête.
Quel ange que cette femme-là ! J’entends notre Olympe, car Célestine et Julie ne sont pas tout à fait des anges.
Écoute donc ! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux que les marguerites dans les prés. Et c’est toi qui en es la cause.
Si tu t’étais marié avantageusement comme on t’en a donné les moyens, leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer aussi. Dame ! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que Célestine va sur ses vingt-sept ans ? ça commence à n’être plus si tendre que du poulet. Le matin, quand elle n’est pas encore pomponnée, on ne peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant.
Les mères sont bien malheureuses ! Tant pis si je l’ai déjà dit.
Julie passera encore plus vite que sa sœur parce qu’elle a des idées romanesques. Ça ride, à la longue.
Voilà ou nous en sommes à cause de toi !
Mais il ne s’agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c’est bon pour souffrir ; il s’agit de toi, il ne s’agit que de toi. Quinze jours d’absence sans congé pour une petite savoyarde qui n’a pas même d’aisance !
Tu crois peut-être qu’on ne sait pas ton histoire ? Raye ça de tes papiers.
Là, tiens, ce n’est pas propre. Ah ! mais non !
Toi qui avais tant de conduite autrefois ! M. Ferrand me le disait encore avant-hier : « Pour avoir inventé la poudre, non ! mais il ne faisait jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un cœur ! »
Ah ça ! nigaud, tu n’as donc pas un œil de chaque côté de ton nez ? Tu ne vois donc rien ! Célestine et Julie s’en rongent le bout des doigts jusqu’au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit au tombeau.
Faudra-t-il qu’elle te fasse la cour ? J’entends notre Olympe. Et chanter des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare ? Ou t’envoyer sa déclaration sur timbre par huissier ?
Ah ! godiche ! godiche ! un brin de sultane comme ça ! je l’ai vue s’habiller l’autre soir, écoute… ma parole, tu me ferais dire des choses qui ne sont pas convenables !
Mais c’est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter que la plus charmante femme du pays de Caux languit d’un penchant qu’elle a pour lui !
Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit toujours. À combien la comptes-tu ? Soixante mille ? Et le pouce ! Je vas t’établir ça.
Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout ! à la barbe des collatéraux ! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on cause par-dessus les moulins. C’est du roman, ça, le solide me suffit.
Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore : tu peux bien mettre cinquante-cinq.
Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle : ça fait déjà soixante-cinq.
Attends ! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi, c’est sûr, eh bien ! non. L’eau va toujours à la rivière. C’est Olympe qui a eu les œillets salants de la cousine au Croisie : douze mille à poser.
En plus, l’oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait un faible pour Olympe – comme tout le monde parbleu ! excepté toi – et il lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.
À 3.700 francs l’action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt mille.
Et les économies qu’elle doit faire tout en vivant comme une reine ?
As-tu su qu’elle a refusé Albert de Rochecotte ? Et pourquoi ? Albert est un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie le trouve joliment bien.
Imbécile ! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j’en mettrais ma main au feu ! Et toi, tu n’as que ta toque. Si j’étais homme, je te battrais comme plâtre. Tes sœurs, elles, n’y vont pas quatre chemins, elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien perdu et te faire ramener par les gendarmes.
Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n’est pas long à faire, reviens, je t’en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie que notre séraphin d’Olympe.
Olympe ! avec sa fortune ! le ciel ouvert ! et monsieur fait des façons !
Si je l’ai dit, c’est bon, je le radote : les mères sont bien malheureuses !
(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)
Paris, ce 4 juillet 1865.
À Mme la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe.
Ma chère fille,
J’ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet de la demoiselle Jeanne Péry n’a pas eu le résultat qu’elle méritait et que vous désiriez.
Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la bonté de vous intéresser.
On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres de l’enclos : elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.
Je l’invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.
Rien n’y a fait. Elle s’est tenue à l’écart pendant tout le temps de son séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu, en vérité, à la résignation chrétienne.
Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.
Elle était libre d’aller et de venir. Nous n’avions pas le droit de fermer sur elle la grille du cloître.
Je vous dirai, chère fille, qu’elle avait des lettres dans son tiroir. Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de deux initiales L. T. et toutes remplies d’amour pur, de jeunes rêves, d’élans de l’âme et autres balivernes ridicules.
Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise.
Je vous rappelle les conditions de notre établissement : le mois commencé est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc.
Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente vaut avis.
Je suis, en J. C, ma chère fille, etc.
P. S. – Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle maison. Il possède des hectares dans Paris ! Et au prix où il veut vendre, nul ne saurait évaluer l’immensité de cette fortune.
On dit que vous êtes sa parente ; ma chère fille, ne pourriez-vous lui écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance et que nos ressources sont bien bornées ?
Je ne sais ce qu’il faut croire sur l’origine peu honorable des grands biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l’Église, quoique séparé du monde.
Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu’il y possède d’énormes immeubles, mais son sobriquet, « le Fournisseur », est populaire par l’envie et la haine qu’il inspire.
Avec un pied dans la tombe, qu’a-t-il besoin d’augmenter encore ses richesses ? Parlez-lui pour nous. Ce qu’il lui faudrait ce sont des prières.
Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d’héritage.
(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de départ.)
À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d’Yvetot, Paris.
Ainsi finit l’histoire ! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.
Naturellement, on vous accuse de l’avoir enlevée.
C’est bien fait. Tout n’est pas bénéfice dans le métier d’amoureux, vous verrez çà.
Est-ce que vous n’êtes pas l’ami du nouvel héritier, Albert de Rochecotte ? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa Dulcinée.
Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.
(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d’affaires.) Ce mercredi (sans autre date).
À M. Lucien Thibaut, juge, etc.
Monsieur et cher compatriote,
Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour le jardin de la Normandie.
Sans avoir l’honneur d’être personnellement connu de vous, j’ai nourri des relations que j’oserais dire assez intimes avec plusieurs membres de votre respectable famille.
À ces titres, j’ose vous prier de m’accorder un rendez-vous d’affaires, soit chez vous, soit à mon cabinet qui n’est pas sans jouir d’une certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du passage Colbert, non loin du Palais-Royal).
J’aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant deux personnes dont l’une s’intéresse à vous et dont l’autre vous intéresse.
Tout retard pourrait être fâcheux.
(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)
Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui m’arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et vu.
Geoffroy ! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l’ai fait, à l’appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m’était pas inconnu. Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt, arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous mystérieux, donnés par les gens d’affaires, ont quelque chose d’irrésistible.
Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte que ce soit.
Or, le mystère m’enveloppe et déborde tout autour de moi.
On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des menaces : J’y suis allé.
C’est au cinquième étage d’une grande maison de la rue Vivienne, dont les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage Colbert.
J’ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m’a toisé d’un regard joyeusement effronté et m’a dit en balançant ses boucles d’oreilles d’or en girandoles :
– Comment vous va ? C’est vous qu’êtes le gentil garçon de juge ? Je vous reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore jamais vu. Je n’aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour ; mais entrez tout de même, vous l’attendrez dans sa chapelle.
En parlant ainsi avec le pur accent d’Yvetot, elle m’avait pris par le bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière, dont les meubles étaient dérangés à la diable.
– C’est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant, ça se voit, pas vrai ? Farceur !
Elle ouvrit une porte et m’en fit passer le seuil.
– Voilà, continua-t-elle, c’est l’atelier, la fabrique et la renommée. Voulez-vous un coup de sec ? ou demi-sec ? Vous aimez peut-être mieux le tout doux ? Il y a toujours de quoi dans l’armoire, au goût des messieurs et des dames.
Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle tourna la clé d’un placard pour y prendre sans doute du sec ou du demi-sec, mais mon geste l’arrêta.
– Bah ! s’écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux demoiselles ? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous revoir.
Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.
J’étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt ; une grande pièce basse d’étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits en pierres précieuses.
Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué d’un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable fouillis de pièces de procédure et de dossiers s’éparpillait.
Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier blanc posée sur le devant de la tablette.
Et la feuille, en s’envolant, avait découvert un agenda d’où sortait, en manière de signet, un portrait-carte photographié.
De la cheminée, près de laquelle j’étais, c’est à peine si on pouvait distinguer la nature de ce dernier objet ; encore bien moins était-il possible de reconnaître la personne représentée.
Je déclare même que je n’aurais pas su dire, en m’appuyant sur le seul témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une femme.
Et cependant je m’élançai en avant avec un battement de cœur qui faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l’agenda, j’en arrachai la carte, et je reconnus, au travers d’un éblouissement, le sourire bien aimé de ma petite Jeanne.
Oui, de Jeanne que j’avais tourmentée tant de fois pour avoir son portrait, et qui jamais ne me l’avait donné !
L’instant d’auparavant j’aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n’avait jamais posé devant un photographe.
Mais c’était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.
Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un grattage, il y avait quelque chose d’écrit au crayon.
Textuellement ceci : En campagne, tout de suite ! 3.000. C’est convenu.
Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que l’écriture ne m’en était pas inconnue, et qu’un nom allait me monter aux lèvres.
Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s’évanouit, chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau.
Le portrait de ma Jeanne chez cet homme ! Comment ? Pourquoi ?
Un signalement écrit peut s’obtenir sans le concours du modèle, mais un portrait photographié – debout – éveillé, souriant !
Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l’agenda pour y replacer la carte.
Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie hier et attendant les notes d’aujourd’hui.
Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard.
Le fait en lui-même ne pouvait m’étonner que médiocrement puisque j’étais ici sur l’invitation du maître de l’agenda, mais mon nom était accolé à un substantif qui me parut inexplicable.
Il y avait, c’était la dernière ligne écrite : Lucien Thibaut. – Succession.
Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus.
Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des émoluments de ma charge.
Mais telle qu’elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore ouverte, et il pouvait m’étonner qu’on eût ainsi à s’en occuper chez les gens d’affaires.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que cette surprise était bien loin de m’impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le coup d’un grand trouble.
Seulement, cette surprise m’avait empêché de reposer l’agenda à la place même où je l’avais pris et j’étais encore penché au-dessus du bureau lorsqu’un bruit de porte qu’on ouvrait me redressa en sursaut.
J’attendais ce bruit puisque je savais qu’on approchait, mais je l’attendais derrière moi et du côté par où j’étais entré moi-même.
Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée sous le dernier étage des casiers, et que je n’avais point remarquée.
Cette lacune servait au jeu d’une porte dérobée qui venait de rouler sur ses gonds.
En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode sentimental :
Ah ! vous dirai-je, maman
Ce qui cause mon tourment…
La chanson s’arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant la baie de la petite porte, venait de m’apercevoir en flagrant délit d’indiscrétion.
Ma main tenait encore l’agenda accusateur.
– Ah ! ah ! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l’embrasure de la porte. Tiens, tiens ! Allons ! exact au rendez-vous, mon cher compatriote… car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge ?
Je ne me souviens pas d’avoir été jamais plus désagréablement attaqué.
La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me blessa comme un son connu et détesté.
Ma mémoire, rapidement interrogée, m’affirma que nous nous rencontrions pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité :
– S’il vous plaît, d’où vous vient ce portrait ?
Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu recula.
Mais ce fut l’affaire d’une seconde. L’instant d’après, il entra tout à fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui.
– Allons, allons, me dit-il, en assurant d’un coup de doigt les lunettes d’or, qu’il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela ; causer de tout un peu, et causer encore d’autres choses. Mon temps vaut cher, c’est vrai, mais vous le payerez son prix… Dites donc, vous permettez qu’on se mette à l’aise chez vous ?
Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans méchanceté.
Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l’explication ardemment souhaitée.
M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot noisette qu’il portait en surtout, malgré la chaleur, et m’apparut, vêtu d’un gilet à manches, en tartan marron, d’une cravate blanche mal nouée et d’un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit du beau fixe.
Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à l’aise les pieds qu’on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste : pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais pieds du fantassin éternel ! Il remarqua sans doute l’attention que j’accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe de chambre à ramages. Patience et longueur de temps ! j’éclabousserai les autres, à mon tour. Je n’aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et revint vers moi en ajoutant :
– Saperlotte ! pas si agneau ! Vous savez, Monsieur et cher compatriote, je vous demandais tout à l’heure s’il était permis de se mettre à l’aise chez vous, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous, la main et le nez dans mes bibelots. Ce n’est pas un reproche. Je suis le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d’être un peu déconcerté et de me dire avec politesse : « Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de Méricourt, si je touche à vos chiffons, c’est le hasard ou la Providence, ou ci, ou ça », enfin un mot d’excuse, ah bien ! ouiche ! vous haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et vous me demandez malhonnêtement où j’ai volé ce qui est bien à moi… Pas si agneau qu’on me l’avait annoncé, Mylord ! Saperlotte, pas si agneau !
Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir, et reprit bonnement :
– Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n’en parlons plus. Moi, je n’ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte ! un joli brin ! J’ai connu son papa. Quelle canaille ! Ça vous rembrunit, mon juge ? Dans le coin ! Je n’ai qu’une envie, c’est de vous plaire.
Depuis qu’il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout exigu. C’était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un buste court et replet, une tête qui hésitait entre l’épicier et le pitre. – mais des yeux d’aigle !
Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot provoquait au premier aspect. Ils regardaient d’autorité, et parfois, sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.
– Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c’est bien, en effet le hasard…
Il m’interrompit d’un coup sec de son couteau à papier dont il frappa ma manche.
Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour incapable d’espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous sommes destinés à nous entendre, c’est certain et nécessaire. Ce qui mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c’est la conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m’en vante pas : la profession l’exige. Faites-moi l’honneur de vous asseoir.
Je m’assis, il reprit :
– Vous grillez pour l’histoire du petit portrait ? Je conçois ça. La jeunesse ! J’en ai éprouvé, à l’âge voulu, les rêves et les douceurs. Mais ça n’empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on n’aurait pas de l’eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la discrétion : c’est l’air qu’on respire en ces lieux. Moi, j’appelle ça travailler en artiste.
Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c’est le vieux monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants. D’ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.
Ne détruisez rien de ce que la nature a créé : même les officiers ministériels, voilà le fond de ma religion.
Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché une difficulté, – une vraie difficulté comme celle qui menace de vous étrangler, mon juge. – eh bien ! autant vaudrait vous nouer un pavé à la cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf !
Ça nous ramène à nos moutons, j’ai le portrait de la belle enfant, là, sur ma table, au milieu d’une multitude d’autres objets, parce qu’il y a une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse, soit à Paris, soit à la campagne…
– Et qui vous offre 3.000 francs pour cela ! m’écriai-je avec toute mon indignation revenue.
– Juste ! 3.000 francs comptant, de la main à la main.
– Et vous l’avez cette adresse ?
M. Louaisot de Méricourt m’envoya un signe de tête plein de bienveillance.
– Jeunesse ! fit-il d’un air attendri, je t’ai connue à l’époque ! Mon cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l’heure, ne me rendra pas, quand je l’aurai, tes agréables enivrements !
Causons raison, voulez-vous ? et ne lorgnez plus le portrait de la minette, ou bien je causerais tout seul.
Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme – moi s’entend – sous ses aspects les plus flatteurs.
Fin de l’escarmouche préliminaire : j’entre dans le vif. Attention !
Prime, d’abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C’est un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours pas mal ridicule.
Je vous savais par cœur dès le temps du baron de Marannes avec qui il m’est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d’affaire. Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait : ni mieux, ni plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n’avez reçu des nouvelles de notre ami Rochecotte ?…
Je répondis négativement.
– Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu’il était de la bande du baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert ! Plus riche qu’il ne croit. Avez-vous su qu’il avait des vues sur Mme la marquise de Chambray ? Oui ? Et ça ne vous fait rien quand on chasse sur vos terres ?… Bien, bien ! ne nous fâchons jamais. C’est vous qui lui avez écrit une cocasse de lettre, l’année dernière, à ce bon Albert !
L’étonnement me fit sauter sur mon siège.
– La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l’effet produit. Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.
Quant à votre lettre, j’en ai fait mention pour que vous pussiez voir à quel point je suis renseigné. Ah ! Mylord, vous étiez déjà un jeune magistrat bien embarrassé ! Et j’aurais pu, dès lors, vous offrir tout un bouquet d’informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j’ai l’air de celui qui court après les pratiques ?
Il se frotta les mains en clignant de l’œil à mon adresse. Je gardai le silence.
– Vous me direz, reprit-il : « Si vous ne courez pas après la pratique, mon cher M. Louaisot, pourquoi m’avez-vous écrit ? » Ah ! voilà ! Ça fait partie d’une règle de conduite : je cueille les poires de mon jardin quand elles sont mûres.
Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d’une lueur qu’on pourrait qualifier d’ignoble.
Mais son bel œil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.
– Après la conscience, reprit-il d’un ton de professeur, ce qu’il faut dans notre état, c’est la décence. Pélagie vous aura scandalisé. – Pélagie, c’est mon clerc, vous savez, la Cauchoise ? – Elle a une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers qu’elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n’est pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite ; elle a sa raison d’être… Je suis bête, moi ! Je n’ai qu’à mettre un papier dessus, parbleu !
Il s’agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à ce qu’il parait.
M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l’aide d’une signification sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.
Mon œil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au corps du billet, l’écriture de Mme Péry.
M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l’œil et dit d’un air aimable :
– Comme vous voyez ! profits et pertes ! Sans me targuer d’être supérieur à Saint Vincent de Paul, je n’ai jamais rien refusé à la veuve et à l’orphelin, quand l’affaire offre quelques garanties. J’avais confusément l’idée que vous feriez les fonds à l’échéance, mais Mme Péry refusa mordicus de s’adresser à vous. C’était une nature insuffisante, sans aucune initiative… Ne vous apitoyez pas sur mon sort. L’effet est de 500 francs, sur lesquels j’ai fourni 75 francs écus et 425 francs d’eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous affirmer qu’il sera soldé un jour ou l’autre, capital, intérêts et frais, plus un pourboire… Pélagie !
La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au vent.
– Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M. le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison. Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte, – à moins que nous n’ayons mieux à faire.
Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.
J’avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me disais qu’on l’avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il recouvrait maintenant l’adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi peut-être à jamais.
Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de pain avec une tranche de rôti froid.
– On n’a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour ? demanda-t-elle d’un air effrontément candide.
– Va voir de l’autre côté si j’y suis, toi ! répondit M. Louaisot, la bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui ferais croire que tu n’as pas été élevée aux Oiseaux !
Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d’une blancheur insolente, et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de Méricourt, reprit quand elle fut sortie :
– Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d’État. Je vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous ? Je vous disais que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur ! je crois au contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien, mais la langue vous démange de m’interroger, parce que vous savez de science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C’est ici le magasin.
Il s’interrompit pour prononcer d’un ton railleur cette phrase que j’avais lu la veille dans une lettre anonyme.
– Tout n’est pas rose dans le métier d’amoureux.
Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de sa prunelle m’entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix :
– Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de Rochecotte ?
Je crus avoir mal entendu.
– Mort ! Albert serait mort ! m’écriai-je.
– Bien, bien. Ce triste événement m’a aussi donné un coup. Je vous avais dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà : il paraît que sa donzelle… Comment l’appelez-vous ?
Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les lettres d’Albert.
Je le balbutiai. J’étais atterré.
M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m’inquiétait.
Il me semblait deviner une menace dans ce regard.
– C’est ça ! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la fois, c’est parbleu bien ça ! Fanchette !… Quoiqu’elle ait peut-être encore un autre nom. Il s’arrêta. Évidemment son regard me provoquait.
Je restai muet. J’étais frappé plus que je ne puis dire par l’annonce de cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d’ajouter foi.
– Mais que nous importent les autres noms qu’elle peut avoir ? poursuivit M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M. Thibaut ! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d’être jalouse. Ce n’est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font semblant, c’est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s’était mis en tête de faire une fin…
– On n’épouse pas Fanchette ! murmurai-je involontairement, par souvenir de la dernière lettre du pauvre Rochecotte.
– Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.
Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi levé, me dit avec un geste courtois :
– Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur.
Mais je ne l’entendais pas. Je restais là tout étourdi.
Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j’aimais le mieux.
M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la table un paquet de lettres qu’il feuilleta avec son couteau à manger.
– Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d’un fusil ou le boulet d’un canon. Il y a cent manières de tuer… Est-ce que vous n’aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec Mme la marquise de Chambray ?
Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l’empêcha pas d’ajouter :
– Vous comprenez bien qu’on me répond quand on veut. Je ne force personne. Règle de conduite : quand je me permets d’interroger, c’est toujours dans l’intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n’ai rien dit, mon cher M. Thibaut… Voici le fait-Paris en question.
Il détacha une fiche de papier imprimé qu’on avait coupée dans un journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l’intérieur d’une lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.
Le journal disait :
Encore un assassinat ! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a été effrayé par un tragique événement.
Dans un cabinet particulier du restaurant : les Tilleuls, où se réunissent d’ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune homme et une jeune femme s’étaient fait servir à dîner.
Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis, avaient fait preuve d’une gaieté folle.
Longtemps après qu’on leur eut monté le café, et quand le maître de l’établissement s’étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur cabinet, tout à l’heure si bruyant, une société qui occupait un salon voisin put saisir quelques sons plaintifs.
On essaya d’ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en dedans et force fut d’envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.
À l’intérieur, un spectacle horrible s’offrit aux yeux des assistants.
Le jeune homme – M. A. de R… reconnu par le maître de l’établissement pour un de ses clients habituels – était étendu sur le carreau et baigné dans son sang.
Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule parole de révélation ou d’accusation.
La jeune fille, elle, avait disparu ; nul ne peut dire quand ni comment.
Le maître de l’établissement dont elle était également connue la désigne sous le nom de F…
On a trouvé parterre, auprès de la table – ceci n’est qu’un on-dit – un mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F… et un petit étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui seraient des portraits de la même fille F…
M. A. de R…, venait de faire un héritage. Il était sur le point de se marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe activement. »
C’était terriblement clair. J’allais pourtant exprimer un doute, fondé sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M. Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu’il venait de découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre.
Je lus ce qui suit :
… Vous avez déjà deviné : R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le sais d’une façon trop certaine.
Ce que le journal ne dit pas, c’est que cette malheureuse a été vue par un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle.
Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants. – Ce serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis ! – Elle avait les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la lutte, se collaient horriblement à ses doigts…
Les uns disent qu’elle s’est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de Grenelle, les autres, qu’elle est parvenue à s’évader… »
Je restai muet de stupeur après cette lecture.
M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de vin entamée.
– Un petit coup pour vous remettre le cœur ? demanda-t-il avec sa bonne humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre jusqu’au bord et le huma sans se presser.
Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s’essuyant la bouche :
– Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd’hui, et qui demain… Mais bah ! demain n’est à personne. Comprenez-vous maintenant la vérité de ce que je vous disais sur le métier d’amoureux ?
Et se figure-t-on chose pareille ? avec des ciseaux ! Combien cette Fanchette a-t-elle dû frapper de coups ? dix, vingt, trente ?… Mais, après tout, des ciseaux, c’est une arme de pauvre fille. Les grandes dames tuent autrement. J’en ai connu qui se servaient d’une épingle et qui frappaient – plus de mille fois – droit au cœur !
La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un observateur.
Le truc, mon cher Monsieur, c’est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce vieux bébé de baron a tourné l’œil en me devant 176 fr. 20 c. ; c’est de l’argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez rire, ma place au palais Bourbon, car j’ai des idées de politique. Je m’exprime élégamment, j’aime à discourir, et ça me chatouillerait assez d’être appelé « l’honorable préopinant ».
Il s’arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter :
– Dites-donc, vous ! aussi honorable que bien d’autres ! La profession est délicate, c’est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux poids et l’industrie frelatée, qui remplissent la chambre d’usuriers et de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après leur dîner rouge ?… Et on se relève, chez nous par la conscience !
M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l’entournure de son gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.
En somme, où tendait tout cela ?
J’écoutais sans trop d’impatience ce débordement de paroles bavardes, parce que j’y cherchais un sens qui n’était pas celui des mots prononcés.
Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but très habilement poursuivi.
Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.
Une fois ou deux, la pensée me vint que j’avais affaire à un maniaque, mais ce soupçon ne tint pas contre l’évidence qui naissait de mon émotion même.
Geoffroy, il faut me lire comme j’écoutais : entre les lignes et hors du texte. C’est sérieux. Je dirai plus : c’est peut-être mortel.
Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans l’avenir.
– Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j’ai l’avantage de m’occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c’était un homme de talent, moi aussi, – et je n’en ai fait, qu’une. Jugez si elle doit être bonne !
Quand j’étais tout petit, là-bas, au pays, j’entendis raconter une fois l’histoire d’un brave homme qui n’était pas cordonnier et qui vendit 300.000 paires de savates au gouvernement de l’empereur Napoléon 1er, roi d’Italie et protecteur de la Confédération germanique.
Napoléon n’est pas mon fétiche, à moi, j’aime mieux Franconi.
Devine devinaille ! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n’y a ni cuir ni ligneul ? Et de même pour le reste, achetant leur pain au boucher, leur viande chez l’horloger et l’avoine de leurs chevaux aux fabricants de corsets mécaniques ?
Dans l’histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées de fusils.
Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont la sœur avait une cousine. Comprenez-vous ? La cousine était précisément la tante d’un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse.
J’ai gazé l’anecdote à cause de vos mœurs.
Voilà comment les choses se font : Mme la secrétaire générale donna la fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la cousine et ainsi de suite jusqu’à l’oncle du brosseur.
Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous. Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne. S’il avait eu la bête d’idée de livrer des vrais souliers au gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.
Mais c’était un fin finaud de Cauchois. Il se dit : Qu’est-ce que ça fait ? c’est pour des soldats !
Et il acheta un plein magasin d’almanachs qu’il fourra dans les semelles.
Qui fut bien chaussé ? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu’à Vienne ou jusqu’à Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.
Ça vous est égal, mon histoire ? vous croyez ça ? Peut-être que vous vous trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie.
Et j’y pioche depuis le temps.
De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également positif qu’avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de l’Europe !
C’est affaire de soins, de peines, et la manière de s’en servir.
Mon histoire, telle que je vous l’ai contée, a tué le pauvre jeune M. de Rochecotte, à plus de soixante ans de distance.
Et la petite photographie qui est là… Mais n’embrouillons rien. C’était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote. C’est fait.
Nous en étions à ce qu’on peut tirer de presque rien. Dame ! consultez la nature. Le coq est dans l’œuf, le chêne est dans le gland.
On couve l’œuf, on arrose le gland ; l’affaire sort, on la nourrit, on l’engraisse.
Mais comment engraisser une affaire ? Avec du foin ? Non, avec de l’esprit, de l’adresse – et de la conscience.
J’en ai plein mes poches et encore au grenier.
Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait jaloux…
Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné de sueur.
Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l’oreille comme un vain son. Moi, j’en souffrais comme la souris que le chat pelote.
J’aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de velours.
– Patience ! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien d’inutile, et nous en verrons le bout. L’origine de ma brillante éducation fut donc l’anecdote des souliers militaires, fabriqués avec des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs de la même farine… Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher compatriote. J’abrège. Arrivons au fait et parlons de vous.
– Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie !
C’était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un regard de travers.
– Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour m’amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma mécanique ? Non pas, non pas, diable !
Il ajouta en tirant sa montre :
– J’ai d’autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à gâter le métier, jamais ! Ce n’est pas mon tempérament.
D’ailleurs, qui sait ? Peut-être que j’ai une vieille dent de lait contre cette personne-là. Et peut-être qu’au contraire je vous porte un intérêt hors ligne. Pourquoi ? parce que…
Voyons ! si vous étiez l’affaire ?
– L’affaire ? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui flambait dans ses yeux.
– Oui, l’affaire ! si vous étiez l’affaire, la propre affaire que je nourris et que j’engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire prochaine ? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord !
En foi de quoi, ne faites plus l’endormi, et ouvrez vos deux oreilles toutes grandes…
Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine :
– M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu’au menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez le mot longtemps, longtemps.
Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il sera peut-être trop tard.
En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de l’affection que vous avez su m’inspirer dans cette courte entrevue, ou bien pour nourrir l’affaire, arrangez cela comme vous voudrez.
Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum ! un coup de canon ! C’est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge.
L’affaire ! Votre victoire tuerait l’affaire tout aussi bien que votre mort.
Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut ? Je gage que c’est la photographie. En vérité, ça n’en vaudrait pas la peine. Je ferai mieux, je veux vous rendre l’original du portrait…
Je joignis les mains comme s’il m’eût ouvert le ciel.
– Attendez donc ! ajouta-t-il. Et ça se mêle d’être le collègue de M. Ferrand ! Voilà un compagnon dont la peau n’est pas transparente ! L’avez-vous regardé dans l’œil ?… Attendez donc ! Que feriez-vous du pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous ? Je ne fais rien à demi. En vous rendant l’original en question, je prétends vous fournir les moyens de l’épouser bel et bien par-devant M. le curé et par-devant M. le maire.
Ma tête s’inclina sur ma poitrine. J’étais incapable de trouver une parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.
– Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse ? reprit-il ; vous avez tort. Je n’ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain d’obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche Mme Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et ça ne vous coûtera que mille écus : juste le prix marqué par l’autre client sur la photographie.
– Je n’ai pas mille écus, murmurai-je.
– On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant.
Puis il ajouta ces paroles étranges :
– Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un millionnaire, sans le savoir…
(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)
On est venu me demander pendant que j’écrivais. Il m’a été remis un pli jeté dans la boite du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un fragment de lettre qui ajoute un point d’interrogation à tant d’autres.
Tu le verras. Je continue tandis que j’ai la mémoire fraîche, désirant terminer aujourd’hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.
Cette phrase bizarre : Vous êtes peut-être un millionnaire sans le savoir, glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont j’étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause, destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions :
– Vous n’avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me regarde exclusivement : Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour bonne, voilà le fait. Pas d’écrit, pas de billet ! à la normande ! Tapez-moi seulement dans le creux de la main.
Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.
Je n’espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M. Louaisot mettait à ma disposition comme s’il eût été une bonne fée, mais j’éprouvais une curiosité d’enfant.
Je voudrais en vain le cacher, j’étais sous le coup de ce trouble qui porte à admettre le merveilleux.
Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu’il visait, avait réussi à me fasciner.
– Tope ! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié ! c’est six mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais opérer loyalement la livraison. Vous n’avez pas plus de ruse qu’il ne faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge ; après tout, ça forme un jeune homme.
Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont le fil, sans compter les avocats : vous savez à peu près ce que parler veut dire.
Bon ! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles, c’est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons de médiocre grosseur, Mlle Sidonie, Mlle Agathe, Mlle Maria… vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. Mettez-vous donc une bonne fois dans la tête que notre métier vit de conscience.
Nos prospectus chantent : « Je sais tout, je sais tout, je sais tout ! » Ce serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des choses.
Je reprends : La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout d’un coup qu’un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse.
Un superbe saumon, celui-là ! saperlotte ! le plus beau poisson du pays à vingt lieues à la ronde ! Mme la marquise de Chambray, la reine de la localité, l’étoile de l’arrondissement, l’astre du département, et avec ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un trésor… je ne ris pas, au moins : c’est ma cliente. Me suivez-vous bien, jeune homme ?…
Je fis un geste affirmatif.
– Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein ? On ne peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J’ai un fonds de gaieté dans le caractère. « Voulez-vous bien me dire maintenant ce que pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l’incomparable marquise ? Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que personne d’où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n’a que les dettes laissées par ses lamentables père et mère.
– Mme Péry, voulus-je dire, était une femme…
– Parbleu ! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer un ménage.
Mais quel homme ! et quelle femme ! Votre fantaisie de grand enfant pour l’héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n’aurait pas même pu faire tort à Mlle Maria, ni à Mlle Agathe, ni à Mlle Sidonie. Jugez donc quand Mme votre maman l’a flanquée en balance avec la marquise Olympe !
Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci : c’est que vous étiez moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été votre premier rêve. Ne rougissez pas : c’est un fait acquis à l’histoire générale de notre époque.
Bon ! voici quelque chose de moins vraisemblable : de son côté, l’éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel prétexte ? Je n’explique pas, je constate. L’Amour a un bandeau dans la mythologie, et d’ailleurs, en dehors de l’innocence incurable qui fait le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon !
Enfin n’importe, ça y était : Cupidon l’avait piquée de ses flèches. On pouvait donc chanter : affaire bâclée ! et marchander la corbeille.
Ah ! bien, ouiche ! pas du tout. Obstination inopinée de l’ancien agneau qui tourne au bélier pour l’entêtement. L’agneau s’acharne après son second rêve, le mauvais rêve, celui qui n’a pas le sou !
Dame ! maman se fâche, mais là, tout bleu ! Les deux sœurs n’ont plus une goutte de sang qui ne soit vinaigre… Qu’est-ce que c’est Pélagie ?
La porte par où j’étais entré venait de s’ouvrir, et cette large fleur, Pélagie, s’épanouissait sur le seuil.
– C’est la dame, dit-elle.
– Quelle dame ? demanda M. Louaisot avec impatience.
– Parbleu ! répliqua Pélagie, la belle, donc ! Celle du pays, et que vous avez dit d’aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle veut.
M. Louaisot de Méricourt sourit d’un air discret et fin.
– Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie d’attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu’à offrir l’absinthe. Et souviens-toi bien de ceci : le jeune seigneur ici présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va !
La Normande l’écoutait comme toujours d’un air moitié obéissant, moitié goguenard.
Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit :
– Concis et précis, voilà désormais le mot d’ordre. Je supprime toute une série d’arguments intermédiaires, et je dis : nos prémisses étant posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur le bûcher d’Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la photographie.
C’est certain, c’est net et plus évident que la lumière du jour. Et je l’approuve, cette mère de famille.
Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à n’en pas conserver une miette, qu’arriverait-il ? Veuillez me répondre.
Je n’eus garde. Il continua :
– Monsieur et cher compatriote, j’ai rencontré plus d’un modèle d’ahurissement, mais d’aussi parfait que vous, jamais ! J’ai peut-être en tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon français d’Yvetot, voyons ! Je suppose que Mme la marquise ne veuille plus de vous ?
Je dus faire un mouvement, car il s’écria :
– N’est-ce pas que c’est une idée ? J’en ai comme ça par hasard d’assez mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on recommencerait la pêche aux goujons.
Mais c’est que notre pauvre photographie n’est même pas un goujon, direz-vous ?
Elle n’est rien. Elle est moins que rien.
Donc, le refus de la rayonnante Olympe n’aurait pour résultat immédiat que de nous ramener à Mlle Sidonie, à Mlle Agathe et à Mlle Maria. Est-ce que nous voulons ? Non ? Alors, creusons l’idée…
J’écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M. Louaisot en bonne humeur, il continua :
– Ma parole, il a l’air de comprendre, l’élève Thibaut ! Je creuse : je suppose que la situation monétaire de Mlle Jeanne vienne à s’améliorer. Comment ? Je vais vous étonner : par la resplendissante Olympe elle-même.
Vous faites la grimace, ça m’est égal. Quand on est en train de supposer, il ne faut jamais s’arrêter à moitié route. Les frais sont nuls.
Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la photographie – qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir quelques droits à l’héritage de feu le marquis. Eh ! eh ! pas si bête, ce M. de Méricourt ! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l’idée, spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter dans le monde…
– Assez ! assez ! balbutiai-je avec découragement.
– Comment, assez ! non pas, saperlotte ! ce n’est pas assez, mon cher Monsieur.
– Vous me leurrez d’espérances impossibles !
– Est-ce votre avis ? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté, pas vrai ? Loin que ce soit assez, il faut encore qu’Olympe, déjà plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot pardessus le marché.
Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au moment où je me dirigeais vers la porte.
Cet homme a la force d’un bœuf. Je restai immobile comme si les deux moitiés d’un étau s’étaient refermées sur mon bras.
– Il le faut, il le faut, il le faut ! répéta-t-il par trois fois. Non pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l’affaire qui est en train de maigrir. Et d’ailleurs, croyez-moi, Mylord, l’auguste Olympe doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu’un à compte…
Mon regard l’interrogea. Il s’interrompit pour ajouter :
– Ne tâchez jamais d’en savoir plus long que je n’en veux dire. C’est inutile. Ne songez qu’à votre propre cas. Vous l’aimez ou vous ne l’aimez pas, cette pauvre petiote…
– Jeanne ! m’écriai-je. Si j’aime Jeanne !…
– Bien, très bien ! interrompit-il. Ça suffit, je n’en doute pas, et c’est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions : Votre hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé entièrement bourré de feuilles de roses ?
Eh ! Biribi ! vous ne songiez plus à cela !…
Son terrible regard était sur moi. Il m’entra dans le cœur comme un couteau.
– Vous savez où elle est ! prononçai-je avec effort.
Il me regardait toujours.
– Vous savez qu’elle souffre !…
Il haussa les épaules.
– Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n’est pas là. Voici la question : je vous vends moyennant trois mille francs, un moyen de forcer la marquise de Chambray…
– De forcer ! répétai-je malgré moi.
– Dame ! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.
– Pour forcer, il faut menacer…
– À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d’exécuter la menace.
– Pour menacer, il faut savoir…
– Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre…
– Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d’une femme ! Acheter son secret !
Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge.
M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu’à l’admiration.
Il restait là devant moi sans parler.
Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne.
Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et retourner entre ses doigts.
– Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence, que vous n’aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez pas par vous entendre avec Madame votre mère.
Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans la profession, jamais on ne trahit un secret, c’est la règle de conduite, – surtout pour trois mille misérables francs !
Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J’y puis avoir intérêt aussi. Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m’a traité quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. « Mais elle est ma cliente. Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond d’un cercueil. « Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera pas par moi.
Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas.
Finissons : vous m’avez acheté pour trois mille francs de marchandise, reste à opérer la livraison. J’y procède.
Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça lestement une ligne, – une seule.
– Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre, vous ferez de ceci l’usage que bon vous semblera. Il vous est même loisible de le jeter au feu sans l’ouvrir ; vous ne m’en devrez pas moins les trois mille francs convenus… Je suis attendu par une dame, vous ne m’en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon cher M. Thibaut.
Comme je n’avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.
(Écriture de Lucien, suite du précédent.)
J’ai dormi, cela ne m’a pas reposé. J’ai la fièvre.
Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro d’ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j’aime mieux achever mon récit sans le morceler.
Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son salut et ne songeai même point à me retirer.
Tout ce qui m’avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait autour de ma cervelle. L’impression que me laissait l’ensemble de l’entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.
Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.
Je restais assis à la même place. J’avais encore sur mes genoux la feuille pliée en quatre qu’il y avait posée. L’agenda, le protêt et la photographie avaient disparu : M. Louaisot les avait serrés ensemble dans un tiroir fermant à clé.
Non seulement l’idée de prendre connaissance de l’écrit de M. Louaisot ne m’était pas venue, mais je ne l’avais ni touché ni même regardé.
Ce qui m’éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait entonné le Sire de Framboisy dans l’antichambre, en battant le par-dessus de son maître, à grand fracas.
Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le murmure d’une conversation vive et animée, mais qui très certainement n’était pas une dispute.
Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot : les répliques allaient et venaient comme un feu croisé.
Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait entrouverte.
Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le timbre des voix m’arrivait assez net.
Il y avait un homme et une femme.
Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n’eût point été prononcé. La pensée d’Olympe me ramena au papier qui était sur mes genoux.
Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c’était pour le jeter au feu.
Il n’y avait pas de feu dans la cheminée.
En toute ma vie je n’avais jamais songé à Olympe sans éprouver un sentiment d’admiration et de respect, auquel se mêlait une part de sincère affection.
Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie, bonne, spirituelle, heureuse autant qu’on peut l’être ici-bas et méritant tout ce bonheur.
Si quelque chose m’éloignait d’elle un peu c’était son incontestable supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous d’elle.
Tu sais bien, Geoffroy, j’étais un garçon honorable, et je le suis encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater précisément de cette heure qui commença ma misère.
Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que souffrir.
Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.
Le remords ! Et pourquoi ! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce papier ?
Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère !
Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau ; et peut-être en aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche s’élève que je ne puis pas étouffer.
Geoffroy, j’ai mal fait…
Je vais te dire : mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne.
J’entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour ordonner.
Je savais que c’était elle qui avait offert trois mille francs à M. Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne.
Je le savais, je le sentais : elle était l’ennemie de Jeanne.
Après tout, ce n’était pas pour moi que je combattais. J’étais chargé de défendre Jeanne. Sa mère m’avait appelé à son lit de mort.
Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi ?
Ah ! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu ?
Car j’ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix qui disait au-dedans de moi : tu fais mal.
La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi : Dites-lui seulement : je sais l’histoire du codicille…
À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet. Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d’une pensée, on ne peut pas détruire la pensée.
J’avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir.
Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils vivaient désormais en moi, ineffaçables.
Je sais l’histoire du codicille ! c’était bien la forme consacrée du talisman. Cela ressemblait au « Sésame, ouvre-toi » des contes arabes. Il y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme.
La seule idée de me placer en face d’Olympe, l’amie de ma famille, la compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le rouge de l’humiliation à mon front. Jamais, oh ! certes, jamais je ne devais me servir de cette arme !
– Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui venait de pousser la porte d’entrée d’un bon coup de pied, si ça ne vous dérangeait pas dans vos patenôtres – car vous parlez tout seul et c’est drôle, à votre âge – je balaierais à fond le bureau du patron. C’est mon jour.
Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s’effaça militairement pour me laisser passer et me dit :
– Alors, il n’y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier placé sur le portrait de la petiote ?
Je m’arrêtai court, elle ajouta :
– La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans cracher au bassinet. Ça se doit.
Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main.
– Tenez, bel homme, me dit-elle, on s’intéresse à vous. Je mettrai ça de côté comme un sou percé, parce que l’argent de joli garçon, ça porte bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce qui vous attend à votre hôtel !
(Charmante petite écriture de fillette. Signée « Jeanne » tout court.)
À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot : « Prière de faire suivre en cas d’absence. »
(Sans indication du lieu de départ.)
7 juillet 1865.
Monsieur et bon ami.
J’espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je suis bien seule depuis qu’elle m’a quittée, et ses conseils me manquent à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.
Peut-être m’aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom était sur ses lèvres, à l’heure où elle m’a dit au revoir pour un monde meilleur, et je suis bien sûre de l’avoir entendu dans son dernier baiser.
Elle vous aimait tant ! Je crois bien qu’elle ne sera pas fâchée contre moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère m’adresser à un autre que vous.
Comment vais-je commencer, cependant ? Je ne sais pas où je suis. Et quelles paroles employer, puisque j’ai à vous dire que vous êtes la cause bien innocente de ma captivité inexplicable !
Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n’était pas de vous : la lettre qui m’a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De qui est-elle ? Ma mère avait des ennemis, puisqu’elle recevait des lettres qui l’ont tuée.
Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.
Et la lettre ne peut être d’un ami, puisqu’elle n’est pas de vous. Je l’ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de vous revoir.
Assurément, je n’aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui n’étaient pas vous.
Mais j’ai cru à ma joie, c’est ma joie qui m’a trompée. Ma joie m’avait rendue folle.
Est-ce qu’un pareil bonheur serait possible ?
Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu’il y avait dans cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu’elle me parlait de Mme Thibaut, votre mère…
C’est ce nom respecté qui m’a décidée.
Une fois décidée, j’ai accompli résolument tout ce que vous m’ordonniez… tout ce que la lettre, du moins, m’ordonnait de faire.
J’ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu’en vous ici-bas : comment aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous ?
Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à ma mortelle tristesse.
Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon cœur. Je vivais en moi-même. J’étais avec ma mère – et avec vous.
Je savais, on me l’avait dit tout de suite, que ma pension était payée par ma cousine Olympe. Cela m’inspirait beaucoup de reconnaissance, et peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier sentiment que je me reprochais à moi-même.
Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même et vous me jugerez sans rudesse.
En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l’endroit que vous m’aviez indiqué. Est-il besoin d’ajouter que vous n’y étiez pas ?
Mais il y avait quelqu’un à m’attendre. Je fus reçue par une femme jeune encore, très forte de taille et d’un joyeux caractère qui se dit envoyée par vous.
Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs d’Yvetot.
Elle portait le costume des Cauchoises.
Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont l’occasion. Je ne m’étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui n’étaient pas toutes de Normandie.
Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit :
– On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici aura tapé sous ma coiffe.
La chambre d’auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l’un, je veillai dans l’autre.
Et quand je m’endormis, à la fin, je fis de beaux rêves.
Le lendemain, en s’éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui n’étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter d’être reconnue.
C’était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d’une élégance un peu trop parisienne.
Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions ; elle me répondit :
– Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j’avais regardé souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon portrait. Mais nous étions si pauvres !
Quoique je n’eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en forme d’explication :
– C’est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu’on lui envoie par la poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien, en traçant ce dernier mot.
La fermière l’avait prononcé avec un bon gros rire.
Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit. Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n’entendis pas l’adresse qu’elle donna pour qu’on y envoyât les épreuves.
Je n’ai plus jamais entendu parler de cela.
En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir parlé bas au cocher.
Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula plusieurs heures sans s’arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la fermière se fut « mis sa bouteille dans le coffre », comme elle disait, elle redevint aussi gaie que la veille et me dit :
– Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.
Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d’un assoupissement irrésistible. J’avais mangé très peu pourtant, et c’est à peine si le vin trempé d’eau de mon verre avait touché mes lèvres.
Je dormis jusqu’à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j’entendais les roues sonner sur le pavé.
À en juger par le temps qu’avait duré notre voyage, nous devions être déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route de chez nous…
Je ne m’éveillai véritablement qu’après être sortie de la voiture.
On m’avait portée dans une allée qui n’était pas large. Je voyais beaucoup de clarté derrière moi : dans la rue, sans doute.
Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m’a laissé de très vagues souvenirs.
Un homme, qui n’était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.
Une porte était toute ouverte au haut de l’escalier. Nous entrâmes, la métayère, l’homme et moi.
L’homme disparut à l’intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est vêtu d’une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l’ai plus revu.
Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre actuelle, que je n’ai point quittée depuis lors.
C’est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux de cheminée.
En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j’ai pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s’illumine le soir.
La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m’empêche de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie comme celle des Panoramas.
Je suis là depuis cinq longs jours.
Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison ; mais j’ai abandonné l’idée de Rouen. Les bruits durent jusqu’à deux heures du matin, et j’ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les voitures roulent sans relâche.
Une fois j’ai entendu de l’autre côté de ma porte la voix de basse taille de l’homme qui a aidé la métayère à me faire monter ; mais il a passé sans entrer.
Je suis servie par la métayère elle-même, que j’appelle toujours ainsi, mais qui doit être une servante. Je ne vois qu’elle.
Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d’acquit. Je n’y crois plus.
Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être par votre ordre.
Ma lettre n’a pas d’autre but que de vous informer de cette situation extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre cœur vous dictera la conduite à tenir.
Mon moyen pour arriver là est bien chanceux.
Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j’ai consenti ; je ne puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée.
Note de Geoffroy. – Le papier gardait en plusieurs endroits des traces de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien avait ajouté de sa main : « Péry ».
Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien : « La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que plus tard et par Jeanne elle-même. C’est un faux. »
(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du même, également contrefaite.)
Paris, 1er juillet 1865.
À Mlle Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la Sainte-Espérance, en ville.
Mademoiselle,
Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous écrire la présente. J’ai trop d’honnêteté pour saisir l’occasion de vous y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette réserve qui coûte à mon cœur.
Voici l’exposé sincère de la question : Nous n’étions séparés que par les préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets d’union dans l’intérêt de mon avenir.
Vous serez bien aise d’apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes prières ont enfin fléchi l’entêtement de cette tendre mère qui consent à faire le bonheur de son fils.
Si donc, comme je l’espère, vous êtes toujours, dans les mêmes intentions qu’autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous êtes pour le moment, et de venir me trouver à l’hôtel de Beauvais, rue Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune.
Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera bientôt sa fille.
Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et ma tendre affection ne font que croître naturellement par la circonstance.
Croyez-moi bien toujours, je vous prie.
Votre fiancé fidèle,
Lucien Thibaut.
P. S. – Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu’elle est dans l’intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué au long, hôtel de Beauvais.
Ici, nouvelle mention de la main de Lucien :
Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans défense ni expérience. Il n’y avait pas plus de quinze jours qu’elle avait perdu son abri : l’aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le cacher : Au premier abord, je lui en voulus de s’être laissée prendre à un piège aussi grossier. D’autant que, pour tomber dans ce piège, il lui avait fallu me croire capable d’écrire une lettre pareille.
La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot, avait cru faire preuve d’adresse en me prêtant ces platitudes. Mais Jeanne !…
Autre mention, également de Lucien :
Je place à cet ordre l’envoi que je reçus pendant que j’écrivais ma dernière lettre à Geoffroy. J’en avais reculé le classement pour ne point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de Méricourt.
(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux autres lettres sans signature. Seconde feuille d’une lettre pliée en deux – la première feuille manque ; papier froissé et maculé, mais très beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse : un simple fragment commençant au beau milieu d’une phrase :)
… assez bien profité de vos leçons : J’écris maintenant aussi lestement de la main gauche que de la main droite.
Vous m’avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous hais. Sans vous, j’aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait savoir que je possède, moi, et que vous m’avez donné, vous (! ! !), des talents de faussaire !
Et tant d’autres habiletés redoutables !
Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en esclave, vous parlez de mes exigences ! Vous vous moquez, n’est-ce pas ? ou vous êtes fou.
Vous arrêter ! Avez-vous donc oublié l’histoire de cet homme qui avait une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre de l’enfant ?…
Vous êtes le diable, mon bon. Vous n’aviez même pas d’amour !
Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah ! vous ne gardâtes rien pour vous, j’en conviens. Ce fut à pleines mains que vous versâtes dans ce cœur enfant le précieux poison de votre cœur vieilli.
Avec la manière de l’employer, c’est encore vrai.
L’enfant fut convertie à votre religion des apparences et des convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un sépulcre blanchi.
Et vous voulez vous arrêter ! Pourquoi ? un crime de plus, bien établi, combiné selon l’art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou gêne-t-il l’apparence ?
Il me déplaît d’être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non pas pour y être la seconde.
Partout la première !
Combien faut-il pour payer cette place ? Vous m’avez montré vous-même le chemin où sont les richesses entassées. J’irai, je le veux. Le prix qu’il faudra mettre, je le mettrai.
Je serai reine, je jouirai un jour. Je m’ennuierai le lendemain qu’importe !
Venez me voir, il est temps. Hier, j’ai cru que mon cœur allait ressusciter.
Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable ? Je mourrai, vous aussi, et après ? Le néant ? C’est vraisemblable, mais glacé. Je m’ennuie…
Oui, j’ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide ! Je ne sais pas si je l’aime ; mais s’il m’aimait, je croirais en Dieu.
Je ne puis me sauver de Dieu qu’en marchant ; ne me dites jamais de m’arrêter. Venez, je veux vous voir.
Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus. Venez !
Note de Geoffroy. – À cette feuille était collé un petit carré de papier écolier, portant quelques lignes dont l’écriture rappelait celle de deux ou trois lettres anonymes déjà lues.
Il avait dû servir d’envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu :
(Sans mention d’aucune sorte.)
Devine devinaille !
Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes par la plus respectée des femmes.
Et jolie, et propre, et gantée !
Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et les coquins ?
Devine devinaille !
Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d’autres personnages éminents, dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première instance ont l’habitude de changer leur habit de ville contre la toge – et réciproquement.
Devine devinaille !
Les juges apprennent, à l’usé, l’art de mettre en perce les problèmes les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés collègues qui a pu perdre ce chiffon-là ?
Allez-y, M. Thibaut.
Devine devinaille !
(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d’Yvetot.)
À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris.
Yvetot, 8 juillet 65.
Mon cher et jeune collègue.
Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu’il paraît.
Que faites-vous à Paris ? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos aimables sœurs, rectifiant l’appréciation maternelle, prétendent que vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.
Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d’entre nous ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur chambre d’étudiant.
Notre esprit de corps est la gravité.
Certes, je ne demande pas qu’un jeune magistrat s’enveloppe jusqu’au cou dans un manteau de puritanisme, encore moins qu’il pousse l’affectation de la vertu jusqu’à l’hypocrisie.
Je hais l’hypocrisie.
Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre absence prolongée.
L’autre jour, M. Pivert, notre substitut – un garçon d’avenir, celui-là, – demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue, autorisait ainsi les juges de première instance à faire l’école buissonnière.
Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues d’avoir l’intention de vous désobliger.
Cela va même si loin que je m’abstiendrai de vous dire quels désagréments pourraient résulter pour vous d’une prolongation de séjour à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de bienveillance ni d’amitié.
(Sur papier timbré. Extrait.)
Copie d’une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de la Seine, fondée sur l’articulation de ce fait que la demoiselle Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d’affaires, tenant bureau de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel Louaisot n’est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry. – Enregistré.
(Papier timbré. Extrait.)
Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le commissaire de police du quartier de la Bourse.
(Sur papier timbré. Extrait.)
Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet, officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n’a trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de son séjour ou passage.
(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.)
Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu’il ne connaît et n’a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes (Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu’il entend se pourvoir par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de domicile. Enregistré.
(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.)
À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris
Parenthèse de la main de Lucien :
Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.
Fichtre ! fichtre ! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du rond !
Il n’y avait pas un quart d’heure que la colombe était dénichée. J’en ai encore la chair de poule ! Ah ! fichtre, Monsieur, nous l’avons échappé belle !
Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées par un coup de maladroit ! Je ne me doutais pas que vous alliez vous fendre à fond, et si j’ai avancé le départ de la minette, c’est que je voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore les champs.
J’ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples ciseaux en puissent faire une écumoire.
Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l’affaire, vous savez, l’affaire, nourrie comme un bœuf gras, tombait du coup tête première dans la rivière.
Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est content de vous : vous avez montré plus de décision et plus de tête qu’on ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir quelqu’un ? que payeriez-vous ?
Seulement, une autre fois, arrivez un quart d’heure plus tôt.
Pour l’instant, c’est un coup raté.
Voulez-vous un bon avis pour finir ?
Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui ne tuent pas sont tués.
En avant deux et bonne chance !
P. S. – Vous faut-il un petit mémento ? Codicille ! codicille ! codicille ! ce mot est fée.
(De la main d’un écrivain public et signée d’une croix par François Bochon, valet de chambre.)
Yvetot, 12 juillet 1865.
À M. Lucien Thibaut, etc.
Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état, et qu’il n’y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous par cause de la prise qu’on a faite, dans l’enclos du Bois-Biot, de l’assassine du pauvre M. de Rochecotte.
Censé, je ne suis pas bien sûr qu’on l’ait prise tout à fait, mais n’empêche, M. le président est malade d’une flexion qui le prit à jouer le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d’air, et l’autre juge a sa dame prête d’accoucher, en mal d’enfants.
Ça fait qu’on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac l’instruction de l’assassine.
Elle fait clabauder pas mal, j’entends l’absence de Monsieur.
C’est jeune, j’entends l’assassine, et bien mignonne, à ce qu’on dit. Quel dommage ! moi je ne l’ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un joli lopin, ils disent ça. Ce n’était donc pas désintéressé de sa part. Et puis en outre la mauvaise humeur qu’elle avait, qu’il allait se marier en ville, pas avec elle.
La chose s’est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les nécessaires, ça fait mal rien que d’y penser.
Mlle Célestine et Mlle Julie sont venues hier avec la bonne ; qu’elles disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas mal aigre, et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, avec votre démission comme déserteur, en plus sur le marché, n’ayant pas par-devers vous un congé réglementaire.
À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon qui est venue au pays, le soir même de l’assassine. Toujours reluisante et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique d’espionnages et cancans pour le commerce.
Il y en a des métiers dans ce Paris ! Elle dit comme ça, la cousine, s’entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l’assassine à M. de Rochecotte. Mais c’est une langue, faut voir ! Et des couleurs !
En attendant le plaisir de revoir Monsieur…
À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma pendule qui grondait les douze coups de minuit.
Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse. Je n’avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.
Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j’avais eu le malheur de jeter les yeux sur le numéro suivant, j’étais perdu.
Je sentais cela.
Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en moi une curiosité si vive et si pleine d’émotions, que je fus obligé de faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je fermai la serrure à double tour.
L’appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié d’enfance trop oubliée, m’avait plus d’une fois touché jusqu’à l’angoisse.
Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l’élément cordial dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules, il y avait la pure, la simple envie de savoir.
L’énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me provoquait hautement, brutalement.
Une préoccupation me prenait d’assaut. Un besoin qui n’existait pas hier forçait l’entrée de ma vie et y conquérait une place.
Une place considérable, peut-être énorme.
Je ne m’étais pas interrogé encore sur la question du temps que j’avais à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux professionnels, mais je sentais d’avance que ce devoir nouveau se plaçait lui-même et d’autorité en première ligne.
À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.
Je suis de ceux qui n’ont pas des douzaines d’amis, ni même une demi-douzaine. J’admire les larges cœurs, capables de contenir des foules, mais je n’en voudrais pas pour amis. Cela sent l’auberge.
Faut-il pousser plus loin ma confession ? Pourquoi non, puisque précisément je vais faire pénitence ? Je n’avais jamais eu d’ami dans le sens admirable que j’attache à ce mot.
Eh bien ! ce soir, j’avais un ami. Pour la première fois, mon cœur battait largement à une pensée qui n’était ni d’ambition ni d’amour.
C’est bien vrai, je me sentais vivre aujourd’hui autrement qu’hier. Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être, ce cher martyr, que j’avais laissé là-bas, à la maison de santé de Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de moi-même.
J’avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée au coin d’une si terrible faiblesse, et d’où le malheur avait banni la fierté.
Je le voyais, – et je l’écoutais dans les lignes que je venais de lire. Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir s’emparait de moi avec plus de puissance qu’une amitié hautement avouée.
Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne connaissais pas moi-même.
Lucien s’était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à chaque page de son récit : ce rêve d’un ami modèle – qui était moi – vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien ?
Hier, je ne sais pas. Aujourd’hui, non, Lucien ne s’était pas trompé.
– Je suis tout cela ! m’écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je veux l’être, et je le serai !
Ainsi, songeais-je en descendant l’escalier de mon entresol.
Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient tumultueusement devant mes yeux.
Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège, assurément, j’étais bien plus lié avec lui qu’avec Lucien.
Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles blondes qui dansaient sous sa casquette d’étudiant.
Je n’avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu’il avait été assassiné par sa maîtresse, mais je l’avais appris en Turquie, par une lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient.
Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce délicieux sourire de fillette : « la photographie ».
Rochecotte n’avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l’affirmaient. Pourquoi ma pensée associait-elle d’une façon confuse Jeanne Péry et Rochecotte ?
Et cette femme si belle, si triste qui m’était apparue pendant le sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart ?…
Mais tout s’effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette comédie bourgeoise dont je n’avais vu représenter encore que les premières scènes : M. Louaisot de Méricourt.
Celui-là m’apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au centre de sa toile.
Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant Mme la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que certain fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au dossier par Louaisot lui-même essayait de poser en sœur de Méphistophélès.
Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu’au moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l’avait si bien éduquée.
D’ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.
Mais lui-même, le nourrisseur d’affaires, je croyais le saisir parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.
Jamais roman, jamais drame n’avaient fouetté plus énergiquement mon imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple : j’étais acteur dans la pièce.
L’émotion de mon entrée me tenait.
Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu’en plein midi.
Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j’avançais la main pour tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.
– Tiens ! tiens ! le nouveau client ! votre serviteur, Monsieur, j’espère que l’adresse fournie se sera trouvée exacte ?
Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma foi, par le perruquier.
Quoique apprenti diplomate, j’avoue que mon premier mouvement fut de lui fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants quand ils sont bien mis.
Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment :
– Très exacte, Monsieur, je vous remercie.
Mon entrée se faisait plus tôt que je ne l’avais pensé.
Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j’étais en scène.
M. Louaisot reprit avec moins d’assurance :
– Si je croyais ne pas être indiscret… j’attends ici la sortie de l’Opéra, et l’idée m’était venue de m’offrir une bavaroise…
Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l’heure tardive.
– C’est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M. Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça ; je sais pourquoi. Moi, j’avais ma stalle, mais dame, c’est trop long. Vous savez, je ne peux pas tant m’amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du matin.
– Entrons donc, fis-je en m’effaçant.
Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux, et le bas de son pantalon noir gardait d’importantes marques de crotte.
– Monsieur, répondit-il fort galamment, je n’en ferai rien. Veuillez passer le premier. La clientèle avant tout ! J’obéis et j’allai m’asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la fenêtre qui regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s’assit en face de moi, non sans m’en avoir demandé la permission.
Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.
– Ça me prouve que vous n’avez pas encore achevé.
– Achevé quoi ? demandai-je.
Il eut un sourire bienveillant et me répondit :
– Monsieur, j’ai eu tout ça entre les mains avant vous.
Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta :
– J’ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.
– Mais les autres ?
– Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.
Il s’assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux, puis il dit encore :
– Je ne prétends pas qu’il n’y a point au monde une personne – et peut-être plusieurs – dont l’intérêt serait de détruire ce ramassis de papiers, mais moi, je n’aime pas détruire. Tout sert… Garçon, ma bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains. Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la confidence la plus intime :
– Le temps est de l’argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage, et c’est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m’arrive parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent l’avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m’empêchera pas d’avoir mon cabriolet, au contraire… je parie que vous avez trouvé dans le dossier plus d’une allusion à mon cabriolet ?
– Plus d’une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je dévorais déjà ma première aile de poulet froid.
Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin méthodique l’un après l’autre.
– Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux dans ces lettres qu’il accumule au lieu de les mettre à la poste. En avez-vous reçu assez aujourd’hui, Monsieur ! Il n’écrit pas encore trop mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués d’un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J’en ai vu de tout neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois d’août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la destinée. Hé ! hé ! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la plaisanterie, et jamais un client n’a pu m’accuser d’être mauvais coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon !
Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une satisfaction évidente, et m’envoya par-dessus ses lunettes une de ces flambantes œillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si particulier.
– Une drôle de macédoine, n’est-ce pas, reprit-il rondement, cette aventure-là ! Et embrouillée ! Une vache, comme on dit, n’y reconnaîtrait pas son veau. Eh bien, pas du tout ! C’est clair, au fond, comme un petit verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le pauvre diable n’est pas de première force aux dominos, quoiqu’il ait porté la robe. Si Mme la marquise, la belle Olympe, comme notre innocent l’appelle, se donnait la peine d’établir un petit résumé, ce serait autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue !
Il s’arrêta pour piquer ses lunettes d’un coup de doigt et ajouta en me regardant amicalement :
– Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa connaissance ? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser qu’il avait deviné juste.
– J’aime les bons enfants ! s’écria-t-il. On me gagne tout de suite quand on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous ?
– De mon dépouillement ?
– Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.
– J’en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.
– Au n°38 ! fit-il. Allons, allons, ce n’est pas mal travaillé pour un seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu ?
– Pas beaucoup.
– J’aime la franchise. Vous avez bien dit ça : « Pas beaucoup ! » Eh bien, cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.
– Vraiment ?
– Oui, c’est comme j’ai l’honneur de vous le spécifier : ça va toujours en se brouillant.
– Alors, je ne comprendrai jamais ?
– J’en ai peur… à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.
– Quel dévidoir ? demandai-je en cessant de manger.
– Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n’y a pas d’écheveau saccagé par les chats qu’on ne puisse démêler quand on a un outil avec la manière de s’en servir.
– Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot ?
– C’est vraisemblable.
– Avec la manière de s’en servir ?
– Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs ! Je n’ai pas besoin de vous dire, car vous l’avez bien vu, que je suis un peu dans tout ça… Pas comme vous le croyez ! Non, non, non, non ! jamais je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou qui peut cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c’est moi, Monsieur !
Il se redressa tout content de m’apprendre cette circonstance, et son regard sollicita mon approbation.
Je saluai. Il poursuivit :
– Règle générale et de conduite : je reste sur le sentier battu, bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans les broussailles. Nous causons, pas vrai ? J’ai déjà eu l’avantage de vous dire que j’aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi facilement que j’avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si bête ! j’ajoute maintenant qu’ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la première ligne jusqu’à la dernière – la profession le veut, – je savais parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie ; j’aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n’aviez su découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot… Est-ce vrai ?
– C’est très vrai.
– Pourquoi faire ? moi ! gêner les clients ! Allons donc ! Vous me prenez pour un autre ! J’ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et je vous dis du meilleur de mon cœur : donnez-vous la peine d’entrer dans l’embrouillamini, M. Geoffroy de Rœux, il y a place pour tout le monde. Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux battants de la porte.
Il reprit haleine pour achever :
– Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot : ça nourrit l’affaire !
Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée, dont il ne restait plus trace au fond du bol.
Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait des petits coups triomphants sur ses lunettes d’or au travers desquelles ses yeux jaillissaient en gerbes d’étincelles. En vérité, cet homme-là ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait l’intrigue.
Il attirait le regard vers le côté fantastique – le côté doré du drame.
Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j’avais déjà deviné la fatale influence de l’or qui est partout où il y a du sang. Et je me rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en parlant à Lucien : « Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir… » M. Louaisot, comme s’il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces termes :
– Mon cher Monsieur, il y a de l’argent, un argent énorme ! Je ne vais pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s’il n’y avait pas d’argent, est-ce que je serais là-dedans ?
Vous me demanderez peut-être : où est-il, l’argent ?
Ça, c’est de l’enfantillage, du moment que vous ne dites pas : « Je donne tant pour la consultation. »
L’argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous allez entendre parler de tontine, d’héritage, tout ça est vrai, – mais tout ça ne signifie rien.
L’argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.
Ils m’amusent, ma parole ! Et, tout en me laissant amuser, j’ai déjà pêché quelques bagatelles agréables. J’ai des appointements fixes. Payés par qui ? Voilà. L’or qu’on attaque a bien le droit de se défendre. Les assiégeants financent aussi. C’est la guerre à coups de pourboire.
Mme la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme, instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle…
Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et ses lunettes s’allumèrent.
– Et riche ! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n’est pas l’argent de l’affaire. L’affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit. La brave Mme Thibaut qui suppute l’avoir de chacun par livres, sous et deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes. C’est aimable, mais il n’y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses pages. Nous avons mieux.
J’ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut ; j’en ai pu recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons rien. Il n’y a pas jusqu’à vous, mon gentilhomme, qui ne m’ayez apporté en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma mule.
Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n’est pas fini : vous m’en apporterez bien d’autres !
Il s’arrêta parce qu’il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu’on avait mise sur la table avec sa bavaroise.
– Garçon, commanda-t-il, ma paillasse !
– Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut ? demandai-je.
– Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il.
Le garçon lui apporta « sa paillasse » qui consistait en un grand verre, à demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid.
– Pour savoir quoi ? demandai-je encore.
– Il y en a qui ajoutent un peu d’extrait de menthe, dit-il, au lieu de me répondre, c’est la vraie mixture américaine : la menthe remplace le thé. Les membres de la Société Républicaine Nord et Sud contre l’usage des Spiritueux n’ont pas d’autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas compagnon de la Tempérance, j’ai le droit de boire quelques gouttes d’eau de temps en temps… Pour savoir quoi ? disiez-vous. Parbleu, ceci ou ça : ce que vous aurez besoin d’apprendre. J’aurais écrit sur mon enseigne : résolveur de problèmes, si le mot était français. Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d’une profession dans laquelle le résultat à atteindre, c’est d’acquérir un fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la candeur du lys de la vallée.
Voici comme je m’exprimais l’autre soir en m’adressant à un fin finaud, obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer de moi. C’était dans son intérêt, je lui disais :
– N’essayez jamais de m’englober, bonhomme, c’est au-dessus de vos moyens ! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon pied, bon œil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais sachant respecter le sergent de ville dans l’exercice de son sacerdoce, je suis l’image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner sa subvention :
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon sac !
Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n’ai ni volé, ni dessiné de fausses signatures, ni frappé des pièces en étain, – encore moins assassiné. Fi donc ! au dix-neuvième siècle ! Bon pour le Moyen âge.
La loi, voilà ma passion. J’en dîne et j’en soupe, tant je l’aime !
La loi ne défend pas d’engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire ? Pas davantage. Il faudrait aussi qu’elle fût toquée, la loi pour empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes attachantes. On m’en conte, je les collectionne, est-ce un attentat ? Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des entournures ? Je me fais Patagon ! Guerre aux tyrans ! Pour un esclave est-il quelque danger ? à bas le gouvernement ! aux armes ! on assassine nos bénéfices !… Ah ! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du spectacle.
M. Louaisot de Méricourt s’était sincèrement animé en parlant. Son nez gesticulait et sa petite bouche s’ouvrait, ronde comme le bec d’un oisillon qu’on pâte. L’idée de l’injustice atroce qu’on pourrait commettre en ruinant son industrie, l’avait transporté d’une pieuse fureur.
Mais il s’apaisa comme il s’était monté à la minute.
Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous le péristyle de l’Opéra.
– Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon ; je ne connais pas d’autre image pour symboliser ma nature. Je m’enlève, je retombe, pas plus de fiel qu’un enfant. J’espère que vous me pardonnez ?
– De tout mon cœur !
– J’ai l’honneur de vous remercier. Enchanté d’avoir passé quelques instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que je dois reconduire une petite dame.
Je crus voir qu’il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers mots. Il paya le garçon et jeta un coup d’œil à la glace qui lui renvoya son sourire éminemment satisfait.
– Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires est entièrement à votre service.
J’étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise m’arracha un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une seconde.
– Je suis nerveux comme une douairière… balbutia-t-il en manière d’explication.
Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu’il eût véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un revolver sous le nez.
Je venais d’apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l’Opéra, cette jeune femme si belle et si triste que j’avais vue, le matin même dans la chambre de Lucien.
Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un regard ; celle qui m’avait dit avec une si douloureuse mélancolie : « Il n’aurait pas de plaisir à me voir. »
Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d’apparence et portant haut. La figure de cet homme était régulière ; le dessin de ses traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille imposait quoiqu’elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire. Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque une parure.
Son habit noir, ample comme il convenait à l’âge qu’il montrait, me sauta aux yeux par sa remarquable élégance : élégance simple, presque austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était porté.
Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d’honneur qui est la même en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et pour les grands-officiers. Il y a d’ailleurs une foule de gens, décorés par le roi de Barataria, qui s’émaillent de fleurs à peu près semblables : Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de cet homme.
Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui s’appuyait à son bras, et pourtant, l’idée ne venait point qu’il pût être son père. Il n’avait pas l’air d’un mari.
Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon impression.
Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais d’une belle blancheur de marbre, dont l’expression me frappa comme un point d’interrogation. Je me demandai : est-ce un homme d’État ? est-ce un penseur ? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.
M. Louaisot de Méricourt, cependant, s’était remis, parce que son regard ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon exclamation. J’avoue que je ne m’étonnais pas du tout d’avoir à le ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il parlait si souvent de conscience !
– C’est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les met en danse ; ça vous étonne donc de la rencontrer ici ?
– De qui parlez-vous ? demandai-je.
– Mais… ah ça ! vous ne la connaissez peut-être pas ! Allez-vous jouer au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt ?
– Je l’ai entrevue, une seule fois…
– Où ça ?
– Chez le Dr Chapart.
– C’est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la part d’une personne si bien ! Mais il n’y a pas que l’amour pour mener le monde à la ronde. On peut avoir d’autres raisons… Vous êtes en train de deviner son nom pas vrai ?
– Serait-ce Mme la marquise de Chambray ?
– En propre original. Est-elle assez superbe !
– Et… son cavalier ? demandai-je.
– Ce n’est pas un cavalier, ni même un fantassin, c’est un homme assis. Devine devinaille !…
Il prononça ces deux mots du ton qu’on prend pour souligner une allusion.
Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais je ne le prononçai pas.
– C’est ça, parbleu ! me dit M. Louaisot, tout comme si j’eusse parlé, c’est bien ça ! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président, son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi ! Seulement, il a monté en grade. C’est maintenant M. le conseiller, depuis qu’il appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage.
– Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur, reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et mal faits.
– Et celle-ci ! Et celle-ci ! m’écriai-je encore au lieu de répondre.
À la place occupée naguère par Mme la marquise de Chambray en haut des marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se tenait debout maintenant et semblait chercher quelqu’un dans la foule.
Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses traits.
J’aurais juré que je reconnaissais l’original du portrait-carte à moi montré par Lucien, – ce sourire animé qu’il avait nommé Jeanne Péry.
Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes, charmants : ils n’avaient plus de sourire.
Pouvais-je m’en étonner ? Je ne connaissais pas encore l’histoire entière de cette malheureuse enfant, mais ce que j’en savais suffisait amplement à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses lèvres.
M. Louaisot n’eut point de tressaillement, cette fois ; il regarda sous la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants.
– Ah ! ah ! fit-il, celle-ci ! Vous êtes diablement curieux, savez-vous ? Allez-vous me demander comme ça l’extrait de baptême de toutes les dames et demoiselles qui vont sortir ce soir de l’Opéra ? Mais je suis de bonne humeur, et j’en ai motif, vous allez bien le voir ! Celle-ci, c’est… ma foi, oui, c’est cela : le mot de l’énigme en chair et en os, la clé du mystère, le nœud de l’intrigue. Pas davantage, Monsieur ! Elle n’a pas la beauté de Mme la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais comme elle est plus jolie, hein ? Et un petit chic ! Moi, elle me va… et quand à son nom, vous l’avez lu trente-deux fois cette nuit. J’ai l’honneur de vous présenter la « petite photographie ». À vous revoir ! Elle m’attend, le cher bijou ! Je n’ai pas encore tout à fait renoncé à plaire, dites donc !
Il prit son chapeau d’un geste victorieux et ajouta :
– Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l’argent en masse – et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher client. À l’avantage !
Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle descendait les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue derrière les voitures.
Dix minutes après, j’étais à l’ouvrage, bien commodément étendu entre mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma couverture.
Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j’étais au travail.
