Paul Féval
LES HABITS NOIRS
Tome I
(1863)
Table des matières
Première partie Le brassard ciselé
XII « Fera-t-il jour demain ? »
XVII La dernière affaire du colonel
Deuxième partie Trois-Pattes !
II Un brochet de quatorze livres
XVII Les mystères de la collaboration
XXIX Un gentilhomme qui se prête
Troisième partie La forêt de Paris
I Traité des origines et le chemin des Amoureux
À propos de cette édition électronique
Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :
* Les Habits Noirs
* Cœur d’Acier
* La rue de Jérusalem
* L’arme invisible
* Maman Léo
* L’avaleur de sabres
* Les compagnons du trésor
* La bande Cadet
Il y avait une fois, au petit pays de Guebwiller, en Alsace, une famille Schwartz, qui était bien honnête, et qui fournissait des Alsaciens à l’univers entier. Les Alsaciens sont généralement bien vus dans le monde, et la famille Schwartz, soit sur commandes, soit d’office, plaçait ses petits avec faveur. Faveur est un mot de terroir ; il se prononce vafeur et acquiert une très suave harmonie en passant par une bouche sachant bien bârler le vranzais.
La famille Schwartz florissait donc, croissant et multipliant avec une évangélique abondance, expédiant ses couvées à Paris, en province, à l’étranger, et, nonobstant ses exportations continuelles, gardant toujours en magasin un stock imposant de petits Schwartz et de petites Schwartzesses prêts et prêtes pour l’emballage.
Pour le commerce, les sociétés chorales, la bière et l’accent, nul pays ne peut rivaliser avec l’Alsace ! Un jeune Schwartz, conditionné avec soin et mûr pour la conquête, résume en lui seul toutes les vertus du Savoyard, du Provençal et de l’Auvergnat ; il possède la proverbiale économie du premier, l’aplomb vainqueur du second et la chevaleresque délicatesse du troisième. Aussi voyez : je vous mets au défi de trouver en Europe une cité de deux mille âmes qui ne possède au moins un Schwartz !
En 1825, il y en avait deux à Caen : un commissaire de police aussi probe qu’habile et un pâtissier suisse qui faisait honnêtement sa fortune. Cette date de 1825, à Caen, et le mot commissaire de police vont mettre tout d’un coup peut-être le lecteur sur la voie, et chacun devinera qu’il s’agit ici du fameux procès Maynotte. Parmi les causes célèbres, l’affaire Maynotte est une des plus curieuses et des moins connues.
Le 14 juin de cette même année 1825, un jeune Schwartz, un vrai Schwartz de Guebwiller, arriva à Caen sur l’impériale de la diligence de Paris. Sa mise était propre et dénotait ces soins assidus qui ne réussissent pas toujours à dissimuler la gêne. Il n’était pas grand, mais sa taille bien prise annonçait une constitution saine et résistante. Il avait le poil brun, la peau fortement colorée et les traits pointus. Ce type, assez rare en Alsace, est d’ordinaire modifié de bonne heure par une obésité précoce. J.-B. Schwartz était encore très maigre. Il ne paraissait pas plus de vingt ans. L’aspect général de sa physionomie était une douceur grave, inquiétée par des yeux trop vifs et dont le regard semblait avide.
Son bagage était si mince qu’il put le prendre sous son bras en descendant de voiture. Les gens qui postulent pour les divers hôtels sont physionomistes en Normandie : personne ne lui demanda sa pratique. Il se procura l’adresse de M. Schwartz, le commissaire de police, et celle de M. Schwartz, le Suisse pâtissier.
Entre Schwartz parvenus et Schwartz à parvenir, c’est un peu une franc-maçonnerie. Notre jeune voyageur fut très bien reçu chez le marchand ; on lui demanda des nouvelles du pays ; on se montra sensiblement touché de ce fait que son père et sa mère étaient morts tous deux, laissant deux pleines douzaines de Schwartz orphelins en bas âge. Il était l’aîné. En vingt années, sa digne mère avait eu seize couches dont six doubles. Les dames Schwartz sont toutes comme cela, Dieu soit loué.
Il n’eut même pas besoin de dire qu’il venait à Caen pour gagner sa vie ; c’est chose sous-entendue qu’un Schwartz ne voyage pas pour son plaisir. Le commissaire de police et le pâtissier s’écrièrent tous deux à sa vue : « Quel dommage ! si vous étiez venu la semaine dernière… » Mais à présent, Schwartz est installé !
Schwartz était installé chez le Suisse ; Schwartz avait fait son nid au bureau de police : des Schwartz de rechange.
À l’heure du dîner, notre jeune voyageur se promenait mélancoliquement sur les bords de l’Orne. L’hospitalité de ses deux compatriotes n’avait pas été jusqu’à lui offrir place à table. Il portait toujours son bagage sous son bras, et ses réflexions n’étaient pas couleur de rose. Sans doute, avant de désespérer tout à fait, il lui restait à voir une grande quantité de Schwartz dans les divers départements de la France ; mais ses finances étaient à bout, et son estomac patientait depuis le matin.
– Eh ! Schwartz ! cria derrière lui une voix joyeuse. Il se retourna vivement et déjà content. Toute rencontre est bonne aux affamés, car il y a au bout un dîner possible. Cependant, à la vue de celui qui se présentait, la physionomie de J.-B. Schwartz se rembrunit, et il baissa les yeux. Un jeune homme de son âge, très passablement couvert, et dont l’élégance sui generis annonçait un commis voyageur, venait droit à lui le long du quai, le sourire aux lèvres et la main tendue.
– Comment va, bonhomme ? demanda le nouveau venu avec rondeur. Nous voilà donc dans la patrie du bœuf gras, hé ?
Il ajouta, après avoir secoué la main de Schwartz, qui resta inerte et froide :
– Comme on se rencontre, tout de même !
– C’est vrai, monsieur Lecoq, répliqua le jeune Alsacien qui souleva son chapeau de cérémonie, on se rencontre comme cela.
M. Lecoq passa son bras sous le sien, et Schwartz sembla éprouver une sorte de malaise. Nous devons dire que rien, dans l’apparence du nouveau venu, ne motivait une pareille répulsion. C’était un fort beau garçon, au teint frais, à la tournure crâne, au regard ouvert et hardi. Ses manières pouvaient manquer de distinction comme son costume abusait des couleurs voyantes, mais ces détails devaient importer peu à notre Alsacien. On est prudent à Guebwiller. Les défiances de J.-B. Schwartz doivent donc nous mettre en garde jusqu’à un certain point contre ce flambant M. Lecoq.
– A-t-on dîné ? demanda celui-ci au bout de quelques pas. Schwartz rougit, et ses yeux mobiles se prirent à rouler ; mais il répondit :
– Oui, oui, monsieur Lecoq.
Le commis voyageur s’arrêta, le regarda en face, et partit d’un éclat de rire un peu forcé.
– Fui ! fui ! mézié Legog ! répéta-t-il, exagérant l’accent de son compagnon. As-tu fini ! Nous mentons comme un polisson, Baptiste ! Ceux qui vous ont dit, mon ami, s’interrompit-il avec une dignité superbe, que j’ai été remercié chez Monnier frères, en ont menti par la gorge ! On ne remercie pas Lecoq, fils adoptif d’un colonel, entendez-vous ? C’est Lecoq qui remercie, quand les patrons ont le don de lui déplaire. Monnier est une simple crasse. J’avais quatre mille chez lui ; Berthier et Cie m’ont offert cinq mille et mes commissions : emballé !
– Cinq mille et les commissions ! répéta l’Alsacien qui passa sa langue sur ses lèvres.
– Du nanan, hé, bonhomme ? Je ne m’arrêterai pas là… Et pourquoi n’êtes-vous plus chez les Monnier, vous ?
– On a réduit le nombre des employés.
– Je vous dis : des crasses… Combien avais-tu ?
– Trois cents et le déjeuner…
– Au pain et à l’eau… Une baraque… Jean-Baptiste, si j’osais m’exprimer avec franchise, je te dirais que tu es un parfait dindon, une poule.
Schwartz essaya de sourire et répondit :
– Je n’ai pas de bonheur comme vous, monsieur Lecoq.
Ils avaient quitté le bord de l’eau et montaient la rue Saint-Jean. Le commis voyageur haussa les épaules.
– Dans le commerce, Jean-Baptiste, professa-t-il, il n’y a ni bonheur ni malheur. C’est la façon de tenir les cartes, voilà, hé ?… Et la manière de risquer son tout… Moi qui parle, dès que je trouverai un cheveu dans Berthier et Cie, je m’envolerai vers d’autres rivages avec huit mille de fixe ou davantage…
– Vous devez faire de rudes économies, monsieur Lecoq ! interrompit Schwartz avec une naïve admiration.
M. Lecoq quitta son bras pour lui donner un maître coup de poing dans le dos.
– Le jeu, le vin, les belles ! dit-il. Je suis un jeune fils de famille, et les poules mouillées ne font jamais fortune, hé, bonhomme !
En même temps, il fit pirouetter Schwartz, et le poussa sous la porte cochère d’une grande vieille maison qui avait pour enseigne cet illustre tableau représentant un volatile haut jambé, marchant sur la crinière d’un lion avec la légende : Au Coq hardi.
J.-B. Schwartz se laissa faire parce qu’une violente odeur de cuisine le prit par les narines comme la main du dompteur saisit le taureau par les cornes.
– La fille ! cria M. Lecoq de ce ton impérieux qui pose les commis voyageurs dans les hôtels. Maman Brûlé ! père Brûlé ! quelqu’un, que diable ! Tout le monde est-il mort ?
Maman Brûlé montra, au seuil de la cuisine, un vénérable visage de sorcière. M. Lecoq lui envoya un baiser et dit :
– Puisque je retrouve un ami fidèle, et que la table d’hôte est en train depuis une demi-heure, servez deux festins à quatre francs par tête dans ma chambre… Et distinguez-vous, hé, mon cœur !
Il fut récompensé par le sourire sans dents de l’hôtesse.
– C’est ici que je respire, quand je viens à Caen, poursuivit-il en montant les marches déjetées de l’escalier. On m’y donnerait les ardoises du toit à crédit. Mais je n’en ai que faire, hé, bonhomme ! Prenez la peine d’entrer.
J.-B. Schwartz entra sans résistance. L’odeur des casseroles avait agi sur la partie sensuelle de son individu. Je ne sais quel vague écho des récentes paroles de Lecoq chantait autour de ses oreilles : « Le jeu, le vin, les belles ! » Le jeu, néant ; mais il ne détestait pas le vin, et la pensée d’aimer mettait son âme en moiteur. Ces gens d’Alsace ont beau être tardifs, vienne l’août, ils bourgeonnent… C’était une chambre d’auberge, laide et malpropre. À peine entré, M. Lecoq se précipita vers l’escalier et cria d’une voix retentissante :
– La fille ! papa Brûlé ! maman Brûlé ! Et quand on eut répondu :
– Mon carrosse pour huit heures ! heure militaire ! Il faut que je sois à Alençon demain matin !
En revenant vers son convive, il ajouta négligemment :
– La maison Berthier me paie un cabriolet et un cheval, hé ?… Et dans cette maison je circule la nuit pour ne pas me gâter le teint.
– Si j’osais… commença J.-B. Schwartz.
– Me demander une place dans ma charrette ?
– Oui…
– Fui !… Eh bien ! n’osez pas, Jean-Baptiste, hé !… nous allons causer tout à l’heure, bonhomme : j’ai d’autres projets sur vous pour le moment.
Une expression de défiance envahit de nouveau les traits de notre Schwartz, qui murmura :
– Vous savez, monsieur Lecoq, je ne suis qu’un pauvre garçon…
– Bien ! bien ! Nous allons causer, vous dis-je. On prend l’engagement formel de ne pas exiger de vous, seigneur, l’invention de la poudre à canon.
En parlant, il faisait sa toilette, changeant son habit de ville contre un costume de voyage. Quand la servante vint avec les plats, il ouvrit sa malle à grand bruit.
– Partant pour la Syrie, s’écria-t-il, je veux payer ma note. Qu’on me l’établisse au plus juste prix, jeunesse, hé ! sans oublier que je jouis de la remise du commerce… et de l’avoine de mon coursier !
J.-B. Schwartz n’était pas peut-être le roi des observateurs ; cependant, il voyait clair, et il lui parut que M. Lecoq posait solidement son départ, comme on dit en termes de métier théâtral. Il devint attentif ; et, certes, à supposer que M. Lecoq voulût jouer vis-à-vis de lui une comédie, l’auditoire était surabondamment en garde. Mais cela ne servait à rien avec M. Lecoq, qui était, nous allons bien le voir, un tacticien très original et de première force.
– As-tu vu l’enseigne ? demanda-t-il brusquement en prenant place à table. Au Coq hardi. C’est ce qui a déterminé mon choix, hé ! Jean-Baptiste ? Je suis Lecoq et je suis hardi. Déboutonnons-nous ; j’ai peut-être besoin de vous, bonhomme et je paye comptant. Je suis en fonds. La vente a bien marché ici : j’ai livré avant-hier à M. Bancelle, le plus fort banquier de Caen, une caisse à secret et à défense, nouveau modèle, dont il est amoureux fou. On ne parle que de cela dans la ville. Tous les banquiers de Normandie demanderont des caisses pareilles, et j’aurai un intérêt dans la maison Berthier quand je voudrai. À ma santé ! Il but un verre de vin sur sa soupe et poursuivit :
– Pourquoi… parce que je suis le coq hardi, entrant partout, jolie tenue, parole élégante, facilité d’élocution et le reste… Toi, bonhomme, vous êtes la poule, hé ! redingote râpée, bourse plate, timidité du malheur !… Il y a donc deux Schwartz à Caen : je mets toujours le doigt sur la chose du premier coup, vous savez bien… Les Schwartz, c’est comme les Hébreux, ça se contrepousse dans le monde, mais petitement, oui ! Après la carpe, c’est l’Alsacien qui est le plus mou et le plus froid des animaux… Pas de place chez le pâtissier, pas de place chez le commissaire… Alors, voilà mon pauvre bonhomme qui veut partir pour Alençon chercher d’autres Schwartz : c’est bête, hé !
Ces choses étaient tristes à entendre ; pourtant, puissance de l’appétit ! notre jeune ami mangeait assez bien en les écoutant. Manger fait boire ; ce généreux Lecoq lui versait du vin pur. Il est vrai que le vin des auberges de Normandie est illustre ; nulle part ailleurs on n’en peut déguster d’aussi aigre, d’aussi formellement détestable ; mais ceux qui viennent de Guebwiller ne sont pas difficiles, et l’exemplaire sobriété de notre pauvre ami lui faisait une tête plus faible que celle d’une fillette. À mesure que le festin à quatre francs suivait son cours fastueux, J.-B. Schwartz sentait naître en lui une chaleur inusitée ; il devenait un mâle, parbleu, et se surprenait à envier les hardiesses de M. Lecoq.
Dans ce petit monde des employés parisiens où J.-B. Schwartz avait vécu déjà quelques mois, Lecoq n’avait pas la meilleure des réputations ; on ne connaissait bien ni ses antécédents, ni ses accointances ; il courait sur lui des bruits fâcheux et assez graves, mais aucun fait n’était prouvé et l’envie s’attache toujours aux vainqueurs. Lecoq était un vainqueur : cinq mille francs d’appointements, ses commissions et voiture ! Il n’y avait pas, en 1825, beaucoup de commis voyageurs arrivés à ce faîte des prospérités. J.-B. Schwartz le regardait d’en bas respectueusement ; chaque verre de vin normand ajoutait à la somme de ces admirations. Au dessert, si l’on eut mis en balance, d’une part les joies de M. Lecoq, de l’autre les vertus d’Alsace, je ne sais pas si la conscience de J.-B. Schwartz eût versé à droite ou à gauche.
Il était honnête, pourtant ; il ne vous eût pas trompé sur une facture faite ; reste à savoir comme on fait la facture. Le fromage était sur la table, ainsi que les coudes de nos deux amis, et ils causaient.
– C’est une femme mariée, disait ce don Juan de Lecoq. Tu comprends, Jean-Baptiste, à nos âges, on n’est pas de bois…
Schwartz fit un signe d’assentiment, le lâche !
– Avec les femmes mariées, reprit Lecoq, il ne s’agit pas de plaisanter ; il y a le Code.
– Alors, n’y allez pas ! s’écria Schwartz sur qui ce mot produisait un effet extraordinaire : nouvelle preuve de son honnêteté alsacienne.
Mais Lecoq mit la main sur son cœur et prononça d’un accent dramatique :
– J’en tiens, bonhomme, hé ! Plutôt mourir que de renoncer au bonheur !… D’ailleurs, on a le fil, Jean-Baptiste. Toutes les précautions sont prises et j’ai une lettre signée de moi, qui voyage en ce moment dans la malle-poste. Elle sera jetée demain matin dans la boîte d’Alençon, à l’adresse du papa Brûlé, pour lui réclamer mon jonc à pomme d’argent, qui est là dans le coin, et que je vais oublier en partant.
– Ah ! fit Schwartz. Tout ça pour une amourette !
M. Lecoq emplit les verres. Il porta le sien à ses lèvres et profita de ce mouvement pour examiner son compagnon à la dérobée. On était à la fin de la troisième bouteille, Schwartz avait dîné copieusement.
– Ça ressemble, murmura-t-il, aux histoires qui sont dans les journaux. Comment appellent-ils cela, à la cour d’assises ? Fonder un alibi, je crois.
M. Lecoq éclata de rire.
– Bravo, bonhomme ! s’écria-t-il. On fera quelque chose de toi ! vous avez trouvé le mot du premier coup, Jean-Baptiste, hé ! Un alibi ! c’est précisément cela, parbleu ! Je fonde un alibi pour le cas où le mari voudrait me causer des désagréments. Tout n’est pas rose dans l’état de séducteur, non ! il y a aussi les coups d’épée, et le mari est un ancien militaire !… La fille ! le café et les liqueurs ! chaud !
Tout ceci fut prononcé avec volubilité, parce que M. Lecoq voyait un soupçon naître dans le regard alourdi de son convive.
– Ce n’est pas moi qui me mettrais dans des embarras pareils ! pensa tout haut ce dernier.
– Jean-Baptiste, poursuivit M. Lecoq en lui versant une ample rasade d’eau-de-vie, votre tour viendra ; vous connaîtrez l’ardeur effrénée des passions… Mais je n’ai pas tout dit, hé ! Le mari est l’ami intime du commissaire de police.
J.-B. Schwartz recula son siège.
– Monsieur Lecoq, déclara-t-il résolument, vos affaires ne me regardent pas.
– Si fait, bonhomme, si fait, répliqua le commis voyageur. Il y a un boni…
– Je ne veux pas… commença l’Alsacien.
– Le roi dit : nous voulons, ma poule ! Je te paye cent francs, comptant, sans escompte, un mot que vous direz, ce soir, à l’oreille du commissaire de police, tout doucement et sans malice… Histoire de rire, quoi ! et d’obliger papa. Voilà.
Cent francs ! Sait-on bien ce qu’un Schwartz de la bonne espèce peut faire avec cent francs ?
J.-B. Schwartz n’avait jamais eu cent francs. S’il avait eu cent francs, J.-B. Schwartz eût monté une maison de banque dans un grenier. On naît poète ; J.-B. Schwartz avait apporté en naissant le sens exquis du bordereau, le génie du compte de retour.
Il eut un éblouissement, car la mauvaise eau-de-vie d’auberge fermentait avec l’ambition dans sa tête, et les trois bouteilles de vin acre attisaient en lui le feu sacré ; il vit passer à perte de vue je ne sais quel mirage : de grands bureaux où l’on marchait sur des tapis, des commis derrière des grillages, des registres verts, à titres rouges, une caisse de métal damasquinée, imposante, des garçons chargés à l’intérieur de chiffres miraculeusement alignés, de recette en livrée grise, et peut-être, dans une voiture à quatre chevaux, Mme J.-B. Schwartz empanachée plus que deux ou trois enterrements de première classe.
Cent francs ! Cent francs contiennent tout cela, plus que tout cela ! Le chêne énorme est dans le petit gland.
– Je ne veux pas ! répéta pourtant sa vertu expirante.
Et il ajouta en faisant mine de se lever :
– Pour or ni pour argent, monsieur Lecoq, je ne ferai jamais rien qui m’expose.
– Jean-Baptiste, répliqua le commis voyageur d’un ton de supériorité, j’ai l’honneur de vous connaître comme ma propre poche. Écoute avant de refuser, garçon. C’est simple comme bonjour, et, outre les cent francs, on peut t’avoir une petite position chez Berthier et Cie.
– On ne donne pas cent francs pour un rendez-vous, objecta l’Alsacien. Il y a autre chose.
– Si c’est la dame qui fait les frais !… insinua M. Lecoq en passant la main dans ses cheveux.
J.-B. Schwartz était de taille à comprendre ainsi l’amour, et cet argument le toucha au vif. M. Lecoq, battant le fer pendant qu’il était chaud, s’écria :
– N’essaye donc pas de raisonner sur des choses que tu ne connais pas, bonhomme ! Voilà l’affaire en deux mots : tu te noies, je te sauve, hé ! Maintenant, voici l’ordre et la marche : M. Schwartz le pâtissier ferme à neuf heures ; dès qu’il sera neuf heures et demie, tu n’auras donc plus à choisir : c’est chez M. Schwartz, le commissaire de police, qu’il te faudra demander à coucher dans le grenier.
– Mais il m’a éconduit ! interrompit notre Alsacien.
– Parbleu ! Inculquez-vous bien cette vérité : Aussi loin que peuvent s’étendre les limites de notre planète, sur la terre il n’est plus que moi qui s’intéresse à ta personne !
– C’est vrai, balbutia J.-B. Schwartz qui avait l’eau-de-vie larmoyante. Je suis seul ici-bas !…
– Triste exilé sur la terre étrangère… On pourrait citer une foule de textes mis en musique par les premiers compositeurs. Il n’en est pas moins vrai qu’à dix heures dix minutes, le commissaire de police rentrera chez lui, sortant du cirque des frères Franconi, bâti en toile d’emballage sur la place de la Préfecture. Il sera pressé et de mauvaise humeur parce que ce sera la quatorzième fois qu’il aura contemplé, pour les devoirs de sa charge, M. Franconi père en habit de général et Mlle Lodose en costume de Cymodocée. Il montera la rue de la Préfecture, puis la rue Écuyère. Vous le suivrez place Fontette, puis rue Guillaume-le-Conquérant, jusqu’à la place des Acacias, ainsi nommée parce qu’elle est plantée de tilleuls. C’est là que Mme Schwartz couche : une femme sur le retour, désagréable, mais qui rit quand on la chatouille. Vous vous approcherez du magistrat, son époux. Votre aspect lui causera une surprise pénible ; il s’écriera : « Encore vous ! » Peut-être même ajoutera-t-il à cette exclamation quelques paroles d’emportement, telles que fainéant, va-nu-pieds ou autres. C’est son droit : toutes les semaines, il reçoit trois ou quatre visites de Schwartz. M’écoutez-vous, Jean-Baptiste, hé ?
Jean-Baptiste écoutait, quoique ses paupières appesanties battissent la chamade. M. Lecoq continua :
– Attention, bonhomme ! c’est ici l’important. Tu lui diras : « Monsieur et respectable compatriote, le guignon semble me poursuivre dans cette capitale de la Basse-Normandie. Je me trouve dépourvu de fonds par le plus grand de tous les hasards. Je comptais, en cette extrémité, sur la protection d’un de mes anciens supérieurs dans la hiérarchie du commerce parisien : M. Lecoq, haut employé de la maison Berthier et Cie qui a fourni la caisse à secret de l’honorable M. Bancelle… » Tu saisis, hé ? Ce ne sont pas des mots en l’air : il y en a pour cent francs, à prendre ou à laisser… « Mais, poursuivras-tu, ce jeune représentant a quitté, ce soir-même, l’hôtel du Coq hardi, sa demeure, et s’est mis en route pour Alençon dans son équipage… » Tout ce récit est pour arriver à prononcer ces derniers mots-là ; répète ! J.-B. Schwartz répéta, puis il demanda :
– Où coucherai-je ?
– Où auriez-vous couché, si vous ne m’aviez pas rencontré, Jean-Baptiste ? Ne nous noyons pas dans les détails. Quand le digne magistrat vous aura prié de passer votre chemin, tout sera dit : vous aurez gagné la somme et les droits à ma reconnaissance éternelle.
Le jeune Alsacien réfléchissait. Sa pensée, un peu confuse, ne voyait absolument rien de compromettant dans la démarche insignifiante qu’on lui demandait. Ce qui l’inquiétait, c’était la grandeur de la récompense promise à un si faible travail. M. Lecoq se leva et jeta sa serviette. Huit heures sonnaient.
– J’ai dit, déclama-t-il. Maintenant l’amour m’appelle.
– Si je savais, murmura J.-B. Schwartz, qu’il n’y a rien autre chose que de l’amour là-dessous !
– Je suppose, bonhomme, fit sévèrement le commis voyageur, que vous ne suspectez ni mon honneur ni mes opinions politiques !
J.-B. Schwartz n’avait pas songé aux opinions politiques de M. Lecoq. Il eût donné beaucoup pour avoir sa nuit devant lui et pouvoir réfléchir. Mais M. Lecoq bouclait sa malle après avoir payé sa note. Tout était prêt, rien ne traînait, sauf la canne de jonc à pomme d’argent, oubliée à dessein dans un coin.
M. Lecoq descendit en sifflant un air ; J.-B. Schwartz le suivit. L’équipage du commis voyageur de la maison Berthier et Cie, brevetée pour les caisses à défense et à secret, coffres-forts, serrures à combinaisons, etc., était une méchante carriole, mais son petit cheval breton semblait plein de feu.
– Donnez-vous des arrhes ? prononça faiblement le jeune Alsacien au moment où son compagnon mettait le pied sur le montoir.
– Pas un fifrelin, Jean-Baptiste, hé ! répondit M. Lecoq. Je ne vous cache pas que vos hésitations me déplaisent. Dites oui ou non, bonhomme…
– Si je faisais la chose, demanda J.-B. Schwartz, où vous rejoindrais-je ?
– Dites-vous oui ?
– Non…
– Alors, que le diable t’emporte, Normand d’Alsace !… À l’avantage !
– Mais je ne dis pas non.
M. Lecoq prit en main les rênes. Schwartz faisait pitié. Pour le même prix, il eût vendu la chair de ses bras, ses dents qu’il avait longues, sa forêt de cheveux ou peut-être le salut de son âme. Mais il avait peur de mal faire, dans le sens que la loi attache à ce mot.
– Gare ! cria M. Lecoq qui fit claquer son fouet.
– Je dis oui… balbutia Schwartz avec abattement. Lecoq se pencha vers lui et lui caressa la joue.
– Petite bagasse ! fit-il en prenant pour une fois le pur accent de la Cannebière. Nous y voilà, Jean-Baptiste, hé ?… Ta nuit ne sera pas longue. À deux heures du matin, tu sortiras de Caen par le pont de Vaucelles ; tu feras une lieue de pays en te promenant sur la route d’Alençon. À trois heures juste, je serai en avant du village d’Allemagne, dans le bois qui est à droite de la route… À bientôt, bonhomme, et dis ta leçon, ni plus ni moins… Hue, Coquet !
Coquet fit feu des quatre pieds et partit comme un trait, pendant que la fille, les garçons, maman Brûlé, papa Brûlé et les petits Brûlé souhaitaient à grands cris bon voyage. Les soirées de juin sont longues. Il faisait encore jour quand M. Lecoq et son fringant bidet breton quittèrent la cour du Coq hardi, laissant ce malheureux J.-B. Schwartz au labeur de ses réflexions. M. Lecoq avait le cure-dents à la bouche et claquait son fouet comme un vainqueur en descendant les petites rues qui mènent à la rivière. Oh ! le gai luron ! Il souriait aux fillettes, il envoyait des baisers aux marchandes sur le pas de leur porte, il provoquait les gamins et disait : « Gare là, papa ! » aux gens qui se dérangeaient pour le laisser passer.
Et figurez-vous qu’on le connaissait bien. La caisse, vendue par lui à M. Bancelle, le riche banquier, était célèbre dans la ville de Caen : une caisse-fée qui défiait les voleurs et vous saisissait le bras du coquin comme un gendarme ! Paris ne sait qu’inventer ! Le coffre-fort coûtait cher ; les négociations avaient duré du temps. D’autres richards se tâtaient déjà pour acquérir un meuble si utile. À Caen on ignorait le nom de Berthier et Cie ; on disait tout bonnement la caisse Lecoq. M. Lecoq était un jeune homme illustre.
On disait, sur le passage de la carriole : « C’est M. Lecoq qui s’en va pour vendre d’autres caisses. Celui-là n’est pas embarrassé. Il n’a affaire qu’aux calés ! »
Quand M. Lecoq sortit de la ville, à la brune, par le pont de Vaucelles, il avait des centaines de témoins, prêts à constater son départ.
Cela prouve peu, puisque en définitive, on peut revenir. Mais les circonstances insignifiantes sont comme les petits ruisseaux qui font les grandes rivières.
Tant que le crépuscule dura, M. Lecoq maintint son bidet au grand trot ; il adressa la parole à tous les charretiers qu’il croisa. La nuit venue, à trois quarts de lieue des faubourgs, il mit pied à terre à la porte d’une auberge pour allumer ostensiblement ses lanternes.
– Une jolie biquette, dit l’aubergiste en tapant la croupe de Coquet.
– Ça va trotter du même pas jusqu’à Alençon, répliqua M. Lecoq. Et hue !
À cinq cents pas de l’auberge il y avait un coude, et un taillis de châtaigniers s’étendait sur la droite. M. Lecoq arrêta brusquement son cheval, dès qu’il eut tourné le coude. Il regarda en avant, il écouta en arrière. La route était déserte. M. Lecoq sauta hors de sa carriole ; il prit Coquet par la bride et le mena en plein taillis, par un petit sentier où la voiture avait peine à passer. Ce sentier lui-même fut abandonné à la première éclaircie. Coquet, violemment attiré, fit trou dans le taillis et la carriole se trouva hors de la voie. En plein jour, on l’aurait vue aisément, mais la nuit, tout ce qui n’est pas dans le chemin tracé disparaît sous bois.
M. Lecoq détela son cheval, fit avec lui deux ou trois cents pas dans le taillis et l’attacha enfin au plus épais du fourré. Cette besogne accomplie, il revint à la carriole. En un tour de main, son glorieux pantalon à carreaux fut remplacé par un pantalon d’ouvrier en cotonnade bleue, tout usé aux genoux ; au lieu de son élégante jaquette de voyage, il mit une blouse de toile et se coiffa d’un gros bonnet de laine rousse qu’il rabattit sur ses yeux.
Singulier accoutrement pour un rendez-vous d’amour !
M. Lecoq ôta ses bottes ; il chaussa des pantoufles de lisière et, par-dessus, de bons souliers ferrés.
Nous affirmons que sa maîtresse elle-même aurait pu passer près de lui sans le reconnaître. Il se mit en marche. C’était, en perfection, un épais balourd du Calvados, demi paysan, demi citadin.
M. Lecoq regagna la route, et piqua vers Caen d’un pas pesant. Il était neuf heures et demie.
À dix heures moins quelques minutes, un homme sortit tout à coup de la boutique d’un marchand de curiosités, située sur cette place des Acacias, au quartier Saint-Martin, où demeurait le commissaire de police Schwartz. Cet homme portait une blouse de paysan et un bonnet de laine rousse. Sa marche ne faisait point de bruit, parce qu’il était chaussé de lisière. Il traversa la place rapidement et prit sous un banc une paire de gros souliers ferrés.
Comme dix heures sonnaient, le même homme, chaussé en pataud et faisant sonner contre le pavé les gros clous de ses galoches, arriva sur la place de la Préfecture, où la musique des frères Franconi hurlait ses dernières notes. La représentation s’achevait. Le pataud qui avait un pantalon de cotonnade bleue usée aux genoux, une blouse grise et son bonnet de laine, s’assit sur une borne, au coin de l’église. Le commissaire de police Schwartz sortit du cirque un des premiers et se dirigea tout de suite vers le quartier Saint-Martin. Le pataud le suivit à distance. À moitié chemin de chez lui, dans la rue Guillaume-le-Conquérant, le commissaire de police fut accosté timidement par un pauvre garçon qui sembla l’implorer. Le pataud pressa le pas. Le commissaire de police répondit au pauvre hère d’un ton d’impatience et de dureté :
– On ne vient pas dans une ville ainsi, sans savoir ! Je ne peux rien pour vous.
Aussitôt J.-B. Schwartz, avec plus d’aplomb qu’on n’en aurait pu attendre de ses récentes perplexités, plaça la leçon apprise. Il parla de M. Lecoq, son protecteur, de la caisse Bancelle et du malheureux hasard qui faisait que justement, ce soir même, M. Lecoq était en route pour Alençon.
Le commissaire de police répliqua :
– Je ne connais pas votre M. Lecoq et tout cela ne me regarde pas : laissez-moi tranquille !
Ce que fit J.-B. Schwartz, qui avait gagné cent francs.
Le pataud, arrêté dans l’ombre d’un porche, avait écouté cette conversation fort attentivement. Quand le commissaire de police et notre J.-B. Schwartz se séparèrent, il ne suivit ni l’un ni l’autre et s’engagea dans le réseau de petites rues tortueuses qui s’étend à droite de la place Fontette. Il marchait rapidement désormais et avait l’air fort préoccupé. Un cabaret restait ouvert au fond du cul-de-sac Saint-Claude. Le pataud mit son œil aux carreaux fumeux que protégeaient des rideaux de toile à matelas ; il entra. Le taudis était vide, sauf un homme qui comptait des sous derrière le comptoir.
– Sommes-nous prêt, papa Lambert ? demanda M. Lecoq, que chacun a reconnu sous sa blouse.
Au lieu de répondre, le cabaretier dit :
– Avez-vous la chose, Toulonnais ?
M. Lecoq frappa sur un objet qui faisait bosse sous sa blouse. L’objet rendit un son métallique. Le cabaretier éteignit sa lampe et ils sortirent tous deux.
Il nous faut rétrograder de quelques heures pour parler d’une chose encore plus célèbre que la caisse à secret et à défense de M. Bancelle. En ce temps-là, Caen était une ville un peu tapageuse : les étudiants et les militaires faisaient beaucoup de bruit autour des jolies femmes. La plus jolie personne de Caen, la plus belle aussi, c’était Julie Maynotte, femme du ciseleur sur acier. La jeunesse dorée de Caen désertait le grand cours et le cours de la préfecture pour croiser sous les arbres lointains de la place des Acacias, depuis qu’André Maynotte avait ouvert, au coin de la promenade, un modeste magasin d’arquebuserie et de curiosités qui s’achalandait rapidement.
Les officiers de toutes armes, car la division militaire n’avait pas encore été transférée à Rouen, les étudiants des diverses facultés et les lions du commerce se faisaient connaisseurs à l’unanimité et venaient admirer, du matin au soir, les objets modernes ou antiques, disposés dans la montre étroite. André Maynotte, étranger à la ville de Caen, vendait des pistolets, des fleurets, des masques, des gants fourrés, en même temps que des fines lames espagnoles ou milanaises, des bahuts, des pierres gravées, des porcelaines et des émaux. Je ne prétends pas dire, néanmoins, que l’éblouissante beauté de sa jeune femme ne fût pas pour quelque chose dans le succès vraiment précoce d’une pareille industrie. Julie Maynotte, suave comme une vierge-mère de Raphaël avec un petit ange dans ses bras, avait été pour la maison une merveilleuse enseigne. Ces dames vont où courent ces messieurs ; la belle Julie rajeunissait avec une adresse de fée les dentelles de prix et les guipures authentiques, elle rendait aux soieries leurs couleurs, elle restituait aux tissus de l’Inde l’éclat premier de leurs broderies. Il y avait deux opinions parmi ces dames. Celles qui n’étaient pas mal disaient : « Elle n’a rien d’étonnant » ; celles qui étaient véritablement jolies et celles qui étaient franchement laides, réunies en un même sentiment, par des motifs fort opposés, la déclaraient délicieuse. Et toutes s’occupaient d’elle. Il faut de ces dissensions pour faire un succès. La maison prospérait.
Et vraiment André Maynotte, fier et vaillant garçon, tout jeune comme sa femme, intelligent, robuste, ardent, très amoureux, et qui n’eût point souffert que la vogue dépassât certaines bornes, n’avait pas trop à se plaindre. Julie, tendre et sage, le rendait le plus heureux des hommes. Les gentilshommes du commerce, les étudiants et les officiers admiraient de loin. Ces trois catégories de triomphateurs entreprennent moins qu’on ne le suppose.
Il nous faut ajouter cependant que le commissaire de police, M. Schwartz, habitait le premier étage de la maison dont les Maynotte occupaient le rez-de-chaussée. Ces voisinages protègent aussi la vertu.
De ce qui précède, le lecteur a sans doute conclu que la chose plus célèbre que le coffre-fort de M. Bancelle, à Caen, était l’exquise beauté de Julie Maynotte. Erreur ! Pour faire concurrence à la fameuse caisse du banquier, c’était un objet matériel qu’il faut, et nous avons parlé des Maynotte, parce que l’objet resplendissait à la montre de leur boutique. L’objet était un brassard de Milan, ou, pour parler mieux le langage technique, un gantelet plein, composé du gant, de la garniture du poignet, articulé, et du brassard ou fourreau d’acier, destiné à emboîter l’avant-bras jusqu’au-dessus du coude. La pièce entière, damasquinée, or et argent brûlés, clouée de rubis aux jointures et ciselée dans la vigoureuse manière des armuriers du quatorzième siècle, était une œuvre à la fois très apparente et très méritante, faite pour attirer le regard des profanes aussi bien que l’attention des connaisseurs.
Caen tout entier connaissait déjà le brassard qu’André Maynotte avait eu dans un lot de vieille ferraille, et qui, restauré par ses mains habiles, trônait à sa montre depuis huit jours. L’opinion générale était que, dans la ville, on n’aurait pu trouver un amateur assez riche pour payer le prix d’une pareille rareté, tant à cause du travail que pour la valeur intrinsèque des métaux et des pierres fines qui contribuaient à son ornementation. On chiffrait des sommes folles, et les mieux instruits affirmaient qu’André Maynotte allait faire le voyage de Paris pour vendre son brassard au roi, directeur honoraire du musée du Louvre.
C’était à peu près l’heure où notre J.-B. Schwartz rencontrait ce brillant M. Lecoq sur le quai de l’Orne. Cinquante paires de lunettes, lunettes du commerce, lunettes de l’école, lunettes de l’armée, étaient braquées sur la montre d’André Maynotte où l’illustre brassard étalait ses dorures historiées entre une hache d’armes et un casse-tête, sous les festons formés par les dentelles de Julie. Ces cinquante paires de lunettes se promenaient sous les tilleuls de la place des Acacias ; elles cherchaient toutes derrière la ferraille et les guipures une charmante vision qui trop rarement s’apercevait, car Julie Maynotte fuyait devant cette vogue un peu embarrassante et se tenait avec son enfant dans l’arrière-boutique. André travaillait en chantant devant son établi, réparant une paire de pistolets de tir et répondant çà et là par un signe de tête courtois au bonjour de ses clients.
La plupart des paires de lunettes, en effet, briguaient le salut d’André ; cela donnait bon air. Il y avait là de gracieuses figures, en dépit du stupide outrage des besicles ; il y avait des joues roses, des tailles souples et fines : les jolis jeunes gens ne manquent pas plus à Caen qu’ailleurs, et tous ces chers garçons, depuis le premier jusqu’au dernier, auraient vidé leurs poches avec plaisir dans la main de quiconque les eût accusés de bonne foi d’avoir troublé cet invulnérable ménage d’artisans. La gloire !
À l’étage au-dessus, le commissaire de police et sa femme prenaient le frais à leur balcon. La dame appartenait à la catégorie hostile et prétentieuse « de celles qui ne sont pas mal ». Julie l’impatientait considérablement. Le commissaire, homme sage, esprit étroit et rigoureusement honnête, regardait un peu ses voisins comme des intrigants. Leur succès avait une odeur d’émeute, et il avait eu des peines domestiques pour avoir dit autrefois que Julie Maynotte avait les yeux grands. Mme la commissaire parlait de déménager, à cause de Julie, et regrettait la vue des arbres aigrement. Les paires de lunettes ne se dirigeaient pas assez souvent vers son balcon ; aussi disait-elle :
– C’est insupportable d’être ainsi regardée ! Le commissaire était de mauvaise humeur.
Vers six heures et demie, un vieux domestique, portant un costume hybride qui essayait timidement d’être une livrée, entra chez les Maynotte, et tout le monde à la fois de se dire :
– Tiens ! voilà M. Bancelle qui a besoin chez André ! Le vieux domestique appartenait à M. Bancelle.
Quelques instants après, André, tête nue et en manches de chemise, sortit avec le vieux domestique.
– C’est pour le coffre-fort, je parie ! s’écria Mme Schwartz. M. Bancelle devient fou !
– Fou à lier ! approuva le commissaire.
Et sur la place, les cinquante paires de lunettes :
– M. Bancelle ne sait plus comment manier sa serrure de sûreté !
– Il a peur que sa mécanique ne le prenne pour un voleur !
– Peut-être qu’il a déjà la main pincée dans la ratière ! Et d’autres choses encore plus spirituelles.
Cependant, Julie était seule. Il se fit un mouvement parmi les séducteurs ; mais il y avait le commissaire et sa femme à la fenêtre. Sans cela, que serait-il arrivé ! On passa, on repassa devant la montre ; les poitrines s’enflaient, les jarrets se tendaient, les tailles se cambraient. Figurez-vous bien que chacun des cinquante, militaire ou civil, avait un secret espoir qui se peut formuler ainsi : « Elle me regarde. »
Tout à coup, Mme la commissaire, qui bâillait, s’interrompit et demanda :
– Qu’est-ce qu’ils lorgnent ?
C’est que les cinquante, groupés en face de la porte, regardaient, en effet, de toutes leurs lunettes.
– Badauds ! prononça le commissaire avec dédain. Sa femme, à bout de patience, quitta la fenêtre. Voilà ce que les cinquante regardaient :
Un rayon de soleil pénétrant dans l’arrière-boutique par une fenêtre de derrière, dont la belle Julie venait d’ouvrir les contrevents, brillantait tout à coup le modeste intérieur des Maynotte ; c’était comme un lever de rideau : tout ce que contenait la petite chambre, meubles et gens, sortait vivement de l’ombre. Les meubles étaient bien simples, et ce qu’on distinguait le mieux, c’était le lit des jeunes époux dominant le berceau de l’enfant. De l’autre côté du lit, un fourneau fumait ; au milieu de la chambre une table en bois blanc supportait l’ouvrage de Julie : un monceau de guipures.
Julie avait ouvert sa fenêtre pour mieux voir à peigner un blond chérubin dont le soleil dorait gaiement l’abondante chevelure. Julie ne songeait point qu’on la voyait, accoutumée qu’elle était à l’ombre de son arrière-boutique ; elle se donnait tout naïvement au bonheur de ses caresses maternelles. Le rayon l’enveloppait amoureusement, découpant les suaves lignes de son profil, massant ses cheveux, protecteur, diamantant le sourire de ses prunelles et donnant à la grâce délicate de ses doigts roses je ne sais quelle idéale transparence. L’enfant tantôt la baisait, tantôt se débattait en de jolies révoltes. La croisée au fond s’encadrait de jasmins parmi lesquels pendait une cage où des oiseaux fous se démenaient. Le fourneau rendait des flocons bleuâtres qui allaient tournoyant dans la lumière.
Les cinquante regardaient cela.
Et comme, à un certain moment, Julie rougit depuis le sein jusqu’au front en s’apercevant qu’elle était en spectacle, ils eurent honte et se dispersèrent.
Julie ferma à demi la porte de son arrière-boutique et acheva de peigner son petit garçon.
C’était le moment où les élégantes de la ville de Caen venaient faire leur promenade. Nos cinquante dons Juans avaient chacun plus d’une intrigue. Tel gaillard du jeune commerce, tout en séduisant Julie Maynotte dans ses rêves, payait le loyer d’une prolétaire et adressait des vœux insensés à une dame de la société. Jugez par là de ce qu’il en devait être des étudiants, encore plus effrontés, et des officiers.
La place des Acacias était à la mode. Il vint des dames de la noblesse, et des dames de la haute fabrication, des dames officielles aussi, soit qu’elles ressortissent du ministère de l’Intérieur, soit qu’elles relevassent du garde des sceaux. Caen est une capitale. Les dames qui servent l’État, transportant çà et là leurs ménages, selon les exigences de la patrie, aiment le séjour de Caen, où la société est agréable, l’air pur et la vie à bon compte.
Le croiriez-vous, cette belle Maynotte, cette madone de l’école italienne, fut un peu troublée par la promenade de ces dames ; elle mit fin brusquement à la toilette de son cher amour et ne donna plus qu’un regard distrait au souper d’André, son mari, qui chauffait sur le fourneau. Pourtant, elle aimait bien son André, l’époux le plus aimant que vous puissiez rêver. C’était un mariage d’amour s’il en fût au monde – mais la belle Maynotte, cachée derrière la porte, se mit à regarder les robes de soie, les crêpes de Chine, les écharpes légères, les chapeaux de paille d’Italie, que sais-je ? Les cinquante, eussent-ils été cinq cents, n’auraient pas obtenu un coup d’œil ; mais la belle Julie soupirait en regardant les palmes et les fleurs.
Le pavé sonna sous des pas de chevaux. La belle Maynotte pâlit. C’était une calèche découverte, corbeille balancée qui apportait tout un bouquet de marquises normandes, jolies comme des Parisiennes.
Julie ferma sa porte, s’assit et soupira. L’enfant voulut monter sur ses genoux, elle le repoussa.
Ce fut l’affaire d’un instant, et cela valut au cher petit un redoublement de caresses. Mais elle l’avait repoussé.
Mais elle restait rêveuse.
Mais elle prit dans le tiroir de la table de bois blanc un jeu de cartes. Elle venait du Midi, cette splendide créature : elle n’avait pas vingt ans.
Elle se fit les cartes. Le petit s’amusait à voir cela et restait sage. À mesure qu’elle se faisait les cartes, la figure admirablement correcte et intelligente de la jeune femme s’animait ; il y avait de la passion, maintenant, sous sa beauté ; elle suivait d’un œil brillant et avide les évolutions de son jeu, et parfois des paroles involontaires venaient jusqu’à ses lèvres.
– Tu seras riche ! dit-elle à l’enfant avec un geste violent qui le fit tressaillir.
Puis elle laissa tomber sa tête entre ses mains – puis encore elle rassembla les cartes et les remit dans leur cachette en murmurant :
– Elles ne disent pas quand !
André rentra vers la brune. Les promeneurs devenaient plus rares au-dehors. Le commissaire de police venait de partir pour le cirque, laissant sa femme avec Eliacin Schwartz. Eliacin était l’Alsacien qui avait pris les devants sur notre J.-B. Schwartz. Sans Eliacin, notre J.-B. Schwartz eût été accepté peut-être dans les bureaux du commissaire de police. Aussi, plus tard, J.-B. Schwartz, devenu millionnaire – car il devint millionnaire et plutôt dix fois qu’une – fit une position à cet Eliacin, auteur indirect de sa fortune. La meilleure chance est souvent de perdre les petites parties.
Eliacin avait les cheveux, les cils et les sourcils d’un blond incolore, la peau rose, les épaules larges, les dents saines, les yeux à fleur de tête : c’était un fort Alsacien. Il faisait bien son ouvrage au bureau, et disait à la commissaire que Julie n’avait que la beauté du diable. On était assez content de lui…
En bas, dans l’arrière-boutique, ce fut un souper d’amoureux. Il y avait de l’enfant chez cet André, malgré la mâle expression de son visage. Il était heureux avec folie parfois ; et quand il regardait sa femme, son adoré trésor, il avait peur de rêver.
Notez qu’il n’ignorait rien, quoiqu’il fit semblant de ne pas savoir. Il connaissait la cachette du jeu de cartes. Et quand passaient, sous les arbres du cours, les belles robes bouillonnées, les crêpes de Chine, les chapeaux de paille d’Italie, il sentait battre dans sa propre poitrine le petit cœur de la fille d’Ève. Oh ! il aimait bien, et son cœur à lui était d’un homme ! Mais Julie ne songeait plus à tout cela. Quand les yeux de son André se miraient dans les siens, elle ne savait qu’être heureuse et défier la félicité des reines. Je le répète, c’étaient deux amoureux. L’enfant jouait parmi leurs baisers, riante et douce créature qui était entre eux deux comme le sourire même de leur bonheur.
On causait de tout excepté d’amour, car les joies du ménage ne ressemblent point aux autres, et c’est le tort qu’elles ont peut-être. La jeune femme demanda :
– Pourquoi es-tu resté si longtemps chez M. Bancelle ?
– Sa caisse ! répondit André. Toujours sa caisse ! Il en perdra l’esprit !
– Que veut-il faire à sa caisse ?
– Façonner les clous, ciseler les boutons, dorer les moulures, bronzer les méplats, changer le meuble en bijou. Il est fou.
Un léger bruit se fit dans le magasin. Ils écoutèrent tous deux, mais sans se déranger. Bien que la soirée fût déjà fort avancée, on entendait encore les promeneurs de la place.
– Est-ce que ça pourrait vraiment prendre un voleur ? demanda encore Julie.
– Je crois bien ! c’est un piège à loup ! M. Bancelle m’a montré le mécanisme en détail. Quand le système est armé, un collet mécanique sort au-dessus de la serrure, au premier tour de clef, de manière à saisir le bras du voleur. Les ressorts sont d’une telle puissance, et la chose joue à merveille. De telle sorte que si M. Bancelle, un jour qu’il sera pressé, oublie de désarmer la machine…
– Y a-t-il beaucoup d’argent dans la caisse ? interrompit la jeune femme curieusement.
– Toute son échéance du 31 et le prix de son château de la côte ! plus de quatre cent mille francs !
Un soupir passa entre les fraîches lèvres de Julie. André poursuivit :
– M. Bancelle le chante à tout le monde. On dirait qu’il a envie de tenter un voleur pour faire l’épreuve de sa caisse. Nous étions trois chez lui, ce soir ; il nous a montré ses billets de banque et nous a dit : « Cela se garde tout seul ; mon garçon de caisse m’a quitté, je ne songe même pas à le remplacer. Personne ne couche ici, personne. »
Il a répété deux fois le mot.
– Plus de quatre cent mille francs ! murmura la belle Maynotte. Voilà des enfants qui seront riches !
Un nuage vint au front d’André.
– Ah çà ! s’écria-t-il en se levant brusquement : il y a quelqu’un au magasin !
Une vibration métallique, tôt étouffée, avait sonné dans le silence qui succédait aux dernières paroles de Julie. André s’élança dans le magasin, suivi par sa femme qui portait un flambeau. Le magasin était vide et rien n’y semblait dérangé.
– Quelque ferraille qui se sera décrochée… commença Julie, ou… Tiens ! le chat du commissaire !
Un matou passa, fuyant entre les jambes d’André qui se mit à rire en le poursuivant jusque sur la place.
Sur la place, il n’y avait plus de promeneurs. André n’aperçut qu’un seul passant qui, lentement, se perdait sous les arbres. C’était un rustaud en pantalon de cotonnade bleue, blouse grise et bonnet de laine rousse.
– Couche le petit, dit-il. Il faut que je te parle.
Julie se hâta, curieuse. Quand elle eut baisé l’enfant dans son berceau, elle revint, et André jeta un châle sur ses épaules, disant :
– Nous serons mieux dehors par la chaleur qu’il fait.
Il y avait dans ces paroles une certaine gravité qui intriguait la jeune femme.
Au moment où André donnait un tour de clef à sa porte avant de s’éloigner, le commissaire de police arriva devant la maison, revenant du cirque Franconi. Sa dernière entrevue avec J.-B. Schwartz l’avait mis d’humeur détestable. Il dit à sa femme qui se déshabillait pour se mettre au lit :
– Ces petites gens d’en bas ont de drôles de manières. Je les ai rencontrés qui vont courir le guilledou.
À quoi le commissaire répondit en style familier :
– Ça fait une vie d’arlequin ! On ne sait d’où ça tombe. À ta place, moi, je les surveillerais.
Ils allaient tous les deux, André et Julie, les bras entrelacés, contents d’être seuls, sans crainte ni défiance ; ils allaient lentement, échangeant des paroles émues ; ils causaient de l’avenir que l’homme propose sans cesse et dont Dieu dispose toujours.
Ce fut Julie, la curieuse, qui rompit le silence. Un rien met la puce à l’oreille de ces chères ambitieuses : le temps de draper un châle ou de passer un fichu, les voilà parties pour le pays des rêves et en train déjà de bâtir le dernier étage d’un château en Espagne.
– Qu’as-tu donc à me dire, André ? demanda-t-elle.
– Bien peu de chose, chérie, répondit le jeune ciseleur, sinon que je suis en disposition d’esprit singulière. Et cela dure déjà depuis plusieurs jours. En travaillant, je songe. La nuit, je ne peux pas dormir.
– C’est comme moi, murmura Julie.
– Oui, comme toi… et c’est toi peut-être qui as commencé. Julie ne répliqua point.
– Nos cœurs sont si près l’un de l’autre, poursuivit André, qu’il y a entre eux contagion de pensée. Je ne crois pas que tu puisses former un désir sans que j’aie le besoin de le satisfaire…
– Voilà qui est bien grave, dit Julie en se forçant à rire. Ai-je péché ? Alors gronde vite !
Ils arrivaient au bout de la place des Acacias. Il y avait un banc de bois, derrière lequel un réverbère pendait à deux arbres. André s’arrêta et s’assit, faisant avec son bras arrondi un dossier à la taille de Julie.
– Je ne gronde pas, reprit-il en baissant la voix et plus affectueusement. Est-ce toi ? est-ce moi ? qu’importe ! Il se peut que nos deux pensées naissent ensemble. Ce qui est certain, c’est que nous sommes agités tous deux, et qu’il y a pour nous quelque chose dans l’air comme si notre condition allait changer…
– Dieu le veuille ! fit étourdiment la jeune femme.
Il y eut un silence, et Julie, toute repentante, ajouta :
– Mon André, tu sais si je suis heureuse avec toi !
– Je le sais, chérie ; du moins, je le crois… et, si je ne le croyais pas, que deviendrais-je ? Mais tu as du sang de grande dame dans les veines, et je t’en aime mieux pour cela… Ces toilettes que tu regardes t’iraient si bien ! Il semble qu’elles sont à toi, ma femme, et que les autres te les ont volées.
Julie l’appela fou, mais elle lui donna son front à baiser.
La lumière suspendue que la brise nocturne balançait, éclairait par-derrière des masses de sa riche chevelure et brillantait le duvet de son profil perdu. André Maynotte était à l’une de ces heures où l’extase trouve ouvertes toutes les portes du cœur, et Julie à l’un de ces moments où la beauté même, embellie, rayonne d’étranges éblouissements. André regardait ses yeux, pleins de lueurs mystérieuses ; il lui semblait qu’on pouvait boire sur ses lèvres des ivresses parfumées ; les tièdes haleines de cette nuit d’été lui donnaient des frissons profonds où l’angoisse inexplicable se mêlait à d’indicibles voluptés. Julie, veloutant sa voix sonore et douce, demanda pour la seconde fois :
– André, qu’as-tu donc à me dire ?
– Tu es heureuse, répondit celui-ci, tu m’aimes, mais tu n’es pas dans ta sphère. Quand je pense à toi, je te vois toujours exilée. Les femmes de notre pays interrogent souvent la destinée…Julie se mit dans l’ombre pour cacher sa rougeur.
– Enfant chérie, poursuivit André, si le présent te plaisait, chercherais-tu l’inconnu à venir ?
– Ne peut-on demander aux cartes autre chose que la fortune ? murmura la jeune femme.
– Quoi donc ?
– Quand je te voyais passer, là-bas, dans la campagne de Sartène, j’arrachais les feuillettes des marguerites, une à une, et je disais : « M’aime-t-il un peu ? beaucoup… ? »
André lui ferma la bouche dans un baiser.
– Passionnément, acheva-t-il d’un accent presque austère. Vous n’avez pas besoin des cartes pour savoir cela, Julie, ni des fleurs.
– C’est vrai, s’écria-t-elle en jetant ses deux bras autour de son cou. J’ai essayé de mentir. Tu m’as dit vous, et je suis punie. Non, ce n’était pas pour savoir comme tu m’aimes que j’ai fait les cartes. Il y a des jours où j’ai peur. Sommes-nous assez loin de ceux qui te haïssent ?
Puis secouant sa tête charmante et de cet accent résolu qui dit la vérité :
– Mais non, poursuivit-elle, ce n’était pas cela, André… ou du moins, c’était pour autre chose encore : c’était pour savoir si tu monterais un jour à ta vraie place. Est-ce que tu n’es pas trop au-dessous de ton état ?
– Et que répondent-elles, les cartes ?
Julie hésita, puis, prenant gaillardement son parti, elle répliqua d’un ton de franche gaieté :
– Ce soir, les quatre as sont restés.
– Cela signifie ?
– Voiture à quatre roues, monseigneur. Nous roulerons carrosse !
– Et que tu seras adorablement belle là-dedans, chérie, conclut André avec un enthousiasme d’enfant.
« Écoute, poursuivit-il, qui ne risque rien n’a rien. Je suis dix fois plus ambitieux que toi pour toi. Il est temps de commencer la bataille. Si tu veux, nous allons partir pour Paris.
Julie poussa un cri de joie et battit ses deux belles petites mains l’une contre l’autre. Puis la réflexion venant, elle répéta non sans effroi :
– Pour Paris !
Ce nom-là, pour une imagination ardente comme était celle de Julie, a presque autant de menaces que de promesses.
– Il faut beaucoup d’argent pour réussir à Paris, ajouta-t-elle.
– Comptons ! dit André qui l’attira contre lui.
Les caresses de sa voix étaient de bon augure et semblaient dire : « Tu vas bien voir que nous possédons un trésor ! » Julie était, Dieu merci, tout oreilles.
– Nous avons commencé ici, reprit André Maynotte, avec les trois mille francs qui étaient dans ma ceinture quand nous arrivâmes de Corse. Il est vrai que nous sommes à Caen, et que nos débuts ont été plus que modestes ; mais si on n’a pas besoin, ici, de fonds considérables pour s’établir, les débouchés sont petits et rares ; je regarde notre pauvre succès comme un miracle. À Paris seulement, dans notre patrie, on peut arriver à la fortune.
Julie approuva d’un signe de tête.
– L’armurier Cotin, poursuivit André, m’a offert hier douze mille francs de nos marchandises et de mon achalandage.
Julie eut un mouvement de joyeuse surprise.
– Il en donnera quinze, ajouta André Maynotte, mais ce n’est pas tout. M. Bancelle, le banquier, va m’acheter le brassard.
– Lui ! si économe !…
– C’est un ricochet de sa manie. Ce soir, après m’avoir parlé de sa caisse pendant deux heures, et comme j’allais me retirer, il m’a dit : « Tenez-vous beaucoup à vendre comme cela des brassards ? » Je ne devinais pas où allait sa question ; il s’est expliqué, ajoutant : « Bon engin pour les voleurs, cela, monsieur Maynotte ! Vous comprenez bien qu’avec un homme qui vend des brassards, on n’est pas en sûreté dans une ville ! » Et comme je ne saisissais pas encore : « Parbleu ! a-t-il repris, avec vos brassards, il n’y a pas d’ingénieux système qui tienne ! Que peut ma mécanique ? Étreindre le bras d’un larron. Eh bien ! si le larron a un brassard, il retirera son bras tout doucement et s’en ira avec mes écus, laissant son coquin de fourreau entre les griffes de mon système… »
Julie éclata de rire bruyamment, et sa gaieté, comme il arrive aux heures de surexcitation, dura plus longtemps qu’il n’était à propos.
– C’est pourtant vrai, dit-elle, que le brassard vaut une clef pour ouvrir la caisse de M. Bancelle !
– Je me suis engagé sur parole à ne plus vendre de brassards, continua André, moyennant quoi il m’achètera le nôtre au prix de mille écus. Je le lui porterai dès demain matin, car il a grande hâte de jouer lui-même au voleur avec sa mécanique.
– Cela fait dix-huit mille francs, supputa Julie.
André sortit de sa poche un portefeuille qu’il ouvrit et qui contenait quatorze billets de cinq cents francs.
Au moment où Julie se penchait pour les regarder, la nuit se fit subitement et un gros rire éclata derrière eux. C’était le père Bertrand, l’éteigneur de réverbères, qui leur jouait ce tour. Voyant de loin deux amoureux sur un banc à cette heure indue, le bonhomme s’était approché à pas de loup : un gai luron qui aimait plaisanter avec les bourgeois.
– Part à trois ! dit-il, si on casse la tirelire de M. Bancelle. Comment se fâcher ? Et à quoi bon ? Le brave père Bertrand eut un verre de cidre, versé par la blanche main de Julie Maynotte ; et tout le monde alla se mettre au lit.
Vingt-cinq mille francs ! Paris ! La voiture promise par les quatre as ! Notre Julie eut de beaux rêves.
Elle dormait à deux heures du matin ; et Caen tout entier faisait de même, y compris les cinquante dons Juans. Mais André veillait : le sommeil appelé ne voulait pas venir. André se tournait, se retournait entre ses draps brûlants. Il avait le cœur serré. Il souffrait.
C’était un caractère doux, simple et tendre, mais c’était une intelligence d’élite. Sa vie, jusqu’alors, n’avait point manqué d’aventures, car il venait de loin et il avait fallu tout un roman sombre et mystérieux pour mettre dans ses bras d’artisan, la fille déshéritée d’une noble race ; mais ce roman s’était noué en quelque sorte au gré de la destinée. André et Julie avaient dans leur passé d’étranges périls, évités, mais point de combats. André en était encore à éprouver sa force. À de certaines heures, il avait conscience de l’énergie indomptable qui était en lui à l’état latent et qu’aucun danger suprême n’avait encore sollicitée.
Alors, il se redressait dans sa puissance inconnue, croyant rêver ; il défiait l’avenir, il appelait la bataille, car toute victoire a des couronnes ! C’était un de ces instants. André rêvait de luttes futures et s’étonnait du mystérieux besoin qu’il avait de bondir dans l’arène.
Deux heures sonnant, un homme traversa le pont de Vaucelles et s’arrêta au milieu, jetant un regard rapide devant et derrière lui. Les alentours étaient déserts. L’homme dépouilla lestement une blouse grise qu’il portait, la roula avec son bonnet de laine rousse et lança le paquet dans la rivière, après y avoir attaché un fort caillou. Puis, vêtu qu’il était d’un pantalon de cotonnade bleue, tête nue et en bras de chemise, il prit à travers champs sur la droite de la route d’Alençon. Il avait quelque chose dans un foulard : ce n’était ni dur ni lourd et cela ne le gênait point pour sauter les talus. Il marchait très vite, quand il trouvait un couvert ; en plaine, il allait les mains dans ses poches, le dos voûté ; les jambes flageolantes ; vous eussiez dit un paysan ivre qui a perdu le chemin de son logis. Cela se rencontre en Normandie comme ailleurs.
Il faisait de longs détours pour éviter les métairies parsemées dans la campagne. Un chien qui hurlait au loin l’arrêtait tout tremblant. Ses yeux vifs et inquiets perçaient la nuit. Nous avons déjà vu M. Lecoq dans des situations bizarres et difficiles : sa conversation avec J.-B. Schwartz, le mensonge de son rendez-vous amoureux, son voyage interrompu, le soin qu’il avait pris de cacher sa voiture et son cheval, son déguisement, son retour à la ville, son affût sous la porte cochère pour épier le passage du commissaire de police et surveiller la façon dont le même J.-B. Schwartz accomplirait sa mission, en apparence si futile ; enfin, sa visite au papa Lambert, le cabaretier du cul-de-sac Saint-Claude, nous ont mis surabondamment à même de deviner que M. Lecoq faisait un autre métier que celui de commis voyageur en coffres-forts. Dans ces diverses circonstances, qui toutes dénonçaient une bataille prochaine, la physionomie de M. Lecoq, pour nous, ne s’est point démentie : nous avons vu un gaillard hardi, résolu froidement et portant dans l’accomplissement d’un périlleux projet une sorte de gaieté de mauvais goût.
Tel était l’homme, en effet, mais il y a l’affaissement qui suit la bataille gagnée ; il y a surtout le poids énorme du butin conquis. Regardez autour de vous et voyez la différence profonde qui existe entre le combattant fanfaron, espérant tout, ne craignant rien – et le vainqueur qui a désormais quelque chose à perdre.
Ce foulard, noué aux quatre coins, mis dans une balance, n’aurait pas enlevé le poids d’un kilogramme. Il écrasait pourtant M. Lecoq, au point que nous aurions eu peine à le reconnaître. Cet effronté luron de tout à l’heure, nous l’eussions retrouvé inquiet, craintif, malade. Son front avait de la sueur froide. De loin, il prenait les chênes pour des gendarmes.
Par moments, il parlait tout seul ; il parlait de J.-B. Schwartz, du papa Lambert, le cabaretier du cul-de-sac Saint-Claude, et d’un autre personnage encore qu’il désignait sous ce nom bizarre : l’Habit-Noir. Il disait : « Une autre fois, je ne partagerai avec personne !… » Et le bruit d’une branche, agitée par le vent, lui donnait le frisson – et le pas furtif d’un lièvre arrêtait le souffle dans sa poitrine.
La nuit est pleine de ces voix qui font peur. Il y a surtout les rameaux de certains chênes qui conservent en plein été les feuilles de l’autre année. Quand la brise les touche, ils sonnent sec, comme si la marche d’un homme les écartait tout à coup.
M. Lecoq, nous pouvons l’affirmer, n’en était pas à sa première affaire, mais il n’avait que vingt-deux ans, et nous le verrons mûrir.
Il arriva au taillis sans avoir rencontré âme qui vive. Le cheval broutait, la carriole était à son poste. M. Lecoq poussa un soupir de soulagement quand il eut repris possession de son pantalon à carreaux, de son gilet brillant et de sa fine jaquette. Le plus fort était fait, manifestement : le sang-froid revenait. Ce fut d’un air déjà crâne qu’il posa sur l’oreille sa casquette de voyage.
Quelques minutes après, Coquet, qui n’était, lui, ni plus ni moins fier qu’auparavant, galopait sur la grande route. À une demi-lieue de là, M. Lecoq mit pied à terre. La nuit était encore épaisse, bien que l’orient prît déjà cette teinte grise qui annonce l’aube. Il y avait à gauche du chemin une ferme où tout dormait. M. Lecoq attacha une pierre à sa culotte de cotonnade bleue, roulée en paquet : il franchit la murette de la cour et jeta son paquet dans le puits.
Quand il eut accompli ce dernier soin et que Coquet reprit le galop, M. Lecoq siffla, ma foi, un air de vaudeville en dénouant son fameux foulard.
J.-B. Schwartz aussi suivait ce même chemin, à pied et livré à des réflexions mélancoliques. Il songeait à ses cent francs et remettait en prose la fable du pot au lait de Perrette. De temps en temps, le pot au lait se cassait au choc d’une pensée triste : ce mauvais plaisant de Lecoq s’était peut-être moqué de lui. Les voyageurs de commerce pratiquent la mystification avec frénésie pour conter ensuite leurs exploits à table d’hôte. Cent francs, rien que pour éviter les suites d’un rendez-vous galant ! Il y a bien des grands seigneurs qui ne couvrent pas si fastueusement leurs équipées !
Cent francs ! quel commerce allait-il établir ? Cent francs comptant ! Il se sentait monter au front la sereine fierté des capitalistes.
En quittant son homonyme, le commissaire de police, J.-B. Schwartz avait flâné un petit peu le long des rues désertes. Il avait même regardé l’Orne qui passait sous le pont poursuivant sa route vers la mer. Ainsi fait la monnaie, disséminée dans les pauvres bourses : elle va toute, mais toute, par une pente naturelle et fatale, vers ces caisses opulentes, vastes rivières qui réunissent les filets d’or épars. En fait d’argent, J.-B. Schwartz était un penseur et un philosophe ; il avait deviné la loi de gravitation qui pousse les sous vers les louis.
Il sortit de Caen vers minuit. Trois heures de ténèbres à tuer, c’est plus qu’on ne le pense. J.-B. Schwartz s’assit bien des fois sur le bord du chemin, agitant cette question suprême : « Aurai-je mes cent francs ? N’aurai-je pas mes cent francs ? »
Il arriva au lieu du rendez-vous bien longtemps avant le moment fixé. Il attendit. À mesure qu’il attendait, l’espoir diminuait, car les Schwartz de provenance directe sont gens de bon sens avant tout, et la conduite de M. Lecoq outrageait la vraisemblance. Cent francs ! Pourquoi cent francs ? Moyennant un demi louis, M. Lecoq eût acheté de même la complaisance de J.-B. Schwartz, à supposer, néanmoins, qu’il s’agit d’une chose honnête ; notons bien cela : pour obtenir de J.-B. Schwartz une chose déshonnête, dans le sens légal du mot, cent mille francs n’auraient pas suffi. Ce chiffre de cent francs riait au nez du prudent et sage Alsacien : ce ne pouvait être qu’une cruelle plaisanterie.
Si vous saviez comme il avait peiné depuis qu’il était hors de Guebwiller, sans jamais réussir à mettre de côté les vingt larges pièces blanches qui composent cette somme de cent francs !
Et pourtant, si ce Lecoq était fou ! Autour des halles, à Paris, il y a des banquiers en plein air qui sont les bienfaiteurs des quatre saisons. L’usure n’est qu’un mot, selon les meilleurs esprits, et les timidités du Code à son égard sont le symptôme de la dévotion moderne. Gêner le bon plaisir de l’or, si respectueusement que ce soit, c’est blasphémer un dieu, le dernier dieu, le seul dieu qui ait un peu d’avenir désormais ! Si l’usure est bonne une fois, pourquoi en proscrire l’habitude ? Le bien érigé, en coutume, n’en vaut que mieux, ce nous semble. J.-B. Schwartz se vit un instant philanthrope à la petite semaine, activant les transactions des Innocents. Grâce à l’intérêt modeste de ces mouvements de fonds populaires, cent francs deviennent aisément mille écus en douze mois ; en douze autres mois, mille écus, bien employés, peuvent donner une cinquantaine de mille francs, pertes comprises. Alors on quitte le Carreau, on aborde l’escompte pour le petit commerce : vaste champ où chaque sou, coupé en quatre, donne ses fruits et ses fleurs. Mettons dix ans d’escompte mercière. Le million a mûri ; on le cueille. Et c’est une gracieuse chose que l’entrée dans le monde du million ignoré, tout jeune, ayant encore le duvet de la pêche.
Or, comment allons-nous manœuvrer notre million dans les hautes sphères de l’industrie fashionable ? Nous sommes loin des piliers des Innocents ; la petite boutique nous inspire un juste dédain. Forgeons-nous cent lieues de rails, ou accaparons-nous des sacs de farine ? Les idées les plus naïves sont les meilleures. On pourrait, rien qu’à faire du vin avec des pelures de pomme…
Mais ce Lecoq n’était pas fou ! Mais pour avoir le million, il fallait les cinquante mille francs, pour les cinquante mille francs les mille écus, pour les mille écus les vingt pièces de cent sous de M. Lecoq.
Hélas ! hélas ! le pot au lait dispersait encore une fois ses tessons dans l’ornière.
Et J.-B. Schwartz s’éveillait, le cœur serré, se disant : « Voici le jour qui vient ! Trois heures doivent être sonnées. M. Lecoq s’est moqué de moi ! »
Un bruit de roues et le galop d’un cheval ! J.-B. Schwartz se leva tout frémissant d’espoir. On entend de bien loin à ces heures solitaires où la campagne dort. Entre ce premier son et le moment où la silhouette d’une voiture apparut dans le gris, l’espérance de J.-B. Schwartz eut le temps de chanceler plus d’une fois, mais la voiture ne se montra pas plus tôt qu’elle était déjà sur lui. Elle allait à un train d’enfer.
– Monte, Jean-Baptiste ! dit une voix connue.
Une main vigoureuse le saisit en même temps par le gras du bras. C’est à peine si le petit breton s’arrêta. J.-B. Schwartz, soulevé et s’aidant quelque peu, se trouva lancé au fond de la carriole, pendant que le fouet claquait gaillardement, et que Coquet, redoublant de vitesse, fuyait parmi des tourbillons de poussière.
La carriole traversa au grand galop le village d’Allemagne où tout dormait encore, puis M. Lecoq prit sur sa gauche et s’engagea dans un chemin de traverse. Ils allèrent ainsi en silence pendant trois ou quatre minutes.
– Le jeu, le vin, les belles, Jean-Baptiste, hé ! dit tout à coup M. Lecoq. J’ai mon petit doigt qui me raconte des histoires. Tu as bien fait ma commission, là-bas, bonhomme. Le commissaire n’y a vu que du feu !
Il fouetta Coquet qui bondit comme un diable.
– Ne te gêne pas, bijou, reprit-il, ce soir, tu auras trente-cinq lieues de pays dans le ventre !
– Où allons-nous donc ? demanda Schwartz.
– Toi ? tu ne vas pas loin, Jean-Baptiste. Moi je suis en ce moment à Alençon, au lit, parce que j’ai le rhume et demain matin je me lèverai dispos, hé !…
– Vous avez donc peur du mari, monsieur Lecoq ?
– Quel mari, Jean-Baptiste ? Où prends-tu le mari ? Je me lèverai dispos pour faire mes courses, placer mes caisses et parler de mon rhume. Il fait bon avoir des amis partout, bonhomme, hé ? L’ami chez qui je vais dormir est le même qui mettra à la poste, ce matin, la lettre où je réclame mon jonc… As-tu ouï parler des francs-maçons, ma vieille ?
– Papa l’était, répliqua J.-B. Schwartz.
– Papa aussi, dit M. Lecoq en riant. Ça peut être utile. Tu es militaire, hé ? Tu vas à la bataille, tu te trouves placé vis-à-vis d’un canon, tu fais le signe, l’artilleur ennemi coupe en deux ton voisin pour t’être agréable. Savais-tu celle-là ?
– Papa la contait, monsieur Lecoq.
– Papa aussi : elle est jolie. Eh bien ! Jean-Baptiste, nous sommes un cent de copains, peut-être deux cents, des amis de collèges, quoi ! comme qui dirait des barbistes ou d’anciens élèves de l’institution Balanciel. Les uns sont ici, les autres là et nous nous rendons de petits services pour entretenir l’amitié qui nous lie… Je t’ai donc parlé d’un mari – bonhomme, hé ?
– Vous m’avez dit…
– Le jeu, le vin, les belles ! Je veux bien qu’il y ait un mari, moi, Jean-Baptiste, si ça fait ton bonheur. Laquelle préfères-tu ? La brune ? la blonde ? Moi, mon faible cœur balance entre les deux. Crois-tu à l’Être suprême ? Oui, hé ? Je ne saurais t’en blâmer. On retrouve cette croyance chez tous les peuples de l’univers. Seulement, crains les excès de la Saint-Barthélémy. Quelle drogue que ce Charles IX, hé, bonhomme ? Tu t’en moques ? Et moi donc ! Voilà le fait : il n’y avait pas plus de mari que dans le creux de ma main.
Tout cela était dit d’un ton de grave goguenardise. Notre jeune Alsacien était un esprit sérieux, s’il en fut, prenant les mots pour ce qu’ils valent et qui n’avait pu s’habituer encore à l’argot bizarre, destiné à remplacer décidément la langue de Bossuet pour l’usage du petit Paris. Il écoutait, bouche béante, toutes ces incohérences. Néanmoins, l’idée ne lui vint point que son compagnon eût perdu le sens. Sa naïveté n’était pas sans clairvoyance. Il songea que cette route déserte était bonne à cacher un meurtre. Il eut réellement peur. Le dernier mot de M. Lecoq, surtout, le fit frissonner. Vaguement, il avait conscience d’être entré trop avant dans un dangereux secret.
C’était un chemin creux où l’aube naissante glissait quelques lueurs grises par-dessus deux haies énormes. J.-B. Schwartz regardait son camarade du coin de l’œil. En cas de bataille, les parieurs n’auraient pas été pour J.-B. Schwartz, dont la taille grêle faisait ressortir la riche carrure de son voisin ; mais à bien considérer cette figure aiguë, cette prunelle inquiète et perçante, notre Alsacien n’était pas non plus de ceux qui se laissent étrangler comme des poulets.
M. Lecoq se tourna brusquement vers J.-B. Schwartz et le regarda de haut en bas. Il était de bonne humeur ; la mine du jeune Alsacien le fit éclater de rire.
– Hé ! Jean-Baptiste ! s’écria-t-il, vous avez l’air d’un homme qui se dit : Je serais bien contrarié si on me brûlait la cervelle. Il y a comme ça de mauvaises histoires, pas vrai, dans les journaux ?… Tiens, tiens ! bonhomme ! s’interrompit-il en le considérant avec attention, tu te défendrais un petit peu, oui ! Où en étions-nous ? Au mari ? Non à l’Être suprême. L’Être suprême, c’est comme qui dirait le directeur de la grande loterie. Ça vous amuserait-il d’avoir un quine, Jean-Baptiste ?
L’œil de Schwartz s’était assuré sous le regard du commis voyageur. Il resta froid et répondit avec calme :
– C’est selon, monsieur Lecoq.
– Tiens, tiens ! fit encore celui-ci. Vaudrais-tu la peine qu’on te parle en bon français, Jean-Baptiste ?
– Non, répondit Schwartz résolument. Si vous avez fait un mauvais coup, je ne veux pas le savoir.
– Superbe ! grommela le commis voyageur. Ils sont tous les mêmes. Eh bien ! bonhomme, il y avait un mari, là ! Es-tu content ?
– Oui, répliqua Schwartz. Vous m’avez promis cent francs, parce que je vous ai rendu service pour le cas où le mari vous inquiéterait.
– Juste… et je t’en donne mille, Jean-Baptiste.
Il tenait un billet de banque de pareille somme entre l’index et le pouce.
Les paupières de J.-B. Schwartz battirent. Il était très pâle. Il demanda tout bas :
– Pourquoi me donnez-vous mille francs ?
M. Lecoq allongea un joyeux coup de fouet au petit breton et répondit :
– Tu es curieux, hé ! Vas-tu me chercher dispute ?
– Je veux savoir ! dit lentement J.-B. Schwartz.
M. Lecoq l’examinait avec une attention croissante.
– Drôle d’animal que cette espèce-là ! pensa-t-il.
– Tu mens, Jean-Baptiste. Tu n’as qu’une envie, c’est de ne pas savoir.
Il ajouta tout haut :
– Qu’avez-vous fait cette nuit, monsieur Lecoq ? balbutia notre jeune Alsacien, au front de qui perlaient des gouttes de sueur.
– Le vin, le jeu, les belles… commença Lecoq en haussant les épaules. Mais il s’interrompit brusquement pour dire d’un ton tranchant et déterminé :
– Descends, bonhomme. Nous avons assez causé : notre chemin n’est pas le même.
Il arrêta court la voiture et J.-B. Schwartz mit pied à terre avec un manifeste empressement.
– Jean-Baptiste, reprit M. Lecoq non sans une sorte de courtoisie, je suis content de vous. Peut-être que nous nous reverrons. Vous êtes un mâle, bonhomme, à votre façon, c’est certain. Vous m’avez rendu un service de mille francs, je ne suis pas dans le cas de vous rien devoir : voici vos mille francs, nous sommes quittes.
Comme le jeune Schwartz, debout et immobile près de la voiture, ne tendait point la main, il lâcha le billet de banque qui tomba à terre après avoir voltigé.
– C’est bon, poursuivit-il, retrouvant un mouvement d’ironie, on le ramassera quand je vais être parti. On est dans une position délicate… honnête, ça ne fait pas de doute… Mais on a menti au commissaire de police… et, si les choses tournaient mal, on recevrait une invitation portée par les gendarmes.
La colère s’alluma dans les yeux de Schwartz ; M. Lecoq continua en riant :
– Je ne suis pas méchant : il y a un mari, Jean-Baptiste. Voici l’ordre et la marche, mon garçon : allez votre chemin tout droit sans vous retourner, c’est le moyen de ne pas voir ce qui se passe par-derrière. Vous savez le proverbe, hé ? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Bouchez-vous les oreilles pour avoir l’esprit en repos. Si vous êtes sage, vous tripoterez votre petit argent comme un ange. Si vous n’êtes pas sage, vous aurez d’un côté le parquet, de l’autre moi et mes copains qui ont étudié avec moi, je vous en préviens, à un drôle de collège. Tu as deux cordes au cou, Jean-Baptiste, hé ! À l’avantage !
Il toucha son cheval qui rua gaiement, mais il se ravisa et le tint en bride pour ajouter :
– Bonhomme, il ne serait pas sain pour vous de changer un billet de banque dans ce pays-ci. Voilà de la monnaie pour voyager. Je pense à tout, moi ; bonne chance ! Hue, Coquet !
Le petit breton enleva cette fois la carriole, qui disparut sous la voûte de feuillage. Comme accompagnement à ces derniers mots, M. Lecoq avait jeté deux pièces d’or et quelque monnaie d’argent aux pieds de J.-B. Schwartz. Rien ne lui coûtait, ce matin, à ce magnifique commis voyageur. Il donnait sans compter et semait les bienfaits sur sa route.
J.-B. Schwartz ne ressemblait pas aux chefs-d’œuvre de la statuaire antique, mais vous l’eussiez pu prendre pour une effigie du dieu Terme. L’or, l’argent et le billet de banque restaient là dans la poussière, devant lui ; il ne se baissait point pour les ramasser ; il était de pierre.
Bien longtemps après que le bruit des roues et le galop de Coquet eurent cessé de se faire entendre, il était encore à la même place, immobile et debout.
Ses yeux, obstinément fixés sur le sol, dénotaient, soit une laborieuse méditation, soit une complète stupeur. L’aube s’était faite, puis le crépuscule, puis le jour ; le soleil levant jouait dans les interstices de la haie. J.-B. Schwartz ne bougeait pas.
Quand il bougea enfin, ce fut pour s’affaisser, assis au rebord du fossé. Ses jambes se dérobaient sous lui. Son front brillait de sueur et il avait la larme à l’œil.
J.-B. Schwartz était honnête, il avait une conscience ; il prétendait marcher droit. La vue de cet argent, éparpillé sur le sable, lui faisait presque horreur.
Il n’avait pas besoin de s’interroger. Quelque chose lui criait : Un crime est là ! Un éblouissement lui montra des taches rouges à ce chiffon de papier, et ce rouge était du sang. La figure de Lecoq lui apparut alors grandie à une taille diabolique.
Le bruit d’une lourde charrette vint par un bout du chemin creux. J.-B. Schwartz poussa du pied l’argent avec le billet, en un tas, et recouvrit le tout de poussière. Il grimpa au revers du talus, perça la haie comme une bête fauve, égratignant ses habits et sa peau, et se coucha à plat ventre dans l’herbe du champ voisin.
Un rustre passa, assis sur un brancard, parlant à ses bêtes, chantant un refrain campagnard et dandinant sa grosse tête coiffée du bonnet de coton.
Quand le rustre fut passé, J.-B. Schwartz se releva et fit un pas, instinctivement, vers son trésor. Mais vous allez bien voir qu’il était honnête, il se révolta tout à coup contre lui-même et tourna le dos à la haie. Il prit sa course à travers champs. Il alla, il alla jusqu’à perdre haleine, traversant les guérets, sautant les fossés, piquant droit devant soi par les taillis.
Oh ! il allait franchement, et sa fuite était d’autant plus méritoire qu’il avait en sa nature tout ce qu’il fallait pour regretter passionnément l’argent abandonné. Mille francs, écoutez ! Le décuple de son rêve ! sans compter l’argent de sa poche !
Il allait. Le soleil était haut. Il s’arrêta, épuisé, à la marge d’un champ de blé, au bord d’une haie qui lui faisait ombre. Il avait faim et soif et sommeil. Dormir apaise toutes les souffrances, dit-on : il s’endormit.
Il rêva de ses mille francs, qui étaient un gland. Le gland produisait un arbre immense. Mais dans le feuillage du grand arbre, il y avait des oiseaux qui gazouillaient des injures avec la voix de M. Lecoq.
En s’éveillant, il regarda autour de lui. Il ne savait plus trop lequel était le vrai, son rêve ou ses souvenirs. La haie plantureuse avait un pertuis, comme si une bête sauvage l’eût récemment violée. J.-B. Schwartz, le sang aux yeux, passa par le pertuis ; il connaissait cette route ; il se laissa glisser au revers du talus et tomba près du petit tas de poussière qui recouvrait son billet de banque.
Il était honnête, mais n’y avait-il pas là un sort ?
Il se dit : « À tout le moins, mettons tout cela en sûreté. » Et il creusa un trou dans le talus avec son couteau, un joli trou rond, net, bien fait, où il comptait abriter le billet entre deux pierres plates.
Et au fait, pourquoi ce Lecoq n’aurait-il pas eu des intrigues galantes ? Il était jeune, élégant, beau garçon, hardi, joyeux, bavard. En creusant, J.-B. Schwartz se disait cela. Il regardait les deux pièces d’or, l’argent blanc et le billet. Oh ! le billet ! Un doux billet ! Ce sont les billets doux, ceux-là ! Un billet en sa fleur ; pas trop net, mais sans coutures ni bandes de papier collé. Sont-elles assez jolies, ces tailles-douces ! Athées ! contemplez un billet de la Banque de France : les écailles tomberont de vos yeux.
Certes, certes, ce Lecoq, avec un gilet comme le sien et de tels pantalons à carreaux, devait troubler les ménages. Le billet avait des petits trous d’épingle qui lui seyaient à ravir. C’est le sourire, ce sont les fossettes d’amour des billets, ces piqûres d’épingles. Lecoq était évidemment un homme à bonnes fortunes ; il en avait le physique, l’uniforme, tout. Ces billets de banque ont parfois des grains de beauté comme les dames, des signes particuliers. Dans un coin, le billet de mille francs portait la signature de Bonnivet jeune avec un paraphe.
Voyons, raisonnons : Que faire ? Aller chez le commissaire de police ? Déposer entre ses mains le billet, les pièces d’or et l’argent blanc ? J.-B. Schwartz en eut la pensée, tant il était honnête ; mais, en conscience, avait-il le droit d’agir ainsi ? N’était-ce pas une belle et bonne trahison ? Et si le mari jaloux passait un jour son épée au travers du corps de M. Lecoq !…
Qu’espère, cependant, Bonnivet jeune en mettant sa signature et son paraphe au coin des billets de banque ?
C’est un moyen de publicité. J.-B. Schwartz avait achevé son trou. Il chercha deux pierres plates. La pensée d’aller au commissaire de police ne tenait pas. Ce magistrat s’était mal conduit à son égard, fantaisie pouvait lui prendre de voir les choses du mauvais côté ; notre Schwartz avait trompé la justice ; voilà où peut conduire une première imprudence, à la cour d’assises !
Car il faut mettre les choses au pis. Supposons un crime : J.-B. Schwartz, l’innocence même, était complice. En outre, ce Lecoq devait avoir le bras long avec ses copains qui avaient étudié à un drôle de collège.
Notre Schwartz trouva deux pierres plates. Il mit le billet de banque entre les deux pierres, et les pierres au fond du trou, bien proprement. Sa pauvre figure pointue vous avait des mélancolies paternelles. Il faut de l’héroïsme pour enterrer ainsi vivant, souriant, adoré, son premier billet de banque. Quoique natif de Guebwiller, J.-B. Schwartz se conduisait ici comme s’il eût été de Rome. Il déposa les deux pièces d’or auprès du billet, l’argent blanc auprès des pièces d’or, et il jeta dessus la première poignée de sable.
C’est un bruit lugubre et qui fige le sang dans les veines. Notre Schwartz ferma les yeux pour ne pas voir un coin du paraphe de Bonnivet jeune, qui se montrait en dehors des deux pierres plates. Entre ses paupières closes, un pleur glissa. Bonne âme ! Il jeta la terre à mains pleines et convulsives ; le trou fut bouché.
J.-B. Schwartz s’assit auprès de ce gouffre, où il venait d’enfouir plus que sa vie. Il avait faim et soif, mais qu’est-ce que cela ? Il ne pouvait pas s’en aller. Un invisible clou le rivait à ce sol où reposait son âme.
Vous le savez bien ; on vous l’a déjà dit. Ce n’était pas un billet de mille francs qui était là : c’était une graine de million. Ces graines-là, à la différence des autres, ne doivent point être mises en terre.
J.-B. Schwartz s’amusa à disposer un petit tertre de gazon au-dessus du cher tombeau. Puis, chose bien naturelle et qui fut pratiquée par divers amants célèbres, l’idée lui vint de violer la sépulture afin de donner un dernier baiser à son cœur.
Il gratta la terre. Un marteau battait sa tête chaude et criait en dedans de son front : « Ce Lecoq est un homme à bonnes fortunes. »
D’autres voix insinuantes lui disaient : « Ne laisse pas dormir un capital. Voilà le vrai crime. »
D’autres encore : « Tu seras quitte pour restituer, si tu découvres un jour… »
Un éblouissement dansa devant les yeux de J.-B. Schwartz, quand il revit le paraphe de Bonnivet jeune. Rendre – un jour ! Il tomba dans une méditation sereine.
Quel don Juan, décidément, que ce Lecoq !
J.-B. Schwartz voyait le mari, de ses yeux !
La dame était blonde, ou brune. Fi ! effrontée !
Où diable J.-B. Schwartz avait-il l’esprit tout à l’heure ! On se fait des monstres.
Il prit cent sous pour souper et coucher, puis un des louis, puis l’autre, puis le billet doux qui déjà était humide, le pauvre amour. Il mit le tout dans sa poche, et s’en alla bonnement jusqu’à la grande route de Lisieux attendre la diligence de Paris.
À l’heure où J.-B. Schwartz et M. Lecoq se séparaient dans le chemin creux, la bonne ville de Caen commençait à s’éveiller : le jour se lève matin au mois de juin. Les environs s’animaient ; dans ces admirables et plantureuses prairies où l’Odon tributaire apporte son filet d’eau à l’Orne, les troupeaux arrivaient ; le quai reprenait ses affaires ; les cabarets, toujours pressés, s’ouvraient dans les rues de la basse ville, et l’armée des campagnards envahissait le marché.
Campagnards et citadins, du reste, bateliers, ouvriers, fermiers, ceux qui achetaient et ceux qui vendaient semblaient parfaitement tranquilles. Caen avait dormi et rien ne semblait avoir troublé la monotone quiétude de sa nuit.
D’habitude, la devanture d’André Maynotte s’ouvrait bien avant les volets du commissaire de police. André n’avait peut-être pas reçu de la nature cette âpre activité du commerçant par vocation qui violente la fortune et fait argent de toutes les minutes ; mais un autre sentiment, plus fort que la cupidité même, le jetait chaque matin hors de son lit. Il était fourmi par amour. Il s’était donné cette tâche d’élever Julie au-dessus de l’humble niveau qui pesait sur son front si jeune, si beau, si fier. La destinée de Julie était de briller ; il avait promis des rayons à son astre et il travaillait sans relâche, car il était fort et patient. Les gens comme lui parviennent à coup sûr ; il avait la volonté indomptable, le talent qui la féconde et ce droit honneur qui reste, quoi qu’on dise, la meilleure des habiletés. Pour arrêter ceux-là, il faut la foudre qui frappe çà et là dans le tas humain touchant un homme sur cent mille ! Et qui donc compte avec ces hasards de la foudre ?
Ce matin, pourtant, les volets du commissaire s’ouvrirent avant la devanture d’André Maynotte. Il y avait je ne sais quoi d’anormal au premier étage. Mme Schwartz, en peignoir d’indienne, allait et venait dans la maison, écoutant à la serrure de son mari et en proie à une véritable fièvre de curiosité. Éliacin était entré au bureau et n’en ressortait point. Il y avait quelque chose de grave.
André avait passé une nuit sans repos. Il s’étonnait lui-même du trouble qui le prenait au moment d’entrer dans sa voie nouvelle. C’était une nature résolue ; il avait pesé mûrement ses chances de succès ; pourquoi donc cette agitation inquiète ?
Julie dormait près de lui et semblait sourire à un rêve.
Bien des fois, depuis que la lueur du crépuscule s’était glissée dans la chambrette, André, soulevé sur le coude, avait promené son regard de la beauté sereine de sa jeune femme à l’angélique gentillesse de l’enfant, cachant à demi sa tête blonde derrière les rideaux du berceau. Il se sentait heureux pleinement, trop heureux, pourrait-on dire, cela l’effrayait. Au moment d’entamer la grande partie, il avait souhaité un nuage à son ciel.
Le sommeil le prit enfin, tandis qu’il cherchait à l’horizon quelque chose qui ressemblât à une peine. Il ne savait pas qu’il dormait.
Il fut éveillé en sursaut par un gémissement. C’était Julie qui se plaignait, étouffée sous un cauchemar. Un baiser l’éveilla. Elle sourit : « Ils voulaient nous séparer ! » Et ses beaux yeux se refermèrent. Cinq heures du matin sonnaient. Un bruit de marteau retentissait à l’étage supérieur.
La première idée d’André fut de se lever, mais il ressentait une fatigue extrême et un affaissement qu’il ne se souvenait point d’avoir éprouvé jamais. En même temps, une tristesse inconnue brisait sa pensée.
– Ils voulaient nous séparer ! répéta-t-il sans savoir qu’il parlait.
Il y avait une petite pièce, servant de resserre à ses outils et aux objets non encore restaurés. Elle donnait sur la cour et attendait à la chambre à coucher. Au milieu de cette somnolence que produisait chez lui la lassitude, André Maynotte crut entendre des voix dans la resserre. Il sauta hors de son lit, car cela faisait illusion ; on eût dit que plusieurs personnes causaient là, derrière la porte. Et le bruit du marteau continuait.
La porte ouverte, André vit qu’il n’y avait personne. Les voix venaient maintenant de la cour, et son nom, prononcé plusieurs fois, frappa ses oreilles.
La fenêtre était grande ouverte, à cause de la chaleur ; il s’en approcha, marchant pieds nus. La cour était déserte comme la chambre.
Mais les voix s’entendaient encore plus distinctement. Elles semblaient être si rapprochées qu’André mit sa tête hors de la fenêtre pour voir si les causeurs n’étaient point collés contre le mur. Il leva les yeux ; son nom venait d’être prononcé pour la seconde fois, en l’air : on l’eût juré.
Voici ce qu’il aperçut : immédiatement au-dessus de sa tête, un ouvrier, terminant sa besogne, enfonçait le dernier clou d’une sorte d’auvent, destiné à protéger la fenêtre de l’étage supérieur qui n’avait point de persiennes. Cette fenêtre éclairait le cabinet particulier du commissaire de police ; elle était située au midi ; l’été s’annonçait brûlant ; le commissaire établissait tout bonnement des barricades contre l’invasion du soleil.
Il était arrivé quelquefois à André Maynotte de saisir quelques paroles tombant par cette fenêtre, surtout quand Mme Schwartz élevait la voix dans ses querelles de ménage. Ce n’étaient pas ses affaires, et la curiosité provinciale n’était point son péché : il n’avait prêté aucune attention à la comédie matrimoniale qui, chez ses voisins, atteignait un nombre fabuleux de représentations et s’était promis seulement de parler bas quand il causerait dans sa resserre. Mais l’auvent qu’on venait de poser et qui, pour le moment, formait un angle de 45 degrés, par rapport au plan de la fenêtre du premier étage, exagérant tout à coup les conditions particulières où se trouvait la petite pièce du rez-de-chaussée, renvoyait le son avec une telle netteté, qu’un appareil acoustique n’eût pas fait mieux.
Ce n’était pas l’ouvrier qui avait parlé. Les voix venaient de l’intérieur. Elles étaient émues et contenues. Ceux qui s’entretenaient là-haut paraissaient en garde contre ce fait que la fenêtre ouverte pouvait avoir des oreilles. André Maynotte resta immobile et déjà frappé. Pourquoi frappé ? Il n’aurait su le dire, car étant donné son caractère ferme et absolu, peu lui importait les commérages des voisins.
Et en dehors des commérages qui vont et viennent, il n’y avait rien, sa conscience le lui affirmait, qui pût être dit contre lui.
Pourquoi frappé, alors, lui qui était tout jeune, lui qui dédaignait trop, peut-être, les petits hommes et les petites choses, lui qui était étranger dans la ville de Caen, lui qui se préparait à la quitter bientôt pour toujours ?
Il écouta ; son nom prononcé l’y autorisait ; il écouta, guettant le retour de son nom.
L’ouvrier venait de rentrer après avoir achevé sa besogne. On se taisait maintenant à l’étage supérieur. Quand on se reprit à parler, la conversation avait tourné, sans doute, car les mots prononcés ne pouvaient plus s’appliquer à André. L’air était frais ; sa fantaisie d’écouter ne le tenait guère ; il allait regagner son lit, lorsque cette phrase tomba, prononcée d’une voix basse :
– Je vous dis qu’il est ruiné ! mais ruiné roide ! il parle de se brûler la cervelle.
André hésita. Ce n’était pas la voix du commissaire, non plus celle d’Éliacin, l’Alsacien blond. L’hésitation d’André devait durer juste le temps de faire cette réflexion, qu’il n’avait pas le droit de surprendre certains secrets. Il n’en eut pas le loisir. Le commissaire reprit avec une sorte de colère :
– Vous répandez de mauvais bruits. Tout cela retombe sur nous. Un homme pareil n’a jamais en caisse que l’argent de ses échéances.
La voix inconnue répliqua distinctement :
– Il y en avait en caisse plus de quatre cent mille francs en billets de banque.
André tressaillit de la tête aux pieds. Ce chiffre tout seul lui contait une histoire entière. M. Bancelle lui avait justement dit, la veille, que sa caisse contenait plus de quatre cent mille francs.
Il eut froid dans les veines. Était-ce pitié pour le malheur d’un homme ? André Maynotte était un brave et généreux cœur, mais ce ne fut pas par pitié.
On ne sait comment exprimer ces choses : ce fut de la peur. Pourquoi… Encore une fois, pourquoi ce jeune homme, qui était l’honneur même, eut-il peur en devinant que la caisse du riche banquier Bancelle venait d’être forcée et vidée ?
Les faits de pressentiments ne sont pas rares. Les grands chocs ont de mystérieux avant-coureurs, comme les grandes maladies sont annoncées par leur prodromes. André Maynotte avait un poids sur le cœur.
Dans la chambre à coucher, il crut entendre encore ces gémissements qui naguère l’avaient éveillé. Il se traîna, défaillant, jusqu’à la porte. L’enfant reposait paisiblement ; la jeune mère, appuyant sur son bras nu les boucles éparses de ses magnifiques cheveux, dormait aussi, tranquille et belle comme une sainte.
André tendit ses mains vers ces deux êtres si chers. Il était pâle et il tremblait.
Nous parlions de pressentiments. Ce qui va suivre n’est pas une explication, mais un renseignement.
La ville de Caen, qui devait avoir quelques années plus tard cette tragédie bizarre et terrible, le meurtre de l’horloger Pesade, vivait, en 1825, sur les récents débats de l’affaire Orange.
Les époux Orange, fermiers au pays d’Argence, avaient été condamnés, en août 1825, par la Cour royale de Caen, à la peine de mort, comme coupables de meurtre commis, de complicité, avec préméditation, sur la personne de Denis Orange, leur oncle paternel. C’était une de ces lugubres causes, où l’avidité villageoise joue le rôle principal. Chaque année, l’avarice des campagnes tire quelque nouvelle édition de cette hideuse bucolique : un vieux paysan a l’imprudence de céder son bien à ses neveux, sous condition d’être nourri, logé, soigné jusqu’à sa mort. Un tel contrat renferme naturellement, du côté des neveux, cette stipulation implicite que l’oncle ne mettra pas trop de temps à mourir. Si l’oncle abuse et s’attarde, on lui coupe la gorge avec une serpe, à moins qu’on ne le jette dans un puits. Chacun sait cela ; néanmoins, il y a toujours de vieux oncles pour accepter ainsi la dangereuse hospitalité de leurs héritiers.
Il s’était présenté ici des détails assez repoussants pour donner un brillant succès à la cause. Le public avait gardé quelques doutes sur la culpabilité des époux Orange, qui étaient tout jeunes : Pierre, un mâle gaillard qui aurait pu gagner sa vie autrement ; Madeleine, une belle et naïve créature, qui ne savait que pleurer quand on parlait de son oncle.
La peine capitale avait été commuée, et, dans le pays d’Argence, on connaissait un valet de charrue qui buvait quatre fois ses gages, depuis le temps, et qui était bien capable d’avoir fait le coup.
André Maynotte était un homme de vaillance, d’intelligence et d’honneur, mais ce n’était pas un lettré. Il avait assisté aux débats de l’affaire des époux Orange. Il en gardait une impression profonde, d’autant plus qu’il les jugeait innocents.
Mais de là à s’effrayer pour son propre compte, il y a loin. Qui l’accusait ? Sous quel prétexte pouvait-on l’accuser ? Nous rentrons dans l’inexplicable. Ceci est le fait même du pressentiment qui ne répond jamais à toutes les questions qu’on lui pose.
André tremblait, il était très pâle. On avait prononcé son nom par deux fois là-haut chez le commissaire de police. Cependant sa raison se révoltait, et un sourire lui vint aux lèvres, tandis qu’il se disait : « C’est de l’extravagance. »
En effet, c’était folie, car il faut à tout le moins un motif, un prétexte.
– J’ai toujours dit, s’écria impérieusement une voix nouvelle dans la chambre du haut, qu’il fallait se méfier de ces gens-là !
C’était Mme Schwartz qui venait de faire irruption dans le bureau. Cette fois, on ne prononçait aucun nom, et pourtant André Maynotte était sûr, absolument sûr, qu’on parlait de lui. Ces gens-là ! Lui et sa femme.
On tenta évidemment de faire sortir Mme Schwartz, mais elle déclara qu’elle avait le droit de rester ; l’affaire la regardait personnellement, puisque, avec de pareils voisins, désormais, on ne pouvait pas dormir tranquille. La certitude d’André prenait des raisons d’être, si elle ne pouvait pas augmenter. Le commissaire dut céder, car la discussion s’éteignait. La voix inconnue poursuivit cependant :
– Cette pensée-là a sauté aux yeux de M. Bancelle. Quand sa femme et ses enfants sont venus, il s’est écrié : « J’ai tout dit à cet homme-là ! Il savait que j’avais en caisse le prix de ma terre, outre mon échéance. Il a vu le secret, et le brassard lui appartient… »
André ne comprit pas cette dernière phrase, dont le sens précis eût été pour lui un coup de massue. Il n’avait pas besoin de cela. Tout son sang lui rougissait le visage et la sueur coulait à grosses gouttes de son front.
– Ils étaient deux ? demanda le commissaire.
– Oui, lui fut-il répondu. Il a fallu quatre mains occupées à la fois pour le travail de forçage.
– Quatre mains d’hommes vigoureux ?
– Non… La moitié de la besogne pouvait être faite par un enfant.
– Ou par une femme… prononça tout bas le commissaire.
– Ne m’as-tu pas dit, s’écria Mme Schwartz, que tu les avais rencontrés tous deux, hier soir, sortant à des onze heures !
André mit ses deux mains sur sa poitrine qui haletait. Mais l’idée de son innocence jaillit du sein même de cette détresse et il se releva d’un coup. Le désir lui vint de monter et de confondre en trois paroles cette absurde accusation. Il fit un pas, tout nu qu’il était, pour mettre ce dessein à exécution. Ce mouvement le porta en face de l’entrée, et son regard tomba pour la seconde fois sur la belle dormeuse qui toujours souriait. Il s’arrêta. Une angoisse nouvelle l’étreignit : elle aussi était accusée !
Elle, c’était son cœur. Il n’avait jamais senti comme à cette heure à quel point il l’adorait. Ses épouvantes revinrent et le terrassèrent. Un éblouissement lui montra la prison, l’audience, que sais-je ? Il vit la foule autour du banc des accusés ; il entendit cette voix dure, orgueilleuse, implacable…
Il se trompait, mais il tremblait, lui qui était, nous le verrons bien, ferme et fort.
– Il est comme fou, ce pauvre Bancelle, reprenait en ce moment la voix étrangère. Il a sa tête dans ses mains et va répétant : « C’est moi, c’est moi, c’est moi qui lui ai donné l’idée du brassard ! »
– Il faudrait les arrêter tout de suite, dit Mme Schwartz.
– La maison est cernée, répondit le commissaire.
C’est à peine si André fit attention à ces deux dernières répliques, si menaçantes pourtant et qui exprimaient si violemment le péril de la situation. Il n’avait entendu qu’une chose : M. Bancelle allait répétant : « C’est moi qui lui ai donné l’idée du brassard ! »
À lui, André. Nous savons qu’il avait été question du brassard, la veille, entre le banquier et le jeune ciseleur. Mais que faisait là le brassard ? C’était la seconde fois qu’on parlait du brassard, là-haut, chez le commissaire de police.
Quel brassard ? Il y avait silence à l’étage au-dessus.
La fièvre d’André creusait son cerveau. Quel brassard ? On s’était donc servi d’un brassard ?
Le sien était là, dans son magasin, en montre, comme toujours. Machinalement, il se dirigea de ce côté. Il entra dans le magasin et poussa un gémissement étouffé : l’instant d’après, il revint, appuyant son bras chancelant aux meubles et à la muraille. Sa joue était livide, ses yeux s’éteignaient ; des convulsions faibles contractaient sa bouche.
– On l’a volé ! murmura-t-il comme s’il eût confié ce fatal secret à quelque être invisible. On m’a volé le brassard !
En ce moment le commissaire disait :
– C’est Bertrand, l’allumeur de réverbères.
– A-t-il vu quelque chose ? demanda sa femme avidement.
– Il les a vus, répliqua le commissaire, dont la voix dénotait une véritable émotion, à minuit, sur le banc qui est là-bas, à l’autre bout de la place. Ils parlaient de la caisse de M. Bancelle, où il y avait, disaient-ils, plus de quatre cent mille francs, et ils comptaient des billets de banque.
André se laissa tomber sur ses deux genoux en rendant un râle sourd ; le choc de sa tête éveilla Julie qui, souriante et les yeux fermés à demi, lui jeta ses bras autour du cou.
La maison habitée par les Maynotte et M. Schwartz, le commissaire de police, n’avait que deux étages. Au fond de la cour, un assez grand bâtiment composé d’écuries et de remises servait à l’exploitation d’un loueur de voitures qui occupait avec sa famille le second étage. Au rez-de-chaussée, sur le devant, toute la partie à droite de la porte cochère appartenait à André. Dans l’autre partie, qui était moins large de moitié, le loueur avait installé ses bureaux.
L’industrie des loueurs, qui se porte encore assez bien, florissait alors encore mieux, et, entre tous les loueurs, M. Granger gardait la vogue pour la bonté de ses chevaux. Il avait en écurie, s’il vous plaît, des normands de cinq cents écus, et pour ceux qui voulaient brûler la route tout à fait, il avait un anglais de cent cinquante louis qui trottait comme pur-sang galope.
En foire, une heure gagnée peut valoir parfois plein la main de pistoles. Julie ne savait pas pourquoi son mari était ainsi agenouillé près du lit ; elle ne se doutait de rien ; elle ne songeait même pas à s’informer.
– J’ai rêvé toute la nuit de Paris, dit-elle.
Et ce mot : Paris, avait dans sa bouche je ne sais quelle amoureuse saveur ; André n’aurait pas su répondre à cela. Il resta pendant toute une minute muet et comme écrasé. Au moment où l’effroi se peignait sur la charmante figure de Julie, qui s’apercevait enfin de sa détresse, il redressa la tête lentement et dit tout bas :
– Lève-toi.
On ne peut affirmer que son plan fût conçu dès lors de toute pièce, car le jour se faisait à peine dans sa pensée, mais ce qui est certain, c’est que le besoin était en lui, impérieux et profond, de rester seul en face du péril. À ce moment du réveil de son intelligence, il se voyait déjà perdu sans ressource ; son esprit net, précis et très actif, avait fait en quelques secondes le travail d’instruction que le juge devait mettre des semaines à accomplir. Il voyait les apparences et les preuves ; il les comptait, il les pesait, il les coordonnait, comme le condamné d’un conseil de guerre doit ranger dans son dernier rêve les douze soldats qui le viseront au cœur. Tout à l’heure, avant qu’on eût parlé là-haut du brassard, et de l’allumeur de réverbères, son trouble prématuré, ses pressentiments, si mieux vous l’aimez, allaient chercher des motifs de trembler dans la caducité qui est le propre des jugements humains ; trouble et pressentiments impliquaient en lui un blâme de ce qu’il avait vu et dégageaient cette conclusion qu’en tel cas donné il aurait mieux fait que les juges. Maintenant, non ; les impressions vagues cédaient la place à la rigueur pour ainsi dire foudroyante d’un raisonnement instantané. André Maynotte, dans son travail mental, le sentait ; son instinct devinait des subtilités vers lesquelles jamais n’avait tourné sa pensée. Il se disait : si j’étais juge, je condamnerais.
La réunion des circonstances qui semblaient l’accuser avait dès lors pour lui quelque chose de fatal ; elles lui sautaient aux yeux, chacune d’elles et toutes, avec une véhémence que nous n’essayerons même pas de rendre. Il n’en était plus à se défendre : l’arrêt, dans sa tête, était prononcé. Comme Julie le regardait étonnée, il ajouta de ce même ton bas et froid :
– Habille-toi.
Et il prêta l’oreille. Un bruit de roues venait par la fenêtre de la cour.
– Le tilbury ! cria-t-on de la maison du loueur, et l’anglais pour M. Hamon, qui va à la foire des Sept Vents derrière Caumont !
– On y est ! fut-il répondu de la cour, où les sabots d’un palefrenier sonnaient sur le pavé, Black a son avoine.
André avait tressailli au premier mot ; maintenant il réfléchissait. Julie, qui ne l’avait jamais vu ainsi, passait la robe qui pendait au pied de son lit.
– Pas celle-là ! ordonna André d’un ton brusque. D’ordinaire, tout est prétexte à causerie entre deux amants, et c’étaient dans toute la forme du terme deux amants. Entre eux, les moindres déterminations comme les plus importantes se prenaient en commun, après conseil tenu, ce qui est un des meilleurs plaisirs du ménage. D’ordinaire, on peut le dire, André ne discutait que pour connaître plus à fond le désir de Julie et pour s’y conformer mieux.
Qu’y avait-il donc aujourd’hui ? Julie laissa tomber sa petite robe d’indienne pour demander, d’un accent interdit, mais presque irrité :
– Laquelle ?
– Ta robe des dimanches, répondit André.
En même temps, il passait rapidement son pantalon et sa redingote.
– C’est comme si un mal te prenait, murmura la jeune femme, qui eut les larmes aux yeux.
André ne répondit pas. Il essaya de sourire en passant les manches de son vêtement, et cela fit ressortir davantage l’effrayante pâleur de ses traits ; il voulut chanter aussi, mais sa voix s’étrangla.
– Est-ce que tu vas me renvoyer, André ? balbutia Julie, car on pouvait tout craindre de ce fou livide, dont les yeux extravaguaient.
– Non, répondit André qui haussa les épaules.
Loin de rassurer la jeune femme, ce monosyllabe glacé la brisa davantage. Elle ne dit plus rien et atteignit sa robe des dimanches.
Parfois, il y a de ces malheurs sans cause. Un cerveau se frappe, et sait-on par quelles portes peut entrer la jalousie ?
André alla vers la fenêtre et glissa un regard furtif dans la cour où le palefrenier lançait des seaux d’eau dans les roues du tilbury. On ne parlait plus à l’étage supérieur, sans doute à cause de la présence du palefrenier. André revint et dit à sa femme qui peignait ses admirables cheveux :
– Dépêchons-nous, nous n’avons que le temps.
– Est-ce une surprise que tu veux me faire ? interrogea Julie en s’efforçant de sourire.
Sa douce voix savait si bien le chemin du cœur d’André ! André eut un peu de sang aux joues et répondit :
– Peut-être.
– Une promenade ! s’écria aussitôt la jeune femme, s’accrochant à cet espoir. Faut-il habiller le petit ?
Le petit était de toutes les fêtes. Déjà elle étendait les mains vers le berceau. Ces mots prononcés durement l’arrêtèrent :
– Non, je vous le défends !
Elle mit sa tête entre ses mains et un sanglot souleva sa poitrine. André se détourna d’elle pour cacher deux larmes qui lui brûlaient la joue.
Il entra dans le magasin et ses doigts crispés étreignirent sa poitrine. Il réfléchissait pourtant et se disait :
– On ne fera rien tant que je n’aurai pas ouvert la devanture.
La maison n’était-elle pas cernée ? Ceux qui la guettaient pouvaient-ils attendre ? Le magasin avait trois portes : celle de l’arrière-boutique ou chambre à coucher, l’entrée principale donnant sur la place des Acacias, et une petite entrée latérale qui s’ouvrait sous la voûte de la porte cochère. André voulut voir comment la maison était cernée. Il retira sans bruit une des chevilles de fer de la devanture et mit son œil au trou. En face de lui, cinq personnages, en habit bourgeois, s’asseyaient sur un banc ; deux gendarmes étaient debout sous les arbres et quatre gardes de ville se promenaient en longeant le trottoir.
Il remit la cheville et retira la clef de la petite porte latérale. Par la serrure, il ne put rien voir, sinon un large dos, mais il entendit.
Sous la voûte, il y avait quatre gardes à l’affût.
Cependant, rien n’avait transpiré encore dans le public, car la promenade était tranquille, et la présence de la force armée aux environs du commissariat n’était pas chose assez rare pour exciter l’attention.
André choisit deux pistolets dans sa montre et les chargea. Depuis qu’il était seul, sa physionomie avait repris une expression de calme et de sombre fermeté.
Il rentra près de sa femme qui agrafait sa robe. Il s’approcha d’elle et la baisa au front.
– Tu n’es donc pas fâché contre moi ? s’écria-t-elle en le pressant contre son cœur.
– Il faut faire la valise, dit-il. Julie le regarda, stupéfaite.
– La valise ! répéta-t-elle ; nous partons déjà ?
L’idée lui vint vaguement qu’André voulait faire un voyage préliminaire à Paris pour s’y assurer un établissement, avant de quitter Caen pour toujours.
Mais André répondit de ce ton bref et froid qu’elle ne connaissait pas :
– Moi, je ne pars pas.
En même temps, il atteignit la valise et l’ouvrit.
– Au nom de Dieu ! supplia Julie, expliquez-vous, André, mon mari !
– Je vais vous conduire, répliqua André ; en chemin, je vous dirai tout.
Julie s’assit, car le cœur lui manquait.
– Hâtez-vous ! dit André, reprenant son ton de commandement. Il ouvrit tout grands les tiroirs de la commode.
Julie demanda en pleurant :
– Que faut-il mettre dans la valise ?
– Tout ce que vous pourrez, répondit André.
– Dois-je donc être longtemps loin de vous ?
– Dieu le sait.
La voix d’André trembla en prononçant ces derniers mots. Julie s’élança vers lui et se pendit à son cou.
– Et mon fils ? mon fils ? cria-t-elle avec angoisse.
André n’avait pas songé à l’enfant, car il resta un instant tout indécis. Comme Julie faisait un mouvement vers le berceau, il l’arrêta pour la seconde fois.
– Le petit n’a rien à craindre, murmura-t-il.
– Mais nous avons donc quelque chose à craindre, nous ? s’écria-t-elle encore.
Le jeune ciseleur hésita, puis il répliqua tout bas :
– Oui, quelque chose de terrible. Si vous m’aimez, Julie, hâtez-vous ! Elle refoula ses larmes et entassa dans la valise les objets à son usage. Désormais, ce qui dominait en elle, c’était l’épouvante. André la laissa seule une seconde fois pour entrer dans la resserre. Le palefrenier attelait Black au tilbury.
– Salut, monsieur Maynotte, dit-il en le voyant à la fenêtre. Il y a du nouveau en ville, savez-vous ? Les mouches sont autour de la maison et ne veulent pas dire de quoi il retourne. Vous êtes tout pâlot, ce matin, savez-vous ?
– Une belle bête, fit André en examinant Black.
– Pour la beauté, répliqua le palefrenier, j’aime mieux nos normands, sans compliments. C’est plus dodu, oui, à la croupe comme au poitrail ; mais pour le fond et la vitesse, ah dame !… Tiens ! voilà encore deux argousins qui montent chez le commissaire ! Il y a du nouveau pour sûr !
André jeta un regard dans la chambre à coucher. Julie était agenouillée auprès du berceau de l’enfant.
– Vous me direz, continuait le palefrenier bavard, que ça ne nous regarde pas, c’est certain. Mais on aime savoir, pas vrai ?
– Es-tu prête ? demanda André à voix basse.
Au lieu de répondre, Julie, qui était maintenant froide et pâle comme André lui-même, interrogea ainsi :
– Est-ce pour moi ou pour toi qu’il faut partir ?
– Pour moi, répliqua André.
Elle se mit sur ses pieds et prononça résolument :
– Je suis prête.
Puis elle ajouta comme si un élancement de conscience l’eût blessée :
– Suis-je punie parce que j’ai tant souhaité Paris !
André ferma la valise et la poussa dans la resserre jusqu’au pied de la croisée. Il mit dans les poches de sa redingote ses pistolets, son portefeuille et une casquette de voyage. Puis se présentant de nouveau à la fenêtre et toujours tête nue :
– Hé ! l’ami ! cria-t-il au palefrenier, qui passait le mors entre les dents de Black.
– Quoi, monsieur André ?
– Faites-moi inscrire au bureau pour le cabriolet, onze heures, la demi-journée. Nous voulons aller voir la nourrice avec le petit.
Le premier mouvement du brave garçon fut d’obéir, mais il se ravisa :
– Ce n’est pas pour vous refuser, monsieur André, dit-il, mais je ne répondrais pas de black, qui a le diable au corps.
– Donnez-moi la bride en main, allez ! Je n’aime pas voir ces oiseaux qui sont sous la voûte.
Le palefrenier se mit à rire.
– Le fait est, grommela-t-il, que c’est un gibier qui ne vaut pas cher.
En même temps, il fit marcher Black jusqu’à la croisée et mit les rênes dans la main d’André.
– Une petite minute, dit-il en disparaissant sous la voûte.
Dès qu’André ne le vit plus, il lança la valise dans le tilbury. Julie avait dit : « Je suis prête. » Elle était là. André l’aida à franchir l’appui de la croisée et la fit monter dans le tilbury où il prit place auprès d’elle… En ce moment, Mme Schwartz, par hasard, mit la tête à sa croisée, et, les apercevant, s’écria :
– À l’aide ! voici les voleurs qui s’évadent !
Julie chancela sur l’étroite banquette. André passa son bras autour de sa taille pour la soutenir et saisit les rênes de la main droite. Black piétina des quatre pieds, puis s’ébranla, obéissant au mouvement du jeune ciseleur qui lui fit faire le tour de la cour pour avoir du champ. Bien lui en prit, car Mme Schwartz était déjà à la fenêtre de la rue poussant des cris d’aigle et disant :
– Au voleur ! à l’assassin ! au feu !
Black, lancé du premier coup à toute bride, franchit la voûte d’un élan. Les hommes de police qui étaient là s’effacèrent contre la muraille. Ceux de la place des Acacias, ainsi que les gardes de ville et les gendarmes, avertis par Mme Schwartz et par le commissaire lui-même qui avait rejoint sa femme et qui se démenait à sa fenêtre sur le devant, se portèrent comme il faut à leur devoir. Mais ce Black était un diable. Il passa près d’eux comme un tourbillon et tourna l’angle de la place, tandis qu’un concert de voix clamait :
– Arrêtez ! arrêtez !
Il eût fallu pour cela un rassemblement barrant complètement la rue ou quelqu’un de ces hardis citoyens qui se jettent les yeux fermés au-devant du péril ; je dis les yeux fermés, car tout œil ouvert eût vu la main droite d’André, qui tenait à présent les rênes de la main gauche, un pistolet haut et armé – et derrière le pistolet une pâle figure qui menaçait plus terriblement que l’arme elle-même.
André était droit et ferme sur son siège. À son épaule s’appuyait la tête de sa femme évanouie.
Il était de bonne heure encore et les passants allaient rares dans la rue. Il ne se trouva aucun héros disponible pour barrer efficacement la route au tilbury. Pendant que Mme Schwartz, hors d’elle-même et manquant l’occasion de venger en une seule fois tous ces jugements où Paris caennais ne lui avait pas décerné la pomme, se démenait, criant : « les hommes sont des lâches ! », pendant que M. Schwartz, plus sensé, mettait en réquisition les chevaux du loueur et montait ses agents avant d’envoyer des ordres à la gendarmerie, André avait tourné l’angle des Acacias et prenait au grand galop la rue Guillaume-le-Conquérant. La clameur de haro le suivait, mais déjà moins distincte. Les passants, étonnés, mais paisibles, se bornaient à regarder ce tourbillon qui passait. Black s’en donnait à cœur joie ; les roues du tilbury bondissaient sur le pavé.
Quand le léger attelage déboucha sur la place Fontenelle où se tient le marché, on n’entendait plus derrière lui qu’une rumeur lointaine. André ralentit le pas, car il avait à ménager son cheval. Ceux qui le rencontraient désormais s’étonnaient bien un peu de voir cette blanche tête de femme sur son épaule ; mais chacun mène, en Basse-Normandie, son ménage comme il l’entend, et la perversité des cinquante séducteurs, tant civils que militaires, avait peut-être fini par indisposer M. Maynotte.
– Bonjour, monsieur Maynotte.
Il y eut plus de vingt pour le saluer ainsi poliment, sans autrement s’occuper de la jeune femme.
Et l’un des cinquante dons Juans, plus matinal que les autres, tira son chapeau, songeant déjà aux moyens à prendre pour se faire dire par plus idiot que lui : « C’est vous, mauvais sujet, qui êtes cause de tout cela ! »
Cinq minutes après, les agents à cheval passèrent, puis vint la gendarmerie. Ah ! si nous avions su ! s’écrièrent tous ces Normands valeureux. Ah ! le coquin l’a échappé belle ! Mais comment deviner ! Nul ne savait que la caisse du banquier Bancelle avait été dévalisée ! Quand tout le monde le sut, il se forma une imposante cohue, non pas pour courir sus au voleur, mais pour assiéger le logis du volé.
La maison Bancelle faisait des affaires avec tout le commerce campagnard. Son chef avait bien fait de perdre la tête d’avance : c’était jour de paiements ; l’armée de ses créanciers parlait déjà de le vendre au poids. Nous ne plaisantons pas en Basse-Normandie ! Quand la foudre brûle un de nos débiteurs, tête-bleu ! nous lavons les cendres pour y retrouver un brin de notre argent ! Ce M. Bancelle était si riche ! On l’avait envié si fort ! Ne roulait-il pas carrosse ? Et cette caisse venue de Paris ! Que peut-on apporter de Paris, sinon des pièges ? Il était coupable : on ne doit pas se laisser voler !
Mais, heureusement, nous n’avons pas le loisir de mettre sous les yeux les obscènes colères des créanciers bas-normands. Nous dirons seulement que la charité appliqua, ce jour-là, plusieurs centaines de protêts sur les blessures de ce pauvre cadavre commercial qui gisait écrasé par un coup de massue.
André Maynotte avait traversé toute la ville et franchi l’Orne au pont de Vaucelles. Black galopait sur la route de Vire. Il faisait beau ; le bon cheval aspirait les fraîcheurs du matin et brûlait le chemin gaiement. Au sortir de Caen, la route, sablée de rouge, file en ligne courbe vers l’ouest à travers les jardins et gravit la pente douce d’un coteau. André, qui réchauffait Julie contre son cœur, était en proie à une exaltation joyeuse ; il se sentait inattaquable. Quand il se retourna au sommet de la côte et qu’il vit au loin, dans un nuage de poussière, une escouade de cavaliers acharnés sur sa trace, il la brava d’un sourire. C’était par-derrière que venait le danger ; l’espace était devant lui, et il lui semblait désormais qu’il avait des ailes.
Au sommet de la côte suivante, André Maynotte se retourna encore ; il n’y avait plus sur le grand chemin que la poussière soulevée par sa propre course. Si loin que pût se porter le regard, rien ne se montrait. Les limiers, lancés à sa poursuite, étaient distancés déjà.
– Hardi Black ! bon cheval !
Il venait parfois, en sortant de l’écurie, il venait jusqu’à la petite fenêtre de la resserre, et Julie, la belle créature, lui donnait du sucre et du pain. Julie faisait mieux, elle le caressait tout hennissant. Black était le cinquante et unième et le seul bien traité parmi les galants de Julie.
– Hardi Black ! souviens-toi de cela !
On eût dit qu’il se souvenait, en effet, le noble animal. Sa course était douce et rapide comme un vol.
Elle s’éveillait dans un baiser, Julie pâle et blanche comme un lys, mais si adorablement belle que le cœur d’André éclatait à la fois d’allégresse et de douleur. C’était affaire à Black de se conduire tout seul : André ne voyait plus que Julie. Julie ouvrit les yeux et se dressa tout effarée. Elle ne se souvenait plus. Puis sa mémoire parla soudain ; elle poussa un cri.
– Nous sommes sauvés ! lui dit André, qui souriait paisiblement. Julie demanda :
– Qu’as-tu fait !… Qu’as-tu donc fait !
Car il fallait une cause à cette fuite étrange.
– Nous sommes sauvés, répéta le jeune ciseleur. Je suis heureux et je t’aime.
Ses lèvres effleurèrent le front de Julie, qui frissonna et demanda :
– Où me mènes-tu ?
André souriait toujours. À un endroit où la route était solitaire, il tourna brusquement la tête de Black et prit un chemin de traverse sur la gauche. Au bout d’un millier de pas, il tourna pour la seconde fois, sur la gauche encore ; et pendant toute une demi-heure, il alla ainsi de sentier en sentier, tournant partout où la légère voiture pouvait passer. Black se faisait du bon sang maintenant et trottait à son aise.
– Qu’espères-tu ? interrogeait cependant Julie.
Elle ajoutait, croyant qu’il s’agissait de tromper définitivement une poursuite :
– C’est un jeu d’enfant ! on se cache un jour, deux jours…
– Je ne veux pas me cacher plus d’un jour, répliqua André.
Sa route en zigzag était finie. Il commença à se diriger vers l’est d’après le soleil. Deux heures après le départ de Caen, à peu près, il retrouva l’Orne, qu’il traversa au bac de Feugerolles, après quoi il franchit le grand chemin d’Alençon, puis celui de Falaise, aux environs de Roquencourt.
À cette heure et non loin de là, il aurait pu rencontrer un autre de nos personnages, J.-B. Schwartz, errant de sentier en sentier et secouant sa conscience.
Entre Bourguebus et la route de Paris, de grands bois s’étendent. André mit Black au pas tant que dura leur ombrage ; puis il dit :
– Nous y reviendrons. Le regard de Julie glissa vers lui plein d’inquiétude.
La sérénité même d’André lui faisait peur. Avait-il perdu la raison ?
André s’arrêta à cent pas de la route de Paris, en vue du petit village de Vimont, à une demi-lieue de Moult-Argence. Il fit descendre Julie et déchargea la valise qu’il porta de l’autre côté de la haie, disant :
– Je vais chercher notre déjeuner, attends-moi.
Julie s’assit sur l’herbe. C’était pour elle un songe plein de fatigue. Elle ne savait rien ; elle ne devinait pas. Le matin, quand il s’était agi de partir et qu’elle avait demandé :
– Avons-nous donc quelque chose à craindre ? André lui avait répondu :
– Oui, quelque chose de terrible.
Et l’expression de sa physionomie, elle s’en souvenait bien, était plus effrayante encore que ses paroles.
Maintenant, il est vrai, André souriait, André affirmait qu’il n’y avait rien à redouter…
Mais comment croire ? André avait dit encore :
– Je ne veux pas me cacher plus d’un jour.
Quel pouvait être ce danger qu’un jour verrait naître et s’évanouir ? Tout cela était bizarre, invraisemblable, inexplicable. Derrière ces apparences, il y avait des menaces. Déjà une parole avait traduit les épouvantes de Julie. Elle avait demandé à son mari :
– Qu’as-tu fait ?
Certes, l’idée qu’André pouvait avoir commis une action condamnable n’était pas entrée dans son esprit. Mais les femmes ne savent pas. Son imagination allait de l’avant. Qu’avait-il fait pour fuir ainsi ?
Dès qu’elle fut seule, une angoisse sourde serra sa poitrine. Elle eut peur horriblement. Et voyez où s’égaraient ses terreurs ! Elle se dit :
– Si André n’allait pas revenir !
André revint. Il était à pied. Il portait un panier et chantait en marchant. Julie s’élança vers lui et lui cria de loin :
– Qui aura pris soin du petit ce matin ?
– Ah ! ah ! le petit ! fit André. Je songeais à lui justement. Nous allons causer de lui tout à l’heure.
Toutes ces choses-là avaient une couleur étrange, extravagante, car André aimait follement son enfant. Il prit la valise. La haie bordait un champ de blé mûr. Il se coula entre deux sillons. Julie le perdit de vue. Il reparut l’instant d’après sans valise.
– Cela nous aurait embarrassé, dit-il. Nous allons faire une partie de campagne.
Une partie de campagne ! Julie eut le frisson, malgré ce brûlant soleil de juin qui jaunissait les épis ; c’était menaçant comme l’éclat de rire des désespérés.
André mit un de ses bras dans l’anse du panier et donna l’autre à Julie en murmurant :
– Le ciel est trop beau pour que Dieu n’y soit pas.
Julie le remercia d’un regard mouillé. Depuis le matin elle n’avait pas entendu une si bonne parole.
Ils allèrent tous deux le long de la marge du champ. Julie promenait son regard morne sur la haie fleurie. Elle n’osait plus interroger. André se reprit à chanter ; il chantait un de ces refrains que disent les filles de Sartène.
Là-bas, on entend cela dans les sentiers tortueux qui grimpent à la Cugna. Ce pays des implacables colères est plein d’amour. Quiconque a écouté ces chansons de la forêt de myrtes s’en souvient, et de la fillette hardie qui les répétait. Deux larmes tremblaient aux paupières de Julie ; ce chant lui parlait du passé.
Les grands bois étaient proches. Ils y rentrèrent, par une allée ombreuse qui courait droite sous de hauts sapins au feuillage noir.
– Chante aussi, toi ! dit André.
Julie dégagea son bras et joignit ses mains.
– Je t’en prie, supplia-t-elle, parle-moi : je souffre.
Il y avait un sentier tournant qui se plongeait sous le couvert. André s’y engagea. Au bout de quelques pas, il s’arrêta devant une petite clairière tapissée de jacinthes en fleurs. Le soleil, tamisé par de hauts feuillages, se jouait parmi cette moisson d’azur. Un filet d’eau invisible murmurait derrière les buissons, répondant à cet autre murmure, large comme la voix de la mer au lointain et qui tombait des cimes balancées.
– Assieds-toi, fit André.
Et il s’agenouilla près de sa femme. Il était pâle, mais son œil brillait. Julie entendait battre son cœur.
– Te souviens-tu, murmura-t-il après quelques instants occupés à la contempler, du jour où tu consentis à me suivre, moi, artisan, fils d’artisan, toi qui étais riche et noble… c’était un jour pareil à celui-ci.
– Je me souviens, répondit Julie. Je t’aimais.
– Tu m’aimais, cela est vrai ; non pas comme tu étais aimée, car chacun a ce qu’il mérite, et c’est un culte que je te dois ; mais tu avais confiance et tu étais entraînée dans ce grand amour qui t’enveloppait. Je te promis que tu serais heureuse.
– Je t’aimais, répéta Julie, et je t’aime !… André prit ses mains qu’il porta jusqu’à ses lèvres.
– C’étaient des bois aussi, continua-t-il. Ceux qui nous poursuivaient étaient implacables, et nous n’avions pour nous que notre amour. Ce fut assez, c’est toujours assez. Te souviens-tu ? Nous entendions le galop de leurs chevaux sur la route, et il y eut un moment où la poussière, soulevée par leur course, fit un nuage autour de nous.
– Je me souviens, prononça tout bas la jeune femme. Mais, ce jour-là je savais les noms de nos ennemis.
– Je te disais… à cette heure-là même, en essuyant la poudre que la sueur collait à ton beau front, je te disais : « Si nous n’avons qu’un jour, qu’il soit beau, qu’il soit joyeux, qu’il vaille toute une longue vie ! » Ils s’appelaient et ils se répondaient dans le maquis. Nous étions calmes ; tu souriais, tu disais, paroles adorées : « C’est ici la communion de nos fiançailles… » Et tour à tour, nos lèvres, qui venaient de partager la même bouchée, se rafraîchissaient au même breuvage…
– Je suis calme, je souris, balbutia Julie. Le passé m’importe peu ; parle-moi du présent.
– Le passé importe, répliqua le jeune ciseleur, il est à moi ; Le présent ne m’appartient plus et j’ignore l’avenir.
Julie lui tendit son front ; puis, l’attirant contre elle et le pressant, elle dit encore :
– J’ai peut-être deviné ; mais je veux tout savoir de ta bouche. Il ne répondit pas.
– Ceux de là-bas ont retrouvé notre trace et nous poursuivent ? murmura-t-elle en devenant plus pâle.
– Non, répliqua-t-il, ce n’est pas cela.
– Qu’est-ce donc ?
Il s’assit, entourant de son bras la taille flexible et frémissante de la jeune femme, et commença ainsi :
– On a volé quatre cent mille francs, cette nuit, dans la caisse de M. Bancelle, et nous sommes accusés de ce crime.
– Nous ! répéta Julie dont le regard s’éclaira. Elle ajouta, en pressant sa poitrine soulagée :
– Oh ! j’avais peur !
André la couvrait d’un doux regard.
– Écoute, reprit-il, Paris est le seul endroit au monde où j’espère te cacher. Ma résolution est arrêtée, comme ma conviction est faite : nous sommes condamnés d’avance, et je ne veux pas que tu ailles en prison.
– En prison ! répéta encore Julie qui frissonna.
André éprouvait très vivement l’impatience de n’être pas compris à demi-mot.
– Mes minutes sont comptées, pensa-t-il tout haut.
– Je crois à ton innocence comme je suis sûre de la mienne, dit Julie. Que parles-tu de prison ?
Les choses qu’on sent profondément sortent d’un jet. Souvent, c’est ce jaillissement qui est l’éloquence. Dès qu’André fut résigné à l’explication qu’il eut voulu éviter, il la fit courte, nette et si frappante, que la jeune femme resta atterrée sous la même certitude que lui. Cette certitude, il est vrai, n’était fondée que sur des présomptions assez subtiles, mais elles se coordonnaient et s’étayaient les unes les autres jusqu’à former une masse solide.
Julie Maynotte était au-dessus de son état comme André lui-même et peut-être plus qu’André. Lorsque André eut terminé son court plaidoyer, véritable et prophétique résumé du réquisitoire qui devait être prononcé contre lui, Julie resta muette.
– Hier soir, murmura-t-elle enfin, quand nous avons entendu ce bruit dans le magasin, on volait le brassard. J’en suis sûre !… Le commissaire de police rentrait comme nous sortions ! ce n’était pas l’heure de sortir. M. Bancelle s’était vanté près de toi d’avoir quatre cent mille francs en caisse. Le père Bertrand t’a vu compter tes billets de banque, et je lui ai donné à boire…Elle mit sa tête entre ses mains d’un air découragé. Puis, tout à coup révoltée :
– Qu’importe tout cela puisque tu es innocent !… Tout ce que tu feras, je le ferai ; où tu iras, j’irai ; ton sort sera le mien : je suis ta femme.
– Tu es mère aussi, murmura André qui la regardait en extase. L’éclair s’éteignit dans les yeux de Julie.
– Pourquoi n’as-tu pas emmené le petit ? demanda-t-elle.
– Tu l’as dit toi-même, repartit André doucement : on se cache un jour, deux jours…
Elle s’interrompit dans un baiser plein de larmes :
– Si tu me sépares de toi, je mourrai !
Et certes, elle était sincère ; André le sentait aux battements de son cœur.
– Tu vivras pour ton mari et pour ton fils, répliqua-t-il.
– Alors, s’écria-t-elle en s’arrachant de ses bras, c’est bien la vérité ? J’ai deviné ton dessein : tu veux rester seul en face de notre malheur !
Ce fut d’une voix ferme et presque sévère que le jeune ciseleur répondit :
– Oui, je veux rester seul. Et je dis je veux pour la première fois depuis que nous sommes mariés, Julie. Quand même l’idée de fuir à trois ne serait pas insensée, je ne me résoudrais pas à fuir. Mon père n’était qu’un pauvre homme, mais il m’a laissé un nom sans tache, et sans tache je dois léguer son nom à mon fils.
– Tu espères donc ? demanda Julie attachant sur lui ses grands yeux inquiets.
Comme il gardait le silence, elle ajouta en un véritable élan de passion :
– Si tu espères, pourquoi me chasser ?…
– Mais non ! s’interrompit-elle, tu n’espères pas ! Ta fuite de ce matin en est la preuve. Elle sera mise à ta charge. Si tu voulais te défendre, il ne fallait pas fuir.
– Je ne suis pas un bien grand savant, dit André, qui réchauffa les belles mains froides de la jeune femme contre ses lèvres, mais nous avons lu ensemble l’histoire ancienne où l’on rapporte les guerres des peuples libres. Quand il s’agissait de vie ou de mort pour ces nations héroïques, quand une ville, menacée d’un siège, voulait livrer sa suprême bataille, on expulsait les enfants et les femmes…
– Bouches inutiles, murmura Julie amèrement. André s’était repris à sourire.
– Tu ne me fâcheras pas, reprit-il en dévorant de baisers les pauvres doigts blancs qui tremblaient sous ses lèvres ; tu es injuste, tu es cruelle, mais tu m’aimes et je suis heureux… Ceux-là dont je parle renvoyaient leurs enfants et leurs femmes parce qu’ils ne voulaient pas capituler. Quand ceux qu’on aime sont à l’abri, on est fort. Je n’aime que toi, je te cache pour te retrouver après le danger passé. Dès la première menace, j’ai compris la gravité du combat et je me suis interrogé pour savoir quel degré d’énergie j’apporterai dans la lutte. Je t’ai vue près de moi, toi, Julie, mon trésor chéri, je t’ai vue assise sur le banc des accusés : je ne sais quoi d’ignominieux et d’intolérable, des gendarmes autour de toi et les regards salissants de la foule fixés brutalement sur toi ; j’ai vu cela ; tu étais blême, maigre, vieillie, quoiqu’il n’y eût pas plus de quatre semaines ajoutées à ton âge ; ta tête s’inclinait, tes yeux rouges semblaient brûlés par les larmes ; j’ai vu cela et j’ai senti que mon courage défaillait. Tu entends bien, j’ai frémi, j’ai pleuré, j’ai crié à mes juges imaginaires : « Sauvez ma Julie et je vous ferai l’aveu du crime que je n’ai pas commis ! Éloignez d’elle ces gardiens, défendez à cette cohue obscène de la souiller des yeux ! Qu’il ne soit plus permis à ces hommes de traîner son nom béni dans leurs entretiens, à ces femmes d’assouvir leur féroce jalousie et vous saurez tout : je suis sorti de nuit avec mon brassard, fabriqué tout exprès pour forcer les caisses à secret, je suis entré dans la maison Bancelle ; comment ? Que vous importe ? Mon brassard n’ouvre pas les serrures, mais sans doute que j’avais des fausses clefs. J’ai deviné les combinaisons de la caisse ; j’ai fait sauter le pêne hors de sa gâche avec un levier je suppose ; nous autres voleurs, nous savons notre état comme vous êtes ferrés sur le vôtre ; la manivelle a joué quand la caisse s’est ouverte : voilà l’incident curieux, n’est-ce pas ? Mon bras a été pris dans des griffes d’acier ; mais mon bras était recouvert du brassard. J’ai retiré ma main tout doucement ; le brassard est resté, et j’ai emporté les quatre cents billets de banque que Bertrand, l’allumeur de réverbères, m’a vu compter sur le banc des Acacias. »
Il essuya d’un revers de main la sueur qui ruisselait de son front.
Chose singulière, Julie ne répliqua point. Elle était pensive ; je dirais distraite, si le mot n’était cruel.
André ne voyait point cela, entraîné qu’il était par sa passion de convaincre. Il poursuivait son plaidoyer.
– Les pauvres n’ont guère de mérite à être braves, disait-il riant et suppliant à la fois. Que risquent-ils ? Moi, je suis trop riche, j’ai trop à perdre, cela me rend lâche. J’ai demandé à la fuite le temps d’enfouir au moins mon trésor. Quand ma richesse sera en sûreté, quand j’aurai mis à l’abri mon bien précieux, ma Julie adorée, je reviendrai moi-même, je le sais, j’en suis sûr. Je me défendrai, je combattrai ; il doit bien y avoir quelque lueur pour éclairer ce mystère, je la découvrirai. Ne crains pas que ton absence me nuise ; j’irai franchement, je parlerai net, je dirai : j’ai pris ma vaillance où elle était ; ma femme était ma peur, car je l’aime comme jamais on n’aima ; j’ai retiré de la partie cet enjeu trop lourd et me voici. J’aurais pu fuir comme elle, me voici. Je vous mets au défi de la trouver, mais je réponds pour nous deux, me voici, me voici ! Tant qu’il ne s’agit que de moi, j’ai du courage ; bien plus, j’ai de la confiance. La valeur du dépôt fait beaucoup. Tous les écus de la terre, tous les louis d’or et tous les diamants du monde ne sont rien pour moi auprès de ma Julie. Ô juges ! ma vie et mon honneur sont à vous, mais mon amour ne relève que de Dieu, et c’est à Dieu que j’ai confié Julie.
Il avait la tête haute et ses yeux étincelaient, Julie, au contraire, inclinait son beau front. Ses paupières étaient baissées. À quoi songeait-elle ? André avait été éloquent, et cependant il ne pensait pas encore avoir gagné sa cause. Il cherchait des arguments nouveaux. Julie demanda en soupirant :
– Comment aller à Paris et comment m’y cacher ?
Il y avait de la rougeur à sa joue. Elle ajouta incontinent, comme si cette parole échappée lui eût fait honte :
– D’ailleurs, je ne veux pas ! je mourrais de chagrin ! Jamais je n’abandonnerai mon mari !
Il est des victoires trop complètes qui font mal. Dawsy, le fameux dompteur de serpents, se vantait de mettre la main à première vue et sans préparation sur tout reptile. Un Américain facétieux, car la France n’a pas le monopole des « bonnes farces », plaça un matin un petit serpent noir terriblement taché de jaune, dans la ruelle de Dawsy, son ami, et s’établit à fumer son cigare, guettant les sensations que devait trahir le réveil du dompteur. Celui-ci s’éveilla, vit le petit serpent et sourit. C’était vraiment un homme intrépide, car il ne manifesta d’autre souci que la crainte d’effrayer l’animal. Il avança la main avec précaution et empoigna la bête au cou. Mais à peine l’eut-il touchée qu’il tomba sans connaissance.
Le petit serpent était de carton. Le contact d’une matière inerte, la surprise avaient foudroyé cet homme qui venait de sourire froidement à la pensée d’une lutte mortelle.
Interrogez votre médecin et demandez-lui ce qui arriverait si, en proie à quelque soupçon jaloux, à quelque brutale colère, vous donniez aux muscles de votre jambe l’élan qu’il faut pour enfoncer une porte et que – je suppose qu’il fasse nuit – la porte se trouvât grande ouverte. C’est un proverbe fallacieux que celui qui raille les enfonceurs de portes ouvertes. Votre médecin vous répondra, en effet, que, neuf fois sur dix, à ce jeu, vous vous casseriez la jambe.
Le jeune ciseleur était un peu dans la position de l’Américain Dawsy et de l’homme qui lancerait un puissant coup de pied dans le vide.
Julie, au lieu de se défendre, avait dit :
– Comment aller à Paris ? Et comment m’y cacher ?
Et notez que, depuis bien des minutes déjà, elle n’accordait aux naïves éloquences d’André qu’une attention distraite. Cependant, notre André ne s’évanouit point et il n’eut rien de luxé dans le cœur.
Non. C’était une âme jeune et vigoureuse. Il aimait sérieusement, amplement, saintement. Il y avait en lui du géant, mais de l’enfant. Il ne vit rien que le salut de son idole et il fut heureux.
– Ne te rétracte pas ! s’écria-t-il quand Julie essaya de ressaisir au vol les paroles échappées, ce serait indigne de toi.
La joue de Julie avait pâli de nouveau, mais elle ne releva pas les yeux. André reprit presque aussitôt :
– Tu te rendras à Paris par la diligence tout directement et tout paisiblement, fie-toi à moi. Tu y vivras comme tu voudras ; notre argent sera entre tes mains.
– Aurai-je le petit ? l’interrompit Julie.
– Non, répondit André, cela ne se peut pas. Ce serait un indice. Il faut que je sois tranquille à ton sujet. À Paris, tu seras une jeune fille. On cherchera une femme, une mère. Ta sûreté est là.
– Mais notre enfant ?…
– As-tu confiance en Madeleine, qui l’a nourri de son lait ? Julie releva enfin ses yeux. Ils étaient mouillés.
– J’étais trop heureuse !… murmura-t-elle.
– Ah ! je sais bien cela ! s’écria le jeune ciseleur avec angoisse. J’aurai beau faire : c’est encore toi qui souffriras le plus !
Elle éclata en sanglots ; elle eut alors cet élan qui aurait dû venir plus tôt :
– Je t’en prie, je t’en prie, ne m’envoie pas à Paris !
André sortit de sa poche le portefeuille que nous connaissons et qui contenait les quatorze billets de 500 francs.
– Tes papiers sont là, dit-il, les seuls qui doivent te servir. Tu redeviens ce que tu étais : Giovanna-Maria Reni des comtes Bozzo. Tu ne t’es jamais mésalliée. On traiterait d’insensés les imposteurs qui voudraient établir quelque chose de commun entre toi et le pauvre Andréa Maynotti, dont le père n’aurait pu être admis parmi les valets de ton père. Tu n’es pas riche, tu n’as pas à le dissimuler, puisque les malheurs de ta famille sont connus, mais tu n’es pas pauvre non plus, car, pour passer quelques mauvais jours, tu as toute notre petite fortune. Tu possèdes à Paris des alliés, des parents, le colonel, entre autres ; comme tu n’as pas besoin de leur bourse, ils te seront secourables. Tu ne m’écriras pas parce que cela t’exposerait. Je te connais, je sais que tu m’es dévouée, cela me suffit. Moi, je t’écrirai à ton nom de Giovanna-Maria Reni, poste restante, afin que tu aies des nouvelles de notre enfant. Ces choses sont réglées et décidées. Maintenant, j’attends que tu me dises, comme une bonne femme que tu es : « Mon mari, je suis prête. »
– Mon mari, je suis prête, balbutia Julie parmi ses larmes. Oh ! tu es grand ! tu es bon ! Je t’aime !
Un instant, ils restèrent enlacés.
– J’ai une faim d’enfer ! dit joyeusement André.
Julie ne bougea pas et devint plus triste. Il reprit, les deux mains sur ses épaules et les yeux dans ses yeux :
– Nous revenons aux débuts de cet entretien, ma femme, à cette fête solitaire, au milieu de la forêt, qui célébra nos fiançailles. C’est encore le danger autour de nous et nous sommes encore tout seuls. À présent comme alors, notre pauvre avenir est couvert d’un nuage. Ce que je te disais dans nos grands bois de myrtes, je vais te le répéter. Regarde. – Il s’agenouilla. – À présent comme alors, je suis à tes pieds, Julie, mon espérance, mon bonheur bien-aimé. Exauçant ma prière, tu me donnas un jour, oh ! un beau jour joyeux, amoureux, insouciant et valant toute une longue vie. Le temps nous presse et voici le soleil qui nous avertit. Je ne demande pas tout un jour, je ne te demande qu’une heure de contentement et d’amour afin que mon trésor doublé se compose de deux adorés souvenirs.
Julie se leva ; il la retint et, séchant de deux baisers ses yeux humides, il ajouta :
– Je ne veux plus qu’on pleure.
– Aujourd’hui comme alors, dit Julie, je suis à toi, mon André chéri, et je ferai ta volonté.
Elle prit le panier et l’ouvrit. Le pain, le vin, les fruits et quelques mets rustiques furent étalés sur l’herbe. André suivait d’un regard ému ses mouvements gracieux. Il croyait lire au fond de son cœur et lui savait gré passionnément du cher sourire qu’elle mettait comme un déguisement sur ses pleurs.
Et que dire ? ses pleurs n’étaient-ils pas sincères ? André était son premier, son unique amour. Elle s’était mise un jour dans ses bras, sans réserve.
Mais tout à l’heure elle était distraite ; une pensée était née au milieu même de son émoi, une pensée qui n’avait trait ni à son mari ni à son enfant. Pensée coupable ? Non, certes ! Pensée égoïste peut-être. Il reste des plis profonds, des recoins obscurs dans ces âmes qui varient non seulement entre elles, mais qui varient sans cesse par rapport à elles-mêmes.
Malgré l’emphase des professeurs, la femme n’est pas : il n’y a que des femmes.
Julie avait mis le couvert sur un tertre moussu, autour duquel l’herbe des forêts, longue, grêle et toujours verte même quand la chaleur l’a desséchée, formait un doux tapis. L’ardeur du jour était passée ; l’ombre des chênes s’allongeait pendant que le soleil descendait lentement. C’était le temps d’aimer.
Tout à l’heure elle était distraite : nous l’avons dit deux fois déjà et non sans amertume. Il n’y paraissait plus. Pourquoi ces sévérités ? Elle vint prendre André par la main et le conduisit près du tertre. Ils s’assirent l’un tout contre l’autre et commencèrent leur repas. André voulut, un toast silencieux, que la première libation fût partagée, et une larme de ce pauvre vin du village humecta leurs lèvres dans un baiser. Au premier moment, ce fut une fête stoïque et comme un défi jeté par le noble jeune homme aux angoisses de la séparation. Puis vint je ne sais quelle joie grave et sereine à mesure que se poursuivaient ces agapes dont la peinture nous serre le cœur. Agape est bien le mot : ceux-là étaient assis au banquet du martyre.
Ils mangeaient et ils buvaient ; tout était bon sous l’assaisonnement des divines caresses. Oh ! ils s’aimaient ; je ne parle plus d’André seulement, et qu’importe cette vague pensée qui traversait naguère le cerveau endolori de Julie ? Leurs yeux, qui toujours se cherchaient, parlaient bien maintenant le même langage. Ils s’aimaient d’un seul et grand amour ; leurs cœurs se confondaient et leur entretien n’était déjà plus dans les rares paroles qui tombaient de leurs bouches.
Ils étaient tout jeunes et la fièvre se gagne. La volonté d’André entraîna Julie, puis la réaction se faisant, le premier élan de Julie provoqua chez André une sorte de religieuse ivresse.
Il est dans notre histoire de France une page qui semble arrachée aux tablettes de la Clio antique ; je vois sur le fond sanglant du tableau de la Terreur ces quelques figures sereines, fermement détachées. C’étaient aussi presque tous des jeunes hommes ; ils s’appelaient Brissot, Vergniaud, Gensonné, mais on ne leur sait plus qu’un nom : les Girondins. Quand ils furent pour mourir, ils s’assemblèrent, ces amoureux de la liberté ; ils rompirent le pain, ils partagèrent le vin, célébrant avec un doux enthousiasme, au beau milieu de l’orgie qui hurlait et demandait leurs têtes, la solennité de leurs prochaines funérailles. L’éloquence mélancolique de leur dernier sourire est illustre.
Ils étaient là tous deux, assis à leur dernier banquet avec la solitude pour convive. Le rêve venait, l’extase naissait ; la forêt complice leur prodiguait ses harmonies et ses parfums ; Julie était si belle que l’éblouissement d’André la voyait au travers d’une sainte auréole. Ils rayonnaient d’amour ; leurs cœurs prodigues consumaient à la hâte, en cette héroïque débauche, tout le feu sacré d’une longue vie de tendresse.
Julie avait tout oublié, immolant l’univers entier dans la pensée d’André. L’idée de mourir ainsi lui vint.
Le temps allait, cependant. Julie, languissante et pâlie, s’agenouilla dans l’herbe et appuya sa tête souriante sur les genoux d’André. Ses cheveux dénoués roulaient comme des flots la richesse de leurs boucles ; son sein battait ; je ne sais quelle délicieuse fatigue éteignait la flamme de sa prunelle. Comme les lèvres d’André cherchaient les siennes, elle dit :
– Il n’y a au monde que toi pour moi ; la force elle-même ne pourrait me donner à un autre que toi !
La brise soufflait, la brise qui écoute et emporte ; les feuillages balancés rendaient leurs grands murmures sur lesquels le rieur concert des oiseaux brodait d’innombrables fantaisies ; le ruisseau donnait sa note monotone, et le soleil oblique perçait au loin sous la futaie noire de longues échappées d’or.
Faut-il que ces songes s’éveillent !…
À la tombée de la brune, la diligence de Caen à Paris changeait de chevaux au relais de Moult-Argences. Une jeune paysanne se présenta et prit une place de rotonde, pendant qu’un jeune homme, ayant pour tout bagage un petit paquet, grimpait maladroitement sur la banquette. La jeune paysanne avait une valise. Le conducteur, homme du monde comme tous ses pareils, la regarda sous le nez et dit avec une admiration non équivoque :
– Un fameux brin ! ça vaudra cher à Paris !
La belle paysanne donna pour la feuille un nom de terroir quelconque : Pélagie ou Goton. Le jeune voyageur de l’impériale, interpellé à son tour, déclara se nommer J.-B. Schwartz, ce qui fit tressaillir un bon gaillard en bras de chemise qui avait apporté sur son épaule la valise de la jeune paysanne.
La diligence, ainsi recrutée, s’ébranla. J.-B. Schwartz enfonça sur ses oreilles un bonnet de coton tout neuf qu’il avait. Un baiser passa par la portière de la rotonde où la belle paysanne pleurait ; sur la route, les deux mains tendues de l’homme en bras de chemise tremblaient, un adieu. Il resta là un peu de temps, immobile. Quand le bruit des roues se fut étouffé au loin dans la poudre, il monta dans un tilbury qui l’attendait à l’autre bout du village.
– Allez, Black ! dit-il d’une voix ferme et triste. Nous retournons à l’écurie !
2 juillet 1825. – Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze longs jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret, dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand Cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers ; ils me parlent de toi.
Va, je ne suis pas si malheureux qu’ils le supposent. Je vis avec toi ; ta pensée ne me quitte jamais un seul instant. Je sais que tu te gardes, et j’ai confiance.
Ce qui me fait souffrir, c’est que je ne connais pas Paris. Je ne vois rien de ce qui t’entoure. Je ne puis bien me figurer ce que tu fais, où tu vas, la rue que regarde ta fenêtre. Je suis obligé de me retourner vers le passé ; je te cherche où je t’avais, dans notre maison des Acacias. Comme je t’aimais, Julie ! Et cependant ce n’est rien auprès de la façon dont je t’aime ! Non, c’est le seul miracle digne de ce nom : l’affection peut donc grandir encore quand déjà elle emplit tout le cœur. Le cœur grandit pour la pouvoir contenir. Je sens les progrès de ce divin mal, qui est ma vie. Je t’aime comme jamais on n’aima, et je sens que je t’aimerai mieux encore demain. Ils ne peuvent rien contre cela. Je ne suis pas si malheureux qu’ils le pensent.
L’homme qui est chargé de me garder m’a donné une plume, de l’encre et du papier pour de l’argent. Il n’est pas riche ; il a deux enfants ; il aime sa femme. Pendant les grands froids de l’année dernière, tu avais envoyé des petites chemises de laine aux enfants. Il s’est souvenu de cela, et ne m’a pris que deux louis pour me procurer une main de papier, une bouteille d’encre et trois plumes. Ma pauvre belle Julie, quand j’ai vu tout cela, j’ai pleuré comme un fou. Il m’a semblé que tu étais là et que j’allais te parler. Figure-toi : la souffrance ne me fait pas pleurer, mais, à la moindre joie, j’ai des larmes.
Et je ne savais par où commencer ni comment te dire cette chose cruelle : tu ne liras point cette lettre, Julie, du moins il s’écoulera longtemps avant que tu ne la lises. J’ai réfléchi, depuis que j’ai de quoi t’écrire, et il y a une chose terrible : si c’était un piège ! Je pense que Louis, mon gardien, est un brave homme, mais il me croit coupable comme les autres, et tout est permis contre les coupables. Ce doit être un piège. Si je t’adressais une lettre maintenant, ce serait dévoiler ta retraite à toi, ils te saisiraient, ils te mettraient en prison… Toi en prison ! toi, ma Julie, toi l’honneur, la dignité, la pureté ! Je puis tout supporter ; ce que j’endure est loin de dépasser mes forces, et j’éprouve même une bonne et profonde joie à penser que ta part du fardeau est sur moi. Mais si je te savais dans la peine, adieu mon courage qui est encore toi. Je ne connaîtrais plus la Providence, si la Providence te frappait. Je blasphémerais.
C’est un piège, vois-tu, quelque chose me le dit : je n’y tomberai pas. Je sais où cacher cette lettre qui s’allongera sans cesse, et où, quelque jour, tu trouveras tout mon cœur. Comme ils se demanderont ce que je fais de mon papier, j’écrirai d’autres lettres que j’enverrai à Londres, où ils te croient. Tout à l’heure, je vais t’expliquer ceci. Ces lettres-là, qu’ils les lisent, s’ils veulent, qu’ils y cherchent ta trace. J’ai mon secret dans mon cœur.
Ils sont mes ennemis, et c’est une chose bien singulière, ils n’ont pas de mauvais vouloir contre moi. Je n’ai pas beaucoup étudié ; il me serait impossible d’expliquer certaines pensées que j’ai, pourtant, et qui sont claires, au-dedans de moi. Ma personne leur inspire une sorte d’amitié, c’est mon crime qu’ils détestent. Mais peut-on séparer l’homme de son acte ? Et si j’ai commis le crime qui m’est imputé, ne suis-je pas de tout point haïssable ! Je sais qu’il est bien difficile de dire ce qu’on ferait soi-même, dans tel cas donné, à la place d’autrui. À deux points de vue divers, le même objet peut changer de telle sorte qu’on ne le reconnaît plus. Tu te souviens du grand frêne qui était à Chiave, de l’autre côté de Sartène ; la foudre l’avait mutilé ; en venant de Chiave c’était un débris de bois mort ; en arrivant de Sartène, ses branches vertes et vives le drapaient dans un glorieux manteau de feuillage. Tout est ainsi : la face ne ressemble pas au profil, et notre voisine, Mme Schwartz, ne passerait pas pour louche, si elle voulait ne montrer à la fois qu’un de ses yeux.
Tu vois, je plaisante. C’est pour te dire que le juge d’instruction est doux et bienveillant à mon égard. Tu seras bien aise d’apprendre son nom, car il n’y a pas au palais de conseiller plus probe et plus digne ; je suis entre les mains de M. Roland, le frère du président, un homme doux que les pauvres connaissent. Mais, voilà mon malheur, et je crois, malgré mon ignorance, que c’est la maladie même de notre loi française. Un crime commis suppose nécessairement un coupable. Chacun tient à honneur de remplir la mission qui lui est confiée. Les petits enfants qui jouaient sur la place, devant notre magasin, avaient un mot qui me fait souvent réfléchir maintenant. Ils disaient de celui qui ne mettait aucune bille dans la fossette, qu’il faisait chou blanc. Et quels rires !
On est enfant à tout âge. Nul ne veut faire chou blanc. M. Roland ferait chou blanc si je n’étais pas coupable. Il faut un coupable, tel est le point de départ. C’est la vérité même, c’est aussi la fatalité.
Il faut si bien un coupable qu’il ne faut qu’un coupable. La loi ne veut pas que le même fait motive deux condamnations, et sa logique, rigoureuse jusqu’à l’enfantillage, laissera le vrai criminel en repos, si quelque bouc émissaire a déjà payé la dette fictive que tout crime contracte envers la répression.
Je n’ai pas seulement du papier, une plume et de l’encre, j’ai un livre que Louis m’a vendu : ce sont les cinq Codes. Notre curé disait qu’il n’est pas bon pour tous de lire la Bible, et que la parole de Dieu, dénuée d’explications, est un breuvage trop capiteux pour certaines intelligences. Je pencherais à croire qu’il en est ainsi du Code, raison plus humble, mais bien haute encore sans doute pour ma simplicité, puisqu’elle m’étonne souvent, et que parfois elle m’épouvante. Je ne parle pas de tout le Code ; ce que j’y cherchais, c’était moi ; je n’ai donc étudié que la partie pénale et l’instruction criminelle. Ceux qui ont établi cela étaient les premiers parmi les hommes ; ils ont mis dans la loi tout leur génie et l’expérience de soixante siècles ; leur œuvre m’inspire du respect, mais combien je remercie Dieu de te sentir loin d’ici ! L’artillerie de la loi qui te protégeait hier est braquée aujourd’hui contre toi. Il faut un coupable, nous sommes les coupables qu’il faut, non pas parce que la loi malveillante et injuste nous choisit, mais parce qu’une certaine somme de probabilité suffisante nous dénonce à la loi. Du camp des protégés nous passons dans le camp des ennemis.
Et tu serais comme moi, seule, ne pouvant communiquer même avec moi. C’est la loi. Dans cette lutte de la vérité contre les apparences, tu te présenterais sans armes, affaiblie par la torture morale. Nul bruit du dehors ne pénétrerait dans la tombe où tu mourrais vivante ; je me trompe ; un écho sinistre viendrait, je ne sais d’où ni par où, et cette voix en deuil dirait à ton sommeil comme à tes veilles : tu seras condamnée ! Point de défenseur, nul conseil, le blocus de l’esprit, la famine appliquée à l’âme !
Ton absence est ma consolation et ma force. Tu es libre, tu resteras libre : tant qu’ils n’ont que moi, la moins chère moitié de mon être, je suis comme un prisonnier dont l’âme privilégiée aurait le don de s’élancer au-dehors dans les joies de la liberté.
Il faut un coupable, n’est-ce pas l’évidence ?
Je ne suis pas révolté contre la loi, non ; sa raison d’être me saute aux yeux : on la fit contre les tigres. Ses armes conviennent à cette terrible chasse. Or, dans les bois, quand le jour est sombre et le fourré épais, n’arrive-t-il pas qu’une balle s’égare et jette bas un passant au lieu du sanglier qui poursuit paisiblement sa route ? On était là pour le sanglier. Tout ce qui remuait sous bois devait être sanglier. Il fallait un sanglier. Il faut un coupable. Que venait faire le passant dans cette forêt ? J’ai connu des chasseurs qui donnaient tort au passant, et lui faisaient encore la leçon pendant qu’on l’emportait au cimetière.
– Moi je ne sais comment nous sommes entrés dans la forêt. Te souviens-tu de ces deux paysans d’Argence, l’homme et la femme ? Dès ce temps-là, je me disais : cela peut tomber sur nous. C’est comme la foudre. Et dès ce temps-là, dans ma pensée, je t’abritais contre la foudre.
Ma raison me criait : tu es fou. Peut-être étais-je fou, car ce qui est arrivé chez nous touche à l’impossible. Mais, encore une fois, j’étais prêt ; j’avais prévu l’impossible et tu es sauvée !
Elle était belle, cette pauvre jeune paysanne. Quand je t’ai vue déguisée en paysanne, le soir de ton départ, il m’a paru que tu lui ressemblais. Le mari avait l’air doux et triste. Tout était contre eux, excepté mon cœur qui me criait : ils ne sont pas coupables.
Le mari est au bagne, la femme en prison : tous deux séparés l’un de l’autre pour toujours !
Julie, je n’irai pas au bagne. Il y a des moments où je me sens la force de terrasser dix hommes. Est-ce la fièvre ? Je ne crois pas que ce soit la fièvre…
… Mon juge est venu avec son greffier. C’est la sixième fois. Je me défie de Louis, car M. Roland a vu de l’encre à mon doigt, et il a souri. C’est encore un jeune homme. L’étude a fatigué ses yeux et pâli sa joue. Il est marié depuis cinq ans ; depuis quatre, il est père. Une fois, comme il entrait, mon gardien lui a demandé des nouvelles de sa femme, et à la façon dont il a répondu, j’ai vu qu’il l’aimait.
C’est lui qui portait la parole dans l’affaire des époux Orange. Il n’était alors que troisième avocat général. On disait qu’il irait loin, et ce procès lui fit honneur. Cependant, il y a au pays d’Argence une bête féroce qui se vante d’avoir tué le vieil homme.
Il est doux, je le crois bon. Il apporte un soin extrême à savoir, mais à savoir que je suis coupable. Sa conviction est faite ; il cherche seulement à l’étayer par un surcroît de preuves. Il a la religion de sa mission, et je ferais serment qu’il n’y a rien en sa conscience, sinon un pur dévouement à son devoir. Il faut un coupable, je suis le coupable : nous ne sortons pas de là dans mes interrogatoires.
Mes dénégations ne sont qu’une forme. Il les accepte comme la lettre du rôle que je dois jouer nécessairement, comme nécessairement il joue le sien.
Je puis bien te dire cela, Julie, puisque de longtemps tu ne liras cette lettre. Quand tu la liras, tout sera fini. Je puis bien te dire que ton absence est à ma charge. Dès mon premier interrogatoire, j’affirmai que tu avais trouvé passage à bord d’un caboteur au petit port de Langrune, et que tu étais en route pour Jersey. Dans leur pensée, tu emportes les quatre cent mille francs. Et comment leur pensée serait-elle autre ? Je suis coupable.
Pourtant M. Roland a une femme qu’il aime. Mais il est homme d’honneur, et pour se rendre raison de la conduite d’un criminel, un honnête homme doit-il replier sa pensée sur sa propre conscience ? Évidemment non. Je suis coupable, toute ma conduite est d’un coupable. Une fois ceci admis, les choses changent de nom. La femelle d’un cheval est une jument. La femme d’un malheureux tel que moi est une complice.
Entre mon juge et moi, la question n’a pas marché depuis le premier jour. Mes réponses ne lui ont rien appris. J’étais coupable, je suis coupable. L’unique moyen d’améliorer ma position est un aveu sincère. Il n’y a pas de doute en lui. Son travail est de rendre clair pour autrui ce qui, pour lui-même, est manifeste.
Quand je le quitte, je puis l’affirmer du fond du cœur, je n’ai ni rancune ni colère. Cet homme, plus intelligent que moi, savant autant que je suis ignorant, probe jusqu’à l’austérité, n’ayant d’autre passion qu’une ambition légitime, n’a pas la volonté de me nuire. L’idée d’un tort qu’il pourrait me causer en dehors de l’accomplissement de son devoir lui ferait horreur, j’en suis sûr. Il est rouage, il tourne dans le sens normal de son mouvement. À une heure, mon avocat viendra ; rouage aussi qui tournera en sens contraire.
M. Roland m’a demandé aujourd’hui si j’avais à me plaindre de Louis, de ma nourriture. Il veut que je sois bien. Je suis bien, puisque aucune des cellules de la prison n’est pour toi, ma Julie : je suis bien, puisque tu m’as donné cette preuve de tendresse de garder ta chère liberté ; je suis bien ; je ne me plains pas ; et qui sait si, dans cette salle du palais de justice, où ils seront assis au-dessous du crucifix, la lumière ne se fera pas !…
… J’ai dîné, on m’a apporté du vin. La dernière fois que j’ai bu du vin, nous étions deux pour le même verre. Tu te souviendras longtemps de cette heure, ma femme chérie ; moi, je m’en souviendrai toujours. Pleures-tu ? J’ai peur de tes larmes. Je voudrais tant te donner au moins la consolation de me lire ! Je suis tout content, ce soir, parce que j’ai trouvé un moyen de te faire parvenir des nouvelles du petit. Je vais dormir plus tranquille. Mais, avant de dormir, je veux entamer au moins mon récit. Les jours sont longs, et il y a encore du soleil là-bas, à la cime des peupliers. Jusqu’à présent, j’ai parlé de choses qui sont au-dessus de ma portée. Pour une triste exception, que la loi brise, elle sauvegarde la société tout entière. Il y a de l’égoïsme dans mon fait.
Je raconte. En te quittant, je ne saurais pas dire tout ce que ressentait mon pauvre cœur. J’éprouvais à la fois de la joie et de l’angoisse. Mais, d’abord, ce voyageur de l’impériale, qui a le même nom que notre commissaire de police ! Un moment je fus terrifié. Puis je me souvins de ce jeune homme pâle et maigre qui était venu la veille, dans notre magasin, demander M. Schwartz. De temps en temps, il en arrive comme cela d’Alsace, et ils s’en vont chercher fortune ailleurs. Celui-là s’en allait comme les autres.
Quel bon cheval que ce Black ! En une demi-heure, il me conduisit à la maison de la bonne Madeleine, notre nourrice. Je lui dis tout uniment que le petit était malade par le mauvais air de Caen, et qu’il fallait venir le chercher. Elle prit ta place dans le tilbury sans demander d’autre explication. Avec celle-là, tu n’as rien à craindre : elle est la mère du fiot presque autant que toi.
Black reprit le galop, et la bonne femme se mit à bavarder. Je n’avais pas le cœur à lui donner les explications qu’elle voulait. Je lui dis seulement que l’enfant pourrait bien rester du temps chez elle.
– Toujours, s’il veut, répondit-elle.
Nous arrivâmes à Caen après la nuit tombée. Dans les rues basses, personne ne remarqua le tilbury, mais il fut reconnu vers la préfecture, et les gens commencèrent à le suivre. J’allais bon train, la foule aussi ; quand je débouchai aux Acacias, la cohue criait derrière moi.
– Qui qui veulent, les fainéants ? demandait Madeleine. C’est-i aujourd’hui carnaval ?
– Ma femme est en Angleterre, répondis-je ; moi, je vais être arrêté ; l’enfant n’a plus que vous.
Elle resta bouche béante et me saisit le bras, puis elle dit :
– On a donc fait un méchant coup, l’homme ?
Je répliquai :
– Nous sommes innocents, ma bonne Madeleine.
Black s’arrêtait devant la porte cochère qui était fermée. J’avais parlé ainsi machinalement, dans la préoccupation où j’étais que l’accusation allait éclater. Madeleine est de Normandie ; elle s’écria :
– Ah ! les malheureux, ils disent tous cela !
Ainsi, Madeleine elle-même, notre bonne Madeleine ! Les bras me tombèrent. Madeleine ne savait rien de cette série de hasards qui nous déguisent en coupables, et Madeleine était prête à admettre l’accusation, n’importe laquelle. Il est vrai qu’elle ajouta :
– Le petit fiot n’est pas cause.
La foule arrivait. Comme je descendais, le loueur et son palefrenier s’élancèrent vers moi. M. Granger s’écria :
– Ah ! scélérat ! tu as voulu nous faire tort du cheval et de la voiture !
Le moyen de voler un cheval et une voiture n’est pas de les ramener l’un traînant l’autre à la porte de leur maître. Madeleine sentit cela et prit le loueur au collet en l’appelant imbécile et innocent de raison ; comme le palefrenier vint au secours de son maître, elle tira de ses poumons le grand cri des bagarres normandes :
– À la force ! à la force !
Et subsidiairement, comme elle le dit tout au long, car ils apportent en naissant le don de procédure, elle menaça nos voisins d’une plainte pour injures, voies de faits, mauvais traitements ; elle fixa le taux des dommages-intérêts exigés, lançant comme autant de Montjoie-Saint-Denis les noms de son avocat, de son avoué et de son huissier. La force appelée était là : elle n’avait pas loin à courir. C’était d’abord la cohue qui nous suivait, toujours grossissant depuis les environs de la préfecture ; c’étaient ensuite les gens de notre maison et les voisins qui s’élançaient hors de chez eux en tumulte ; c’était enfin la gendarmerie, doublée de la police, qui sortait de la promenade, car, depuis le matin, le logis n’avait pas cessé d’être cerné.
Je ne connais pas ma vigueur. As-tu oublié cette soirée où les gens du comte Bozzo-Corona, ton cousin de Bastia, voulurent me jeter hors du chemin que suivait son carrosse ? Je n’avais pas dix-huit ans. Il y eut trois valets couchés dans la poussière et la voiture fut renversée au bord du talus. Je n’aurais pas su dire moi-même comment cela s’était fait. L’insulte avait envoyé du sang chaud à mon visage, et j’avais frappé d’instinct, sans le vouloir, comme on marche et comme on respire. Il y eut ici quelque chose de pareil ; seulement, j’ai pris de la puissance depuis ma dix-huitième année. La foule, les voisins et les gendarmes se ruèrent sur moi tous à la fois. J’étais là pour me livrer prisonnier, mais je n’avais pas deviné une semblable attaque : elle me surprit et je la repoussai malgré moi. Il y eut des blessés ; j’avais frappé : un large cercle se fit autour du tilbury. Madeleine me criait :
– Pas les gendarmes ! ne touchez pas aux gendarmes, monsieur Maynotte ; c’est sacré, ça ! Puis elle ajoutait, fière et heureuse :
– Ah ! c’est un gars, celui-là ! Ne faut pas le tutoyer, sarpejeu ! J’entrai sous la voûte qu’on venait d’ouvrir, et d’un temps je montai l’escalier du commissaire. Je poussai la porte. M. Schwartz était absent, mais Éliacin, dont la toilette me parut être un peu en désordre, tenait un fleuret boutonné à la main ; la servante avait une broche, et Mme Schwartz portait une paire d’énormes pistolets.
– Je viens parler à M. le commissaire de police, dis-je.
– Feu ! s’écria Mme Schwartz, folle de terreur. Il va m’assassiner. Je vous ordonne de faire feu !
Fort heureusement, son bataillon n’avait que des armes blanches, et elle ne songeait point elle-même à décharger ses deux pistolets ; sans cela, mon heure aurait sonné. Je croisai mes bras sur ma poitrine, après avoir détourné la broche dont la servante me portait vaillamment un coup en plein visage.
J’ouvrais la bouche pour déclarer que je renonçais à toute résistance, quand notre ami le palefrenier, me prenant par surprise, noua ses deux bras autour des miens par-derrière. Dix personnes se jetèrent sur moi aussitôt, et je fus terrassé, presque étouffé. J’entendais qu’on disait :
– Ah ! le coquin !
– Ah ! l’enragé !
– Il aurait fait la fin de quelqu’un !
– Des pistolets plein ses poches !
– Et pas d’argent !
– Où sont les quatre cent mille francs ?
– Cet autre filou de Bancelle prendra cette occasion de faire faillite !
– Et tout le moyen commerce de Caen est ruiné du coup !
– Ah ! l’enragé ! ah ! le coquin ! ah ! le bandit ! Liez, garrottez, enchaînez ! Il faut le garder vivant pour le voir à la guillotine !
La voix aiguë de Mme Schwartz perçait comme une vrille ce vacarme confus. C’était elle qui disait : « Liez, garrottez, enchaînez ! » Je ne saurais nombrer combien de cordes on me mit autour du corps. Quand tout fut fini, elle arriva avec la chaîne du puits et me la fit serrer autour des jambes en grommelant :
– Ça fait des yeux en coulisse à tout le monde ; ça se coiffait en cheveux ; ça attirait tous les galouriaux de la ville !
C’était toi, ma pauvre femme, qu’elle garrottait et qu’elle accablait. Tu étais trop belle ! Elle me punissait de ta beauté. Je n’avais pas prononcé une parole. On me jeta comme un paquet dans le bureau d’Éliacin, où on me laissa couché sur le carreau. Le tumulte était à son comble : chacun se vantait bruyamment de la part qu’il avait prise à la victoire, et la servante répétait avec triomphe :
– Un peu plus, je l’embrochais comme un carré de veau ! L’arrivée de M. Schwartz mit fin à l’orgie. Il revenait du cirque Franconi à son heure ordinaire. L’hymne des vainqueurs l’effraya comme une émeute. Il renvoya la foule, gronda sa femme et me fit enlever les trois quarts de mes liens. Avec le quart restant, on aurait garrotté trois hommes dangereux.
Éliacin fut chargé de rédiger un rapport constatant que j’avais été arrêté armé jusqu’aux dents. La maison était en fièvre. M. Schwartz m’interrogea, et je vis bien qu’il avait grand-peine à ne pas se prendre pour un héros. Le message qu’il envoya au parquet avait la courte emphase d’un bulletin du Moniteur en temps de guerre. Veni, vidi, vici, écrivait César, premier inventeur des bulletins : la dépêche de M. Schwartz traduisait habilement ces trois prétérits et laissait percer un légitime espoir d’avancement. Il était désormais le créancier de la société. Du reste, il ne me fit subir aucun mauvais traitement et imposa plusieurs fois silence à sa femme, qui ne pouvait se consoler de la fuite de la coquine. La coquine, c’était toi.
Madeleine avait perdu sa fierté. Une fois passé le premier mouvement de colère, elle s’était accotée dans un coin. Neuf paysannes sur dix auraient pris la clef des champs à sa place, mais c’est une digne femme. Malgré sa frayeur et le peu de fond qu’elle fait assurément sur notre innocence, elle resta fidèle à son mandat.
– Mon commissaire, dit-elle avec une humble fermeté, le fiot n’est pas cause. Je vais l’emporter à la maison.
Il y eut conseil. Mme Schwartz était d’avis qu’on la chargeât de fers jusqu’à ce qu’elle révélât la retraite de la coquine, mais M. Schwartz fit observer que la mère essayerait bien quelque jour de se rapprocher de son enfant, et qu’alors…
Souviens-toi de ce que tu m’as promis, ma Julie. Je t’ai confiée à toi-même et je n’ai que toi. L’enfant est en sûreté, je te réponds de lui. N’essaye pas !
Ce ne sont pas de méchantes âmes, pourtant. Devine où notre petit avait passé la journée ? Chez le commissaire avec Mme Schwartz, qui l’avait comblé de sucreries et de caresses. Je l’ai vu sur ses genoux. Quand Madeleine est partie, Mme Schwartz a embrassé notre cher enfant, et ses yeux me semblaient moins dépareillés, car j’y voyais briller une larme.
– Ah ! si c’était à nous ! disait-elle.
Ils ont un fils pourtant. Mais je crois qu’elle disait cela à ce rousseau d’Éliacin. L’adieu de Madeleine fut ainsi :
– Quand même vous seriez fautifs de ceci ou de cela, le fiot n’est pas cause !
Je couchai, cette nuit, dans le bureau de police, gardé par trois gendarmes. Tu roulais vers Paris. Chaque fois que l’horloge sonnait, car j’entendis toutes les heures, je pensais :
– Elle a fait deux lieues.
Cette voiture, c’est encore Caen. J’attendais le moment où je pourrais me dire : « Elle est hors de cette diligence et plongée au plus profond de Paris qui est grand comme la mer. » Si grand qu’il soit, dès que je serai libre, oh ! je saurai bien t’y trouver ! J’irai droit à toi dans la nuit même, comme les Mages allaient à Bethléem, notre amour a son étoile.
Le lendemain, dès le matin, je fus conduit sous escorte au palais de justice. La ville était encore déserte ; il n’y eut pour m’insulter que de rares passants. Sais-tu à quoi je pensais ? à ces Bancelle, qui étaient si heureux ! À toutes les invectives qu’on me lançait, se mêlaient des injures contre M. Bancelle. On disait :
– Il est ruiné, et sa ruine rejaillit sur cent familles ! C’était un honnête homme ; sa femme avait de la hauteur, mais elle se montrait charitable ; et te souviens-tu de ses beaux enfants ?
Au palais, je subis le premier interrogatoire légal. Le conseiller instructeur, M. Roland, me demanda l’emploi de mon temps dans la nuit de la veille. Je répondis que j’avais dormi dans mon lit. Le greffier secouait la tête et souriait discrètement. Mais j’omets le début : je donnai mon vrai nom d’Andréa Maynotti, mon âge et le lieu de ma naissance. Quant à ce qui te regarde, je déguisai complètement la vérité, parce que le nom corse que tu portes à Paris eût découvert ta trace. Je dis, prenant pour toi le nom de la pauvre douce fille qui est morte à notre service en Provence : « Ma femme est Julie Thièbe, des îles d’Hyères. »
Voici l’interrogatoire :
– Où avez-vous été mariés ? – À Sassari de Sardaigne. – Pouvez-vous fournir votre acte de mariage ? – Ma femme a en sa possession tous nos papiers. – Où est votre femme ? – Sur la route de Londres. – Pourquoi a-t-elle pris la fuite ? – Parce que je l’ai voulu. – Pourquoi l’avez-vous voulu ? – Parce que j’avais vu, à la cour d’assises, une fois, la femme Orange assise auprès de son mari.
M. Roland fronça le sourcil à cette réponse. Le greffier écrivait. L’interrogatoire continua :
– Aux environs de minuit, vous étiez sur un banc de la place des Acacias, avec votre femme ? – Cela est vrai. – Vous comptiez de l’argent et vous parliez de la caisse Bancelle ? – Je comptais des billets de banque et je rapportais une conversation qui avait eu lieu entre M. Bancelle et moi. – Vous vous exprimez nettement, vous avez reçu de l’éducation ? – J’ai souvent désiré m’instruire. – Où est l’argent que vous comptiez ? – Je l’ai confié à ma femme. – Pourquoi comptiez-vous de l’argent à cette heure et en ce lieu ? – Parce que j’annonçais à ma femme que nous étions en état de quitter Caen pour monter une maison à Paris.
– D’où vous venait cet argent ?
– De mon commerce.
– Il y avait une somme très considérable ?
– Il y avait quatorze billets de cinq cents francs.
Ici, une pause assez longue, pendant laquelle M. Roland prit lecture de la rédaction de son greffier.
– Vous étiez possesseur, poursuivit-il, d’un brassard d’acier damasquiné ?
Le brassard était sur la table du greffe, avec plusieurs clefs et la mécanique de la caisse Bancelle. – Le voici, dis-je en le désignant, je le reconnais. Ce brassard a servi à la perpétration d’un crime.
– Je l’ai su.
– Comment l’avez-vous su ?
– Je me trouvais par hasard à portée d’entendre une conversation qui a eu lieu chez mon voisin, le commissaire de police.
– Par hasard ? répéta M. Roland.
Je répétai, moi aussi :
– Par hasard.
Il me fit signe que je pouvais parler, si j’avais une explication à fournir. J’exposai la situation des lieux et leurs conditions acoustiques. J’ajoutai :
– C’est par suite de ce que j’entendis que l’idée me vint de mettre ma femme à l’abri. – Votre conscience vous criait de prendre garde ? – Ma conscience était tranquille, mais je voyais surgir des circonstances capables d’égarer la justice. – Vous saviez que vous seriez arrêté ? – Le commissaire l’avait dit en propres termes.
M. Roland réfléchit encore une fois et murmura, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même :
– Ce système de défense ne réussira pas, bien qu’il ne manque ni de convenance ni d’adresse. Puis il reprit :
– André Maynotte, vous paraissez bien décidé à ne faire aucun aveu ? – Je suis décidé à dire la vérité tout entière. – Quelqu’un vous a-t-il acheté ce brassard ?
– Non. Quand je me suis éveillé hier, je me croyais sûr de l’avoir dans ma montre. – Alors vous allez dire qu’on vous l’a volé ? – Je le dis en effet, et je l’affirme sous serment. – Cela est tout naturel, quoiqu’il eût mieux valu ne point vous parjurer… M. Bancelle ne vous avait-il pas fait le compte des valeurs que renfermait sa caisse ?
– J’ai déjà répondu oui. – N’avait-il pas frayeur du brassard ? – Il en avait frayeur. – N’était-il pas sur le point d’acheter ce brassard ?
– Je devais le lui porter le lendemain. – Il était donc opportun d’opérer cette nuit-là même… Quels moyens avez-vous employés pour forcer la caisse ?
C’était ici la première question impliquant brutalement ma culpabilité. M. Roland vit le rouge que l’indignation portait à mon visage, et son œil attentif exprima une sorte de surprise. Il ajouta :
– Vous avez le droit de ne pas répondre.
– Je répondrai ! m’écriai-je. Je n’ai pas ouvert la caisse de M. Bancelle ! Je suis un honnête homme, mari d’une honnête femme ! Et si c’est assez dire pour moi, cela ne suffit pas pour elle. Ma femme…
– On assure qu’elle a des goûts de luxe au-dessus de son état, m’interrompit-il.
Puis il me demanda, après avoir consulté sa montre :
– André Maynotte, refusez-vous de reconnaître ces fausses clefs ? Je refusai. Sur un signe, le greffier fit à haute voix lecture de l’interrogatoire que je signai. M. Roland se retira. Le greffier me dit :
– Elle aura de quoi s’acheter des fanfreluches et des perles aussi, là-bas !
Il n’y a qu’un pas du palais à la prison. Je fus écroué au secret. Quand je me trouvai seul dans ma cellule, une sorte d’hébétement me prit. Les événements de ces quarante-huit heures passèrent devant mes yeux comme un rêve extravagant et impossible. Je faisais effort pour m’éveiller. À chaque instant, il me semblait que j’allais entendre ta douce voix qui chassait loin de moi le cauchemar, cette saison où j’eus la fièvre lente. J’attendais ton cri secourable :
– André ! mon André ! je suis là !
Tu étais là ; c’était ma maison. Mon premier regard tombait sur les rideaux blancs qui entouraient le petit berceau. Je sortais de je ne sais quels dangers horribles, mensonges de ma fièvre, pour rentrer avec délices dans la réalité qui était le bonheur.
Mais aujourd’hui, j’eus beau appeler le réveil, il ne vint pas ; désirer ta voix, elle ne se fit pas entendre. Il n’y avait ni songe ni mensonge. J’étais ici à ma place tout au fond de mon désespoir.
Tu étais là, pourtant, toujours là, ange qui préside à mes douleurs comme à mes joies. Dans la nuit de mon découragement, la première lueur qui brilla, ce fut toi. Je me dis :
– À cette heure, elle est à Paris ! Elle est sauvée ! Et je me mis à bâtir un château dans l’avenir.
J’ai relaté mon premier interrogatoire tel qu’il fut et aussi complètement que mon souvenir me le rappelle parce que je ne veux pas y revenir. Tous les autres furent à peu près semblables, sauf des détails que je noterai. Ce qui me resta de cet interrogatoire, ce fut le sentiment, la saveur, si j’osais m’exprimer ainsi, de ma perte. Mon affaire se posait sous un certain jour qui déplaçait si fatalement l’évidence, que tous mes efforts devaient être inutiles. J’avais conscience de cela ; je l’avais eue, du reste, avant la fuite et dès le premier moment. La ferme incrédulité de mon juge me sautait aux yeux avec une navrante énergie. Ce que je dirais n’existait pas pour lui. Mes prétendus mensonges n’excitaient pas sa colère : j’étais dans mon rôle, mais ils allaient autour de son oreille comme un vain son.
J’avais attendu de sa part moins de mansuétude : je le remerciais en moi-même de son calme en face du crime manifeste, car mon malheur était de sentir jusqu’à l’angoisse la force des indices accumulés contre moi. Il arrivait avec sa science de jurisconsulte, avec son expérience de magistrat, avec la certitude de sa méthode servant d’auxiliaire à une très notable faculté de pénétration naturelle. Il était sûr de lui-même. Il n’avait pas les défiances des faibles. Il entrait d’un pas solide et sans tâtonnements dans un ordre de faits qui excluait jusqu’au doute. Son devoir était tracé : je mentais, il fallait me confondre.
Et cette tâche était si facile qu’elle n’excitait point sa verve ; il suivait sans passion la route trop battue, hors de laquelle, pour le jeter, il eût fallu un miracle. Ce fut une soirée cruelle, une nuit lente. Dormais-tu ?
Vers trois heures de l’après-midi, quelques instants après le passage de la dernière ronde, un bruit sourd commença à se faire entendre quelque part autour de moi ; je n’aurais pas su dire si c’était à droite, à gauche ou à l’étage inférieur. C’était, je crus le deviner, un travail de prisonnier minant la pierre de taille de sa cellule, œuvre lente et patiente. Cela s’arrêtait par intervalles pour reprendre et s’arrêter encore. J’écoutais ; ce bruit me berçait. Je m’endormis comme autrefois je m’éveillais ; j’allai à ta voix qui m’appelait ; ton sourire sortit de l’ombre et tout l’essaim de mes pauvres bonheurs voltigea autour de mon sommeil.
Louis m’apporta ma soupe : un garçon de bonne humeur qui sait toutes les chansons à boire et qui les chante sur des airs de psaumes. Il lui est défendu de me parler ; aussi m’a-t-il raconté une demi-douzaine d’histoires qui ont eu pour lieu de scène la cellule même où je suis. Cette cellule, selon lui, a logé bien des victimes innocentes : des guillotinés, des forçats, pauvres bibis ! c’est son mot. Il m’appelle Bibi et me chante : Remplis ton verre vide sur l’air du Magnificat, la cellule a aussi logé un personnage légendaire sur le compte de qui Louis ne s’explique pas. L’Habit-Noir, tel est le sobriquet que Louis donne à cet homme qui dépensait, dit-il, bien de l’argent dans son trou et qui fut acquitté, faute de preuves. Te souviens-tu qu’on nommait ainsi, chez nous, Veste Nere – les Habits Noirs, les faux moines du couvent de la Merci ?
La soupe était bonne.
– L’appétit n’est pas trop déchiré, mon Bibi ? me dit Louis pour entrer en matière. Ça prouve qu’on est en paix avec sa petite conscience, pas vrai ? Je parie un sou que nous sommes innocents comme l’enfant Jésus !
Il n’y avait aucune espèce de méchanceté dans cette raillerie, et je ne m’en fâchai point.
– Tous innocents ! reprit-il. Ah ! mais ! le monde est à l’envers, c’est sûr ! Je n’ai jamais gardé que des saints… Dites donc ! il a fait beau cette nuit : la petite femme doit être à Jersey, maintenant !… Bon Dieu, qui est-ce qui vous demande vos secrets ? Mais pour quant à ça, puisque vous aviez la clef des champs, ce n’était pas le cas de revenir chercher votre parapluie ou votre mouchoir de poche… quoiqu’on est très bien ici dedans, ce n’est pas l’embarras, surtout quand on a sauvé quelque petit argent pour se payer les douceurs de la vie, liqueurs, tabac et autres. Mais mon état n’est pas de bavarder, pas vrai ? Au revoir, mon Bibi. L’ouvrage ne manque pas par ici… L’Habit-Noir fumait des cigares de cinq sous et buvait du Champagne !
Il s’éloigna, non sans m’avoir adressé un bienveillant sourire, et je l’entendis marcher dans le corridor en psalmodiant sur le plain-chant des vêpres : « Si je meurs, que l’on m’enterre dans la cave où est le vin… » Le café, les liqueurs et le tabac m’étaient positivement indifférents. Je n’avais pas osé encore lui demander ce qu’il fallait pour écrire, et c’était là autant de seule douceur qui pût me tenter.
Vers une heure après-midi, je fus mandé au greffe, où m’attendait M. Roland. Quand je revins, j’entendis pendant quelques instants ce bruit mystérieux, puis contre le mur il me sembla que le travail se faisait à la droite de mon lit.
À midi, j’avais eu mon second repas ; à sept heures du soir, j’eus le troisième. Je pensais qu’on me ferait prendre l’air sur quelque terrasse. Il n’en fut rien. Le lendemain, ce fut de même, et aussi le surlendemain.
Sauf les visites chantantes de Louis et mes interrogatoires, je suis avec toi toujours. Il y a, cependant, une autre chose qui m’occupe : ce bruit de travail souterrain. Je l’entends plusieurs fois dans la journée et la nuit, toujours à la même heure, après le passage de la troisième ronde…
3 juillet. – Mon sommeil a été lourd et plein de rêves. Est-ce que tu souffres davantage, Julie ? Moi il me semble que j’étais plus fort les premiers jours. Il y a des instants où la marche de cette instruction me jette dans des colères folles. Puis je retombe à plat, je n’ai plus ni vigueur, ni ressort. En d’autres moments, j’attends avec une impatience d’enfant l’heure où je dois être mandé au greffe, je souhaite la présence de M. Roland ; j’ai besoin d’entendre la voix d’un homme. Les visites de Louis sont mes parties de plaisir.
J’ai sollicité quelques minutes de promenade dans le préau et M. Roland n’a opposé à mon désir aucune résistance. Seulement, on fait retirer tout le monde du préau quand j’y descends, et ce préau est plus triste que ma cellule elle-même. Louis a laissé tomber ce matin quelques mots d’où j’ai conclu que, pour de l’argent, il se chargerait volontiers d’une lettre. Je n’ai pas caché qu’une vingtaine de Napoléons. Pour causer avec toi, Julie, comme je les donnerais joyeusement, et avec eux une palette de mon sang ! Mais j’ai fait la sourde oreille. Je subirai jusqu’au bout ce supplice de Tantale. Une imprudence pourrait les mettre sur ta trace. – L’Habit-Noir entretenait une correspondance suivie avec des personnes comme il faut.
Mes interrogatoires roulent dans un cercle ; M. Roland ne sort pas de la fiction qu’il a adoptée. Je ne dis pas qu’il l’ait créée, note bien cela, car mon estime pour son caractère grandit, et il est certain qu’il subit la fatale pression des apparences ; il les groupe, il les consolide, il les appuie et quand elles présentent quelques lacunes, il s’efforce de faire une reprise à ce tissu troué. Il y a des heures où je vois cela sans passion. Chaque art a son entraînement, et ceci est un art.
Mais je suis triste. Ce n’est peut-être qu’un moment, et demain j’aurai mon courage.
5 juillet. – Je n’ai rien écrit hier. Je t’ai tout dit. Il n’y a de nouveau que ma fièvre. On m’a envoyé un médecin. Le médecin a commandé qu’on me donnât du vin de Bordeaux et des viandes rôties. Louis est jaloux de moi. Je n’ai ni soif ni faim.
Il tombait de la pluie, ce matin, et j’ai senti l’odeur lointaine des arbres mouillés, car c’est l’air libre qui entre par ma fenêtre. Tu aimais ce parfum et tu sortais sur la porte de notre maison pour voir des gouttelettes briller au feuillage des tilleuls. Pleut-il où tu es ? et cela te fait-il penser à moi ? Je souffre.
14 juillet. – Je ne crois pas avoir été en danger de mort, mais la maladie m’a cloué sur mon lit. Le médecin de la prison est venu me voir jusqu’à trois fois le jour. M. Roland m’a témoigné chez lui une foi robuste, comme celle du chrétien à la divine. Le doute lui semblerait monstrueux ; il a peur de douter.
Je me suis levé aujourd’hui pour la première fois. Pendant ma fièvre, j’entendais mieux ce bruit sourd qui vient de la cellule voisine. Il n’est pas difficile de faire parler ce bon Louis. L’hôte de la cellule voisine est le nommé Lambert, cabaretier, impasse Saint-Claude, qui est accusé d’assassinat et qui doit être jugé à la prochaine session comme moi. Je crois qu’il est de ces instants de fièvre où l’esprit est plus lucide. C’est là quelquefois, j’en suis sûr, ce que les spectateurs froids appellent le délire. Ce n’est pourtant pas la fièvre qui donne ces idées, mais elle les couve et les développe.
À la suite d’un de mes derniers interrogatoires, j’avais eu comme une vague perception de ce fait qu’un homme hardi pouvait exploiter cette fatalité judiciaire : il faut un coupable, résumée et comptée par l’axiome : il ne faut qu’un coupable. Je ne saurais me rappeler ni dire quelle parole de M. Roland avait fait naître en moi cette idée. – Si fait pourtant ! M. Roland avait prononcé ces mots ou quelque chose d’analogue avec une dédaigneuse pitié :
– Pour admettre votre système de défense, il faudrait supposer un homme ou plutôt un démon, poussant la scélératesse jusqu’au génie et se préoccupant, au moment même où il commettait le crime, des moyens d’égarer la justice. – Est-ce impossible ? demandai-je, frappé aussitôt par cette idée. – Non, me fut-il répondu. Le germe de cette préoccupation existe chez tout malfaiteur. Quiconque va fuir a, comme le gibier, l’instinctif besoin de cacher sa trace…
Et c’est étrange comme, en ce moment, la mémoire des propres paroles du magistrat me revient précise et nette. Il ajouta : « Mais ce sont là de pures spéculations, et dans l’espèce, on serait obligé de faire à l’impossible des concessions énormes. Ainsi le coupable de fantaisie aurait dû, non seulement combiner ce plan de spoliation, ingénieux déjà jusqu’à paraître romanesque, mais encore choisir ses moyens, de telle sorte que l’instrument employé vous accusât précisément, vous, innocent, et qu’aussitôt l’accusation née, une réunion de vraisemblances accablantes. »
Il s’arrêta et haussa les épaules.
– Et cependant, reprit-il en prévenant ma réplique, nous ne nous reconnaissons jamais le droit de mettre notre raison à la place de l’enquête. Nos investigations ont dès longtemps devancé vos soupçons. Il y avait deux hommes… non pas dans la situation où vous êtes, pris en flagrant délit moral, si l’on peut ainsi s’exprimer, tant la situation vous étreint et vous terrasse… mais enfin deux hommes qui pouvaient nous être suspects. Il n’y avait rien contre eux, sinon des coïncidences. Passant par-dessus ce fait que votre culpabilité les absout, et échappant à toute pétition de principe, nous avons tourné vers eux l’œil de la justice. L’un, le plus important, voyageur de commerce, qui a vendu la caisse de M. Bancelle, était absent de Caen à l’heure du crime ; M. le commissaire de police a connaissance personnelle de son alibi. L’autre, jeune homme nécessiteux, à la recherche d’une place, avait demandé asile pour une nuit à ce même fonctionnaire, ce qui exclut toute idée d’expédition nocturne ; l’autre… Tenez Andréa Maynotti, voyez la différence : pendant que votre femme se cache comme si la terre se fût ouverte pour nous la dérober, l’autre a repris sous son vrai nom le chemin de Paris, où il vit, sous son vrai nom encore, dans une condition modeste et voisine de la gêne. Celui-là, je vous l’affirme, moi qui m’y connais, n’a pas emporté de chez nous quatre cent mille francs… D’ailleurs, comprenez bien ; nous ne sommes ni la cour, ni le jury, nous sommes l’instruction : vous aurez des juges.
Ce fut tout. Et c’est de là que l’idée naquit, puis grandit, puis devint l’obsession de ma fièvre. Ma fièvre donna un corps à l’idée : elle vit un homme, l’homme de l’alibi – ou l’autre, le chercheur de places qui était à Paris – entrer avec préméditation dans mon magasin, le soir du crime, et voler le brassard, non pas seulement comme instrument particulièrement propre à la perpétration du vol, mais aussi, mais surtout comme arme défensive contre le châtiment.
Cet homme se glissait dans l’ombre de ma pauvre maison. Il souriait : il était sûr de son fait ; il emportait de chez nous bien plus que le produit du crime, il emportait l’impunité. Il ne faut qu’un coupable. Cet homme me garrottait dans son forfait, comme on lie un malheureux surpris à l’heure du sommeil…
16 juillet. – Ma fièvre va tous les deux jours maintenant. Je sens la guérison venir. Je suis très calme. Je comprends qu’il soit difficile d’admettre cet échafaudage de raisonnements, reposant sur une hypothèse. J’en suis toujours à mon idée, Julie, ma pauvre femme. Hier, l’idée était si nette à mes yeux que je ne concevais plus la possibilité du doute. Mais fais donc réflexion : ils ont le coupable sous la main, tout paré des preuves qui le condamnent. Par quelle aberration, abandonnant sa proie pour l’ombre, la justice irait-elle poursuivre un feu follet, un démon comme dit M. Roland, un être invraisemblable et fantastique ?
Et pourtant, tout est étrange dans cette cause. Cela devrait mettre en garde ces esprits pleins de clairvoyance et d’expérience. Puisque la combinaison même du crime est ingénieuse jusqu’au romanesque, selon les propres expressions du conseiller instructeur, pourquoi s’arrêter au milieu du roman ? Celui qui a eu la pensée de laisser mon brassard dans les griffes de la machine, a dû avoir aussi la pensée de me laisser moi-même entre les serres de la justice. Ma tête est bien faible encore. Cette idée devient fixe et me rendra fou.
J’en ai parlé à Louis, qui m’a répondu : « J’ai ouï parler de ce truc-là. On disait que l’Habit-Noir en mangeait. »
Je ne l’ai donc pas inventé ! C’est un truc, comme on dit au bagne et au théâtre, une formule mécanique, un procédé connu, employé.
Oh ! que je suis seul, mon Dieu ! Que tu me manques douloureusement, Julie ! Il semble que je suis, au fond de cet abîme, devant un torrent qui me sépare du saut. Cette idée, qui est la vérité, est la planche à l’aide de laquelle je traverserais le gouffre. À nous deux, nous pourrions la soulever. L’esprit s’effraye ; c’est l’étude appliquée au mal, le perfectionnement scientifique de la perversité, la philosophie du crime. Et quoi de plus simple ? C’est élémentaire comme toutes les grandes inventions. Deux coups au lieu d’un, voilà tout, et l’assurance contre la justice est instituée ! Un coup en avant pour le profit, un coup en arrière pour la sécurité. La comptabilité criminelle a ainsi sa partie double, la victime d’un côté, le coupable de l’autre, l’avoir et le droit, le crédit et le débit. L’autre méthode était l’enfance de l’art.
J’ai conscience de raisonner froidement, mais tous les aliénés sont dans le même cas ; voilà l’angoisse.
19 juillet. – M. Roland me regarde comme un scélérat très habile. J’ai parlé, j’ai eu tort. Il m’applique à moi-même tout ce que je disais naguère des malfaiteurs philosophes. Il y a un côté artiste dans le juge. M. Roland a souri en me disant : « c’est un système de défense très curieux ». Il m’étudie avec un certain plaisir.
L’instruction ne pouvait être bien longue, en présence des éléments qu’elle possède. Le brassard tout seul peut passer pour une évidence, et j’ai lieu de croire qu’il y a contre moi des témoignages accablants. Aujourd’hui, M. Roland m’a dit que je serais jugé à la session qui va s’ouvrir dans quelques jours.
Demain ou après-demain, je connaîtrai l’acte d’accusation et l’on introduira près de moi le défenseur nommé d’office, qui doit m’assister devant la cour.
Je sais son nom, c’est M. Cotentin de la Lourdeville, un jeune homme presque mûr, assez riche, apparenté solidement et qui veut se hisser.
Il n’a pas la réputation d’être aussi éloquent que Mirabeau. Mon ami Louis ricane en parlant de lui et l’appelle Ça-et-ça. C’est, à ce qu’il paraît, son sobriquet au palais. Le choix de mon défenseur m’importe peu. Moi seul pourrais plaider ma cause, si l’usage le permettait et si j’avais le don de la parole.
L’homme travaille toujours à côté de moi. Il ne sait pas qu’il a un confident.
20 juillet. – L’homme a fait des progrès depuis que je suis ici. On entend bien plus distinctement le bruit du métal qui gratte la pierre. Je ne sais pourquoi je m’intéresse à son œuvre avec tant de vivacité. C’est un vulgaire assassin ; il a tué de sang-froid, pour quelques centaines de francs que le messager de Fécamp portait dans sa sacoche, mais si Louis est bien informé, voici une chose surprenante ; ce malheureux dont le cabaret sale et pauvre ne s’ouvrait qu’à des escrocs de bas étage, à de véritables mendiants, avait en sa possession une somme considérable en or et en billets de banque.
Je cherche l’affaire Bancelle partout. L’or et les billets de banque de la caisse Bancelle ont dû être cachés quelque part. Je voudrais voir cet homme.
22juillet. – À trente pas en dehors de ma porte fermée j’ai reconnu M. Cotentin de la Lourdeville que je n’avais jamais vu. D’ordinaire, je distingue le pas de Louis à une bien plus grande distance ; le pas de Louis est du peuple ; avec le sien, il y avait aujourd’hui un pas pédant, solennel, dandiné, prétentieux. Les souliers avaient ce cri des canards de bois qu’on donne aux petits enfants et qui posent sur un soufflet trompette. Pendant que la clef tournait dans la serrure, j’entendais une voix zézayante qui déclamait d’un accent coupé, avantageux et plein de sonorités balancées.
– Ce sont, disait cette voix, des restes odieux de la barbarie féodale. Je possède la question sur le bout du doigt. Les murs sont trop épais, les fenêtres trop étroites, les corridors trop noirs, les clefs trop grosses, les serrures trop massives. Nous appartenons à un siècle qui verra de grandes choses… et puis ça et ça. L’air malsain, les préjugés du Moyen Age… d’un autre côté, s’il fallait démolir toutes les prisons de France par sensiblerie… Et puis à quoi servent toutes ces réclamations ? Les libéraux ont beau jeu à égarer l’opinion… Jamais les prisonniers ne vécurent dans des conditions si favorables… Et puis ça et ça… En un mot, il y a deux thèses bien distinctes.
La porte s’ouvrit. Entra un petit bonhomme demi chauve, bien chaussé, bien couvert, propre, rose, dodu, ayant un nez tapageur, des yeux incroyablement vifs, mais qui ne disaient rien, une bouche énorme, dessinée en plaie, et de grandes oreilles sans ourlet. Le bruit de canard de carton que faisaient ses souliers, quand il marchait, semblait être un ramage naturel.
– Maître Cotentin, votre conseil, annonça l’ami Louis.
– Cotentin de la Lourdeville, rectifia mon joli défenseur. Une drôle d’affaire, à ce qu’il paraît ! Entrons en matière, et sans préambule, s’il vous plaît. La journée n’a que vingt-quatre heures. Je vous dispense du soin de me dire que vous êtes innocent… et ce qu’ils chantent tous, et puis ça et ça… Avons-nous un alibi ?
J’ouvris la bouche pour répondre, mais il me la ferma d’un geste bienveillant :
– Alibi est un mot latin qui signifie autre ici, ou ailleurs, si vous le préférez. Vous avez tous des alibis ; voyons le vôtre ou les vôtres.
– J’ai passé la nuit chez moi, glissai-je pendant qu’il reprenait haleine.
Il examina ma couverture, l’épousseta légèrement de trois ou quatre coups de badine et s’assit sur le pied de mon lit.
– Farceur ! murmura-t-il. En petit jeune homme bien tranquille !… Et qui prouvera que vous avez passé la nuit chez vous ?
– C’est à l’accusation de prouver le contraire, ce me semble.
Il enfla ses joues et assura ses lunettes d’un petit coup de doigt gracieux. Je n’avais pas d’abord remarqué ses lunettes, tant elles faisaient étroitement partie de lui-même.
– Farceur ! farceur ! répéta-t-il. Tous les mêmes ! Ils couchent avec leur Code !… Quant à l’accusation, elle se porte bien, vous savez ? Si j’étais juré, moi, je vous condamnerais les yeux bandés.
– Si telle est votre opinion, commençai-je.
– Mon garçon, m’interrompit-il ; l’avocat exerce un sacerdoce. La veuve et l’orphelin, vous savez ? Ça et ça. Parlons raison. À votre âge, vous ne connaissez pas, dans toute la ville de Caen, quelque petite dame qui aurait été ou qui aurait pu être votre bonne amie et chez qui vous auriez pu passer la nuit en question ?
– Non, répondis-je seulement.
Il m’eût semblé malséant de dire à ce gros petit homme tout l’amour que j’ai pour toi.
– Voilà des mœurs ! grommela-t-il. À votre âge ! Puis, prenant un air régence qui lui allait à ravir :
– Ah çà ! cette belle petite Mme Maynotte avait donc bien bonne envie d’être une grande dame ?
– Monsieur Cotentin de la Lourdeville, lui dis-je sèchement, il ne s’agit ici que de moi. Je suis innocent, comprenez bien cela, et de plus honnête homme. Je ne veux pas être défendu au moyen d’alibis boiteux ou autres demi-preuves. Il me faut pour appui la vérité, il ne me faut que la vérité.
Il m’adressa un signe de tête protecteur et répondit :
– Eh bien ! mon brave garçon, déboutonnons-nous. Je ne serais pas fâché de savoir un peu comment vous entendez être défendu, dans votre petite idée.
Je songe maintenant à des choses qui jamais ne s’étaient approchées de mon intelligence. La captivité a dû faire des philosophes. Hier encore, je ne distinguais pas nettement la Providence de la fatalité. Aujourd’hui, la fatalité me fait peur et je tends mes mains vers la Providence ; car, séparés que nous sommes, Julie, par l’espace et par l’erreur, elle nous réunit tous deux sous son regard éternel.
Et, cependant, je crois de plus en plus à cette fatalité qui m’effraye. La menace de ce terrible malheur a toujours été sur moi. Tout enfant, je frissonnais à la vue d’une prison ; ce que j’écoutais le mieux parmi les récits de mon père, c’était l’histoire de Martin Pietri, notre grand-oncle maternel qui mourut à Bastia, sur l’échafaud, en prenant Dieu à témoin de son innocence. Quand il fut mort et bien mort, on trouva chez un vieux prêtre atteint de démence les vases sacrés qu’il était accusé d’avoir dérobés dans l’église de Sartène.