Pour une œuvre du genre de celle que j’avais entreprise, il faut non seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois – pour voir ce qu’il y a dedans.
Lucien m’avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu romancier.
Je lui devais de mettre en œuvre, autant que j’en ai le moyen, les procédés de l’un et l’autre métier.
Je fermai les yeux avant d’ouvrir le dossier.
Et je regardai en moi-même. J’avais besoin de classer mes souvenirs.
Il y avait d’abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.
Ce soir, en lisant l’entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je m’étais étonné plus d’une fois de voir que Lucien n’opposait aucune barrière à la loquacité calculée de l’agent d’affaires.
Je m’étais dit : Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m’échapperait pas comme cela !
Je venais de le tenir, et il m’avait échappé.
Il m’avait échappé depuis la première parole jusqu’à la dernière.
Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait, mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire.
Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui demandai : qui es-tu ? que veux-tu ? qui sers-tu ?
Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu’il n’eût fait lui-même.
Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et bizarre, aiguisant à plaisir l’envie de savoir, comme certaines épices irritent le besoin de manger ou de boire.
Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu moins imprudent que les autres bavards ?
Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir !
Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes ; les deux héroïnes de la pièce : Mme la marquise Olympe de Chambray, Jeanne Péry.
Je venais de les voir en quelque sorte l’une à côté de l’autre.
Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté sans rivale.
Il m’étonnait de plus en plus, qu’elle eût jeté son dévolu sur mon pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j’avais vu « l’incomparable Olympe » cette passion acharnée qui s’adressait justement au modeste juge du tribunal d’Yvetot.
Il y avait là une invraisemblance, presqu’une impossibilité.
Et l’invraisemblance devenait plus marquée, l’impossibilité plus flagrante par l’entrée en scène de cette hautaine figure : le conseiller Ferrand.
Celui-là, je ne me l’étais pas du tout représenté ainsi.
Au début de ma lecture, j’avais vu en lui un brave pasteur de petits magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle.
Puis tout à coup, – devine devinaille, – certain écrit mystérieux me l’avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand : j’avais frémi en me penchant au-dessus d’un abîme.
Rien de tout cela n’était dans le marbre poli – et propre – de cette tête énergique – mais modérée, élégante, intelligente – et sage.
Quant à Jeanne Péry, oh ! elle était, celle là, ravissante de la tête aux pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n’était pas du tout une grande dame. C’était… mon Dieu oui, c’était trop le contraire d’une grande dame pour cadrer avec l’idée que je m’étais faite d’elle.
Selon moi, elle était bien plus l’héritière de notre vieux camarade de folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si doucement noble dans son martyre, Mme veuve Péry.
Au premier coup d’œil, et sans hésiter, je l’avais reconnue, mais tout en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement.
Je dirai plus : un désappointement.
Je la cherchais en vain telle que Lucien me l’avait fait rêver.
La photographie justifiait bien le nom de petit ange que Lucien appliquait si souvent à Jeanne. L’original passait à côté de ce nom.
Pour tout dire, j’éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l’idée du culte si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé.
Et j’éprouvais aussi une sorte d’indignation en songeant que je venais de la voir sortant de l’Opéra, en toilette d’opéra, elle que son mari cherchait si douloureusement, elle qui n’avait pas achevé le deuil de sa mère, elle qui devait être encore, j’avais sujet de le croire, sous le coup d’une mortelle accusation.
Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m’eut fallu Jeanne enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait excuser pour moi l’abandon où elle laissait Lucien.
Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au sortir d’un théâtre !
À mesure que je réfléchissais, une voix s’élevait en moi qui criait : « Ce n’est pas seulement odieux, c’est absurde et c’est impossible. »
La pensée que j’étais entouré d’invraisemblances m’apaisait et me rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.
M. Louaisot me l’avait dit : « Plus vous pénétrerez au cœur de l’énigme, plus la solution fuira devant vous… »
Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de dépouillement.
J’en étais resté au n°38 : lettre de François Bochon, dont je supprime la fin comme étant inutile à l’intelligence de l’histoire.
(Lettre écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
Ce mercredi (sans autre désignation de date).
À Mme la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel.
Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d’abord. Après ? encore des baisers. Mais ça vous ennuie ? Alors, assez.
Ah ! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j’ai peur.
Ne me dites pas que j’ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites ! Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres mères !
Les enfants, ma petite, les enfants ! Il faudra pourtant bien que vous en ayez. Et je les dorloterai ! Mais c’est horrible. Quand ils sont petits, encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle responsabilité !
Si j’étais homme !… Voulez-vous savoir ? Mon Lucien n’ose pas, voilà le vrai. Il n’y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver autre chose. Je vous l’affirme ; il n’ose pas, le nigaud qu’il est !
Il voudrait bien, parbleu ! mais comment s’y prendre ? Les garçons timides comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C’est la nature. On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères.
Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On sait bien qu’il n’est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu’on entendait siffler les merles ; ça peut arriver à tout le monde.
Et puis vlan ! Voilà une passion, attrape ! Bah ! bah ! une passion composée de primevères, d’aubépines et de coucous ! Ça va et ça vient. Mais on a beau dire, c’est ennuyeux pour les mères.
La minette n’était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour pousser sa pointe. Pourquoi l’a-t-il poussée sa pointe ? Chérie, vous avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe par rage du véritable amour qu’il nourrit dans le fond de son âme, et dont le véritable objet lui fait peur.
Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d’esprit, tant de beauté, tant de perfection ? Pourquoi ressemblez-vous à une reine ? Il n’ose pas, le cadet, je l’ai déjà dit, mais c’est exprès que je le répète, il n’ose pas, j’en mettrais ma main au feu.
M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie. Vous trouverez une larme sur le papier. C’est sa mémoire qui me la tire.
Mon pauvre Antoine ! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire ! Mais ça vint à la fin ! Assez là-dessus, sauf un mot : Quand ça fut venu, dame… ah ! ma chère !
Il s’agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche ? Est-ce que je n’ai pas épié le premier éveil de son cœur ? En ce temps-là l’enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J’aurais autant aimé qu’il eût lorgné les étoiles du ciel.
Et c’est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas répété, le matin, le soir, à midi : malheureux ! tu vas te brûler l’imagination à la chandelle. Ce trésor-là n’est pas pour ton pauvre nez !
J’aurais dû me couper la langue avec mes dents !
Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu’il peut espérer et que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça.
Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n’y en a jamais eu comme vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la fureur de vous copier, je leur dis : « Écoutez, mes petites bonnes femmes, n’essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer Mme Chose ou encore Mlle Machin, mais celle-là, je t’en ratisse ! »
C’est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d’avoir pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur ! Je guérirais après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à la noce. Voilà comme je dissimule, moi ! Tenez ! si la santé de mon Lucien était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette.
Sa tête ? Sa tête est aussi saine qu’un gland, ma perle. Seulement, il a ses migraines et on dirait quelquefois qu’il s’absente. Pourquoi ? Parce que son cœur d’agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi ! Vous allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu’il n’aime pas, avec vous qu’il idolâtre il n’a pas osé. Ça fait qu’il est malheureux et que sa tête éclate. Voilà l’histoire.
Mais que fait-on pour les possédés ? on prie le bon Dieu qui est plus fort que le diable. J’ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu :
Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m’a dit – et c’était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous : « Olympe est encore plus belle qu’autrefois. » Moi, j’ai répondu en faisant celle à qui c’est bien égal : « Trouves-tu, garçon ? » Il a ajouté d’un air pensif : « Oh ! oui, bien plus belle ! »
Il a du goût, c’est certain.
Quelque chose le tenait, et je m’en apercevais bien, mais je ne voulais pas l’interroger. Pas si bête !
Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour de Paris, le gars n’a pas prononcé une seule fois le nom de son orpheline. Il n’y a donc qu’à faire mine de n’y plus penser du tout, et j’ai dans mon idée que ça s’en ira à la douce, comme c’est venu.
Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n’ont pas tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble : le jeune homme blond et la dame brune. Les cartes, c’est de la superstition, j’en conviens, mais le grand jeu ne m’a jamais trompée. Et je vous dis, moi, que c’est un agneau qui ne savait pas écouter son cœur. Il vous a toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron qu’il est.
Il a donc repris, au bout d’un petit moment, sans avoir l’air d’y toucher.
– Est-ce que tu crois qu’Olympe serait contrariée de me voir ?
– Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir ? C’est moi qui ai répondu ça.
– Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps… et puis…
– Et puis quoi ?
– Les histoires…
J’avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux.
Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il n’ose pas. Je le répéterais sur l’échafaud !
Pendant ces derniers jours, il n’a pas quitté le palais. Je lui avais fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à la maison dès quatre heures. Jusqu’au dîner il a passé son temps à se bichonner : eau chaude, pommade, pâte d’amande et tout. Monsieur a fait recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé onze cols de chemises. Enfin de grands projets !
Devinez-vous, chérie ?
Moi, je savais d’avance. Je l’avais entendu marmoter en se fâchant après le nœud de sa cravate :
– Il faut que je la voie ! Il le faut absolument !
Vous savez, mon trésor, pas d’enfantillage ! Quand il va se présenter chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu’il n’ose pas.
En voulez-vous une preuve ? Après le dîner, il a recommencé sa toilette sur nouveaux frais. Cette fois, je n’ai pas pu résister : j’ai été le regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n’y en a pas. J’aurais donné gros pour que vous fussiez-là.
Rien n’était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures vernies. Je ne vous en dis pas davantage.
Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d’heure à peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait son chapeau neuf, patatras ! tout son courage a tombé à plat.
Il a ôté ses gants, d’abord en soupirant comme un malheureux. Après ça, il s’est déshabillé et mis au lit sans crier gare.
Voilà comme il est. Je ne l’ai pas dit à ces demoiselles, elles l’auraient griffé !
Mais, aujourd’hui, il m’a reparlé. C’est sérieux. Je réponds que ce sera pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure qu’il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous.
Chérie, j’ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter.
Oh ! bien aimée ! oh ! divine ! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes filles ! Si j’apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé ma neuvaine ! si vous étiez à nous enfin ! si je m’éveillais demain matin la plus heureuse des femmes et des mères !
Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à vous étouffer.
P. S. – Je n’ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu. C’est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page ; pas de danger qu’elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d’ailleurs, je reste là pour les surveiller.
Billet de Mlle Célestine.
Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés. Il nous est défendu même de deviner.
On veut vous dire seulement, à la hâte, qu’on vous aime bien, bien, bien, et encore mieux.
Maman ne veut même pas que nous fassions nos nœuds de tour de cou comme vous. Ce n’était pourtant pas pour vous ressembler, c’est si impossible !
Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu’il n’a jamais été à Paris. Moi, je n’ai jamais cru à l’orpheline.
Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce, j’irai la becqueter.
Billet de Mlle Julie.
Ma sœur a tout dit, l’égoïste. Le droit d’aînesse est pourtant aboli. Elle veut jusqu’à la miette. Laissez-en tomber deux.
C’est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L’ignorance ouvre la porte aux rêves. Moi j’en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.
Quant à Lucien, je ne m’y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée dans le cœur de mon frère. Vous êtes de celles qu’on ne peut oublier, Olympe, aussi ne craignez pas d’aimer.
(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)
Yvetot, 23 juillet 1865.
À M. Ferrand, président, etc.
Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de laisser en repos M. L. T… Comme juge, il vous appartient, mais comme prétendant à ma main, je désire qu’on lui garde sa liberté tout entière. Je crains le ridicule. Cette excellente Mme T… est justement la femme qu’il faut pour noyer quelqu’un sous le ridicule. Au lieu de vous mettre ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours.
Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre, brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne.
Note de Geoffroy. – Ce billet m’arrêta et me fit rêver longuement. Je recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot, je croyais le savoir désormais.
Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue – la marquise ? – se confessait en un style froidement dépravé à un inconnu – le président Ferrand ? – et qui était accompagnée de la fameuse légende : « Devine devinaille », etc.
Cette demi-feuille m’avait laissé une impression presque sinistre. J’y flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison.
Je comparai minutieusement l’écriture du fragment avec celle du billet portant la signature de Mme la marquise.
C’était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le fragment contenait cette phrase : « J’écris maintenant aussi lestement de la main gauche que de la main droite… Vous m’avez donné des talents de faussaire. »
Il n’y avait aucune espèce de rapport entre l’écriture du billet et l’écriture du fragment. Aucune.
(Mention écrite de la main de Lucien.)
J’ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse d’un impur cauchemar. Je ne juge pas Mme de Chambray que j’ai tant aimée et respectée.
Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est un honnête homme.
(Écriture de M. Louaisot, sans signature.)
Pas d’adresse. Paris, 23 juillet 65.
Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez ? Le moment ne serait pas bien choisi.
Je n’ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez maintenant devant l’arrestation et ce qui s’ensuit, que faire de la petite ?
Vous m’avez mis en avant, allez-vous me lâcher ?
Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l’enfant à la maison.
La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir, mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point de départ raisonnable, sous main, s’entend, et de les prendre par la patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la vérité (ce dernier mot était souligné au crayon.)
Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine. Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je jouis dans mon quartier. Vous aurez à m’en tenir compte.
(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente sans date ni adresse.)
Ne précipitez rien. Laissez les choses en l’état. J’éprouve un sentiment de pitié pour cette jeune fille.
Il paraît revenir à d’autres sentiments. On m’annonce sa visite pour ce soir même. Je veux attendre et voir.
Demain, je vous enverrai mes instructions.
(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)
Yvetot, 23 juillet 1865,11 heures du soir.
Pour Geoffroy.
Tu vas recevoir de mes nouvelles. J’ai mis hier une lettre à la poste pour toi.
Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes sœurs et moi, depuis mon retour de Paris.
Ma lettre d’hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est éloignée pourtant de la vérité !
Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l’orage que je porte en moi ?
Sur mon honneur, je n’avais jusqu’à aujourd’hui, aucune raison pour te rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière mon silence, il y avait l’ardent désir de t’ouvrir mon âme.
Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il m’arrive d’agir sous une impulsion qui n’est pas mienne, quoiqu’elle n’émane pas non plus d’une volonté étrangère.
Je t’ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement ce que ma parole peut avoir d’obscur.
Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai commis une action dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce que je n’osais pas t’écrire autrefois, j’oserais encore bien moins te le dire.
Et, cependant, il faut que je me confesse. C’est un impérieux besoin. J’ai défiance de moi.
Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte ; mais il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends. J’en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m’importunent.
Il m’est arrivé d’agir sous la pression d’une force que j’appellerai impersonnelle. Ce n’est plus une crainte, c’est un remords que j’ai. L’acte est accompli.
Bien plus, il m’est arrivé d’écrire sous la dictée… Je dis bien : sous la dictée d’un autre moi que moi.
Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m’appartenaient pas. Non ! Elles allaient même contre les pensées qui m’appartenaient.
Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus juste. Il sait des choses que j’ignore.
Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma confession.
Il n’y a plus, j’en suis sûr, rien d’extravagant ni même de puéril dans ce fait de t’écrire journellement des lettres qui ne te sont pas envoyées. Je les garde toutes pour toi.
J’y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.
Cela forme déjà un dossier, pour employer le langage de ma profession.
Et le dossier est gros.
Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.
Je le veux. C’est mon espoir qui n’est pas sans mélange de crainte. Je t’ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras pas.
Jusqu’à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment complet. J’ai supprimé, par un sentiment de pudeur – ou de douleur – les feuilles écrites par moi quand je ne suis plus moi.
L’idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.
À dater d’aujourd’hui, je ne détournerai plus rien.
Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre…
Minuit. – Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J’ai hésité, je tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future. C’est bien vrai : toute cette exposition solennelle a pour but d’apporter un retard au récit des événements de cette soirée.
Trêve de préliminaires ! Je veux parler clairement et brièvement :
Depuis dimanche – nous sommes au jeudi soir, – je sais où est ma petite Jeanne. La façon dont je l’ai appris te semblera singulière.
J’étais arrivé l’avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais mes doigts dans le bénitier, suivant d’assez près ma mère et mes sœurs qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis coudoyer brusquement.
Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises, une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies.
J’avais reconnu d’un coup d’œil la florissante Hébé du Jupiter des renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.
Elle me prit de l’eau bénite au doigt.
Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche et sortit de l’église.
Je la suivis de loin jusqu’au bout de la ville où elle prit un sentier à travers champs.
Elle s’arrêta derrière une haie, regarda tout autour d’elle, et, sans mot dire, me remit une lettre que j’ouvris précipitamment.
La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre :
(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.)
Ceci, cher Monsieur, est gratis et pro Deo, sauf le picotin de ma mule qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.
Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d’une santé parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira volontiers, si vous le lui demandez poliment.
Elle irait même, j’en suis certain, car elle est bien bonne fille, jusqu’à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa part ?
Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu’il ne m’est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant : un cruel danger.
Si vous n’avez pas fait usage encore du Sésame ouvre-toi, que j’ai eu l’honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n’est que temps, si vous voulez éviter la catastrophe.
Vous entendez : La catastrophe. Le mot n’est ni trop gros ni trop mince, il dit juste la chose.
Grâce au talisman que vous savez, la divine O… irait jusqu’à réfugier chez elle notre petite minette. J’en suis sûr.
Mémento : le codicille.
(Suite de la lettre de Lucien.)
Pélagie s’était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à l’économie. Elle me regardait lire d’un air bon enfant. Quand j’eus fini, elle me dit :
– Faut tout de même qu’on ne soit pas méchant pour être encore vos bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous, rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l’estime de son quartier. Et qu’on ne détenait l’enfant que pour son avantage, à seule fin de l’empêcher d’aller en prison tout à fait.
– En prison ! m’écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu !
Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.
– Le patron vous appelle toujours comme ça : « l’agneau », dit-elle au lieu de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes fièrement joli garçon tout de même pour un juge ! Voyez-vous, si j’ai parlé prison à propos de la petiote, c’est que tout le monde n’est pas bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir censément l’idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.
– Est-elle du moins à l’abri, demandai-je, dans cette maison de la route de Lillebonne ?
– Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie : à l’abri comme qui dirait sous un chêne qu’a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie. J’entendais, mais j’avais peine à comprendre.
Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en deux et farci moitié beurre, moitié fromage :
– On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge ? Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d’ici. Quant à la petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c’est sous le rapport qu’ils ne valent pas cher… Oui, oui, pardienne, tout ça vous embarrasse, vous aimeriez que quelqu’un vous tirerait de cette ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d’Yvetot, qui vous en ont, des yeux !
– C’est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma bonne fille ? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l’appétit des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à me regarder en silence. Elle riait bonnement : du beurre à un coin de sa bouche et du fromage à l’autre.
– Voilà donc ce que c’est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas laisser un jeune homme dans le pétrin, c’est plus fort que moi, risque à la risque, je vais me fendre ! Vous savez bien, mon frère ?
Jamais je n’avais ouï parler de son frère.
– Mon frère Nicolas ? Il s’est laissé tombé au sort comme un imbécile, et il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l’empêcher de partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va d’obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite à la porte de derrière de chez vous, et vous l’emballerez censé par le jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat ?
J’acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien elle regrettait de n’avoir pas demandé davantage.
– Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas ? ajouta-t-elle, en me tapant dans la main à la Normande : marché fait ! Vous en êtes quitte à bon compte. Espérez jusqu’à ce soir, huit heures, et préparez le dodo de l’enfant.
Elle s’éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.
Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.
C’était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus absurde encore que tu ne peux l’imaginer. Ma maison est toute petite : juste ce qu’il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre là-dedans : ma mère, mes deux sœurs et moi.
Ces dames m’avaient fait l’amitié de s’établir chez moi momentanément, tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon mariage.
Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu ! Où la cacher seulement pendant une heure ? C’était absurde – absurde ! Je le sentais jusqu’à la détresse.
Mon pauvre petit ange ! Ma Jeanne ! Il me semblait que, du premier coup, elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.
De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe, Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.
Si Olympe était le but, Jeanne était l’obstacle. Pour elle il n’y avait pas de quartier à espérer.
Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre, parcouraient en tous sens du matin au soir, n’avait ni cachette ni recoin.
Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer ? nécessité fait loi, il fallait prendre un parti.
Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n’a jamais été bien fertile en expédients, voici tout ce que je trouvai :
Je m’enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l’aide de ces quelques poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis… ma foi, oui, écoute donc, je n’avais pas à choisir, je le mis dans mon cabinet de toilette.
Ce n’était pas convenable ? à qui le dis-tu ? Va, ce n’était pas trop commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait guère mieux qu’une armoire.
Sans lit, on avait peine à s’y retourner ; avec le lit… mais c’est égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.
Il me sembla que le plus fort était fait. J’attendis le soir avec moins d’inquiétude.
Mais avec plus d’impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux, Geoffroy, j’étais heureux comme un roi. – comme un fou !
Huit heures sonnant, je descendis au jardin.
J’y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du temps.
J’avais bonne chance : ma mère et mes sœurs étaient à la neuvaine.
J’attendis un quart d’heure tout au plus. Il faisait encore jour quand on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras.
Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l’argent en me souhaitant du bonheur.
Du bonheur ! ah ! j’en avais ! Ma petite Jeanne était là sur mon cœur.
Nous restâmes sous le berceau jusqu’à ce que la nuit fût tout à fait tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie.
Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux !
Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle ? Ah ! je ne sais. Elle est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l’un contre l’autre, et nos cœurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu’à ne plus savoir le dire. Et l’as-tu entendu le merveilleux cantique, chanté par le silence de deux cœurs !
Il n’y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour l’avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le nuage des enchantements dans la poésie d’Arioste Nous nous aimions et Dieu nous regardait.
Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s’assit sur le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.
Elle me dit en riant :
– C’est donc ici ma chambre ?
Mon Dieu ! comme je l’aimais ! Et comme je l’aime ! Y eut-il jamais au palais des Tuileries, à Schœnbrunn, à Windsor, fille d’impératrice ou de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie dans ce trou qui s’ouvrait sur la chambre d’un garçon ?
J’ai dit qui s’ouvrait, car il ne se fermait point. Il n’avait ni verrou, ni serrure.
J’en conviens, il y avait là quelque chose de… le mot ne me viens pas, mais choquant ne dirait peut-être pas assez.
Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y avait aussi quelque chose de ridicule.
Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s’il vous arrivait de railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.
Je t’en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n’ai pas peur. Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là, pure comme un doux petit ange.
Le danger, elle ne le voyait pas : nous avions parlé de sa mère.
Elle avait confiance en moi comme en sa mère.
Si tu l’avais vue ! comme elle était heureuse ! Comme elle était jolie ! comme elle me remerciait de la « chambre » que je lui donnais !
Il faut te dire qu’elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on l’avait trompée à l’aide de mon nom pour la conduire où je n’étais pas, dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd’hui c’était donc avec défiance qu’elle avait suivi Pélagie.
Mais quand elle me vit, il n’y eut plus rien pour elle que sa joie.
– C’est donc bien vous cette fois ! Lucien, Lucien, c’est donc vous !
Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles.
C’était moi, cela suffisait.
Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l’étrange réduit que je lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s’étonner de rien. J’étais là. L’instinct de son cœur lui disait que je la protégeais contre tous et surtout contre moi-même.
Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n’étais pas coupable, puisque j’étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs extravagants qu’elle prenait pour paroles d’évangile. Je lui disais que ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à la nommer sa fille…
Car c’était toujours de ma mère qu’il fallait lui parler. Après moi, elle ne songeait qu’à ma mère.
Mon Dieu ! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère s’acharnait à sa neuvaine. Mes sœurs étaient devenues de bonnes clientes pour la somnambule. Si quelqu’un leur eût dénoncé le cher petit serpent qui mordait la queue de leur rêve !…
J’ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n’ont pas voulu se fermer, il faut que j’achève.
Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces quatre jours et ces quatre nuits. C’est à peine si je pouvais la voir quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et quels repas ! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes que j’avais à me les procurer.
Il fallait les voler d’abord, ensuite les dissimuler et les emporter. Quelles frayeurs j’avais d’être découvert, nanti de ma contrebande !
La nuit, nous étions libres ; mais, je vais te dire, comme la porte du cabinet de toilette ne fermait pas, j’avais imaginé de quitter ma chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.
Elle ne s’en apercevait pas.
Il faisait beau. Je n’étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à elle.
Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me réfugiai dans l’escalier, où je fus bien.
Je pleure un peu en t’écrivant cela, parce que je n’ai pas eu quatre autres jours de bonheur en toute ma vie.
Pardonne-moi, c’est fini.
À la maison, personne ne s’aperçut de rien. Il est vrai que j’usai de ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de m’occuper d’Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut trompé.
Bien réellement, du reste, je m’occupais d’Olympe, tu ne vas que trop le voir, mais ce n’était pas tout à fait comme l’entendaient ma mère et mes sœurs.
Je commençai à parler d’elle le lundi avant dîner.
Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent.
Je m’informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d’acquit si on pensait qu’il ne lui serait pas importun de me revoir.
Trois paires d’yeux se levèrent au ciel. Maman dit : « C’est la neuvaine… »
Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la somnambule.
Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d’enfance qui existait entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l’hôtel de Chambray.
Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait dans tous les coins pour m’embrasser.
Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à Olympe, mais le cœur me manqua.
À l’heure où nous sommes, l’idée de ce que devait être cette visite et de ce qu’il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.
Oh ! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans cesse : presque autant qu’à Jeanne elle-même !
Le jeudi enfin, – qui était hier, – après avoir passé une demi-heure agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux mains, et je partis pour l’hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la mort dans l’âme.
Je n’ai jamais fait la guerre. Je pense qu’il en doit être ainsi quand on marche à l’ennemi sans espoir de vaincre.
Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j’avais peine à respirer.
Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d’Olympe passa dans mon esprit. Je l’avais vu à peine trois ou quatre fois. C’était un homme grand et pâle, d’une santé maladive et qu’on disait très bon.
Le concierge m’accueillit avec un empressement remarquable.
Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la loge pendant qu’il m’accompagnait jusqu’au perron.
Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de longue date, car elle servait déjà Mme la marquise à l’époque où celle-ci était encore Mlle Barnod et demeurait avec sa mère.
Après la mort de Mme Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la maison de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais seulement qu’il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de Chambray, – et qu’il avait contribué au mariage d’Olympe, ainsi que le président Ferrand, également membre du conseil de famille.
Un hasard m’a mis à même d’apprendre, il y a quelques jours à peine, que le tuteur d’Olympe était notaire à Méricourt et s’appelait Louaisot. Était-ce mon Louaisot de Paris ? Il devait être bien jeune en ce temps-là.
Je suppose que c’était son père.
Louette écarta d’autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de moi et s’écria joyeusement :
– On vous croyait mort, M. Lucien ! Les uns descendent, les autres montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et Mme la marquise, vous vous êtes épanouis comme des roses, ma parole ! Savez-vous que voilà bien des années que c’est passé toutes ces choses-là ?
Je pense qu’elle entendait, par « ces choses-là » les visites que je rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m’avait toujours encouragé de son mieux, cette bonne Louette, et j’aurais été un ingrat si je ne me fusse souvenu de l’excellent visage qu’elle ne manquait jamais de me faire au temps dont je parle.
– C’est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je.
Et j’allais enfin demander si Mme la marquise était visible, quand mon ancienne protectrice m’interrompit impétueusement.
– Pas déjà si loin, dites donc ! s’écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir l’air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c’est sûr. Qu’étiez-vous ? Un marmouset dont on n’aurait su que faire. Et à présent vous voilà un amour d’homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau, quoi !
Elle leva le flambeau qu’elle tenait à la main, pour me toiser mieux à son aise.
– Je n’adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle : mais vous ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre à coucher, hé, hé, hé ! M. Thibaut ? D’ailleurs, je me dis ceci : quand on s’établit avantageusement, on donne sa démission. C’est le cas d’envoyer sa robe noire à la friperie, où d’autres vont l’acheter. Il faut bien commencer par quelque chose.
Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.
En route, elle acheva :
– De son côté, Mademoiselle – je l’appelle comme ça souvent, quand nous parlons du temps jadis, – Mademoiselle est devenue la plus belle femme de la Normandie, et même d’ailleurs. Ça lui va si bien d’être une richarde. Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une richarde, il fallait d’abord épouser un richard. Quitte à choisir après… hé ! hé !
Son rire n’aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n’était, en somme, qu’une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant :
– Une ancienne connaissance que Mme la marquise n’attend pas !
Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.
Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis avait orné pour l’amour d’elle avec un soin tout particulier.
M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait déjà une riche et nombreuse collection d’objets d’art où il puisa généreusement pour le salon Louis XV.
Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les gens sages de l’arrondissement et dont il fut parlé jusqu’à satiété dans les familles.
La chose certaine, c’est que les étrangers de passage à Yvetot demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l’hôtel de Chambray.
Moi, je m’y connais peu, et j’étais d’ailleurs absorbé si profondément dans la pensée qui m’amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce d’attention aux merveilles du petit salon Louis XV.
Je ne vis qu’Olympe elle-même, et non loin d’elle, incliné, comme pour la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut extraordinairement ressemblant.
Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.
Je la vis au travers d’une douce lumière qui se colorait de toutes les nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans cette retraite gracieuse, dont l’atmosphère chatouillait les sens comme un velours fluide.
Louette venait de me dire qu’Olympe avait embelli. C’était vrai. Je la trouvais belle splendidement.
Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette splendeur de beauté.
Il me semblait qu’elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle volait Jeanne. J’étais jaloux pour Jeanne.
Est-on assez fou, Geoffroy ?
Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était au-dessus de cette femme, elle allait l’opprimer.
L’opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante, elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé, – et l’opprimer terriblement jusqu’à arracher des pleurs de sang à ces grands yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines !
Olympe se leva quand elle m’aperçut sur le seuil, et fit un mouvement comme pour tendre ses deux bras vers moi.
Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher.
Peut-être que je l’admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les masses d’un brun opulent qui encadraient l’ovale exquis de sa joue, et d’où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait des lueurs fauves, discrètes comme les polis d’un bronze. À l’instant où je m’arrêtai, les bras d’Olympe retombèrent, mais elle continua de s’avancer vers moi.
– Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa voix grave et douce, je vous remercie d’être enfin venu.
C’était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu’elle me dit autre chose. Elle me l’avait écrit plusieurs fois.
Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m’eût compromis ou qu’elle eût gagné un avantage sur moi. J’aurais voulu parler tout de suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite. Les mots ne me vinrent pas.
Je pris la main qu’elle me tendait et je restai muet devant elle.
Ce n’était pas à elle que je pensais. J’étais malheureux jusqu’à l’impuissance. Je me disais : les intérêts de Jeanne sont en mauvaises mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil qu’elle ajouta :
– Êtes-vous donc toujours aussi timide qu’autrefois ?
Je m’assis et je répondis :
– Plus timide.
Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.
C’est une chose singulière à dire, j’avais du sang froid dans mon trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à tous les points que j’aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et constatant que je m’étais trompé en croyant me préparer.
Je n’étais pas préparé du tout. Je n’avais pensé à rien de ce qu’il me fallait avoir et savoir.
Je me souvins à cette heure des soupçons qui m’avaient traversé l’esprit à Paris ; je relus en moi-même le « fragment » écrit de la main gauche.
Mais j’eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.
Le souvenir me revint aussi de ce qui m’avait été suggéré tant de fois par M. Louaisot, par ma mère, par mes sœurs ; était-il possible que cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de moi ?
Et si cela était, que faisais-je chez elle ?
Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot m’avait dit une fois : « Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir ! »
Olympe avait prouvé déjà qu’elle était ambitieuse…
Oh ! que n’était-ce vrai ? Que n’avais-je des millions, tous les millions de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais implorer d’elle !
En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait se détacher d’Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou se détournaient d’elle. Je subissais de plus en plus douloureusement l’empire de sa beauté.
Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.
L’image de Jeanne était là, plein mon cœur. Pauvre petite vaincue ! Je la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.
Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette orgueilleuse. C’était vrai, mais ce n’était vrai que pour moi.
J’avais conscience de ce fait qu’entre elles deux moi seul pouvais donner la préférence à Jeanne.
Tout le reste de l’univers, j’en étais sûr et je m’en indignais amèrement, eût décerné le prix à Olympe.
Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire grandissait – grandissait jusqu’à provoquer en moi un fougueux besoin de vengeance.
Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d’Olympe, trônant au milieu de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne.
À Jeanne, qui n’avait rien, pas même l’abri dont personne ne manque ! À Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou !
Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée pour la dernière des hontes !
Je suis sûr de n’avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement qu’à cette heure où je l’écrasais moi-même sous l’insolente victoire de sa rivale.
Tu vas voir tout à l’heure comme je l’aimais.
J’ai dit d’un coup ici tout ce qui s’agitait dans mon cœur et dans ma tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et moi, en face l’un de l’autre pendant que je songeais.
Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que sa science de femme usagée portait l’entretien vers des sujets qui m’étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes sœurs, de leur affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait.
Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu’Olympe, malgré sa souveraine aisance, laissa percer plus d’une fois un symptôme de gêne.
Voyait-elle au travers de mon front ?
Avant l’orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et oppressé ma poitrine.
Il y avait de l’électricité dans notre air.
Comme je tarde, Geoffroy ! La plume me brûle. Tout à l’heure, je viens de repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir.
Mais ce calice est de ceux qu’on ne peut éloigner. Je veux que tu saches.
Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c’est que l’exquise mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation.
Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d’un charme inexprimable, et c’était ce charme odieux qui me jetait hors de moi-même.
N’étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m’efforçant avec désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet extravagant de ma démarche ?
Déjà dix fois, j’avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de briser mon arme, en implorant sa pitié.
Qu’aurait-elle fait si j’eusse capitulé ainsi ?
C’est à toi que je le demande, Geoffroy ; moi, je l’ignore.
Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs. Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son méchant de ma propre voix :
– Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.
Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis ? Non, je fus content d’avoir frappé fort.
Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance rappelait sur ses lèvres.
Je continuai tout de suite.
– Madame, je vous prie de m’écouter. Je suis très malheureux, ce qui me donne le droit d’être très pressant. J’aime Mlle Jeanne Péry, votre cousine…
– Et c’est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien ? interrompit-elle d’un ton douloureux qu’elle essayait de rendre sarcastique.
Je ne répondis pas immédiatement.
Cette question me frappait, et c’est la preuve de l’étrange sang-froid dont je te parlais tout à l’heure : je voulais voir quel avantage on en pouvait tirer dans ma situation. J’ai beau être faible de caractère et sans doute aussi d’esprit, l’habitude d’instruire les affaires et d’interroger méthodiquement m’a rompu aux feintes de la parole ; sans l’avoir étudiée, je connais l’escrime du langage. Je répliquai après un court silence :
– Ce n’est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m’étais pas dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine, mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous remercie de me l’avoir indiquée.
– Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez vous adresser plus mal. Mlle Péry de Marannes est en effet ma cousine, du côté de M. de Chambray ; mais je ne la fréquente pas plus que je ne fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je n’ai aucun droit, – aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses affaires.
Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis :
– Mme la marquise, notre entretien s’égarerait dans cette voie. Ce n’est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c’est sur vous que je compte pour l’obtenir… Permettez ! je ne refuse pas de m’expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m’écarter un seul instant du respect qui vous est dû. Mlle Jeanne Péry se trouve dans une situation…
– Et que m’importe la situation de cette fille ! s’écria Olympe avec une violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation ! je lui ai déjà fait l’aumône ! Et c’est pure pitié de ma part si je ménage votre folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mlle Jeanne Péry !
Ses yeux brûlaient d’un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.
Moi, j’écoutais encore, quoiqu’elle eût déjà cessé de parler.
En écoutant, j’avais laissé mon regard monter jusqu’au portrait de feu M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus.
Ne crains rien, ce n’était pas encore ma folie qui me prenait.
J’écoutais parce que j’étais l’ennemi mortel de cette femme. Que pouvait-elle inventer contre ma Jeanne ? J’aurais eu plaisir à voir l’éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.
Cependant, comme elle se taisait, je repris encore :
– Mme la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je connais Jeanne comme je connais l’âme qui anime mon propre corps. Ce qui pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce que je n’y croirais pas.
Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes sœurs soient chagrines à cause de moi et s’efforcent de me faire contracter ce qu’elles appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner cette joie, mais c’est impossible. En ce monde, il n’y a pour moi, et jamais il n’y aura qu’une femme.
D’autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même ; d’autres sont aussi riches qu’elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne vois qu’elle.
Vous souriez, Madame ? Après la mort de sa mère… Oh ! ne souriez plus. Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m’agenouiller, car c’était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce n’est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne connais pas, et que m’importe ? La situation à laquelle vous faisiez allusion tout à l’heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est celle-ci : J’ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez moi…
– Chez vous ! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez vous ?
– J’ai dit chez moi, Madame.
– Ici, en ville !
– Ici, en ville, dans ma propre chambre.
– Mais votre mère ! mais vos sœurs ! Elle ose souiller leur toit…
– Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me blesser, ni l’insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence comme par magie.
Elle me regarda fixement.
Je ne puis dire tout ce qu’il y avait d’étonnement et de courroux dans ce regard. Je repris :
– Mme la marquise, il n’entre point dans mon dessein de vous menacer sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d’accord en restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la courtoisie. Tout à l’heure, quand vous m’avez interrompu, j’allais vous dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l’égal du plus saint des temples, mais à quoi bon ! cela ne vous intéresserait pas.
Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir exposé celle de Jeanne.
Je n’ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la malédiction dont elle m’a menacé. Mais, à part cette malédiction, je suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma Jeanne.
Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici, c’est que j’ai compté sur vous. Elle m’avait écouté sans m’interrompre. Je m’arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en balbutiant :
– Sur moi ! vous avez compté sur moi !
Dès longtemps une crainte s’était éveillée en elle. Je la voyais pâlir. Mais cela ne m’inspirait aucune pitié. Je me disais : Voilà que les choses changent bien ! c’est à son tour de souffrir.
Et j’étais content. À chaque minute qui s’écoulait, je me sentais plus impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité.
Olympe n’ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.
J’expliquai en termes nets et modérés l’engouement sans bornes qui entraînait ma mère et mes sœurs vers Mme la marquise de Chambray. Je ne dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet entraînement. Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.
J’appuyai sur la confiance qu’on avait en Mme la marquise, sur le culte à la fois frivole et sérieux dont on l’entourait. On avait fait un rêve féerique, on m’avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d’apothéose, aborder le firmament où brillait l’étoile. On m’avait vu fiancé, puis époux.
Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve ?
Un mot, un seul mot de Mme la marquise…
Ici, je m’arrêtai encore. Olympe resta muette.
Elle ne protestait pas. Ma vaillance s’en accrut. Je poursuivis :
– Ce mot, vous le prononcerez, j’en suis sûr, Madame. Vous le devez. Vous devez davantage et je n’ai pas tout dit.
Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.
Mais l’espoir mort, l’espoir qui attirait à vous, restent les craintes qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son néant. Vous avez tout ce qu’elle n’a pas, Madame. Vous êtes riche, vous êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu’il ne la connaît pas.
Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre appui.
Qui donc s’étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu tardivement ? Il est toujours temps d’accomplir un devoir. Vous prendrez l’orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le monde l’acceptera…
Pour la troisième fois, je m’arrêtai.
Je n’avais pas conscience de mon audace, non, j’avais parlé comme si j’eusse soutenu la plus simple des thèses.
Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore.
Et moi – Geoffroy, vas-tu le croire ? – je repris :
– Vous serez sa sœur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu’elle n’en a plus. Mais je n’ai pas exprimé toute ma pensée. À l’instant, je vous disais : vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune…
– Ah ! ah ! fit Olympe qui releva la tête.
Elle semblait n’en pas croire ses oreilles.
De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman, n’avait certes pas deviné jusqu’où j’en pousserais l’usage. Je te répète que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use d’un incontestable droit.
Mes souvenirs sont précis comme l’était mon argumentation. Je puis noter ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à l’exclamation de Mme la marquise.
– Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je besoin de spécifier qu’il n’y a ici aucune question d’intérêt matériel ?
– Bah ! fit-elle. Alors je ne comprends pas.
– Ce que je veux, Madame…
– C’est une donation entre vifs, n’est-ce pas ?
– Fi donc ! Je n’ai jamais pensé…
– Qu’à mon testament, fait en faveur de Mlle Jeanne ? C’est encore bien de la bonté de votre part !
– Madame, repris-je sévèrement, je n’ai pensé à rien, à rien qui puisse motiver vos sarcasmes. Il ne s’agit que d’une apparence. En mon nom comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n’accepterions rien de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu’elle consente il faut qu’elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part.
– Pour une bonne part ? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis :
– Pour une part convenable.
Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d’une façon si provocante, que j’en serais resté décontenancé en tout autre moment. Mais à cette heure, j’étais d’acier.
– Il le faut ! dis-je tout uniment.
Et je reculai mon fauteuil à sa première place.
Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa méprisante gaieté on aurait pu voir l’inquiétude qui renaissait. Moi, j’attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de moquerie :
– Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut ?
– Parce que je le veux, répondis-je.
Je ne dis pas autre chose. Ce qu’il y avait dans mes yeux, je n’en sais rien, mais son regard se déroba sous le mien.
– Ah ! fit-elle avec lenteur, vous le voulez !… Alors vous croyez avoir les moyens de me contraindre ?
– Je le crois, répondis-je.
Il est vrai que j’ajoutai un instant après :
– J’en suis sûr.
La contenance d’Olympe avait peu changé jusqu’à ce moment. Son effroi, si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement de hauteur.
Elle me dit en relevant les yeux sur moi d’un air de froid défi :
– Voyons vos moyens, M. Thibaut.
– Je n’en ai qu’un, Mme la marquise, répondis-je, mais il est bon : je sais votre secret.
Elle fit effort pour garder son sourire.
– Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d’un ton léger qui n’était plus qu’un reste de fanfaronnade : je ne me connais pas de secret.
J’avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de Méricourt m’avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me retenait de les laisser tomber.
Ce n’était pas défiance du talisman : depuis que j’avais parlé de secret, Mme la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au vent.
Je sentais le tremblement de sa conscience.
Oh ! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus mauvais soupçons que j’avais pu concevoir autrefois d’une façon passagère, revenaient et prenaient racine en moi.
Non, ce n’était pas défiance, c’était plutôt excès de confiance en l’efficacité du levier que j’avais dans ma main.
L’arme était trop lourde, l’instinct de ma profession me le disait. J’avais pudeur d’en écraser une femme…
Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait mal à écrire. Je ne me souviens pas d’avoir commis une autre mauvaise action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.
Plus mauvaise parce que j’étais un juge.
Ma profession affilait dans ma main l’arme à moi livrée par l’homme de la rue Vivienne.
Si j’eusse été dans l’exercice public de ma fonction je n’aurais pas hésité. Dans l’intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit d’agir autrement qu’un simple citoyen. L’utilité de tous, opposée au désastre mérité d’un seul est l’éternelle excuse de certains agissements judiciaires.
Comment n’aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous les honnêtes gens, à l’encontre d’un seul malfaiteur ?
Et pourtant, bien des fois, dans l’exercice public de mes fonctions, la répugnance m’a saisi au collet.
Bien des fois je me suis dit : Ce sont là d’adultères accommodements. Le Mal est toujours le Mal, même quand on l’emploie comme outil pour produire le Bien.
Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J’agissais pour moi, pour mon amour qui était moi-même.
J’hésitai. Ma conscience me criait : « Arrête ! » Mais ma passion, parlant plus haut encore, me montrait l’avenir sous son voile de deuil.
C’était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu.
Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses larmes souriantes, et qui me disait : « Je n’ai plus que toi pour défenseur. »
Qu’aurais-tu fait, toi, Geoffroy ?
J’avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit.
J’avais à dire : je sais, et je ne savais rien.
Geoffroy ! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne ?…
Voici ce qui arriva :
Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux avides. Elle voyait bien comme je souffrais ; elle pouvait compter les gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.
Elle crut que je m’étais avancé au hasard.
– Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n’est-ce qu’un jeu ? un jeu cruel ? Avez-vous tendu à votre amie d’enfance le piège qui vous sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels ? Lucien, répondez-moi, je peux encore vous pardonner.
Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l’eau glacée qui coulait sur mes tempes.
Cela me redressa comme si une main d’homme m’eût sanglé un soufflet au visage.
– C’est un duel entre vous deux ! m’écriai-je, saisi par une exaltation soudaine, un duel à mort entre celle que j’aime et celle que je hais ! Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte ! Vous avez tout ce que prodigue l’enfer : l’or, la beauté, la science de la vie, et le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n’a rien, elle est seule, le mépris de ce même monde va l’accabler en face de vous, elle est brisée d’avance ! Elle ne saurait se défendre contre vous, puisqu’elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne me mettrais-je pas au-devant d’elle pour empêcher un assassinat ? Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier ? Et si ce n’est pas assez, comme une épée ?
– Lucien, Lucien ! fit-elle on va vous entendre.
Je la repoussai, car elle s’était levée et venait vers moi plutôt étonnée qu’effrayée, et comme on s’approche d’un enfant pour le calmer.
Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur : la déclamation.
La rage me mordit : la grande, celle qui est froide.
Rien qu’au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je répliquai :
– Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.
– Le vendre ! Et c’est vous qui parlez ainsi ! murmura-t-elle, cherchant éperdument une arme pour parer ce coup qu’elle voyait suspendu dans mes yeux. Elle crut l’avoir trouvée, car elle ajouta :
– C’est affreux ! Si j’en usais comme vous, si je vous dénonçais au président Ferrand, votre chef et mon ami…
Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal.
– Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de la main gauche.
Elle recula jusqu’à chanceler contre son fauteuil.
Cela ne m’arrêta pas, j’achevai :
Et dites-lui dans votre lettre : destituez bien vite M. Lucien Thibaut, car il sait l’histoire du codicille… J’aurais voulu continuer que je n’aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve ?
Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma bouche.
Et jamais de ma vie je n’oublierai ce regard, – le regard qu’elle lança, tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray, dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de nous…
J’ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé.
Geoffroy, je fis cela. J’ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire.
Juge-moi comme tu voudras, mais n’abandonne pas Jeanne. Elle ignorait tout. Elle n’est pas ma complice.
Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette femme, plus froides que celles d’une morte.
Elle tremblait si fort que j’en étais secoué de la tête jusqu’aux pieds.
Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au portrait de son mari décédé.
Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient sous ses paupières. Ce n’était pas blême qu’elle devenait, c’était verte.
Et toujours belle – à la façon des tragédiennes qui expirent savamment.
J’eus peur, en conscience j’eus peur de la voir mourir là, devant mes yeux.
Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais je n’eus pas d’absence mentale.
Au contraire, je restai dur comme un marbre.
Geoffroy, j’ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le regard doublement espion du diplomate et du romancier.
À nous deux, saurions-nous répondre à cette question : Qu’y a-t-il dans la conscience de Mme la marquise de Chambray ?
Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d’un cercueil.
Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux poignards.
Elle était belle, toujours plus belle ! Comment avoir pitié ?
Oh ! je ne me repentais pas ! Jeanne bien aimée, je t’avais sacrifié la fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l’étendue de mon sacrifice. Tu pouvais encore sourire.
J’avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était accomplie…
On sonna à la porte extérieure.
Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour refaire sa coiffure.
Puis elle appela Louette d’une voix que je ne connaissais pas. Elle dit :
– Je n’y suis pour personne.
– C’est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c’est la mère… Mme Thibaut.
– Pour personne ! répéta Olympe.
– C’est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa surprise. Je n’avais ni parlé ni bougé.
Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D’abord elle chancelait, puis elle se raffermit. J’épiais ses yeux. Ils ne se dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de salon, elle regagna son siège où elle s’installa avec une apparente tranquillité. L’effort qu’elle faisait sur elle-même ne se voyait presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui était ordinaire et me dit très doucement.
– Lucien, vous m’avez fait beaucoup de mal.
– Je l’ai vu, répondis-je.
– Refuseriez-vous de m’apprendre qui vous a dit cela ?
– Mon Dieu non… commençai-je.
Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.
Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement :
– C’est tout le monde et ce n’est personne. Au palais, nous savons ainsi beaucoup de choses.
Le mensonge entraîne, c’est certain. Compromettre ma robe en tout ceci était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle garda mieux les apparences.
– Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi instruit que vous ?
– Je n’en sais rien, répliquai-je.
Elle garda un instant le silence, puis elle reprit :
– M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection. Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi ?
Je répliquai :
– Je vous réponds avec calme, Madame. J’userai de cette arme si vous ne faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix tremblait. J’étais à bout d’énergie.
Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si elle eût été importunée par l’impuissante menace d’un mendiant.
– Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre honte. C’est uniquement en considération de votre mère que je ne vous fais pas chasser par mes valets. Sortez d’ici et n’y rentrez jamais !
Son geste impérieux me désignait la porte.
J’obéis sans répondre un seul mot.
Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener avec mes deux sœurs.
Elles m’entourèrent aussitôt, et ma mère s’écria :
– Eh bien ! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile ?
Mes sœurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien :
– Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la noce ?
(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.)
23 juillet, onze heures du soir.
À M. Louaisot de Méricourt à Paris.
Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain. Pas d’excuse.
(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)
M. Louaisot, rue Vivienne n°… Paris.
Recevrez demain billet, non avenu. Restez.
Olympe.
(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature. Sans date ni adresse.)
M. Geoffroy de Rœux a toute raison de s’étonner, mais il est prié de considérer : 1° que M. Lucien T. n’est pas dans un état de santé normal ; 2° que l’homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T. que Mme la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d’autre, un tort considérable à Mlle Jeanne.
On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à la succession de M. le marquis. Mlle Jeanne était héritière au degré utile.
La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.
Sa vie privée est également sans reproche.
Quant à l’affection cérébrale dont il est atteint, elle n’est pas très bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom de métapsychie.
Ce n’est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la responsabilité du sujet dans une certaine mesure.
Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T. lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé selon la rigueur de la morale ordinaire.
On n’excuse pas ici l’action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de Rœux en garde contre l’erreur d’une sévérité absolue.
Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les métapsychiques n’ont pas l’entier usage de leur raison.
D’autre part, la supercherie que M. L. T. s’est laissé entraîner à employer, s’entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de Rœux saura grouper de lui-même sans qu’on prolonge ici cette plaidoirie.
M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M. Geoffroy de Rœux ne lui retirera pas son estime.
Note de Geoffroy. – Cette pièce si singulière arrêta un instant ma lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de mes paupières.
Lucien devait être en état de « métapsychie » quand il avait écrit cela.
Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion qu’on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.
Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière, rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis longtemps.
Je revis, mieux que je ne l’avais fait encore, le Lucien de notre enfance, si bon, si naïf, si généreux !
Parmi nos autres compagnons d’étude et de plaisir y en avait-il un seul capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée ?
Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s’accuser ainsi amèrement et humblement, d’avoir usé du droit de légitime défense.
Frapper une femme répugne toujours, mais c’était pour défendre une jeune fille.
Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté, pour Lucien, égalait celle des anges.
Je lui donnai mon absolution de bon cœur. S’il faut le dire, même, cette aventure qu’il avait menée grand train, en définitive, ajouta singulièrement à mon affection pour lui.
Je l’en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.
Les remords prouvaient l’exquise délicatesse de son cœur, mais la bataille avait été rondement livrée – et gagnée, malgré ce dernier geste de Mme la marquise, cachant sa détresse sous l’insolence et mettant à la porte son vainqueur.
Je n’étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette adorable dame : que diable pouvait-il y avoir dans son passé ?
Je m’accuse d’avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le plus fort, décidément : et quand je tournai la page, je ne m’en donnais pas pour un quart d’heure avant de me laisser aller dans ses bras.
Je continuai pourtant :
(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni adresse.)
Bien touché, agneau ! Au milieu du rond ! Vous allez recevoir des nouvelles de la dame de pique.
Je parie un franc qu’on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme !
(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
Yvetot, 25 juillet 1865.
À M. Lucien Thibaut, en ville.
Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m’accorder une entrevue. J’espère encore qu’elle peut être amicale.
J’aurais quelques explications à vous demander avant d’entamer ce procès qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots ce procès remplaçaient les deux autres mots cette guerre qu’on avait raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés.
Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre : « Sans réponse ».
(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)
27 juillet,
Mon cher Lucien,
Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez bien au moins m’en accuser réception.
J’ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous aurions mieux fait l’un et l’autre de discuter froidement.
Mais vous me rendrez cette justice que je n’ai pas abusé de votre confidence. Mme Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre cabinet de toilette.
Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis m’habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot remplaçant ennemi, raturé).
Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse enfant à qui, vous ne l’ignorez pas, j’ai déjà témoigné de la bienveillance.
Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille.
Au bas de la lettre, de la main de Lucien : « Sans réponse ».
(Écrite et signée par Lucien.)
À Mme Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot.
27 juillet 1865.
Ma bonne dame, Mlle Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne chambre. Je vous la conduirai demain. Mlle Péry est en grand deuil et comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes.
(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)
À M. Louaisot de Méricourt. Paris.
27 juillet 1865.
Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu en France. Il m’arrive une chose si extraordinaire que j’en perds la tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.
Répondez, s’il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il n’y avait que lui – et vous…
Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt…
Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie. Répondez.
P. S. – Où en est l’instruction pour l’affaire du Point-du-Jour ? J’ai peur maintenant d’en être réduite à frapper le grand coup.
(Écrite et signée par Lucien.)
À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris.
Yvetot, 27 juillet 1865.
Monsieur,
Vous m’en avez trop dit, ou vous ne m’en avez pas dit assez. Je suis sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde.
Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me fournir un renseignement complet au sujet des paroles qui ont produit un si grand effet sur Mme la marquise O. de C.
J’ai l’honneur de vous saluer.
(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.)
À M. L. Thibaut.
Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.
Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le beurre.
Dame, je ne dis pas, c’est une histoire bien curieuse, allez, et qui vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement de l’anecdote en question.
Pour le présent, on vous a dit juste ce qu’on voulait vous dire, rien de plus, rien de moins, et ça suffit.
Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les pouces.
J’ai quelqu’un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là, n’oubliez pas que je réclame la préférence.
Est-ce que vous n’avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie ? Ça dédommage une pauvre petite veuve. – Mais peut-être que ce sera un veuf qu’il y aura consoler.
L’affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah ! Quelles marionnettes nous sommes entre les mains du hasard ! Surtout quand quelqu’un de moins idiot que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles !
Je vous salue d’amitié.
(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
Yvetot, 29 juillet.
À Mlle Jeanne Péry, au Bois-Biot.
Mademoiselle et chère cousine,
J’apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m’en félicite de bien bon cœur, puisque cela me donne l’occasion d’entrer en rapport avec vous.
Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous une vive et sincère sympathie.
Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre chère mère. C’était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire davantage.
J’apprends aujourd’hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous avez voulu vous rapprocher de l’homme que vous aimez et qui vous a promis mariage.
Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de l’amour quand il est honorable et légitime. J’imite en cela Notre-Seigneur qui protège l’amour pur et le bénit.
Celui qui a su toucher votre cœur est une noble et belle âme : je le connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d’entrer dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s’il ne s’agissait que de vous.
Car vous ne m’avez rien confié, tandis qu’il m’a rendue dépositaire de son secret, qui est aussi le vôtre.
Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse : la volonté, ou plutôt le préjugé d’une excellente mère, et l’asile que vous avez choisi au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.
Il s’est adressé à moi – et faut-il tout dire, lorsqu’il l’a fait, vous étiez encore plus mal logée qu’au Bois-Biot ; – il s’est adressé à moi, la compagne de son enfance, et il m’a dit : « Venez à notre secours. »
Quoi de plus simple ? Je l’eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère cousine – laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre nous, je l’espère, – car j’ai pour lui une véritable affection, mais je le ferai plus volontiers encore pour vous, – et surtout pour moi.
Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d’une amie, d’une sœur !
Je suis votre aînée, j’essaierai de vous guider dans le monde où est votre place ; le hasard m’a mise à la tête d’une fortune assez considérable, nous la partagerons ; enfin, je crois avoir sur la famille de Lucien une assez grande influence : je la consacrerai tout entière à vous concilier l’amitié de sa mère et de ses sœurs.
Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles, faites si cordialement et avec tant de plaisir.
Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien chère petite cousine. L’hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.
Préférez-vous que j’aille vous chercher ?
On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre appartement.
À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de vous recevoir, je vous prie d’accepter mon baiser de grande sœur.
(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros anonymes ci-dessus. Sans date.)
À M. Louaisot, à Paris.
Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en France. Vous ne m’avez même pas répondu.
Serait-ce donc vous qui m’avez porté ce coup, homme terrible, être inexplicable ? C’est vous, ce doit être vous. Quelqu’un mourra de cela.
J’ai du feu plein le cœur. Je crois que je l’aimais. Est-ce possible ? non. Mais cela est. Je l’aime. Il m’a frappée, savez-vous, avec vigueur et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.
Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui tient l’instruction de l’affaire Rochecotte. Que justice se fasse ! Plus de pitié criminelle ! Cette fille m’a vaincue et perdue. Je la veux morte.
(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d’adresse.) Ce vendredi.
Douce madone,
J’ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j’en ai pris bonne note.
Ça chauffe donc ? Vous voilà mordue ? Je plains l’agneau qui a eu le bonheur de vous plaire. Voilà un métier !
Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy ? Je l’ai cherché plus d’une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité – et son danger, mais je n’ai jamais trouvé trace de lui.
L’absinthe a dû le régler depuis longtemps.
Quant à vos insinuations sous forme d’invectives, je plane au-dessus de tout ça. Quel est le fond de la profession ? La conscience. Qu’est-ce qui en fait l’ornement ? La minutie dans la délicatesse.
C’est vrai, je nourris l’affaire, mais à qui la faute ? J’avais proposé une association loyale. On m’a laissé à mes pièces. Je travaille.
J’ai mis un ruban rose autour du cou de l’affaire et je la mène paître comme un beau petit mouton.
Quant à l’instruction du Point-du-Jour, c’est fait. Vous êtes obéie, ô belle reine !
Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des noix. Le terrain des cours (d’assises) est glissant. J’ai trouvé quelque chose de plus important que feu Martroy.
Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l’eau et se noyait comme un plomb.
Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j’aie chez moi, dans mes écuries, une mule pour ne rien traîner ! Pendant que la minette était à la maison, Pélagie l’a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui avait acheté l’objet. Alors, pas et démarches d’abord infructueux, puis couronnés de succès.
J’ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l’ai bien reconnue : fabrique anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la manufactory : un petit chien entre les deux initiales S. W. – Birmingham.
Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même temps que ma lettre.
Qu’est-ce qu’on offrira à papa pour une attention si mignonne ?
Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez, écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote n’assassinera plus personne, pas même vous.
P. S. – Vous êtes priée d’envoyer le nerf de la guerre, s. v. p. Confiez trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte de mes frais. Chargez votre lettre pour qu’elle ne passe pas au bureau des détournements. Admirons la poste comme institution, mais ne nous fions jamais à ses pontifes.
(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1er août 65. À M. L. Thibaut
Lucien, je ne sais pas pourquoi j’ai mieux aimé capituler devant cette enfant que devant vous.
Avec elle je n’ai pas eu de peine. Il n’y a rien de sa faute. Sait-elle seulement le mal qu’elle m’a fait ?
Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m’avez méconnue ?
On n’est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m’avez brisée. Hier encore je vivais par l’ambition, par l’amour, partout ce qui fait vivre, aujourd’hui, je suis morte.
Ambitieuse, ai-je dit ? C’est vrai, mais non pas pour moi : ambitieuse pour un autre.
À cet autre j’avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui, toutes, même les plus sages. À cet autre j’avais sacrifié ma jeunesse. Pour lui, pour lui seul je m’étais vendue, presque enfant que j’étais, à l’homme respectable que j’ai servi, soigné, aimé comme un père.
Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus riche, le plus brillant, le plus heureux – tout cela par moi.
On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par vous que je devais être punie ?
Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas même un reproche. Je suis morte – morte. Vous avez brisé tout ce qui était en moi, espoir ou désir. J’ai l’âme broyée, Lucien. Je n’y saurais même plus trouver de haine.
Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C’est à vous que je les fais, et c’est de l’obéissance. J’agis selon que vous avez ordonné. Et je n’ai pas de peine à cela. J’abdique mon restant de jeunesse, ma fortune qui m’a coûté si cher, ce qu’on appelle mes succès du monde, je renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.
Il n’y avait que cette espérance en moi. Le reste n’est rien, je le donne.
Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance de votre chère mère, je le donne en réalité.
C’est elle – je n’ai pas encore pu écrire son nom – c’est elle qui me succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant.
Votre mère l’acceptera, je me charge de cette tâche.
En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu’une seule chose : Lucien, connaissez-moi enfin.
Regardez ce qu’il y avait pour vous dans mon cœur !
(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)
Cabinet du procureur impérial.
Yvetot, 1er août 1865.
À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la Seine, Paris.
Cher Maître,
Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet à l’espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes avaient daigné nous investir, pour l’affaire Fanchette. J’y ajoute quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.
Toujours la bienveillance même, notre cher président ! Pensez-vous qu’il ait eu vingt ans, à l’époque ? Il a la distinction de la momie. Au reçu de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d’enquête, il a dit :
– Voilà un petit Cressonneau qui va bien ! mazette ! Il veut gagner un galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.
Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a ajouté :
– Quelle drôle de petite bonne femme ! Ça ne ressemble pourtant ni à Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs ! si ces demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez gentille, au moins, cette perruche !
Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C’est un original. Nous le verrons sous peu à la cour d’appel.
Mais le fait est qu’elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette petite chacalo ! Quand vous l’aurez trouvée, n’allez pas vous laisser empaumer !
Foi de gentilhomme ! comme nous disions jadis en sortant de la Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n’avais pas besoin de la permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J’ai fait ce que j’ai pu. Le ban et l’arrière-ban de nos observateurs invalides ont été mis sur pied. J’ai armé en guerre toute notre police – pauvre régiment, le Royal-Bancroche ! J’ai lâché jusqu’aux gardes-champêtres !
Néant ! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous n’avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui ressemble de près ou de loin à la photographie.
Désolé, cher Maître, de n’avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins vous leurrer, et je vous dis franchement : il faut chercher ailleurs. Fanchette n’est pas chez nous.
Je suis d’autant plus triste d’avoir si mal réussi – remarquez l’habileté de la transition – que j’avais un service à vous demander.
Voyons ! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit parquet au ministère de la Justice.
Il s’agit de mon pauvre avancement. Je voudrais « gagner un galon » comme dit le président Ferrand en parlant de vous.
L’occasion y est.
Hélas ! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, cœur et cerveau du monde. Mon ambition ne va qu’à gonfler sur place.
J’expose :
Nous avons ici un juge – celui justement qui aurait dû s’occuper de votre affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s’occupe plus de rien, – un juge, dis-je, M. Thibaut – Lucien, – assez bon garçon, fort instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et suffisamment bien vu de notre président.
Vous allez croire qu’un pareil gaillard est en passe de me laisser son siège en grimpant un échelon ?
Pas du tout. Au contraire.
Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela, il ne l’est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel coup de mailloche qui le rend propre à s’en aller, et voilà tout.
On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il est brûlé au palais de la tête aux pieds.
Vous me demanderez quel est son crime ? Il n’y a pas de crime. Ce qu’il a fait, enfin ? Je n’en sais rien, ou plutôt je le sais mal.
Vous n’êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d’avoir mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
Tel est d’abord le cas du pauvre diable. Jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à baisser dans l’opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon temps et de la bonne sorte.
Première qualité d’ermite !
C’est gandilleux, vous savez ? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça ne manque jamais.
Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie. Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l’ermite Thibaut, prenant le mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.
Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu’à Paris pour suivre sa bucolique.
Or, il y a une Mme veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand fils-là pour le ranger ; et il y a une marquise Olympe de Chambray – ne rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait même à Paris, – qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand gars.
On dit cela et ce doit être vrai, car c’est étonnant comme ces innocents ont toujours les mains pleines d’atouts !
Mais rien n’y fait, l’ancien ermite ne veut absolument pas entendre raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d’une réputation détestable, et on dit : Voilà le nœud – en latin infandum ou chose qui peut provoquer la retraite forcée d’un inamovible, – on dit qu’il a pris avec lui la bucolique et qu’il la cache à tous les yeux dans le grenier de son domicile légal.
Je n’y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n’a vu la bucolique.
Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mme veuve Thibaut est peut-être la seule qui n’en sache rien.
Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable d’une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la ville…
J’ai été interrompu par l’arrivée d’un renseignement. La bucolique, qui s’appelle Mlle Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour se retirer dans une ferme des environs – où elle est, en quelque sorte, cloîtrée.
M. Thibaut seul est admis à la voir.
Vous voyez qu’il est difficile de se compromettre plus maladroitement.
Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins le fond de ma pensée : je n’ai aucun sentiment d’inimitié contre M. L. Thibaut ; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la moindre des choses, fût-ce un simple nutus pour l’aider à glisser hors de son siège.
Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a apparence, s’il était forcé de donner sa démission ou même simplement de quitter le ressort…
Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et bien senti, en vous disant : « Cher maître, l’heure est venue. Vous qui êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d’épaule. »
(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)
À Mlle Maria Mignet, aux bains de mer d’Étretat (Seine-inférieure).
Yvetot, le 24 août 1865.
Ma chère Mariquita,
Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d’ici sur votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à la crâne – sur l’oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les Parisiennes en mourir de rage.
Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce qu’il s’appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à la promenade qu’Étretat n’est qu’un petit tas de macadam, pris entre deux pierres percées.
Vous allez le détester bien davantage.
Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi pendant des siècles à l’Opéra-Comique.
Il ajoute que le Casino est une masure et qu’on est obligé de mettre des sabots pour descendre se baigner.
Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des crevettes fraîches.
Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu’elle est poivre et sel, moitié biches, moitié bonnetières.
Quelle mauvaise langue ! Il n’est pas sot. J’aime bien mieux vous croire, ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.
Mais pour mon compte, si j’avais à me baigner, je préférerais Trouville. Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.
Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne, depuis que vous autres élégantes l’avez abandonné. Il y a eu un, deux, trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du troisième, donné par la vicomtesse.
C’était tout uniment superbe : orchestre complet, tous les orangers dans l’escalier, on avait loué jusqu’à des lustres. Et des glaces à gogo ! j’en avais le cœur affadi.
Quand on en mange trop, ce n’est plus bon du tout.
Dorothée avait l’air d’une corbeille. La toilette ne lui va pas.
Son mari n’est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles désourlées.
Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit qu’elle avait l’air d’un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.
La sous-préfète avait sa garniture de point d’Angleterre. L’une portant l’autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la sous-préfète.
Les trois Thibaut, mère et filles – je vais vous reparler tout à l’heure de la famille, ma chère, – s’étaient fagotées de leur mieux. La bonne femme avait son fameux velours épinglé d’avant la première révolution. Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes : c’était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous les messieurs : pensez à moi, pensez à moi, sur l’air des lampions !
Quand je songe qu’elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère !
Joli parti ! parlons-en ! C’est bon pour une perle fine comme Mme la marquise de Chambray.
Croyez-vous que je plaisante ? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer perle, mais fine, ah ! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu son bonhomme de mari !
Elle était là dans toute sa gloire. C’est bien étonnant tout de même qu’une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien. Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes. Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y en a qui n’ont pas besoin de tant d’embarras pour être passables.
Mme la marquise n’était pas seule, elle avait amené avec elle sa nouvelle amie, habillée aussi par Würtz.
Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De qui parle-t-on là ? qui est cette nouvelle amie ? Écoutez donc, il y a une histoire. Je l’amène tout doucement.
Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout l’été comme des malheureux, – mais nous avons des aventures !
Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c’est extraordinairement curieux…
Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu’on a mariées tour à tour à ce dadais de juge.
Voyons ! laissez là pour un quart d’heure le Casino, revenez en idée à votre humble pays d’Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l’état de la question Thibaut au moment de votre départ.
Faut-il vous aider un peu ? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi et à l’interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter l’imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les efforts de la famille s’étaient tournés contre l’opulente Olympe.
Sous quel prétexte ? D’où leur venait l’espoir d’escalader cette cime avec leurs courtes jambes ? Était-ce tout simplement la folie particulière aux mamans enragées ?
Non. Il y avait folie, mais ce n’était pas dans la maison Thibaut. La maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n’y en a pas ailleurs que dans les contes de fées.
Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un mari sur commande s’est amourachée de qui ? Du nigaud dont nous n’avons pas voulu, vous ni moi, chérie ; elle nourrit, selon le bruit public, depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible pour ce dadais de Lucien.
Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.
Mais ce que vous ignorez probablement, c’est que pendant cela, le dadais nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut appelait franchement « une coquine, fille de coquin et de coquine ».
C’était sa phrase. Vous savez qu’elle a le parler gras.
Vous étiez au fait ? Bon ! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m’en reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu’une lettre d’Yvetot peut être aussi bourrée d’événements qu’un courrier d’Étretat.
Patience ! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et ses sœurs.
Vous dressez l’oreille, pour le coup ? Cela fit un scandale pitoyable. Un magistrat ! chez lui ! Moi, d’abord, je ne voulais pas y croire.
En ville, c’est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi !
Eh bien ! c’était vrai ! allez donc donner le bon Dieu sans confession à ces saints-n’y-touche ! Il lui avait fait un dodo devinez où ? Dans son cabinet de toilette.
M. Pivert a vu le dodo.
Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d’autant mieux qu’une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut s’était rendu en habit noir et en cravate blanche à l’hôtel de Chambray, où il resta deux heures d’horloge, plutôt plus que moins. – Et les trois dames Thibaut l’attendaient dans la rue.
Il aurait fallu avoir tué père et mère, n’est-ce pas, pour ne pas conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main de l’amoureuse Olympe.
Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d’Yvetot, un peu à court de potins – c’est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l’a rapporté de Paris – se raconta cette anecdote à elle-même.
On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la petite coquine fut relégué au rang des fables…
Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mme la marquise faisait son entrée à l’hôtel de Chambray, ma chère !
Ma chère, une entrée solennelle ! ! !
Et puis ?… Pourquoi ces trois points d’exclamation ?
Voilà. J’ajoute un mot et vous sautez au plafond :
La nouvelle amie et cousine de Mme la marquise s’appelle Jeanne Péry.
Comprenez-vous ? La demoiselle au dodo, la petite coquine, fille de coquin et de coquine, selon l’évangile de Mme Thibaut ?
Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en revenant du plafond ! Est-ce assez drôlet ? N’aurais-je pas pu en mettre six au lieu de trois, des points d’exclamation ?
Mais ce n’est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.
Cette Mlle Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu’elle y soit en visite ? Erreur. La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable ; elle ne s’en ira jamais, jamais, jamais.
C’est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.
Mme la marquise est la maman, Mlle Jeanne est le bijou de fille unique. On s’adore, on ne se quitte pas d’un instant, et il y a déjà dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de cette résignation aussi, – et même de cette mauvaise humeur qui distingue certaines physionomies de mamans.
Les mamans qui regrettent.
Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l’i.
Madame la marquise ne danse plus.
Elle regarde danser Mlle Jeanne.
Qui danse avec M. Lucien !
Ouf ! maintenant, je vais me relire, car j’ai peur d’avoir raté mon effet, comme dit M. Pivert. Il n’a pas toujours très bon ton.
Et figurez-vous qu’il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de Paris l’accable de besogne. C’est au point qu’il n’a pas encore vu la fameuse cousine et amie. Il en sèche…
J’ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique. Seulement, elle demande à être complétée.
Voilà un grand mois que tout cela dure. Mlle Jeanne règne et gouverne à l’hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec l’approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l’appelle plus coquine.
On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des héritières. Ça sert de chaufferette.
Mais une marquise de vingt-huit ans ! mais la belle des belles, Olympe de Chambray ! s’embarrasser d’un semblable outil ! Réchauffer dans son giron une petite couleuvre qui hérite d’elle dès maintenant, qui lui prend tout – entre vifs, – tout ! même son grand bêta de Lucien ! Dame !…
Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.
Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.
Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c’était du lard ou du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très froides.
Mais cela a changé lestement. Mme la marquise a imposé son amie et cousine, et peu à peu, la maman, les deux sœurs, tout l’élément Thibaut enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.
C’est réglé désormais, Mlle Jeanne est l’idole. Mère Thibaut, Célestine Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l’adorent comme elles caressaient, comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.
Celle-ci s’est enfoncée d’un cran.
Tout le monde s’y prête, elle la première !
Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant ces dames. Jour de Dieu ! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer Olympe elle-même !
Vous croyez que j’exagère ? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut ! la bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche. Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus la tête de l’idole démissionnaire.
Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mme la marquise se laisse-t-elle faire ? moi, j’ai déjà jeté vingt fois ma langue aux chiens. Nous ne sommes pas dans le pays des Mille et une nuits. Chez nous, ce qui est a sa raison d’être.
On s’y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l’ancien caractère d’Olympe.
Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu ? Ou bien la conscience de Mme la marquise ?… hein ?
M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.
Il n’est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l’achever et M. Pivert espérait sa place. Peut-être même qu’il l’avait demandée.
Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très sérieusement de la noce, et Mme la marquise doit faire des avantages au contrat. Ce n’est pas avoir de la chance, j’entends pour ce pauvre Pivert.
Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d’esprit pour deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la cervelle. S’il y avait un drame !…
Celle qui trouvera la première instruira l’autre. Je vous tiendrai au courant des événements.
Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon cœur.
P. S. – Est-ce qu’on meurt de bonheur ? Le dadais garde la chambre. Les actions Pivert remontent.
(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)
29 août.
À M. L. Thibaut.
J’apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever demain.
Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant plus vous voir a voulu vous écrire.
Êtes-vous content, Lucien ? J’ai fait de mon mieux.
S’il n’y a pas d’indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu’elle doit vous parler de moi.
Ce n’est pas par curiosité. J’ai besoin de récompense.
(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date et même adresse.)
Cher Lucien,
Je suis si heureuse qu’il me vient des terreurs. Tout m’effraie. Quand j’ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte égoïste m’a saisie. Je me suis dit : Si j’allais rester seule !
C’est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je n’y crois pas, Olympe est pour moi plus qu’une sœur. Il me semble que ma mère elle-même ne m’entourait pas de si exquises tendresses.
J’avais été élevée à penser qu’elle nous méprisait pour notre infortune. Comme c’était injuste ! Combien pauvre maman se trompait ! Oh ! si elle l’avait mieux connue, l’aurait-elle assez aimée !
Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la première place dans notre cœur.
Mais qu’a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous ? Hier, je l’ai trouvée au jardin. C’était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne pouvait s’attendre à m’y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me laissait dans le doute et je n’aurais pas pu dire si elle était courroucée ou désespérée.
Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j’ai vu qu’elle avait pleuré.
Elle a voulu sourire et me dire que j’étais folle, mais j’en suis bien sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.
Elle ! Olympe ! la marquise de Chambray ! si belle ! si noble ! si enviée ! pleurer !
Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine ! Savez-vous qui cause son chagrin ? Il ne se peut pas qu’elle ait des ennemis.
Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu’aucun autre sujet ne me plaît. Dimanche, elle me disait : « Je l’aime à cause de vous. »
Est ce vrai ? Non. Elle veut dire peut-être qu’elle vous aime encore davantage ; car elle vous aimait auparavant, puisqu’elle vous connaissait bien avant de me connaître.
Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m’écoute parler de ma chère morte.
Je l’aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste jusqu’au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant point son mal ?
L’idée m’est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il possible qu’elle ne fût point aimée ?
Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien croyable, en effet, Lucien ? Vais-je être votre femme ?
Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d’obstacles il y avait entre nous ! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi bien que moi, me défendait toujours d’espérer. Nous voit-elle, Lucien ?
Si elle nous voit, elle doit être heureuse.
Elle nous voit. Il me semble que je l’entends prier longtemps et ardemment pour Olympe.
Oh ! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu’aux pieds de Dieu. J’ai beau regarder en arrière, je ne vois qu’Olympe qui m’ait été secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille !
C’est si vrai, Lucien ! Sans elle, nous serions encore tout au fond de notre misère.
Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains :
Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond ? Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux yeux des autres ? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d’elle ? Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours ?
Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m’avez répondu.
Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me répondre…
Mais je cause, je cause et j’oublie le principal objet de ma lettre. Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos sœurs.
Je dis me voir, car c’est moi qu’elles ont demandée.
Cela a fait sourire Olympe, qui n’en a témoigné aucun déplaisir.
Moi, j’en ai été un peu blessée.
Votre bonne mère a été charmante, oh ! charmante. Et vos sœurs, donc ! moi qui avais tant souhaité avoir une amie ; m’en voici deux. Et quelles amies ! Les sœurs de mon Lucien – mes sœurs !
Je vous le dis encore : je suis trop heureuse, cela m’épouvante. Je voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j’ai beau faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du bonheur ! À bientôt, mon Lucien. Demain, n’est-ce pas ?
Note de Geoffroy. – Cette lettre avait été lue et relue mille fois. Elle était presque effacée par les larmes.
Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien : « Communiquée à Olympe selon son désir. »
Et en marge, également de l’écriture de Lucien, mais plus récente, cette autre mention : « Geoffroy est prié d’en avoir bien soin. J’ai eu de la peine à m’en séparer. »
(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)
Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d’enfant.
(Écriture inconnue.)
Paris, 29 août 65.
À M. L. Thibaut, juge, etc.
En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l’adresse indiquée, M. L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut pour lui plus de dix mille francs. M. J.-B. Martroy, rentier, poste restante, à Paris.
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
29 août 1865.
Mlle Jeanne Péry de Marannes, à l’hôtel de Chambray en ville.
Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour m’avoir retournée comme cela, comme un gant ? C’est que je ne passe pas pour être trop facile à retourner, au moins ! Feu M. Thibaut m’appelait bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien – car il est à nous deux, maintenant, bien plus à vous qu’à moi, – il vous dira si j’ai mon idée dans ma poche.
Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu’il ne faut, on apprend à se défendre. Ah ! mais oui, ma pauvre belle, j’ai été à rude école après le décès du papa ! Mais ce n’est pas tout ça que je veux vous dire : nous sommes folles de vous, j’entends moi, Célestine et Julie, mais folles !
Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez ; je suis prête à en témoigner même en justice.
On s’instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c’est que j’avais d’affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable ! Je ne dis pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein panier.
Ils m’en avaient dit, ah ! ils m’en avaient dit sur votre papa, sur votre maman, sur vous, est-ce que je sais, moi ? la société est si mauvaise langue ! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu’on ne peut plus les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu’il en faut bien rabattre ! un quart, un tiers ? Bah ! la moitié, même les trois-quarts, et, peut-être le tout. La société… tiens ! J’allais redire que la société est si mauvaise langue !
Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot ! Si ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas vous effaroucher la pudeur ? Il faut qu’une jeune personne inspire bien de la considération pour qu’on risque ainsi des rhumatismes, sans parler des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l’a délicate.
J’ai dit tout de suite : on ne fait pas de ces choses-là pour la première venue. Et ces demoiselles aussi : j’entends Célestine et Julie. Et puis d’ailleurs, vos manières ! Les manières, moi, c’est mon thermomètre pour savoir le temps qu’il fait sous la camisole d’une jeunesse. Je suis gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l’épicier en passant. Avec des manières comme vous, pas d’inquiétude pour la conduite !
Je le disais aux minettes, j’entends Célestine et Julie : ces manières-là ça donnerait envie d’avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.
De la vraie, de la vieille. Si nous n’avons pas été aux croisades, c’est que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.
Voilà l’authenticité : Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père ; malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.
Je suis, de mon côté, une Pervenchois, de Bléré, près Tours, le jardin de la France : j’entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se marier si loin, c’est que la magistrature voyage et que je lui avais donné dans l’œil.
D’ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n’y a que le saut d’une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.
Il en faut dans un département.
Voilà donc pour la généalogie.
Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du ressort, quand il veut s’en donner la peine, nous n’avons jamais rien demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n’ont pas pour un sou de coton dans leurs corsets, preuve qu’on les a nourries. Je plaisante, parce que je suis gaie, mais c’est vrai tout de même. On vit bien à la maison, et rien à crédit.
Eh bien ! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c’est la nature qui l’exige.
Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d’année en année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l’ancienneté. Et une conduite ! On s’en moque de lui, tant il est étonnant pour la conduite !
J’y vas carrément, comme vous voyez ; je ne connais qu’une chose dans les affaires, c’est d’aller droit.
On vous racontera que j’ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête à coiffer qu’on vous a déjà parlé de Mlle Sidonie, de Mlle Maria, de Mlle Agathe, et peut-être d’une autre…
C’est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor ? pour vous seule ? pas d’enfantillages ! Je m’épanche et je ne voudrais pas qu’on lût ma correspondance au prône.
C’est-à-dire, ma petite, qu’elles étaient toutes autour de lui comme des tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie, nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d’être dévorées. Mais je t’en souhaite ! Les héritières avaient beau se jeter à la tête du garçon, il n’y entendait d’aucune oreille. Méchante ! vous savez bien pourquoi. L’aviez-vous coiffé assez serré du premier coup !
Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut, qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des écervelés. Il est joli, le Pivert, on l’empaillera.
N’écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force de propos. Ils sont là tous qui me chantent : prenez garde ! renseignez-vous ! réfléchissez ! et surtout ne lâchez pas votre consentement avant de savoir au juste ce que la cousine – j’entends Mme de Chambray – fera au contrat.
Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu’un comme elle vous traite pour la marier toute nue, pas vrai ? Vous ai-je dit qu’il fallait garder ma lettre pour vous toute seule ? Quand je veux qu’Olympe me lise, c’est à elle que j’écris. Nous causons de mère à fille, personne n’a à fourrer son nez là-dedans.
Olympe a du bon, c’est certain. Je défie bien qu’on me trouve quelqu’un pour rapporter que j’aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je soutenais Olympe, les minettes aussi ; nous disions au garçon : tu n’as qu’à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne pas voir ça ? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes – et elle a mieux ! – sans seulement leur ôter ton chapeau ?
Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame ! on n’est pas magistrat, on n’a pas l’estime de ses chefs les plus forts en droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.
J’étais coiffée d’Olympe, j’aime mieux vous l’avouer en grand. Et ces demoiselles, donc ! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient d’Olympe. Je lui ai dit une fois – au garçon : Épouse Olympe, ou je meurs de chagrin sous tes yeux !
C’était à ce point-là.
Eh bien ! pas de ça. Lisette ! Le coquin m’aurait laissé mourir si j’avais été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa mordicus. Il avait son trésor de petite Jeanne ; Olympe ne pouvait qu’avoir tort. Vous voyez qu’il ne faut pas laisser traîner la lettre.
Quoique j’aie bien le droit de dire ma façon de penser, c’est le privilège d’un cœur de mère.
Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans l’espérance que votre cousine sera raisonnable. J’entends au contrat.
Il faut bien me comprendre : si je parle intérêt, c’est pour vous, car moi, il ne m’en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux.
Et je dois ajouter, parce que c’est mon opinion, que dans le cas où elle vous doterait convenablement – j’entends Olympe – ce ne serait pas encore une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de reconnaissance ridicule.
La place de Mme Lucien Thibaut est de se tenir droite devant n’importe qui.
Allez ! même devant la reine, s’il y en avait. C’est ce que j’appelle garder son quant à soi.
On accepte, mais on ne s’humilie pas.
Ah ça ! ma belle, est-ce que vous croyez qu’Olympe est née d’hier ? Elle en sait long ! Quand elle fait quelque chose, ce n’est pas pour le roi de Prusse.
Vous me direz qu’un grand merci ne déshonore pas. D’accord, mais j’ai mon idée : la chandelle que vous lui devez n’est peut-être pas si longue… Enfin, je m’entends.
Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre.
Je ne l’aurais pas écrite, si elle n’était pas là toujours en tiers entre nous, car j’aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C’en est insupportable. On dirait qu’elle veut empêcher les gens de vous approcher.
Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer nous deux.
La noce ! quel beau jour ! J’arrange déjà dans ma tête les toilettes de ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit ange ! tenez, il n’y a pas à dire, c’est plus fort que moi : cinq nuits dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle ! Et dans l’escalier, la fois qu’il fit de la pluie ! Quel agneau ! si je vous tenais, je vous mangerais de baisers.
Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien.
P. S. – J’ai l’habitude de laisser une petite place pour Célestine et Julie. Aujourd’hui, j’ai pris presque tout le papier : elles se serreront.
Encore un gros baiser, mon amour de petite fille !
(Mot de Mlle Célestine.)
Ma chère… Écrirai-je sœur ?
C’est mon vœu le plus doux. Je n’ai jamais éprouvé pour personne une si tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.
(Mot de Mlle Julie.)
Ma chère sœur,
Moi, je l’écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si mon frère bien-aimé eût donné son cœur à telle jeune personne que je pourrais nommer, quel deuil pour mon âme ! mais il a choisi celle vers qui d’avance toute ma tendresse s’élançait. Ô Jeanne, soyez la plus heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des jeunes filles ! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que la place d’un baiser, je l’y dépose.
(Anonyme. – Écriture inconnue. Sans date.)
À M. Thibaut,
Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber ? Ce ne sera pas faute d’avoir été averti.
Une dernière fois, prenez garde. Ce mariage sera votre perte.
Il est temps encore.
Ne vous plongez pas vous-même au fond d’un horrible malheur.
(Anonyme. – Écriture de copiste.)
Paris, 29 août.
À M. L. Thibaut, juge, etc., etc.
Mon prince, veillez au gain ! Je ne m’appartiens pas, j’appartiens au nourrissage de l’affaire. L’engraissage de l’affaire exige que je vous tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C’est une gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge. Veillez au grain !
(Écriture de Lucien Thibaut.)
5 septembre 1865.
À Geoffroy.
Je devrais écrire plutôt « à moi-même », car c’est à moi que je parle.
Je me marie demain. C’est demain que je serai le plus heureux des hommes. Dire comment je l’aime est impossible. Jamais femme ne fut adorée ainsi. Je crois qu’elle m’aime également du plus profond de son cœur. Elle a peur, et moi je tremble.
Nous sommes fous. À moins que l’excès de la félicité ne ressemble à la souffrance.
Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.
Ma mère… quelle étrange chose ! peut-on être à la fois bon et méchant ? ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l’a troublée. Jeanne me l’a communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j’avais le rouge au front.
Qu’est-ce que Jeanne doit penser de ma mère ?
Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre :
Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, Olympe et moi.
Comment ? Je n’en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l’air de connaître, à tout le moins vaguement, l’oppression que je fais peser sur Olympe.
Elle était l’esclave d’Olympe. Le mois dernier encore, il n’y avait pour elle qu’Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire ni sympathie ni pitié.
Pour un peu, elle l’accablerait.
Loin de s’étonner des bontés peut-être excessives qu’Olympe témoigne à Jeanne, ma mère trouve qu’il en faudrait davantage. Elle est insatiable et impitoyable. Elle ne s’en cache pas, elle s’en vante.
Hier, c’était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant notaire.
Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer.
Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent n’entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon pain.
Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j’ai cru que j’allais me trouver mal.
Eh bien ! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple qu’Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu davantage.
Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son désappointement étaient visibles.
Elle aurait voulu l’hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et Julie avaient déjà choisi leurs chambres.
Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L’été prochain, ces demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer.
Est-ce là simplement de l’aberration ? ou bien savent-elles ce que j’ignore moi-même ?
En sortant, j’ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort amèrement :
– Mais enfin, Mme la marquise ne doit rien à sa cousine !
Elle m’a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre ; mais je ne saurais dire ce qu’elle exprimait. Mes deux sœurs hochaient la tête en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement :
– Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l’êtes. Mme la marquise a l’âge de raison, je suppose ? Si elle ne devait rien, pourquoi paierait-elle ? Payer ! Geoffroy, on me paye ! Et moi, du moins, je sais qu’on ne me doit pas !
La nuit, j’ai rêvé que je voyais mon père et qu’il détournait de moi son visage. Mon père était un honnête homme.
Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je vous ai reconnu d’abord souriant et heureux, comme vous vous présentez toujours à ma pensée. – Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J’avais beau vous crier : « Tout cela n’est qu’une feinte ! » Je vivrai avec mon traitement comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d’Olympe… Vous ne m’écoutiez pas !
Mes mains jointes se tendaient vers vous ; je disais encore : « Il fallait bien arracher le consentement de ma mère… »
Votre dédaigneux silence m’écrasait…
Oh ! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.
Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon oreille.
Faut-il le prononcer ?… Chantage… Moi ! un juge !
Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme ? Tous les malheurs sont-ils donc criminels ? Cette femme a un secret qui n’est peut-être pas coupable. Il y a des infortunes que l’on cache. Les lépreux marchaient sous un voile.
Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m’a aimé jeune fille, qui, femme, m’aime encore et davantage, je suis venu – j’ai posé mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j’ai appuyé – j’ai appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé donnaient la question à leurs victimes, jusqu’à ce qu’elle m’ait dit : « Je suis vaincue ! Ce que vous exigez, je le ferai ! »
Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite Jeanne ?… car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.
Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa rosée !
Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui rôdent autour d’elle et qu’elle traite de chimères.
Seigneur mon Dieu ! s’il faut un châtiment, qu’il soit pour moi, pour moi tout seul !
Elle n’a rien fait, elle n’a rien su, mon Dieu ! Mon Dieu ! elle est l’innocence même…
Ce matin, Olympe m’a demandé encore : « Lucien, êtes-vous content ? »
Ah ! comme elle est changée ! Comme ses yeux approfondis évitent de se fixer sur moi !
Elle a ajouté : « C’est demain, Lucien… »
J’avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon.
Ma mère est entrée. Elle m’a remis une lettre que le facteur venait d’apporter.
Il m’en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne sont pas signées.
Je les cache, quand je ne les détruis pas.
En les lisant, je pense à Olympe – et à cet homme de Paris, celui qui me vendit l’arme mystérieuse avec laquelle j’ai frappé.
J’ai menacé, je suis menacé : c’est justice.
Mais Jeanne, Jeanne !…
Ils l’avaient attaquée. Elle n’avait pas de protecteur : je l’ai défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été celle d’un enfant solitaire. J’ai beau interroger ma conscience, je n’y trouve rien ; jamais je n’ai fait le mal.
Et elle ! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la limpidité de son âme. Elle, c’est le Bien. Elle est faite de candeur, de bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers de son passé, transparent comme l’histoire d’un ange. Elles mentent les lettres anonymes puisqu’elles me crient de m’arrêter comme si j’avais le pied au bord d’un précipice… Demain, c’est demain. Le vin de ma félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai, Geoffroy ? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres ?…
(Écrite et signée par Mlle Maria Mignet.)
Étretat. 5 septembre 1867.
À Mlle Agathe Desrosier, à Yvetot.
Ma chère Guéguette,
J’ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant par cœur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres le Renard et les raisins.
Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.
Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre précieux substitut. Il s’appelle Pivert : Dieu m’a vengée.
Il n’y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par la tempête dans les falaises d’Étretat. Honni soit qui mal y pense : la société y est charmante. Pas un seul Pivert ; c’est à peine si on y trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien l’avouer.
C’est un duc littéraire de la Revue des Deux-Mondes.
Il a cinq ou six oncles à l’Académie française, trois au sénat et un à la Caisse d’épargne, – directeur.
Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour passer juge.
Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des crevettes pêchées chez Chevet ? Moi, cela m’enchante de vous battre sur le dos du Pivert.
Quant aux biches, Mlle Agathe, il y a des mots que vous connaissez et que j’ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons à des sujets plus décents, s’il vous plaît.
Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon cœur : votre histoire du beau Thibaut, de Mme la marquise de Chambray et de Mlle Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l’ai lue d’un bout à l’autre à ces dames, et M. le duc a voulu l’entendre.
Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la Revue, si vous voulez.
Le fait est que vous racontez de main de maître. À l’unanimité, Étretat vous a pardonné Pivert et vos impertinences.
C’est un succès. J’attendais impatiemment de nouveaux détails, car il est impossible que le drame n’ait point marché depuis le temps.
Sont-ils mariés ? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un monastère ? Piquer une tête n’est pas de mauvais ton ici, à cause des bains de mer.
Je parie que Mlle Célestine et Mlle Julie ont écrit à la petite les deux fameuses lettres qui commencent l’une par : « Ma chère… oserai-je tracer le mot sœur ? » Et la seconde par : « Ma chère sœur, moi, j’écris le mot couramment, parce que je désire la chose ardemment. »
Quelle jolie paire de pestes ! quand je pense qu’elles ont failli nous monter la tête à toutes les deux – et à toutes deux ensemble encore !
Mais comme les choses se rencontrent, ma chère ! Pendant que j’attendais ici la suite de l’histoire au prochain numéro, l’histoire elle-même arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l’histoire.
Si vous n’aviez pas été franche comme l’or avec moi, au sujet des ruses, mines et souterrains de l’ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment foudroyée.
Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge d’instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.
Ce M. Cressonneau qui n’est pas trop mal appartient à la jeune école judiciaire. Il protège les arts, et s’empresse beaucoup autour de M. le duc, à cause de la Revue. La Revue, en effet, peut être utile à sa santé – il a pris vacance pour sa santé – qui s’appelle Mlle Spiegelmeyer, première chanteuse du théâtre royal de quelque part.
C’est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.
Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement par-dessous la jambe, mais il a l’air de lui vouloir du bien au fond. Il dit qu’Amyntas n’est pas plus bête qu’un autre idiot de sa force.
Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mlle Jeanne dans le cabinet de toilette ni à l’hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en grand détail de l’autre affaire : celle pour laquelle le parquet de Paris s’était mis en rapport avec le parquet d’Yvetot.
Ma chère, voilà un drame ! C’est à faire dresser les cheveux ! N’envoyez jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en avez dans vingt ans d’ici. C’est trop dangereux. Quelle ville abominable !
Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu’il avait les mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte ? Vous n’avez pu l’oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.
Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n’ont pas honte de fréquenter des couturières !
Oh ! Guéguette, ma bonne petite, j’essaye de plaisanter, mais ma main tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec une paire de ciseaux ! Ça va faire une cause célèbre.
Dire que nos frères et nos… oserais-je écrire fiancés – style Célestine Thibaut – ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là ! Quel goût ! Les hommes sont vraiment trop pervers !
L’histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins quelques-uns ? On devrait lui donner une énorme publicité dans l’intérêt des familles.
Il parait que dans tout cela l’ambitieux Pivert n’avait pas montré un coup d’œil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui donner une mission de confiance et il n’a fait que des sottises.
M. Cressonneau dit que l’instruction a marché sans lui, malgré lui, car cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse au parquet de Paris qu’aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les environs, ne répondait au signalement envoyé.
C’était même mieux qu’un signalement, c’était une photographie de Nadar.
Sans s’expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une grande réserve dans ces sortes d’affaires, M. Cressonneau nous a laissé entrevoir que l’instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville d’Yvetot serait témoin de l’arrestation de cette épouvantable créature.
Ainsi, my dear, vous allez encore avoir une histoire à raconter.
Vous avez raison de le dire : ce n’est vraiment plus la peine de courir le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert à domicile.
En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu’il y aura la moindre des choses. Tenez-moi surtout au courant de l’arrestation de Mlle Fanchette – c’est le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, dit-on, sous une autre étiquette.
Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un corsage ou donné de l’eau bénite à l’église. Non, tenez, ça fait frémir !
Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend là-dedans l’incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce qu’elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l’autre ? Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses !
Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce. Un mot bien senti sur les toilettes qu’il y aura, s’il vous plaît.
P. S. – On m’apprend à l’instant que M. Cressonneau part pour Paris, mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.
(Extrait du journal Le Moustique, « courrier de la politique, de la littérature, du commerce, des arts et des tribunaux ». Imprimé. Signé Midas.)
… Et voilà pourquoi l’administration française et généralement tous nos services publics inspirent une pitié pleine d’admiration à l’Europe entière !
Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d’employés inutiles qu’on n’y peut plus bouger.
Dès qu’on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour trouver un moyen administratifs de charger l’exécution comme un paquet sur les épaules d’un collègue.
Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son sac.
Et ainsi de suite.
Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a fait le mois dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu’il ne saurait rien.
Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine d’élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile : c’est à savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le mieux dans le meilleur des gouvernements possibles !
Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la justice dans l’instruction du crime du Point-du-Jour : l’Affaire des ciseaux, comme on la nomme dans le peuple.
Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.
Ah ! s’il s’agissait d’un procès de presse ! à la bonne heure !
En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a longtemps que ce serait fini, – mais on croirait en vérité que nos magistrats prolongent à plaisir l’émotion malsaine résultant de certains drames criminels.
Cela amuse le tapis ! disent MM. les profonds politiques.
Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre ? Le coroner aurait fait la constatation du meurtre et l’enquête, ici : – un jour.
L’intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois agents, quatre au plus, – responsables aussi – avec charge spéciale de mettre la main sur l’accusée, ci : – un jour.
Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session du comté aurait vu le jury en face d’une coupable ou d’une innocente.
Voilà.
Mais c’est que, à Londres, ils n’ont pas ce congrès de vieilles perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s’éveillent que chez Mabile.
Vous souriez ? Il n’y a pas de quoi. Vous doutez ? Allez y voir. Hier, chez ledit Mabile, Mlle Freluche parlait vert entre deux simarres en bourgeois.
C’est que, à Londres, ils n’ont pas cette nuée de petits jurisprudents au biberon qui cotillonnent l’hiver et buvottent, l’été, les eaux de toutes les fontaines mal fréquentées.
Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages d’Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l’argent du budget.
En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une besogne pour cent paresseux.
Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule ?
Et qu’on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde, voilà tout.
Vendredi dernier – nous sommes au mercredi – un de nos collaborateurs qui n’est pourtant ni substitut, ni juge d’instruction, ni même officier de paix, a parié qu’avant huit jours, par lui-même et avec ses propres ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère : le meurtre du Point-du-Jour.
Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre heures de marge.
Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, Le Moustique a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la police françaises cherchent en vain depuis une année.
(Communication du parquet de Paris.)
5 septembre 1865.
À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance d’Yvetot.
Monsieur et cher collègue,
J’ai l’honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et discernement.
C’est la seconde fois qu’elle vient à votre ressort par délégation. Elle y avait d’abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les recherches n’eurent pas de résultat.
J’ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd’hui si cruellement contre nous.
Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion d’assouvir sa haine, a produit un concert d’aboiements contre nous.
La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts d’un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé péremptoirement que la nommée Fanchette n’était pas et n’avait jamais paru dans votre arrondissement.
C’est une erreur que je n’hésite pas à qualifier de funeste. L’accusée est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis ci-joints.)
Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l’affaire doit être laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu’il a eu entre les mains, et qu’il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre les mains le portrait photographié de l’accusée Fanchette, portrait unique au dossier, et dont l’instruction a dû disposer dans une autre direction.
Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à Yvetot. Ce détail est d’une grande importance.
Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu’il est urgent de mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux. La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que cette fois, la responsabilité d’une fausse manœuvre retomberait publiquement sur le parquet d’Yvetot. Je joins le mandat d’arrêt et les deux pièces dont il est question plus haut.
Agréez, etc.
(Copie du mandat d’arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la personne du sieur Albert de Rochecotte.)
(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste. Sans date.)
À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la Seine, chargé de l’instruction dans l’affaire dite des Ciseaux.
Le Moustique vous a drôlement éreinté confrère.
J’éprouve un sentiment d’honorable compassion pour vos embarras.
Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose :
La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de Rochecotte, s’est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure).
Elle n’a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente année.
Qu’on la cherche bien, dans la ville même, on l’y trouvera, j’en réponds.
Elle y est trop avantageusement occupée pour s’en aller ailleurs.
(Deuxième pièce annexée. Anonyme. – Écriture inconnue. – Sans date.)
À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine.
Monsieur,
Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance qu’éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain – surtout une jeune et jolie femme – vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n’est pas le sien.
Envoyez sur-le-champ quelqu’un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti de son portrait.
Que ce quelqu’un ait de bons yeux, – et qu’il passe tout uniment en revue les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut avec Mlle Jeanne Péry de Marannes.
Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.
Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l’église les mains vides.
(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)
Paris, 5 septembre, matin.
M. A. Pivert, à Yvetot.
Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille.
Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J’ai répondu de vous corps pour corps.
N’allez pas me faire mentir !
En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c’est plus simple que bonjour. De l’œil ! et tenez le mandat tout dégainé.
(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.) Yvetot, le 6 septembre 1865. À Mlle Maria Mignet, à Étretat.
Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j’écris, c’est à peine si je peux tenir ma plume.
Oh ! quelle incroyable aventure ! Qui aurait jamais pu s’attendre à cela !
Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent ans, mille ans aussi, sans le trouver… mais procédons par ordre :
C’est aujourd’hui, aujourd’hui même qu’a eu lieu la noce de M. Thibaut et de la cousine et amie.
Peut-on dire d’abord qu’elle a eu lieu ?
Oui et non, ma chère.
Il serait impossible de prétendre qu’elle n’a pas eu lieu, vous allez voir.
Tout Yvetot était sous les armes. L’église était comble, jamais je ne l’avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n’avaient pu entrer inondaient la place.
Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien forcées d’attendre l’entrée de la noce pour nous glisser derrière elle dans l’église.
On se battait sur le parvis.
Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement ? Nous n’aimons pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à M. Thibaut, c’est un garçon si sage ! On ne s’intéresse pas à ceux qui ont trop bonne conduite. Non, ce n’était pas sympathie.
D’ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.
C’était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l’air. Un temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi ? ce beau soleil était à l’orage.
Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé. Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse ; je n’en avais pas la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et des pressentiments.
J’en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur.
On dit que les Parisiens devinent l’émeute, il se peut que les provinciaux flairent le scandale.
Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la mairie à l’église[1]. Les deux monuments se touchent presque, il n’y a que la place à traverser.
Comme le ciel était radieux, toute la société d’Yvetot faisait comme nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux eussent fini de passer leur examen à la mairie.
On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le mariage civil.
M. Pivert, – et si je vous parle souvent de lui, ce n’est pas ce que vous croyez, au moins, quoi qu’il y ait des noms beaucoup plus ridicules que le sien, c’est qu’il a un rôle, un très grand rôle dans l’histoire.
M. Pivert, donc, était avec nous par hasard.
Je l’aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances avaient fait jusque-là qu’il ne s’était jamais rencontré avec elle, mais il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous mettait en fièvre.
Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait, malheureux : sur des épines !
Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C’est toujours la fameuse affaire : l’affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous voudrez l’appeler.
Ah ! j’ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner, Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne pas croire.
Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait reçu de votre Cressonneau, retour d’Étretat, un gros paquet officiel.
Le paquet contenait d’abord une verte semonce d’un des chefs du parquet de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à Yvetot, puis encore un mandat d’arrêt avec la manière de s’en servir, puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux Pivert que s’il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied.
Vous jugez s’il était à la noce ! Je méprise le jeu de mots qui pourrait jaillir de ce rapprochement.
Dans une des pièces que je viens d’énumérer, il y avait cette indication un peu bien mystérieuse : « Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis deux mois sous un nom d’emprunt, assistera au mariage de M. Lucien Thibaut. »
C’était dit sous une forme encore plus affirmative, s’il est possible.
Or, ils n’étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de Paris – trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.
Le commissaire de police a eu de l’avancement. Il est à Macon, à plus de cent cinquante lieues d’ici ; impossible de le faire venir à temps pour la cérémonie.
Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à la fête, pour les comparer à quoi ? à un souvenir.
On ne lui avait point réexpédié la photographie.
Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles !
Avec l’imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l’état violent d’Amyntas.
Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M. Thibaut, il sentait chanceler le sien sous lui.
Vraiment, il n’était pas sur un lit de roses et vous comprendrez désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée.
Il regardait à tous les points de l’horizon, il entrait dans l’église, attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même ; il nous suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure étrangère, une tournure qui n’appartint pas notoirement à la localité, un jupon, un caraco, un chignon…
Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain, j’ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu’elle n’avait pas son chignon de tous les jours.
Néant, ma chère. Il n’y avait absolument rien de suspect.
Yvetot tout entier était là ; c’est vrai, mais il n’y avait qu’Yvetot. La France et l’étranger n’ayant point été prévenus, n’avaient pu envoyer chez nous leurs populations empressées.
M. Pivert suait littéralement sang et eau. J’avais envie de lui prêter mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein : « Je suis perdu, Mlle Agathe ! Je suis déshonoré ! »
Mais tout à coup la foule ondule et s’agite sur la place, comme la mer entre les deux grandioses portes-fenêtres d’Étretat. (Votre lettre est dure, Mariette, nous en recauserons.) C’est la mairie qui s’ouvre, c’est la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste plongé dans son désespoir ahuri.
Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille ! Toute gracieuse de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi nous autres, mais il n’y en a pas. Elle a les traits d’une délicatesse infinie et d’admirables cheveux blonds. Je crois qu’ils sont à elle.
Vous voulez savoir si elle est mieux que vous ? curieuse ! Si je vous disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger.
Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès.
Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n’ai pas besoin de vous le décrire. Il avait l’air un peu d’un lycéen qui a bu trop d’anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier qu’il soit charmant garçon.
C’est un beau couple. Il n’y avait qu’un avis sur la place.
Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c’est le mot, mais triste, mais accablée, mais vaincue. Je n’aurais pas cru qu’une femme pût être si pâle avant d’être morte.
Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle !
Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes…
Mais attendez ! à la manière dont je m’exprime, vous pourriez penser que les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C’eût été contre toutes les règles. La mariée avait un père d’occasion. Devinez qui ?
M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de porcelaine. Ah ! Monseigneur, quel honneur ! Était-elle assez relevée, cette petite ? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l’air très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça ? Il épouserait encore qui il voudrait, vous savez ?
Mme la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu’elle prend les rôles de mère. C’était le moins qu’on pût faire pour elle.
Où en étais-je ? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux, ces trois-là n’étaient pas pâles ! Elles éclataient en rouge comme une pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe qu’un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale.
Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me semblait qu’elle allait s’affaisser sous le poids de son gros chagrin. Pauvre chatte !
La Thibaudaille ne s’occupait aucunement de ce détail. On leur avait trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu’elles se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons autour du corps.
Vais-je oublier M. Pivert ? C’était ici son suprême espoir : la noce ! Il avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l’assistance plutôt dix fois qu’une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois parentes et amies dont la famille Thibaut s’était nantie pour la circonstance.
Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n’était venu. Il parait que son papa et sa maman n’avaient laissé derrière eux rien qui ressemblât à une connaissance tolérable.
Je n’ai pas honte de mon bon cœur. J’avoue franchement que je m’employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre substitut. Ce n’était pas que j’eusse la moindre envie de contribuer à l’arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n’aurais pas été trop fâchée qu’il y eût quelque anicroche à cette noce-là.
À cause des Thibaudes : une bonne averse pour éteindre leurs rayons.
Je cherchais donc. Eh bien ! en conscience, j’aurais fermé les deux yeux et mis mes poings dessus si j’avais pu prévoir… mais nous arrivons à la grande surprise !
J’avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d’autrui, un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d’or et qui semblait attiré là comme tout le monde par l’attrait du spectacle.
Sa tournure était celle d’un avoué, oui, il était vraiment moins mal qu’un huissier, mais cela n’allait pas jusqu’à le pouvoir prendre pour un avocat.
Ceci n’est pas fabriqué après coup ; je fus frappée dès l’abord par l’aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les verres de ses lunettes, et une fois qu’il se tourna vers nous par hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d’un couteau neuf me creva les yeux.
Il était assez bien couvert, quoiqu’il eût un pardessus noisette, malgré la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait de la crotte jusqu’au dessus de la cheville.
En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant d’attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le mariage à la mairie, il m’aida à tuer le temps.
Je me demandais d’où il pouvait sortir, ce qu’il venait faire là, et une fois… non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d’autre à toute cette histoire-là.
Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au moment où la noce descendait le perron de la municipalité.
Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux fois d’un creux retentissant.
C’était un rôle qui entrait en scène : un rôle mystérieux et à effet.
Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la marquise Olympe.
Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.
Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les lunettes d’or de l’inconnu.
Ce fut l’affaire d’une seconde. Les yeux de Mme la marquise se détournèrent tout de suite.
Il me parut pourtant qu’elle avait eu un mouvement de paupières, signe presque imperceptible d’intelligence ou tout au moins de connaissance. – Mais cela, je ne saurais l’affirmer.
Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment : la mèche qui allait faire sauter la mine.
L’étincelle fut-elle communiquée par Mme la marquise ? Je laisse la question irrésolue.
Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle !
L’inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha droit sur nous.
Si droit que je crus qu’il voulait me parler.
Mais ce n’était pas cela.
Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon :
– Comment vous va, jeunesse ?
Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam qui l’accostait ainsi.
Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de l’inconnu qu’il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d’approchant.
En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d’or, malgré ses souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu’un avoué ou même qu’un avocat. On dit qu’il y a à Paris, parmi les gros bonnets de la police, des gaillards bien étonnants.
Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli salut.
M. Loiseau – prenons que c’est Loiseau – se mit à rire et lui donna un second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier.
– Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous ? demanda-t-il.
C’était juste la voix de Levasseur, de l’Opéra, qui vint en tournée à Rouen dans l’hiver de 64.
La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser la place pour gagner le portail de l’église.
Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M. Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules.
– La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n’a plus besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la photographie ? Jetez-moi un coup d’œil sur ceci.
Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.
– Ce n’est pas là l’embarras, murmura notre substitut, j’avais la mémoire parfaitement présente.
– Alors, par le flanc droit, jeunesse ! et contemplez-moi cet amour de petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président.
M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et ses jambes flageolèrent sous lui comme s’il voulait tomber à la renverse.
– La mariée ! fit-il d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge : La mariée ! c’est elle !
Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j’entendis cela.
Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien qu’il y avait là quelque chose de terrible.
Je me reculai d’instinct parce que l’homme aux lunettes d’or me donnait le frisson comme si c’eût été le bourreau.
Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un cœur, en ce moment, il n’y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de dissiper.
Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse ! Et sa taille a des harmonies si exquises, des flexibilités si douces ! mon regard ne pouvait pas se détacher d’elle. Le vent soulevait légèrement son grand voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs d’orangers.
Elle ne m’a fait aucun mal à moi, cette enfant.
Heureuse, elle m’eût paru peut-être trop belle…
Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.
Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire, encadré de boucles d’or il y ait l’âme d’un assassin ?
Car c’est elle, Marie, ma chère, vous l’avez deviné de reste, c’est elle : Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l’Affaire des ciseaux, c’est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups d’épingle !
Du moins, on l’accuse de cela, on l’a arrêtée pour cela, elle est en prison pour cela.
Oh ! Marie ! ce que j’en pense, moi ? Il y a des monstres, c’est certain.
Mais on dit qu’elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu’elle est aimée par lui.
Que s’est-il passé en elle au seuil de cette église où l’autel tout paré l’attendait, où sa félicité allait être consacrée ? Que s’est-il passé en elle quand la main de l’homme de police l’a éveillée de son rêve en la touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette foule qui écoutait et qui regardait, l’homme de police lui dire : « Je vous arrête au nom de la loi ! »…
Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l’aie gâté en laissant voir le dénouement trop vite. Je n’ai pas pu me retenir, Marie. Mon cœur me faisait mal.
Pauvre, pauvre créature !
Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M. Pivert l’avait requis d’avance à tout événement.
Il ne fallut qu’un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit qu’un mot en désignant du doigt la mariée.
Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d’or. On ne l’a plus revu.
La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n’a bougé.
M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s’opérer dans sa figure de stuc. Un peu d’étonnement a passé dans ses yeux. Il avait l’air d’être surpris d’une façon peu agréable. Mais tout cela très modéré. On parle d’avancement pour lui.
Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand spectacle, à la porte même d’une église, quand il était si aisé d’exécuter le mandat à domicile. M. le président s’en lave ostensiblement les mains. L’ordre venait de Paris.
Mais la ville en parle bien à son aise ! M. Pivert, Dieu merci, était payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la sacristie !
Que puis-je vous dire encore, Mariquita ? J’étais à deux pas d’elle quand on lui a mis la main sur l’épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas beaucoup.
Ce qui dominait en elle, c’était l’étonnement…
Mais Lucien !… je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère ! Il a rugi, cet ancien mouton ! Il a saisi le commissaire de police à la gorge ; j’ai vu le moment où il allait l’étrangler.
Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant :
– Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme ! cela s’expliquera, cela s’arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l’exemple du respect aux agents de l’autorité.
Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu’il a le cerveau entamé. Le docteur prétend qu’il est trois quarts et demi fou.
Il s’est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un enfant.
Mais ce qui était à peindre, c’était la Thibaudaille ! On leur arrachait le pain de la bouche à celles-là ! J’ai cru que la maman allait rosser l’autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu’elle a appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste.
La Célestine et la Julie secouaient l’habit de noces de leur lamentable frère en criant comme des possédées : « Tu déshonores ta famille ! »
Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles. Attrape !
Mme la marquise de Chambray, splendidement froide – en voilà une commère ! – les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours hurlant.
M. Thibaut, que le président Ferrand n’a pas abandonné, a suivi sa femme à la prison.
Je dis sa femme, vous m’entendez bien, car il est marié de pied en cap, ma chère. L’église n’est que du luxe, c’est la mairie qui fait tout l’ouvrage aux yeux de la loi.
Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu’un pareil événement cassait tout, mais pas le moins du monde.
C’est fort, un mariage.
M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce mariage-ci était tout aussi bon teint qu’un autre.
Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que la Fanchette soit guillotinée…
Je restai sur ce mot guillotinée. Il y avait déjà du temps que ma pendule avait sonné six heures du matin et que j’avais éteint ma lampe, car il faisait grand jour.
Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n’était pas sans remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de Mlle Agathe, m’arrivait un peu comme en rêve.
Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d’avance.
Je dois ajouter qu’éveillé ou rêvant, j’étais de plus en plus frappé.
C’était peut-être une jeune personne très recommandable que cette demoiselle Agathe, mais sa lettre m’avait beaucoup irrité. Elle avait des prétentions à l’effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans des circonstances si graves.
Cela n’empêchait pas le drame d’exister. J’y assistais avec un profond serrement de cœur.
Le drame, pour moi – à ce point de ma lecture, du moins, car j’avais changé déjà plusieurs fois d’opinions, et plusieurs fois encore j’en devais changer peut-être – le drame, c’était la lutte trop aisément victorieuse, engagée par Mme la marquise de Chambray contre Lucien Thibaut et Jeanne Péry.
Ou contre Jeanne Péry et Lucien : peu m’importait l’ordre de bataille.
J’ai confessé déjà que j’avais mis au jour un roman dont la publication avait été couronnée de quelque réussite. J’ajoute que la pratique de certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les choses.
Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre « inducteur », en le supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il se complairait fatalement dans le côté curieux de sa recherche. Il mettrait l’algèbre fantastique des probabilités à la place de l’observation simple qui est le résultat combiné de l’instinct et du bon sens. Il embrouillerait la piste.
Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu’il y a le chien à côté du chasseur : l’instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la science qui déraisonne.
J’avais une défiance instinctive de mes calculs d’écrivain. Le peu, le très peu que je sais en diplomatie m’avait rendu partisan de ce système abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi.
De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement plausible.
Il y avait ici deux plausibilités : l’une qui résultait du drame apparent, au point où j’en étais de la représentation, l’autre qui devait surgir peut-être d’éclaircissements ultérieurs, mais qui n’était pas encore née.
Je ne négligeais pas la seconde, je l’ajournais : elle avait trait à l’argent. Elle se résumait dans le fait d’un immense et mystérieux héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l’air autour de moi. Pour moi, l’Affaire des ciseaux avait odeur d’or encore plus que de sang.
Je m’arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de l’action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en jeu, des événements enfin et de leurs mobiles.
C’était Olympe, il n’y avait qu’Olympe au premier plan. Derrière elle, les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très vaguement ce visage de marbre : M. le conseiller Ferrand.
Notez que je partais d’un point sujet à erreur : l’innocence de Jeanne. Je voulais Jeanne innocente. Quoique j’en eusse, je restais l’avocat du pauvre Lucien.
Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte, – ayant un secret qui la domptait, – amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment – et, en fin de compte, poussée à bout par l’injure odieuse de ce mariage entre sa rivale et son amant, dont on l’avait fait la complice…
Je ne dormais pas puisque j’interrogeais ainsi ma pensée, puisque je calculais, puisque je m’efforçais.
Les feuilles du dossier de Lucien s’étaient éparpillées hors de ma main. Le jour grandissait derrière mes rideaux. J’écoutais les heures s’écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de Paris.
J’embrassais, je m’en souviens, avec une lucidité extraordinaire les détails aussi bien que l’ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de la pièce qui m’étaient connus venaient s’asseoir à mon chevet ; j’inventais ceux qui m’étaient inconnus.
Tous, même les comparses.
Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si abominablement frappant qu’il s’accouplait de lui-même avec Mlle Agathe, la Sévigné d’Yvetot, formant à eux deux une sandwiche matrimoniale, beurrée par dix mille livres de rentes, plus les espérances du cimetière.
Ce beau, ce joyeux enfant, c’était mon ami Albert de Rochecotte, riant à l’idée qu’on aime Fanchette à la folie, mais qu’on ne l’épouse pas…
Fanchette ! – Jeanne ! Là était le mystère. Il y avait la photographie, témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne…
Et l’image de M. Louaisot de Méricourt s’asseyait dans ma ruelle, demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le pouce.
Celui-là seul aurait pu me dire ce que j’avais besoin de savoir : Quel était le secret de la marquise Olympe.
Je l’entendais murmurer la bouche pleine :
« Quel secret, Monsieur et cher client ? car la céleste créature en a plusieurs… »
J’en demande bien pardon au lecteur, mais je n’ai pas tout dit encore sur l’incompatibilité des métiers de romancier et de juge d’instruction.
De même qu’en physique il y a deux puissances opposées, gardant l’équilibre de notre monde matériel : la force centripète ou attraction, et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires : la vraisemblance qui attache, l’incroyable qui entraîne.
Ce sont là les deux sources éternelles de l’intérêt dans un récit.
Et comme l’intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par conséquent, pour arriver à la vérité ou a l’intérêt, deux routes dont l’une correspond à la vraisemblance et l’autre à l’imprévu.
Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans appel.
Mais l’imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.
En admettant purement et simplement qu’Olympe était le mauvais génie planant au-dessus de tous ces malheurs, la chose allait trop droit.
Ceci n’implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout à l’heure.
Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu’au moment où elles touchent ensemble le même but…
Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme des rêves.
Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes réflexions.
Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne – ensemble.
Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.
Quelque part, à l’entour d’eux, un tumulte se faisait, qui avait trait au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du restaurant s’ouvrait demi-cachée par les branches d’arbres. J’entrevoyais la forme d’un mort sur un sopha, auprès d’une table, chargée de liqueurs et de fruits.
La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible, comme dans la lettre de Mlle Agathe.
Mais tout cela était lointain et confus.
Ce qui était tout près de moi, c’était le couple doux et souriant : Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire :
« Tu n’as qu’à la bien regarder, tu sauras tout. »
Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.
J’avais conscience de l’avoir déjà vue, la photographie animée.
C’était elle, la femme voilée qui m’était apparue sous l’auvent de l’Opéra, et dont j’avais distingué les traits au moment où elle descendait les marches.
Certes, c’était bien elle…
Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s’effaça. Jeanne resta seule auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme d’Ary Scheffer.
Je me mis à lui parler comme si je l’avais toujours connue.
Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il croyait être aimé – et si elle était encore digne de la profonde, de l’admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.
Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et souriants tout à la fois.
Ses yeux me disaient :
« Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c’est moi-même. Je vaux la peine d’être devinée. »
J’aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j’aimais Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une chère petite sœur.
Quand je m’éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.
Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.
Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus fortement que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore éparses sur mon lit.
Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps, sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus.
Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.
Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d’habitude. Ceci n’était pas un sacrifice puisque l’appétit me manquait, mais ce qui peut être regardé comme un symptôme majeur d’excitation, c’est que mon premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre ma lecture.
Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon œil ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras d’instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi.
Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire :
« Le Pirate, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la littérature et des tribunaux… »
Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits « d’esprit », qui plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang.
Ces œuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies fleurs de notre jardin intellectuel.
Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous une forme aimable, tous les avantages d’une encyclopédie. On les voit en effet tour à tour apprendre l’éloquence à nos Bossuets, l’art de la scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à l’Académie.
Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison ! Un jour, vous les voyez enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l’affaire Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez l’art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de leurs articliers. Demandez-leur n’importe quoi et surtout ne vous gênez pas ; soyez sûrs qu’ils n’ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la diplomatie à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux apothicaires.
Et ils ont de l’esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque temps qu’il fasse.
J’ouvris Le Pirate. Il en tomba un petit carré de papier imprimé, expliquant que Le Moustique, « courrier de la politique, du commerce, des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux », étant obligé de disparaître par suite de nombreuses condamnations, l’idée avait germé de le remplacer par Le Pirate, pareillement « courrier de la politique, du commerce, des beaux-arts, etc. »
Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que c’était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au gouvernement.
En tête du numéro, la liste des rédacteurs : tout le monde.
Le premier-Paris disait en très bons termes qu’en présence des rigueurs croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d’être scandaleux, mais qu’on le serait avec plus d’adresse.
Le second article écorchait vif quelqu’un. (On voit de ces écorchés qui s’abonnent.)
Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la question du pouvoir temporel des papes.
Le quatrième… Mais vous en savez aussi long que moi sur Le Pirate. Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez jusqu’au dernier jour de votre vie.
J’allais le rejeter après l’avoir parcouru, quand mon regard tomba sur un Avis au lecteur, imprimé en caractères gras et placé bien en vue, au centre de la première page.
Il était ainsi conçu :
Dès son premier numéro, Le Pirate commence la publication d’une œuvre tout à fait hors ligne, due à la plume d’un jeune écrivain que son premier ouvrage a rendu tout d’un coup célèbre : M. Athanase Morin, auteur du Viol de la rue Castiglione.
Le Pirate, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé devant ce titre trop significatif, mais M. Anathase Morin a bien voulu écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire.
L’œuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée : La Tontine des cinq fournisseurs.
C’est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront reconnaître sous leurs noms d’emprunt plusieurs personnages bien connus du boulevard.
Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des détails d’une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment passionné la curiosité publique : un meurtre horrible, commis dans un restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de son amant.
Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce remarquable ouvrage.
Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne saurais nier.
C’était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.
J’allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique Variétés, je lus ce qui va suivre.
Mais avant de transcrire la prose du Pirate, je dois dire qu’il y avait en marge de l’article variété ces mots écrits à la main :
« Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous servir. »
Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands du pays de Caux.
C’était à la fin du Premier Empire, – mais ils n’avaient pas toujours été fournisseurs.
Avant d’être fournisseurs, l’un était un gentillâtre ruiné, l’autre un mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.
Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.
C’était en 1811, il s’agissait dès lors de monter, d’habiller, de chausser, d’équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en Russie.
Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient l’envers d’une immense gloire : entre autres des embarras d’argent.
Or, c’est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n’a pas d’argent.
Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des demoiselles qui vendirent à l’État bien des chevaux fourbus et bien des culottes percées.
Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural, Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux, un acte où ils s’associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont le gouvernement aurait besoin.
Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et ferait les démarches, parce qu’il parlait et écrivait couramment. On se cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté seize francs chez un revendeur d’Yvetot.
Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l’intendance de Rouen et soumissionner n’importe quoi.
Seulement, l’habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe, mais l’association n’avait plus un denier.
Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise – quand on a la commande, le crédit arrive tout naturellement, – mais pour graisser la patte à quelqu’un et avoir ainsi la commande.
Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu’un-là dans les bureaux de l’intendance. Le plus souvent ! Ça ne s’est jamais vu !
Ah ! par exemple ! un voleur dans les bureaux !…
Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat fut qu’il fallait un banquier à l’association.
Où trouver ce banquier ? À eux quatre, ils n’auraient certainement pas pu cueillir dans l’arrondissement ce qu’il faut de crédit pour emprunter une pièce de six liards.
Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la fourniture. C’est connu.
Pendant qu’ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des grandes routes du pays de Caux, chantant : La chantais, si vous plaît, pour l’amour di bon Diais, entra dans l’auberge déposa sa besace sur la table et demanda la soupe.
Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés.
De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui furent dites, touchant les bénéfices certains de l’affaire.
– Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que nous aurions un million avant six mois !
Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait au fond de son âme immortelle.
Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés tous surpris de cette intrusion.
Il dit :
– Je m’appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de notre société.
Même quand ils se jettent par la fenêtre d’un cinquième étage, ces braves fils de Rollon n’abandonnent jamais la prudence originelle.
Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche !
Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu de quatre.
Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui ne lâchait pas sa caisse.
Ce qu’ils firent dans les bureaux de l’intendance, ma foi, je n’en sais rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer.
Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de trois semaines, l’association avait fourni une centaine de rosses à l’État et gagné dessus cent pour cent.
Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu’à Paris. Toujours même ignorance sur ce qu’ils purent bien faire chez M. le ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le sou avec un plein sac de marchés.
Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.
Alors, tout le monde se mit à l’œuvre : le bedeau qui avait été savetier se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux, même la viande, prit à son compte les salaisons ; le déserteur qui avait foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s’occupa des draps, et vogue la galère ! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M. l’intendant lui-même.
Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir comblé pendant deux ans l’armée française de souliers en papier mâché, de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la caisse tenue par Joseph Huroux.
L’idée leur vint de partager. En apparence, ce n’était pas très difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.
Un petit enfant pourrait faire le calcul.
Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même une pomme de Chatigny sans l’homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et qu’il s’agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.
On alla chez le notaire.
Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu’on fut sur le point de se battre.
Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y eut un fort repas de corps chez l’aubergiste de Lillebonne, et on invita le notaire.
Je n’étais pas là, mais j’ai connue quelqu’un qui y était.
L’idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.
L’idée de la tontine.
Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d’imaginations !
Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions de francs !
Cet amas d’or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui a déjà coûté à l’humanité tant de crimes !
Car outre l’Affaire des ciseaux, dont je parlerai tout à l’heure, il est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur lit.
Le cinquième existe encore…
(La suite à demain).
Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle du romancier lui-même.
Cela avait odeur d’attaque. Ce n’était pas seulement l’introduction d’un récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait sous ce début de prologue, lestement troussé.
Contre qui allait être dirigée l’attaque ? Rien ne pouvait encore le faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la tontine.
Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre objectif.
Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse artillerie.
L’idée me vint que c’était peut-être moi-même qui servait de cible…
Il fallait que le fragment m’eût bien vivement frappé, par ce qu’il disait, et surtout par ce qu’il promettait de dire, car je ne repris pas la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à deviner quel était le but de l’article, et surtout le but de la communication qui m’en était faite.
Il y avait trois lettres sur mon plateau : deux de forme ordinaire et une très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière d’acquis, je pris cette dernière et j’en rompis le cachet. Il s’en échappa des papiers d’imprimerie.
Je sais ce que c’est qu’une « épreuve » ayant corrigé celles de mon livre, mais je n’avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire que l’imprimeur s’était trompé en m’adressant ce paquet.
Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la première feuille volante, j’y jetai les yeux pour me bien assurer du fait.
C’était encore la même écriture : celle de la note trouvée par moi à la troisième page du journal Le Pirate.
Cette fois, M. Louaisot de Méricourt – car j’avais parfaitement reconnu mon attentionné correspondant – me disait :
« J’ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu’il ne vous serait pas désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent, ce jeune homme-là, hé ! »
Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.
Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l’on peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses !
Mais revenons à l’auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon, cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le bourguignon, comme on dit là-bas.
Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.
Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer des chiffres. C’est bien plus amusant. Un million, ce n’est pas grand chose, mais, en composant l’intérêt, ça rapporte un autre million en quatorze ans, – quatre millions en vingt-huit ans, – huit millions en quarante-trois ans, – seize millions en cinquante-sept ans.
Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu’en dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.
Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions, il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts.
On prit le café, du café qui n’était pas très bon, mais dans lequel on mit beaucoup d’eau-de-vie.
Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d’auberge était si pleine de millions qu’on marchait dessus. Le notaire les semait.
Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la poitrine, dit au notaire en toussant creux :
– Expliquez-nous ça, la tontine, Me Louaisot.
Le notaire s’appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès de Dieppe.
C’était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il versa de l’eau-de-vie dans les tasses.
Après l’explication de Me Louaisot, chacun comprit très bien que la tontine, c’était l’art de ne pas partager le million et de l’avoir à soi seul. Que dis-je un million ! Deux, quatre, huit, seize millions.
Et pour cela, il ne s’agissait que de vivre ; or, aujourd’hui, après tant de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de durer au moins cent sept ans.
Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent ! quel crève-cœur !
Me Louaisot se garda bien d’insister, mais il montra un bout de gazette qui représentait l’empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien moins que de fouiller les fournisseurs !
Vous voyez que ce Me Louaisot n’était pas le premier venu, même en Normandie, où tout le monde a de l’esprit, jusqu’à Gribouille !
Est-ce régulier ? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c’est que ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L’acte fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due forme.
Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table.
Le roman dont j’offre ici aux lecteurs du Pirate le prologue ou l’introduction, et qui commencera demain à cette place même, est l’histoire d’un million placé à intérêts composés pendant quarante-six années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès de l’ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l’avant-dernier vivant.
L’histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu’il a pu courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l’origine.
La cupidité n’est pas comme l’amour qui engendre le Bien et le Mal : notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.
C’est peut-être parce qu’il était le fruit du vol.
Fantaisie est venue au Pirate de se renseigner à cet égard, et nous avons pris des informations sur la biographie des autres millions de notre connaissance.
Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.
Nous ne dirons donc pas qu’ils sont tous plus ou moins le fruit du vol, comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons qu’après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de millions, nous n’en avons pas trouvé un seul qui eût un bel acte – gratuit – à se reprocher.
Pas une tache dans ce livre d’or !
– Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux maître Louaisot. On n’est million qu’à ce prix-là.
Pour aujourd’hui, il ne me reste qu’à effleurer très légèrement un sujet qui sera peut-être l’attrait principal de mon livre : je veux parler de l’Affaire des ciseaux.
Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l’autorité, de l’intendance, de l’or et généralement de tout ce que j’ai rencontré de saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités.
Non, je vénère l’habileté, le savoir, le flair, l’infaillibilité et même les bonnes mœurs de la justice française presque autant que l’héroïsme des millions, mais cela ne peut m’empêcher de dire au lecteur que l’affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue.
L’éminent et jeune magistrat, chargé de l’instruction préliminaire a paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats n’a même pas mentionné un fait de l’importance la plus considérable et qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette Hulot.
Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication complète.
Comme il rattache étroitement la biographie du million à l’Affaire des ciseaux, nous allons le révéler d’avance au lecteur :
Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de Rochecotte.
Le compte Albert était l’héritier légal de ce Jean Rochecotte, – l’ancien facteur rural de Lillebonne, – qui reste le dernier vivant des cinq fournisseurs.
Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine !
En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne Péry, – à qui la mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en expectative.
La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans faire mention de cela !
Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu’elle juge ?
Après Jeanne, en troisième ligne, arrive… ; mais pourquoi parler de cet héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier ?
Nul n’accuse cette personne, placée dans une position très honorable.
Et il faudrait avoir la folie américaine d’Edgar Poe, pour imaginer ici une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le second par la loi qui punit le meurtre du premier…
Ce troisième héritier est encore une femme.
(Fin de l’introduction)
Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se cachait plus.
Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le reconnaissais derrière l’auteur comme si le terrible rayon de ses lunettes eût blessé mon regard.
Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté de se mettre en évidence.
Le second article confirmait pour moi le premier. J’avais bien deviné. Ce roman était une machine de guerre.
Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur beaucoup de gens, des vivants et des morts.
Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse maxime juridique : Reus is est cui prodest crimen (celui-là est le coupable à qui profite le crime).
Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant son nom en pâture à la curiosité publique.
Mais ce n’était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l’artillerie de M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu’en passant.
On dit que la pensée d’une lettre est dans le post-scriptum.
La pensée de l’article était tout entière dans ses trois derniers alinéas.
La forteresse que l’on bombardait, c’était le troisième héritier, – qui était encore une femme !
M. Louaisot avait fait écrire l’introduction et peut-être le roman tout entier pour effrayer – ou pour tuer cette personne, dans une position très honorable « que nul n’accusait… » jusqu’à présent.
J’avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma lecture, j’avais chiffré déjà les bases d’un calcul de probabilités. Dans ce calcul, M. Louaisot et Mme la marquise de Chambray étaient des quantités de même nature et placées du même côté de l’équation.
Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement en joue Mme la marquise de Chambray ?
Je mis à part le journal Le Pirate et le paquet d’épreuves sous mon oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j’y étais, j’ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.
La première dont l’enveloppe était bordée d’un large liseré noir, ne contenait que ce peu de mots :
Mme la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Rœux, dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser d’une visite.
Ce nom n’éveilla en moi aucun souvenir.
L’autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait :
Monsieur,
Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d’être assez bon pour m’accorder une prochaine entrevue.
Signé : O. de Chambray.
Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de Lucien.
Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me précipiter chez la marquise.
La réflexion seule me suggéra l’idée qu’il était bon de passer au moins mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.
J’ai un valet de chambre qui s’appelle Guzman. Ce n’est pas ma faute. J’ai peine à croire qu’il appartienne à l’illustre famille de celui qui ne connaissait pas d’obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume, faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu’il servait avant moi. Je ne lui sais qu’un défaut, c’est de s’échapper un petit instant pour faire trente points au billard de la rue Taitbout.
Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la journée.
À part cela, c’est un modèle. Et sincèrement fort à la poule.
Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l’avait pris entre deux petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il n’avait pas encore commencé les trente autres.
La conversation suivante s’engagea entre nous.
– Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.
– Oui, Monsieur, me répondit-il ; ce n’est pas pour déjeuner en ville, car il est trois heures passées.
– Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin ?
– Distribution de dix heures.
– Et il n’est venu personne ?
– Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je fais volontiers mes trente points, car il m’a forcé d’en enfiler soixante quand il a vu que vous n’étiez pas levé. Monsieur prend du corps. Le sait-il ? La ceinture de son pantalon tire… Il joue bien. – les lunettes. Elles sont d’or, heureusement. Sans ça, je n’aurais pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n’est pas propre.
– Que me voulait-il ?
– Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver.
– Je l’ai trouvé. Après ?
– J’ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds.
– Personne autre ?
– Nous n’avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie de Mme la baronne de Frénoy.
– Connais pas.
– Par exemple ! Monsieur a encore moins de mémoire qu’autrefois. Ce n’est pourtant pas l’âge.
– Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de compagnie ?
– Réponse à la lettre de sa maîtresse.
– Qu’est-ce que c’est que sa maîtresse ?
– Mme la baronne de Frénoy.
– Et qu’est-ce que c’est que Mme la baronne de Frénoy ? fis-je avec impatience, cette fois.
Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit d’un ton de reproche :
– Monsieur a sorti plus d’une fois chez elle quand il était au lycée. C’est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m’était tout à fait sorti de l’esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le baron de Frénoy.
– Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M. Albert s’en est allé.
Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je m’assis à mon bureau.
J’écrivis à Mme la baronne pour lui dire que j’aurais l’honneur de me présenter à son hôtel le lendemain.
Et j’écrivis à Mme de Chambray pour la prier de m’attendre chez elle, le soir même, à neuf heures.
– Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres : celle de Mme la marquise d’abord.
– Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.
Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.
Il ajouta en sortant :
– J’avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d’or reviendront demain.
– Pourquoi faire ?
– Pour faire la belle.
La plus jeune ! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles pensées étaient loin de moi en ce moment.
Et pourtant, il est certain que l’idée de voir cette belle marquise m’agitait à un très vif degré.
Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience d’elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c’était elle qui venait au-devant de moi !
La pensée de la mère d’Albert passait aussi à travers mes préoccupations.
Que de choses, mon Dieu ! moi, un oisif de la veille !
Et malgré l’énormité de la besogne qui allait s’amoncelant autour de moi, j’étais en ce moment comme un désœuvré, je ne savais que faire.
Depuis mon réveil j’étais en quelque sorte dans un autre drame, ou plutôt dans un autre acte du même drame.
Le dossier de Lucien ne m’intéressait plus autant. C’était désormais de l’histoire ancienne.
Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi sur mon bureau, et j’en remis les diverses pièces en ordre.
À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant distraites.
Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d’avoir un pied dans le passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l’intérêt que j’y prenais.
Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que jamais sur la pâture offerte par le dossier.
C’étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la solution, il était nécessaire de ne rien négliger.
Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s’en souvient, la lettre où Mlle Agathe racontait le mariage et l’arrestation de Jeanne.
(Billet de Mlle Agathe Desrosiers. Signé.)
6 Septembre, 8 heures du soir. À Mlle Maria Mignet.
C’est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et il m’est venu quelque chose de nouveau à vous dire :
Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m’a été donné par M. Pivert. Vous allez voir comme c’est drôle.
Vous vous souvenez bien des ciseaux ? La police avait fait photographier les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même.
Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la photographie !
Figurez-vous que ces ciseaux-là n’étaient pas les premiers venus. Ils sortaient de fabrique anglaise. J’ai vu leur portrait. Ils ont une petite estampe damasquinée à la croisure des deux branches, représentant une double palme, et au centre de l’estampe, une marque poinçonnée, celle de la fabrique, probablement : un petit lévrier entre les deux initiales S. W.
Après l’arrestation, M. le président a pris lui-même en main la conduite de l’affaire. Une perquisition a été ordonnée au domicile de l’accusée, qui était, vous le savez, l’hôtel même de Mme la marquise de Chambray.
Là on n’a rien trouvé que des brimborions insignifiants. Vous sentez bien que Mlle Jeanne Péry – ou plutôt Mme Lucien Thibaut, ma chère ! – n’avait pas été garder par exemple des lettres de son ancien Rochecotte !
Voyez-vous, mon émotion est passée, et j’ai presque honte de m’être laissé prendre par la pitié.
Il faut un exemple.
Mais une seconde perquisition ayant été faite dans la chambre que l’accusée occupait dans la ferme du Bois-Biot, près de la ville, on a découvert une boîte à ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du règne de Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot.
Pourquoi l’avait-elle laissée-là ? On ne sait pas encore. Toutes ses autres affaires étaient à l’hôtel de Chambray.
La plaque d’acier de la boite à ouvrage était ornée de l’estampe dont je viens de vous faire la description, et au centre de l’estampe, il y avait le petit chien entre les deux initiales S. W.
Hein, chérie ? le doigt de Dieu !
Ce n’est pas tout.
On a ouvert la boite. À l’intérieur, aucune pièce ne manquait, pas même les ciseaux, mais attendez !
Les ciseaux étaient de fabrique française et tout neufs.
Tandis que toutes les autres pièces, sans exception, le dé, l’étui, le poinçon, etc., etc., étaient de fabrique anglaise et portaient l’estampe, la même, encadrant le même petit lévrier, entre les deux mêmes lettres S. W.
Est-ce clair ? et est-ce curieux ? moi, ça m’amuserait de mener des instructions.
M. Pivert dit que ça achève Mme Thibaut, – la jeune.
Selon un bruit qui court, l’autre Mme Thibaut – la mère – et ses deux demoiselles vont faire enfermer le déplorable Lucien dans une maison de fous.
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
7 septembre au matin.
À M. L. Thibaut.
Où te caches-tu, malheureux dindon ? Tu n’étais pas chez toi, hier au soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C’est heureux que je ne t’aie pas trouvé, car je t’arrachais les yeux. Je l’avais promis à Célestine et à Julie.
Oh ! les pauvres, les pauvres mères ! On devrait vous étouffer entre la paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes ! Et dire qu’on vous aime tout de même ! c’est trop bête aussi, je veux te détester et j’y parviendrai.
Si ton père n’était pas mort, et qu’il a bien fait, le cher homme ! je lui dirais : casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare de corps et de biens !
Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
Ah ça ! tu ne voyais donc rien, toi ! Ce n’est pas moi qui ai été trompée. Dès le premier coup d’œil, j’ai vu que c’était une petite rien de rien. Ça sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober. Les mères devraient…
Mais non ! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.
Moi qui étais si fière de ta conduite ! c’est du propre ! j’en donnerais douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se laisserait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en colombe.
Qu’est-ce que je dis, une gourgandine ! Toutes les gourgandines n’assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus sage d’Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue les hommes en cabinet particulier !
Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça ; il faut soulever ciel et terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou bien, si ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps… Miséricorde ! les mères ! c’est mon nom qu’elle porterait sur l’échafaud !
Tu es un coquin ! tes sœurs le disent. On ne se conduit pas comme ça avec ses parents !
Jolie ! elle ! allons donc ! Un chiffon : la beauté du diable ! Et des manières ! Je n’ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des yeux de faïence, un nez… enfin, quand même elle aurait été jolie ! après ?
Qu’avais-tu fait à Olympe ? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air d’innocent. Si ça avait été seulement pour t’établir avec avantage ! Que lui avais-tu promis ? De quoi l’avais-tu menacée ? Je veux savoir. Elle avait quelque chose autour du cou que tu lui avais noué et qui l’étranglait. Qu’est-ce que c’était ? Tu me le diras ou nous verrons !
Olympe ! soixante-dix mille livres de rentes ! Les mères ! Les mères ! ça me revient toujours. J’aimerais mieux être domestique !
Cherche, maintenant ! va ! fouille ! non pas soixante-dix mille francs, mais soixante-dix mille sous ! malheureux ! Il ne s’agit plus d’Olympe. Demande Mlle Agathe, on te tournera le dos, demande Mlle Maria, on te rira au nez.
Tu n’obtiendrais même pas Sidonie !
D’ailleurs, tu es marié, marié, marié ! Je deviens folle.
Écoute, je vais quitter le pays, c’est résolu, reprendre mon nom de Pervanchois qui n’ira pas du moins à la cour d’assises. Je vais me cacher quelque part en Touraine, au fond d’un puits. Et ces demoiselles sécheront vieilles filles ! Tu devrais t’empoisonner.
Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tué ta mère. Tes sœurs vont t’arranger, je leur cède la place. Je n’en peux plus de mal de tête. Pour un peu, je te maudirais, mais à quoi ça servirait-il ?
De Mlle Célestine.
La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la répugnance qu’elle m’inspirait. As-tu été assez aveugle ! et entêté ! Nous avons pu t’épargner la malédiction de notre mère.
Nous n’avions pas envie de nous marier ; si nous en avions eu envie, nous aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous n’avions pas prononcé de vœux, et nous voilà condamnées à la solitude. Nous sommes déshonorées.
Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie.
De Mlle Julie.
Tu nous a déshonorées, c’est vrai, malheureux frère, mais je fais la part de ton peu d’intelligence. J’ai souvent souhaité d’être homme pour te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d’écraser ton infortune, je trouve Célestine trop sévère.
Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie des opinions surannées. Je préfère, moi, te tendre une main secourable. Si tu m’avais demandé mon avis sur cette fille, je t’aurais dit qu’elle n’avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier degré de la honte. Moi seule te reste fidèle.
(Écriture de Lucien, sans signature.)
8 septembre 1865,6 heures du matin. (Sans suscription.)
Je suis à Paris depuis une heure. J’ai la tête froide et calme. Je me porte très bien. Je combattrai vaillamment, j’en suis sûr, et je la sauverai, je l’espère.
Tout conspire pour l’accuser. Son innocence est pour moi claire comme l’existence même de Dieu.
J’ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n’ai pas ressenti le coup aussi cruellement qu’on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce bonheur.
D’ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout : je ne songe qu’à elle.
Quand on l’arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la porte sur moi. Je m’assis auprès de la porte, parce que mes jambes étaient faibles sous le poids de mon corps.
M. Ferrand voulut m’emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être là à ma place.
Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser cette union que la mort.
C’est là ma consolation, ma joie, mon espérance.
Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous étions l’un à l’autre déjà devant Dieu.
Je ne suis pas malheureux : Jeanne est ma femme.
Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je me disais : Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle portera mon nom.
Et je remerciais Dieu.
Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne m’insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de moi.
Ma mère m’a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans sa lettre qu’elle m’aime toujours. Elle aurait pu me maudire.
Mais c’est trop vite parler de ma bonne mère : je n’eus sa lettre que le lendemain, c’est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très longtemps – jusqu’à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois pour me chercher.
Louette, la femme de chambre d’Olympe vint aussi – plus de trois fois.
À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint. Je lui dis :
– Ce n’est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les prisonniers se couchent.
Il me répondit :
– Elle est couchée depuis longtemps. Je le remerciai et je partis.
Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de Bois-Biot. J’allais vite, comme si on m’eût attendu à un rendez-vous.
Dans l’aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous à la fois. Quelque chose d’insolite s’était passé, je le vis bien et je m’approchai.
– C’est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite demoiselle en prison !
– Parce qu’on l’accuse d’avoir tué quelqu’un, répondis-je.
Ils se mirent à rire. Puis un gars dit :
– Dame ! il y a de si drôles de choses dans ce monde-ci !
Et un autre demanda :
– Est ce que c’est vous qui la condamnerez, M. le juge ?
Je me mis rire à mon tour.
Ils me racontèrent que la justice avait opéré une descente dans l’ancienne chambre de Jeanne. On avait trouvé et emporté une boite à ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma chère petite femme, celle-ci est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente.
Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J’allai à notre haie. Je m’assis sur l’herbe mouillée. – Pour moi, Jeanne était accroupie parmi les feuilles et cueillait des primevères. Nous fûmes ensemble toute la nuit. Je ne dormis pas.
Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme, je dis :
– Non, non, mes amis, ce n’est pas moi qui la condamnerai.
La fermière me demanda :
– Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable ?
Je me rendis à la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me répondit :
– C’est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles !
Je lui mis une pièce d’argent dans la main et il me promit de dire à Jeanne que je l’aimais toujours bien.
M. le président Ferrand ne se lève guère qu’à neuf heures. J’allai chez moi où je trouvai les lettres de ma mère et de mes sœurs. Je les lus. Je préférai bien la colère de maman au pardon de mes sœurs. Je t’assure qu’elle est très bonne. Mes sœurs ne sont pas méchantes, mais elles ont envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand à son bureau. Il était entouré des pièces relatives à l’assassinat de Rochecotte.
– Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m’apercevant, c’est épouvantable. Nous avons tous été trompés indignement.
M. Ferrand a toujours été bon pour moi. Il était l’ami de mon père.
– Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me charge de vous obtenir un congé.
Je ne m’étais pas assis. J’étais auprès de son bureau, la tête penchée et mes yeux parcouraient la pièce qu’il était en train de lire. C’était une copie de l’acte d’accusation.
– M. le président, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable ?
Il eut un sourire de compassion et garda le silence.
Je pris dans mon portefeuille la lettre d’Albert qu’il m’avait écrite en réponse à mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy ?
C’est la seule fois que j’aie en un soupçon. J’étais affolé par ces dénonciations anonymes, et j’avais écrit à Albert pour lui demander s’il connaissait ma Jeanne.
Sur ma prière, M. le président eut la bonté de lire la lettre. Quand il l’eut achevée, il me dit :
– Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous étiez de bonne foi. Je suis content néanmoins d’avoir eu communication de cette pièce, qui excuse jusqu’à un certain point votre erreur.
Il me rendit la lettre.
Cela me donna un grand coup, car cette lettre était pour moi l’évidence, et, je croyais qu’après l’avoir lue, M. le président changerait d’opinion sur Jeanne.
Je demandai encore.
– Est-ce que vous la croyez coupable ?
– Mon cher ami, me répondit-il très affectueusement, cela importe peu puisque je ne suis pas chargé de l’instruction. J’ai ici les pièces parce que M. Cressonneau est arrivé hier au soir. Il repart aujourd’hui.