Tu étais bien jeune, et pourtant tu dois te souvenir de cette belle tête blanche qu’avait le vieux Jean-Marie Maddalène, l’avocat des pauvres. C’est une grande et noble chose que la fonction de l’avocat. Mon défenseur, M. Cotentin, ne ressemble pas beaucoup à Jean-Marie Maddalène, mais ce n’est pas non plus un homme sans intelligence : c’est un petit homme.
Pouvais-je ne pas lui dire mon idée ? Je la dis aux murs de ma prison. Il m’a écouté sans trop d’impatience, chantonnant parfois en se faisant les ongles avec des cartes de visite dont les angles lui servent à cela.
– Un coup de marteau ! m’a-t-il répondu paisiblement ; un petit coup de toc ! On pourra plaider la folie.
– Mais je ne suis pas fou ! me suis-je écrié.
– Parbleu ! l’histoire du brassard le prouve bien, mon garçon. Mais cette imagination du fantôme qui travaille à votre place, laissant tout sur votre dos, est bonne à noter. En somme, nous ne sommes pas trop malheureux ; il y a de l’effet à faire dans tout ça. C’est original, en diable ! Et la belle Maynotte met là-dedans le quantum sufficit de romanesque… Nous dirons ça et ça, et puis ça…
Il a sauté sur ses pieds en se frottant les mains, et je pense qu’il court encore.
– Ça-et-ça vient de revenir. La session commence mercredi. Il prétend qu’on ferait un roman avec mon idée. Mais, ajoute-t-il, ce n’est pas un plaidoyer. Pour un plaidoyer, il faut des choses palpables, des faits : ça-et-ça ! Il est jaloux du ministère public et se voit prononçant le réquisitoire. Mais tout est donné à la faveur !
Je ne sais pourquoi l’approche de la session me donne une confiance extraordinaire. Tous les soirs, je m’endors en songeant au jury. Les jurés sont des hommes choisis parmi les meilleurs de la cité. Quelle admirable institution ! je te reverrai, Julie.
– M. Cotentin de la Lourdeville essaye depuis dix ans d’entrer dans la magistrature. Il m’a confié que l’injustice du pouvoir allait le jeter dans l’opposition. Il vient de me communiquer la liste du jury pour nos récusations. J’ai un jury excellent ; tous honnêtes gens, la plupart commerçants. Je ne vois pas une seule récusation à faire.
On dirait que le travail de mine de mon voisin l’assassin est dirigé du côté de ma cellule. Le mur doit être singulièrement aminci entre lui et moi, car je l’entends chanter maintenant. Son avocat est M. Cotentin de la Lourdeville. Il a un alibi.
28 juillet, mercredi. – La session est ouverte.
M. Cotentin n’est pas venu : il plaide ; mon voisin n’a ni travaillé ni chanté, il est au palais ; son affaire ouvre la session. J’ai la fièvre. Je viens septième. Ce sera pour le 8 ou le 9 août.
Six heures du soir. – Le voisin rentre. Il chante.
29 juillet, au soir. – Le voisin est condamné à mort.
1er août. – Il a travaillé cette nuit plus longtemps et plus fort qu’à l’ordinaire. Qu’espère-t-il ? La prison a un cachot spécial pour les condamnés a mort. M. Cotentin est venu me dire qu’il avait produit beaucoup d’effet dans cette affaire du cabaretier Lambert. Il interjette appel en cassation. Je suis plus abattu, et quand je te vois, Julie, tu n’as plus ton sourire.
J’ai donné à Louis les lettres pour toi. Elles sont adressées à Londres et ne te parviendront pas, mais il fallait égarer ses soupçons. Déjà, plusieurs fois, il m’avait demandé ce que je faisais de mon papier. Celle-ci, ma femme bien-aimée, la vraie lettre quand donc la mouilleras-tu de tes larmes ?
Je fais de mon mieux pour qu’elle ne soit pas trop triste. Ah ! s’ils voulaient m’acquitter ; que de joie !
4 août. – Je suis seul ! je suis seul ! Louis a un congé, c’était presque un ami. M. Roland n’a plus affaire à moi. Qui expliquera cela ? je m’étais pris à l’aimer. Enfin, M. Cotentin n’est pas venu depuis trois jours. Je suis seul. J’écoute ce condamné qui travaille et qui chante. Il m’arrive de croire, tant son œuvre est sourde, qu’il use la pierre avec ses ongles. Serait-ce mon devoir de le dénoncer ? En aurais-je seulement le droit ? Je ne sais.
Je t’ai vue, cette nuit, dans le rayon de soleil qui passait entre les branches, là-bas ; sous la futaie de Bourguebus. Pauvre dernier repas ! Lequel était le plus beau : de ton sourire ou de tes larmes ?
Je suis avec toi toujours ; mais la plume me tombe des mains. J’ai trop de tristesse.
6 août. – Courage ! m’a dit M. Cotentin : j’ai mes effets ! ça et ça ! ils ne s’attendent pas au moyen que j’ai trouvé. Ils éloignent de la magistrature les gens véritablement capables. Ils verront de quel bois on se chauffe !
J’ai voulu connaître ce fameux moyen qu’il a trouvé. Impossible ! Je me suis informé aussi pour mon voisin. On le laissera dans sa cellule actuelle, jusqu’à ce qu’il soit statué sur son recours en cassation. C’est demain qu’on me juge. Courage, courage !
7 août. – Je sors de l’audience. Je ne suis plus malade. Tout s’est passé comme je l’avais prévu, exactement, rigoureusement. L’acte d’accusation est terrible par sa modération même. C’est dans cet acte qu’on voit bien l’homme, l’inconnu, le démon qui m’a choisi comme bouc émissaire, afin de donner le change à la justice. Oh ! celui-là n’en doit pas être à son coup d’essai ! Il est passé maître ! Je dis qu’on le voit. Moi, du moins, je le vois, je le suis, je le touche. Chacune de ses ruses m’est apparente. Il me semble impossible que cette œuvre de mensonge ne se trahisse pas aux yeux de tous. Mais c’est le contraire qui arrive. On ne croit plus au démon. Je suis là, pourquoi chercher plus loin ? Il s’est mis dans ma peau, car je ne puis exprimer autrement ma pensée, et il m’a incarné dans son crime. Il est loin, je suis là. Personne ne voit que moi.
Je suis le fils de cette sombre terre où la vengeance est une religion. Chose singulière, jamais une pensée de vengeance n’était entrée en moi. Je portais une arme, là-bas, en Corse ; c’était pour te défendre. Pour te défendre, j’aurais tué, certain que j’étais de mon droit ; mais, le danger passé, ma haine était morte.
Un soir, il y a de cela deux semaines, je sentis mon cœur battre. Comment dire cela ? l’émotion qui me tenait, poignante, brûlante, me rappelait les premiers tressaillements de mon amour. Ici comme là, il y avait de l’angoisse et de la volupté. Mon idée naissait, l’idée fixe qui me montre notre ennemi préparant notre ruine. J’ai hésité avant de comparer ma haine et mon amour, mais c’est que tout mon amour est dans ma haine. Cet homme m’a séparé de toi.
Ce que j’appelle mon idée, Julie, c’est la vengeance de notre pays corse. Elle me tient ; elle n’a pas grandi depuis le premier moment, car elle emplissait déjà tout mon cœur. Mon cœur serait trop étroit pour deux amours ; il n’y faut que toi seule, et tu y gardes toute la place. La haine est entrée dans les pores de mon amour comme deux liqueurs se mêlent dans le même vase. C’est pour toi que ma justice à moi a jugé cet homme et l’a condamné. Que ce soit demain ou dans vingt ans, la sentence sera exécutée. Je le chercherai, je le trouverai, je l’écraserai.
8 août. – Ils ont témoigné contre moi. Aucun d’eux n’a menti. M. Schwartz, le commissaire de police, a dit qu’il nous avait rencontrés à onze heures du soir ; le père Bertrand, l’allumeur, a raconté l’histoire du banc ; M. Bancelle lui-même, et si tu savais combien d’années le malheur de quelques jours peut accumuler sur la tête d’un homme ! M. Bancelle, que j’ai eu peine à reconnaître, a rapporté notre conversation au sujet du brassard.
Il est là, figure-toi, le brassard, et chacun le regarde ; il est là parmi les pièces à conviction. Les gens se le montrent du doigt et l’on chuchote. C’est la partie mystérieuse et curieuse de l’affaire. On chuchote :
– Quelle invention ! Il y a longtemps que la cour d’assises n’avait été si divertissante !
Je le regarde, moi aussi. C’était lui qui complétait notre petite fortune ; c’était lui qui allait exaucer tes souhaits et te donner Paris…
On se bat à la porte pour entrer. Ce matin, tout l’auditoire a frémi et presque applaudi, quand M. Bancelle a murmuré de sa pauvre voix si changée :
– C’est peut-être moi qui lui ai donné l’idée du brassard, je lui en ai proposé mille écus, parce que j’avais comme un pressentiment. Et c’est moi qui lui ai montré les quatre cent mille francs qui étaient dans ma caisse !
M. Bancelle était fier autrefois ; les gens de Caen ont été durs envers lui depuis sa chute, mais la cour d’assises est le spectacle. Les crocodiles y pleurent. Le président a été obligé d’arrêter les malédictions qui tombaient sur moi de toutes parts. Mme Bancelle a suivi son mari. Elle est enceinte. Elle fut bonne pour toi autrefois ; elle l’a rappelé. Tu as été maudite.
Toi, Julie ! Je te dis que cet homme a mérité la mort.
Il est venu cinquante-deux témoins. Chacun d’eux avait quelque chose de vrai à dire, et tout ce qu’ils ont dit est contre moi. Je cite un exemple : le mercier qui demeure en face de M. Bancelle a déclaré m’avoir vu, la veille du crime, regarder attentivement la fenêtre par où le voleur s’est introduit. Cette fenêtre est celle du boudoir de Madame, et M. Bancelle m’avait chargé, le jour même, de lui trouver des vitraux pour l’orner.
J’ai répondu cela. L’auditoire a souri avec admiration. Je passe pour un scélérat bien habile !
9 août. – Aujourd’hui, j’ai souffert le martyre. J’ai entendu le réquisitoire et le plaidoyer de mon avocat. Le réquisitoire a vivement impressionné le jury, dont la conviction me paraît faite. L’éloquence de l’avocat général a groupé les probabilités de telle façon qu’une certitude en jaillit : je suis perdu, je le sais ; mon espoir est ailleurs désormais.
M. Cotentin a fait de l’effet.
Il faudrait un miracle pour me sauver.
10 août, au soir. – Ce matin, Louis m’a annoncé que le pourvoi du voisin était rejeté. À quatre heures j’ai été condamné. Je suis comme si je rêvais. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés.
Il est sept heures du soir. Voilà deux heures que je suis rentré et que j’essaye d’écrire cette ligne.
Ce qui m’empêche d’écrire, ce n’est point la souffrance. Je ne souffre pas plus aujourd’hui qu’hier. Mais j’ai comme un cauchemar. Je vois quelqu’un entre toi et moi. Si je devenais fou, ma folie serait de croire que notre ennemi t’aime.
Comme tout s’expliquerait, alors !…
Ce fut le dernier mot. La plume demeura immobile et suspendue au-dessus du papier. L’encre eut le temps d’y sécher.
André Maynotte, pâle, amaigri, défait, avait la tête penchée sur sa poitrine. Ses yeux ardents regardaient le vide. La lueur du couchant qui venait d’en haut par la lucarne frappait sa chevelure en désordre, éclairant parmi des masses d’un noir de jais quelques fils révoltés et crispés qui semblaient être de cristal.
Les bruits de la ville venaient avec la voix du vent qui jouait dans les peupliers de la plaine. On n’entendait que cela. Par intervalles, pourtant, un murmure sourd s’élevait, chant monotone et enroué qu’une sorte de frottement régulier semblait accompagner.
Le frottement était si voisin que le regard d’un étranger se fût porté involontairement vers la partie de la muraille qui était en face de la croisée ; si voisin, qu’après avoir examiné, on se fût étonné de voir intactes les larges pierres de taille du cachot.
André Maynotte n’écoutait ni les murmures du dehors, ni ces bruits plus prochains qui semblaient sortir de la pierre. Sa méditation l’absorbait. Deux fois il mouilla sa plume et deux fois l’encre sécha. L’horloge du palais sonna huit heures. André Maynotte poussa un long soupir et laissa tomber la plume.
– J’ai tout dit ! prononça-t-il à voix basse.
Il se leva et gagna son pauvre lit d’un pas plein de fatigue. Ces quelques jours l’avaient vieilli de dix ans.
Quand il se fut couché tout habillé, ses yeux restèrent grands ouverts et fixés dans le vague.
Neuf heures du soir sonnèrent ; la nuit était noire ; puis dix heures. André Maynotte dormait dans la position qu’il avait prise. Sans le souffle lent qui agitait faiblement sa poitrine, on aurait dit un mort.
À onze heures, le gardien ouvrit la porte et visita le cachot. André Maynotte ne s’éveilla point. Le gardien sourit et dit :
– N’empêche que la petite femme a vingt mille livres de rentes, à présent !
Le bruit qui sortait de la pierre avait cessé quelques minutes avant la venue du gardien ; quelques minutes après son départ, il reprit. Mais on ne chantait plus.
Et l’ouvrier semblait s’animer au travail.
Un rayon de lune passa par la lucarne, oblique d’abord et mince comme une lame ; puis il tourna, dessinant carrément l’ombre des barreaux sur le mur.
La lucarne avait cinq barreaux, deux dans la largeur, trois dans la hauteur : de beaux gros vieux barreaux portant des traits de lime, en barbe, pour déchirer les mains qui eussent voulu les secouer.
Le rayon descendait en même temps qu’il tournait, parce que la lune pleine montait au ciel. Un instant vint où il glissa sur le front blême d’André Maynotte.
C’était un beau jeune homme, et Julie l’eût aimé plus chèrement dans son martyre. Toute la noble bonté de son âme était sur son visage. Non, il n’avait pas tout dit. Il n’avait pas dit quel était le grand moyen de son avocat. Après avoir plaidé toutes sortes de choses, et puis ça et ça, M. Cotentin avait abordé tout à coup ce chapitre qui brûle, dit-on, en Normandie et ailleurs : les ruses des banqueroutiers. Le grand moyen de Cotentin consistait à montrer M. Bancelle placé entre une échéance écrasante et une caisse vide. M. Bancelle avait accueilli froidement autrefois une demande de crédit qui eût mis Cotentin à même de contracter un joli mariage. Cotentin gardait rancune. On voit des assurés qui mettent le feu à leur maison pour avoir la prime : M. Bancelle avait dévalisé sa propre caisse ! Ça et ça ! comprenez bien ! Une pareille machination n’est pas partout invraisemblable. Cotentin avait un homme à sauver, en définitive…
André Maynotte se leva et affirma que les quatre cent mille francs étaient dans la caisse du banquier. Il les avait vus.
Cotentin avait compté là-dessus. Son effet était tout prêt ; mais je ne sais qui prononça le mot : comédie.
Or, si la défiance, cette chère denrée, manque jamais au marché, là où vous serez, faites un tour en Normandie. L’effet rata, selon la propre expression de M. Cotentin de la Lourdeville.
Il resta acquis que l’avocat et l’accusé s’étaient entendus, les deux gaillards !
On leur en sut gré, au point de vue de l’art.
Mais quand, à la fin de son plaidoyer, l’avocat bas-normand, arrivant à l’émotion obligée, représenta son client comme un pauvre agneau, dominé, subjugué, mené par une femme ambitieuse et perverse, André Maynotte lui imposa silence avec tant d’énergie qu’un frisson monta de l’auditoire au banc des jurés. Autre effet manqué. Celui-là n’était pas un enfant qui se laisse conduire.
M. Cotentin put s’écrier dans le couloir :
– Je l’aurais sauvé s’il avait voulu ! Et sans alibi. Rien qu’avec ça et ça !
André Maynotte avait vengé sa femme insultée.
Le rayon de lune, qui, maintenant, glissait sur son visage, allait frapper la muraille juste à l’endroit où s’entendait le travail mystérieux. On aurait dit, en ce moment, que la pierre de taille, large et carrée, sur laquelle tombait le rayon, remuait ; bien plus, on aurait dit qu’une rainure quadrangulaire se creusait autour d’elle à chaque instant plus profonde. Cela faisait illusion. Et le son produit par le travail invisible aidait à l’illusion. L’ouvrier ne grattait plus, il frappait. Chaque coup donnait un mouvement à la pierre.
Était-ce une illusion seulement ? Sur la dalle, des graviers et des morceaux de ciment tombaient. La pierre chancelait ; la dalle blanchissait. La pierre bascula ; ce n’était pas une illusion ; puis la pierre versa en dedans, ouvrant soudain un large trou noir.
Et tout aussitôt une voix joyeuse s’écria :
– Salut, la lune ! J’ai calculé juste ; nous voilà dehors !
Une tête se montra dans le noir du trou et s’éclaira vivement, frappée en plein par la lune. C’était une grosse figure, colorée avec violence et accentuée brutalement. Elle exprimait à cette heure un contentement triomphant, mêlé à une curiosité avide. Ceci au premier instant, mais bientôt elle refléta une nuance de cauteleuse inquiétude. La tête avança avec précaution hors du trou et se pencha comme on fait pour sonder le vide. Évidemment, ce premier regard voulait mesurer une vaste profondeur ; il se heurta à la dalle éclairée et l’homme devint pâle.
Il releva les yeux : il vit seulement alors qu’entre lui et la lune qui venait de l’éblouir, il y avait une fenêtre, fermée par des barreaux de fer. Un blasphème sourd sortit de sa gorge. Le sang lui monta au visage.
– Chien de sort ! grommela-t-il. Je croyais être en liberté et je n’ai fait que changer de cage !
Les veines de son front se câblèrent, pris qu’il était d’une colère folle. Puis la pâleur revint plus terreuse à ses traits que le découragement affaissait.
– N, i, ni, c’est fini ! dit-il encore. D’ici deux heures, je n’ai pas le temps de percer l’autre muraille !
Il fit un mouvement pour se retirer. Sa face peignait l’angoisse de la bête fauve acculée. Au moment où il allait disparaître dans l’ombre du trou, l’homme sembla se raviser ; un effort brusque remit sa tête au niveau de l’ouverture, en pleine lumière, et ses yeux élargis s’attachèrent fixement sur les barreaux mêmes de la lucarne. L’espoir naissait, un grand et subit espoir ; sa bouche épaisse eut comme un sourire, et des gouttes de sueur brillèrent à ses tempes.
– Si c’était ici la case de l’Habit-Noir ? prononça-t-il tout bas et d’une voix qui tremblait. Ce serait trop de chance !
La tête passa hors du trou, puis les épaules – péniblement, car l’homme avait une puissante carrure. Dès que les deux mains eurent touché le sol, l’homme se trouva debout. Nous eussions reconnu alors, malgré sa tête rase et la barbe touffue qui envahissait jusqu’à ses yeux, Etienne Lambert, le cabaretier-logeur du cul-de-sac Saint-Claude. Il portait en effet la houppelande courte, le gilet rouge et le pantalon de futaine que nous lui vîmes, dans la soirée du 14 juin, quand M. Lecoq vint le chercher dans son taudis.
Son regard fit le tour de la cellule. Le grabat où dormait André était dans le noir. Le rayon de lune qui passait au-dessus le laissait complètement invisible.
– Personne ! dit Lambert.
Il marcha jusqu’à la croisée dont la baie s’ouvrait à huit pieds du sol. Il pensait :
– L’Habit-Noir avait donné dix traits de lime ; il y a ici trois barreaux dans la hauteur, deux dans la largeur. C’est juste le compte !
C’était juste le compte : deux fois cinq : dix traits de lime. L’espoir, repoussé tout à l’heure, arrivait presque à la vraisemblance.
L’espoir marcha vite, en avant ou en arrière. En une seconde, le malheureux qui se noie peut espérer et désespérer cent fois. Etienne Lambert se noyait. Il avait reçu, la veille au soir, notification du rejet de son pourvoi, et le roi n’avait pas voulu lui faire grâce. Il savait les usages. On guillotine au petit jour ; le jour est encore matinal au mois d’août, et il faut les préparatifs. L’aumônier des prisons lui avait fait une visite.
Il savait les usages. Vers deux heures après minuit, trois heures au plus tard, le digne prêtre allait revenir : terrible dévouement, qui parle des miséricordes divines à celui qui attend le couteau impitoyable !
Après le prêtre, la toilette, puis cette caresse dérisoire qui accorde à l’agonie du bien-portant un blanc de poulet rôti, un verre de bon vin et même un cigare de la Havane. Je ne sais rien de plus naïvement hideux que ces petits cadeaux.
Etienne Lambert se noyait. C’était un brutal coquin ; il eût étranglé vingt sauveteurs pour gagner la rive.
Quand il fut sous la croisée, il ramassa ses jambes musculeuses, et fit un bond de tigre pour se suspendre à l’appui, et voir. Mais il était trop lourd. En prison, le jarret perd son ressort. Sa main crispée égratigna la pierre glissante et il retomba, sans avoir touché l’appui.
André dormait bien fort, car il ne s’éveilla pas.
Lambert jura et frappa du poing sa cuisse. Il chercha à tâtons ; ses yeux s’habituaient et il voyait mieux, depuis qu’il était à contre-jour. Il trouva l’escabelle dont il se servit comme d’un marchepied. Ce n’était pas assez haut. Il voulut sauter encore, l’escabelle se brisa, cela fit du bruit ; André, réveillé en sursaut, se mit sur ses pieds en disant :
– Qui va là ?
Lambert se releva d’un bond, et, tout étourdi qu’il était de sa chute, il se rua sur le lit, d’instinct plutôt que par réflexion, furieux, et criant :
– Ah ! tu es là, toi ! tu faisais le mort !
Ses deux mains, habituées à ce jeu, allèrent droit à la gorge d’André. Il était de force à étrangler un bœuf, et, en ce moment, où son va-tout était sur le tapis, la vie d’un homme n’eût pas pesé pour lui le poids d’un centime. Il y eut une lutte rapide comme l’éclair ; André et lui roulèrent sur le carreau, puis André seul se redressa. Son pied écrasait la gorge de Lambert.
Celui-ci ne fit qu’un effort pour se dégager.
– Dégommé ! gronda-t-il avec une résignation aussi soudaine que l’avait été sa colère. Après ça, ce n’est peut-être pas la case de l’Habit-Noir !
– Qui êtes-vous et que vous ai-je fait ? demanda le jeune ciseleur.
– Je suis celui qui va la danser au point du jour, répondit le cabaretier presque gaiement. Petit, tu as une crâne poigne ! J’ai été un peu vif, c’est que je n’avais pas de temps à perdre en politesse. Tu es plus fort que moi ; c’est bon ; si ça t’est égal de me lâcher, je serai sage.
André retira son pied et dit froidement :
– C’est cela, soyez sage.
Lambert se tâta dès qu’il fut debout, et montra du doigt l’ouverture béante dont la lune éclairait encore la moitié.
– Mimi, dit-il, non sans une étrange bonne humeur, on a gratté assez longtemps à ta porte, avant d’entrer.
– Voilà, en effet, près d’un mois que je vous entends, répliqua André.
– Et tu ne m’as pas dénoncé pour avoir du tabac et des petits verres ? C’est mignon de ta part. As-tu passé l’inspection ?
– Qu’entendez-vous par là ?
– Bon ! tu ne connais donc pas ta langue, Bibi ?
– Je crois, répondit André en souriant, que je ne connais pas la vôtre.
– Tant pis pour toi… Alors, tu ne sais pas d’histoire de Fera-t-il jour demain ?
André hésita, comme si cette phrase, évidemment cabalistique, éveillait en lui un souvenir, mais, après réflexion, il répondit :
– Non.
– C’est drôle ! fit le condamné avec défiance. Tu m’as pourtant donné le tour agréablement et comme un jeune homme qui aurait fait de bonnes études… Si vous êtes un simple monsieur, est-ce que vous ne prendriez pas la clef des champs avec plaisir, citoyen ?
– Je compte m’évader, repartit André sans hésiter.
– Ah ! ah !… Et vos moyens vous le permettent ?
– Je n’ai pas encore songé aux moyens. L’horloge du palais tinta un coup.
– Minuit et demi, grommela le cabaretier. La porte est ouverte ou elle ne l’est pas : nous avons le temps de bavarder dix minutes. Il n’y avait que moi pour jeux de mains jeux de vilain à la présente session, comme ils disent. Est-ce que j’ai l’air d’un assassin, jeunesse ? J’avais eu des raisons avec le messager de Fécamp, il s’est péri pour me monter une niche : voilà l’authentique. Vous, vous êtes ici pour vol ?
André fit un signe d’affirmation.
– Et innocent comme moi, c’est sûr ?
– Pas comme vous, repartit André avec calme.
– Oh ! oh ! gronda Lambert, on n’est donc pas un camarade, décidément !…
Il s’interrompit, frappé par une idée soudaine, et claqua ses deux grosses mains l’une contre l’autre en disant tout bas :
– Un franc que vous êtes l’agneau qui a payé pour l’Habit-Noir dans l’affaire de la caisse de sûreté ?
– L’Habit-Noir !… répéta André stupéfait.
Il avait peur de n’être pas bien éveillé. Il ne comprenait pas encore, et pourtant son esprit était comme ébloui par une lumière trop brusque. Sa folie était-elle raison ? son rêve était-il réalité ? cet étrange sobriquet : l’Habit-Noir, désignait-il vraiment le démon qui avait enseveli dans le deuil les joies de sa jeunesse ?
– Oui, oui, l’Habit-Noir, poursuivait Lambert en se parlant à lui-même. Et si j’avais pris plus tôt de ses leçons, je ne serais pas ici, Mimi. Celui-là se moque des juges… Celui-là ou ceux-là, car Toulonnais-l’Amitié n’est encore qu’un écolier, et les maîtres sont à Paris.
André mit ses deux mains au-devant de ses yeux comme si un éblouissement l’eût frappé.
– Il s’appelle Toulonnais-l’Amitié ! balbutia-t-il en faisant un effort violent pour garder son calme.
Le cabaretier se mit à rire :
– Il s’appelle ! Il s’appelle ! prononça-t-il par deux fois. Va-t’en voir à Pékin si j’y suis, Bibi !… Quoi ! ça fait toujours d’une pierre quatre à cinq coups. J’ai bien ri de l’idée du brassard. Primo, d’abord, avec cet outil-là, il a eu les billets de banque ; secundo, il vous a mis l’affaire sur le dos ; tertio, il avait dit comme ça : « La petite marchande de ferrailles est drôlette… »
André étreignait son cœur à deux mains. La petite marchande de ferrailles, c’était Julie.
– N’empêche, poursuivit Lambert dont la voix se fit sombre, qu’on ne parlait plus du messager de Fécamp depuis du temps. J’ai été dénoncé, j’en suis sûr. Et je connais assez leur truc pour savoir qu’ils balayent toujours la route derrière eux… Ils m’ont envoyé un passeport, c’est vrai, que le docteur m’a apporté dans sa poche sans le savoir… Ah ! pour habiles, ils sont habiles !… Et à propos, jeune homme, vous savez lire, vous !… dites-moi, sans vous commander, quelle tournure j’ai là-dessus et comment je m’appelle !
Il ouvrit sa chemise et mit un passeport dans la main d’André. André lut :
« Police générale. Passeport à l’étranger, valable pour un an… Au nom du roi, nous préfet de police, etc., etc. Antoine (Jean), marchand d’habits et colporteur, né à Paris, le 14 janvier 1801… »
– Diable ! fit Lambert je n’ai que vingt-quatre ans là-dessus : c’est absurde !
« Taille : un mètre quatre-vingts centimètres… »
– Cinq pieds cinq pouces ! dit Lambert. Ils sont fous ! Il avait trois bons pouces de moins que cela.
« Cheveux bruns ; front haut ; sourcils bruns… »
– Ah çà ! tonnerre de Brest ! s’écria le cabaretier, ils savent pourtant bien que je tire sur le roux !
« Nez grand… »
– Gros, plutôt !
« Bouche moyenne ; menton rond ; visage ovale : teint clair… »
– Et les signes particuliers !… « Néant ! »
La robuste main du cabaretier caressa une balafre très apparente qu’il avait à la joue. André pensait :
– À la rigueur, ce passeport-là ferait mon affaire.
Lambert le lui reprit d’un geste bourru et le remit dans son sein. Il était tout pensif.
– Bien obligé ! dit-il tout à coup. Les gueux se sont moqués de moi. Ils comptent sur le bourreau pour m’empêcher d’aller jamais leur dire grand merci ! Minute ! Tout n’est pas encore réglé… Monsieur André Maynotte, s’interrompit-il en changeant de ton complètement, vous êtes un honnête homme et je suis un coquin ; je ne vous propose pas d’association, mais je sais tout ce que vous avez besoin de savoir, et si nous sommes une fois libres, je pourrai vous donner des armes contre ceux qui vous ont mis dans la peine.
Il y avait déjà du temps qu’André ne s’était entendu appeler honnête homme. De si bas que partît cette voix qui lui rendait justice, il fut ému jusqu’à sentir des larmes dans ses yeux. Sa main fit d’elle-même un mouvement pour chercher celle du cabaretier, mais une pensée vint à la traverse, et il répéta :
– Si nous sommes une fois libres !…
– C’est là le hic, pas vrai, Mimi ? reprit Lambert avec une gaieté soudaine et forcée. J’ai reculé tant que j’ai pu, mais il faut bien savoir à la fin. Répondez comme s’il s’agissait de votre salut. Avez-vous quelquefois sonné les barreaux de votre cage ?
– Jamais, répondit André. C’est depuis hier seulement que j’ai la volonté de fuir.
– Et Louis, a-t-il sonné les barreaux depuis que vous êtes ici ? En termes de prison, sonner signifie éprouver les barreaux d’une cellule à l’aide d’un léger coup de marteau. Le fer intact rend une vibration pleine ; mais si un invisible trait de lime a attaqué le métal, le son se fêle et le geôlier est averti. Dans la règle, on doit sonner matin et soir les barreaux d’une fenêtre de prison ; mais, Dieu merci, la règle a beau dire…
Louis ne sonnait jamais les barreaux.
Au-dehors, la fenêtre était à cinquante pieds du sol !
– Il faudrait monter, dit le cabaretier.
D’un saut et sans effort, la main d’André saisit l’appui de la lucarne.
– Ah ! la jeunesse ! soupira Lambert.
Puis il tendit à André un petit morceau de fer pointu, en ajoutant :
– Ça m’a servi à couper la pierre de taille. Toquez le barreau tout doucement.
Il avait aux tempes des gouttes de sueur. André donna au premier barreau traversai un petit coup sec. Le cabaretier chancela sur ses jambes.
André frappa l’un des barreaux scellés debout. Le cabaretier joignit ses mains qui tremblaient.
– Sciés tous deux ! prononça-t-il à voix basse. C’est la case de l’Habit-Noir !
Il se laissa tomber sur le petit pied du lit. André n’avait entendu que ce dernier mot.
– L’Habit-Noir a occupé cette cellule, en effet, dit-il. Est-ce l’homme qui a volé M. Bancelle ?
– Non. C’est le Père-à-tous… Celui qui tua la dame anglaise ici, à Caen, répondit Lambert. Ils sont plusieurs ; ils sont beaucoup. Vous saurez tout cela… et d’autres choses…
André se souvenait de cet assassinat dont on parlait encore lors de son arrivée à Caen, et qui l’avait frappé surtout à cause de ce fait que l’assassin venait de Corse.
Il y avait bien des mystères autour de l’enfance de Julie et de la jeunesse d’André. Et Julie aurait su expliquer l’émotion causée à André tout à l’heure par cette cabalistique alliance de mots : Fera-t-il jour demain ?
– Eh ! Bibi ! s’interrompit le cabaretier en cabriolant, j’ai donc de la chance une fois ! Arrache-moi tout ça ! Les barreaux ne tiennent pas et j’ai une corde autour des reins, sous ma chemise !
André secoua d’un effort puissant l’un des barreaux et l’ébranla sensiblement, mais sans le faire céder.
– Je n’ai pas de force, dit-il, je suis trop gêné. Lambert déchirait déjà à toute volée un des draps du lit et le cordait.
– Attache cela aux barreaux, commanda-t-il, et descends… Foi d’homme, je vais t’emmener en Angleterre et tu sauras où trouver Toulonnais-l’Amitié, le gueux d’enfer… Hé ! Bibi ! Ça fait du bien, l’idée de se venger !
– Vous êtes bien sûr que c’est lui ! demanda André, occupé à passer le drap dans les barreaux – lui qui s’est servi du brassard ?
– Parbleu ! répliqua le cabaretier.
– Vous pourrez le prouver !
– Parbleu !
Il ajouta, comme André retombait, sa besogne finie :
– Il fallait être deux pour forcer la caisse… une fine serrure. J’ai travaillé autant que lui.
– Vous ! s’écria André qui recula.
Un instant ils restèrent en face l’un de l’autre.
– Tirons dur ! dit Lambert. On s’expliquera après.
Le drap roulé en câble était engagé à la partie supérieure des barreaux. Le cabaretier saisit les deux bouts pendants avec un frémissement d’espoir ; il les tordit pour leur donner plus de force, et, confiant en sa vigueur, il hala un coup tout seul. Le jeune ciseleur restait comme absorbé.
– Ah ! murmurait-il, vous en étiez !
Les barreaux cédèrent sensiblement sous la puissante traction opérée par Lambert, mais le grillage entier, après avoir plié, revint à son point de départ.
– Il y en a au moins un que l’Habit-Noir n’a pas touché, grommela Lambert. Allons, Bibi, à nous deux !
– Je veux savoir le nom de votre complice, déclara André.
– Le roi dit : nous voulons, et nous serons mieux pour causer de l’autre côté du mur… Appelez-vous ça un complice, monsieur Maynotte, un homme qui fait une affaire de quatre cent mille francs et qui jette à son aide un os de mille écus !… Je pourrais bien vous amuser en lui donnant le premier nom venu, pas vrai ! et sans mentir, encore, car, en fait de noms, il en a à choisir ; mais c’est long ce que j’ai à vous conter. Le nom d’une anguille ne sert à rien ; c’est la manière de la prendre qu’il faut avoir… À nous deux, Bibi ! comme pour du pain !
À son tour, André prit le drap à deux mains ; il avait confiance. D’ailleurs, l’espoir de la liberté prochaine s’emparait violemment de son esprit.
– Tiens bon ! ordonna le cabaretier. Vous n’avez jamais viré au cabestan, monsieur Maynotte ! En mesure, sans vous commander… Y es-tu ?… Hé là ! ho !… Hé là ! ho !… Hé là ! ho !…
Par trois fois, leur effort combiné, suivant la cadence des travailleurs du bagne, pesa sur le grillage, qui ouvrit avec le plan du mur, par trois fois aussi, un angle considérable, à la façon d’une porte tournant sur ses gonds ; mais la robuste élasticité du fer, dès que leur effort cessait, ramenait la fermeture entière à la position verticale.
– Halte ! fit Lambert qui lâcha le drap.
Il passa le revers de sa main sur son front et lança de côté une volée de sueur.
– C’est mal engagé, monsieur Maynotte, reprit-il. Quand on est dans la chose, on sait comme cela bien des petits détails. L’Habit-Noir fut donc détenu ici, le vrai, le Maître à tous. Il avait scié les barreaux pour le cas où il serait condamné, vous comprenez ? Mais jamais on ne peut le condamner : c’est arrangé à la papa, toute leur mécanique… Et voyez-vous, je fis l’affaire du messager de Fécamp avant d’être avec eux ; sans ça, je serais blanc comme neige… Il avait donc tout coupé, excepté les deux barreaux, à gauche… et comme il fut acquitté, il laissa la besogne aux trois quarts faite. Montez voir encore, toujours sans vous commander ; ça pèse de travers… Attachez le drap aux barreaux, à droite, et la grille va s’ouvrir comme une tabatière.
Comme la première fois, André sauta et se prit à l’appui de la fenêtre. Le cabaretier continuait :
– J’étais chargé de tenir le cheval tout prêt pour l’évasion, à droite, en sortant par la route de Pont-l’évêque. L’homme devait me dire : Fera-t-il jour demain ?… Quoi ! ça ne servit pas, puisqu’il sortit blanc comme neige, à l’ordinaire… mais la connaissance était faite avec l’Habit-Noir n° 2… le vôtre, monsieur Maynotte… y sommes-nous ?
André venait de retomber.
– Et vous attend-on aujourd’hui, demanda-t-il, sur la route de Pont-l’Évêque ?
– Parbleu ! répliqua le cabaretier. Aujourd’hui ou jamais. Dites donc, l’enflé, demain il serait un peu tard. À nous deux !
Comme André saisissait le drap, une heure du matin sonna.
– Tonnerre de Brest ! gronda Lambert d’une voix altérée, comme ça marche, ces horloges !… Tiens bon !
Mais, au lieu d’obéir lui-même à ce commandement, il s’arrêta, la tête inclinée et l’oreille tendue.
Un bruit venait du dehors et s’entendait distinctement parmi le silence de la nuit.
C’était le choc des maillets frappant le bois. Un tremblement agita les membres du cabaretier.
– Qu’est-ce que cela ? demanda André. Depuis que je suis en prison, je n’ai jamais rien entendu de pareil.
– On ne guillotine pas tous les jours, répondit Lambert qui tâchait de rire.
Et d’un air fanfaron :
– C’est l’échafaud qu’on dresse pour le roi de Prusse ! André eut froid dans les veines.
– Compagnon, s’écria-t-il, à la besogne !
Le drap, empoigné par une quadruple étreinte, se raidit, et Lambert, dirigeant le mouvement, chanta :
– Appuie, matelot !… Hé là ! ho !… Hé là ! ho !… Hé là ! oh !…
Au troisième effort, un des deux barreaux qui restaient intacts se rompit au ras de la pierre et l’autre céda aussitôt. La lune qui tournait prenait la fenêtre obliquement et montrait le passage que rien ne défendait désormais. Lambert fit un bond de joie.
– Oui, oui ! s’écria-t-il dans l’exaltation de son triomphe, il fera jour demain, ou que le diable m’emporte ! Le cheval sur la route de Pont-l’évêque, le chasse-marée à l’embouchure de la Dive ! Allez, les agneaux ! le cap sur Jersey et nage partout !
André avait déjà poussé son grabat sous la fenêtre. Son intention de fuir était parfaitement arrêtée, mais l’instinct de sa bonté native plaçait en première ligne l’homme qui était menacé de mort. Il aida Lambert à monter. Lambert prit sous sa chemise une corde de soie qui s’enroulait à nu autour de ses reins.
– C’est mince, dit le jeune ciseleur avec doute.
– Ça porterait trois hommes, répliqua le cabaretier. Nous pourrions descendre ensemble si nous voulions, ma minette, mais ma mère n’en fait plus ; il faut de la prudence… Regardez voir comme on souque un nœud marin !
Il fit au bout de sa corde ce lac doublement contrarié que les pêcheurs de saumon passent trois fois autour de leur hameçon sans tête, et le fixa au tronçon du barreau cassé. Ce point d’appui, donnant un très court bras de levier, était solide comme la pierre elle-même.
– Voilà ! poursuivit-il, c’est paré ! Le vent est d’amont, bonne brise. Nous coucherons ce soir chez les goddams… Dites donc, monsieur Maynotte, est-ce que votre petite femme n’est pas quelque part par là, du côté de l’Angleterre ?
André ne répondit pas. Il faisait ses préparatifs de départ. Lambert, qui était assis commodément sur l’appui de la lucarne, les jambes pendantes au-dehors, tourna la tête et dit :
– Ça m’amusera tout de même, monsieur Maynotte, de vous lancer dans les jambes de Toulonnais-l’Amitié.
André comptait sur cette bonne rancune, et ne se pressait plus d’interroger. Les renseignements devaient venir à leur temps. Le cabaretier cependant avait lancé sa corde au-dehors pour sonder la distance à parcourir, car un bourrelet de la muraille, régnant à six pieds au-dessous de la lucarne, empêchait de voir le sol où la lune n’arrivait point, arrêtée qu’elle était par des constructions diverses et les arbres du préau. La sonde toucha terre ; le cabaretier avait encore plusieurs pieds de corde dans la main. C’était bien. Il examina une dernière fois son nœud, et se lança résolument dans le vide. André ne s’était pas encore aperçu de son départ qu’il était déjà debout sur le bourrelet inférieur.
– À tout à l’heure, monsieur Maynotte ! prononça-t-il avec précaution.
Et comme le jeune ciseleur n’entendait pas, il siffla doucement et ajouta :
– Hé ! Bibi ! veille au chicot du barreau, que la corde ne glisse pas.
André sauta aussitôt sur l’appui de la croisée. Il venait de plier bagage. Tout ce qu’il possédait au monde, y compris la longue lettre écrite à Julie, tenait dans les poches de sa veste.
Le cabaretier était encore sur le bourrelet.
– Hein ! fit-il gaiement, s’en donnent-ils là-bas avec leurs mailloches Les gens de Caen vont se déranger pour rien… Nage Fin, vous allez voir comment on s’y prend pour voltiger, quand on entend clouer les planches de son propre échafaud !
Ses deux pieds à la fois abandonnèrent le bourrelet ; il se prit à descendre avec adresse et résolution, mais très lentement, parce que la moindre hâte eût fait glisser ses mains sur la corde de soie. André veillait au tronçon du barreau. Une fois, il toucha la corde, qui rendit un son de luth, violemment tendue qu’elle était sur le renflement qui servait de chevalet. Les secondes lui paraissaient si terriblement longues qu’il ne put s’empêcher de regarder, se tenant d’une main à la muraille et le corps incliné au-dessus de la saillie. Il ne vit rien que ce mince fil, un cheveu, en vérité, qui allait se perdre dans le noir inconnu.
Lambert ne parlait plus. La corde était immobile, car tout mouvement s’arrêtait au bourrelet. André entendit un petit bruit sec au tronçon du barreau, un bruit imperceptible et semblable au pétillement d’une bougie dont la mèche est humide. Il se leva et regarda. Le barreau ne bougeait pas, mais son arête supérieure tranchait un à un, tout doucement, les fils de la corde, qui éclataient en produisant ce petit bruit.
La sueur froide vint sous les cheveux d’André. La lune éclairait vivement le barreau, dont la cassure scintillait comme si elle eût été faite de petits diamants. André aurait pu compter ces fils de soie qui se coupaient l’un après l’autre, formant déjà deux petites franges… Il se frotta les yeux et regarda de plus près. L’arête supérieure du tronçon était vive, et nette : elle coupait.
– Plus vite ! prononça-t-il d’une voix étranglée, descendez plus vite au nom de Dieu !
On ricana dans le noir, et la voix de Lambert monta, disant :
– Tu es pressé, Bibi ? Pourtant, cet échafaud-là ne t’est de rien ! André cria encore, répétant le même avertissement. La voix répondit :
– Je n’ai plus que deux étages. Tu prendras le tour.
Les deux franges s’épaississaient, formées de fils de soie ébouriffés et crispés. Les derniers mots d’André s’étranglèrent dans sa gorge. Il regardait l’arête où la lune mettait un long reflet blanc comme à la lame d’un couteau. Il était fasciné. Pour lui, ces houppes de soie dégageaient des aigrettes électriques qui piquaient ses yeux éblouis. La corde, horriblement amincie, se tendait et s’allongeait comme un cheveu qui va rompre… Cet homme qui pendait là-bas, au bout de la corde, était un misérable assassin, mais c’était un homme ; entre lui et André, une sorte de communauté existait. Naguère, André comptait se servir de lui comme d’un instrument, mais il ne songeait plus à cela. Il n’y avait plus rien en lui qu’un impérieux besoin de sauver cette créature entraînée vers la mort : un besoin aussi vif, le même besoin que s’il se fût agi d’un saint ou d’une personne aimée.
Ces choses, que le récit fait durer, sont, en réalité, rapides comme l’éclair. Si André avait eu le temps d’obéir à l’instinct qui porta ses deux mains en avant pour saisir la corde au-dessous du tronçon, il eût été précipité en avant, la tête la première. Mais il y eut une petite détonation sèche, presque rien : la corde disparut avec une prestigieuse vitesse, et il ne resta au barreau qu’une houppe de soie révoltée.
En bas, la terre sonna lourdement. Un cri court, et qu’on eût dit coupé en deux, monta. André s’était rejeté violemment en arrière. Il écouta. Le vent murmurait dans les arbres du préau. Il appela. Répondit-on ? André ne savait pas. Il ne pouvait faire taire le bruit de ces maillets attaquant le bois de l’échafaud.
Il se pencha en avant. Des voix venaient avec le tapage des charpentiers. Les charpentiers chantaient.
– Lambert ! appelait André, Lambert ! Le chien qui gardait la cour intérieure hurla.
Ce fut comme un mémento. André avait oublié qu’il était prisonnier et condamné.
La pensée de lui-même lui revint avec la pensée de Julie, qui était la meilleure moitié de son propre cœur.
La liberté l’appelait. À l’aide du drap qui avait tordu le grillage, il se laissa glisser sur le bourrelet. C’était six pieds de gagnés. À l’aide du drap encore, il put se pencher et surplomber le vide. Il réfléchissait. De deux choses l’une : ou Lambert avait trahi, fuyant tout seul à cette heure et déjà loin, ou il était là, en bas, écrasé par sa chute et très probablement mort.
Impossible de voir. On ne distinguait rien, sinon la cime rabougrie des arbres du préau, dont les feuilles moutonnaient vaguement dans la nuit. Cela pouvait du moins servir à mesurer la distance qui séparait le bourrelet du sol. Il y avait plus de vingt pieds du bourrelet à la tête des arbres.
Le sang monta au visage d’André, ses tempes se prirent à battre. On ne saurait dire si l’idée de tenter ce saut extravagant était née en lui au moment où il avait quitté la fenêtre. Il voulait voir d’abord, et la vue du gouffre sombre pouvait l’arrêter. Mais le vertige était là désormais, autour de lui, devant lui surtout, le vertige qui sollicite l’homme comme l’aimant attire le fer. Des flammes passaient devant ses yeux, ses oreilles chantaient, une force irrésistible le poussait.
Ce n’était plus la liberté, ce n’était plus même Julie, c’était le vertige. Il lui fallait plonger dans ce vide aussi nécessairement que la pierre détachée doit tomber au fond de l’abîme. Rien ne le retenait plus, sinon le vague et impuissant effort de sa conscience expirante. Il avait déjà la sensation de celui qui est précipité ; ses mains, crispées en vain, allaient lâcher le drap.
Il avait une volonté robuste, une vraie vaillance. André lâcha le drap qui seul le défendait contre les entraînements du gouffre ; mais ce fut pour se redresser, non pour tomber. Un instant, il se tint en équilibre, préparant son cœur contre la défaillance de la terrible traversée, assouplissant ses muscles contre la violence du choc. Il eut le temps de faire le signe de la croix. Ce n’était pas un suicide.
Il ne s’affaissa point : il sauta, délibérément, l’esprit présent, les membres libres, la conscience gardant un espoir.
On dit que ceux qui sont ainsi précipités de haut meurent avant de toucher le sol. Quand un désespéré enjambe, par exemple, la balustrade de Notre-Dame, ce n’est plus qu’un cadavre qui fend l’air et qui vient se broyer contre le pavé. La science aime à ratiociner.
André, lancé comme une bombe à une assez grande distance du mur, traversa un tilleul aux rameaux duquel il laissa des lambeaux de son vêtement et de sa peau ; puis le coup d’une énorme massue le laissa foudroyé : c’était le baiser de la terre. Son évanouissement dut être court, car il faisait nuit encore quand il fut éveillé par les aboiements furieux d’un chien qui hurlait de l’autre côté du mur. Il se retrouva à demi enfoui dans un tas d’herbages et de feuilles sèches, amoncelées sous le tilleul et qui attendaient le tombereau. Le souvenir lui revint tout de suite. Le nom de Julie jaillit de son cœur.
Sans trop de peine, André se mit sur pied ; il n’avait aucune blessure. Les aboiements du chien provoquaient déjà un certain mouvement de mauvais augure dans la cour voisine ; mais un silence complet régnait dans cette partie des bâtiments que couronnait son ancienne cellule. Son premier souci fut de fuir ; il fit un pas vers le mur de clôture ; la pensée du cabaretier le ramena en arrière.
Il ne chercha pas longtemps ; à une toise tout au plus de l’endroit où il était tombé, une masse sombre tachait le pavé gris qui bordait le préau. Cela était informe ; André, pourtant, n’eut pas même un doute : ce devait être le malheureux Lambert.
Lambert était là, en effet, représentant vaguement la posture d’un homme accroupi ; sa tête pendait en avant et si bas que sa nuque formait le sommet de son corps. Ses deux mains crispées tenaient la corde. Un de ses pieds s’enfonçait en terre profondément, tandis que l’autre, qui avait rencontré le rebord des pavés, était littéralement broyé.
Évidemment, Lambert n’avait pas bougé depuis sa chute. La mort avait dû être instantanée.
André lui tâta les poignets pour chercher son pouls : les deux mains étaient déjà rigides ; il tâta le cœur qui ne battait plus. En cherchant le cœur, sa main rencontra un papier, le passeport. Il le prit.
Il y avait un arbre dont les branches touchaient le mur. André nous l’a dit une fois : il ne connaissait bien ni son agilité, ni sa force. Quelques minutes après, il marchait dans la rue, d’un pas paisible et tranquille. Il avait franchi deux enceintes.
La prison, cependant, s’emplissait de tumulte. Deux heures de nuit avaient sonné depuis longtemps, et les acteurs du drame funèbre avaient enfin fait leur entrée dans la cellule du condamné à mort. L’évasion était découverte.
Dans la rue, malgré l’heure matinale, des passants circulaient déjà, la plupart venant de la campagne. Ceux-là ne s’étaient pas couchés pour avoir de bonnes places autour de la guillotine. Ceux qui avaient été assez heureux pour voir déjà la guillotine la décrivaient à leurs compagnons plus jeunes. Il y avait des charrettes qui venaient de loin, des bidets boiteux de fatigue, des piétons harassés. L’espoir de la guillotine soutenait. Les vrais musulmans ne sentent pas la fatigue tant que dure le pèlerinage de la Mecque. Tout le long de son chemin, André n’entendait que ce mot : guillotine, guillotine, guillotine. En Normandie, nous avons une façon amoureuse de prononcer cela ; nous disons : Gueillotaine ; c’est joyeux et caressant. Peut-on penser sans chagrin à la déception qui attendait tant de vertueux villageois ? Tel bon père amenait sa jeune famille par six lieues de bas chemins ; tel jeune métayer bien épris voiturait sa métayère en exécution d’une promesse faite le jour du mariage.
Le cadeau de noces allait manquer ! Ces enfants allaient verser des larmes. Injuste sort ! Tant de chemin gaspillé ; et quand reverrait-on la guillotine ?
À mesure qu’il s’éloignait du quartier de la prison, André hâtait le pas. Un grand trouble était maintenant dans son esprit. Il n’avait point préparé cette aventure ; tout plan lui faisait défaut ; il essayait de mettre de l’ordre dans ses idées et ne pouvait pas.
Sans savoir, il s’était dirigé d’abord vers la ville basse et le pont de Vaucelles ; c’était par là, d’ordinaire, qu’autrefois il sortait de Caen pour emmener Julie, de l’autre côté de l’Orne, en face des prairies de Louvigny ; mais il se souvint vaguement de l’itinéraire tracé par le cabaretier : la route de Pont-l’Évêque.
Il rebroussa chemin d’instinct en ayant soin de faire un large circuit autour du Palais, et gagna les abords de l’église Saint-Pierre. Il était dans la peau de Lambert, il sentait cela d’une façon confuse, mais persistante. La protection occulte qui entourait l’assassin, affilié à de mystérieuses confréries, lui appartenait au moins pour une nuit.
Au détour de la rue Froide, la mémoire d’André lui cria tout à coup ces banales paroles qui avaient l’importance d’une formule cabalistique : Fera-t-il jour demain ?
Lambert lui avait promis l’histoire de Fera-t-il jour demain ? histoire que lui, André, pouvait rattacher déjà à la plus importante de ses aventures de jeunesse, au fait qui lui avait laissé les plus vivants souvenirs. Mais Lambert n’avait pas eu le temps de la lui raconter. Lambert lui avait promis bien d’autres choses.
Je ne peux pas dire comme André regrettait Lambert. Car son idée fixe se réveillait en lui violemment dès ce premier quart d’heure de liberté ; il devinait que ce serait la passion de toute sa vie, à voir comme elle se mêlait étroitement, cette idée, au seul sentiment qu’il eût dans le cœur : son amour pour Julie.
Lambert s’était chargé de faire la lumière sur cette route, au bout de laquelle était son démon : l’homme qui ne laissait rien derrière lui, l’homme qui passait toujours impuni en jetant une proie à la justice, l’inventeur machiavélique d’une assurance contre les dangers du vol et du meurtre – le sauvage, habile à cacher sa trace comme un Huron des forêts vierges, au beau milieu de notre civilisation. L’Habit-Noir – Toulonnais-l’Amitié…
Un sobriquet appartenant à plusieurs, un faux nom appartenant à celui qui avait des douzaines de noms !
Rien, en un mot, ou presque rien ! Et le cabaretier Lambert était mort, emportant son secret tout entier !
André s’arrêta en face de l’église Saint-Pierre. Ici, une rue conduisait à la route de Paris, l’autre à la route de Pont-l’évêque. À droite, c’était Julie et un danger presque inévitable. À gauche, c’était l’exil, l’inconnu, et je ne sais quelle chance de se venger.
André prit la gauche et se mit à courir.
Quand il dépassa les dernières maisons de Caen, l’aube blanchissait. Sous le premier arbre de la route, il y avait un homme avec un cheval. L’homme le vit venir et ne bougea pas.
– Holà ! garçon ! cria résolument le jeune ciseleur, fera-t-il jour demain, que tu saches ?
– Hié ! Bijou ! fit le rustre en détachant son cheval. Puis il répondit :
– Demain, pour sûr, not’ maître, et aujourd’hui aussi… C’est-il vous qu’êtes monsieur Antoine ?
– Parbleu ! répliqua André.
Le paysan avait un bon bonnet de coton blanc ramené sur les yeux.
– Faut bien savoir, reprit-il paisiblement. Demander n’est pas offenser.
Il ôta son bonnet, ce qui ne le décoiffa point, car il en avait deux l’un sur l’autre ; il ôta sa blouse, ce qui ne montra point sa chemise, la blouse était double comme le bonnet. Il tendit le tout à André avec un pantalon de toile brune, qu’il portait roulé sous le bras. En un clin d’œil André eut dépouillé son costume de prisonnier et fait sa toilette.
Le paysan le regardait en bâillant.
– C’est de remettre Bijou à Dives, chez Guillaume Menu, dit-il en tendant la bride à André qui sauta en selle. La marée est à neuf heures ; la barque sera là au bord de l’eau. Y a-t-il pour boire ?
André lui jeta une pièce d’argent, et le paysan ôta son second bonnet en disant :
– Bon voyage, not’ maître !
Ce matin, les gendarmes à cheval galopèrent sur toutes les routes des environs de Caen. Ils ne trouvèrent rien sinon les populations en deuil qui revenaient sans avoir vu la guillotine. Bijou était un rude bidet. À neuf heures, il mangeait l’herbée au râtelier de Guillaume Menu, à Dives. Le vent d’amont soufflait toujours. Une barque de pêche courait déjà grand largue au-delà des grèves, et gouvernait à ranger les rochers du Calvados. André s’asseyait à l’arrière ; il était là chez lui, parce qu’il avait demandé au patron de la barque : Fera-t-il jour demain ?
Jersey, Saint-Hélier, 25 décembre 1825. – Bonne année, Julie, voici la Noël. Le petit a-t-il mis ses souliers dans la cheminée hier soir ? Quels joujoux Jésus lui a-t-il rapportés ? Moi, j’ai mes étrennes, Julie ; Noël m’a donné ce que je cherchais depuis longtemps : un messager sûr qui te remettra le paquet de mes lettres. Je me tins à quatre, en quittant la France, au mois d’août dernier, pour ne pas confier mon journal de prisonnier au brave paysan qui me fournit une monture. Mais je fis bien de résister à la tentation. De près ou de loin, ce paysan appartenait à une confrérie dont mes lettres te parlent bien souvent. Il était là, ce paysan, par les ordres de l’homme qui fut notre perte et qui m’a sauvé sans le savoir.
Depuis une semaine, je cherchais avec plus d’ardeur encore qu’à l’ordinaire le messager qui doit mettre un baume sur la blessure de ton pauvre cœur. Dimanche dernier, en effet, il m’est tombé sous la main un journal français du mois de septembre. Je lis avec avidité ; tout ce qui vient de France me parle de toi.
Juge, cependant, ce que j’ai éprouvé en lisant mon nom, notre nom, imprimé dans cette feuille qui se publie à Paris. J’ai eu comme un éblouissement. Puisqu’on parlait de nous, c’était sans doute pour dire que le bandeau était tombé des yeux de nos juges.
Ma pauvre chère femme, ce n’était pas notre réhabilitation ; je dis notre, car tu étais accusée comme moi, et comme moi tu as été condamnée. C’était tout uniment l’annonce de ma mort.
Un fait divers, comme on appelle cela.
Et j’ai songé tout de suite que tu avais pu lire ce fait divers, que tu avais dû le lire au moment où le journal s’imprima, c’est-à-dire au mois de septembre, et que, depuis plus de trois mois, tu me crois mort peut-être.
Si j’avais su… Mais peut-être aussi les autres journaux n’ont-ils pas répété cette nouvelle insignifiante.
Peut-être… En attendant, je souffrais le martyre, et si je n’eusse pas trouvé le messager qu’il me fallait, je serais parti pour Paris, au risque de tout perdre. Car il y a des craintes qui sont en moi et que je ne t’ai dites qu’à demi. Lambert, ce malheureux qui fut un instant mon compagnon, m’avait fait une demi-révélation. Notre bourreau te connaissait ; il t’avait vue souriant à notre petit endormi ; il te trouvait belle…
Mais que je te dise, car je ne veux pas rester sur une pensée qui me rend fou, que je te dise ce qu’il y avait dans le journal français du mois de septembre.
Ce démon, Julie, je le connais. C’est celui qui… Mais le reconnaîtrais-tu, cet insulteur de nuit ?… Il pourrait, à Paris, s’approcher de toi sans exciter ta défiance. Le malheur est sur nous. J’ai fait un rêve horrible.
Ah ! nous avions bien deviné ! la distance est longue de Caen à Sartène, mais le malheur a des ailes !
Et voilà que je parle encore de ce que je voudrais taire ! C’est du journal qu’il s’agit. Le journal raconte la double tentative d’évasion, dont tu trouveras la vraie relation dans mes lettres. Il rapporte les faits à sa manière, selon la physionomie du résultat, et après avoir constaté que le cabaretier Lambert devait être exécuté le lendemain, il ajoute :
« Selon les apparences, les deux condamnés avaient pu s’entendre à travers la muraille qui séparait leurs cachots. Chacun avait son rôle. L’assassin Lambert s’était chargé de percer le mur en pierre de taille et de fournir la corde ; le voleur Maynotte avait scié les barreaux de sa fenêtre donnant sur le préau n° 2. On s’étonne que de tels faits aient pu se produire sous la surveillance des gardiens. Une enquête administrative est ouverte, et justice sera sévèrement rendue. Le nommé Louis, employé à la geôle et gardien d’André Maynotte, a été mis sous clef, le lendemain de l’évasion.
« On pense qu’André Maynotte, plus jeune et plus dispos, tenta le premier la descente. Il parvint sans encombre jusqu’au sol du préau et put franchir les deux enceintes ; Lambert, beaucoup plus lourd, se suspendit le second à la corde, déjà fatiguée ; le poids de son corps la rompit au ras de la fenêtre, et le malheureux fut précipité d’une hauteur sans doute énorme, car on trouva le lendemain son corps littéralement écrasé. Quant à Maynotte, toutes les recherches de la police ont été vaines pendant plusieurs jours ; le succès de son évasion semblait être un fait accompli, lorsqu’une dépêche du maire de Dives, arrivée à Caen samedi soir, est venue prouver une fois de plus l’action directe de la Providence.
« On avait des raisons de croire que Maynotte avait pris la route de la mer pour tenter le passage en Angleterre. Des détachements de gendarmerie avaient été dirigés sans résultat aux embouchures de l’Orne et de la Dive, et, chaque jour, les abords de la côte étaient fouillés avec un soin minutieux. On apprit ainsi qu’un homme à cheval était parti de Caen, le matin de l’évasion, que le bidet avait été remisé chez Guillaume Menu, métayer au bourg de Dives.
« L’homme avait un pantalon de toile brune, une blouse grise et un bonnet de coton blanc.
« Or, sur les grèves de la Divette, samedi matin, un cadavre a été trouvé, la figure mangée, il est vrai, et le corps terriblement mutilé (les marsouins sont en troupes le long de la côte, cette année), mais revêtu de lambeaux qui avaient été un pantalon brun, une blouse grise et un bonnet de coton blanc. Tout porte à croire que Maynotte (André), le hardi malfaiteur, avait détaché quelque barque aux environs et qu’il a trouvé la mort en essayant de passer en Angleterre. »
Julie, ceci peut être un bien, car on ne poursuit pas les morts. Mais qu’as-tu pensé, toi, ma femme chérie ? Oh ! si tu as vu cela, que de larmes ! car tu m’aimes, j’en suis sûr ! C’est mon dernier bien que cette certitude. Je me souviens de tes adieux.
Depuis dimanche, je ne vis pas. Il faut que je te parle, il faut que tu m’entendes. Béni soit celui qui m’a envoyé enfin un homme en qui je puis avoir confiance ! Il a nom Schwartz et ce nom d’abord m’a fait peur, mais plaisir aussi, car il me rappelait notre chère maison de la place des Acacias. La première fois qu’il entra chez mon patron (je suis ouvrier chez un arquebusier), ce fut pour acheter une paire de pistolets. Un débiteur qu’il vient poursuivre jusqu’ici avait annoncé de mauvaises intentions contre sa personne. Tout cela ne me plut pas. Ces peines que l’on se donne pour un peu d’argent m’étonnent toujours.
Te souviens-tu ? Il y avait aussi un Schwartz sur l’impériale de la diligence, le soir de ton départ. Un pauvre voyageur avec un tout maigre paquet… Mais on trouve tant de ces Schwartz ! Ce ne peut être le même ; celui-ci affirme qu’il n’a jamais été à Caen et il est riche. Je ne sais pourquoi je pense à ce voyageur au maigre paquet. Il était venu la veille chez notre voisin, le commissaire de police. Si petits qu’ils soient, tous les événements de cette journée me paraissent énormes. Je les ai mis tous ensemble dans ma mémoire ; je les y garde en tas, mais je les rangerai ; une heure viendra où je me pencherai sur une piste, pour la suivre ardemment et jusqu’au bout ; je sens cela, j’ai du sang corse plein les veines. Et figure-toi que l’idée m’était venue une fois que ce pauvre voyageur de l’impériale, ce Schwartz, pouvait bien être l’Habit-Noir.
Toutes les idées du monde me sont venues tour à tour. Je cherche ! Mais voici une circonstance qui m’a réconcilié avec ce brave M. Schwartz ; s’il veut de l’argent, c’est pour épouser une femme qu’il aime. Il a fait la connaissance du patron et je les entends causer. Il aime, il veut tout l’or de la terre pour la reine de son cœur !
Je ne lui ai encore rien demandé ; mais je compte sur lui, car je le prendrai par son amour. Il part demain matin, je lui parlerai ce soir. Je préférerais de beaucoup t’envoyer tout mon cœur sans que le messager sût ton nom. Il ignorera en tout cas le lien qui nous unit, et j’ai encore jusqu’à ce soir pour résoudre mon problème. Tu trouveras cela en te jouant… toi, Julie.
En attendant, adieu. Je joins ici mon adresse. Je t’embrasse mille fois. Viens avec le petit ; j’ai des bras, vous ne manquerez de rien. Et réponds-moi surtout, réponds-moi vite. Je vais compter les heures. Je t’aime plus qu’autrefois. Bonne année !
Saint-Hélier, Jersey, 30 janvier 1826. – Ma chère femme, j’ai compté les jours ; trente-quatre longs jours. Deux fois, trois fois le temps de recevoir ma lettre et de me répondre ! Je t’ai envoyé tout ce que j’avais écrit depuis six mois ; tout ce que j’avais pensé, tout ce que j’avais souffert. N’as-tu donc pas reçu le paquet ? Ce M. Schwartz avait bien promis pourtant !
Il y a peut-être de ma faute. J’ai hésité la moitié d’une année avant de t’adresser une ligne, et quand il ne m’a plus été possible de résister à la passion que j’avais de te parler enfin après un si long silence, j’ai frémi jusqu’au fond de mon cœur. Tu es condamnée ; la moindre imprudence pourrait te coûter la liberté. Et, pour te conserver la liberté, j’ai si cruellement souffert ! Aussi, je n’ai pas osé aller franchement. Je ne me défiais plus de ce M. Schwartz, qui semble être un bon jeune homme ; mais quand il s’agit de toi, je ne ferais pas fond sur mon propre frère !
J’ai pris des biais. Je ne crois pas que je sois bien habile. J’ai multiplié les obstacles. M. Schwartz ne sait pas à qui il porte les lettres. J’avais inventé une mystérieuse combinaison, qui serait trop longue à t’expliquer et que je trouve absurde maintenant, plus absurde de jour en jour, à mesure que le temps s’écoule et que je ne vois point ta réponse venir. Fallait-il t’exposer, cependant ? Je ne sais pas si j’étais aussi malheureux que cela dans ma cellule de la prison de Caen !
J’aurais dû aller à Paris. Paris est grand ; on s’y cache mieux que partout ailleurs. Je t’aurais retrouvée, nous serions réunis. Qu’est devenue ma lettre ? Ce Schwartz est-il galant homme ? Ne t’a-t-il point trouvée ? Car jamais, oh ! jamais, dans mes heures de désespoir et de folie, je ne vais jusqu’à te soupçonner, ma femme ! J’ai foi en toi, c’est mon dernier refuge.
L’idée que tu as reçu mes lettres et que tu auras négligé de me répondre ne me vient même pas. Elle me tuerait, si elle venait.
Voilà deux jours que je garde la chambre. Je n’ai pas de maladie déclarée, mais je suis très malade. La peur me prend de mourir sans te revoir. Mon patron a de grandes bontés pour moi. Si je voulais, il me prêterait bien l’argent qu’il faut pour aller en France.
14 juin 1826. – Rien de toi, Julie. J’ai été bien près de la mort. Je m’éveille après un sommeil qui a duré des mois. Que ne suis-je mort dans cette fièvre où j’oubliais ! Ah ! Je t’ai revue et je t’ai eue encore entre mes bras… Rien de France ! Rien ! rien ! Me voilà si faible que je ne peux même plus songer à entreprendre un voyage. J’ai peine à me convaincre : c’était il y a un an ; nous sommes à l’anniversaire de notre malheur. Un an ! Que fais-tu ? Qu’es-tu devenue ? Parfois, je te vois morte ! Que Dieu me donne donc la force de partir !
3 juillet. – Julie, la maladie m’a repris. Ces trois ou quatre mots que je viens d’écrire ont épuisé ma force ! Viens, oh ! viens. Je t’aime.
8 septembre. – Rien de toi ! Je suis debout. J’ai pu marcher hier jusqu’au rivage. Mon regard cherchait la côte de France. J’ai là toutes mes lettres sur mon cœur. Je les écris pour te les envoyer, mais ce serait te perdre. Les lettres ne valent rien ; elles amusent tout au plus mon angoisse. J’irai.
12 septembre. – Julie, je pars. Dans quelques jours tu seras dans mes bras ! Je pars, j’espère, je t’aime ! Voici la première heure que je vis depuis douze mois !
C’était dans la seconde moitié du mois de septembre. L’aube se levait sur la place des Acacias, dont les tilleuls jaunis avaient déjà leur toilette d’automne. Un brouillard léger se jouait au ras du sol, et jetait comme une gaze au-devant du regard ; mais le ciel bleu, irisé de nuages nacrés, promettait une belle journée.
Toutes les maisons dormaient à l’entrée de la place solitaire. Parmi le crépuscule douteux, le père Bertrand allait, éteignant les réverbères.
Il y avait un homme assis sur le dernier banc de la place des Acacias, à quelques pas de la dernière lanterne allumée. La tête de cet homme se cachait sous un large chapeau de paille, et une balle de colporteur était auprès de lui.
– Eh ! l’ami, dit le père Bertrand, ça coûte moins cher ici qu’à l’auberge !
L’homme ne répondit point.
– Quand vous êtes arrivé, poursuivit Bertrand, bavard comme tous les solitaires, les auberges étaient peut-être fermées ? D’ailleurs, il n’y a pas d’affront, l’ami. Dans une heure les cabarets vont ouvrir.
Ce disant, il posa l’éteignoir sur la mèche de la lanterne. La place resta éclairée par une lueur grise et uniforme. Le brouillard s’épaississait et montait. Bertrand s’appuya sur sa perche.
– Chaque fois que j’allume ici ou que j’éteins, reprit-il, ça me fait quelque chose. Dans cent ans d’ici, c’est sûr, si je vivais, je me souviendrais de ce que j’ai vu sur ce banc-là.
Bien souvent déjà le père Bertrand avait débité cette manière de préface qui amenait, d’ordinaire, la question obligée :
– Qu’avez-vous donc vu, père Bertrand ?
Le porte-balle n’était pas curieux, car il ne fit point de question. Le père Bertrand fut obligé de s’écrier :
– Ah ! ah ! vous avez bonne envie de savoir ce que j’ai vu, l’homme, pas vrai ? Ça n’est pas un secret. Je peux bien vous le dire, quoique je ne vous connaisse ni d’Ève ni d’Adam, non. Comme quoi l’assassin Maynotte et sa femelle étaient assis là, la nuit du vol : je dis à la place même où vous êtes. Deux beaux brins, quoique ça : l’homme dans les vingt-cinq, la femme toute jeune et qui faisait courir les écervelés. Pour lors, je m’avançai, pensant bien que c’était une machine d’amourette. Ah ! ouiche !… Il s’agissait d’argent et pas d’amour !… Ils comptaient les billets de banque ; il y en avait autant que de pages pour faire un livre, et l’effrontée ne se gênait pas pour dire : « C’est les quatre cent mille francs de la caisse Bancelle… »
Il s’interrompit pour juger de l’effet produit par son récit. Le porte-balle était immobile comme une pierre.
– Comme quoi, poursuivit le père Bertrand avec une certaine rancune, vous n’êtes pas du pays puisque ça ne vous émoustille pas plus que ça. La caisse valait cher ; elle venait de Paris. Il y avait une attrape pour pincer les voleurs ; justement le brassard de chez les Maynotte fut trouvé pris dans l’attrape… dites donc ! Il m’avait fait la politesse d’une chopine de vin, mais ça ne m’empêcha pas de parler… Comme quoi je suis l’auteur que la justice a pu venger de la société.
Ici, le père Bertrand, toujours appuyé sur sa perche, se redressa avec un légitime orgueil.
– Vous n’êtes pas du pays, l’homme, continua-t-il, ça se voit. Vous m’auriez crié tout de suite : Vous êtes donc le papa Bertrand, vous ! étant connu comme le loup blanc, depuis le rôle important que j’ai joué dans l’affaire. Vingt ans de travaux forcés, rien que ça ; j’entends pour les Maynotte, dont la donzelle était… je ne sais plus le mot, mais ça veut dire qu’on s’est poussé de l’air… et l’argent aussi était dans ce pays-là… Comme quoi, rasés net, les Bancelle !… Ah ! mais, dans le temps, ils avaient hôtel à la ville, château à la campagne et carrosse, s’il vous plaît… C’est bien fait… Et qu’on dit qu’ils cherchent leur pain à présent… Qu’est-ce que vous avez là dans votre paquet, l’ami, hein ?
Au nom de Bancelle, la tête du porte-balle s’était inclinée sur sa poitrine. Il répondit ainsi à la dernière question du père Bertrand :
– I don’t speak french, sir. (Je ne parle pas français, monsieur.) Ce bonhomme ferma le poing et enfla ses joues.
– Angliche ! s’écria-t-il. Savoyard d’Angliche : Il m’a laissé aller jusqu’au bout et j’ai causé pour le roi de Prusse.
Il s’éloigna tout en colère. L’étranger resta seul sur la place, toujours immobile et la tête penchée.
Le jour qui se faisait peu à peu passa sous les vastes bords de son chapeau, éclairant une figure pâle et tristement fatiguée. Il y avait beaucoup de gens dans la bonne ville de Caen qui, à l’aspect de cette figure, se fussent demandé : Où donc l’avons-nous vue déjà ? Mais à cette question bien peu auraient pu répondre, car chacun eût perdu son temps à interroger des souvenirs lointains, négligeant la mémoire d’hier où était justement le mot de l’énigme. D’ailleurs, André Maynotte était mort noyé ; on avait retrouvé son corps sur les grèves de la Divette.
L’étranger tenait ses genoux dans ses mains jointes. Il regardait droit devant lui. Les derniers tilleuls de la place se perdaient dans la brume, qui voilait les maisons. C’était sur ces maisons, pourtant, que se fixait le regard de l’étranger, sur l’une au moins ; on eût dit qu’il la voyait au travers du brouillard.
Il songeait profondément, et parfois ses lèvres blêmes s’agitaient avec lenteur, prononçant des paroles qui n’appartenaient pas à la langue anglaise.
Il disait : C’était là ! mon Dieu ! mon Dieu !
Vers six heures, quelques rares passants commencèrent à traverser la place des Acacias ; un rayon de soleil levant perça la brume et dessina l’humble façade de la maison.
Un sourire mélancolique vint aux lèvres de l’étranger.
Le loueur de chevaux Granger ouvrit le premier sa devanture, puis les volets du premier étage battirent avec fracas, et Mme Schwartz, en cornette du matin, s’accouda au balcon avec Éliacin.
L’étranger attendit jusqu’à sept heures, mais l’autre boutique, sur l’enseigne de laquelle on pouvait lire encore le nom de Maynotte, ne s’ouvrit pas.
À sept heures et demie, l’étranger remit sa balle sur son dos et s’éloigna dans la direction de la basse ville. En route, il n’essaya point de débiter sa marchandise, et fit comme s’il était venu à Caen uniquement pour s’asseoir sur ce banc de la place des Acacias et contempler de loin cette boutique aux contrevents fermés qui portait sur son enseigne le nom de Maynotte.
Il s’arrêta pourtant une fois entre le quartier Saint-Martin et le pont de Vaucelles. Ce fut aux abords de la préfecture, devant une maison isolée aux abords d’un jardin. Deux enfants criaient et jouaient dans l’herbe, derrière les lilas. L’étranger s’approcha de la modeste grille et regarda. Pendant que les enfants jouaient, leur père, assis sur une chaise rustique, feuilletait des papiers judiciaires, et la jeune mère brodait en surveillant les petits. Chez le conseiller Roland, on était matinal.
Le visage pâle de l’étranger eut un bon sourire. Malgré lui, sa main fit un geste qui ressemblait à une bénédiction. Et il passa. Au-delà du pont de Vaucelles, son œil rêveur suivit la route de Vire qui montait tortueusement la pente douce et dominait les grasses prairies de l’Orne. Il dit encore d’une voix tremblante :
« Ce fut par là… »
Un tilbury franchit le pont, le tilbury de M. Granger, attelé d’un cheval noir qui galopait comme un tourbillon. Le tilbury contenait un jeune couple : des amoureux ; l’étranger coupa court, et se perdit dans un nuage de poussière sur la route de Vire.
Il s’assit et appuya sa tête contre ses mains…
– Black ! murmura-t-il.
Deux larmes roulèrent sur ses joues.
À une lieue et demie de Caen, dans les terres sur la droite de la route d’Alençon, il y avait un petit bien enclavé entre les territoires de deux ou trois puissantes métairies.
La maison exiguë, proprette, ouvrait sa porte sur le chemin vicinal, dont elle n’était séparée que par une haie d’aubépine. À droite et à gauche, le jardin montrait ses carrés de légumes, derrière un rideau éclatant de roses trémières en pleines fleurs. Par-derrière, on voyait les pommiers du verger qui pliaient sous les riches faix de leurs fruits. Deux pieds de vigne et un rosier, tous trois à haute tige, décoraient la façade de la maison, protégés avec soin par un vêtement de planchettes, depuis le sol jusqu’au toit. Le rosier formait un gros bouquet entre les deux fenêtres, et chacun des pieds de vigne supportait une véritable guirlande de grappes énormes.
C’était le logis de Madeleine, la nourrice.
Madeleine était au champ, derrière le verger, à piocher ses pommes de terre ; le mari travaillait pour quelque métayer voisin ; la vieille mère filait son rouet en surveillant la marmite, et le petit jouait dans la poussière devant la pierre du seuil. Des deux côtés de la brèche, deux chevaux de gendarmes étaient attachés, broutant gravement les jeunes pousses.
Car tout cheval qui a l’honneur d’appartenir à la gendarmerie prend incontinent les allures paisibles et fières qui distinguent cette arme d’élite.
Le brigadier et son gendarme, assis à la table, buvaient voluptueusement une écuellée d’honnête cidre. Le gendarme écoutait ; le brigadier racontait des choses curieuses.
– Le coupable, disait-il, non sans élégance, le coupable se cache parfois momentanément sous les divers déguisements de l’innocence, colporteur ou bourgeois, voyageant pour son plaisir ou pour ses propres affaires, qu’il fait dans l’intérêt de sa famille. Il m’est arrivé dans l’aurore de ma carrière, n’étant pas encore gradé comme depuis lors, de croiser le malfaiteur face à face sans qu’il m’inspirât le moindre soupçon contraire à ma sécurité. Maintenant, j’ai tellement acquis le fil de l’expérience qu’il serait difficile, malgré toutes les ruses qu’ils inventent, de me faire croire que les nues sont de peau de veau. Le métier demande d’être attentif et d’avoir toujours l’œil américain, fixé sur les circonstances les plus insignifiantes. L’honnête homme ne s’affronte jamais que vous lui exigez ses papiers avec politesse, sauf la conjecture où il peut se trouver en rupture de ban ou des positions qui ne sont pas régulières, auquel cas particulier…
– Brigadier, interrompit le gendarme, en voilà un de particulier qui va à travers champs là-bas sous le déguisement du colporteur, Notre homme de la place des Acacias venait en effet par la traverse. Il s’arrêta de l’autre côté de la route, sur le talus du champ de blé qui la bordait, et jeta un long regard à l’enfant.
– Étant nouveau avec moi, dit le brigadier à son subordonné, je ne serais pas fâché que vous me fournissiez une preuve palpable de votre capacité, Manigot. Allez au commandement !
Quand l’étranger vit Manigot sur le pas de la porte, il descendit le revers du talus et demanda :
– N’est-ce point ici la maison de Madeleine Brebant ?
En parlant, il regardait toujours l’enfant. L’enfant leva la tête au son de sa voix, montrant de grands yeux bleus, qui souriaient sous sa chevelure blonde ; mais la vue de l’étranger ne l’intéressa point, et il se reprit à remuer des cailloux dans la poussière.
Le gendarme Manigot fit quelques pas en avant et d’un ton plein d’aménité :
– On cherche comme ça, dit-il, dans le canton, un quelqu’un de vagabond qui a commis le crime d’incendie en communiquant le feu volontairement, par suite de malveillance, aux meules de Jean Poisson, commune de Coville, ici près. Faites-moi l’amitié de m’exhiber vos papiers, dans votre intérêt et celui de la sûreté publique.
L’étranger atteignit aussitôt son portefeuille et mit entre les mains du gendarme un passeport au nom de Antoine Jean, colporteur, visé tout récemment à la mairie de Cherbourg.
– Laissez aller, commanda de loin le brigadier qui avait écouté le signalement épelé à haute voix. C’est conforme.
L’étranger était tout auprès de l’enfant qui le regarda encore et dit :
– Celui-là marche sur mes pierres.
La voix de l’enfant fit monter le rouge au front de l’étranger. Il passa le seuil et demanda où était la femme Madeleine. La vieille mère lui indiqua la porte du clos. Madeleine travaillait au grand soleil, la tête enveloppée d’un mouchoir ; elle avait bonne santé, bonne conscience ; elle chantait à toute gorge un refrain du pays. Quand elle vit le porte-balle sortir du verger pour entrer dans le champ, elle s’écria :
– Vous avez perdu votre peine, l’ami, j’ai des aiguilles, du fil et de la toile.
L’étranger avançait sans répondre. À force de le regarder, Madeleine pâlit.
– Malheureux homme, est-ce vous ? balbutia-t-elle en laissant aller sa piochette.
Puis, reculant de plusieurs pas et se signant :
– M. Maynotte est mort pourtant, oui bien ! ajouta-t-elle avec un superstitieux effroi. Tout le monde dit ça, et ceux qui savent lire l’ont vu moulé sur les journaux !
Le porte-balle avançait toujours. Madeleine mit ses deux mains au-devant de ses yeux.
– S’il faut des messes… commença-t-elle d’une voix qui devenait tremblante.
Car c’était une courageuse femme, mais qui n’avait de vaillance que contre les vivants.
– Madeleine, dit André qui s’arrêta près d’elle, je ne suis pas mort. Vous pouvez me toucher si vous voulez…
– Moi, vous toucher ! s’écria-t-elle avec horreur.
– Madeleine, reprit André d’un ton doux et résigné, je ne mérite pas de faire ainsi horreur aux bonnes gens. Je suis innocent, je vous le jure !
– Eh ! affirme aussi, pensa tout haut Madeleine qui laissa son regard glisser entre ses doigts disjoints. Et après tout, il faisait beau soleil. Les frayeurs ne tiennent pas par le grand jour. Madeleine murmura :
– Je ne suis pas juge, monsieur Maynotte. Que le bon Dieu ait compassion de vous !
Puis, saisie d’une autre terreur contre laquelle ne pouvait rien le beau soleil :
– Mais, malheureux homme, malheureux homme ! s’écria-t-elle. On cherche l’incendiaire des meules à Poisson. Il y a des gendarmes plein le pays ! S’ils vous rencontraient…
– Les gendarmes sont chez vous, Madeleine. Je viens de leur parler.
– Ah !… fit la nourrice, qui resta bouche béante, chez nous ! les gendarmes ! Et vous leur avez parlé !… Prenez par là pour vous en retourner, monsieur Maynotte… (elle montrait les derrières de son clos), car ils demandent les papiers de tout le monde.
– Ils m’ont demandé mes papiers, Madeleine.
– Ah ! Dieu de bonté, s’ils vous avaient arrêté dans ma maison !
– Il faut que vous sachiez cela, Madeleine, pour ne plus m’appeler M. Maynotte. J’ai pris un autre nom…
– Ah !… fit pour la troisième fois la nourrice. Elle aussi ! Elle aussi !
Elle détourna les yeux.
– Vous êtes bien changé, reprit-elle.
– Oui, prononça tout bas André, bien changé ! Mon petit ne m’a pas reconnu.
Sa paupière était mouillée. Le bon cœur de Madeleine se serra.
– Est-elle venue ? demanda André après un silence.
– Oui, répondit la bonne femme, elle est venue trois fois.
– Rien que trois fois, murmura André.
– Paris est loin et l’affaire n’est pas oubliée ici.
– N’a-t-elle pas montré l’envie d’emmener l’enfant ?
– Jamais. Elle sait que l’enfant est bien chez nous.
– Bonne Madeleine, que Dieu vous récompense !
André sembla hésiter, puis il demanda d’une voix altérée :
– Vous a-t-elle parlé de moi ?
– Jamais, répondit encore la nourrice.
André chancela et fut obligé de s’asseoir sur le sac aux pommes de terre. La nourrice eut pitié.
– Mais, ajouta-t-elle, son vêtement parle pour elle. Elle est en grand noir.
– Merci, balbutia André. Je suis bien las, mais il faut que je reprenne ma route. Je veux voir Julie. J’ai fait bien des lieues pour cela.
Nous l’avons dit : Madeleine avait pitié. Mais elle était de Normandie.
– Est-ce que l’argent est avec elle à Paris ? demanda-t-elle. Une expression de véritable désespoir parla dans les yeux d’André Maynotte, qui répliqua en un gémissement :
– Et pourtant, vous nous connaissiez bien, Madeleine !
– Comment qu’ils nommaient cette machine de fer ? grommela celle-ci… le brassard ? Il y aurait eu cent témoins pour dire : M. Maynotte a fait le coup, j’aurais répondu : savoir ! savoir !… Mais le brassard !… Mais le brassard !… Aussi bien, tout ça ne me regarde pas car l’enfant n’est pas cause, le cher innocent !
André se leva.
– Je suis venu pour savoir où je trouverai ma femme, prononça-t-il d’un accent ferme et triste. Je ne vous en veux point, Madeleine ; les apparences étaient contre moi.
– L’adresse est à la maison, dans mon livre d’heures, répondit la bonne femme ; le nom de la rue à la première page, le numéro à la dernière. Vous trouverez le livre sur la fenêtre. Bon voyage, monsieur Maynotte… et si vous avez de l’argent de trop, on dit que la veuve et les enfants de M. Bancelle demandent la charité, à l’heure qu’il est, dans Paris.
André s’éloigna lentement, et la bonne femme se remit à piocher ses pommes de terre. En travaillant, elle pensait :
– Non, non, je n’aurais pas cru cela de lui dans le temps… Et tout de même il est devenu à rien !… Et si pâle !… Tout comme elle !… Bien mal acquis ne profite pas, c’est sûr… J’aime mieux qu’il ne revienne pas… ni elle non plus… quoique l’enfant n’est pas cause.
Le brigadier et son gendarme étaient partis à la recherche de l’incendiaire des meules à Poisson. André trouva le livre d’heures sur la fenêtre. Il le prit sous prétexte de montrer l’image du commencement au petit. À la première page, il y avait rue de la Sourdière, à la dernière se lisait n°21. André cacha une larme pendant qu’il embrassait le petit et partit, sa balle sur le dos.
À deux jours de là, vers dix heures du matin, à Paris, André, plus pâle encore et marchant avec peine, sortait de la cour des messageries et demandait la rue de la Sourdière au commissionnaire du coin.
C’était une belle journée de la fin de l’été. Paris vaquait à ses affaires matinales et semblait une ruche en travail. Étourdi, au milieu de ce mouvement inconnu, André allait le long de la rue Saint-Honoré, suivant les indications de l’Auvergnat ; il dépassa l’église Saint-Roch, dont le cadran bleu marquait dix heures et demie ; à l’angle d’une voie droite, étroite, solitaire, triste, il lut cet écriteau : rue de la Sourdière. Il s’arrêta. Une main d’acier lui serrait le cœur.
Et quelle était donc cette angoisse qui pouvait le saisir ainsi au moment de retrouver Julie ?
Cette rue de la Sourdière, où je n’ai jamais pu passer sans avoir le frisson, n’est ni infâme, ni précisément infecte, ni misérable, ni criminelle. Elle est terrible tout uniment, terrible de froid, d’abandon, de silence. C’est comme une oasis de la mort, au milieu des exubérantes vitalités qui l’entourent. Il y a là de très beaux hôtels perclus, des jardins qui moisissent ; le soleil passe au-dessus sans y rentrer, et chaque fois qu’une voiture égarée cahote sur son pavé, qui a cent ans, et qui est tout neuf, des créatures étranges, penchées à de mélancoliques balcons, regardent avec des étonnements chinois cette chose qui se meurt et qui fait du bruit. La voiture passée, les fenêtres se referment ; il y en a pour longtemps ; les araignées savent cela et raccommodent, pleines de confiance, leurs toiles, qui ne seront pas dérangées avant six mois. Son nom lui va bien ; elle est muette et sourde. Elle ne vient de nulle part ; elle ne mène à rien. Entre les deux rangs de ses maisons mornes, le ciel lui-même est en deuil et s’ennuie.
André n’était pas de Paris. Ce ne fut donc pas le désespérant aspect de cette nécrologie qui le fit reculer, mais il recula. Il recula et se replongea tout peureux dans les fracas de la rue Saint-Honoré.
Il n’osait plus. Son malaise avait désormais un nom dans sa conscience et s’appelait pressentiment. Il voyait grandir en lui un effroi qui était déjà de la folie et sentait sur sa tête la menace d’un affreux malheur.
Quel malheur ? N’était-il pas meurtri assez par les coups du sort ? Que pouvait-il craindre et quelle souffrance nouvelle pouvait s’ajouter à son martyre ?
Quand onze heures sonnèrent à l’horloge de Saint-Roch, il les compta machinalement des marches de l’autel de la Vierge. Il était entré sans trop savoir ; sans trop savoir, il pria, puis il réfléchit.
Il y avait un homme à qui il ne pouvait pas pardonner.
Un inconnu, c’est vrai ; mais il avait juré en lui-même d’employer, s’il le fallait, sa vie entière à le connaître.
Pourquoi ? pour se venger.
Et il y avait en lui quelque chose de plus fort encore que la vengeance, c’était l’amour.
André avait une frayeur, faut-il dire superstitieuse de cette condamnation prononcée par sa propre bouche contre ceux qui haïssent. Sa haine était juste, sa vengeance était légitime ; mais devant Dieu, il n’y a point de juste haine ni de légitime vengeance.
Selon la loi de Dieu, le pardon est un rigoureux devoir.
André s’interrogeait. Il avait demandé au ciel le talion ; il avait dit : « Ayez la même pitié que moi. » Et quelle pitié, si par hasard il eût trouvé en sortant, sur les degrés de l’église, l’homme qui avait pris tout son bonheur ? Si l’Habit-Noir, si Toulonnais-l’Amitié, car il n’avait que ces bizarres dénominations pour désigner l’objet de sa haine, s’était présenté à lui tout à coup et qu’une voix révélatrice eut crié à son oreille : « Le voilà ! »
Il n’est personne parmi les chrétiens croyants qui n’ait parlementé ainsi une fois en sa vie avec la Providence, discuté, marchandé pour ainsi dire et posé ses conditions. En Bretagne, les naïfs pèlerins disent à la bonne sainte Anne d’Auray : « Si tu fais ceci, je ferai cela. » C’est un marché. Pourquoi non ?
André Maynotte, profondément absorbé dans sa méditation, docile aux conseils de la prière, mais plaidant pour son droit humain, n’était pas un impie. Jacob aussi lutta contre le Seigneur.
Son front était mouillé, sa joue pâle ; il ne voyait rien de ce qui était autour de lui. Dieu le tenait, si l’on peut ainsi dire, et la question mystique se posait en sa conscience avec une extraordinaire netteté. Il y avait d’un côté sa haine, de l’autre son amour. Et André choisissait laborieusement, douloureusement.
L’espoir de se venger avait en lui déjà de terribles racines ; c’était une part de sa vie ; pardonner lui sembla d’abord quelque chose d’impossible et d’impie.
Mais la prière lui criait comme la voix d’un maître : foule aux pieds ta haine, Dieu te rendra ton amour !
L’église, tout à l’heure déserte, s’emplissait cependant. Il y avait un grand mouvement du côté de la sacristie, et les cierges s’allumaient à l’autel.
André ne prenait pas garde.
La fatigue des jours précédents l’affaissait. Il croyait méditer encore, et déjà un voile flottait autour de sa pensée. Le travail de la réflexion se faisait rêve peu à peu.
Il voyait la tête charmante de Julie, dont les beaux yeux souriants l’appelaient. C’était bien son amour. Entre elle et lui, un abîme se creusait qui était sa haine.
Des bruits couraient dans la nef où la foule curieuse s’entassait. L’orgue frappa un long accord.
Ce n’était pas jour de dimanche, pourtant, ni fête publique. Pourquoi ces cierges à midi ? cette musique ? cette foule ? André ne savait pas, et que lui importait ? Rêvant ou pensant, il se débattait à la fois contre sa passion et contre Dieu.
Non loin de lui, entre la sacristie et le calvaire, dans l’un des bas-côtés de la chapelle de la Vierge, un homme se tenait debout, dirigeant ses regards curieux vers la nef principale. Il y a longtemps que nous n’avons rencontré M. Lecoq, le commis voyageur en coffres-forts, qui avait fait un si beau cadeau à notre J.-B. Schwartz ; nous l’eussions néanmoins reconnu tout de suite à sa figure ouverte et crânement effrontée. Son costume de voyage était remplacé par une très élégante toilette de ville aux couleurs un peu hasardées. Il était là en curieux, évidemment, et il semblait guetter l’arrivée de quelqu’un.
De l’endroit où il était, il pouvait voir le milieu de la nef et surtout les abords de la sacristie, où les assistants commençaient à former une double haie au-devant de la porte.
La porte de la sacristie s’ouvrit à deux battants : une sorte de procession passa, puis la foule s’agita tout à coup immodérément ; un couple suivait les prêtres : des mariés, l’épousée en robe blanche, coiffée de la couronne de fleurs d’oranger, le fiancé en habit noir. Malgré la présence imposante du suisse, on monta sur les chaises. M. Lecoq ne put glisser qu’un coup d’œil au travers de la cohue. Ce fut assez, car sa prunelle brilla et ses lèvres eurent un singulier sourire.
L’orgue chantait. C’était une noce ; une noce riche. Dès que la noce fut placée, deux haies se replièrent, le long des bas-côtés, afin de regarder mieux. M. Lecoq, qu’il ne nous est pas permis de confondre avec les simples badauds, ne changea point de place et garda son sourire gaillard. Un instant, il resta immobile, les mains croisées derrière le dos, et sa large bouche ébaucha un bâillement ; mais, à cet instant même, ses yeux, tournés au hasard vers la chapelle de la Vierge, qui était vide, tombèrent sur André, agenouillé devant l’autel. Il tressaillit ; le rouge lui monta au visage, et, d’un mouvement instinctif, il fit deux pas pour se mettre à l’abri d’un pilier. De là, il glissa vers André un second regard cauteleux et rapide. Sa joue changea une seconde fois de couleur.
– De par tous les diables ! murmura-t-il avec un étonnement profond, c’est lui ! c’est bien lui ! Voilà une aventure !
Les précautions qu’il prenait étaient tout à fait superflues, car André n’était plus de ce monde et ne se rendait aucun compte de ce qui se passait autour de lui. La lutte qui avait lieu dans son cœur ne pouvait être incertaine ; sa haine était robuste et tenace, parce qu’il s’y mêlait une juste volonté de châtiment ; mais son amour était son être tout entier ; son amour devait vaincre. Noyé qu’il était dans ce rêve extatique qui n’était pas le sommeil, et d’où cependant la froide raison humaine semblait exclue, il revint tout à coup à la pensée de sa présence à Paris, sans que les objets extérieurs fussent pour rien dans ce réveil. Le but de son voyage, Julie, l’appela et chassa ses dernières incertitudes. Il joignit les mains dans une passionnée ferveur et dit à Dieu :
– J’oublierai celui qui m’a fait tant de mal. Je ne chercherai ni à savoir son nom ni à connaître son visage. Je ne me vengerai pas. Je promets cela et je le jure, afin de retrouver ma Julie, afin qu’elle m’aime toujours et que nous soyons heureux !
Il se releva, le cœur plein d’un calme extraordinaire. Que le fait semble ou non puéril, le pacte était conclu. Toutes les inquiétudes, toutes les angoisses qui avaient agité André pendant son voyage et depuis son arrivée à Paris disparaissaient. Littéralement, il venait d’acheter son bonheur.
Et, sa nature étant donnée, il avait payé un haut prix.
En se retournant, il vit l’heure, au cadran de la grand-porte. L’horloge marquait midi et demi. Il s’étonna du long espace de temps écoulé et n’eut plus d’autre désir que de quitter l’église pour se rendre enfin à la maison de Julie.
La route était toute tracée pour quelqu’un qui ne connaissait pas les particularités de Saint-Roch. La porte latérale, située auprès de la sacristie, ne semble nullement communiquer avec le dehors. André se dirigea vers la grand-porte donnant sur la rue Saint-Honoré.
Dès les premiers pas, lui qui naguère était entré dans une église déserte, il s’arrêta étonné à la vue de la foule qui emplissait les bas-côtés. M. Lecoq avait fait le tour du pilier pour ne point se montrer à lui et le regardait désormais par-derrière avec une avide curiosité. Il avait autour des lèvres ce sourire narquois qui semble dire : « Nous allons avoir la comédie ! »
André était à cent lieues de croire qu’on l’observait, à cent lieues aussi de penser que, le long de ces bas-côtés encombrés, un événement l’attendait qui pût exciter la curiosité d’autrui. Les gens qui étaient là debout causaient, et André traversa les premiers rangs sans prêter la moindre attention aux propos croisés qui bourdonnaient autour de ses oreilles. La première chose qu’il entendit fut ce mot :
– Pas le sou, monsieur Jonas, pas le sou !
Le mot était prononcé en forme de vigoureuse affirmation par une grosse femme sanguine, plaidant contre un homme doux et blême. La grosse femme ajouta, pendant qu’André essayait de faire le tour de sa rotondité :
– Et venue sans un sou, c’est certain ! Ni parents ni famille ! Leçons de guitare au cachet, quoi ! ça dit tout !
M. Jonas, homme maigre, occupant une de ces boutiques de marchandes à la toilette qui abondent dans le quartier de Saint-Roch, répondit :
– Sage comme une image, aussi, faut dire. Il en est assez entré chez nous pour nous demander ci et ça sur son compte. Elle aurait gagné ce qu’elle aurait voulu, plaisant aux hommes et se tenant roide.
Mme Coûtant, la grosse femme rouge, haussa les épaules.
– Affaire de cacher son jeu ! grommela-t-elle. Pour jolie fille, ça y est ! Mais la vertu ! une femme en a et en i, qui n’est ni propriétaire, ni rentière, ni marchande… Vas-y voir !
André parvint à dépasser Mme Coûtant, qui lui dit avec aigreur :
– On ne pousse pas dans les églises ! Il y en a plus d’un, ajouta-t-elle, qui viennent là pour s’approcher des dames !
– Ou pour entrer dans les poches, appuya M. Jonas.
– Elle est splendide ! déclara un jeune commis, guindé sur la pointe de ses pieds pour apercevoir la mariée.
Un homme sérieux et bien couvert, parlant au nom de la saine morale, éructa :
– Dans les affaires, il n’est jamais maladroit d’épouser une très belle femme.
– Farceur ! répliqua un sans-gêne.
André n’avait pas encore tourné la tête du côté de la nef. Le sens de tous ces bavardages glissait sur sa préoccupation. Il avait gagné un mètre ou deux péniblement, et se trouvait à la hauteur du maître-autel.
Deux paroles se croisèrent à droite et à gauche de lui, un chiffre et un nom. Il se sentit frissonner. À sa droite, on disait :
– C’est un homme de quatre cent mille francs ! À sa gauche :
– Vous ne connaissez donc pas M. Schwartz ?
La gaieté lugubre du proverbe défend de parler de corde devant les pendus. Quand la dent du malheur a mordu profondément un homme, il est une foule de mots, d’alliances de mots, de noms, de dates, de chiffres, qui sont pour lui ce qu’est la corde au pendu du proverbe.
Les Schwartz pullulent, et vingt fois par heure le chiffre quatre cent mille peut revenir dans l’entretien de deux financiers. Néanmoins, André s’arrêta pour regarder son voisin de droite et son voisin de gauche. Le nom le frappait deux fois, le chiffre faisait renaître une heure d’angoisse ; le nom et le chiffre réunis, supprimant Paris et les jours écoulés, le ramenaient à Caen et recommençaient son martyre.
Le voisin de droite lui était inconnu aussi bien que le voisin de gauche. Comme il restait tout ébranlé, un troisième assistant dit derrière lui :
– L’Alsacien en tenait ! Si la belle Giovanna l’avait refusé, il se serait fait sauter la cervelle !
Un nuage passa devant les yeux d’André.
Julie aussi avait nom Giovanna. Quelqu’un avait dit tout à l’heure « Une demoiselle en a et en i. » Le vrai nom de Julie, sa femme, qu’elle avait dû reprendre sur sa propre injonction, était Giovanna-Maria Reni.
Peut-on dire que ce fut une crainte ou un soupçon ? Quelle apparence ? André eut un rire d’enfant à qui l’on fait un conte impossible. Et pourtant il tourna les yeux vers la nef, pris, pour la première fois, par l’envie de voir. Entre lui et l’autel où s’agenouillaient les mariés, un large pilier s’interposait.
Schwartz ! quatre cent mille francs ! La somme exacte renfermée dans la caisse de M. Bancelle !
– Écoutez ! disait-on dans la cohue, écoutez !
Un silence se fit, en effet, parce que le suisse paraissait à la porte de la sacristie et frappait contre le pavé la hampe de sa pacifique hallebarde. Le prêtre prononçait son allocution… Schwartz ! On avait dit Schwartz ! – L’homme qu’il avait chargé de ses lettres, à Jersey, s’appelait aussi Schwartz.
– Ils s’écrivaient déjà, quand il a fait son voyage à Jersey, reprit le dernier interlocuteur.
André regarda celui-ci d’un air hébété.
– Écoutez ! écoutez donc ! fit-on parmi cette foule qui était au spectacle ; il a dit oui !
André n’entendit pas ce oui du fiancé ; mais, par contre, une voix, si faible pourtant qu’elle n’arriva pas jusqu’à ses voisins, frappa violemment son oreille. Sa tête plia entre ses deux épaules comme si un poids écrasant l’eût opprimé tout à coup. Il jeta un regard fou sur ceux qui l’entouraient, et se rua en avant, d’un élan furieux, pour arriver jusqu’à la grille, entre deux piliers. Là, on pouvait voir.
En repoussant à droite et à gauche avec une irrésistible brutalité les hommes et les femmes qui lui barraient la route, André, l’œil sanglant et la lèvre blanche, disait d’une voix étranglée :
– Ce n’est pas elle ! vous mentez ! vous mentez !
Paris a grand-peur des attaques d’épilepsie ; néanmoins, il s’attroupe volontiers à les regarder. C’est toujours un peu de comédie gratis, donnée en dehors des fêtes nationales. Il se fit autour d’André, instantanément, un cercle composé d’un seul rang de corps au-dessus desquels pendait une quadruple couronne de têtes. On constata qu’il écumait. Le suisse se mit en marche d’un pas processionnel pour sauvegarder le bon ordre. Mme Coûtant dit à M. Jonas :
– L’an dernier, au bal de Tivoli, un Anglais enragé a mordu trois vieux modistes et une levrette.
Mais bien longtemps avant que le suisse eût percé la foule, André avait atteint la grille. Ses deux mains crispées en saisirent les barreaux, et il dirigea un regard aigu, plein d’angoisse et d’espoir, vers la balustrade au-devant de laquelle les deux nouveaux époux s’agenouillaient. Il ne vit que l’homme, qui était bien J.-B. Schwartz. Un râle s’échappa de sa poitrine. Le prêtre était entre lui et la femme.
Il répéta encore une fois :
– Ce n’est pas elle !
Ce fut l’affaire d’une seconde. Le prêtre, ayant changé de position, cessa de masquer l’épousée, dont le visage mélancolique et merveilleusement beau sauta aux yeux d’André, comme un éblouissement, sous sa couronne de fleurs d’oranger.
Les deux mains d’André lâchèrent prise. Un cri déchirant s’étrangla dans sa gorge, et il tomba foudroyé.
À ce cri, Julie Maynotte, Giovanna-Maria Reni – ou Mme Schwartz, car ce dernier nom lui appartenait désormais –, leva la tête et regarda la place d’où le bruit venait.
Il y avait une tristesse profonde, mais tranquille, dans l’admirable langueur de ses grands yeux. Elle était belle comme autrefois. Plus belle…
J.-B. Schwartz, lui, le fiancé, car c’était bien notre pauvre Alsacien des premières pages de cette histoire, qui avait quatre cent mille francs et qui prenait pour femme cette merveilleuse créature, J.-B. Schwartz eut deux regards : l’un rapide et jaloux, qui enveloppa sa fiancée ; l’autre inquiet, qui glissa vers la grille.
J.-B. Schwartz avait peu changé. Ses traits gardaient leur dessin aigu et pauvre. Il avait pris, cependant, un peu de teint et de corps. Sa femme et lui ne virent rien, sinon un flux de têtes agitées. André, en effet, gisait inanimé sur les dalles.
L’épousée inclina de nouveau sa tête, et J.-B. Schwartz, croyant à un vulgaire accident, reprit la pose digne commandée par la circonstance.
C’était une noce riche. La nef, cependant, ne contenait pas une assistance très nombreuse ; la foule était surtout dans les bas-côtés, refuge des curieux. Encore, les gens qui garnissaient la nef n’avaient-ils pas physionomie de famille. Un Schwartz, devenu homme de quatre cent mille francs, ne manque pas de parents, assurément, ni d’amis non plus, mais ces parents et ces amis sont d’espèce particulière.