Je relevai la tête. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je sentis que ma voix s’affermissait quand je repris :
– M. le président, je vous demande la permission de voir ma femme.
Il répéta ce mot ma femme, d’un ton scandalisé, mais doux et plein de compassion. Son regard était moins froid que d’habitude.
– C’est malheureusement vrai, prononça-t-il tout bas. Si je m’étais cru hier, j’aurais battu M. Pivert qui a laissé le fait s’accomplir. Une heure plus tôt, vous étiez sauvé !
Une chaleur monta à mon front et mon cœur battit comme de joie.
– Je remercie Dieu de ce retard, M. le président, puisque ce retard a donné à Jeanne un protecteur. Je vous ai demandé la permission de voir ma femme.
Il se leva.
– M. Thibaut, répliqua-t-il, je suis fâché de vous refuser. Ce n’est pas à vous qu’il faut apprendre la loi. L’accusée est au secret. Il me salua le premier. Je me dirigeai aussitôt vers la porte.
Pendant que j’étais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de son accent affectueux :
– Mon jeune collègue, vous me pardonnerez si j’ai mis fin à cette scène pénible. Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais vous servir. Faites un voyage. Vous n’ignorez pas que je quitte le ressort. À Paris, où je vais, je vous promets de m’employer activement pour vous obtenir une autre résidence. Désormais, vous ne seriez pas bien ici.
Je l’écoutais, arrêté sur le seuil. J’attendis qu’il eût achevé pour demander :
– Est-ce aujourd’hui qu’elle part pour Paris ?
Il secoua la tête affirmativement.
– À quelle heure ?
M. le président me tourna le dos et je sortis.
Je retournai à la prison tout exprès pour avoir réponse à la question que M. Ferrand avait laissée sans réplique. Le guichetier me donna un petit bout d’ardoise sur lequel étaient écrits ces mots avec la pointe d’une épingle :
« Merci, Lucien, je voudrais mourir. »
Le départ avait lieu à dix heures du soir.
Quand je rentrai à la maison, ma mère était venue avec ma sœur Julie. Célestine me tenait rigueur.
Je n’avais pas mangé depuis la vieille au matin. Je me fis servir une soupe. Pendant que j’étais à table, Louette, la femme de chambre d’Olympe, entra sans s’être fait annoncer.
– Eh bien ! eh bien ! me cria-t-elle dès le seuil, voilà de l’ouvrage ! Mme la marquise deviendra imbécile de tout ça ou folle. Avez-vous jamais vu rien de pareil ? Elle m’a dit : « Louette, il faut que tu le voies, ce pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et dis-lui bien que je ne lui en veux pas pour tout l’ennui que ça me procure. » Pensez-vous qu’elle soit appelée comme témoin dans l’affaire, vous M. Thibaut ? Vous mangez de bon appétit, oui ! ça va lui faire plaisir de savoir que vous n’avez pas mal au cœur.
J’appelai mon domestique et je lui dis :
– Tu as eu tort de laisser entrer.
– Alors, vous nous renvoyez ! s’écria Louette. C’est bien fait ! Il ne faut jamais s’avancer avec certaines gens… À vous revoir tout de même, M. Thibaut. Quand Mme la marquise me consultera, elle choisira autrement, voilà tout.
Elle sortit et ne se priva pas de m’appeler grand bêta dans l’antichambre.
Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort.
La visite de Louette m’avait mis dans l’esprit des pensées dont je n’avais que faire. Je me mis à rêver. D’abord, je songeai à Olympe, ensuite au président Ferrand, ensuite à l’homme qui m’avait vendu le talisman.
Pourquoi mettais-je ici le président en tiers ?
Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à le soupçonner capable d’une mauvaise action, non.
L’accusation vague – le fameux fragment – que tu auras dû trouver dans le dossier ne s’appliquait pas à lui nommément.
Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant les derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire.
J’écartai M. le président.
Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt…
J’ai été juge, Geoffroy. J’ai respecté, je respecte encore sincèrement les magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour m’avoir pas beaucoup de foi dans l’infaillibilité des jugements humains.
En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je regrettais d’avoir été dur envers Louette, c’est-à-dire envers Olympe. Il y avait un fait certain : la justice se trompait.
Mais pour se tromper, la justice n’a besoin que d’elle-même.
Ce sont des hommes qui la rendent.
Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la justice le fardeau entier de l’erreur, j’étais pris de soudaines et furieuses colères contre Olympe et son Louaisot.
C’étaient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu’on décharge à la cour d’assises. J’en étais sûr, je l’aurais juré.
C’étaient eux que le banc des accusés réclamait. Je les y voyais.
J’étais leur juge et je les condamnais…
Puis je m’effrayais de moi-même et j’avais peur d’être fou.
Je dois constater cependant que je n’avais éprouvé, depuis mon malheur, aucun symptôme du mal mental que tu connais. J’étais absolument moi-même. – L’autre moi n’avait pas parlé.
À six heures du soir, j’avais achevé de préparer mes bagages. Tu comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derrière elle.
À sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice aurait un train spécial. J’éprouvai un grand plaisir à apprendre que Jeanne devait prendre le convoi public, où on réservait seulement pour elle et ses gardiens un wagon à part.
J’allais faire le voyage avec elle.
J’avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai, agenouillé au pied de la haie, sous le grand vieux châtaignier. J’emportai la dernière fleur du chèvrefeuille…
À dix heures, nous partîmes d’Yvetot pour Paris. J’avais bien regardé tous les wagons composant le train et je m’étais mis le plus près possible de celui où je supposais Jeanne.
À la gare de Rouen, je crus voir une petite main derrière le rideau du compartiment fermé.
Ce fut tout. Si le train avait heurté contre un obstacle et s’était broyé comme il arrive, j’aurais peut-être sauvé Jeanne.
Si nous étions morts tous les deux – ensemble ! je songeai à cela.
Mais qu’allais-je donc faire à Paris ? Je ne me demandai cela qu’à la gare Saint-Lazare. Jusque-là, j’allais comme un homme sûr de son fait qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir.
À la gare, quand je regardai au dedans moi, j’y découvris le vide. Je voulais faire, faire, faire, mais quoi ?
J’essayai en vain d’entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs avant d’ouvrir le wagon réservé.
Un terrible découragement me prit dans la rue. Il me semblait que j’avais oublié pourquoi j’étais venu.
C’était là mon erreur, je ne l’avais jamais su…
Je descendis à mon hôtel ordinaire. Je tâchai de réfléchir. Après quoi, je me suis mis à t’écrire cette lettre que j’achève.
Cela m’a calmé. Je sais ce que je veux faire.
(Écrite par Lucien sans signature ni suscription)
Paris. 8 septembre, midi.
Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d’instruction. Il est très bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de la fontaine. Il m’a montré tout son appartement et m’a prié de regarder à sa vue ».
Il voit de ses fenêtres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un panorama de monuments.
Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un juge comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l’air d’un petit duc.
J’avais peur d’arriver trop matin à cause du voyage qu’il venait de faire, mais il ne m’a pas fait attendre du tout.
Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d’un œuf frais et d’une côtelette.
Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un peu bavard. Sous sa calotte de velours il n’y a presque plus de cheveux. Tu vois si je suis froid, j’ai remarqué tout cela.
– Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m’a-t-il dit en me tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car vous avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares. Pauvre cher garçon ! vous me faisiez l’effet d’une âme en peine ! Quel singulier cas que le vôtre ! Voulez-vous faire comme moi ? un œuf ? une côtelette ?
Je remerciai et je pris le fauteuil qu’on avait roulé vers la table à mon intention. M. Cressonneau aîné, quand je fus assis, me serra de nouveau la main le plus cordialement du monde.
– Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchanté de vous voir : sérieusement, je ne mens pas : j’ai beaucoup entendu parler de vous, comme bien vous pensez, depuis l’affaire, mais aussi auparavant et autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme très fort. Vous savez que nous l’avons à Paris ? Sa nomination doit être au Moniteur d’aujourd’hui… Connaissez-vous là-bas une demoiselle Agathe ? Agathe Desrosiers ?
J’aurais voulu l’interrompre, mais ce n’était pas aisé. Il y allait d’une telle abondance ! Je répondis affirmativement.
– Voilà ! poursuivit-il. J’étais à Étretat. C’est l’affaire qui m’a rappelé ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez réussie. Je plains Pivert. C’est celui-là un vrai naïf ! Il fait des mots ! La demoiselle Agathe nous avait raconté vos fiançailles. Moi, je ne suis pas de l’école formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont on habille la sottise. Je ne m’en sers tout juste que pour ne pas aller en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous méprise pas le moins du monde. Vous êtes un original, eh bien ! après ?
Il cassa la coque de son œuf en petits morceaux et se servit la côtelette.
Je ne peux pas te dire l’air que j’avais, mais je ne ressentais pas encore trop d’impatience.
Pendant que M. Cressonneau opérait son changement d’assiettes, je saisis le joint et je dis :
– J’étais venu pour vous demander s’il me serait possible de voir ma femme.
Il s’arrêta de découper pour me regarder.
– Sa femme ! répéta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il vous lâche cela la bouche ouverte ! Eh bien ! ma parole, je ne déteste pas ça. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles précautions oratoires nous ennuient et nous dégoûtent. Moi, par exemple, si je l’appelais Mme Thibaut…
Je l’interrompis pour lui dire :
– C’est son vrai nom, c’est son seul nom.
Son couteau sépara la côtelette en deux d’un geste tout gaillard.
– Au fait, collègue, répéta-t-il, c’est ma foi, la vérité ! Seulement, je n’aurais pas cru que la réclamation vint de vous. Mais quant à la voir, impossible ! Le secret est une de ces machines surannées qui font honte à la jeune école, mais il faut y tenir. L’accusée est au secret ici comme à Yvetot.
Je courbai la tête.
– Nous changerons tout cela, continua-t-il en manière de consolidation. Je suis pour la méthode anglaise et toute la jeune école avec moi. Nous arrivons, les vieux glissent. Je parie qu’avant vingt ans d’ici tout le code d’instruction criminelle sera démoli. Nous avons déjà bien changé de façons et de tournures, dites donc ! Est-ce que je ressemble, moi qui vous parle, à un robin du temps de Louis-Philippe ? Excepté la barbe…
– Permettez-moi… commençai-je.
– La barbe ! répéta-t-il avec énergie. Voilà ce que je ne conseillerai jamais aux hommes de notre profession. Il faut à chaque état sa physionomie, son caractère. Avec de la barbe on nous prendrait pour des artistes ou des gens de lettres ! Vous vouliez faire une question ?
– J’en voulais faire plusieurs.
– Ne vous gênez pas ! J’écoute.
– D’abord…
– Avec moi, ne vous gênez jamais ! J’aurai toujours le plus grand plaisir à vous être agréable, et si vos questions ne me vont pas, je me dispenserai d’y répondre, voilà. Allez.
Il avala un verre de vin en riant d’un air satisfait.
– Ma première question, dis-je, est probablement de celles que vous croirez devoir laisser sans réponse. Je désirerais savoir ce que vous pensez de la position judiciaire de l’accusée.
– Eh bien ! collègue, fit-il, en reposant son verre, c’est là ce qui vous trompe ! Jeune école des pieds à la tête ! Au Palais, je suis bien obligé de suivre une routine : les vieux me mangeraient, mais chez moi, j’agis à ma guise. À quoi bon des cachotteries ?… En premier lieu, il n’y a pas à dire, voyez-vous, elle est délicieusement jolie… Il parait que votre président Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l’a dit hier, après la tripotée de reproches qu’il a reçue du même président. C’est son pain quotidien. Il arrivera à force de verges. Vous voyez comme je suis sans façon dans mon langage. Jeune école, Pivert m’a dit : « Puisque M. le président lui servait de témoin, il aurait bien pu la reconnaître. » Dame ! ça parait plausible, mais… à quoi pensez-vous donc, collègue ?
Je pensais à ce qu’il disait. C’était la première fois que j’entendais parler de cela, car j’eus seulement beaucoup plus tard entre les mains la lettre où Mlle Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à la vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d’avouer ma préoccupation, je dis :
– J’attends votre réponse à ma question, Monsieur et cher collègue.
– Alors, fit-il, la… distraction de M. le président ne vous frappe pas ? Tant mieux ! c’est sans doute qu’elle n’a aucune importance. Je vous disais donc que l’accusée est adorable. Mais ceci n’a pas encore été classé, même par la jeune école, au nombre des circonstances atténuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l’accusée, je vais vous la dire sans la mâcher. L’accusée est perdue de fond en comble. Sa culpabilité est plus claire que le jour, ceci ne serait rien, mais en même temps, ce qui est tout, plus facile à démontrer que deux et deux font quatre.
Il repoussa son siège et prit un cure-dents.
J’essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour la troisième fois.
– Vous avez voulu savoir et j’ai parlé, me dit-il d’un ton sérieux. Il est bon de ne pas garder d’illusions. L’affaire est simple comme bonjour. C’est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette. Voilà tout.
– Et si Jeanne n’était pas Fanchette ? demandai-je.
Il me regarda avec une curiosité qui n’était pas sans inquiétude.
Mais j’avais parlé au hasard.
Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.
Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque aussi volontiers que de « sa vue ».
– Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite qu’il affirma être de Clodion.
– J’ose à peine formuler le désir que j’ai, murmurai-je. Cette fameuse photographie, je ne l’ai jamais eue…
– Ah ! parbleu ! interrompit-il, la chose sera originale ! Je vais non seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d’un exemplaire.
– Est-ce vrai ! m’écriai-je tout tremblant.
Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux épreuves du portrait dont il a été si souvent question.
J’en avais déjà vu une chez M. Louaisot, mais il avait refusé de la mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me tendait. J’avais un espoir. Il y a de si singulières ressemblances ! Mais après avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen, je laissai retomber mes deux bras.
– Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n’étais pas fâché de voir votre impression, c’est vrai, quoique le plaisir de vous être agréable m’eût amplement suffi. Vous en étiez toujours à vos idées de séparer Jeanne de Fanchette ? Mais maintenant, c’est bien fini, hein ?
Je répondis :
– Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme.
– Est-ce tout ce que vous aviez à me demander, collègue ?
– Non, mais ceci est ma dernière requête. Je vous supplie de m’apprendre s’il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu’à ma femme.
M. Cressonneau fut un instant avant de me répondre.
– Vous l’aimez bien ! murmura-t-il enfin.
Puis il haussa les épaules et poursuivit du ton qu’on prend pour suggérer les expédients impossibles :
– Je ne vois rien… rien ! à moins qu’il ne vous passe par la tête de donner votre démission, de vous faire inscrire au tableau, et de…
Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je m’enfuis.
(Écrite et signée par Lucien. Copie.)
Paris. 8 septembre 1865.
À M. le président du tribunal civil d’Yvetot.
M. le président,
J’ai l’honneur de remettre entre vos mains, selon l’usage hiérarchique, ma démission, adressée à M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agréer, M. le président, etc.
(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la justice.)
(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.)
Paris. 8 septembre 1865.
À M. le bâtonnier de l’ordre des avocats, à Paris.
Monsieur et très honoré confrère,
En conformité de ma démission envoyée aujourd’hui même à qui de droit, j’ai l’honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats près la cour impériale de Paris. Je joins mon diplôme de licencié en droit.
L’acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me réclamer. J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
(Extrait du Moniteur universel. Partie officielle du 8 septembre 1865.)
M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d’Yvetot, est nommé conseiller près la cour impériale de Paris.
(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant : « Hôtel de Dieppe, rue d’Amsterdam, à Paris ».)
10 septembre.
À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.
M. L. Thibaut ne pouvant ni écrire ni quitter sa chambre, prie M. Louaisot de vouloir bien venir le trouver à l’adresse indiquée ci-dessus.
(Écrite par Louaisot. – Sans signature.)
Paris. 11 septembre 65.
À Mme la marquise de Chambray.
L’agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m’a proposé beaucoup d’argent, savez-vous pourquoi ? Pour retrouver Fanchette. Je vous dis qu’il brûle.
Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement.
Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d’épaule.
Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers un vieil esclave comme moi.
(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier. Pressée et à suivre, si M. L. Thibaut est absent.)
Paris, 12 septembre.
À M. L. Thibaut, à Yvetot.
Une personne qui s’est déjà mise en communication avec M. L. Thibaut, en lui proposant des révélations de première importance contre un envoi de dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le besoin, – et aussi par l’idée qu’elle pourrait empêcher de grands malheurs. La personne a appris que les événements ont marché. Ce n’est pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés. Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d’argent. La personne n’est pas dans une position heureuse. Elle n’a pas non plus toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses ennemis.
(Écriture de Louaisot. Sans signature.)
Paris. 13 septembre 1865.
À Mme la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot.
Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de répondre aux missives qu’on se fait l’honneur de vous adresser humblement. Seriez-vous malade comme l’agneau ? Il a bel et bien une pleuropneumonie. Je l’ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr Chapart, qui est le roi des ânes.
Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l’existence d’un rhume de cerveau, compliqué d’un point de côté qu’il attribuait, sauf le respect qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart. L’agneau n’en savait plus bien long, allez !
Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a juré de le sauver. Pélagie est comme ça : elle a des goûts de marquise.
Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire, destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m’en prévenir, elle a introduit cet artiste à l’hôtel de Dieppe où demeure l’agneau.
Ce qui est bon pour la remonte n’est sans doute pas mauvais pour l’homme, créé à l’image de Dieu, car après avoir pris son remède de cheval, l’agneau s’est repiqué à vue d’œil.
Il ne s’agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine ! Envoyez du nerf, comme disait Talleyrand, – de la braise pour employer l’expression favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy.
Devinez pourquoi je vous parle de celui-là ?
C’est que j’ai eu la chance d’éteindre, ce matin, le feu qui était déjà à la maison, Madame et chère patronne. Non pas chez l’agneau, mais à l’hôtel de Chambray.
Que payez-vous aux pompiers ?
Martroy est à Paris.
Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en relation avec l’agneau.
Et ce n’est pas la première fois à ce qu’il paraît. Du moins sa lettre que j’ai chipée – cachets intacts, rassurez-vous – sur la table de nuit de l’agneau, et lue d’un bout à l’autre avec le plus vif intérêt, se réfère à un autre message dont la date m’est inconnue.
Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que Martroy demandait 200 francs. J’ai appris que l’agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son traitement pour la toilette de ses sœurs. – Et puis, si les gens comme lui savaient s’y prendre, ne fût-ce qu’un peu, on aurait le cou cassé toutes les trois enjambées.
Ci-joint copie de la missive de Martroy… Vous avez lu ? Qu’en dites-vous ?
Ce serait dommage d’échouer quand on est si près du port.
Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse !
Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu’il a chassé son dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.
Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait.
Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons.
Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre. Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.
Et il tousse à faire trembler. Ce n’est plus le squelette d’un vieux coquin, c’est l’ombre d’un singe.
J’ai l’honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos instructions. Faut-il tendre une ratière ? Martroy est un retors, mais si l’argent ne manque pas…
Envoyez donc une bonne fois ce qu’il faut, sans liarder, ô reine !
C’est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l’agneau au sujet de Fanchette !…
(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.)
À M. Louaisot, à Paris.
Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu’à la fin. Vous ne manquerez pas d’argent.
Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche. Rien ne m’arrêtera, cette fois, je le veux !
(De la main d’un écrivain public, signée d’une croix, par François Bochon, valet de chambre.)
Yvetot, 16 septembre 1865.
À M. L. Thibaut, démissionnaire, à Paris.
La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu’à moitié de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin jusqu’au soir, par la mauvaise humeur qu’elles ont de ne pas pouvoir taper sur vous.
J’y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le contraire que c’est maladroit à Monsieur d’avoir lâché un bon état pour se mettre à rien faire à la suite d’une bêtise comme celle que Monsieur a faite. N’empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un particulier seul et garçon, pas marié, je prie bien Monsieur de me payer mon compte en me disant qu’il n’a plus besoin de moi et un certificat.
Rien de nouveau d’ailleurs, si ce n’est que Madame et ses deux demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos droits dans la société. Comme elles n’osent plus sortir dans la rue, rapport à ce qu’elles croient que les polissons vont les suivre au doigt, elles sont toujours à la maison, et c’est pour ça que je m’en vas.
Mme la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà une qui chante partout que Monsieur n’a point d’esprit. Dame ! Elle a ses raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste.
Le nouveau M. le président est arrivé. C’est un petit sec, gravé de la vérette. Il n’y a plus rien pour ceux de Normandie. C’est un Picard.
Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera longtemps.
De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.
Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me payer.
(Écriture de Lucien, pénible et altérée. – Sans adresse.)
Paris. 22 septembre.
J’ai cru que j’allais mourir. C’est toi Geoffroy à qui j’aurais légué la continuation de ma tâche. J’avais fait, moi-même, à ma dernière heure de force, le paquet qui devait t’être adressé.
Je le défais aujourd’hui. Le recueil n’est pas complet. Dieu veut que j’y ajoute encore.
Pendant ma maladie, je n’ai pas eu une minute de trouble mental. Je me sentais mourir. J’en éprouvais une grande joie – et un inexprimable chagrin.
Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril.
Ma joie était pour moi. Je m’en repens. J’ai bien souffert, mais je n’ai pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j’ai fait mon devoir.
J’ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M. Louaisot, l’homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un médecin qu’il avait amené. Mes papiers étaient à l’abri. Une seule lettre m’a manqué que j’avais entrevue sur ma table de nuit.
C’était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l’avais pas appelé en qualité de garde malade.
Ma mère et mes sœurs ne m’ont pas écrit. Je n’ai aucune nouvelle de Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l’obligeance de me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n’était pas mauvaise.
Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.
Et pourtant Geoffroy, l’heure de travailler arrive. Jeanne m’attend. Je vais me mettre à l’œuvre. Je sens que je serai courageux et patient.
Dieu est bon de m’avoir conservé pour ma tâche.
Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n’y viendra pas seule.
(Extrait du Moniteur universel, partie officielle. Numéro du 24 septembre 1865.)
M. Pivert (A), substitut du procureur impérial à Yvetot, est nommé juge, prés du même siège, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la démission est acceptée.
(Extrait de la Gazette des Tribunaux. Numéro du 24 septembre 1863.)
Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d’assises de la Seine a donné le résultat suivant :
(Liste des jurés.)
C’est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop fameuse affaire du Point-du-Jour dite l’Affaire des ciseaux.
On désigne pour présider la cour d’assises, le conseiller nouvellement nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et d’avenir.
(Du bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite par un expéditionnaire.)
Paris, 26 septembre 1865.
À M. L. Thibaut, avocat à la Cour impériale.
(Avis officiel de son inscription au tableau.)
(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.)
Paris. 28 septembre 1865.
À M. L. Thibaut, avocat et Cie.
(Envoi d’une carte spéciale pour entrer à la prison.)
Carte d’admission
Prison de la Conciergerie
Service des accusés au secret
Laissez entrer dans la chambre de l’accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, M. Lucien Thibaut, avocat, son défenseur.
Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fixés sur le petit carré de papier qui portait l’estampille de la Conciergerie. Et mes yeux étaient mouillés.
Se peut-il qu’un laissez-passer libellé selon la formule morne des actes de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste émotion !
Mon âme vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot, écrit sur ce pauvre carton : « Défenseur » !
Une fois, Lucien me l’avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si belle. Il m’avait dit : « Rien n’est pour moi au-dessus de cette fable splendide : Orphée allant chercher sa femme aux enfers ! »
Aussi comme cette grande fable nous fait rire à gorge déployée, nous, le siècle contempteur des géants, nous les impuissants et les railleurs, nous, les pitres de la décadence !
Et Lucien avait ajouté :
« Ma femme était dans l’enfer, je suis allé l’y chercher. »
À l’heure où il m’avait dit cela, je ne l’avais pas compris, mais je comprenais, maintenant.
Le mari de l’accusée était le défenseur de l’accusée.
Du bord où marche l’homme d’honneur, il se penchait, devant tous et sous le soleil, vers le gouffre où l’infamie se débat dans le sombre. Sa main s’y plongeait, frémissante d’orgueil généreux ; il y cherchait, il y trouvait une main déshonorée et il la ramenait à lui, criant à la foule :
« Je suis le mari de cette femme, et je suis son défenseur ! »
C’est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire !
Et c’est grand aussi l’œuvre d’avocat, quoi que fassent certains avocats.
Y eût-il, autour de ces deux nobles choses, plus de misères grotesques qu’on n’y en amoncelle à plaisir : j’entends les avocats et les maris eux-mêmes, collaborateurs de toutes les comédies, ces deux choses seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand.
J’étais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre heures ! Je voyais battre à nu son excellent cœur si naïf et si brave ! Je devinais quelle allégresse avait rempli tout son être en lisant ce mot défenseur à la suite de son nom.
Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais pour Lucien, ce n’était pas cela.
Lucien ne sacrifiait rien.
L’héroïsme s’exhalait de son amour comme le souffle sort de nos poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui, pour nous, serait prétentieuse, mais qui devenait si juste entre ses lèvres : « Jeanne était son âme. »
Je n’eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment où j’allais prendre le numéro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais données.
Mme la marquise de Chambray me faisait dire qu’elle m’attendrait, selon mon désir, ce soir, à huit heures.
Ce devait être la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis cette réponse, du moins je crus la reconnaître à la description que m’en fit Guzman.
Quant à Mme la baronne de Frénoy. Guzman l’avait vue elle-même.
C’était, au dire de Guzman, une forte femme très brune, au teint presque gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un réseau de rides. Il me sembla que je la revoyais. C’était une créole. Les créoles sont souvent jolies dans leur jeunesse.
Mais l’âge les masque d’une étrange façon.
Mme de Frénoy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa chambre à coucher, où elle était étendue sur un canapé.
– Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taillés à pointes, comme les cristaux de lustres. Et tout ça dans du lait, car elle est entourée de mousseline blanche. Elle m’a dit du premier coup :
– Dites donc, là-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir lui-même et tout de suite. Je lui ai assez donné de fessées quand il faisait le méchant, – et des dîners aussi, les jours de sortie. Mon pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n’était pas sans éprouver un certain plaisir à me rapporter ces paroles.
– La demoiselle de compagnie, reprit-il, la même qui est venue ici ce matin chercher la réponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre son nez à la porte ; Mme la baronne lui a dit d’aller voir à ses affaires et qu’elle était curieuse comme une pie. J’aimerais mieux être bourreau que demoiselle de compagnie, ça, c’est sûr. Mme la baronne m’a donc continué :
« – Vous direz à M. Geoffroy de Rœux que je pleure toujours mon fils Albert, le jour et la nuit. C’est en automne qu’il aurait eu ses trente ans. Je suis obligée de partir parce qu’on m’a invitée en vendanges, mais je compte sur M. de Rœux pour se mettre à la recherche de cette drôlesse de Fanchette. On l’a laissée partir. La justice est une bête. M. de Rœux nous doit bien ça à mon fils et à moi. L’autre ami de mon fils, l’avocat Thibaut, s’est mis du côté de la coquine. Il y a des hommes bien abominables ! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai votre maître. Dites-lui qu’il peut s’adresser à M. le conseiller Ferrand pour les démarches. C’est un aimable homme, et fort au whist. Si on retrouve la créature, je la déchirerai de mes propres mains, allez ! »
Ce compte-rendu fidèle de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup à regretter le départ de Mme la baronne pour les vendanges.
Dans mes souvenirs, c’était une très bonne femme, mais fantasque et impérieuse. Je n’avais ni le temps, ni la volonté de m’atteler à sa vengeance.
S’il m’eût été donné de la voir, j’aurais essayé de changer son sentiment par rapport à Jeanne, mais c’aurait été là une rude besogne.
Mon dîner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu’à l’heure de partir pour le rendez-vous de Mme la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon pardessus dans la voiture fermée qu’il m’avait fait avancer.
Au moment où je traversais le trottoir pour monter, j’aperçus un malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau à papier qui me tira son vieux chapeau rougeâtre d’un air de connaissance.
Je croyais pourtant être bien sûr de n’avoir jamais rencontré en ma vie ce pauvre petit homme-là.
Il était vraiment fait de manière à ce qu’on pût se souvenir de lui.
Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le marchand de lorgnettes prend l’usage du monde, à force d’accoster les Anglais. Son abord n’est ni emprunté, ni timide.
En outre, il parle généralement la langue de Moïse.
Mon petit homme parlait normand, comme je pus l’entendre au seul mot qu’il prononça en me tendant discrètement sa carte : un petit carré de papier écolier, sur lequel étaient tracées, en belle écriture ronde de copiste, ces trois lettres majuscules : J.-B.-M.
– Calvaire ! me disait-il tout bas ; Calvaire !
Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former porte-voix.
Il y a des heures de danger et d’embarras où les choses qu’on ne comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec défiance.
C’est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre créature qu’on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie, il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient frange sur des bottes désastreuses, et si longues qu’elles se relevaient à la poulaine.
Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet de toile cirée blanche qui avait dû être la partie supérieure d’un carrick de cocher.
Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau – comme une épée.
Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s’allongent et se raccourcissent comme des lunettes d’approche ? Mon pauvre petit homme avait cela de commun avec les escargots.
– Calvaire ! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire !
Je voyais sortir d’entre ses paupières et se tendre vers moi, en même temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient supportées par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression suppliante. Quand j’eus pris la carte, les prunelles rentrèrent chez elles et s’abritèrent derrière deux touffes de cils blondâtres, pendant que le petit homme répétait :
– Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l’analogie. Ça fait partie de la série de mes pseudonymes raisonnés.
Ses mains faisaient toujours porte-voix.
J’étais pressé, je lui offris vingt sous et je montai en voiture.
– Hôtel des Missions étrangères, dis-je au cocher, rue du Bac !
Mon petit homme m’adressa un gracieux salut ; mais il n’avait pas encore tout ce qu’il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au moment où ma voiture s’ébranlait, j’entendis sa voix grêle qui m’envoyait ce mot cabalistique :
– Calvaire !
À dix secondes de là, je ne songeais plus au petit homme. J’essayais de recueillir ma pensée pour ne pas arriver sans préparation au rendez-vous de Mme la marquise de Chambray.
Tout d’abord, j’étais bien forcé de m’avouer qu’en risquant cette démarche, je n’avais aucune intention précise, aucun but qui se pût formuler.
J’ai écrit le mot risquer, non pas assurément que je crusse à la possibilité d’aucun danger personnel, mais parce que je me sentais étroitement chargé des intérêts de Lucien Thibaut et que vis-à-vis d’une femme comme Mme la marquise – comme je la jugeais du moins – il y a toujours péril à laisser entamer une situation.
J’avoue que j’avais grande idée des capacités diplomatiques de cette belle Olympe.
Lucien avait eu raison d’elle un jour, mais ç’avait été par un coup de massue.
En diplomatie, puisque j’ai prononcé le mot, une démarche n’est pas toujours inopportune parce qu’elle n’a pas de but actuel ni d’utilité apparente. Il y a des démarches qui coûtent un prix fou sans autre avantage que de « voir venir ». Demandez aux joueurs d’écarté ce que rapporte le voir-venir, quand on a le roi et le valet contre la dame seconde.
À mes yeux, Mme la marquise de Chambray était une de ces personnes qu’il est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir.
Mon rôle était évidemment la réserve. Ma chasse ne quêtait aucun gibier particulier : tout m’était bon. Je faisais une battue générale sur les terres de cette belle Olympe.
Et plus la voiture mangeait de pavés sur la route du faubourg Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque chose dans mon sac, en revenant de cette guerre.
L’hôtel des Missions étrangères est un logis de prêtres et de grandes dames départementales. On y voit des évêques et des duchesses. Les curés et les châtelaines de seconde qualité vont rue de Grenelle, à l’hôtel du Bon-Lafontaine, qui est également bien célèbre.
Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l’une ou dans l’autre de ces deux pieuses hôtelleries il y ait beaucoup de clientes comme Mme la marquise de Chambray !
Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singulièrement triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit salon Louis XV, où ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray, avait entassé tant de merveilles artistiques.
Il faisait froid là-dedans, malgré le plein Paris et la saison, comme dans un vieux château du fond de la Bretagne.
Du reste, il y avait du feu dans la cheminée.
Mme la marquise était assise auprès de sa table, un peu en avant, de manière, à ce que la lueur du flambeau à deux branches qui brûlait à côté d’elle glissât de biais sur ses traits. Pour les mettre tout à fait dans l’ombre, elle n’avait à faire qu’un tout petit mouvement en avant.
Sur la cheminée, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans cette pièce morne et sombre, cela donnait un crépuscule. Les ténèbres étaient visibles.
Mme la marquise portait le deuil, un deuil très sévère et très élégant. Je la trouvai moins belle qu’au sortir de l’Opéra, mais plus jeune.
Ce fut ce qui me frappa en ce moment : son extraordinaire jeunesse.
Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de sa taille.
J’ai toujours pensé que certaines femmes peuvent, quand elles le veulent, mettre une sourdine à leur beauté.
Mais la beauté n’est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait été vaincue par Jeanne.
– M. de Rœux, me dit-elle quand je fus assis en face d’elle avec les deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de bien vieilles connaissances. J’ai sollicité le plaisir de vous voir parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut.
– Vous ne vous êtes pas trompée, Mme la marquise, répondis-je. J’ignore si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l’aime de tout mon cœur.
Elle s’inclina. Il me sembla déjà qu’elle cherchait ses paroles.
– Hier matin, reprit-elle, à la maison de santé de Belleville, vous m’avez surprise au moment où j’accomplissais un singulier pèlerinage. Je ne me cache pas de cela, ou plutôt je ne me cache de cela que vis-à-vis de Lucien lui-même. Je suis l’amie de son enfance. Quoi qu’il arrive, je resterai fidèle à cette tendresse. Puisque je ne peux pas être la femme de Lucien, M. de Rœux, et j’avoue que c’était là mon rêve le plus cher, je veux être la sœur de Lucien, toujours.
À mon tour, je m’inclinai.
Ses doigts, qui frémissaient malgré elle, tourmentaient son mouchoir.
– Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux.
– Je crois qu’il peut guérir, répondis-je. Quant à son malheur, je vous demande pardon, Madame, mais je n’en connais pas encore toute l’étendue.
– C’était la première fois que vous revoyiez Lucien, M. de Rœux ?
– Depuis les jours de notre enfance, oui, Mme la marquise, la première fois.
– Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps ?
– J’ai commencé cette nuit seulement à lire son histoire.
Elle témoigna de l’étonnement, mais comme si elle se fût dit : il faut bien être un peu étonnée.
– Oserais-je vous demander, M. de Rœux, poursuivit-elle comment vous avez trouvé l’adresse de Lucien ?
– Par un M. Louaisot de Méricourt qui me l’a vendue trente francs, répondis-je.
Elle porta son mouchoir à ses lèvres.
– Et que pouvez-vous croire de moi ? prononça-t-elle tout à coup à voix basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux étincelles aux bords de ses paupières, que croit-il lui-même ? Que croirais-je si j’étais à votre place à tous les deux !
Les larmes qui tremblaient à ses cils roulèrent lentement sur sa joue. Quelque chose remua tout au fond de mon cœur.
Je me raidis. Je sentais l’influence de la sirène.
Mais je ne me raidis pas jusqu’à repousser de parti pris la vérité, si elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments acquis. J’avais un doute qui ne naissait pas ici. Il était préexistant.
L’idée que les événements m’imposaient au sujet de cette admirable créature était si horrible qu’un instinct surgissait au-dedans de moi pour la repousser. Elle pleurait. J’ai vu des comédiennes pleurer au théâtre et dans le monde.
Mais elle souffrait si terriblement qu’aucune comédienne n’aurait pu rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement une goutte d’eau aller le long de la pâleur de ses joues.
– M. de Rœux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort, je ne vous ai pas appelé ici pour vous parler de moi. Je suis enserrée dans un tel lacet d’apparences mensongères – et calomnieuses, que je n’espère ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui…
– Vous vous trompez, Mme la marquise, interrompis-je. J’essaye de voir par mes propres yeux.
– Plût à Dieu ! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir.
Elle poursuivit :
– Je sais ce que vous valez, M. de Rœux. Outre ce que M. Lucien Thibaut me disait autrefois, j’avais souvent, bien souvent entendu parler de vous par un autre ami qui nous fut commun, à vous et à moi : le brave, le bon, le cher Albert de Rochecotte.
Il me déplut de l’entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le sentiment qui était en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle devint plus pâle. Auprès d’elle, sur la table, il y avait une lettre que je n’avais point remarquée. Elle la prit et me dit :
– Je l’ai cherchée et retrouvée pour vous. Elle fut écrite bien peu de jours avant la mort d’Albert. Vous savez qu’il avait demandé ma main. Dans cette lettre, il m’annonçait son mariage prochain. Lisez seulement le dernier paragraphe. Je pris le papier qu’elle me tendait, et je lus à l’endroit qu’elle me désignait.
« … Vous savez de quel cœur je radotais ce cri de guerre : On n’épouse pas Fanchette ! Cela reste vrai, au fond, je ne l’épouserai pas, puisque j’en épouse une autre ; mais il n’en est pas moins vrai que ma position devient gênante.
Est-ce un coup monté par la cousine Péry, j’entends la mère ? ou même par ce vieux farceur de baron de Marannes ? Je parie bien que vous ne devinerez pas ? Il faudra vous mettre les points sur les i…
Fanchette elle-même ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais, morbleu ! et cela me met aux cents coups.
Aidez-moi donc, huitième merveille, vous devez bien aussi être un peu devineresse ! Eh bien, Fanchette n’est pas Fanchette. Quoi ! voilà le mot lâché !
Qui est-elle, alors ? Voilà que vous devinez.
Mon Dieu, oui, c’est elle ! ils ont joué ce jeu. C’était assez facile, je n’avais jamais vu ma cousine Jeanne.
Et le diable, c’est que la pauvre chérie m’aime comme une folle ! Et moi donc !
Quand je pense que j’avais écrit à ce bon Lucien dans le temps pour lui dire…
Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine ? c’est que tout cela finira mal.
Si je pouvais, comme indemnité, céder à ces Péry – quels coquins ! – mes droits à la succession tontinière et fantastique ! Je ris, mais j’ai envie de pleurer. Après vous, c’est la plus jolie du monde. Et bonne, comme une petite panthère privée ! Mais ma mère ne consentirait jamais !
Je baise le bout de vos doigts, déesse… »
Mes yeux restèrent cloués au papier longtemps après que j’en eus achevé la lecture.
Le fait révélé dans cette lettre, à savoir que Jeanne et Fanchette ne faisaient qu’une, m’était venu à l’esprit bien des fois depuis la veille.
Y croyais-je ?
Tout ce que mon cerveau peut comporter d’attention se concentrait dans l’examen de la lettre.
D’Albert, tout m’était familier : non seulement son écriture, mais son style, ses plaisanteries courantes – sa façon de commencer la marge étroite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme des maisons du XVe siècle, – tout, jusqu’à son papier…
C’était bien l’écriture d’Albert, je l’aurais affirmé sous serment. C’était son style, c’étaient ses plaisanteries. C’était sa façon de marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui différait bien un peu de celle de tout le monde.
La lettre était d’Albert.
Y croyais-je.
Je la rendis à Mme la marquise qui me dit :
– Vous vous étonnerez après cela de la part que je pris au mariage de Lucien avec ma cousine Jeanne.
– En effet, murmurai-je, de deux choses l’une…
– Non, M. de Rœux, interrompit-elle. Il y a trois choses : Lucien m’avait menacée.
Cela était vrai. La parole qu’il eût fallu dire ne me venait pas.
– Oh ! fit-elle, Dieu n’a pas voulu me prendre !
– N’avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux ? demandai-je un peu au hasard.
– Jamais.
– Et vis-à-vis de Lucien ?
– Dieu m’en garde ! ç’aurait été le tuer.
Cela était vrai encore.
Pendant que je songeais, elle déchira la lettre et en jeta les fragments dans le foyer.
– Que faites-vous ! m’écriai-je.
– Vous l’avez vue, cela me suffit. Je n’ai pas… Je n’avais pas de haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile.
Le soupçon qui naissait en moi par rapport à l’authenticité de la lettre m’empêcha de donner attention à ces paroles dont le sens devait m’être bientôt expliqué.
– M. de Rœux continua la marquise après un silence, ce n’est pas seulement Lucien qui m’a calomniée près de vous.
– Madame, répondis-je, Lucien ne s’appartient plus à lui-même. Moi, je n’ai qu’un désir, c’est de vous trouver telle que les amis de votre enfance, Lucien lui-même et Albert, vous dépeignaient à moi autrefois.
Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout à coup éclater sa beauté comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs inconnues d’un tableau de maître.
– Je ne suis pas adroite, moi, M. de Rœux, me dit-elle, je n’essayerai pas de lutter avec vous. J’ai un secret, vous le savez, et il est bien pesant, puisque j’ai prêté un jour ma maison à ma rivale pour y célébrer les fêtes de son mariage… Vous pensez à l’arrestation de Jeanne ? Je lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l’arrestation de Jeanne me surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-même. Je la croyais à l’abri : j’avais des raisons de croire cela, Monsieur…
Elle s’interrompit parce que mon regard, peut-être, était incrédule.
– Non ! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie à un tyran sans pitié, qui ne se contente pas de m’opprimer, qui travestit mes actes et ma pensée, qui me perd – qui me déshonore !… On vous a dit que j’étais l’héritière, après cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait elle-même après Albert de Rochecotte, l’héritière de la tontine, de cette fortune immense et infâme dont Paris commence à s’occuper… on vous a dit cela, n’est-ce pas ?
– On me l’a dit, Madame.
– On vous a menti. Cela n’est pas vrai. Ou plutôt, s’il est vrai que je sois l’héritière, il est faux que je poursuive l’héritage. Un autre est là derrière moi qui fait agir mes mains garrottées… On vous dira demain que j’ai fait interdire un vieillard, – le dernier vivant… ce n’est pas vrai ! ce n’est pas moi ! c’est mon secret qui agit malgré moi. Moi, je n’ai jamais fait que porter les aliments à la bouche de ce misérable vieillard, dont la folie consiste à se laisser mourir d’inanition au milieu de ses richesses. Mais à quoi bon me défendre ? Personne ne m’attaque, n’est-ce pas M. de Rœux ?
– Madame, répondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins n’en suis-je pas encore là de ma lecture.
Elle me regardait d’un air vraiment désespéré.
– Que faire ? murmura-t-elle, sans savoir qu’elle parlait ; vous avez entre les mains ce que vous croyez être mon écriture ! chaque parole qui tombe de mes lèvres doit être pour vous un mensonge. Il y a quelque chose de plus odieux que le crime, c’est l’hypocrisie. Moi, pour vous, je suis à la fois hypocrite et criminelle…
Sa belle tête s’était courbée, elle la redressa.
– Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur ! s’écria-t-elle avec plus de douleur encore que de colère.
Et, sans attendre ma réponse qui, peut-être, aurait été difficile, elle reprit brusquement :
– Laissons cela. Il y a longtemps que je n’espère plus rien, pas même justice. J’aurais voulu seulement qu’il fût heureux… Vous savez de qui je parle… car le sentiment que j’ai pour lui survit à tout, chez moi, M. de Rœux, je l’emporterai avec moi hors de ce monde. Je n’ai pas été exaucée. Il est malheureux et son malheur va s’aggraver jusqu’au désespoir. J’ai désiré une entrevue avec vous pour savoir si vous voudriez vous charger d’apprendre à M. Lucien Thibaut une mauvaise, une cruelle nouvelle.
Son regard qui couvrait le mien s’imprégnait d’une dignité grave.
– Quelle nouvelle ? balbutiai-je, car les paroles prononcées naguère me revenaient et je craignais de deviner.
– C’est bien cela, me répondit-elle, comme si j’eusse exprimé ma crainte.
Puis elle ajouta d’une voix étouffée, mais sans baisser les yeux.
– Jeanne est morte.
À cette sinistre déclaration mon fauteuil recula malgré moi.
– J’avais fait mon devoir, poursuivit Mme la marquise, vous verrez plus tard, si vous ne l’avez pas encore vu, que j’avais contribué à l’évasion… j’avais donné asile à ma cousine, à la femme de mon seul ami dans mon château près de Dieppe… Pourquoi je n’avais pas prévenu Lucien ? Ah ! c’est bien vrai ! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis pas depuis un an au fond d’un cloître ? Esclave ! esclave ! j’espérais pourtant donner cette grande joie à celui qu’un peu de joie ferait renaître. Je me disais : Je le prendrai par la main, bientôt… Bientôt, je le conduirai à celle qu’il aime…
Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes.
Je l’écoutais, je l’examinais de toute ma faculté de juger. Eh bien ! non, je ne la condamnais pas sans appel ! Le juré ne doit compte de ses impressions qu’à sa conscience. Je gardais un doute…
Mais il y avait quelque chose de plus étrange encore. La mort de Jeanne qui m’avait d’abord porté un si rude coup, laissait à peine une trace dans ma pensée. Était-ce que je n’y croyais déjà plus ?… Mme la marquise me tendit une lettre timbrée de Dieppe en ajoutant :
– Voici l’annonce que je reçois du malheureux événement.
Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que Mme la marquise eût conscience du motif de ma froideur.
– Vous chargez-vous de la triste commission, M. de Rœux ? me demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire.
Il me sembla que la lettre était d’un médecin ou du curé : un témoignage impossible à suspecter. Mais ce n’était ni le curé ni le médecin que je soupçonnais de mensonge en moi-même.
– Puisque vous le désirez, Madame, répondis-je, je m’en chargerai.
Elle me remercia. Je vis bien que l’entrevue, pour elle, n’avait plus de raison d’être. Mais moi, je n’avais pas fini.
– Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason ému qu’elle avait choisi elle-même, auprès de cette pauvre jeune tombe, me permettrez-vous de vous adresser une question ?
– Faites, Monsieur.
– Dans votre pensée, à vous. – avec ou malgré le témoignage apporté par la lettre de Rochecotte – dans votre conscience, Madame, oui ou non, cette malheureuse enfant était-elle coupable ?
Mme la marquise ne s’attendait pas à cette question ; elle fut quelque temps avant de me répondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se recueillir. Je ne me suis pas chargé d’expliquer cette âme. Elle se détourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux.
– Non ! répondit-elle avec force et comme si sa conscience eût fait explosion.
– Non ! répétai-je.
Son regard revint à moi. Elle avait déjà l’œil sec.
– M. de Rœux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s’il m’était permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m’interrogez plus, je ne pourrais pas vous répondre. Personne n’est coupable. Il y a un démon. Un seul démon suffit pour un monceau de crimes.
Elle se leva. Je l’imitai aussitôt.
– Épargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre congé. Qu’il apprenne cela lentement, peu à peu. Un choc trop brusque pourrait le tuer.
Elle me reconduisit jusqu’à la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci :
– M. de Rœux, je voudrais bien être à la place de Jeanne !
Était-ce une comédienne très habile ? En regagnant ma voiture, j’avais la tête pleine. Je cherchais en vain à mettre de l’ordre parmi la révolte de mes pensées. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les deux noms qui tant de fois étaient venus jusqu’à mes lèvres ? Celui du président Ferrand – et surtout M. Louaisot de Méricourt. J’avais souhaité cette entrevue. Je m’étais préparé pour une lutte d’où, selon moi, il était impossible que la lumière ne jaillit pas dans une certaine mesure. Et en effet, tant que le regard triste de Mme la marquise Olympe était resté sur moi, il m’avait semblé que je soulevais un coin du voile. Je croyais comprendre ou du moins deviner.
Une explication voulait naître en moi. J’entrevoyais à tout le moins, pesant sur le cœur de cette femme, une oppression qui me semblait lourde comme la fatalité. Mais dès que je fus seul, rien ne resta, sinon l’image de cette incomparable beauté qui me poursuivait mystérieuse, énigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au cocher :
– Belleville, rue des Moulins.
Aussitôt assis, je crus entendre un soupir – ou un éclat de rire étouffé dans l’air qui m’environnait. Pendant mon absence, l’intérieur de la voiture avait pris une odeur de pipe. – De pipe pauvre. Car l’odeur des pipes a des degrés. J’ai dit qu’il pleuvait. Je pensai que mon cocher avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait glissé de la banquette parterre, où il formait tas.
Comme j’avançais la main pour le relever il s’agita.
Je crus qu’il y avait un chien dessous.
– N’ayez pas peur, dit une pauvre voix cassée, pendant que la maigre figure de mon protégé du trottoir, – celui à qui j’avais donné une pièce de vingt sous – sortait de dessous le paletot.
Jamais de ma vie je n’ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme. En vérité, sous le pardessus, un chien eût paru davantage.
– Monsieur, ajouta-t-il quand il fut débarrassé, je ne suis pas ici dans de mauvaises intentions.
Je le regardais profondément ahuri. L’idée lui vint que je ne le reconnaissais pas.
– Calvaire ! me dit-il d’un ton de professeur bienveillant qui fait la leçon à son élève. Vous avez ma carte. C’est un pseudonyme analogique pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), à Orléans. Loiret, pour rappeler le supplice de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, qui est la honte de l’Angleterre !
– Ah ! ça, m’écriai-je, qu’est-ce que diable vous me voulez, vous ?
Je ne savais, en vérité, si je devais rire ou me fâcher. Ses yeux myopes, montés sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me regarder avec un certain effroi.
– Je ne veux pas de scandale, reprit-il précipitamment. Je n’ai pas le moyen de le supporter. Ma position est irrégulière et me commande la prudence la plus scrupuleuse.
Il mit sa main au-devant de sa bouche en manière de porte-voix et ajouta :
– Vous n’avez donc pas lu ma carte ? Je suis obligé d’emprunter le voile du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef : Calvaire-Martroy !
– Martroy ! répétai-je.
Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien.
– J’ai vu ce nom là quelque part ! fis-je en me parlant à moi-même.
– Je crois bien ! s’écria mon petit homme, qui ramena ses yeux d’escargot à leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom ; car il est à moi, soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthelémicourt (pseudonyme), soit dans celles de Mme la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida pour Olympe, deux montagnes de l’antiquité, Salonay, pour Chambray, salon, chambre, analogie raisonné série des pseudonymes logiques, tous inventés par moi, bon monsieur, comprenez-vous ?
Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu à peu. J’avais devant moi l’homme qui avait écrit à Lucien pour lui proposer dix louis de renseignements.
Absolument comme un tas de pommes.
Et aussi l’homme qui effrayait tant Louaisot et Mme de Chambray, celui qu’ils appelaient « le petit clerc ». Je n’en restais pas moins tout stupéfait à contempler mon étrange compagnon de route. Cela le redressa dans sa propre importance. Mon étonnement, du moment qu’il ne l’effraya plus, le satisfit.
Il drapa sur ses épaules pointues le quart de carrick en toile cirée blanche qui lui servait de gilet, d’habit et de paletot, pour prendre, à ce qu’il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut capable.
– Il ne s’agit que de s’expliquer, commença-t-il, Monsieur ; les intentions ne sont mauvaises ni d’un côté ni de l’autre. Quand je vous ai entendu dire à votre cocher : hôtel des Missions étrangères, j’ai pensé : c’est bon, il va chez elle. C’était l’heure de mon dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous ; eh bien ! j’ai mis un frein à mon appétit et j’ai grimpé sur le siège de derrière.
Quelqu’un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous servent à juger nos semblables ? Souvent nous passons dédaigneux à côte d’un gros symptôme, tandis qu’une bagatelle décide notre verdict. Il avait bien dit cela, le pauvre petit hère : « C’était l’heure de mon dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous. »
Il l’avait dit sans fanfaronnade de mendicité, mais aussi sans aucune nuance de respect humain. Il m’avait plu en le disant. Il m’avait presque touché.
– Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je.
– Monsieur, me répondit-il, je parle avec plus de facilité debout, et j’ai préparé quelques paroles, dans le but de les prononcer devant vous… Monsieur !…
Il toussa sec pour s’éclaircir l’organe.
– Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanités ont été négligées et l’état d’esclavage où s’est écoulée mon adolescence, – pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France ! – me rend excusable de n’avoir pas poussé plus loin les langues mortes. Je ne veux même pas me targuer de posséder une imagination plus dévorante que celle de mes semblables.
Non, au contraire, je n’en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la plume ? Parce que je n’ai pas trouvé d’outil meilleur marché, Monsieur, comprenez-vous ?
Il me lança ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix, et de la façon la plus confidentielle.
J’écoutais patiemment. C’était ici tout l’opposé de mon entrevue avec Mme la marquise. D’instinct, je sentais que j’allais faire une récolte.
– Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimulé sous le pseudonyme de Calvaire, pour un sou j’eus quatre plumes d’acier au bas des marches du passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j’ai écrit ? Rien que des choses authentiques. C’est tout simple, manquant d’imagination, je dis seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses ! J’ai été petit-clerc là-dedans. J’ai été esclave, – en France, Monsieur, le pays de la liberté. Ce serait moins étonnant si c’était à Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture.
Il sourit, et je le félicitais d’un signe de tête sur ses connaissances historiques.
– C’est comme ça, Monsieur, poursuivit-il, la mémoire est bonne. Mon raisonnement n’était pas maladroit. Je me disais : les petits journaux me donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu’à leurs fabricants ordinaires de crimes. Ils ne sauront même pas que c’est du vrai crime, le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arrivé. Je gagnerai honorablement ma vie.
Monsieur, çà paraissait tout simple. Mais je suis un garçon tranquille. Une première réflexion me chiffonna : je suis seul à savoir toutes ces histoires-là, seul avec les scélérats que je démasque. Bon ! alors les scélérats devineront du premier coup qui a vendu la mèche. C’est clair. Et gare à toi, J.-B Martroy !
Oui, mais M. J.-B Calvaire ! comment trouvez-vous la parade ? À l’instant même le système des pseudonymes raisonnés analogiques sortit tout complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet.
Le système englobait non seulement l’auteur, mais encore les personnages. C’est par suite d’une idée à peu près semblable que je me suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un canon. Je ne le blâme pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour causer plus à l’aise.
Voilà un point établi, Monsieur. Revenons au système qui me permettait de mettre mes scélérats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car ils m’étrangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s’ils me mettaient la main dessus.
Le système est une clef, je le trouve ingénieux. Vous connaissez déjà Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron : Mouainot, Monsieur, pour Louaisot. Même genre d’animal, mêmes originalités d’orthographe. Au lieu de Méricourt, Barthelémicourt. L’allusion saute aux yeux : Méry, Barthélémy. Ces deux grands poètes, Monsieur, étaient frères en Apollon !
Quelque chose de délicat, tenez : président Ferrand se change chez moi en président Maréchal.
Maréchal Ferrand. C’est joli.
Et ce vieil olibrius, le baron Péry de Marannes ? le baron Mouru, Monsieur, même participe – inusité, – verbe analogue, mourir, périr. Seulement, j’ai été forcé de mettre Étangannes, au lieu de Marannes : mare-étang.
C’est un peu tiré par les cheveux.
Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez ? C’est un avertissement, j’ai fini. Stop !
Il s’assit brusquement sur la banquette, vis-à-vis de moi. Il avait l’air d’une petite marionnette taillée dans du carton et vue de profil. On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin.
– Et après, M. Martroy ? demandai-je : je fais une longue course, et je ne voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous.
– Monsieur, répliqua-t-il, ça ne me dérange pas du tout d’aller à Belleville, je demeure aux Prés-Saint-Gervais.
Bon air, mais éloigné du centre. Après ? Je n’étais pas mécontente du système, mais je n’ai pas osé aller dans les journaux. Les coquins, Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis : je les sentais sur mes talons ! Alors, j’ai songé à vous, parce qu’en rôdant autour de la maison de santé de M. Thibaut, l’autre jour, je vous avais vu entrer et sortir.
Monsieur, voulez-vous m’acheter en bloc mes histoires à quatre sous la ligne, comme le Petit Journal ? ou même à deux sous ? ou même…
– Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je.
Ses yeux firent une véritable cabriole en dehors de ses paupières.
– Calvaire, s’il vous plaît, Monsieur, rectifia-t-il d’une voix très émue. Ça m’offre plus de sécurité. J’ai l’honneur de vous remercier de tout mon cœur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux ! Je ne suis pas seul, Monsieur : j’ai Mme Martroy, légitime, préférablement Mme Calvaire. La pauvreté n’empêche pas l’attachement réciproque. Je suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous serait-il égal de m’avancer trente francs sur le marché ?
Je lui donnai les trente francs et même quelque chose de plus. Il se redressa aussitôt et me dit d’un air noble :
– Monsieur vous avez mérité le titre de mon bienfaiteur. Grâce à cette faible somme, Stéphanie pourra passer la tête haute devant notre propriétaire !
Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa pèlerine de toile cirée blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu’il portait tout simplement passée entre sa bretelle et sa chemise.
– Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est à vous. Nous réglerons quand vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que Stéphanie Calvaire n’a vu plusieurs pièces de cinq francs à la fois, pauvre compagne ! Ces papiers demandent à être remis en ordre, vous les recevrez demain. En attendant, je puis vous offrir un spécimen des titres, si vous êtes curieux de les connaître.
Sans attendre ma réponse, il déplia un chiffon et se mit à lire, les yeux sortis tout ronds de leurs orbites :
– Histoire du baron Mouru d’Étangannes et de la mère d’Ida. N’oublions pas les pseudonymes ! Ida pour Olympe, – Histoire du mariage d’Ida… à seize ans ; Mme la marquise était un cœur, Monsieur ! – Mémoires d’un petit clerc, ou Biographie de maître Mouainot de Barthelémicourt, notaire, – Du sang et des fleurs, – Le testament du marquis de Salonay, – Le codicille.
J’avançai la main vivement à ce dernier titre.
– Mon bienfaiteur, me dit-il en éloignant de moi les papiers, vous aurez tout, en bloc, avec un rabais important puisque l’affaire est faite en gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poignée de sottises, pas vrai ? Ce sera propre et bien rangé.
– Mais vous pouvez me dire, du moins…
– Ça nuirait à l’intérêt, Monsieur ! j’ai mon amour-propre tout comme les autres auteurs !
Ceci fut déclaré d’un ton péremptoire.
– Pendant que j’étais sous votre pardessus, là, reprit Martroy, en replongeant ses paperasses sous sa pèlerine, vous parliez un petit peu tout seul, dites donc ? J’ai cru deviner…
– Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime ?
– Qui ça ? la marquise ? Dame ! le patron est un coquin comme on n’en a jamais vu, mon bienfaiteur. Complice ? victime ? Il y a de ci et de ça. Je parie qu’elle vous aura dit que la petiote Jeanne était morte ?
– En effet… serait-ce vrai ?
– Je vous dis que c’était un cœur… Olympe… jusqu’à quinze ans, quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote, puisqu’elle est morte civilement par sa condamnation ? Elle ne peut plus hériter, c’est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu’elle ne vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous ?… Voilà le haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d’aller porter à Mme Calvaire le premier argent que j’aie gagné avec ma plume. Permettez-moi d’ouvrir la portière ; je sais descendre d’omnibus… grand merci encore, et au plaisir de vous revoir !
– La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres !
– On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C’est griffonné, ça fait pitié… mais vous aurez tout demain et vous en verrez de drôles ! Il me mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors.
Je le vis un instant, pauvre chétive créature, sautiller dans la boue à la lueur des réverbères, puis disparaître dans l’ombre des maisons. Il était environ dix heures du soir quand ma voiture s’arrêta rue des Moulins, à la porte de la maison de santé du Dr Chapart. Mon cocher, à moitié endormi, me demanda :
– Qu’est-ce que vous avez donc jeté tout à l’heure par la portière, bourgeois ? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien.
Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu’on m’introduisit, quoique j’eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut.
– Ah ! ah ! jeune Talleyrand ! s’écria le docteur du plus loin qu’il m’aperçut. Course inutile ! Trop tard ! Les pensionnaires sont couchés, surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j’ai tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la part de leur sexe, c’est tout simple, puisqu’il s’agit de peines d’amour !
Il s’était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma rencontre.
Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide et insignifiante, m’adressèrent un cérémonieux salut.
– Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n’est pas poli pour ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie, ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Rœux ! Mon cher M. Geoffroy de Rœux, Mme et Mlle Chapart. C’est fait ! à l’anglaise ! Vous allez maintenant l’amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus d’autre thé. Ça rime.
Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j’étais dans un de ces cas où l’on ne doit négliger aucune occasion d’écouter ou de voir. Je m’assis entre Mme Léocadie et Mlle Zuléma.
Le docteur me fit remarquer d’abord une théière qu’il avait inventée et qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de thé-Chapart que je ne trouvai pas bon.
– Parfait ! répondis-je à la question qui me fut adressée à ce sujet.
La glace était rompue. Léocadie me dit aussitôt qu’elle se faisait fort de m’en procurer au même prix que le simple thé de la caravane.
– Voyons, voyons, Mesdames ! s’écria Chapart, il ne s’agit pas de caravane ! Profitez de ce que vous avez un des mystérieux sous la main pour tâcher de savoir quelque petite chose sur le mystère. Figurez-vous, M. de Rœux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par rapport à M. Thibaut !
– C’est si drôle aussi ! s’écrièrent ensemble les deux dames.
Puis la mère seule :
– Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne vient voir, pas même sa famille…
La fille seule :
– Excepté pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et qui vient le regarder dormir…
– Un garçon qui rêve tout éveillé de meurtres, de millions, de cour d’assises !
– Et qui chante toute la sainte journée sa petite Jeanne chérie…
– Une personne qui le trompait, à ce qu’il parait, Monsieur !
– Excusez ! et condamnée pour meurtre !
Ensemble la mère et la fille :
– C’est aussi par trop drôle !
– Pif ! paf ! brr ! conclut le docteur. Ah ! elles n’ont pas leurs langues rue Coquenard ! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de Rœux si vous avez lu ce que vous avez emporté hier ?
– Lire me fatigue, murmurai-je.
– Prenez les conserves-Chapart !… Mesdames, vous êtes tombées sur un diplomate discret, vous ne saurez rien, même sur les millions du Dernier Vivant. Le fait est, mon cher M. de Rœux, que mes pauvres femmes portent à votre ami un intérêt extraordinaire. Ça ne se paye pas en sus de la pension, au moins ! Zuléma lui brode une chancelière-Chapart à double concentration de chaleur naturelle. Il est tout à fait de la famille, et si on venait nous dire… qu’est-ce que c’est, Bruno ?
Le domestique à tournure d’infirmier qui m’avait introduit auprès de Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l’oreille du docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant :
– Pas possible ! Par où aurait-il passé ?
Il ajouta :
– Vois le livre, Léocadie ; étions-nous en avance avec le pensionnaire ?
Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n’avait pas deux pensionnaires.
Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L’inquiétude me prenait.
– Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut ! m’écriai-je.
Le docteur haussa les épaules.
Léocadie qui avait consulté le livre dit :
– Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix heures. Chapart tira sa montre impétueusement.
– Dix heures 25 ! proclama-t-il d’un accent triomphal. Le mois est dû ! Partez muscade !
Cette gaieté-Chapart achevait de m’épouvanter, mais j’eus toutes les peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m’eut enfin avoué que Lucien Thibaut n’était plus dans sa chambre, je m’y fis conduire d’autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui criait de sa voix essoufflée :
– C’est imaginable ! j’avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte du pensionnaire. S’est-il envolé par la fenêtre ?
Il n’y avait, en effet, aucune trace d’évasion : tous les meubles étaient dans leur ordre accoutumé. Le lit n’avait pas été défait.
– Est-ce que cette dame est venue ce soir ? demandai-je : la dame qui le regarde dormir ?
Les trois membres de la famille Chapart se regardèrent.
Puis Léocadie prit un air déterminé et dit :
– C’est égal, le mois est dû.
– Intégralement, ajouta le docteur.
Il me restait un espoir. Lucien avait pu se réfugier chez moi. Mon adresse lui était dès longtemps connue.
Je pris congé assez brusquement de la famille Chapart et je me remis dans ma voiture en recommandant au cocher de brûler le pavé.
Quand j’arrivai chez moi, il était près de minuit. Bébelle, ma petite amie du cinquième étage était encore dans l’escalier où elle s’occupait à faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe.
– Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont été au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, ça m’amuse. Le restaurant et le spectacle venaient ordinairement après la bataille. Cela faisait partie de la réconciliation.
Bébelle, qui avait regagné le haut de sa montagne, fila près de moi comme un trait, sur la rampe, et ajouta :
– Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame.
En effet, je trouvai Guzman en grande conférence avec une superbe coiffe de dentelles, sous laquelle éclatait la santé de Pélagie. Aussitôt que la Cauchoise me vit, elle dit à Guzman :
– Vous êtes bien honnête de m’avoir tenu compagnie. On ne s’ennuie pas avec vous.
Puis s’adressant à moi.
– Le patron m’avait donné ordre de faire faction jusqu’à votre retour. Vous me remettez bien, pas vrai ? C’est moi qui vous ai donné l’adresse de la rue des Moulins, à Belleville.
Je pris la lettre qu’elle me tendait. Le regard que j’avais jeté à mon Guzman en entrant n’était pas exempt de défiance. Je n’aimais pas voir cette brave Pélagie dans ma maison. Sa présence arrêtait d’ailleurs sur mes lèvres la question qui les brûlait. Je n’osais prononcer le nom de Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot était ainsi conçue :
« Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques épreuves du roman nouveau. Il a du succès dans un certain monde, et sa publication va engraisser l’affaire.
Va bien le Dr Chapart ? Et l’incomparable voyageuse des Missions étrangères ? Qu’est-ce qu’elle vous aura dit de moi ? Vous voyez si on s’occupe de vous ! Vous ne faites pas une enjambée sans que vos amis ne le sachent.
Vous devez être assez avancé dans votre dépouillement pour qu’on puisse causer utilement. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule à quelle heure je pourrai avoir l’honneur de vous rencontrer demain dans la journée.
À moins que vous ne préfériez passer chez moi ?
J’ai à vous parler de M. L… T…
Mes respectueux compliments, etc. »
– Voici ma réponse, dis-je à Pélagie : je serai chez moi demain toute la journée.
– Alors, j’ai campo ? fit-elle, bonsoir !
Puis, se tournant vers Guzman, qu’elle enveloppa d’une œillade séduisante, mais modeste, elle ajouta :
– Je ne me plains pas d’avoir attendu avec une personne bien élevée, mais quand vous viendrez faire une commission à la maison, nous offrons à rafraîchir.
Guzman rougit jusqu’aux oreilles.
Au moment où Pélagie passait la porte, mes voisins du cinquième remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques.
– Est-il venu quelqu’un ? demandai-je vivement dès que la Normande fut partie.
– Monsieur, me répondit Guzman, vous avez tout de même de drôles de connaissances !
Il était tout à fait en colère.
– Si Monsieur me laissait du Vespétro, poursuivit-il, pour rincer le bec aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret à des heures indues…
Je lui saisis le bras et répétai :
– Est-il venu quelqu’un ?
– Oui, il est venu quelqu’un. Encore un drôle de pistolet !… Mais cette Normande-là, voyez-vous…
– Qui est venu ? m’écriai-je en le secouant.
– Croyez-vous qu’ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir ! Il a laissé un mot sur la table de Monsieur.
Je le repoussai et je m’élançai dans ma chambre.
Une lettre cachetée était sur ma table, en effet. Du premier coup d’œil, je reconnus l’écriture de Lucien. Guzman poussa la porte derrière moi, et je l’entendis qui disait :
– Monsieur sait ce qu’il fait, mais, moi, je ne le sais pas !
La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait :
« Ne t’inquiète pas de moi. J’ai la tête froide et calme. Je ne cours aucun danger.
Demain, tu auras peut-être de mes nouvelles. »
– Guzman ! appelai-je.
Car je l’entendais toujours grommeler à travers la porte.
– Monsieur ?
– Celui qui a écrit la lettre s’est-il rencontré avec la Normande ?
– Non, Monsieur.
– C’est bien, va te coucher.
Je déposai sur ma table de nuit les épreuves dont l’envoi était une obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires que mon pauvre petit Martroy devait m’apporter le lendemain. Par-dessus le tout, je posai le dossier de Lucien, – et je me mis au lit.
J’étais disposé à faire une longue et laborieuse séance. La lettre de Lucien me disait : « Hâte-toi. » Et j’étais de son avis : pour agir il faut savoir. Or, j’étais encore loin de savoir.
Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il y avait sur la liste de Calvaire-Martroy un titre ainsi conçu : Histoire de l’enfant d’Ida.
Ida, c’était Olympe. Je n’avais jamais entendu dire que Mme la marquise eût un enfant…
Je me remis donc à dévorer mon dossier, désirant ardemment avoir achevé cette part de travail quand arriverait l’appoint promis par Martroy.
Je me disais : J’en saurai alors plus long que Lucien lui-même, et mon brave M. Louaisot ne compte pas là-dessus !
Note de Geoffroy. – J’en étais resté au n°91 bis, qui était un permis de visiter l’accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, délivré à maître L. Thibaut, son défenseur.
(Écriture de Lucien. – Non signé.)
29 septembre.
Geoffroy, j’ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus changée. Elle m’a grondé parce que je pleurais. Elle veut que j’aie confiance en Dieu.
J’avais passé toute la soirée d’hier, toute la nuit, toute la matinée d’aujourd’hui à méditer sur ce grand acte que j’allais accomplir. Prendre sur moi la défense de Jeanne ! J’étais bien heureux, mais j’avais grand peur.
Je comptais l’interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumière sortirait de ses réponses tout naturellement ?
Je ne l’ai pas interrogée. Le temps nous a manqué pour cela. Elle a mis sa tête sur mon épaule et nous avons parlé de sa mère.
Mon Dieu ! je ne demande pas mieux que d’avoir confiance en vous ! Mais à voir cette tête suave, miroir d’une âme angélique, prise dans ce sombre cadre d’une cellule de prison, que croire de votre justice ?…
Je disais cela. Elle a posé ses deux mains sur ma bouche. Elle m’a dit :
– Au-delà de ce monde, il y a autre chose…
Et puis elle s’est mise à sourire, ajoutant :
– D’ailleurs, je ne serai pas condamnée, puisque tu es mon avocat.
Et son front a remplacé ses deux mains sur ma bouche, pendant qu’elle répétait en extase :
– Mon mari, mon mari, mon mari ! Tu es mon mari !
Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut croire à la miséricorde de Dieu.
Changerais-je mon sort contre celui d’un roi ?…
Elle est à moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu’elle ne soit pas ma femme. Voilà où Dieu est grand ! Voilà où Dieu est bon ! Que son nom soit mille fois béni !
Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de Mme Péry, il y avait une chambre qui donnait sur l’ancienne avenue du manoir. Le manoir a disparu, mais les grands chênes restent.
Mme Péry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien rarement. Une fois pourtant, j’entendis le piano en passant dans l’avenue, et la voix de notre chère jeune mère descendit parmi les branches.
Elle chantait la chanson normande, la pauvre Chanson du Poirier.
Au bas de not’village,
Ma lon lan la,
Ma tour la-i-la,
Au bas de not’village
Il était un poirier.
Il était un poirier (bis)
Tous deux sous son ombrage
Nous venions nous aimer.
Perrine, ma Perrine,
Ma lon lan la
Ma tour la-i-la,
Perrine, ma Perrine,
Veux-tu nous épouser ?…
Dans la cellule de la prison où nous étions. Jeanne s’est mise à chanter cela. Sa mère bien-aimée revivait et souriait entre nous deux.
Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m’a dit :
– Toi, tout te fait pleurer !
Elle n’a plus voulu chanter.
Je n’ai pas insisté. Les gens de la prison trouveraient peut-être que c’est mal. Il vaut mieux qu’elle ne chante pas.
C’est une histoire touchante que la Chanson du Poirier. Perrin et Perrine sont des fiancés. Ils sont trop pauvres pour faire des noces, mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon billet, quelle joie ! Mais il part tout de même parce que François, son frère de lait est tombé soldat et que la vieille mère de François pleure.
Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une dernière fois. Ô Perrin ! mon ami bon et brave ! je t’attendrai, je t’attendrai ! C’est Perrine qui dit cela. Et Perrin :
Quand ce fut à la guerre,
Ma lon lan la Ma tour la-i-la,
Quand ce fut à la guerre,
Je me sentis trembler
Je me sentis trembler, (bis)
Je voyais par-derrière,
Je voyais le poirier…
Et sous le poirier tout ce qu’on regrette : la brise du pays, l’herbe de la prairie, et Perrine si jolie !
Mais une voix a parlé au-dessus du canon. En avant ! c’est l’empereur qui passe.
– Tu as peur, conscrit ?
– Non, sire.
– Comment t’appelles-tu ?
– Perrin.
– Perrin, je te fais brigadier…
Si Perrine savait cela ! Que c’est facile, la guerre ! Une, deux, droite, gauche, et ne jamais reculer ! Comme cela, on arrive le premier à la brèche.
– Tiens, c’est toi, brigadier ?
– Oui, sire.
– Ramasse une épaulette, lieutenant !
Oh ! Perrine ! Perrine ! Une, deux, droite, gauche, toujours, toujours – jusqu’à Moscou !
Mais pas plus loin !
On recule à travers les plaines glacées.
– Capitaine ! le dernier à la retraite ! Voici ma croix.
– Sire, merci.
Mais reverra-t-il Perrine, après tant de fatigues et de blessures ? Une – mais pas deux !
Droite – mais pas gauche ! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur la route qui revient vers la patrie.
Il y serait resté lui-même sans une vision qui réchauffa le sang de ses veines :
Perrine, ma Perrine,
Ma lon lan la,
Ma tour la-i-la
Perrine, ma Perrine,
Priait sous le poirier…
La guerre est finie. L’heure du retour a sonné. Comme il se hâte ! Voici déjà le village. Mais le poirier ?
C’est le printemps. Le poirier devrait être en fleurs.
Ils ont coupé le poirier !
Le clocher est resté debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi sonnent-elles ? Pour une noce.