Quant à la belle fiancée, elle n’avait point d’entourage. Son nom de Giovanna Reni disait sa position d’étrangère. En somme, pour un Schwartz, notre Alsacien pointu osait là une alliance lamentablement romanesque. Il aurait pu épouser une jeune fille commerçante et un demi-million, pour le moins. On se le disait.
La cérémonie continua paisiblement, pendant que le suisse, aidé de quelques personnes obligeantes, relevait André pour le porter à la sacristie. M. Lecoq suivait à cinq ou six pas de distance, et semblait laborieusement se consulter.
Il avait eu la comédie espérée, violente dès sa première scène. Que voulait-il maintenant, et quelles pensées roulaient dans cette effrontée cervelle ?
La plupart des curieux s’arrêtèrent à la porte de la sacristie. M. Lecoq en franchit le seuil en repoussant de côté, d’un geste doux, les gens qui lui barraient le passage.
Il entra, marchant droit au groupe qui entourait le malade. Dans ce groupe, composé des plus humbles fonctionnaires de la sacristie, on bavardait :
– C’est la boisson !
– C’est le haut mal !
– Des fois, le besoin… commença une âme charitable.
Mais le suisse, sentimental et clément comme tous les guerriers de grande taille :
– Sans compter qu’on en voit fréquemment qui succombent par les peines de cœur, les jours de noce…M. Lecoq lui toucha le bras par-derrière et dit :
– Permettez !
On s’écarta, car c’était un ordre. M. Lecoq prit le poignet d’André et lui tâta le pouls.
– C’est un médecin ! fut-il chuchoté.
– Non, mes amis, répliqua M. Lecoq avec un bon sourire, je ne suis pas un médecin.
Il tira sa bourse et mit une pièce d’argent dans la main du suisse.
– Ce malheureux jeune homme est mon parent, ajouta-t-il. Une terrible maladie ! Une voiture, je vous prie, sur-le-champ !
Un des valets de la sacristie s’ébranla pour obéir. M. Lecoq ajouta :
– Je demeure ici près, rue Gaillon. Prenez une des voitures de la noce ; elle sera de retour avant la fin de la cérémonie.
Pendant l’absence du valet, M. Lecoq donna quelques renseignements bien sentis sur « la terrible maladie », et s’assura une popularité. Incidemment, il laissa tomber son nom et sa qualité d’associé de la maison Berthier et Cie, célèbre, entre toutes, pour la fabrication des coffres-forts.
La voiture venue, chacun aida à transporter André, toujours privé de sentiment. Quelques minutes après, André était couché tout habillé sur le propre lit de M. Lecoq, dans une chambre assez vaste, meublée avec un certain luxe, mais fort en désordre.
Ce M. Lecoq avait des côtés artistes ; on rencontrait chez lui une grande variété de pipes et beaucoup de poussière. S’il possédait un médicament spécial pour les syncopes de son prétendu cousin, il est vrai de dire qu’il ne se hâtait point d’en user.
Un soin plus pressant l’occupait. Il faisait l’inventaire des poches d’André : pauvre inventaire ! André ne possédait au monde que le passeport au nom d’Antoine et une vieille bourse, contenant trois pièces d’or.
M. Lecoq ne cherchait peut-être pas autre chose. À la vue du passeport, il eut un sourire pensif et tomba dans une profonde rêverie.
Pendant dix bonnes minutes, M. Lecoq réfléchit, puis il prit son chapeau et sortit, pensant tout haut :
– Il faut consulter le Père-à-tous !
André avait l’air d’un mort sur son lit. Le Père-à-tous, cependant, était-il un médecin ? Tant mieux, si le Père-à-tous était un médecin, car la syncope d’André durait toujours depuis une longue demi-heure.
M. Lecoq, marchant d’un bon pas, comme un gaillard bien portant qu’il était, mais sans courir, atteignit un fort beau logis de la rue Thérèse qui avait physionomie d’hôtel. M. Lecoq entra en habitué dans cette maison admirablement propre et bien tenue ; il n’obéit point à l’écriteau qui criait : Parlez au concierge ; il laissa sur sa droite un perron triste, montant à une porte close, et entra par une sorte de poterne bourgeoise, accédant à l’escalier de service.
Un valet, mis vénérablement, dont la tournure était presque monacale, lui fit un accueil grave et lui dit :
– Le colonel déjeune, monsieur Toulonnais. Le Père-à-tous était un colonel.
M. Lecoq monta. Dans cette maison, il n’y avait aucun bruit. L’air y flairait énergiquement le renfermé. Sur le palier du premier, un petit corridor s’ouvrait qui conduisait au maître escalier, large et noblement balustré de fer. M. Lecoq prit le petit corridor. Le valet, qui ressemblait à un frère convers, ne l’avait point suivi. Dans la vaste et belle cage du grand escalier, désert du haut en bas, la saveur de solitude devenait si forte qu’on eût dit un logis abandonné depuis cent ans.
M. Lecoq, ayant traversé le palier, losange de blanc et de noir, prenait le bouton de la seule porte qui fût pourvue d’une natte, lorsqu’un projectile d’espèce bizarre, partant de l’étage supérieur, décrivit une savante parabole et vint écraser son chapeau qui vola du coup à quatre pas. En même temps, un éclat de rire strident et court trancha le silence.
– Fanchette ! Enragé lutin ! gronda M. Lecoq en colère, vous me payerez cela !
Un second éclat de rire fit explosion. Une tête d’enfant, pâle et terriblement intelligente, apparut au travers des paraphes de fer forgé, dans un cadre énorme de cheveux noirs.
– Je me moque de toi, l’Amitié, dit une voix claire, piquante comme la pointe d’un canif ; grand-papa te renverra, si tu m’ennuies !
Le projectile était un gros vilain bouquet de fleurs passées, alourdi par l’eau qui le saturait. M. Lecoq avait peur de l’enfant, car il lui envoya un baiser.
L’enfant pouvait avoir dix ou douze ans ; c’était une fille. Elle était petite, mais formée, et sa blouse de toile grise, violemment soutachée de rouge, dessinait une adorable taille de femme en miniature. Ses traits aussi avaient seize ans, pour le moins. Ils étaient délicats, gracieux et hardis. Ce qui frappait surtout, c’était l’audace de deux yeux démesurément grands et brillants, illuminant la pâleur mate de cet étrange visage.
Au baiser envoyé, Fanchette répondit par un de ces gestes provocants dont abusent les gamins de Paris.
– J’ai un autre bouquet, dit-elle, gare à toi quand tu vas sortir ! Elle disparut. M. Lecoq poussa la porte. Un vieillard sec, maigre, et dont le visage jauni eût réjoui le regard d’un amateur d’ivoires antiques, était seul dans une vaste salle à manger. Il trempait avec sensualité des mouillettes de pain bis dans un œuf à la coque. Il n’y avait que cela sur la table couverte de toile cirée.
– Bonjour, colonel, dit M. Lecoq en entrant.
– Ma belle nièce est mariée ? demanda le vieillard au lieu de saluer.
– Le mariage est fait et parfait, répliqua M. Lecoq. Le colonel hocha la tête en signe de satisfaction.
– Joli jeune homme ! murmura-t-il. Et nous le tenons bien, hé ! l’Amitié ?
– Il y a du nouveau, dit M. Lecoq. Avez-vous fini votre déjeuner ? Le vieillard repoussa le coquetier.
– J’ai donné ma démission, répliqua-t-il avec un air de défiance. Si c’est pour affaires, adresse-toi au bureau.
M. Lecoq mit devant lui, sur la table, le passeport au nom d’Antoine (Jean).
– Bah !… fit le colonel, avec un étonnement profond. Puis, après un silence :
– Est-ce que ce bêta de Lambert est ressuscité ?
– Pas lui, patron, mais André Maynotte, l’armurier de Sartène, l’homme au brassard, le mari de votre belle nièce qui vient d’épouser J.-B. Schwartz en secondes noces.
Le vieillard se leva tout inquiet. Il était de grande taille, et son corps étique ballottait dans son costume complètement noir.
– Celui qui habitait, à la prison de Caen, poursuivit tranquillement M. Lecoq, la cellule dont vous aviez scié les barreaux dans le temps, celui qui doit avoir reçu les dernières confidences de Lambert, celui qui sait tout.
– Tout ? répéta le colonel, dont la taille se voûta de nouveau.
Il souriait. Il avait les traits aquilins jusqu’à présenter des courbes crochues, le front étroit, mais haut, le crâne fortement développé par-derrière. Sa bouche, déformée par l’absence de dents, donnait cette ligne sénile qui ressemble à une cicatrice. Ses paupières, longues et molles, recouvraient presque entièrement ses yeux, où brillait encore une vivace intelligence. Les vieux soldats sont faciles à reconnaître ; il n’y avait rien en lui qui expliquât ce titre de colonel.
– J’ai été cinquante-deux ans dans les affaires, déclara-t-il avec dignité, sans compter les histoires d’Italie, au bon temps. La justice ne m’a cherché querelle qu’une fois, et encore a-t-elle mis les pouces. Les barreaux peuvent avoir été limés par celui-ci ou celui-là : ce sont des enfantillages.
– Lambert connaissait la mécanique, prononça tout bas M. Lecoq. Les longues paupières du vieillard se fermèrent.
– On a déjà vendu la mécanique aux juges plus d’une fois, répliqua-t-il. Les juges ne veulent pas croire. Le Code est un outil dont ils pensent avoir le monopole. Et, après tout, si ce garçon nous gêne, il est déjà mort une fois.
Ceci fut dit d’un ton d’humeur.
– Qui s’inquiéterait de sa disparition ? murmura le colonel. Le décès d’André Maynotte a eu lieu à Dives ; tous les journaux l’ont constaté.
– Et il y a bien de la différence, n’est-ce pas, patron, entre commettre un meurtre ou laisser agir la nature ? Si personne ne se mêle de ses affaires, ce Maynotte dort pour ne jamais s’éveiller : j’en réponds.
Le colonel se prit à parcourir la chambre d’un pas ferme.
– Schwartz est du bois dont on fait les grands financiers, pensa-t-il tout haut. Il est mon parent maintenant. Il ne faut rien qui le gêne.
Puis, s’arrêtant tout à coup devant M. Lecoq, il ajouta :
– Où est ce Maynotte ?
– Chez moi.
– Endormi ?… tu as dis cela, ce me semble ?
– Non. Évanoui.
– Par quel hasard ?
En deux mots, M. Lecoq raconta la scène de Saint-Roch. Le colonel prit sur le dos d’un meuble une ample douillette de soie qu’il tendit à Lecoq. Celui-ci lui en passa les manches.
– Il ne faut rien qui gêne Schwartz, répéta le vieillard. Je compte plus sur ceux que je tiens que sur ceux qui sont avec moi. Schwartz, ce sera un grand financier. Je le garde pour ma dernière affaire.
M. Lecoq, qui était derrière lui, faisant office de valet de chambre, eut un sourire silencieux.
– Alors vous ferez encore une affaire ? murmura-t-il.
– Ai-je dit cela ? gronda le colonel avec humeur. Allons voir ton mort.
Comme ils se dirigeaient vers la porte, un bruit léger se fit sur le carré. M. Lecoq ouvrit la porte ; l’escalier était vide. Sous le vestibule, le vieux valet à tournure de frère convers vint coiffer son maître d’un chapeau à larges bords, et lui mettre aux pieds des socques. Dans la cour, il y avait maintenant un cocher qui lançait des seaux d’eau à travers les roues d’une voiture de bon style. On entendait les chevaux battre du pied dans l’écurie.
Le colonel et M. Lecoq sortirent à pied. Outre ses socques, le colonel avait un parapluie. Une minute après qu’ils eurent franchi la porte cochère, un tourbillon traversa la cour et s’élança dehors.
– Mademoiselle Fanchette ! cria le concierge.
– Je porte la visière de grand-papa, répondit-elle.
En effet, le tourbillon rieur et tapageur courait après le colonel en agitant un vaste abat-jour de soie verte. Mais, au détour de la rue Thérèse, le tourbillon s’arrêta.
Il est certain qu’un abat-jour, un parapluie et des socques ajoutent au respect qui se doit à la vieillesse. Le colonel était connu dans le quartier. Les gens de boutique le saluaient au passage.
Mlle Fanchette avait pris un air grave et suivait de loin, les yeux baissés. Aux regards interrogateurs des boutiquiers, elle répondait modestement :
– Je porte l’abat-jour de grand-papa.
La chambre de M. Lecoq était telle qu’il l’avait laissée ; il avait emporté sa clef. Une seconde demi-heure s’était écoulée. André Maynotte, étendu sur le lit, n’avait pas bougé. Le colonel lui tâta le pouls.
– Beau mâle ! murmura-t-il. Le jour où je lui vendis le brassard dans un lot de ferraille, il me dit : « Avec deux semaines de travail, j’en tirerai mille écus… » Pauvre diable !
Il lâcha le bras d’André qui retomba comme une chose morte, et dit avec un sourire de vieil enfant :
– C’était stylé, cette affaire de brassard !… montée de longueur… et bien attachée, hein, l’Amitié ?
– On n’en fait plus comme vous, patron, répondit M. Lecoq avec conviction.
Puis, prenant le bras d’André à son tour :
– Pensez-vous qu’il en revienne ?
– Pas tout seul, repartit le colonel froidement. Il y eut un silence.
– Combien de temps lui donnez-vous ? demanda encore M. Lecoq. Le vieillard consulta une montre épaisse qui devait dater du règne de Louis XVI.
– Le docteur est venu ce matin à la maison, dit-il avec lenteur, et il met du temps à guérir mon asthme, le cher homme ! En sortant de chez moi, il a pris la poste pour Fontainebleau, où M. de Villèle l’a fait appeler… Tu vas aller chez lui, l’Amitié ; tu le demanderas, tu feras du bruit, tu feras du scandale. Tu attendras son retour, tu l’amèneras à bride abattue…
– Il sera trop tard ! murmura M. Lecoq, qui perdait un peu de ses belles couleurs.
– Hélas, oui ! répondit paisiblement le colonel. Allons-nous-en.
– Mais, objecta M. Lecoq, il faudra constater le décès.
– Puisque tu auras le docteur…
– Mais l’état civil ?
Le colonel eut un sourire content.
– Quand je ne serai plus là, mes pauvres enfants, comment ferez-vous ? dit-il. Vous passez votre vie à vous noyer dans des crachats. Te voilà bien embarrassé, hein, l’Amitié ? Console-toi ; je me charge encore une fois de tout : ce sera ma dernière affaire.
Ainsi fut décidé le sort d’André Maynotte. Ils s’éloignèrent du lit, le colonel appuyé au bras de M. Lecoq, quand celui-ci s’arrêta tout blême et dit :
– Écoutez !
Une chaise venait de tomber avec bruit sur le carreau de l’antichambre.
La longue paupière du colonel vibra ; son œil morne eut une étincelle, et il prononça très haut, avec un accent de charitable émotion :
– Chez le docteur, mon garçon, et tout de suite ! Dieu veuille qu’il soit temps encore !
Ceci était pour les écouteurs. M. Lecoq, très inquiet, demanda :
– Qui est là ?
Un éclat de rire fut la réponse, ce même éclat de rire aigu et strident que nous avons entendu déjà une fois dans l’escalier de la rue Thérèse. Lecoq fronça le sourcil ; le colonel recula d’un pas et resta bouche béante. Le même nom était venu à leurs lèvres :
– Fanchette !
La porte de l’antichambre s’ouvrit brusquement. La petite fille parut sur le seuil, l’œil hardi et curieux, la tête haute et mutine. Son regard tourna autour de la pièce.
– Bon-papa, dit-elle avec un singulier mélange de douceur moqueuse et d’effrontée espièglerie, c’est la visière verte que j’apporte.
Puis, franchissant le seuil d’un bond, elle ajouta :
– Moi, je n’ai jamais vu de mort… Dis ! tu veux bien me montrer le mort, bon-papa ?
Le colonel était de ces hommes qui ne s’étonnent de rien, Il avait bravé en sa vie tous les dangers, excepté peut-être ceux qu’on rencontre sur le chemin de la gloire. Dans une confrérie de gens résolus froidement et absolument, il passait à bon droit pour le plus résolu de tous. Ce sang-froid l’avait fait chef d’un clan mystérieux qui vivait de guerre et qui vivait bien.
Mais on n’est pas parfait. Ce conquérant, dont la ténébreuse puissance tenait en échec la police de la Restauration, ce souverain, ce papa de la religion des bagnes, ce demi-dieu, fort par lui-même et par l’association énorme dont il résumait en lui les forces, devenait faible comme un enfant devant Mlle Fanchette, petite fille de dix ans, dont il était l’aïeul.
Il se tourna vers M. Lecoq, et, le voyant blême d’effroi et de colère, il sourit avec triomphe :
– Hein, l’Amitié ?… murmura-t-il. Quel démon ! Par où a-t-elle passé ? Y en a-t-il deux comme cela dans Paris ?
M. Lecoq haussa les épaules. Fanchette les regardait en face tour à tour. Ses grands yeux hardis brillaient étrangement parmi la pâleur de son visage.
– Range-toi, dit-elle à Lecoq, je veux voir le mort.
– Cela ne se peut pas… commença Lecoq.
La petite taille de Fanchette se redressa si raide que le grand-père eut un sourire d’orgueil.
– Quel démon ! répéta-t-il.
– Range-toi ! ordonna pour la seconde fois Mlle Fanchette. Comme Lecoq n’obéissait pas assez vite, les yeux de l’enfant brillèrent, et sa voix trembla pendant qu’elle disait :
– Grand-père est le maître, et tu n’es qu’un valet, toi, l’Amitié. Range-toi !
En même temps, elle l’écarta d’un geste de reine et passa. Lecoq fit un mouvement pour la retenir, mais le colonel joignit les mains, disant avec la naïve admiration des grands-papas :
– Où nous mènera-t-elle ? Ah ! quel démon !
La fillette était déjà en contemplation devant le mort. Au premier aspect, on eût pu croire que la vue du mort éveillait en elle un souvenir. Elle le considéra longtemps en silence, mais sans autre émotion apparente que la surprise.
– C’est drôle ! dit-elle, ça ressemble à ceux qui dorment !
– As-tu fini, Fanchette ? demanda le colonel.
– Non ! Explique-moi ; celui-là ne dort donc pas ?
– Si fait, chérie, repartit le vieillard dont la voix était grave malgré lui ; seulement, il ne s’éveillera plus jamais.
– Ah ! fit-elle. Plus jamais…
Sa tête s’inclina sur sa poitrine. Autour de son front et dans ses yeux, il y avait des pensées au-dessus de son âge mais sa parole était d’un enfant.
Involontairement, les deux spectateurs de cette scène suivaient sur son visage la marche de ses impressions.
– Il était tout jeune, reprit-elle. Je trouve qu’il était bien beau. Là-dedans, aucun symptôme de sensibilité ne se montrait. C’était purement une opinion. Et, pourtant, le caractère de sa physionomie changeait. Son regard, moins mutin, trahissait de vagues rêveries.
– Oui, oui, dit le colonel ; le pauvre diable était assez joli garçon. Elle se tourna vers lui, mais poursuivit son examen.
– Sortons, insinua M. Lecoq.
– Pas encore, fit-elle. Je ne me figurais pas que la mort était comme cela.
– Quel raisonnement pour son âge ! admira le grand-père.
– Il y a des cheveux blancs parmi ses cheveux noirs, reprit la fillette avec étonnement. Est-ce que les jeunes gens ont des cheveux blancs quelquefois ?
– Quand ils ont éprouvé beaucoup de chagrin… commença le colonel.
– Ah !, s’écria-t-elle en relevant la tête avec une soudaine colère, on lui a donc fait beaucoup de chagrin ?
– Allons ! trésor, allons ! ordonna le vieillard. Tu l’as regardé assez.
– Non, répliqua fermement Fanchette. J’ai ouï dire qu’on mourait de chagrin.
– Qu’est-ce que cela te fait ? voulut objecter M. Lecoq dont la mauvaise humeur augmentait.
Les yeux énormes de l’enfant se fixèrent sur lui.
– C’est toi qui lui as fait du chagrin ! prononça-t-elle tout bas avec un étrange accent de menace.
L’embarras naissait dans la contenance du colonel. Fanchette reporta ses regards sur le mort.
– Je suis fâchée d’être venue, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Je n’ai jamais été si triste de ma vie.
– C’est pour cela qu’il faut t’en venir, dirent ensemble ses deux compagnons.
– Non… je ne veux pas m’en aller… quelque chose me retient… Es-tu bien sûr, père, qu’on ne pourrait l’éveiller ?
– Quelle idée ! s’écria M. Lecoq. Et le vieillard, plus calme :
– Très sûr, petite fille. Fanchette soupira.
– Si j’essayais, pensa-t-elle tout haut. En lui faisant mal… bien mal !…
– On ne fait pas de mal à une pierre, dit M. Lecoq.
La fillette lui jeta un regard de rancune et demanda, en s’adressant à son aïeul :
– C’est vrai que les morts sont comme des pierres ?
– Tout comme, répliqua le vieillard.
Fanchette saisit le bras d’André. Ce contact lui donna un frémissement. Pourtant, elle murmura :
– Non, ce n’est pas tout comme ; les pierres sont froides et dures. Son teint s’était animé légèrement. Elle souleva le bras d’André à deux ou trois reprises ; la troisième fois, le bras d’André lui échappa et retomba inerte. Elle recula de plusieurs pas. Lecoq venait de dire au colonel, tout bas :
– S’il s’éveillait…
Le colonel, en sa vie, avait soulevé des montagnes. Dans le ténébreux pays où il était roi, la faveur n’existe pas. Chaque coquin vaut juste sa valeur vraie, et nous saurons bien quelque jour ce que valait au juste l’Habit-Noir, ce bandit déguisé en bon bourgeois.
Quoi qu’il en fût, cependant, et quoi qu’il pût faire, le colonel n’était pas capable d’emmener la petite Fanchette malgré elle, il fallait saisir l’instant.
Dès que Fanchette se fut éloignée du lit, M. Lecoq et le colonel s’emparèrent d’elle, disant :
– Voilà ce que c’est que de toucher aux morts !
Ils l’entraînèrent vers la porte. Fanchette se laissa faire sans mot dire. Les longs cils de sa paupière voilaient son regard incertain. Nul n’aurait su deviner quelles réflexions passaient dans cette petite tête qui jamais n’avait remué que des pensées d’espièglerie ou de caprice. À deux pas du seuil, elle s’arrêta et repoussa brusquement la main de M. Lecoq.
– Toi, s’écria-t-elle, je te déteste. Et sautant au cou du colonel :
– Bon-papa, bon-papa, je suis sûre qu’en le battant, on l’éveillerait !
– Chère follette ! balbutia le vieillard, ému par cette caresse. Fanchette n’en abusait pas, et, pour un baiser d’elle, le colonel aurait fait des extravagances.
Elle se redressa, grandie et cambrant la gracieuse hardiesse de sa petite taille.
– Je veux essayer ! déclara-t-elle.
Lecoq et le colonel firent le même mouvement pour la retenir, mais elle glissa entre leurs mains comme une anguille. Quand ils purent la rejoindre auprès du lit, sa fantaisie était satisfaite. Par deux fois, et avec une incroyable violence, sa petite main crispée convulsivement avait frappé le mort au visage.
Le colonel arriva juste à temps pour la recevoir entre ses bras, où elle tomba, demi pâmée.
Sur la joue livide d’André Maynotte, deux marques bleuâtres ressortaient, dessinant deux fois les cinq petits doigts de Fanchette.
Elle fixa ses grands yeux désolés sur ces marques. Tout son sang lui monta d’un coup au visage pour céder bientôt la place à une pâleur plus mate. Ses larmes jaillirent abondamment, et un spasme, fait de sanglots, souleva sa poitrine.
– Je l’ai blessé ! Tu vois bien ! cria-t-elle d’une voix entrecoupée, tu vois bien que je l’ai blessé !
Ses deux compagnons restaient muets d’étonnement. M. Lecoq serra le bras du colonel. Une imperceptible contraction venait de crisper les lèvres d’André Maynotte.
Il fallait hâter brusquement le dénouement. M. Lecoq enleva Fanchette dans ses bras et s’élança vers la porte. D’instinct, Fanchette eût résisté, mais l’émotion la brisait. M. Lecoq disait :
– Tu as beau me détester, fillette, je ne veux pas que tu te rendes malade !
Le colonel approuvait, secouant sa vénérable tête blanche. C’était plausible, et rien dans cette paternelle violence qu’on lui faisait n’excitait la défiance de Fanchette. M. Lecoq touchait déjà le seuil, quand il la sentit tressaillir. Il voulut passer outre, mais les deux mains de l’enfant, qui tout à coup reprenait sa précoce énergie, s’accrochèrent au montant de la porte.
– Il remue ! cria-t-elle, folle qu’elle était de joie ; il n’est plus mort ! Je savais bien que j’allais l’éveiller !
M. Lecoq se retourna. Il déposa Fanchette assez brutalement sur le carreau et croisa ses bras sur sa poitrine en regardant le colonel.
– Voilà de la jolie besogne, dit-il.
André s’agitait sur sa couche. Les deux empreintes laissées par les doigts de Fanchette tranchaient maintenant en pâleur au milieu de sa joue, où remontait un peu de sang. Le colonel fixa M. Lecoq d’un seul coup d’œil qui valait de longues phrases ; puis, appelant sur sa physionomie docile un air de profond contentement, il s’écria :
– Un médecin, l’Amitié, sur-le-champ ! Vos jambes à votre cou, s’il vous plaît ! l’enfance a de ces inspirations ! Notre petite Fanchette a produit un miracle !
Fanchette riait et pleurait.
– Va-t-il parler ? demandait-elle.
Puis elle répétait dans son triomphe délirant :
– Je savais bien ! Je savais bien !
Elle s’enfuit tout à coup comme un trait.
– Suis-la ! ordonna le colonel.
– Qu’elle aille au diable ! gronda Lecoq. Où tout cela va-t-il nous mener ?
Les yeux d’André Maynotte essayaient de s’ouvrir. Le colonel mit un doigt sur sa bouche et s’approcha du lit.
Si les paupières d’André se fussent soulevées en ce moment, il aurait vu un apôtre à son chevet. Mais la comédie était prématurée. André devait mettre plus de temps que cela à s’éveiller.
– L’Amitié, dit le colonel d’un ton impérieux et froid, quand il eut constaté l’état du malade, il n’y a plus rien ici qui soit de votre compétence. La chose devient difficile et, par conséquent, me regarde. Ce sera ma dernière affaire. J’entends ma petite Fanchette : quel trésor ! Réflexions faites, l’Amitié, ce garçon-là pourra nous être utile un jour ou l’autre. Si M. Schwartz gagnait trop de millions et s’il devenait trop puissant.
– A-t-il parlé ? s’écria Fanchette qui bondit, toute rouge de sa course, au milieu de la chambre.
Le colonel avait près du lit la posture d’un homme occupé à donner des soins. Fanchette lui sauta au cou.
– J’ai envoyé prévenir un médecin, dit-elle, n’importe lequel, et j’ai été chercher une voiture.
– Quelle enfant ! chanta l’aïeul.
– Et pourquoi une voiture ? demanda M. Lecoq.
– Parce qu’il est à moi, répondit Fanchette d’un ton péremptoire, parce que, sans moi, il serait encore mort, parce que je l’aime bien… autant que je te déteste, entends-tu, l’Amitié ?… parce qu’il va venir chez nous, n’est-ce pas, père, et que je lui donnerai tout ce que j’ai pour l’amuser ! Et le colonel avec admiration :
– Il n’y a pas deux enfants comme cela dans l’univers !
– Tout va pour le mieux ! ricana M. Lecoq.
André Maynotte fut transporté à l’hôtel de la rue Thérèse et soigné par le célèbre docteur qui guérissait M. de Villèle. Fanchette le veilla pendant trois jours comme une grande personne. Pendant ces trois jours, elle ne joua pas une seule fois et ne dit pas à l’Amitié une seule injure. Ce fut seulement le soir du troisième jour qu’André Maynotte recouvra la parole. Il avait été en sérieux danger de mort. À son chevet était assis un vieillard à physionomie austère et patriarcale. Sur les genoux du vieillard, s’appuyait une pâle tête d’enfant, bizarrement belle avec sa forêt de cheveux touffus et ses yeux trop grands. Il voulut ouvrir la bouche ; l’enfant la ferma de sa petite main et lui dit :
– Pas encore.
Le docteur vint. Il se rendait aux Tuileries et portait ses croix. André crut rêver.
Il rêvait, en effet, car la conscience de son malheur n’était pas en lui. Un voile restait sur sa mémoire.
Le lendemain matin, André pleura. On fut obligé d’emmener Fanchette, qui pleurait plus haut que lui. Le vieillard à mine de patriarche dit avec grande simplicité :
– Mon fils, vous êtes ici chez de bonnes gens. Voilà trois fois vingt-quatre heures que vous avez été recueilli, évanoui, dans l’église Saint-Roch. Nous avons fait de notre mieux.
André fut deux semaines avant de se lever. Son hôte lui inspirait une reconnaissance mêlée de vénération, et les gaietés de Fanchette amenaient parfois un sourire jusqu’à ses lèvres. Fanchette et lui avaient ensemble de longs entretiens ; il semblait qu’un commun souvenir fût entre eux, mais Fanchette, malgré son âge, savait garder un secret. Pendant son séjour à l’hôtel de la rue Thérèse, André ne vit pas M. Lecoq une seule fois. Celui-ci venait pourtant chaque matin et chaque soir, mais il était reçu dans le cabinet du colonel.
Il y avait souvent du vague dans les idées d’André, car c’était un coup de massue qui avait frappé sa tête et son cœur. À ces heures-là, sa passion de punir l’entraînait dans des voies étranges. On eût dit alors qu’il cherchait un secret derrière le calme qui brillait sur le vénérable visage de son hôte.
Enfin, il parla de son départ et dit au vieillard :
– Je vous remercie de votre généreuse et noble hospitalité. Vous ne m’avez point demandé qui je suis.
– Je le savais, fit le colonel avec bienveillance. André baissa les yeux.
Le colonel reprit doucement :
– Votre femme n’est pas coupable ; elle a été trompée.
– Qui vous l’a dit ?
– Elle-même. Je suis l’ami et l’allié de sa famille. J’ai aidé au mariage… on vous croyait mort… et peut-être eût-il mieux valu pour elle…
– C’est vrai, interrompit André. Cela eût mieux valu. Le colonel lui tendit la main.
– Écoutez-moi, monsieur Maynotte, reprit-il. J’ai bien de l’âge. La fatalité vous a frappé ; vous appartenez à la loi, mais la vie et l’honneur de Mme Schwartz sont entre vos mains.
– Mme Schwartz ! répéta André en un gémissement.
– C’est son nom désormais. Et c’est ce nom seul qui la sauvegarde contre la loi qui vous tient tous deux.
– Cet homme… M. Schwartz, sait-il ?… prononça André péniblement et tout bas.
– Non, dit le vieillard. Il ne doit jamais savoir.
– Et elle… pour ce qui me regarde… est-elle instruite ?
Le colonel répondit encore, mais d’un accent qui disait sa douloureuse sympathie :
– Non… À quoi bon ? Ce qui est fait est fait.
– Est-elle heureuse ?… balbutia André d’une voix pleine de larmes.
– Oui, repartit solennellement le vieillard.
La nuit tombait quand André se mit à faire ses paquets. Fanchette se pencha à son cou et lui dit :
– Bon ami, veux-tu que j’aille avec toi ? Comme il la repoussait en souriant, elle ajouta :
– Je serai riche, bien riche, et belle aussi, quand je serai grande. Ne te marie pas, je deviendrai ta femme, et nous nous vengerons de tes ennemis.
Ses grands yeux brillaient tout humides de larmes.
À neuf heures du soir, en cachette d’elle, André sortit de la maison. Il avait accepté, à titre d’emprunt, une petite somme des mains de son hôte. M. Lecoq et le colonel, abrités derrière les rideaux du cabinet de ce dernier, le regardèrent traverser la cour.
– On ne pouvait pas contrarier l’enfant, dit le colonel, mais sois tranquille, je me charge de tout : ce sera ma dernière affaire.
André acheta un couteau-poignard et gagna la place Louvois où les nouveaux mariés avaient leur demeure. Ses renseignements étaient pris à l’avance. La place Louvois était alors encombrée de matériaux, destinés au monument expiatoire du duc de Berry. Les jambes d’André faiblissaient ; il s’assit sur une pierre de taille, en face du logis de J.-B. Schwartz.
Et il attendit. L’idée de tuer n’était pas en lui, et cependant c’était par un machinal instinct de vengeance qu’il avait acheté le couteau. Il avait quitté la maison de la rue Thérèse pour prendre la diligence de Caen, départ du soir, mais il ne songeait plus à cela. Il attendait. Une douleur sourde, profonde, immense, lui engourdissait le cœur. Il savait à quel étage les Schwartz demeuraient. Ses yeux restaient cloués sur les fenêtres du second où nulle lumière ne brillait. Les Schwartz ! Cela faisait un tout : l’homme et la femme. On disait autrefois : les Maynotte…
Il faisait beau. Vers minuit, un homme et une femme tournèrent l’angle de la rue de Richelieu. Ils étaient jeunes tous deux et avaient cette élégance qui, d’ordinaire, ne va pas à pied, la nuit, dans Paris.
Le cœur d’André lui fit mal. Il serra le manche de son couteau-poignard. La jeune femme parla. André lâcha le couteau pour joindre ses deux mains frémissantes. Il voulut se lever, mais il était de pierre.
Le couple passa sans voir André, Julie causait comme autrefois, le soir, quand ils traversaient la place des Acacias, tous deux aussi, elle et André, les époux amoureux. C’était la même voix pénétrante et douce ; peut-être étaient-ce les mêmes paroles !
La porte cochère s’ouvrit, puis se referma. André était seul. Il tomba sur ses genoux, rugissant de colère et de douleur : « Julie ! Julie ! »
Comme pour répondre à ce cri d’angoisse qui râlait dans la gorge d’André, les fenêtres du second étage s’éclairèrent. Un ombre gracieuse se dessina sur les rideaux ; le chapeau, jeté au loin, laissa libre une chevelure mobile et bouclée.
Puis une autre ombre vint, et la mousseline indiscrète groupa les deux silhouettes en un long baiser.
Les mains d’André déchirèrent sa poitrine.
Quand la lumière s’éteignit, il poussa un gémissement qui était encore le nom de Julie. Un instant, il eut espoir de mourir. Il s’affaissa sur lui-même et resta le visage contre terre, comme un cadavre. Longtemps. Au matin, un passant charitable le secoua du pied pour l’éveiller et s’éloigna en radotant la phrase sacramentelle :
– La boisson ! si on peut se mettre dans des états pareils !
André quitta la place Louvois sans se retourner pour voir la maison maudite. Ses premiers pas furent chancelants, puis il se raffermit, et nul n’aurait pu désormais le prendre pour un homme ivre. Il se dirigea vers la rue Saint-Honoré ; les portes de l’église Saint-Roch s’ouvraient ; il fut le premier à en franchir le seuil.
Il prit ce même bas-côté par où il avait gagné, un mois auparavant, la chapelle de la Vierge ; en passant, il tressaillit parce qu’il reconnut la place où il avait vu les mariés, mais il ne s’arrêta pas.
Il ne s’arrêta qu’à la place où il avait déjà parlé à Dieu. Il regarda en face le crucifix et dit au-dedans de lui-même :
– Les hommes m’ont frappé innocent ; Dieu m’a brisé à l’heure où j’accomplissais la loi de pardon. Ce qui me reste de cœur est à l’enfant sans mère, mais ce qui me reste de force appartient à la vengeance. Je n’espère plus, je ne crois plus. L’enfant sera riche par moi ; par moi, l’assassin de mon bonheur sera puni ; je le jure !
André partit de Paris ce jour-là. Le surlendemain, à la brune, un homme pénétra dans le logis de Madeleine, la nourrice, en enleva l’enfant de Julie Maynotte.
André passa le détroit à la fin de cette même semaine et gagna Londres, la ville libre par excellence. Là il était bien sûr de n’être point inquiété.
André croyait qu’à Londres un ouvrier habile peut faire fortune. Pour accomplir le projet qui désormais était son but dans la vie, il fallait de l’argent. André se mit au travail avec ardeur. Au bout d’un mois, il avait conquis une place de premier ordre dans le premier atelier du Strand. Tout allait bien. Un jour, qu’il traversait la rue, il crut reconnaître, derrière les portières fermées d’un équipage, les vénérables cheveux blancs du colonel et les grands yeux de Mlle Fanchette, tout chargés d’étincelles.
Le lendemain de ce jour, au moment où il rentrait chez lui, un constable l’arrêta sur le pas de sa porte, au nom du roi.
La nuit précédente, un vol avait été commis chez l’armurier du Strand. Comme André protestait de son innocence, le chef constable lui dit en ricanant du gosier :
– Je donnerais une guinée pour savoir vos rubriques à vous autres Habits-Noirs et surtout votre histoire, là-bas, à Caen. Vous nous étiez recommandé par un riche gentleman de France, qui a le foreign-office dans sa poche, et nous savons que vous êtes un gaillard de talent !
Perquisition ayant été faite dans l’humble logis d’André, quatre paires de pistolets de prix furent trouvés entre le matelas et la paillasse de son lit.
Le colonel avait fait sa dernière affaire.
– Diable de garçon ! dit le chef constable. Avant d’être pendu, vous aurez bien le temps de nous conter l’histoire du brassard !
Derrière la basilique de Saint-Denis, les nuages tumultueux s’amassaient pour former le lit d’or, de pourpre et d’émeraude, où se couche notre soleil d’été. Au loin, Paris s’enveloppait déjà d’une vapeur laiteuse au-dessus de laquelle apparaissait encore le dôme du Panthéon, qui semblait assis dans une gloire argentée.
C’était le dernier dimanche du mois de septembre, en l’année 1842. Il faisait chaud, mais les deux berges du canal de l’Ourcq, mouillées par une récente averse, brillaient aux rayons obliques du soleil. Le vent du nord-ouest emportait vers les hauteurs de Romainville les perfides parfums de Pantin, et à la station de Bondy, on ne subissait déjà plus qu’à moitié l’influence délétère de Paris. J’ai dit la station de Bondy, non qu’il y eût alors un chemin de fer dans ces parages, mais parce que, du bassin de la Villette à Meaux, le service des bateaux-poste venait d’être organisé, excitant une joie folle et des espérances exagérées sur les deux rives de l’Ourcq, qui aspirait sérieusement à devenir un fleuve, mais est resté un cours d’eau moins considérable que le Danube.
Six heures du soir sonnaient au lourd clocher de Bondy ; L’Aigle de Meaux n° 2 filait entre deux plates-bandes de gazon, à cinquante pas de son fougueux attelage. Il y avait des curieux sur les rives pour le regarder passer, mais son pont, hélas ! était presque désert. Le capitaine, revêtu pourtant d’un galant uniforme, riche et guerrier, avait compté trois fois son personnel payant, avec mélancolie. Ses rêves n’étaient pas couleur de rose, et il ne faut point s’étonner de la distraction qui l’empêcha de répondre à l’un de ses voyageurs, demandant à quelle distance on était encore du château de Boisrenaud.
Ce voyageur n’était pas, il faut le dire, de ceux dont le costume et la tournure imposent. C’était un homme de trente ans ou à peu près, de taille moyenne, maigre dans la partie supérieure de son corps, mais possédant une paire de mollets admirables qu’il mettait en évidence avec une naïve fierté. Sa physionomie, peu accentuée et très douce, exprimait sur toutes choses le contentement de soi-même. Il portait, malgré la chaleur, un paletot de peluche frisée, de nuance tendre, usé aux coudes et trop étroit, une cravate noire, roulée sur un col de baleines, si haut et si raide que ses joues, un peu flasques, retombaient de chaque côté comme des linges mouillés, une chemise invisible et un pantalon noir collant dans des chaussons de lisière. Sur sa tête, coiffée de cheveux blondâtres, un vieux chapeau gris perchait, ombrageant le sourire de ses traits longs et plats. Il se tenait droit, cambrait le jarret et souriait aux dames discrètement.
Il y avait des dames, entre autres une très belle jeune fille à l’air souffrant, timide et fier, qui venait de rabattre son voile de tulle noir, pour ne point répondre aux politesses intempestives de deux malotrus. Elle rêvait, en faisant semblant de lire ; sa toilette n’était pas loin de parler d’indigence, et cependant toute sa personne, depuis ses pieds charmants, chaussés de trop fortes semelles, jusqu’à ses doigts mignons, déplorablement gantés, trahissait un tel cachet de distinction, qu’un lovelace parisien eût regardé à deux fois avant de se lancer contre elle.
Ses grands yeux d’un bleu obscur, frangés de longs cils noirs, hardiment recourbés et contrastant ave les riches nuances de ses cheveux blonds, s’étaient relevés à demi quand notre voyageur, au vieux chapeau gris, avait prononcé le nom du château de Boisrenaud, et autour de ses paupières quelque chose brillait qui ressemblait à des larmes.
– Conducteur, répéta le chapeau gris en s’adressant de nouveau à l’audacieux navigateur de qui dépendaient les destinées de L’Aigle de Meaux n° 2, j’ai l’avantage de redemander si nous sommes encore loin du château de M. Schwartz ?
M. Pattu, le capitaine, habitué à regarder d’un œil froid les tempêtes du canal de l’Ourcq, fut blessé au vif par ce mot de « conducteur ».
– À qui croyez-vous parler, l’homme ? répliqua-t-il fièrement.
Le chapeau gris repartit avec la dignité courtoise d’un raffiné d’honneur qui entame une querelle :
– Je ne méprise personne, mais je veux qu’on m’appelle Monsieur, devant mon nom de Similor, quand j’ai payé ma place intégralement comptant au bureau !
Le capitaine haussa les épaules, tourna le dos et alluma un cigare à paille pour arpenter le pont. M. Similor le suivit ; il ôta son vieux chapeau gris avant de l’aborder et découvrit ainsi un de ces fronts terreux où la chevelure semble collée par le poids du mouchoir qui va chercher un asile sous le couvre-chef inamovible.
– Conducteur, dit M. Similor cette fois avec une politesse tout à fait exagérée, quoique versé plus spécialement dans la danse des salons, dont j’ai tous les brevets, on a cultivé aussi la contre-pointe et l’escrime française à ses moments de loisir. On vous offre conséquemment une tripotée, comme quoi je suis mécontent de votre conduite grossière à l’égard d’un artiste tel que moi !
Le premier mouvement du capitaine fut un geste vif qui prouvait du nerf. Il était vigoureux et bien taillé. La conscience seule de la haute position qu’il occupait à bord de L’Aigle de Meaux n° 2 l’arrêta.
– L’homme, répliqua-t-il en baissant la voix, mes passagers ouvrent l’œil ; pas de scandale ! Vous avez ravalé un officier jusqu’au conducteur, ça mérite explication en lieu convenable. Vous me trouverez, soit à Meaux, soit à Paris, de deux jours l’un, au siège de l’administration, à midi ; le soir, à l’hôtel du Cygne-de-la-Croix, à Meaux, et à Paris, à l’estaminet de L’Épi-Scié, derrière La Galiote du boulevard du Temple.
– C’est bien, conducteur, on a saisi ! dit avec gravité Similor qui remit son chapeau sur sa tête. Vous aurez votre compte en règle, avec les quatre au cent !
– Il fera jour demain ! grommela le capitaine, en réponse à cette dernière menace.
Ces simples paroles produisirent sur M. Similor un effet qui tenait du prodige. Il pâlit, puis le sang vint à ses joues ; un étonnement mêlé d’effroi remplaça l’expression provocante de son visage ; ses yeux, ornés de cils incolores, se prirent à battre comme si un coup de soleil les eut frappés. Il voulut parler, mais il ne put ; il essaya de marcher pour rejoindre le capitaine qui s’éloignait, ses chaussons de lisière étaient rivés au plancher du pont. C’était un homme foudroyé.
Tout le monde a pu lire des histoires intéressantes où il y a de ces mots qui sont des talismans.
C’était un mot ou plutôt c’étaient quatre mots qui avaient fait pâlir et rougir M. Similor : Il fera jour demain. Chez nous, en tout temps, on conspire. Ces quatre mots ressemblaient assez à ces formules, terribles au fond, qui sonnent plus haut qu’un tocsin à des heures funestes.
M. Similor, sous ses haillons, le capitaine Pattu, sous sa livrée, n’avaient pas l’air d’être des hommes politiques ; mais en ces matières, peut-on se fier aux apparences ? Leur style lui-même ne prouvait rien.
– Il en mange ! telle fut la première pensée du chapeau gris, qui ajouta en lui-même avec un frisson :
« Dire qu’on ne peut pas faire un pas dans Paris sans marcher dessus quelqu’un qui en mange ! »
M. Similor était un ancien maître à danser de la barrière d’Italie. Jamais il n’avait choisi ses élèves parmi les princes ni parmi les banquiers : sa clientèle était au régiment et à l’atelier ; il n’avait pas fait fortune. Doué d’une âme ambitieuse, Similor avait mis de côté son art pour entreprendre les « affaires ». Il est certain qu’il voyait la vie en large et visait à un crédit illimité au restaurant du Grand-Vainqueur, avec trois cents francs de loyer quelque part et l’argent de poche pour trôner au balcon du théâtre Montparnasse. Des aspirations aussi folles peuvent mener loin.
Peut-être descendait-il d’une famille historique par les femmes ; le mystère le plus absolu enveloppait sa naissance. Son nom ressemblait à un sobriquet ; il nourrissait en secret l’espoir de le rendre célèbre. Comment ? les mémoires du temps sont muets à cet égard. On peut dire seulement qu’il appartenait à cette école réaliste qui, en dehors de l’art, vend honnêtement des contremarques et rabat avec complaisance, pour un salaire facultatif et modeste, le marchepied des voitures. Ce n’était pas un oisif, car tantôt il distribuait des prospectus de restaurant et tantôt il arrachait nuitamment les affiches de spectacle. On l’avait vu aussi parfois retenir des places à la queue des théâtres et guetter les Anglais dans la cour des diligences pour leur apprendre le chemin des lieux suspects. Peu à peu, cependant, il s’était retiré de cette existence laborieuse. Le mystère se faisait autour de lui. Il travaillait encore, mais à quoi ? Encore un secret.
Secret profond, même pour Échalot, l’ami fidèle et dévoué qui lui donnait présentement asile, car Similor avait vendu son lit pour briller. Ses mœurs n’étaient pas pures ; il prodiguait follement ses ressources.
Échalot le Pylade, nature plus solide, avait au moins une position sociale ; il tenait une agence générale, à son sixième étage du carré Saint-Martin, et faisait, mais en vain, tous ses efforts pour être honnête.
Depuis quelques jours, Échalot nourrissait des soupçons contre Similor. Celui-ci faisait de longues absences et laissait Saladin à la garde de son ami. Ultérieurement nous saurons ce que c’était que Saladin. Quand on interrogeait Similor, ses réponses, habilement évasives, laissaient entendre que d’immenses intérêts dépendaient de sa discrétion.
– J’en mange ! disait-il avec une emphase qui redoublait la fièvre curieuse d’Échalot.
Et quand on le pressait, il ajoutait mystérieusement :
– J’ai levé la main que je me couperais la langue !
Au milieu d’un groupe de passagers, petits négociants de Meaux et campagnards des villages situés sur la route, un personnage fort bien couvert tenait le dé de la conversation, dont le château de Boisrenaud, nommé à l’improviste, faisait justement les frais. Ce personnage, petit, mais doué d’une figure majestueuse qu’embellissait encore une paire de lunettes d’or, parlait avec l’heureuse abondance qui s’acquiert au palais, prenait pour s’écouter des poses nobles et marchait dans des souliers bacards.
– Je vais précisément dîner au château, disait-il. Le baron et moi nous sommes de vieux camarades, et je lui donne ma soirée du dimanche. Il n’a pas toujours roulé sur l’or, ce garçon-là.
– On dit qu’il a péché ses premiers cent mille francs dans la bouteille au noir ! interrompit un natif de Vaujours, jaloux à la fois des millions du baron et de la faconde du passager bien couvert.
– On dit ça et ça, répliqua ce dernier.
– Ça quoi et ça qu’est-ce ? demanda aigrement le natif.
– Ça et ça, monsieur, je dis bien. Il y a un fait curieux et qui étonne le vulgaire. Moi, j’ai eu l’honneur d’appartenir à des assemblées délibérantes. Avec mille francs, vous m’entendez, avec mille pièces de vingt sous. M. Schwartz a gagné, à Paris, en quinze mois, quatre cent mille francs.
– Absurde ! dit l’indigène avec franchise.
– Permettez… si vous connaissiez l’art de grouper les chiffres…
– Je connais le commerce honnête !
– Permettez !… vous parlez à un ancien député… M. Cotentin de la Lourdeville… et vous parlez d’un capitaliste qui possède maintenant plus de vingt millions liquides…
– Et solides ? demanda insolemment le natif.
– Comme les tours de Notre-Dame. Voulez-vous que je vous explique ?…
– Le gain de quatre cents capitaux pour un en quinze mois ! Je veux bien.
– C’est simple comme bonjour. Prenez seulement la peine d’écouter.
M. Cotentin de la Lourdeville fit un pas et ses souliers gagirent. La galerie attentive l’entoura.
– Pour faire fortune, d’avis reprit-il, il faut ça et ça, et puis ça. En 1825, je me souviens d’avoir plaidé l’affaire Maynotte à la même époque et je l’aurais gagnée haut la main, sans l’accusé qui était un nigaud. En 1825, M. Schwartz arriva à Paris avec mille francs. Connaissez-vous les Halles ? M. Schwartz avait son idée. Dans la rue de la Ferronnerie, il loua une chambre. Il y avait aux Halles un vieux Schwartz qui donnait des leçons de petite semaine. Notre Schwartz à nous prit pour cent sous de leçons.
« Quelle spéculation, messieurs, si on la connaissait bien ! Mais il faut tenir dur et veiller au gain ! Cinq francs prêtés le lundi, six francs rendus le dimanche. Voilà l’élément. Il est joli M. Schwartz, sortant des mains du vieux Schwartz, fit un bureau dans sa mansarde. Ses mille francs, prêtés jusqu’au dernier sou, produisirent, au taux légal de la petite semaine, mille deux cents francs ronds le premier dimanche ; le second dimanche, ses mille deux cents francs lui rapportèrent mille quatre cent quarante francs ; le troisième, il eut mille sept cent vingt-huit francs ; le quatrième, deux mille soixante-treize francs cinquante centimes… Admettez-vous cela ? Oui, on ne va pas contre les chiffres. Négligeons les soixante-treize francs cinquante centimes pour les frais, non-valeurs, etc. Le principe reste celui-ci : capital doublé en vingt-huit jours. Eh bien ! accordons le mois rond, pour désarmer toute objection… j’aime mieux concéder ça et ça que d’être taxé d’exagération. Y êtes-vous ? Quatre mille francs le deuxième mois, n’est-ce pas ? huit mille francs le troisième, seize mille francs le quatrième, trente-deux mille francs le cinquième, soixante quatre mille francs le sixième, cent vingt-huit mille francs le septième, deux cent cinquante-six mille francs le huitième, cinq cent douze mille francs le neuvième… Je vous fais observer que nous avons déjà dépassé le but.
Le natif voulut protester.
– Permettez ! s’écria Cotentin de la Lourdeville. Au quinzième mois, en suivant cette progression géométrique, nous obtenons trente-deux millions sept cent soixante-huit mille francs, ce qui est un agréable résultat. Je prévois vos objections ; je fais plus, je les approuve. Il y a les mécomptes… Ça et ça… En outre, arrivé à un certain chiffre, on trouve difficilement dans l’enceinte des Halles deux ou trois millions de marchandises des quatre saisons qui vous empruntent cinq francs par semaine. Tel est l’écueil. Aussi, après quinze mois, M. Schwartz, quand il se maria, n’avait encore que quatre cent mille francs, c’est-à-dire la quatre-vingt-deuxième partie de ce qu’il aurait dû avoir. Et encore, bien des gens l’accusèrent d’avoir trouvé, pour parfaire la somme, quelque objet qui n’était point perdu…
Pendant que la galerie riait ou s’étonnait, Similor avait suivi avidement ces calculs aussi exacts qu’avantageux. Depuis bien longtemps, il cherchait un moyen de se baigner dans l’or. Il allait aborder poliment M. Cotentin de la Lourdeville, pour lui demander où l’on se procurait les premiers mille francs, lorsqu’un singulier attelage, qui longeait, en trottinant, les bords du canal, attira tout à coup l’attention des passagers. C’était une manière de panier, posé sur deux roues de brouette et traîné par un vieux chien de boucher.
L’automédon de ce char était un bonhomme à barbe fauve, dont le costume ressemblait à celui des commissionnaires. En un clin d’œil, tous les passagers furent à la balustrade regardant et répétant :
– Trois-Pattes ! Voilà Trois-Pattes et son carrosse !
– Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain !
– C’est dimanche : il va dîner chez son banquier.
– C’est dimanche : il va souper chez sa belle.
– Le baron Schwartz…
– La comtesse Corona…
– Bonjour, Trois-Pattes !
– Hue ! mendiant !
Ainsi s’exprimaient les marchandes de légumes de Sevran et la jeunesse dorée du Vert-Galant. Similor seul, il faut le dire à sa louange, souleva son vieux chapeau gris et dit avec courtoisie :
– Salut à vous, monsieur Mathieu !
M. Mathieu ou Trois-Pattes, comme on voudra l’appeler, ne tourna même pas la tête. Seulement, quand le bateau l’eut dépassé, son regard moqueur enfila le pont. La vue de la jeune fille qui rêvait tristement adoucit l’expression de ses traits et le fit sourire.
À une lieue en avant de l’équipage de Trois-Pattes, ce mendiant à qui les gaietés riveraines donnaient un baron pour banquier et pour favorite une comtesse, deux hommes pêchaient à la ligne, non loin du fameux château de Boisrenaud, qui avait pour lui seul un débarcadère. M. Schwartz, le maître du château de Boisrenaud et l’un des principaux actionnaires des bateaux-poste, valait bien cela.
Nos deux hommes étaient voisins et rivaux d’honneur. Un peintre aurait pu les prendre pour sujet d’un tableau de genre, intitulé : le Riche et le Pauvre. Le pauvre, plus mal couvert encore que notre ambitieux Similor, avait tournure d’infirmier en disponibilité et portait l’uniforme, usé lamentablement, des garçons en pharmacie ; son tablier de toile grise, à besace, n’était plus qu’un lambeau. C’était un brun, coiffé de cheveux noirs ébouriffés sous son chapeau de paille en ruine, dont les bords avaient deux ou trois échancrures de plat à barbe ; les loques de son tablier montant recouvraient une large poitrine, et ses épaules carrées fatiguaient énergiquement le drap trop mûr de sa veste. Par contre, dans son pantalon, luisant de vétusté, au lieu des triomphants mollets de Similor, deux flûtes osseuses et cagneuses ballottaient, trop faibles, en apparence, pour supporter ce torse athlétique et cette grosse tête de nègre déteint.
Entre lui et Similor, malgré une dose de laideur à peu près égale, c’était donc une dissemblance parfaite ; cependant, je ne sais comment expliquer pourquoi la vue de l’un faisait penser à l’autre. Ces deux-là, des pieds à la tête, appartenaient à la grande famille des pauvres hères parisiens.
Peut-on appeler pêcheur un homme qui laisse pendre dans l’eau une ficelle attachée à un bâton et munie d’une épingle recourbée ? Oui, s’il prend du poisson. Le pauvre hère prenait goujon sur goujon, en dépit de son instrument imparfait, et le lambeau du cholet, noué par les quatre coins, qui lui servait de filet, en contenait déjà une bonne assiettée, tandis que son voisin, le second pêcheur, n’avait pas encore accroché une ablette.
Celui-là, pourtant, était un vrai pêcheur, un pêcheur classique, porteur de tout un arsenal de destruction. Il avait aux pieds des souliers imperméables, recouverts par de longues guêtres en cuir-toile, fabriquées à New York, tout spécialement pour la pêche de la baleine dans les mers polaires ; ces guêtres pinçaient une culotte de peau de daim sur laquelle se boutonnait une casaque de marin, modèle anglais, étoffe canadienne. Sa casquette, en forme de moitié de melon, venait de la Nouvelle-Orléans. Deux courroies, un peu moins larges que la buffleterie des gendarmes, soutenaient, d’un côté son nécessaire de pêche, de l’autre son garde-manger ; une boîte supplémentaire contenant un rassortiment recherché d’asticots indigènes et exotiques, pendait à sa ceinture de cuir verni. Près de lui reposaient des lignes admirablement montées, les unes simples, les autres à tourniquet, un vase d’argent plein de sang de bœuf et plusieurs filets à main pour soulager le crin, chargé de trop gros poissons.
Et le pêcheur lui-même était, s’il est possible, encore plus beau que son attirail. Il avait un toupet, sous son demi-cantaloup, un toupet blond, frisé à l’enfant ; ses joues pleines, rondes, appétissantes, gardaient cette fraîcheur luisante et légèrement couperosée de l’homme de cinquante ans, conservé avec soin ; ses membres étaient grêles, mais son ventre bien portant formait ballon sous sa casaque et la relevait en pointe de la façon la plus galante.
Il faut renoncer à peindre le mépris mutuel et profond que se témoignaient les deux pêcheurs. Le pêcheur à la ficelle qui prenait du poisson quittait la place de temps en temps et traversait le chemin de halage pour inspecter un objet déposé dans le champ de luzerne voisin, et chaque fois qu’il accomplissait le manège, sa figure hétéroclite prenait une expression attendrie ; en revenant, il ne manquait jamais de regarder son voisin d’un air provocant et narquois ; le pêcheur, propriétaire des engins perfectionnés, lançait alors à son émule des œillades obliques où l’envie le disputait au dédain. Ils ne s’étaient pas encore parlé.
– Bourgeois, dit tout à coup le pauvre hère en tirant de l’eau une ablette frétillante, à quelques pouces du bouchon fastueux, mais immobile, de l’amateur, ça vous amuse de pêcher comme ça le dimanche ?
– Mon brave, répondit l’autre, du haut de sa grandeur, je ne m’adresse pas à ces insectes, dont vous semblez vous contenter.
– À quoi vous adressez-vous, bourgeois ?
– J’ai promis un brochet de quatorze livres à Mme Champion… Faites silence, je vous prie, car le son de la voix humaine écarte le poisson.
– Vous amenez bien chou blanc sans ça, bourgeois !
M. Champion se redressa en homme qui veut couper court à un entretien compromettant, mais il n’eut pas besoin de réclamer une seconde fois le silence. Le pauvre hère avait changé tout à coup de contenance et tendait avidement l’oreille. Un son vague et sourd, bien connu des riverains du canal, venait du côté de Paris. L’homme à la ficelle n’écouta qu’un instant et sa maigre figure prit une expression solennelle.
– Le bateau-poste ! murmura-t-il. C’est fini de rire. On va savoir ! En même temps, il roula sa ligne et la mit dans sa poche. M.
Champion toussa, rougit et dit :
– Combien vos insectes, mon brave ?
L’homme à la ficelle attendait évidemment cette proposition, car il sourit en répondant :
– Ça fera tout de même plaisir à Madame, en place du brochet dans les quatorze livres.
– Fi donc ! s’écria M. Champion indigné, ai-je l’air d’un homme qui rapporte de la friture à la maison ?
– Oh ! non, repartit le voisin, jamais.
– Je vous achète vos animalcules pour amorcer mes lignes. Combien ?
Le mouchoir fut ouvert et les goujons argentés brillèrent sur l’herbe aux derniers rayons du soleil. M. Champion, malgré lui, les couvrait d’un regard de concupiscence. On entendait déjà distinctement le galop de l’attelage.
– Un sou pièce, dit le voisin, à cause de l’attelage.
– Un franc le tout, offrit M. Champion.
Le voisin allait se débattre, lorsque la tête des chevaux parut au sommet de la montée du pont. Il tendit la main vivement et arracha plutôt qu’il ne prit la pièce de vingt sous entre l’index et le pouce de M. Champion. Sans ajouter un mot, il ramassa son mouchoir, laissant les goujons éparpillés sur l’herbe, et s’élança dans le champ de luzerne qui s’étendait entre le chemin de halage et la forêt. Il était temps, si, comme vous l’eussiez jugé vraisemblable, l’homme au tablier de pharmacien avait intérêt à éviter la rencontre du bateau. Les chevaux, lancés à pleine course, arrivaient sur le pêcheur de brochets, occupé à colliger son butin, et quelques goujons restaient épars sur la voie au moment où il s’accroupit pour laisser passer la corde.
– Oh ! hé ! monsieur Champion ! cria le capitaine ; toujours solide au poste ? Avons-nous fait bonne pêche ?
– Assez, assez, monsieur Pattu, nonobstant l’effroi que ce nouveau mode de navigation répand parmi les habitants de l’onde.
Ce disant, l’orgueilleux montrait avec une triomphante modestie les goujons du pauvre voisin. L’Aigle de Meaux n° 2 fila devant lui comme une flèche.
Le voisin, pendant cela, s’était coulé derrière la haie séparant le champ de luzerne du chemin de halage. Au moment où le bateau passait, il mit sa tête crépue à une ouverture de la haie et regarda de toute la puissance de ses yeux. Un frémissement nerveux agita bientôt son corps, sa face rouge devint blême et une larme brilla au bord de sa paupière.
– Ah ! Similor ! Similor ! murmura-t-il d’une voix plaintive, c’est donc vrai que tu trompes l’amitié !
Les grandes émotions sont courtes. D’ailleurs, Similor exerçait sur Échalot une attraction irrésistible. Du revers de sa main tremblante ce dernier essuya ses yeux et s’élança. Mais il ne fit qu’un pas.
– Saladin ! prononça-t-il avec émotion ; j’allais oublier Saladin !
Il revint en arrière et prit dans une haute touffe de luzerne un objet de forme oblongue, dont la nature était assez malaisée à deviner, mais qui ressemblait pourtant à ces enfants de carton que le traître enlève au prologue des mélodrames et qui doivent, plus tard, devenir, selon leur sexe, le jeune premier ou la jeune première de la pièce. L’objet avait une courroie ; Échalot passa la courroie à son cou et jeta l’objet sur son dos en disant :
– Sois calme, Saladin !
Puis il prit sa course le long de la haie avec une rapidité que n’eût point permis sa lourde apparence. Son intention était évidemment de lutter avec le galop des chevaux. Il y eut bientôt sur son visage une épaisse couche de rouge, et la sueur inonda ses tempes, mais il allait toujours, regardant le bateau par-dessus les broussailles et murmurant malgré lui le nom de Similor. Au bout de quatre ou cinq cents pas cependant, l’objet, secoué outre mesure, s’éveilla et se mit à crier comme un jeune aigle. Qu’il fût ou non de carton, il avait une voix magnifique. Échalot lui fit des remontrances avec douceur :
– Taisez son petit bec à Bibi, lui dit-il sans ralentir le pas ; je vais te le boucher, Saladin, si tu continues ! Nous allons à papa, tu vois bien, failli merle !
Saladin n’en criait que mieux.
On meurt de ces courses désespérées. Heureusement pour cet héroïque et tendre Échalot, l’allure des chevaux se ralentit subitement, comme on dépassait l’angle d’une futaie de chênes pour entrer dans la grande plaine qui forme clairière entre Sevran et la route d’Allemagne. Au milieu d’un paysage admirable, le château de Boisrenaud se montrait : on arrivait au débarcadère du baron Schwartz. Échalot retourna son paquet et mit la main sans façon sur le bec de Saladin.
Trois personnes descendirent du bateau ; d’abord M. Cotentin de la Lourdeville qui prit l’avenue sablée qui conduit au château, ensuite la jeune fille au voile noir, qui suivit plus lentement la même direction, enfin Similor, léger comme une plume, qui, après avoir adressé un salut courtois à son adversaire, remonta le chemin de halage sur la pointe du pied. Échalot, caché derrière un buisson, soufflait comme un phoque en le contemplant ; d’une main, il étouffait Saladin et tamponnait la sueur de son front avec une autre manche.
– Ce n’est pas toujours pour c’te jeunesse qu’il court, murmura-t-il. C’est pour un tas de manigances qui lui feront son malheur !… Mais, minute ! nous sommes là, pas vrai, petiot ? On va savoir enfin de quoi il retourne !
Sur ce chemin de halage, où Similor sautillait dans ses chaussons de lisière, évitant avec une gracieuse adresse les moindres vestiges de la récente ondée, un homme grave allait à pas comptés, regardant couler l’eau philosophiquement et faisant tourner entre ses doigts une tabatière d’argent niellé. Ce geste était d’une perfection si rare que vous eussiez cherché la malines traditionnelle à son jabot et le claque sous son aisselle. Mais au lieu du frac en drap de soie, il portait en effet un habit gris de fer, coupé carrément et orné de boutons blancs ; M. Schwartz, le puissant financier, qui était roi dans ces campagnes, avait choisi pour ses valets cette solide livrée rappelant l’uniforme des garçons de la Banque de France. Ce n’était qu’un valet, bien qu’il eût coutume de parler, sa casquette sur la tête, aux autorités décoiffées de Sevran et de Vaujours.
Similor marcha droit à lui et l’aborda, chapeau bas ; d’un ton timide et doux, il lui demanda :
– C’est-il bien à M. Domergue que j’ai l’avantage d’adresser la parole ?
M. Domergue ne répondit pas plus que ce malhonnête Pattu, capitaine de L’Aigle de Meaux n° 2, mais il est une dignité respectée par Similor et ses pareils, c’est celle de valet de grande maison. Il y a, dans la haute position de l’homme à livrée, quelque chose qui les éblouit et qui les fascine. Similor, l’ombrageux Similor, ne se fâcha point et attendit.
Ce puissant Domergue était distrait : il regardait sur la ligne de halage le bizarre véhicule dont nous avons parlé : le panier de Trois-Pattes, traîné par un chien de boucher. Il souriait avec une fière bonhomie et se rangeait déjà le long de la haie, pour faire place à l’équipage de l’estropié.
Trois-Pattes poussait son molosse et arrivait grand train. En passant devant M. Domergue, il dessina un signe de tête familier.
– Bonjour, monsieur Mathieu, lui dit courtoisement le domestique. Les affaires vont, à ce qu’il paraît ?
La figure terreuse et barbue de Trois-Pattes avait ce sourire fixe des masques. Il répondit :
– L’argent est dur à gagner ; je viens causer de mon argent. M. le baron est à la maison ?
– Pour vous, toujours, monsieur Mathieu.
L’équipage de Trois-Pattes entrait déjà dans l’avenue du château. M. Domergue ajouta entre haut et bas :
– Une drôle de lubie que Monsieur a de causer avec ce paroissien-là…
– Pour quant à ça, dit Similor, saisissant aux cheveux l’occasion d’entamer l’entretien, je n’en reviens pas de ma surprise !
M. Domergue abaissa sur lui son regard noble et le toisa de la tête aux pieds, Similor cligna de l’œil agréablement et poursuivit :
– Comme quoi les mystères abondent de tous côtés autour de nous…
– Qu’est-ce que vous voulez, l’ami ? interrompit M. Domergue. Similor, baissant la voix et mettant sa main au coin de sa bouche pour ne rien laisser perdre de sa réponse, répliqua :
– Ayez pas peur : j’ai la confiance entière du jeune homme.
– Quel jeune homme ?
– M. Michel, parbleu !
Les traits du domestique se déridèrent à ce nom.
Échalot, toujours aux écoutes, bouche béante et le cou tendu, faisait des efforts inouïs pour entendre. Similor poursuivit en prenant une pose théâtrale :
– Par conséquent, on est chargé de vous demander tout simplement s’il fera jour demain. Voilà !
Le château de Boisrenaud, où l’abbé de Gondi fit sa résidence et que la duchesse de Phalaris choisit un instant pour retraite, à cause de son voisinage du Raincy, compte encore parmi ses hôtes célèbres le danseur Trénitz, qui eut l’honneur d’y recevoir, en 1798, Mmes Tallien et Récamier. À l’époque où se renoue notre histoire, le château et ses magnifiques dépendances étaient, depuis quelques années, la propriété de M. le baron Schwartz, qui se proposait d’y faire de nombreux embellissements.
Le baron Schwartz était un esprit net et tranchant qui ne faisait pas les choses à demi ; il fit démolir le vieux château pour mettre en son lieu et place une maison moderne.
En ce temps-là, quand on arrivait le long du canal, et qu’après avoir dépassé le dernier feston des futaies, la plaine cultivée se déployait aux regards, la première chose qui les frappait, la seule, c’était ce petit castel aux profils mutins et cavaliers, avec ses six tourelles coiffées à la moresque et ses trois corps de logis disparates dont l’un parlait du Moyen Age, tandis que les deux autres semblaient raconter quelque anecdote batailleuse et galante de la Fronde. Le parc s’étendait en éventail derrière le manoir et confinait partout à la forêt dont il n’était séparé que par un large saut-de-loup. L’avenue qui conduisait du château à Vaujours était un rideau de peupliers dont chaque branche valait un arbre de cinquante ans ; on se souvient encore dans le pays de ce gigantesque mur de verdure et de chênes énormes qui ombrageait l’allée tournante, menant à Montfermeil par les hauteurs de Clichy-en-l’Aunois.
Le baron Schwartz, un jour de baisse, avait acheté tout cela très bon marché, sans le visiter en détail et dans un but de pure spéculation. Quand il y vint pour aviser aux moyens d’en tirer parti, le site s’empara de lui du premier coup. Le château seul lui déplut, parce que le baron Schwartz était fils du présent qui déteste le passé. Au lieu de morceler ce paradis et de le débiter à quinze sous le mètre pour en faire un de ces aimables séjours où les gens de Paris viennent bâtir des petites maisons délicieuses, avec un entourage comme les tombes au Père-Lachaise, il eut fantaisie de dépenser un couple de millions ou davantage, selon les proportions que prendrait son caprice.
Ce n’était pas beaucoup pour lui ; sa maison de banque était la rivière du proverbe, où l’eau va toujours ; bien que sa noblesse financière ne remontât pas aux croisades, c’était déjà une vieille fortune, solide, sincère et largement basée sur un crédit européen : on disait de lui qu’il prêtait aux rois à la petite semaine.
Un palais neuf, voilà ce qui plaît ! un peu le style de la Bourse : cela rappelle d’émouvants souvenirs.
Donc, à deux cents pas de l’ancien manoir, en situation belle et bien choisie, les maçons étaient en train de bâtir le palais ; on traçait dans le parc le méandre des nouvelles allées, on comblait le saut-de-loup pour le reporter plus loin et enclore cent hectares de futaies, acquis récemment ; on battait la glaise au fond du lac déjà creusé.
Le soleil allait se couchant derrière les arbres qui cachent au loin le clocher d’Aulnay-le-Bondy, quand notre jeune fille au voile noir du bateau-poste se dirigea vers la grille dorée de M. le baron Schwartz. Elle suivait l’avenue d’un pas assez rapide, mais mal assuré, presque pénible ; à la voir par-derrière, vous eussiez dit une convalescente à sa première sortie. Tout en elle, du reste, confirmait cette pensée : la fatigue courbait sa taille gracieuse, mais trop grêle, qui ne semblait plus faite pour la robe qu’elle portait. Deux ou trois fois, le long du chemin, elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleine.
L’équipage de Trois-Pattes la rejoignit, quand elle n’était encore qu’à moitié de l’avenue, quoique M. Cotentin de la Lourdeville eût fait déjà son entrée. L’estropié la connaissait sans doute, car sa figure ébaucha un sourire, mais il ne lui parla pas en la dépassant. La jeune fille le suivit d’un œil distrait et morne.
Trois-Pattes et son équipage étaient entrés déjà quand elle arriva devant la grille. Elle reprit haleine, et sa main mit à toucher le bouton une certaine hésitation.
– Comme vous voilà maigrie, mademoiselle Edmée ! dit une voix derrière elle. Parole d’honneur, je ne vous reconnaissais pas !
La jeune fille se retourna vivement, comme si elle eût été prise en faute, et une nuance rosée vint à son pâle visage.
– Bonjour, Domergue, répliqua-t-elle. J’ai été un peu malade. Comment va-t-on au château ?
Elle souriait, et il y avait je ne sais quoi qui faisait peine dans la charmante douceur de son sourire.
Nous connaissons Domergue, l’important valet qui ressemblait à un receveur de la Banque de France. Son entrevue avec notre ami Similor n’avait pas été, paraîtrait-il, de très longue durée, car il avait rejoint la jolie voyageuse en se promenant et sans presser le pas. Mais, en affaires, il ne faut point juger la gravité d’une entrevue par sa durée. Cette fois, Domergue ôta sa casquette, et sa figure austère se radoucit notablement. À le regarder mieux, il avait l’air du plus brave homme du monde. Seulement, il savait garder son rang. Il s’agissait ici d’une femme, et personne n’ignore que la galanterie ne fit jamais déroger un haut personnage.
– Un peu malade ! répéta-t-il. Tout le monde va assez bien chez nous, merci, malgré les démolitions et le tremblement. Vous êtes pâle comme un linge, parole d’honneur !… Un peu malade !… Il y a du nouveau, ici, vous savez ?
– Non, Domergue, je ne sais rien.
– On parle d’un mariage…
– Avec M. Maurice ? interrompit Edmée presque joyeusement. Domergue haussa les épaules.
– Ce ne serait pas un mariage, cela, reprit-il. Le cousin Maurice est en disgrâce, comme M. Michel. J’ai bien cru que M. Michel deviendrait notre gendre. M. le baron n’aurait pas dit non, malgré la différence de fortune. Mais il se rencontre des impossibilités… Avez-vous sonné, mademoiselle Edmée ?
Pendant les dernières paroles du valet, la jeune fille avait changé plusieurs fois de couleur.
– Pas encore, répondit-elle d’une voix qui tremblait. Puis elle ajouta, pensant tout haut :
– Blanche ! un mariage, déjà !
– Seize ans, reprit Domergue en poussant le bouton de cuivre qui mit en mouvement une cloche au timbre sonore et plein ; jolie comme un amour ! Écoutez donc ! Les dots de deux millions comptant n’ont pas l’habitude de moisir en magasin. M. Lecoq est dans la quarantaine, mais beau cavalier…
La jeune fille répéta avec stupéfaction :
– M. Lecoq !
– Oui, oui… on dit qu’il a le bras long… Quoique j’aurais cru qu’on aurait pris un banquier… ou au moins un duc… On avait parlé d’un duc, vous savez !
– Je ne sais rien, répéta la jeune fille.
– C’est juste. La chose se faisait par M. Lecoq. En voilà un qui abat de l’ouvrage ! Du reste, tant qu’on n’a pas été à la mairie, n’est-ce pas !… Mais, entrez, mademoiselle Edmée : vous savez que nous sommes de bon monde et pas fiers. Ça va faire plaisir à mademoiselle de vous recevoir… Madame Sicard !
Mme Sicard était une femme de chambre de digne apparence, entre deux âges, tirée à quatre épingles, qui portait aussi bien que M. Domergue, mais qui ne souriait pas. La voix de son collègue l’arrêta comme elle montait le perron.
– Tiens, fit-elle, mademoiselle Leber !
Elle ajouta, non sans une certaine bienveillance qui, chez elle, avait beaucoup de prix :
– On a justement fait votre chambre aujourd’hui.
– Je viens seulement pour saluer ces dames, murmura la jeune fille avec un embarras que ne justifiait point l’accueil reçu. Si vous voulez bien prévenir mademoiselle…
– Entrez au salon en attendant. Je vais dire qu’on mette votre couvert… Mais j’y songe ! s’interrompit Mme Sicard, Mme la baronne m’a dit… voyons !… que si vous veniez, c’était elle qu’il fallait avertir… Au fait, c’est toujours de même.
On avait traversé le vestibule. Mme Sicard monta l’escalier, pendant que Domergue introduisait Edmée au salon. La pâleur de celle-ci avait augmenté subitement et à tel point qu’elle semblait prête à se trouver mal. Elle s’affaissa sur un siège et porta son mouchoir à ses lèvres.
– Le plus souvent qu’on vous laissera partir à ces heures-ci et dans un état pareil ! dit l’honnête valet qui prit, ma foi, ses mains froides et les réchauffa dans les siennes. Vous êtes comme qui dirait de la maison, ma chère enfant, et j’ai plus d’une fois entendu parler à Mme la Baronne qu’une maîtresse de piano, comme vous, c’était une amie.
– Un verre d’eau, murmura Edmée. Je viens d’être un peu malade. Domergue sortit aussitôt en courant. Ce n’était pas un septembriseur. Il pensa :
– Un peu malade ! Parole d’honneur, c’est trop pour les uns, pas assez pour les autres ! Il y a de la misère dans le fait de cette enfant-là.
Cet être délicat et charmant, Edmée Leber, était pauvre : son costume propre, mais si modeste, ne l’aurait pas dit que sa timidité l’eût crié. L’idée était venue à Domergue qu’Edmée avait faim.
Il se trompait. Le pain ne manquait pas encore chez la mère d’Edmée, quoique tout le reste y manquât. Et si Edmée n’avait pas eu de pain, sa fièvre l’eût nourrie.
Dès qu’elle se vit seule, deux grosses larmes que sa fierté contenait roulèrent lentement sur sa joue. Elle releva son voile et montra un visage de dix-huit ans aux lignes exquises, mais que déjà la souffrance avait touché. Edmée était à la fois jolie et belle. Vous n’auriez pu voir sans être ému ses grands yeux humides, sous ce front couronné d’adorables cheveux blonds, ce nez fin aux arêtes précises, mais suaves, cette bouche, hélas ! sérieuse, mais où l’on devinait un trésor de sourires, et pourtant ce n’était pas là Edmée. Ce qui frappait en elle et ce qui ravissait, planait au-dessus de tout cela comme une âme, rayon, harmonie et parfum, une émanation presque divine, et que dire de plus : une âme de douceur et d’honneur.
Le salon était grand, somptueux et meublé à la romaine. Le regard mouillé d’Edmée en fit le tour et s’arrêta un instant sur le piano. Le piano lui parla, car elle murmura en souriant amèrement :
– Blanche épouse M. Lecoq !
Au-dessus du piano était un portrait de fillette : une brune, espiègle et rieuse.
– Cela est-il possible ! ajouta Edmée. Blanche, le cher petit cœur ! Des deux côtés de la cheminée étrusque, en marbre violet, ornée de mosaïques et chargée de curiosités pompéiennes, deux autres portraits pendaient dans les cadres, d’une richesse extrême, écrasaient la peinture, bien qu’ils fussent signés par un des bons maîtres de la Restauration. L’un représentait un homme de vingt-cinq ans, étroit d’épaules, petit, maigre, aux traits intelligents et pleins de volonté ; l’autre, une très jeune femme, presque aussi belle qu’Edmée, et qui, comme elle, avait son charme dans l’expression plus encore que dans la parfaite régularité de ses traits.
Quand le regard d’Edmée tomba sur cette dernière toile, sa prunelle eut un éclair, et un peu de sang vint à ses joues. Elle se leva malgré la fatigue extrême qui, tout à l’heure, l’avait jetée sur ce siège : elle traversa d’un pas pénible toute la largeur du salon, et s’arrêta devant la cheminée. Le portrait semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Était-ce le portrait ? Une partie du portrait, plutôt, car son œil fixé concentrait tous ses rayons sur un point qui n’était pas même le visage, mais qui était auprès du visage. Mme la baronne Schwartz était posée de trois quarts ; elle portait un costume d’apparat. Un turban, jeté de côté, la coiffait, cachant une de ses oreilles, tandis que l’autre, blanche, fine et ornée d’un simple bouton de diamants, sortait des masses noires de son opulente chevelure. C’était l’oreille que regardait Edmée, moins que l’oreille encore, car l’oreille se voyait parfaitement, et la jeune fille, chose étrange dans son état de souffrance et de lassitude, monta sur une chaise pour examiner de plus près.
Pendant plusieurs minutes, elle examina attentivement. Tout son être se concentrait dans sa vue. Elle tremblait et changeait de couleur. Un bruit de pas se fit ; elle redescendit précipitamment, et ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser tomber ces mots :
– C’était bien elle !
Domergue entra, portant un plateau.
– Je vous ai fait attendre, ma chère demoiselle, commença-t-il.
– Donnez ! interrompit Edmée de cette voix sèche et sans vibration qui trahit sa fièvre aussi sûrement que l’accélération du pouls.
– Comment vous trouvez-vous ? ajouta le valet pendant qu’elle buvait à longs traits.
– Mieux, je vous remercie.
– Vous êtes si changée ! Et voyez, votre main tremble !
– Beaucoup mieux ! répéta Edmée avec impatience. Je voudrais voir Mme la baronne sur-le-champ… Dites qu’on ne prépare pas ma chambre et qu’on ne mette pas mon couvert.
Domergue la regarda, étonné. Il y avait dans ses gros yeux de la tristesse et de la compassion. Il sortit.
Pour la seconde fois Edmée était seule. Elle s’assit auprès de la fenêtre et attendit.
Les fenêtres du salon donnaient sur le jardin et gardaient leurs jalousies fermées. Edmée Leber glissa son regard distrait au travers des planchettes, et vit les hôtes du dimanche disséminés par petits groupes sur la magnifique pelouse d’où le soleil s’était retiré. Blanche n’était point là, non plus que sa mère, la baronne. Deux dames d’un certain âge jouaient au volant avec une grande affectation de gaieté ; quelques messieurs faisaient cercle autour de M. Cotentin de la Lourdeville, qui tenait à la main le journal du soir. Des promeneurs passaient le long du château et causaient.
– Je ne vois là-dedans, dit l’un d’eux, rien que de parfaitement honorable. M. le baron se souvient qu’au début de sa carrière il fut le banquier des pauvres.
– Bon métier ! fut-il répondu.
– On gagne souvent gros avec les pauvres !
– On peut être à la fois habile et philanthrope, dit Cotentin. Ça et ça !
– Il y a des anecdotes étonnantes ! J’ai ouï parler d’un indigent qui achetait tous les ans mille ou douze cents francs de rentes.
– Un mendiant de Lyon, madame, a doté récemment sa fille comme les nôtres ne le sont pas.
– Et vous connaissez l’histoire de cet aveugle qui avait cinquante mille écus dans sa paillasse ?
– Ce Trois-Pattes est un animal fort curieux !
– Où donc se cache M. le baron ? fut-il demandé du fond du parterre.
Une fenêtre du premier étage s’ouvrit, et M. le baron répondit :
– Je suis à vous ; je termine une affaire.
– Avec Trois-Pattes ! acheva-t-on à demi-voix dans les groupes. Edmée Leber n’écoutait plus ; la rêverie l’avait prise. Ses yeux, demi fermés, s’abaissaient vers le tapis, sans le voir, et sa belle tête pensive s’appuyait sur sa main.
– Allons un peu visiter l’attelage de ce capitaliste d’un nouveau genre, dit-on encore sous les croisées.
La réponse et les gaietés qui la suivirent s’étouffèrent au lointain.
L’arrivée du nouveau client avait fait sensation parmi les convives du château de Boisrenaud. Si Trois-Pattes était un homme d’argent, il avait naturellement droit à bon accueil ; pas de doute à cet égard. Mais l’argent se reçoit à la caisse ; il suffit pour cela d’un commis ; sous quel prétexte Trois-Pattes et son grotesque équipage passaient-ils le seuil de la somptueuse villa en ce jour de repos, où le millionnaire n’accueillait que ses amis ?
Ceci était prétexte à gloser. Le règlement, au château de Boisrenaud, défendait de parler affaires. M. le baron Schwartz délaissait ses invités pour recevoir Trois-Pattes dans son cabinet. Était-ce pour parler politique ? Personne ici n’ignorait la légende de Trois-Pattes, que les domestiques du baron avaient ordre d’appeler M. Mathieu. Trois-Pattes était un personnage dès longtemps célèbre dans le quartier de la porte Saint-Martin et ses relations avec M. Schwartz étendaient désormais sa gloire jusqu’à la Madeleine.
Trois-Pattes était arrivé un jour, personne ne savait d’où, dans la cour du Plat-d’Étain, siège d’une entreprise de messageries, qui, avant l’établissement des chemins de fer, desservait toute la banlieue de l’est. Il était descendu de son panier, traîné par un chien, et s’était rendu à pied, c’est-à-dire en rampant sur les mains et sur le ventre, au bureau. Là, il avait fait le nécessaire pour avoir le droit de s’installer dans la cour en qualité de facteur. Tout de suite après, il manœuvrait ses mains armées de palettes, et le reste de son corps contenu dans une sorte de corbeille, munie de roues, il avait pris possession à l’endroit où s’arrêtent les voitures à l’arrivée. Ses commencements avaient été difficiles. Il ne possédait, à vrai dire, aucune des qualités physiques du facteur, mais ses qualités morales y suppléaient largement. À Paris d’ailleurs, les choses bizarres font fortune.
Trois-Pattes, marchant avec ses jambes dans sa poche, comme disait les plaisants du quartier, excita cet étonnement qui précède et prépare la vogue. Il avait installé sur son dos quatre crochets qui lui servaient de mains, et auxquels il fixait très adroitement les colis. À son côté pendait un sifflet que les cochers de la station du boulevard connurent bientôt ; un coup de sifflet appelait un fiacre, deux coups une citadine, trois un cabriolet : au bout de huit jours, ceci fut réglé comme si Trois-Pattes eût touché des appointements du gouvernement. Pour la garde des objets, il n’avait pas son pareil ; quant aux discussions d’intérêt avec la buraliste, il vous arrangeait vos affaires en un clin d’œil. Vous savez la puissance de certains avocats sur le tribunal. Trois-Pattes gagnait toutes ses causes près de Mme Tourteau, maîtresse de la cabane où s’inscrivaient les voyageurs et les bagages. Et ne croyez pas qu’il mît beaucoup de temps à arpenter la cour du Plat-d’Étain. Ses mains étaient agiles, et il avait une merveilleuse façon de manœuvrer l’inerte fourreau qui renfermait ses jambes. Son allure ressemblait à celle d’un lézard, et les lézards vont vite, quoi qu’on ait dit sur leur paresse.
Un anonyme de génie lui trouva ce surnom : Trois-Pattes, qui peignait d’un trait sa lamentable infirmité. Personne n’ignore l’élan prodigieux qu’un sobriquet peut donner à une célébrité populaire. Mathieu l’estropié eût peut-être fait fortune ; Trois-Pattes fit tout uniquement fureur, et ses collègues vaincus désertèrent la place.
Derrière la gloire, deux divinités viennent : l’Envie et la Poésie. L’Envie sema sur le compte de Trois-Pattes ces mille bruits qui tuent une faible réputation, mais qui enflent une grande renommée : elle accusa Trois-Pattes d’appartenir à la police ou de faire partie d’une association de malfaiteurs : deux allégations dont Paris est souverainement prodigue.
La Poésie lui prêta la richesse, ce charme irrésistible ; elle affirma qu’il amassait quelque part un fabuleux trésor. On ne croit plus aux sorciers, mais le surnaturel a la vie dure ; la Poésie fit de Trois-Pattes une sorte de gnome, changeant de peau à de certaines heures, et quittant son misérable niveau pour s’élancer vers les sphères dorées de l’élégance aristocratique. Spécifions : la Poésie prêta de mystérieuses amours à Trois-Pattes, le reptile humain. Ce fut quelque chose comme un de ces contes où Perrault accouplait les monstres avec les princesses. Il s’agissait d’une femme jeune et belle : jusque-là, rien d’impossible. Mais la femme était aussi noble et riche.
Croyait-on à cet absurde rêve ?
La Poésie et l’Envie se cotisaient donc pour compléter la gloire de Trois-Pattes. Il n’en paraissait point affolé. Sérieux et modeste, il continuait d’accomplir son mandat avec un soin exemplaire. Il n’était pas mendiant, mais il prenait de toutes mains, et remerciait les bourses généreuses qui s’ouvraient à l’aspect de son infirmité ; il ne repoussait pas plus les aumônes que les salaires. Ses mœurs étaient pures, malgré la chronique ; il vivait seul et sobrement.
Et cependant la chronique ne mentait pas tout à fait. Il y avait assez de vrai sous les broderies légendaires de l’histoire de Trois-Pattes pour légitimer tous les étonnements. Trois-Pattes était reçu chez M. le baron Schwartz ; dans l’humble escalier qui grimpait au taudis de Trois-Pattes, on avait rencontré, on avait reconnu une étoile du ciel parisien, la belle comtesse Corona. Telle était la charade, proposée aux curieux par le lézard du Plat-d’Étain.
Le baron Schwartz, aujourd’hui, était dans son cabinet quand un domestique vint lui annoncer M. Mathieu.
– Qu’on fasse monter M. Mathieu ! dit-il sans hésiter.
M. Mathieu descendit de son équipage sans trop de peine, et franchit le perron à l’aide d’une gymnastique originale : ses deux mains, cramponnées aux marches, halaient son torse et l’appendice qui renfermait ses jambes. Cela se faisait assez lestement, à la grande surprise des spectateurs qui contemplaient sa manœuvre. Au bas de l’escalier, un domestique obligeant ayant voulu soulever la partie paralysée de son corps, M. Mathieu le remercia et lui dit :
– Inutile. Néanmoins, après son introduction dans le cabinet du riche banquier, et quand il eut rampé jusqu’à trois pas du bureau, M. Mathieu, poussant un soupir de soulagement, tira de sa poche un mouchoir fort propre et s’essuya amplement le front.
– Bien pressé donc, monsieur Mathieu ? demanda le baron Schwartz en souriant.
Il avait un style à lui, quand il voulait, ce baron Schwartz. Les hommes arrivés sont excentriques à peu de frais ; M. le baron s’était fait une réputation, parmi ceux qui avaient besoin de lui, par la brièveté de sa phrase.
Trois-Pattes répondit en inclinant la tête avec une respectueuse politesse :
– J’avais envie de voir un peu la propriété de M. le baron, mais je ne me serais pas permis d’y venir pour mon plaisir seulement.
À supposer que M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes, fût de ces pauvres qui ont cinquante mille écus dans leur paillasse, il ne poussait pas, du moins, l’économie jusqu’à ses dernières limites. Sa veste de velours à boutons de métal était presque neuve et laissait voir du bon linge, assez blanc. En revanche, il avait une crinière d’un brun fauve, touffue et mal peignée, qui eût fait la gloire d’un rapin, et sa barbe se hérissait comme un paquet de broussailles. Au milieu de ce double fouillis, sa figure, douée d’une étrange gravité, surprenait le regard. Dès qu’on faisait abstraction de l’infirmité lamentable qui le coupait en deux et marquait la vie dans son buste, Trois-Pattes n’avait rien, au demeurant, qui pût inspirer le dégoût, ni même la pitié. Un perruquier eût fait de lui, rien qu’en fauchant ses cheveux et sa barbe, une honnête moitié de bourgeois décent, tranquille et bien nourri. C’était un monstre, il est vrai, mais un monstre mitigé, tel qu’il convient d’être aux monstres de la forêt la plus civilisée de l’univers. Pour tout dire, les petits enfants du quartier l’aimaient, parce qu’il souriait parfois et qu’il y avait je ne sais quelle attrayante bonté dans la mélancolie de son sourire.
Au physique, M. le baron Schwartz était un ancien maigre ayant conquis de l’embonpoint. On les reconnaît au premier coup d’œil ; la prospérité les rembourse sans effacer de longtemps l’anguleux dessin de leur primitive architecture. Ils ont le ventre pointu. Quand la graisse, symbole vengeur, a submergé tout à fait l’originalité de leur charpente, le bonheur les étouffe.
Le baron Schwartz était un petit homme gras, mais encore aigu sous certains aspects. Les vrais Schwartz de Guebwiller résistent mieux que les autres vainqueurs. Le baron Schwartz n’avait pas d’âge.
Le baron Schwartz avait de l’esprit derrière son accent alsacien que les Gascons eux-mêmes cherchaient à imiter ; quoiqu’il n’eût pas fréquenté les collèges, il possédait de vastes connaissances, puisées dans le Dictionnaire de la Conversation ; il aimait les arts ; il protégeait les lettres dans la personne de Sensitive, le poète, et du vaudeville Savinien Larcin, employé au Père-Lachaise ; il prêtait de l’argent aux rois, sans intérêts, pourvu qu’on lui rendît deux capitaux, et s’occupait, moyennant cent pour cent, des logements du peuple lui-même !
Ainsi fleurit et fructifie J.-B. Schwartz quand il peut agripper au passage seulement un poil de la chaude occasion. En dehors de l’explication arithmétique, fournie par M. Cotentin de la Lourdeville, peut-être y avait-il bien quelque petite chose, mais il est certain que les millions actuellement possédés par l’opulent baron étaient le propre billet de mille francs, donné par M. Lecoq au lendemain d’une nuit orageuse dans un sentier désert, aux environs de Caen.
M. le baron Schwartz avait le bon goût de ne point renier ses débuts ; il se vantait volontiers d’avoir été le banquier des pauvres. Depuis longtemps, néanmoins, il n’en était plus à tirer vers soi en détail les économies des petites gens. Un élément étranger à la finance devait être dans ses rapports avec M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes.
– Du nouveau ? demanda-t-il en jouant l’indifférence. Trois-Pattes fixait sur lui ses grands yeux immobiles, ombragés par l’épaisseur de sa chevelure emmêlée.
– Le colonel est au plus bas, répliqua-t-il.
– Bien vieux ! grommela M. Schwartz.
– J’ai pensé que monsieur le baron…
– En règle ! interrompit le banquier. Affaire finie. Puis il ajouta :
– Occupé. Au galop !
– On pense, reprit Trois-Pattes, que le colonel ne passera pas la nuit.
– Comtesse à Paris ? demanda M. Schwartz. L’estropié fit un signe de tête affirmatif.
– M. Lecoq aussi ?
– Aussi.
– En règle ! répéta M. Schwartz. Pas autre chose ?
Sous la sécheresse de ce style, une pénible préoccupation perçait.
– Du moment que monsieur le baron est en règle, reprit Trois-Pattes, il lui importe peu de savoir les on-dit. C’était une drôle de boutique, là-bas.
– Cancans ! fit M. Schwartz.
– Monsieur le baron m’avait chargé de regarder attentivement aux fenêtres du quatrième étage, cour du Plat-d’Étain…
– Ah ! ah ! fit le banquier, beaucoup plus entamé qu’il ne voulait le paraître.
– Et de surveiller aussi le dedans de la maison dont l’entrée est rue Notre-Dame de Nazareth, poursuivit Trois-Pattes, rapport aux trois jeunes gens : M. Maurice, M. Etienne et M. Michel.
– Très bien ! dit le baron qui bâilla derrière sa main. Long ! fit-il en manière d’explication.
– À cet âge-là, continua paisiblement M. Mathieu, on mène un petit peu la vie de Polichinelle.
– Des femmes ? demanda M. Schwartz.
– Pas trop… excepté M. Michel. Visiblement, le baron devint attentif.
– Mais, s’interrompit l’estropié, monsieur le baron ne s’intéresse pas à M. Michel. C’est M. Maurice qui est son neveu.
Le baron appuya son index sur le bout de son nez, ce qui, chez lui, était un symptôme de très vive impatience.
– Je ne vous parlerai plus de M. Michel, promit Trois-Pattes. Il y a donc que M. Maurice et son ami M. Etienne ont la vocation de la littérature. Ils travaillent, ils travaillent comme des forçats à faire des drames ; et je sais cela, parce que les voisins les entendent déclamer et se disputer, qu’on croit toujours qu’ils vont mettre le feu à la maison.
– Drôle ! interrompit le banquier.
– Hein ? fit M. Mathieu quelque peu offensé.
– Très drôle ! expliqua le baron. Au galop !
– Ils ont tout vendu. On ne gagne pas beaucoup d’argent à faire des drames qui sont refusés au théâtre. Autrefois, M. Michel travaillait avec eux, mais maintenant…
Trois-Pattes s’arrêta court, honteux d’être rentré malgré lui dans la voie des digressions.
– Comique ! dit le baron, dont le geste sembla l’encourager à poursuivre.
– Excusez-moi, reprit Trois-Pattes. Je sais bien que M. Michel ne vous regarde pas. Nous autres, de Normandie, nous sommes bavards…
Le banquier fit un geste équivoque, pendant que Trois-Pattes poursuivait :
– M. Maurice est amoureux, pour le bon motif, et si monsieur le baron voulait le marier…
– Aime ma fille, prononça le banquier. Idiot.
– Bah ! Mlle Schwartz est assez riche pour deux. Ceci fut dit avec onction. Le baron répondit :
– Mariage affaire faite… à peu près.
Puis il croisa ses jambes l’une sur l’autre, et, prenant un air de parfaite indifférence, il murmura ce seul nom, suivi d’un point d’interrogation :
– Michel ?
– Vous voulez dire Maurice ? rectifia Trois-Pattes.
– Michel ! répéta le banquier.
Un sourire essaya de naître sous la moustache hérissée de l’estropié. Comme il hésitait à répondre, en homme qui croit avoir mal entendu, M. Schwartz frappa du pied et s’écria, cette fois dans la langue de tout le monde :
– Que diable ! monsieur Mathieu, ne me faites pas languir ! Vous savez quelque chose sur ce mauvais sujet de Michel ! Allez !
M. Mathieu prit un air étonné sous lequel perçait bien un petit bout de moquerie.
– Vous m’aviez défendu… commença-t-il ; mais je suis tout aux ordres de monsieur le baron. En définitive, mieux vaut encore s’occuper à des fadaises comme ces jeunes gens, Maurice et Etienne. M. Michel file un mauvais coton, excusez le mot. Il vit, Dieu sait où, courant les tripots et jouant un jeu d’enfer…
– Un jeu d’enfer ! Michel !
– Perdant les deux à trois cents louis par soirée, s’il vous plaît, fréquentant les théâtres, soupant, faisant des dettes absurdes, et les payant !
– Les payant ! répéta M. le baron ; comique ! Il se leva et fit un tour dans la chambre.
Dès qu’il eut le dos tourné, la physionomie de Trois-Pattes changea si subitement qu’on eût dit une transfiguration. Le masque prit vie, et les yeux, ardemment animés, dirigèrent un regard perçant vers la fenêtre ouverte. La fenêtre donnait sur les jardins. Les hôtes du château de Boisrenaud étaient dispersés dans les allées ; ce coup d’œil alla à tous et à chacun, comme un éclair. Ce coup d’œil cherchait quelqu’un.
Quand M. le baron se retourna, Trois-Pattes regardait la pelouse avec une placide admiration.
– Voilà un paradis ! soupira-t-il. Excusez !
– Où prend-il cet argent ? demanda M. Schwartz.
– Le jeune M. Michel ? Je n’en sais rien. Si monsieur le baron veut, je m’informerai.
– Il y a du Lecoq là-dedans ! pensa tout haut le banquier. Trois-Pattes baissa les yeux et ne répondit pas. Les sourcils de M. Schwartz étaient froncés. Après un silence, l’estropié reprit avec une sorte de répugnance :
– Il y a une dame qui doit être fort riche.
La promenade de M. Schwartz eut un temps d’arrêt.
– Jeune ? interrogea-t-il.
– Très belle, répliqua Trois-Pattes.
Les yeux du banquier, fixés sur lui avec insistance, sollicitaient une réponse plus explicite.
– Ce n’est pas la comtesse ? commença-t-il.
– Non, repartit Trois-Pattes.
Le banquier fit un dernier tour de chambre, en proie à une visible agitation, puis il s’arrêta de nouveau brusquement.
– Monsieur Mathieu, dit-il, je n’ai d’autre intérêt en tout ceci que le besoin d’être utile. Ce jeune homme, M. Michel, a été mon employé et même quelque chose de plus. Mon bon cœur m’a causé déjà bien des embarras ; mais je suis récompensé par l’estime publique… Vous en savez long sur cette comtesse Corona, n’est-ce pas ?
– Assez long, répondit Trois-Pattes. Le colonel lui laissera tout.
– Je ne parle pas de cela ! interrompit vivement Schwartz.
– C’est juste. Monsieur le baron est en règle.
Les rôles changeaient. Le laconisme n’était plus du côté du banquier. Il reprit :
– Dieu merci, pour moi et pour ceux qui me touchent de près, je n’ai ni inquiétude à avoir ni renseignement à prendre. Monsieur Mathieu, vous avez peut-être vos raisons pour être discret.
– Oui, monsieur le baron. J’ai mes raisons. Le banquier pirouetta sur lui-même.
– Temps, argent, grommela-t-il en regagnant son bureau. Affaire finie, bien le bonsoir.
Trois-Pattes, ainsi congédié, rampa aussitôt vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta et dit avec humilité :
– J’avais compté sur l’obligeance de monsieur le baron… Celui-ci, qui feuilletait déjà ses papiers avec une certaine affectation, l’interrompit et gronda ces deux mots :
– Au galop !
– Ce serait pour savoir, poursuivit Trois-Pattes, si monsieur le baron pourrait me recommander à M. Schwartz, le père de M. Maurice, que monsieur le baron a connu à Caen sous la Restauration.
Les joues du banquier pâlirent. Il répondit pourtant, appuyant sur le dernier mot :
– Connu le père de Maurice, à Paris !
– Il n’y a pas d’offense, reprit Trois-Pattes, à Caen ou à Paris. J’ai quelqu’un qui cherche des personnes de Caen : la femme et la fille d’un banquier. Ça fut très riche autrefois ; c’est devenu pauvre comme Job ; une histoire bien étonnante, allez ! Voyons ! J’ennuie monsieur le baron. Je vois bien d’ailleurs qu’il n’est pas content de moi. Mais je prends de l’âge et de l’expérience. Je n’aime pas à regarder de trop près certaines gens ni certaines affaires. Je lui reparlerai de ce M. Schwartz… et de cette famille du banquier. Je suis bien le serviteur de monsieur le baron.
Il laissa tomber la porte et disparut.
En voyant disparaître Trois-Pattes, M. Schwartz fit un mouvement comme pour s’élancer après lui.
– Il y a du Lecoq là-dedans ! dit-il pour la seconde fois en se rasseyant. Je le sens tout autour de moi, et, par moments, j’ai peur !
Sa tête s’affaissa entre ses deux mains, il était puissamment préoccupé. Au bout de quelques secondes, ses réflexions tournèrent :
– Ma femme !… murmura-t-il, tandis que des rides profondes se creusaient à son front. Michel !
Ce fut tout. Sa pensée resta en lui. Mais nous devons noter un détail muet. Après avoir réfléchi, M. le baron prit dans la poche de son gilet une petite clef d’acier ciselée, une très jolie clef, ressemblant à celles qui ferment les nécessaires mignons des dames.
Il la regarda et il hésita.
Sur ses traits, il y avait un sourire pénible.
Ceci n’était pas une affaire d’argent ; pour les affaires d’argent, M. Schwartz n’hésitait jamais.
Ayant ainsi hésité, il ouvrit un tiroir de son secrétaire, dans lequel il trouva un bâton de cire à modeler.
Pourquoi avait-il cela ?
D’une main, il tenait la clef gentille que son regard sournois caressait ; de l’autre, il pétrissait la cire qui allait s’échauffant et s’amollissant dans ses doigts.
Comme Trois-Pattes descendait l’escalier à sa manière, un pas de femme effleura les dalles du corridor, au premier étage. Il s’arrêta, ému jusqu’à la défaillance. C’était Mme Schwartz qui, prévenue par Domergue, se rendait au salon, où l’attendait notre jeune fille du bateau, Mlle Edmée Leber. Trois-Pattes l’entendit qui disait :
– Il n’est pas nécessaire de déranger ma fille.
Cette voix sonore et douce, mais ferme, produisit sur Trois-Pattes une impression extraordinaire. On eût dit un moment que cette lamentable créature, reptile humain, collé au sol, allait se redresser tout d’un coup comme un homme. Il darda un regard en arrière ; son œil morne avait des éclairs.
Mais s’il avait désir, il avait peur aussi, car il se prit à franchir les dernières marches avec une étrange prestesse. Quand Mme Schwartz descendit à son tour, suivie par Domergue, l’escalier était vide.
Dans le salon, Edmée était toujours seule. Son charmant visage reflétait tour à tour l’expression d’une vaillance résolue et la vague atteinte d’un découragement profond.
Elle souffrait. La fièvre ne la laissait pas en place.
C’était en elle tantôt une torpeur affaissée, tantôt une sorte de maladive anxiété qui forçait le mouvement, et par instants teignait de pourpre la pâleur de sa joue.
En ces moments, un nom venait à ses lèvres : Michel…
Une fois, tombant de l’étage supérieur, une gamme brillante, galopée sur le piano, monta et redescendit toutes les octaves du clavier.
Edmée sourit au travers d’une larme.
Elle quitta la fenêtre pour revenir au portrait. Le piano capricieux se taisait. Par la dernière croisée du salon, au milieu du crépuscule qui allait baissant, un vif rayon du jour passait et mettait en lumière l’opulente beauté de la baronne Schwartz. Edmée Leber restait là en contemplation et comme fascinée.
Mais, chose bizarre, le diamant qui brillait sous les masses prodigues de cette noire chevelure attira bientôt son œil invinciblement. Son regard fixe pointa cette étincelle et ne la quitta plus.
Un pas de femme s’étouffa sur les tapis du grand escalier. Domergue dit de l’autre côté de la porte :
– Je n’aurais pas dérangé madame la baronne, mais Mlle Leber est encore bien malade.
Edmée fit un effort violent pour reprendre son calme.
Au-dehors, on ne parlait plus, et le pas lourd de Domergue venait de s’éloigner. Évidemment, la baronne Schwartz était là, tout contre le seuil. Cependant, elle n’entrait pas. Edmée resta un instant debout, les yeux sur les deux battants de la porte fermée. Puis, vaincue par la fatigue ou par l’émotion, elle s’assit de nouveau, murmurant à son insu :
– Tremble-t-elle donc autant que moi ?
Elle prit dans sa poche une bourse qui ne sonna point l’argent, et dans cette bourse un petit papier, enveloppant un objet de la grosseur d’un grain de maïs.
– Quand même ! pensa-t-elle encore ; peut-être n’a-t-elle rien à nier, rien à cacher. Voilà des années que je la respecte et que je l’aime !
D’un geste machinal elle allait déplier l’enveloppe, lorsque la porte s’ouvrit enfin. Edmée remit vivement le papier dans la bourse et la bourse dans sa poche. La baronne Schwartz était sur le seuil ; son premier regard surprit le mouvement de la jeune fille, et ses noirs sourcils eurent un tressaillement léger.
Ce fut plus rapide que l’éclair. La baronne Schwartz franchit le seuil, souriante et calme, comme une grande dame qu’elle était, ayant bon cœur et bonne conscience, ayant surtout le pouvoir et la volonté de venir en aide à toute infortune qui sollicitait sa compassion.
Ce fut donc en restant elle-même parfaitement, et sans franchir la limite de ses bontés ordinaires, qu’elle prit les deux mains d’Edmée pour mettre un baiser à son front et dire :
– Comment nous avez-vous laissé ignorer que vous fussiez malade, chère enfant ? Vous saviez que nous étions à Aix en Savoie. Blanche ne vous a-t-elle pas écrit ?
– Si fait, madame, répondit Edmée dont les yeux étaient baissés ; Mlle Blanche a bien voulu me donner de vos nouvelles.
– Et pourquoi n’avoir pas fait réponse ? Avez-vous été souffrante au point de perdre vos leçons ?
– J’ai gardé le lit trois mois, madame.
La baronne s’assit, mais sa voix fut moins libre lorsqu’elle reprit :
– Trois mois ! Tout le temps de notre séjour à Aix ! Et votre bonne mère ?
– Ma mère est tombée malade en me soignant, madame, je me suis guérie : j’ai peur pour ma mère.
Les cils de ses paupières, toujours baissées, devinrent humides.
– Et vous avez attendu si longtemps, s’écria la baronne du ton le plus affectueux, avant de recourir à notre amitié !
Edmée releva sur elle ses grands yeux bleus tristes et presque sévères.
– Madame, répondit-elle, nous n’avons besoin de rien.
La baronne devint pâle. Elle essaya néanmoins de sourire en disant :
– Si c’est fierté, chère enfant, je vous prie de n’être point offensée. Nous nous rembourserons sur les leçons que vous donnerez, cet hiver, à ma fille. Les paupières d’Edmée battirent et ses traits charmants se contractèrent ; néanmoins, ce fut d’une voix distincte qu’elle répliqua :
– Je ne donnerai plus de leçons à Mlle Schwartz.
Mme la baronne Schwartz était encore très belle. Il y avait maintenant plus de douze ans que la couleur avait séché sur la toile de son portrait, pendu, avec celui de M. Schwartz, aux côtés de la cheminée. Le temps semblait avoir peu d’action sur cet heureux et serein épanouissement : elle ressemblait toujours au portrait ; les yeux brillaient du même éclat intelligent et doux : nulle ride n’était venue à son heure sillonner le large contour de ce front ; les joues gardaient la fermeté de leur ovale, chose rare, et, chose encore plus rare, les attaches du cou restaient irréprochables.
C’est dans toute la rigueur du mot qu’il faut dire cela : Mme la baronne Schwartz était très belle.
Il y avait maintenant seize ans pour le moins que Julie Maynotte avait changé de nom.
Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis cette heure de deuil et d’amour où son sourire stoïquement docile éclairait la tristesse de l’adieu, dans le silence et la solitude des grands bois.
Dix-sept ans ! La rose est d’un matin, la femme est d’un printemps. Et cependant Mme la baronne Schwartz ressemblait toujours à Julie Maynotte.
Il y a des femmes qui sont sculptées dans le marbre. Elle était belle ; le baron Schwartz l’aimait d’une folie éperdue, ardent comme un jeune homme, jaloux comme un vieillard. Lui, le baron Schwartz, le dompteur de millions !
Elle était jeune sincèrement, et sans le secours de cet art auquel tant d’autres demandent en vain la menteuse jeunesse. Elle était jeune, au point de paraître jeune à côté d’Edmée Leber, cette fleur nouvelle qui venait d’ouvrir sa corolle au caressant soleil de la dix-huitième année. Vous eussiez dit, à les voir, deux compagnes, deux rivales plutôt ; car il y avait entre elles à ce moment un mystérieux souffle de colère.
Et par ce mot « rivales », nous avons voulu éclairer brusquement le secret de cet entretien étrange. Edmée aimait : elle avait peur.
Il y eut de part et d’autre silence. Le visage de la baronne exprimait le chagrin, l’étonnement, et peut-être aussi une nuance d’embarras. La jeune fille restait froide comme un bronze.
Un détail qu’on ne peut omettre ici, c’est que, depuis le commencement de l’entrevue, le regard d’Edmée s’était porté plusieurs fois vers la magnifique chevelure de la baronne, dont les masses ondées et rabattues retombaient en deux coques symétriques beaucoup au-dessous des oreilles. Il semblait que l’œil d’Edmée voulût percer et écarter ces voiles qui lui cachaient un témoignage. La baronne avait surpris ce regard.
Ce fut elle qui reprit la première la parole.
– Se pourrait-il, demanda-t-elle, que ma fille eût manqué aux égards ?…
– Non, madame, interrompit Edmée, cela ne se pourrait pas, car mademoiselle votre fille est très bonne et très bien élevée.
– Ma chère enfant, dit la baronne en lui prenant la main de nouveau et d’un accent tout à fait maternel, j’avoue que je ne vous comprends pas. Vous nous avez montré jusqu’à présent beaucoup de dévouement et d’amitié. Ma fille est à l’âge des étourderies ; il eût fallu excuser chez elle un manque de tact ou une parole imprudente, mais si c’est moi qui suis la coupable, je me le pardonnerai moins facilement. Voyons ! soyez franche : vous avez quelque chose sur le cœur ?
– Absolument rien, madame, prononça Edmée avec effort.
– Alors, pourquoi nous quitter ? Pourquoi refuser des offres de service si naturelles ? Je sais que vous avez connu des temps plus heureux, et qu’une fierté bien concevable…
– Vous vous trompez, madame. J’avais un frère et une sœur qui avaient pu voir, en effet, notre maison heureuse. Ils sont morts tous les deux. Moi, je suis née au lendemain de notre malheur et je n’ai jamais connu que la pauvreté.
– Il y a dans tout ceci une énigme, ma chère enfant, reprit Mme Schwartz sans rien perdre de sa patiente douceur. Il dépend de vous que j’en sache le mot. Vous êtes dans une heure de fièvre ; je n’accepte pas du tout votre démission, ou, du moins, je vous engage à réfléchir. Votre mère n’a que vous, songez-y…
– Madame, interrompit pour la seconde fois Edmée, dont l’accent devint plus ferme et presque dur, jamais je n’ai été plus calme qu’à cette heure, et je vous parle au nom de ma mère.
La baronne se leva brusquement, et son geste parut dire que l’idée d’avoir affaire à une folle naissait en elle. À cela, Edmée répondit nettement :
– Madame, vous vous trompez encore : j’ai toute ma raison.
– En ce cas, chère demoiselle, répliqua la baronne qui se réfugia enfin dans sa position et le prit sur un ton de sévère dignité, permettez-moi de vous dire que notre entrevue a suffisamment duré. À supposer qu’il fût besoin, et je ne le crois pas, de nous signifier la décision que vous avez prise à notre égard, ces choses se font par lettre et en deux mots. Il m’a semblé tout à l’heure que vous désiriez une explication, et je me suis prêtée à votre fantaisie pour plusieurs raisons qu’il serait orgueilleux à moi de détailler. Telle n’était pas votre envie, à ce qu’il paraît. J’ai cru deviner ensuite dans vos paroles une sorte de provocation, une menace même, tellement en dehors du bon sens et de votre caractère que j’ai voulu savoir. Ma curiosité ne va pas jusqu’à vous interroger plus longtemps. Je ne vous chasse pas, mademoiselle Leber, mais si votre volonté est de nous quitter, faites. À part cet entretien, où vous n’avez pas été vous-même, je ne garderai de vous qu’un excellent souvenir, et je serai toujours prête à témoigner…
Pour la troisième fois, Edmée lui coupa la parole et dit en se levant à son tour :
– Madame, je ne vous demanderai jamais votre témoignage.
La baronne laissa échapper un geste d’indignation et se dirigea vers la porte en disant :
– Soyez donc libre, mademoiselle.
Au moment où elle tournait le dos, le regard d’Edmée, aigu et rapide, essaya encore de pénétrer sous les masses latérales de ses cheveux, mais cette coiffure, qui se nommait, je crois, bandeaux à la Berthe, tenait l’oreille entièrement cachée. Edmée ne vit rien de ce qu’elle voulait voir.
– Madame, prononça-t-elle tout bas, comme la baronne allait atteindre la porte, si j’avais voulu seulement prendre mon congé, j’aurais eu l’honneur de vous écrire. Vous avez bien raison : cela se dit en deux mots. Veuillez rester, je n’ai pas achevé.
La baronne continua de marcher et sa main toucha le bouton. La jeune fille répéta d’une voix plus basse encore, mais plus stridente aussi :
– Veuillez rester, madame. Et comme la baronne ne s’arrêtait point, Edmée poursuivit :
– Nous avons changé de logement. Nous demeurons depuis trois mois et demi rue Notre-Dame de Nazareth, la seconde porte à gauche en entrant par la rue Saint-Martin.
Le bouton qui avait tourné déjà fit retour sur lui-même et la porte demeura fermée. Edmée continuait :
– Au fond de la cour : dans la maison qui donne, par ses derrières, sur les messageries du Plat-d’Étain.
Elle reprit haleine comme on fait par un effort violent. La baronne était immobile au-devant du seuil ; on ne voyait point son visage, mais le corps aussi a sa physionomie révélatrice. L’apparence de Mme Schwartz trahissait un trouble subit. Il fallait qu’Edmée eût bien souffert, car l’azur sombre de ses yeux eut un rayon de cruel plaisir. Elle acheva :
– Au quatrième étage… Les fenêtres à rideaux bleus… Vous savez ?
Mme Schwartz se retourna enfin, montrant sa belle figure si calme qu’un nuage où il y avait de la colère, mais aussi de l’espoir, passa sur le front d’Edmée.
– Oh ! dut-elle penser, si je me trompais !
Et cela voulait dire avant tout : « Combien je voudrais me tromper ! » Car le cœur d’Edmée valait mieux que sa beauté même.
– Vous savez !… murmura cependant Mme Schwartz, répétant la dernière parole prononcée. Comment saurais-je ?
Puis, avec impatience et comme si elle eût déjà regretté cette question :
– Et que m’importe tout cela ? demanda-t-elle.
Mais il était trop tard. Ces interrogations répétées donnaient un démenti au calme du visage. Le coup avait porté. Comment et pourquoi ? Mme Schwartz, sans attendre, cette fois, la réponse, appela sur ses traits une expression de douce pitié pour dire à demi-voix :
– Pauvre enfant ! j’oubliais !… Ce qui, littéralement, signifiait :
– Elle divague ! ayons compassion !
Les yeux ardents d’Edmée, fixés sur ses yeux, semblaient maintenant lire un livre ouvert.
– Madame, reprit-elle doucement et avec toute sa tristesse revenue, quand j’entrai pour la première fois dans votre maison, j’étais presque une enfant et je faisais grande attention aux objets de toilette. Jamais je n’avais vu de femme si belle, si élégante, si riche ni si simple que vous. Il s’est trouvé que bientôt j’ai connu chaque pièce de votre parure habituelle aussi bien que si ces choses eussent été à moi. Les jeunes filles sont ainsi, les jeunes filles pauvres. Entre mille boutons de diamants j’aurais distingué les brillants superbes qui jamais ne quittent vos oreilles.
Ici, Edmée jeta un regard oblique vers le portrait. Mme Schwartz suivit ce regard et traduisit fidèlement la pensée qu’il exprimait en disant :
– Depuis la naissance de Blanche, époque à laquelle mon mari me fit ce présent, je n’ai jamais porté autre chose, même au bal.
– Je savais cela, madame, répliqua la jeune fille, et j’ai dû penser qu’il vous peinerait d’en être privée.
Mme Schwartz ouvrit de grands yeux.
Puis, mais pas assez vite peut-être, elle porta brusquement la main à ses oreilles. Edmée avait atteint sa bourse et y prenait ce petit papier qui enveloppait un objet gros comme un grain de maïs.
– Vous m’avez fait peur ! murmura Mme Schwartz qui essaya de sourire.
– Mais vous voici rassurée, sans doute ! prononça la jeune fille avec un sarcasme si amer qu’un rouge violent remplaça la pâleur de la baronne.
D’un geste rapide, et assurément involontaire, elle releva l’un de ses bandeaux, montrant ainsi le bouton qui brillait à son oreille.
– Et l’autre ! demanda la voix froide d’Edmée.
La baronne hésita et la colère fit trembler ses lèvres qui étaient livides.
Cependant, au lieu d’appeler ses valets et de châtier comme elle le pouvait cette extravagante insolence, elle garda son sourire et souleva le second bandeau en disant :
– Je ne vous en veux pas, mademoiselle.
– Madame, répondit Edmée d’un ton lent, net, aigu comme la pointe d’un poignard, cet autre vous a coûté six mille francs et vous aurez désormais trois boutons d’oreilles.
En même temps, elle déplia l’enveloppe, pour montrer, dans le creux de sa main, un bouton tout semblable à ceux de la baronne, et ajouta :
– Voici le motif vrai de ma visite, madame. Les pauvres ne songent jamais du premier coup aux ressources des riches : je vous croyais dans l’embarras depuis trois mois, et c’est ici ma première sortie.
La baronne était immobile comme une statue.
Edmée déposa le diamant sur une console, salua et se dirigea vers la porte d’un pas ferme.
Dans la cour du château, la cloche appela le dîner à toute volée et l’horloge sonna sept heures et demie.
La baronne fit un pas comme pour s’élancer après Edmée. Elle s’arrêta et chancela. Dans l’escalier, la voix du baron Schwartz disait avec un joli accent alsacien :
– À table ! heure militaire ! Prévenir ces dames ! La baronne porta les deux mains à ses yeux, aveuglés par des éblouissements. À l’étage au-dessus, le piano de Blanche lançait des fusées de notes. Au-dehors, la grille s’ouvrit, puis se referma bruyamment.
Il faisait presque nuit, mais le diamant brillait sur la console, concentrant les rayons épars du crépuscule.
– Elle est partie ! pensa tout haut la baronne. Que lui ai-je fait ? D’une main convulsive elle saisit le diamant, comme si ses feux l’eussent blessée. Son regard était fixe et vitreux. Elle ne bougeait pas, bien que la voix de son mari la fît tressaillir. Le piano de Blanche se tut. Un pas léger descendit l’escalier, et Blanche elle-même, une rose vivante, fit irruption dans le salon.
– Mère ! s’écria-t-elle. Es-tu là ?… sans lumière ?… Que m’a-t-on dit ? Edmée est venue ? Dîne-t-elle avec nous ? Où donc est-elle ?
Vingt questions valent mieux qu’une pour les personnes troublées.
– Ne faisons pas attendre ton père, répondit seulement Mme Schwartz.
Quand les lumières de la salle à manger éclairèrent son visage, vous eussiez admiré avec quelle possession d’elle-même, comme disent les Anglais, Mme Schwartz avait reconquis les apparences du calme le plus parfait. C’était un intérieur un peu patriarcal ; elle donna, devant tout le monde, son front au baiser de son mari, grondeur, défiant, despote, mais esclave, et lui dit, répondant ainsi d’un seul coup aux diverses questions de Blanche :
– C’est cette petite Edmée… Mlle Leber… Elle n’a pas voulu rester pour nous faire ses adieux.
– Ses adieux ? répéta le baron… Et Blanche, tout à coup triste :
– Elle nous quitte ?
Mme Schwartz s’assit à sa place au centre de la table, et ajouta négligemment :
– Elle part pour l’Amérique.
– Désintéressement de l’artiste ! dit M. Schwartz. Jolie, cette petite, très jolie. Alouettes toutes rôties, là-bas, à ce qu’elles croient… Bon, le potage… Reviendra vieille et sans le sou. Comique !
L’accent allemand de cet habile financier donnait à ces façons de parler elliptiques, dont il ne se départait guère, une très agréable saveur.
Blanche aurait bien voulu interroger ; mais, autour de cette table, il n’y avait qu’elle pour s’intéresser à Edmée Leber.
C’était une maison montée supérieurement. Tous les jours, après le potage, Savinien Larcin, le vaudevilliste du Père-Lachaise, était chargé de faire un rapport verbal sur les meilleures pointes du Charivari, du Corsaire et des autres journaux d’esprit. On sait quel éclat jetèrent, sous Louis-Philippe, ces ingénieux organes.
Savinien Larcin, petite bête de lettres, noire comme une taupe, prenait son bien où il le trouvait. Il avait de la gaieté plus qu’un mirliton défoncé. Plutôt que d’inventer quelque chose, il eût refait La Pie voleuse. Mais comme c’eût été bien tourné. Pour compiler un acte insignifiant, il vous saccageait vingt volumes. « Jolie nature, disait le baron Schwartz. Et originale ! »
Alavoy le définissait ainsi : « Un scribe indélicat », et, à propos de lui, M. Cotentin de la Lourdeville disait :
– Ça et ça : de l’anguille, de la chatte, du singe et de la fouine. Mais le génie de Molière !
Nous parlerons tout à l’heure d’Alavoy et de notre ancien ami Cotentin. Le croquis du salon Schwartz est à faire.
Le Charivari, proclama Savinien Larcin, a publié le portrait de M. Romieu en hanneton. Le Corsaire a trouvé un nouveau nom pour M. de Montalivet. Les autres, ajouta-t-il en riant, étaient vieux comme le Journal des Dépôts.
– Raide ! opina M. Schwartz. Et comique !
Le Larcin les savait toutes. Il gagnait fortement sa nourriture. Mais pourquoi cette belle Mme Schwartz avait-elle dit à propos d’Edmée Leber :
– Elle part pour l’Amérique !
Il y a des millions qui fréquentent le très grand monde : c’est un peu l’exception. Généralement le très grand monde est une cité murée. On y naît.
C’est un monde à part qui fréquente le salon Schwartz ; ce n’est peut-être pas même un monde, car l’élément féminin fait le monde et les femmes manquent un peu chez J.-B. Schwartz, qu’il soit ou non baron.
Alavoy est garçon ; Savinien Larcin a épousé une vieille comédienne qui est dangereuse à produire ; Cabiron est veuf ; Cotentin de la Lourdeville a son ménage en Normandie ; le vicomte des Glayeulx est séparé de corps et de biens ; Touban seul amène Mme Touban : une personne bien née, envieuse, douçâtre et méchante.
On ne rencontre pas partout un Marseillais obèse et pesant franchement deux cent trente-sept livres avant le dîner ; c’est donc avec orgueil que nous présentons Alavoy à nos dames. Il était aimable et avait le cœur sur la main. Il transpirait toujours. Il plaçait des idées industrielles et se connaissait en terrains.
Cabiron lançait des affaires.
Le vicomte Honoré Giscard des Glayeulx descendait de haut ; c’était son gagne-pain. Il avait quatorze maisons qui montaient de bas, ci : sept déjeuners et sept dîners par semaine.
Touban était chimiste d’affaires. Mme Touban avait un avis en littérature.
Cotentin de la Lourdeville avait fait ça et ça, depuis le temps : tour à tour député, journaliste et présentement avocat d’affaires. Chez M. Schwartz, tout était d’affaires, jusqu’au vaudeville, dans la personne pointue de Savinien Larcin, jusqu’à l’art sacré, jusqu’à la sainte poésie, sous la fade espèce de Sensitive.
Savinien seul était un jeune homme. Cotentin, doyen, avait maintenant les cheveux blancs. Les autres tournaient autour de la quarantaine comme M. Schwartz lui-même. Mme Touban n’avait jamais eu d’âge.
Restait enfin un couple maigre, jaune, triste, humble et décent : M. et Mme Éliacin Schwartz. Nous avons connu le mari à Caen, factotum d’un autre ménage Schwartz. Éliacin, marié, avait été pris en grippe par la femme de l’ancien commissaire de police, devenu chef de division à la préfecture ; M. et Mme Éliacin, personnes modestes, étaient chargés de faire les honneurs, en second, au château de Boisrenaud.
Rien de ce qu’on est convenu d’appeler « le drame » n’apparaissait dans cette maison opulente, tranquille et bourgeoisement gaie. La baronne avait un passé romanesque, mais ce passé, prescrit par le temps, semblait en outre noyé dans l’oubli profond.
Cette belle jeune fille, Edmée Leber, partait pour l’Amérique ! Nous l’avions vue, Edmée, glisser parmi ces tranquillités vulgaires comme une fugitive et impuissante menace, montrant le bout d’oreille d’un mystère…
En dehors de cette mince intrigue, tout était uni comme une glace. M. Schwartz, Mme Schwartz, la jolie Blanche et leurs convives formaient une de ces mille réunions comme on en voit chaque jour, à chaque pas ; une réunion qui, tout en gardant sa dose voulue d’excentricité, ressemble en gros à toutes les autres, où l’on vit bonnement l’heure présente sans trouble de la ville, sans souci du lendemain, mis à part, bien entendu, les affaires, sang des veines de ce peuple et souffle de son âme.
Le mariage de la fille de la maison lui-même avec ce fameux M. Lecoq était une affaire plus ou moins convenante ; elle présentait des profits et des pertes plus ou moins discutables ; mais c’était ou cela semblait être une affaire entendue, réglée, qui ne portait pas avec elle une bien forte dose d’émotion.
L’opulence a des misères cachées.
Derrière tout cet éclat, l’ignorance peut-être, peut-être l’envie, veulent deviner l’angoisse, et comme ce hardi romancier, qui s’appelle tout le monde, n’y va pas par quatre chemins, il traduira le mot angoisse trop amplement, par des mots qui disent plus, qui saisissent mieux, et le voile soulevé par sa main vous montrera du sang avec des larmes.
Chez M. le baron Schwartz, par exemple, avec la meilleure volonté du monde, l’observateur le plus subtil n’eût pas découvert le moindre symptôme sanglant ni le plus léger prétexte à larmes. Et cependant, il y avait quelque chose. Quoi donc ? des bagatelles, quelques petites cachotteries.
Qu’on ne s’attende surtout à rien de sérieux.
Premièrement, après le potage, Mme Sicard, la camériste, parla bas à notre petite Blanche, qui rougit et sourit. Deuxièmement, un peu plus tard, Domergue s’approcha de Mme la baronne, et lui rendit compte à voix haute d’un ordre exécuté. La baronne ayant dit : « C’est bien », Domergue, en se retirant, laissa tomber cette phrase : Il fera jour demain.
Et ce terrible mot d’ordre n’altéra en rien la sérénité de la charmante femme.
Troisièmement, à peu près au même instant, M. Schwartz, qui enveloppait la baronne d’un regard maritalement admiratif, mais un peu inquiet, fit signe au puissant Alavoy, qui mangeait avec conscience, étalant l’heureuse rotondité d’un ventre à la financière.
Le signe était sans doute convenu, car Alavoy posa brusquement sa fourchette et dit en homme qui, tout à coup, est frappé par un souvenir :
– C’est particulier, oui ! Hé ! bon, j’allais oublier de vous rappeler l’affaire Danduran pour ce soir.
– Bien, bien, fit simplement l’illustre banquier.
– Si vous manquiez… insista Alavoy.
– Pointé sur carnet ! interrompit M. Schwartz. Temps pour tout !
M. le baron, du reste, n’en perdit pas un coup de dent. Vers le dessert, il reprit en s’adressant à sa femme :
– Profiter de l’affaire Danduran ? Un petit tour à l’Opéra ? non ? Fatiguée ? Bien. Liberté.
Malgré la belle concision de son style, M. le baron trouvait moyen de faire les demandes et les réponses. Il appela Domergue.
– Le coupé ! Retour de bonne heure, ajouta-t-il. La baronne échangea un regard avec le grave valet.
Enfin, quatrième et dernier détail, comme on servait le café, M. le baron demanda tout à coup en regardant sa femme fixement :
– À propos, Giovanna, ceci doit être à vous ?
Il avait entre l’index et le pouce une jolie petite clef qu’il montrait à sa femme. Mme Schwartz regarda, sourit et répondit :
– Je la cherchais. C’est la clef de mon tiroir du milieu.
– Comique ! dit le baron. Il donna la clef à Mme Touban, qui la passa à des Glayeulx, et Mme Schwartz la reçut des mains du dandy Alavoy. Elle la déposa sur la nappe sans trouble apparent. Autour de la table, l’entretien allait et venait. On eût fait tout un journal d’esprit avec les choses charmantes que Savinien Larcin récitait par cœur. Ces gais vaudevillistes sont bien utiles à la campagne.
Au bout de quelques instants, la clef semblait oubliée. Personne, assurément, ne remarqua deux ou trois gouttelettes de sueur qui perlèrent à la naissance des beaux cheveux de Mme la baronne. Il faisait chaud : cela pâlit certains visages. Mme la baronne était très pâle, parmi l’éblouissant épanouissement de son sourire.
Sur la table, au moment où la clef la touchait, un tout petit objet avait adhéré à la nappe, faisant à sa blancheur une tache imperceptible : un rien, figurez-vous, un grain de poussière, un atome.
Mme la baronne, qui n’avait pas même accordé un regard à la clef, s’était-elle aperçue que cet atome était de la cire ? Savait-elle seulement qu’avec de la cire on peut prendre l’empreinte d’une clef ?
Certains prétendent que les dames n’ont pas besoin de regarder pour voir, et que, sans avoir rien appris, elles savent toutes choses.
Comme on se levait de table, Mme la baronne trouva moyen de dire à Domergue :
– Il faut que j’aille à Paris ce soir.
À part ces futiles cachotteries, néant : la maison Schwartz était l’asile d’une paix profonde.
Edmée Leber avait pris, en sortant du château de Boisrenaud, le chemin qui traverse la plaine et gagne le bois pour remonter à Montfermeil. Cette route longeait le saut-de-loup l’espace d’une centaine de pas, à cause d’un angle saillant qui existait dans le tracé du parc. Aux dernières lueurs du crépuscule, Edmée crut distinguer une forme bizarre qui se glissait parmi les buissons, de l’autre côté du chemin ; nous n’avons pas dit une forme humaine. C’était comme un reptile à tête d’homme, et la jeune fille crut d’autant mieux à cette vision qu’elle avait vu une fois déjà aujourd’hui, dans son panier, traîné par un chien de boucher, cette misérable créature, moitié mendiant, moitié commissionnaire, que sa hideuse infirmité rendait célèbre dans tout le quartier Saint-Martin.
La maison de la rue Notre Dame de Nazareth où logeait Edmée donnait, par-derrière, sur la cour du Plat-d’Étain. Bien souvent elle avait pu voir Trois-Pattes dans l’exercice de sa pauvre industrie. Pendant qu’elle était malade et faible d’esprit, l’aspect de Trois-Pattes lui inspirait une compassion mêlée de terreur. Plus d’une fois, et comme malgré elle, Edmée avait passé des heures entières à le regarder, manœuvrant la partie paralysée de son corps et accomplissant avec son torse et ses bras des actes de véritable vigueur.
Pour Edmée, ce reptile à tête d’homme, deviné plutôt qu’aperçu dans l’ombre de la route, était l’estropié du Plat-d’Étain.
L’idée ne tint pas cependant : car comment supposer que Trois-Pattes pût rôder dans ces lieux déserts sans attelage ? Et pourquoi à cette heure, où il ne quittait jamais son poste de la cour des messageries ?
En ce moment le chien de boucher devait galoper vers Paris.
Edmée avait l’esprit plein autant que le cœur, au sortir de cette maison où elle venait de tenter une épreuve décisive pour elle. Néanmoins, ce n’était qu’une jeune fille, et la nuit porte avec soi des épouvantes. Quand Edmée passa devant les buissons où la vision s’était évanouie, son regard inquiet les interrogea. Elle ne vit rien.
Elle poursuivit sa route, sans plus songer à cet incident. Sa route était longue et traversait une campagne déserte : longue pour aller jusqu’à Ivry, par la forêt ; bien plus longue, hélas ! pour aller jusqu’à Paris. Or, depuis que le diamant n’était plus dans la bourse d’Edmée, sa bourse restait vide. Edmée avait donné sa dernière pièce d’argent au contrôle du bateau-poste. Edmée qui venait de refuser si fièrement l’aide de Mme Schwartz, Edmée qui avait déposé sur la console du salon de la baronne, et malgré elle, un bijou perdu que non seulement celle-ci ne réclamait pas, mais qu’elle déclarait formellement ne point lui appartenir, Edmée n’avait pas de quoi prendre la voiture de Livry à Paris. Que lui importait cela ? elle se sentait forte. La fièvre en ce moment l’exaltait comme une ivresse. Il lui semblait tout simple d’entreprendre ce voyage de cinq lieues ; la distance eût-elle été double, que lui eût importé encore ? Son sein battait, sa tête brûlait ; devant ses yeux, de larges éblouissements passaient, mais elle se sentait forte.
– Je sais tout ce que je voulais savoir, pensait-elle. Me voilà guérie, bien guérie ! Je n’aime plus. Croirait-on qu’il soit si facile de ne plus aimer ?
C’était comme pour la route. Elle défiait l’amour au même titre que la fatigue. Mais, à son insu, sa poitrine laissait échapper des sanglots et son pas chancelait.
Elle atteignit pourtant la lisière de la forêt où le chemin s’engageait brusquement sous une épaisse voûte de feuillage. Au bout de quelques pas, la nuit devint si noire qu’on avait peine à distinguer les objets. Edmée n’avançait presque plus, quoiqu’elle se dît toujours : « Je marche ! je marche ! » Il faisait nuit dans son cerveau comme au-dehors ; elle n’avait pas conscience de sa faiblesse qui garrottait ses mouvements comme un lien. Elle s’arrêta au pied d’un arbre et mit son front contre l’écorce en murmurant :
– Il faut marcher… Je marche !…
Un bruit sortait du fourré, mais pouvait-elle prendre garde ? Un grand bourdonnement était autour de ses oreilles et le souffle lui manquait.
Ses jambes se dérobèrent sous elle lentement. Elle s’affaissa au pied de l’arbre, pensant encore :
– Je marche ! je marche !
À ces heures, qui ressemblent si bien à l’agonie, on a d’étranges rêves. La vision revenait. Au lieu de toucher terre, Edmée rencontra deux bras, qui la soutinrent doucement, et ses yeux, avant de se fermer, distinguèrent vaguement dans les ténèbres cette silhouette hideuse : l’homme reptile, Trois-Pattes, le mendiant de la cour du Plat-d’Étain.
La voiture de Vaujours à Paris (Pantin, Bondy, Livry, Clichy, le Vert-Galant, Montfermeil, etc.) arrivait à Livry d’ordinaire à huit heures et demie sonnantes, à moins qu’elle n’avançât ou qu’elle ne retardât, ce qui arrivait sept fois par semaine. Vers huit heures et vingt minutes, on vit entrer dans le bureau d’attente un singulier cortège, composé de deux hommes, dont l’un avait au dos un appendice de forme oblongue ; ils portaient une femme malade sur un brancard de feuillages. Un personnage, d’apparence robuste, aux traits réguliers, intelligents et mâles, qui semblait appartenir à la classe aisée, les accompagnait.
Ce dernier seul, qui avait nom M. Bruneau et que ses deux compagnons traitaient avec un respect craintif, est pour nous une figure nouvelle. Dans les deux porteurs, nous eussions reconnu en premier lieu Similor, ancien maître de danse, avec son chapeau gris et sa redingote de peluche ; en seconde ligne le pêcheur Échalot, tournure plus modeste, physionomie plus attachante, que son costume de pharmacien ruiné dotait de je ne sais quelle mélancolique auréole. L’un était le père illégitime, l’autre la mère nourrice du jeune Saladin.
Quant à la femme malade, dès que le brancard eut franchi le seuil de la salle d’attente, le quinquet fumeux placé derrière la grille éclaira le visage charmant d’Edmée Leber ; Elle venait de reprendre ses sens, et ce fut la lumière qui lui fit rouvrir les yeux. Son regard étonné tourna autour de la chambre comme si elle eût craint d’y rencontrer quelque effrayant objet, sans doute un souvenir confus de sa vision. Quand son œil tomba sur la figure forte et calme de M. Bruneau, elle tressaillit, puis elle sourit.
– J’ai rêvé… balbutia-t-elle.
Puis, refermant ses yeux, que fatiguait la lampe, elle ajouta :
– Comment se fait-il que vous soyez près de moi ?
– Nous allons causer, ma chère demoiselle, répondit M. Bruneau. Tenez-vous en repos.
Il prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes et les pressa paternellement.
Similor et Échalot se tenaient, dans un coin du bureau, silencieux et le chapeau à la main. Échalot avait mis sous son bras l’enfant de carton, habitué à dormir dans les positions les plus difficiles. M. Bruneau s’approcha du grillage disant :
– Je retiens le coupé, s’il est libre, madame Lefort ; sinon, il faut que vous me trouviez une voiture sur-le-champ.
La buraliste consulta son registre et répondit d’un air aimable en jetant vers Edmée un regard significatif :
– Ça vous gênerait d’avoir avec vous un troisième, monsieur Bruneau ? Les gens de Vaujours aiment mieux l’intérieur, et ici nous n’avons rien d’inscrit.
Similor poussa le coude d’Échalot. M. Bruneau vint à eux et leur dit :
– Je n’ai plus besoin de vous.
Ils sortirent aussitôt. Similor passa son bras sous celui d’Échalot, du côté où Saladin n’était pas, et dit :
– La petite marchande de musique aurait bien pu nous donner pour boire. Ah çà ! Bibi, est-ce qu’on va bouder longtemps, nous deux ?
– Ça dépendra de ta franchise, Amédée, répondit l’ancien pharmacien avec émotion. J’avais mis toutes mes illusions dans ton amitié ; s’il faut s’entre-séparer, j’aime mieux qu’on se casse quelque chose : voilà mon idée.
– Des bêtises, Bibi !
– C’est possible ! Mais je préfère mieux te voir mort que mauvais cœur !
Similor fit la grimace.
– Bibi, reprit-il d’un ton léger, en fait de quelque chose veux-tu casser une croûte ?
– Je n’ai pas faim.
– Arrosée d’un litre de petit hérissé, bien entendu ?
– Je n’ai pas soif.
Ce disant, Échalot prit une mine sévère et ajouta :
– Tu n’as pas seulement donné une caresse paternelle à la créature !
– C’est pas des mamours et des singeries qui lui ouvriront l’horizon de l’avenir ! répliqua sentencieusement Similor.
Échalot retira l’enfant de dessous son bras et approcha sa petite figure grimaçante et maigriotte des lèvres de son compagnon, qui lui donna un baiser distrait en disant :
– Il est bien mignon tout de même !
– Et à quel métier que tu gagnes de quoi lui ouvrir les portes de l’horizon, Amédée ? demanda Échalot avec un soupir.
Amédée retira son bras et prit une pose pleine de fierté.
– Ma vieille, déclama-t-il, je me moquerais pas mal de m’aligner avec toi à n’importe quelle arme ou dans un jeu d’adresse. J’ai déjà eu des raisons aujourd’hui avec un officier de marine, comme quoi nous nous retrouverons postérieurement au champ d’honneur ; mais je ne veux pas que tu m’accuses de feignant et de mauvais sujet. Il y a des mystères plein le quartier ; ça n’est pas un crime de s’y faufiler dans une position précaire comme la mienne, avec un petit, sans feu ni lieu, et l’ignorance où je suis de ma propre famille. J’ai donc réfléchi comme il suit ; je me suis dit : Amédée, tu ne peux pas toujours être à charge, à l’amitié de celui qui t’abrite sous son toit modeste. Faut percer ; tu as l’âge voulu. Alors, je pouvais monter une petite affaire comme la tienne, pas vrai, en concurrence ? Plutôt mourir que de faire du tort à un ami ! J’avais donc le choix entre M. Bruneau, la porte cochère à côté, M. Lecoq, au premier, et les jeunes gens, au quatrième, qu’on entend parler de crimes à travers la cloison. Tous mystères ! M. Bruneau m’a dit de repasser. M. Lecoq a pris mon nom sur son grand polisson de registre où nous sommes déjà couchés, toi et moi, je t’en préviens. Que fait-il, cet homme-là ? Vas-y voir ! Je te parie une chose que ça finira mal. Restait la jeunesse du quatrième. J’y ai pénétré un matin que j’entendais qu’ils voulaient tuer la femme…
– Quelle femme ? demanda Échalot tout pantelant de curiosité. Il faut, du reste, renoncer à peindre l’attention passionnée qu’il mettait à écouter la confession de son ami. Saladin le gênait un peu ; il essaya, mais en vain, de le mettre dans sa poche.
– Oui, quelle femme ? répéta Similor en haussant les épaules comme un devineur de charades qui jette sa langue aux chiens. Dis-le-moi, si tu le sais. Tous mystères. Il y a donc que ça n’est pas beaucoup plus beau chez eux que chez toi ! Nonobstant qu’ils fument des cigares de cinq et que ça porte du beau linge. Ils sont trois. Des fils de famille, et pas d’argent, qui s’étaient associés pour bambocher… Et il y en a un, M. Michel, qui commence à vivre à son à part, ayant déniché une affaire ou un trésor, que M. Maurice et M. Etienne n’y voient que du feu. Alors, je n’ai pas osé parler de la femme tout de suite. J’ai dit seulement : je peux rendre des services en cachette, au-dessus du préjugé : ça les a fait rire au prime abord, et aussi que j’ai professé l’art de la danse des salons. Ils rient de tout. Nonobstant, j’ai été accepté. On me payera sur la première affaire.
– Quelle affaire ? interrogea encore Échalot qui, de guerre lasse, remit Saladin sous son bras.
– Cherche, Bibi.
– Et que feras-tu chez eux ?
– Généralement tout.
– As-tu des gages ?
– Tu vas finir ! Est-ce que je ressemble à un domestique ? On me donnera cent francs sur l’affaire, voilà !
– Mais quelle affaire ?
– Fouille ! Puisqu’on te dit que c’est des secrets !
Échalot ôta son vieux chapeau de paille pour essuyer d’un revers de manche la sueur de son front.
– Ça explique du moins, pensa-t-il tout haut, l’abandon du petit au berceau et de ton ami, momentanément. Et c’est bien vrai que, dans le quartier, les mystères, ça fourmille… Mais t’a-t-on touché des allusions à la chose de tuer la femme ?
– Pas l’ombre !
– L’as-tu entr’aperçue chez eux ?
– Je lève la main qu’elle n’y est pas.
– Où est-elle ?
– Voilà. C’est les mystères.
– Et qu’as-tu fabriqué dans la maison jusqu’à présent ?
– Pendant trois jours, répliqua Similor avec une sorte de pudeur, j’ai fait comme qui dirait le ménage, les bottes et pas mal de commissions. Faut débuter, pas vrai ?
– Quelles commissions !
– Tailleur, fruitier, restaurant… et c’est pour ça que tu ne m’as pas vu… Mais avant-hier, la chose a commencé.
Ici, Saladin grogna ; il n’était pas à son aise. Échalot lui recommanda d’être calme, et, se rapprochant d’un mouvement fiévreux, il dit :
– Voyons voir si tu t’épanches avec sincérité !
– Avant-hier, poursuivit Similor, le plus jeune, M. Maurice, un joli cœur, oui ! me donna une lettre avec deux francs cinquante pour le voyage. La lettre n’avait pas d’adresse : Il s’agissait de la porter ici près…
– Au château ? interrompit Échalot en fourrant le bec de Saladin sous son aisselle pour l’empêcher de crier.
– Approchant… Mais tu m’avais donc suivi ?
– Jusqu’au bateau seulement… Pour qui la lettre ?
– Mystère !
– À qui l’as-tu remise ?
– À personne.
– Comment !… Vas-tu dissimuler ?
– Parole sacrée ! Je l’ai déposée sous une grosse pierre qui est en plein champ, à une centaine de pas en avant dans la forêt.
La tête d’Échalot tomba sur sa poitrine. Un drame de l’Ambigu-Comique ne l’aurait pas jeté dans de plus laborieuses émotions.
– Et après ? fit-il, tandis que Saladin râlait tout doucement.
– Rien hier, reprit Similor ; ce matin, second message.
– Une lettre encore ?
– Non, un mot… un mot du plus grand, M. Michel, celui qui fait la noce… Ah ! ah ! un crâne brin d’amoureux, tout de même !
– Quel mot ?
– Bibi, répliqua solennellement Similor, sois maudit dans l’éternité, si tu trahis ma confiance ! Je bavarde comme un Jacquot, parce que ça m’agace d’être toujours suspect vis-à-vis de toi. Mais je risque mon existence et celle de mon enfant…
– Quel mot ? répéta le bouillant Échalot.
– Voilà l’histoire. M. Michel m’a dit : « Tu t’arrêteras au débarcadère de M. Schwartz, et tu te promèneras tranquillement les mains dans les poches, jusqu’à ce que tu trouves un domestique, en livrée grise avec les boutons d’argent, qui regarde couler l’eau. »
– Je l’ai vu ! s’écria impétueusement l’ancien pharmacien ; les boutons, la livrée ! et il regardait couler l’eau ! Le mot, ma vieille, dis-moi le mot… Saladin, tu vas te taire !
– Fera-t-il jour demain ? prononça Similor dans l’oreille de son compagnon.
– Hein ? fit celui-ci, qui crut avoir mal entendu, fera-t-il jour demain ?
– Pas davantage !
– Et la réponse du gros domestique ?
– Peut-être… ça dépend.
– Ah ! bah ! Le gros domestique ne savait pas s’il ferait jour demain ?
– Fallait qu’il s’informe préalablement.
– Auprès de qui ?
– Connais pas. Il m’a dit : « Jeune homme, flânez et contemplez le paysage au coucher du soleil, et ne vous impatientez pas si je suis un peu long à vous apporter la réponse. » J’ai donc flâné dans le pays, qui est agréable. Après la nuit tombée, la livrée grise est revenue et m’a dit, en prenant une prise sans m’en offrir : « Jeune homme, il fera jour, à l’endroit ordinaire, ce soir, sur les dix heures. »
– Jour ! à dix heures du soir ! se récria Échalot.
– C’est les mystères ! repartit Similor.
À sa manière, Saladin, suffoqué, criait : « À la garde ! » Mais on ne faisait pas attention à lui, tant la situation était saisissante. Échalot essaya vainement de lutter contre son émotion. Il se frappa les yeux à tour de bras, puis, obéissant à un irrésistible élan, il rejeta en bandoulière Saladin, qui n’était pas complètement asphyxié, et pressa Similor sur son cœur, inondant de douces larmes le paletot de peluche frisée.
– Oh, Amédée ! s’écria-t-il en un véritable spasme d’attendrissement, je t’ai suspecté, c’est vrai ; je te demande excuse… Quand tu rentrais, tu sentais le café, quoique père de l’enfant, et je me disais : il se communique des douceurs seul à seul, en dehors de l’association. J’ai voulu t’éprouver ; tu en es sorti avec la victoire !
La grandeur d’âme de Similor était en jeu : il n’abusa pas de son triomphe.
– Allons ! allons, ma vieille, dit-il, ne te fais pas de mal. Ceci te servira de leçon à ne pas te livrer à tous les écarts de l’aveugle imagination dans ta jalousie.
– Reçois-en mon serment ! interrompit Échalot. J’ai trop souffert ! J’étais là, au bord du canal à t’attendre, moi que l’espionnage n’est pas du tout dans mon caractère généreux. Je t’ai vu venir, je me suis approché par-derrière la haie… si tu m’avais trompé, vois-tu, il y aurait eu un malheur ! Mais tu ne m’as pas trompé. J’ai entendu les propres paroles du domestique, qui a l’air d’un porte-sacoche de la Banque : Peut-être… ça dépend. J’ai vu qu’il s’en allait et que tu attendais ; j’ai fait les cent pas derrière la haie, et j’avais bien du mal à empêcher le mioche de crier… Et quand le gros gris de fer est revenu, c’est la vérité qu’il a proféré : « Ce soir, sur les dix heures. » Et qu’est-ce que ça peut vouloir dire, ça, Amédée, coupa-t-il brusquement, le jour qui se mêle avec la nuit dans leurs cachotteries ?
Similor sourit en homme qui voit plus loin que le bout de son nez.
– Bibi, répondit-il, c’est la bouteille au noir, que le diable y perd son latin… Tu as mis Saladin la tête en bas, sais-tu ?…
– Rien ne les incommode à cet âge-là, fit observer Échalot. Similor retourna l’enfant qui se débattait convulsivement et convint de la justesse de l’observation. Il reprit :
– Le troisième dessous, quoi ! avec trucs et mécaniques des roués de la haute, qui a des manigances pleines de subtilités, mots de passe et sociétés secrètes des francs-maçons, pas vrai ? Qui ne risque rien n’a rien… Je vote pour qu’on pique une tête là-dedans au travers des ramifications que j’ai rencontrées jusque sur le bateau-poste. La moitié de Paris en mange. Donne-toi la peine d’entrer dedans avec moi !
– Ça y est ! repartit Échalot. Si tu en prends, j’en use ! Tope là !
– Tope là ! Nous jurons fidélité…
– Jusqu’à la mort, Amédée… À quoi ?
– À la chose de tirer notre épingle du jeu pour nous, et pour pousser le petit dans sa carrière !
À la lueur pâle qui descend des étoiles, ils étendirent leurs mains, sans parti pris d’imiter la pose des Horaces. La route était solitaire. Ciel, tu fus seul témoin avec Saladin. Ce sont des instants solennels. On ne signe pas un tel pacte sans être profondément ému.
Échalot et Similor plaisantaient rarement ; ils venaient de fonder une société dont le but assez vague était de pêcher en eau trouble au milieu d’un fantastique océan dont ils s’exagéraient sans doute et la richesse et les dangers. C’étaient deux poètes au cœur chaud, à l’imagination naïve, deux fils de l’éternelle forêt de papier mâché qui ombrage le mélodrame, deux sauvages de Paris. Le théâtre leur avait enseigné des sentiments tendres et cette agréable grammaire dont ils faisaient usage, dédaignant la rude et bonne langue du peuple qui va, hélas ! se perdant chaque jour dans je ne sais quel pathos idiot. Nous n’accusons pas le théâtre de leur avoir inoculé le péché de paresse ; mais ils détestaient le travail, et, croyez-moi, quand vous rencontrez dans Paris des âmes sensibles qui ne veulent pas travailler, surveillez leurs mains et protégez vos poches.
Un silence recueilli suivit le pacte conclu. Tout en partant, les deux amis s’étaient écartés du bureau. Un bruit sourd et lointain les arrêta dans leur marche.
– La voiture ! dit Similor. Je me lâcherais volontiers d’une place d’impériale pour ne pas éreinter mes chaussons.
– Saladin aime bien rouler, répliqua Échalot.
– Qu’as-tu en caisse ?
– Vingt sous de goujons.
– Moi, quinze. Trop court.
La porte d’une maison s’ouvrit derrière eux et une voix s’écria :
– Voyons ! voyons ! madame Champion ! un peu de vivacité ! Avez-vous le poisson ? Félicité, la lanterne ! Je n’aurai pas mon coin, vous verrez !
La porte s’éclaira aux lueurs d’une vaste lanterne à anse que balançait une servante de mauvaise humeur.
Derrière elle sortit une bonne grosse dame, embarrassée de paquets, soufflant, se hâtant avec peine en trébuchant dans ses jupes.
– Toujours le même, Adolphe ! pleura-t-elle. Attendre au dernier moment, quand il est si facile d’entrer au bureau deux minutes d’avance ! Ai-je mon mouchoir, Félicité ? Fermez bien le garde-manger, rapport aux insectes. Vous verrez pour qu’on vous donne un chat. S’il est coureur, je n’en veux pas…
– Et vite et vite ! dit Adolphe qui avait pris les devants. Tu as le poisson, madame Champion ?
– Ai-je le poisson, Félicité ?
Adolphe se retourna. La lumière de la lanterne le prit comme en une gloire, éclairant de la tête aux pieds le magnifique pêcheur des bords du canal qui tentait un brochet dans les quatorze livres. Il marchait libre et sans charge aucune, muni seulement d’une riche canne de pêche, dernier modèle, tandis que cette déplorable Mme Champion ployait sous le poids des colis.
Notez que les Parisiens condamnent amèrement les mœurs des pays barbares où les femmes travaillent à la terre. Mme Champion avait nom Céleste. Elle pesait deux cent deux à la dernière fête de Saint-Cloud.
À la vue de M. Champion, Échalot eut un cri joyeux.
– C’est le voisin, dit-il en remontant Saladin jusqu’à sa nuque. On va rouler.
Et comme Similor ne comprenait pas, il lui lâcha le bras en ajoutant :
– Laisse faire, Amédée. Faut s’aguerrir à la ficelle dans notre nouvelle affaire. Je vais en câbler une et nous aurons nos deux places à pas cher ! Tiens Saladin.
Il se débarrassa de son fardeau pour aborder le beau pêcheur et poursuivit chapeau bas :
– Bonsoir, bourgeois… C’est donc votre épouse qui porte comme ça ma petite friture ?
M. Champion fit un saut de côté comme si une roue lui eût écrasé le pied.
– Que faites-vous, là, vous ? murmura-t-il en pressant le pas vers le bureau.
– Je fais comme vous, bourgeois, je retourne à mes petites affaires… ça valait tout de même un sou pièce, dites donc, pour un amateur.
– Nous avons débattu le prix, objecta M. Champion ; vous êtes payé, bien le bonsoir !
– N’empêche, insista Échalot qui le suivait comme son ombre, que les dames, ça connaît mieux le prix des objets… et que si votre épouse savait…
– Adolphe ! cria Mme Champion épuisée, attends-moi donc ! Adolphe s’arrêta court. Il était rouge de colère. Il prit trois pièces de vingt sous dans son porte-monnaie et les donna en disant :
– L’ami, vous profitez d’une situation délicate. Vous êtes un malhonnête homme !
Il tourna le dos. Échalot resta tout étourdi et le sang lui monta au visage. Mais il n’est pas bien large le Rubicon que Similor et lui venaient de passer. Son récit fit rire Similor ; c’est là une dangereuse gloire. Similor lui dit en lui rendant Saladin :
– Vieux, te voilà qui te formes !
Ils montèrent tous les trois sur l’impériale sans remords. Sur l’impériale, ils furent gênés par une brouette en osier qui ne pouvait tenir sous la bâche. Avant de monter, ils avaient reconnu, dans le panier qui se balançait au-dessous des ressorts, le chien de boucher de M. Mathieu.
– Voilà encore quelque chose de farce, dit Similor. L’attelage de Trois-Pattes ! C’est donc que Trois-Pattes a couché au château ? Mystère !
Le coupé se trouvait vide comme l’avait pronostiqué la buraliste. M. Bruneau y prit place à côté d’Edmée Leber, qui put franchir le marchepied avec un peu d’aide. Il n’en fut pas de même de Mme Champion et de ses paquets ; il fallut beaucoup d’aide. Céleste avait encore gagné depuis la dernière fête de Saint-Cloud. Il y avait dans l’intérieur des gens de Vaujours qui cherchaient à défendre leurs places contre l’envahissement des gens de Livry. Tout le monde, excepté Adolphe, emportait des paquets. La lutte fut rude, mais décisive ; gens et paquets se casèrent après quelques mots aigres littéralement échangés, et la portière refermée laissa l’intérieur bourré comme un canon.
Sur la banquette, Échalot et Similor se prélassaient à l’aise. Échalot avait payé deux cigares et, le tabac de la régie achevant d’engourdir leur conscience, ils fumaient à la santé d’Adolphe, première victime de leur association immorale.
– Faut s’aguerrir à la ficelle ! concluait Échalot.
– Faut tout faire, appuyait Similor. On deviendra gras comme les autres, si on ne mange pas son pain sec… Et toujours tout commun dans le sentiment de l’amitié paternelle !
Ce dernier mot s’appliquait à Saladin, espoir de cet étrange ménage. Contre toutes les lois de la nature, c’était Échalot, un étranger, qui montrait ici un cœur de mère. Saladin, mièvre produit, ressemblait à ces brins d’herbe qui croissent dans les fentes d’une pierre. La vie lui était dure ; il était ballotté, cahoté comme un colis, et dormait bien souvent les pieds en l’air. Un jeune chien serait mort à la place de Saladin, mais Saladin ne se portait pas trop mal. Tout en fumant son cigare, Échalot lui fourra dans le bec, pour employer son style, le goulot d’une petite bouteille de mauvaise mine et Saladin, consolé, pompa avec délice.
À l’étage au-dessous, dans le coupé, M. Bruneau s’effaçait de son mieux pour laisser plus de place à sa jeune compagne, demi couchée sur les coussins, et disait d’un ton d’autorité que pouvaient expliquer son âge et le service rendu :
– Ma chère enfant, je ne veux point de réticences. Il faut que je sache au juste tous les détails de votre visite à Mme la baronne Schwartz.
Dans l’intérieur, les conversations allaient se croisant. Les voyageurs venant de Vaujours continuaient leur entretien, commencé en traversant la forêt de Bondy. Ils étaient trois : une dame, un monsieur beau parleur, et un monsieur taciturne.
– C’est fini, disait la dame, toutes ces histoires de la forêt de Bondy. Les voleurs sont maintenant dans les villes.
– Ah ! ah ! s’écria l’adjoint de Livry, pris entre deux colonnes de paquets, nous en sommes aux brigands ?… Serviteur, madame Blot, comment cela va ?
– Je ne vous avais pas remis, monsieur Tourangeau. Et votre dame ?
– Toujours ses rhumatismes… une boîte à douleurs !
– Vaujours est plus sain que Livry ! s’écria Mme Blot, abusant aussitôt de l’aveu.
– Permettez ! interrompit M. Tourangeau vivement, je prétends, au contraire, que Livry…
– As-tu les poissons, Céleste ? demanda Adolphe, dont le front gardait un nuage car il pensait :
« Les coquins m’ont coûté assez cher ! »
– Mon Dieu oui, j’ai les poissons, répondit Mme Champion, à la torture sous l’abondance de son butin ; j’ai tout. Ne trouvez-vous pas qu’on étouffe ici ?
– Les soirées sont fraîches, riposta Mme Blot, de Vaujours. Moi, je ne déteste pas la chaleur.
Et l’adjoint continuant :
– Pour la pureté de l’air, Livry est, Dieu merci ! bien connu. Les meilleurs médecins de la capitale en conseillent le séjour aux poitrinaires.
– Eh bien ! plaidait cependant le beau parleur, les brigands avaient du bon ; cela mettait de l’émotion dans les voyages. On entendait soudain un coup de sifflet.
– Jolie émotion, merci !
Les hommes rassuraient les dames qui s’évanouissaient, et plus d’un suave roman d’amour a commencé…
– Ah ! monsieur ! interrompit Mme Blot, rentière et veuve de M. Blot, en son vivant huissier, épargnez-nous le reste.
– Monsieur n’est pas de ces pays-ci ? demanda insidieusement l’adjoint. Je ne crois pas avoir eu encore l’honneur de voyager avec monsieur ?
– Je suis venu en flânant voir une propriété à vendre.
– Celle du général, peut-être ? Voilà un militaire qui avait un bien bel avenir dans l’armée. Bel homme, bien conservé, de la fortune…
– Et pas d’héritier, dit Adolphe ; un pêcheur assez distingué, du reste.
– Ce sera vendu à bon compte, ce bien-là. Les cousins de province ont hâte de dépecer la succession.
– Un charcutier de Caen, dit-on.
– Et un nourrisseur de Bayeux. Le général était Normand.
– Ah ! les Normands !…
– Ne dites rien de désagréable, prévint Céleste, M. Champion est de Domfront, natif.
– Quand je dis pêcheur assez distingué, je m’entends, reprit ce dernier, je m’entends. Jamais il n’a fait de… grands coups… de ces coups mémorables…
– Parlez-moi de la pêche en mer ! s’écria l’adjoint. J’ai un parent à Dieppe qui m’envoie des homards. Il les prend tout frais, et cela m’arrive…
– Gâté, acheva Mme Blot qui était agaçante.
– Adolphe, dit tout bas Mme Champion, vois dans ma poche si j’ai ma boîte.
Mais Adolphe répondait :
– Il y a dans nos fleuves des produits en quelque sorte supérieurs à ceux de l’Océan lui-même !
Le beau parleur :
– Les chemins de fer ont tué le côté pittoresque des voyages ; c’est l’avis de tous les penseurs.
– Monsieur, lui dit l’adjoint, à propos de chemins de fer, nous allons en avoir un dans ce pays-ci… et pour peu que vous ayez sérieusement l’idée d’acquérir une propriété, je vous engage à vous hâter, car le terrain monte, monte. Voici le baron Schwartz, par exemple, dont vous avez sans doute entendu parler…
– Je crois bien !
– Il n’est pas très aimé dans ce pays-ci, vous savez ?
– Monsieur, interrompit Adolphe avec fierté, des querelles funestes ont commencé ainsi par imprudence. J’ai l’honneur d’être le sous-caissier principal de la maison Schwartz.
– On peut bien dire que cet homme-là n’a pas pris dans le pays, riposta aigrement Mme Blot.
Mais l’adjoint conciliant :
– Monsieur a raison de défendre son administration. Loin de moi, la pensée de parler avec légèreté d’un propriétaire de cette importance ! Il m’invite à ses soirées. Ce que j’allais ajouter fait son éloge. En effet, grâce au chemin de fer projeté, auquel il n’est pas étranger, on offre à M. le baron Schwartz, maintenant, quatorze cent cinquante mille francs de sa terre. Et voici trois ou quatre ans, il l’avait achetée six cent mille : cent vingt pour cent en quatre ans, c’est sévère !
– C’est joli ! Mon pauvre Blot a-t-il assez protesté pour cet homme-là !
– Moi, je trouve que la vapeur est une bien belle invention !
– J’étouffe positivement, gémit Céleste en tournant un regard vers la portière close.
– Les soirées sont fraîches, constata Mme Blot. Je préfère avoir chaud que de gagner un catarrhe.
– Et comme le disait si bien madame, ajouta le beau parleur, en saluant de nouveau la rentière, Paris est devenu le rendez-vous de tous les malfaiteurs expulsés de nos campagnes. Paris est une forêt… la forêt noire, en vérité !
– L’année dernière, en plein omnibus, on m’a volé une tabatière d’argent.
Ici, Mme Blot, rentière, atteignit sa boîte, et Céleste lui dit :
– Voulez-vous me permettre, madame ? Je suis si embarrassée que je ne peux pas prendre la mienne. Et vous savez, quand on a l’habitude…
– Comment donc, madame ?
Tous ceux qui faisaient usage de tabac en poudre se satisfirent aux dépens de Mme Blot, excepté le monsieur taciturne qui, à la sournoise, puisa une large prise dans un cornet de papier.
– Elle était encore moins belle que celle-ci, reprit Mme Blot en refermant sa boîte, mais j’y tenais, à cause de mon pauvre Blot qui me l’avait achetée, quoiqu’il désapprouvât le tabac chez les dames.
– Celle de ma femme coûte quatre-vingts francs, déclara Adolphe, en fabrique. Prends garde au poisson, madame Champion !
– La forêt noire ! répéta le beau parleur, c’est le mot. Et voyez comme il existe en toutes choses une sorte de fatalité. Paris a commencé par être une forêt.
– Pas possible ! se récria la rentière.
– Si fait, madame, affirma l’adjoint, la forêt de Bondy ou plutôt de Livry, dont nous traversons les restes… Une forêt, rien qu’une forêt. On chassait le cerf et le sanglier rue de Richelieu.
– La pêche, désormais, y est seule possible, dit Adolphe, le long du fleuve.
– Et à la place où est maintenant la Bourse, des bandes de brigands effrontés…
Tout le monde éclata de rire. Quelles qu’elles soient, les plaisanteries qui attaquent la Bourse ont toujours un énorme succès.
– Ah ! s’écria la rentière, mon pauvre Blot avait de ces mots sur la Bourse !
– La bourse ou la vie ! risqua Adolphe, qui n’était pas dépourvu de mémoire.
Céleste dégagea une de ses mains pour lui pincer le genou en témoignage d’admiration.
– Veille au poisson ! recommanda Adolphe.
– C’est pour vous dire, continua le beau parleur, que rien ne change. La forêt de Paris existe toujours, moins les arbres. On y trouve des cerfs en quantités, à en croire le Vaudeville, des sangliers à foison, sauvages ou domestiques, des serpents, qui le niera ? Et aussi des roses pour les cacher, des oiseaux charmants qui chantent, à tous les étages de toutes les maisons, les gais refrains de la jeunesse. Il y a bien quelques petites différences : dans les forêts, l’amour ne fait des siennes qu’au printemps, et ici, c’est un roucoulement des quatre saisons…
– Vous êtes léger dans vos paroles, monsieur, devant les dames ! Ces huissières le sont parfois dans leurs actions. Mme Blot, de Vaujours, n’eut pas pour elle la majorité qui protesta :
– Mais non, mais non ! C’est amusant cette machine-là ! allez toujours !
– Et voyez, en revanche, combien de ressemblances ! Les loups abondent…
– Tous réfugiés à Paris, les loups !
– Monsieur, dit Tourangeau, je serais flatté de votre connaissance, si vous achetiez quelque chose dans ce pays-ci.
– Dans une forêt, il faut des gardes-chasses : nous avons les sergents de ville…
– Et les braconniers !
– Et les chiffonniers qui ramassent le bois mort !
– Et les Anglais touristes comme à Fontainebleau !
– Il s’exprime avec élégance, ce monsieur Adolphe, dit Céleste. C’est un homme bien.
Adolphe répondit :
– Trop bavard. Tiens bien le poisson !
– Quant aux bandits eux-mêmes, reprit le voyageur éloquent, quelle forêt peut se vanter d’une collection pareille à celle de Paris ? On parle de Sénart, de Villers-Cotterêts. C’est une pitié ! La forêt de Paris les mettrait dans sa poche !… Jolie société ! Vous souvenez-vous, mesdames, de la bande Monrose ?
– Ah ! le coquin, s’écria Céleste. C’était à l’époque de mon mariage. Adolphe pêchait moins souvent.
– Le poisson ! dit M. Champion ; prends garde !
– Et les Nathan ! poursuivit l’érudit voyageur. Côté des dames : Ninette et Rosine ! Nous avons un auteur qui fait ces choses-là bien adroitement : M. de Balzac : lisez Vautrin. Il doit avoir quelque bonne connaissance au fond des taillis… Toujours côté des dames : Lina Mondor ; voilà une dégourdie ! et Clara Wendell on fait des drames là-dessus ; ça flatte beaucoup ces gens-là quand on les met au théâtre… Mais c’est depuis Louis-Philippe que la forêt se peuple. Vertubleu ! en 1833, la bande Garnier, soixante-quinze d’un coup. La bande Châtelain : les casse-tête et les chaussons de lisière pour ne pas faire de bruit sur le pavé.
– Il y a deux hommes en haut avec des chaussons de lisière ! interrompit Mme Champion.
– Elle fait preuve, à chaque instant, d’un véritable esprit d’observation, dit Adolphe. Ne lâche pas le poisson !
L’adjoint fouillait sa mémoire, car il était bien jaloux du voyageur discret.
– Il y a la bande Hug ! accoucha-t-il.
– Les cinquante-cinq, égrena l’huissière, la bande Chivat, la bande Jamet, la bande Dagory.
L’homme taciturne éternua. C’était le premier bruit qu’il faisait. Il mit la main à sa poche pour atteindre son mouchoir et resta tout penaud : le mouchoir était absent.
– Vous l’aurez perdu, monsieur, lui dit l’adjoint, car il n’y a pas de voleurs dans ce pays-ci.
Nous n’irons pas jusqu’à dire comment on se mouche quand on n’a plus de mouchoir. Le voyageur muet en fut réduit à cette extrémité. Les deux dames sourirent ; la rentière développa un vaste foulard tout neuf, et Céleste dit :
– Adolphe, donne-moi le mien.
Ce que fit Adolphe, à condition qu’elle prît garde au poisson. L’espèce humaine est cruelle. La voiture entière se moucha. Le voyageur silencieux ne parut pas humilié. L’inconnu à la langue bien pendue continuait :
– Hein ! quelle forêt ! Soixante-treize condamnations pour la bande Carpentier ! Et, pour parler d’hier seulement, Courvoisier, Mignard, Gauthier, Souque, Chapon qui menait plus de deux cents soldats à la bataille, les escarpes de Poulmann, les Vanterniers de Marchetti… Et ceux qui ne sont pas encore sous la main de la justice, la plus belle bande de toutes : ces fameux Habits Noirs, qui ont leurs soldats dans la fange des bas quartiers et leurs généraux dans les plus hautes régions sociales…
– Le journal n’en dit rien, interrompit la rentière…
– C’est défendu, crainte d’effrayer le commerce. La vérité, c’est qu’ils travaillent en grand et que la police n’y voit que du feu !
– On dit qu’ils sont protégés de haut…
– Et que la justice a peur d’eux !
– Comment comment ! s’écria Mme Champion, qui écoutait bouche béante ; mais savez-vous que ça fait frémir ?
– Quand on me payerait, déclara M. Tourangeau, je n’habiterais pas ce Paris !
Adolphe se permit de hausser les épaules.
– Je suis sous-caissier, dit-il avec cette importance sereine qui le rendait si cher à Céleste, sous-caissier principal, et comme notre caissier en chef est un gentilhomme qui la passe douce, c’est moi qui ai toute la responsabilité. Moi seul et c’est assez ! Attention au poisson ! Notre maison, vous le savez, est une des plus conséquentes de la capitale. Nous habitons un quartier désert, et qui passe pour être assez dangereux : notez ces diverses circonstances. Parmi les causes célèbres que vous venez d’énumérer, le nom de la rue d’Enghien a plus d’une fois retenti dans l’enceinte de la justice criminelle. Ça ne fait rien. Prenez un homme intelligent, instruit, prudent, adroit et courageux ; il réussira dans la comptabilité comme dans l’art de la pêche, qui adoucit sensiblement les mœurs, comme la musique. À l’Opéra, ça rocaille, hein ? Je ne l’aime qu’entremêlée agréablement à un vaudeville qu’elle sait égayer par des airs connus… Pardon ! J’ai la parole… Je disais donc que je me moque des bandes, moi, comme de l’an quarante. Il n’y a pas plus fin que le poisson, qui doit ses instincts à la nature. Celui qui s’adonne depuis longtemps à la pêche, le poisson lui enseigne mille ruses innocentes qu’il apporte dans sa vie privée. Je mettrais au défi Mandrin, Cartouche ou même ces Habits Noirs dont vous parlez de me piquer, seulement un rouleau de mille dans mon entresol…
– Oh ! oh ! s’écria l’adjoint de Livry, heureusement qu’ils ne sont pas là pour vous répondre !
– Devant eux, reprit finement Adolphe, je ne communiquerais pas les détails que je vais donner librement entre gens comme il faut. Soutiens le poisson, madame Champion… Nous voici à Bondy, tenez !
La voiture venait de s’arrêter. Deux ou trois malheureux se présentèrent avec leurs paniers, mais le terrible mot Complet ! tomba de la niche du conducteur, à qui la servante du cabaret apporta ce verre d’eau-de-vie que tout conducteur sachant son métier siffle pour aider les chevaux à souffler.
Échalot et Similor chantaient sur l’impériale ; on convint d’éviter leur contact à l’arrivée, parce qu’ils portaient des chaussons de lisières.
Ces histoires de voleurs laissent toujours quelque chose dans l’esprit des plus intrépides. Céleste, qui tenait les goujons à bout de bras pour conserver leur fraîcheur, demanda humblement qu’on entrouvrît enfin une portière, mais l’huissière se souvenait de son pauvre Blot, qui abhorrait les courants d’air.
– Je ne renonce pas à la parole, reprit Anatole aussitôt que la voiture marcha de nouveau. Ce que j’ai à dire contient des enseignements utiles, et je constate en passant que si, depuis plusieurs années, je travaille à fonder la société des pêcheurs à la ligne du département de la Seine, c’est que j’ai l’espoir d’introduire ainsi, dans la capitale, ma patrie, un élément nouveau d’ordre et de civilisation. Je suis officier de la garde civique. Vous parlez de forêt ; nous veillons. Passez en paix… Pour ceux que je n’ai pas l’honneur de connaître ici, j’occupe l’entresol de l’hôtel Schwartz, rue d’Enghien, 19, à Paris, concurremment avec le caissier des titres : cela fait deux intérieurs distincts. Mais il ne s’agit pas de cela. J’ai dit que je défiais Mandrin et Cartouche. J’y ajoute Poulaillier, Barrabas et Lacenaire. Je suis comme ça. Voilà mes armes, je n’en fais pas mystère : d’abord j’ai une maison de campagne où je ne couche jamais ; c’est le domicile de mes lignes ; les trois quarts et demi des malheurs viennent de cette faiblesse qu’ont les bourgeois de Paris de coucher à la campagne. La porte de l’hôtel Schwartz ne peut s’ouvrir sans qu’un timbre sonne dans mon antichambre. C’est gênant, à cause du grand mouvement qu’il y a dans la maison, mais cela donne un premier éveil qui défend toute espèce de surprise. Un second timbre, communiquant avec la porte de mon antichambre, sonne dès que celle-ci s’ouvre ; second éveil : le premier veut dire : « Garde à vous ! », le second : « Portez armes ! » Ce n’est pas tout : un troisième timbre battant tout contre mon oreille, dans la ruelle de mon lit, tinte aussitôt que la porte de mon salon est touchée. Messieurs, mesdames, le premier timbre m’a mis sur mon séant, le second sur mes pieds, le troisième me crie : « Champion, défends les diverses valeurs confiées à ta vigilance ! »
– C’est très curieux, cela ! fit l’adjoint Livry.
– Très curieux ! répéta le beau parleur qui échangeait, ma foi, des regards avec l’huissière.
Le voyageur taciturne prit dans sa poche avec gravité un crayon et du papier, sur lequel il écrivit une douzaine de mots.
– C’est un poète ! murmura l’homme éloquent d’un ton moqueur. L’adjoint répondit sérieusement :
– Monsieur, ça ne me surprend pas : nous en avons plusieurs dans ce pays-ci.
Aucun regard indiscret n’essaya de déchiffrer la poésie du voyageur taciturne. La chose certaine, c’est qu’il écrivait parfaitement à tâtons et que c’est là talent de poète.
– Autre chanson ! poursuivit Adolphe qui s’animait à décrire son système de précautions : j’ai supposé les portes ouvertes, mais minute ! Pour ouvrir celle de la rue, il faut le concierge qui est un ancien gendarme, et dont le fils est tambour dans ma compagnie. C’est solide comme du fer. La porte de mon antichambre, sur le carré, a trois serrures, dont deux à secret, et deux verrous de sûreté, le tout fourni par la maison Berthier. Dans mon antichambre, il y a le lit de Médor. Je n’ai pas connu Cerbère, mais je n’aurais pas parié pour lui contre Médor. On l’entend aboyer de la caisse, comme s’il était sous la table ; pourquoi ? Parce qu’il y a deux judas acoustiques, pratiqués par mes soins. Hé ! hé ! mauvais pour Cartouche ! La porte du salon s’ouvre au loquet et n’est défendue que par un quadruple verrou, mais celle de la caisse est une fermeture Berthier à pênes croisés et à double secret. Devant la porte, il y a une grille qui coupe la chambre en deux, et la caisse elle-même, un vrai monument, est à défense et à surprise, comme l’ancien carillon du pont Neuf. J’en ai la clef pendue au cou, nuit et jour, à poste fixe. Mazette ! pauvre Mandrin ! Je couche d’un côté de la caisse, la chambre de Madame est de l’autre, et notre garçon, un mâle, je l’ai choisi pour ça, dort entre nous deux. Madame a ses pistolets, moi les miens, et le garçon deux paires. Hein ! les Habits Noirs ! Quant aux fenêtres, fermées comme des devantures de boutiques, quatre barres à chacune. Toutes les cheminées ont des grilles. Nous ne craignons que la bombe !
– Seigneur Dieu ! dit l’huissière, autant vivre chez les Bédouins !
– Nous sommes bien heureux dans ce pays-ci ! appuya l’adjoint. Quelle galère !
– Monsieur, ajouta le beau parleur, s’est bâti un château fort au milieu de la Forêt-Noire !
Le mot fut généralement approuvé. Céleste, dont les lourdes paupières se fermaient, reçut un quinzième avertissement au sujet du poisson. Ce diable de muet continuait d’écrire à l’aveuglette.
– Écoutez donc ! Écoutez donc ! reprit Adolphe. Je ne suis pas un âne, mais je porte des reliques. Diable ! j’ai les dépôts, le portefeuille courant et les espèces. J’ai eu chez moi la fortune du vieux colonel Bozzo, le grand-père de la comtesse Corona, et je ne vous en souhaite pas davantage. Dans quelques jours, j’aurai, avec notre fin de mois, la dot de Mlle Blanche… Eh ! eh ! feu Lacenaire n’aurait pas donné pour deux ou trois millions comptant l’affaire qu’on pourrait traiter avec moi, ce jour-là, à coups de couteau !
Cette allusion au mariage de la fille unique de l’opulent banquier changea subitement le cours de l’entretien. Chacun glosa. Le baron Schwartz n’était pas très aimé dans ce pays-ci, selon l’expression favorite de l’adjoint Tourangeau, mais on s’intéressait énormément à ses moindres actions. Quoique la jolie Blanche sortît à peine de l’enfance, ses deux millions de dot avaient produit leur effet : on ne donnait que la moitié aux filles du roi Louis-Philippe. Deux millions ! Il avait été question d’un duc. Voyez-vous cela ! un duc pour l’héritière de cet Alsacien, né sous un chou de Guebwiller ! Il avait été question du neveu d’un ministre et question aussi d’un filleul de la cour. Deux millions.
Cependant, on disait : « Faut-il qu’un duc ait besoin ! »
– Allez, il y en a qui ne sont pas à leur aise !
Mais qui remplaçait le duc, le neveu du ministre et le filleul de la cour ? M. Champion nomma M. Lecoq avec emphase.
Vous vous attendez peut-être à voir ce nom ultra-bourgeois suivi d’un désappointement général… Erreur ! Il y eut au contraire un de ces silences qui dénoncent un grand effet produit. Nul ne demanda ce qu’était M. Lecoq. On doit croire que chacun, ici, le connaissait au moins de réputation. L’adjoint toussa, l’huissière déploya son splendide foulard. Céleste tint ferme le poisson. Le taciturne remit en poche son papier avec son crayon. Le beau parleur seul murmura :
– Il y a de drôles d’animaux, dans la forêt de Paris !
Il disait vrai ; forêt ou non, Paris renferme les plus curieuses individualités qui soient au monde. Leur nom ne dit rien en soi : c’est la plupart du temps un nom innocent. Martin, Guichard ou Lecoq. Mais la gloire, doublée de mystère, peut donner aux plus vulgaires syllabes une foudroyante sonorité. Le nom de Lecoq était dans ce cas sans doute, car il produisit l’effet du quos ego de Virgile. La conversation, frappée d’un coup de massue, tomba et ne se releva point.
Sur l’impériale, Échalot et Similor, Arcades ambo, dialoguaient l’églogue sentimentale de leurs rêves. C’étaient deux douces natures, pleines d’illusions enfantines et capables, peut-être de bien faire, à la rigueur. Ils ne demandaient qu’à travailler ; seulement, ils voulaient choisir leur travail, attirés qu’ils étaient par une vocation commune et irrésistible vers cette chimère qui affole Paris et qui a nom la liberté. La liberté, comme ils l’entendent, consiste à ne pas subir le joug d’un métier. Ils se désignent eux-mêmes sous le vague nom d’artistes. Artiste de quel art ? Ils l’ignorent et peu importe. Ils vivent et meurent, tristes comiques du grand drame parisien.
Ils voulaient faire des affaires, ils voulaient parvenir, et si modeste, si burlesque même que fût le but de leur ambition, ils n’avaient rien de ce qu’il faut pour l’atteindre. Ils allaient, poursuivant je ne sais quel idéal si extravagant, si impossible, que le lecteur ne le devinera pas sans un peu d’aide.
– Ça se trouve, disait Similor en soupirant gros, c’est la chance. Un bourgeois qui nous chargerait de tuer un petit enfant, pas vrai, pour empêcher le déshonneur de la famille… connu… des nobles, quoi ! Et alors on l’emporte, on a le bon cœur de l’épargner, on le met avec Saladin.
– Il aurait bien une marque à son linge le petit noble, suggéra Échalot.
– Ou la croix de sa mère pendue au cou… quelque chose, enfin…
– Une médaille, parbleu ! avec sa chaîne ! pas malin.
– Alors, on garde l’objet avec soin, crainte que l’enfant l’égaré dans les jeux de son âge ou autres, et quand, plus tard, on découvre la mère éplorée, c’est une preuve comme quoi on peut réclamer la récompense fastueuse.
Échalot avait l’eau à la bouche ; il regarda d’un air chagrin Saladin suçant sa bouteille.
– Ça s’est vu, pourtant ! murmura-t-il. C’est dommage qu’on sait la source de ton petit.
– Faut trop attendre ! dit Similor avec dédain. Le moutard du prologue est officier dans la pièce. Le père est mort. C’est le même acteur qui joue les deux rôles. Je préférerais mieux un secret que je découvrirais et qui ferait qu’une personne à son aise me donnerait mes étrennes à volonté tous les jours.
– Pas malin ! répliqua Échalot. Si vous me refusez, je divulgue !
– Et il file doux, quoiqu’il grince des dents. C’est à quoi je fais la chasse dans le quartier…
– Part à deux ! on mettrait le petit en culottes.
– Et appointements à perpétuité, la vie bien rangée, pas de dettes ni bamboches, estimé dans son domicile par les voisins, dont la fille de l’un d’eux peut vous distinguer pour le mariage…
Échalot, qui l’écoutait, souriant et bouche béante, devint triste.
– Sans cœur, qui se marie ! s’écria-t-il. Ça nuit aux droits de l’amitié.
Similor n’accepta point la discussion sur ce point, toujours si brûlant entre Oreste et Pylade, et fit un riant tableau des douceurs qu’on peut se procurer avec l’argent d’un dentiste « dont on a surpris la coupable habitude qu’il a de chloroformer les femmes dans le silence de son cabinet ».
Le ciel étendait au-dessus de leurs têtes son dôme d’azur, parsemé d’étoiles. Par-delà cette splendide coupole, ils devinaient le Dieu des bonnes gens dont le Sinaï est la butte Montmartre et qui aime les chansons bien mieux que les cantiques. Ils élevaient leurs âmes simples vers cette divinité, protectrice du mélodrame et protégée par la goguette, pour lui demander l’enfant du crime ou le dentiste infesté de mauvaises habitudes.
À l’étage au-dessous, dans le coupé, ce personnage aux allures tranquilles et robustes, que nous avons appelé M. Bruneau, écoutait les dernières paroles du récit d’Edmée Leber. La jeune fille, demi-couchée, s’était épuisée à parler. La lanterne de la voiture, glissant un rayon oblique jusqu’à son visage, éclairait ses traits pâles et défaits. Il n’y avait point de larmes dans ses yeux. M. Bruneau restait froid et croisait ses bras sur sa poitrine. Ses yeux portaient dans le vide une fixité de regard qui leur était particulière. Tout semblait engourdi en lui, même la pensée.
Edmée Leber, obéissant aux ordres de cet homme, avait tout dit. Il ne lui donna ni consolations, ni conseils.
Cependant la voiture avait passé la barrière et cahotait déjà sur le pavé du faubourg. Quelques minutes après, elle franchissait le boulevard et entrait dans la cour du Plat-d’Étain.
Il y eut dans l’intérieur un moment de confusion pénible. Voyageurs et paquets, mis en branle trop brusquement, s’entre-cognèrent à qui mieux mieux. Un instant, Adolphe en fut réduit à veiller lui-même au poisson. Puis tout le monde à la fois cria :
– Trois-Pattes ! où est Trois-Pattes ?
D’ordinaire, l’estropié se tenait derrière la voiture, la tête au niveau du marchepied, et ses deux robustes bras recevaient les paquets à la volée, sans qu’il y eût jamais perte ou accident. Mais, aujourd’hui, Trois-Pattes manquait à son poste.
– Voilà, bourgeois, voilà ! dit Similor avec son sourire le plus agréable.
Et Échalot, empressé à bien faire, Saladin au dos pour avoir les mains libres :
– Bourgeois ! voilà, voilà !
Le voyageur taciturne, qui descendait le premier, les écarta des deux coudes. Il n’avait point de paquet.
– Tiens ! tiens ! murmura Échalot. Piquepuce est remplumé depuis le temps.
– Et voilà M. Cocotte, dans le fond, ajouta Similor ; il est habillé comme un rentier !
– Ce sont les chaussons de lisière ! dit Mme Blot, de Vaujours, non sans un certain effroi. Adolphe dit, en montrant du doigt son ennemi Échalot :
– En voici un qui a l’air d’un malfaiteur de la plus dangereuse espèce.
– Au large, coquins ! ordonna l’adjoint de Livry. Dans ce pays-ci, la mendicité est prohibée !
Échalot et Similor n’étaient peut-être pas précisément des coquins, et ils avaient tous deux la tête près du bonnet ; cependant, ils se retirèrent, et l’adjoint put se croire un vainqueur. Il se trompait : ce n’était pas à son commandement que les deux amis modèles avaient obéi. De l’autre côté de la voiture, un appel discret avait frappé leurs oreilles. M. Bruneau, debout près de la portière du coupé, leur faisait signe de la main.
M. Bruneau leur dit :
– Accompagnez Mlle Leber jusque chez elle.
Et il s’éloigna rapidement sans attendre leur réponse, en homme sûr d’être obéi. L’intérieur se vidait. Céleste, chargée à couler bas, prit terre en soufflant comme une baleine. Mme Blot, veuve de son pauvre Blot, eut la cruauté de lui dire en passant :
– Bien le bonsoir, madame. Les soirées sont fraîches.
Elle offrit son bras à Tourangeau qui l’accepta, malgré la rivalité des deux communes.
Adolphe descendit, libre de ses mouvements, fier de son costume, fier de ses formes, fier de son sexe, fier de tout. L’Apollon parisien, quand son obésité reste contenue en de certaines bornes, est l’image du parfait bonheur. Adolphe avait envie d’appeler les passants pour leur montrer ses guêtres. Il choisit le moment où il pouvait être entendu pour dire à haute voix :
– Madame Champion, c’est trop lourd pour toi ; ne te fatigue pas à porter le poisson ! Et, tournant l’angle du boulevard Saint-Denis :
– C’est une lutte très intéressante entre moi et ce brochet. Je l’aurai. Aujourd’hui, sur les bords du canal, mes voisins ne prenaient rien, absolument, et enviaient mon adresse. Je n’ai pas péché que des goujons, ma femme. As-tu vu quelle publicité j’ai faite dans la voiture ? Il faut être de son siècle. Tu peux compter que ces deux inconnus, le bavard et le muet, vont aller dire partout : « La maison Schwartz a un bijou de caissier. » C’est de la graine d’augmentation !
– Mais quelle chaleur, Adolphe ! soupira Céleste, renonçons pour ce soir. Je n’en peux plus.
– C’est une bonne température, répondit M. Champion. J’irais comme cela jusqu’à Pontoise.
À quelques pas de là, une scène fort immorale mais assez gaie avait lieu. Le voyageur taciturne, à qui Échalot avait donné le singulier nom de Piquepuce, était arrêté devant la devanture d’un liquoriste. Il avait retrouvé son mouchoir, sans doute, du moins déployait-il avec complaisance un magnifique foulard tout neuf. Le beau parleur l’aborda, celui que notre Similor appelait M. Cocotte.
Tous deux étaient passablement couverts ; la toilette de Cocotte avait plus de brillant, celle de Piquepuce plus de sévérité. On pouvait prendre Cocotte pour un membre de la jeunesse dorée du boulevard du Crime ; Piquepuce ressemblait davantage à un troisième clerc d’avoué. Quant à leurs figures : Cocotte était joli garçon ; Piquepuce, moins agréable à voir, tournait au père noble.
– Combien donnes-tu là-dessus ? demanda Cocotte en présentant à son compagnon la tabatière de Mme Blot, de Vaujours. Moi, je n’en use pas.
Piquepuce mit dans sa poche le foulard neuf de cette même rentière et répondit :
– J’ai la mienne.
En même temps, il s’arrêta en plein trottoir et, dépliant le cornet de papier que nous connaissons, il en versa le contenu dans une très belle boîte d’argent niellé. Cocotte sourit et dit :
– J’ai été aussi, moi, dans la poche de la caissière, mais il n’y avait plus personne. Elle tenait bien le poisson.
Ils entrèrent chez le liquoriste et se firent servir l’absinthe sur le comptoir.
– Le coupé du baron Schwartz nous a dépassés sur la route, reprit Cocotte ; l’as-tu vu ?
– Oui, répliqua Piquepuce. Et aussi la calèche de Mme la baronne.
– Elle venait la seconde. C’est le mari qui est le bœuf.
– Qu’est-ce qu’ils peuvent manigancer à Paris, le dimanche au soir ?
– Demande au patron ! s’écria Cocotte en riant. Ceux-là ne pêchent pas aux foulards et aux tabatières !
Piquepuce prit un air grave.
– À propos de quoi, jeune homme, dit-il, vous êtes seul, au monde à savoir que je continue de faire un doigt de contrebande en servant le patron. C’est puni sévèrement, et la semaine dernière on a encore fait passer la consigne de ne pas voler la moindre des choses en dehors des coups montés. Si la maison venait à savoir…
– Je t’en dis autant, vieux, l’interrompit Cocotte ; il n’y a qu’avec toi que je ne me gêne pas. Si tu causais… voilà !
– C’est assujettissant tout de même, fit observer Piquepuce. On est comme le soldat mercenaire : droite, gauche, front ! les yeux à quinze pas devant vous. Et, s’il se présente une bonne affaire, pas mèche !
– Pas mèche ! en principe, comme disait mon ancien avocat, M. Cotentin, mais il y a ça et ça… on se rattrape à la sourdine… et on vit à l’abri des charançons.
– Ça, c’est vrai, répliqua chaleureusement Piquepuce. La maison doit être abonnée avec le gouvernement, car il n’arrive jamais d’accident. On dirait qu’il n’y a plus ni police, ni parquet, ni rien de rien !
– Et voilà l’agrément qui fait passer sur l’humiliation de la discipline ! conclut Cocotte.
Ils trinquèrent et burent en hommes du monde. Combien ils étaient au-dessus d’Échalot et de Similor ! Après avoir reposé son verre sur le comptoir, Cocotte, qui avait un naturel généreux, ouvrit, pour payer, le porte-monnaie de M. Champion. En sortant, il passa son bras sous celui de Piquepuce, et dit tout bas :
– Tu es plus ancien que moi dans la baraque. Combien sont-ils d’Habits Noirs en pied à ton idée ?
– Est-ce qu’on sait ? répliqua Piquepuce avec importance. Puis, d’un ton fier et sérieux :
– Ça prend de bien haut et ça descend en zigzag jusqu’aux plus infimes profondeurs du marécage social.
Sur deux voleurs, il y en a neuf qui ont du style. Lacenaire n’était pas du tout une exception. Piquepuce avait une littérature sérieuse ; Cocotte, plus jeune et plus hardie, unissait la gaieté française à de bonnes études. C’étaient deux jolis sujets. Cocotte reprit :
– Et, à ton idée, toujours, est-ce le patron qui est le Maître à tous ?
– L’Habit-Noir ? prononça Piquepuce en donnant à ce nom une intraduisible emphase.
– Oui, l’Habit-Noir des Habits Noirs. Puis il grommela comme à regret :
– Moi, je n’ai jamais été que jusqu’au patron. S’il y a quelque chose au-dessus, cherche ! Mais il ajouta tout de suite après :
– Petit, c’est là le joint. Si on savait la chose, on serait riche. On est instruit, n’est-ce pas vrai ? et on a le fil. Eh bien ! ça fait mal au cœur de rester dans les subalternes.
– À qui le dis-tu ! s’écria Cocotte. Moi qui ai fait des couplets qu’on chante dans les goguettes les plus panachées !… Il te tient dur, le patron, hé ?
Piquepuce lui serra le bras fortement et gronda :
– Comme toi, par le cou.
Ils passèrent le seuil d’un second liquoriste. Ces choses se font naturellement, et comme on met un pied devant l’autre. De vingt pas en vingt pas, dans Paris hospitalier, la ruine verte peut ainsi ponctuer une conversation intéressante.
– D’où venais-tu ? demanda Cocotte en quittant le second comptoir.
– Du château ; et toi ?
– De plus loin et de plus près. J’avais affaire au caissier et à la comtesse.
– Quelle affaire ?
– Et toi ?
Ils s’arrêtèrent non loin du Conservatoire des Arts et Métiers et se regardèrent dans le blanc des yeux. Le choc de leurs prunelles dégagea vraiment une étincelle de diabolique intelligence.
– La comtesse Corona en mange-t-elle ? murmura Piquepuce.
– Ça se pourrait… et le banquier ?
– Non… tu sais bien que non, puisque tu as en poche l’empreinte de la clef de sa caisse.
Cocotte eut un vaniteux sourire. Ils avaient fait volte-face et remontaient vers la porte Saint-Martin.
– C’est vrai que j’ai piqué l’empreinte, dit Cocotte, mais pas au château. Le banquier serait digne d’en être : pas moyen de l’approcher. C’est quand l’imbécile aux goujons a dit qu’il portait toujours sa clef au cou comme une médaille bénie que j’ai joué des doigts. Veux-tu me faire l’honneur de me narrer ce que tu as écrit dans la patache ?
Ils passaient sous un réverbère. Piquepuce plongea sa main dans les profondeurs de sa poche et en retira son calepin qu’il ouvrit. Une page entière était chargée d’écriture. Ce n’était pas de la poésie. Cocotte lut par-dessus son épaule :
– Porte d’entrée sur la rue, fil de fer à couper. Porte de l’entresol sur le carré, idem, plus deux serrures de sûreté et une ordinaire, deux verrous. Médor dans l’antichambre : on l’entend de la caisse par deux vasistas ouverts. Porte de la caisse, fermeture Berthier à pênes croisés, double secret, grille, caisse à attrape. Trois personnes armées ; une grosse femme, une poule mouillée et un garçon solide : valeurs fin du mois, deux à trois millions.
Ces notes avaient été prises dans les ténèbres. Malgré cette circonstance, et en dépit des cahots de la patache, l’écriture était large et lisible. On devinait là une superbe main d’expéditionnaire.
– Exact ! dit Cocotte. Avec l’empreinte et ça, on peut dire : Servez !… Combien aurons-nous là-dessus ?
– Un morceau de pain ! répondit Piquepuce qui serra son carnet.
– Et si nous vendions l’histoire au banquier ?
Piquepuce tressaillit et lança tout autour de lui un regard de bête fauve. Un mot vint jusqu’à sa lèvre, mais il montra son cou d’un geste significatif et dit en se forçant à sourire :
– Ce ne serait pas délicat !
Ils tournaient l’angle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Trois fiacres stationnaient le long du trottoir, en face de la seconde maison, qui est l’avant-dernière, selon l’ordre des numéros. C’est à la porte de cette maison qu’Edmée Leber avait été conduite, sur l’ordre de M. Bruneau, par nos deux amis Échalot et Similor.
– Il y a de la société chez le patron, dit Cocotte sans s’arrêter. Les deux premiers fiacres étaient vides. Par la porte fermée du troisième, l’œil perçant de Cocotte devina plutôt qu’il ne vit une figure de femme.
– La comtesse ! murmura-t-il. En voilà une qui travaille dur ! Piquepuce jouait admirablement l’homme qui n’a rien vu. Ils entrèrent tous deux, et Cocotte mit sa tête goguenarde au vasistas du concierge, en criant :
– Ohé ! Rabot, vieux Rodrigue ! a-t-il fait jour aujourd’hui ?
Le portier souleva l’énorme abat-jour vert qui protégeait ses yeux enflammés et répondit :
– Toute la journée.
– Va bien, dit Piquepuce par-derrière. Et rien de nouveau ?
– Rien.
Piquepuce mit à son tour la tête au vasistas.
– Est-ce que M. Bruneau est toujours votre voisin ? demanda-t-il en baissant la voix.
– Maison d’à-côté, quatrième, porte à gauche.
– Et Trois-Pattes ici, quatrième, porte à droite ?
– Juste. Après.
– Est-il malade, Trois-Pattes ?
– Pourquoi ça ?
– Il n’était pas, ce soir, à l’arrivée de la voiture. Le concierge ôta du coup son abat-jour.
– Pas possible ! fit-il, un dimanche ! Après ça, vous savez, je ne suis pas l’espion des locataires. M. Lecoq dit que c’est la maison du bon Dieu ici. Liberté, libertas ! Chacun mène son commerce comme il l’entend. Ses yeux rouges et blessés par l’éclat de la lampe s’abritèrent de nouveau sous sa vaste visière.
– Est-ce que ce paroissien-là vient quelquefois voir le patron ? interrogea encore Piquepuce avec une certaine hésitation ?
– Qui ça… Trois-Pattes ?
– Non, Bruneau.
Le portier haussa les épaules et répondit en se remettant au travail :
– C’est l’escompteur de M. Michel et des petits. On dit pourtant qu’il en mange.
– Timbrez ! ordonna Piquepuce.
Le vieux Rabot poussa un bouton, et une vibration argentine se fit entendre à l’étage supérieur. Nos deux camarades montèrent. Une ombre passa derrière le grillage de la porte. La figure calme et froide du protecteur d’Edmée Leber s’y montra un instant, puis disparut.
Il est plus que temps. Il faut un héros. Tout drame, tout conte, tout poème, a besoin de cet être privilégié autour duquel l’action livre bataille. Il est jeune, beau, mystérieux ; il est le point de mire de toutes les haines et de tous les amours. Sans lui, l’œuvre est un corps sans âme.
Il est temps, plus que temps. On croirait que nous n’avons pas de héros.
C’était au quatrième étage de cette maison dont les derrières donnaient par une étroite échappée sur la cour des messageries du Plat-d’Étain : la maison que Trois-Pattes surveillait pour le compte de M. le baron Schwartz, « la maison du bon Dieu », au dire de M. Rabot, le concierge qui avait l’honneur de compter au nombre de ses administrés, non seulement ce phénomène de Trois-Pattes, mais encore les petits dont M. Bruneau était la sangsue, le fameux M. Lecoq, patron de Cocotte et de Piquepuce. Edmée Leber avec sa mère, Échalot avec Similor.
L’appartement où logeait notre héros était composé de deux chambres. La première, d’un vieux canapé servant de lit, de deux chaises et d’un guéridon. Sa fenêtre unique s’ouvrait sur une petite terrasse, étroite et couverte de treillages feuillus, œuvre et amour d’un jeune ménage d’ouvriers que le chômage avait exilé de cet humble Eden. Au-dessous de la terrasse était la cour incessamment humide, entourée de trois côtés et demi par les bâtiments et dont le pavé n’avait qu’aux jours du solstice un bref baiser du soleil.
La moitié vide du quatrième côté donnait vue sur les messageries du Plat-d’Étain.
Cette première chambre appartenait bien à notre héros mais il n’y avait personne.
Ils étaient trois amis, trois bons et braves jeunes gens qui vivaient, Dieu sait comme. Deux habitaient la seconde chambre où nous allons entrer tout à l’heure ; Michel, notre héros, le plus important des trois, quoiqu’il eût nom Michel tout court, et que les deux autres appartinssent à des familles de riche bourgeoisie, avait cette pièce pour lui tout seul. Les révélations de Similor à Échalot sur ce logis plein de mystères, où il était question de tuer la femme, nous ont appris que le luxe y manquait ; rien n’annonçait, dans la chambre de Michel, la présence ou le passage de la femme qu’on voulait tuer. Il y faisait nuit pour le moment.
Une lueur oblique, venant par la fenêtre ouverte et partant d’une croisée du quatrième étage, de l’autre côté de la cour, éclairait sur la tapisserie fanée quelques épures géométriques, attachées à la muraille par des épingles, et mettait en lumière, au passage, des papiers d’étude, lavis et dessins linéaires épars sur le guéridon. La fenêtre du logis d’en face était close, mais ses pauvres rideaux de percaline, relevés à droite et à gauche, découvraient un de ces tableaux austères et touchants que le Diable boiteux, à l’affût de gaies aventures, surprend bien souvent quand il soulève les toits de Paris, la ville du plaisir : une femme amaigrie et très pâle, à qui la maladie bien plus que l’âge donnait presque l’apparence d’une morte, était demi-couchée sur son lit et travaillait. À chaque instant elle s’arrêtait, vaincue par une évidente fatigue ; ses yeux éblouis se fermaient à demi ; à quiconque eût guetté ce suprême effort du besoin ou du devoir, la pensée serait venue, la pensée et l’espoir que la lampe allait enfin s’éteindre, en même temps que l’aiguille s’échapperait de ces mains tremblantes. Mais la lampe impitoyable continuait de briller : la main pâle et décharnée se crispait sur son œuvre et dès que les yeux se rouvraient, l’aiguille allait, allait…
Il n’y avait personne avec la malade. Quand ses paupières abaissées reposaient un moment la cruelle lassitude de ses yeux, elle agitait parfois ses lèvres blêmes, mais c’était pour parler à Dieu.
Ce Michel, notre héros absent, était un bon garçon d’une vingtaine d’années, taille haute et fine, l’air d’un gentilhomme, en vérité ! Il lui restait une chance pour être de noblesse, car il ne connaissait ni son père, ni sa mère. Les meilleurs esprits, et Michel notre héros était un très bon esprit, ont leurs faiblesses, surtout quand l’ignorance de leur origine les promène tout naturellement dans le pays des rêves. Sur son vieux canapé-lit, Michel refaisait chaque soir le roman de sa propre destinée. Malgré certains souvenirs confus qui démentaient cette féerie, il ne s’endormait jamais sans se voir tout petit enfant, dans un berceau bordé de dentelles. Puis venait un homme noir avec le manteau, le fameux manteau qui cache les enfants qu’on enlève. Michel se souvenait presque d’avoir étouffé sous le manteau. Combien sa mère avait pleuré ! Et son père, monsieur le comte ! Ils cherchaient peut-être depuis le temps !
Entre onze heures et minuit, Michel vous avait de ces imaginations naïvement ingénieuses que n’eût point désavouées la poésie toute parisienne de Similor. Il lui était arrivé de s’éveiller en sursaut au seuil du château de ses pères. Il riait alors, car il était du siècle et savait railler sa propre conscience, mais il ne riait pas de bon cœur. Les tristes murailles de sa chambrette, éclairées par un rayon de lune ou par cette lueur qu’envoyait la lampe des voisines, lui sautait aux yeux comme une condamnation.
J’ai dit la lampe des voisines ; quoique la vieille malade fût seule en ce moment, les voisines étaient deux. La malade avait une fille, et ce n’était pas la mère qui veillait, d’ordinaire, le plus avant dans la nuit.
La lampe était pour beaucoup dans les rêves ambitieux de Michel. À vingt ans, ce n’est jamais pour soi-même seulement qu’on dore un blason imaginaire.
Par-dessus cette cour étroite et humide, d’une fenêtre à l’autre, des sourires allaient et venaient. Et que de fois Michel avait oublié la marche du temps, passant des heures charmantes à épier le travail ardu de la jeune fille !
C’était encore un roman, hélas ! un poème, plutôt, tout plein de tendresses pures, d’humbles et chères promesses, d’espoirs enchantés, de craintes et de remords. Quoi ! des remords ! Déjà des remords à propos de ce front de jeune fille que ses cheveux blonds, opulents, mais légers, couronnaient comme une gloire ! Des remords vis-à-vis de ce regard bleu, profond, candide, où se reflétaient tour à tour les joies et la mélancolie de l’ange ! Entendons-nous : les remords étaient à Michel et n’appartenaient qu’à lui.
La fière et douce enfant connaissait les larmes, mais son cœur pouvait se révéler sans crainte.
Michel n’était pas un ange ; tous ses rêves n’allaient pas à l’amour. Il aimait avec grandeur, car c’était une âme vaillante, un lion de ces halliers parisiens où tant de petits gibiers trottinent ; mais il avait d’autres passions aussi, d’autres besoins, d’autres destins peut-être.
Vingt ans, l’âge précis où le bouton de l’adolescence fleurit pour s’appeler jeunesse, un visage grec aux lignes correctes et fermes, la pâleur des précoces, le regard des lutteurs qui dédaignent l’heure présente, sûrs qu’ils sont de l’avenir victorieux.
Une taille haute, un port noble et je ne sais quelle suprême éloquence narguant l’injure de la misère ; du charme, un charme exquis, pourrait-on dire, arrivant à des douceurs presque féminines, mais se heurtant à de soudaines duretés, comme s’il y avait eu deux âmes sous cette juvénile enveloppe ; de la loyauté mêlée à quelque défiance diplomatique ; une chaleur native, une réserve apprise : toutes ces nuances se croisaient en notre Michel, marque double et caractéristique de deux causes dont la première n’a qu’un nom : nature, mais dont la seconde, suivant les points de vue divers où l’on se place, peut s’appeler la chute ou la conquête.
À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe ; serait-il vrai qu’on puisse gagner peu ou beaucoup en tombant ?
Selon l’histoire ancienne, les amazones se faisaient tailler le sein droit ; les ténors d’Italie se font arracher les notes graves ; les coureurs de profession jettent leur rate aux chiens : pourquoi garder ces objets qui gênent ? À Paris, à tous les coins de rue, vous trouverez des chirurgiens qui vous couperont le cœur.
Michel, notre héros, avait gardé son cœur ; ses amis prétendaient même que c’était un grand cœur. Les cahots de la route l’avaient bien meurtri çà et là, et la malaria de Paris faisait ce qu’elle pouvait pour mettre la gangrène égoïste dans le vif de ces blessures.
Michel se souvenait vaguement, mais vivement, d’avoir été un petit enfant heureux, choyé, gâté, dans une maison tranquille où son père et sa mère, un beau jeune homme et une douce jeune femme, s’aimaient. Où était cette maison ? Il ne savait ; la lui eût-on montrée, il n’eût point su probablement la reconnaître, tant l’image était confuse et l’impression lointaine. Le jeune homme et la jeune femme n’avaient pas pour lui d’autre nom que maman et papa. Il les voyait encore au travers d’un nuage ou d’un rêve : la mère brodant et souriant, le père occupé à un travail manuel que Michel n’aurait pas su définir, mais qui noircissait les doigts et mettait de la sueur au front. À son estime, il pouvait avoir trois ans quand prit fin brusquement cette période de son existence. Il y eut un jour un grand tumulte dans la maison, des terreurs, du bruit, des larmes. Ceci se passait dans une ville de province, car Michel se souvenait d’une étroite rivière et d’un vieux pont lézardé, bien plus petit que ceux de Paris.
Nul chagrin, du reste ; point de larmes, car la rude et bonne figure de sa nourrice souriait près de son berceau. Celle-là, il l’eût reconnue. Elle lui disait : « Ils reviendront. » Une femme en deuil vint en effet ; était-ce sa mère ?
Une nuit, il eut peur, parce qu’une carriole l’emportait cahotant par les chemins. Et il ne revit plus sa nourrice.
Tout cela était en lui comme la trace confuse d’un songe.