– Qui se marie ?
– Regardez ! Voilà les fiancés.
Les fiancés montaient les marches de l’église : Perrine et François. C’est triste la guerre.
Perrin entre, clopina clopant, derrière eux dans l’église. Il se cache à l’ombre d’un pilier. Que va-t-il faire ? Essuyer une larme et prier,
Prier pour sa Perrine,
Ma lon lan la
Ma tour la-i-la,
Prier pour sa Perrine
Et son frère de lait…
Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aimé. Ne cherche pas pourquoi je t’ai dit la chanson normande. C’est pour me vanter de mon bonheur.
Je me trouve si heureux, si heureux !
(Écriture de Lucien, non signé.)
30 septembre.
J’y suis retourné ce matin. J’y peux aller tous les jours. Les gens de la prison sont bons pour moi. Dans la pitié qu’on me témoigne, il y a presque du respect.
Personne, du reste, n’est méchant avec elle. Depuis qu’elle est arrivée d’Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec douceur. Seulement il lui laisse voir qu’il ne croit pas à ses réponses.
Elle me disait hier : « Il prétend que j’ai un système. Tout ce qui me sort de la bouche fait partie de mon système. Le greffier, tout en écrivant, marmotte le mot système entre ses dents… »
Le système de l’accusée, Geoffroy ! Je connais trop cela. Au Palais, nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l’innocence entre chez nous, tant pis pour elle !
Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un système parfois très profondément combiné.
Et ici même, Geoffroy, dès les premiers pas que je fais dans l’instruction, mon sens de juge démêle la science d’un scélérat hors ligne.
La pauvre Jeanne n’a pas de système, quoi qu’ils en pensent ou quoi qu’ils en disent. Mais autour d’elle, un filet à mailles serrées, œuvre d’un véritable docteur ès-scélératesses, a été lancé et retombe, l’enveloppant de ses plis.
Il y a là ce que les Anglais appellent une regular roguery, seulement le rogue n’est pas sous la main de la Justice.
Le docteur ès-crimes a échappé par sa science même aux investigations du parquet. Il a fui comme le sauvage de l’Amérique du Nord, usant tous les calculs de sa tactique à dissimuler sa retraite.
Chacun de ses pas en arrière a été un mensonge et une déception.
Il est là quelque part, ce virtuose de l’assassinat. Parmi ceux qui suivent l’instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans doute. Il faut t’en fier à lui, Geoffroy, de tous les détails de la prison, il n’ignore rien. C’est lui qui voit, c’est lui qui sait. Il rit du juge, il défie l’avocat et sa compassion railleuse insulte à la victime.
Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va à l’école. Des gens se rencontrent qui dépensent à faire leur cours de crimes autant de volonté, autant d’assiduité que nous mettons de mollesse et de paresse à suivre notre cours de droit.
Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne savons rien de ce qu’ils savent.
Dans notre sac, il n’y a qu’un tour. Aussitôt qu’un accusé est sous notre main, aussitôt qu’une série de preuves ou de vraisemblances nous indique qu’il y a lieu de suivre, un singulier phénomène s’opère en nous, magistrats insuffisants, amenés à la routine par la paresse.
Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de notre premier effort.
Le commencement de notre besogne est sacré, nous élevons un autel à notre peine, qu’elle ait enfanté la vérité ou l’erreur.
Il est à nous ce travail. Nous défendons qu’on y touche.
Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c’est d’en consacrer provisoirement le résultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous. Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses absolument opposées se mêlent en nous et se confondent. Nous faisons de l’hypothèse une réalité pour dormir dessus. Nous avons dit d’abord : supposons que l’accusé soit coupable. Voilà bientôt un point réglé. Il n’y a que le subjonctif à remplacer par l’indicatif : L’accusé est coupable.
Or, un coupable est nécessairement retors.
Et voilà comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un système !
Chaque profession a son écueil. C’est ici l’écueil du juge, chargé d’une instruction criminelle.
Dès qu’on s’est dit en désignant un être humain : voici le coupable, la conscience est entraînée sur une pente terrible.
Comme nous avons consenti à tout voir au travers d’un certain milieu qui est notre hypothèse même, élevée à la hauteur d’un fait, toutes choses prennent pour nous la couleur de ce fait.
Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert.
Les faits se façonnent : ils entrent par le trou qu’on leur ouvre, ils se groupent dans le moule qu’on leur présente…
Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voilà le grand, le vrai malheur. Je n’ai jamais rencontré dans ma vie un seul juge qui fût de mauvaise foi. S’il en est, j’affirme qu’ils sont très rares.
Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le crime est là d’un côté, la Société, de l’autre. La Société paye le juge pour la garder contre le crime.
Pour chaque crime elle a droit à un coupable.
Ils savent cela, les autres licenciés, les autres docteurs, ceux qui, au Moyen âge, écoutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu donc bonnement, Geoffroy, qu’une institution comme la Cour des Miracles puisse jamais tomber ? Elle s’est transformée comme l’Université, mais elle existe.
Elle ne mourra pas plus que l’Université. Les grandes choses ne meurent jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa thèse à l’école du grand Coësre d’Égypte en dévalisant un mannequin garni de clochettes, mais c’est qu’on fait mieux. Il y a de hautes études. Quelque part, à de mystérieuses profondeurs, le vol a ses conférenciers, l’assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici ! On étudie pour sa peau.
Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent écoutés comme les maîtres de cette faculté redoutable où s’enseigne l’envers de la loi.
Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code comme Listz pétrissait l’ivoire de son piano. Rien ne les arrête puisqu’ils ne croient à rien. Ils se sont dit, tout comme les autres : Il faut un coupable. Ils en font un – qu’ils tendent aux autres au bout d’une ficelle. Et les autres mordent à l’hameçon.
Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n’avais pas intérêt ? Aurais-je parlé ainsi hier ?
J’ai dépouillé la robe du juge. La femme que j’aime au-dessus de tout en ce monde est une accusée. Puis-je être impartial ?… Quand j’étais magistrat, j’ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes collègues sont de même.
Seulement, ce pauvre être sans défense, Jeanne, ils disent qu’elle a un système ! quelque chose en moi s’est révolté. Qu’on la charge, qu’on l’accable, tout est possible excepté l’impossible. L’impossible, c’est que Jeanne ait un système !
Elle m’a accueilli ce matin d’un air tout pensif. C’est à peine si elle m’a demandé de mes nouvelles.
– Lucien, je voudrais savoir une chose : Qu’est-ce que c’est qu’un système ?
J’ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit : Si elle osait leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient à l’hypocrisie ! Je lui ai expliqué ce qu’on entend par système quand on est juge d’instruction. Elle a réfléchi.
– Est-ce que je ferais mieux d’en avoir un ? m’a-t-elle demandé.
J’ai repris ma place d’hier, et sa tête est revenue sur mon épaule.
Mais elle n’était plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa chère petite cervelle.
– Enfin, a-t-elle répété plusieurs fois, enfin, ils me croient donc vraiment capable de cela !
J’ai répondu la première fois, et c’était la première fois aussi que j’essayais de savoir d’elle quelque chose ayant trait au procès :
– Qu’est-ce que cela nous fait, puisque tu n’étais même pas à Paris au moment où le meurtre a été commis ?
– Mais si fait ! s’est-elle écriée. Tu ne te souviens pas bien. Nous étions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce voyage qu’on me vola mes ciseaux dans mon vieux nécessaire. Je leur ai dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n’aime pas quand ils sourient…
– Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t’interroger, moi aussi, parce qu’il faut que je sache bien tout pour te défendre. Veux-tu me répondre ?
– C’est donc vrai, alors ! s’est-elle écriée. J’irai-là ! avec des gendarmes ! maman aurait voulu venir avec moi. Ah ! je suis contente qu’elle soit morte !
Elle n’aurait pas pleuré, je crois, car elle est brave plus que je ne puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes couler.
Elle a essuyé mes yeux avec son mouchoir.
– Eh bien, après ! s’il faut aller, j’irai. Tu seras-là. Mon Dieu ! comme je te fais du chagrin !
J’ai poursuivi mon interrogatoire :
– Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte, n’est-ce pas ?
– Si, Lucien, je l’avais vu une fois quand pauvre maman me mena à l’Opéra. Notre cousin Rochecotte était là avec papa et des dames. Il me parut qu’ils se moquaient de papa, comme s’ils le trouvaient trop vieux pour être avec eux. Il y avait d’autres jeunes gens.
– Et Albert te vit-il ?
– Oh ! non, Maman et moi nous nous mîmes dans un endroit sombre. Maman était fâchée d’être venue.
– Remarquas-tu la dame qui était avec Albert ?
– Quand maman me le montra, elle me dit : « C’est le beau, celui qui est tout seul. » Il n’avait pas de dame avec lui.
– Tu es bien sûre de cela Jeanne ?
Une nuance rosée vint à ses joues pendant qu’elle réprimait un sourire espiègle.
– Bien sûre, répondit-elle, puisque la dame que papa avait amenée était pour le comte Albert.
– Toute jeune, celle-là, n’est-ce pas, Jeanne ?
– Mais du tout. Une grande brune, très belle, trop forte, et qui paraissait bien près de ses trente ans. Ce n’était pas Fanchette. Je repris :
– Jeanne, veux-tu me dire l’histoire de ton enfance ?
– Je veux bien, mais elle n’a pas beaucoup d’histoire, mon enfance. Nous habitions une grande maison de campagne, presque un château, près de Dieppe. Notre plus proche voisin était le marquis de Chambray qu’Olympe épousa plus tard.
– Te souviens-tu bien d’Olympe en ce temps-là.
– Non, très peu. J’entendais dire qu’il n’y avait rien de si beau qu’elle, mais elle était trop grande pour moi.
Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir des gens qui voulaient être payés.
Pauvre papa n’était pas méchant, au moins. Il ne grondait jamais maman que pour avoir de l’argent. Maman l’aimait bien. Une fois pourtant, elle se fâcha contre lui. Cela m’est resté. Je la trouvais trop sévère. Pauvre papa s’en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de l’Inde.
– En s’en allant, le baron l’avait emporté ?
– Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d’oreilles. Maman m’a dit depuis que c’était à lui, tout cela, et qu’il n’avait pas volé.
– Mais qu’avait-il fait pour fâcher ta chère mère ?
– Dame… nous ne pûmes pas rester dans le pays.
– Où allâtes-vous, Jeanne ?
– Partout. J’étais encore bien petite. J’ai été dans plus de dix pensions à la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous partions.
– Tu étais déjà grande quand vous vîntes au Bois-Biot ?
– Oh ! bien grande. Ce fut quinze jours après notre arrivée que pauvre maman me dit : « Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi. » Sais-tu que je te détestais ? c’est pauvre maman qui t’excusa près de moi quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t’aimai.
Je l’attirai contre mon cœur.
Nous n’en avons pas dit plus long pour aujourd’hui.
Je saurai tout en l’interrogeant ainsi petit à petit.
En la quittant, aujourd’hui, j’ai salué une sœur dans le corridor ; elle m’a dit :
– C’est véritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez possibilité d’établir un alibi ?
J’ai répondu non.
La sœur a secoué la tête.
– On annonce que ce sera la troisième affaire de la session, a-t-elle ajouté. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins et tous les soirs.
– Eh bien ? et cet alibi ! m’a demandé la femme du concierge.
Là-bas, le mot alibi jouit d’une grande popularité. Je n’ai pas cru devoir être aussi explicite qu’avec la sœur. J’ai répondu :
– Nous avons bonne espérance.
– Bravo ! mais vous feriez peut-être bien de prendre avec vous, pour vous aider, un de nos messieurs à la mode. Ça enlève une histoire. Un jury et une crêpe, voyez-vous, c’est deux choses qui se retournent sur le feu.
Je te l’ai dit, Geoffroy, on est très bon pour nous.
(Anonyme. Écriture inconnue.)
Paris, 30 septembre.
À M. L. Thibaut, avocat.
Une personne à qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu’il était juge, désire lui rendre la pareille.
La personne est placée de telle façon qu’elle peut affirmer à coup sûr que l’accusée Jeanne P., innocente ou coupable est condamnée d’avance. Plus M. Thibaut étudiera l’affaire, plus il partagera cette malheureuse conviction. En ce moment les recours en grâce n’ont aucune chance.
La personne pense qu’une évasion ne serait pas impossible dans les conditions où se trouve l’accusée Jeanne P. La question des frais ne devra pas arrêter M. Thibaut.
M. Thibaut pourrait faire tenir sa réponse d’une manière sûre à la personne en employant le moyen suivant :
Écrire une lettre d’avance, aller à Notre-Dame-des-Victoires demain dimanche à huit heures du soir : se servir de la lettre pour envelopper une pièce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la quêteuse qui se tiendra à la porte de gauche en entrant. Bien entendre la porte de gauche, c’est-à-dire la plus voisine du passage des Petits-Pères. Il serait peut-être encore temps le dimanche suivant, mais des heures précieuses auraient été perdues.
(Écriture de Lucien, sans signature.)
1er octobre.
Non, il n’est pas possible que la vérité reste ainsi enfouie !
Ce sont d’honnêtes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains avant d’accomplir ce crime horrible qui s’appelle un meurtre judiciaire.
Je les éclairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumière qui éblouit le mien. Ce doit être facile.
Une évasion ! jamais ! je flaire un piège. Et puis, une évasion est un aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n’est pas coupable.
Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces misérables qui ne trouvent pas suffisant le mal qu’ils nous ont déjà fait ?
Je l’ai bien dit : ce sont des docteurs. Ils ont passé tous leurs examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien.
Quel est leur but ? Je l’ai cherché. Chez eux, il n’y a jamais deux mobiles. Toujours le même : l’argent. Il y a quelque part une montagne d’argent qui a déjà tué Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne.
Oh ! qu’ils le prennent, cet argent maudit ! Qu’en a-t-elle besoin ? Aujourd’hui, je l’ai interrogée au sujet de cette succession qui est, pour moi son malheur. Je croyais qu’elle allait me répondre : « Je ne sais pas. »
Mais ici, comme pour sa présence à Paris à l’époque du meurtre, comme aussi pour le fait de s’être rencontrée au moins une fois avec Albert de Rochecotte, sa réponse a trompé mon espoir.
Elle sait. C’était une de leurs naïves gaietés entre la mère et la fille : aux heures de misère, elles se moquaient souvent de leurs millions à venir.
Elles n’y croyaient pas, mais elles savaient.
Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en avait bon nombre de contractées à intérêts exorbitants qui étaient garanties par ses droits éventuels à la succession du dernier vivant de la tontine.
Mais que prouve cela ? s’ils sont des hommes, s’ils sont des juges, ils verront bien avec moi la toile d’araignée où l’on a pris cette pauvre petite mouche. Les fils en sont déliés, c’est vrai, les rets ont été fabriqués par un ouvrier-maître, mais enfin il y a des fils, je les ai dans ma main et je les montre.
Le plus apparent, c’est celui qui a coûté la plus grande dépense d’habileté.
Il ne faut pas trop bien faire.
C’est là le défaut des docteurs.
Le détail des ciseaux est trop bien fait. À lui tout seul il forme un roman.
C’est une boite à ouvrage de la fabrique de Samuel Worms, Londres-Birmingham, que la mère de Mme Péry avait rapportée de l’émigration. Selon l’accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de cette boite, le jour du meurtre, et s’en serait servie pour assassiner Albert de Rochecotte pendant son sommeil.
Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une mignonne paire de ciseaux, quand il a l’usage de ses facultés et de ses mouvements.
Tu connaissais Albert aussi bien que moi. À ton idée, combien aurait-il fallu de fillettes pour avoir la fin de lui ? De fillettes comme Jeanne ?
Il parait établi, d’après l’accusation, qu’un narcotique avait été versé soit dans le vin d’Albert, soit dans son café, et qu’il s’était endormi après le dessert.
Mais je dis, moi, que cette circonstance même étant admise, on ne tue pas avec des petits ciseaux, – à moins d’avoir une raison pour cela.
Et la raison, la voici : elle appartient au docteur ès-crimes, la raison !
La raison, c’est qu’il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune fille.
Suis bien : une paire de ciseaux, c’est une arme de jeune fille.
Tout le monde a dit cela, dès le début.
C’est la comédie. – Voici la réalité : les ciseaux sont volés dans la boite à ouvrage de Jeanne, précisément pour que la comédie puisse avoir lieu.
Par qui, volés ?
Est-ce que je sais ? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur ès-crimes ?
Cependant Louaisot n’est pas héritier. Non. Mais il connaît un héritier.
Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour où il me vendit le talisman.
La femme au codicille était là. Elle est héritière, elle !…
Je me suis arrêté, Geoffroy, c’est du délire. Je ne voulais assurément rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie qui me prend ?
Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J’aurai le temps avant ma crise.
Les ciseaux sont volés, voilà le fait certain. Où ? dans la chambre vide où est morte la pauvre jeune mère. Personne ne défend plus cet asile. Mme Péry est au cimetière et Jeanne au couvent de la Sainte-Espérance.
Volés par qui ? je répète la question.
Par celui ou par celle qui va s’en servir au restaurant du Point-du-Jour.
Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, après tout, cette Fanchette, puisque Rochecotte avait une maîtresse, et que cette maîtresse n’était pas Jeanne.
L’accusation dit le contraire. Il faudra qu’elle le prouve…
Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l’accusation.
Que devient la boite ?
La boite est vendue avec le pauvre mobilier. On n’entendra plus jamais parler de cette boite, achetée à l’encan, comme le reste par des juifs inconnus.
Voilà le vrai. Cela aurait dû être ainsi.
Mais la comédie judiciaire a besoin de la boite, la boite reparaîtra.
Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon cabinet de toilette ? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle croyait, la pauvre chérie, que j’avais eu cette attention délicate de racheter le petit meuble de famille : son cher nécessaire dont sa mère et son aïeule s’étaient servies avant elle.
Ce n’était pas moi qui avais eu cette attention délicate.
Quelqu’un avait racheté la boite à ouvrage tout exprès pour que les badauds pussent dire, après l’arrestation de Jeanne et au moment de la perquisition : le doigt de Dieu est là !
Et ils n’ont pas manqué de le dire, les badauds ! C’est ici la maîtresse preuve et le principal témoin. L’affaire s’appelait déjà l’Affaire des ciseaux.
Un vrai docteur ès-crime mêle toujours à sa combinaison un élément de gros drame – pour le public.
Car le public est juge d’instruction aussi. Et l’histoire des pesées que la foule opère sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de pages en deuil.
Je crois au doigt de Dieu. Il m’est arrivé de le voir en ma vie. Le doigt de Dieu n’est pas fait ainsi.
Le doigt de Dieu, c’est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas péniblement, une à une, les pièces d’une misérable mécanique.
C’est le doigt du démon ici. Je me lèverai seul contre tous et je leur prouverai cela !
Désormais, je vois ma cause si claire qu’il me suffira d’ouvrir la bouche pour dissiper les ténèbres. J’ai grandi avec la nécessité. Je suis éloquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-même. Ils trembleront devant moi. Leur prétendue vérité qui n’est que mensonge et artifice…
Note de Geoffroy. – L’écriture devenait subitement illisible.
(Écriture de Lucien altérée et méconnaissable. Sans date.)
M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d’estime et même de respect pour la magistrature française. Depuis qu’il fait partie du barreau cette opinion n’a pas changé. Sa position particulière est difficile. Sa santé n’est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller à des mouvements de violence qu’il déplore ensuite.
Mais M. Geoffroy de R. peut être tranquille. Cet état de fièvre s’explique par beaucoup de souffrances. Il n’est pas incompatible avec la mission que M. L. Thibaut a sollicitée, obtenue et acceptée. L’étude de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et malheureuse cliente sera bien défendue.
(Écriture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche.
J’ai eu ma crise. J’en laisse ici la marque.
Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n’a pas duré plus d’une heure et ne m’a laissé qu’un peu de fatigue. J’ai bien dormi cette nuit. Jeanne a été à la messe, ce matin. Pauvre chérie ! c’est elle qui dit cela. La sœur lui a prêté un paroissien et elles ont prié ensemble dans la cellule. Cette sœur est une douce sainte. Je la vois souvent triste. Quand elle sourit, elle est jeune et très belle.
Jeanne était toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l’affaire. Nous apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d’octobre.
Notre haie du Bois-Biot doit être riante, ce matin. On a sans doute labouré les deux champs. Celui où passe le sentier qui descend à la ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles.
– Je parie, m’a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre châtaignier à abattre des châtaignes.
– Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et mon plaidoyer n’est pas achevé. Elle s’est assise auprès de moi. Elle a mis sa blonde tête à sa place, sur mon cœur.
– Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-là me rend heureux.
– L’année dernière, reprit-elle, à cette époque-ci, il faisait froid. Pauvre maman et moi nous nous levâmes de bon matin pour porter du bouillon au vieux Jean Étienne qui avait gagné les fièvres à la battée. Les prés étaient déjà tout blancs… mais travaille donc, Lucien, puisque tu veux travailler !
– À quelle date furent volés tes ciseaux, Jeanne ?
– Je ne m’en aperçus peut-être pas tout de suite. Je brodais si peu ! Je passais mes jours auprès du lit de pauvre maman ; elle voulait toujours mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour où le Dr Schontz t’écrivit de venir.
– L’avant veille de ?…
– Oui. Oh ! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m’a pas quittée. Elle vient toutes les nuits… Ce jour-là, je voulus prendre mes ciseaux pour arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus.
– Qui vous servait alors ?
– Une femme de ménage. Nous n’avions plus de domestique.
– Et tu rachetas d’autres ciseaux ? quand ?
– À l’instant même. J’envoyai la femme de ménage en lui disant d’en prendre à bon marché. Maman était en train de me parler de toi. Cent fois par jour, elle prenait la résolution de ne plus prononcer ton nom. Et elle me défendait bien doucement de penser à toi. Mais ton nom revenait toujours, toujours.
– Est-ce que tu emportas la boîte à ouvrage avec toi au couvent ?
– Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis à Yvetot.
– Ce ne fut pas moi. Jeanne.
– Qui donc aurait songé à me faire plaisir ?
Elle a de ces mots là qui me navrent tout en faisant que son innocence est pour moi plus claire que l’évidence. S’ils l’interrogeaient au-dehors de leur parti pris… mais leur siège est fait. Je connais cela.
Moi, je tâche de savoir, je fouille les détails, je fais la chasse aux dates.
Certain que je suis de l’impossibilité du fait principal, je crois à chaque instant qu’un fait accessoire va venir appuyer ma thèse, ou plutôt lui fournir un point de départ tangible, qu’on puisse prendre en main et présenter à la discussion.
Mon espoir est sans cesse trompé. Tout se groupe contre moi. Est-ce le hasard ? Est-ce la perfection même de ce travail diabolique que je suppose accompli par un scélérat parvenu au summum de la science criminelle ?
J’ai été chez Nadar. J’ai acquis la certitude que les épreuves photographiques ont été livrées le jour même du crime. Il est donc naturel que Fanchette les eût sur elle au restaurant.
Qu’espérais-je en prenant ce renseignement ? En vérité, je ne saurais le dire.
J’ai demandé au commis à qui il avait livré les épreuves. Il m’a répondu : à la personne elle-même.
Dès que l’esprit trouve une voie par où s’échapper dans un champ d’hypothèses nouvelles, un obstacle sort de terre : un rempart d’acier : le témoignage de Jeanne elle-même.
Car il est certain qu’une idée s’obstine en moi, depuis qu’elle y est née. Je cherche Fanchette. – Peut-être sont-elles deux…
Mais alors tous ces témoins qui ont reconnu la photographie ! car tous l’ont reconnue. Tous et moi-même !
Et Jeanne déclare qu’elle a posé !
Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre où Jeanne me racontait sa sortie du couvent de la Sainte-Espérance, tu dois te souvenir de ce détail : on lui avait fait changer d’habits…
Elle ne m’aide pas. Je ne peux pas dire qu’elle ne se doute de rien, puisqu’elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l’accuse et ce qui la menace. Mais elle ne tient état de rien. On dirait qu’elle fait un mauvais rêve, – et qu’elle n’y croit pas. Tout doit disparaître au réveil.
C’est avec une résignation fatiguée qu’elle répond à mes inutiles interrogatoires. Dès qu’elle le peut, elle se réfugie dans les souvenirs de sa mère et dans la mémoire de nos jeunes amours. Elle me l’a dit une fois : « Qu’est-ce que cela fait puisque ce n’est pas moi ? » C’est bien le mot de l’enfant qui laisse à Dieu le soin de garder son sommeil. Qu’est-ce que cela fait ?
On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le réseau des ruses savamment nouées, certes, l’œil de Dieu passe au travers de tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes.
Geoffroy, j’ai peur. La gaieté de Jeanne et son insouciance me font mal horriblement. Tout éveillé, j’ai des rêves qui me la montrent condamnée. Je repousse cependant l’idée d’une évasion. C’était aujourd’hui qu’on m’avait donné rendez-vous à l’église Notre-Dame-des-Victoires. Je n’irai pas.
(Écrit par Lucien.)
Chaque fois que j’interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l’ayant jamais vue qu’au Bois-Biot, pour moi, elle et sa mère étaient des habitantes de la campagne d’Yvetot. – ce qui rendait matériellement impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte.
Cela n’influait en rien sur ma conviction qui existe indépendamment de tout, mais cela me fournissait des armes.
De loin, je voyais une foule d’obstacles matériels entre elle et le crime.
De près, je ne vous plus rien. Elle n’est plus gardée que par ma foi profonde.
En réalité, c’étaient deux pauvres créatures errantes. Elles venaient d’arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles étaient là pour le procès que je leur fis perdre. Elles vivaient d’ordinaire à Paris où la misère se cache aisément.
Elles travaillaient de leurs mains.
Elles vivaient dans la position exacte où M. Cressonneau aîné doit voir celle dont le pauvre Albert disait : « On n’épouse pas Fanchette ! »
Restait la lettre de ce même Albert, celle où il m’affirmait ne pas connaître sa cousine Jeanne Péry.
Mais cette lettre laissait voir des répugnances qui avaient pu porter Jeanne à prendre un masque – pour s’approcher de lui.
Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait précisément expliquer pourquoi la maîtresse de Rochecotte ne s’appelait pas Jeanne, mais bien Fanchette !
On en trouverait des traces, d’ailleurs, de cette Fanchette, à moins que la terre ne se fût ouverte pour l’engloutir !
Jeanne dit : « Il faut bien qu’il y ait contre moi des apparences, mon pauvre Lucien chéri, sans cela, ils ne m’auraient pas mise en prison. »
Et elle prend mes deux mains qu’elle appuie sur son cœur en appelant mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son âme.
Pendant que nous restons ainsi, les heures s’écoulent.
Je me vois au banc de la défense. Le jury me regarde et m’écoute. L’auditoire attend.
Dirai-je à tous ceux-là : elle est innocente précisément parce qu’elle vous paraît coupable ? Il n’y a ici que mes yeux pour ne point porter le bandeau qui aveugle tous vos regards ? Vous subissez l’influence d’un mauvais génie…
C’est l’exacte vérité, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques visées. Je passe déjà pour avoir le cerveau frappé. On me taxerait d’incurable folie.
Et le ministère public viendrait, les mains pleines de preuves mathématiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui : il s’appuierait sur un ensemble concordant de témoignages…
L’entends-tu ? moi, il me semble que j’y suis, et que tout mon sang est parti de mes veines !
Voilà ce qu’il dira :
– Messieurs les jurés, malheureusement, ma tâche est trop facile. Laissant de côté les antécédents de l’accusée et ceux de sa famille, qui militeraient contre elle, j’arrive tout de suite aux faits de la cause. (Ici, le récit du crime.) Depuis que j’ai l’honneur de porter la robe, il ne m’était pas encore arrivé de rencontrer une cause où l’ensemble des circonstances produisit une somme d’évidences, équivalente au flagrant délit.
Voici une jeune fille qui est la cousine et l’héritière d’un jeune homme, au point de vue d’une immense succession à échoir. Cette jeune fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom ; sous un faux nom, elle devient sa maîtresse. – et le jeune homme est assassiné.
Le jeune homme était de ceux qu’on aime, noble, brillant et beau. La jeune fille eût consenti à partager : elle se fût contentée du mariage. Mais le jeune homme avait conservé assez de sens moral pour ne pas choisir sa femme là où il avait pris sa maîtresse. Il était sur le point d’épouser une jeune personne pure par elle-même et par sa famille, « On n’épouse pas Fanchette ! » disait-il souvent au rapport des témoins. Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance. – et le jeune homme est assassiné.
Comment est-il assassiné ? Fanchette avait perdu sa mère. Une main secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire à l’accusation : « À l’heure du crime je pleurais au pied des autels » ?… Non, il y avait sept jours qu’elle s’était évadée du couvent de la Sainte-Espérance quand le jeune homme a été assassiné.
Elle est faible, le jeune homme était fort. On a trouvé sous la table de l’orgie un flacon de substance narcotique, destiné à égaliser les forces.
Et comme Fanchette était troublée, en sortant le flacon de sa poche, elle a laissé tomber deux objets :
Un paquet de cartes photographiées représentant Mlle Jeanne Péry.
Un mouchoir taché de rouge aux initiales de Mlle Jeanne Péry.
Est-ce tout ? Non. Et déjà, cependant, ne peut-on pas dire que le flagrant délit existe ?
Mais il y a autre chose ; je n’ai pas parlé de l’arme qui a servi pour commettre le crime.
Fanchette est de famille noble. Ses ancêtres avaient émigré en Angleterre à l’époque de notre glorieuse révolution. De l’émigration, son aïeule avait rapporté une boite à ouvrage ou nécessaire, de fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pièces en étaient burinées au même signe. Ai-je dit Fanchette ? C’est Mlle Jeanne Péry qu’il fallait dire.
Fanchette, en effet, et voilà l’étonnant, a accompli son œuvre effroyable, un meurtre ayant nécessité plus de vingt blessures, avec les ciseaux de Mlle Jeanne Péry comme elle lui avait déjà emprunté son mouchoir et ses photographies !
Et quand la justice, égarée par ce nom de Fanchette, est arrivée enfin chez Mlle Jeanne Péry, qui venait, par un déplorable hasard, de changer son nom contre un autre jusqu’alors universellement estimé, la justice a trouvé chez elle Mlle Jeanne Péry, la propriétaire du mouchoir de Fanchette, l’original du portrait de Fanchette et la boite à ouvrage de fabrique anglaise où manquaient les ciseaux, arme révoltante, qui a servi au meurtre accompli par Fanchette !
(Écriture de Lucien.)
Dimanche, 9 heures du soir.
Je suis sorti : j’étouffais. J’ignore quel est l’avocat général qui prendra la parole dans ce procès, mais je l’ai entendu d’avance.
Il a tout cela à dire. Il en dira peut-être plus, il n’en dira pas moins.
C’est trop de preuves, n’est-ce pas, réponds franc ? Pour toi qui es de sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi les délicats, c’est trop !
Je suis sûr que tu t’es déjà dit : le but est dépassé.
Eh bien ! non ! le docteur ès-crimes connaît son monde. Il sait que le public et les juges seront d’accord ici. Après ce festin de preuves, après cette curée de témoignages accablants, s’il prenait envie au docteur ès-crimes de leur servir encore quelque grosse pièce, ils l’avaleraient du même appétit.
La cour d’assises est une bête insatiable, et le public est plus affamé qu’elle.
Ne crois pas que je récrimine ou que j’insulte. Je suis brisé, je suis anéanti. Je vais te montrer d’un mot ce qui reste de moi : à leur place, je penserais peut-être comme eux !
Une machine créée dans le but exprès de trouver des coupables ne peut pas produire d’autre fonctionnement que celui-là.
Souviens-toi qu’il y a eu un examen préparatoire, et qu’une voix autorisée a déjà dit : il y a lieu de suivre…
Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous obtenir des circonstances atténuantes. Le cœur me manque…
J’ai été regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant Jeanne.
Deux fois, je suis revenu vers l’église Notre-Dame-des-Victoires. À quoi bon entrer ?
Une évasion de la Conciergerie ! Tu connais la prison. C’est purement un rêve ou un leurre. D’ailleurs, je ne veux pas d’évasion.
Et Jeanne ! Est-ce que Jeanne consentirait jamais à une évasion !
Ce n’est pas qu’elle soit gardée aussi étroitement qu’au début. Elle n’est plus au secret. La sœur l’aime et les employés de la prison la protègent…
La troisième fois, je suis entré dans l’église – par la porte de droite. C’est à la porte de gauche que la quêteuse devait m’attendre.
Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l’église disparaissent sous les ex-voto de marbre qui disent merci à la Vierge pour une grâce accordée. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-là étaient aux abois. Ils ont crié à l’aide. L’aide est descendue du ciel. C’est vrai, puisqu’ils remercient. J’ai eu l’idée de faire un vœu, moi aussi. Que donnerais-je ! Tout, et ma vie !… L’église était pleine. Je me suis agenouillé derrière un pilier. Le chant des orgues me fendait le cœur. J’ai traversé le bas de la nef. Mon regard a glissé jusqu’à la quêteuse : Une femme en deuil dont le visage disparaissait entièrement sous son voile. Je ne puis dire que j’ai cru reconnaître Olympe. Mais le nom d’Olympe est tombé dans ma pensée, et j’ai pris la fuite.
Geoffroy, comment serait-il possible de s’évader de la Conciergerie ? Et quel moyen prendre pour amener Jeanne à consentir ?
Et moi ? Est-ce que je pourrais me résoudre à cela ?
J’ai passé une terrible nuit. J’ai vu la cour d’assises en rêve. Tous ceux qui viennent là se chauffer ou se divertir étaient à leur poste. Sous le crucifix, les robes rouges siégeaient. Les jurés regardaient avec un étonnement plein d’horreur une enfant – Jeanne me paraissait toute petite – qui essayait de se cacher au banc des accusés.
Moi, j’avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour porter haut ma tête qui me pesait comme un fardeau de plomb.
C’était vaste, cette salle, c’était immense, cette foule.
Les juges écarlates me semblaient d’une taille surhumaine.
Tout était grand, presque colossal, – excepté Jeanne, pauvre petite chérie, qui rapetissait devant ces ennemis géants !
On s’agitait sans accomplir aucun des actes réglementaires qui constituent une séance, mais la séance allait tout de même. J’entendais autour de moi un murmure d’une profondeur inouïe qui m’enveloppait de ces mots :
– Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux !
Et de temps en temps une voix éclatait, criant :
– Elle a tué son amant !
Il y avait des rires qui grinçaient :
– Et c’est son mari qui va la défendre…
Ma mère et mes sœurs étaient là ; elles se détournaient de moi.
À côté de ma mère, je voyais un visage de marbre, blême, mais rayonnant de lueurs étranges et qui rejetait Jeanne dans un abîme de nuit… La bouche d’Olympe ne s’ouvrait pas ; aucun son ne s’échappait de ses lèvres, et pourtant je l’entendais qui me disait :
– Comment trouvez-vous que je me venge !
Tout à coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long était sur l’estrade au devant des juges. Cela s’ouvrit. Albert de Rochecotte était couché, la tête dans ses cheveux blonds épars.
– Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux !
– Comme il était beau !
– Et si jeune !
– Elle a tué son amant, son amant, son amant !
– Et voilà son mari qui parle pour elle !
Jamais je n’entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits étaient morts. On m’écoutait. Je parlais. L’attention de cette foule muette m’écrasait comme le poids d’un monde. Je parlais, mais comment dire cela ? ma parole était muette aussi.
Toutes les facultés de mon être, mon cœur et mon âme s’élançaient impérieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes lèvres. Les pensées, les mots, l’éloquence, la colère, la passion jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se débattaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette hideuse caricature du désespoir, m’enchaînait dans ses morts embrassements…
La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancelèrent, et un cri grave s’éleva :
– Condamné ! condamnée ! condamnée !…
(Anonyme. Même écriture que celle du n°94.)
Paris, lundi, 2 octobre 1865.
À M. L. Thibaut, avocat.
La personne qui a écrit à M. L. Th…, vendredi dernier, l’a attendu toute la soirée d’hier, dimanche, au rendez-vous de l’église Notre-Dame-des-Victoires. Elle l’a vu s’approcher, mais M. L. Th… a eu défiance sans doute.
La personne n’a pas dit toute la vérité dans sa première lettre. Elle ne croyait pas avoir besoin d’insister.
Ce n’est pas à M. L. Th… surtout que la personne porte intérêt, c’est bien davantage encore à la malheureuse fille du baron Péry de Marannes. Si M. L. Th… gardait des doutes, s’il voulait s’entretenir avec la personne – la voir, – il serait sûr de la trouver demain mardi à la consultation de M. le Dr Schontz, rue de la Pépinière, n°… Dimanche prochain il serait désormais trop tard, les événements se précipitent. M. L. Th… est supplié de ne plus hésiter. Il n’a pas le droit de refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource.
(Écriture de Lucien.)
Mardi matin.
Je n’ai pas pu écrire hier au soir. La nuit de dimanche à lundi m’a laissé tellement brisé de corps et d’esprit que je n’ai pu tenir la plume.
C’est peut-être vrai, Geoffroy. Peut-être n’ai-je pas le droit de refuser l’offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon devoir de m’informer, de savoir, de me rencontrer avec elle.
Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais ; je crois que tu le connaissais aussi. C’est lui qui m’avait écrit cette lettre quand Mme Péry fut à l’article de la mort. C’est grâce à lui que j’ai pu la revoir une dernière fois.
Qui sait ? peut-être que le baron de Marannes a laissé des amis.
Je suis résolu cette fois à ne pas manquer au rendez-vous.
Mais Jeanne ? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne.
Et Jeanne, ne consentirait jamais…
Mon Dieu ! c’est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, à la possibilité d’une évasion.
En outre, je ne suis pas toujours dans mes accès de mortel découragement. Tout n’est pas perdu. J’ai vu M. Cressonneau. J’ai plaidé près de lui ma théorie du docteur ès-crimes. Il a ri comme un bossu. Jamais il n’avait rien entendu de si drôle, – mais j’ai vu qu’il était frappé dans une certaine mesure.
Quand je lui ai dit : « Il y a trop de preuves », il a repris un instant son sérieux.
Fais bien attention que c’est là surtout un argument d’homme du métier. Les jurés n’y entendraient goutte, mais cela fait réfléchir un magistrat, parce que cela en appelle à son expérience et à sa science.
À son intelligence surtout.
M. Cressonneau est très intelligent. Son intelligence fait mauvaise route, voilà tout.
Il y a dans la vérité une force latente qui peut éclater à l’improviste.
Elle n’a pas encore éclaté pour M. Cressonneau aîné, c’est certain, car il m’a dit quand j’ai eu fini :
– Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous mènera tout doucement à Charenton à l’issue de l’audience.
Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te réponds qu’il a été touché. Il y a trop de preuves. Ce serait à dire que l’accusée a rassemblé à grands frais pour les déposer bien en vue, derrière elle, sur le chemin, toutes les circonstances compromettantes qu’il était possible de se procurer.
Je disais tout à l’heure : Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien loin toute pensée d’évasion.
Est-ce qu’on sait jamais avec Jeanne ? Je le croyais, je me trompais.
Elle me met en colère et je l’admire.
Son innocence est au-dessus de ce qu’on rêve. On pense savoir à quel point ce cœur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal inspire. On en est à cent lieues.
Hier matin, soucieux, malade, gêné par cette responsabilité nouvelle à propos d’une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les garanties – s’il y en a, – je l’aurais bien défiée de m’égayer.
Je n’étais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais à son sourire.
Tu penses bien que je n’avais pas le cœur de lui raconter mon rêve.
Mais elle me racontait les siens : de l’herbe verte, du soleil, du vent de campagne qui a si bonne odeur ! Et des fossés sautés, et des sentiers qui tournent dans les taillis !
– Ils m’ont le jour, ici, disait-elle ; mais la nuit, je me sauve.
L’occasion était bonne, j’en ai profité.
– Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen ?
Elle s’est arrêtée au milieu d’un sourire argentin qui scandalisait ces murailles de prison. Puis elle s’est levée brusquement. Elle avait envie de bondir.
– Écoute, m’a-t-elle dit, essoufflée déjà par la joie, je te connais. Si tu me parles de cela, c’est que tu y as pensé, mon Lucien chéri, c’est que c’est une chose possible !
Je restais devant elle tout décontenancé.
– Oh ! que tu es bon ! que tu es bon ! Je ne pense qu’à cela, moi, mais je n’osais t’en parler. J’aurais bien fini pourtant par te le demander. J’avais déjà songé à ce que ça coûterait. Je suppose que ça doit coûter très cher.
– Je ne sais pas, voulus-je dire.
– Qu’est-ce que cela fait ? interrompit-elle. Je ne connais pas très bien cette affaire-là, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m’avait dit souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait…
Je devins pâle.
– Qu’as-tu donc ? fit-elle. Il est mort, nous n’y pouvons rien, et puisqu’il est mort, je suis l’héritière du vieil homme qui a des millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres, puisqu’on dit que c’est de l’argent mal acquis. Car on dit cela. Nous donnerons toute la succession, excepté ce qu’il faudra pour payer ma liberté. Vois-tu, mon Lucien, l’idée d’aller là-bas, devant le monde, entre les gendarmes, me rend folle. Oh ! je ris quand tu es là, mais c’est pour que tu n’aies pas de la peine. Les gendarmes ! les gendarmes !
J’étais émerveillé. Je suis toujours émerveillé près d’elle.
Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur des gendarmes avait d’enfantin.
– Mais, dis-je, ce n’est donc pas d’être condamnée que tu as peur Jeanne ?
– Puisque je n’ai rien fait, Lucien.
Elle revint auprès de moi pour ajouter :
– Si fait, pourtant, j’ai peur un peu. Ceux qui m’interrogent ont bien l’air de me croire coupable. Si je ne t’avais pas pour me défendre… mais tu ne peux pas m’empêcher d’aller entre deux gendarmes. J’ai vu passer une fois une pauvre fille qu’ils conduisaient. Oh !…
Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout à coup souriant :
– Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi ! Et nos champs ! Si je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres où pauvre maman aimait tant à se promener…
Elle mit sa tête sur mon cœur et je vis une larme, un diamant qui tremblait au bord de sa paupière. Il est deux heures et demie. Je pars pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz.
(Écriture de Lucien.)
Mardi, 5 heures du soir.
Je reviens de la consultation du Dr Schontz.
Ce n’est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis absolument certain que ce n’est pas Olympe. Elle est beaucoup moins grande qu’Olympe. Elle serait plutôt de la taille de Jeanne elle-même. Tu ne l’as donc pas vue ? me demanderas-tu. Non, je ne l’ai pas vue. Alors, rien n’est fait ?
Je ne sais que répondre. J’ai confiance un peu. Je crois que cela se fera. À tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour l’évasion.
Il ressemble à la lettre qu’il m’écrivit voici quelques mois, celui-là. Je ne l’aurais pas reconnu. Le travail l’a vieilli. C’est un vrai médecin qui a usé son corps, mais gardé la jeunesse de son cœur. Quand je suis entré, il était là, en compagnie de la quêteuse voilée.
Elle portait le même costume de deuil que la veille, et le même voile épais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits.
De prés, elle m’a paru très jeune : l’âge de Jeanne. Et je ne sais pourquoi ce visage invisible était, dans ma pensée, ressemblant au visage de Jeanne. La voix est bien différente pourtant. Jeanne gazouille comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d’un accent décidé et presque viril. Je me suis assis après avoir salué l’inconnue et serré la main du Dr Schontz. Celui-ci a parlé le premier.
– J’étais l’ami de Mme Péry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je crois à l’innocence de sa fille, mais j’en suis certain.
Ma main, qui venait de quitter la sienne, s’est avancée de nouveau. Il l’a serrée.
– En épousant Jeanne Péry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqué le repos de votre vie, cela est vrai, mais j’espère encore que vous serez récompensé par un avenir de bonheur.
– J’aime Jeanne, répondis-je, et je ne puis être récompensé que par le bonheur de Jeanne.
Schontz approuva du geste. La quêteuse dit :
– Avant de songer à son bonheur, il faut l’empêcher de mourir misérablement.
Schontz s’inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence.
– M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis ?
– Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et que je vous verrais.
– Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, à cet égard, du moins ; j’ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du docteur qui va vous affirmer que cette raison n’est point de nature à justifier votre défiance.
– Je l’affirme, en effet, sur l’honneur, a dit Schontz.
– Puis-je au moins savoir, ai-je demandé, quel est le motif de l’intérêt que vous portez à Mme Lucien Thibaut ?
Elle m’a tendu à son tour sa main gantée de noir.
– J’aime à vous entendre l’appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il y avait de l’émotion dans sa voix. Vous êtes un digne cœur !
Elle a repris après un instant :
– Mon motif, c’est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par énigmes : j’aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal sans le vouloir et même sans le savoir. Je donnerais une part de mon sang pour guérir le mal que je lui ai fait. J’ai pourtant des raisons plus compréhensibles. Vous êtes ici, vous, pour votre femme, le docteur pour Mme Péry, son amie ; mettez que, moi, je représente feu M. le baron Péry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais, je le répète : ce qui me fait agir, c’est surtout mon devoir : un devoir impérieux, un devoir sacré !
Sa voix restait grave, mais l’émotion la faisait profondément vibrer. Le Dr Schontz dit :
– Tout cela est l’expression exacte de la vérité, je l’affirme.
Geoffroy, j’avais confiance. D’ailleurs, que risquais-je à entamer les préliminaires ? On allait sans doute me soumettre un plan, me détailler les voies et moyens qu’on devait employer pour arriver à un résultat que la première vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que de la curiosité. Je cédai à ce mouvement et je dis :
– Mettons que nous sommes d’accord. J’admets aussi, je suppose que j’admette la nécessité d’une évasion. Quel genre de concours vient-on m’offrir ?
– M. Thibaut, me répondit la jeune femme, je vous offre plus que mon concours. Vous n’aurez à vous mêler de rien ; je me charge de tout.
Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit vivement :
– Votre rôle sera de recueillir votre femme après la réussite et de l’emmener dans l’asile sûr que vous aurez choisi.
Elle appuya sur le mot sûr. Son ton était redevenu tranchant.
– Pour le reste, poursuivit-elle, j’agirai seule. C’est une condition que je pose rigoureusement.
– Cependant, voulus-je dire, je désirerais connaître…
– Mes moyens ? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s’il m’est permis de vous le dire ? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s’ils rendent votre femme libre. Et moi, il m’importe de ne pas trahir le secret d’autrui.
Sais-tu l’idée qui me vint, Geoffroy ? Je connais tout ce qui touche au palais. C’est du palais seulement que peut venir la possibilité d’une évasion.
Si la femme d’un dignitaire, une de ces femmes-maîtresses qui obtiennent tout ce qu’elles veulent, se mettait dans la tête de déménager la Sainte-Chapelle… ma foi…
Que veux-tu ? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de là ; le dedans seul a une faible possibilité de s’entrouvrir lui-même.
Le secret d’autrui ! Évidemment la serrure qui devait livrer passage était attaquée d’avance.
– Du moment que je n’ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma coopération n’est pas désirée, je ne vois pas pourquoi on a pris mon avis.
– Cher M. Thibaut, répliqua la quêteuse dont la voix s’adoucit encore une fois – on devinait le sourire derrière son voile – vous n’avez pas voix au chapitre, c’est vrai, et je vous en demande bien pardon ; mais votre coopération est fort souhaitée, et même formellement réclamée. Je vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave, vous mettrez de côté volontiers une vaine curiosité. Je vous déclare que je ne pourrais pas vous donner le plus léger renseignement sur notre manière d’opérer, sans tromper la confiance de quelqu’un, d’abord, – de quelqu’un qui se met en péril pour nous servir, et ensuite sans compromettre gravement le succès de notre entreprise.
Le Dr Schontz approuva d’un geste qui m’était adressé et qui contenait une prière.
– Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l’exigez. Je pense pouvoir vous demander maintenant en quoi consistera l’aide que vous attendez de moi ?
– Elle aura trait au rôle de Jeanne. Jeanne n’a rien à faire, sinon à se tenir prête de nuit comme de jour au premier signal. L’instant propice sera peut-être court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc toujours habillée. Qu’elle veille, et quand la sœur Marie-Joseph lui dira : « Suivez-moi »…
– La religieuse ! m’écriai-je, sachant quelle est la position de ces dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilité pèserait sur elle.
– Vous voyez bien ! fit la jeune femme, dont la patience n’était décidément pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez déjà discuter ! Que serait-ce si vous saviez ? Je veux bien vous dire, mais ce sera le premier et le dernier éclaircissement, que la sœur Marie-Joseph n’est pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la consigne sera de la suivre à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne ?
– Je l’obtiendrai.
– Merci pour elle, car c’est son salut. Maintenant, passons à ce qui vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas à la victoire, cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre rôle exige au moins un grand dévouement, une grande patience. Nous sommes aujourd’hui à mardi. À partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut donc qu’il y ait une voiture, à toute heure, prête à recevoir la fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous voulez. J’ajoute qu’il y a vingt chances contre une pour la nuit.
La question du lieu où la voiture devait attendre fut agitée à nous trois. Il fut convenu qu’on choisirait plusieurs places, selon les heures ; pour ne pas donner l’éveil par un stationnement trop prolongé.
Les endroits désignés étaient tous à cinq ou six cents pas de la cour du palais.
Aussitôt que ceci fut convenu, la jeune femme se leva.
– À dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se résumant, Jeanne prête nuit et jour à suivre la sœur, – à dater du même moment, voiture stationnant aux places désignées, suivant l’échelle d’heures que nous avons réglée et qui vous sera adressée par écrit. Je ne sais pas si nous nous verrons jamais face à face, M. Thibaut, mais je vous offre la main et je vous dis : vous avez en moi une amie.
Elle secoua ma main d’un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se retira.
Dès qu’elle fut partie, le docteur me dit :
– Vous n’en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon courage et faites exactement comme il a été convenu. Excusez-moi, j’ai déjà pris beaucoup sur l’heure de mes visites.
Il était plus de cinq heures. Je pris congé aussitôt.
(Écriture de Lucien.)
Mardi, minuit.
Je n’ai pas pu revoir Jeanne. J’aurais voulu me consulter avec elle. Il y a une pensée qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne.
Un devoir impérieux !
Elle représente, dit-elle, le père de Jeanne.
Jeanne pourra me dire, peut-être…
Il y a des moments où mon cœur se dilate tout à coup. Je me sens léger et fort. Cette horrible crainte de la justice, entêtée dans son égarement, ne pèse plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je serai sûr de moi. La vérité jaillira de ma poitrine si haute et si éclatante, dès que le danger de Jeanne ne sera plus là…
Voici une pensée qui a heurté mon esprit comme un choc : il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d’Olympe.
Se reposent-ils dans leur victoire ?
Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas à Paris une créature humaine à qui je puisse demander conseil !
(Écriture de copiste. Sans date.)
J.-B.-M. (Calvaire) a déjà eu l’honneur d’offrir ses services à M. Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonné analogique. Le danger qui menace mon existence m’empêche de m’expliquer plus clairement.
On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthelémicourt et Mme la marquise Ida de Salonay ont juré de faire la fin de moi. Pour des prix relativement doux, je mettrais M. Thibaut à même de terrasser ses ennemis. Écrire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit bon dans la lettre.
Mention de la main de Lucien. – Doit être le même qu’un nommé Martroy, qui m’avait déjà écrit. Tout ce fatras doit être d’un intrigant ou fou.
(Écriture de Lucien.)
Mercredi.
Voilà tout ce que m’a dit Jeanne quand je l’ai priée de bien interroger ses souvenirs d’enfance :
– Je n’ai pas besoin d’interroger mes souvenirs. Je sais que j’ai une sœur. Et j’ai pensé bien souvent à ma sœur depuis que je suis accusée. J’étais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m’a manqué. J’ai été obligé de m’asseoir.
– Et quel nom a-t-elle, ta sœur, Jeanne ?
– Pour nous, elle n’avait pas de nom. Pauvre maman l’appelait « la fille de mon mari ».
– Tu ne l’as jamais vue ?
– Jamais. J’entendais parler d’elle quand père venait chercher de l’argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de 600 francs que le baron servait à un enfant. Je ne sais pourquoi j’avais cru dans le temps que cet enfant était un fils.
– Et c’était Mme Péry qui payait cela ! m’écriai-je.
– Pauvre maman était bien bonne.
Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette existe !
Je sais maintenant de quel impérieux devoir me parlait hier la jeune femme voilée.
J’ai tout raconté à Jeanne, sauf mes soupçons au sujet de sa sœur.
As-tu vu une fillette à l’annonce de son premier bal ? Amère tristesse du présent, menaces accumulées de l’avenir, où étiez-vous ?
Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui est si vaillante et si intelligente ! Elle que j’ai vu tenir si dignement une place si difficile à l’hôtel de Chambray, dans les jours qui précédèrent notre mariage ! Elle qui a toutes les délicatesses, elle qui devine toutes les sciences qui sont le charme et l’honneur de la femme !
Il y a des instants où je la vois jouant à la poupée.
J’ai cru qu’elle allait m’entraîner à valser autour de sa cellule.
Une évasion ! un roman, un mystère, des dangers, la nuit, dans Paris !
Et plus de gendarmes !
Puis elle a cessé tout à coup de sauter, de m’embrasser, de bavarder pour prendre un air plus grave.
– Mais sais-tu, Lucien, m’a-t-elle dit, qu’il va falloir bien de la prudence !
À cette découverte qu’elle faisait, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Elle m’a grondé.
– Je suis votre femme, Monsieur, m’a-t-elle dit, c’est mal de me traiter toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu ! comment vais-je faire pour attendre ? Je grille déjà. Et la sœur ! la bonne sœur ! comme je l’aime ! Qui se serait douté ?… Je vais la regarder si bien dans le blanc des yeux… Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien, n’est-ce pas ? c’est la consigne. Peut-être qu’on me déguisera en sœur de charité, moi aussi, ou en porte-clés… Enfin, on ne sait pas. Attendons.
Oh ! celle-là sera prête à l’heure, elle va compter soixante secondes dans chaque minute !
Celle-là, c’est Jeanne Péry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles !
Quand j’ai été pour m’en aller :
– Dis au docteur que je l’aime bien, et à la dame que je l’adore ! Oh ! il y a encore de bons cœurs ! mais tâche qu’ils se dépêchent. Qu’est-ce que ça leur fait d’avancer un petit peu ?
(Même écriture que les deux lettres de la quêteuse. Sans signature. Sans date.)
À M. L. Thibaut, avocat, etc.
Rien pour vendredi. Samedi soir au plus tôt.
(Même écriture que la précédente.)
Samedi. 6 octobre 1865.
C’est pour ce soir, veillez.
(Écriture de Lucien.)
Samedi, 3 heures du soir.
Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour prévenir Jeanne, mais je sais que c’est inutile. Depuis qu’il est question de notre tentative, elle n’a pas eu une heure de sommeil.
(Écriture de Lucien.)
Dimanche. 1 heure du matin.
Me voilà revenu. Rien.
J’ai veillé dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l’Hôtel-de-Ville, le reste du temps autour de la cathédrale. Vers minuit moins le quart, un homme enveloppé d’un manteau s’est approché. J’étais rue d’Arcole. J’ai reconnu le Dr Schontz. Il m’a dit :
– Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis très inquiet.
(Écriture de Lucien.)
Dimanche, 2 h, de l’après-midi.
Je n’ai rien dit à Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de fièvre.
En quittant Jeanne, je suis monté au palais. Je voulais voir si le greffe était ouvert, ayant une pièce à y prendre. J’ai passé devant le cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit présider les assises. Au moment où je tournais l’angle du corridor, la porte du cabinet s’est ouverte. Une femme en est sortie. J’ai regardé de tous mes yeux, car je pensais à Olympe. Mais ce n’était pas Olympe.
Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de dentelle noire, et qui, d’ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant rapidement vers l’escalier de sortie. Je n’ai jamais vu le visage de la quêteuse : c’est pour cela que je la reconnais plus aisément sous le voile. C’était elle, j’en suis certain. Le son sec de son talon sur les dalles m’a frappé comme une voix qu’on reconnaît. Et je n’ai pas été surpris de la rencontrer au palais. C’est quelque chose comme cela que je m’étais figuré. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en vain ? Quelque chose me dit que c’est aujourd’hui le grand jour.
(Extrait de la Gazette des Tribunaux – imprimé.)
Lundi, 3 octobre 1865.
Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous accueillons sous toute réserve.
L’accusée Jeanne Péry, femme Thibaut (affaire de l’assassinat du Point-du-Jour), se serait évadée de la prison de la Conciergerie. Le fait nous est affirmé par une personne digne de foi, mais le temps nous manque pour contrôler son dire.
(Même numéro. Coupé dans les faits divers.)
On a trouvé, ce matin, sur le quai de l’Horloge, aux environs de la maison Lerebours, le cadavre d’un jeune homme paraissant être un étudiant. La mort parait être le résultat d’une rixe. Il y a des traces de strangulation. Le corps a été déposé à la Morgue.
(Extrait de la Gazette des Tribunaux – imprimé.)
Mardi, 9 octobre.
La nouvelle que nous avons donnée hier, concernant l’évasion de l’accusée Jeanne Péry est malheureusement trop exacte et un pareil événement, survenu à la veille de l’ouverture des assises, n’a pu que produire une profonde émotion au palais.
Nos lecteurs comprendront l’extrême réserve que nous voulons mettre à parler de cet incident. La justice informe, l’administration fait une enquête. Nous n’avons pas à contre-carrer l’une ou l’autre dans leurs efforts.
Il doit nous être permis, cependant, de consigner les bruits très vagues et parfois contradictoires qui circulent dans la ville.
Tout d’abord, nous sommes autorisés à démentir le dire d’un journal d’hier soir, selon lequel une sœur de Saint-Vincent-de-Paul aurait été arrêtée. La sœur M. J. n’a pas quitté son poste à l’infirmerie de la prison et n’est compromise en rien dans cette affaire.
Nous donnons ici le résultat de nos informations :
Depuis quelques jours, la surveillance, sans se relâcher, autour de l’accusée Jeanne Péry, lui laissait la possibilité de traiter une légère affection des bronches, pour laquelle l’infirmerie lui fournissait des médicaments par l’entremise de la sœur de service.
Elle était toujours au secret, mais l’instruction se trouvant absolument complète, les précautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient plus le même degré de minutie.
Cependant, elle ne voyait, et elle n’a jamais vu, pendant tout le temps de son séjour à la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en même temps son mari.
Me Thibaut n’est d’ailleurs jamais entré dans sa cellule qu’aux heures réglementaires et ne parait pas avoir prêté la main à l’évasion.
Dimanche soir, c’est ici le dire intérieur de la prison, l’accusée se sentit plus souffrante et demanda les soins d’un médecin. – D’autres prétendent que la sœur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire à l’infirmerie, où M. le Dr Schontz venait justement d’être appelé pour un cas grave.
L’accusée grelottait la fièvre en arrivant à l’infirmerie. Elle était gardée par deux employés, dont l’un fut requis pour tenir le malade dont le docteur s’occupait en ce moment et qui était en proie à un accès de délire.
L’autre employé a disparu en même temps que l’accusée elle-même.
Maintenant, par quel moyen l’employé et l’accusée, ensemble ou séparément, sont-ils parvenus à gagner la sortie de la prison, puis l’une des issues du Palais de justice ? nous ne pouvons, à cet égard, satisfaire la curiosité de nos lecteurs.
La sœur Marie Joseph avait quitté l’infirmerie avant le départ de l’accusée et vaquait à son service ordinaire.
Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs témoins sont là pour l’affirmer.
On peut dire, du reste que, l’accusée a glissé comme une ombre à travers la prison, car personne n’y a rien vu de suspect. Les gardiens des différentes portes sont unanimes. Personne n’est passé au moyen de leurs clefs, sinon ceux qui avaient droit.
L’absence de Jeanne Péry n’a pu être constatée qu’à la visite de nuit.
On a pris immédiatement toutes les mesures nécessaires, mais elles sont restées jusqu’à présent sans résultat.
Dernière information.
On pense que l’accusée a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine la Préfecture de police et qui est en reconstruction.
Une échelle a été trouvée contre le mur, et les maçons ont déclaré ne l’y avoir point dressée.
Mais resterait toujours à savoir par quel miracle la fugitive aurait pu voyager sans être aperçue, depuis l’infirmerie jusqu’à cette portion des bâtiments.
(Extrait du journal Le Moustique – imprimé.)
Mercredi, 10 novembre 1865.
Morituri te salutant, Caesar !
César, c’est vous, Ô bon public ! ceux qui vont mourir vous font la révérence.
Ceux-là, les moribonds, c’est nous, la rédaction du Moustique.
Rendez le salut, car nous allons trépasser pour vous.
La chose triste, c’est que ça vous est bien égal.
Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce que nous disons la vérité. Voilà un crime qui ne se pardonne pas en l’an de grâce 1865.
Tuez votre amant dans un bouge, à petits coups, j’entends dans un bouge élégant, à Ville-d’Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous évader, si vous êtes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez la vérité, on vous mettra à la lanterne.
Voyons ! à quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde Péry, dame de Marannes et autres lieux a jugé à propos de prendre la clé des champs ?
Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner à quelque chose, c’est certain.
Nous avons déjà eu quinze jours de prison et 2.000 francs d’amende pour avoir osé dire autrefois que dame Justice faisait exprès de ne pas mettre la main sur cette noble demoiselle.
Quel supplice va-t-on inventer à notre usage ! car nous sommes bien forcés de murmurer que dame Justice a fait exprès d’ouvrir les doigts pour permettre à l’oiseau en question de prendre sa volée.
Ce n’est pas une pauvre ouvrière de nos faubourgs qu’on aurait mise à même de pratiquer une si miraculeuse évasion !
Vous savez, personne ne s’en est mêlé. Les employés de la prison sont tous des anges de vigilance et de fidélité. La sœur Marie-Joseph a fait pour le mieux. Le Dr Schontz n’avait pas mission de fermer les portes à double tour, que diable !
C’était dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l’économe, M. l’inspecteur avait mené quelqu’un – ou quelqu’une – à la seconde de l’Ambigu. Quoi de plus légitime ?
Les concierges ? ils dînaient en famille. Défend-on l’oie maintenant ?
Et M. le Président des assises… mais chut ! veux-tu décidément sauter, ô ma tête !
Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s’en est allée, dit-on, finir sa soirée au bal Valentino…
Coups d’aiguillon. (Même numéro.)
– Le Moustique voudrait bien savoir, avant sa dernière heure, s’il est vrai que M. le Dr Schontz soit entré dans le service de la Conciergerie par les soins d’un éminent magistrat, arrivé depuis peu de Normandie et qui va faire ses premières armes, comme président de la cour d’assises à la prochaine session. Réponse, SVP.
– Le Moniteur universel annonce qu’on va faire à la chambre une demande de crédit pour remplacer le carreau par où Mlle Jeanne Péry a passé.
– L’Affaire des ciseaux s’appellera désormais l’Affaire du carreau.
– Il y a une dame en noir dans l’histoire. Elle a été vue dans la cour du palais.
Soupirait-elle une sérénade sous les balcons de certain conseiller qui était justement dans son cabinet à cette heure ?
– On offre de parier que la dame en noir n’est pas celle qui se glissait quelquefois le long des corridors austères et qu’on appelait Mam’zelle la Présidente.
(Extrait du Moniteur universel – imprimé.)
12 novembre 1865. Partie non officielle.
Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses nouvelles, les insinuations ridicules, les détails controuvés qui défraient certaine presse à propos de l’évasion de dimanche dernier.
L’enquête sévère à laquelle on se livre découvrira sûrement la vérité.
L’employé fugitif qui était le gardien même du secret, a été manqué de quelques minutes à la frontière. Tout porte à croire qu’il a reçu une forte somme d’argent.
Quant à l’accusée elle-même, nos renseignements particuliers nous permettent d’affirmer qu’il lui a été impossible de quitter Paris, où elle n’échappera pas longtemps désormais aux investigations de la police.
(Extrait de la Gazette des Tribunaux – imprimé.)
Paris, 13 novembre 1865.
Le journal Le Moustique vient d’être déféré en parquet, dans la personne de son gérant, pour un article contenant des outrages à la magistrature.
On pense que l’affaire du Point-du-Jour (Jeanne Péry) sera renvoyée à une autre session.
M. L. Thibaut qui devait débuter comme avocat dans cette cause, est, dit-on, gravement malade. Sa famille l’a fait entrer dans la maison de santé du Dr Chapart, médecin aliéniste.
(Même numéro. Coupé dans les faits divers.)
Le cadavre, trouvé devant la maison Lerebours, et qu’on supposait appartenir à un étudiant, a été reconnu par les agents du service de sûreté. C’est celui d’un repris de justice. On ignore la cause de ce meurtre, qui a été accompli sans armes d’aucune sorte, par simple strangulation.
(Écriture de Lucien, très altérée.)
Belleville, 2 décembre.
M. L. Thibaut n’a pas perdu la raison. Il a perdu le repos après une déception terrible. Voilà bientôt un mois que Jeanne a quitté la prison. Depuis lors, M. L. Thibaut n’a reçu aucune nouvelle de Jeanne. L’opinion d’un ami lui serait bien précieuse. Y eut-il de sa faute ? Aurait-il pu prévenir ce grand malheur ? Dès qu’il aura un peu de force, il essayera de raconter, d’expliquer…
Les assises sont closes. C’est aujourd’hui qu’on a jugé Mme Thibaut par contumace. M. Thibaut n’a pu la défendre. Oh ! non, il n’a pas pu !… Il ne connaît pas le résultat de l’audience. Mais il le devine. Il est seul horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout à fait malheureux.
(Anonyme.)
Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 décembre.
M. L. Thibaut
As pas peur ! Elle est condamnée à mort, mais par contumace. On en revient.
Nous allons bientôt commencer à nous revoir, Monsieur et cher client. L’affaire maigrit, il faut mettre ordre à cela. Portez-vous bien.
La santé de notre chère petite amie n’est pas trop mauvaise. Elle vous dit mille choses aimables.
(Extrait de la Gazette des tribunaux – imprimé.)
Paris. 3 décembre.
La fameuse Affaire des ciseaux, qui menaçait d’encombrer la salle des assises pendant plusieurs séances et qu’on disait remise à une autre session, a été jugée aujourd’hui presque à huis-clos. L’absence de l’accusée avait découragé la curiosité publique. M. L. Thibaut, dont on dit la santé à tout jamais perdue, ne s’est pas présenté. La défense avait été confiée d’office à Me Moreau qui n’a pas eu à plaider. La cour, présidée par M. le conseiller Ferrand, a condamné Jeanne Péry, femme Thibaut, à la peine capitale par contumace.
(Écriture de Lucien.)
Belleville, 15 février 1866.
Geoffroy, aujourd’hui, pour la première fois, je suis sorti dans le jardin. Je pense avoir été bien près de la mort, et cela me fait peur.
Il me semble que je n’ai pas le droit de mourir.
Voici maintenant trois mois que j’ai perdu Jeanne. D’autres à ma place la croiraient morte, mais je suis sûr qu’elle vit.
Pendant ces trois mois, je me suis éveillé rarement, et chaque fois pour un instant bien court. Mon état ordinaire était celui que M. le Dr Chapart désigne sous le nom de métapsychie.
Le mot n’est pas mal choisi. En cet état, je ne suis pas moi, je suis à côté de moi.
Je ne puis l’expliquer par moi-même puisque mon retour ne garde aucun souvenir de mon absence, mais ceux qui m’entourent me renseignent et j’ai un moyen de contrôler leurs informations.
Dans mon état d’absence, j’écris une considérable quantité de lettres, où je parle toujours de moi – tu sais déjà cela – à la troisième personne.
Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je ? Rien dans mes lettres ne me l’indique, et il paraît que dans les paroles assez rares que j’échange avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le faire deviner.
Les premières fois, je me refusais à reconnaître mon écriture, tant elle est changée en ces moments où la crise physique accompagne sans doute l’aliénation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m’entourent.
– C’est vous qui avez écrit cela, me disent-ils.
Et une fois, le garçon de chambre m’a demandé :
– Où donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, à qui vous écrivez ? Dans la lune ?
Car c’est là une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien entre la réalité et le rêve. Dans l’un et l’autre de ces états tu ne m’abandonnes jamais.
Quand je suis moi ou quand je suis l’autre, c’est toujours, toujours à toi que j’écris.
Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon espérance, voilà ce que je garde.
Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amitié s’obstine, mon espoir grandit au lieu de s’éteindre.
Quand je perds courage, il y a un coin de mon cœur où je me réfugie. Ce coin, c’est celui qui me parle de toi.
J’ai détruit les innombrables pages où ma plume avait tracé de confus griffonnages – parfois des hiéroglyphes que je ne pouvais déchiffrer moi-même.
Je n’ai gardé qu’un seul spécimen, que j’ai classé sous le n°115 ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres.
Car ils se ressemblaient tous. C’était toujours une timide protestation contre la folie, un remords exprimé au sujet de la tentative d’évasion.
Et la pensée de Jeanne.
Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En moi, l’idée de Jeanne n’a jamais été folle.
Je dois dire pourtant que le billet classé sous le n°115 était de beaucoup le plus raisonnable. C’est pour cela que je l’ai conservé.
Il y a une chose qui m’effraie, c’est le récit que j’ai à te faire de la nuit du 7 au 8 octobre, – du dimanche au lundi : la nuit de l’évasion.
Je sens qu’il le faut.
Mais si tu savais combien mes souvenirs sont à la fois vagues et douloureux ?
Cette nuit-là, j’ai tué un homme.
Et j’ai perdu Jeanne !
J’essaierai demain.
(Écrite et signée par Louaisot de Méricourt.)
Paris. 15 février 66.
À M. L. Thibaut, maison de santé du Dr Chapart…
Eh bien ! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux ? J’en suis vraiment tout à fait content.
On s’attache, vous savez. J’ai envoyé plus d’une fois ma mule savoir de vos nouvelles. (Mule, employé ici par métaphrase pour signifier Pélagie et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu’on passe par la Courtille. Ça n’a pas fait son éducation première au Sacré-Cœur, mais c’est libertin tout de même.
Quand vous allez vous repiquer tout à fait, comme je l’espère, passez donc chez moi, rue Vivienne.
Vous me devez 3.000 francs, mais ce n’est pas pressé, ne vous gênez pas de cela.
Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l’un de l’autre. L’affaire se porte diablement bien, la gaillarde ! Mon cabriolet n’est pas loin et il pourrait bien se changer en calèche.
Dame ! je ne l’aurais pas volé !
Venez, quand vous aurez un quart d’heure à jeter par la fenêtre. Ce n’est pas que j’aie rien à vous vendre pour le moment, mais la semaine prochaine, qui sait ? Peut-être demain, dites donc !
Dans les maisons de curiosités comme la mienne, on trouve quelquefois de drôles d’occasions.
Meilleure santé et à bientôt.
P. S. – J’ai ouï dire par-dessus les moulins que certaine jeune personne était établie tranquillement en Amérique, pays tout neuf et remarquable par la croustillance de ses demoiselles honnêtes. Moi, ça m’est égal.
(Écriture de Lucien.)
16 février.
Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui, l’histoire de ma terrible nuit.
Je suis trop ébranlé. J’ai eu des visites auxquelles je ne m’attendais pas.
Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu penses à la quêteuse ? Celle-là, je l’ai attendue nuit et jour pendant trois mois. Elle n’est jamais venue.
Le Dr Schontz, lui, s’est présenté deux fois, pendant que j’étais hors d’état de le recevoir. Je lui ai écrit depuis, il ne m’a pas répondu. Je sais qu’il est absent pour un grand voyage.
Non, ceux qui sont venus aujourd’hui, tous ensemble, c’est M. le conseiller Ferrand, ma mère et mes deux sœurs.
Comment t’exprimer le sentiment que m’a fait éprouver la vue de M. Ferrand ? Quoique ma famille fût là, il était pour moi le personnage principal.
Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi ?
Je l’ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé.
Tu as pu voir par les articles des journaux qu’il est soupçonné de n’avoir pas été étranger à l’évasion de Jeanne.
Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d’être blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide.
Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime. Elles rehaussent si bien ce qu’elles croient outrager !
Tu verras d’ailleurs demain ou après qu’il y a deux choses dans l’évasion de Jeanne : un effort loyal et secourable d’abord, ensuite une trahison.
À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz et de la quêteuse, c’est-à-dire du parti loyal et généreux.
Mais je suis bien sûr qu’il n’a rien fait, sinon regarder avec faveur une jeune et jolie personne.
Comme beaucoup d’hommes graves, il a une façon dangereuse d’être galant.
Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul mot : il est austère et regarde les femmes.
Il n’y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n’était pas péché de boire, de jouer, d’aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire.
Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats, surtout, ces demi-prêtres, j’ai peur d’eux quand ils ont un roman d’amour.
M. le conseiller Ferrand a été l’esclave d’Olympe. Il l’est peut-être encore : je jurerais sur mon propre honneur qu’il est resté honnête homme dans le sens bourgeois du mot.
Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour ? Il fut fait grand bruit de la passion d’Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut pas m’en vouloir à cause de cela.
Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe.
Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique.
Caprice inamovible, galanterie du XIXe siècle !
Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes.
Aussi le Journal officiel est presque toujours aussi coquin que le journal insulteur. Il ment par l’admiration salariée comme l’autre ment par l’outrage qui rapporte.
Ni ces excès d’honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir droit par leur caractère, à la moindre statue.
Revenons à la visite que j’ai reçue.
Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre maman m’a donné en entrant. Mes sœurs étaient plutôt curieuses qu’émues. Elles n’ont pu s’empêcher de me dire qu’elles avaient renoncé au mariage à cause de moi.
Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder longuement.
– Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête ! a-t-elle fait entre haut et bas.
– Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien ? m’a demandé Célestine.
Et Julie a ajouté :
– Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand m’a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille.