Ses souvenirs plus précis s’éveillaient dans une riche campagne normande : de larges moissons, des prés verts où les bestiaux fainéants se vautraient dans l’herbe humide et haute ; une ferme basse d’étage avec une cour énorme où il vit pour la première fois battre le blé : riante fête. Ici se présentait pour lui un détail qu’il sentait mieux que nous ne pourrons l’exprimer. Il lui semblait qu’au début de son séjour dans la ferme, car ce fut là qu’il grandit, on le traitait en fils de la maison, mieux que cela, même, en pensionnaire qui apporte une richesse au logis ; puis, peu à peu, les choses changèrent, et, à huit ans, il se voyait petit domestique de labour, employé sans façon aux plus infimes besognes. En somme, le père Péchet et sa femme étaient de braves gens ; le bonhomme racontait, le soir, au coin du feu, ses procès, comme un vieux soldat radote ses campagnes, et la bonne femme, quand elle avait bu sa ch’pine de cidre dur, pouvait dormir ! trois heures durant sans cesser de tourner son rouet ni de filer sa quenouille.
En ce temps-là, Michel n’avait ni regrets ni désirs ; ce fut plus tard seulement que naquirent ces vagues souvenirs de sa petite enfance. La tranquille vallée où était la ferme, et le coteau charmant, que l’église coiffait de son clocher, formaient pour lui tout l’univers ; il excellait à tresser les fouets de corde et ces bandes dentelées qui font les chapeaux de paille ; au printemps, il tombait droit sur les nids de fauvette, comme un chien sur une piste. Le bonhomme et la bonne femme Péchet ne le faisaient pas plus travailler qu’il ne fallait pour l’éreinter ; on ne lui reprochait pas trop durement le pain qu’il mangeait, et ceux du bourg convenaient déjà qu’il était un beau petit gars.
La ferme faisait partie d’un domaine considérable que la révolution n’avait point morcelé et qui appartenait à un très vieux gentilhomme, vivant à Paris. Le vieux gentilhomme vint à mourir sans postérité : un demi-cent d’héritiers normands s’abattirent aussitôt sur son héritage et les tribunaux ordonnèrent la mise en vente du domaine. C’est le moment où prennent leur vol ces corbeaux mangeurs de châteaux, qu’on appelle la bande noire.
Arrivèrent de Paris, à la queue leu leu, quinze ou vingt iconoclastes patentés, bien élevés, bien couverts, pour tâter le bon vieux domaine et voir un peu par quels joints on pourrait le dépecer proprement. Il y avait dans le pays peu de logis convenables pour abriter de si galants seigneurs.
Le père Péchet fut l’hôte d’un jeune banquier de la chaussée d’Antin qui se nommait M. J.-B. Schwartz, et dont l’habileté proverbiale augmentait rapidement sa fortune déjà très considérable. M. Schwartz, selon son habitude, jugea l’affaire d’un coup d’œil ; c’était une manière d’aigle pour les choses de la spéculation. Ayant jugé l’affaire, il voulut tuer le temps et demanda un guide qui pût le mettre en rapport avec deux ou trois compagnies de perdrix ; le père Péchet lui donna Michel, et Michel lui fit exterminer une demi-douzaine de pièces.
M. Schwartz, qui n’avait jamais opéré pareil carnage, trouva le petit garçon charmant ; il causa avec lui en revenant à la ferme, et l’intelligente naïveté de Michel le charma. Les Parisiens, lors même qu’ils portent les noms les plus foncés de l’Alsace, sont sujets à tomber de leur haut quand ils rencontrent autre chose que des ânes à quelques lieues de la place Saint-Georges. M. Schwartz interrogea le père Péchet en mangeant sa propre chasse, délicieux festin, et Michel put apprendre qu’il était étranger, orphelin, et qu’on le gardait à la ferme par charité. Ce fut l’expression de ce bon père Péchet.
Michel, en écoutant cette révélation, qui lui donnait à réfléchir pour la première fois de sa vie, peut-être, eut une idée hardie.
– Emmenez-moi, dit-il à M. Schwartz, je vous ferai tuer des perdreaux tous les jours à Paris.
M. Schwartz éclata de rire ; il était d’excellente humeur et annonça au père Péchet qu’il allait prendre le petit homme avec lui.
Bon débarras ! Connaissez-vous la Normandie ? Le père Péchet demanda cent écus pour lâcher Michel. Tout à l’heure il disait de Michel : « Une charge bien lourde pour les pauvres gens de la campagne ! »
Si vous ne connaissez pas la Normandie, qui est un charmant pays, allez en Bretagne, en Flandre ou en Bourgogne, la Normandie est partout au village, et point de Normandie sans père Péchet !
Ah ! le brave homme ! M. Schwartz ayant donné les cent écus, tant ses perdreaux lui semblaient délicieux, le père Péchet entonna une lamentation comparable aux plus beaux pleurs de Jérémie : « Oh ! là ! là ! man Dié, man Dié ! eq’ l’enfant était el plaisir d’par chais nous ! qu’an l’chérissait, qu’an l’caressait, qu’an n’pourrait point s’accoutumais à de n’pu l’vouair, ilâ ! » Et la bonne mère Péchet entonna une lamentation : « Je l’aimons pus mieux qu’un fieux à nous en propre ! faut es’ s’séparais d’i’éfant à mes’hui, man Dié, man Dié, doux Jésus Dié ! » Cela coûta cent autres écus, et M. Schwartz fut obligé de se sauver pour garder en poche le prix de son retour.
Mme Schwartz, une ravissante créature, s’il en fût, resta d’abord tout étonnée du résultat de ce voyage. Elle avait une jolie petite fille de six ans, et certes ce n’était pas pour aller acheter un enfant adoptif que M. Schwartz avait pris la diligence de Normandie. Michel fut reçu comme une graine de valet de chambre ; on le mit à l’école et au grenier. Les fantaisies campagnardes ne tiennent pas à Paris, où l’art d’approcher les compagnies de perdrix devient inutile. Au bout de huit jours, Michel, à peu près oublié, ne reconnut plus qu’un seul maître et protecteur : le puissant Domergue qui avait déjà sa livrée gris de fer.
M. Schwartz habitait alors un très bel appartement, rue de Provence. On était en train de lui bâtir son premier hôtel. Domergue logea Michel dans une petite mansarde. C’était un très digne garçon que ce Domergue. Pendant deux ans, il demanda au moins une fois par mois à son protégé : « Quand est-ce que tu sauras lire ? » Michel regretta bien un peu le père Péchet.
Mais une occupation lui vint, juste au moment où des idées de fuir naissaient dans sa jeune cervelle.
Un soir, dans la mansarde voisine de la sienne, Michel entendit le son d’un piano. Il avait douze ans, et il devait se souvenir de ce fait toute sa vie. Il n’y avait qu’une cloison de planches entre lui et l’instrument. Michel écouta comme si les notes lui eussent parlé. Une voix amie s’élevait dans le silence de sa vie solitaire. Dès ce premier moment, il aimait cet harmonieux sourire qui se glissait dans sa prison.
Il dormit peu cette nuit. Il se leva de bonne heure, ayant un but et un espoir. Aux arpèges et aux gammes, un frais babil d’enfant s’était mêlé ; Michel était certain déjà d’avoir une petite voisine. Une voix plus grave avait prononcé le nom d’Edmée. Quelle jolie chose qu’un nom ! Michel aurait donné tout au monde pour voir Edmée, lui qui au monde n’avait rien.
Mais Edmée ne sortait jamais, ou peut-être sortait-elle aux heures où Michel était en classe. Une grande semaine se passa sans que Michel aperçût la fille ni la mère, car il était bien certain que l’autre voix appartenait à la mère.
Il n’osa interroger le concierge qui le glaçait de respect. Tous les soirs le piano chantait. Michel savait déjà qu’elles étaient pauvres ; de l’autre côté de la cloison, la mère avait dit une fois : « Couche-toi, mon Edmée, pour économiser la chandelle. » Certes, Michel ne savait pas que le mot chandelle avoue la gêne plus cruellement encore que le mot économie lui-même.
Et puis, la pauvreté, quel grand mal ! Michel n’était pas riche. Pourtant, il eut le cœur serré. On était en hiver. La gelée mettait des feuillages de cristal aux croisées de sa mansarde, et il ne s’en apercevait guère.
À la ferme aussi, maman Péchet se montrait impitoyable pour les prodigalités de chandelle.
Mais comment voir Edmée ? Michel en perdait l’esprit. Son premier tour d’écolier vint de là. Depuis qu’il avait quitté la campagne, Michel n’était plus l’enfant rieur, le pâtour hardi ; Paris l’opprimait et l’effrayait. Le maître de sa classe lui semblait être un géant ; il regardait d’en bas ce puissant M. Domergue à des hauteurs que nous ne saurions point mesurer ; l’espièglerie était morte en lui en même temps que la gaieté. Aussi ce fut en tremblant bien fort qu’il acheta une vrille de deux sous, à l’aide de laquelle il fora un tout petit pertuis dans la cloison de planches.
Le trou fait, il fut obligé de s’asseoir, tant le cœur lui battait ; il n’osait pas y mettre l’œil, et quand il prit enfin son courage à deux mains, vous eussiez dit qu’il allait commettre un crime.
Il ne vit rien d’abord, parce que son émotion l’aveuglait, puis un mouvement qui se fit dessilla ses yeux, et il aperçut une femme en deuil au visage triste et doux. Un religieux respect le saisit ; c’était la mère d’Edmée. Elle était assise auprès d’une table et tenait à la main une lettre ouverte. Ses paupières avaient des larmes. Michel sentit que ses yeux se mouillaient.
Mais ce n’était pas pour voir la mère d’Edmée qu’il avait percé la cloison. Où donc était Edmée ? La mère pleurait toute seule. Elle reprit la lettre déjà lue et la parcourut de nouveau. Michel commençait à être un savant ; la lettre relevée lui montrait son adresse ; il put laborieusement épeler : « À madame Leber… » Edmée Leber ? Où gît l’harmonie de certains accords ? Quand ce nom passa entre les lèvres de Michel, ce fut comme la musique d’un baiser.
Il y avait déjà deux ans que le petit paysan vivait seul dans la mansarde. Or la mansarde entraîne avec soi la poésie, et la poésie est la fleur des greniers. Il ne savait pas, notre héros Michel, combien il faut de pieds pour faire un vers. Qu’importe ?
Une porte s’ouvrit tout à coup de l’autre côté de la cloison, et je ne sais quel rayon inonda la chambre ; tout s’y mit à sourire, même le deuil de la mère. Une blonde enfant, dont les cheveux libres s’épanouissaient comme une gloire autour de son front, s’élança joyeuse et jeta ses deux bras au cou de Mme Leber. Michel reconnut Edmée : il l’attendait ainsi ; seulement il ne l’avait pas souhaitée si jolie. Mme Leber cacha la lettre qui lui avait mouillé les yeux ; elle prit un ouvrage de couture, et la petite fille – Edmée n’avait que dix ans – s’assit au piano. Michel oublia de descendre à l’office pour chercher son dîner ; la nuit seule l’arracha de son poste.
Je n’ai pas le temps de vous énumérer toutes les choses qu’il avait vues pendant les longues heures de cet espionnage coupable et charmant. Une seule importe à notre histoire. Il gelait à pierre fendre, je l’ai dit ; le foyer de Mme Leber avait deux maigres tisons qui allaient s’éteignant ; la mère frissonnait en poussant son aiguille ; les petits doigts d’Edmée étaient tout rouges sur la blancheur des touches d’ivoire.
– Elle a froid ! se dit Michel avec une véritable horreur.
Lui qui se moquait du froid comme de la lune !
Elle avait froid ! Edmée, la chère enfant au front d’ange, couronné par cette auréole de cheveux blonds ! Elle avait froid, Mme Leber aussi ! Michel fut blessé au plus profond de l’âme et s’indigna. On brûlait tant de bois inutile chez les Schwartz ! Ce fut une nuit sans sommeil. Michel s’agitait depuis le soir jusqu’au matin sur son dur matelas ; son esprit travailla. En se levant, il avait son plan fait. Au lieu d’aller à l’école, il marcha droit devant lui dans Paris inconnu, pensant bien qu’il trouverait enfin une forêt. Maman Péchet l’avait souvent envoyé au bois ; il savait comment s’y prendre pour faire un bon fagot de branches mortes et il se disait : « Edmée n’aura plus froid. »
On peut marcher longtemps dans Paris sans trouver à ramasser gratis quoi que ce soit qui réchauffe, qui désaltère ou qui nourrisse : Michel dut s’avouer cela. Il alla pendant deux bonnes heures et c’étaient toujours des maisons. Il vit beaucoup de choses nouvelles, mais point de fagots, sinon chez les marchands. Au bout de deux heures, il trouva la barrière, et au-delà, des maisons encore, plus laides seulement et plus pauvres. Où donc était l’herbe ? Dieu soit loué ! voici une grande plaine blanche de neige ! La neige, c’était déjà une connaissance. Il aimait bien la neige en Normandie. Mais la forêt ? Loin, bien loin, des arbres moutonnaient à l’horizon ; Michel sangla autour de ses reins la corde qu’il avait prise pour lier son fagot et hâta sa course. Il atteignit ainsi, le vaillant petit homme, les bois de Montfermeil. Et quelle joie de voir enfin des chênes ! Quand le pâle soleil d’hiver descendit à l’horizon, Michel avait son fagot, un bon fagot, qu’il chargea sur ses épaules en chantant. Heureusement que le garde se chauffait les pieds dans sa loge.
Michel reprit le chemin de Paris. Il avait l’estomac creux, mais le cœur content. Sur l’air de quelque Nol normand qui jamais n’avait eu de si joyeuses paroles, il allait psalmodiant tout le long de la route : « Edmée n’aura plus froid ! Edmée n’aura plus froid ! » Les préposés de la barrière lui dirent qu’il avait bien là pour quinze sous de bois mort. Ils sont calomniés, ces hommes verdâtres ; Michel les trouva braves gens. Quinze sous de bois mort ! Chez M. Schwartz, Michel ne manquait de rien, mais il ne voyait pas beaucoup plus d’argent monnayé qu’en Normandie. Son grenier était à cent lieues de la caisse. Dans le faubourg Saint-Martin, il s’assit sur le trottoir ; sa fortune l’écrasait : quinze sous de bois mort pèsent gros, je vous prie de le croire, quand on les apporte de Montfermeil. Mais, bah ! Michel arriva rue de Provence en chantant, vers dix heures du soir. Il y avait longtemps que la mode de Michel était passée chez le banquier ; cependant, on s’était inquiété de lui. Domergue avait dit : « Le petit n’est pas venu chercher son dîner. » Mme Schwartz, qui était presque aussi bonne que belle, demanda trois fois dans la soirée s’il était de retour, et M. Schwartz parla d’envoyer à la préfecture. Quand Michel rentra avec ses quinze sous de bois mort, le concierge appela, les domestiques vinrent dans la cour, ce fut un événement. Où avait-il volé ce fagot ? L’histoire du fagot monta jusqu’au salon. Mlle Blanche, qui avait sept ans, voulut voir le fagot. Au salon, le fagot eut beaucoup de succès. Michel avait grandi ; M. Schwartz eut de la peine à le reconnaître, et Mme Schwartz le trouva charmant garçon. L’idée d’aller faire du bois à Montfermeil parut tout à fait originale.
– L’enfant a froid là-haut, dit Mme Schwartz, il faudra mettre un poêle dans sa chambre.
– Ah çà ! s’écria le banquier en éclatant de rire, pas de cheminée alors ? Impayable ! Allait mettre le feu à la maison, tout simplement. Comique !
Un mot vint aux lèvres de Michel ; mais il eut la force de l’arrêter au passage, et son grand secret resta en lui.
Dès le lendemain, Domergue fit installer un petit poêle de fonte dans sa mansarde. Outre son fagot, il eut une bonne provision de bois. Mais notre héros Michel ne pouvait pas chauffer les pauvres mains rouges d’Edmée par l’étroit pertuis de vrille qu’il avait pratiqué à la cloison. Vous allez bien voir que c’était un héros !
Michel avait remarqué que sa jeune voisine s’absentait quotidiennement vers les deux heures de l’après-midi pour rentrer entre quatre et cinq heures avec un livre de musique sous le bras. Elle aussi allait à l’école : un professeur célèbre lui donnait des leçons gratuites. Michel n’était pas connaisseur en musique et se bornait à trouver charmant tout ce que faisait Edmée, mais nous pouvons dire, dès à présent, qu’il y avait en Edmée l’étoffe d’une véritable artiste. Ces jours d’hiver sont courts. Mme Leber, seule et fatiguée par un travail ingrat, avait coutume de s’assoupir à la brune. Fort de ce double renseignement, Michel combina et mit à exécution un plan qui acheva de le rendre célèbre dans la maison Schwartz.
Le premier pas était dur. Il s’agissait purement et simplement de violer le domicile d’Edmée et de sa mère. Et Michel avait grand-peur de Mme Leber, si digne, si résignée, si vénérable dans son indigence. Vrai, cette radieuse Mme Schwartz lui eût inspiré moins d’effroi : au moins elle était riche.
Vous eussiez pris Michel pour un malfaiteur précoce, la première fois que, profitant du sommeil de la mère d’Edmée, il tourna sans bruit la clef dans la serrure. On ne sait pas comment s’accomplissent ces actes de courage ; Michel, quand la porte s’ouvrit, criant un peu sur ses gonds, se sentit défaillir. Il avança pourtant. Le foyer froid avait comme d’habitude deux tisons disjoints qui se consumaient lentement ; Michel jeta dessus une poignée de son fagot, et pardessus encore il mit quatre bons rondins, destinés à son poêle.
Et il se sauva, le coquin ! Par le pertuis, il vit l’incendie fumer, puis s’allumer. Mme Leber ne s’éveilla point au gai pétillement du fagot ; ce fut une splendide flambée, et Michel dansa un petit peu dans sa chambre, tant il avait le cœur léger. Quand Edmée rentra, tout était fini, et le foyer avait repris son aspect modeste ; mais elle dit :
– Il fait bon ici, mère.
Michel ne dansa plus. Il s’assit sur le pied de son lit, étonné qu’il était d’avoir des larmes plein les yeux.
Il mordit à l’étude, en ces temps-là, comme un furieux. Il avait, en vérité, l’idée d’être quelque chose.
La chambre des voisines était toute petite et gardait la chaleur acquise comme une boîte. Ce soir, sur le piano ragaillardi, les jolis doigts d’Edmée couraient aussi blancs que l’ivoire. Quel rapport entre ces doigts mignons et la pensée ambitieuse qui vaguement germait dans l’âme de Michel ?
Les supercheries de Michel à l’endroit de ses voisines fleurirent pendant quinze grands jours : juste le temps des fortes gelées. La mère et la fille s’étonnèrent bien quelquefois de trouver, chaque soir, la température adoucie, et plus d’une fois aussi le foyer plein de cendres faillit trahir la coupable intrusion du voisin ; mais l’esprit ne va jamais vers l’impossible. Comment croire, comment soupçonner même ? Michel, dont le poêle vierge n’avait pas brûlé une allumette, s’enhardissait et arrivait à formuler en lui-même des réponses aussi sensées qu’honorables pour le cas où la bonne dame, s’éveillant en sursaut, surprendrait son flagrant délit. Mais vous savez le sort des réponses préparées : elles bâillonnent les questions.
Un soir que Michel, agenouillé devant la cheminée, soufflait à pleins poumons le feu rétif, un grand cri le releva terrifié. Mlle Leber, hélas ! plus effrayée que lui, était déjà dans le corridor et criait au voleur de toute sa force. Émeute des voisins, remue-ménage général, scandale ! Il y eut des gardes nationaux qui vinrent avec leurs fusils. Michel, appréhendé au corps, n’avait plus de parole, on allait le conduire en prison, lorsque Edmée, rentrant à l’improviste, devina l’énigme en voyant le bon feu qui brûlait dans la cheminée.
– Mère, dit-elle, c’est la fée !
La fée, vous comprenez bien ? La douce chaleur qui pénétrait le soir, dans la mansarde, le farfadet bienfaisant qui empêchait les gracieux doigts de rougir en tourmentant le froid ivoire, Edmée avait deviné : Michel était tout cela.
Mais c’était elle, c’était plutôt Edmée Leber qui était la fée. Ce simple mot fut un coup de baguette ; les écailles, accumulées par la peur sur les yeux de la digne dame, tombèrent. Qu’avait-elle vu en s’éveillant ? un enfant agenouillé près du foyer où le feu flambait maintenant. Elle s’élança, elle arracha Michel à ses persécuteurs, elle s’accusa, elle expliqua. Oh ! la précieuse anecdote à mettre dans La Patrie, journal du soir ! Les voisines, c’est de la poudre fulminante ; l’attendrissement fit explosion ; les fusils se cachèrent tout honteux ; la garde nationale, émue, parla du prix Montyon, heureuse idée qui prévient les collectes, danger de l’enthousiasme, et le concierge dit :
– Aussi, ça m’étonnait : ces gens-là n’ont pas de quoi qu’on les vole !
Dans ces rassemblements de locataires, le concierge est la voix de la raison. Le concierge ajouta :
– N’empêche que le gamin fait ses charités avec le bois de M. le baron !
Car il était baron, M. Schwartz, depuis un mois.
Domergue parut, attiré par le bruit. Devant Domergue, l’éclat du concierge pâlissait. La simplicité va bien aux grands ; nous ne saurions exprimer le gré qu’on savait à Domergue de ne porter ni broderies, ni écharpe, ni décorations, ni plumet insolent à sa casquette. Sous l’austérité de sa livrée gris de fer, Domergue était un demi-dieu.
Protection oblige, Domergue aimait Michel sans trop se l’avouer à lui-même. Il s’exprima ainsi, accompagnant ses paroles d’un geste sobre et noble :
– Messieurs et dames, M. le baron et Mme la baronne ne veulent pas de tapage dans une maison bien tenue, jusqu’à l’époque de leur déménagement pour entrer en possession de l’hôtel, tout prêt dès lors et parachevé, mais duquel il faut laisser sécher les plâtres, toujours nuisibles aux rhumatismes ou fraîcheurs dans le neuf, à cause de la saison d’hiver. Vous l’avez fait dans une bonne intention, d’arriver quand on crie au voleur. Nonobstant, je réponds de l’enfant pour sa généreuse action, qui n’a pas eu besoin de se procurer le combustible aux dépens de l’intégrité, car il a le bois de chez nous comme la nourriture en abondance. C’est de rentrer chacun chez soi.
Il est beau d’unir à une haute influence le don si rare de la parole. Les dames laissèrent échapper un murmure flatteur, et, spontanément, l’autre sexe présenta les armes. M. Domergue prit Michel par l’oreille et le conduisit chez M. Schwartz.
Dans la maison Schwartz, c’était la floraison et l’opulence, l’épanouissement, la vraie lune de miel de ces bienheureux qui épousent un jour la déesse Fortune. La Fortune s’était hautement déclarée pour M. Schwartz ; ce n’était déjà plus un millionnaire au tas, M. Schwartz était millionnaire d’une façon éclatante, européenne. Il comptait parmi les têtes de la finance ; on pouvait déjà fixer le jour où il allait devenir un million politique.
Avoir des millions est un incontestable plaisir ; être baron depuis un mois peut passer aussi pour une volupté très grande. Comme M. le baron n’était pas méchant le moins du monde, naturellement ; comme Mme la baronne, chère et charmante femme, n’avait que de bienveillants instincts, un vent de mansuétude et de miséricorde soufflait chez eux. Il leur semblait que l’univers entier devait sourire à leur gloire, et le bataillon des flatteurs, qui ne manque à aucune prospérité, faisait ses orges grassement à l’hôtel. La maison Schwartz était de bonne humeur.
Michel arriva au salon l’oreille dans la main de Domergue. Domergue, ayant obtenu la permission de parler, mit dans son récit toute l’éloquence que la nature lui avait départie. C’était ici le second volume de l’histoire du fagot si favorablement accueillie quinze jours auparavant. On constata que le petit poêle de fonte n’avait même pas été allumé. Michel fut lion : M. le baron se mit en tête de faire de lui un homme, c’est-à-dire un banquier, et une partie de sa faveur nouvelle rejaillit sur les voisines de la mansarde. Au premier aspect, il semble facile de faire du bien à des gens si pauvres que cela. C’était difficile pourtant : Mme Leber n’eût point accepté une aumône, si bien déguisée qu’elle fût ; mais il y avait Blanche. Edmée, à dix ans qu’elle avait, lui donna des leçons de piano.
Quant à Michel, qui n’était pas fier, on lui mit sur le corps des habits de petit monsieur, et on l’envoya à l’École du commerce.
Il n’avait pas encore parlé à Edmée ; mais Mme Leber, le rencontrant une fois dans l’escalier, l’avait embrassé à pleines joues en lui souhaitant du bonheur.
Michel avait trois amis chez les Schwartz : Domergue en première ligne, Blanche ensuite, en troisième lieu le baron. Le commun des mortels ne sait pas tout ce qu’il entre de caprice dans les déterminations des personnes très riches, surtout des personnes très enrichies. La satiété vient beaucoup plus vite qu’on ne le pense, non pas la satiété dans l’acquisition, mais la satiété dans la jouissance. M. Schwartz avait un impérieux besoin d’amusettes, et Michel était pour lui un joujou de premier choix. Dès ce premier instant, l’idée naquit en lui de produire un chef-d’œuvre, de créer de toutes pièces le Napoléon des banquiers.
Il se regardait, lui, M. Schwartz, et non sans quelque raison, comme l’égal des Rothschild, à peu près ; ce n’était pas assez. Étant accepté qu’un Rothschild est la plus grosse artillerie de la finance, M. Schwartz voulait perfectionner encore cette merveilleuse machine, rayer cet admirable canon et lui donner une portée décuple.
Seule, Mme Schwartz, en ces premiers jours, ne montra à Michel qu’une souriante et calme bienveillance. Elle était fort loin, assurément, de contrecarrer les beaux projets de son mari, mais elle n’y participait point : elle avait sa fille.
Mme Schwartz était de ces femmes qu’on ne peut dessiner d’un trait, ni raconter d’un mot. Nous savons que sa beauté atteignait à la splendeur, et que son esprit valait son visage ; elle avait le cœur grand, les malheureux vous l’auraient dit ; ses goûts, ses instincts et aussi ses manières étaient fort supérieurs au monde qu’elle voyait, et cependant le niveau du monde qu’elle voyait s’élevait sans cesse, à mesure que l’importance financière de M. Schwartz montait aussi, tout en élargissant sa base. M. Schwartz l’admirait et l’adorait, quoiqu’il essayât de temps à autre, pour son honneur et son crédit, quelques fastueuses excursions en dehors du domaine conjugal. L’Opéra pose la Banque. Il faut un grain de vice. Dans notre belle France, dès qu’on dit de quelqu’un : bon père, bon époux, cela sent l’épitaphe. Nous sommes le plus ravissant des peuples.
Les folies de M. Schwartz n’allaient pas très loin ; il établissait de temps en temps un compte courant de galanteries avec une personne en position de le compromettre suffisamment, mais décemment ; tout le monde y gagnait, surtout le bijoutier. M. Schwartz, ayant ainsi fait ses farces, revenait en catimini aux genoux de Mme Schwartz.
M. Schwartz, homme d’intelligence et d’expérience, sentait la supériorité de sa femme, au point de vue de la race et de l’instinct ; les admirations de mari s’égarent souvent, mais M. Schwartz ne se trompait point : sa femme était une grande dame, indépendamment même de la fortune conquise et du titre de baronne, trop battant neuf. Les parures et les cachemires n’y faisaient rien, non plus les équipages. À pied, avec un châle de laine et une robe de percale, Mme Schwartz eût encore été une grande dame.
M. Schwartz l’aimait deux fois : d’amour et d’orgueil. Elle était en même temps son bonheur et le lustre de sa maison. Dans tout l’amour, l’analyse découvre beaucoup de choses et de curieuses choses. Il n’y a pas au monde deux amours semblables. M. Schwartz aimait passionnément à sa manière, et il était jaloux, bien qu’il eût confiance.
Le baron Schwartz était jaloux parce qu’il y avait en sa femme tout un côté qui lui échappait. Nous ne le donnons pas pour un grand homme ; et pourtant il avait des petitesses de géant ; il était curieux, fureteur, indiscret, violateur de menus mystères. Pour connaître mieux sa femme, double étude, facile par places, mais, au total, impossible. L’appartement de sa femme avait aussi son petit coin fermé ; si le caractère présentait un rébus à deviner, certain tiroir montrait une impertinente serrure dont la clef ne traînait jamais.
Jamais, depuis des années… Dans une chambre où chaque chose traînait à son tour.
M. Schwartz avait confiance, mais il était jaloux.
Qu’y avait-il dans ce tiroir ? et pourquoi Mme Schwartz rêvait-elle ? On peut résoudre la plupart des problèmes par ce vague mot : caprice ; mais autant vaut ne rien résoudre du tout. Le mot caprice lui-même est encore une serrure ; il y faudrait une clef.
L’humeur de Mme Schwartz était douce et remarquablement égale. Cependant, selon l’expression de Mme Sicard, sa camériste, il lui passait des tristesses. C’avait été toujours ainsi ; M. Schwartz pouvait même se souvenir de ce fait, que les tristesses étaient plus fréquentes et plus durables avant le mariage. Après la naissance de Blanche, pure et grande joie ; il y avait eu guérison apparente, mais les tristesses étaient revenues et avaient poursuivi l’heureuse mère jusqu’au berceau de son enfant. Quand Blanche était toute petite, elle disait parfois à M. Schwartz : « Mère a pleuré. »
Les médecins sont admirables pour expliquer les femmes aux maris ; rien qu’à ce titre, je les proclame bienfaiteurs de l’humanité. M. Schwartz avait un faible pour les explications des médecins, mais il restait jaloux.
Les médecins lui disaient : « C’est le foie. » Quel criminel que ce foie ! Et ils citaient des anecdotes on ne peut plus intéressantes.
Il y avait des semaines où Mme la baronne était folle du monde : la rate ! d’autres semaines où le monde lui faisait horreur : le foie.
De même pour la toilette.
On avait découvert en elle, rarement, il est vrai, une sorte de colère sourde contre Blanche, sa fille bien-aimée. Le médecin disait, un homme charmant, cravaté en amour : « J’ai connu en 1829 une jeune femme très bien née, etc. » Celle-là, c’était l’estomac.
On passerait volontiers ses jours et ses nuits avec un médecin chantant les bons tours du foie, de l’estomac et de la rate. Mais cela ne va pas à la cheville des docteurs poètes qui cultivent l’hystérie.
M. Schwartz surveillait sa femme, ou, pour mieux dire, son attrait eût été de l’espionner à fond, minutieusement et selon l’art des maris jaloux qui ont confiance. Mais il faut, pour cela, le temps, et le temps est argent : M. Schwartz faisait comme nous tous, le malheureux : au lieu de se divertir à éclairer sa femme, il était obligé de gagner de l’argent. Il gardait donc sa confiance et ses doutes, s’informant à bâtons rompus, égarant sa dignité jusqu’à interroger Mme Sicard et Domergue, qui n’en savaient pas plus long que lui.
La conduite de Mme Schwartz pour ses gens, comme pour le monde, présentait un aspect tout uni. Elle ne sortait guère qu’en voiture, et la voiture d’une femme c’est encore son chez-soi ; elle ne voyait que les amis de son mari, et sa conduite, dans le sens vulgaire appliqué à ce mot, était à cent coudées au-dessus du soupçon.
Cependant, pour le monde, pour ses gens, pour son mari, Mme Schwartz dégageait je ne sais quelle impression fugitive et subtile, ce quelque chose de souverainement indéfinissable, ce vague effluve, ce parfum de la femme qui a un secret.
M. Schwartz, nous devons le dire, lui sut mauvais gré de sa froideur vis-à-vis du héros Michel. Il avait besoin qu’on épousât ses fantaisies, et il attribua l’indifférence de sa femme à ces fameuses préoccupations qui étaient peut-être sous clef dans le « tiroir du milieu ». Il commit beaucoup de petites scélératesses pour conquérir cette clef invisible et ne réussit point.
Par rapport à nos personnages, les choses allaient ainsi dans la maison Schwartz : Michel était à l’École du commerce, où il faisait de très rapides progrès. Edmée donnait des leçons de piano à Blanche, qui l’aimait comme une sœur aînée ; l’aisance entrait chez les Leber ; nul n’approchait de Mme Schwartz sans ressentir les effets de sa généreuse bonté. Edmée grandissait comme artiste. C’était une noble et charmante fille, et déjà, dans ses grands yeux d’un azur profond, il y avait l’âme d’une femme.
Michel s’était rencontré périodiquement avec elle une fois toutes les quinzaines, depuis l’aventure du fagot. Ils ne s’étaient jamais parlé seul à seule. Je crois que l’amour peut naître dans les cœurs enfants, et c’est une délicieuse chose que cette floraison lente du sentiment qui doit remplir la vie. La vue de Michel faisait rougir Edmée. Quand elle chantait devant lui, sa voix tremblante avait d’autres accents. Michel travaillait quinze grands jours pour vivre quelques heures. Son effet avait un but : il aimait déjà comme un homme ; il le savait. Edmée ne savait pas encore.
Quand Michel eut seize ans, M. Schwartz l’examina et fut pris d’un naïf orgueil à l’aspect de ce qu’il crut être son ouvrage. Michel avait marché à pas de géant : c’était une intelligence robuste, vive, précise ; il s’était joué littéralement des difficultés de l’étude, et l’École du commerce ne lui pouvait plus rien apprendre.
– Digne d’entrer dans mes bureaux ! lui dit M. Schwartz. Michel était véritablement un beau jeune homme, grand, svelte, gracieux de taille, portant sur son visage imberbe une gaieté vaillante et distinguée. Le jour où il abandonna le frac bleu du collégien pour prendre l’élégant uniforme de notre monde, transition fâcheuse d’ordinaire, il produisit une véritable sensation dans le salon de Mme la baronne. Les femmes le remarquèrent, rêvant peut-être une éducation à parfaire, et nul parmi ces messieurs ne s’avisa de railler. Edmée fut toute glorieuse et à bien meilleur titre que M. Schwartz. Et pourtant M. Schwartz était plus glorieux qu’Edmée elle-même. Il avait les capricieux enthousiasmes des arrivés. Il dit à sa femme en lui montrant notre héros :
– Mon œuvre ; un mari pour notre Blanche ! Idée !
Mme Schwartz eut un de ses beaux sourires, et regarda Michel attentivement pour la première fois peut-être ; Edmée entendit ; elle entendait tout ce qui se disait de Michel. Elle devint plus pâle qu’une morte.
Michel eut trois cents francs d’appointements par mois pour commencer, et une chambre à l’hôtel. On habitait maintenant le second hôtel, déjà un palais.
En thèse générale, M. Schwartz professait l’opinion que les jeunes gens doivent être tenus en bride et sevrés d’argent, car l’argent, c’est le grand danger de Paris. Mais Michel était le dauphin de sa royauté industrielle ; il se mirait en Michel ; il lui eût semblé malséant que Michel ne fit pas quelque gentille folie.
Michel fit des folies, parbleu ! Tout le monde l’y aida. Au bout de deux mois, il avait des dettes. C’était sa seizième année : le printemps d’autrefois.
Michel, notre héros, fut un instant célèbre dans le Tout-Paris ; il eut de bonnes fortunes posantes et un duel, je crois, ou deux duels, pour de bons motifs. S’il avait eu goût à la chose, les chroniqueurs du « monde élégant » l’auraient rendu célèbre parmi les modistes. M. Schwartz était bien content de lui. La gloire de Michel rejaillissait sur sa maison, qui augmentait loyalement ses appointements. M. Lecoq fit le reste.
Nous connaissons M. Lecoq de longue date et nous gardons conscience de n’avoir jamais prononcé son nom sans l’entourer du respect qu’il mérite. On ne saurait trop connaître les gens comme M. Lecoq. Ils ressemblent au latin qu’on ne sait jamais assez, même après huit ans de collège.
M. Lecoq avait rempli en sa vie beaucoup de fonctions honorables. Nous l’avons rencontré jadis sous la brillante espèce du commis voyageur. Il était jeune alors. En voyageant pour le commerce, on fait parfois son stage diplomatique, et ce n’est pas le premier venu qui aurait pu placer comme lui les fameuses caisses à défense et à secret de la maison Berthier et Cie.
Son âge mûr tenait toutes les promesses de son début ; il ne voyageait plus, sinon dans Paris, centre des civilisations ; il avait sa maison à lui ; c’était un personnage bien plus important que M. Schwartz lui-même. Le gibier s’en va de partout ; Paris seul garde un riche stock de bonnes bêtes à tirer, à courre ou à tendre. M. Lecoq avait, sans bourse délier, la ferme des chasses dans Paris.
Ce n’était pas un usurier, fi donc ! Il ne tenait pas une fabrique de mariage, non ! Il n’avait pas cette industrie mal famée qui s’appelle un bureau de placement ; il ne faisait pas l’exportation ; il ne vendait point de jeunes soldats ; il ne favorisait pas l’émigration allemande ; il ne se livrait pas même à l’élève des ténors. Non. Du moins aucune de ces jolies choses n’était l’objet particulier de sa patente.
Que faisait-il donc ? Il gérait une agence.
Qu’est-ce qu’une agence ? Je suppose qu’il y a des agences qui se peuvent définir, en y mettant le soin et le temps. On fait ceci ou cela dans telle agence ; chez M. Lecoq, on faisait tout. Les gens bien informés, cependant, prétendaient que ce tout n’était qu’un prétexte pour couvrir une singulière industrie qui allait florissant sous le règne de Louis-Philippe : la petite police. Il y a tant de curieux ! La petite police, qui fut pratiquée à cette époque par un illustre coquin converti et fait ermite, était à la préfecture ce que sont les tripots clandestins aux maisons de jeu autorisées : elle attirait à la fois les timides et les trop hardis.
Des gens mieux informés encore allaient plus loin et disaient que ce commerce de petite police était lui-même un prétexte pour cacher… Mais où descendrons-nous, de prétexte en prétexte ? Le fait est que M. Lecoq avait de très belles relations et qu’il gagnait de l’argent tant qu’il voulait. Il prêtait en gentleman, refusant billets et lettres de change ; Michel lui dut jusqu’à deux mille écus que M. Schwartz paya sans broncher. Il cimentait çà et là quelque union entre personnes comme il faut ; il retrouvait les objets perdus sans magnétisme. Quatre pages de prospectus ne suffiraient pas à nombrer ses talents.
M. Lecoq était notoirement un sorcier. Le baron Schwartz ne s’avouait pas encore qu’il voulait employer la sorcellerie pour pénétrer le secret de sa femme.
Ce sont même, généralement, ces choses-là qu’on fait le mieux. M. Lecoq était reçu chez M. Schwartz, qui l’accueillait fort bien ; il y avait entre eux je ne sais quels petits mystères qui n’étonnaient personne, car tout million militant a besoin de son Lecoq.
La chose singulière, c’est que Mme la baronne Schwartz aussi semblait prendre goût à la sorcellerie.
Un matin, M. Schwartz s’éveilla de mauvaise humeur ; cela n’arrivait pas souvent ; c’était un homme heureux et d’excellent caractère. Il y avait à peu près un an que Michel était sorti de l’école, et sa faveur touchait à son apogée. Il menait de front en effet les plaisirs et les affaires ; c’était sans contredit le plus brillant de ces sous-lieutenants de finances qui ont dans la poche de leur paletot un bâton de maréchal. La première personne qui vint voir M. Schwartz, ce matin-là, lui apprit en riant que Mlle Mirabel était éprise follement de Michel, qui lui tenait rigueur. M. le baron fut triste ; ce n’était pas qu’il aimât Mlle Mirabel ; il n’aimait que sa femme. C’était qu’il passait la quarantaine et qu’après quarante ans, on ne rit plus si aisément à ces comédies. Il y avait en outre les rigueurs de Michel envers Mlle Mirabel. Michel lui rendait des points : humiliation double.
Au déjeuner, Mme la baronne lui parut si belle qu’il eut un coup au cœur. La baronne, ce jour-là, ressemblait à une femme qui s’éveille d’un long repos d’indifférence. Il y avait des années que le baron ne lui avait vu ce sourire vivant et divin. Ou plutôt, l’avait-il jamais vu ! Il avait beau chercher, il ne s’en souvenait pas. Parfois, ces transfigurations sont dans l’œil même de celui qui regarde ; on voit mieux tout à coup, ou du moins on voit autrement ; mais l’humeur de M. Schwartz teignait ce matin en noir tout ce qui n’était pas sa femme ; pourquoi ces rayons, alors, qui faisaient une auréole à la beauté de sa femme ?
Elle parlait peu. Edmée déjeunait auprès de Blanche, le babil des deux enfants lui donnait des sourires distraits. Je ne sais par quelle bizarre association d’idées M. Schwartz, ce matin, souhaita passionnément de la voir un jour jalouse. Je sais encore moins par suite de quel singulier travail mental l’injure qui lui venait de cette jolie Mlle Mirabel le frappa du côté de sa femme. Ce sont des nuances difficiles à exprimer : sa tristesse redoubla, par rapport à la défection de Mlle Mirabel, à cause de sa femme.
On prononça le nom de Michel, par hasard, les beaux yeux de la baronne brillèrent.
Par hasard aussi, c’était vraisemblable, car Mme la baronne n’avait jamais pu prendre au sérieux la haute fortune de notre héros. Elle laissait faire et c’était tout.
Pourtant, M. Schwartz ferma aujourd’hui la porte de son cabinet, sous prétexte de gros calculs. Il était désolé sans savoir pourquoi ; il avait bel et bien le spleen, comme s’il se fût appelé Black au lieu de Schwartz. Il n’y avait point de consigne pour Michel ; Michel vint ; M. Schwartz eut soudain l’idée de lui donner une mission pour New York. Nous affirmons que Mlle Mirabel n’était pour rien là-dedans.
Mais le lendemain, il n’y paraissait plus ; M. Schwartz avait besoin de son Michel. N’allons pas si vite : avant le lendemain, il y eut la soirée, et nous ne pouvons perdre cette occasion de glisser un premier regard au fond du cœur de cette belle Mme Schwartz.
Au déjeuner, ses yeux avaient brillé, cela est certain. L’après-midi, elle mena Blanche au bois et fut d’une gaieté charmante. Elle regardait Blanche avec une sorte de ravissement, et Blanche, bien aimée qu’elle savait être, s’étonnait des chères caresses de ce regard. Le temps était couvert ; mais, sur le visage de Mme Schwartz, il y avait des rayons comme par le grand soleil. Au dîner, elle devint rêveuse ; le soir la trouva triste ; elle se retira dans sa chambre de bonne heure.
– L’estomac ! dit M. Schwartz.
La prose vulgaire a ses rêves comme la poésie. Et ne pensez-vous pas qu’un homme, parlant d’estomac à propos de ces adorables mélancolies, avait raison, au fond, d’être jaloux ? En rentrant chez elle, Mme Schwartz fit tout de suite sa toilette de nuit et donna la permission de dix heures à Mme Sicard, sa camériste, qui mit son chapeau de satin mauve, sa robe noire et son châle boiteux pour rendre visite à sa marraine. Souvent la marraine de Mme Sicard porte avec fierté le vaillant uniforme de notre armée, mais n’approfondissons pas ces détails.
Mme Schwartz, restée seule, s’assit au coin du feu, dans sa chambre à coucher, et prit un livre. Elle ne l’ouvrit point. Pour occuper les heures de sa solitude, elle avait assez de sa propre pensée. C’est un livre aussi que le visage d’une femme, un livre clos parfois, quand elle devine l’œil perçant qui veut lire son âme, un livre ouvert à ces moments où nulle défiance ne la garde. Je parle, bien entendu, de celles qui ont quelque chose à cacher ; c’est la majorité immense, car, dans le monde où nous sommes, le bien a besoin souvent de se cacher, comme le mal.
Le visage de Mme Schwartz n’était pas un livre fermé : nul ne pouvait, en effet, épier ici les indiscrétions de sa physionomie, elle était sûre de cela. Trois portes la séparaient du corridor et d’épais rideaux tombaient au-devant de ses croisées. Avait-elle un masque ? Le masque pouvait tomber. Elle n’avait pas de masque, non ; le regard doux et distrait de ses grands yeux n’avait point changé, c’était toujours la même tête de madone, admirablement belle et pensive. Qui eût osé, cependant, affirmer que Mme Schwartz n’avait rien à cacher ?
Sa retraite prenait pour motif la fatigue ; nulle trace de fatigue ne se montrait parmi la superbe pâleur de ses traits ; elle n’était pas malade ; aucun travail, aucun soin ne l’attirait ici. L’estomac ! disait le positif M. Schwartz. Mme Schwartz ne savait pas où était son estomac. Il est un motif plus précieux encore : le caprice, mais Mme Schwartz, nous le verrons bien, était au-dessus du caprice.
Il y avait un peu trop d’or dans l’hôtel de M. le baron ; dès le temps de Midas, l’opulence tombait volontiers dans ces excès ; l’or s’impose à ses fervents et la fièvre des spéculateurs voit jaune, dirait-on, comme la colère voit rouge. Chez Mme Schwartz, rien ne trahissait la dévotion à l’or ; la richesse, ici, ne s’affirmait point brutalement ; elle offrait aux yeux, mais dans une mesure heureuse et sobre, les choses de goût et d’art. Au marché même, l’or, toujours maître et sans cesse vaincu, n’a pas le prix de ces splendides simplicités. C’était le réduit d’une grande dame. Nous n’avons garde de décrire en détail l’ameublement de ce nid, somptueux à la façon des beautés pâles, où la galanterie de M. le baron s’était pliée, non sans protester, aux attraits d’un esprit supérieur ; rien n’y éclatait, nul rayon insolent n’y troublant l’harmonie de l’ensemble.
Nous parlerons seulement d’un petit meuble de Boule, véritable palais en miniature dont l’ébène, l’écaillé, l’onyx et les pierres fines étaient les matériaux. Mme Schwartz avait acheté elle-même ce secrétaire, dont M. Schwartz connaissait à fond toutes les gentilles attrapes et tous les rusés secrets, sauf un mot.
Et nous vous disions bien que cette belle baronne avait quelque chose à cacher, puisque son mari, patient, tenace, exaspéré par la longue recherche et sachant mettre de côté toute vaine délicatesse, au besoin, quand il s’agissait de satisfaire une maîtresse fantaisie, essayait inutilement depuis des années d’ouvrir le tiroir du milieu, un tiroir-caisse, entouré de malachites, avec un idéal bouquet de pensées que formaient seize améthystes mêlées à six topazes. De ce tiroir, le triste M. Schwartz n’avait jamais pu entrevoir la clef.
Il y avait plus d’une heure déjà que Mme Schwartz était retirée dans son appartement. Son livre restait fermé, ses yeux demi-clos suivaient avec distraction les jeux de la flamme dans l’âtre. Son visage, à proprement parler, n’exprimait ni inquiétude ni peine, mais sa méditation semblait à chaque instant l’absorber davantage.
– La comtesse Corona ! murmura-t-elle une fois. Je ne sais pas si je hais cette femme ou si je l’aime.
Machinalement, et souvent, elle relevait les yeux vers la pendule pour suivre la marche de l’aiguille. Attendait-elle ? Et qui pouvait-elle attendre en ce lieu ? Elle était belle, plus belle qu’à l’ordinaire, belle d’une émotion latente et profonde.
Ce nom de femme prononcé, le nom de la comtesse Corona, trahissait-il le vrai sujet de sa rêverie ?
Elle tressaillit à un bruit de pas qui s’étouffait sur le tapis de la chambre voisine. Deux coups discrets furent frappés à sa porte et l’on entra sans attendre sa réponse. Ce fut M. Domergue qui entra. Il se tint debout à quelques pieds du seuil, dans une attitude calme et respectueuse. M. Domergue pouvait jouer le romanesque rôle de confident, mais il n’en avait pas la tournure.
– Vous venez tard, dit Mme Schwartz.
– Mme Sicard est restée quarante-cinq minutes à sa toilette, répliqua Domergue.
La baronne eut un demi-sourire et demanda :
– Où est-elle ?
– À Chaillot, répliqua Domergue.
Mme Sicard avait plusieurs marraines, à moins que la marraine de Mme Sicard ne demeurât en divers quartiers. Quand elle allait voir sa marraine de Chaillot, la permission de dix heures se prolongeait jusqu’au lendemain matin.
La baronne fit signe à Domergue d’approcher.
– Parlez-moi de ce mendiant, dit-elle. Cela m’intéresse comme un conte de fée.
– Ce n’est pas un mendiant, répondit Domergue ; il travaille pour gagner sa vie. Quand je lui ai offert l’aumône de Madame, il a refusé. Il est fier, ce malheureux-là. Il a dit : ma commission est payée.
– Je voudrais le voir… murmura la baronne.
– Si Monsieur achète le château de Boisrenaud, répliqua Domergue, Madame ne prendra pas souvent la voiture du Plat-d’Étain : mais une fois n’est pas coutume, et quand on prend la voiture du Plat-d’Étain, on voit Trois-Pattes.
– Trois-Pattes ! répéta la baronne… J’irai visiter demain ce château de Boisrenaud.
– Quant à ça, reprit Domergue, toujours grave comme son uniforme, sur les trois pattes, il n’y en a que deux de vraies. L’autre est une brouette, et l’animal est comme qui dirait un attelage complet : cheval et voiture.
– Et comment a-t-il pu venir jusqu’ici, infirme comme il est ?
– Ah ! ah ! il a un équipage ; un panier et un chien. C’est rusé, ces êtres-là ; seulement, il ne va pas si vite que le chemin de fer !
Domergue ne rit pas, mais sa physionomie exprima une vive satisfaction, causée par la conscience qu’il avait d’avoir édité un bon mot. Mme Schwartz réfléchissait.
– Vous n’avez rien pu savoir ? demanda-t-elle.
– Rien, repartit Domergue. Il dit qu’un voyageur lui a donné la lettre dans la cour du Plat-d’Étain. C’est tout. Il ne connaît pas le voyageur.
Il y eut un silence encore, puis Mme Schwartz reprit :
– C’est bien. Faites ce que je vous ai dit.
Domergue se retira aussitôt. Restée seule, Mme Schwartz prit dans son sein une lettre qu’elle tint entre ses doigts avant de l’ouvrir. C’était un pli de papier banal, papier de pauvre ; il n’avait point d’enveloppe et portait un cachet de cire grossière, frappé d’une empreinte fruste où l’on reconnaissait le gras profil que le roi Louis XVIII mettait sur les pièces de dix sous. Il n’est personne qui n’ait reçu des lettres anonymes ainsi fermées.
Mme Schwartz considéra longuement et attentivement l’écriture de l’adresse qui était courante et ne semblait point contrefaite. Elle ouvrit enfin le pli et parcourut la lettre comme on fait d’une chose déjà lue. Mais, la lettre achevée, elle la recommença une fois, dix fois. On eût dit qu’un monde surgissait pour elle de cette feuille presque blanche, au centre de laquelle trois lignes laconiques se serraient étroitement et n’étaient suivies d’aucune signature. Tout un monde ! tout un passé lointain déjà et si différent du présent, qu’il semblait le mensonge d’un poème.
Il est des gens qui vivent deux existences successives dont l’une fait si bien contraste avec l’autre qu’ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C’est, dans toute la rigueur du terme, la métempsycose : l’âme a changé de maison.
Mme Schwartz replia la lettre avant d’avoir prononcé une parole. Elle poussa un soupir profond et se leva. Dans cette nouvelle posture, son regard rencontra sa propre image dans la glace de Venise qui s’encadrait magnifiquement au-dessus de la cheminée. Elle sourit avec une sorte d’incrédulité.
– Ce sont deux rêves ! murmura-t-elle.
Mais les lignes de son visage, correctes et si pures qu’elles semblaient taillées dans le marbre, subirent un retrait soudain. La glace de Venise le lui dit. Elle se redressa et ne tourna le dos qu’après avoir envoyé au miroir un sourire qui la faisait belle et calme comme toujours.
Elle marcha vers le secrétaire et l’ouvrit. Une clef ciselée était dans sa main, la même clef que nous avons vue naguère au château de Boisrenaud entre les mains du baron Schwartz et à laquelle adhérait cet atome de cire. Mme Schwartz l’introduisit dans la serrure du tiroir central, au cœur même du bouquet de pensées, fait avec des améthystes et des topazes.
Avant d’ouvrir, cependant, Mme Schwartz hésita et regarda tout autour d’elle. Ce mouvement appartient aux consciences troublées. Mme Schwartz traversa la chambre d’un pas tranquille et poussa le verrou de la porte d’entrée. Puis, le tiroir fut enfin ouvert. Mme Schwartz y déposa la lettre anonyme. Sa main resta tout au fond du tiroir comme si elle eût voulu y prendre quelque chose en échange de la lettre. Mais un léger bruit se fit dans la chambre voisine. Mme Schwartz avait eu raison de pousser le verrou. On tourna vivement et sans frapper le bouton de la porte.
– Mère ! prononça la douce voix de Blanche.
Mme la baronne ne répondit point. Elle resta immobile. Blanche attendit un instant et ajouta :
– Bonsoir, mère.
Puis ce fut le silence. Dans la pièce voisine, il y avait un tapis épais, et cette petite Blanche était légère comme un papillon. Mme la baronne n’osait bouger, ne sachant pas si sa fille s’était retirée, lorsque le pas grave de M. Domergue se fit entendre de nouveau. Il frappa ses deux coups et voulut aussi tourner le bouton.
– Bien, bien, dit-il. Je venais annoncer seulement qu’il est rentré. Faut-il laisser dormir Mme la baronne ?
– Faites ce que je vous ai dit ! fut-il répondu d’un ton impérieux et net.
Mme Schwartz retira du fond du tiroir sa blanche main qui ramena une cassette ; elle prit dans la cassette deux petites aquarelles encadrées de velours ; deux portraits qui ne semblaient pas appartenir à un maître du pinceau et dont les couleurs avaient déjà pâli. L’un représentait un jeune homme, l’autre une très jeune fille : une enfant. À première vue, nous eussions déclaré que tous les deux nous étaient inconnus.
Puis l’idée nous serait venue que le peintre inhabile avait essayé de reproduire les traits de Michel, notre héros, et ceux d’une fille qui ressemblait à Mme Schwartz ; une petite sœur, peut-être.
Puis encore, à mieux regarder, ce ne pouvait être Michel, car le costume datait des années de la Restauration. Plus on examinait, d’ailleurs, plus la ressemblance fuyait. Et pourquoi le portrait de Michel dans le secrétaire de Mme Schwartz ? Quant à l’autre aquarelle, l’effet contraire se produisait : l’examen créait la ressemblance.
Il y a la beauté du diable pour le commun des femmes. C’est très joli. Cela devient épais, vulgaire ou hideux. Les femmes qui doivent éblouir à l’heure de la complète floraison n’ont jamais eu la beauté du diable. Tout procède ici-bas par mystérieuses compensations. La suprême beauté, très souvent, est le prix d’une incubation lente et pénible, comme si la nature employait toutes les années de l’adolescence à parfaire son chef-d’œuvre. On se prenait à penser, devant ce pauvre portrait d’enfant aux couleurs effacées ; on voyait derrière lui comme au travers d’une brune jalouse le triomphant sourire de la femme épanouie. C’était Cendrillon dans la fumée du foyer, avant la visite de la fée.
La lampe était loin, là-bas, sur le marbre sanguin de la cheminée. Mme Schwartz, éclairée par-derrière, cachait à demi son visage dans l’ombre. La lumière jouait dans les masses de ses admirables cheveux, et venait frapper en plein la miniature que le contraste faisait plus terne.
Elle regardait les deux aquarelles tour à tour avec une émotion profonde. Le souffle s’arrêtait dans sa poitrine.
Aucune parole ne tomba de ses lèvres ; mais les lueurs obliques de la lampe allumèrent deux étincelles parmi l’ombre qui voilait son visage : c’étaient deux larmes ; elles tremblèrent avant de rouler lentement sur la pâleur de ses joues. La pendule sonna onze heures. Le feu allait s’éteindre. Les bruits de la rue parisienne murmuraient dans le tuyau de la cheminée. La silencieuse contemplation de Mme Schwartz dura longtemps.
Un soupir contenu la ponctua, qui valait tout un monologue. C’était bien elle, cette miniature. Le papillon étincelant regrettait peut-être sa modeste enveloppe de chrysalide. Mme Schwartz n’avait point de sœur.
Elle passa les deux portraits sur la tablette du secrétaire et prit dans la cassette une poignée de papiers dont le contact fit trembler sa main. C’étaient de ces papiers dont la physionomie ne trompe point, les papiers qu’on nomme papiers par excellence du haut en bas de l’échelle sociale : les vrais papiers, ceux qui racontent, historiens authentiques, la vie d’une créature humaine, résumée par ces trois actes principaux : la naissance, le mariage, la mort. Il y avait un acte de naissance de Mme Schwartz, un acte de décès.
Puis la main de Mme Schwartz plongea encore au fond du tiroir, et cette fois ramena un volumineux cahier couvert d’une écriture fine et serrée.
L’encre avait jauni aux feuilles fatiguées de ce manuscrit. Il datait de loin. On avait dû le lire bien souvent. La première page, qui gardait des traces de larmes, commençait ainsi :
2 juillet 1825. – Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers ; ils me parlent de toi…
Et à la suite de quelques lignes presque effacées, celle-ci ressortait :
… Je sais que tu te gardes à moi, j’ai confiance…Mme la baronne Schwartz avait les yeux sur cette ligne. Elle ne pleurait plus : sa pâleur était d’une morte. On eût dit que son cœur arrêtait ses battements et que le souffle expirait sur ses lèvres.
Quand minuit sonna, elle était encore à la même place, tenant les papiers à la main, immobile et debout. Le bruit de la pendule la fit légèrement tressaillir. Elle remit dans la cassette les papiers et le portrait de la fillette. Le portrait du jeune homme resta dans sa main. Le tiroir fut refermé, ainsi que le secrétaire, et la clef ciselée disparut. Mme Schwartz revint s’asseoir auprès du foyer qui était maintenant éteint. Elle avait froid dans le corps et dans le cœur. Son attitude exprimait un sourd malaise, et, de temps en temps, un frisson courait dans ses veines.
– Je verrai cet homme, murmura-t-elle. M’est-il défendu de porter un deuil ?… Et Michel ?… Je saurai. Oh ! s’interrompit-elle avec un frisson, j’ai peur de savoir !
Au-dehors, les bruits de la ville s’apaisaient. Vers une heure, on frappa pour la troisième fois à la porte. Mme Schwartz eut comme un frémissement ; mais elle se leva toute droite et gagna la porte d’un pas ferme.
– Dort-il ? demanda-t-elle à Domergue, quand le verrou fut tiré.
– Comme un ange, répliqua le digne valet. Mme Schwartz dit :
– Allons !
Domergue marcha le premier, un bougeoir à la main.
– Madame me pardonnera ma curiosité, reprit-il après quelques pas ; c’est moi qui me suis occupé le premier de ce jeune homme-là, et j’ai le cœur sensible, quoique étant dans le commerce depuis l’âge de raison. Je m’attache facilement… Après l’épreuve que madame va faire, sera-t-on certain de quelque chose ?
– C’est selon, reprit la baronne d’une voix changée.
– Madame n’a pas besoin d’avoir peur, poursuivit Domergue, tout le monde est couché, j’en réponds. Il n’y a pas un traître chat éveillé dans l’hôtel, et la femme de chambre n’en est pas encore au café, là-bas, avec marraine… Madame sait bien que je ne suis pas bavard, mais c’est si rare de voir une personne comme madame s’occuper des péchés de jeunesse de son mari !… M. le baron est bien assez riche pour payer ses fredaines ; mais madame !
Ils arrivaient à l’escalier. L’appartement de notre héros Michel était à l’étage au-dessus. Mme Schwartz allait sans mot dire ; elle ne prenait point souci d’imposer silence au valet, qui continuait tout bas :
– Avec ça que ça ne ferait pas grand tort à Mlle Blanche. Il y a assez pour deux… Mais quand on y songe, est-ce une assez drôle de chose ? Ça fait croire en Dieu, oui ! que M. Schwartz est allé justement dans cette ferme où était justement M. Michel, et que justement, il l’a ramené !
Il s’arrêta. La porte de Michel était devant lui. Désormais la pâleur de Mme Schwartz était maladive, et, pendant qu’elle marchait, tout son corps tremblait.
– Il y a une Providence, balbutia-t-elle : c’est vrai. Domergue pensa :
– On a beau n’être pas jalouse, ça fait quelque chose, écoutez donc ! Mais, ajouta-t-il tout haut, en manière d’excuse pour le baron Schwartz, le jeune homme est sur ses dix-huit ou vingt ans ; c’était bien avant le mariage de madame.
L’observation, quoique judicieuse, ne parut point calmer le trouble de la baronne. Sur un signe qu’elle fit, Domergue ouvrit la porte de Michel. Tout était neuf et charmant dans cet hôtel, plus frais qu’une rose. Le fils de la maison n’aurait pu être mieux logé que Michel. Veuillez bien vous figurer un appartement de jeune homme, un peu en désordre, mais aussi coquet que possible. Domergue entra en étouffant le bruit de ses pas sur le tapis, et il s’assura que le sommeil de notre héros n’avait pas pris fin. Mme Schwartz attendait au-dehors. Assurément, et quels que fussent les motifs de sa démarche, la démarche elle-même, si bizarre et si étrangère aux habitudes d’une femme de sa sorte, suffisait à expliquer son émotion.
Y avait-il du vrai dans la pensée de Domergue ? Mme Schwartz venait-elle ici pour éclairer le passé de son mari ? C’était un ménage excellent, mais il durait depuis nombre d’années, et l’élément passionné ne semblait point y surabonder du côté de Mme Schwartz.
Et si Domergue se trompait, qui donc avait suggéré cette erreur à Domergue ? Il revint, faisant ce geste qui veut dire « chut » et prononça du bout des lèvres :
– Le sommeil du juste !
Mme Schwartz entra. Michel était étendu sur son lit, tête nue. Les boucles éparses de ses longs cheveux lui donnaient une beauté de femme ; c’était un cher enfant ; la vie follement dissipée qu’il menait fatiguait son visage sans effacer l’expression de vigoureuse candeur qui était le trait de sa physionomie.
Mme Schwartz se tenait derrière Domergue, qui levait le flambeau de façon à ce que la lumière tombât d’aplomb sur la figure du dormeur.
– À quoi verrez-vous la chose ? demanda-t-il. La lettre vous dit-elle qu’il a un médaillon, une marque ?
Comme Mme Schwartz ne répondait point, Domergue se tourna vers elle et la vit si changée qu’il faillit lâcher le flambeau.
– Madame se trouve mal… commença-t-il.
Elle l’interrompit d’un geste. Sa main désigna le flambeau, puis la porte. Domergue lui donna le flambeau et sortit. Mme Schwartz resta seule avec Michel. Pendant quelques instants, elle demeura immobile et l’œil ardemment fixé sur ce front blanc, couronné de cheveux épars. Puis, tout à coup, sa paupière se baissa, comme si un effroi l’eût saisi.
Michel remua. Ses lèvres entrouvertes eurent un vague sourire. La baronne déposa le flambeau pour appuyer ses deux mains contre son cœur.
Puis elle prit sous le revers de sa robe l’aquarelle, le portrait du jeune homme aux couleurs effacées. Elle regarda tour à tour la peinture pâlie et le pâle visage du dormeur. On eût dit qu’elle était venue là pour établir cette comparaison.
Quand elle reprit le flambeau, un long soupir souleva sa poitrine, et sur le seuil elle se retourna pour contempler encore une fois, au travers de deux grosses larmes, le sourire du beau jeune homme endormi. Quand elle rentra dans son appartement, elle était anéantie, une pensée grave semblait entièrement l’absorber. Domergue lui trouva une apparence de calme, mais il vit bien, quand elle s’assit, que la fatigue la brisait. Il se disait en lui-même :
– Si on peut se faire du mal comme ça pour une affaire d’avant le mariage ! M. le baron n’était pas une demoiselle… N’empêche pas que l’avenir du jeune homme est réglé, maintenant. Madame est la bonté même. On les établira tous les deux, Mlle Edmée et lui… Quel mignon petit ménage !
Cependant Mme Schwartz avait-elle la fameuse marque ou le médaillon précieux des péripéties théâtrales ? Domergue ne sut jamais savoir cela.
On l’envoya se coucher, purement, simplement, comme si rien de dramatique ne se fût passé cette nuit.
Mme Schwartz resta debout jusqu’au jour. Parfois elle souriait et ses beaux yeux devenaient humides. À deux ou trois reprises, le nom de la comtesse Corona vint expirer sur ses lèvres, uni à celui de Michel.
Évidemment, ce nom lui faisait peur. Au moment où elle remettait l’aquarelle-miniature dans le tiroir de son secrétaire, on aurait pu l’entendre murmurer :
– Il aimera… Peut-être qu’il aime…
Comme il faut en ce monde que tout ait un terme, même les permissions de dix heures, Mme Sicard, la camériste, revint au petit jour rapportant de chez sa marraine un loyal parfum de cigare.
Le lendemain, la baronne alla visiter le château de Boisrenaud que son mari voulait acheter, et prit pour s’y rendre la voiture du Plat-d’Étain, comme une petite bourgeoise. Elle vit une créature, Trois-Pattes, et il lui sembla que ce mendiant inconnu l’enveloppait d’un long regard.
La baronne Schwartz n’avait pas de confident ; la merveilleuse beauté de ses traits laissait rarement sourdre le secret de sa pensée. Son visage était de marbre.
Le château de Boisrenaud fut acheté. Puis, dans la maison Schwartz, la vie commune reprit son cours paisible. Tout marcha comme avant, au-dedans comme au-dehors, à ce point que Domergue se demanda s’il avait rêvé marque ou médaillon. L’histoire ne dit même pas si la démission de Mlle Mirabel fut exigée.
Dans cette maison, il y avait pourtant un élément nouveau : la passion y venait de naître, le drame aussi par conséquent. Le premier résultat de la visite nocturne rendue par la baronne au protégé de son mari paraîtra inattendu : ce fut la réception à l’hôtel d’une jeune femme adorablement belle, mais qui n’avait pas les sympathies de la baronne : la comtesse Corona, sa compatriote et un peu son alliée par ce vénérable vieillard, le colonel Bozzo-Corona.
La comtesse et la baronne se rapprochèrent avec une sorte d’empressement diplomatique. Vous eussiez dit deux puissances qui mutuellement se surveillent.
La comtesse, beaucoup plus jeune que la baronne épanouissait une beauté hardie, étrange, et que les connaisseurs rapportaient au type corse. Ses grands yeux au regard brûlant et profond avaient une réputation. Certains les trouvaient trop largement fendus pour la délicate pâleur de ses traits, mais on en parlait.
Ce n’était pas précisément une femme à la mode, parce qu’elle ne se prodiguait point et que la mode a besoin d’être incessamment sollicitée. Mais la mode s’occupait d’elle. On la disait riche. Son nom sonnait bien. Elle vivait séparée de son mari, homme de plaisirs et d’aventures, qui était, disait-on tombé fort bas, sans que personne pût spécifier la nature de sa chute.
Du reste, elle ne sortait pas de terre, puisque le colonel Bozzo-Corona philanthrope distingué, comme tous les journaux s’accordaient à le dire, et dont l’hôtel, situé rue Thérèse, pouvait passer pour un arsenal de bonnes œuvres, était son aïeul.
Le baron Schwartz avait des rapports d’argent avec le colonel, dont l’homme de confiance était M. Lecoq. Les choses, à Paris, affectent parfois des physionomies bizarres. On parlait très haut des vertus de ce colonel Bozzo-Corona ; la presse lui décernait quotidiennement des éloges qui ressemblaient aux annonces payées par certaines boutiques médicales. Il était vieux comme Mathusalem, et cela augmente le respect. Cependant quelques doutes vagues planaient autour de cette charitable gloire.
Il possédait en Corse des biens considérables situés aux environs de Sartène, et qui lui venaient de sa femme, morte depuis plus d’un demi-siècle.
Les respects en quelque sorte officiels dont Paris-public entourait ce centenaire, et les doutes bizarres, sans consistance ni formule, qui venaient à la traverse, touchaient comme un double reflet cette délicieuse comtesse Corona. Elle était de celles que le mystère drape dans un charme de plus. Nulle voix ne s’était jamais élevée pour l’accuser, et il semblait pourtant que les enthousiastes eussent envie de la défendre. On mettait à jour, quand on parlait d’elle, avec une sorte d’emphase, l’authenticité de sa fortune et l’évidence de sa position.
Il semblait, ce faisant, que chacun répondît à des calomnies qui tombaient des nuages.
M. Lecoq en usait à son égard avec cette paternelle familiarité particulière aux notaires et conseils des grandes maisons. Elle l’accueillait avec une douceur froide sous laquelle les observateurs croyaient deviner beaucoup de frayeur et beaucoup de haine.
Un mois après la visite nocturne que nous avons racontée, la maison Schwartz, en apparence tranquille, eût présenté à quelque clairvoyant observateur les symptômes suivants : une de ces platoniques liaisons qui jadis existaient, dit-on, de page à châtelaine, était née entre Mme Schwartz et notre beau Michel. Quelque chose de plus vif peut-être et moins vertueux entraînait ce héros vers la comtesse Corona, qui était dans une veine éblouissante d’esprit et de beauté. Edmée Leber pâlissait et devenait triste. Le roman d’amour enfantin, dont nous avons dit le naïf prologue, avait marché silencieusement. Une seule femme au monde rendait Michel timide, c’était Edmée. Il se méprenait à ce signe ; en lui la passion n’était pas mûre ; mais Edmée, plus précoce ou plus concentrée, avait conscience de ce qui se passait au fond de son cœur.
M. Schwartz augmentait le cercle de ses affaires et gagnait un argent énorme. Le changement de la baronne à l’égard de Michel ne lui avait point échappé. Il cherchait à ses heures le joint où viser un grand coup. Il fut longtemps à trouver. Blanche arrivait à être une jeune personne. Michel se rangeait, il devenait sérieux et ambitieux, symptômes alarmants pour M. Schwartz, que tout alarmait désormais. Le pauvre homme avait, au jeu commercial, un bonheur insolent qui l’effrayait.
Qu’y avait-il, cependant ? Depuis des années, il reprochait à la baronne sa froideur vis-à-vis de Michel. La baronne, obéissante, regardait le favori d’un œil moins glacé. Où était le mal ?
Le mal n’était nulle part, mais l’incident Mirabel restait dans l’esprit du baron. Il eut un cauchemar : il lui sembla que Mme Schwartz se mettait, entre le fougueux caprice de Michel et cette belle comtesse Corona.
Une nuit, pendant que la baronne était au bal, nous éprouvons un certain malaise à vous faire cette confession, il introduisit un étranger dans sa chambre à coucher. M. Lecoq possédait un très grand nombre de talents, et M. Schwartz lui accordait cette dangereuse confiance qu’on ne donne pas à un galant homme. M. Lecoq, ancien voyageur de la maison Berthier et Cie, valait mieux qu’un serrurier.
Le tiroir du milieu, le tiroir du secrétaire, celui dont la serrure cachait son trou mignon dans le cœur d’un bouquet de pensées, faites d’améthystes et de topazes, fut tâté selon l’art, palpé, sollicité, violé. M. Lecoq déclara que la serrure était à secret.
Ces tentatives engagent d’autant plus qu’elles méritent plus de blâme. La jalousie des honteux est une fièvre. Et pourtant, M. Schwartz avait encore confiance, le soupçon ne lui venait qu’aux heures malades et il y avait dans sa préoccupation une énorme dose de curiosité. Chose singulière, la faveur de Michel grandissait parmi ces troubles. M. Schwartz était un homme habile. Il eut une forte idée qui devait guérir son esprit, son cœur et sa raison. Elle n’était pas toute jeune, cette idée ; il la couvait vaguement depuis du temps. Quand elle se formula en lui nettement, il fit des folies comme Archimède au sortir de son bain. Il tomba dans la chambre de sa femme et lui dit :
– Marier Blanche et Michel. Affaire !
C’était une épreuve assurément, mais c’était aussi un sérieux projet. La baronne, pâle et calme comme toujours, répondit doucement :
– C’est impossible.
M. Schwartz demanda pourquoi.
Était-ce pour cela précisément que cette belle baronne avait ouvert sa maison à la comtesse Corona ?
Le fait est que la comtesse Corona servit de réponse.
Il y eut lutte pour la première fois. Une autre personne était là, qui souffrait silencieusement et bien plus que M. le baron lui-même. En vertu de je ne sais quel pacte qui n’avait jamais été signé, mais qui existait pourtant, Edmée Leber regardait Michel comme étant son bien. Et voilà que Michel, sous ses yeux, était tiraillé entre trois femmes : la baronne, la comtesse et Blanche. D’elle, Edmée, il n’était pas question.
Le résultat de la lutte fut violent. Michel, exilé, quitta la maison Schwartz. Les hommes comme M. le baron ne sont pas ce qu’on appelle des méchants ; ils ont même leur bonté relative et rarement peut-on les accuser de faire du mal par goût ; mais, dans les occasions délicates, ils vous ont des adresses funestes. L’expulsion de Michel, notre héros, eut lieu habilement, décemment et cruellement. Le monde lui donna tort et, à de certains moments, il fut tenté lui-même de s’accuser d’ingratitude. Selon l’apparence, c’était Michel qui avait quitté M. Schwartz, et celui-ci poussait la chevalerie jusqu’à ne le point taxer trop haut d’ingratitude.
Il y eut plus : M. Schwartz, en diverses occasions, donna témoignage en sa faveur, dans le style de ces certificats où les maîtres déclarent n’avoir pas eu à se plaindre de leurs domestiques, sous le rapport de la probité. Avec de tels certificats, on cherche une place longtemps. Dans la finance militante, dont M. Schwartz était le plus bel ornement, Michel était un jeune homme perdu. Une voix inconnue, publicité sourde, avait murmuré à toutes les oreilles d’affaires cette mystérieuse formule :
– Il y a eu quelque chose.
La chronique de la Bourse avait bien essayé un bout de roman où la belle Mme Schwartz avait un rôle aimable, mais sans nier la possibilité du fait, les forts maintenaient l’axiome : « Il y a eu quelque chose. » L’avis de M. Lecoq fut que « Michel était brûlé ». Et M. Lecoq s’y connaissait autant que personne en France.
Tout le monde sait tout, à présent, et bien mieux que les pauvres diables qui fatiguent la plume. Les jolis jeunes gens qui servent les dames dans les magasins de nouveautés connaissent désormais sur le bout du doigt ce que c’est que le grand monde.
Le grand monde étant donc à la portée de tout le monde, il serait superflu, pour ne pas dire malséant, d’apporter nos définitions.
Au fond, le grand monde n’a que faire dans cette histoire de brigands, racontée honnêtement et paisiblement, sans un seul mot d’argot, sans un seul sermon généreux. Il n’y a jusqu’à présent ni boue ni écussons, quoiqu’il soit reçu que l’une est destinée à éclabousser les autres. J’ai peur d’avoir commis une impure platitude en n’insultant, chemin faisant, aucune cathédrale ni aucun palais. Je n’ai pas même su placer ce membre du parquet, bilieux et verdâtre qui cache sous son habit noir toute une pharmacie de vitrioliques passions.
J’ai prononcé le mot malgré moi, car nulle force humaine ne peut dissimuler un remords. Les Habits Noirs ! Quel titre cela donnait ! des menaces ! des promesses ! Tout le venin qui jaunit les petits, toute l’insolence qui pléthorise les grands ! L’éternelle bataille, la guerre sociale, l’Iliade du Vice en linge blanc, gras, repu, content, assiégé par mille Vertus en blouse, maigres, affamées, haineuses, et aspirant, comme c’est leur droit, à monter, à se vêtir, à manger pour devenir vices à leur tour, car les hommes sont, frères !
Les Habits Noirs ! Les monstres !
Les Habits Noirs ! songez donc qu’ils ont tous des habits noirs dans ces cavernes : au palais, à l’église, au tribunal de commerce, au conseil d’État. Pour l’honnête criminel que les imperfections de notre société obligent ! ah ! bien malgré lui ! à voler ou à poignarder, c’est la livrée de l’ignominie.
Prêtres, magistrats, banquiers, avocats, courtisans, religieuses, huissiers, académiciens, députés, courtiers marrons sont uniformément habillés de noir. Les maréchaux de France eux-mêmes quittent leurs broderies pour se mêler à la vie commune. Le noir, on peut le dire, est, au dix-neuvième siècle, une enveloppe qui recouvre toute les puissances et toutes les noblesses, toutes les ambitions et toutes les opulences, toutes les conquêtes, tous les succès, toutes les gloires.
Si bien que, pour entamer la lutte, il faut déjà que le simple soldat revête ce cabalistique uniforme, et que les vaincus eux-mêmes l’endossent pour cacher leurs revers.
L’habit noir, domino des bals masqués qui déguise parfois la vieillesse, la jalousie, la vengeance !
Eh bien, non ! rien de tout cela ! Au lieu de toutes ces poésies, nous ne possédons dans notre sac que la pauvre biographie d’un voleur, qui n’avait aucun plan de réorganisation sociale, qui ne se targuait d’aucune mission apostolique et qui n’était même pas prédicateur !
Sans nous donner ce ridicule de disserter sur le grand monde, nous pouvons bien dire qu’à Paris c’est là un terme essentiellement relatif. Chacun a son grand monde et nul ne peut nier qu’il y ait, dans ce petit département de la Seine, imperceptible point sur la carte, des quantités à peu près innombrables de grands mondes, juxtaposés ou superposés, qui suivent fidèlement, du plus bas au plus haut, la marche ascensionnelle de l’escalier social lui-même.
Mme Schwartz était au-dessus de son grand monde. Elle avait ses heures d’ambition ardente comme sa nature même. Tout à coup il lui prenait de passionnés besoins d’éclat, de bruit, de plaisir. À d’autres instants, elle tombait dans une indifférence profonde. M. Schwartz avait des désirs moins chauds, mais qui duraient toujours.
Ce qui précède est pour expliquer la position de Mme la comtesse Corona dans la maison Schwartz. Il n’y avait entre la baronne et la comtesse aucune sympathie apparente ; ce qu’elles ressentaient l’une pour l’autre ressemblait plutôt à de l’éloignement. À l’exception de quelques maisons, non classées dans l’échelle des mondes, une femme n’entre nulle part que par les femmes ; c’était donc par Mme Schwartz que la comtesse était ici. L’âge de Blanche et la complète abdication de M. le baron en faveur de sa femme, dès qu’il s’agissait de choses mondaines, ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard.
Un prétexte, sinon un motif, se présentait à l’esprit de ceux qui avaient assez de loisir pour chercher le mot de cette petite énigme ailleurs que dans une communauté de patrie ou dans une parenté éloignée : la comtesse Corona, en tant que niveau mondain, était à la fois au-dessus et au-dessous des Schwartz. Elle avait au pied ce lourd boulet qu’on nomme mystère ; cela, évidemment, gênait son essor ; mais, malgré le boulet, elle mettait l’orteil sur des échelons que la baronne n’eût pas même atteint en se hissant sur les pointes et en étendant les bras ; ceci au-dessus du point où l’escalier se bifurque, allant d’un côté vers la cour, de l’autre vers le cénacle.
La comtesse Corona était reçue et bien reçue dans la nombreuse famille du maréchal, dont toutes les branches étaient de la cour ; elle voyait en même temps les Savoie-Boisbriant qui tenaient le bon bout au faubourg Saint-Germain. C’étaient là deux clefs puissantes pour ouvrir la porte Schwartz.
Mais pourquoi la comtesse en usait-elle ? Quel était le besoin ou l’attrait qui l’amenait au seuil de cette maison Schwartz où elle n’avait rien à gagner ?
Les enfants voient singulièrement clair parfois. Blanche, quand elle était petite, disait que cette charmante comtesse, qui la comblait pourtant de caresses et de jouets, avait l’air d’un chat qui guette une souris.
Après le départ de Michel, la maison Schwartz resta un instant comme étonnée. Quelque chose manquait, surtout au baron qui était un homme d’habitudes. Puis tout reprit le train accoutumé, au moins en apparence, mais, au fond, la tranquillité intérieure était morte. M. Schwartz portait, au plus fort de ses luttes commerciales, une préoccupation constante ; il organisait l’espionnage autour de sa femme sur une grande échelle, et Mme Schwartz se sentait surveillée.
M. Lecoq, à cette époque, entra plus avant dans l’intimité de la maison. Seulement, cet homme habile ayant des rapports également bienveillants avec monsieur et avec madame, nul n’aurait su dire lequel des deux il servait le mieux. La comtesse Corona ne servait ni l’un ni l’autre, et pourtant, elle aussi, avait des yeux de lynx.
Michel s’était réfugié au quatrième étage de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Ils étaient là trois amis dans une situation pareille, en train de fatiguer le sort contraire et n’attendant qu’un peu de bonheur pour éblouir leurs contemporains. Les deux compagnons de Michel étaient des poètes transfuges aussi de la maison Schwartz, où l’on n’admettait, en fait de poésie, que le petit commerce de Savinien Larcin et l’industrie de Sensitive. Il y a place pour tous au soleil de l’art ; les deux compagnons de notre Michel avaient déserté, pleins de confiance, les bureaux Schwartz pour cingler de conserve vers l’immortalité. À eux trois, ils se partageaient le monde. Jusqu’à présent, rien de ce qu’ils souhaitaient ne meublait leur mansarde, mais ils avaient la jeunesse et l’espoir qui sourit aux enfants amoureux.
Un matin, Domergue, profitant de l’absence de Mme Sicard, pénétra dans l’appartement de la baronne et lui dit :
– L’oiseau a perdu hier mille écus à la roulette. Ça finira mal. Il doit à Dieu et à ses saints. Ce n’est pas Madame que la chose regarde, c’est Monsieur ; mais Madame est si bonne !
Ce Domergue avait conservé un faible pour Michel. Il le surveillait pour son propre compte et ne se doutait pas encore du service qu’il rendait à la baronne en agissant ainsi.
Mme Schwartz, en toilette de bal, car elle ne choisissait pas ses heures de liberté, monta, ce soir-là même, les quatre étages de Michel. Cela ne fit nullement sensation dans la loge du concierge Rabot, car M. Lecoq recevait des élégantes et l’on avait vu une jeune dame de la plus haute, au dire de maman Rabot, grimper jusqu’au taudis de Trois-Pattes. Nos amis Échalot et Similor ne se trompaient point, en définitive ; cette maison renfermait des mystères à boisseaux.
Quelques semaines auparavant, Mme Leber et sa fille Edmée qui déménageaient leur humble mobilier, étaient venues s’installer dans un petit appartement, sur le derrière de l’autre côté de la cour. C’était là un cher projet depuis longtemps caressé, car, depuis longtemps aussi, Mme Leber avait accueilli Michel comme le fiancé de sa fille. Mais entre le jour où ce cher projet était éclos dans la gentille cervelle d’Edmée et l’heure de son exécution, bien des choses s’étaient passées, et, déjà la première fois qu’Edmée se mit à sa fenêtre pour guetter la chambre de Michel, ses pauvres beaux yeux eurent des larmes. Michel ne rentra pas de toute cette première nuit, et Edmée ne l’avait point vu de toute cette semaine. Que faisait-il loin d’elle ? Le roman des amours enfantines, dont nous eûmes le premier chapitre, s’était renoué à l’âge où l’âme se connaît. Edmée avait droit. Où était la rivale qui lui volait ce cœur, qui était sa vie ? S’il revenait, pensait-elle, me sachant là, si près, il n’oserait plus…
Ce soir dont nous parlons, Edmée était à son poste, pâle et triste derrière la percale de ses rideaux. Elle eut une bien grande joie tout à coup : la chambre de Michel s’éclaira.
L’enfant prodigue était de retour. Ses deux camarades qui habitaient la pièce voisine travaillaient : ceux-là travaillaient toujours. Michel entra chez eux vivement. Ils prirent aussitôt leur chapeau et sortirent.
On eût dit que Michel venait de les chasser.
Michel, resté seul, ferma sa fenêtre sans même donner un regard aux croisées d’Edmée. Il rabattit avec soin les rideaux sur les carreaux.
Elle avait été courte la joie de la pauvre jeune fille.
Au bout de quelques minutes, une ombre passa sur les rideaux fermés. Ce n’était pas l’ombre de Michel. Edmée serra son cœur à deux mains et se laissa choir sur un siège.
Il y avait une femme dans la chambre de Michel.
Edmée se sentit défaillir et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, on ne voyait plus rien que le rideau blanc. Avait-elle rêvé ? Elle eût donné la moitié du sang de ses veines pour le croire.
Elle voulut savoir. Mme Leber dormait, lasse du travail de la journée. Edmée descendit, traversa la cour et put prendre, sans être vue de personne, l’escalier qui conduisait au logis de Michel. Son cœur battait ; elle était faible et brisée. Elle avait peur de tomber, morte avant d’avoir vu.
L’escalier n’était éclairé qu’à l’étage où demeurait Michel. Il y faisait nuit. On parlait de l’autre côté de la porte, une ligne brillante marquait le seuil.
Une voix de femme disait :
– C’est un secret de vie et de mort. Nul ne doit savoir que je t’aime.
– Je trouverai un mot de passe, répondit Michel. Tenez ! le premier venu : quand on viendra de ma part, on demandera à votre valet : Fera-t-il jour demain ?
Edmée se sentit mourir et descendit d’un pas pénible.
Pendant qu’elle descendait, la porte de Trois-Pattes, l’estropié du Plat-d’Étain, située de l’autre côté du carré, s’ouvrit. Edmée entendit le frôlement d’une robe de soie. Une femme parut dans l’ombre : Edmée la devina élégante et jeune.
La nouvelle venue, se croyant seule, s’arrêta juste devant la porte de Michel et mit son oreille à la serrure. Elle écouta une minute durant, puis elle frappa brusquement et fort. La lumière s’éteignit aussitôt dans la chambre de Michel.
La porte s’ouvrit ; une autre femme, celle dont Edmée avait vu l’ombre dessinée sur les rideaux de la fenêtre, sortit impétueusement. Elle se heurta contre l’inconnue qui eut un rire sec et moqueur.
Puis elle trébucha dans l’obscurité sur la première marche de l’escalier. Edmée fuyait à tout hasard, honteuse de son espionnage. Elle reçut un choc. Deux cris partirent à la fois, arrachés par une douleur physique.
Edmée avait senti qu’on tirait violemment ses cheveux. Les femmes devinent ces choses ; elle porta la main à sa tête nue et sa main rencontra un objet qui s’était pris dans les boucles de sa chevelure, au moment du choc.
L’objet était un pendant d’oreille arraché : la douleur éprouvée avait dû être double et l’autre cri s’expliquait ainsi. Ce fut tout. Edmée était seule dans l’escalier. Les deux femmes inconnues avaient disparu comme par enchantement. Quand Edmée eut regagné sa chambre, elle regarda longtemps le pendant d’oreille. C’était un bouton de diamant d’une grande beauté dont la monture restait sanglante.
Edmée fut prise cette nuit-là même par la fièvre qui la mena jusqu’au bord du tombeau.
Celle à qui appartenait la boucle d’oreille arrachée ne vint jamais la réclamer.
On a beau railler la mansarde, elle continue de faire son devoir, abritant çà et là beauté, vaillance et génie. Je sais des gens qui ne peuvent regarder sans un sourire ému ces petites fenêtres, ouvertes sous les toits. Elles dominent Paris : c’est un symbole et un présage.
Il n’y a pas nécessité absolue assurément à ce qu’un grand homme paye dix-huit francs de loyer par mois pendant toute sa vingtième année. On a vu des grands hommes bien logés dès le principe, mais c’est l’exception. N’ayez ni mépris ni peur, souriez à la mansarde, que les poètes ont chantée. Les plus excellents fruits tombent du sommet de l’arbre ; ces fruits qui vont mûrissant aux cimes de la forêt parisienne font parfois les délices du monde entier.
C’était une mansarde, la chambre contiguë à celle de notre héros Michel. Il y avait une table, deux petits lits de bois, six chaises, une commode ventrue qui gardait par place quelques vestiges de son placage en bois de rose, deux armoires d’attache, et une coloquinte, au lieu de pendule, au centre de la cheminée.
Quelques hardes pendaient à des clous. Ce n’étaient pas des costumes somptueux. La table supportait une écritoire, des pipes et deux verres auprès d’une carafe d’eau pure. Une seule bougie éclairait sobrement cet austère festin de l’intelligence. Nulle dorure aux lambris, point de précieuses peintures au plafond, aucun tapis de Turquie sur le carreau froid, absence complète de rideaux, drapant leurs étoffes splendides autour des lits et devant les fenêtres.
Dans ce décor simple et qu’un théâtre pourrait établir sans se livrer à des dépenses ruineuses, figurez-vous deux jeunes gens, Parisiens tous deux assurément, bien que tous deux soient nés sur les bords de l’Orne (il n’y a pas de Parisiens de Paris), deux poètes, deux élus de l’avenir. Le premier, vêtu avec une mâle coquetterie, croise sur son caleçon les plis nombreux d’une robe de chambre en cachemire imprimé qui n’a même plus le souvenir d’avoir été présentable ; le second a passé une chemise de couleur par-dessus son pantalon, laquelle chemise est nouée aux reins par une écharpe à franges d’argent, relique du bal masqué et formant cordelière.
Premier jeune homme : vingt ans, cheveux blonds, soyeux et fins, traits délicats un peu efféminés, mais du plus heureux modèle, jolie pâleur, grands yeux bleus, tapageurs et rêveurs à la fois. Pipe d’écume.
Deuxième jeune homme : pipe de porcelaine, cheveux châtain cendré, légèrement crépus, tête ronde, cou robuste et bref, nez retroussé, œil éveillé, bouche naïve, vingt-deux ans, barbe à la Périnet-Leclerc qui ne lui va pas bien. Il se nomme Etienne. L’autre a nom Maurice et sa moustache naissante lui sied à merveille.
Etienne et Maurice forment une paire d’amis comme Échalot et Similor. Le mélodrame, fléau de Paris, les a mordus aussi cruellement que les deux protecteurs de l’enfant de carton, Saladin, mais d’une autre manière. Ce sont des gobe-mouches d’un ordre supérieur ; ils ont l’honneur d’être auteurs en herbe et mettent leur imagination à la torture pour trouver une des ces innocentes machines, qui font sangloter, chaque soir, les sauvages les plus civilisés de l’univers. Ah ! c’est un métier difficile encore plus que celui de gendarme ! Mais ils ont de l’esprit à leur façon, beaucoup de mémoire et peu de sens commun ; avec cela on va loin au théâtre, si la funeste idée d’écrire en français ne vient pas se mettre en travers de la route !
La porte unique qui communiquait avec la chambre de Michel, était peinte en brun pour former tableau. On y lisait, écrit à la craie, ce titre flamboyant du chef-d’œuvre en construction :
Les Habits Noirs
Et au-dessous :
Personnages de la pièce :
Olympe Verdier, grande coquette, 35 ans ;
Sophie, amoureuse, 18 ans ;
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum ;
Alba, ingénue, 15 à 16 ans, fille d’Olympe Verdier ;
L’Habit-Noir (pour Melingue) ;
Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, accent d’Alsace ;
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre très curieux ;
Édouard, jeune premier rôle, de 20 à 25 ans ;
Comiques.
C’est déjà beaucoup d’avoir ainsi un titre et des personnages. Le reste vient, si Dieu le veut.
Au moment où nous prenons la liberté d’entrer dans ce sanctuaire, nos deux auteurs étaient en proie à une fiévreuse animation, plutôt due à la passion sacrée de l’art qu’au contenu de la carafe. Ils discutaient fort et ferme ; un profane aurait pu redouter une catastrophe.
– C’est burlesque ! dit Maurice, le plus joli des deux.
– Comment, burlesque !
– Burlesque des pieds à la tête ! Je maintiens le mot.
– Moi, je te dis, s’écria Etienne en prenant à poignée ses cheveux crépus, que toute la pièce est là. Une pièce à chaux et à sable ! Un monument de pièce ! Une cathédrale !
Maurice haussa les épaules en murmurant :
– Est-ce que tu y entends quelque chose !
Pour le coup, Etienne leva son pied droit avec une furibonde énergie, mais ce fut pour le poser sur la table, entre l’écritoire et la carafe.
– Ma parole, reprit-il d’un ton de compassion, tu m’amuses avec tes airs de professeur… En sais-tu plus long que moi ?
– Je l’espère, mon petit.
– Où donc aurais-tu appris le métier ?
– Pas à la même école que toi, voilà ce qui est authentique. Tu ne vois que la charpente…
– Et toi, tu ne vois rien du tout !
Etienne, après avoir ainsi parlé, poussa un cri et sauta sur ses pieds comme si sa chaise l’eût tout à coup poignardé.
– Une idée ! s’écria-t-il en rejetant ses cheveux crépus en arrière. Maurice fit effort pour cacher sa curiosité, mais les enfants sont toujours battus dans cette lutte, et la curiosité perça.
– Voyons l’idée ! murmura-t-il du bout des lèvres, roses comme celles d’une jeune fille.
Etienne avait un air inspiré.
– Faisons que Sophie soit la sœur d’Édouard ! prononça-t-il solennellement.
Puis, se reprenant avec impétuosité :
– Faisons mieux, car les idées bouillonnent dans ma tête. Faisons Édouard soit le fils d’Olympe Verdier !
– Olympe n’a pas l’âge, objecta Maurice.
– Laisse donc ! Vois ta tante Schwartz ! Connais-tu beaucoup de femmes de vingt-cinq ans qui soient plus jeunes que ta tante Schwartz ?… Et pourtant.
– Écoute ! l’interrompit Maurice qui prit un air profond, l’art n’est pas là, mon pauvre garçon. Tant que tu feras abstraction de l’art…
– Où le prends-tu, l’art ? rugit Etienne en colère.
– Dans la nature.
– As-tu de quoi dîner demain ?
– Il ne s’agit pas de cela…
– Tonnerre ! de quoi s’agit-il ? Je voudrais qu’il étouffât ton art ! Veux-tu faire un drame, oui ou non ?
Maurice prit son verre et le balança avec grâce comme s’il eût été plein de Champagne.
– Je veux la gloire, répliqua-t-il, inspiré à son tour, la gloire, splendide guirlande dont je ceindrai le front de ma cousine Blanche. Je veux les bravos du monde entier pour qu’on les entende. Je veux tous les lauriers de la terre pour en joncher sa route. La victoire, entends-tu, pour la mettre à ses pieds ! Je ne suis pas poète pour être poète, encore moins pour attirer quelques louis d’or dans ma bourse vide. Qu’ai-je besoin d’or ? Je vis de jeunesse et d’amour. Je suis poète pour aimer, pour être aimé, poète pour chanter mon culte, poète pour encenser mon idole adorée !
– Tu crois rire, toi, l’interrompit Etienne. Une tirade comme ça, en situation, enlèverait la salle !
– J’en ferai par jour vingt pareilles, des tirades, dit noblement Maurice. J’en ferai cent, si tu veux…
– Fais-en mille et va te coucher, guitare !… c’est le lièvre qui manque à notre civet… Du diable si nous avons besoin de la sauce !
– Animal vulgaire ! prononça Maurice avec une indicible expression de dédain.
– Moitié de chanterelle ! repartit Etienne. Retourne au collège, pour gagner toute ta vie le premier prix de discours français. Moi, je vois la chose en scène. Drame veut dire action : on sait son grec. Laisse-moi agir pour que tu aies l’occasion de bavarder. Ce qui nous manque, c’est une situation forte, sérieuse, capitale…
– Qu’est-ce que c’est qu’une situation ? demanda Maurice.
–C’est… attends un peu…
– Tu n’en sais rien !
– Si fait !… Suppose Sophie éprise ardemment Édouard et apprenant brusquement qu’elle est sa sœur… Hein ?
– Pouah !
– Voilà une situation !
– Un coup de poing sur l’œil, alors, est une situation…
– Sur l’œil… Je nie cela… Une situation est la suite des événements contre les caractères. – Quand l’immortel Shakespeare met en scène…
– Tu m’ennuies !
– Fais verser une voiture à propos, adroitement, heureusement…
– Seigneur ! pitié !
– Alors, entamons une comédie, puisque tu es mordu par les caractères. On n’a pas encore mis à la scène le prix d’honneur du grand concours. Bon élève, bourré d’espérances, orgueil de ses oncles, exemple de son quartier, condamné à traduire, jusqu’à son décès en pathos intime, les beautés de son fameux discours latin…
La jolie bouche de Maurice s’ouvrit, large comme un four, en un redoutable bâillement.
– Nous ne ferons jamais rien ensemble, dit-il. Je suis un poète et tu n’es qu’un pitre !
– Merci, répliqua Etienne ; traduction libre : M. Etienne Roland ne peut pas grand-chose et M. Maurice Schwartz ne peut rien du tout. Adjugé !
Encore un Schwartz, ô lecteur, quelle famille !
Maurice se promenait à grands pas, drapant les plis affaissés de sa pauvre robe de chambre.
– C’est le signe des temps, prononça-t-il gravement ; les vocations s’égarent. Tu aurais fait un clerc de notaire très suffisant ; moi, j’aurais étincelé chez l’agent de change. Nous étions parfaitement dans la maison de M. Schwartz, qui nous aurait fait à tous deux une position, à cause de nos parents ; il le voulait ; c’était son mot. Nous, pas si bêtes ! Nous aimons bien mieux mourir d’impuissance et de faim !
– Voilà notre pièce, parbleu ! s’écria Etienne avec enthousiasme. Tu as tout un côté de génie, sans t’en douter. Du reste, les inventeurs en sont tous là. Deux Vocations égarées, quel titre ! Et toute la vie moderne là-dessous ! Édouard pourrait nous servir, c’est clair, Sophie aussi, aussi Olympe Verdier ! Ne perdons pas nos types, diable ! Le baron Verdier serait superbe là-dedans ! Et M. Médoc ! Et la marquise Gitana ! Au dénouement, tous les notaires seraient des poètes et tous les poètes seraient des notaires… Allume !
Il saisit d’un geste convulsif sa pipe de porcelaine qu’il bourra vigoureusement.
– Je comprends les inconséquences d’Archimède, conclut-il. Quand on ne parcourt pas, en toilette de bain, les rues de Syracuse, on n’est pas digne d’avoir une idée à succès !
Maurice s’était arrêté devant lui, les bras croisés. Ses grands yeux bleus disaient le chemin que faisait sa pensée.
– À quoi songes-tu ? demanda Etienne. Maurice ne répondit point.
– C’est une belle chose à observer que l’inspiration ! dit Etienne. Je vois le drame au travers de la boîte osseuse. Il est sombre, il est gracieux, il est touchant, il est cruel… Il est superbe !
– Écoute ! prononça tout bas Maurice, il n’y a point de sot métier. Molière a fait Les Fourberies. Je vois une pièce avec Arnal, Hyacinthe et Ravel… Grassot, plutôt ! Tous les quatre… Je donnerais une boucle de mes cheveux pour avoir une bouteille de Champagne ! Etienne le regardait, la bouche béante.
– Quoique je ne connaisse pas encore ton idée, dit-il, je déclare qu’elle te fait honneur ! Quatre comiques ! Perge, puer ! À défaut de Champagne, nous nous griserons avec notre esprit : verse !
– Voilà ! c’était dans La Patrie, journal du soir. Ton négociant estimable, Grassot, reçoit une lettre de son correspondant de Pondichéry qui annonce un orang-outang mâle de la plus belle espèce. Effroi des dames ; Grassot les rassure. La lettre a un post-scriptum. Au moment où Grassot va faire la lecture du post-scriptum, la porte s’ouvre et un valet annonce que la personne attendue de Pondichéry vient d’arriver avec son précepteur. Hilarité des dames et des demoiselles à l’idée du précepteur de l’orang-outang mâle. « Faites entrer », dit Grassot. Entrée d’Hyacinthe, précepteur, et de Ravel, jeune nabab qui vient de Pondichéry pour épouser la fille de la maison… Ce mariage projeté faisait l’objet du post-scriptum qu’on n’a pas eu le temps de lire, et chacun l’oublie profondément, dans l’émotion inséparable d’une pareille aventure… cela se conçoit…
– Parbleu ! approuva Etienne. Au Palais-Royal !
– Arnal… ou Ravel est un jeune homme très timide qui n’ose ouvrir la bouche devant les dames et qui ne bouge qu’au commandement d’Hyacinthe, son précepteur…
– Quel rôle pour Hyacinthe !
– Et pour Ravel… ou Arnal… quel rôle ! La curiosité et la stupéfaction de la famille parisienne atteignent à des proportions de comique inconnues !
– Ça fait peur !
– Grassot témoigne au cornac sa reconnaissance pour un cadeau pareil.
– Je vois la salle épileptique !
– La mère va chercher en secret un exemplaire de Buffon pour avoir des renseignements sur l’animal.
– Chacun répète sur tous les tons : comme il ressemble à un homme !
– La chose a transpiré… Les domestiques savent qu’il y a un orang-outang dans la maison. – Il a des bottes vernies, ce chimpanzé !
– Une redingote à la mode !
– Des lunettes vertes !
– Il fume !
– Il joue aux dominos !
– Drôle de bête !
– Et tout en vie !
– Mlle Célestine le trouve crânement joli !
– La tante a peur des singes, mais elle l’embrasse…
– On peut risquer la gaudriole : la censure rira.
– Chaud !
– Servez !… Il ne lui manque que la parole !
– La parole vient au dénouement : le dénouement, c’est le post-scriptum…
– Compris ! cinq cents représentations, mais pas de prix à l’Académie. Maurice, ma chatte, tu nous as sauvé la vie !
Maurice se rassit et mit sa blonde tête entre ses mains. Etienne, jubilant, cherchait des mots, cherchait des trucs, cherchait le titre. Au plus fort de sa fièvre, Maurice l’interrompit en disant :
– C’est stupide !
Etienne regarda Maurice en dessous.
– Tonnerre ! grommela-t-il, le vent tourne !
– J’aimerais mieux me faire bandagiste, poursuivait Maurice, la main sur son cœur, que d’écrire le premier mot d’une pareille impiété. Ô mes rêves ! Et que dirait Blanche ?
– Elle rirait…
– Je ne veux pas qu’elle rie ! Sais-tu à quoi je pense ? Un rôle pour Rachel : la mère des Machabées…
– Dame ! fit Etienne, laisse-moi me mettre dans le courant. À vue de nez, ça n’est pas impossible, quoiqu’un personnage de mère…
C’était un caractère d’or ! Maurice reprit :
– Pas de tragédie ! un opéra plutôt ! Mme Stoltz y serait renversante !
– Je ne suis pas fort pour les vers, moi, tu sais, glissa doucement Etienne.
– Rossini n’écrit plus, soupira Maurice. Je voudrais Rossini… Tiens ! je me fais honte à moi-même. Je suis un nain et j’ai des envies de géant.
– Ma vieille, dit Etienne dans un but évident de consolation, tu ne te rends pas justice. Tu n’es pas plus bête qu’un autre, au fond.
C’est le bon sens qui manque. Si tu savais seulement ce que tu dis et ce que tu fais…
– Blanche ! chanta Maurice. Que de temps perdu ! Pour arriver jusqu’à toi, il faut que mon front soit coiffé de l’auréole…
– Sur l’oreille, en tapageur ! gronda Etienne un peu à bout de patience. Je ferai mon affaire tout seul, vois-tu, petit, pour le théâtre de la Gaîté, avec Francisque aîné, Delaistre et Mme Abit. Tu es un dissolvant. Les meilleures choses fondent dès que tu les touches.
– Je songeais justement à fonder une machine, interrompit Maurice très sérieusement.
– Je dis fondre et non pas fonder… Il y a toute une réforme à faire dans notre triste langue ! Elle économise les temps des verbes, ce qui favorise lâchement le calembour… Qu’est-ce que tu voulais fonder ?
– Un journal. – J’en suis !
– Mais la grammaire n’est rien… C’est avec un bon dictionnaire qu’on gagnerait des sommes folles !
– Faisons le dictionnaire, je veux bien !
– Que dirais-tu, toi, d’une histoire de France par ordre alphabétique ? – Ma foi… à vue de nez…
–Mais je veux d’abord éditer mon Livre d’or de la beauté avec miniatures à la main dans le texte… mille écus l’exemplaire… Suppose seulement une clientèle de cinq cents femmes à la mode, duchesses ou coquines, et compte ! trois millions de recette !
– Je mêle ! ça me va !
– Un ouvrage qui s’adresse à mille grosses bourses seulement est une spéculation hasardeuse, ma chatte. Le théâtre tire à tout le monde : voilà le pactole ! Attention !
Il se renversa sur sa chaise et fourra ses mains dans ses poches. C’était signe d’oracle.
– Présent ! répondit Etienne qui salua militairement. L’entracte est fini : rentrons au théâtre.
– Je ne me donne pas la peine de chercher notre drame, poursuivit Maurice ; sais-tu pourquoi ? – Non. – Parce que je l’ai. – Ah bah !
– Il est là : cinq actes et un prologue. – Dans le tiroir ? – Dans la brochure que nous avons reçue hier soir par la poste. – La cause célèbre ? – Juste… Cet André Maynotte est un type. – Magnifique !
– Et l’histoire du brassard donne un prologue…
– Éblouissant !
–Prends la craie. – Voilà. – Va au tableau. – J’y suis.
Etienne se planta devant la porte, prêt à exécuter les ordres ultérieurs de son chef de file, mais celui-ci rêvait.
– Qui diable nous a envoyé cet imprimé ! murmura-t-il en ouvrant le tiroir de la table.
Il y prit une de ces petites brochures à deux sous, imprimées sur papier d’emballage, qu’on ne trouve plus guère dans nos rues, remplacées qu’elles sont par le canard in-folio, et dont les derniers modèles sont L’Almanach liégeois et L’Histoire des quatre fils Aymon. Cette brochure était intitulée ainsi : Procès curieux, André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825. Maurice se mit à le feuilleter, pendant qu’Etienne répondait :
– Quand deux jeunes gens sont connus pour se destiner à la littérature, on leur envoie comme ça un tas de choses… D’ailleurs, c’était à l’adresse de Michel…
– Ça rentre dans mon plan ! pensa tout haut Maurice.
– Le fait est, appuya Etienne en caressant la brochure, qu’il y a là-dedans un bijou de drame !
– Là-dedans ! répéta l’autre avec mépris, il n’y a rien du tout.
– Comment !
– Pas l’ombre de quoi que ce soit !
– Eh bien ! alors… commença le malheureux Etienne.
– Tout est là ! l’interrompit le petit blond en piquant le bout de son index sur son front. S’il y avait quelqu’un… Suis-moi bien… quelqu’un d’intéressé à ce que nous fissions avec cet ignoble bouquin un drame en cinq actes et dix tableaux !… Hein ?
– Je ne saisis pas.
– Suppose Lesurques. Admets qu’il n’ait pas été exécuté. Il a envie de faire réviser son procès…
– C’est naturel, professa Etienne…
– Quel moyen ? la publicité, ça saute aux yeux. Lesurques va trouver deux gaillards pleins d’avenir et leur propose cent louis…
– Dieu t’entende !
– Je repousse un tel marché, déclara noblement Maurice, surtout si Lesurques est coupable.
– Coupable ! Lesurques !
– J’ai besoin de cette hypothèse pour mon plan.
– C’est différent, marche !
Et Etienne, avec son imperturbable bonne foi, se mit à écouter de toutes ses oreilles.
– Au fond de cette rhapsodie, reprit Maurice, j’ai déniché une phrase qui contient un problème dramatique de premier ordre. André Maynotte, dans son interrogatoire, dit ceci au juge d’instruction : « Pour chaque crime, il faut à la justice un criminel, et il n’en faut qu’un. »
– C’est connu comme le loup blanc.
– Tu crois !… et si nous faisions Le Voleur diplomatique !
– Hein ? fit Etienne affriandé. Qu’entends-tu par-là ?
– J’entends un homme qui commet cent crimes et qui fournit à la justice cent criminels.
Etienne resta comme affaissé sous le poids de l’admiration.
– Mais c’est immense, ça ! murmura-t-il.
– Et qui vieillit, entouré de l’estime générale, continuait Maurice, et qui amasse millions sur millions, quand tout à coup, à son cent unième forfait… Lesurques ressuscite, ou André Maynotte qui a fait le mort… Est-ce que ton père n’a pas été juge d’instruction à Caen ?
– Mais si fait !
– Vers cette époque ?
– Précisément.
– Moi, le mien était commissaire de police. Nous aurons une foule de notes… et je crois bien avoir entendu parler de tout ça quand j’étais petit. Ouvre l’oreille : on s’arrangera de manière à ce que la fortune du baron Verdier vienne de là. Ne t’étonne plus des tristesses d’Olympe. Édouard est le fils de la victime, et Sophie…
– Le diable m’emporte ! s’interrompit-il en se levant, il y a quelque chose comme cela dans ce Michel !
– En voilà un qui nous a lâchés d’un cran ! dit Etienne, non sans une nuance de rancune.
– Il souffre… pensa tout haut Maurice, et il travaille.
– À quoi ?
– Je ne sais… et je n’oserais pas le lui demander.
– Mais ne perdons pas le fil, reprit Etienne qui ne plaisantait jamais avec l’idée. J’approuve cette mécanique-là, sais-tu ! Le bonhomme qui jette toujours un os à ronger à la loi est positivement curieux. C’est noir comme de l’encre, par exemple ! On pourrait intituler ça : Le Vampire de Paris.
Maurice n’écoutait plus. Il s’était arrêté debout devant la porte où étaient tracés les noms des personnages. Il jouait machinalement avec la craie.
Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il se prit à tracer au bout de chaque nom un autre nom, comme cela se pratique pour distribuer les rôles aux acteurs. Etienne, homme de soin et secrétaire de la collaboration, trempa sa plume dans l’encre pour prendre note de ce qui venait d’être dit. Verba volant. Il aimait à fixer toutes ces choses précieuses mais fugitives qui naissaient de la conversation quotidienne. Il écrivit : « Le Vampire de Paris : homme qui établit un bureau de remplacement pour le bagne et l’échafaud. Il ne fait jamais tort à la justice, qui, pour chaque crime, trouve à grignoter un coupable, de sorte que tout le monde est content. »
– Noté ! dit-il en jetant la plume : trois lignes suffisent…
– Mais qu’est-ce que tu fais donc là ? s’interrompit-il en voyant le travail de Maurice.
Celui-ci avait achevé sa besogne et le tableau était figuré ainsi désormais :
Olympe Verdier, grande coquette, trente-cinq ans, la baronne Schwartz.
Sophie, amoureuse, dix-huit ans, Edmée Leber.
La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum, la comtesse Corona.
Alba, ingénue, seize ans, fille d’Olympe, Blanche.
L’Habit-Noir (pour Mélingue) ? ? ?
Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, le baron Schwartz.
M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre, M. Lecoq.
Édouard, jeune premier rôle de vingt à vingt-cinq ans, Michel.
Maurice restait planté devant la porte et regardait ces deux listes symétriques.
– Si Michel entrait… murmura Etienne non sans effroi.
– Michel n’entrera pas, dit le petit blond, comme s’il se fût parlé à lui-même. Puis, avec une colère soudaine :
– Que diable peut-il faire ? et pourquoi nous a-t-il abandonnés ?
– C’est un garçon occupé, répliqua Etienne en comptant sur ses doigts ; il y a d’abord Olympe Verdier, deuxièmement la comtesse Corona, troisièmement Edmée Leber…
Maurice effaça, d’un revers de main, la moitié du tableau, celle qui mettait des noms réels à la suite des noms de comédie.
– Michel est le plus fort de nous tous et de nous tous le meilleur, prononça-t-il lentement avec une sorte de solennelle emphase. Je ne connais pas de créature plus grande et plus noble que Michel. Michel n’a pas pu tromper une jeune fille.
– En amour… commença Etienne d’un ton avantageux.
– Tais-toi ! ce n’est pas avec des banalités qu’il faut accuser ou défendre Michel. Michel est entraîné dans un courant qui ressemble à la fatalité. Autour de lui de mystérieuses influences se croisent. Il use sa force à lutter contre des ennemis invisibles… Crois-moi, ceci est encore un drame !
– Faisons-le, opina Etienne aussitôt.
C’était bien, celui-là, un poète à tout faire. Maurice restait pensif.
– S’il avait voulu, murmura-t-il après un long silence, on lui aurait donné ma cousine Blanche.
– Avec ses millions ?
– Oui, avec ses millions.
– Et il n’a pas voulu ?
– Crois-tu qu’il y ait dans Paris, toi, Etienne, beaucoup de jeunes gens ardents comme lui, ambitieux comme lui, pauvres comme lui, capables de refuser une si étonnante fortune ?
– Je ne crois pas même qu’il l’ait refusée.
– Il l’a fait, pourtant. Est-ce à cause de moi, son ami ? Est-ce à cause d’Edmée Leber ? Est-ce parce que ma tante Schwartz… Je ne sais. Je n’ai pas besoin de le savoir. S’il avait mis dans sa tête de me supplanter près de Blanche, Blanche m’aurait oublié, car Blanche est une enfant, et combien de fois n’ai-je pas vu qu’elle admirait Michel au-dessus de tous… Le baron Schwartz avait caressé ce rêve si bel et si bien qu’il a prié, qu’il s’est fâché… et qu’un soupçon terrible est né en lui…
– Dame ! interrompit Etienne, il y a bien de quoi ! c’est la situation de La Mère et la Fille un peu arrangée.
– C’est… commença Maurice vivement. Il s’arrêta et ses yeux se baissèrent.
– Il n’a pas de parents, murmura-t-il. D’où lui vient la pauvre pension dont il vit ?
– Oui, parlons de ça ! s’écria Etienne ; dont il vit noblement, parbleu ! et comme un fils de pair de France !
– Tais-toi ! prononça pour la seconde fois Maurice. Si tu le jugeais mal, je te renierais !
– Oh ! mais oh ! mais, s’écria Etienne, je ne suis pas ton valet de chambre, dis donc, pour que tu me mettes le marché en main. J’aime peut-être Michel autant que toi, mais ça ne m’empêche pas d’avoir des yeux, et à moins qu’il n’ait trouvé un trésor…
– Fondons le journal ! dit tout à coup Maurice qui connaissait admirablement son compagnon.
Celui-ci, en effet, enfla ses joues et devint rouge de plaisir.
– Est-ce sérieux ? demanda-t-il.
– Très sérieux… Un journal hebdomadaire, rédigé par nous deux, avec une revue des théâtres, de la bourse et du monde élégant.
Etienne le regarda en face et dit avec une conviction profonde :
– Beau papier, bonne impression, pas de timbre, de l’esprit, du cœur, des actualités. Il y a déjà le café Hainsselin et le restaurant Thuillier qui s’abonneront… sinon, je leur coupe notre pratique. Douze francs par an. Il faudra des rébus… ça plaît aux personnes qui n’ont pas beaucoup d’intelligence. Donnerons-nous une gravure ? Non. Sais-tu qu’il y aurait la spécialité du billard ? Il y a seize cents billards dans Paris ; à dix joueurs seulement par billard, ça donne seize mille abonnés, plus les fabricants de queues, les tourneurs de billes, etc. Quel titre aura notre recueil ? Maurice n’écoutait déjà plus.
– Quel titre ? répéta Etienne. J’en veux un qui nous donne de l’influence au théâtre. La Loge infernale ! Qu’en dis-tu ? Est-ce étonnant que nous n’ayons pas songé à cela !
Maurice poussa un soupir et mit sa tête entre ses mains.
– Néant ! néant ! prononça-t-il d’une voix désespérée. Et les heures passent ! et chaque jour écoulé m’arrache un lambeau d’avenir !
– Mon petit, lui dit Etienne piqué au vif, je soupçonne que nos facultés ne cadrent pas. C’est fatigant de se monter l’imagination, qu’on a opulente et féconde, pour toujours retomber à plat. Je t’annonce itérativement que je vais faire ma pièce tout seul pour la Gaîté, avec Francisque aîné et Delaistre. Assez pataugé, veux-tu ? Chacun de nous reprend sa liberté, premier bien de l’homme… serviteur de tout mon cœur !
Dans la grand-ville, ces pauvres comédies de la jeunesse abondent. Mais quand la jeunesse est morte, toutes ces gaietés tournent au noir, et la farce, monstre hideux, découvre sa queue de tragédie. Rien n’est triste autour des vingt ans. Sous ses haillons même, la jeunesse est d’or. Son joyeux rire éclate entre deux sanglots, et vous l’enviez au lieu de la plaindre.
Etienne Roland était le fils d’un magistrat, conseiller à la cour royale de Paris, et que nous avons connu jadis juge d’instruction à Caen : un honnête homme, jouissant à bon droit de l’estime publique et très apprécié comme jurisconsulte. Sa réputation à cet égard datait surtout de l’affaire Maynotte, dont l’instruction passait pour un véritable chef-d’œuvre. M. Roland, le père, n’avait pas confiance dans le métier d’homme de lettres. Il avait dirigé son fils vers l’étude du droit, puis vers le commerce : deux carrières assurément plus unies, sinon mieux fréquentées. Ce fou d’Etienne jeûnait volontairement pour n’être ni marchand ni robin.
Maurice avait pour père l’ancien commissaire de police de la place des Acacias, probe et zélé fonctionnaire qui était parvenu au grade de chef de division. Le baron, il faut lui rendre cette justice, était le bienfaiteur universel des Schwartz. Maurice avait obtenu une place dans la maison du baron. Les familiers du salon Schwartz ne l’aimaient pas, et surprirent avec joie les premiers symptômes de l’émotion partagée entre lui, tout jeune, et Blanche, presque enfant. Cet amour et son goût pour les lettres devaient le pousser tôt ou tard hors de la maison.
Ce fou de Maurice jeûnait donc aussi par sa faute, par sa double faute : l’amour et la poésie.
Etienne et lui jeûnaient du reste assez bien, quoiqu’il y eût dans leur abstinence encore plus d’obstination que de réalité. Il faut ajouter que, dès qu’ils ne jeûnaient plus, ils faisaient bombance.
Etienne Roland était un garçon de quelque esprit et de passable éducation, un peu gâté déjà par la maladie morale des pays de bohème, et d’excellente humeur : ce qui suffit amplement pour constituer la noire étoffe d’un dramaturge. Il admirait passionnément mesdames les actrices du boulevard et ses amis ne pensaient point qu’il eût, au fond, d’autre vocation bien déterminée.
Maurice Schwartz adorait sa cousine Blanche d’autant plus ardemment qu’il était exilé loin d’elle. Il détestait M. Lecoq, ce vampire, comme il l’appelait, et cherchait un moyen de le tuer, un moyen honnête. Tant que ce mariage odieux entre Blanche et M. Lecoq n’était pas célébré à la mairie et à la paroisse, Maurice gardait l’espérance de vaincre, à force de gloire. Hélas ! la gloire, où la prendre ? À cette question, Maurice répondait : il y a des gens qui l’ont dénichée ! C’était un cher enfant, joli en dedans comme en dehors, une nature gracieuse, flexible, séduisante, virile à ses heures, mais toute pleine de féminines hardiesses. Comme intelligence, il valait plus qu’Etienne, qui avait néanmoins sur lui l’avantage de savoir à peu près ce qu’il voulait.
Mais il valait moins que Michel, notre héros.
Etienne, ayant pris son parti en brave et résolu de mener ses affaires lui-même, alla chercher dans une armoire d’attache, où il n’y avait que cela, une effrayante brassée de papiers qu’il apporta sur la table.
Le drame avait cinquante titres pour le moins, autant d’actions diverses et une centaine de personnages ; mais si fréquemment que le sujet changeât, trois types restaient toujours les mêmes : Édouard, le jeune premier ; Sophie, l’amoureuse ; Olympe Verdier, la grande dame au passé mystérieux, parce que ceux-là jouaient bien réellement un drame vivant tout auprès du drame mort-né, enseveli dans son armoire.
– Il y a là des trésors, dit Etienne en feuilletant l’amas de paperasses. Un homme du métier y trouverait pour plus de cent mille écus de succès !
Maurice garda le silence.
– Ce n’est pas pour toi que je parle, au moins ? reprit Etienne. Je fais comme si tu n’étais pas là. Je collabore avec moi-même…
Maurice sourit.
– Vertuchou ! s’écria l’autre déjà noyé dans ses chiffons. Je trouve ici notre idée du fils adultérin ! C’est tout uniment monumental !
Maurice bâilla et quitta son siège.
– Bien ! bien ! va te coucher, mon vieux, reprit Etienne. Ce n’est pas au théâtre que la fortune vient en dormant. Moi, je me sens en verve. Ah ! si, au lieu de toi, j’avais Michel !
Le joli blond s’était dirigé vers la fenêtre. Il secoua la tête et murmura :
– Je ne sais pas comme j’aime Michel !
Etienne laissa un instant ses papiers en repos pour regarder Maurice. Celui-ci avait le dos touché et la figure contre les carreaux. De l’autre côté de la cour, la croisée qui faisait face était toujours éclairée, mais plus faiblement. La malade ne travaillait plus, et quand les pauvres ne travaillent plus, ils baissent leur lampe. Maurice crut distinguer, dans cette demi-obscurité, une forme de jeune fille agenouillée près du lit.
– Depuis jeudi, Michel m’inquiète, dit-il avec tristesse.
– Moi, il y a plus longtemps que cela, repartit aigrement Etienne. Dans la chambre en face, la forme agenouillée se redressa. Maurice reprit :
– Nous dormons quand il rentre…
– Et il se sauve avant le jour, l’interrompit Etienne.
– Je désire me tromper, mais toutes ces cachotteries-là n’ont pas bonne odeur.
La lampe des voisines s’éteignit tout à fait. Maurice dit avec un profond soupir :
– Et cette pauvre jeune fille, Mlle Leber, est bien pâle !
– Il n’y a pas au boulevard, professa chaleureusement Etienne, un masque aussi puissant, aussi pur, aussi dramatique que la figure de cette Edmée Leber !
– Blanche l’aime. Ce doit être une âme d’élite.
– Un type, c’est sûr ! Dis donc, te souviens-tu de ce charlatan qui n’est pas médecin et qu’on force à traiter sa propre fille en danger de mort. Je trouve ça sous ma main… Il y a du vitriol là-dedans… Reprenons ça en grand, veux-tu ?
Maurice s’éloigna de la fenêtre.
– Que peut-il faire depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit ! murmura-t-il sans savoir qu’il parlait.
– Ma poule, répliqua Etienne d’un ton de protection qui était une vengeance, si tu as mis dans ta petite tête l’idée de faire le tour de notre beau Michel, tu as le temps de courir, bon voyage ! Je vois plus loin que le bout de mon nez, et le vertueux Michel nous en passe de sévères ! Maurice rougit et balbutia :
– J’aurais son secret dans ma main fermée que je ne l’ouvrirais pas sans sa permission.
– Tu sais bien, M. Bruneau ? demanda brusquement Etienne, le marchand d’habits ?
– Parbleu ! il a toute ma garde-robe et notre lettre de change.
– Une nuit que je revenais de chez quelqu’un, j’ai rencontré Michel bras dessus, bras dessous avec M. Bruneau. Il y a du temps que Michel n’a plus d’habits à vendre…
– Quoi d’étonnant ! Michel a endossé la lettre de change…
– Voilà… Le lendemain, je dis à Michel : « Quel homme est-ce donc que ce M. Bruneau ? » Il me répondit : « Je ne le connais pas. »
– Michel n’a jamais menti.
– Excepté ce matin-là. Oh ! mais, écoute ! voici notre idée de Trois-Pattes ! Un déguisement… une vengeance… un grand secret à pénétrer… Sais-tu que c’est beau comme les sauvageries de Cooper, cette machine-là !
– Oui, dit Maurice avec distraction. Je me souviens que cela me plaisait.
Il gagna le lit sur lequel il s’étendit nonchalamment.
– Veux-tu y revenir ?
– Non. Je ne veux plus rien.
– Et pourtant, s’interrompit-il en se soulevant sur le coude, il y a là-dedans quelque chose, et je me souviens que cette idée m’a échauffé une fois déjà : les sauvages de Cooper en plein Paris ! La grand-ville n’est-elle pas aussi mystérieuse que les forêts vierges du Nouveau Monde ? Ce mutilé suivant patiemment une piste, au milieu de nos rues, où tant de pistes se croisent… Cette haine acharnée qui se voile sous une hideuse et lamentable infirmité… Je lui voudrais une fille, à ce monstre… un fils, plutôt, qu’il dote du fond de sa misère… La pension de Michel…
– Tonnerre ! s’écria Etienne, pâle d’émotion, tu as mis dans le blanc, pour le coup !
– J’étais séduit par une image, Je voyais ce misérable, noyé sous le flot humain et dont la tête est un pavé sur lequel tout pied marche, je le voyais, gardant assez de vertu pour tendre un bras infatigable et soutenir, tout au bout de ce bras, un être cher au-dessus du niveau qui le submerge.
– Si ce n’est pas un drame, cela, je veux être teneur de livres !
–Je le voyais ainsi…
– Eh bien !
– Je ne le vois plus.
Etienne donna un grand coup de poing sur la table et lança les papiers à l’autre bout de la chambre.
– Monsieur le voyait ! grinça-t-il ; monsieur ne le voit plus ! J’ai l’honneur, apparemment, de parler à un fantaisiste qui a du foin dans ses bottes ! Les hommes calés ont droit de caprice, comme les jolies femmes ! Monsieur voudrait-il m’offrir un cigare, au nom d’une vieille et sincère amitié ?
– Je n’ai pas de cigare, mon pauvre Etienne.
– Dix centimes pour en acheter un alors ? Mais tu n’as pas dix centimes non plus, détestable poseur ! Tu vois, tu ne vois pas ! Est-ce qu’on voit ? Est-ce qu’on ne voit pas ? On fait un drame, ventrebleu ! Et puis, après nous, la fin du monde !
– Faisons La Fin du monde ! dit Maurice en riant. Etienne sauta d’un bon demi-pied sur sa chaise.
– Splendide sur une affiche ! s’écria-t-il… Est-ce sérieux, ce que tu proposes là ?
– Non, ce n’est pas sérieux ; notre bourse n’est pas plus vide que ma tête !
Etienne, formellement habitué à cette gymnastique, retomba soudain du haut de son enthousiasme.
– Allons ! dit-il sans trop d’amertume, cette fois, je vais me coucher, ma poule. Si ta cousine Blanche aime les jeunes seigneurs qui ont juste l’énergie du linge mouillé, je m’invite à ta noce.
Cette parole n’était pas encore tombée de sa bouche qu’il la regrettait déjà cruellement, car Maurice avait des larmes dans les yeux. Etienne se précipita vers lui les mains tendues.
– Tu pleures ! s’écria-t-il. Je suis plus bête encore que je ne croyais !
– Pauvre ami ! répliqua Maurice en souriant avec tristesse, ne te reproche rien. C’est ma propre pensée qui me blesse, bien plus que ton innocente moquerie. Tu ne me diras jamais les injures dont je m’accable moi-même. Il y a en moi un symptôme étrange : on dirait que je vise plus haut, à mesure que je me sens plus faible. Et le temps passe. Et, si Blanche se marie, je me brûlerai la cervelle.
Ceci fut dit froidement et simplement. Etienne eut peur.
– Il fera jour demain… répéta Maurice qui rêvait. Puis, après un silence :
– Ce ne sont pas les idées qui nous manquent. Qu’est-ce qu’une idée ? La même idée peut être dieu, table ou cuvette, comme le bloc de la fable. Phidias en tirera Dieu, le marbrier dramatique y taillera l’éternelle cuvette où le boulevard enrhumé vide les marécages de son cerveau. Je ne veux pas déshonorer le marbre de Paros ; il n’est pas l’heure, pour moi, de toucher à l’idée qui me sacrera poète. Je le sais ! Je le sens ! Et pourtant, du fond de ma conscience, je puis m’écrier en me touchant le front : il y a quelque chose là ! Je vois un drame bizarre, curieux, mystérieux, émouvant, et qui pourtant ne touche à rien de ce que je veux garder pour la lutte décisive. L’idée n’est pas nouvelle pour nous : elle nous vint ce soir où nous entendîmes un homme prononcer tout bas, avec un point d’interrogation au bout, la parole proverbiale qui vient de t’échapper…
– Fera-t-il jour demain ? l’interrompit Etienne, déjà réchauffé au rouge. Ah ! tonnerre ! voilà un filon ! Une immense association de voleurs…
– Qu’en sais-tu ?
– Ou bien une affiliation politique ?
–Qui te l’a dit ?
– Personne… mais toi-même…
– Moi, je marche à tâtons. C’est ma force, car on agit en cherchant, et chercher sera l’action même de mon drame.
Etienne se gratta l’oreille avec activité.
– Pendant cinq actes, grommela-t-il, toujours la même charade… Maurice le dominait de toute la tête et son œil brillait comme une flamme.
– Pendant cinquante actes, si je veux ! s’écria-t-il, rendu à toute son impétuosité d’enfant, et toutes les énigmes de la terre, entends-tu ? Et jamais la même ! Je vois la grande ville de Paris, divisée en deux catégories bien tranchées : ceux qui connaissent le mot d’ordre et ceux qui ne le connaissent pas. Est-ce tout ? Non, car Michel n’est pas dans le secret, et pourtant il se sert du mot d’ordre pour ses manœuvres galantes… si toutefois les manœuvres de Michel contiennent un atome de galanterie. Je l’ai entendu, ce Michel, donner des instructions à notre comique, l’ancien maître à danser Similor. Similor a dû demander ce soir même à certain personnage, romanesque de la tête aux pieds, occupé à regarder couler l’eau du canal de l’Ourcq : Fera-t-il jour demain ?
– C’est inouï de curiosité ! dit Etienne.
– Écris tout cela.
– J’écris. Mais sais-tu que Michel joue avec le feu ! Devine-t-on à quelles diaboliques menées peut toucher ce mot de ralliement ?
– On ne le devine pas. Écris que Michel joue avec le feu.
– Le nom de Michel…
– Notre beau ténébreux à nous s’appelle Édouard Écris Édouard joue avec le feu. Voici une singulière figure : notre voisin, M. Lecoq. On dit que ses cartons contiennent tous les mystères de Paris. J’ai heurté l’autre soir mon oncle, le baron Schwartz, qui sonnait à sa porte… Écris.
– Le baron Schwartz ? en toutes lettres ?
– Non, certes, il s’agit de fictions. Olympe Verdier est comtesse, pour le moins, dans ton idée, n’est-ce pas ?
– Oui, certes.
– Écris donc le comte Verdier.
Etienne lâcha sa plume pour battre des mains. Puis, avec une sorte d’effroi :
– Si c’était cela, pourtant ! murmura-t-il.
– Que nous importe ! Nous faisons un drame pour l’Ambigu-Comique ! Nous tricotons un bas de laine. Rien autre chose ne nous occupe… Hausse-toi sur tes pointes ! Que vois-tu ! L’homme qui contemple l’eau courante a une livrée grise avec des boutons d’argent : c’est Édouard qui l’a désigné ainsi à Similor. Connais-tu la livrée du comte Verdier ! Il voit tout couleur de la Banque de France. Est-ce au comte Verdier ou à la comtesse que Michel… je veux dire Édouard, envoie des mots d’ordre ?… La fameuse femme voilée qui perdit un bouton de diamant à notre porte, je ne pense pas que ce fût le comte Verdier. Non ; nous tenons le rôle de la comtesse. Écris, ma vieille… Je vois la queue de l’Ambigu se dérouler jusqu’au canal !
– À la bonne heure ! petit ! à la bonne heure ! te voilà lancé, hop ! hop !
– La comtesse n’en est plus à l’attaque. Elle a gagné toutes les batailles. Son rôle est la défense : elle garde son secret. Le comte…écris qu’il aime comme un jeune homme. Verdier n’est pas un homme d’Alsace ; il est Alsacien, pourtant, et ces Alsaciens sont jaloux plus que des tigres. Celui-là poursuit un secret et défend un autre secret. Fera-t-il jour demain ? Il chasse, il est chassé, chien et gibier tour à tour, au son de la même fanfare. Fera-t-il jour demain ! Il y a là tout un monde !
Maurice parlait haut, comme il convient à un oracle. Pendant qu’Etienne écoutait respectueusement, prenant les notes nécessaires, un bruit léger se fit dans la pièce voisine qui servait de chambre à coucher à Michel, quand ce héros daignait dormir comme un simple mortel. Etienne entendit et voulut prêter l’oreille ; mais Maurice continuait :
– Et Sophie ! Examine-moi bien ces traits délicats, cette adorable beauté voilée de souffrance. Edmée Leber a été riche, je t’en réponds, elle, ou son père, ou sa mère. Elle descend de haut. Qu’elle le veuille ou non, elle va rebondir ou mourir. C’est la loi. Entre elle et la femme voilée, lutte mortelle. Nous ne savons pas l’histoire de cette vieille mère malade, toujours triste et douce, et qu’on n’a jamais vue sourire ; nous ne la savons pas ; nous la ferons avec du sang et des larmes. Écris, morbleu !
– On a remué dans la chambre de Michel, dit Etienne.
– Es-tu là, volcan ? cria Maurice, moitié railleur, moitié fou. Es-tu là, don Juan, cœur banal, martyr plutôt, malade des fièvres du siècle ? Es-tu là, Édouard ? Es-tu là, Francisque de la Gaîté, Albert de l’Ambigu, Raucourt de la Porte-Saint-Martin ?
– Veux-tu que j’aille voir ? demanda Etienne.
– Il n’y est pas. Reste et écris. Ce n’est pas lui qui remue près de nous, c’est le drame qui va rampant sur la trace du secret. Qui vive ? L’imprévu, l’inconnu, l’impossible ! Fera-t-il jour demain ? Oui, pour ceux qui vivront ; non, pour ceux qu’on va tuer… Le comte a ses limiers, la comtesse a ses créatures. Regarde ! Ne vois-tu point surgir cette figure neutre qui semble glisser dans la vie comme une passion profonde et taciturne qui a pris corps ? Où va-t-il ? que veut-il ? Peut-être ne se doute-t-il de rien, ce marchand, ce bourgeois, cette énigme ! Peut-être nous tient-il tous dans sa main, ce lourd diplomate. Nous lui chercherons un nom plus tard. Écris son vrai nom : M. Bruneau…
– Sur ma parole, s’écria Etienne, on a bougé dans la chambre !
– Écris ! le présent est enveloppé d’un nuage qui porte la tempête : mais le passé ? Il y a dans le passé une bien lugubre histoire. Associons les idées. C’est du choc de ces nuées que jaillit la foudre : ce Caliban, Trois-Pattes… Le voici ! c’est le passé : tout ce qui reste d’un bonheur éclatant, d’une jeunesse victorieuse. Le récit du troisième acte, le grand nœud… ou bien encore le coup de tonnerre qui retentit au dénouement.
– Prodigieux ! dit Etienne dans son admirable bonne foi, écrasant !… Mais, sais-tu, il faut bien rire un petit peu, et je ne vois pas les comiques.
– Nous n’y sommes pas encore. Quand nous saurons le secret, pas avant ! À l’heure qu’il est, il faut tuer par le poison ou par le fer, sans pitié ! Manger ou être mangé, tel est le sort. Fera-t-il jour demain ? Oui, alors marchons, c’est que le moment est venu. Pénétrons à bas bruit dans la chambre à coucher de la comtesse. Non pas nous, mais des mercenaires dont le poignard s’achète à prix d’or ; de ces gens qu’on trouve partout, à Paris comme à Venise ; qu’on trouve toujours, au dix-neuvième siècle comme au Moyen Âge, dès qu’il y a un crime à commettre et une bourse à recevoir, de ses instruments enfin…
– Les paye-t-on d’avance, les instruments ? demanda derrière eux une voix doucereuse, effrontée et timide à la fois. Ce fut un rude coup de théâtre. Celui-là, Maurice ne l’avait pas inventé. Nos collaborateurs tressaillirent tous deux, et la plume s’échappa des mains d’Etienne, qui resta tout tremblant. Maurice, plus brave, s’était mis sur ses pieds et faisait déjà tête à l’ennemi.
L’ennemi était double. Il y avait deux pauvres diables debout devant la porte qui s’était ouverte et refermée sans bruit ; Échalot et Similor, à qui leurs chaussons de lisière donnaient un pas de velours ; Échalot portant au dos Saladin, Similor marchait libre dans la vie : assez crânes tous deux, en apparence, mais montrant le bout de l’oreille de l’embarras, pâles, émus, le chapeau à la main et le regard errant.
Échalot remonta son nourrisson, comme un sac militaire, pour se donner une contenance. Bien que la faible créature ne criât pas pour le moment, il lui ordonna de rester en repos. Similor toussa sec et haut.
– Voilà ! dit-il, assurant sa voix de son mieux. Échalot et moi nous sommes des jeunes gens pas fortunés, avec des charges, prêts à tout pour nous ménager une position plus heureuse que la nôtre… et à notre enfant de l’amour, innocent des fautes de sa mère. On a pu faire des farces d’adolescent à l’époque, coups de tête, bamboches et autres. C’est l’imprudence de cet âge-là. Mais on veut se ranger, bon pied, bon œil, au petit bonheur, et l’on est décidé à travailler ensemble sous vos ordres jusqu’à la mort !
– Voilà ! répéta Échalot avec noblesse. Et la paix, Saladin, pierrot !
Etienne et Maurice étaient littéralement abasourdis. Ils contemplaient bouche béante ces deux âmes damnées que la divinité présidant aux mélodrames leur envoyait « pour en finir avec la femme », ces deux matassins de la farce parisienne, ces deux caricatures impossibles, ces deux queues rouges, introuvables ailleurs qu’en ce fin fond de la sauvagerie civilisée. Leur imagination n’avait jamais rêvé pareille chinoiserie.
Similor avait recouvré sa belle sérénité. Il se tenait droit, bourré dans son paletot tourterelle, et souriait avec complaisance, du haut de son col en baleines, aux paroles éloquentes qu’il venait de prononcer. Échalot, moins infatué de sa personne, baissait modestement les yeux et tournait ses pouces sous son tablier de pharmacien. Saladin, le triste enfant de carton, montrait une tête laide et blondâtre au-dessus de son épaule gauche. Voyant qu’on tardait à lui répondre, Similor reprit la parole avec plus d’amabilité.
– Pour quant à la surprise de vos secrets, poursuivit-il partageant une fine œillade entre les deux collaborateurs, c’est l’effet d’un hasard involontaire, sans préméditations, Échalot et moi, incapables d’écouter aux portes ! Échalot, c’est ce jeune homme qui se charge du fruit de mes fautes, tout étant commun dans l’amitié.
Il m’est bien connu depuis notre enfance ; j’en réponds comme de mon honneur propre pour la fidélité à tous les serments que nous prononcerons. Par ainsi, je venais voir en passant si ces messieurs avaient quelquefois besoin, avant de me coucher, et rendre réponse d’une commission de confiance à M. Michel. Non content que je voulais saisir l’occasion de vous présenter mon collègue, pour s’il y avait de l’ouvrage. Ça mange, la créature qu’il a avec lui. Donc, en marchant à tâtons, après qu’on a été entré de l’autre côté, nous avons entendu comme ça le mot en question, et voyant qu’on en mangeait ici, j’ai dit : « L’audace est le favori de la fortune ! Offrons d’en être avec courage et fidélité. »
Ayant ainsi parlé, l’ancien maître de danse cambra ses beaux mollets, tandis qu’Échalot redressait d’un air modeste ses jambes grêles, supportant un torse d’athlète. Il y a des bandits grotesques, mais qui font trembler à un moment donné, dès qu’ils cessent de faire rire. Ce n’était pas cela. Échalot et Similor atteignaient bien aux plus hauts sommets du burlesque, mais il semblait impossible qu’ils amenassent jamais la chair de poule à l’épiderme le plus sensible. Ils avaient bonne envie de mal faire, afin de se ranger et d’acquérir une honnête aisance ; mais tant de chevaleresque naïveté brillait parmi leurs laideurs toutes parisiennes et jumelles, malgré la différence de formes et de poils ! tant de candeur, tant d’esprit, tant de miraculeuse sottise parlait dans leurs regards ! Ils semblaient si bien créés et mis au monde pour ne poignarder personne que l’effet produit par eux, à la longue, sur nos deux dramaturges en herbe fut une convulsive et irrésistible hilarité.
– Tu criais après des comiques ! dit le premier, Maurice, que son rire étouffait.
– Voilà vos pitres ! riposta Etienne en se tenant les côtes.
Et tous deux de se tordre ! Échalot et Similor ne riaient pas, bien au contraire, ils restaient confondus devant cette gaieté intempestive. Leurs visages désappointés disaient combien ils avaient compté sur leur entrée. Tout Parisien est comédien. Échalot et Similor s’étaient promis à eux-mêmes un grand effet en sus du bénéfice. Ils avaient vu au théâtre quantité d’entrées pareilles qui, toujours, réussissaient à miracle !
On avait parlé d’acheter à prix d’or des poignards. Présent, les poignards ! Et l’on riait !
Ils étaient braves tous deux et même mauvaises têtes ; pourtant l’idée de se fâcher ne leur vint pas, tant l’humiliation courbait leur fierté. Une insulte sérieuse, notez bien cela, eût glissé peut-être sur leur stoïcisme. Le point d’honneur, chez les sauvages de Paris, est la chose du monde la plus fantasque et la plus subtile.
Échalot et Similor étaient deux de ces vieux enfants. Hurons de nos lacs de boue, nous vous les montrons tels quels, sans opérer de retouche au moulage sur nature. Quiconque aura vu deux Iroquois de ruisseau, qui ne seront précisément ni Similor ni Échalot, dira : invention. Nous jurons pourtant qu’ils vous ont offert des chaînes de sûreté sur le boulevard.
– Amédée ! murmura cependant Échalot, tu vas me payer ça de m’avoir entraîné dans une démarche inconséquente… La paix, Saladin, puceron !
– Sois calme, bonhomme, repartit Similor doucement. On a la parole pour expliquer sa pensée. N’y a pas d’affront, reprit-il avec dignité en s’adressant aux deux rieurs. J’ai cru que vous ne seriez pas fâchés d’avoir un jeune homme de plus aux mêmes prix et facilités de payement pour la chose des mystères. On ne tient pas par goût à répandre le sang des semblables, ne l’ayant jamais versé jusqu’à ce jour…
– Comme c’est ça ! pleura Maurice malade de joie.
– Idéal ! idéal ! balbutia Etienne qui se pâmait.
– Que néanmoins on n’est pas des nègres esclaves pour faire rire de soi impunément, poursuivit Similor dont la joue rougit légèrement.
– Et que si vous voulez, éclata Échalot, modernes et blancs-becs, rien dans les mains, rien dans les poches, on va vous jouer une partie carrée de tatouille, ici ou dans la rue, à la volonté de ces messieurs !
En même temps il décrocha Saladin d’un geste violent, le posa par terre entre les pieds d’une chaise, et frotta énergiquement ses mains contre la poussière du plancher. Similor n’eut que le temps de le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de bondir comme un lion.
– Modère ta fringale, lui glissa-t-il à l’oreille. C’est des farceurs, mais nous les tenons par leurs projets coupables !
Saladin, cependant, éveillé par le choc, poussa un vagissement de possédé qui sembla produire sur son père adoptif l’effet d’un son de clairon.
– Faut faire la fin de ces deux-là ! hurla-t-il en se débattant. Maurice riait encore, l’imprudent ; mais Etienne moins téméraire, se réfugiait déjà de l’autre côté de la table, et nul n’aurait su dire quel dénouement tragique allait avoir cette scène si joyeusement commencée, quand l’entrée d’un personnage nouveau changea soudain la situation.
La porte s’ouvrit toute grande. Un homme de robuste apparence, à la physionomie froide et terne parut sur le seuil. Quatre voix étonnées prononcèrent le nom de M. Bruneau. Le nouveau venu salua poliment les deux jeunes gens, et de son pouce, renversé pardessus son épaule, montra aux deux autres le chemin de l’escalier. Échalot et Similor hésitèrent un instant, puis ils baissèrent les yeux sous le regard fixe de M. Bruneau et tournèrent le dos sans mot dire.
– On oublie quelque chose, dit le nouveau venu en montrant du pied l’enfant qui se roulait dans ses lambeaux.
Échalot revint, le prit dans ses bras, et disparut au pas de course.
– Deux drôles de corps ! murmura tranquillement M. Bruneau. Pauvres garçons ! Deux bien drôles de corps !
Son œil, lent à se mouvoir, tourna autour de la chambre et fit l’inventaire de l’ameublement indigent. Son regard s’arrêta sur l’une des deux chaises restées vacantes.
– Asseyez-vous si vous voulez, voisin, dit Etienne assez lestement. Est-ce que, par hasard, nous serions à échéance ?
Maurice ajouta d’un ton presque provocant.
– Je ne savais pas que nous fussions ensemble à ce point d’intimité pour entrer sans frapper les uns chez les autres…
Au lieu de répondre, M. Bruneau continuait à examiner la chaise.
– Je connais des tas d’histoires, prononça-t-il entre haut et bas. Nos deux amis se regardèrent étonnés.
– L’affaire de la lettre de change, reprit le voisin paisiblement, ne vient que fin novembre. Nous avons du temps devant nous. Est-ce que ce n’est pas ici chez M. Michel ?
– La chambre à côté, répondit Etienne.
L’œil de Maurice interrogeait. Le voisin opposa à son regard sa prunelle lourde et terne.
– Il y a longtemps que vous n’avez vendu d’habits, dit-il. Je suis toujours dans la partie.
Puis, sans transition, il ajouta :
– On trouve quelquefois des choses curieuses dans les poches des vieux habits… Je connais des tas d’histoires…
Il alla prendre la chaise qu’il lorgnait depuis son entrée et répéta en l’approchant :
– Des tas d’histoires !
– Et c’est pour nous raconter des histoires… commença Maurice. M. Bruneau l’interrompit sans façon.
– Alors, demanda-t-il, M. Michel n’est pas à la maison ?
– Vous le voyez, répliqua sèchement Maurice.
Etienne, en proie à son idée fixe de théâtre, se promettait déjà de reproduire ce type quelque part.
– Il ne rentrera pas de bonne heure ? demanda M. Bruneau.
– Non.
– J’entends bien… Mais par exemple, il sortira dès le potron-minet. On ne mène pas une vie semblable pour son plaisir.
À l’aide d’un large mouchoir à carreaux qu’il tira de sa poche, il donna un soigneux coup d’époussette à sa chaise et poursuivit en s’adressant à Maurice :
– Vous avez grande envie de vous fâcher, mon voisin. Ce serait un tort. Vous êtes tout jeunes, vous deux. Je me connais un peu en physionomies. Vous devez avoir bon cœur… N’empêche, s’interrompit-il, en secouant son mouchoir, qu’il y avait drôlement de la poussière. La femme de ménage ne vient donc plus ? Non… Ah ! dame, les valets de chambre comme Similor, ça salit au lieu de rapproprier.
Il s’assit avec précaution, en homme qui n’accorde pas aux quatre pieds de son siège une confiance illimitée.
Nous devons faire remarquer tout de suite que ces choses étaient dites et faites naïvement, pesamment, pacifiquement surtout, et de manière à éloigner l’ombre même du soupçon d’un parti pris d’insolence.
Etienne pouvait avoir raison ; ce bonhomme était peut-être un type. Au premier aspect, cependant, il n’en avait pas l’air. Il faisait l’effet pour le costume, et aussi pour la tournure, d’un demi-bourgeois mal dégrossi ou d’un artisan qui commence à cacher du foin dans ses bottes. La profession qu’il se donnait n’outrepassait point, du reste, ce niveau social : il revendait des habits, manigançait un peu l’escompte et s’occupait de divers menus courtages. Au physique, c’était un homme entre deux âges, de taille moyenne, robuste, mais gauche. Son visage flegmatique n’indiquait point de méchanceté et réveillait je ne sais quelle idée de pure végétation. Toute sa personne, en somme, au premier aspect surtout, présentait avec beaucoup d’énergie l’apparence spécialement parisienne que les romantiques désignaient par le mot « épicier ».
Avez-vous vu fleurir ces monstres charmants qu’on nomme des orchidées ? Il vous serait impossible de trouver deux fantaisies qui se ressemblent dans ces collections de caprices. Leurs graines se sèment dans les fentes du vieux bois ; elles tombent des plafonds en chevelures impossibles. Ainsi est une certaine partie de la population de Paris. Ces invraisemblances pullulent autour de nous, si près que nous ne les voyons pas.
Chaque fois que nous mettons en scène Échalot et Similor, ces deux magots plus baroques que ceux du Céleste Empire, la terreur nous prend : ces deux biscuits, Parisiens de la tête aux pieds, modelés, mis au four et vernis avec un soin non-pareil, vous ont vingt fois croisés dans la rue et vous ne les avez pas remarqués ? Qu’y faire ?
Mais M. Bruneau, à la bonne heure, vous ne connaissez que lui ! Ce n’est pas celui-là qui vous offensera par des prétentions à l’originalité. Son type est usé comme un vieux sou ; sa physionomie est plate comme d’habitude… Et pourtant, le second coup d’œil qui s’arrêtait sur M. Bruneau restait surpris et presque effrayé. Sous la placide pesanteur de son allure, il y avait je ne sais quoi qui était une puissante originalité. Vous eussiez dit, au troisième coup d’œil, que ce terne et débonnaire visage cachait quelque terrible secret sous un masque de plâtre. Une grandeur latente était là, une beauté aussi, une pensée… Mais qui donc accorde un troisième regard à un M. Bruneau ?
En s’asseyant, il tira une grosse montre d’argent, qu’il consulta, pensant tout bas : « Il n’est que neuf heures à la Bourse. Nous avons le temps de bavarder. »
– Puis-je savoir enfin ce qui vous amène ? demanda Maurice.
– Ce qui m’amène, mon jeune monsieur… oui, oui, naturellement… mais plus tard. Auparavant, j’ai idée de collaborer avec vous.
– Collaborer ! répétèrent à la fois Etienne et Maurice, l’un riant, l’autre sérieusement scandalisé.
– Pourquoi pas ! fit M. Bruneau, dont le sourire épais eut comme une arrière-nuance de moquerie. Je vous dis que j’ai des histoires… des tas d’histoires !
– Mais… voulut dire Maurice.
– J’entends bien. Vous ne m’avez pas confié que vous cherchiez un drame partout, comme les chiffonniers, sauf respect, remuent les ordures. Vous êtes deux jolis jeunes gens… qui laissez des papiers dans les poches de vos redingotes.
– Vous avez trouvé des plans ? interrompit Etienne.
– Des lettres ? ajouta Maurice qui pâlit légèrement.
– Pour sûr, je n’ai pas trouvé d’actions de la Banque de France. Si ça était, je vous le dirais bien, allez, et nous partagerions, car ce qui est vendu est vendu, pas vrai ? J’ai payé les deux redingotes et leurs doublures. Mais j’aime la jeunesse. Tenez, monsieur Schwartz, voici votre correspondance. Il tendit une lettre pliée à Maurice, qui changea de couleur.
– Je ne l’ai pas lue, reprit M. Bruneau avec une sorte de dignité, mais je connais l’écriture.
– Monsieur, je vous remercie, prononça Maurice d’un air contraint.
– Il n’y a pas de quoi, entre voisins. Quant à M. Roland voici : deux contremarques et une reconnaissance du mont-de-piété.
Etienne prit le tout et fit un grand salut en disant :
– Voisin, ce n’était pas la peine de vous déranger.
– Est-ce que vous connaissez intimement cette demoiselle Sarah ? demanda doucement M. Bruneau, en s’adressant à lui.
– Comment !
– Voyez le reçu ; une montre de femme, au nom de Mlle Sarah Jacob.
– Un hasard !… balbutia Etienne.
– Je ne suis pas votre tuteur, monsieur Roland, mais j’ai connu autrefois votre père, qui est un homme respectable… et j’ai vu de bien jolis jeunes gens que les mauvaises fréquentations menaient où ils ne voulaient point aller.
Etienne dit à son tour et très sèchement :
– Je vous remercie, monsieur.
– Pas de quoi… à votre service. Reste à savoir comment j’ai appris que vous étiez auteurs. Ce n’est pas malin. J’habite une chambre où l’on entend les trois quarts de ce que vous dites…
– Nous changerons de logement ! s’écrièrent en même temps les deux amis.
– Et les deux termes ?
– Vous savez aussi ?…
– Je sais à peu près tout. Quand vous ne travaillez pas à Sophie, Édouard et Olympe Verdier, vous causez de vos petits embarras. Je ne compte pas trop sur votre lettre de change, au moins. M. Michel est franc comme l’or, mais quand on sort si matin et qu’on rentre si tard… Ça n’offre pas beaucoup de prise, non. Mais voyons : combien me donneriez-vous, j’entends sur vos droits d’auteur, si je vous apportais une machine toute faite pour le théâtre de l’Ambigu !
– Rien, répondit Maurice, nous faisons nos pièces nous-mêmes.
– Vos pièces ! répéta M. Bruneau ; en avez-vous donc beaucoup comme ça en magasin ?
– Je ne permettrai pas à un homme comme vous… commença le joli blond qui avait ses raisons particulières de perdre patience.
– Je suis un homme comme tout le monde, allez, interrompit M. Bruneau à son tour avec une mansuétude si parfaite, que Maurice eut la parole coupée.
Etienne, cependant, lui disait tout bas :
– Il est bête comme une oie, tu vois bien ! Ne vas-tu pas prendre la mouche ? Ce sont ceux-là qui ont des idées… outre qu’on en trouve quelquefois, comme il dit, dans les poches des vieilles affaires.
M. Bruneau consulta sa montre.
– Vingt ans… et vingt-deux ans… murmura-t-il. À cet âge-là on a bon cœur ou jamais.
C’était la deuxième fois qu’il parlait ainsi. Nos deux amis avaient entendu parfaitement. La bizarrerie de la situation les prenait ; Maurice devenait curieux et Etienne concevait de vagues inquiétudes.
– Monsieur Bruneau, dit le premier en le regardant fixement, vous n’êtes pas venu pour nous conter ces sornettes, et il y a quelque chose de sérieux là-dessous.
– Tout est sérieux, répondit le marchand d’habits sans perdre de sa flegmatique tranquillité ; le dessus et le dessous. Nous étions trois tout à l’heure dans la pièce voisine ; moi qui venais pour ce que vous allez voir et ces deux pauvres garçons. Ah ! les drôles de corps ! Nous sommes entrés tous les trois à tâtons, moi les voyant, car je regarde assez volontiers où je mets le pied, eux ne me voyant pas. J’ai cru qu’ils avaient un mauvais dessein : ce sont de si pauvres créatures ! Mais point du tout ! J’en ris encore, tenez ! Ils avaient de bonnes intentions ! Ils voulaient tout uniment poignarder quelqu’un pour votre compte, afin de ne pas rester à rien faire. Méfiez-vous de ce comique-là pour votre drame. C’est par trop parisien : Paris n’y croit pas. M. Bruneau ne riait pas le moins du monde.
– C’est moi, mes jeunes messieurs, reprit-il, qui ferais un personnage curieux, arrivant de but en blanc dans la chambre où deux auteurs en herbe se creusent la cervelle et leur disant : me voilà, je sais votre drame par cœur ; le drame que vous n’avez pas encore combiné je le sais depuis le prologue jusqu’au dénouement. Voulez-vous que je vous le raconte ?
– Au fait, dit Etienne, c’est original. Maurice gardait le silence.
– Dans ce drame-là, poursuivit M. Bruneau, dont les traits immobiles eurent presque un sourire, je suis peut-être acteur… vous aussi, sans vous en douter… Ah ! c’est un drame comme on en voit peu, savez-vous ? Je connais tous nos collègues, les autres acteurs et aussi mesdames les actrices. Je connais le comte Verdier et sa femme, je connais Édouard, je connais Sophie. (En parlant il fixait ses yeux ternes sur le tableau tracé à la craie au revers de la porte.) Je connais Alba, la chère enfant ; je connais M. Médor, ce grand rôle de genre ; je connais la marquise Gitana…
– Et l’Habit-Noir ? l’interrompit tout bas Maurice, qui cachait sa curiosité sous un voile de moquerie.
– Mélingue vous tiendra ça aux oiseaux ! répondit M. Bruneau en amateur. Je connais encore certains autres messieurs et certaines autres dames qui sont là-dedans jusqu’au cou. J’ai des histoires… des tas ! Voulez-vous savoir ce que font vos marionnettes à l’heure où nous sommes ? Ce qu’elles faisaient hier ? ce qu’elles feront demain ?
– Que fait Alba ? demanda étourdiment Maurice.
– Elle danse, répondit le marchand d’habits, le comte Verdier est venu à Paris dans son coupé, la comtesse Olympe dans sa calèche, et la marquise Gitana est au lit d’un mourant.
– Est-elle méchante ou bonne, celle-là ? interrogea Etienne.
– Il faudra précisément que le spectateur se fasse cette question, répliqua M. Bruneau, pour que le drame marche.
– Et Sophie ? que fait-elle ?
– Elle pleure. Elle ne sait pas que l’opulence et le bonheur sont au seuil de sa pauvre chambrette…
– Oh ! oh ! firent ensemble les deux jeunes gens.
– Je vous dis que c’est palpitant d’intérêt ! prononça M. Bruneau, qui souligna d’un sarcasme sérieux ces derniers mots.
– Vous êtes donc un sorcier, vous ? dit Etienne incrédule.
– Non pas. Il n’y a plus de sorciers. Je suis mieux qu’un sorcier : les sorciers devinaient les histoires ; moi je les sais sur le bout du doigt.
– Et Olympe ! que fait-elle à Paris ?
– Elle est en train de se perdre.
– Et son mari ?
– Othello millionnaire commande à Iago une fausse clef du secrétaire de Desdémone.
– Et Michel ?
– Édouard, voulez-vous dire ?
– Oui, Édouard. Est-ce qu’il aime Olympe Verdier ?
Ce fut Maurice qui fit cette question. M. Bruneau répondit :
– N’est-elle pas assez belle pour cela ?
Pour la première fois, un semblant d’émotion agita sa voix. Il détourna les yeux, atteignit sa grosse montre pour se donner une contenance et toussa sec.
Ce fut la toux peut-être qui fit monter à ses joues une légère et furtive rougeur. Le temps de la remarquer, il n’y paraissait plus ; sur la physionomie froide et lourde du Normand, aucune trace de l’émoi passager ne restait.
– C’est un beau jeune homme, dit-il d’un ton morne. Mais il n’y a pas de poteau indicateur à l’entrée de la route qui conduit au bagne.
Ce mot fit sauter Etienne et Maurice sur leurs chaises.
– Monsieur, déclara le petit blond résolument, vous allez nous dire qui vous êtes !
M. Bruneau, ayant poli avec soin le verre de sa montre sur son genou, consulta le cadran d’un air distrait.
– Mes jeunes amis, répliqua-t-il avec douceur, vous ne me verriez pas ici s’il n’était encore temps de mettre une barrière en travers de son chemin… et du vôtre. C’est un beau jeune homme. Avant de nous quitter, ce soir, nous parlerons de lui. Pour ce qui est de moi, nous ne sommes pas encore au prologue de notre drame, et certaines énigmes ne montrent leur mot qu’aux environs du dénouement. Patience… L’heure a marché pendant que nous bavardions. Le temps nous presse désormais. Abordons le sujet de ma visite. Avez-vous pris connaissance de ceci ?
Il désignait du doigt sur la table le cahier de papier gris imprimé, portant pour titre : Procès curieux. André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825.
– Depuis un quart d’heure, murmura Maurice, je songeais que vous étiez l’auteur de cet envoi.
Etienne rapprocha son siège.
Quoi qu’ils en eussent, Etienne et Maurice lui-même prenaient un intérêt croissant à cette scène bizarre. L’entretien, il faut en convenir, s’emmanchait de façon à poser une de ces charades audacieuses qui font la joie des auteurs dramatiques. À supposer que l’histoire du mystérieux brassard fût un prologue, par quel lien ces romanesques prémisses aboutissaient-elles à l’action compliquée dont nos jeunes amis sentaient vaguement les rouages fonctionner autour d’eux ?
Ce Normand à l’allure bourgeoise prenait pour eux de plus en plus des proportions étranges.
Et derrière l’épaisseur lourde de son masque, cette autre physionomie dont nous avons parlé, cette seconde peau, ce latent caractère de hardiesse vigoureuse et d’implacable intelligence lentement se dégageait…
M. Bruneau avait pris à la main la brochure. Il en parcourait le titre naïf en rêvant. Un instant, il se recueillit et sa main robuste pressa son front comme pour en exprimer la pensée.
– Il y a là un point de départ surprenant, poignant et vrai, ce qui ne gâte rien, prononça-t-il avec lenteur. Ceci est de l’histoire, quoique ce ne soit pas de l’histoire intelligente, car l’auteur, pour écrire, s’est mis au même point de vue que les juges pour juger. Soyez tranquille, monsieur Roland, je ne dirai rien contre votre père.
– Oh ! répliqua Etienne, ne vous gênez pas. Il s’agit du drame.
– Je regarde votre père comme un digne magistrat, et j’admets que le vôtre fit son devoir, monsieur Schwartz.
– Je ne vous laisserais pas dire le contraire, interrompit Maurice. Le Normand s’inclina avec gravité.
– Ce qui n’empêche pas, reprit-il en élevant la voix, que cet André Maynotte était un innocent et que vous allez avoir en lui un premier rôle haut comme la colonne Vendôme. Écoutez-moi bien. Le drame n’attend pas la représentation : il se joue ; nous le jouons, et je suis ici pour que vous sachiez ce qu’il faut savoir pour ne pas manquer vos entrées. Y êtes-vous ?
– Nous y sommes ! répondirent les deux jeunes gens pareillement attentifs.
– Un fait qui desservit beaucoup André Maynotte et sa femme, lors du procès, commença M. Bruneau, ce fut leur qualité d’étrangers, car on regarde presque partout, en France, les Corses comme des étrangers. Voici pourquoi la belle Julie et son mari, natifs de l’île de Corse tous les deux, avaient quitté leur patrie :
« Là-bas, de l’autre côté de Sartène, c’est un beau pays à brigands : j’entends comme décor, car, en réalité, les plus parfaits bandits du monde y trouveraient peu d’occasions d’exercer leur industrie. Les voyageurs y sont rares, et ce que nous appelons les « maisons bourgeoises » plus rares encore. Il y a pourtant un conte de nourrice qui place aux environs du vieux château des comtes Bozzo la mystérieuse capitale du brigandage européen. Du temps du premier Paoli, un comte Bozzo, captura sur ses terres et fit pendre le Grec Nicolas Patropoli, dont les exploits sanglants avaient épouvanté les Romagnes, et qui était célèbre dans l’univers entier sous le nom de Fra Diavolo. Vous saurez que ce nom se transmettait comme celui de Pharaon en Égypte : il y a eu dix Fra Diavolo. Nicolas Patropoli était en Corse pour se refaire, tout uniment, au couvent de la Merci. Un habile médecin l’y soignait. Il se peut que ce sauvage coin de terre s’il ne sert pas de quartier général, soit au moins un lieu d’asile pour les francs-maçons du crime. Vous jugerez.
« Je puis vous affirmer ceci : la vieille fable d’un monastère habité par des bandits déguisés en moines était une réalité en Corse, à la fin du siècle dernier. Le souvenir de ces terribles pères du couvent de la Merci est encore très vif aux environs de Sartène, et bien des gens ont vu debout ces sombres murailles derrière lesquelles se cachait une éternelle orgie. Le monastère de la Merci existait en 1802, à la lisière des bois de châtaigniers qui bordent le maquis. Ce fut un comte Bozzo encore qui démolit ce repaire dans les premières années de l’Empire. Le dernier Fra Diavolo, Père des Veste Nere d’Italie et supérieur du couvent de la Merci, avait combattu les Français en bataille rangée. Il se nommait Michel Pozza, selon les uns, Bozzo, selon les autres, et fut pendu à Naples, en 1806, dit-on. Ce Michel Bozzo, dernier chef des moines brigands, et le comte Bozzo, destructeur du monastère, étaient-ils parents ? On ne sait.
« Les comtes Bozzo, comme cela se voit souvent dans les pays primitifs étaient la tête d’une immense famille, où il y avait plus de pauvres gens que de riches seigneurs. Sous la Restauration, les principales têtes de la race se dispersèrent. Il ne resta que la branche des Bozzo-Corona, de Bastia, et la lignée de Sébastien Reni, établie aux environs de Sartène. Sébastien Reni portait le titre de chevalier. Il vivait au château avec sa femme, qui était une Française. Le clan le reconnaissait pour son chef et, quand il eut une fille, l’évêque vint la tenir sur les fonts du baptême. Elle eut nom Giovanna-Maria.
« Du couvent de la Merci, il ne restait qu’une tour demi-ruinée. À cette tour, une maison moderne s’appuyait, modeste et blanche, parmi les sombres ruines. De temps en temps, un homme venait habiter cette maison. Il était riche et répandait de l’argent dans le pays. Ce n’était pas un étranger ; il avait nom Bozzo. Sa femme morte, depuis longtemps déjà, était une Reni ; sa fille et son gendre, un Reni également, habitaient les communs du château. Et pourtant, malgré ces alliances connues, une atmosphère mystérieuse enveloppait cet homme, qu’on nommait Le Père ou Le Père-à-tous. Dans ses longues et fréquentes absences, nul ne savait où il allait.
« L’année 1818 se montra féconde à Paris en attentats contre les personnes et les propriétés. On vit, au beau milieu d’une prospérité sans exemple, la panique s’emparer de toutes les classes de la société. Le croquemitaine qui causait ces terreurs avait un nom déjà prononcé en semblables circonstances sous l’Empire et même, disaient les vieillards, avant la Révolution : il s’appelait l’Habit-Noir. « Les personnes raisonnables avaient cependant beau jeu pour révoquer en doute l’existence de ce bandit légendaire, car, pour chaque crime commis, il y eut une condamnation prononcée, et si quelque chose avait dû étonner les observateurs, c’eût été peut-être l’extrême exactitude du bilan judiciaire qui put placer, sans exception aucune, le coupable puni en face de chaque méfait accompli. Vous connaissez le colonel Bozzo-Corona, qui est maintenant presque centenaire…
– Est-ce que c’est l’Habit-Noir ? demanda Etienne en riant, ou Fra Diavolo ressuscité ?
– Laisse parler ! dit sévèrement Maurice.
M. Bruneau lui adressa un signe d’approbation amicale.
– Le colonel Bozzo, reprit-il sans tenir compte de la question d’Etienne, s’en va mourant depuis quelques jours. M. le baron Schwartz va perdre en lui un riche client, et, par contre la comtesse Corona fera un bel héritage. Je vous parle de lui, parce qu’il lui arriva en ce temps une aventure des plus romanesques. Quoiqu’il eût déjà de l’âge, il menait la vie de jeune homme, et grand train. Il était surtout joueur. Notre jeune premier, Édouard, l’est aussi, saviez-vous cela ? Mais nous y reviendrons. Bien des gens disaient, cependant, que sa vie de plaisir n’était qu’un masque pour cacher les efforts d’un conspirateur.
« La dernière partie du colonel est restée célèbre : il perdit 7000 louis sur un coup de cartes. Assurément, il fallait que sa fortune fût énorme car il était beau joueur et ne fit jamais attendre le payement d’une dette d’honneur. On ne lui connaissait pas de patrimoine en France. Il parlait de biens considérables qu’il avait dans l’île de Corse. Il quitta Paris subitement après sa dernière perte et son vainqueur le suivit. Il s’agissait de vendre le domaine de Corse pour solder les 7000 louis ; chacun savait cela ; mais le vainqueur, engoué du domaine et sans doute trahi par les cartes à son tour, fit venir traites sur traites de Paris et finit par mourir en Corse ou ailleurs. C’était un vieux garçon. Il n’en fut que cela. Seulement, Paris devint tout à coup tranquille. Ce vieux garçon était peut-être l’auteur de tous les méfaits qui désolaient la capitale. Quoi qu’il en soit, on n’eut bientôt plus assez de railleries pour les simples qui croyaient à l’Habit-Noir.
« Il était à Londres, l’Habit-Noir ! Londres n’osait plus sortir le soir, malgré le luxe de ses trois polices. Londres avait traduit le mot parisien : il avait peur du Black-Coat. Et il avait raison, Londres, car le Black-Coat, ou l’Habit-Noir, le malmenait rudement. Les trois polices en perdaient la tête. Vers le même temps, le colonel Bozzo vint s’établir à Londres, où il se trouva tout à coup entouré de gens qui vantaient sa position et sa fortune, surtout le grand domaine de Corse. Les rumeurs publiques allèrent aussitôt leur train. Il vivait seul et menait l’existence de garçon. Il dînait au club. Sa maison se composait d’une servante italienne et d’un petit secrétaire français, sorte de groom lettré qui avait beaucoup d’intelligence. Ce petit secrétaire avait peut-être un nom comme tout le monde, mais son maître, qui l’avait pris à Paris, dans un atelier de serrurerie, pour l’élever à ces fonctions intimes, lui donnait un de ces sobriquets doubles, usités dans le compagnonnage, et l’appelait Toulonnais-l’Amitié.
« À Londres, l’Habit-Noir ou le Black-Coat et ses mirmidons occupèrent les badauds toute une saison. Les méfaits attribués à la bande furent nombreux et du meilleur choix. Seulement, les gens raisonnables, ayant quelque teinture de droit, n’hésitèrent pas à nier l’existence du mystérieux chef de voleurs ; chaque crime, en effet, ici comme à Paris, se soldait devant la justice par une condamnation. À quoi bon chercher au-delà ? L’Habit-Noir était une superfétation et, l’eût-on arrêté par hasard, la loi n’avait rien à réclamer de lui !
« Ainsi parlaient les sages, mais la sagesse a-t-elle le sens commun ? Les fous croyaient dur comme fer à l’Habit-Noir : un vampire double, un monstre qui assassinait deux fois, par le poignard d’abord, ensuite par l’échafaud… Et le colonel perdait son argent galamment, selon son habitude.
« Les gens qui ont quelque chose à cacher changent de nom. Le colonel n’avait garde : c’était le colonel Bozzo à Paris, à Londres, partout. Il y eut bien au club, des rumeurs sortant on ne sait d’où ; les méchantes langues se demandèrent bien les unes aux autres ceci, cela, mais le gentleman français avait été présenté selon les formes, et il était beau joueur.
« Son partner habituel était John Mason, un fils de nabab, dont le père avait gagné des millions à empoisonner les Chinois. Ce Mason passait pour avoir cent cinquante mille livres de revenus (deux millions sept cent cinquante mille francs). Il venait de se marier avec une comédienne et s’en repentait, selon l’usage.
« Un matin, il partit en compagnie du colonel sur un navire qui faisait voile pour l’Italie. Voici le bruit qui courut dans Londres à ce sujet : John Mason, hypocondriaque, même un peu poitrinaire, voulait acquérir dans le midi de l’Europe une résidence d’hiver. Il prétendait avoir trois ou quatre lieues carrées, disait-on, et fonder sur ces terrains un domaine comme on n’en vit jamais. Or, l’héritage du colonel était de taille à le satisfaire, puisque, partant des montagnes, cet héritage allait rejoindre la mer à travers de vastes forêts. Le colonel n’avait plus que ce patrimoine, au dire des gens du club, qui ajoutaient que les deux compagnons de voyage allaient jouer sur place une colossale partie de backgammon dont le domaine serait l’enjeu.
« Le colonel ne reparut plus à Londres où la légende des Habits Noirs tomba graduellement à l’état de conte à dormir debout. Aucune capitale européenne ne prononçait à cette époque le nom de l’Habit-Noir, qui flamboyait, au lointain de la mythologie brigande, comme les grands noms de Cartouche, de Mandrin et de Schinderhannes. Tout à coup, vers l’année 1821, les journaux le ressuscitèrent. L’Habit-Noir était dans les prisons de Caen pour le meurtre d’une dame anglaise, l’ex-comédienne Sara Potier, veuve de John Mason, Esq.
« John Mason était donc mort ! Je ne dis pas tout, mes jeunes maîtres, mais, si vous voulez de plus amples renseignements, il y a un homme, un honnête homme, qui a vécu quinze ans de sa vie avec les gens de police et les voleurs.
M. Bruneau s’arrêta ici pour reprendre haleine. Sa joue était très pâle et des gouttes de sueur perlaient à son front.
Etienne et Maurice écoutaient avec une curiosité maladive ce récit qui semblait calculé pour éperonner l’attention en la promenant loin du point de départ. On était assurément à cent lieues de leurs pères, le juge d’instruction et le commissaire de police de Caen, à cent lieues aussi d’André Maynotte, le ciseleur du perfide brassard. Maurice demanda :
– Cet homme dont vous parlez, c’est vous ?
M. Bruneau laissa tomber sur lui son regard indéfinissable, gris et morne, comme ces cendres sous lesquelles un incendie peut couver.
– Avez-vous regardé de près parfois, murmura-t-il, le pauvre malheureux qui demeure à côté de vous… Trois-Pattes, comme on l’appelle ?
Il s’interrompit encore.
– Eh bien ! interrogea Etienne, cherchant toujours son drame avec la ténacité d’un chien qui a le nez sur une piste, ce Trois-Pattes ?
Le Normand ne répondit point. :
– John Mason était bien mort, reprit-il brusquement. Une drôle d’histoire ! J’en sais des tas ! Ah ! ah ! Paris et Londres n’entendaient plus parler de l’Habit-Noir. Je crois bien ! On ne peut être partout. L’Habit-Noir voyageait. Et le petit secrétaire du colonel, Toulonnais-l’Amitié, avait grandi depuis le temps ; c’était presque un jeune homme. John Mason était bien mort. Pendant un an, son notaire de Londres lui avait fait passer en Corse des sommes folles, car il était en Corse et datait ses lettres de Sartène.
« Que faisait-il à Sartène ? Nul ne l’a jamais su au juste. Il jouait sans doute le domaine. La partie durait, durait. La chance avait tourné. Mason perdait, puisqu’il faisait venir des fonds. La comédienne eut peur d’être ruinée. Elle partit de Londres un matin, et vint en Corse pour veiller à son douaire.
« Quand un malheureux est prisonnier, on peut lui faire écrire et signer ce qu’on veut, n’est-ce pas ? on connaît cela au boulevard. Je crois bien que John Mason ne jouait plus au backgammon depuis longtemps. Quand sa femme vint le rejoindre, que se passa-t-il ? Elle annonça, par lettre, la mort de son mari au notaire de Londres et demanda de l’argent à son tour, encore de l’argent. L’Habit-Noir a manié, en sa vie, plus d’or qu’il n’en faudrait pour acheter Paris.
« Mais il y a autour de lui une armée, et cela coûte cher.
« Le notaire de John Mason reçut une dernière lettre de la veuve. Elle ne ressemblait point aux autres et contenait quatre lignes seulement, annonçant « son évasion miraculeuse ». Vous voyez bien qu’il y avait une prison ! Mistress Mason n’entrait, du reste, dans aucun détail ; elle se bornait à dire que, libre maintenant, elle allait s’adresser à la justice.
« Comme elle craignait la mer, elle entreprit le voyage de Calais à travers la France. Elle fut assassinée dans une auberge de Caen… Pourquoi Caen ? Ce n’était pas sa route… On arrêta l’assassin… L’Habit-Noir fut mis sous clef pour la première et la dernière fois de sa vie. Était-ce bien l’Habit-Noir ? Cela est de tradition à la prison de Caen, et ce fut de son propre cachot qu’André Maynotte s’échappa cinq ou six ans plus tard, par une fenêtre dont les barreaux étaient sciés d’avance, du fait de l’Habit-Noir.
« Toulonnais-l’Amitié s’était mis à la poursuite de la comédienne. Son maître l’avait suivi. Ils revinrent tous deux, longtemps après, par une nuit noire, avec un étranger qui hérita sans doute de la chambre à coucher de Mason. Les lettres que l’Amitié mit alors à la poste de Sartène étaient adressées à Berlin. À Berlin, un riche banquier juif manquait. Beaucoup d’argent prussien arriva.
« Puis le Père fit un voyage en Autriche, puis encore un voyage en Russie. Il y avait de la place dans les caves de la Merci. Ceux qui revenaient avec le Père et Toulonnais-l’Amitié entraient là et n’en sortaient plus.
« En 1821, Toulonnais-l’Amitié était déjà un jeune homme, un beau et solide gaillard, hardi luron, effronté compère, amoureux de toutes les femmes, et tuant là-bas le temps comme il pouvait. Il est bien entendu que je vous ai montré tout d’un coup le dessous des cartes ; aux environs de Sartène, on était loin d’en savoir aussi long que vous. Les idées politiques qui ont fait la révolution de 1830 s’éveillaient alors dans toute l’Europe, et le souffle des sociétés secrètes de l’Italie pénétrait jusqu’en ce coin reculé. Pour tous ceux qui cherchaient des explications, le Père était un missionnaire du carbonarisme.
« Ce qui le prouvait, c’était sa haine contre Sébastien Reni, des comtes Bozzo, le chef nominal du clan, lequel restait dévoué aux Bourbons. Sébastien Reni mourut au château en cette année 1821, et sa veuve, une pieuse femme, ne pouvait tarder à le rejoindre dans la tombe, car les médecins l’avaient condamnée. Leur jeune fille, doux ange de beauté, de grâce et de bonté, avait quitté, pour leur donner des soins, le couvent de Sartène, où elle achevait son éducation.
« Giovanna-Maria Reni allait avoir seize ans. Sa tante, la supérieure des bernardines de Sartène, l’avait élevée comme une grande dame qu’elle devait être. Elle était destinée à l’un de ses cousins de Bastia qui tenait le haut bout parmi la jeunesse insulaire. Un soir, revenant de l’église, elle fut attaquée, non loin des ruines, par ce don Juan en herbe, Toulonnais-l’Amitié. Celui-là ne respectait rien. Un jeune garçon de la ville, armurier ciseleur de son état, se battit pour elle et fit un mauvais parti au séducteur. Giovanna-Maria se souvint de lui. Toulonnais ne l’oublia pas non plus.
« Saluez, messieurs les auteurs ! Vos héros entrent en scène. L’armurier ciseleur de Sartène avait nom André Maynotte, et Giovanna-Maria, ce bel ange, est votre comtesse Olympe Verdier.
L’œil de M. Bruneau avait brillé deux fois. On eût dit que sa prunelle, dure et froide comme un caillou, rendait deux étincelles au choc de ce nom : Giovanna-Maria. Maurice écoutait, les yeux baissés, cherchant dans ce récit, embrouillé comme à plaisir, non plus la fantaisie d’un drame, mais la série de faits, applicable à la réalité qui l’entourait. Ses sourcils froncés donnaient à son visage une expression plus virile. On ne peut dire qu’il comprit tout, mais il devinait beaucoup, et le narrateur, sentant la communication établie, s’adressait à lui de préférence.
Etienne, fidèle à sa pièce, cherchait un scénario. Il s’égarait avec une voluptueuse angoisse dans les broussailles de cette histoire confuse. Il prenait des notes impossibles. L’énorme silhouette de l’Habit-Noir lui apparaissait au-dessus de toutes ces brumes. Il voyait un acte dans la cave, située sous les ruines du couvent. La comédienne avait-elle un rôle par la suite : tout dépendait de là !
Mais morbleu ! la seule affaire Maynotte, sortant ainsi de ces dramatiques fourrés, promettait trois ou quatre tableaux à choisir.
M. Bruneau poursuivit :
– Je tiens à vous dire, de peur de l’oublier, qu’un homme fut pendu à Londres, pour le meurtre de John Mason. Une tête roula dans le panier pour la disparition du banquier juif de Berlin. Le mort de Vienne et le mort de Saint-Pétersbourg furent vengés par l’échafaud. L’Habit-Noir et la loi restèrent quittes. Les bons comptes font les bons amis.
« Cet André Maynotte était orphelin de père et de mère. Ni son ambition ni son intelligence peut-être n’allaient au-delà de son état, mais la vue de Giovanna lui fit une autre âme. Il aima.
« Tant mieux et tant pis pour vous, mes jeunes maîtres, si ce mot vous dit tout…
– Votre voix tremble en le prononçant, murmura Maurice avec un intérêt profond.
– C’est que mon cœur saigne, répondit le Normand, reprenant son calme à l’aide d’un violent effort. Quel homme n’a un souvenir ? J’ai souffert… André Maynotte déserta son atelier ; il courait après son cœur qui avait fui hors de sa poitrine. Il passait les jours et les nuits à rôder autour de ces sombres murailles qui le séparaient de son bien-aimé trésor.
– Et Giovanna-Maria savait cela ?
– Elles savent tout, celles qui sont aimées ! Le soir même où mourait la mère de Giovanna, Toulonnais-l’Amitié avait fait dessein de l’enlever. André ignorait ce complot, mais il avait bien de l’angoisse. Au lieu de rentrer dans sa demeure, il errait en rêvant sur la lisière des bois de myrtes. La nuit était venue et déjà tous les bruits se taisaient. Tout à coup, un pas léger sonna sur la poussière du sentier et André entendit une voix d’enfant qui l’appelait par son nom.
« – Par ici, mignonne, dit André, car il avait reconnu dans l’ombre Fanchette, la petite-fille du Père-à-tous. Une étrange créature qui était tout le cœur de son aïeul et dont ceux du pays disaient qu’elle serait plus riche qu’une reine.
« L’enfant bondit sous le couvert et vint se jeter essoufflée entre les jambes d’André.
« – La nuit ne me fait pas peur, dit-elle ; mais le secrétaire de mon bon-papa est un bandit. S’il m’a suivie, il me tuera !
« Elle fit un signe qui commandait le silence et prêta l’oreille. Tout était muet aux alentours. André demanda :
« – Pourquoi Toulonnais te suivrait-il, fillette ?
« – Parce que la Giovanna m’a envoyée vers toi.
« – La Giovanna ! murmura André dont les jambes faiblirent sous le poids de son corps.
« C’était un grand amour qu’il avait dans l’âme.
« – Te voilà qui trembles, dit l’enfant, comme elle tremblait quand elle a parlé de toi. Mais, écoute : Toulonnais-l’Amitié est un bandit ; je le déteste ; il fait peur à mon père et à ma mère, quoiqu’ils soient les enfants du Maître. Ce soir, il rôdait au château, dans le corridor qui conduit à la chambre de la morte. As-tu vu des morts ? Moi, j’aurais voulu voir la morte : je rôdais aussi. J’ai entendu l’Amitié qui disait à la chambrière : « Je te donnerai dix napoléons… » Il lui serrait le bras ; elle pleurait. J’ai entendu qu’il disait encore : « Les chevaux attendront à mi-chemin des ruines… » La chambrière a répondu : « Mais le diacre qui garde la chambre mortuaire… » L’Amitié s’est mis à sourire, disant : « On lui a bouché les oreilles et les yeux avec des ducats… » Et il a ajouté : « Demain, elle retournera au couvent, il sera trop tard : je la veux cette nuit. »
« André semblait changé en statue.
« – Est-ce que tu ne comprends pas ? lui demanda l’enfant, dont les yeux brillaient dans l’ombre, intelligents et profonds comme des yeux de femme.
« – Si fait, répliqua André, je comprends.
« – Alors, répliqua la petite Fanchette, la chambrière a dit oui, tout bas, et l’Amitié l’a embrassée… Attends ! j’allais oublier quelque chose : les dix napoléons, c’est pour donner à la Giovanna une tisane qui fait dormir. On doit l’emporter à deux heures du matin, parce que la lune va jusqu’à une heure… Sais-tu ce qu’ils se disent entre eux, pour se reconnaître, ceux qui ne sont pas d’ici et qui viennent demander de l’argent à bon-papa ?
« – Non, je ne le sais pas.
« – Ils disent : Fera-t-il jour demain ? Je les ai entendus plus de cent fois. Cela te servira à entrer au château si la porte est fermée. Mais je m’embrouille et il ne faut pas, car je devrais déjà être rentrée. Je ne t’ai pas dit encore que j’ai couru chez la Giovanna, dès que l’Amitié et la chambrière n’ont plus été dans le corridor. C’était pour l’avertir. Je n’ai pas pu voir la morte, parce qu’il y avait un drap blanc sur la figure, et sur le drap un grand crucifix noir… Giovanna est bien belle. Je serai belle aussi, quand j’aurai l’âge. Je lui ai tout dit ; elle est devenue pâle. Elle a appelé Dieu, la Vierge, et puis toi. J’ai dit : « Je le connais et je sais bien où il est tous les soirs ». Alors, elle m’a envoyée et ceci est de sa part.
« Fanchette mit dans la main d’André un reliquaire, un écrin et une bourse.
« – Elle n’a que cela ! poursuivit-elle avant que le jeune armurier pût exprimer son étonnement par des paroles.
« Je ne saurais vous répéter les mots enfantins, naïfs, charmants, à l’aide desquels Fanchette fit comprendre à André que ceci n’était pas un salaire, mais la dot, la chère et pauvre dot confiée au fiancé par la fiancée. André croyait faire le plus délicieux de tous les rêves.
« Fanchette acheva :
« – Il faut venir avant l’heure et bien te souvenir de tout. Adieu. Je vais être grondée.
« Elle s’élança, légère comme une biche, et se perdit dans l’ombre. André demeura longtemps immobile à la même place. L’idée que tout cela était un songe lui revenait à chaque instant, mais les objets envoyés par Giovanna parlaient. Il se rendit à la ville pour prendre ses armes et tout ce qu’il possédait en argent. Il s’agissait, en effet, de fuir au loin. La tribu tout entière allait se mettre à sa poursuite. En regardant le château, il reconnut l’endroit où les chevaux commandés par Toulonnais attendaient. On festoyait et l’on chantait dans la maison du Père, qui avait ramené récemment un hôte de Hongrie. André enfonça son chapeau sur ses yeux et s’enveloppa dans son manteau. La lune à son premier quartier descendait déjà derrière la montagne. C’était l’heure. André entra hardiment et dit au gardien de la porte :
« – Fera-t-il jour demain, l’ami ?
« – Tout comme hier, répondit l’autre. Puis il ajouta : Tu viens de bonne heure !
« – C’est que le temps presse, répliqua André qui passa.
« L’instant d’après, il revenait portant dans ses bras Giovanna-Maria, qui avait un voile noué autour de la bouche. Cette fois, le gardien faisait mine de dormir.
« Une douce petite voix descendit des fenêtres, comme ils passaient sous le pignon du château, et leur cria :
« – Bonne chance !
« Fanchette ne dormait pas.
« L’homme qui tenait les chevaux n’eut point de défiance. Giovanna se laissa mettre en selle en gémissant. Ils partirent au galop. On chantait toujours le refrain du vin dans la maison du Père. Ce ne fut pas une nuit d’amour. Giovanna pleurait, poursuivie par l’image de sa mère. André, soumis, respectait la douleur de sa bien-aimée. Au point du jour, il fallut entrer dans une hôtellerie, parce que Giovanna défaillait. Quand elle eut reprit son courage et ses forces, les Reni couraient déjà le pays. » On dut s’enfoncer dans le maquis, car les routes étaient sillonnées en tous les sens. Toulonnais avait mis sur pied tous ceux qui obéissaient au Père. Les deux amants, blottis dans le fourré, entendirent plus d’une fois la chasse qui allait à droite, à gauche, par-devant et par-derrière. Le danger les entourait de toutes parts. Mais Giovanna, maintenant, appuyait sa tête pâle sur le cœur d’André et ils étaient heureux.
« Sept jours après la fuite du château, ils purent atteindre la mer, qui pourtant n’était pas à plus d’une journée de marche. Ils débarquèrent à Sassari de Sardaigne et furent mariés par un prêtre, qui était l’oncle maternel d’André. Oh ! le printemps délicieux ! Sassari était trop près ; ils gagnèrent les îles d’Hyères, où l’on est si bien pour aimer. C’était trop près encore. Ils traversèrent la France entière pour mettre un grand espace entre eux et le malheur, Giovanna allait être mère : ils avaient toutes les facilités.
« André chercha une ville qui ne fût pas sur les routes qui mènent de Paris aux capitales de l’Europe. Il choisit Caen, la vieille cité tranquille, à quatre cents lieues de Sartène, et, regardant autour d’eux, les jeunes époux respirèrent ; ils se croyaient à l’abri. Mais un démon était sur leurs traces, invisible. Au milieu de leur souriant bonheur, et alors que l’enfant, placé entre eux deux comme une caresse, multipliait les joies de leur paradis, ils étaient déjà condamnés.
« Un soir, un juif brocanteur, qu’André n’avait jamais vu, vint lui offrir le brassard ciselé qui joue un si funeste rôle dans l’affaire Bancelle. Le juif avait ses papiers en règle et l’acte de vente qui le constituait propriétaire du brassard. En face de cette œuvre d’art authentique, et qu’il se sentait de force à restaurer complètement, André rêva une petite fortune. Sa Julie, car Giovanna portait désormais ce nom, était si bien faite pour briller parmi les heureux de ce monde ! André était ambitieux par amour. Il acheta le brassard. Le ver était dans le fruit. André et Julie avaient le lacet autour du cou.
« Toulonnais-l’Amitié avait dit au maître : « Ces deux-là ont notre secret. » Il trompait le maître. André savait seulement ce qui était la rumeur publique à Sartène. Julie, élevée au couvent, ignorait tout. Mais André devait tout apprendre à une terrible école…
M. Bruneau s’interrompit tout à coup et resta rêveur.
– Après ?… demandèrent les deux jeunes gens d’une seule voix.
– Le reste est là-dedans, répliqua M. Bruneau en posant sa main énergique sur la brochure contenant le procès de Caen. Si vous n’avez pas lu cet écrit avec attention, relisez-le : c’est l’idée mère, l’homme qui jette un innocent en pâture à la loi, le scélérat virtuose qui joue du Code…
Maurice dit d’un ton péremptoire :
– Monsieur Bruneau, vous n’êtes pas venu chez nous pour affaire de mélodrame !
Son œil perçant et fixe s’attachait sur le visage du Normand. Les paupières de celui-ci se baissèrent.
– Je suis venu pour ceci et pour cela, murmura-t-il, c’est vrai ; le drame qui se joue dans cette maison, au château, à l’hôtel, dans la rue, va plus vite que la plume, et il sera dénoué depuis longtemps quand vous le présenterez au théâtre.
– Michel est menacé ? demanda Maurice vivement.
– Nous sommes tous menacés, répondit M. Bruneau, rouvrant avec lenteur son œil qui n’avait plus de rayons. Puis, baissant la voix : Avez-vous parfois croisé dans l’escalier M. Lecoq, votre voisin ?
– Parbleu ! fit Etienne qui haussa les épaules.
Le Normand poursuivit en s’adressant à Maurice, dont les sourcils se fronçaient :
– Ne vous fâchez pas, mon jeune maître : je voulais vous prouver que vous êtes vous-même dans le drame.
– Est-ce que M. Lecoq ?… commença Maurice.
– Vous savez bien, interrompit M. Bruneau, que dans tout paradis il faut le serpent.
– Le traître ! s’écria joyeusement Etienne : C’est toujours le diable, déguisé en cocher, qui conduit le vieux fiacre du mélodrame !
– Un homme habile, ce M. Lecoq ! dit le Normand comme s’il se fût parlé à lui-même.
Depuis un instant, il avait à la main sa grosse montre. Il ouvrit la main et consulta le cadran.
– Il y a, dit-il lentement et d’un ton de grave émotion, un homme qui se jetterait à l’eau, tête première, avec une pierre au cou, pour empêcher M. Michel de se noyer. Vous êtes jeunes, vous devez avoir bon cœur. Et puis, je vous l’ai déjà laissé entendre : vous êtes vous-mêmes là-dedans jusqu’aux yeux… Jusqu’aux yeux ! répéta-t-il ; vous y êtes par vos relations de famille, par vos amitiés, par vos haines, par vos amours. Que ce soit ou non votre volonté, il vous faudra jouer sous peu une terrible partie. Il y a un gouffre qui vous attire…
– Quel diable d’homme est-ce là ? murmura Etienne. S’agit-il de la pièce ?
– Non, répondit sèchement Maurice.
– Si fait, reprit M. Bruneau, qui eut aux lèvres une nuance d’ironie. Nous faisons tout à la fois : nous vivons le drame. Il se leva pour ajouter : Ma montre est avec la Bourse : il faut que je vous quitte pour achever une besogne qui vous regarde, monsieur Maurice.
– Quelle besogne ?
– La rupture du mariage de M. Lecoq. Maurice bondit sur ses pieds.
– Vous pouvez quelque chose à cela ? s’écria-t-il.
– J’ai le bras long… répliqua le Normand en souriant. Il y avait des tempêtes dans l’imagination d’Etienne.
– Quelle scène filée ! pensait-il.
M. Bruneau fit un pas vers la porte, mais il s’arrêta à la vue du tableau où étaient tracés les noms des personnages du drame.
– Ah ! fit-il, on a effacé quelque chose !
Puis, se retournant vers les deux jeunes gens :
– Je suis seul contre une armée, dit-il, et la loi n’est pas avec moi. Ne m’interrompez plus. Dans un cœur brisé, l’amour qui survit à toutes les autres affections est une puissance, et la haine qui a grandi dans le martyre trempe l’âme. Je suis fort, quoique je sois seul. Voulez-vous m’aider à sauver Michel ?
– Si nous savions… commença Etienne.
– Nous le voulons ! interrompit Maurice.
– Êtes-vous prêts à tout pour cela ?
– À tout ! répondirent-ils ensemble cette fois.
Etienne avait senti que ses hésitations faisaient longueur dans le dialogue.
– Même malgré lui ? demanda encore M. Bruneau.
– Même malgré lui.
– C’est bien. Tout ce que je vous ai dit est rigoureusement vrai : vous êtes menacés tous les deux, parce que l’un de vous au moins peut gêner certains projets et que tous deux vous êtes en position d’endosser le crime, ayant tous deux fait partie de la maison Schwartz.
– Le crime ! dit Etienne. On n’a pas encore parlé du crime !
– Expliquez-vous ! ajouta Maurice.
– Plus tard, repartit M. Bruneau. Il vous suffit maintenant de savoir qu’en sauvant Michel vous vous sauvez aussi.
Il avait pris la craie ; il poursuivit, en la faisant courir sur les planches noircies :
– Lisez vite, et souvenez-vous ! Ceci vaudra déjà bien des explications ! Etienne et Maurice, penchés en avant, suivaient sa main et regardaient parler l’oracle.
Le tableau se trouva ainsi figuré :
Édouard, fils d’André Maynotte et de Julie. Olympe Verdier, Julie Maynotte. Sophie, fille du banquier Bancelle. Médoc, Toulonnais-l’Amitié.
Les deux jeunes gens restèrent muets un instant, puis Maurice demanda :
– Ma cousine Blanche est-elle la fille de cet André Maynotte ?
– Non, répondit M. Bruneau.
– Et… ajouta Etienne, cet André Maynotte ne doit pas être mort, puisque c’est le héros du drame ?
Le Normand devint très pâle : sa voix changea ; il répondit pourtant sans hésiter :
– Si cet André Maynotte vivait, Olympe Verdier serait bigame : c’est impossible ! André Maynotte est mort.
D’un geste rapide, il effaça ce qu’il venait d’écrire, jeta la craie au loin et prit la porte.
En passant le seuil, il dit : « Vous avez promis : soyez prêts ! » Et il disparut.
– Prêts à quoi ? grommela Etienne. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais eu de situation pareille ! C’est original, c’est câblé… ça m’empoigne !
– Il nous a fait au moins un mensonge, pensa tout haut Maurice. André Maynotte doit être vivant.
– Comme toi et moi, répliqua Etienne. J’en mettrais ma main au feu. Dans le cas contraire, d’abord, il faudrait le ressusciter pour le drame.
– Il ne nous a pas dit qui était cet André Maynotte.
– C’est lui, parbleu !
– Je ne crois pas…
– Qui donc, alors ?
– Ce Trois-Pattes…
– Touché ! André Maynotte est Trois-Pattes. Trois-Pattes est André Maynotte… La toile ou mon argent ! Tonnerre de Brest ! quelle charpente ! Papa viendra voir ça. Lettre d’invitation : « Mon cher père, tu reconnaîtras enfin que ton fils possédait des aptitudes exceptionnelles… Les avant-scènes pleines de femmes comme il faut. Toute la bourgeoisie au balcon, la presse à l’orchestre. À bas la cabale.
– Tu es fou ! dit Maurice.
– Et je m’en honore. Les titis aux paradis. Face au parterre !
– La paix ! réclama Maurice. Laisse-moi réfléchir.
– L’auteur ! L’auteur ! l’auteur !
– La paix, que diable !
– Messieurs, la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous…
Maurice le saisit au collet rudement.
– Mais l’Habit-Noir ?… dit-il.
– Notre amour d’Habit-Noir ! Causons de ça !
– Si cet homme nous tendait un piège ?
– Une complication ? Tant mieux ! Cet homme nous tend peut-être un piège ! Aveugles que nous sommes !
– S’il faisait de nous les instruments d’un crime ?
– Bravo ! Je veux bien ! Il veut faire de nous les instruments d’un crime. Il a parlé d’un crime… Tous ! tous !
– Si c’était lui… M. Bruneau… l’Habit-Noir !
Etienne joignit les mains et tomba sur sa chaise, suffoqué par la joie.
– Lui ! râla-t-il. L’Habit-Noir ! Cent représentations de plus ! Merci, mon Dieu ! merci !
Or, il est temps de vous parler des Habits Noirs. Nous avons mentionné déjà à plusieurs reprises l’Habit-Noir, ce mythe qui inquiéta diverses époques et dont la présence à Paris laissa des traces, surtout à dater des commencements de ce siècle. Nous en avons dit assez pour que les gens experts à déchiffrer les rébus et à deviner les charades puissent mettre cet illustre sobriquet sur un visage. Mais n’en avons-nous pas trop dit ? Et M. Bruneau, ce Normand, est-il bien sûr de son fait ?
En de certaines périodes, Paris a vu les associations de malfaiteurs se multiplier à tel point que la panique se répandait de rue en rue, barricadant les maisons comme des forteresses. Nous ne faisons point ici allusion au Moyen Age, ni à ces temps barbares, où nulle lueur n’éclairait les nuits parisiennes, quand la lune manquait au ciel ; nous ne parlons pas même de ces jours plus rapprochés où MM. de Sartines et de La Reynie fondaient à grand-peine et par toutes sortes de moyens la tranquillité de la cité, faisant, ceux-là, dans la rigueur du terme, l’ordre avec le désordre et parfois aussi le désordre avec l’ordre. Nous parlons d’hier ; la place de la Bastille avait déjà sa colonne, les cendres de l’empereur Napoléon étaient aux Invalides, Louis-Philippe régnait ; quelques personnages trichaient du haut de leur grandeur, et biseautaient, pour des billets de banque, les cartes du lansquenet gouvernemental ; on parlait tout haut de corruption politique ; les journaux frappaient sur le ventre de tel homme d’État en plaisantant, comme on fait entre amis, et lui disaient : « Mon gaillard, tu es vendu ! » On ne méprisait pas trop ceux qui y mettaient un bon prix. Toute chose tournait à la raillerie : députés satisfaits et journalistes indemnisés faisaient assaut de bonne humeur ; l’apparence était d’une gaieté folle ; on ne prononçait, on n’écrivait surtout le mot vertu que pour faire rire les badauds à gorge déployée.
La paix régnait en Europe, la paix à tout prix, comme disait l’opposition ; on riait des menaces de guerre aussi bien que de tout le reste. La prospérité matérielle grandissait ; l’industrie prenait un élan mémorable et l’on pourrait appeler ces années l’âge d’or de la commandite. Des fortunes scandaleuses montaient, tombaient, s’enflaient, s’aplatissaient : c’était bénédiction. Paris ressemblait à une immense rue Quincampoix, où incessamment trépignait l’agiotage. Les riches jouaient et gagnaient ; les pauvres jouaient et perdaient ; le gouvernement, brochant sur le tout, faisait, disait-on, sauter la coupe.
Et quelque chose craquait sourdement dans cette machine, chauffée à pleine vapeur. Il y avait des crimes : cela porte malheur à un règne ; il y avait des crimes intéressants, des forfaits dramatiques, des causes célèbres en quantité. Le crime grouillait ainsi dans les hautes couches de l’atmosphère sociale ; dans les régions moyennes, les mains, moins rouges, étaient plus crochues ; tout en bas, c’était la danse macabre du vice voleur et assassin. On voyait cela, très vaguement ; on riait toujours, mais on avait peur.
Le socialisme naissait parmi ces troubles ; il balbutiait de tous côtés déjà ses déclamations austères. Ses apôtres s’entre-déchiraient à si belles dents qu’on eût dit l’ère des querelles scolastiques ; l’association, cette vérité primordiale dont nul ne songeait à nier la puissance, menaçait de sombrer sous les plaidoyers turbulents de ses avocats.
Des bonnes gens qui n’ont jamais demandé mieux que de s’associer, ce sont les voleurs. Quand on parcourt la Gazette des tribunaux de 1830 à 1845, on est émerveillé du nombre et de l’importance des bandes de malfaiteurs qui tombèrent sous la main de la justice. La justice n’eut pas tout ; la preuve, c’est qu’il en reste, sans compter ceux qui moururent dans leur lit, pleins de jours et d’honneur : mais il est certain que Vidocq et M. Allard, les fameux chefs de police, firent à cette époque de mémorables razzias. Chaque session voyait dénier deux, trois, quelquefois quatre armées de bandits, capitaine en tête ; la plupart avaient entre elles de mystérieuses connexions ; le crime enjambait de l’une à l’autre, et tel héros, comme Graft par exemple, l’assassin de l’horloger Péchard, à Caen, avait des états de service dans une douzaine de régiments diaboliques.
Entre ces bandes, néanmoins, il n’y avait pas unité d’organisation ; chacun faisait pour son compte, et parmi l’énorme masse de témoignages et de délations qui éclairèrent les jurys, on ne trouve pas une seule trace de ces romanesques centralisations qui effrayent à bon droit l’opinion publique. Le type colossal de Vautrin, autocrate de toutes les pègres, n’exista jamais que dans l’opulente imagination de Balzac. Nos coquins, Dieu merci ! n’ont pas l’esprit de famille : ils se trahissent mutuellement et, chaque fois que l’un d’eux a fait une brillante affaire, un chœur de voix envieuses s’élève des profondeurs souterraines pour crier son nom à la police.
À cet égard, les voleurs de Londres sont beaucoup plus redoutables que ceux de Paris. Voici déjà près de deux siècles que la great family – LA GRANDE FAMILLE – existe dans la capitale du Royaume-Uni et, malgré les dénégations officielles, il est mille fois probable que cette jacquerie terrible n’est pas près de mettre bas les armes. Elle a son roi, sa loi, son parlement, sa religion, sa force armée. Ses racines descendent profondément sous le niveau social ; ces cimes montent si haut que l’accusation a peine à les atteindre. Ici la vérité laisse bien loin derrière elle toutes les fictions de nos romanciers ; le crime, organisé sagement, largement, a des prudences d’État et se tient, vis-à-vis de la société, dans des limites en quelque sorte politiques.
Nous sommes en France, laissons de côté les transcendantes originalités de l’Angleterre.
Ce que nous venons de dire touchant Londres et la solide agrégation de ses malfaiteurs n’est pas hors de propos, car la sourde panique qui agita Paris en cette année 1842 portait sur un objet pareil. La multiplicité des bandes dont les méfaits se renouvelaient sans relâche, l’exhibition répétée de ces criminels qui surgissaient en foule comme si le pavé de Paris eût recouvert une intarissable mine de brigands faisaient revivre l’idée déjà vieille d’un séminaire mystérieux qui toujours et toujours bouchait les vides produits dans les rangs de l’armée du mal. Vautrin existait peut-être, ce génie déclassé, cette roue puissante, mais désengrenée, dont la force agissait à l’encontre du mouvement de la mécanique sociale. Il y avait peut-être un homme, ayant le bras assez long, la main assez large pour atteindre et contenir tous les malandrins de France et de Navarre, une tête assez vigoureuse pour fonder la Rome du crime, une pensée assez nette pour instaurer dans ce Vatican nouveau la grande politique des excommuniés.
On ne prononçait aucun nom. Et pourtant, il faut toujours un signe pour représenter une idée si vague, si fantastique qu’elle soit. Le signe y était ; on disait : l’Habit-Noir. Et, grâce à des souvenirs plus ou moins récents, vagues et profonds, comme la rumeur elle-même, cela sonnait plus haut que si l’on avait dit : Rob Roy, Jacques Scheppard, Fra Diavolo, Zampa, Schinderhannes ; cela donnait dix fois, cent fois autant que Vautrin !
En cette même année 1842, la cour d’assises de la Seine jugea une bande de malfaiteurs de la plus dangereuse espèce qui durent à ce sobriquet : les Habits Noirs, la meilleure part de leur triste célébrité. Ces Habits Noirs appartenaient peut-être à la terrible association qui fut la frayeur de Paris ; rien ne prouve le contraire, mais alors, au lieu de capturer l’état-major, la police s’était laissé prendre par les goujats de l’armée ; Ces Habits Noirs-là, vulgaires scélérats, un peu mieux couverts que le gibier ordinaire du jury, portant des gants et faisant, l’un d’eux au moins, de piètres vaudevilles, ne servirent qu’à donner le change un instant. Ce n’était pas là le roi Vautrin et ce n’était pas sa cour. L’Habit-Noir, le véritable, paraissant tout à coup parmi cette séquelle, eût mis sa cheville à la hauteur de leurs fronts.
Ce géant qu’on appelle tout le monde, est un romancier aussi : ses imaginations ont cent queues et cent têtes. Une fois l’Habit-Noir inventé, ou retrouvé, la poésie de tout le monde se mit en frais et le drapa de pied en cap dans le manteau de ses propres fantaisies. Il eut tous les noms, tous les costumes et toutes les physionomies. Nul ne douta. Sa grande figure plana dans l’ombre de ces fêtes vineuses et rauques qui enrouent les échos de la cité ; les conteurs bourgeois lui cherchèrent des bons mots avec de bonnes aventures, et les salons nobles eux-mêmes entrouvrirent en riant leur porte à cette gloire légendaire.
En riant, voilà toute la différence. Aux veillées campagnardes, la peur est sérieuse. Les veillées parisiennes ont beau trembler, cela ne les empêche pas de rire. Elles font une nique bouffonne à leurs terreurs et se consolent de leur crédulité à force de moqueries.
Nous avons tant d’esprit à Paris ! Voyez plutôt quelle douce gaieté entoure aujourd’hui ce nom de Dumolard ! Que de bons mots ! Que de calembours ! À Paris, nous avons tant d’esprit !
Soit qu’elle rit, du reste, soit qu’elle demeure sérieuse, il y a un charme dans la peur. Cela est avéré, les dames surtout aiment à frémir. Le conte de revenants, ce grand succès des temps passés, est tombé uniquement parce que les revenants ne font plus peur. Les revenants ont le tort de ne point se montrer assez souvent ; la frayeur attend, puis s’apaise, et la vogue s’enfuit avec la frayeur. Il n’y a plus de revenants.
Mais les voleurs, voilà une institution qui n’est pas menacée de périr ! À mesure que le progrès se fait et que la civilisation perfectionne son œuvre, le vol, saisi d’émulation, grandit et se développe sur une échelle tout à fait épique. Je parle seulement ici, bien entendu, du vol qui est une profession et un art, laissant de côté l’escroquerie honteuse des fournisseurs et l’ignoble fraude des marchands. Fi donc ! qu’on rive l’anneau de fer au pied de nos bandits ou qu’on leur coupe galamment la tête, mais qu’on veuille bien ne les point comparer aux obscènes marauds qui empoisonnent le vin des pauvres et qui contraignent la balance, ce symbole d’équité, à rogner la bouchée de pain de l’affamé !
Les voleurs ! les vrais voleurs ! ceux qui sont habillés de velours noir à l’Opéra-Comique et qui portent ces toques coquettes, d’où pendent des plumets rouges, ou bien ces grands feutres, plus beaux que ceux des mousquetaires ! Les voleurs de cape et d’épée ! Les bandits ! les chers bandits ! Les hommes à escopette, à bottes molles ; les hommes à guitare, s’ils sont d’Espagne ou d’Italie ; les hommes qui portent un cor d’argent en sautoir, s’ils ont le bonheur d’habiter le Hartz ou la Forêt-Noire, les gens à rapière et à manchettes, les gens de sac, les gens de corde, les brigands, les bien-aimés brigands ! Ce ne sont pas des êtres chimériques ; le caprice est fait ici de chair et d’os. Combien d’Anglaises ont perdu la tête pour l’amour de ces hardis vainqueurs ! Combien d’Espagnoles ! Combien de Calabraises ! Ils ont le don de fondre la glace même qui fige le sang des Allemandes ; les Russes, ces Françaises du Nord, cabriolent pour eux. Sous quel prétexte les Parisiennes resteraient-elles en arrière ?
Elles ne restent pas en arrière. Elles déplorent, il est vrai, le prosaïsme du temps qui a supprimé le pourpoint crevé de velours et la plume rouge sur la toque ; mais que le cor du mystérieux chasseur éveille une bonne nuit les échos de leur forêt de Paris, vous les verrez tressaillir ou se pâmer.