La conversation aurait langui sans ma mère qui m’a raconté les événements d’Yvetot. Mlle Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant. Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est lilas. Mlle Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur d’Étretat, pas le duc. Il n’y a que la longue Sidonie qui reste pendue au portemanteau.
– Et les deux pauvres minettes ! a ajouté ma mère en étouffant un gros soupir à l’adresse de Célestine et de Julie qui m’ont tendu la main noblement.
Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause de leur condamnation au célibat. Mais il n’y avait aucun mariage sur le tapis.
Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m’accable, et j’avoue que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères sœurs. Au moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l’a prévenue. Il m’a pris par la main et m’a conduit dans une embrasure.
– Mon cher Thibaut, m’a-t-il dit, nous avons été confrères, et j’espère que nous sommes toujours amis.
J’ai répondu :
– Du moins n’ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l’affirme. Il a retiré sa main en murmurant :
– C’est peu dire.
Nous nous regardions en face. Je ne t’ai pas encore assez répété, Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d’honneur.
Cela implique-t-il qu’il soit un juge impeccable ? Non. Il n’y a point de juge comme cela.
Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.
Tout ce qu’on peut demander à un homme juge ou non, c’est d’agir selon sa conviction.
M. Ferrand a repris :
– Je ne croyais pas qu’ayant été magistrat et me connaissant, vous pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J’ai accompli un devoir.
– C’est ainsi que je l’entends, ai-je répondu. Seulement il doit m’être permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre devoir.
Il a gardé un instant le silence.
J’entendais ma mère et mes sœurs qui discutaient tout bas, mais avec énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la Porte-Saint-Martin.
Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les Mousquetaires.
– Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire que j’ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j’ai voulu vous entretenir en particulier. J’ai le désir, le grand désir d’être ramené à un autre sentiment. La condamnation n’est pas définitive. Il se peut que, volontairement ou par suite des circonstances, l’accusée Jeanne Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui puisse m’éclairer ?
– Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses.
– Voulez-vous me les dire ?
Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient dans les siens.
J’aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées.
Je n’y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles : le loyal désir de savoir.
Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela : la certitude qu’il n’avait plus rien à apprendre.
– M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais jusqu’au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence. Vous avez raison, je puis vous l’affirmer : l’affaire n’est pas finie. Si Dieu me laisse l’existence et la faculté de penser, je m’engage à consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité.
Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas.
– Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi, souvenez-vous que ma porte – et ma main – vous seront ouvertes à toute heure.
Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames.
Le sermon avait eu tort. On s’était décidé pour la Porte-Saint-Martin.
Mère m’embrassa de bon cœur et sans même m’appeler imbécile. Mes deux sœurs me concédèrent l’accolade chrétienne que le martyr doit à son bourreau.
Et je restai seul, brisé comme si je m’éveillais d’un cauchemar.
(Écriture de Lucien.)
18 février.
Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un sirop. Il me vend de ce sirop qui n’est pas plus mauvais à boire que les autres sirops.
Il attribue ma cure à son sirop.
J’en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre.
Cela consomme les bouteilles.
Hier, j’ai commencé le récit que je t’avais promis. Je n’ai pas pu. J’ai lancé au feu trois ou quatre pages.
Je recommence aujourd’hui. Si je ne réussis pas, je n’essaierai plus.
J’avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué à la manœuvre. Je lui avais dit qu’il s’agissait d’un enlèvement et je le payais en conséquence. Depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre dernière station fut au coin du quai de l’Horloge et du Pont-Neuf, vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était presque désert. Mon cocher me dit :
– C’est à ne pas jeter un étudiant dehors !
Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c’était un bon temps.
Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l’Odéon mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres théâtres vinrent en sens contraire.
Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de l’École s’étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme devant la statue.
Ce fut juste à ce moment, l’horloge des bains sonnait la demie de minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent l’angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l’Horloge.
Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du tout d’une gaieté folle.
Ils passèrent. Un seul d’entre eux parut remarquer la voiture.
Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu’ils s’arrêtaient le long d’une maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais et du magasin Lerebours.
Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j’eus beau écouter et regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n’entendis plus aucun bruit.
Dix minutes tout au plus s’écoulèrent.
Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai de l’Horloge qui était en réparation, et où j’avais vu les jeunes gens disparaître, des cris de femmes retentirent.
Un homme s’élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la voiture : « Ce sont elles ! » et disparut au détour du pont, dans la direction de la rue de la Monnaie.
Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d’avoir reconnu le Dr Schontz.
Il n’avait pas fini de parler que j’étais déjà hors de la voiture.
Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant, poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant des airs de gens ivres.
L’une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée par l’épouvante, criait :
– À moi, Lucien ! au secours !
Je n’avais pas d’armes. Je n’ai jamais d’armes. Je méprise et je hais les armes.
J’aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet, mais une massue.
L’autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c’était la quêteuse.
Je m’élançai en avant, la tête basse et les poings fermés.
Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes mains.
La quêteuse était serrée d’un peu plus près que Jeanne. Son voile volait au vent derrière elle.
La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.
Il tira – mais la dentelle lui resta dans les doigts.
Et la figure de la quêteuse fut découverte.
Elle arrivait juste sous le réverbère.
C’était Jeanne !
Et pourtant, l’autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de neige criait de sa pauvre douce voix en détresse :
– Lucien ! au secours ! au secours !
J’hésitai l’espace d’une seconde, ne sachant à laquelle aller.
Le son peut tromper.
Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère.
C’était Jeanne aussi !
Je les vis toutes deux pendant un instant.
Il y avait deux Jeanne !
Je me crus fou, mais cela ne m’arrêta pas.
Jamais je ne m’étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.
Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile. Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd.
Je me retournai sur celui qui allait atteindre l’autre Jeanne, et je le précipitai le front sur le pavé.
En ce moment, je me souviens bien que j’entendis la voix de la quêteuse qui disait, à moi, sans doute :
– Nous sommes trahis ! c’est un guet-apens !
Je ne la vis plus après cela.
Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes.
Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.
Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me mit dessous.
Pendant que nous luttions, – et que je ne voyais plus rien, car le corps de mon adversaire me couvrait, – j’entendais la voix de Jeanne qui s’éloignait, criant :
– Au secours, Lucien, au secours !
Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j’avais entre les mains. Je ne me défendais pas, j’essayais d’étrangler. – La gorge râla.
J’entendis le pavé qui sonnait sous les roues d’une voiture.
Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus lourd.
Je parvins à le soulever. Il retomba inerte…
Je me remis sur mes pieds.
– Jeanne ! Jeanne ! où es-tu ?
Pas de réponse.
– Jeanne ! Jeanne !…
Le silence.
Tout était désert autour de moi.
La voiture elle-même était partie et c’était elle sans doute qui avait servi à emmener Jeanne.
Il n’y avait plus là que l’homme mort – et moi dont le cerveau chancelait comme une ruine.
Ma dernière lueur de raison fut d’écouter attentivement pour saisir au loin le bruit des roues.
Mais je n’entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les quatre aires de vent dans les nuits de Paris.
Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort.
Je ne tâtai pas si son cœur battait.
Je me souviens que j’entendais sonner les heures.
Quand le jour vint, j’étais encore là. Je vis la figure du mort.
Il me regardait.
Je m’enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps dans les rues, – et je vins tomber au seuil de ma porte où je m’évanouis.
(Écriture de Lucien.)
30 février.
Je ne reçois aucune nouvelle.
Le plus étrange pour moi, c’est que je n’ai plus entendu parler de cette femme : La quêteuse. – S’ils l’avaient tuée !
Tu comprends bien que j’ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas complètement au témoignage de mes sens.
Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n’avais pas espéré l’écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne ?…
Geoffroy, la question qui va suivre, te l’es-tu adressée ?
Si j’ai vu deux Jeanne, l’une d’elles est Fanchette.
L’une d’elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant.
L’une d’elles a réfugié son crime derrière l’innocence de l’autre !
À quoi croire ? À qui se fier ? Où porter son regard et sa pensée ? Le cercle des menaces se resserre.
Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous l’apparence d’un bienfaiteur.
S’il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette, qu’a-t-elle fait de Jeanne ?
(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)
Londres, 30 février 1866.
À M. L. Thibaut.
Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu mes traits. C’est un très grand malheur pour vous, – et pour elle.
Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.
J’avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la nuit du 7 au 8 décembre. On m’a volée du résultat de mes efforts.
Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle.
Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même : mon devoir impérieux.
J’arrive de New York. Une fausse indication m’avait dirigée sur l’Amérique où je croyais trouver Jeanne.
Jeanne n’a pas quitté la France, peut-être même n’a-t-elle pas quitté Paris. J’y retourne.
Ne craignez aucune catastrophe immédiate. Quelque chose protège Jeanne.
Et quelqu’un aussi.
N’avez-vous pas des amis ? N’avez-vous pas au moins un ami ? Personne n’est sans avoir un ami.
Appelez à votre aide. Tout n’est pas désespéré.
Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment.
J’ai lieu de croire qu’il se cache. Encore une fois, appelez à votre aide. Efforcez-vous.
La protection qui couvre Jeanne peut faiblir – ou disparaître.
Mention de la main de Lucien. – Cette lettre fut trouvée par moi à mon ancien logement, lors de ma première sortie. On m’y demandait si j’avais un ami, Geoffroy, je songeai à toi.
(Écrite et signée par Lucien.)
Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart.
4 avril 1866.
À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à Paris.
Monsieur,
J’ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de M. Geoffroy de Rœux, récemment attaché à l’ambassade de Turquie.
J’aurais une communication importante à lui adresser. L’affaire est urgente.
Veuillez agréer, etc.
Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2e bureau).
Paris. 9 avril 1866.
M. L. Thibaut, avocat.
Monsieur,
En réponse à la demande que vous m’avez adressée, j’ai l’honneur de vous informer que M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d’Italie, est rappelé à Paris, où il a reçu l’ordre de se tenir à la disposition de S. Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc.
(Écrite et signée par Lucien.)
Paris, 10 avril 1866.
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d’Italie, rue du Helder, à Paris.
Mon cher Geoffroy,
J’ai grand besoin de toi. Tu m’entends : besoin, besoin ! Viens tout de suite ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La chose presse, malheureusement. Viens vite.
Note de la main de Geoffroy. – Cette lettre, exactement semblable à celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier. Si elle eût été envoyée chez moi, elle m’eût rencontré lors de mon passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15 avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance.
(Écriture de Lucien.)
14 avril.
J’ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n’est pas loin, je la sens, elle me guette. – Depuis quinze jours, j’en ai souvent.
Je n’étais pas assez misérablement impuissant ! Il me faut ce surcroît.
Ta lettre est encore sur mon bureau : la lettre que je t’ai écrite.
Que vais-je te demander, si tu viens ? que peux-tu faire ? Tu as une carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie ?
Et sur quels indices te mettrais-je en campagne ?
Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m’a déjà trompé…
Je suis découragé jusqu’à l’agonie.
Ta lettre est là. Elle y reste…
Te souviens-tu ? Ce Martroy dont parle la quêteuse s’est présenté à moi de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois…
Je viens de feuilleter tout le dossier : c’est trois fois.
La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B. Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C’était vers la fin de septembre.
J’ai écrit ce matin poste restante et j’ai mis un bon dans la lettre.
Mais de septembre en avril ! sept mois ! Il a dû se fatiguer d’aller au bureau de poste sans y jamais rien trouver.
J’ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur !
Et d’un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de cette femme !
Que le bon Dieu ait pitié de moi !
(Écriture de Lucien.)
16 avril.
Je me suis levé avec l’idée d’aller chez toi, rue du Helder. Cela vaudrait bien mieux qu’une lettre. Pourquoi ne l’ai-je pas tenté plus tôt ?
Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma lâcheté. Je ne m’aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas de moi, et que j’ai un si ardent désir de te voir !
J’ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m’a tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement malade, Geoffroy. Je n’aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n’ai pas reçu réponse de J.-B. Martroy.
(Écriture de Lucien.)
30 avril – Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d’une façon effrayante.
Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la sauver.
Je ne peux pas. Je ne peux rien. J’ai toujours été un être faible. Même quand je tue un homme, cela ne sert à rien.
L’homme que j’ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les cheveux blonds. Les journaux ont dit que c’était un malfaiteur. Tant mieux. Je n’aurais pas eu de remords, même sans cela.
Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n’ai plus l’idée de te l’adresser. À quoi bon ?
(Écriture de Lucien.)
1er mai.
À quoi bon ! Oh ! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie – et tu as des amis !
Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles ! À quoi bon ? C’est moi qui ai écrit cela ! Mais elle se meurt, peut-être !
Je suis dans mon lit. J’ai soif, je brûle. Je la vois si pâle ! Où s’est envolé son sourire ? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le long de ses joues. Je les vois… De mon lit je vois Paris par ma fenêtre. Elle est là. Où ? Il y a des moments où mon œil se dirige comme si une voix l’appelait. C’est qu’elle m’appelle, va, Geoffroy !
Vais-je mourir sans combattre ! Ma force ! Ma jeunesse ! Moi, je ne me sers pas d’armes. Que Dieu me montre l’ennemi de Jeanne, j’irai à lui, fût-il Satan, et je l’étranglerai !
(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.)
17 mai.
Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux.
Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois être bien changé. Elle m’a demandé si je répugnerais à voir un prêtre. J’ai écrit à Jeanne, comme je t’écris à toi, pour laisser mon cœur parler. Si nous devions nous retrouver dans l’autre vie…
Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux faiblissent ; je ne vois plus bien Paris.
Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l’antichambre. J’ai entendu qu’il lui disait : « Ça peut durer un mois, deux mois, mais ça peut finir brusquement. » Il me semble que Jeanne est morte. J’ai hâte de mourir aussi.
(Écriture de Lucien.)
18 mai.
Je suis debout ! je vois Paris ! Jeanne y est. Jeanne m’a écrit, Jeanne m’a parlé. Bonté de Dieu ! moi qui désespérais !
Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à treize ans. J’ai cru au premier aspect que c’était Olympe déguisée, tant il lui ressemble.
Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu.
M. Louaisot m’envoyait des compliments, et désirait avoir de mes nouvelles.
Le beau jeune garçon n’est pas resté plus de deux minutes. J’étais à me demander pourquoi M. Louaisot me l’avait envoyé lorsque j’ai vu une petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l’ai prise. Il n’y avait rien à l’extérieur.
J’ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s’est précipité vers mon cœur. J’avais reconnu l’écriture de ma Jeanne.
Rien que deux pauvres petites chères lignes :
Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t’aime de tout mon cœur. Je ne serais pas malheureuse, si je n’étais loin de toi…
Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon !
Avant son arrivée je suis sûr qu’il n’y avait aucun papier sur ma table de nuit.
Olympe n’a pas de frère – ni de fils. Elle est d’ailleurs trop jeune pour avoir un enfant de cet âge-là.
Il lui ressemble étrangement !
À-t-il apporté cela de lui-même ?
Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait s’éteindre ?…
Je crois être sûr qu’il a besoin de moi vivant – pour nourrir l’affaire.
Ce qui est certain, c’est que les deux lignes sont de Jeanne.
Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture ? Je les ai baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose de son âme à mes lèvres.
Je suis ressuscité.
J’ai recopié ta lettre – ta lettre qui attendait là depuis trente-huit jours. Je te l’ai adressée.
Elle est à la poste. Tu l’as déjà peut-être.
Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n’arrive jamais seul.
Ma mère est revenue. J’étais si mal hier qu’elle avait peur de ne pas me retrouver vivant.
Quand elle m’a vu, elle a crié au miracle.
Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur ma commode.
– Madame, s’est-il écrié, vous avez dit le mot : c’est un miracle. J’espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu’il est dû au sirop-Chapart !
C’est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme ! Il sait que son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre, – et qu’il n’y vient jamais rien…
Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre causerie de tantôt.
Car tu vas être ici vers deux heures. C’est si loin, Belleville ! Je changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais perdre le sirop Chapart.
Je te disais l’autre jour que j’ignorais ce que tu pourrais faire pour moi. J’étais mort. Je suis vivant aujourd’hui. Je sais ce que tu feras.
Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et jour.
Il y a une Fanchette ! Nous possédons un point de départ.
Mais d’abord, retrouvons Jeanne. C’est facile. Quand je tiens quelqu’un à la gorge, c’est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le lui demanderai dans le langage que j’ai tenu à l’homme étranglé.
Tu verras le trésor de renseignements que j’ai amassé. Nous sommes dans les délais pour former opposition à l’arrêt du 2 décembre. Jeanne sera réhabilitée, – quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour !
Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière ressource serait la fuite, partout où elle sera, j’aurai ma patrie.
Deux heures qui sonnent ! la route est longue et la grande rue monte. Je t’attends.
J’ai fermé ma fenêtre. L’air est froid. Ou bien, c’est moi peut-être qui ai des frissons…
Deux heures et demie ! Aujourd’hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je sens l’autre moi qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà. Ma plume tombe…
(Écriture de Lucien.)
19 mai.
Tu n’es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j’aurais dû faire dès hier : j’envoie chez toi.
Je suis bien, très bien. J’ai la lettre de Jeanne…
Ma crise d’hier a été longue, mais elle ne touchait que l’esprit. Le corps ne souffre plus.
Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d’hier. Les ennemis que nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien puissants…
Mon messager revient de chez toi. Tu n’es pas à Paris. Où ma lettre te trouvera-t-elle ?
Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me demande si ma chère lettre est bien de Jeanne…
Le temps est sombre. Ma crise vient à l’heure ordinaire.
Je crois que j’ai espéré pour la dernière fois.
(Écriture de Lucien.)
7 juin.
Je n’écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais…
Je n’aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J’attends depuis trois semaines !
(Écriture de Lucien.)
29 juin.
Je n’attends plus… Adieu !
Fin du dossier de Lucien.
Note de Geoffroy. – Ceci était la dernière feuille. Je m’endormis en la tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c’était ma seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait au fait qui m’avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit : – Elles sont deux Jeanne !
Je m’éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier, passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me surpris à parler tout haut, disant :
– Elles sont deux, c’est certain…
– Parbleu ! fit une voix de basse-taille qui partait de l’embrasure de ma fenêtre.
Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux ronds de lumière sur le journal qu’il lisait.
– Je n’ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d’un ton beaucoup plus « homme du monde » que je ne l’aurais attendu de lui. C’est à peine si je pourrais me vanter d’être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture…
Au lieu d’achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet d’épreuves sur ma table de nuit.
J’avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée.
Ce n’est pas pour peu de chose que j’eusse consenti à me brouiller avec M. Louaisot !
Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.
– J’ose espérer que vous m’excuserez.
– Mais très volontiers.
– Je vous rends grâce… Alors nous avons achevé notre lecture ?
– Comme vous voyez.
– Et nous n’y avons rien compris du tout ?
– Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire…
– Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez !
– Permettez…
– Je permets. Seulement vous n’y voyez goutte.
– Quand ce ne serait que ce fait de l’existence des deux sœurs ?
– Elles sont trois, cher Monsieur.
– Comment, trois !
– Pas une de moins !
Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s’il se moquait de moi.
– Trois, répéta-t-il, je dis trois sœurs : une, deux, trois ! et toutes trois de beaux brins, quoi qu’il y en ait une qui n’ait plus ses dix-huit ans… Et que pensez-vous de l’incident Ferrand ? L’histoire de la quêteuse ? et celle de ce douceâtre Dr Schontz ?
– Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j’avais recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu’ils ont tiré les marrons du feu pour vous.
Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité.
Il ébaucha même le geste de se frotter les mains.
– Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n’aurais pas du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où l’on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l’une sur l’autre, en homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas :
Ah ! vous dirais-je maman,
c’était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat :
J’aime à revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Ce qu’il trouvait sans doute plus habillé.
C’était vraiment un scélérat de bien bonne humeur.
– Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis que vous n’y comprenez rien ! L’affaire est simple, voilà ce qui vous déroute au milieu de toutes les complications dont on l’a entourée. Ce pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu’il y a un homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses ? Pourquoi ? Je vais avoir l’honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce qu’ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant d’arriver à l’état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir réduit, n’avait pas inventé la poudre !
– Lucien, dis-je, n’est pas un adversaire aussi méprisable que vous le pensez.
– Il étrangle bien ! dit M. Louaisot. Ah ! saperlotte, quand je me suis permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j’ai distingué ce passage. Le gredin du quai de l’Horloge fut proprement étranglé ; mais voilà : cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un détail et il laisse le fait principal passer son chemin.
– Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous êtes…
– Jamais il ne faut être seul contre six !… Mais sur cette pente, notre discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne sommes ni l’un ni l’autre des fainéants… Vous n’avez pas été en Russie ?
– Non. Pourquoi ?
– Parce que vous avez inspiré de l’intérêt à la plus jolie femme du monde, et qu’il manque un attaché à l’ambassade de Saint-Pétersbourg.
– Si on me nomme, je peux donner ma démission.
– Vous êtes nommé, mon cher Monsieur.
Je gardai le silence.
– Voulez-vous que je vous dise ? s’écria M. Louaisot en haussant les épaules. Voilà de la guerre bêtement faite ! La femme la plus intelligente est toujours un très petit homme. Vous n’avez pas cru à la mort de Jeanne Péry, j’en suis sûr. Quand vous jouez à l’écarté, marquez vos points, c’est la mode, mais il est d’autres jeux…
– M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une négation sur ce sujet : Jeanne est-elle morte ?
Il piqua ce coup de doigt qu’il donnait à ses lunettes et il me regarda d’un air de franche supériorité.
– Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il, vous n’en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est entre les mains du démon, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand une pauvre colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement oiseuse. Cela dépend du vautour… Je vous dis, moi, que le brave Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu’il ne le croit. Nous sommes à Paris, que diable ! La France est le pays de l’univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu’on n’ose me dénoncer ? Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de sa folie. Mme la marquise elle-même, à force d’aimer ce fou, est très gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi…
Ici, M. Louaisot s’arrêta et prêta l’oreille. On marchait dans mon antichambre.
J’arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même trivial.
C’est alors que je n’aurai pas su le rendre, car il me frappa singulièrement.
Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.
Juste au moment où M. Louaisot s’arrêtait, la porte s’ouvrit lentement et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le seuil, humble et souriante.
Sur ses lèvres, on devinait qu’il allait dire :
– Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous !
Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.
Jamais je n’ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n’y a pas de poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.
Instantanément, Martroy devint couleur de mort.
Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant la porte sans bruit, comme il l’avait ouverte.
Louaisot s’était remis à parler en disant je ne sais quoi d’insignifiant.
Il avait, j’en étais sûr, entendu la porte s’ouvrir, puis se refermer.
Il ne s’était pas retourné. Aucune glace n’était posée de manière à lui montrer les objets placés derrière lui.
La physionomie d’un interlocuteur peut servir de miroir, mais j’étais sûr de n’avoir pas bronché.
Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture de la porte, – juste le temps qu’il aurait fallu au fumet d’un animal, – d’un gibier pour arriver de l’antichambre jusqu’à lui. Ses yeux devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force.
– C’est un fumeur, dit-il, et c’est un pauvre.
– Qui donc ? demandai-je.
Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait.
– Je suis docteur, vous savez ? fit-il avec bonhomie. Nos examens comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n’est rien auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur ?
– L’odeur d’une pipe, oui.
J’essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.
– Je m’exprime mal à ce qu’il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais dire qu’un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l’odeur particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J’ai beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d’Amérique ont des rocamboles encore plus subtiles… Voilà longtemps que je n’avais senti cette pipe-là.
J’eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.
– Guzman ! appelai-je.
– Vous souhaitez quelque chose ? me demanda M. Louaisot.
– Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.
– Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum qu’on n’oublie plus quand on l’a respiré… Je vais avoir l’honneur de prendre congé, car l’estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves ; le roman va bien : nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le Dernier Vivant… Résumons-nous : vous pataugez, mon cher Monsieur, parce que vous prenez les almanachs d’un homme qui barbotte. Vous voyez des démons où il n’y a que d’estimables industriels, et des victimes dans ceux ou celles qu’on essaye de sauver.
Et puis, je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire ! et puis, tout diplomate que vous êtes, vous conservez d’enfantins préjugés. Voltaire s’entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, « vous croyez que c’est arrivé », comme dit le militaire de Pélagie.
Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même : « Celui-là est une canaille ! » Pardonnez-moi l’expression. Elle a le mérite de la simplicité.
Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni de toutes vos instructions pour rire.
Quand vous voudrez savoir le fin mot, j’en tiens boutique. Mais ça coûte bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J’entendis sa basse-taille dans l’antichambre qui chantait : Quand tout renaît à l’espérance Et que l’hiver fuit loin de nous… Toujours Ma Normandie du feu Bérat.
Je restai sous l’impression d’un sentiment qui ressemblait à de la peur. M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy ? J’appelai Guzman.
– M. Louaisot a-t-il parlé ?
– Il m’a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe !
– Qu’as-tu répondu ?
– Que j’en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.
– Et l’autre, où est-il passé ?
– Quel autre ? Je n’ai vu personne.
L’habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire entrer Martroy aussitôt qu’il viendrait.
J’avais ressenti tout à l’heure une impression véritablement pénible et comparable à celle qu’on éprouverait à voir une bête féroce s’approcher d’un enfant endormi. Cela s’effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même d’exagération. Et j’essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot, le motif réel de sa visite.
Ce motif se cachait-il dans le post-scriptum de notre entrevue ? Il en voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l’opinion de Lucien, qui déclarait ce galant magistrat homme d’honneur.
Je pris les épreuves du roman commencé dans Le Pirate : La Tontine des cinq fournisseurs. J’en avais maintenant trois gros paquets à lire.
Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman introduisit Martroy.
Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l’aspect effarouché d’une chouette qui vient d’échapper à l’épervier, mais sous son désordre, il y avait un naïf triomphe.
– Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n’y a vu que du feu ! Est-ce qu’il vient souvent ? Ça rendrait mes visites plus rares.
J’étais à m’interroger pour savoir s’il fallait l’avertir ou lui laisser sa sécurité.
– Où vous êtes-vous caché, Martroy ? demandai-je. Êtes-vous bien sûr qu’il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue ?
Il cligna de l’œil d’un air malin.
– Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et nous pouvons faire notre partie, tant qu’il ne m’a pas vu. Ce n’est pas avec lui qu’on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée.
– Comment avez-vous fait ?
– Au lieu de descendre, j’ai monté. J’ai été m’asseoir dans le petit escalier du grenier, au sixième étage. Je n’étais pas sans inquiétude, car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j’en ai été quitte pour la peur. Il s’en est allé tout droit et je l’ai vu par la lucarne qui tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle, un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu’il déposa sur mon lit.
– Tiens ! fit-il en voyant les épreuves du Pirate, vous donnez là-dedans ?
– Est-ce que vous connaissez cet ouvrage ?
– C’est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges !…
– Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du doigt, rien que du vrai. Pas d’imagination pour un sou !
– Voulez-vous être payé tout de suite ? demandai-je.
– Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied étonnant ! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas ! Elle est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que j’ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple.
J’avais préparé d’avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit sans compter. C’était une manière de petit gentilhomme. Et il m’appela son bienfaiteur.
De poche, il n’en avait point, mais il avait installé un nœud coulant à sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent francs dans le nœud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit.
– C’est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France !
– Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j’étais en train de mettre de côté pour prendre ses papiers, c’est son fort, la tontine. Il la connaît comme personne. Il est né dedans. C’est son papa qui l’avait faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l’Oie, le bonhomme le berçait avec la tontine. La première fois qu’il a pensé, il a pensé à la tontine. La première fois qu’il a parlé, il a parlé de la tontine. C’est sa vie, quoi ! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S’il voulait dire la vérité… mais je t’en souhaite !
Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour bien marquer le caractère tout confidentiel de l’exclamation.
– Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout le fatras qu’il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au moins, moi, je n’ai pas d’imagination… Et j’ai été dans la tontine presque autant que lui, puisqu’il m’y tenait noyé jusque par-dessus la tête. C’est un homme habile, c’est un homme savant, c’est un homme terrible ! Pas méchant, quand il ne s’agit pas de la tontine… mais capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a là-dedans, du sang !
Son doigt pointait le manuscrit.
– Ah ! fit-il en baissant la voix, c’était un joli ange que Mlle Olympe Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut lâcher de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l’a choisie pour arriver à l’argent de la tontine, et l’ange est devenue une diablesse. Vous allez voir, vous allez voir ! Je ne veux pas vous gâter la lecture de mes ouvrages en vous disant d’avance ce qu’il y a dedans. Et puis, je ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le bénéfice de ma littérature.
En l’écoutant, un scrupule me prenait.
J’avais d’abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n’était-il pas plus dangereux de le laisser ainsi dans l’ignorance ?
Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de Méricourt touchant l’odeur de la pipe.
À supposer que j’eusse accordé trop d’importance à ce qui n’était peut-être qu’une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le meilleur juge.
– Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d’un fait qui vient de se passer ici.
Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout tremblant.
– Vous n’avez pas prononcé mon nom devant lui ! s’écria-t-il.
– Non certes.
– Ni mon pseudonyme analogique… Il est si rusé !
– Non. Écoutez-moi.
Son regard faisait le tour de la chambre.
– Il n’y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir ! murmura-t-il, et le bois du lit ne mire pas.
Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.
Quand j’eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets.
– Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort.
– Voyons, voyons, Martroy…
– Oh ! fit-il, c’est réglé… à moins… avez-vous un coin de cave où me cacher ?
– S’il le faut, certainement.
– Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m’attend. Il était en proie à une agitation inexprimable.
– On avait loué notre grenier à d’autres, murmura-t-il. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C’est vrai que j’avais commis des péchés… Nous couchions dans la basse-cour depuis deux semaines. Hier, quand on m’avait vu de l’argent, on m’avait permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à l’abri. Je vous l’ai dit : elle n’est pas belle, c’est une estropiée, mais nous nous aimons bien… Et maintenant elle allait revoir une chambre ! J’étais riche !… Et voilà la mort !
– Voulez-vous rester ici, Martroy ?
Il eut des larmes en me prenant les deux mains.
– Merci, mon bienfaiteur. Vous l’auriez fait comme vous le dites, mais ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n’avons rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que j’ai été un malheureux enfant… et coupable… Mais que voulez-vous, on s’aime comme il faut… et on a beau trembler, on est brave tout de même, allez ! Ce que je voudrais, si c’était un effet de votre bonté et que ça se pourrait, c’est quelques vieilles hardes pour me déguiser un petit peu.
Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans l’affaire. J’étais d’ailleurs à peu près sûr qu’il était à faire trente points quelque part. J’entrai dans ma garde-robe et j’en ressortis avec une brassée d’effets.
C’était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j’en suis sûr, bien plus coquet que Stéphanie.
Du reste, il n’y mit point de façon ; il se dépouilla nu comme un ver et passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais dans lequel il se trouvait le supérieur d’Apollon. J’héritai du pantalon déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la poulaine. En s’habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre sans aucune espèce de cérémonie, il me disait :
– Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme, c’est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus dessous… Voilà une culotte qu’on dirait taillée pour moi si elle n’était pas si longue… et si large ! Voyez-vous il ne mangera pas, lui qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin, avant de m’avoir mis la main dessus ! Ah ! c’est un homme de talent ! Il est là quelque part à me guetter. Pas tout seul : il a une demi-douzaine de bassets et sa mule qui est une rusée commère… ma meilleure chance c’est qu’il doit croire que j’ai pris mes jambes à mon cou après l’avoir vu ici : alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C’est un point à marquer de mon côté ; mais il y en a tant à marquer du sien !
– Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable ne vous reconnaîtrait pas !
– J’aimerais mieux avoir affaire au Diable qu’à lui, me répondit-il.
Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l’expression de sa complète satisfaction.
– Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c’est qu’on n’avait pas de toilette ! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l’oreille, je lui époussetai les joues avec de la poudre de riz.
– C’est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se lorgnant toujours du coin de l’œil. Puis, avec un éclair de gaieté et en dessinant son geste confidentiel :
– Stéphanie ne va pas oser m’embrasser !
Je me plaçai à distance pour le dernier coup d’œil :
– Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je réponds de votre traversée !
Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres.
– Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne me feront rien aujourd’hui. Pas si bêtes ! Ils me suivront, et, en passant, ils remarqueront le bon endroit…
Le bon endroit, c’est là-bas, à deux cents pas du village de l’Avenir… il y a un terrain qui s’appelle la Carrière…
Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu’on a fait un mauvais coup par là, n’oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne poignée de main. J’étais entièrement rassuré. J’affirme que je l’aurais croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître.
Dès qu’il fut parti, je fermai ma porte à clé. J’étais vraiment curieux de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j’ouvris le premier cahier qui portait pour titre :
Œuvres de J.-B.-M. Calvaire
romancier sans imagination
Il y avait d’abord un préambule en forme d’avis au lecteur pour établir que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les auteurs prennent la peine d’inventer.
Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu’il n’y avait pas un seul fait dans « ces pages » qui ne fût de la plus plate exactitude.
Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur.
Il s’excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu’il jouait dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et son esclavage.
Il n’avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d’être un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes.
Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments qu’il ne spécifiait point.
Tout cela était d’une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à lire que de l’imprimé.
Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j’annonce que je supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l’intérêt raisonné du lecteur.
Et j’ajoute que nul poète, en le supposant même juge d’instruction, n’aurait pu résoudre d’une façon plus lumineuse les énigmes posées par le dossier de Lucien.
Cela dit, je donne son œuvre telle quelle.
Avis pour M. de Rœux. – Vous êtes prié de commencer par le commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché par quelque titre particulier, comme par exemple l’Aventure du codicille ou l’Histoire de l’enfant d’Olympe. Ça viendra à son tour, et vous y gagnerez de mieux comprendre.
Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s’était marié sur le tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l’emploi de clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l’ancien. Ma mère polissait des couteaux à papier d’ivoire en chambre.
Je ne leur en veux pas de ce qu’ils me firent chétif. On va selon ses moyens. Les voisins croyaient qu’ils ne m’auraient pas fait du tout, et ma naissance fut regardée comme un tour de force.
Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds six pouces, sans souliers et la figure agréable d’un archange.
Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d’un an son buvard et ses fausses manches pour s’en aller en terre. Je l’ai peu connu à vrai dire. J’avais trois mois quand il décéda ; mais je respecte sa mémoire.
Ma mère, infirme, obtint un lit à l’hôpital et je fus mis dans un asile de petits pauvres. Ce début-là n’est pas gai, mais j’ai mangé mon pain encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.
M. Louaisot l’ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit saute-ruisseau « pour le pain » comme on dit à Dieppe. Je n’avais jamais vu d’homme si imposant que lui, quoiqu’il portât un bonnet de coton blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre.
On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot l’ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.
– Comment s’appelle ce polisson-là ?
– Jean-Baptiste Martroy.
– Martroy ! J’ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père. Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir avec moi ?
Ça m’était bien égal. Je ne pensais pas qu’on pût être plus mal quelque part qu’à l’asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l’ancien qui dormit pendant toute la route, parce qu’il avait déjeuné deux fois et dîné trois – chez des clients.
Moi, j’avais faim, aussi on m’envoya coucher sans souper.
M. Louaisot l’ancien était notaire royal au gros bourg de Méricourt-lès-Dieppe. J’entrai chez lui maigre comme un coucou et j’y devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez. J’étais en route depuis le point du jour jusqu’au soir. Cela ne me fit pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne.
Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche, pour me reposer, à « curer l’étable », comme le bonhomme appelait lui-même son étude.
Je suppose qu’il pensait aux écuries d’Augias, car il était facétieux et instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont tous pétris d’esprit.
Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au collège. C’était un grand et beau garçon d’une quinzaine d’années, très luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs regardaient comme un demi-dieu.
Le bonhomme l’adorait. Je l’ai vu lui donner dix sous pour son dimanche !
Il lui donnait, mieux encore que cela : il le comblait de leçons dont le fils Jacques a bien profité depuis.
Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l’on parlait d’honnêteté ; mais, petit à petit, j’en vins à regarder l’honnêteté comme l’art d’être filou sans qu’il en résultat aucun désagrément.
Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot honnêteté dans les leçons du bonhomme : la Tontine.
Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir pour l’école de droit, car il fallait qu’il fût reçu capax pour prendre l’étude de son père.
On causa de la Tontine depuis le matin jusqu’au soir.
Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M. Louaisot ? Cela m’intriguait au plus haut point. Vingt fois, j’avais entendu le bonhomme dire au fils Jacques :
– Il faut que la Tontine fasse ta fortune.
Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer.
Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine. La veille, son père lui avait dit :
– Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la corrigerai. Ces mécaniques-là, c’est comme les versions et les thèmes.
Le fils Jacques avait répondu :
– Je chercherai.
Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j’étais à portée de la voix du vieux. Le vieux s’occupait à compter sa recette après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine en criant :
– Papa, je viens de trouver le joint !
Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses oreilles en regardant son héritier du coin de l’œil.
– Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d’un ton encourageant, je n’y vas pas par quatre chemins : je te flanque trente sous pour ton dimanche ! Le fils Jacques répondit avec fierté :
– Je veux trente francs !
Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du pied, disant :
– Ça vaut un million comme un liard ! deux millions ! trois millions ! et le reste !
– Alors, garçon, on t’écoute !
– Le saute-ruisseau dort-il dans son trou ?
– Comme une marmotte. Cause, je te dis !
J’étais en effet bien près de m’endormir, mais quand je vis qu’ils craignaient d’être entendus, je me frottai les yeux et j’écoutai de toutes mes oreilles.
Le fils s’assit auprès de son père. C’était vraiment un joli gars. Il avait de la flamme dans les yeux.
Ce qu’il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m’en souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.
– Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.
– Prends garde de glisser, Fanfan, dans l’escalier !
– Allons donc ! j’ai étudié l’affaire à fond et je la sais mieux que toi. Sur les cinq membres il n’y en a qu’un de commode pour mon idée. Le bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine sortirait de terre au moment où l’on s’y attendrait le moins, et adieu mon argent !
– Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu’ils meurent, vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse, – quand il y a quelque chose dedans.
– Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural qu’il a été, est sorti d’une maison de gentilhommerie. Ses parents sont connus. On les compte, et puis on se dit : « Voilà, c’est tout, il n’y en a pas d’autres. » Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire : « Fanfan, tu m’étonnes par ta capacité. » Il demanda tout haut :
– Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural ?
– Rien que trois têtées. C’est avantageux.
– Tu trouves ?
– Un marquis, un comte, un baron.
– C’est vrai, pourtant ! grommela le vieux.
Le fils Jacques poursuivit :
– Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris ; seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne ; troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous.
– Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il fait jour. Après !
– Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut que Jean-Pierre Martin, le bedeau ; Vincent Malouais, le maquignon ; Simon Roux, dit Duchêne, le déserteur ; et Joseph Huroux, le mendiant, passent de vie à trépas avant Jean Rochecotte.
Le vieux se gratta l’oreille sous son bonnet de coton et dit :
– Diable ! diable ! tu en juges quatre d’un coup !
– C’est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le dernier vivant.
– J’entends bien, mais…
– Il n’y a pas de mais : tout part de là.
– Soit. Voyons d’abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes après.
– Il n’y a pas de fautes, papa.
– Et ensuite ?
– Ensuite, il faut que j’hérite du dernier vivant.
– Vraiment !
– Dame ! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle !
– Et tu as un moyen d’hériter du dernier vivant ?
– Parbleu !
– Quel moyen ?
– Un mariage.
– Jean Rochecotte n’a pas de fille.
– Je sais bien, et c’est dommage. D’un autre côté, je ne peux pas épouser M. le comte de Rochecotte à Paris.
– Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m’amuses ?
– Ni le baron Péry non plus.
– Ni le marquis de Chambray, je suppose ?
– Celui-là, si fait, papa.
– Comment ! s’écria le bonhomme qui se mit à rire.
– Ne riez pas, la langue m’a fourché. Ce n’est pas moi qui épouserai M. le marquis.
– À la bonne heure !
– Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.
– Beaucoup plus tard, alors ? Elle n’a que six ans.
– Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.
– Et puis encore ?
– Le reste n’est pourtant pas bien difficile à deviner.
– Tu épouses Olympe Barnod, je parie ?
– Parbleu !
– Mais il faut au moins qu’elle soit veuve !
– Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera.
Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.
– Mais, reprit-il, d’une voix que je trouvais singulièrement changée : Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve.
– Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter.
– Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura toujours deux lignes entre elle et l’héritage du dernier vivant : la têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes.
– Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour éteindre ces deux lignes-là.
Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table et monta l’escalier de ma soupente.
Heureusement que j’entendis son pas. Je me retournai le nez contre le mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de mes yeux.
Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se rassit. Il était tout pensif.
– Garçon, dit-il enfin, tu n’es pas de mon école.
– Non, papa, je suis de la mienne.
– J’ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon !
– Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.
– Prends garde de te noyer ! Tu as de l’intelligence, mais tu n’as pas de sens pratique.
– Qu’est-ce que c’est ça, papa, le sens pratique ?
– Fanfan, c’est l’intelligence qui ne s’égare pas du côté de la cour d’assises.
– Tu sais où elle est, papa, la cour d’assises, répondit cet effronté fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien ?
– Non.
– Moi, je la trouve bonne ; qui vivra verra.
Le vieux lui prit la main et l’attira contre lui.
– Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d’attendrissement paternel. Je t’ai pourtant donné des principes. Tu m’affliges véritablement. Tu vas là, et du premier coup en dehors de l’honnêteté, qui est proverbiale dans notre profession ! Le fils Jacques se mit à chanter :
Ah ! vous dirais-je maman…
– Réponds, au moins, garçon !
– Ah ça ! papa, est-ce que vous avez la prétention d’être honnête, vous ?
Le vieux se redressa.
– Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous deux. J’ai une prétention, en effet, c’est de mourir dans mon lit. Je ne suis pas un grand philosophe, moi. J’appelle honnête tout ce qui peut passer à côté d’un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n’avoir rien de plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l’emplâtre sur l’œil… Ne répliquez pas ! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous coucher !
Quand Louaisot l’ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l’oreille basse.
Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de renseignements, mais qui a eu vraiment son jour, – un jour où il a pu croire que Louaisot l’ancien était une ganache.
Au pays, là-bas, il n’y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du conseil général, maire de Méricourt, tuteur de Mlle Olympe et oracle de toutes les familles à vingt lieues à la ronde.
Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu’il avait voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.
Il ne tomba pas plus bas que mi-côte.
Et jusqu’à ce moment, la prophétie de Louaisot l’ancien ne s’est pas encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour d’assises et n’y est pas entré.
Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n’a pas atteint son but. Il y marche sans que rien l’en puisse détourner.
Il se peut encore que Louaisot l’ancien se trouve avoir été bon prophète.
Cette combinaison, en apparence si folle, dont j’entendis l’exposé sans le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt.
Il n’a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie.
C’est ce qu’il appelle l’affaire par excellence.
Quand il parle « d’engraisser l’affaire », il s’agit de cette idée là.
Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue, on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au succès.
Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à faire.
Voyez au mât de cocagne ! Combien dégringolent au moment même où ils avancent la main pour saisir la montre ou la timbale ?
J’ai aidé – que pardonne au pauvre esclave ! – j’ai aidé parfois à faire avancer l’idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.
Ceci, j’espère, servira d’expiation à cela.
Je la connais sur le bout du doigt, l’affaire. Elle est loin d’être aussi absurde que Louaisot l’ancien le supposait. Elle est une dans sa complication et si le principal rouage de la mécanique – la femme – ne s’était pas montré rétif dans une certaine mesure, l’idée serait peut-être parvenue à exécution depuis longtemps.
Elle peut encore réussir. Si je n’étais pas là, moi que je désignerai – l’expression est assez heureuse – par le nom de vermisseau providentiel, je dirais qu’elle doit réussir.
En somme, n’exagérons rien : étant donnée la valeur intellectuelle de M. Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée.
Mais l’idée étant admise pour ce qu’elle vaut, tous ceux qui connaissent un peu la partie vous diront, s’ils sont de bonne foi, que M. Louaisot de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience, d’audace, d’activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez voir.
Le fils Jacques partit pour l’École de droit sans se réconcilier avec son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était celle d’un petit noir dans les colonies, avant l’émancipation. Tout y était, même le fouet. Louaisot l’ancien aimait à donner le fouet quand sa digestion ne réussissait pas comme il voulait.
Je ne sais comment exprimer cela : je ne me déplaisais pas chez lui – à cause de la tontine.
La conversation entre le père et le fils m’avait ouvert l’esprit d’une façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame. Je savais que c’était un tas d’or qui allait grossissant incessamment – comme les boules de neige qu’on roule au dégel.
Elle valait déjà, la boule de neige, en l’année où nous étions alors – 1843, – plus de quatre millions.
Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait être un million, je n’en sais rien, mais on peut affirmer que chez les enfants l’idée du million est plutôt au dessus qu’au-dessous de la réalité.
La première fois qu’on essaie de l’évaluer, on a peur que le monde ne contienne pas assez d’or pour parfaire cette énormité.
La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui avait cinq propriétaires.
Était-ce bien cela ? Si c’eût été cela, les cinq propriétaires auraient pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs longues dents ne pouvaient atteindre.
Non, ce n’était pas cela. L’essence de la tontine est de n’appartenir qu’à un seul. Tant qu’ils étaient cinq ayant droit, elle n’appartenait donc à personne.
Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l’ancien, dragon de ce trésor, qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.
Mais j’ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait entrer la cour d’assises dans la définition de l’honnêteté, était fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans être à moitié expirant de fatigue.
M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs. Pourquoi, faisant exception pour l’argent de la tontine, l’aurait-il laissé honteusement se reposer ?
Comme il ne se mettait jamais en dehors d’une certaine régularité, rogue comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l’immaculée candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état, mais il s’y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l’autre côté de Rouen.
Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L’idée de posséder les affole ; ils ne savent pas résister aux attraits d’un lopin de terre. Aussitôt qu’un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M. Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M. Louaisot l’ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu’une pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l’an à ces monts-de-piété campagnards. On ne me croirait pas.
Mais, soit qu’on les nomme banques, études, agences, soit même qu’on les appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s’il raccommode des savates ou s’il fait la barbe en foire, je puis bien constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous qu’il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de victimes.
Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus.
Le métier allait toujours pour Louaisot l’ancien qui était le dieu de cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers, perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute engeance étaient ses tributaires. C’était moi qui faisais circuler les capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d’un garçon de banque.
J’ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou, avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma peau, – car Louaisot l’ancien disait que les chemises enrhument la jeunesse.
Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents pour cent d’intérêt par an. Louaisot l’ancien aussi prêtait aux riches. Je garantis que l’argent de la tontine ne moisissait pas.
Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte, quoiqu’ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et par chemins.
Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui Louaisot l’ancien ne voulait pas prêter – même à la demi-semaine – étaient Jean-Pierre Martin, l’ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main sur les routes :
C’est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus !
Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi, à celui-là on avançait tout ce qu’il voulait, jusqu’à concurrence de 3 fr. 30 c, le reste étant pour l’intérêt.
On s’étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une pièce blanche. Il y avait plus d’une raison pour cela. D’abord Louaisot l’ancien leur tenait la tête sous l’eau tant qu’il pouvait, sachant bien que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables autour de sa caisse ; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d’épaissir un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.
Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du gouvernement ! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante !
« Argent volé ne profite pas », dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte par ces quatre malheureux.
Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres mouraient littéralement de misère. Quoiqu’on ne crût pas à la Tontine, le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant depuis tant d’années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s’était perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là étaient, pour tous, des voleurs.
Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l’autel !
Des fournisseurs ! – chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau !
Je n’en sais pas bien long. J’ignore si cette haine est méritée et si ce mépris est toujours équitable. Je suppose qu’il peut se trouver un honnête homme par ici, par là dans la partie.
Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c’est la même farce ! L’ennemi est bien nourri et bien couvert : ah ça ! ils n’ont donc pas de fournisseurs, les Russes ou les Prussiens ?
Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes, l’estomac creux et souvent la giberne vide.
Et c’est bien rare qu’on entende dire qu’il y a eu un fournisseur écartelé à quatre chevaux. Je n’en ai jamais vu.
J’en connais un, un gros, qui passe pour avoir fourni la dysenterie à tout un corps d’armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien ! l’autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé.
Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur ! Peut-être qu’il n’y aura plus de révolutions le jour où on fera juger les fournisseurs par les braconniers.
Dame ! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le bedeau, qui dormait au coin d’un mur. Ce ne fut pas bien brave : je lui donnai mon pied quelque part.
Que voulez-vous ! Quand je vois ces gens-là c’est comme si j’entendais crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes !
Il n’y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs.
Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d’argent. Ceux-ci n’avaient pas d’argent pour se garder, on les menait à coups de fourches.
Mais le plus drôle c’est qu’ils se battaient entre eux partout où ils pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s’entretuer, c’est sûr, et ça se conçoit puisqu’ils devaient hériter les uns des autres.
Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C’était chez eux une idée fixe qu’un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un peu plus souvent que les autres parce qu’il était bon mendiant, passa trois fois à la police correctionnelle d’Yvetot pour avoir essayé d’assommer avec ses sabots, savoir : Jean-Pierre Martin à deux reprises, et une fois Simon.
Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis trente ans, en 1843.
Non seulement il n’y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s’en allait vieux et qui était tout malingre.
On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre.
C’est sûr qu’ils devaient être enragés.
Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d’une pour se faire recevoir capax. Il mena là une vie assez luronne, et le vieux se plaignait qu’il dépensait beaucoup d’argent.
Lors de son retour, c’était le plus beau gars que j’aie jamais vu de ma vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu’il est maintenant. Quand il quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré ; il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et il se fit une tête qu’il a gardée.
Ce qu’il n’a pas pu changer, c’est son polisson de regard qui vous poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son individu était comme ses yeux : brillant et tranchant.
Il portait moustache, s’il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut chez nous l’élégant des élégants.
Mme Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme, sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et parlait littérature.
Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia avec deux personnages que nous reverrons plus d’une fois : le baron Péry de Marannes et M. Ferrand, le juge.
Je pense bien que le bonhomme Barnod n’était pas encore défunt. Celui-là ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la minéralogie. Je me souviens de l’avoir rencontré souvent avec son sac et son marteau. Jamais il n’entrait au salon gêner sa femme. Il était de Genève et protestant. Mme Barnod parlait toujours de lui comme d’un grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans chaussettes.
Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence : M. le marquis de Chambray, l’homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de Mme Barnod.
Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C’était aussi un joli homme, mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant avenir.
Mais quelqu’un qui plaisait aux dames, surtout à Mme Barnod, c’était ce farceur de baron : M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser la quarantaine, sinon la dépasser, c’est égal, c’était toujours un chérubin pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde, même à Mme Louaisot – la propre femme de Louaisot l’ancien, dont je n’ai pas eu encore occasion de parler.
C’était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de viande. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré une plus vilaine bonne femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux gris, mais c’était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son lieu.
Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année du retour du fils Jacques. Je n’avais pas grandi d’un demi-pouce ni grossi d’une demi-livre. Mon père et ma mère m’avaient peut-être fait ainsi étant par trop anciens : j’étais de la vieille étoffe. Mais il est sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse où la bonne femme venait me réveiller la nuit.
Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait beaucoup pour un motif qu’elle exprimait ainsi :
– Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à lever la main sur moi !
Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle disait cela. On voyait bien qu’elle pouvait vivre cent ans et qu’elle ne guérirait jamais de son étonnement.
Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois – pas souvent – des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait par-dessous la jambe en toute occasion.
Si j’étais maigre comme un petit clou, je n’étais pas faible. J’accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort. Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau, j’étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la camériste de la bonne femme.
Faut-il l’avouer ? Dès cet âge si tendre j’avais un talisman : l’amour. Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la cuisine, avait su me plaire.
Je n’ai pas un tempérament à m’étendre sur les secrets de ma vie privée. Qu’il me suffise de dire qu’un cœur content fait passer par-dessus bien des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l’honneur, me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.
Le fils Jacques chantait très bien. Mme Barnod aimait à dire des morceaux d’opéra devant le baron de Marannes, qui l’écoutait religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils Jacques s’insinua surtout en proposant ses services pour le duo de Guillaume Tell. Les choses suisses avaient une plus-value dans le salon Barnod.
Jacques fut en outre chargé d’apprendre le solfège à la petite Olympe, qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours.
Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des fois – c’était beaucoup plus tard, il est vrai, – j’ai cru qu’elle l’adorait. D’autres fois, il m’a semblé qu’elle le détestait comme la colique.
Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin, qui s’appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu’ils s’aimaient comme deux enfants qu’ils étaient, si toutefois Mlle Olympe Barnod a jamais été un enfant.
Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de malheur qui semble sans fond. J’ai essayé de lui porter secours, moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il n’a pas voulu de mes services.
Il a eu grand tort.
Pour le moment, il ne s’agit pas de lui, ce que je veux raconter, c’est le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant que le pauvre bonhomme Barnod n’était pas mort, car on se moquait assez de lui.
Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter Mme Barnod, tout en faisant des signes à sa domestique, cela ne l’empêchait pas de courir encore ailleurs. C’était un séducteur n°1. Il m’a fait peur une fois au sujet de Stéphanie.
Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela !
Voilà donc que tout d’un coup Mme Barnod abandonna le duo de Guillaume Tell pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je rencontrais le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé plaies et bosses, et un jour, de ma soupente je l’entendis, qui disait à Louaisot l’ancien :
– Tu es bien heureux d’avoir épousé une honnête femme, toi, papa !
– Le fait est, répondit le bonhomme, que Mme Louaisot, ta mère, ne m’a jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d’un caractère vif, garçon, et je n’aurais pas toléré de certaines manières.
Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s’empêcher de rire.
Moi, l’idée ne m’était pas encore venue que Mme Louaisot eût été, en son temps, une personne du sexe capable d’avoir de certaines manières et d’inspirer de certaines inquiétudes. C’était pour moi Mme Louaisot : une laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme cela.
– Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans ?
– Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.
Le fils Jacques se mit à rire.
– Je n’en ai qu’un, dit-il, mais il se porte bien ! Tu sais, ma combinaison ? Elle n’est pas cause si tu ne l’as pas comprise. Je la mûris depuis le temps et je te préviens qu’elle a déjà une certaine tournure. C’est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod, et sans ma combinaison je t’aurais déjà dit de veiller à ta balance avec le baron Péry… mais tu n’as pas besoin de conseils, papa… Il y a donc que Mme Barnod est partie ce matin pour Vichy.
– Avec M. Barnod ?
– Ah ! mais non !
– Serait-ce avec le baron de Marannes ?
Louaisot l’ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste.
– Non plus, hélas ! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se marie.
– Qui épouse-t-il ? demanda vivement l’ancien.
– Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu’il rendra malheureuse comme les pierres.
L’ancien dit :
– Ça regarde la jeune personne. D’où est-elle ?
– Du côté de Rouen, je crois.
– Et c’est avancé, le mariage ?
– On les publie dimanche.
– Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan.
– Ce n’est pas là non plus qu’est le cancan, papa. Il roule sur la route de Vichy.
– Voudrais-tu me donner à entendre ?…
– Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te boucher les oreilles.
Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l’oreille et dit :
– Il est bon d’être au fait de toutes circonstances dans une localité. Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d’être délayées.
– Eh bien donc, papa, le cancan, c’est cet affreux baron ! au moment où l’affaire de son mariage prenait tournure ! Je crois même qu’il a dû emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille !
– Satané farceur ! dit l’ancien d’un ton presque caressant. J’aimerais encore mieux être à la place de Mme Barnod qu’à la place de la pauvre petite qu’il épouse.
– On dit que c’est l’ange du bon Dieu !
– Raison de plus !
– Mais d’un autre côté, papa, cette pauvre Mme Barnod est bien empêchée, va ! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps, aucun prétexte de supposer qu’il ait pu contribuer…
– Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails !
– Papa, c’est Louette, la bonne d’Olympe, qui me les a confiés sous le sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que Mme Barnod a été obligée d’emmener Olympe avec elle pour garder une contenance…
– Puisque c’est un fait accompli…
– Mais non, papa… j’ai cru pouvoir dire à Louette… je sais que tu aimes à rendre des services quand ça te procure une influence… Notre maison est grande…
– Les points sur les i, s’il vous plaît, Fanfan ! interrompit l’ancien. Qu’est-ce que Mme Barnod va faire à Vichy ?
– Ses couches, papa, mais elle n’ira pas jusqu’à Vichy. Louette a trouvé un nid à deux heures de Dieppe.
– Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet de son voyage ?
– Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les calculs biliaires…
– Elles en ont la réputation. Fanfan… et alors la fille Louette viendrait ici pendant ce temps là avec la petite ?
– Si tu veux bien le permettre.
– Laisse-moi réfléchir jusqu’à demain, garçon.
– Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J’ai fait préparer la chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors… et j’espère qu’au dîner tu vas être aimable.
Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa future. Il fut charmant, il donna des chiffons d’une fraîcheur étourdissante. Il fit des mots qu’il plaçait comme cela depuis vingt ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.
Nous avions un client à l’étude qui était de ce monde-là et qui disait :
– Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s’ennuyer !
Mme Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.
M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les calculs, mais sa femme l’envoya paître.
Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l’avait fait travailler et promener comme s’il avait été son grand frère.
Ce fut l’origine de la grande influence du fils Jacques dans cette maison-là.
Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le salon Barnod, ne pouvant plus écouter Mme Barnod qui n’avait garde de chanter, mais faisant toujours des signes à Louette.
Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l’aise. C’était un véritable ami. Malheureusement, il avait l’air d’avoir été davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec Olympe. Mme Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur le retour qui croient faire peser l’abandon sur une jeune rivale.
Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage.
Il avait l’air, le vieil étourdi, de faire l’école buissonnière loin de sa femme de dix-neuf ans.
Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant ?
Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la carriole, prêtée par le fils Jacques à Mme Barnod pour une expédition tout à fait caractéristique.
Mme Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe féminin qui était en nourrice dans une ferme de l’autre côté de Dieppe, tenue par des métayers du nom de Hulot.
J’étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l’état de confident, de dire, au retour, que j’avais conduit Mme Barnod toute seule faire une visite sur la route.
La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu’elle appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. Mme Barnod pleurait comme une Madeleine.
En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du cocher est tout bonnement la banquette. J’étais donc avec eux, et cela gênait bien Mme Barnod.
Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des caractères.
Il était à son aise comme s’il se fût appelé M. Barnod ou que Mme Barnod eût été la baronne Péry.
Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que sa compagne. Mme Barnod parlait de l’avenir de cette pauvre petite créature, placée entre deux familles, mais qui n’aurait point de famille. Tout à coup, j’entendis le baron qui murmurait d’une voix religieusement émue :
– Cinquante mille francs ! Ah ! c’est joli !
Je crus d’abord qu’il promettait, comme on dit chez nous, une indépendance de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en moi-même : Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L’indépendance était constituée par Mme Barnod elle-même. Comment elle avait pu se procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l’avait, la somme, sur elle, dans un portefeuille, et c’est pour cela que la voix de l’excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l’empêcher de se jeter au cou de Mme Barnod. Il l’aurait embrassée devant la terre entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à dire :
– Cet argent-là m’appartient en propre. Ce n’est pas une fortune, mais en le plaçant dès aujourd’hui chez un notaire, notre petite Fanchette aura une aisance à sa majorité.
– Parbleu ! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien difficile ! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c’est de n’en pas pouvoir faire autant.
Le portefeuille passa dans sa poche.
Il fut convenu entre Mme Barnod et lui que la somme serait placée dès le lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une charmante obligeance à la fantaisie qu’avait Mme Barnod de bâtir des châteaux en Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait jamais mieux que de faire plaisir aux dames.
Figurez-vous que le lendemain je guettai à l’étude pour voir arriver le dépôt. Ça m’intéressait. J’étais un peu de l’affaire.
Mais la dot de Fanchette n’arriva pas ce jour là, ni le lendemain.
Pauvre Mme Barnod ! Le baron devenait enragé quand il avait des billets de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa vieille maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d’étudiant tant qu’il y eut un écu dans son escarcelle.
Voilà où fut déposée la dot de Fanchette.
Et c’est ainsi qu’entra dans la vie la sœur cadette de Mme la marquise Olympe de Chambray, la sœur aînée de Mlle Jeanne Péry.
Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il n’y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne l’avait jamais vue que pour l’adorer à genoux.
C’était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.
Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que celle-là.
Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint, la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron dévora de baisers.
Il était comme cela, le cœur sur la main.
Quand Mme Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes larmes, et je crois qu’elle lui donna dix louis pour qu’il eût du moins de l’argent de poche.
Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de pension viagère à Fanchette – qu’il allait voir avec Mme Barnod et à qui il ne gardait pas la moindre rancune.
Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps voir la petite baronne qu’il aimait beaucoup et Mme Barnod à qui il témoignait son estime en acceptant d’elle quelques cadeaux. Il embrassait Fanchette et Jeanne du même cœur innocent et ouvert aux joies de la nature.
Je ne sais ce qu’il avait conté à sa petite femme, mais c’était généralement celle-ci qui venait porter à l’étude les deux semestres de 300 francs constituant la pension de Fanchette.
Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d’un petit chérubin de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. Mme Barnod la suivait partout à la promenade pour l’embrasser.
Le fait est qu’on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle.
Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des habits de paysanne.
Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu’elles avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles étaient.
Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi : je ne sais pas quelle révolution il aurait fallu pour qu’on me donnât mon content de soupe, mais pour les maîtres.
Louaisot l’ancien baissait, le fils Jacques haussait.
La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l’avait mise autrefois au-dessous de l’ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l’ancien.
Cela ne s’était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je crus un instant qu’il allait gagner la partie.
Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu’une république s’en va. C’est toujours de l’intérieur de la boutique que part le mauvais coup. Et qui nous trahirait si ce n’étaient les nôtres ? Quand la bonne femme vit que l’ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle se mit à taper sur l’ancien pour le compte du fils Jacques.
Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le fils Jacques voulait.
La dernière fois que l’ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme.
La bonne femme en robe de soie ! Le fait est que ça me parut une drôle d’idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la porte.
Le fils Jacques dit à sa mère de s’en aller, et resta seul avec son père.
– Papa, demanda-t-il tranquillement, qu’est-ce que vous fîtes jadis quand feu mon grand-père tomba en enfance ?
Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté.
– Il n’y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d’apoplexie foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent et votre cou qui enfle comme celui d’un dindon… Vous dites à feu mon grand-père, c’est ma grand’mère qui me l’a raconté : « Papa, chacun son tour. Vous avez mené l’attelage tant que vous avez eu bon œil et bon poignet. Maintenant vos lunettes n’y voient goutte et votre moignon tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le fouet. » Il paraît tout de même que c’était vrai car le père mit son menton dans son giron.
– Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je vaux mieux que vous. Je vous dis : restez sur votre siège, mais laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça, vous vivrez et vous mourrez tranquillement.
L’ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa rancune alla contre la bonne femme.
– Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi acheter de la soie à la vieille ?
Le fils Jacques se redressa.
– Papa, fit-il, vous n’avez jamais été en état de me comprendre. Vous souvenez-vous d’un soir où vous me refusâtes trente sous d’une mécanique que j’avais inventée ? C’était pour la tontine… Oui ? Vous vous en souvenez, pas vrai ? C’est vrai qu’il y manquait quelque petite chose. Un premier jet n’est pas complet. Mais voilà sept ans que j’y travaille et que je la perfectionne. C’est déjà un joli ouvrage maintenant et ça deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu quand on est jeune. J’y mettrai tout le temps qu’il faudra, et toutes les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l’affaire devienne la reine des affaires. La robe de soie que j’ai donnée à Mme Louaisot, mon papa, est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l’affaire.
Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n’y gagnai pas, car n’ayant plus personne à mener il prit l’habitude de me battre. Le fils Jacques et la bonne femme pensèrent qu’on ne pouvait lui refuser cette satisfaction-là.
Mais d’un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l’idée me vint de lui voler une part de son manger, et je ne m’étais jamais vu à pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c’était qu’un blanc de poulet !
Le fils Jacques menait l’étude quoique Louaisot l’ancien fût toujours assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait encore bien d’autres choses.
Depuis son retour au logis, il s’amusait assez bien avec des mauvais sujets venus de Dieppe : cela ne l’empêchait pas de travailler beaucoup. Il était savant. Je l’ai vu passer des nuits entières sur des livres de philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi couramment que le français. La bonne femme qui l’adorait, le grondait souvent au sujet de ses veilles. Il répondait :
– Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d’aller à l’École polytechnique ; moi, je fouille quelque chose de bien plus profond et de bien plus riche qu’une mine. Pour installer ma mécanique, il faut tout savoir. Je saurai tout !
Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont je ne peux pas dire les titres parce qu’ils étaient en langues étrangères, mais je me souviens d’un tas de bouquins sur la police, de la collection complète des causes célèbres – j’y fourrais bien, moi aussi, le nez quelquefois, – de traités allemands et anglais sur l’Induction, la Déduction, le Calcul des probables et l’Échelle des présomptions.
Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un auteur dont j’ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des libraires parisiens : Edgar Poe.
C’était pour faire le Mal qu’il étudiait ainsi, mais il n’y a pas beaucoup d’hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.
J’ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs examens. Ce n’était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de bonne humeur, il disait :
– Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera. Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu’il peut venir, et il me recevra docteur.
M. Louaisot l’ancien mourut tout seul et sans secours un soir que j’étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s’était endormie auprès du feu de la cuisine.
On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il avait essayé de se lever. C’est la fin ordinaire des rois dégommés.
L’enterrement fut superbe : la vieille mit sa robe de soie pour la première fois pour recevoir les visites du deuil.
Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint Me Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu’il irait plus vite que son père.
Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à peu elle s’habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre.
– On se fait à tout, disait-elle.
Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait toutes ces belles façons à sa reine-mère.
Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le pays dormaient dans nos cartons. On s’étonna bien un peu de voir M. Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait qu’il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent sans qu’on s’en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection minéralogique fut vendue à l’encan parce qu’elle encombrait trois chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c.
Mme Barnod fut tutrice d’Olympe, selon le droit. On nomma pour subrogé tuteur M. le juge Ferrand.
Olympe était une petite demoiselle. Il n’y a jamais eu rien au monde de si joli qu’elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la confiance de Mme Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un air grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu’il aurait pu épouser n’importe qui dans le pays.
Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je faisais semblant de dormir dans ma soupente.
Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu’Olympe.
Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.
C’était écrit. – Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un loup, et Olympe ne sortait guère de l’enclos de sa mère.
Olympe et le marquis ne s’étaient jamais vus.
Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela.
Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de régularité. Ce n’est pas dans ces choses-là qu’on peut mettre la charrue avant les bœufs.
Mme Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.
On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette. Le fait est probable, mais je n’en eus point connaissance personnelle.
Ce qui est sûr, c’est que le testament donna une preuve bien certaine de la confiance que la défunte avait en M. Louaisot.
Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le tuteur d’Olympe.
La chose était évidemment en dehors du droit ; aussi le conseil de famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel.
M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque rancune de n’avoir pas été désigné par la mère, – lui, l’ancien subrogé-tuteur, – il fit valoir un assez grand nombre de considérations parmi lesquelles l’âge du jeune notaire était placé en première ligne.
Mlle Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui donner pour retraite la maison d’un jeune homme qui atteignait à peine ses trente ans ?
Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil.
Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu’il croirait manquer à son devoir envers la défunte s’il désertait sans combattre le poste d’honneur qu’elle lui avait confié.
M. Ferrand était connu comme orateur ; personne ne savait encore si M. Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d’autant plus grand que l’étonnement de l’entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint à tout le monde.
Il rendit justice tout d’abord aux excellentes intentions de son adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l’intérêt de la mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d’en apprendre bien vite le chemin.
Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le juge et qu’il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d’âge.
– Messieurs, dit-il, faisant comme s’il n’eût pu retenir un sourire, les choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de Mlle Barnod, au cas où vous me jugeriez indigne de l’être moi-même. Eh bien ! M. Ferrand est garçon comme moi, à moins qu’il ne nous déclare aujourd’hui un mariage secret ; M. Ferrand est jeune comme moi, car une différence de quatre ou cinq ans est insignifiante dans l’espèce. M. Ferrand aurait-il donc à présenter des garanties que je ne puis fournir ?
Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L’un de nous deux peut l’offrir, en effet, mais il se trouve que ce n’est pas M. Ferrand.
Moi, j’ai une mère, avec laquelle je vis et vivrai jusqu’à ce que Dieu me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille non seulement un guide, mais un porte-respect.
J’en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent, puisque pour la garder il n’a ni femme ni mère !
Louaisot l’ancien n’avait pas deviné cela, mais vous comprenez maintenant pourquoi le fils Jacques avait acheté de la soie à la vieille.
À l’unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot.
La justice ratifia cette décision. C’était un grand pas de fait.
La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se retira.
M. Louaisot resta seul en face d’Olympe.
Voici que nous entrons dans le vif de l’affaire.
Jusqu’à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine elle-même.
Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d’un siège régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu’il avait choisi entre les cinq.
Je n’ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la volonté de la Providence venait à déranger l’ordre des décès fixé par M. Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt et n’était plus bonne qu’à mettre au grenier.
Il n’avait pas l’air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de ce côté. On eût dit qu’il avait fait un pacte avec la destinée.
Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l’entendaient au fond d’une misère, devenue si normale qu’elle n’excitait même plus la curiosité.
Peu de jours après l’entrée d’Olympe à la maison, j’appris dans mes courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son tribut à la nature.
Jean-Pierre Martin, l’ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé de la grand’route qui mène d’Yvetot à Rouen. Les constatations médicales dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l’ivresse.
Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.
– Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte ?
– Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures ayant pu occasionner la mort.
Louaisot réfléchit un instant, puis il dit :
– Ça commence ! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.
J’étais dépossédé de ma soupente parce qu’on avait donné l’ancien appartement du vieux Louaisot à Mlle Olympe-Barnod.
Elle reposait là, bien tranquille, sous l’aile même de la vieille mère Louaisot dont la chambre à coucher s’ouvrait à deux pas du lit de la fillette.
Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne femme ne bougeait pas de la maison et c’était un va et vient perpétuel des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.
Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n’était pas une de ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai que le monde l’adorait.
Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray s’était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d’abord sous prétexte d’affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à l’étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu’il arrivât au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.
La première apparition du marquis fit à Louaisot l’effet joyeux que produit sur l’araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un fil de la toile tendue, précisément à son intention.
Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l’avait pas frappé si agréablement.
Les rouages s’engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.
Souvenez-vous que j’avais entendu le plan explicatif de la machine. Je possédais la clé, je pouvais juger.
Olympe n’entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un jeune garçon, ami de son enfance et dont j’ai dû parler déjà : M. Lucien Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout heureuse.
Entre eux, je ne saurais pas dire si c’était de l’amour, mais Olympe l’a aimé plus tard avec passion. Elle l’aime encore.
Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et tout le monde s’attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu’un trésor : la bonne femme couchait d’un côté d’elle et Louette de l’autre.
Ce soir là, Mme veuve Louaisot fit la partie d’aller à la messe de minuit. Louette demanda la permission de l’accompagner. Elles partirent vers onze heures parce que l’église était loin. On mit pour gardienne, à la place de Louette, une jeune paysanne des environs d’Yvetot qui était depuis peu au service des Louaisot et qui s’appelait Pélagie.
Olympe était heureuse d’être seule, parce qu’elle voulait répondre à Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre craquer.
Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un homme debout devant elle.
Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente.
Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie dormait à triple carillon.
Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M. Louaisot son tuteur.
Si elle ne l’avait pas reconnu tout de suite, c’est que le beau notaire était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de campagne l’alourdissait et l’épaississait. Au lieu du galant jeune homme qui l’entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux : un vrai tuteur de comédie.
– Ma chère demoiselle, dit Louaisot d’un ton qu’elle trouva sévère, je suis rentré tard. On m’a dit que vous receviez des lettres d’un jeune homme… Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car c’était une impérieuse enfant.
M. Louaisot se rapprocha comme s’il eût voulu saisir la lettre qu’elle écrivait. Elle la retira avec indignation.
Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta ses revers laissant voir un élégant costume de ville.
Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet homme était comédien.
– Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur. Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous l’arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous êtes traitée chez moi ?
Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d’elle.
Ceci était joué supérieurement. L’effet voulu était produit. Olympe, déroutée, n’avait pas trouvé le joint pour dire : « Monsieur, que venez vous faire chez moi à cette heure ? »
Et c’était exactement tout ce que Louaisot voulait.
Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros paletot, jeté sur le dos d’une chaise. Le beau jeune homme était revenu.
– J’ai donc l’air d’un tyran ? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa réponse jusqu’à demain.
– Je n’avais pas sommeil… balbutia Olympe qui n’avait qu’une pensée : excuser son empressement.
Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles respirent ; elle ajouta :
– Ce n’est pas ce que vous croyez, Monsieur !
– Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe ? demanda Louaisot.
Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n’en ai vu à personne. Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux jouèrent autour de son sourire.
Olympe se sentit rougir.
Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l’ont pas connu au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu’à produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique.
Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas.
Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.
J’ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les soirs la veillée avec Louette et Pélagie.
– Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes basses d’une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre cœur va s’éveiller. Vous n’avez plus de mère, et c’est moi que votre mère a choisi pour la remplacer.
– C’est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous.
– C’est qu’elle savait le fond de mon âme, et que tous deux – votre mère et moi – nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd’hui.
– Quoi ! de Lucien ?
– Non pas de Lucien… ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de votre jeune camarade d’enfance est venu, et même plus d’une fois dans nos entretiens…
– Ma mère l’aimait, interrompit Olympe.
– Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le mérite à tous égards.
– Oh ! oui, fit Olympe.
– Oh ! oui ! répéta Louaisot, contrefaisant l’accent de sa pupille avec une moquerie tout imprégnée d’exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou de sœur aînée.
Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire.
Elle lui tendit la main.
M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.
– Mais ce n’était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous causions – en général – de celui qui serait assez heureux pour mettre entre vos paupières la première larme.
Olympe essuya ses yeux précipitamment.
– C’est vous qui m’avez fait pleurer ! dit-elle avec vivacité.
Les cils du beau tuteur s’abaissèrent pour cacher l’éclair de son regard. Ceci était-il un augure de triomphe ?
Il venait de parler du premier pleur d’amour et l’enfant s’était écriée : « C’est vous qui l’avez fait couler ! »
Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons.
Mais ce n’était alors qu’une petite fille. Le maître la dominait de toute sa funeste science.
Il avait amené l’entretien juste au point où il le voulait. Désormais l’entretien lui appartenait.
– Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c’est Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis. Je n’ai qu’un but dans la vie : me dévouer à vous, remplacer pour vous celle qui vous aimait si tendrement.
– Ma chère ! ma bonne mère ! murmura Olympe.
– Et ce n’est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à l’heure où personne ne m’écoute. Personne ne doit écouter les confidences qu’une fille fait à sa mère.
Olympe devint froide. On n’est pas parfait. Louaisot avait dépassé le but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.
– Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les petites filles raisonnent. Il n’est pas bon que tout le monde entende ces choses-là.
Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant :
– Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en vous.
… Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure s’était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis l’un auprès de l’autre.
Seulement on n’entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui communiquait avec sa chambre avait été fermée.
Cela s’était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot excellait.
La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même.
On est ému parfois même auprès d’une sœur, même auprès d’une mère, quand on s’entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue. Son cœur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement les jeunes filles. Mais son émotion ne l’effrayait plus. Elle se sentait en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa sœur.
Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique l’impression qui lui faisait besoin.
Cette impression là et non pas une autre. C’était un savant coquin et le diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens.
– Olympe, si vous l’aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait passé comme une minute, à quoi sert de discuter ? C’est moi qui le prendrai par la main pour l’amener dans vos bras. Votre mère aurait fait cela, je le ferai ; c’est ma mission. Est-ce que j’aurai seulement une seule pensée pour moi, chère, chère enfant ? Non, vous ne saurez même pas qu’au fond de mon cœur… mais, pour que vous ne le sachiez pas, je dois me taire.
Il réprima un soupir.
– Lucien ! continua-t-il, c’est Lucien ! Lucien mérite d’être heureux, puisqu’il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait ? je n’en sais rien. Qu’importe ? C’est de vous qu’il s’agit. Vous seule devez choisir. – Oh ! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c’est qu’il n’est qu’un enfant à côté de vous : l’homme reste toujours plus jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante appuyée contre un sein viril, contre un cœur fort ! Les mères savent la vie. Les mots : Je t’aime quand ils sont dits par un homme doivent venir d’en haut et non pas d’en bas…
– Lucien est un noble cœur, dit Olympe sans colère. Lucien est au-dessus de moi. J’aime Lucien.
– Qu’il soit donc le plus heureux des hommes ! mais qu’il vous aime, Olympe, comme vous méritez d’être aimée ! qu’il vous donne ce paradis d’amour auquel nulle femme autant que vous n’a droit sur la Terre ! qu’il sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut que soit consommée la sainte union des cœurs ! Olympe, Olympe, il faut un divin amour pour une divine créature ! Olympe ! fille du ciel !…
Il était pâle et ses yeux brûlaient.
Elle était plus pâle que lui.
Quelque chose de plus fort qu’elle-même rivait sa prunelle à ce regard de serpent qui pénétrait jusqu’au fond de son être.
Il avait glissé son bras derrière la taille d’Olympe. Le savait-elle ?
Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et si doux quand il tombait des lèvres de cet homme.
Lucien ! Lucien ! sa pensée entière était à Lucien.
– Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Vos yeux me blessent…
Elle porta la main à son front, puis à son cœur. Louaisot se pencha en avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent…
Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil.
Elle voulait s’enfuir. Les bras de Louaisot l’enlaçaient en même temps que sa prunelle l’enveloppait comme un incendie.
Il approcha lentement, – lentement ses lèvres.
Pour fuir, elle se renversa dans ses bras…
La fascination est-elle une violence ?
Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était seule dans sa chambre auprès de sa table où s’éparpillaient les morceaux d’une lettre déchirée.
Louette rencontra Louaisot dans le corridor.
Louaisot lui donna dix louis.
À l’automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n’avait plus jamais écrit à Lucien Thibaut.
M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois.
C’était celui-là qui avait pour elle le cœur d’un père.
Mais Olympe ne dit son secret à personne.
Haïssait-elle Louaisot ? Elle lui obéissait.
L’absence d’Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n’y put rien trouver à redire. Mme Louaisot mère l’avait accompagnée.
Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du sexe masculin resta après le départ d’Olympe et fut nourri par maman Hulot.
Nul ne s’aperçut dans le pays qu’Olympe allât jamais le voir.
Jusqu’à l’hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie.
À l’hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde.
M. Ferrand la revit sourire.
Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot.
Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray s’adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d’Olympe. M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui.
M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par Louette qu’Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui tout de même parce que Louaisot le voulait.
Il y avait l’enfant, désormais Louaisot était le maître.
Le fils Jacques avait dit à Louaisot l’ancien, dix ans auparavant : Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, son premier mari.
Olympe avait un enfant, – car toutes les portions du plan s’exécutaient une à une avec une rigueur mathématique.
Rouage à rouage, la machine se montait.
Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d’Olympe et que l’enfant fût à M. de Chambray.
L’enfant de Louaisot. C’était là le principal. Dans la main de Louaisot l’enfant était un nœud coulant, passé autour du cou d’Olympe.
L’enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie – et il ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu’à Olympe.
C’était le fils d’un rêve.
M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu’à l’excès, comme on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu’à combler sa fiancée.
La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre et lui et me demanda :
– Petiot, est-ce que je suis bien pâle ?
– Oui, patron, bien pâle.
C’était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d’un aigle, il avait l’air d’un condamné à mort.
– Je ne peux pourtant pas me farder ! grommela-t-il entre ses dents.
Puis il ajouta :
– J’ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau !
On sonna à la porte de l’étude.
– C’est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant qu’il était. Jouons serré. Jacques ma vieille…
Il s’interrompit pour me dire rudement :
– Allons ! ouvre et file !
J’ouvris – mais je restai à portée de voir et d’entendre.
Pour se cacher, c’est commode d’être gros comme un rat.
C’était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui retira la sienne.
Et comme le marquis s’étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux, disant :
– M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens !
Le vieillard resta tout interdit.
– Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la perdre, il ne me resterait qu’à mourir. Louaisot murmura d’une voix sourde :
– C’est moi qui dois mourir.
Et il ajouta en courbant la tête jusqu’à terre.
– Il y a un enfant…
Le marquis chancela. Je crus qu’il allait tomber à la renverse.
Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car Louaisot fut obligé d’ajouter :
– Si on ne reconnaît pas l’enfant, elle se tuera !
Le marquis s’appuya au dossier d’un fauteuil et resta muet.
La foudre l’avait touché.
Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le revers et le mit dans la main du vieillard en criant :
– Punissez-moi !
– Toi ! fit le marquis, reculant comme s’il avait en devant lui un reptile. Ce serait toi… Elle ! ! !
– C’est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez… C’est moi… moi seul… elle est pure comme les anges !
Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur la tempe de Louaisot.
En sentant le froid de l’acier, Louaisot eut une grimace autour de la bouche, cela ne dura pas la dixième partie d’une seconde. Il se redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine. Le souffle me manqua.
Je ne croyais pas qu’une chose pareille fût possible.
Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans l’affaire du codicille. C’était un grand, un immense comédien ! Au moment où j’attendais l’explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.
Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom.
Mais il avait gagné.
Le fils d’Olympe allait être le légitime héritier du marquis.
Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se rapprochant à vue d’œil.
Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte d’explication, il dit :
– Vous allez vendre immédiatement votre étude.
– Oui, répondit Louaisot.
– Donner votre démission de maire.
– Oui, M. le marquis.
– Et de conseiller général.
– Oui, M. le marquis.
– Quitter le pays…
– Oui, M. le marquis.
– La France…
– Oui, M. le marquis.
M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n’eût rien refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure :
– Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien !
– Oui, M. le marquis.
Voilà pourquoi Louaisot n’assista point au mariage d’Olympe. Il avait conquis ce qu’il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu.
Ce fut M. Ferrand qui servit de père à Mlle Barnod.
Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l’enfant, Olympe resta froide comme un marbre.
Il n’y avait eu aucune explication auparavant, il n’y en eut aucune après.
Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même pas.
La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour l’étouffer réussirent dans la mesure du possible.
Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l’embrassant :
– Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit :
– Mon père n’était pas là pour me défendre.
Et M. Ferrand chancela comme si une main l’eût frappé au visage. Olympe dansa. On ne l’avait jamais admirée si belle.
Entre les divers concurrents qui se disputèrent l’étude dès que l’intention du patron fut connue, celui qui l’emporta fut un clerc entre deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile.
Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n’aurais eu que les inscriptions à prendre et l’examen à passer, mais la bonne femme dit que je ne pesais pas assez lourd.
D’ailleurs, on me destinait d’autres fonctions.
Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme à Méricourt, gardienne de l’enfant qui ne mit jamais les pieds au château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant qu’elle le voulait.
M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions de maire et de conseiller général.
Il n’emmena que moi et Pélagie.
De nature, c’était un assez bon vivant qui s’amusait de peu. Il se mit d’abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu’il faisait ne le ruinaient pas.
Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de renseignements où j’ai été commis principal et dont je n’ai rien à dire. L’argent qu’on gagne là-dedans n’entre jamais que par les portes de derrière.
C’est du patron lui-même que je veux parler.
J’ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou se brûlaient le visage avec de l’acide prussique pour changer leur physionomie. Ça ne m’irait pas du tout.
Et ce n’est pas nécessaire.
On avait promis à Louaisot qu’on le tuerait comme un loup partout où on le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence, Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt.
Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le moindre bobo, n’arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu’à son nom.
Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma chambre d’hôtel, et je lui demandai ce qu’il faisait là.
C’était M. Louaisot.
Quand il me l’eût dit, j’eus encore peine à le reconnaître.
C’était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme on se fait la barbe.
Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et mis je ne sais quoi d’épais à la place de son élégance.
Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle.
C’était, en dehors du grimage moral dont l’habitude s’établit chez lui en quelques jours, c’était surtout une affaire de coiffure et de toilette.
Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d’une façon singulière. L’éclair même de son regard – par sa volonté, – était devenu ridicule.
Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu’elle devait à son mari, mais elle ne pouvait passer pour l’ange de la reconnaissance.
Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité suffisante de soins à son vieil époux ; mais elle ne lui donnait rien de son cœur.
Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.
C’était dans toute la rigueur du terme, une sœur de charité qui s’asseyait au chevet du pauvre homme.
Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le chagrin.
Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un chroniqueur à Méricourt : Louette, la femme de chambre qui était une peste perfectionnée.
J’ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d’un côté et le patron de l’autre, il n’y avait qu’à se coucher sans souper.
Pour me faire partir avec lui, Louaisot m’avait pourtant promis des appointements superbes.
Ce n’est pas qu’il fût avare. Un jour je l’ai vu donner un billet de mille francs à l’Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie. Il voulait tout savoir.
Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la cuisine où j’entendais le porteur d’eau lancer des fouchtrrra !
Aussitôt que j’étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une dispute s’élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son successeur à l’étude.
J’arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous le pouce.
C’était lui qui faisait sur moi l’épreuve de son nouveau talent. Il était trois fois plus fort ventriloque que l’Homme à la poupée.
– À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron ?
– L’affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou l’autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper ! vous verrez bien.
Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l’ancien soldat déserteur, était venu à l’étude dans un triste état. Il avait eu toutes les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses entrailles, disant qu’on l’avait soigné dans une grange où Joseph Huroux venait coucher, et qu’il avait crié deux nuits durant, demandant le repos de la mort, parce que quelqu’un avait jeté du verre pilé dans sa soupe.
Le post-scriptum de la lettre ajoutait que le déserteur n’avait pas été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui est au coin de la mairie.
Le bruit courait bel et bien qu’il avait fini empoisonné, mais c’était un si pauvre malheureux qu’on le jeta tranquillement dans la fosse.
« Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s’ils ont avalé des boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de Mme la marquise, ça serait encore un bel embarras ! »
Louaisot rit de cela, mais il dit :
– Ce Joseph Huroux va bien ! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans ça il m’abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me revient.
Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout d’un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s’écria en même temps :
– Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela ! Voici la fillette qui est marchande de plaisirs !
– Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.
À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec d’autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la mère annonçât déjà quelque gêne, – et jolie ! mais jolie à croquer ! Le regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps :
– Elles sont deux !
Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Louaisot s’arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s’approcha aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui dit :
– Comment que ça va, Fanchette ?
L’enfant le regarda en riant :
– C’est donc que vous êtes aussi de là-bas par chais nous ? demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.
Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu’un lui servait de père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d’autres pratiques en chantant.
– Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir !
Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres.
– Est-ce que c’est encore un souper pour l’affaire cette rencontre-là ? demandai-je.
Il me répondit :
– Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me répondit-il.
Les circonstances qui entourèrent l’événement dont je vais parler n’étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les fit naître, car j’affirme seulement ce que je sais. – Mais ce qui est bien certain c’est qu’il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de son cerveau où étaient les provisions à l’usage de l’affaire.
Et qu’un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison diabolique dont Paris n’a vu que les apparences et que tout le monde connaît sous le nom de l’Affaire des ciseaux.
J’aurai à revenir, dans un autre récit, sur l’assassinat du jeune M. Albert de Rochecotte.
Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que la santé de M. de Chambray déclinait.
Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne désignait point clairement la nature.
Moi qui n’étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j’aurais pu aider le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre une existence pleine d’humiliations, de désappointements, et de douleurs.
La maladie de M. le marquis s’appelait le chagrin. Louaisot, en lui révélant le funeste secret d’Olympe, l’avait frappé au cœur. Et cette blessure, la froideur d’Olympe l’avait envenimée au lieu de la guérir.
M. le marquis aimait sa femme à l’adoration, mais il la haïssait à la folie.
On meurt de cela.
Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.
Un dimanche du mois de novembre au matin, l’employé du télégraphe apporta la dépêche suivante :
« Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut s’occuper de rien. Arrivez. Signé : Louette. »
Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les lisais tout de même.
M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise. Pendant que j’y travaillais, il se promenait de long en large et je l’entendais qui pensait tout haut :
– Olympe a tout gâté ! Ce sera dur. Plus dur encore que l’histoire de l’enfant !
Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l’histoire de l’enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il m’avait demandé : Petiot, est-ce que je suis bien pâle ? Mais sa physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me dit :
– Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je t’emmène.
Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je n’aurais pas pu expliquer mon impression, mais j’avais idée qu’il allait se passer là-bas quelque chose de terrible.
– Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où il y a du danger.
– Qui t’a dit qu’il y aurait du danger ?
Sa voix menaçait. C’était rare. Je ne l’avais jamais vu bon, mais il ne se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta :
– Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent ?
– Pour ce qu’on me paye… murmurai-je.
Il s’approcha de moi et m’attrapa par le cou avant que je pusse me garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.
– Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j’ai l’intention de t’assurer une jolie aisance quand je vais être un homme riche. Je serai un homme très riche. J’ai de l’affection pour toi. Je suis une bête d’habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique. Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela… Et alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent trop ne peuvent plus rien dire.
Il me parlait posément, mais son œil m’aveuglait. Je me mis à grelotter convulsivement.
– N’aie donc pas peur ! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa ; et puis, je cause quelquefois tout seul : et puis ta Stéphanie bavardait dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël… tu sais ?
Je ne peux pas dire jusqu’où m’entraient ses yeux.
– Tu sais ? répéta-t-il. C’est dangereux de savoir… Et puis il se trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle tu es particulièrement propre. Tu m’entends : tout particulièrement. C’est-à-dire qu’il n’y en a pas six dans tout l’univers qui soient aussi propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres.
Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal.
– Tu n’es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu comprends tout ça parfaitement, j’en suis sûr. Voyons, sois sage, dis-moi : « Patron, je ferai tout ce que vous voudrez », sinon…
Il n’acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains – un peu.
Et il vous a des mains !
C’était la terreur qui m’empêchait de répondre, car je déclare que je n’avais pas la moindre idée de lui résister.
– As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d’un canard ?
– J’irai, j’irai ! m’écriai-je !
Car j’étais positivement certain qu’il allait m’assassiner Il lâcha prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue.
– À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition, c’est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus que toi, et ce sera excessivement curieux.
Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j’allais la fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu’il portait quand il était notaire à Méricourt.
Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt.
Je fus chargé d’aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne voulut pas entrer de jour.
Mme la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre ; Louaisot et elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d’un fourré.
Je faisais sentinelle.
Louaisot dit en commençant :
– Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C’est un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l’aimez comme une folle. Moi, je refoule un peu mes sentiments, c’est une nécessité de situation. Mais j’ai le cœur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille.
Olympe demanda d’une voix sourde :
– Que voulez-vous de moi ?
– D’abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.
– Il se meurt.
– Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l’autre. Savez-vous quelque chose du testament qu’il a fait ?
– Je ne sais rien.
– C’est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m’avez fait l’honneur de me le demander, ce que je veux de vous – il appuya fortement sur ces mots, – il faut de toute nécessité que je sache le contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux devoir, Mme la marquise. J’aurai l’avantage de vous revoir dans la soirée, ou dans la nuit.
Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre.
Elle n’avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux ans. C’était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste.
Aussitôt qu’elle fut partie, Louaisot me dit :
– Je n’ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une visite au gamin et à la bonne femme… Bonjour Louette, comment va ?
Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du sentier. Le patron m’ordonna de m’éloigner et de me remettre en faction. Cette fois, on causa tout bas et j’entendis seulement ça et là quelques paroles.
Louette dit :
– Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie n’avait pas pris les devants… Elle n’a plus de goût à rien. Je ne crois pas qu’elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et qui vraiment est un beau brin d’imbécile. Il n’y a que l’enfant, sans l’enfant, ce serait une morte.
Louaisot bâilla.
– J’ai des crampes d’estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe normande par maman. Dépêchons ! Le testament…
Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait :
–… Il a été nommé président du tribunal d’Yvetot. Il est venu voici quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter Mme la marquise…
– Et le marquis a répondu ? demanda Louaisot.
– Le marquis a gardé le silence.
– On n’a pas parlé du gamin ?
– Pas un mot.
– Le testament a-t-il été long à faire ?
–… M. Pouleux l’a emporté. Il est à l’étude j’en suis sûre.
– Nous ne dormirons pas beaucoup d’ici demain matin, ma bonne Louette !… Impossible qu’il passe la nuit.
– En route petiot !
C’était à moi que ce dernier ordre s’adressait.
Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas.
La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir. Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l’ancien : un costume qui ressemblait beaucoup à celui d’une paysanne.
Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu’il commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d’entrer, il avait ordonné qu’on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le prévenir que c’était fait, la bonne femme demanda :
– Où vas-tu donc si tard, garçon ?
– Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot.
Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit :
– Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.
Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.
Dès qu’il fut dehors, l’idée me vint de me sauver. J’aurais bien fait. Mais ma bourse était si plate ! Et puis, où aller dans ce pays ? À Paris, quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un autre monde.
À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage.
L’hiver me fit peur.
M. Louaisot revint comme il l’avait annoncé, entre huit et neuf heures du soir.
Il n’avait plus l’enfant.
Personne ne lui demanda ce qu’il en avait fait, parce que la bonne femme seule aurait eu ce droit, et qu’elle s’était endormie, sous le manteau de la cheminée.
Quand elle s’éveilla pour souper, c’était l’heure où le petit Lucien était couché depuis longtemps d’ordinaire.
Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s’inquiéta point de lui. Et ce fut tout.
Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C’était un vrai souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je connus une fois ce que c’est que de quitter la table avec un poids sur l’estomac.
Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à fumer. Je prenais une espèce d’importance.
Il était agité, inquiet.
Il avait absolument besoin de parler à quelqu’un.
– Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d’épouser cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux ? Elle bambane comme un canard en marchant, mais tu n’es pas le plus bel homme de ton siècle, dis donc ! Eh bien, c’est possible que, sous trois ou quatre mois d’ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux de la main.
J’essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je ne pus pas. J’avais sur la poitrine un poids qui m’étouffait, – indépendamment même de mon premier souper de Gargantua. Le patron ne parlait point de se coucher. Qu’allions-nous faire cette nuit ? Au moment où onze heures sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva brusquement, rabattit son gilet, remonta son col et donna le coup de doigt à ses lunettes.
Chacun a sa façon de « retrousser ses manches ».
– En avant marche ! dit-il, c’est l’instant, c’est le moment ! le spectacle va commencer !
Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse microscopique qu’il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes.
Maman Louaisot habitait l’ancienne maison de campagne de la famille, située à quelque distance du bourg.
L’étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la mairie.
Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.
La nuit était très noire. Il n’y avait pas une seule fenêtre éclairée dans tout le village.
Comme nous passions au bout de l’avenue de Chambray, nous vîmes au contraire des lumières briller à la façade du château.
Louaisot pressa le pas, mais il s’arrêta tout à coup en me faisant signe de l’imiter : on courait précipitamment sur les feuilles sèches de l’avenue.
C’était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée.
– Où vas-tu ? lui demanda M. Louaisot.
– Jésus Dieu ! Jésus Dieu ! fit la chambrière, quelle nuit !
– Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille ?
– Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts.
Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu’elle était. Louaisot l’arrêta par le bras.
– Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château.
– Et que dirai-je à Mme la marquise ?
– Tu lui diras que tu m’as rencontré et que je t’ai dit : il n’est pas temps encore d’amener le vicaire.
– Mais il est mort ! s’écria Louette, faisant effort pour se dégager, vous ne me comprenez donc pas : il est mort ! mort !
Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en baissant la voix :
– Vous savez bien qu’on fera ce que vous voulez !
Louaisot l’attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler tout bas.
C’était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit, je devais avoir sa confidence toute entière.
Pour mon malheur, il le fallait bien. J’étais un outil. Le voleur ne peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure.
J’étais la clef cette nuit.
Louette était une fille forte qui ne s’épouvantait de rien, sauf de la mort.
Mais l’idée de la mort la tenait à la gorge.
– Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l’a trouvé sur son séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant, des choses invisibles… C’est la fin cela, vous savez bien : quand ils ramassent leurs draps, c’est pour se raccrocher à quelque chose. Que Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là !
Madame lui a donné sa potion et l’a recouché plus tranquille. Puis elle s’est assise à sa place.
Le grolet[2] a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en même temps. Il n’y voyait plus rien depuis le midi.
On ne pouvait pas savoir s’il avait perdu la parole, car voilà bien huit jours qu’il n’avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa confession.
À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son séant et il a parlé.
Ça peut-il s’appeler parler ? Jésus Dieu ! ce que c’est que de nous ! J’ai vu cet homme-là si vivant ! J’ai compris qu’il demandait le grand tiroir où il mettait ses médailles. J’ai couru le chercher. Il n’a pas vu. J’ai dit : « Voilà le médailler. » Il n’a pas entendu.
Il a pris ses draps à poignées.
Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d’un pied de l’oreiller ; alors il a dit presque avec sa voix de vivant : « – Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire ! »
Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin deux fois.
– Et bonsoir ! il n’y avait plus personne ? interrompit Louaisot qui avait donné des marques d’impatience pendant le récit. Louette se détourna pour faire un signe de croix.
– Que Dieu ait pitié de nous à notre heure ! répéta-t-elle.
– Mais d’ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre ouvrage comme de jolis enfants. Tu n’as qu’à retourner à la maison. J’espère que Mme la marquise sera sage. Si elle n’est pas sage, tu lui diras que j’ai fait une petite course en carriole avec l’enfant, ce soir… Un joli petit gars, ma parole !
– Et où l’avez-vous mené ?
– Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n’est plus à Méricourt.
– Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l’enfant coucherait au château demain soir !
– Ça dépendra d’elle. Dans une heure d’ici, j’aurai fait une fière besogne. Je verrai Mme la marquise dans une heure. Qu’elle m’attende. Va.
Louette remonta l’avenue.
Je n’étais pas sans me douter de l’endroit où nous allions, car j’avais reconnu le trousseau de clefs : nous étions sur le chemin de l’étude.
Mais au lieu d’y arriver par-devant, du côté de la place de l’Église où sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le jardin et dit :
– C’est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers ! Et il haussa les épaules avec une véritable colère.
Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya.
– Loup ! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin !
Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint se frotter contre Louaisot en remuant la queue.
– Je n’y avais pas pensé, tout de même ! dit-il, si l’animal avait été remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse ?
Il caressa le chien et passa.
Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l’étude.
Je reconnus l’odeur de renfermé qui emplissait d’un bout de l’année à l’autre cette grande pièce poudreuse où j’avais passé des heures si tristes. Le portrait de M. Louaisot l’ancien, œuvre d’une cliente qui avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la place d’honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la lumière.
Car aussitôt entré, il fit comme chez lui.
Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher étaient de l’autre côté de la maison.
Quant à la lumière, les volets bien clos de l’étude la mettaient à l’abri de tous regards venant du dehors.
Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit :
– Salut, papa. C’est cette nuit qu’on va voir lequel de nous deux avait raison pour la mécanique.
Nous connaissions les êtres de l’étude. Sur l’ordre du patron, j’atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et fouillé. Nous n’y trouvâmes pas l’ombre d’un testament.
– Je m’en doutais fit Louaisot. C’est trop récent. La pièce est encore dans le tiroir de Pouleux.
Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que l’impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire et introduisit la sixième clef dans la serrure d’un tiroir. Elle entra franc, – mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent.
– Gredin de sort ! s’écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage : l’imbécile a changé la serrure ! Ce n’était pourtant pas la plus grande preuve de sottise que pût donner ce Pouleux.
Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas. Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple apprenti.
Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l’heure que ce n’était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante pas d’être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder autour de moi.
– Sous la pomme !… dis-je.
Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils.
Les yeux du patron ne firent qu’effleurer la pomme. Il se précipita sur moi, il m’enleva dans ses bras et me serra sur son cœur.
Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large enveloppe scellée de trois cachets : celui du centre aux armes de Chambray, ceux des côtés au timbre de l’étude.
Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d’outils de serrurier.
C’était un nécessaire de décacheteur. Louaisot prétendait l’avoir acquis d’un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé dans le septième dessous de l’hôtel des postes, cet autre que les républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux républiques avec la même juste raison.
La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se faire tuer !
Il y avait dans cette trousse tout ce qu’il fallait pour faire l’autopsie d’une enveloppe et recoudre le cadavre.
En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres, eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra l’enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.
Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, Mme la marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry, fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de Chambray à la mode de Bretagne.
Il spécifiait « que les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses véritables héritiers, les collatéraux ».
Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry, c’était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte d’abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages : les millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de la tontine.
La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses œuvres vives.
Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout ; quand il eut replacé l’enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me regardant.
– Hein ! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après l’arrivée du vicaire ! On n’éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut. Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain matin ta fortune sera faite.
Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l’étude dans l’état exact où nous l’avions trouvée.
Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l’horloge de la paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d’une demi-heure. Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort.
Ici, et pour la première fois, je cesse d’être un témoin ayant vu de ses propres yeux, entendu de ses propres oreilles.
La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise Olympe et Louaisot.
Je la raconte sommairement, d’après ce que je sus par Louaisot lui-même que son émotion et l’extrême besoin qu’il avait de moi rendaient communicatif, cette nuit.
Le défunt était sur son lit, la tête couverte d’une mousseline.
Olympe restait assise à la place qu’elle avait tenue fidèlement pendant la maladie.
En entrant, Louaisot lui dit :
– Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament : ceci entre nous, car je me suis passé de l’aide de M. Pouleux. Vous et votre fils, vous êtes déshérités.
La marquise resta froide. Louaisot ajouta :
– Chère Madame, je ne veux pas que cela soit.
– Et comment pourrez-vous l’empêcher maintenant ? demanda Olympe.
– Maintenant ? répéta Louaisot. Vous voulez dire : Maintenant qu’il est mort, je suppose ?
Elle répondit oui d’un signe de tête.
– Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n’est pas pour le roi de Prusse que j’ai empêché le vicaire de venir.
Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l’horreur.
– Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est là ne m’avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se serait passé autrement. D’abord, je vous aurais guidée de mes conseils, et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire prendre en grippe par un si excellent mari ! Mais ne parlons point du passé. Ce qui est fait est fait. Il s’agit uniquement de faire autre chose – à côté – qui nous remette dans la très bonne position où nous étions avant ce scélérat de testament.
– Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait.
– Je n’ai pas besoin de m’expliquer, répartit le patron. Je vous demande seulement de quitter cette chambre et de m’y laisser libre pendant une heure ou deux.
Olympe frissonna.
– Vous allez commettre un sacrilège ! balbutia-t-elle.
– Je vais commettre ce que je voudrai. J’ai mon plan établi, ma route tracée, un obstacle la barre, je l’écarte.
Olympe demeurait immobile.
– Qu’avez-vous fait de mon fils ? demanda-t-elle avec des larmes dans la voix.
– Vous le saurez demain matin, si vous m’obéissez tant que durera cette nuit.
– Et qu’aurai-je à faire ?
– Rien.
– Et si je ne vous obéissais pas ?
– Le petit Lucien est frais comme une rose. C’est pitié de voir comme ces chérubins sont emportés par le croup…
– Jacques ! fit la marquise qui se leva toute droite, l’éclair de la haine dans les yeux, vous venez de l’enfer !
– Non pas ! je viens de la rue Vivienne où j’ai monté un établissement utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon fils soit riche, Mme la marquise, je veux que vous soyez riche, et je veux être riche. C’est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux, ensemble, tous les trois !
Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.
– Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le seuil, j’ai peur de vous. Mais si jamais j’ai la main sur vous, ne me demandez pas pitié !
Louaisot salua et sourit.
– Feu Mlle Rachel, de la Comédie-Française, n’aurait pas mieux piqué cette menace ! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne pas vous coucher. J’aurai absolument besoin de vous dans une heure.
Louette vint me chercher dans la cuisine où j’attendais en cassant une croûte. On me comblait, cette nuit-là.
À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.
Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au chiffre du défunt.
– Allons ! allons ! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là ? Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor. Il faut de l’avoine aux bons chevaux.
Louette apporta de l’eau-de-vie et voulut se retirer.
Ce n’était pas le compte du patron qui lui dit :
– Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi ! Nous jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas qu’on raisonne !
Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille.
Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu’il ne lui en coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi :
– Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C’est la fortune de Mlle Olympe et de l’enfant. J’appartiens à Mlle Olympe.
Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.
Louaisot lui envoya un baiser et demanda :
– Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier domestique ?
– Au moins une heure.
– C’est bien, tout le monde ronfle. Travaillons !
Je suis un pauvre misérable. Je n’ai pas reçu d’éducation. Je n’ai pas connu mon père ; c’est à peine si ma mère m’a dit, quand j’étais tout enfant : ceci est bien ou ceci est mal.
J’ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire campagnard où personne n’avait ni foi ni loi. Le père était un coquin prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne connais pas d’être qui ait été plus cruellement abandonné que moi.
Et pourtant, si le patron m’avait dit tout de suite à quel rôle il me destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la profanation allait être poussée jusqu’à l’incroyable, j’aurais tendu mon front au canon de son revolver.
Mais il se garda bien d’expliquer son plan tout de suite. Cela vint petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l’eau-de-vie.
D’abord, on ne parla que de changer les draps du mort.
Pourquoi ? Louette s’en doutait peut-être, moi je ne devinais pas.
On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha.
Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie.
Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l’état de peaussier.
L’ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la table.
Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l’échancrure fût à la tête du lit.
Le traversin et l’oreiller étant aussi replacés, l’échancrure laissait un trou dépassant l’oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion correspondante.
Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute des reins et remontait jusqu’au dessus de la nuque.
Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu par-dessous à l’aide d’une planchette pour qu’il ne s’infléchît pas au milieu sous le poids d’une tête.
Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du trou, celle de droite plus large que celle de gauche.
Puis on reprit haleine.
Louette dit en caressant un verre de cognac :
– Si le diable veut savoir son métier, il n’a qu’à venir ici à l’école !
Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le cœur me manquait. Commençais-je à comprendre ? En vérité, je ne sais.
Mais était-il besoin de comprendre ? je m’en fiais au patron pour être sûr qu’il s’agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme une charade.
En tous cas, si je ne comprenais point encore, l’intelligence n’allait pas tarder à me venir.
– Les fers au feu ! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce traversin, Louette. Ce n’était que pour essayer ; toi, petiot, apporte la boite aux outils.
Louette avait monté une boite de menuisier en même temps que l’eau-de-vie.
– Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir comment on saborde un lit d’ébène de mille écus sans le faire crier. Belle pièce, parole d’honneur ! et curieuse ! Ce vieux marquis-là va bien manquer à nos marchands de bric-à-brac !
Je tenais la boite. Il pratiqua d’abord au ciseau et au marteau un trou carré, juste assez large pour laisser passer la lame d’une scie à main. Et tout en coignant il disait :
– Ceux qui s’éveilleront croiront qu’on cloue déjà le cercueil. Minute ! nous n’y sommes pas encore, mes mignons ! M. le marquis a encore quelque chose à faire ici-bas.
Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une précision qu’un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout excepté au Bien.
En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d’heure, une large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit, immédiatement au-dessous de la place où s’appuyait l’oreiller. Il me demanda en retirant le carré d’ébène qui était net comme un dessus de table.
– Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là ? Oh ! pour le coup je compris.
Et tout mon sang se figea dans mes veines :
– Moi ! là ! balbutiai-je.
– Est-ce que tu n’auras pas assez de place ?
– Mais je serai sous le corps !
– Juste, c’est ce qu’il faut.
Je me laissai aller sur un siège.
Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux.
Cela me transporta de fureur.
– Par le nom de Dieu ! m’écriai-je, vous avez raison de rire ! Je suis un lâche ! Eh bien ! frayeur pour frayeur, j’aime mieux avoir la tête écrasée que d’entrer là-dedans quand le mort y sera ! Tuez-moi, patron, je ne vous obéirai pas !
Il me pinça la joue avec bonté.
– Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d’un bambin, que nous serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu’il ne pourra rien t’arriver du tout. Parbleu ! il y aura de la société assez, va ! Que diable veux-tu que le mort te fasse ? Voyons, nous n’avons pas le temps de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu’il faut pour manœuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en élargissant le trou, mais d’abord, j’ai mon rôle aussi dans la comédie, et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être complice ou avaler ta langue.
Il prit un verre d’eau-de-vie d’une main et son revolver de l’autre.
Si j’avais réfléchi, j’aurais bien pensé qu’il ne pouvait s’exposer à réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de la nuit. Mais il m’aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le criaient.
J’eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d’un pauvre petit malheureux. L’image de Stéphanie passa devant moi… ; enfin pas tant de paroles ! J’eus peur. Et je bus le verre d’eau-de-vie.
Boire, c’était accepter le rôle qu’on m’imposait. Le patron fit disparaître son revolver et me dit :
– Voilà un garçon raisonnable !
On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J’entrai dans le trou où j’étais à l’aise.
Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s’appuya sous la planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras – et sa tête aussi, avec ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d’après la disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté gauche et le tourner vers la ruelle.
On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu’on pouvait faire mieux.
Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main droite qui entra dans la manche de la chemise.
– Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c’est vrai, mais qu’importe ? Dans l’état où est le pauvre monsieur, on n’a pas une belle écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D’ailleurs, je te tiendrai la main… Sors de là, petiot, tu n’as pas besoin de te fatiguer d’avance.
Si j’avais de l’imagination, j’aurais arrangé toute cette histoire-là, et je n’aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu’en suivant l’ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.
Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et nous entendîmes quelqu’un qui appelait Louette d’une voix faible.
Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba.
Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient.
– Jésus Seigneur ! fit-elle, notre monsieur a parlé !
Moi, je me doutais bien que c’était le patron, mais la voix était si miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du marquis que tout mon corps n’était qu’un frisson.
Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque et qu’il avait payée un billet de mille francs.
Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes.
C’était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d’un pas vénérable et nous demanda :
– Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse ?
– Le diable ! dit Louette. Le diable en personne ! À quel métier pourra-t-on faire pénitence après tout ça !
– Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer mon petit bout de rôle… Quelle heure avons-nous ? La pendule marquait deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que nous étions au travail.
– Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne fait pas jour avant sept heures. Voyons ! avant de lever le rideau, une dernière fois, Louette, ma commère, tu n’avais dit à personne au château que ton maître avait passé ?
– Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère, répondit Louette.
– Et tu es bien sûre de n’avoir rencontré personne en chemin ?
– Personne que vous.
– Nous sommes des bons ! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi, petiot, à ton poste !
Quand Mme la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari. Louaisot était debout auprès du lit.
Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l’affirme, au point de tromper sa propre mère, si elle l’eût vu costumé ainsi.
Olympe dit dès le seuil :
– M. Louaisot, qu’est-ce que c’est que cette farce infâme ?
– Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions. Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe. Il est bon de pouvoir se dire plus tard : Je n’ai rien négligé !
– Si j’ai commis une faute… commença Olympe.
– La voilà réparée ! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris est arrivé à temps, Dieu merci ! M. le marquis de Chambray n’est pas mort !
La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère, mais Louette lui dit tout bas :
– C’est pour votre bien… et songez à l’enfant !
– Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés à l’instant même pour assister à la cérémonie…
– Et vous avez cru que je me prêterais à cela ! s’écria Olympe qui repoussa Louette loin d’elle.
– Oui, Madame, j’en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l’a promis de votre part.
Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit :
– Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à l’instant même aussi ; qu’on le fasse lever de force s’il est besoin, qu’on l’arrache de son lit. La mort n’attend pas et M. le marquis est bien malade ! Il m’a confié son désir de changer quelque chose à l’acte authentique qui contient ses dispositions dernières.
La poitrine d’Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune résistance.
– Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence, les ordres de Mme la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais obligé, ma bonne fille, de m’apporter une légère collation ; n’importe quoi : de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l’âge, figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.
Louette sortit et revint l’instant d’après avec un plateau.
Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu’elle avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise, Louaisot et moi.
Du fond de mon trou, j’entendais la marquise, sangloter et Louaisot manger.
Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux ruminants et aux bonnes consciences.
Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui.
Elle connaissait bien son Louaisot : elle n’essaya ni menaces ni prières.
Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés, inquiets – surtout curieux.
Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin de son réveillon.
Il se tenait debout au chevet de son malade. Les bonnes gens le regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit : « Vous verrez un médecin de Paris ! »
Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux gens de la ferme ils s’agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant :
– Il est comme s’il était déjà un défunt !
Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d’une voix basse, mais intelligible :
– M. le marquis, sentez-vous l’effet de votre potion ?
Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui dit :
– Ça a l’air d’un bon sorcier tout de même, ce vieux-là.
Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d’une fournée de paysans qu’on avait réveillés en route.
Dans la campagne normande, l’agonie d’un être humain est un irrésistible attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants du service qu’on leur avait rendu en les amenant.
Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l’air d’importance que lui donnait sa position sociale et vint s’aplatir devant le fauteuil de la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas.
– C’est donc bien pressé ? demanda-t-il.
Olympe le regarda d’un œil égaré et resta muette. Me Pouleux se retourna du côté du lit et dit :
– Eh bien ! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine…
Il s’arrêta bouche béante parce qu’il venait de rencontrer l’œil vitreux du cadavre.
Les notaires sont comme les prêtres et les médecins : ils connaissent intimement la mort.
– Mais… mais… mais… fit-il par trois fois.
Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.
– Oh ! allez, il bouge encore bien !
Le médecin de Paris s’était incliné jusqu’à mettre son oreille sur la bouche du mort. En se relevant il dit :
– M. le marquis demande qu’on éloigne un peu les lumières. Et la tête de M. le marquis remua en signe d’assentiment.
– Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.
La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il la prenait je ne sais où dans sa tête. C’était la voix que les ténors ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une serviette de cuir.
– Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir ?
– Me Pouleux ! appela en ce moment le marquis.
Ce fut un son très faible, mais on l’entendit de toutes les extrémités de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.
Le notaire s’était vivement retourné.
Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris.
Celui-ci prit aussitôt la parole.
– Mme la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de prostration qui doit inquiéter. Quand on m’a montré pour la première fois le malade, j’ai cru qu’il était trop tard, mais le spasme a cédé à une médication énergique.
– Puis-je demander le nom de M. le docteur ? interrogea timidement Pouleux.
– Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à Belleville. C’est un établissement qui jouit de quelque notoriété.
– J’en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d’un air aimable.
Le médecin de Paris rendit le salut et reprit.
– Au lieu et place de Mme la marquise, dont la santé personnelle va nécessiter tout à l’heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce qui a nécessité l’envoi d’un message à M. le notaire ? Est-ce légal ?
– Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah ! je crois bien ! Pourquoi pas ?
– D’ailleurs poursuivit le médecin, Mme la marquise pourra me rectifier si ma mémoire s’égare. Et il y avait en outre ici une servante… je ne la vois plus.
– Si fait présent ! dit Louette en masculin.
– Très bien. Voici donc les faits : Aussitôt que M. le marquis de Chambray a repris connaissance, c’était il y a une heure environ, il a regardé tout autour de lui, disant – si on peut appeler cela dire, – murmurant plutôt :
– Ai-je rêvé que j’ai fait mon testament ?
Je ne pouvais pas répondre, puisque je l’ignorais. D’un autre côté, Mme la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez. C’est la servante qui a répondu :
– Vous n’avez pas rêvé M. le marquis ; vous avez fait votre testament.
Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle.
– Ça y est ! fit Louette.
– Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la vérité.
– Quant à ça, c’est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là ! Avant de poursuivre, le médecin tâta le pouls du malade, – c’est-à-dire mon propre pouls, à moi, J.-B-. M. Calvaire.
– Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque normale. Voyez ! On ne voyait qu’un coin de mon poignet, ma main était sous la couverture.
Pouleux me tâta le pouls d’un air entendu.
– Quel pauvre poignet maigre ! chuchotait l’assistance. Lui qui était si bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux plats.
– Ma parole, ma parole ! s’écria Pouleux, ça bat encore assez raide !
– Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je ? à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d’avoir fait un testament paraissait préoccuper M. le marquis excessivement ; je dirai presque jusqu’à l’angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui demandai s’il voulait du papier, une plume et de l’encre. Il secoua la tête. Alors je songeai au notaire…
– Il faut toujours en venir là ! dit Pouleux. Pensez-vous qu’on puisse adresser une question au malade ?
– Attendez !
Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.
Il trempa le pinceau dans la fiole après l’avoir secoué énergiquement et promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade.
Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s’écarquiller.
Pouleux cligna de l’œil en regardant l’assistance.
Toute sa physionomie disait :
– Les docteurs de Paris sont comme ça !
– Interrogez ! dit alors le médecin.
En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l’ombre.
– Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J’ai le testament avec moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose ? Le mot codicille partit comme une explosion faible et sourde. On voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu’elle allait parler.
Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son fauteuil.
Il y a des mots qui chantent dans l’oreille des notaires. Du moment que le mot codicille eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et n’entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume dans l’écritoire.
– Permettez ! dit le médecin de Paris, Mme la marquise vient de faire un mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je marche ici à l’aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le testament qu’il est question de changer était-il en faveur de Mme la marquise…
– Mais du tout ! mais du tout ! interrompit Pouleux. Au contraire ! y sommes-nous ?
Le docteur renouvela la scène du pinceau. L’assistance était positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux. De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n’avait pénétré dans la chambre d’un marquis à l’heure où il testait. Et ici tout le monde y était. Liesse !
– Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau, remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l’ombre. Il y eut un silence.
– Il ne peut pas ! Il ne peut pas ! disaient les bons Cauchois dont le cœur battait.
– La paix ! fit le notaire. Eh bien ! M. le marquis… un peu de courage !
– Je donne… et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade, tout… tout… à ma femme… et à mon fils. Un immense soupir souleva les poitrines.
– La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger.
La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d’une petite voix aigrelette qu’il avait, la formule qui précède le codicille, puis le codicille lui-même, ainsi conçu : « … A déclaré donner et léguer par le présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens meubles et immeubles. »
– Est-ce bien cela ? demanda Pouleux.
M. de Chambray ne répondit pas.
– Diable ! fit le notaire, s’il est parti, ce sera comme on dit, de la bouillie pour les chats !
– Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis ? demanda le docteur à son tour.
Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de retenir leur respiration, – et tous obéirent.
La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse la raison. Il eût suffi d’une main qui eût frôlé le cadavre par hasard pour faire écrouler tout l’échafaudage de ses supercheries… Oui, nous pouvons croire cela. – Mais je parie bien qu’à cette botte-là ou à toute autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu’il en soit, il dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la chambre :
– M. le marquis est las. Il demande qu’on ajoute après « biens, meubles et immeubles » les mots « présents et à venir ».
Pouleux sourit finement.
– Ça n’a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu’il veut dire… C’est la Tontine… et, de fait, ils ne sont plus que deux. Vincent Malouais est décédé hier… On va mettre la chose puisqu’il le désire. Mais pourra-t-il signer, seulement ?
– Je l’espère, répondit le médecin.
Ce galant homme avait tressailli visiblement à l’annonce du décès de Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu.
Il demanda, en se penchant au-dessus du malade :
– M. le marquis, voulez-vous signer ?
M. le marquis remua la tête affirmativement.
Il n’y eut pas dans la salle une seule paire d’yeux qui ne le vit.
Le clerc se leva de son tabouret.
C’était ici l’instant critique.
L’assistance n’était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de « notre monsieur » qui devait être si maigre !
Jamais les cœurs simples qui étaient là rassemblés ne s’étaient tant amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux veillées.
C’était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet que les cœurs simples appelaient déjà « la bouteille à la malice ».
Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là.
Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d’argent pour faire venir de Paris un médecin pareil !
Le célèbre docteur arrêta le clerc d’un geste et opéra sa mise en scène du blaireau avec un redoublement de gravité.
Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua.
Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal : la main remua comme si elle allait sortir de dessous la couverture.
Néanmoins le docteur fut obligé d’aider un peu.
On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en ce temps-là comme aujourd’hui, je n’avais que la peau et les os.
– Elle est déjà grise ! dit-on tout bas. Lui qui l’avait si blanchette !
Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils la trouvaient rapetissée. Ils disaient :
– Ce que c’est que la fin d’un quelqu’un !
Telle qu’elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l’encre.
Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille.
Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc agenouillé tint juste sous le poignet du malade.
Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond ! Toutes les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s’écarquillaient.
La main se « mit en mouvance » pour employer l’expression d’une ménagère qui n’aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre.
J’étais plus mort que vif au fond de mon trou ; mais quand le docteur eût dit : « Signez, M. le marquis », je fis aller mes doigts du mieux que je pus, – puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je laissai aller la plume.
Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale : on rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir.
Pour voir cette signature qui venait presque de l’autre monde !
Il n’y avait pas à espérer qu’elle ressemblât beaucoup à celle du marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête n’avait pu quitter l’oreiller.
Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d’un chat.
Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître, surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant ses bésicles en amateur, déclara qu’il y avait « quelque chose ».
Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère.
– Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu’elle soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et ce sera l’opinion de M. le marquis, qu’un acte de notoriété soit dressé pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas d’affirmer par écrit ce qu’ils ont vu.
– Ah ! dame non ! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je sons des vrais témoins pour du coup ! Me Pouleux ne put faire d’objection, c’était un article de plus à ajouter à son mémoire.
Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule, Mme la marquise repoussa l’acte en détournant la tête.
– Êtes-vous satisfait, M. le marquis ? demanda le célèbre docteur.
M. de Chambray remua la tête.
Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son visage vers la ruelle, comme s’il eût donné congé à tous ceux qui étaient là. La foule s’écoula lentement et silencieusement, mais elle retrouva la voix dans l’escalier qui retentit d’exclamations normandes. Ah ! dame ! Ah ! dame ! on n’espérait pas se divertir davantage, même à l’enterrement de « Notre Monsieur ! »
Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le plaisir qu’ils avaient eu à faire sa connaissance.
Nous restâmes seuls, Mme la marquise, Louaisot, Louette et moi.
J’étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement abêti par l’excès de ma terreur.
Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui était parmi les assistants.
Pendant toute la cérémonie – qui avait duré trois heures d’horloge ! – Mme la marquise était restée morne comme une pierre. Louette avait les joues défaites et les yeux creux comme après un mois de maladie.
Pour n’avoir point changé, il n’y avait que le patron et le mort. M. Louaisot était frais comme une rose.
– Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché ! J’avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans mon œil qui disait : « Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et la mort de votre Lucien ! » Le jeune, s’entend, car le grand dadais du même nom vient d’être nommé substitut à Yvetot, et je ne l’ai pas si complètement sous ma coupe…, mais il y viendra… Dites donc, je grignoterais bien quelque chose, vous autres !
Louette sortit.
Le patron me prit l’oreille amicalement.
– Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe ! On fera quelque chose de toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul aurait pu s’asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de codicilles. Mais une autre fois mieux.
Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas. Rien ne diminuait jamais son implacable appétit.
– Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi sans vous casser les reins à vous-mêmes ; j’ai mis un très grand soin à tout cela : je suis l’homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal attaché peut faire tomber toute une charpente.
Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la serrure. Il ouvrit en disant :
– Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous n’êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent toujours le tiroir où est l’argent.
– Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas un centime de plus. J’ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque temps pour m’occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là y vont trop bon jeu, trop bon argent ! Peste ! Vincent Malouais mort, il n’en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux nous mange notre oncle Jean, dites donc ! Nous ne sommes pas les héritiers de Joseph Huroux !
Il fit sonner des pièces d’or dans le creux de sa main.
– Avance ! me dit-il.
J’étais incapable de lui désobéir en face. Je m’approchai.
– Je t’avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d’appointements de cinq francs par mois… Tiens donc !
Il frappa du pied parce que j’hésitais. Je pris les cinq louis, et je les mis dans ma poche.
– Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière ? demanda Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.
Louaisot referma le secrétaire.
– Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de tabac. Louette l’appela coquin. Il éleva un billet de mille francs au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l’avoir. Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.
– Chère Madame, dit-il d’un ton sec, si vous êtes bien sage, dans quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes sentiments pour vous, mais vous voilà veuve…
Il porta la main d’Olympe jusqu’à un pouce de ses lèvres.
Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées.
S’il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l’autre…
Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme.
En chemin je m’enfuis et jamais depuis lors, il ne m’a revu.
Mais j’ai le privilège de ceux qui sont tout petits : il m’arrive parfois de voir ceux qui ne me voient pas.
Moi, j’ai revu M. Louaisot.
Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n’avais plus le patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques faits et quelques observations utiles.
J’ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat.
Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent Malouais, lui est étrangère.
Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l’hôpital général de Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs :
Il avait la morve du cheval.
En sa qualité d’ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant, il couchait souvent dans des écuries de village.
Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et environnées d’un cercle gangréneux.
Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval.
Un interne de l’hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme celles que produit la lancette du médecin qui vaccine…
Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de craindre pour son vieux Jean Rochecotte.
D’autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors parfaitement en règle.
Le codicille établissait à chaux et à sable la position de Mme la marquise et de son fils.
Or, dans l’idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille, composée de lui-même, d’Olympe et du petit Lucien.
Et je suis bien loin de dire qu’il n’en arrivera pas à réaliser ce plan.
Il a exécuté, Dieu merci ! des tours de force bien plus difficiles.
Il est l’Encyclopédie vivante de la science scélérate.
C’est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime !
L’affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis incapable d’exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet homme-là que rien n’arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai le courage de fuir.
Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d’abord Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d’un coup de couteau, soit à l’aide d’une pilule, déchirer sa toile d’araignée en envoyant le vieux Rochecotte dans l’autre monde.
Jean Huroux aurait été alors le dernier vivant, et adieu paniers ! la vendange était faite.
Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu’il fallait garder précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait hériter.
En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait :
1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M. Albert qui venait de perdre son père.
2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes : le baron, la baronne et Jeanne.
Le baron achevait sa vie dans l’ornière où il l’avait versée. La baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait pas, selon l’apparence, fournir une bien longue carrière. – Mais Jeanne était toute brillante de jeunesse et de santé.
Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa passion, deux personnes qu’il faut bien faire entrer en ligne de compte pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme :
La marquise Olympe qu’il tenait par l’enfant, mais dont la fière nature était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même Olympe conservait au fond de son cœur un amour entêté et – selon M. Louaisot – absolument inexplicable.
Moi, telle n’est pas mon opinion. Je comprends très bien l’obstination d’une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement beau, noble d’intelligence, grand de cœur et n’ayant contre lui qu’une candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais caresser au contraire ce qu’il y a de tendre dans l’imagination d’une femme.
Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m’aide : Mme la marquise de Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son cœur aller vers ce rêve d’amour pur qui, pour elle, s’appelait Lucien Thibaut…
Quoi qu’il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l’affaire.
Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui gênaient la mécanique de M. Louaisot.
Mais en même temps, comme le fils d’Olympe lui-même, il pouvait être utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée.
Aussi Louaisot, donnant les cartes d’une main sûre, a servi parfois des atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l’aveuglette.
Et maintenant que penser d’Olympe, ce miraculeux trésor de beauté ? Faut-il la plaindre comme une martyre ? Faut-il l’exécrer comme la principale complice du bourreau ?
Voilà qui passe un peu ma philosophie.
Il y a de ceci et de cela dans son fait.
Louaisot reçut un jour des mains de Mme Barnod mourante, cette enfant chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe.
Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit.
J’ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance.
Louaisot était le maître, Olympe était l’élève.
Élève qui combattait, c’est vrai, les tendances empoisonnées de son professeur, mais qui ne refusait pas d’apprendre de lui cette escrime dont on se sert pour parer les coups du monde.
Du monde qu’on lui avait représenté comme une immense caverne de brigands.
Olympe possédait des talents qui salissent. Je n’en citerai qu’un : Olympe avait plusieurs écritures ; j’ai vu de ses lettres tracées de la main gauche…
Cette éducation diabolique devait porter ses fruits.
Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer sa rivale, profita d’un crime commis et commit un autre crime, plus grand peut-être : elle favorisa l’erreur des juges dans une cause où il s’agissait de vie ou de mort.
Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal assassinat !
S’arrête-t-on dans cette voie ?
On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.
Mais elle ne s’est pas encore arrêtée.
Il me reste à parler du fils d’Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette, avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que le procès-verbal de faits accomplis.
Deux mots seulement :
L’enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l’adolescence. C’est une charmante et douce créature qui aime son père jusqu’à l’adoration.
Son père, c’est Louaisot.
Quant à Fanchette, la sœur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu.
Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père.
Le baron l’aimait énormément, à ce qu’il disait, et l’abandonnait du meilleur de son cœur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et je ne pense pas qu’il l’inondât de morale au dessert.
Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C’était une intelligence assez remarquable. Elle s’était fait toute seule une manière d’éducation. Beaucoup plus tard, je l’ai vue dame un instant.
Et par l’apparence c’était une vraie dame.
M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été rapporté dans l’acte d’accusation :
« On n’épouse pas Fanchette. »
Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu’il faut relever et épouser. Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d’une jeune fille, c’est bien fait, M. le comte ! Je ne vous plains pas.
Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte la vit et l’aima.
La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l’imprudence de ce vieil étourneau de baron ? Je l’ignore…
Ce titre-là a l’air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire tout ce qu’il y aura dessous. C’est ici comme chez Nicolet, toujours de plus carabiné en plus carabiné ! Le mérite n’en est pas à moi, mais aux événements dont je suis le fidèle rapporteur.
Je n’ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m’empêcher de dire ceci : les histoires inventées par le hasard sont autrement originales que les rengaines prétendues habiles qu’on pipe en fouillant cette hotte creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape !
J’ai omis à dessein de parler d’une visite que le patron fit à la Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris. Je désirais ne mentionner cette circonstance qu’au moment voulu, crainte qu’elle ne fût oubliée par le lecteur.
On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et d’être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu’ici il avait son idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil : l’outil qui tue.
Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M. Louaisot ne le laissa pas traîner.
Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en Sicile.
Son père et sa mère étaient morts.
On l’appelait la Couronne. Voici pourquoi : elle s’évadait très souvent, malgré la surveillance spéciale dont on l’entourait, on peut même dire qu’elle s’évadait quand elle voulait, par suite d’un merveilleux don d’agilité qu’elle avait. On prétendait qu’elle était veuve d’un saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même.
Dès qu’elle était libre elle volait. Cela lui était d’autant plus facile qu’elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête.
Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu’elle arrangeait en couronnes pour les porter au cimetière, – non point sur une tombe aimée ou tout au moins connue d’avance, mais sur n’importe quelle tombe, pourvu que le gazon d’alentour recouvrit le corps d’un enfant.
C’était là sa folie. Elle disait qu’on lui avait pris son petit enfant pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de fleurs.
Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n’avez pas vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps donnait à ses mouvements une harmonie singulière.
Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l’ai vue plus d’une fois dans sa pose indolente et qu’un peintre eût voulu saisir, bercer le vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient comme un voile sur son visage reposé dans un rêve.
C’était son rêve qu’elle berçait en chantant sur un air lent et triste une chanson interminable qui commençait ainsi :
Le petit enfant
Sourit, dans ses langes,
C’est qu’il voit les anges. –
Le soleil couchant
À des yeux étranges…
Le petit enfant
Se plaît sur la terre
Auprès de sa mère. –
J’ai pleuré souvent
La nuit tout entière…
M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que n’étudiait-il pas ? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je n’étais pas beaucoup mieux monté qu’un singe ouistiti.
La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et finit par me la mener voir.
Je la trouvai telle que je l’ai décrite, assise sur l’herbe, dans le bosquet.
Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.
Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer.
Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela :
Le petit enfant
Aimait sa demeure,
Dans le ciel il pleure. –
L’écho lentement
A murmuré l’heure…
Tuer ! Cette pauvre créature ! Sa voix me remuait le cœur.
Une gardienne nous dit :
– Elle est bien tranquille aujourd’hui, mais hier elle a sauté de cette branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement qu’elle a manqué son élan et qu’elle est retombée de ce côté-ci du mur, car elle aurait porté l’argent des voisins au cimetière !
– Est-elle méchante ? demanda Louaisot.
– Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu’on voulait faire danser son petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa. Elle cherche toujours l’homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve jamais, gare à lui ! Vous ne savez pas comme elle est forte !
La Couronne berçait le vide et chantait :
Le petit enfant
À la tête ronde,
Souriante et blonde. –
L’eau coule en chantant
Sa chanson profonde…
Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre la Couronne elle-même.
– Il n’y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui montra le visiteur en disant :
– Le voilà ! celui qui a tué l’enfant !
La Couronne ne fit qu’une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une tigresse. Ah ! Ah ! vous ne l’auriez pas reconnue ! Le diable était dans ses yeux ! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup, mais les médecins disent qu’il n’en relèvera pas…
Le patron cligna de l’œil en me regardant. Simple histoire d’avoir raison en phrénologie.
– Elle a donc un petit cimetière à elle ? demanda-t-il.
– Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.
La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait vendu des petits pains si elle eût gardé, de l’autre côté du boulevard, les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu’il jeta sur les genoux de Laura.
Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin d’œil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.
Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux, vers l’une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit :
– Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c’est le bon Dieu qui lui envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.
Nous la suivîmes. La gardienne continuait.
– Ce n’est pas qu’elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant ; mais elle le craint parce qu’il a son enfant.
La Couronne s’arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre gazonné qu’elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate et une croix.
Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs, puis elle s’agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.
J’avais le cœur plein.
En rentrant chez nous, le patron me dit :
– Tout peut se placer, même cette bonne femme-là : la mécanique a une pièce de plus.
Quelques semaines après, je fus l’homme le plus étonné du monde en voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l’air aussi posé qu’une dame de charité.
Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit avec beaucoup de calme qu’elle était la Couronne, une folle de la Salpêtrière et qu’elle s’était évadée tout exprès pour venir trouver M. Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur l’homme qui avait tué son pauvre petit enfant.
Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.
Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter pour aller à un autre client.
Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui étaient dans les vases de la cheminée.
Et quand je revins, elle me dit qu’elle allait avoir une grosse brassée de roses avec deux louis qu’elle avait volés dans une maison de l’avenue d’Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.
Car elle ne s’échappait pas pour autre chose que pour visiter les cimetières. Elle rentrait toujours.
Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins d’éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité irrésistible.
On n’assiste pas au prologue d’un tel drame sans rester mordu par le besoin d’en connaître le dénouement.
Jean Rochecotte-Bocourt, l’un des deux survivants de l’association tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux, tout tremblant de corps et d’esprit qui végétait dans un état de perpétuelle terreur.
Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième tontinier, et je suppose que M. Louaisot n’était pas étranger à cette fuite.
Car, en s’expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible voisinage de Joseph Huroux.
L’étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième période de quinze années était entamée.
Me Pouleux n’avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux d’entrer en possession du trésor : une très grosse chance contre une très petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne tenait plus sur ses jambes.
En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d’amender les tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n’était plus capable de lui rendre la monnaie de sa pièce.
Aussi Me Pouleux s’était-il fait sans scrupule aucun le banquier de l’ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et assemblées, aussi cossu que pas un marchand de bœufs.
Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu, il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique.
Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien qui pût compromettre ni le passé ni l’avenir.
Le vieux Jean, pauvre et malade, n’aurait pas duré beaucoup en face de ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa misère, et qui aujourd’hui faisait sonner des poignées de pièces de cent sous dans son sac.
Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot, qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris.
M. Louaisot l’aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en sûreté dans la solitude qu’auprès d’un chrétien de certaine espèce.
Je partage un peu leur avis.
On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.
Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui courait entre deux grands murs et rejoignait d’immenses terrains vagues, où le quartier de Laborde a été bâti depuis.
Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d’Amérique.
Ce lieu s’appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.
Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi, entourée, comme une tombe, d’un terrain de deux mètres en tous sens. Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait là que pour dormir.
On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.
De prix d’achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère.
Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets, dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix centimes chaque soir.
Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute.
Moi, dans ma hutte, je n’avais même pas d’entourage comme au cimetière, et quand mes pieds s’allongeaient en dormant, ils passaient à travers mes murs.
Ce fut là que je commençai la rédaction de mes œuvres littéraires.
J’avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean qui m’inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait. On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein air, vêtu d’un manteau de chasseur d’Afrique qui m’aurait été comme un gant.
Avec ce même petit manteau gris d’ardoise, dont les déchirures étaient très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire enfin, il prenait son café le soir avec une larme d’eau-de-vie.
Auprès de moi, c’était un gros bourgeois.
On pense si je guettais M. Louaisot ! Je l’avais reconnu dès sa première visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour n’être point vu de lui.
En vérité, ce n’était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l’étaient les abords de mon domaine.
C’étaient partout des décombres, d’immenses tas de plâtras, des steppes de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous les terrains vagues de Paris.
On aurait mis là-dedans du chevreuil ! Et j’avais arrangé – car mon goût pour la poésie a résisté à tous mes malheurs – un petit jardinet entre trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était devenu superbe, mon lilas, – comme ces condamnés de la médecine qui ont le tort de reprendre et d’engraisser à la barbe de la faculté.
Un jour que j’étais à mon travail d’auteur, je vis M. Louaisot déboucher de l’allée avec une jeune femme, et du premier coup d’œil je reconnus la folle de la Salpêtrière : Laura Cantù, dite la Couronne.
Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines fleurs.
Parfois, d’un bond de chamois, elle franchissait un décombre – ou bien grimpait sur une ruine – pour voir de plus loin.
D’où j’étais, je la trouvais toute jeune : l’air d’une fillette.
Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.
Dès que Laura l’aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre créature aimait les vieillards presque autant que les enfants.
Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s’y blottit, caressante comme si elle eût trouvé là le sein de son père.
Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J’étais bien trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M. Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse, car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres.
Il n’y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre, puisque mes oreilles m’étaient inutiles. J’espère cependant rendre les scènes aussi claires pour le lecteur qu’elles le furent pour moi qui assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime.
Louaisot ne resta pas plus d’un quart d’heure. En s’en allant, il laissa Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir mêlé de terreur.
Je traduisais déjà l’expression de cette physionomie ravagée. Elle me semblait dire :
« Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter secours ? »
Mais le véritable mot de l’énigme me fut donné une heure environ après le départ de Louaisot.
Le bonhomme s’était assoupi à son tour. C’était vraiment une misérable créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les os de sa nuque, dentée comme une scie.
Un coup de poing aurait brisé cela comme verre.
Tout d’un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique, un brûle-gueule et un nez couleur de tomate.
Jamais je n’avais vu Joseph Huroux. J’ignorais même qu’il fût en état de se payer une toilette aussi étoffée.
Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu’un l’eût nommé derrière moi.
Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j’en manque absolument ; je dis ma pensée : ce qui chez nous devine et déduit par le calcul.
Que venait faire là l’ancien mendiant, si véhémentement soupçonné d’avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine ?
Ceci n’était pas même une question pour moi.
Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu’il avait déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux, dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon.
Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien son dessein.
Mais comment était-il là ? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité, passer pour une cachette facile à découvrir.
Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux huttes, la sienne et la mienne.
Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il ramassait le bois pour le brûler.
Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout justement parce que personne n’y venait, mais un bouledogue campagnard !
Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par son industrie.
La présence de Laura, – l’outil, – donnait pour moi à cette supposition le caractère de l’évidence.
M. Louaisot avait pris les devants, parce que l’homme à la peau de bique l’inquiétait. Ce n’était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il avait fait trois fois ses preuves.
Un coup d’heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M. Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais.
Il n’était pas dans la nature du patron de s’en rapporter au sort. Lui qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie d’où dépendait tout son avenir ?
Il avait, comme à l’ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et ses armes.
Il avait amené Joseph Huroux ici – lui-même.
Ici, où le piège était tendu.
J’allais voir la lutte, moi, la plume derrière l’oreille et commodément assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire.
Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend partial, mais je suis bien forcé d’avouer qu’ici encore sa combinaison me paraît mériter les plus grands éloges.
Rien que le choix de l’outil trahit la main d’un maître.
Voici un scélérat campagnard qu’on a été pêcher dans son cabaret d’habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire :
« L’homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de millions est à Paris. »
Ce n’est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.
Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la main et on le conduit au seuil de la cachette.
Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté.
Pour tendre une embuscade à l’ennemi, il faut des soldats. Et l’ennemi, quand il s’appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la ronde.
D’ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n’est bon que pour arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est la principale.
Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme, inhabile à se garder lui-même.
Tout est dans le choix de l’outil.
Or voici un outil qu’on ne voit pas, une arme qui n’a pas l’air d’une arme : une gracieuse jeune femme dont l’indolence ne peut qu’ajouter aux embarras du vieillard.
Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il deux coups au lieu d’un, et il n’est pas à cela près.
Ah ! certes, la trappe est bien tendue. C’est une arme invisible, celle-là. – Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour remplacer les armes qui se voient.
C’est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait l’extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet.
Je dis fermait parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se cacher il suffisait de faire un pas en arrière.
Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé, mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.
Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire.
La vue de Laura endormie parut l’enchanter beaucoup moins. Je devinai sur sa bouche une question qui devait être celle-ci :
– Où diable la vieille bête a-t-il volé cela ?
Il réfléchit pendant la moitié d’une minute, puis il disparut.
J’étais sûr qu’il ne s’en était pas allé bien loin.
Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes de la Sonora et d’une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer.
On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert qu’elles prenaient les souillures du sol pour de l’herbe, et nos cahutes pour des chaumières, – on voyait aussi quelques couples prodigieux, don Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et essayant de ruiner les ruines.
Mais les jours de semaine, personne ! jamais !
On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois différents côtés, la ruelle d’abord, un couloir descendant du boulevard extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la rue de Laborde.
Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des alentours.
Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt pieds de hauteur.
Je ne crois pas qu’il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais c’était parce que personne n’y venait qui valût la peine d’être assommé.
Un soir de dimanche, j’y ai entendu deux philosophes dont l’un disait à l’autre avec mélancolie :
– S’il venait seulement quelqu’un de trois francs !…
Mais l’autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette hypothèse.
Une heure se passa. La Couronne s’éveilla la première. Elle secoua doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait dormi tranquille parce qu’il se sentait gardé, on comprenait cela à la terreur soudaine que le réveil amenait.
La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en ressortit avec une tartine de pain et une pomme.
Laura se mit aussitôt à faire son repas.
Il n’y avait pas à s’y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot avait obtenu d’elle promesse d’y rester un temps donné. Et d’autre part, il s’était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu’elle faisait faction.
Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant des conséquences tragiques.
Dès que la Couronne eut achevé son repas qu’elle prit, accroupie, mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l’embrassa à plusieurs reprises.
Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l’écho de sa joie venait jusqu’à moi par les trous de mes planches.
Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées, fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.
Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson.
Je guettais l’embouchure de la ruelle.
Joseph Huroux n’avait point reparu.
Le soleil s’était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l’ouest.
Le brun de nuit approchait.
Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune mère heureuse qui presse contre son sein l’espoir bien aimé de sa vie.
Elle était belle et douce comme l’amour des madones.
En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j’entendais sa mélodie plaintive :
Le petit enfant
Était dans sa cage
L’oiseau de passage. –
La lune à présent
Est sous le nuage…
Elle s’interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané.
Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut catégoriquement expliquée, car elle dit :
– Il m’a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs !
Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle aurait de pleines brassées de fleurs ; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup de petites tombes.
Elle passa derrière ma cahute :
Mon petit enfant,
Où s’en est allée
Ton âme envolée ? –
J’écoute le vent
Qui suit la vallée…
Ce fut le dernier couplet que j’entendis : Laura s’était perdue dans les décombres.
Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison.
Mon regard, qui avait quitté un instant l’extrémité de la ruelle, y revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.
Cela remuait – et avançait.
La brune était tombée tout à fait, mais je n’avais pas besoin d’y voir. Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la cabane du vieux Jean.
Celui-ci était en train d’allumer sa chandelle. Je venais d’apercevoir cette lueur rapide qui suit l’explosion d’une allumette chimique.
Il ne devait pas être sur ses gardes.
Tout cela ne me concernait point, et pourtant j’avais la poitrine serrée.
Ce n’était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une partie dont l’enjeu aurait couvert d’or les trois quarts de la plaine Bochet, mais que m’importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais avoir ma part ?
Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de bique de l’ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis plusieurs semaines.
Et puis qu’allait faire la Couronne ?
Elle était loin. On ne la voyait plus. L’écho de son chant n’arrivait même pas jusqu’à moi.
Joseph Huroux avançait toujours.
Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus d’humidité et s’étaient multipliées.
Il avait désormais de quoi masquer son approche.
Je n’aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.
Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se trouvait ouverte.
Mais je n’eus pas le temps d’accomplir mon dessein.
L’événement marcha comme la foudre.
Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui voulait clore sa devanture à l’heure ordinaire, passa sa tête à la fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante :
– Hé ! là-bas ! ma bonne fille, il faut rentrer.
Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus que je ne croyais à l’abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt mètres tout au plus de la porte du vieux Jean.
Celui-ci l’aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu’il reconnut son mortel ennemi, car il jeta la barre dont il n’avait plus le temps de se servir et, faisant le tour de sa cabane, il s’enfuit vers ma hutte. On entendait le râle de terreur qui s’échappait de sa gorge. Pourtant, il n’avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait :
– Laura, ma fille ! c’est lui ! au secours !
C’était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.
Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des enjambées de loup.
Moi, j’avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de trous sans cela.
La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n’avait pas encore prononcé le mot sacramentel.
Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait terriblement.
Au risque de radoter, je répète qu’on était ici aussi loin de tout secours, quoique dans Paris, et aussi à l’aise pour commettre un meurtre que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean venait de butter et de tomber.
Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir, il prononça le mot-talisman.
– Viens ! s’écria-t-il avec détresse, voilà l’homme ! celui qui a tué le petit enfant !
Quelque chose de plus rapide qu’un cerf au plus fort de sa course passa devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce projectile humain. C’était la Couronne qui bondissait.
Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée.
Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s’enlacer comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la face contre terre. L’outil était bon.
Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa ses reins que toujours j’avais vus courbés, et d’une voix que je n’avais jamais entendue, il dit :
– Je suis le dernier vivant !
J’attendais le patron.
Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en triomphe.
Celle-là n’était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l’inquiétait point.
M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais celui-ci ne le permit point.
– Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s’il vous plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d’affaires : vous savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m’en accuser, à cause du grand intérêt que j’y avais. Si vous voulez traîner le cadavre jusqu’au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire. Ici, nous n’avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon voisin, mon seul voisin – il parlait de moi, – ne rentre guère que vers dix heures. S’il s’était trouvé là, malheureusement, nous aurions été obligés de nous occuper de lui.
– Vous êtes sûr qu’il n’y est pas ? demanda Louaisot. On juge si j’étais sur un lit de roses !
J’avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis pouvait être poussée et servir de porte.
Je n’attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers sous ma pèlerine, et je me glissai dehors.
Il était temps. Le vieux Jean répondit :
– On peut toujours voir.
Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte d’un coup de pied.
Je m’étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l’abri du mur, et je ne bougeais pas plus qu’un lapin dans son terrier.
Il n’y est pas, dit le patron, mais…
– Il s’interrompit pour respirer fortement et acheva :
– Oui, de par le diable ! Je connais cette odeur-là : c’est du gibier à moi !
Je ne sais pas si j’ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot le flair qu’il avait : un flair qui valait celui d’un limier. Je l’ai vu dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l’avait attendu en fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.
– Comment s’appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire ? demanda-t-il au vieux Jean.
– Est-ce que je sais le nom d’une pareille espèce ! répondit le bonhomme, prenant pour sérieuse la formule ironique du patron.
– L’avez-vous vu, au moins, noble capitaliste ?
– Deux ou trois fois, oui.
– Est-il grand ou petit ?
– Il est haut comme ma botte.
– C’est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J’ai un compte personnel à régler avec ce moucheron-là.
Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.
Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m’amuser à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de choses que personne n’a pu dire, parce que tout le monde les ignore, excepté le patron et moi.
Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon système de pseudonymes raisonnés analogiques : la marquise Ida de Salonay (Olympe de Chambray).
Quand un outil est bon, c’est le cas de ne pas le jeter de côté après s’en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus importante que l’exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait vingt moyens d’éloigner l’ancien mendiant de son chemin.
Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort violente.
Il n’en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles soupçons.
Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l’ordre légal dans lequel venaient les têtes aptes à succéder : Rochecotte premier, Péry de Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)
Il s’agissait d’apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort devait jouer un jeu savant.
La maxime : reus is est cui prodest crimen[3] qui, dans le cas d’une double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe, pouvait-elle être retournée à son avantage ? la couvrir, en quelque sorte comme une irrécusable preuve d’innocence ?
Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute algèbre-coquine.
Il avait trouvé cette formule mathématique : détruire la première tête par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre de la première.
Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de nos calculateurs modernes.
Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait première et pouvait se laver les mains de l’accident qui fauchait les deux autres.
On dira tout ce qu’on voudra, le patron avait du talent.
Le lecteur peut se souvenir d’une double rencontre que nous fîmes, M. Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal : la petite Jeanne Péry d’un côté, conduite par sa mère, et de l’autre la petite Fanchette, plus âgée d’un an, émancipée par l’abandon et la misère, et faisant toute seule son métier de revendeuse de plaisirs.
M. Louaisot n’avait alors que faire de Jeanne ni de Mme Péry, mais il s’était donné le soin d’acheter des plaisirs à Fanchette.
Et en le voyant causer avec l’enfant, je m’étais dit tout de suite : Ce n’est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et dix minutes !
Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie, qui prenait son sort en joyeuse part.
M. Louaisot, depuis ce jour-là, s’arrangea de manière à ne la plus perdre de vue, et même quand elle eut monté – ou descendu – en grade, quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la devise était « on n’épouse pas Fanchette », M. Louaisot l’accostait encore partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des nouvelles du pays.
Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune fille qu’il l’avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les bons fermiers des environs de Dieppe.
Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux – pour le petit Lucien, le fils d’Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot, toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.
Bref, il prenait juste le diapason qu’il fallait pour avoir le droit d’appeler Fanchette :
« Ma jolie payse ».
À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro. Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout.
Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s’en servir à l’occasion, ne fût-ce qu’une seule fois.
Fanchette n’était pas pour lui un outil de premier ordre comme la Couronne, c’était un de ces objets qu’on use d’un coup : une allumette, un timbre, un cigare.
Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient l’heure et on les consomme.
Ce fut Fanchette qui donna au patron, l’heure étant venue, le moyen de préparer la mise en scène du drame.
Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit à une question banale par une parole insignifiante.
Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d’attente.
Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette :
– Est-ce que vous allez demain à la première du Gymnase ?
– Non, je dîne à la campagne.
Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille. La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l’en faire sortir.
Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu’une main exercée avait soustraite dans la boite à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en batterie. Il dressa l’oreille à ce mot campagne.
– On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d’Avray, dit-il au hasard. Si rien n’avait mordu à l’hameçon il en aurait jeté un autre.
Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit :
– Oh ! nous n’allons pas à Ville-d’Avray. C’est un anniversaire. Nous fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu.
– Le nom du temple, s’il vous plaît ? demanda Louaisot en riant.
– Nous n’étions pas riches alors. Nous dînâmes aux Tilleuls, au Point-du-Jour. C’est devenu depuis un restaurant très convenable.
– Bon appétit, ma jolie payse !
Si fort qu’on soit, il est impossible de tout faire par soi-même. Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu’il employait le plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c’est à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L’un de ces aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut appelé, Louaisot lui demanda :
– Connais-tu des garçons aux Tilleuls, du Point-du-Jour ?
– Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n’y en a pas des masses.
– Si tu veux gagner cinquante louis… tu m’entends ? cinquante, tu remplaceras demain de trois heures de l’après-midi à dix heures Nicolas, Laurent ou Berthoud.
– Lequel ?
– Celui qui sert les cabinets.
– Il y en a deux.
– Celui qui sert les meilleurs cabinets.
– C’est Laurent… mais comment faire ?
– Laurent a-t-il encore sa mère ?
– Oui, la brave femme.
– Où demeure-t-elle ?
– À l’Isle-Adam.
– Tu vas partir tout de suite pour l’Isle-Adam.
– Ça se peut. Après ?
– À la poste de l’Isle-Adam tu jetteras à la boite une lettre ainsi conçue ou à peu près : « Mon cher frère… » Il a des sœurs ?
– Trois.
– « Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser notre mère… »
– Compris, mais après ?
– Après, tu calculeras l’heure où la lettre devra être distribuée, et tu iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure… un peu avant pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.
– Demande d’emploi ?
– Parbleu ! on te refuse d’abord…
– Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C’est possible.
– C’est certain. Qu’en dis-tu ?
– Je ne dis pas non. Et aux Tilleuls, quelle besogne ?
– Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour, tu viendras me voir.
La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l’avait mise en prison, et la surveillance s’était resserrée autour d’elle.
Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus tranquille. L’avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.
Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa protégée des visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de s’instruire.
Bien entendu, personne à l’hôpital ne se doutait de la lugubre aventure qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui semble conclure toujours ainsi : « Où trouverait-on des pommes, sinon sous les pommiers ? »
Et comme il avait ses papiers sur lui, on l’avait régulièrement mis en terre.
Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura Cantù moins que personne.
J’ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d’une rumeur bizarre qui courait dans Paris : il y avait un démon, ennemi des jeunes mères, un Vampire qui avait deux existences et qu’il faudrait tuer deux fois.
La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.
Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l’espoir de la lutte prochaine…
Dès que François Riant fut parti pour l’Isle-Adam, M. Louaisot se rendit à la Salpêtrière. Il causa un quart d’heure avec Laura qui était ce jour-là très calme, avant sa venue.
En la quittant, il lui serra la main et lui dit :
– Voici bien longtemps que le petit enfant n’a eu de fleurs…
Laura s’échappa le soir même par-dessus le mur du préau.
Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.
Pélagie n’était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.
Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En vérité, ce n’était plus une folle : elle savait très bien que son enfant n’était pas là.
Il ne restait qu’un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin vivait la manie terrible et sanguinaire.
Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire. Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu’ils s’échappent parfois pour franchir le Danube et porter l’effroi dans le centre de l’Europe.
Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d’autres qui cherchent ces petits lits blancs où dort la joie des mères.
Il faut leur ôter deux fois l’existence.
Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres. Elle dit : « Je le tuerai deux fois ! »
Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu’au lieu où elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.
Il faudrait d’abord l’étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni pitié, car s’il s’éveillait tout serait perdu.
Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite : une paire de ciseaux enchantée qu’une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le saint archevêque de Grant, primat de Hongrie…
Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires ou rouges ! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M. Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil par-dessus.
Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n’ont qu’un but : abriter leurs actes derrière l’impossible.
Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour mentir.
Et l’entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin, attachés à cette routine qu’ils ont l’obligeance d’appeler le bon sens, font, hélas ! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien appris…
Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens : le bon sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre, l’affûteur de nuit, qui n’a pas de culottes, mais qui tue le gibier.
La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son corsage.
François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de l’Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d’Auteuil à neuf heures. Le patron s’enferma avec Riant.
Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La préparation était dans un flacon portant l’étiquette du pharmacien. Ce n’était pas du poison. Riant s’y connaissait. Il demanda selon sa coutume.
– Et après ?
Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et l’étui sur la nappe. Riant demanda encore :
– Et après ?
– Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras dormir.
Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron prirent une voiture de place.
Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l’Isle-Adam, venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé.
Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant surveilla Riant pendant une demi-heure ; puis, voyant que le nouveau garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir.
Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l’angle des chemins qui remontent en tournant vers Auteuil.
On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture n’avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout l’aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de petit parc qu’on était en train de dépecer en lots pour le vendre au détail.
Le terrain du parc allait en montant ; il était planté de beaux arbres. Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.
En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands tilleuls qui avaient donné leur nom à l’établissement.
Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put assister au départ de Laurent et à l’installation de François, son remplaçant.
Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant Pontoise, était à trois heures. Quoi qu’il arrivât, Laurent ne pouvait revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier convoi de nuit.
On avait à soi la soirée tout entière.
Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu’elle portait à merveille. En elle il n’y avait rien absolument qui dénotât son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c’était une jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son visage la trace d’une souffrance physique ou d’un chagrin.
Aujourd’hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli. Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes.
Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à s’éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une solennelle obligation pesait sur elle.
En chemin, elle avait dit plusieurs fois :
– Je voudrais prier dans une église.
Louaisot n’était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu’à la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique enthousiasme de la Couronne.
Mais nous savons bien qu’il avait le diable au corps : le diable de patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et autres lugubres farces de la même espèce, comme s’il eût été payé à l’heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde conviction :
– Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche !
La malheureuse créature répondait :
– Dieu me donnera la force de l’accomplir.
En arrivant, Louaisot fit d’abord le tour du restaurant et entra dans le terrain, comme s’il eût voulu acheter quelqu’un des lots qui étaient en vente. Il se plaça vis-à-vis de l’arrière-façade du restaurant et examina les lieux avec soin.
Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.
De l’endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on voyait parfaitement l’intérieur du cabinet du milieu, l’espace compris, entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda :
– Ne me conduirez-vous point à une église ?
– Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma fille.
Puis il demanda à son tour :
– Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez le franchir ?
La Couronne eut un sourire dédaigneux.
– Les murailles de l’hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle. Je franchirais le rempart d’une forteresse, s’il se dressait entre moi et l’agent du démon !
Louaisot lui serra la main doucement.
– Vous êtes la vengeresse prédestinée ! prononça-t-il tout bas avec emphase.
Puis il ajouta, revenant à sa nature :
– Mais il faut soutenir le corps pour que l’âme garde toutes ses forces. Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas.
– Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c’est jour de jeune.
Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille. François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna. Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades. La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la terrasse.
– Est-ce que vous monteriez bien par là, s’il le fallait ? demanda-t-il.
La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant :
– Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non pas un autre, je le veux.
– Et vous n’avez rien autre à m’ordonner ?
– Rien, sinon ce que j’ai dit déjà : le flacon, le mouchoir, les photographies, et ne pas oublier d’ouvrir la fenêtre pour qu’ils respirent à l’aise.
Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin d’Auteuil.
Laura devenait agitée, la fièvre la prenait.
Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne aisée.
Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait, c’était prier. Louaisot la conduisit à l’église d’Auteuil.
– Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous chercher. Laura entra dans l’église solitaire. Elle y chercha un coin bien sombre et s’y prosterna, la face contre les dalles.
Louaisot alla à l’estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le Siècle, car il avait des opinions éclairées.
Vers six heures du soir, sous le beau soleil d’été qui allait s’inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un nuage de poussière arriva du côté de Paris.
C’était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s’arrêta devant la porte des Tilleuls.
Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M. le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le cabinet que nous savons.
– Où donc est passé Laurent ? demanda Albert.
Mais comme cela lui était égal, il n’attendit pas la réponse et se mit à combiner le plan d’un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son avis. C’était une luronne. Son charmant visage pétillait d’esprit et de gaieté.
François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait que M. le comte avait encore l’air fort amoureux. Fanchette et lui dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même l’appétit.
En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin :
– Si je t’achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves ?
– Viendrais-tu y demeurer avec moi ? demanda Fanchette.
– Et le décorum, ma chère !
– Alors, ça aurait l’air d’un cadeau de congé. Je n’en veux pas.
Une autre fois, François n’avait pas entendu la demande de M. le comte, mais la réplique de Fanchette fut :
– Je veux bien que tu ne m’épouses pas, mais si tu en épouses une autre, je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé.
Et c’étaient des rires !…
Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos Vougeot, préparé à l’aide du petit flacon et selon la formule du patron.
Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement.
Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son œil à la serrure.
M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses cheveux et sommeillait aussi.
François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le mouchoir avec l’étui à photographies qui contenait tout uniment six portraits de Mlle Fanchette – et rouvrit la fenêtre.
Un des châssis craqua.
M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s’agita et un murmure passa entre ses lèvres roses.
Elle ne devait pas être difficile à éveiller…
François s’enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.
C’était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux Tilleuls et le Point-du-Jour était à peu près désert déjà.
Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d’Auteuil n’auraient point soupçonné qu’il restât des promeneurs dans l’ancien parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux pourtant.
M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l’herbe au sommet du tertre.
Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait. Elle avait quitté l’église seulement quand le bedeau était venu fermer les portes. Sa pauvre cervelle s’était exaltée dans la solitude bien autrement que par l’éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps grelottait. Elle tremblait la fièvre.
Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n’y prit pas garde tant elle était absorbée. Mais il n’en pouvait être de même du patron, qui guettait depuis longtemps ce signal.
Aussitôt après l’ouverture de la croisée, son regard plongea dans le cabinet, dont l’intérieur était vivement éclairé.
Il vit ce qu’avait vu François Riant : au second plan, Fanchette, gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil ; au premier, M. le comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un profond sommeil. Ce qu’il ne put voir, ce fut l’œil de François, qui, intrigué au plus haut degré, regardait tant qu’il pouvait par le trou de la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra fortement :
– L’heure est sonnée ! dit-il.
La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva :
– Êtes-vous prête, ma fille ? demanda Louaisot.
– Je suis prête, répondit-elle ?
Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore :
– Aurez-vous la force d’accomplir votre devoir ? La tête de Laura se redressa.
– J’aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.
Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première fois. C’était le transport qui montait. Elle venait d’apercevoir le comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l’arme enchantée : les ciseaux bénis par l’archevêque primat de Grant.
– Est-ce lui ? prononça-t-elle à voix basse.
Et déjà sa figure transformée était terrible à voir.
– C’est lui, répondit M. Louaisot.
Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme.
– Lui ! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants !
Un rauquement s’échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se profila un moment.
Puis les feuilles du tilleul omirent.
Puis encore la silhouette reparut sur l’appui de la croisée, se dessinant en sombre au-devant de la lumière.
La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son premier cri.
Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive d’étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces.
Son entrée, son effort, la lutte n’avaient produit aucun bruit. François, l’œil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve.
Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu’elle avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège.
S’il n’était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.
La Couronne prit alors les ciseaux qu’elle porta pieusement à ses lèvres.
Et elle frappa : d’abord au cœur, puis en vingt endroits, car le délire du sang s’était emparé d’elle…
Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et sauta dans le jardin sans même s’aider des branches de tilleul.
Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent en s’ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme oiseau dans l’espace.
Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier, sa voix s’étouffa dans sa gorge.
Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui un signe de vie : le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer épouvantée.
Et la glace lui renvoya son image : une femme folle dont la fraîche toilette était toute souillée de rouge…
Alors, l’épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit : c’est moi qui vais être accusée !
Et enveloppée de son burnous d’été qui cachait au moins les taches rouges, elle s’enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le passage.
Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.
Ce que les journaux ont radoté à l’envi les uns des autres est, comme à l’ordinaire, invention ou erreur.
Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à l’ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.
J’ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment.
Les autres détails me viennent d’une source plus sûre encore : je les ai eus par Laura Cantù elle-même.
Laura n’a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est notre voisine aux Prés-Saint-Gervais.
Ma Stéphanie l’a prise en affection ; elles travaillent ensemble et Laura ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.
Elle n’est plus folle.
Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra.
Et M. Louaisot le voudra dès qu’il aura besoin de sa folie.
L’outil est trop excellent pour qu’on y renonce.
La Couronne a tué, elle tuera.
(détails incomplets)
Ici finissent les œuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire), romancier sans imagination.
Ce qui me reste à dire n’est pas un roman vrai, comme mes autres récits, ni même une nouvelle authentique. Je n’écris pas cela pour les journaux, mais bien pour M. Thibaut, l’ancien juge d’Yvetot, qui ne sera peut-être pas toujours assez simple pour repousser mes services.
On dirait que d’avoir été magistrat ça suffit pour boucher l’œil d’un homme.
Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l’évasion, devant la boutique Le Rebours, mais je n’ai pas de peine à deviner qu’il était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l’herbe sous le pied de M. Thibaut.
La marquise Olympe était là-dedans, jusqu’au cou. Elle avait commencé à travailler avec Louaisot après l’Affaire des ciseaux, ou du moins elle avait profité sans scrupule de l’affreuse position où se trouvait sa rivale pour l’écraser.
Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l’église d’Yvetot, l’arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux encore. Elle avait une blessure cuisante à venger.
Lors de l’évasion elle était à la tête du complot. L’avis de Louaisot était qu’il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre d’auteur à ce chef-d’œuvre du genre : le réseau d’apparences et de preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d’avance, ficelée comme un colis, dans le tombereau de la guillotine.
La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût.
Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti quand elle a dit : « Jeanne est morte ».
Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions qui s’ouvrent : la mort naturelle et la mort civile. L’une vaut l’autre devant la loi.
La marquise Olympe qui ne pouvait pas tuer Jeanne dans le sens naturel du mot, voulait la tuer civilement.
Or, pour cela, il suffisait de laisser à l’arrêt par défaut qui frappe Jeanne le temps de devenir définitif.
Voilà pourquoi Jeanne a disparu.
Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de Mme la marquise soient guidés par l’amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l’amour est mort, mais je suis sûr que l’espoir est perdu.
Mme la marquise a tourné sa passion d’un autre côté.
Cette fière Sicambre adore ce qu’elle avait dédaigné si longtemps : d’amoureuse, elle s’est faite ambitieuse.
J’ai dit une fois qu’après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D’abord, je n’ai aucune raison de penser qu’elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle démon ? je n’en sais rien.
Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer pourquoi.
C’est bien plutôt une damnée qu’une diablesse, car le démon, le vrai démon la tourmente.
Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne pouvait pas tuer Jeanne Péry ? C’est que Jeanne Péry est la sœur de Fanchette.
Et que Fanchette est la sœur de Mme la marquise.
La sœur tendrement et sincèrement aimée.
J’en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n’ai pas deviné tout à fait.
Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d’Olympe. Ça refroidit un ménage.
Ma confiance en cette bonne Mme Barnod n’est pas aveugle ; j’ai des raisons pour penser que M. le baron Péry n’était pas le premier… enfin, suffit !
Si quelqu’un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai observer que Mme Barnod avait une excuse comme les criminels de la tragédie antique : la fatalité.
Elle venait de Genève où l’austérité indigène lève la jambe trois fois plus haut que l’étourderie des autres pays.
La marquise Olympe et Fanchette s’étaient rapprochées un peu avant l’évasion et peut-être même à l’occasion de l’évasion. Depuis lors, elles ne se quittent plus.
C’est par Mme la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et à son égard je jette ma langue aux chiens.)
Fanchette, du reste, n’est plus la fille des Tilleuls. Vous la prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte l’épouserait des deux mains.
Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne ?
Jeanne est sa sœur, d’abord.
Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais un crime dont Fanchette devrait être accusée.
Jeanne paye pour Fanchette ; les yeux de lynx de la justice prennent la sœur cadette pour la sœur aînée.
Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de l’avenir : la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son ancienne pupille, Olympe.
Cette guerre a pour origine l’implacable obstination du patron qui veut les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement qu’en devenant l’époux de Mme la marquise.
Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n’est pas de celles qui reviennent.
Alors le patron s’est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un homme laborieux et que rien ne décourage !
Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d’araignée pour y prendre la marquise elle-même.
Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins singulières. Après avoir été l’homme lige de Mme de Chambray, il l’attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C’est un siège en règle.
Le feuilleton – est-ce assez mauvais ! – du journal Le Pirate fait partie de l’artillerie de siège.
Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d’ajouter quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Rœux.
Je dois lui porter mes œuvres aujourd’hui même, sans cela et si l’heure ne me talonnait pas, j’ajouterais tout ce que je sais sur la position prise par Mme de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu’aux trois quarts mort.
Elle l’a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait littéralement mourir de faim.
Mme la marquise peut se donner les gants d’un acte d’humanité, car elle force le vieux à manger deux soupes tous les jours.
Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de pauvres soldats qui étaient leurs frères !
Il n’y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et pour eux !
Les quatre premiers sont morts misérablement ; le cinquième, le dernier vivant. – cette momie, – dès qu’il a eu les millions de la tontine, a supprimé jusqu’à son sou de lait !
Je l’ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les monceaux d’ordure.
Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et…
Mais je bavarde, au risque d’être en retard avec vous ; à une autre fois le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.
(Fin des œuvres de J.-B.-M. Calvaire)
Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j’ai du reste abrégé considérablement.
Je m’étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages correspondants du dossier de Lucien.
Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L’un complétait l’autre.
Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une clarté complète, m’avait fourni l’occasion de prendre des notes nombreuses et assez étendues.
J’avais maintenant un troisième dossier : le mien.
Je l’épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon aide, une certitude bien près d’être absolue.
Le travail de Martroy m’a paru si important et si concluant que je n’ai point voulu en scinder l’intérêt.
Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours et ayant trait à notre histoire.
Mme la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Rœux
Paris 29 juillet 1866.
Mon cher M. Geoffroy,
Je n’aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de l’amitié pour vous et vous n’étiez pas du tout le plus mauvais parmi les godelureaux qu’il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges et qu’à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette fille se retrouve et qu’elle soit guillotinée ; je n’ai pas de haine, mais je songe à la tranquillité des familles. Je m’y suis du reste engagée auprès de toutes mes connaissances.
J’écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de ce matin. Il marche, ce gamin-là !
Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage – cela vaut mieux que d’aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux Tilleuls ou ailleurs – mes relations me permettraient de vous donner un joli coup d’épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges, il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.
À vous revoir après les vendanges.
Mme veuve Thibaut à M. G. de Rœux Paris, 29 juillet 1866.
Monsieur,
J’apprends par l’excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une influence si favorable sur l’état de mon malheureux fils que vous êtes allé le voir et qu’il vous a confié la collection de papiers qu’il appelle son dossier. Pauvre enfant ! Je n’ai jamais eu l’avantage de me rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos ouvrages qui lui a laissé dans le cœur et dans l’esprit des sensations profondes ; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes de talent et même de génie. D’ailleurs, je sais que vous êtes sincèrement l’ami de mon Lucien.
Eh bien ! Monsieur, c’est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va pas trop mal. La dernière fois que nous l’avons vu, sa pauvre tête ne nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu’au temps où il était juge. Vous savez qu’il n’a jamais été fou ; seulement il battait la campagne. Quel malheur ! Après les sacrifices qu’on s’était imposés pour son éducation ! Monsieur, les mères sont bien à plaindre.
Voici ce que nous attendrions de vous ; car mes deux filles, Célestine et Julie, qui sont pour Lucien, non pas des sœurs, mais des anges, approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d’abord je dois vous dire que notre admirable et chère amie, Mme la marquise de Chambray, vient d’avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du ciel une position vraiment royale. Ce n’est pas encore fait, puisque l’oncle est en vie et qu’elle le soigne comme une providence du bon Dieu ; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint à sa santé, ne permet pas d’espérer qu’il aille loin. Je parle de la personne dont elle hérite.
Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu, notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France, tout uniment.
Ce n’est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités ! Et une conduite ! Enfin, renseigné comme vous l’êtes, vous ne pouvez pas ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s’attachant à une personne dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d’attendre d’heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole – on dit huit à dix millions au moins – au modèle de beauté qu’il aurait conduit à l’autel !
Quand je songe à cela, j’ai de fortes migraines, sans compter que ça a pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.
Revenons à l’affaire du service que je prends la liberté de vous demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui m’aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette loi qui n’est pas généralement soutenue par les gens bien pensants ?
Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général, j’en reconnais l’immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est nécessaire.
Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices. Nous ferions volontiers les frais d’un voyage en Belgique : j’ai une cousine issue de germains, établie à Namur. J’attends de votre bonne obligeance une réponse qui me dise si l’affaire peut être traitée par correspondance, s’il est d’usage de faire des cadeaux là-bas comme ici, et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche héritière de France !
Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.
Le Dr Chapart à M. de Rœux
Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l’intérêt n’oblitère pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie : Œuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.
Honoré Monsieur,
Mme et Mlle Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite que vous avez bien voulu nous faire, m’ont suggéré l’idée de m’adresser à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la personne de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison en me restant redevable d’un mois de pension et de diverses fournitures dont la note est ci-jointe.
Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami – c’est à vous, Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes – m’a conduit tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se puissent demander sans y mettre du sien.
Je suis, Monsieur, espérant la persistance d’une relation qui m’honore, etc.
Lucien à Geoffroy
29 juillet.
Ne m’attends pas encore aujourd’hui. Mon cerveau est dans un état de lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j’arriverai.
M. Louaisot de Méricourt à M. G. de Paris, 29 juillet 1866
Mon cher Monsieur,
Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien Thibaut. J’ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j’ai mes petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L. Thibaut. Je n’ai pas réussi.
J’ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.
La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d’une telle importance que je vous prie d’employer tous vos soins à la faire remettre.
J’ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n’avez pas réussi à placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, votre devoir sera de rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait.
Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous aurez pris connaissance de la lettre incluse.
N’attendez pas plus tard que demain.
Du reste, un mémento vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir votre mémoire.
Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L’affaire, trop bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s’est précipitée comme une folle. Gare la culbute ! je suis positivement très inquiet.
Les choses en sont à ce point qu’il faut, de nécessité, jouer le tout pour le tout. Ce n’est pas mon caractère, qui penche naturellement vers la douceur : mais il le faut.
Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront qu’il avait été prodigué beaucoup d’intelligence et beaucoup d’art, ne peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.
Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J’en suis fâché, car les courtes relations que j’ai eu l’honneur d’entretenir avec vous, m’avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre caractère.
Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé moins court.
Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d’une fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu’il n’est plus temps d’y remédier.
Mais j’ai encore les mains pleines d’atouts, et ma dernière partie, du moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds.
Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard par L. Thibaut – ou par vous.
Et à demain – ou à jamais !
J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Rœux Prés-Saint-Gervais, 29 juillet
Cher bienfaiteur,
Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers, jusqu’à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules.
Je l’ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison ; le patron m’avait reconnu. Quel homme ! Supposez des sens pareils et un instinct semblable à Napoléon 1er, il est certain que la coalition européenne était tordue ! Et alors, nous n’avions pas l’invasion !
Je passe les autres conséquences qui sont incalculables.
Figurez-vous que le ban et l’arrière-ban étaient sur pied. François Riant avait son poste devant Tortore. Il m’a regardé sous le nez, mais sans me reconnaître.
Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n’avoir pas été remis par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m’a suivi depuis le passage de l’Opéra jusqu’au Gymnase.
Je n’osais pas prendre les rues, de peur d’être accosté.
Au coin du faubourg du Temple où j’ai tourné, je me suis trouvé nez à nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les militaires. Heureusement qu’elle en avait trouvé un, dont le képi tout entier disparaissait à l’ombre de sa coiffe.
Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident qu’une peur affreuse que j’ai eue à l’endroit dit : la Carrière, en avant du village de l’Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge.
C’est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C’est là que je suis obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la mine n’est pas rassurante. Il y est plus d’une fois arrivé malheur.
Je m’en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant pas plus de bruit qu’une belette, quand j’ai entendu causer dans la carrière.
La voix m’a sauté à l’oreille. C’était le patron qui parlait !
Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus. Entre deux tas de gravats, j’ai vu un homme et une femme qui causaient, abrités par la rampe taillée à pic.
Il faisait noir. Si je n’avais pas entendu sa voix, je n’aurais pu reconnaître M. Louaisot ; quant à la femme, elle n’a pas prononcé une parole tout le temps que j’étais là, mais je suis sûr que c’était Laura Cantù – la Couronne.
Je ne suis pas resté longtemps : je serais mort de peur.
Voici ce que j’ai entendu, le temps que j’ai écouté ; c’était le patron qui parlait :
–… Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire, le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. Elles sont la femelle du monstre. Je dis elles au pluriel et la au singulier, parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu’une. Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n’ont qu’un visage…
Comme je vous le disais, La Couronne n’a pas répondu.
Le patron s’est mis à marcher. Je me suis relevé et j’ai pris la fuite.
Au moment où je m’éloignais, j’ai encore entendu :
–… Mais auparavant, et sans sortir d’ici, il faut…
Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable.
Que « faut-il ? » et « sans sortir d’ici » ?
Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi…
Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d’être gagée comme bonne à tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par Mme la marquise de Chambray.
Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que Stéphanie et moi nous sommes mariés.
En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j’avais rompu toutes relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot.
Ça va être une séparation bien pénible, c’est vrai. Je n’aurais plus près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma misère, mais d’un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner des douceurs qui diminueront l’amertume de l’absence.
Et d’ailleurs il y a une raison qui m’a déterminé tout d’un coup à accepter cette situation nouvelle : ça pourra vous être utile.
Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres. Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle se glisse dans des fentes où d’autres ne pourraient pas entrer le doigt.
Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n’est pas encore grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l’œil.
D’abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet, tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre saisissant : Du sang et des fleurs ? (Voir mes œuvres complètes.)
Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans toute son étendue, et beaucoup d’autres choses avec, au dernier vivant de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en quelques années.
Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que ses huit millions sont presque intacts, – s’ils ne se sont pas augmentés.
Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s’était caché pour guetter la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne travailla, enfermait une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et, dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de : la Grande Maison.
C’était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d’avant la première révolution.
Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd’hui que des pans de muraille qu’on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées.
Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du Dernier Vivant dont Mme la marquise de Chambray a fait sa demeure depuis deux jours.
Notez ceci : depuis deux jours, et soyez sûr qu’on prépare du nouveau.
Le patron n’habite pas là, mais il y a une chambre et on l’y voit plusieurs fois par jour.
Il y est venu entre autres, aujourd’hui, avec un jeune homme remarquablement beau, qui ressemble à Mme la marquise.
Une entrevue a eu lieu entre Mme la marquise, Louaisot et ce jeune homme.
Puis le jeune homme s’est retiré avec Louaisot.
Les domestiques disent que Mme la marquise a pleuré.
Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J’y sens une piste. Ne serait-ce pas là « qu’on cache la femelle du vampire », cet être bizarre qui n’a qu’une figure pour deux corps ?…
C’est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc ! ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron…
Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique ; avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi, mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq actes et en douze tableaux, plus noir que les Mystères d’Udolphe.
Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis entré plus d’une fois par les brèches. Les ouvriers s’amusaient à chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des provisions pour toute une ville assiégée.
J’y retournerai.
En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, Mme la marquise de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.
Voilà tout ce que Stéphanie m’a dit, et vous savez que je n’invente jamais rien.
Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries l’imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile ?
Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu’on le force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l’a surpris dans le quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu’il emportait dans son mouchoir.
Mme la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de chasseur d’Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se tuer si on le forçait à mettre du linge propre.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n’a pas couché dans son lit de cette nuit.
Il y a quelque chose en l’air, je vous en signe mon billet !
Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.
À demain ce que j’aurai pu savoir.
J’étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy, venant après celle de Louaisot, des choses qui m’effrayaient jusqu’à l’angoisse.
On ne pouvait plus en douter : le dénouement était là, tout près.
J’étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa maturité.
Je sentais qu’il y avait quelque chose à faire, mais quoi ?
Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain.
Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait, – mais Lucien ne venait pas.
Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense, mais qui m’accablait au lieu de m’exalter. Je l’accueillis avec une véritable joie.
Je crois que je serais mort s’il m’avait fallu rester en place.
J’appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence, sans s’éloigner d’un pas, même pour faire ses trente points. Il me le promit.
Je lui donnai l’ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse.
Puis, je sortis, n’emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.
Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour impériale de Paris, M. Cressonneau aîné.
Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me faire entrer, dès qu’on lui eut porté ma carte.
Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah ! charmant. Depuis que le pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné avait beaucoup augmenté, – surtout dans le sens artistique.
Ce n’étaient partout qu’objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux qu’avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres.
Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l’air un peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour ; il aurait lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet.
Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours être jugé par d’austères perruques à la Molé ou à la d’Aguesseau. M. de Lamoignon est mort et bien mort.
– Est-ce que je serais assez heureux, s’écria M. Cressonneau aîné, avant même que j’eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût agréable ? Nous sommes croisés si souvent dans le monde ! Et je regrettais de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous savez ! La littérature me délasse énormément.
Il me montra d’un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises toutes les deux sur le dernier roman d’Edmond About. Ces choses charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots : pour la montre.
– Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d’avoir écrit une des jolies pages de ces temps-ci ? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.
Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.
Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait bien un peu le verbe offensant de l’avocat, mais cela passait, tant il avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je tirai mes notes de ma poche, mais il n’avait pas fini.
– Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n’eût débité que des gaietés folles, votre roman m’a pincé tout à fait. Il y a là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons. C’est original. On y apprend beaucoup… Parbleu ! je ne veux pas dire que vous n’ayez pas lu l’institutionnelle anglais Wilkie Collins, – et l’auteur d’Est Linné dont je ne me rappelle plus le nom, – et cette grosse bonne femme de miss Bradons, – et surtout ce fou qui est si intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l’ennui, l’Américain Edgard Phi, mais enfin je ne m’en dédis pas : c’est original, malgré la banalité de votre thèse : l’erreur judiciaire. Voulez-vous la vraie vérité ? Vous la savez aussi bien que moi : il n’y a jamais eu d’erreur judiciaire. L’affaire Lesurques elle-même fut un « bien jugé » ; à plus forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et nous sommes tous des oisifs, cher M. de Rœux, aux heures où nous faisons des romans et où nous en lisons. J’ai vraiment hâte de savoir ce que vous allez m’ordonner.
J’avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait un peu prodigue.
– M. l’avocat général… dis-je.
– Ah ! interrompit-il, très bien ! vous me donnez une leçon à la Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate ? J’ai compris : je redeviens avocat général des pieds à la tête !
Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains.
Je n’ai jamais vu d’homme plus enchanté de ce qu’il faisait. Soit qu’il parlât, soit qu’il agit, tout en lui avait l’air de dire : Voilà comme nous sommes dans la nouvelle école !
– Je n’avais pas du tout l’intention de vous donner une leçon, dis-je, mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur judiciaire.
– Oh ! oh ! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela autrement qu’en fictions ! De quelle cause s’agit-il ?
– De l’affaire Jeanne Péry.
Il frappa dans ses mains.
– C’est vrai ! s’écria-t-il, je l’avais oublié : vous êtes l’ami de ce pauvre diable de Thibaut. Quel malheur ! Avoir les reins cassés à trente ans ! Il avait des protections, savez-vous ? Et M. le conseiller Ferrand qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Rœux comment pourriez-vous connaître cette affaire-là mieux que moi qui l’ai instruite de fond en comble !
– Voulez-vous me faire l’honneur de m’écouter un instant ?
– Deux instants… dix instants… toute une journée, si vous voulez. Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux ? et faire que Jeanne Péry ne fût pas l’héritière du comte Albert de Rochecotte ? Répondez !
– Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au moins une demi-heure d’attention, mais d’attention sérieuse, sans commentaires ni interruption.
J’avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.
– De tout mon cœur, répondit-il, vous n’allez pas vous fâcher ! Je suis vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette aventure si pleine de palpitant imprévu !
Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.
Au contraire, je pris la parole d’un air reconnaissant, et je la gardai juste trente minutes.
C’était suffisant pour résumer, vis-à-vis d’un homme qui avait étudié la question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes notes.
Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau – et qu’il me comprit.
– J’admire, me dit-il quand j’eus achevé, quel avocat vous auriez fait. C’est un épisome admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre heures durant sans éternuer ni cracher… Eh bien, cher Monsieur, je suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme Les Habits Noirs. Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à perdre pied au bord d’une fable aussi invraisemblable, il y a loin, permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu’ils valent, mais nous prenons les faits pour ce qu’ils sont. Vous m’avez intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m’avez pas converti.
Je rassemblai mes notes.
Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait :
– Vous n’êtes pas content, c’est clair. J’en suis sincèrement peiné. Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s’est-elle évadée ?
– Tout le monde n’est pas comme vous, M. l’avocat général, répondis-je. Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires.
– Bien riposté ! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines d’éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se présente-t-elle pas pour purger sa contumace ?
– Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne Péry a disparu, qu’elle n’est pas libre, et que, selon toute probabilité, elle est aux mains de ceux qui…
Il m’interrompit d’un geste amical.
– Les hommes d’imagination ! fit-il. Cela réussit jusqu’à un certain point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de bourgeois qui vont au théâtre. Voyons ! nous sommes ici de bonne foi tous les deux, n’est-ce pas ? et dans une situation toute amicale vis-à-vis l’un de l’autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j’accorderai, si vous voulez, qu’il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet ; je vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle transformée en poignard mécanique, quoique on ne s’échappe pas comme cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par l’archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros comme un câble, mais raisonnons ! vous avez des arguments de cette force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien disposées : il y a excès de vraisemblance…
Excès de vraisemblance ! mon cher Monsieur, permettez-moi de m’étonner qu’un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils solécismes de logique ! Je ne me donne pas pour un très grand métaphysicien, et je m’occupe assez peu de ces formules surannées à l’aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu’on appelle la philosophie du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches qu’ils vendent pour des perles, mais enfin j’ai passé, comme tout le monde, mon examen de bachelier, je sais qu’une abstraction est une abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de vraisemblances accumulées autour d’un fait, cela dépend du soin et j’ose le dire, de l’habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y avoir trop de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus la vraisemblance.
– Je n’ai pas dit autre chose, M. l’avocat général…
Mais il m’interrompit parce qu’il tenait à placer sa tirade.
– Permettez ! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez. L’absolu est-il l’absolu ? Changeons le substantif : oseriez-vous affirmer que beaucoup de vérités puissent produire trop de vérité ? Ce sont, mon cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela, de distinguer entre le singulier et le pluriel : une multitude de biens c’est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n’est pas assurément trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu…
Je vous demande bien pardon d’avoir raison, cher Monsieur, et je suis sincèrement désolé de n’être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac jusqu’à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient trop peu pour s’aviser de cacher leur savoir…
Je m’étais levé.
Quand sa phrase fut finie, je saluai.
Il me reconduisit jusqu’à la porte de l’escalier avec une rare bienveillance, protestant qu’il se mettait tout entier à mon service et me demandant s’il n’aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau roman de moi.
Moi, je ne le cache pas, j’aime un peu de gravité chez le juge, un peu de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez la jeune fille et un peu d’accord dans mon piano.
Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n’avouais pas que M. Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu’il ne déparait point la jeune école.
Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l’oubliai presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi au galop. La nuit était tombée quand j’arrivai rue du Helder.
Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à parcourir les œuvres de J. B. M. Martroy.
Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à cette heure de crise suprême, j’eusse bien mieux aimé agir seul que d’avoir près de moi un malade ou un fou.
Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse élégance. On n’eût pas trouvé, le long du boulevard, à l’endroit propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman.
Il avait beau être un homme de loi d’Yvetot ; dès qu’il voulait, Paris brillait en lui, et je ne pus m’empêcher de comparer cette fière élégance à la petite fashion de M. Cressonneau aîné.
Ce qui m’importait davantage encore, l’expression du visage de Lucien était mâle et tranquille.
– As-tu tout lu ? me demanda-t-il après m’avoir serré la main plutôt froidement.
– J’ai tout lu, répondis-je.
– Ton opinion est-elle formée ?
– Parfaitement, d’autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et complète ton dossier.
– Oui, fit-il avec distraction, mais je n’aurai pas le temps de le lire.
Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M. Louaisot m’avait adressée.
– Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.
Et il continua sa lecture.
Ce calme avait de la force. Je fus content.
La lettre de M Louaisot était ainsi conçue :
Cher M. Thibaut,
Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j’ai recours à M. G. de Rœux pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir, a son importance.
Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n’est pas ma faute. Je n’avais rien personnellement contre vous.
Du reste, vous me l’avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui m’avait coûté vingt années de travail.
L’œuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le succès allait couronner mes efforts.
Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie, c’est d’avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de gens d’esprit !
Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m’irritez comme ferait un maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l’échiquier, les calculs d’un joueur de première force.
Et, cependant, je m’adresse à vous, parce que vous êtes la seule personne au monde qui puisse me venger comme il faut.
Si, comme je commence à le craindre, j’ai besoin d’être vengé.
Vous n’allez guère au théâtre. Connaissez-vous La Tour de Nesle ? Votre ami, M. de Rœux pourra vous expliquer ce que c’est que Buridan.
Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine. Poursuivi par l’idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine qui doit faire explosion après sa mort.
Je suis dans la position de Buridan – ou de Carter, le dompteur, quand il entre dans la cage de sa lionne.
J’ai creusé, j’ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs.
À l’instant où j’achève cette lettre j’entame une partie suprême. Nous sommes au 29 juillet, neuf heures du soir ; si demain, 30 juillet, à neuf heures du soir, je n’ai pas réussi, c’est que je serai mort.
À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d’une personne que vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, c’est votre femme, qui valait pour moi huit millions.
À demain, neuf heures.
Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit mon mouvement et me dit :
– Il faut un quart d’heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n’est pas en retard.
– Qui, elle ?
– Pélagie, qui va m’apporter la mèche.
Il ferma le cahier qu’il était en train de lire et le jeta sur la table.
– Résume-moi en peu de mots ce qu’il y a là-dedans, dit-il.
Je fis aussitôt ce qu’il désirait ; quand j’eus achevé, il me dit :
– J’aurais su tout cela que je n’aurais pas agi davantage. J’étais mort. Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m’as ressuscité. Il me prit de nouveau la main qu’il serra, cette fois, avec chaleur.
Quoi que j’eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir.
– Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un effort par nous-mêmes.
– Quel effort ?
– Je suis juge, répondit Lucien, dont l’œil devint sombre, non pas parce que l’empereur m’avait nommé, mais parce que ma conscience me crie : Tu es juge !
– Franc-juge, alors ? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas encore :
– Cette femme a mérité de mourir ! Je savais qu’il parlait d’Olympe.
En ce moment, nous entendîmes dans l’antichambre une voix pleurarde qui parlementait avec Guzman. Je m’élançai, j’ouvris la porte et la grande coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement, était inondé de larmes.
– À quoi que ça rime, s’écria-t-elle, avant même d’avoir passé le seuil, de s’entêter à une idée de même !
Vouloir épouser quelqu’un de force ! N’avait-il pas à la maison tout ce qu’il lui fallait ? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car il m’avait bien dit : « Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures, c’est qu’elle m’aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue du Helder ! »
Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était sincèrement et profondément affligée.
– Donnez la lettre, dit Lucien.
– Je l’avais toujours bien prévenu ! gémit-elle. Je lui avais dit : « Ne poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin ! Je l’ai vue sur la place d’Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J’ai peur des pâles ! Prenez garde à elle !… » Mais il n’écoutait rien ! Il se croyait si fort !
– Donnez la lettre, répéta Lucien.
– La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je n’ai même pas la consolation de m’occuper de ça. L’adjudant m’attend en bas, et il n’est pas patient. Ce n’est pas au moment où j’en perds un que je vas risquer l’autre, n’est-ce pas ?
Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en levant les bras vers le ciel. Dans l’antichambre, j’entendis Guzman qui lui disait :
– Ce n’est donc plus le maréchal des logis d’artillerie ?
– J’ai de la mort plein le cœur, répondit Pélagie, et penser qu’il faut qu’on danse à la barrière ! La lettre de M. Louaisot disait :
« M. Lucien Thibaut,
Mon métier a été de mentir. J’avais du talent dans cette partie-là. Je parle de moi au passé, parce que je suis mort.
Les morts ne mentent plus. Elle m’a tué parce que je voulais sauver votre femme.
Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du Rocher, n°9. Elle n’y est pas seule. Fanchette était pour Mme la marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.
En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée, mais qu’importe, une fois de plus ou de moins.
En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme – le Dernier Vivant – s’éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne suffisait pas. Olympe a dit : « Il n’y a que les morts qui ne gênent jamais… »
Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme.
Voici mes instructions pour arriver jusqu’à elle.
Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr. Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.
Il ne s’agit pas d’entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux : vous trouveriez là de bons obstacles, c’est moi qui les ai disposés.
Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l’on bâtit : l’ancienne plaine Bochet : entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il n’a plus de clôture.
À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne reste plus que les quatre murs.
Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau.
Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous descendrez.
Marchez alors droit devant vous.
Au bout de quarante pas, tournez à gauche. – puis faites douze pas et tournez à gauche encore.
Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des foudres, – une vingtaine – qui s’alignent contre le mur.
Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte voûtée dont la clé est pendue à un clou à l’intérieur du tonneau, immédiatement au-dessous de la bonde.
Ah ! elle se croit bien gardée aussi de ce côté !
Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s’étend un couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit à la cachette.
Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins ; je n’ai pas le temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez votre femme – et vengez-moi. »
Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix.
– Est-ce que tu crois à cela ? demandai-je.
– Viens, fit-il au lieu de répondre.
Il prit son chapeau.
– Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends garde !
– Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n’y a pas de piège. Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.
À mon tour, je pris mon chapeau.
J’avais l’idée qu’en le suivant je pourrais empêcher un malheur.
En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies.
– Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police ? demandai-je. Il me répondit :
– Non ; j’aurai mieux que cela.
Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une adresse que je connaissais : celle de M. le conseiller Ferrand.
Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas.
Quand la voiture s’arrêta il me dit :
– Reste à m’attendre, je ne serai pas longtemps.
Je lui demandai ce qu’il allait faire. Je n’eus point de réponse encore.
Il passa la porte cochère.
Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où j’étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais pourtant pas le gouvernail.
Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son mouchoir sur sa bouche.
Elle m’accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir parler.
– Vous êtes M. de Rœux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant depuis la rue de Helder. Je n’ai pas perdu de vue le fiacre. Ah ! si vous saviez le malheur ! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout sanglants de larmes.
Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit :
– Il est mort, Monsieur ! Ils me l’ont tué ! C’est la folle ! La Couronne…
– Martroy ! m’écriai-je.
Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras.
– Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait, dit-elle, il m’a dit : « Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus… » et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir. Voici la lettre… et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître n’est pas un bon malade.
Elle me quitta en effet, courant par cahots et s’épongeant les yeux.
Je m’approchai d’un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur du gaz.
Elle commençait gaillardement ; il ne se doutait pas de son sort.
Cher bienfaiteur,
Voilà : je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la Grande-Maison, dont je viens à l’instant d’apprendre l’histoire par ma Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir tout à l’heure.
La Grande-Maison n’est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un ancien hôtel, c’est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté sur un pied tout à fait monumental.
C’est là qu’on a dû faire tort à la Douane !
Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l’ai dit, mais il y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt, situé hors de la barrière.
Cet entrepôt occupait tous les derrières d’une des plus considérables maisons de la rue de Levis.
Tout cela était devenu inutile depuis qu’on a reculé le mur d’octroi jusqu’aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve maintenant à plus d’un quart de lieue de l’enceinte, l’administration ne s’est même pas souciée de le combler.
Hein ? ce Paris ! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l’État est bien là dans ce logis de voleurs !
Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d’une pareille installation. Ce qu’il a dû passer d’alcool dans ce monstrueux siphon est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d’une chopine de vin bleu, veillaient !
Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j’ai connu un brave douanier qui racontait toujours l’histoire d’une caisse de porcelaine de Jersey qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit :
– En quarante ans de service je n’ai jamais vu faire une autre prise !
La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu’elle est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur.
Je suis tout gai aujourd’hui et je bavarde. Tous mes sinistres pressentiments d’hier sont partis. J’irai voir ce souterrain de contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres.
Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un accident. Depuis que la guerre entre l’Autriche et la Prusse est déclarée et qu’on parle de la possibilité d’une conflagration générale en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures.
Hier soir, il s’est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est de l’autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants.
Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du tout aux savetiers en guérite.
Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était connu. On l’appelait Papa-Turco.
Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s’est montée. Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé une association pour fournir à toute l’armée française d’excellents souliers sur lesquels l’entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne s’agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour l’empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également morts de maladie, pour la semelle.
Les bonnes gens ont d’abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri, mais le vieux s’est fâché tout rouge en jurant qu’il ne plaisantait pas : à l’appui de quoi il a eu l’imprudence de raconter quelques-uns des bons tours joués par l’association des cinq fournisseurs normands à l’administration de la guerre, sous le Premier Empire.
Bref, on l’a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin.
Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n’a pas tout entendu, mais ce qu’elle a surpris vaut bien la peine de vous être rapporté.
M. Louaisot et Mme la marquise étaient dans la chambre à coucher de cette dernière.
On avait parlé d’abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray, l’enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d’un mors qu’il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère.
Car elle a péché, c’est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son purgatoire sur la Terre !
Stéphanie n’a commencé à entendre qu’au moment où la colère a élevé les voix.
–… Vous m’appartenez ! disait Louaisot. J’ai dépensé ma jeunesse entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme ou vous serez une mère sans enfant.
– Je sais que vous êtes capable d’assassiner votre propre fils, a répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot pour me serrer la gorge.
– Madame, a reprit Louaisot, l’heure vient où serrer ne suffit plus. Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu’à ma soixantième année ? Je crois avoir temporisé suffisamment ; je veux agir.
La voix d’Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots :
– Jamais je ne serai votre femme.
Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris :
– C’est donc la guerre déclarée ! Vous serez brisée, je vous en préviens. Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien Thibaut ne revienne pas à vous. C’est une affaire de temps.
La marquise a dit :
– Vous me faites horreur.
– Les mœurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j’ai mes habitudes. Vous seriez entre l’ami de votre enfance et votre fils, à qui, d’avance, j’ai donné son nom…
– Vous me faites horreur ! répéta la marquise Olympe.
– Moi, vous me faites pitié ! s’écria Louaisot, se fâchant de nouveau. D’où sortons-nous donc, s’il vous plaît, ma pupille, pour afficher de semblables pruderies ? Je croyais que nous avions été élevée à une école… oh ! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des bornes, et l’excellent M. Barnod savait à quoi s’en tenir sur les dames d’apparence sévère…
… Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va ! Parlons en français : si je suis, comme vous me faites l’honneur de me le dire, le dernier degré de l’infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la damnation sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche droit, rien ne m’arrête. Vous, votre cœur et votre main tremblent toujours.
Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous hésitez quand il s’agit de terminer son martyre avec sa vie…
… Du danger ? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les cacher dans la terre…
Stéphanie n’entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a pourtant l’oreille fine.
Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua :
– Vos sœurs ! Ah ! vous les appelez vos sœurs ! Osez-vous bien employer des mots pareils ! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l’adultère !… Je vous l’ai dit, Olympe, et je vous le répète ; vous m’appartenez, non pas seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre origine. Ma mère était une honnête femme…
Ici, il y eut un silence.
Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe :
– Pourtant de sang répandu, vous n’aurez rien de l’héritage, car je n’aurai pas l’héritage. Est-ce que les morts héritent ? Vous ne pouvez pas m’empêcher de me tuer… Ainsi, le patron est au bout de son rouleau. Je le connais : il doit voir rouge à travers le feu d’artifice de ses lunettes.
La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate. J’aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du moment qu’elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu’il donne sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a dans l’air que je respire ici une odeur de sang.
Je pars à l’instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux voir ce curieux monument de l’industrie française : les caves de la Grande-Maison. Rien ne m’ôterait de l’idée que l’outil du patron, – Laura Cantù – est embusquée là-dedans quelque part…
Note de Geoffroy. – Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une vingtaine de mots, tracés d’une main défaillante :
« Je me meurs. La folle m’a tué… l’outil ! Hâtez-vous, elle en tuera d’autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit. »
Comme j’achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de la maison voisine s’ouvrit.
M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d’une mortelle pâleur.
Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m’appela.
Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l’ordre dans les événements, ce qui s’était passé chez le conseiller.
M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là.
Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je suis un vieillard.
Je venais de me mettre au lit, quoiqu’il ne fût pas plus de neuf heures du soir. Mon domestique m’annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout de suite. J’ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève. Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa maladie m’avaient causé une très sincère affliction.
Lucien entra et vint jusqu’à mon lit sans me saluer ni me demander des nouvelles de ma santé.
Il n’y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter avec violence.
Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés.
– M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l’instant même et me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la lumière se fasse en vous, je le veux.
Je fus blessé de ce dernier mot.
– M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez vos convictions, que je respecte, j’ai droit d’exiger que vous respectiez les miennes…
Il m’interrompit disant :
– Je n’ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.
– Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu’on me parle comme vous le faites.
– Vous refusez ?
– Je refuse.
– Vous me regardez comme un fou ?
– Vous agissez comme un fou.
Il fit un pas en arrière.
– M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas fou, je vous l’affirme. Je vous affirme également que si vous ne me suivez pas, je vais vous tuer.
Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me sentais pâlir.
Les gens qui parlent ainsi ont, d’ordinaire, à la main, un pistolet, un couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides ; des mains blanches et fines comme celles d’une femme. Je crois que je suis brave. Je n’aurais pas peur d’une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient autrement qu’une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous mes couvertures. Cependant, j’eus honte de céder.
– Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien ! m’écriai-je.
– Je ne finis pas, me répondit-il, je commence.
– Vous ! un assassin !
– Un juge ! je suis juge.
Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid.
– Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande qui puisse sacrer le caractère d’un homme : je suis le défenseur de ma femme. Sa voix, sans s’élever, avait pris une emphase extraordinaire.
Dans sa bouche, ces mots : le défenseur de ma femme étaient grands comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l’histoire qui ont traversé les siècles.
Mon cœur battait. Ce n’était déjà plus de frayeur.
J’ai aussi un amour en moi, un grand amour, n’est pas de la même nature ; mais tous les amours comprennent.
Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m’entraîner.
– Je vais appeler, dis-je. N’approchez pas davantage…
– Que votre sang retombe sur votre tête ! murmura-t-il en faisant un pas de plus.
– Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé ! m’écriai-je, prêt à me défendre.
– Je ne sais pas… avec moi !
En même temps qu’il prononçait ce mot étrange dont l’accent faisait une menace véritablement mortelle, il me toucha le bras.
Ce fut si faible qu’on eût dit l’étreinte d’un enfant. Mais ce fut terrible.
Écoutez : terrible ! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine.
Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent entre mes lèvres :
– Si elle est innocente, qui donc est coupable ?
Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra doucement ma main.
– Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui rendis son étreinte et je sortis de mon lit.
Il m’aida à m’habiller.
– Où allons-nous ? lui demandai-je.
– Rue du Rocher. Je répétai :
– Rue du Rocher ?
– Oui, dans la maison où habite maintenant Mme la marquise de Chambray. Je passai la main sur mon front. Il ajouta :
– C’est le devoir. Et je répétai :
– Peut-être que c’est le devoir.
– Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous que je ne m’appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous soustraire à votre tâche, vous êtes mort !
Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre.
M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans une encoignure. Lucien s’était assis auprès de moi sur le devant.
Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre de Martroy.
– Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes ensuite le silence.
Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole.
Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix heures.
Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre fiacre s’arrêta au coin de la place Laborde.
Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau quartier qu’on était en train de construire sur l’ancien emplacement de la place Bochet.
La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin, nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du pavillon.
C’était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c’est-à-dire en allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui étaient les ruines de la Grande-Maison.
Le tas de paille fut dérangé ; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait l’escalier.
Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes.
L’itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement nous arrivâmes d’abord au cellier, grand comme une place de village, qui contenait encore les gigantesques tonneaux – puis à l’artère principale de cette ville souterraine : le chemin charretier conduisant jadis de l’entrepôt Bochet à l’entrepôt de la rue de Levis, situé alors extra muros.
Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent, suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes.
Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous écoutâmes en vain.
Le bruit avait cessé.
L’énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur nos têtes s’emplissait d’un morne silence.
Nous nous étions arrêtés pour prêter l’oreille et pour regarder. Dès que nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos pas faisait tapage.
D’abord nous ne vîmes rien, j’entends Lucien et moi, car M. Ferrand semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas.
Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une voix d’homme parla.
C’était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous nettement comme dans un tuyau acoustique.
Elle était faible pourtant, mais si altérée qu’elle fût, je reconnus parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait :
– Voilà ! J’ai mon compte. L’outil était trop bon ! Il n’y a pas eu faute : qui diable aurait pu croire qu’une mère sacrifiât son enfant ? J’ai bien joué mon jeu, mais j’ai perdu. Bonsoir, les voisins ! – Mais je suis vengé déjà une fois, ma pupille, vous n’avez plus de fils ! – et je serai vengé deux fois, voici l’autre Lucien qui arrive : regardez là-bas !
Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu’on eût murmuré à notre oreille.
– Là-bas, c’est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.
– Pas lui, répondis-je, car il est mort.
Une voix de femme s’éleva dans le silence :
– Laura, disait-elle, je t’ai trompée ce n’est pas cet homme-là qui a tué le petit enfant.
M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s’affaissa sur moi.
– Mon Dieu ! dit-il, ayez pitié de moi ! Éloignez de moi cet horrible rêve !
La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la connaissions bien tous les trois.
Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit.
Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda :
– Qui donc a tué l’enfant ? qui donc ? La voix d’Olympe répondit :
– C’est moi ! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s’enflant sous les voûtes.
Puis un gémissement d’agonie…
– Olympe ! mon Olympe ! gémit M. Ferrand d’un accent déchirant. Ce fut tout. Il resta inanimé entre mes bras.
L’instant d’après quelque chose de rapide comme le vol d’une flèche passa au milieu de nous. C’était Laura qui brandissait au-dessus de sa tête un gros bouquet de fleurs…
Nous entendîmes alors le bruit de quelqu’un qui se traînait sur le sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel point tous ces bruits étaient distincts.
– Elle n’est pas morte ! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en marche le premier, plus chancelant qu’un homme ivre. Lucien et moi nous le soutenions de chaque côté.
Quand nous le suivîmes on n’entendait plus rien.
Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que nous avancions, nous pressions le pas.
Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes : la nôtre et une beaucoup plus étroite.
À l’angle de cette dernière, à droite, c’est-à-dire en tournant vers la rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l’ombre la flamme de nos bougies.
Nous nous approchâmes. C’était M. Louaisot, dont les souliers se dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue.
Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n’avait pas eu le temps de se servir, car la lame était brillante et intacte.
Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d’une pression si terrible qu’on aurait dit les traces laissées par les griffes d’un tigre.
Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale.
Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à moitié.
Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand :
– Avant d’être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé. Voyez-vous clair ?
M. Ferrand ne répondit que par un gémissement.
En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite, le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie principale et j’y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt.
Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir.
La lueur existait réellement et semblait sortir d’une seconde percée, ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin.
– Portez-moi jusque-là ! s’écria M. Ferrand. Elle est là !
Je le soutins de mon mieux. Lucien s’était déjà élancé en avant. Nous le vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route.
Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle étrange frappait nos regards.
La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double cercle de mangeoires et de râteliers. C’avait dû être la grande écurie des fraudeurs.
Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis.
Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d’une rare élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins éclatait des plus riches couleurs.
Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme prosternée et comme affaissée à leurs pieds.
Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait des ouvrages d’aiguille.
À l’instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l’angle de la galerie, une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie.
M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu’au centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée.
Celle-ci ne prit même pas garde à lui.
Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je reconnus l’admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray.
Lucien détourna d’elle son regard.
La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au bord de sa paupière.
Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette larme la transfigurait à mes yeux. Mon cœur s’élançait avec une inexprimable passion vers cette mourante que j’aurais voulu ressusciter au prix du bonheur de ma vie.
Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot.
Les mêmes traces qu’Albert de Rochecotte.
– Lucien, murmura-t-elle, d’une voix qui allait déjà s’éteignant, j’ai été bien malheureuse… et bien coupable… Mais demandez-lui… demandez-leur !…
Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.
Jeanne s’était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle pressait les deux mains d’Olympe sur son cœur.
Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle tristesse.
Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient :
– Ma sœur, ma sœur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées, nous ne vivons que par toi !
– Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j’avais un fils, je l’ai donné pour elle, c’est-à-dire pour vous !
Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en s’agenouillant.
Je restais seul debout, et j’étais peut-être le plus bas prosterné au fond de mon cœur.
– Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner ?
Il se pencha et mit un baiser sur son front.
La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais n’avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle… Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans les plis de la robe d’Olympe.
Nota. – Ceux qui ont compris la scène invisible de la mort de Louaisot peuvent passer les pages suivantes.
J’ai cru devoir au lecteur l’explication complète de ce mystère, telle qu’elle nous fut donnée par l’une des habitantes de la grande écurie des fraudeurs, transformée en prison-salon.
C’est Fanchette qui parle.
Je n’étais pour rien assurément dans l’affreuse mort d’Albert de Rochecotte qui m’aurait très certainement épousée, et dont je possède une promesse écrite en tels termes qu’il n’aurait pu y mentir sans se déshonorer.
Or, Albert était la loyauté même.
Mais tout en n’ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma sœur – je ne la connaissais pas encore, mais je l’aimais déjà – était accusée en mon lieu et place.
J’étais innocente, c’est vrai, mais c’était moi que la justice croyait tenir en fermant sur Jeanne les verrous d’une prison.
J’aurais dû me livrer peut-être. J’en eus le désir plus d’une fois, car le récit de l’arrestation de Jeanne au seuil de l’église, où le prêtre l’attendait pour bénir son bonheur, m’avait navrée, – mais j’écoutais alors les conseils d’un homme dont la profonde perversité m’était encore inconnue.
M. Louaisot me disait : « Vous vous perdrez sans la sauver », et je le croyais, – peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire.
Il faut songera la jeunesse que j’ai eue. Jamais je n’ai connu ma mère. Elle m’avait assuré une petite fortune que mon père m’a dérobée. Je tais les enseignements plus que frivoles qu’il essaya de m’inculquer au temps où j’étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position excellente comme point de départ. J’étais, me disait-il, mieux placée que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui eût épousé, si elle l’eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois de France.
Mais laissons cela. L’idée de l’évasion de Jeanne me fut suggérée par M. Louaisot. Je l’accueillis avec passion, comme un moyen d’apaiser mes remords, et j’en fis bientôt l’unique affaire de ma vie. Je ne pourrais, sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand, dont je reçus l’accueil le plus bienveillant à la recommandation de Mme la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit des bornes strictes de son devoir.
En ce temps je ne connaissais pas plus Mme la marquise de Chambray que Jeanne Péry elle-même.
La lettre par laquelle Mme la marquise m’introduisait auprès du président de la cour d’assises me fut donnée par M. Louaisot.
L’évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux qui connaissent l’organisation de la Conciergerie ; – mais elle ne réussit pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l’Horloge.
J’avais été jouée par M. Louaisot, et, – je l’ai cru longtemps, – par Mme de Chambray elle-même.
Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait jaillir du nuage même dans lequel on l’avait si savamment enveloppée.
J’ai à peine besoin de dire que j’ignorais complètement la part prise par Louaisot à l’assassinat de mon pauvre Albert.
Je n’avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le souvenir d’un épouvantable rêve.
Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d’arracher à ses geôliers, me fut enlevée sur le quai de l’Horloge, je fus plusieurs mois avant d’en comprendre le mystère.
Je savais une seule chose, c’est que j’avais été jouée par M. Louaisot, et ce fut à M. Louaisot que je m’en pris.
Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu’un homme, luttant de ruse avec une femme, est toujours sûr d’être vaincu. Cela peut être vrai pour les autres hommes ; M. Louaisot faisait exception à la règle.
Et pourtant c’est une ruse de femme qui l’a jeté mort sur la terre humide d’une cave, au moment où il allait moissonner son champ, engraissé par tant de crimes !
Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci : la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait ; il n’était que son instrument ou plutôt son esclave.
Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de France.
La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître.
Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de précipiter la catastrophe.
Car chez nous, en plein XIXe siècle, il y a des cas où la loi est aussi impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes de la Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela : je mets n’importe qui, fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu’on peut faire contre un scélérat qui pose la question ainsi :
« La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l’atteinte de la loi ; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n’ai qu’un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver. »
C’est clair, on peut passer outre, mais à quel prix ?
Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou plutôt il se dit que, moi aussi, j’étais bonne à supprimer. Je le gênais.
Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait.
Il fit semblant de céder à mes désirs ; on me conduisit enfin près de Jeanne.
Mais on m’enferma avec elle.
Jeanne n’était pas à l’étranger. Elle n’avait jamais quitté Paris, malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d’autres.
Cette nuit même où M. Louaisot m’avait assigné un rendez-vous à la sortie de l’opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous avons vécu depuis lors ensemble.
Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.
J’arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de Paris. Je ne savais pas du tout où j’étais. Jeanne restait dans la même ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe elle-même.
Il est temps que j’appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là, qui est morte notre amie – notre sœur, et dont les derniers moments ont expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu’à son cœur.
J’ai été heureuse dans cette retraite où j’ai trouvé la caressante affection de ma sœur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma sœur aînée.
La mort nous menaçait, c’est vrai, mais nous nous aimions tant !
Et j’assistais à un beau spectacle : la renaissance d’une âme.
Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non pas volontaire, assurément, mais forcée ; il avait obtenu d’elle tant de choses à l’aide de son moyen, toujours le même, la menace !
La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas.
Ici la menace était l’enfant, – le jeune Lucien, – un splendide adolescent qui aimait Louaisot, son père, jusqu’à l’adoration.
Et je pense que Louaisot aussi l’aimait à sa manière. Dans un coin de son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire, élevé qu’il serait sur le piédestal d’une immense fortune.
Chaque fois qu’Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart brandissait la mèche allumée : « Je ferai sauter ce qui me reste de cœur ; je tuerai l’enfant ! »
L’a-t-il fait ? Olympe est morte en croyant qu’elle le retrouverait au ciel…
Un jour, en effet, Olympe résista en face.
Louaisot lui avait posé son atroce ultimatum : le mariage avec lui, Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.
Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière.
Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son cœur.
Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se ferma sur elle comme sur nous.
En haut, dans la maison de ce vieil homme qu’on appelait le Dernier Vivant et qui se mourait, il n’y avait plus que M. Louaisot.
Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d’Olympe. La vie d’Olympe, c’était l’héritage du vieil homme.
Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.
Mais il tremblait. L’arme qui l’avait rendu victorieux si longtemps était brisée dans ses mains.
On avait bravé sa menace.
De la menace que l’on brave il ne reste rien.
C’est un fourreau qui ne contient plus d’épée.
Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se disait : les deux sœurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui contrebalancent le pouvoir de l’enfant…
Et nous fûmes condamnées.
L’instrument de notre supplice était là : l’outil, comme l’appelait Louaisot dans ses gaietés lugubres.
Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu’il savait monter comme ces jouets qui ont à l’intérieur un ressort d’horlogerie, – et qui partent, quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l’histoire du restaurant des Tilleuls. Louaisot s’était vanté.
Olympe connaissait l’outil et comment il fallait s’y prendre pour que l’outil frappât. Elle vola l’outil.
Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C’est le symptôme de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait.
Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie, mais comment aurions-nous deviné ?… Olympe nous a tout épargné, jusqu’à la terreur.
Nous n’avons su la menace suspendue sur notre tête qu’à l’heure où nous étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous répondit avec un douloureux sourire :
– Je vais gagner le pardon de Lucien.
Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur du dehors filtrant par une fissure.
Il ne faisait pas encore tout à fait nuit.
Olympe s’assit auprès de la folle et lui parla de son enfant.
Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu’il n’en fallait pour faire de Laura son esclave.
Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant les paroles sacramentelles, dit à Laura :
– Le voilà ! c’est lui qui a tué l’enfant ! La folle s’élança tête baissée.
L’outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour ? Parce qu’elle le voulut.
Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien : je l’ai appelé, il me vengera ! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit croire que sa raison chancelait.
Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois hommes s’avancer et qu’elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme celui d’un juge, – c’est elle qui nous l’a dit : elle se sentit condamnée. Son fils, l’autre Lucien, l’appelait…
Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge d’un autre sang : "Je t’ai trompée : c’est moi, c’est moi, qui ai tué… » C’était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou…
Un instant après qu’Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes une voix qui appelait dans le lointain de la galerie : « Madame ! Madame ! »
Lucien et moi nous étions en train d’arranger un fauteuil en civière pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.
La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était à l’article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou, pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie : « Quelqu’un de sa famille. »
Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous portions la civière.
M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt ans.
Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.
Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l’escalier qui montait à la maison neuve.
En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres :
Mon petit enfant,
Où s’en est allée
Ton âme envolée ?…
Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu ses haillons sordides.
Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes qu’il ramenait jusqu’à sa face et que ses dernières convulsions semblaient caresser.
Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n’étions plus que quatre : Lucien, les deux sœurs et moi.
M. Ferrand était resté auprès du lit où l’on avait étendu Olympe.
Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant dans sa mémoire des lambeaux de prières…
Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà plusieurs heures que son agonie était commencée.
Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait encore de la force. Il dit :
– Ah ! Ah !… Vous voilà ?… Je ne vous reconnais pas… Je ne mourrai pas de sitôt… C’est moi le Dernier Vivant !
En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête hâve.
Nous étions muets autour de lui.
Il dit encore :
– Où sont les autres ?… Je ne vois pas Olympe… Le notaire l’a-t-il tué, le notaire Louaisot ?… Cet or-là a bu son pesant de sang !… L’or ne boit que cela… Aussi comme on l’aime !… Je veux le notaire… mon ami Louaisot de Méricourt… Celui-là n’a ni cœur ni âme… Il saura se servir du tas d’or pour mal faire…
Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés s’accrochaient au drap du manteau.
Il était effrayant à voir.
Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné.
À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.
Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un mouvement mécanique.
Il reprit d’une voix plus forte :
– Celui-là saura se servir de mon bien… Il m’a promis de nourrir les soldats… d’habiller les soldats… les soldats… les braves soldats !… Je suppose cinq cent mille soldats… prenez quarante sous à chacun… vous aurez un million !… quatre francs, deux millions… huit francs, quatre millions… et s’ils se plaignent… moi, j’en ai fait fusiller… qui se plaignaient !
Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire.
Il était maintenant tout à fait droit sur son séant.
Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du lit.
Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle.
– C’est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide la morne fixité de son regard. C’est à moi, tout… Pas un soldat ne m’échappera… si je veux !… Ils mangeront mon pain, et j’aurai de l’or… ils boiront mon vin, et j’aurai de l’or… Ils deviendront maigres… faibles… lâches !… mais j’aurai de l’or !… de l’or pour le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique… de l’or pour l’eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers… Moi je n’ai pas froid !… et je porte un manteau… du drap que j’ai fourni !… J’aime les soldats… les soldats sont à moi… affranchissez vos lettres… à Monsieur, M. Jean Rochecotte… fournisseur… fournisseur général… seul fournisseur… de tous les soldats du monde !… allez-vous-en… vous n’aurez rien… Je ne veux pas mourir… je resterai le dernier… avec tout l’or de la terre… le dernier vivant !
Il tomba de son haut.
Et son râle fit silence. Il était mort.
Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.
– Je mourrais s’il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il ; mais je renoncerais à toi si l’héritage de cet homme devait entrer avec toi dans ma maison.
Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant :
– Oh ! je te connais bien ! Mais que je suis heureuse et que je t’aime !
Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre suivante :
« Monsieur – je n’ose plus dire ami,
J’ai cru, je jure que j’ai cru !
Mais je n’aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l’erreur est un crime.
Jamais plus je ne m’assoierai sur le siège du juge.
Je vous dois l’explication de l’influence exercée sur moi par cette chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu importe.
J’avais vingt ans. J’étais un étudiant. M. Barnod n’était pas mon ami. Il ne m’avait pas confié sa femme…
Pour cette faute, j’ai été malheureux toute ma vie.
Et je n’ai même plus ma fille…
Adieu ! »
En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000 francs ; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter ce chiffre au double.
Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son cabinet d’avocat.
Au bout de deux ans, Mme la baronne de Frenoy – la mère du comte Albert, celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne, – mourut et institua Jeanne sa légataire universelle.
Ce livre, je l’ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une calomnie.
L’orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux succès.
On l’a accusé de devoir sa fortune à cette source impure : la succession du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.
Moi qui m’honore si profondément d’être son ami, j’affirme sur l’honneur qu’à l’heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune avec dégoût.
Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol, – du vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, le vol des fournisseurs, le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face de l’ennemi, le vol, car c’est un vol pareil (et qu’il soit à jamais maudit !) qui nous coûte peut-être, à l’heure présente, deux provinces françaises et dix milliards, – je déclare, dis-je, que la succession de Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs a fait retour intégral à l’état, dès l’année 1866.
Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut réhabilitée.
Lucien, comme de raison, se hâta d’introduire une opposition à l’arrêt par défaut qui condamnait sa femme.
Le jour de l’audience, car il n’y eut qu’une audience et qui ne fut pas longue, deux avocats prirent place au banc de la défense.
Le premier était Lucien lui-même, le défenseur de sa femme, comme la sympathie du barreau tout entier l’avait déjà surnommé.
Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné sa démission le 1er août, jour où le Moniteur Universel inscrivait sa nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de Paris.
Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle.
Tout l’honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat général, qui occupait le siège du ministre public.
Bien entendu, l’accusée faisait de nouveau défaut.
M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un bouquet de roses sur la place que l’accusée aurait dû occuper.
Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c’était lui, Cressonneau, qui avait établi la première instruction.
Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si hautes innocences qu’une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas d’apparences accusatrices avec l’œil de la justice, ce regard perçant auquel rien n’échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière ce mirage, la main habile qui le produisait…
Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre l’évidence ; nos mœurs modernes ont tout perfectionné, même la science du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles spéciales de scélératesses, on y passe les examens d’un sinistre baccalauréat, on y reçoit des docteurs ès-crimes !…
Il m’est arrivé de le dire une fois – et il ne voulait pas me croire ! – à l’avocat éminent qui s’est donné la mission la plus belle, la plus véritablement noble, qui puisse honorer un homme de cœur, à Me Lucien Thibaut, le défenseur de sa femme… »
Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements.
Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école.
L’accusation fut abandonnée.
Lucien n’a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa belle intelligence est robuste et complète.
On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart.
Jeanne est heureuse, et si belle ! je suis l’oncle de ses deux chers enfants.
FIN
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Avril 2006
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