C’est la peur. Oui, certes, c’est la peur. Mais je le répète, il est doux de trembler. La peur contient un charme. Or, la Parisienne n’a qu’une prétention, c’est d’être jusqu’à sa quarantième année le plus charmant enfant qui soit au monde.
Il était jeune, ce grand chef, on le disait : tout jeune et d’autant plus terrible. On disait encore que c’était presque un vieillard, rompu à toutes les habiletés du crime. Le vrai, c’est qu’il avait trente-cinq ans, le front large et pâle, l’œil froid, mais si brûlant ! la barbe noire, la taille haute, la main blanche, le nez aquilin, le pied petit, les sourcils arqués et tranchés comme une incrustation d’ébène dans de l’ivoire. Palmer, c’était son nom, ou plutôt Cordova, peut-être Rosenthal. Bâtard de grande maison, selon toute apparence : les erreurs de Mme la duchesse ont produit de superbes voleurs.
Non pas cependant. C’était un fils du peuple, Gaulois de la tête aux pieds, vivante protestation de la misère : une figure riante et hardie, couronnée de cheveux blonds et bouclés. Joli homme, audacieux, galant, un peu brutal. Cela ne messied pas aux blonds ; c’est une surprise. Erreur : une face de bouledogue ! John Bull et du Guesclin ! poings carrés, nez fendu, longues oreilles, poil ras, dents de loup !
Il demeurait dans une cave, quelque part. On faisait des descriptions de sa cave. N’y avait-il pas plus de vraisemblance pourtant à supposer qu’il habitait une carrière ? Il y a où mettre des milliers de romans dans le ventre de la butte Montmartre. Clamart est bon aussi, aussi Montrouge, Arcueil et Villejuif. Mais cela vaut-il, pour un commerce pareil, un appartement : garni de six mille francs par mois, rue Richelieu ou place Vendôme ? Un prince à la cave, quelle extravagance !
Il était donc prince ? Il n’y a certes point de voleurs parmi les princes du palais, il y a beaucoup de princes parmi les voleurs.
Allons donc ! ce vieux monde ne produit plus ! Il venait en droite ligne d’Amérique, où M. Barnum attendait son retour pour le montrer, pour l’exhiber, à raison de dix dollars par fauteuil et par soirée.
Facéties de la petite presse : n’y croyez pas. Avez-vous vu un Anglais millionnaire ? un membre de la Chambre haute ? un marchand de coton de Manchester ? un coutelier de Birmingham ? lord Thompson ou master Thompson ? Regardez-moi ce faciès sérieux, rouge, flasque, fier, apoplectique. Voilà notre homme ! il tromperait Vidocq !
Vous n’y êtes point ! L’Habit-Noir : ce mot dit tout. Ne voyez-vous pas un jeune puritain sec, grave, précis, méthodique, tout battant neuf, habillé de la soutane de Genève ? Rien de plus commode que l’uniforme des quakers pour cacher une bonne lame et un trousseau de fausses clefs. Que parlez-vous de Vidocq ? celui-là tromperait M. Lecoq, qui est un Vidocq et demi !
Mais ce M. Lecoq lui-même ? Toulonnais-l’Amitié ?… Autre mystère, c’est vrai. Il y a des conversions étranges et des transformations qui font frémir, M. Lecoq est peut-être un preux chevalier maintenant, et qui sait si nous ne le verrons pas combattre le géant Habit-Noir ? Patience ! nous allons faire connaissance bientôt avec le paladin et avec le monstre.
En quittant les deux jeunes gens, M. Bruneau, évidemment pressé, prit la peine pourtant de refermer la porte. Il traversa d’un pas rapide la chambre de notre héros Michel, que nous brûlons de présenter enfin au lecteur. En passant devant la croisée, il s’arrêta court, fit un crochet et vint coller son œil aux carreaux.
La fenêtre qui faisait face, et où brillait naguère la lampe de la pauvre malade, était noire. Sans doute Mme Leber dormait, mais une lumière se montrait à la croisée voisine qui éclairait la chambre de sa fille. Un groupe se projetait sur les rideaux, ou plutôt un couple, dessiné par la bougie unique, allumée au piano d’Edmée : une femme debout et, la tête penchée, un jeune homme agenouillé.
Ce groupe était immobile et en apparence silencieux. M. Bruneau, malgré la grande hâte qui semblait le talonner désormais, resta une minute tout entière à regarder ce groupe. Quand il s’éloigna enfin de la fenêtre, un soupir souleva sa poitrine. Une émotion grave et douce était sur son visage.
Il descendit enfin l’escalier d’un pas lourd et lent ; sa physionomie, redevenue morne, exprimait le calme engourdi de la végétation commerciale. Paris est plein de ces machines, spécialement propres à gagner un peu d’argent, qui calculent et ne pensent point. Penser perd le temps. En tournant le palier du premier étage, M. Bruneau lança pourtant un regard oblique à la porte sévèrement élégante qui avait à son centre une plaque de cuivre ovale, luisante comme l’or, avec ces deux mots : Agence Lecoq. Ce fut tout : il passa. Au rez-de-chaussée, il entrouvrit la loge du père Rabot et dit :
– Trois-Pattes avait sommeil, le paresseux !
– Tiens ! il est donc chez lui, Trois-Pattes ? demanda le portier.
– Oui, oui… nous n’avons fait que trois cents de piquet ce soir… Pas gras chez les jeunes gens, dites donc, père Rabot !
– Ah ! ah ! vous êtes entré chez les jeunes gens ?
– Oui, pour leur rappeler l’échéance… Pas gras !
Il referma la porte. Une fois dans la rue, M. Bruneau prit à gauche et s’arrêta à l’entrée de la maison voisine. Il frappa et donna un petit coup à la vitre du concierge qui lui cria sans se déranger :
– Elle n’est pas encore venue, monsieur Bruneau, la lettre qui vous apportera vos vingt-cinq mille livres de rentes !
– Elle viendra… Patience !… patience !
On lui répondit par un éclat de rire. M. Bruneau monta le premier étage posément, et les trois autres avec une agilité soudaine. La porte de son logis était au quatrième étage et portait son nom écrit à la craie.
Si quelqu’un avait eu intérêt à espionner M. Bruneau, et nous verrons bientôt que ce quelqu’un existait, voici ce qu’il eût découvert en mettant son œil et son oreille à la serrure du marchand d’habits.
Les Normands sont prudents. Le premier soin de M. Bruneau, en prenant possession de son logis, fut de donner deux bons tours de clef, après quoi il alluma sa lampe. C’était pour lui l’heure du souper ; il mangea un morceau sur le pouce ; ce repas dura juste cinq minutes et fut pris du meilleur appétit.
– À la riche ! dit-il assez haut pour être entendu de l’escalier. Les gens qui vivent seuls contractent cette habitude de parler avec eux-mêmes. M. Bruneau vivait absolument seul. Sa toilette de nuit ne fut pas plus longue que son repas. On put ouïr les planches de son lit qui craquaient avec bruit.
– Bonsoir les voisins, dit-il encore tout haut et joyeusement.
Et la lampe s’éteignit. On allait évidemment dormir de la bonne manière !
Les voisins de M. Bruneau, nous pouvons vous les nommer ; il n’y avait personne pour l’entendre dans sa propre maison, car sa chambre tenait tout un côté du carré ; elle était grande et lui servait de magasin. Mais, dans l’autre maison, celle d’où M. Bruneau sortait, il y avait, au même étage que lui, nos deux jeunes auteurs dramatiques, leur ami Michel, que nous ne connaissons pas encore, et l’estropié des messageries du Plat-d’Étain : Trois-Pattes. Les deux premiers étaient trop loin ; le troisième se trouvait absent, M. Bruneau ne pouvait l’ignorer. Quand à Trois-Pattes, il dormait, selon le propre dire de M. Bruneau. C’était donc à lui-même que M. Bruneau souhaitait ainsi le bonsoir.
Pendant plusieurs minutes, un silence complet régna dans sa chambre. Au bout de ce temps, le lit craqua pour la seconde fois, mais bien doucement, et une oreille très subtile aurait pu saisir le bruit à peine perceptible d’un pied nu qui touchait le carreau avec précaution. Puis ce fut un son de porte roulant sourdement sur ses gonds. Où, cette porte ? La chambre de M. Bruneau n’avait en fait de porte, que celle qui donnait sur le carré. L’architecte vous l’eût affirmé.
Mais après tout, personne ne pouvait savoir au juste ce qui était ou ce qui n’était pas dans la chambre de M. Bruneau ; car, circonstance étrange, depuis qu’il l’avait louée, nul n’avait eu permission d’en passer le seuil. C’était un locataire tranquille, exact à payer le terme. On tolérait ses manies.
Une minute ou deux après ce bruit de porte, on battit le briquet chez Trois-Pattes. Le père Rabot vous eût dit pourtant qu’il n’avait point vu rentrer l’estropié. Il est vrai que M. Bruneau prétendait avoir fait avec lui et chez lui sa partie de piquet dans la soirée, mais ces Normands disent ce qu’ils veulent. Une lueur passa sous la porte de Trois-Pattes. Soit qu’il fût de retour, soit qu’il quittât son lit à cette heure où l’on se couche, il était éveillé, voilà le fait certain.
En ce moment, Similor, les mains dans ses poches, et Échalot, portant Saladin comme un panier par l’anse, remontaient mélancoliquement l’escalier pour regagner leur taudis. Ils avaient fait un tour au boulevard du Temple, le long des chers théâtres, pour calmer le chagrin de leur déconvenue. Le Cirque colossal, la sensible Gaîté, les Folies-Dramatiques, le Gymnase de la moyenne épicerie, Madame Saqui, les Funambules et le Petit-Lazari, avaient successivement ouvert leurs battants pour l’entracte sans leur apporter la moindre contremarque.
Le public du dimanche avale le spectacle jusqu’à la lie. Et d’ailleurs la chance n’y était pas, quoi ! Il y a des jours où rien ne réussit.
Similor roulait dans sa tête étroite des pensées tumultueuses. Échalot se sentait amoindri ; la récente tentative auprès des deux jeunes gens l’affaissait. Tuer la femme n’est déjà pas une besogne si agréable, quand on a bon cœur. Eh bien ! on ne voulait même pas de lui pour cela ! Saladin, habitué à toutes sortes de positions fâcheuses, râlait tout doucement. L’enfance de ce petit n’était pas heureuse, mais il s’accoutumait à l’agonie, comme Mithridate aux poisons. Il avait la vie dure autant que les chats orphelins. Pour le tuer, il eût fallu lui casser la tête avec une pierre.
– Dire qu’il y a des particuliers qui font la poule à cette heure-ci dans tous les établissements de la capitale ! gronda Similor qui crispait ses poings fermés dans ses poches.
– Le bonheur est fait pour les chanceux ! répondit Échalot. Similor s’arrêta devant la porte de Trois-Pattes.
– Tiens ! fit-il, le lézard ne dort pas !
– Il a une situation, celui-là ! soupira Échalot, qui mit Saladin sur son épaule.
Telles, dans les tableaux de grand style, les splendides filles de l’Italie portent leurs vases étrusques en revenant de la fontaine. Leurs cruches cependant ne disent rien. Mais Saladin protestait.
– Faut-il essayer ? demanda Similor. Il a du louche dans ses mœurs, ce paroissien-là !
– Essaye si tu veux, Amédée.
Ceci fut dit avec fatigue. L’ancien garçon de pharmacie était à bout d’espoir. Similor gratta timidement les planches mal jointes. On ne répondit point.
– Fera-t-il jour demain ? prononça-t-il tout bas.
Échalot s’était arrêté. Tous deux retinrent leur souffle pour écouter. Saladin, ayant poussé un cri, fut corrigé. Il n’y eut point encore de réponse.
– Holà ! monsieur Mathieu ! reprit Similor en élevant la voix, si quelquefois vous aviez besoin de deux jeunes gens qui savent ce que parler veut dire, pour la chose de vos ouvrages secrets ?
– Allez au diable ! fut-il enfin répondu.
Nos amis infortunés échangèrent un douloureux regard. Personne ne voulait d’eux. Ils continuèrent de monter l’escalier dont les marches ne sonnaient point sous leurs chaussons de lisière. Saladin ayant encore crié, Similor proposa de l’étouffer. Ce n’était pas mauvais naturel chez ce brave garçon, mais le malheur aigrit. Du reste, Échalot ne voulut pas. Ils parvinrent aux combles de la maison, où quelques planches de bateau fermaient leur petit coin de grenier. Sur ces planches, un morceau de carton, cloué de travers, parodiait l’opulente plaque du premier étage et murmurait : Agence Échalot, comme l’autre criait : Agence Lecoq.
Misère ! étonnante misère ! et aussi miracles de l’aveugle espoir ! Échalot espérait faire des affaires. Quelles affaires, bonté du ciel ! Entre quels intérêts le pauvre diable pouvait-il servir de trait d’union ! Ne soyez pas incrédules cependant ; Paris possède des banquiers en haillons, et chaque rouerie en usage dans les salons de la haute finance se répercute au burlesque dans le ruisseau, au burlesque ou au sanglant.
Le dénuement, croyez-le, a ses études, ses cabinets, ses comptoirs, comme il a ses lieux d’orgie, ses tripots et ses salles de bal. À cent pieds au-dessous du niveau du possible, on spécule et on calcule. Le courtier de chimères ne se rencontre pas seulement aux environs de la Bourse, et cette orgueilleuse sirène que vous nommez l’industrie ne finit même pas en poisson : ses pieds hideux sont des écheveaux de polypes qui grouillent on ne sait où. Que si cependant vous exigiez un bilan exact des ressources de l’agence Échalot, il faudrait bien vous répondre que l’essence même de cette hardie spéculation est le néant. Échalot comptait sur la chance et ne demandait qu’à gagner un gros lot sans prendre de billets. Presque tous les malheureux qui ont bu ce poison spécial, l’abrutissement distillé par l’antique mélodrame, jouent ainsi quelque lamentable rôle. Ils vivent dans le monde des malsaines invraisemblances. L’absurde, ce garde-fou de la route commune, n’existe plus pour eux. Ce sont, la plupart du temps, de bonnes âmes, ou du moins des âmes naïves. Que de pauvres jeunes filles ainsi perdues ! Que de braves garçons détournés du travail prosaïque et affolés jusqu’à l’admiration littéraire du vice ou du vol ! Quand l’opium se vend à deux sous en pleine rue, comment s’étonner de ses idiotes ivresses ?
Mais le fond ? Eh bien ! Échalot, cet abîme, en dehors de l’agence qui était sa gloire, utilisait à la sourdine ses talents pharmaceutiques et fabriquait du poil à gratter pour les charlatans de la place de la Bastille. Il avait grande honte de cela, et devant Similor lui-même il attribuait à des « trucs » les maigres bénéfices de ce labeur mystérieux. Saladin en vivait, et ce pervers Échalot n’était pas à l’abri de partager son talon de pain avec un pauvre.
Mais comme il eût tué la femme avec plaisir !
Se peut-il que le mal soit de si difficile accès, et la religion du crime imbécile rapporte-t-elle si peu à ses fervents ! Il n’y avait pas même une chandelle à l’agence Échalot. Nos deux amis se couchèrent sans souper.
La lune secourable éclairait seule leurs mouvements et le triste décor qui les encadrait. Le bouge était meublé d’une chaise, de deux banquettes en guenilles, d’une large paillasse éventrée et d’une table supportant, ma foi ! deux étages de cartons. Qu’y avait-il dans ces cartons ? Les affaires de la maison Échalot, parbleu ! Deux ou trois poignées de lambeaux à l’usage de Saladin, et du poil à gratter. Saladin fut déposé sur la table, entre l’écritoire desséchée et une bouteille vide, qui eût valu ses trois sous, si elle n’eût été fêlée.
– Et dire, répéta Similor qui avait de vraies larmes dans la voix, que la moindre poule gagnée donne de quoi se divertir dans Paris, faire la noce avec des dames et se plonger dans l’oubli de ses propres tourments !
– Toujours des dames ! riposta Échalot avec humeur. Moi, si j’avais de l’or, je me bornerais à nous donner les plaisirs de la table.
Ce soir, Similor se fût contenté de ce pis-aller.
– N’empêche, dit-il, pourtant qu’on en a vu qui mettaient un jeune homme dans l’aisance, des dames… À la dernière des Folies-Dramatiques, te souviens-tu de la marchande de denrées coloniales qui prenait des billets de cinq cents dans la caisse de son époux pour les fourrer à M. Théophile ?
– Autrement tourné que toi, celui-là ! fit Échalot qui remplissait ses devoirs auprès de Saladin.
Similor se jeta sur la paillasse.
– Si on en avait les toilettes ! soupira-t-il. Gilet blanc, cravate bleu de ciel avec épingle en pierres précieuses, bagues au doigt, coiffé par le perruquier des théâtres et du fard sur les joues. La mère de Saladin était plus aristo qu’une épicière.
Échalot haussa les épaules et dit :
– Avale, petiot, c’est moi qu’est ta vraie mère par les sentiments. Puis il ajouta en soupirant :
– Pauvre Joue-d’Argent !
C’était peut-être le nom, ou le sobriquet de la défunte. Ce fiévreux Similor se tournait et se retournait sur la paillasse.
– Il n’y a pas de bon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup. J’étais fait pour toutes les délices de l’existence heureuse et débauchée !
– Calme-toi, Amédée ! lui dit sévèrement son ami. Tu te fais du mal avec tes passions brûlantes. La chance peut venir. Si on trouvait une ficelle…
– J’en ai une ! l’interrompit Similor d’une voix sombre.
– Voyons voir.
Amédée se souleva sur le coude. Un rayon de lune éclairait son maigre visage, autour duquel ses cheveux plats tombaient comme des serpents.
– Tu ressembles au traître ! murmura Échalot épouvanté.
– Ça y est ! répondit Similor avec une froide exaltation. Je ne crois plus à rien, même aux faiblesses de la nature ! Tout le monde sait bien qu’on trouve des bourgeois impotents qui veulent perpétuer leur race pour ne pas laisser périr le nom de leurs ancêtres. Je leur colle Saladin pour cent francs comptant !
Échalot ne répliqua pas tout de suite ; il pressa l’enfant contre son cœur avec une véritable tendresse et mit un long baiser sur sa pauvre joue blême.
– Fais silence, Amédée ! prononça-t-il solennellement. Tu blasphèmes ! L’enfant est plus à moi qu’à toi, car je l’ai nourri de mon laitage ! J’entrerai, s’il le faut, dans une voie criminelle ; je n’ai pas froid aux yeux, et suis prêt à violer les lois arbitraires faites par les tyrans. C’est mon caractère ! Mais faudra que tu me passes au travers du corps, entends-tu, pour nuire au petit ; j’ai son plan d’éducation tout fait, et je lui laisserai intégralement mon héritage !
– Pour sensible, tu es sensible ! dit Similor attendri. Mais si l’impotent était pair de France ? Si ça faisait le bonheur de Saladin pour tout son avenir ? et qu’il nous protégerait par la suite… Que nous irions le voir à son château, sur l’impériale, et qu’il nous mettrait des bourses dans la main, sachant le secret de sa naissance qu’on cacherait à l’univers entier… On ferait semblant de rien en entrant, mais on s’épancherait dans son cabinet, loin des regards de la foule. Bonjour, papa Similor ! Ça va bien, maman Échalot ?
– Enchanteur ! murmura ce dernier, qui pleurait et qui riait à la fois. Comme tu manies la parole avec adresse. Pour son bonheur, vois-tu…
Il s’arrêta et reprit :
– Mais s’il allait nous renier plus tard ?
– Impossible ! protesta Similor. Je ne dis pas qu’il nous embrassera dans la rue. Ça ne serait pas raisonnable… mais il nous fera des petits signes amicaux du sein de son carrosse.
– Je n’en demande pas davantage ! soupira tendrement Échalot.
– Et puis d’ailleurs, crois-tu que nous ne serons pas habillés proprement, à l’époque ?
– Dame ! s’il en fait les frais généreusement…
– Il les fera, j’en réponds !… Viens te coucher.
Échalot embrassa une dernière fois le futur pair de France et s’étendit sur la paillasse. La concorde était rétablie entre les deux amis. Pendant un quart d’heure, ils dialoguèrent leurs légitimes espérances, puis ils trouvèrent un sommeil plein de rêves où ils se virent tous deux, gras et cossus tétant la bombance éternelle.
De bonne foi, Saladin, héritier, acheté par l’impotent, pouvait-il faire moins pour papa et maman ?
Ils ronflaient tous deux, maman et papa, pauvres estomacs creux, pauvres consciences vides. Courez le monde, fouillez l’univers, nulle part ailleurs que dans les ravins de la forêt parisienne vous ne trouverez ces végétations monstrueuses.
La lune tournait et mettait sa lumière sur la mièvre face du petit. C’était un vieillard en miniature, et gentil pourtant. Dans les rides indécises de ce masque, on devinait les rudiments d’un sourire à la Voltaire.
Comment poussent-elles ces créatures ! Les enfants scrupuleusement soignés meurent parfois, car Paris n’est pas une bonne nourrice ; mais ceux-là ne meurent jamais. Ils percent la terre sous le pied qui les devait écraser. Ils ont la santé du champignon. S’il y avait la peste, ils en vivraient. Chance de mauvaise herbe ! Que deviennent-ils, ces fils de l’impossible ? C’est le mystère et c’est le hasard. À quoi peut servir une pareille trempe ? À tout. Leur berceau fut leur vice, mais ils ont souffert. Aucune souffrance n’est perdue ici-bas, quand le patient a la force et le temps. Parmi ces créatures, l’innombrable majorité n’a pas le mal. C’est la litière de nos sociétés.
Mais d’autres… Ah ! ceux-là sont d’acier. Prenez garde ou découvrez-vous ; c’est solide pour nuire ou pour bien faire ; c’est intrépide ou c’est implacable ; cela inspire la terreur ou le respect. Les grands coquins ont cette origine, les ardents tribuns aussi, aussi les fiers poètes, aussi les magnanimes apôtres.
Sera-t-il Cartouche, cet avorton ? ou Robespierre ? ou Bernadotte ? ou Beaumarchais ? ou Vincent de Paul ? Paris est capable de tout.
Mais qu’elle est laide au clair de lune, cette graine d’idiot ou de héros ! Tirez !
Pendant que tout dormait dans ce trou plein d’illusions et de misère, la porte du logis de Trois-Pattes, située à l’étage au-dessous, roula doucement sur ses gonds. Le commissionnaire estropié de la cour du Plat-d’Étain sortit de sa chambre avec précaution après avoir éteint préalablement sa lumière. Il monta l’escalier en rampant, et c’était chose pénible, mais curieuse, de voir avec quelle adresse de reptile il profitait de sa roulette ou troisième patte. Il s’arrêta devant le taudis d’Échalot et prêta l’oreille.
Puis, longeant un corridor étroit qui traversait les combles, il rejoignit l’escalier de service et en descendit les marches à reculons, jusqu’au premier étage.
Là étaient deux portes dont l’une s’ouvrait sur les cuisines assez vastes et bien vivantes de la maison Lecoq, dont le patron était un joyeux appétit.
Ce fut à l’autre que l’estropié frappa six coups ainsi espacés : trois, deux, un.
La porte roula aussitôt sur ses gonds, et une voix de femme énergiquement enrouée dit en patois corse :
– Fa giorne, donque, aqueste nott’ sclopat ? (Il fait donc jour, cette nuit, éclopé ?)
Trois-Pattes passa le seuil en rampant et répondit :
– Il y a du nouveau, madame Battista. J’ai travaillé pour deux aujourd’hui, tout éclopé que je suis. Je ne dormirai pas avant d’avoir entretenu le patron.
Dans cette pauvre chambre, où la lampe, triste, éclairait naguère le travail de la malade, il y avait deux personnes maintenant : Mme Leber, étendue sur son lit, et sa fille Edmée, assise près du chevet. La lampe brûlait toujours, répandant sa lueur économe dans ce petit intérieur d’une propreté flamande, mais qui respirait je ne sais quelle mélancolie découragée. Il n’y avait rien là dans le mobilier ni dans les rares objets d’ornement qui indiquât une fortune perdue ; tout était décent, mais médiocre, tout excepté un très beau brassard d’acier ciselé, appartenant à l’art du quinzième siècle, qui était posé sur la modeste commode et recouvert d’une baudruche très transparente.
Sans cet objet, qui contrastait avec tout ce qui l’entourait, l’opulence passée n’avait point laissé de débris. Il y avait des années qu’elle était morte, et comme il arrive après les catastrophes commerciales, quand le vaincu est homme d’honneur, on avait rompu complètement et tout d’un coup avec les aises de la vie ; on s’était fait pauvre résolument et franchement.
Edmée et sa mère étaient tout ce qui restait de cette maison Bancelle, l’orgueil et l’envie de la ville de Caen, la riche maison de banque, la maison de banque qui avait hôtel, château et carrosses !
Vous avez vu dans quelque salle basse de ferme, dans quelque mansarde, le diplôme encadré comme une image sainte. C’est tout l’ornement de l’indigent réduit ; cela dit l’humble gloire du maître, beaucoup de veilles ou beaucoup de sang ; cela raconte parfois une noble action, parfois un trait d’héroïsme. Pour une fortune, les bonnes gens qui manquent de tout ne vendraient pas ce brevet-là. Le brassard ciselé, objet d’art délicat et précieux, n’était pas une relique d’orgueilleuse magnificence ; c’était un témoignage comme le brevet qui parle d’honneur.
M. Bancelle, avant de quitter Caen pour toujours, avait épuisé ses dernières ressources pour se procurer ce brassard, éloquence muette qui plaidait la cause de toute sa vie et constatait la force majeure, instrument de sa ruine. C’était là, sous l’enveloppe transparente, la foudre même qui l’avait terrassé.
M. Bancelle, au moment de sa chute, avait quatre beaux enfants, une femme encore jeune et bien-aimée, une vieille mère et une sœur dont il était la providence. Tout ce monde-là tint conseil, et il fut décidé qu’on travaillerait chaque heure de chaque jour pour payer cette lourde dette que le sort mettait à la charge de la famille. C’étaient d’honnêtes gens.
M. Bancelle et sa famille vinrent à Paris : il quitta son nom qui avait été une noblesse et prit celui de sa mère pour entamer une lutte vaillante, mais ingrate. Mme Bancelle, qui était enceinte à l’heure de la catastrophe, mit au monde une fille, notre Edmée, quelques jours après l’arrivée à Paris. Ce fut une fête mouillée de larmes, un sourire qui naissait dans le deuil. Et pourquoi cette morne histoire de la bataille impossible ? M. Leber n’avait que l’habileté facile des heureux. Il n’était ni assez âpre, ni assez subtil pour faire de rien quelque chose. Il mourut bien vite à la peine.
Lui parti, et il s’en alla le premier, fixant sur ceux qui restaient son regard désespéré, la mort demeura dans la maison. Sa sœur le suivit : une pauvre demoiselle qui ne pouvait se consoler, regrettant son luxe comme on pleure un amour, puis, chose lugubre, à des intervalles presque égaux, les quatre beaux enfants. Tout cela en trois années. La veuve était de marbre. Edmée, son dernier bien, se coucha. L’intervalle y était : ce devait être son heure. La veuve s’étendit sur le tapis et ferma les yeux : elle ne voulait rien opposer à la condamnation de Dieu.
Mais une douce petite voix l’appela et lui dit d’avoir courage. La leçon qui vient des enfants porte haut. La pauvre mère se releva pour s’agenouiller. Elle était forte. Ce fut son premier et son dernier découragement.
Edmée vécut. Il y eut à la maison de mélancoliques bonheurs. La veuve avait conservé intacte la pensée de son mari. Faire de sa fille une ouvrière était le plus sûr, et Mme Leber avait assez de sagesse pour comprendre qu’en face d’une situation comme la sienne, il ne fallait rien risquer ; mais le travail d’une ouvrière ne sert qu’à vivre.
Si Edmée devenait une grande artiste ! La gloire fait gagner de l’argent ; Mme Leber eut ce rêve de la réhabilitation : le nom de son mari, lavé de ces taches odieuses, exhumé de ce tombeau de honte, replacé enfin sur le piédestal où pendant toute une vie de prospérité loyale il avait mérité l’estime publique !
Edmée devint une délicieuse fille et une artiste habile. Nous savons par quel hasard enfantin sa vie modeste se trouva mêlée à l’opulente existence de Schwartz. Sans ce hasard, elle n’eût jamais percé l’enveloppe d’obscurité sous laquelle végètent à Paris tant de charmants talents. Ce fut donc un bonheur, mais ce fut un malheur aussi, parce que Edmée avait une âme ardente ; sincère, dévouée et qu’elle aima notre héros Michel.
Certes, notre héros Michel le méritait bien. Il avait, lui aussi, le cœur dévoué ; sincère, ardent, il valait beaucoup, mais rien ne valait Edmée. Michel était d’un riche sang, doux, franc, brave ; il avait la poésie des forts, sa poésie avait déteint comme font certaines couleurs dans une atmosphère viciée. M. Schwartz, qui n’était pas un homme mauvais, avait un entourage auquel il serait injuste d’appliquer une épithète directement outrageante. Patron et clientèle pouvaient être rangés dans ce monde de milieu, peuple affairé, effaré, militant à l’excès, à qui le besoin de jouer enlève toute personnalité et toute conscience. De jouer, non pas de travailler, quoique leur jeu soit tout un travail. La poésie qui passe au travers de cette foule y perd ses ailes.
Edmée souffrait. Ce n’était peut-être pas tout à fait la faute de Michel. Il est tels secrets qui ne se peuvent confier, même à la femme aimée. Edmée souffrait, et Michel ne le voyait pas assez. Il allait, lui, courant les aventures. C’était un preux chevalier, il est vrai, avec le nom de sa dame aux lèvres et dans le cœur : mais encore une fois, Edmée souffrait ; tandis qu’au fond, ces chevaliers errants s’amusent.
Edmée avait eu des débuts brillants comme professeur de piano. Elle s’était lancée très vite dans le monde Schwartz. Son talent, très réel, doublé par le charme que toute sa personne exhalait comme un parfum, lui marquait une large place qu’elle n’avait pas prise tout à fait parce que son gain la laissait pauvre, et que pour réussir, même en cette carrière si humble, il ne faut pas rester longtemps pauvre.
Elle était pauvre à cause du rêve de sa mère, qui allait se réalisant dans de très modestes proportions, il est vrai ; elle restait pauvre parce que le prix de ses leçons passait presque intégralement aux créanciers de son père. Deux fois par an, le petit commerce de Caen recevait de maigres acomptes et se disait : « À ce train-là, ces gueux de Bancelle ne nous auront pas payés dans cent ans ! »
Heureusement que la bonne Mme Leber ne travaillait pas jour et nuit, se privant de tout et privant aussi Edmée avec une rigueur Spartiate, pour obtenir la reconnaissance du petit commerce de Caen ! Dans cette médiocrité toujours voisine de l’indigence, il y avait, du reste, du bonheur. Il n’est pas au monde une récompense plus large que la satisfaction de la conscience.
Nous savons comment le pauvre bonheur disparut, comment naquit l’inquiétude, comment vint la maladie du corps et de l’âme. Edmée adorait sa mère qui était sa confidente, cette mère, sanctifiée par la souffrance ; mais toute passion solitaire est en danger d’aboutir à la monotonie. Mme Leber rapportait tout à son idée fixe ; à son insu, elle voyait dans la beauté d’Edmée un acompte futur distribué aux créanciers. Un mariage ! le rêve de toutes les mères ! La vieille dame avait supputé l’acompte que pouvait représenter la valeur de notre héros Michel. Elle songeait à cela en travaillant ; elle travaillait, travaillait toujours, disant, quand Edmée la grondait, disant de sa voix faible et douce :
– C’est un sou de plus pour nos créanciers !
Ce soir, Edmée l’avait endormie comme un enfant au récit arrangé de son entrevue avec Mme la baronne Schwartz. Le récit s’était arrêté à la rencontre de M. Bruneau. Mme Leber ne connaissait pas M. Bruneau, qu’Edmée avait salué là-bas presque comme un ami. Pourquoi cette réticence ? Edmée rêvait, la main dans les mains de la vieille dame que le sommeil avait surprise ainsi. Elle ne regardait pas sa mère. Ses yeux secs et mornes étaient fixés sur la fenêtre au travers de laquelle ils cherchaient la croisée de Michel.
La croisée de Michel était noire. Edmée se disait : « Je ne suis plus rien dans sa vie. » Elle avait vu la calèche de la baronne Schwartz dépassant la patache sur la route de Livry. Elle se disait encore : » Ils sont ensemble ! » Elle se retourna parce que la vieille dame avait fait un mouvement. Sur ses lèvres pâles, qui remuaient lentement, Edmée devina ces mots, toujours les mêmes, exprimant la pensée qui la tenait dans le sommeil comme dans la veille : « Nos créanciers… »
Pour ceux-là, elle eût mendié au coin de la rue.
Edmée baissa les yeux et ses beaux sourcils se froncèrent. Elle retira bien doucement sa main de la main de sa mère, qui resta entrouverte et affaissée sur la couverture. Elle prit la broderie, où chaque fleur, hélas ! tremblait comme les doigts de la pauvre ouvrière, et la mit hors de portée, car Mme Leber se relevait souvent la nuit pour reprendre son travail, puis, déposant sur le front de la dormeuse un baiser plus léger qu’un souffle, elle emporta la lampe dans la chambre voisine.
C’était sa chambre à elle, meublée d’un petit lit bien blanc dont les simples rideaux avaient des plis tout gracieux, d’une bibliothèque mignonne où la musique des maîtres vivait près du génie des poètes, de deux bergères, dont une, poussée non loin du piano, semblait attendre un hôte absent, et enfin d’un beau piano, austère de forme et portant le nom d’Érard.
Ils étaient comme fiancés, Michel et notre Edmée. Michel venait là autrefois, même quand Mme Leber dormait. Cette chambre avait écouté le duo splendide des jeunes et chastes amours.
Le piano se taisait alors et le rêve parlait, chantant le poème délicieux de l’avenir. Cette bergère vide marquait la place où Michel s’asseyait autrefois.
Edmée posa la lampe sur le piano et vint à la fenêtre, croisant ses mains distraites sur l’espagnolette. Sa figure était tout contre les carreaux, où son haleine fit revivre les lettres de son nom, écrit par le doigt de Michel, un jour où lui aussi attendait peut-être. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il faisait nuit toujours chez Michel. De la chambre où demeuraient Etienne et Maurice, des voix tombaient. Là se continuait l’éternelle dispute dramatique.
Edmée vint se mettre à genoux devant son lit. Elle pria, mais seulement des lèvres, car les événements de cette soirée entamaient sa foi. Tout ce bonheur qui entourait la baronne Schwartz donnait pour elle un démenti à la Providence. Ce fut en priant qu’elle se dit :
– Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de me tuer ? Et cela mit un baume de glace sur sa peine.
C’était une chère enfant, pourtant, toute faite de vaillance et d’amour dévoué. Mais son entrevue avec la baronne Schwartz lui empoisonnait le cœur.
Cette femme était heureuse ! cette femme avait les baisers de sa fille, un ange ! Cette femme avait l’affection de son mari, un honnête homme, un homme fort qui la baignait de la tête aux pieds dans toutes les joies de l’opulence. Cette femme avait les respects du monde, elle qui volait à une enfant déshéritée son suprême prétexte d’espérer et de vivre, elle qui enfreignait pour cela les lois divines et humaines, elle, la comédienne hypocrite et adultère.
Edmée se leva, laissant sa prière inachevée ; elle ne savait plus qu’elle avait voulu prier. Elle s’assit auprès du piano, en face de la bergère vide, et se mit à pleurer silencieusement. Il était là, autrefois, il lui prenait les deux mains, et il bâtissait en l’air des projets qui toujours commençaient ainsi :
– Quand tu seras ma femme…
Edmée se sentait affaiblie jusqu’à l’angoisse. Elle entendait ces mots sortir d’un bourdonnement confus :
– Quand tu seras ma femme.
Et les larmes qui brûlaient ses pauvres yeux répondaient : « Jamais je ne serai sa femme… »
Puis l’idée d’être seule au monde et libre d’obéir aux conseils de son désespoir lui revenait comme ces obsédants refrains qui bercent la fièvre. Elle étendait ses mains jointes vers la chambre de sa mère.
Ce ne fut point un évanouissement, car elle rêva, mais cela ne ressembla point à un sommeil. Les belles boucles de ses cheveux touchèrent le clavier qui rendit une plainte et ses yeux se fermèrent.
… Elle était dans la chambre de sa mère ; elle éprouvait une horreur morne. Déjà les cierges allumés ! Quoi ! déjà ! Le crucifix était sur le drap et les deux mains de marbre se croisaient, auprès de la broderie qui jamais ne devait s’achever. Fermez ! oh ! fermez, par pitié, ces yeux qui avaient des regards si tendres ! Déjà la veillée du prêtre, et déjà, déjà le cercueil !
Mais c’était à l’instant ! Mme Leber dormait…
– Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de mourir ?
Edmée avait dit cela, agenouillée et priant. Est-ce que le ciel peut exaucer les blasphèmes de la folie ?
Quelques voisins, pas un ami. Le deuil montait vers le cimetière. Déjà, déjà !
Déjà la fosse ouverte… Oh ! Michel n’était pas là pour dire adieu à celle qu’il appelait « ma mère ! ».
Michel !… Là-bas ! cette calèche emportée par deux rapides chevaux ! Michel ! et cette femme, celle qu’il aime maintenant, la baronne Schwartz !…
Il y a place pour deux ici, ma mère !
Déjà ! comme tout va vite ! déjà du gazon et des fleurs sur cette tombe ! Prie pour moi, ma mère, ma sainte mère ! Le gazon a verdi, les fleurs se sont évanouies. Déjà, mon Dieu, déjà !
La voilà seule, Edmée, dans ce logis vide. Ils sont là, tous les deux, vis-à-vis, Michel et celle qu’il aime à présent : le rideau cruel montre ces deux ombres enlacées. Tout est clos et le charbon s’allume : car la prière funeste est exaucée de point en point.
Edmée n’a plus de mère ; elle est libre de mourir.
Michel ! c’est la dernière pensée ! Si, pour le retenir ou pour le rappeler, il fallait perdre ce bien qui est plus cher que la vie, s’il fallait… Ô ma mère, prie pour moi ! Jamais il ne m’a donné ce baiser que je devine et qui me tue ! Qu’il soit béni ! Qu’elle soit maudite !
Comme ce charbon s’embrase et que cette vapeur monte bien à mon cerveau ! Est-ce donc si aisé de mourir ? Et si doux ?
On lui dira demain au matin, quand il s’éveillera : « Elle est morte. » Dès que nous sommes morts, on nous pleure. Il viendra peut-être visiter là-bas celle qu’il abandonnait si près de lui. Quand nous sommes morts, on nous aime.
Qu’elle ne soit pas maudite ! mon Dieu, pardonnez-lui ! On devient meilleur pour mourir. Je vais à toi, ma mère. Michel, adieu, bien-aimé amour ! mes yeux se voilent, mais je t’aime, je meurs et je t’aime ; je n’ai plus qu’un souffle, c’est pour t’aimer ! Je t’aimerai au-delà de la vie…
– Qui est là ? demanda la vieille dame, éveillée dans la chambre voisine…
– C’est moi, répondit une voix mâle et douce.
– Ah ! fit Mme Leber, c’est vous ! Elle a bien pleuré… ne soyez pas si longtemps sans revenir.
Elle ajouta mentalement et croyant parler :
– Approchez-moi mon ouvrage.
Mais le sommeil pesait de nouveau sur elle.
La tête charmante d’Edmée s’inclinait sur l’épaule de Michel, que nous tenons enfin, le volage et le fugitif ! Leurs lèvres se touchaient. Sa bouche pâle eut un vague sourire. « Es-tu donc mort aussi ? murmura-t-elle en refermant les yeux. Je ne vois pas ma mère. Sommes-nous tous dans le ciel ? »
Michel la regarda, ébahi, puis il l’enleva dans ses bras, disant : « On ne se marie pas dans le ciel, ma belle petite Edmée. Éveillez-vous, je suis vivant, je suis riche, je suis heureux. À quand notre noce ? »
Michel était à genoux devant Edmée qui tenait à pleines mains sa tête souriante. Les fiers cheveux bouclés qu’il avait ! la belle pâleur ! le viril regard ! Elle se penchait ; les chevelures mêlaient leurs nuances amies. Il y avait une adorable joie sur le front de la jeune fille et des larmes baignaient la splendeur de ses yeux.
– Elle est ma mère, avait dit Michel dans un baiser.
Et vous comprenez tout, comme elle avait tout compris, elle, Edmée ; il suffit d’un mot pareil qui éclaire comme la foudre. La douleur enfuie faisait place à une profonde allégresse. Sa mère pourtant ! Elle, la baronne Schwartz, si jeune, si belle ! Un doute venait, et c’est le charme exquis de ces explications. Le doute prolonge la bien-aimée jouissance.
Edmée disait :
– Blanche n’a que quinze ans, et déjà Mme Schwartz me semble trop jeune pour être la mère de Blanche !
En même temps elle frémissait avec délices à la pensée de ses angoisses guéries.
– Mais comme je vais l’aimer, Michel, notre mère !
Puis elle se souvenait : ce regard calme de la baronne, cette hautaine douceur.
– Ah ! j’aurais dû comprendre !
Puis encore elle doutait pour la millième fois.
– Mais dites-vous vrai ! Ne jouez pas avec cela, car j’ai rêvé de mourir ! elle est trop belle… trop jeune…
– Certes, certes, murmurait Michel en s’enivrant des virginales étincelles qu’épandait ce regard d’amante ; elle est bien jeune, elle est bien belle… Mais comment ai-je pu rester si longtemps loin de toi, Edmée, mon âme chérie ?
– Oui, comment ?… et pourquoi, Michel, pourquoi surtout ? Ah ! je suis seule à aimer !
Il refoula ce blasphème d’un baiser, d’un baiser d’époux, bien franc, délicieux et chaste bâillon que les deux mains d’Edmée pressèrent passionnément sur ses lèvres. Elles sont ainsi ces vieilles amours qui sont nées avec le cœur et dont les racines vont jusqu’à l’enfance. Edmée restait pure comme son sourire.
– Méchante ! répliqua Michel ; je t’ai dit un secret qui ne m’appartient pas et que je ne sais pas encore tout entier. Un secret qui peut tuer tout ce que j’ai de plus cher au monde après toi… après toi ou avec toi : car sais-je laquelle j’aime le mieux de toi ou de ma mère !
– Je l’aimerai autant que toi, murmura Edmée.
Puis ses belles petites mains blanches écartèrent les cheveux de Michel comme eût fait une mère, en vérité une tendre mère qui a bien pleuré pendant l’absence et qui admire au retour son fils plus grand et plus mâle.
– Nous sommes donc trois ! prononça-t-elle tout bas. Puis se reprenant et perdant son sourire :
– Mais penses-tu que moi, elle pourra m’aimer ?
– Elle t’adorera, repartit Michel, plus tard !
– Ah ! fit Edmée, plus tard !
Et elle resta pensive.
Les lèvres de Michel jouaient avec le bout de ses doigts.
– J’ai assez vu le monde, reprit-elle, d’en bas ou par les portes entrouvertes, pour savoir que, dans le monde, rien ne ressemble à notre position. Je fais avec vous, Michel, ce que nulle famille ne comprendrait. Nous voici seuls et gardés seulement par ma mère endormie : vous, tout jeune et vivant Dieu sait comme… car quelle est votre vie, monsieur ?… moi, folle et faible créature…
– Et sainte aussi ! l’interrompit Michel dans une caresse respectueuse. Le monde n’a rien à faire entre nous, Edmée.
– C’est pour votre mère que le monde me fait peur. Il l’interrompit encore pour prononcer avec tristesse :
– Le monde n’a rien à faire entre ma mère et moi.
– C’est vrai ! dit Edmée naïvement et non sans joie, je n’avais pas songé… tu ne peux pas être le fils du baron Schwartz.
Comme il baissait les yeux, elle lui reprit la tête à deux mains.
– Je ne sais pas ce que je dis, s’écria-t-elle. Voilà si longtemps, si longtemps que je souffre ! Ce n’est pas un reproche, mon Michel bien-aimé, c’est une excuse. Je voudrais parler souvent, parler toujours de ta mère, et ne jamais rien dire qui ne fût respect et amour…
– Elle t’adorera ! répéta Michel, j’en suis sûr.
– Et ta sœur ! Oh ! c’est déjà une bonne petite sœur pour moi. Que de fois son rire joyeux m’a fait du bien jusqu’au fond de l’âme !… Et vas-tu laisser ce mariage s’accomplir ! Blanche ! notre cher ange ! épouser M. Lecoq !
Notre héros Michel prit un air important.
– Chérie, répondit-il, nous causerons de ces choses-là. Je sais pourquoi vous n’aimez pas M. Lecoq.
– Tu sais pourquoi je n’aime pas M. Lecoq ! répéta Edmée en regardant Michel avec une sorte d’effroi. Il éclata de rire.
– Qui est là ! demanda pour la seconde fois la vieille dame, réveillée en sursaut.
– C’est moi, ma bonne madame Leber, répondit encore Michel.
– Ah ! ah ! c’est toi, méchant sujet ! As-tu une place ?… Edmée ! mon enfant, la lampe et mon ouvrage. Je veux travailler un petit peu.
On l’entendit ronfler aussitôt après.
– Sa pauvre tête devient bien faible, dit Edmée à voix basse.
Il y avait entre Mme Leber et Michel un indissoluble lien ; c’était le souvenir de la flambée dans la mansarde. La vieille dame le voyait toujours enfant et ne pouvait prononcer son nom sans sourire.
– Il y en a tant qui n’ont pas de cœur ! avait-elle coutume de dire. Celui-là avait du cœur ; celui-là était un cœur !
– Quand nous allons être mariés, chérie, reprit Michel, ému, nous pourrons donner des acomptes. J’ai bien pensé à maman Leber tous ces temps-ci…
– Cela m’a fait peur, l’interrompit Edmée, quand tu as dit tout à l’heure : « Je suis riche. »
– C’est effrayant, répliqua notre héros, tout ce que j’ai à te raconter. Ce sont de grands secrets, figure-toi ; mais est-ce que je peux te cacher quelque chose !
Il se leva et poussa la porte qui communiquait avec la chambre de la vieille dame.
– Que faites-vous ! demanda Edmée.
Michel répondit d’un ton moitié railleur, moitié solennel :
– Il va être question d’affaires de vie et de mort. D’abord, reprit-il en poussant la fameuse bergère auprès de sa compagne étonnée, ce Bruneau est un scélérat, et il faut lui rendre l’argent qu’il vous a prêté.
– Comment savez-vous ?… balbutia Edmée.
– J’ai la somme, dit Michel au lieu de répondre et en frappant sur son gousset en homme qui triomphe de le sentir plein par hasard… Ce que c’est que de nous, ajouta-t-il d’un accent piteux. J’ai des gestes, des mots et des joies de petit-bourgeois, maintenant, moi qui pouvais passer pour le miroir du true gentleman, il y a six mois ! L’argent est le sang même des veines de ce siècle, c’est bien sûr. J’ai manqué d’argent, cela m’a dégradé… Où en étais-je ? Bruneau est un scélérat et la comtesse Corona ne vaut pas beaucoup mieux que lui. Sans M. Lecoq, je vous le dis sérieusement, Edmée, j’étais perdu sans ressources.
La jeune fille détournait les yeux avec malaise chaque fois qu’on prononçait ce nom. Elle demanda :
– Est-ce M. Lecoq qui t’a dit du mal de M. Bruneau et de la comtesse Corona ?
– Ne vas-tu pas défendre aussi la comtesse Corona ! s’écria Michel.
– Elle t’aime, mais tu ne l’aimes pas, murmura Edmée. Quand je souffrais, je songeais à elle comme à une amie.
– Une amie ! répéta Michel en ricanant. Mais il ne s’agit pas de la comtesse Corona, se reprit-il, et nous allons revenir à ce digne M. Bruneau… Encore une fois, je sais toutes tes histoires avec M. Lecoq.
– Toutes ! fit Edmée, comme un écho.
– Toutes !
Edmée resta bouche béante à le regarder.
– Bien ! bien ! murmura Michel. Voyons, calme-toi. Depuis quand est-il défendu à un honnête homme de rechercher une honnête jeune fille en mariage ?
– En mariage ? se récria Edmée dont la joue devint pourpre ; et c’est vous qui me parlez ainsi, Michel ?
– Depuis quand, poursuivit celui-ci, la voix libre, l’œil clair et sans embarras aucun, l’honnête homme qui s’est mis en tête une idée semblable n’a-t-il plus le droit, lui puissamment riche, d’éprouver un peu la jeune fille pauvre ? On ne se marie pas pour un jour.
– Raillez-vous ? demanda Edmée stupéfaite.
– Non, sur ma parole !
– Mais vous ne m’aimez donc plus, alors ?
– Si fait, de tout mon cœur… sois donc raisonnable, chérie ! Je n’aime que toi, je te le jure, et je n’aimerai jamais que toi.
Il y avait dans ce serment une si parfaite éloquence de tendresse et de vérité, une absence si complète d’emphase qu’Edmée ne put s’empêcher de sourire.
– Le reste m’est indifférent, dit-elle. Si tu m’aimes, tout est bien. Cependant…
– Cependant ? répéta notre héros qui la guettait du coin de l’œil avec une intolérable supériorité.
– Ah ! fit-elle en frappant du pied, j’ai vu des entêtements pareils dans les comédies !
– Dans Tartufe, n’est-ce pas ? le bonhomme Orgon ?…
Et il riait placidement, notre héros. Un rayon de colère s’était allumé dans les beaux yeux d’Edmée.
– C’est toi qui es un délicieux petit Orgon, chérie, dit Michel. Et le tartufe, c’est ce Bruneau, qui t’a enveloppée de ses mensonges.
Edmée, honteuse déjà de son impatience, lui tendit son front à baiser et reprit doucement :
– Que nous importe tout cela ? Parlons de toi.
– Ce que cela nous importe ! se récria Michel, scandalisé à son tour. Mais c’est de moi que je te parle, et de toi, et de nous ! M. Lecoq est notre providence !
– Tu es fou ! prononça Edmée presque durement.
– C’est clair, puisque nous ne sommes pas du même avis.
– Tu es fou !… Il t’a dit qu’il voulait m’épouser ?
– Avant de savoir que tu m’aimais, oui.
– Et pour colorer l’indignité de ses poursuites, il t’a parlé d’épreuves. Tu rougis, Michel !
– C’est que je t’aime… Oui, il m’a parlé d’épreuves, le front haut et les yeux dans mes yeux.
– Et ce sont les tiens qui se sont baissés !
– C’est vrai.
– Tu es fou !
Michel se leva, développant tout d’un coup sa haute et noble taille.
– S’il t’a insultée, dis-le ! ordonna-t-il. Cet homme est notre dernier espoir, mais s’il t’a insultée, je le tue !
Un instant, Edmée hésita. Puis elle prit les deux mains de son amant et y mit ses lèvres qui brûlaient.
– Merci, balbutia-t-elle. Tu me faisais peur. Michel attendait. Elle reprit d’une voix altérée.
– Non, il ne m’a pas insultée.
– Et elles viennent vous accuser de folie ! gronda Michel en se rasseyant. Écoute-moi bien, tu ne comprends pas ce caractère-là. Sa tête et son cœur sont emplis par une grande pensée. Tu as eu défiance à cause de sa richesse. Tout à l’heure, je vais te mettre à même de mesurer son désintéressement !
Il parlait avec chaleur. Edmée le laissait dire. Entre ses paupières demi-closes, un regard sournois glissait qui la faisait plus jolie. Sur ses lèvres plissées, on lisait distinctement cette phrase : « Mon pauvre Michel, celui-là est plus malin que toi ! » Quoi qu’on puisse penser de notre héros, il savait lire, car il répondit :
– Nenni, da ! mademoiselle ! Nous ne sommes pas aveugles tout à fait ! J’ai les preuves de ce que j’avance.
– Mais, enfin, on ne peut pas épouser deux femmes à la fois ! lança Edmée triomphalement. Son mariage avec Blanche est arrêté…
– Il est rompu, riposta notre héros d’un ton péremptoire. Edmée leva sur lui son regard étonné.
– Il a lâché sa proie ? murmura-t-elle. Michel répondit du bout des lèvres :
– M. Lecoq est à la source de toutes les informations… Souriez tant que vous voudrez, chérie. Vous ne sourirez plus quand je vous aurai dit pourquoi ! M. Lecoq a choisi ce genre d’occupations qui n’est pas de votre goût. M. Lecoq en sait long. Certes, la fortune du baron Schwartz est colossale ; mais la source de cette opulence… enfin, je m’entends.
– Cet excès de délicatesse… commença Edmée.
– Il y a de cela, l’interrompit Michel. Il y a aussi une noble et paternelle bonté. M. Lecoq a su par moi les gentilles amours des deux enfants : Blanche et Maurice. Il n’a fallu qu’un mot… Grâce à lui, c’est un mariage qui se fera.
Comme le charmant visage d’Edmée exprimait énergiquement son incrédulité, notre héros Michel leva les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à ses lèvres, et y déposa un baiser protecteur.
– Veux-tu toujours mieux voir que moi, chérie ? demanda-t-il. Il faut le dire ! Puis il ajouta sérieusement : Vous êtes la meilleure petite âme que je connaisse ; mais la meilleure petite âme du monde, quand elle est femme, la plus modeste, la plus naïve, la plus loyale a toujours la prétention d’être fée. C’est votre fatuité à vous autres. Comme la fatuité est le plus dur des entêtements, je vais frapper sur la tienne à tour de bras, du premier coup. Réponds à une simple question : si M. Lecoq avait sur toi, et par conséquent sur moi, les mauvais desseins que tu lui supposes, ne serait-il pas très avantageux pour lui de me voir sous les verrous ? hein ?
– Que dis-tu là ? fit Edmée qui bondit sur son siège.
– Réponds… c’est clair comme le jour, ce raisonnement-là. Je suis un obstacle ; un obstacle qu’il serait dangereux de mépriser. Eh bien ! à l’heure qu’il est, sans M. Lecoq, je serais en prison.
Edmée répéta, laissant voir son effroi :
– En prison, toi, Michel ! Et pourquoi ?
– Parce que, répliqua notre héros un peu déconcerté, parce que j’ai eu la fantaisie de faire fortune tout d’un coup. Voilà ! Puis s’interrompant :
– Oh ! ce n’est pas précisément l’amour de l’or : à cet égard-là, ma vocation tarde à se montrer. C’était pour vous, Edmée, que je voulais être riche.
– Je n’ai pas besoin d’être riche, déclara la jeune fille avec quelque sévérité.
– Prenez garde !… et les acomptes de maman Leber ?…
– Oui, oui, garçon, deviens riche ! dit une voix grelottante de l’autre côté de la porte. J’ai compté que tu deviendrais riche.
Edmée s’élança. Mme Leber était là, pieds nus. Edmée la prit à bras-le-corps pour la reconduire à son lit. La vieille dame toussait creux et allait répétant :
– Comment suis-je là ? n’a-t-il pas parlé d’être riche ?
Edmée avait fermé la porte, laissant Michel seul dans sa chambre. Michel s’approcha de la fenêtre. Dans l’atelier de collaboration, qui n’avait point de rideau, Etienne et Maurice gesticulaient comme des diables. Notre héros eut un sourire et pensa :
– Ce sont des enfants.
Il était, lui, un homme raisonnable ! Quand Edmée rouvrit la porte, il entendit la vieille dame qui criait :
– De la lumière et mon ouvrage ! Je vais travailler !
Edmée avait les larmes aux yeux.
– Sa tête va se perdant ! murmura-t-elle. Pauvre mère ! Michel vint se rasseoir à côté d’elle et dit :
– Vous voyez bien qu’il nous faut être riches. La maladie qu’elle a se guérirait avec un peu d’or.
– Parlons de vous, Michel, et parlons sérieusement.
– Je suis venu pour cela, chérie. Je suis un homme d’affaires quand je veux. J’ai une étoile, voyez plutôt : je tombe amoureux fou d’une jeune fille adorable, mais très pauvre, et il se trouve que cette jeune fille, sans le savoir elle-même, est très riche…
Edmée le regarda bouche béante. Au lieu d’une réponse incrédule, elle fit seulement cette question :
– Est-ce M. Lecoq qui vous a dit cela, Michel ?
Michel eut son rire d’enfant joyeux.
– De sorte que, reprit-il, si vous ne me connaissiez pas, mademoiselle ma femme, vous pourriez penser qu’après avoir couru un peu le monde, je vous reviens alléché par l’odeur de votre mystérieuse fortune.
– Expliquez-vous, je vous en prie, dit la jeune fille ; j’ai hâte de savoir.
– Je ne fais que cela, mon ange. Et voyez un peu comme la conduite de M. Lecoq est logique, au fond. Ne trouvez-vous pas que Blanche est trop jeune pour lui ?
– Si fait, certes, repartit Edmée qui eut presque un sourire. Mais il ne s’agit pas de Blanche.
– Il s’agit de vous. M. Lecoq, sachant qu’il y a, de par le monde, une fortune qui vous appartient, et voulant peut-être se donner le droit d’entrer en campagne contre les détenteurs de cette fortune… Ah ! ah ! vous ne le connaissez pas !
– Mais où est-elle, cette fortune ? s’écria Edmée, et qui sont ses détenteurs ?
Michel devint rêveur.
– De l’autre côté de la cour, dit-il en montrant du doigt la fenêtre de Maurice et d’Etienne, j’ai deux amis qui sont un peu fous, mais pas beaucoup plus fous que le restant de Paris. Leur folie est de tourner tout en drame et de considérer la vie réelle comme un immense répertoire de pièces. Il y a du vrai là-dedans, je ne dis pas non. Donc, ces deux bons garçons que vous connaissez aussi bien que moi ont remué des montagnes autour de nous deux, Edmée, autour de la maison Schwartz, autour de ce que vous savez comme moi, autour de ce que nous ignorons l’un et l’autre. J’ai travaillé avec eux, et parmi le monceau d’hypothèses qu’ils retournaient pour y chercher leur pâture, toujours cet antagonisme se retrouvait entre Olympe Verdier et Sophie ; Sophie, c’est vous, Olympe Verdier, c’est ma mère. Ils ne savent rien de ce dernier secret, et ils ne connaissent pas ma mère, qui ne dit son cœur qu’à Dieu. Mais leurs suppositions, rapprochées de certaines paroles de M. Lecoq, ayant trait à la fortune des Schwartz et à sa source, conduiraient à penser… Le baron Schwartz est un homme habile, et je ne réponds que de ma mère… Or, quand ma mère a épousé le baron Schwartz, il avait déjà quatre cent mille francs.
– Quatre cent mille francs ! répéta Edmée. Il avait quatre cent mille francs ! Puis elle ajouta comme si ce chiffre même eût augmenté son trouble : Je vous en prie, Michel, ne me cachez rien !
– M. Lecoq, poursuivit notre héros en homme qui vide son sac, affirme que, très peu de temps avant le mariage, M. Schwartz accepta de lui à dîner dans une auberge de Caen.
– De Caen ! dit Edmée dont la voix s’altéra.
– Ce jour-là, M. Schwartz avait faim, acheva Michel, je dis : faim. Il y eut un silence, après quoi Michel reprit :
– J’ai rêvé une famille composée de nos deux mères et de toi, que nous faut-il de plus ? Puis avec une brusquerie : C’est fou comme tout le reste ; ma mère n’est pas malheureuse et M. Schwartz a une réputation d’honnête homme ; ne me demande pas une syllabe de plus. J’ai tout dit sur ta fortune, et je reviens à la mienne qui était à faire. Écoutes-tu ? tu n’en as pas l’air… Edmée restait pensive.
– J’écoute, dit-elle pourtant.
– Il y a des moments, pensa tout haut Michel, où nous sommes froids comme de vieux époux.
Edmée reposa ses beaux yeux sur les siens et dit avec une passion profonde :
– Je t’aime chaque jour un peu davantage.
– Chérie ! murmura-t-il en dévorant ses mains de baisers, je ne te vaux pas, c’est vrai, mais, c’est pour toi, pour toi seule que j’ai bien ou mal travaillé. Quoi qu’il arrive, ne prends plus jamais d’inquiétude. Je suis à toi encore plus pour moi que pour toi. Si j’ai pu vivre loin de toi, c’est que je te savais à moi. Tout me semble possible ici-bas, sauf notre séparation. Nous sommes mariés, je te le répète ; c’est ma joie et c’est ma confiance. Je réclamerais mon dû près de toi, quand même, un beau matin, tu t’éveillerais princesse, et si j’étais roi… Bon ! s’interrompit-il, pendant qu’elle tendait son beau front à ses lèvres, voici la romance qui vient ! À nos affaires ! Quand je quittai la maison Schwartz, j’avais des préjugés contre M. Lecoq ; je croyais même avoir surpris à son endroit quelque dangereux secret, car un mot de passe, qui ne m’était pas destiné, tomba une fois dans mon oreille. Certaines gens, de Paris, se reconnaissent entre eux au moyen de ces paroles en apparence insignifiantes : Fera-t-il jour demain ? Mais tous les mystères de ce genre ne sont pas criminels ; la preuve, c’est que, depuis du temps déjà, ce mot de passe sert à faciliter les secrètes relations que j’ai avec ma mère. Dans le métier que fait M. Lecoq, on a besoin d’étranges précautions, et on est forcé aussi de fréquenter, de soutenir, de payer, tranchons le mot, une clientèle interlope, pour ne rien dire de plus…
– Laisse-moi te demander, prononça Edmée tout bas, si tu as répété ce mot de passe à M. Bruneau, à l’époque où tu croyais en lui ?
– Peut-être, répondit Michel, mais je suis bon pour régler le compte que nous avons ensemble, M. Bruneau et moi. La vérité, c’est que le métier de M. Lecoq me répugnait autant qu’il peut te déplaire à toi-même. Tu ne vas pas souvent au théâtre, ma belle petite Edmée, et tu lis peu de romans, mais tu n’es pas sans avoir entendu parler de gens qui poussent le dévouement – ou la passion – jusqu’à accepter des rôles haïssables. Le but est quelquefois noble… quelquefois même héroïque… Qui veut la fin veut les moyens. M. Lecoq avait une piste à découvrir, une piste très adroitement dissimulée ; M. Lecoq s’est fait chien de chasse. Moi, je trouve cela net, intelligent et brave. Et toi ?
Il s’arrêta comme pour attendre une approbation ou une discussion. Edmée resta muette. Il reprit :
– Dès le début, M. Lecoq me laissa voir qu’il s’intéressait à moi. Si j’avais répondu à ses premières avances, nous serions heureux déjà. Mais, cédant à mes antipathies, renforcées encore par les demi-mots de la comtesse Corona et les calomnies de ce précieux M. Bruneau, je m’éloignai de lui complètement. Je cherchai un emploi : ma retraite de la maison Schwartz me fermait toutes les portes dans la banque et l’industrie ; il courait sur moi des bruits qui semblaient sortir de terre ; j’avais payé l’affection de mon ancien patron par la plus noire ingratitude. Bref, pas d’emploi pour moi dans tout Paris !… Vous fûtes mon refuge alors, Edmée, vous et votre excellente mère. Je travaillai à ceci, à cela, et puis encore à autre chose : des extravagances qui semblent raisonnables à première vue. Je crois que je voulus être auteur, puis inventeur… un tas de sottises… Je dois noter que je n’étais pas absolument sans ressources. Une main mystérieuse, et vous avez deviné la baronne Schwartz, n’a jamais cessé d’être sur moi… À bout de folies, ma foi, je tentai le jeu…
– La plus dangereuse de toutes les folies ! dit Edmée.
– Savoir ! Pour les sages et les heureux, je ne dis pas. Mais pour ceux qui sont obligés de tenter Dieu, c’est différent : on aime ou on n’aime pas… Je perdis et je signai des lettres de change… non pas une, comme mes pauvres diables de camarades, les dramaturges en graine, mais plusieurs, mais beaucoup. Et, mon Edmée chérie, ce fut toujours pour toi. Tu ne me crois pas ? Eh bien ! vrai, tu as tort ! sans toi je serais commis à dix-huit cents francs dans quelque bureau moisi : tu vois que tu es mon bon ange !
Edmée ne s’attendait pas à cette chute. Elle dit :
– Tu aurais la paix, Michel ! Et l’espoir d’avancer !
– Ne blasphème pas ! J’ai vécu de luxe et d’orgueil dans cette maison Schwartz, à l’âge où le caractère naît et se modèle. Je suis resté bon, puisque je t’aime. Mais écoute ceci, Edmée ; une fois, ma mère m’a dit avec des larmes dans les yeux : « Ma jeunesse fut orgueilleuse. » Eh bien ! je suis le fils de ma mère !
Edmée baissa la tête.
– J’avais des amis, reprit Michel. Outre Etienne Roland et Maurice Schwartz, qui m’ont témoigné un dévouement fraternel, j’avais ce brave Domergue qui entretenait ma vanité en me disant, à l’aide de charades, que j’étais le fils de M. le baron Schwartz. Il le savait de source certaine, et il le croit encore dur comme fer. J’avais la comtesse Corona qui me parlait en énigmes moins naïves et me montrait la porte ouverte du jardin d’Armide ; c’était Trois-Pattes, l’estropié du Plat-d’Étain, qui m’apportait les messages de cette charmante femme. Voilà un rébus, ce couple fantastique : la comtesse et Trois-Pattes ! Elle vient le voir : tu le sais comme moi… Mais M. Lecoq seul au monde pourrait dire le mot de ce romanesque mystère. Enfin, j’avais mon escompteur normand, M. Bruneau, qui m’achetait ma garde-robe pièce à pièce et m’avançait de l’argent. Ma mère ne savait rien de tout cela, au moins ! Et il y a bien peu de jours que je l’appelle ma mère… Ne ferme pas les yeux encore, Edmée, nous voici au dénouement.
– Je fermais les yeux, dit-elle avec son sourire, pour évoquer cette suprême beauté qui m’a fait verser tant de larmes. Je suis si heureuse, Michel, chaque fois que tu prononces le nom de ta mère !
– Elle t’aimera, je t’en réponds ! Si tu savais comme elle m’aime !… Dis donc : il y a un petit secret que je voudrais bien connaître : par quelle porte ce digne M. Bruneau s’est-il introduit dans votre maison ?
– Il y a trois mois, répondit Edmée, quand je tombai malade après avoir rencontré Mme la baronne Schwartz sur le seuil de ta porte, maman venait d’envoyer de l’argent à nos créanciers : nous n’avions rien devant nous. Un matin qu’on avait ouvert, pour donner de l’air à ma chambre, je vis à l’une des croisées qui font face l’étrange figure de Trois-Pattes, à demi cachée derrière les rideaux de son petit réduit. Il ne m’apercevait point et ne croyait pas être observé. Il regardait chez nous avec une attention singulière. Au bout de quelques instants, ne s’en reposant plus sur ses yeux, il mit au point une énorme lorgnette jumelle et la braqua sur la chambre de maman.
– Que regardait-il ?
– Je ne savais. Il disparut et, un peu de temps après, quand maman sortit pour ses courses, M. Bruneau vint frapper à notre porte, demandant si nous n’avions rien à vendre. Je l’accueillis, car il a, dans le quartier, la réputation d’un homme juste, et en effet, il donna un bon prix des menus objets dont nous voulions nous défaire, mais ce n’était pas ces objets-là qu’il voulait acheter.
– Que voulait-il acheter ?
– Le brassard… le brassard ciselé… et j’ai pensé plus d’une fois que Trois-Pattes avait braqué sa grande jumelle pour mieux lorgner le brassard.
– Preuve qu’ils s’entendent comme larrons en foire ! dit Michel.
– Jamais je ne les ai vus ensemble, répliqua Edmée. M. Bruneau est revenu bien des fois, toujours en l’absence de ma mère, et je serais ingrate si je n’avouais qu’il nous a rendu des services.
– Toujours en l’absence de ta mère ! répéta Michel qui réfléchissait.
– C’est peut-être le hasard… à diverses reprises il a offert du brassard une somme considérable.
– Cela vaut donc bien de l’argent !
– Je le crois, car M. Bruneau n’est pas le seul qui désire l’acheter.
– Trois-Pattes ? interrogea Michel.
– Non. M. Lecoq. C’est le brassard qui lui a servi de premier prétexte pour passer le seuil de notre porte. Il connaît un amateur qui en donnerait dix mille francs.
– Dix mille francs ! répéta Michel étonné. Ce brassard-là ! Puis il ajouta : Mais on cherche parfois des moyens détournés de faire du bien.
Edmée garda le silence, mais ses beaux sourcils se froncèrent, elle restait décidément incrédule à l’endroit des vertus de M. Lecoq.
– Nous serions loin de ma prison, reprit Michel après une pause, si M. Lecoq ne nous y ramenait. Voici trois jours entiers que je joue à cache-cache avec ce bon M. Bruneau qui a prise de corps contre moi. La partie a été rude, car j’étais seul contre trois : le Normand, Trois-Pattes et sa comtesse. Que fait celle-là dans cette intrigue avec de pareils associés ? Voilà où je jette ma langue aux chiens ! Mais elle est leur complice, je l’affirme, et c’est elle-même qui a failli me faire tomber dans le piège. Pourquoi ? Je plaide une cause et il faut tout dire ; dans cette charmante femme-là, il y a un peu de Mme Putiphar… Elle sait que je t’aime ; veut-elle se venger ? Hier, je lui avais révélé l’asile où je reste confiné depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. La nuit dernière, j’ai reçu un message de M. Lecoq qui me disait : « Vous serez arrêté à la première heure. » Et, en effet, à la première heure, à peine avais-je pris ma volée, que le logis était cerné par les recors. Et ce gnome de Trois-Pattes, passant là justement dans son fantastique équipage, a parlé aux alguazils ; je l’ai vu ! Le message de M. Lecoq me donnait un rendez-vous ; j’y ai couru. Quel malheur que ma mère ait des préventions contre lui !…
– Ah ! fit Edmée, les deux seuls cœurs qui vous aiment sont bien du même avis ! Elle et moi !
Michel haussa les épaules.
– Les faits parlent, dit-il. Moi, j’avoue que je crois aux faits. M. Lecoq m’a compté l’argent de ma lettre de change, principal, intérêts et frais…
– En échange de quoi ? demanda la jeune fille avec défiance.
– En échange d’un grand merci, parbleu ! Cet homme-là compte sur moi ; il m’a deviné ; il a confiance en mon avenir ; la preuve, c’est que j’ai commencé par faire une sottise et qu’elle m’a réussi. J’ai du bonheur. Aussitôt que j’ai eu l’argent, une inspiration m’a poussé vers le jeu ; j’ai gagné trois cents louis ; veux-tu des acomptes ?
En prononçant ces derniers mots, Michel avait plongé des deux mains dans ses goussets qui sonnaient l’or. Il s’interrompit et changea de visage en voyant l’étrange expression qui se peignit sur les traits d’Edmée. La jeune fille avait d’abord écouté avec tristesse cette folle péroraison, mais tout à coup son regard s’était animé et ce n’étaient point les paroles de Michel qui avaient produit ce résultat ; Edmée fixait ses yeux agrandis sur la fenêtre. Michel se retourna vivement pour voir ce qui attirait ainsi son attention. Ils se levèrent tous les deux en même temps.
De l’autre côté de la cour, la chambre de Michel, qui était restée noire si longtemps, venait de s’éclairer. L’absence de rideaux en montrait exactement le contenu. Etienne et Maurice étaient là, debout, dans le négligé plus qu’original de leur toilette d’intérieur. Maurice tenait la lampe à la main. Etienne, courbé en deux, exécutait un profond salut devant une dame vêtue de noir et dont le visage disparaissait sous un voile de dentelles posé en double.
– Ma mère ! murmura Michel ; c’est ma mère !
– Je croyais la reconnaître, dit Edmée, dont le cœur eut un élancement au souvenir de sa torture passée.
Michel n’avait fait qu’un bond jusqu’à la porte. Edmée, curieuse, éteignit sa lampe et ouvrit sa fenêtre.
Mme la baronne Schwartz, car c’était bien elle, avait déjà disparu, et nos deux collaborateurs rentraient dans leur dramatique logis, cherchant sans doute le moyen de caser utilement cette surprenante visite à quelque bon endroit du drame. Edmée se pencha sur son balcon. Derrière elle, aucune lueur ne trahissait plus sa présence. Voici ce qu’elle vit :
La cour avait trois portes pour trois escaliers, dont un de service. Elle était éclairée par une lanterne suspendue à la porte de l’escalier de service. Michel, qui avait descendu les étages quatre à quatre, se montra le premier ; presque au même instant, la femme voilée déboucha, sortant de la voûte et courant comme une personne poursuivie. Elle portait un objet sous son châle. Michel la rencontra au tournant de la voûte ; elle recula d’un pas, puis elle mit un doigt sur sa bouche. Elle ouvrit son châle d’un geste fiévreux. L’objet qu’elle portait était une cassette d’un précieux travail. Sans parler, sans hésiter davantage, elle jeta la cassette entre les mains de Michel et s’enfuit par l’escalier de service. Comme Michel restait abasourdi, un homme, sortant aussi de la voûte, se précipita vers lui et, sans mot dire également, voulut lui arracher la cassette. D’instinct, Michel résista. Dans la lutte, le chapeau de l’inconnu tomba et découvrit le front demi-chauve du baron Schwartz.
– C’est à moi ! dit-il alors d’une voix haletante, cette femme m’a volé !
Puis, reconnaissant Michel tout à coup et le prenant à la gorge des deux mains, il ajouta, râlant de colère :
– J’en étais sûr ! tu es un misérable et je vais te tuer !
– Cet homme est fou ! dit une voix douce et calme derrière le groupe qu’ils formaient. Ne lâchez pas le dépôt que je vous ai confié, monsieur Michel !
Ils tressaillirent et se retournèrent d’un commun mouvement. Une femme, vêtue de noir et voilée comme Mme la baronne Schwartz, était debout derrière eux.
Michel eut peur et sa main se tendit pour barrer le passage au banquier.
– Prenez garde ! murmura-t-il. C’est moi qui vous tuerai !
La femme en noir souleva son voile, montrant la belle pâleur de son visage.
– La comtesse Corona ! balbutia M. Schwartz stupéfait. J’avais cru…
Il n’acheva pas et passa la main sur son front. Aucune parole ne vint aux lèvres béantes de Michel. Il pensait seulement : « Celle-là est-elle sortie de terre ! » M. Schwartz ramassa son chapeau et s’inclina profondément en balbutiant une excuse, puis il s’éloigna, prenant, lui aussi, l’escalier de service qui menait chez M. Lecoq. La comtesse le regarda s’éloigner et pensa tout haut :
– Il parlera. Mais une calomnie de plus ou de moins, qu’importe !
– Madame, dit Michel, je ne m’attendais pas à vous rendre grâce. Il fit un pas vers l’escalier de service.
La comtesse l’arrêta.
– Soyez tranquille, prononça-t-elle avec une froide amertume, à l’endroit où ils vont tous deux, ils ne se rencontreront pas.
Elle rabattit son voile et ajouta plus bas :
– Monsieur Michel, vous aimez vos ennemis et vous détestez vos amis !
Elle partit sur ces mots, demandant le cordon à voix haute et impérieuse. Michel resta seul au milieu de la cour. Le bruit que fit la fenêtre d’Edmée en se refermant lui donna un sursaut. Son regard se porta vers l’escalier de service, comme si la pensée de s’y engager à son tour eût persisté en lui.
Au premier instant, il avait été presque dupe de la diversion opérée par la comtesse Corona, mais les dernières paroles prononcées établissaient clairement le rôle de la comtesse qui se posait en bienfaitrice vis-à-vis de sa mère. La cassette venait bien de sa mère qui tout à l’heure avait voulu la déposer chez lui.
Michel connaissait on ne peut mieux l’intérieur de la maison Schwartz ; il savait que le baron épiait sa femme passionnément et bourgeoisement ; il devinait ou à peu près la muette partie qui venait de se jouer entre les deux époux : le secret menacé, la fuite de Giovanna, emportant ce secret, le mari tombant sur sa piste par hasard ou autrement, la poursuite nocturne dans les rues de Paris, et la rencontre, occasionnée par le fait même de son absence, à lui, Michel. Il comprenait bien aussi pourquoi on l’avait choisi pour dépositaire puisque la cassette, en définitive, devait renfermer sa propre existence. Mais que de choses lui échappaient ! L’intervention inopinée de la comtesse Corona d’abord et le service rendu par cette femme qui était un adversaire ; ensuite le dénouement de l’aventure ; la baronne s’était engagée dans l’escalier de service comme on prend un chemin connu ; le baron avait fait de même, et Michel avait encore dans l’oreille l’accent railleur que la comtesse Corona avait appliqué à ses paroles :
– À l’endroit où ils vont tous deux, ils ne se rencontreront pas ! Quel endroit ? la maison Lecoq ? Michel eut pour la première fois de sa vie la prudence virile.
– Mettons d’abord le dépôt en sûreté, pensa-t-il. Après je verrai. Michel monta lentement l’escalier de sa demeure et vint s’asseoir pensif entre ses deux amis, Etienne et Maurice, qui tout émus encore, entamèrent aussitôt le récit de la mystérieuse visite. Il leur imposa silence d’un geste et fit signe à Maurice de s’approcher.
– Quelqu’un a fait ta paix avec le baron Schwartz, lui dit-il. Blanche sera ta femme si tu veux.
– Si je veux ! se récria Maurice éperdu de joie.
Car il savait bien que sur un pareil sujet, Michel ne pouvait ni railler ni mentir.
– C’est une histoire, reprit Michel. Un conte de fées, plutôt ! Il y a encore de bons génies.
Il appuya sa tête entre ses deux mains, et, certes, sa préoccupation triste démentait énergiquement la gaieté de ses paroles.
– Tu es pâle ! dirent en même temps les deux amis.
– Ce n’est rien, répliqua-t-il.
Puis il ajouta en plaçant la cassette sur la table devant Etienne :
– Je crois que ton drame est là-dedans ; un fier drame !
Etienne avança la main d’un mouvement fiévreux. Il eût pris son drame dans le feu. Michel l’arrêta.
– C’est une chose singulière, prononça-t-il d’une voix changée, comme je suis triste malgré mes bonnes nouvelles, car j’ai de bonnes nouvelles : nous sommes riches, nous allons être heureux. Et pourtant j’ai un poids sur le cœur… Maurice, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la cassette, j’ai confiance en toi comme si tu étais mon frère ; au cas où il m’arriverait malheur, je te laisse ce dépôt qui est sacré ; c’est la vie et l’honneur d’une femme.
Notre récit a besoin de faire un pas en arrière.
Quelques heures avant la scène que nous venons de raconter, c’est-à-dire un peu avant la tombée de la nuit, et vers le moment où Edmée Leber, soutenue par la fièvre, s’éloignait à grands pas du château de Boisrenaud, une gracieuse calèche arrêta le trot de ses chevaux devant la porte cochère de ce paisible hôtel, où nous sommes entrés une fois déjà, sur les pas de M. Lecoq, pour faire connaissance avec ce respectable vieillard qu’on appelait le colonel, et avec Mlle Fanchette, la petite fille qui n’aimait pas Toulonnais-l’Amitié. Nous parlons de longtemps. Ce fut le jour où J.-B. Schwartz, homme de quatre cent mille francs, épousa en l’église Saint-Roch cette belle étrangère, dona Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo.
Malgré les ans, écoulés depuis lors, l’hôtel n’avait point changé d’apparence. C’était toujours ce grand bâtiment calme et froid, rappelant par son aspect certaines maisons du faubourg Saint-Germain, bâties vers la fin du dix-septième siècle.
La rue Thérèse, aux abords de l’hôtel, et sur une longueur de quarante à cinquante pas, cachait son pavé sous une épaisse couche de paille. C’est le privilège suprême, inutile, désespéré ; c’est l’aveu navré qui dit à la foule inattentive qu’un heureux de ce monde est en train de souffrir ou de mourir.
Le cocher n’appela point. La porte s’ouvrit doucement sans cela. Une femme voilée, dont la taille et les mouvements souples trahissaient la jeunesse, sauta hors de la calèche et franchit le seuil d’un pas léger. Elle était vêtue de noir avec une élégance toute parisienne.
La cour était silencieuse. Plusieurs fenêtres du premier étage brillaient, mais de cette lueur morne qui éloigne les pensées de fête.
Le concierge, debout devant la loge, dit à voix basse :
– Je vous salue, madame la comtesse : monsieur n’ira pas loin désormais.
La jeune femme hâta le pas et gagna le perron.
Au sommet des degrés, un très vieux domestique, à livrée sombre et à tournure monacale, ouvrit la porte avant que Mme la comtesse eût touché le bouton de la sonnette. Il leva le flambeau qu’il tenait à la main et dit :
– Monsieur est bien bas, bien bas ! Il ne passera pas la nuit.
– M’a-t-il demandée ? interrogea la jeune femme.
– Deux fois, avant et après sa confession.
– Ah ! fit-elle avec une expression singulière, il s’est confessé !
– Oui, oui, répliqua le domestique à tournure monacale d’un accent plus étrange encore.
Il eut un indéfinissable sourire et s’effaça sur ce mot pour livrer passage à la jeune femme.
– Il doit y avoir du monde à la maison ? demanda-t-elle en entrant sous le vestibule.
– Ces messieurs se sont fait servir à dîner dans le salon.
– Qui est là ?
– M. le duc, l’Anglais, un nouveau qui vient d’Italie car il a donné le signe de la Camorra, le docteur, et votre mari.
Elle eut un frémissement court et monta vivement l’escalier. D’un côté du large carré sur lequel s’ouvraient les trois portes du premier étage, on entendait des voix contenues qui causaient et riaient tranquillement, accompagnées par un bruit discret de fourchettes et de verres. Ce n’était pas une orgie, mais bien un repas honnête où chacun s’adonnait à la gaieté en causant plaisirs ou affaires. Ce repas avait lieu à gauche. À droite et au milieu le silence régnait.
– M. Lecoq est-il venu ? interrogea pour la troisième fois la jeune femme.
– C’est lui qui a amené le prêtre !
– Il est entré ?
– Non, il a dit : je reviendrai.
– Et le prêtre ?
– Le prêtre est resté une demi-heure avec monsieur.
À travers la dentelle de son voile, la jeune femme regarda fixement le valet.
– Était-ce un vrai prêtre ? demanda-t-elle tout bas. Le domestique haussa les épaules et répondit :
– C’est le nouveau, celui qui vient d’Italie et qui a donné le mot de la Camorra. Il est là, à table, avec les autres. Si vous voulez voir, voyez !
La jeune femme s’approcha de la porte de gauche et mit son œil à la serrure ; pour mieux regarder, elle avait relevé son voile. Quand elle se redressa, la lampe éclaira un visage d’une singulière beauté ; une tête pâle et fine, énergiquement sculptée, malgré la gracieuse délicatesse de ses contours. Il y avait là vingt-cinq ans d’âge, à peu près, marqués par le plaisir ou la douleur, dont les stigmates se ressemblent. Le trait principal de cette physionomie était le regard puissant, hardi, dominateur que lançaient deux yeux énormes, sous la netteté sculpturale de l’arcade sourcilière. Mais ce regard lui-même parlait de fatigue et de souffrance.
À la place où nous sommes, dans le vaste escalier désert, nous vîmes une fois déjà ces yeux trop grands qui étincelaient sous une chevelure d’enfant, ébouriffée autour d’un front trop large. L’enfant riait alors, et un gros bouquet de fleurs mouillées, projectile insolent, partit de sa main pour frapper M. Lecoq au visage. M. Lecoq qu’elle menaçait de faire chasser comme un laquais. C’étaient deux ennemis déclarés, alors, M. Lecoq et cette espiègle fillette, capable de tenir tête à un bandit. Depuis le temps, y avait-il eu bataille ?
La jeune femme resta un instant pensive auprès de la porte qui la séparait du festin. Son visage exprimait un froid mépris avec une tristesse morne. Elle traversa le carré sans rabattre son voile.
– Ouvrez ! ordonna-t-elle.
Aussitôt, le vieux valet introduisit dans la serrure de la porte de droite une clef qu’il choisit dans son trousseau. La pièce d’entrée était libre et formait antichambre ; dans la seconde, sorte de petit salon à l’ameublement austère et démodé, une sœur de charité veillait près d’une table où deux bougies éclairaient un crucifix ; le moribond était dans la troisième : une chambre à coucher de belle largeur, mais presque nue, éclairée par une seule fenêtre, donnant sur le balcon du jardin, et percée de quatre portes, dont une seule restait ouverte : celle de la pièce où veillait la sœur.
Une table de chêne, placée au chevet du lit, soutenait diverses fioles qui mettaient dans l’atmosphère cette odeur particulière à la chambre des malades.
L’homme qui mourait sous ce lit plat, entouré de rideaux en perse bleu fané, avec une bordure de petits glands de coton blanc, passait pour riche. Il avait des fonds dans la maison Schwartz. Son hôtel payait de mine extérieure, et il faisait du bien, comme on dit vaguement.
Dans un certain monde mieux informé, il passait pour très riche et l’on s’y défiait un peu de sa philanthropie. Mais dans le cercle restreint et spécial des gens complètement initiés au roman de sa vie et à la nature des affaires qu’il avait faites, il avait la réputation de cacher quelque part un monceau d’or et de n’être pas simplement un apôtre.
Car la vie de cet homme était, en définitive, un profond mystère. Habillé de mœurs différentes, selon les temps et selon l’âge, il avait joué le plus difficile de tous les rôles, au grand jour, en face de l’opinion commune et sous les besicles de la loi. C’était un grand comédien. Il mourait victorieux, la tête sur un tranquille oreiller, à la dernière heure de cette lutte impossible. Et, depuis près de cent ans, nul n’avait eu son secret par adresse ni par violence.
Il avait été beau, très beau, joueur effréné, dissipateur éclatant, bourreau des crânes et des cœurs ; il avait vu, dans sa jeunesse, le grand carnaval des anciennes monarchies ; il s’était moqué de la République, plus tard, riant à gorge déployée de la gloire comme du crime ; il avait fait la guerre sous l’Empire, sa guerre à lui : une suite non interrompue de victoires et de conquêtes qu’il récompensa lui-même en s’attribuant le grade de colonel. Les chassés-croisés du gouvernement impérial et des deux restaurations couvrirent cette promotion interlope. À l’époque où il a été question du « colonel » pour la première fois dans ce récit, la prescription morale était solidement acquise.
Mais les brevets ? Fadaises. Un homme comme le colonel ne manque jamais d’aucune des choses qui se peuvent fabriquer par l’adresse des mains. Nous verrons, d’ailleurs, qu’il pouvait avoir réellement un haut grade. Ceux qui sont justes trouveront le titre de colonel modeste pour un pareil personnage. Il avait un autre titre, qui était bien à lui celui-là, un titre qui le faisait général en chef de toute son effrayante armée.
Et il se mourait là, tout seul, comme un saint ou comme un chien… Où donc était son état-major ? Et à quoi lui servait le butin de ses innombrables victoires ?
Depuis des années, le colonel avait mis une sourdine à sa bruyante existence. Diable ou non, il s’était fait ermite et végétait paisiblement dans cette médiocrité aisée que le mollusque rentier, suivant l’importance de sa coquille, l’acabit de son équipage et le nombre de ses rongeurs, obtient, chez nous, avec un revenu variant de 30 à 50 000 francs. Or, l’Habit-Noir devait posséder des chapelets de millions. Personne au monde, personne en dehors du monde, soit parmi les membres de la Camorra péninsulaire, dont il restait le chef suprême, soit parmi les affiliés qui, à Paris, à Londres, partout, avaient prêté entre ses mains le mystérieux serment de la Merci, personne n’aurait pu dire le chiffre du trésor amassé par l’Habit-Noir.
Il était couché sur le dos, et son corps avait déjà l’attitude des cadavres. C’est à peine si la saillie de ses membres se devinait sous la couverture affaissée. Une barbe de quinze jours, très épaisse encore et blanche comme une couche de frimas, couvrait son visage osseux. Ses yeux fermés disparaissaient au fond de deux cavités dont l’arcade sourcilière et l’os de la pommette formaient les bords, arrêtés brusquement.
Il n’y avait ni amis, ni serviteurs près de lui : pas même ce caniche qui allonge son museau compatissant sur la couverture du pauvre. C’était de la pièce voisine que sa charitable gardienne guettait son souffle court et pénible. Peut-être l’avait-il voulu lui-même ; car sa mort était comme sa vie : bizarre froidement. Dans cette solitude de son agonie, tantôt il pensait, bâtissait des plans pour un avenir qui ne lui appartenait plus, tantôt il délirait tout à coup, mais d’un délire calme en quelque sorte et sans transports.
Tout le monde sait quelle étonnante subtilité de sens se mêle parfois aux impuissances de la dernière heure. Au moment même où la jeune femme passait le seuil de la porte d’entrée, le moribond se dit :
– Voici Fanchette qui vient… Je savais bien que Fanchette allait venir !
Sur ces traits flétris, il y eut presque un sourire.
Mais ces lucidités passent comme des éclairs. L’instant d’après, le moribond divaguait tout doucement, parlant affaires, calculs, voyages. La jeune femme était déjà près de lui, debout, et le contemplant avec une indéfinissable expression, qu’il n’avait pas encore conscience de sa présence. Le regard de la nouvelle venue trahissait à la fois une curiosité sauvage, une compassion, les vagues reliques d’une tendresse qui semblait remonter vers le passé, et de l’horreur. Pendant qu’elle se taisait, perdue dans sa méditation, les lèvres du mourant s’entrouvrirent par une sorte de mécanisme dur et sec.
– Lequel est le Maître, prononça-t-il très distinctement ; toi ou moi, l’Amitié ? Toute la question est là… (Puis, d’une voix moins assurée) La poire est mûre dans cette maison Schwartz… As-tu la planche des billets ? Ce sera ma dernière affaire…
La fin de la phrase resta en dedans de ses lèvres.
Celle qu’on appelait la comtesse lui mit la main sur le front, et le contact de cette chair morte la fit frissonner. Elle retira ses doigts comme si elle eût touché le froid d’un serpent.
– Est-ce toi, enfin, Toulonnais-l’Amitié ? demanda le vieillard, d’un ton patelin, en ouvrant à demi ses yeux presque aveugles.
– Non, c’est moi, grand-père, répondit tout bas la jeune femme. Il parut assembler ses pensées avec peine et dit :
– Ah ! oui… c’est vrai… ma petite Fanchette, qui aime bien son grand-papa ! Puis il ajouta entre ses dents : Madame la comtesse Bozzo-Corona !
La jeune femme eut un sourire amer et demanda :
– Grand-père, n’avez-vous rien à me dire ?
Pour la première fois, le vieillard fit un mouvement. Ses mains décharnées essayèrent de se crisper sur les plis de ses draps, comme pour se retenir à quelque chose. Ce geste instinctif, symptôme de la suprême détresse, effraye toujours ceux qui ne sont pas habitués à voir la mort. La comtesse tourna la tête en frémissant.
– Si fait, si fait ! prononça laborieusement le malade, j’ai bien des choses à te dire… et la force ne me manque pas encore. Comme je résiste ! Et ne crois pas que je souffre beaucoup, non, cela s’éteint en moi sans secousse. J’ai vécu sagement, j’en ai eu le bénéfice. Il y a des moments où je me figure que je durerai longtemps encore… À présent, par exemple, on dirait que le sang se réchauffe dans mes veines. Je t’aimais bien, fillette. Quand tu étais enfant, je faisais tout ce que tu voulais. J’aurais dû t’élever loin de moi… en dehors de notre atmosphère ; tu ne saurais rien ; tu serais riche et heureuse… et femme d’honnête homme.
– Que n’avez-vous fait cela ! murmura la comtesse, dont les grands yeux jetaient un feu sombre.
– Certes, certes ! poursuivit le colonel. Mais ta mère savait tout ce que tu sais, et pourtant elle allait à l’église. Elle est morte les mains jointes ; nous sommes une secte comme les thugs de l’Inde. Tu vois bien que je meurs tranquille. Je n’ai jamais insulté Dieu, moi, et j’ai vu, pendant ma longue vie, tous les hommes, tous, les petits, les moyens, les grands, voler, piller, assassiner, selon diverses formules qui déguisent, il est vrai, le vol, le pillage et l’assassinat. Veux-tu me dire, fillette, lequel vaut mieux : du thug, qui étrangle l’Anglais, marchand d’opium, ou de l’Anglais, marchand d’opium, qui empoisonne le thug ? L’un est un monstre pourtant, aux yeux abêtis de la foule, et l’autre est un négociant d’honneur, tant qu’il n’a pas fait banqueroute. Chez nous on ne vend pas d’opium ; mais on fait pis. J’ai bien vécu, puisque j’ai vécu plus de quatre-vingts ans, riche, honoré, tranquille. Dans le commerce, la banqueroute seule force la loi à sortir du fourreau. Je n’ai jamais fait banqueroute et la loi ne me connaît pas. De quoi te plains-tu, fillette orgueilleuse et ingrate ?
Ces paroles étaient prononcées couramment et même avec une certaine énergie. Sa tête avait viré sur l’oreiller, de sorte que ses yeux caves braquaient un regard fixe du côté de la comtesse. Les paupières de celle-ci étaient baissées et ses sourcils contractés.
– Je ne vous ai jamais fait de reproches, grand-père.
– Non, mais tu as souffert ! s’écria le malade, qui reprenait vie au contact de je ne sais quel passionné caprice. C’est un reproche, cela ! Écoute, Fanchette, tu seras riche ! Toulonnais t’accuse d’être avec nos ennemis ; qu’importe cela ? Je t’aime, tu auras tout ce que j’ai. Tu l’as déjà, car je suis un mort. Je ne verrai plus ni les grands bois de châtaigniers, là-bas, dans notre île, ni les maquis de myrtes, ni la mer bleue, ni le pavé de ma propre rue, recouvert de paille pour que je ne l’entende plus sonner sous les roues… As-tu de la mémoire ? s’interrompit-il soudain. Dis à l’Amitié que la poire est mûre dans la maison qu’il sait bien, parfaitement mûre. Il faut la cueillir. S’il marche rondement, je verrai encore cela, et ce sera ma dernière affaire.
La comtesse eut aux lèvres une nuance de dédain.
– Vous avez pourtant eu le prêtre ! murmura-t-elle.
– Je l’ai eu, répliqua le malade. Cela est convenable et bon pour le quartier.
– Qu’avez-vous pu dire ?…
– Ma fille, interrompit le colonel avec une sévérité grave, je suis d’un pays où l’on croit, et d’un temps où l’on croyait. J’ai vu les brigands calabrais et les gens de l’Encyclopédie ; ils parlaient haut tant qu’ils avaient bon pied, bon œil, mais, les uns comme les autres, ils n’étaient pas fiers pour mourir. J’ai dit ce qu’il fallait dire tout juste…
– Mais votre pensée pèche encore !
– Plus bas ! il y a là une sainte religieuse… Pourquoi riez-vous fillette ? L’homme pèche toujours et se repent sans cesse : voilà la conscience.
Il ferma ses yeux fatigués et reprit haleine en un râle. Mais sa force était loin d’être à bout, car il demanda, en tourmentant ses draps :
– Combien sont-ils là-bas à attendre ma mort pour défaire mon lit et fouiller ma paillasse !
– Vous les connaissez bien, dit Fanchette froidement. Ils sont là, en effet, et ils attendent cela.
– Si j’avais voulu, murmura le colonel, je mourrais entouré de gardes comme un roi.
Cependant, la réponse de la comtesse le préoccupait : il avait espéré une contradiction, car il ajouta :
– Tu ne les aimes pas, Fanchette ! Combien sont-ils ?
– Cinq. Le duc, milord, le docteur et le comte Corona.
– Et l’Amitié !
– L’Amitié mange déjà votre héritage. C’est un coquin lâche et ingrat.
– Il est mon élève, prononça le vieillard, si bas que la comtesse eut peine à l’entendre. Si tu l’avais pris pour mari !… Fillette, s’interrompit-il, tu n’as jamais voulu qu’on te fasse veuve !
– Je ne le veux pas encore, dit-elle, je sais souffrir.
– Quand je ne serai plus là, si tu changes d’avis, tu es de Sartène et tu es bien belle. Quelqu’un t’aimera assez pour le haïr…
Des larmes vinrent aux yeux de la jeune femme qui balbutia :
– J’aime et je ne suis pas aimée.
– Qui donc aimes-tu, fillette ?
Ceci fut dit avec une curiosité d’enfant.
– Michel ! laissa tomber la comtesse en un murmure. Le colonel ouvrit ses yeux tout grands.
– Michel ! répéta-t-il, le fils de ce Maynotte ! Cette affaire-là revient toujours… toujours !
Puis, secouant une pensée importune, il ajouta :
– Tu ne m’as dit que quatre noms, fillette. Qui est le cinquième chacal ?
La comtesse répondit avec une dureté glacée :
– C’est votre confesseur.
Elle crut qu’il allait se soulever tout droit sur son séant, tant cette réponse le frappa violemment. Sa tête quitta l’oreiller, mais elle y retomba aussitôt.
– Ont-ils fait cela ? dit-il, étouffé par l’indignation. Ont-ils risqué mon salut éternel ?
La comtesse le contemplait, stupéfaite, et songeait :
– Il pensait donc, en vérité, tromper Dieu !
– Ont-ils fait cela ? continuait le vieillard dont la voix faiblissait à mesure que croissait sa colère. Il n’y a qu’un crime sans pardon : c’est le sacrilège ! M’ont-ils fourré dans un sacrilège ? Ah ! les coquins maudits ! ah ! les misérables ! Ce duc ! un débauché sans cœur ! Ce lord, un pickpocket ! ce docteur, un faux savant ! Ce comte enfin, ton mari, un vrai bandit ! Vois-tu… vois-tu que j’ai bien fait de ne pas tout dire au prêtre. Le secret me reste. Dieu est bon ! Dieu est juste ! J’ai toujours cru en Dieu, je l’atteste !
– Il y a donc un secret ? interrogea la jeune femme avec une irrésistible avidité.
La colère du colonel tomba et son regard morne enveloppa la comtesse.
– Oui, fit-il avec une emphase où perçait le sarcasme ; il y a un secret. N’as-tu jamais entendu prononcer le nom que je portais, quand je marchais à la tête de toutes les Camorres ?
– Si fait, répondit la comtesse.
– Ce nom sonnait haut ! reprit le vieillard. On ne l’écrira pas sur ma tombe. Et n’as-tu jamais ouï parler du scapulaire de la Merci ?
La jeune femme resta muette, mais ses yeux ardents suppliaient. Le vieillard leva sa main tremblante jusqu’à ses paupières comme s’il eût voulu en écarter un voile et lire la pensée de la comtesse dans son regard.
Mais sa main retomba fatiguée.
– Je n’y vois plus ! murmura-t-il. Je n’ai pas reconnu le coquin qui m’a volé ma confession. Mais j’ai quelqu’un… Il me reste un serviteur fidèle… Ils n’auront pas le secret ! Toulonnais-l’Amitié n’a pas trempé dans cette trahison impie. C’est mon élève. Je lui donnerai le scapulaire.
– C’est lui qui a amené le faux prêtre, dit la jeune femme sèchement.
Les yeux du malade eurent une vague lueur.
– Ne m’irrite pas, fillette, dit-il. Cela use ma dernière heure, et je suis ton grand-père !
Il fit un geste, dont elle connaissait la signification, car elle déboucha une fiole qui était sur la table de nuit et versa quelques gouttes de son contenu dans une cuillère de vermeil. Elle mit la cuillère entre les dents du malade qui claquèrent contre le métal.
– Tu m’aimes toi, Fanchette, murmura-t-il après avoir bu. Merci.
– Je vous aime, père, répondit la comtesse. Si l’Amitié devient le Maître, il me fera du mal.
– Tu n’es qu’une femme ; tu ne peux pas être le Maître.
– Regardez-moi bien, dit-elle.
Sa taille souple et musculeuse se cambra. Elle avait une beauté de reine. Le vieillard lui adressa un signe de tête admiratif et murmura :
– Tu serais plus forte que les hommes ! c’est vrai… mais nous avons le temps.
C’était peut-être l’effet de la potion. Un peu de sang revenait aux pommettes de ses joues hâves. Il sembla écouter tout à coup un bruit qui ne parvenait point aux oreilles de sa compagne ; ses yeux, qui retrouvaient des rayons, firent le tour de la chambre et s’arrêtèrent successivement sur les trois portes fermées, d’abord, puis sur la fenêtre.
– Ils ne sont plus à table, dit-il.
Et, comme la comtesse l’interrogeait du regard, il ajouta :
– Va voir !
Elle obéit aussitôt. Pendant son absence, la sœur, qui veillait dans la chambre voisine, vint au seuil et glissa jusqu’au lit un regard attentif. Le malade la guettait entre ses paupières demi-closes.
Quand la comtesse fut de retour, elle reprit place auprès du lit et dit tout bas :
– Ils sont partis.
Le malade lui fit signe d’approcher. Ses lèvres crispées ébauchaient un amer sourire. Il dit rapidement et très distinctement :
– Ils sont là… je les sens… je les vois au travers des portes ; chacun de ces battants cache un carnassier à l’affût ; la fenêtre aussi. J’ai entendu marcher sur le balcon. Ne bouge pas… ne regarde pas… je les connais : s’ils savaient ce que ma bouche dit à ton oreille, ils te tueraient !
Elle les connaissait aussi, car un frémissement parcourut ses veines.
– Ils ont essayé de se tromper les uns les autres, poursuivit le vieillard. C’est leur instinct. L’association, entre eux, est un combat de toutes les heures. Sans cela, il n’y aurait point de bornes à leur puissance. Chacun d’eux s’est éloigné ouvertement pour revenir à pas de loup. Ils flairent ma fin…
– Mais ils sont loin de compte, père, l’interrompit la comtesse étonnée des symptômes évidents de vitalité qui semblaient renaître dans ce corps comme dans cette intelligence. Vous êtes mieux.
– Avant un quart d’heure, répliqua froidement le colonel, je serai mort. Tout va être à toi, Fanchette, le secret des Habits Noirs, le scapulaire de la Merci et la clef du trésor. Tu rougis, tes yeux brillent, tu ne m’aimais pas. Fera-t-il jour demain ? Non ! pas pour moi, pas ici. Ailleurs, je ne sais. On ne peut rien emporter là où je vais… Où vais-je ?
Il eut un court tressaillement qui agita sous le drap la maigreur de ses membres. Sa voix restait distincte ; mais, chez lui, le calme faisait place à une sourde détresse. Ses yeux roulèrent, ternes et hagards dans leurs orbites creusées.
– Fera-t-il jour demain ? répéta-t-il. Pourquoi les souvenirs du passé remontent-ils en moi comme un flux ! Mon œil était plus perçant que celui de l’aigle, ma voix s’entendait par-dessus le cri des torrents, là-bas, dans la montagne où les mille fronts de la Camorra s’inclinaient devant un seul front : le mien ! Nous combattions alors des armées… Fera-t-il jour demain ? Sais-tu d’où venait ce mot ? Il était joyeux, il était guerrier ; il annonçait le péril et le butin. C’était moi qui répondais toujours à cette question de mes ténébreux soldats. Après des semaines d’orgie dans la nuit fastueuse de nos demeures souterraines, l’heure venait de revoir la lumière et la bataille. Fera-t-il jour demain ? Y aura-t-il du sang et de l’or ? Entendrons-nous le concert de la poudre ? Verrons-nous, en travers de nos selles, les blanches captives, échevelées ?… Oui, il fera jour demain… Alors, c’était un long cri d’ivresse. Les femmes semblaient plus belles et le vin coulait plus ardent. Et c’était vrai ! Le lendemain, il faisait jour. Les sombres cavaliers parcouraient les sentiers de la montagne… ou bien les hardis seigneurs montraient le velours de leurs manteaux jusque dans les villes. Et il y avait un nom : le mien, qui éclatait comme le tonnerre…
Sa voix faiblit, épuisée par cet inutile effort. La comtesse lui saisit la main.
– Père, dit-elle, si vous n’aviez pas le temps ! Il la regarda de son œil éteint.
– Fera-t-il jour demain ? prononça-t-il encore une fois. Je ne sais. Qui le sait ? Je crois en Dieu, mais on peut se tromper. J’ai bien vécu près de cent ans. Peut-être y a t-il quelque chose à faire au-delà de la tombe ; c’est à voir. N’aie pas peur ; fillette, j’aurai le temps de tout dire. Ce n’est pas une minute qui me manquera au bout d’une si longue vie. Tu vas posséder le talisman, tu seras riche et tu seras aimée. Penche-toi sur moi… fais comme si tu m’embrassais de tout ton cœur. Il y a un cordonnet autour de mon cou… tranche-le avec tes dents et tu auras le scapulaire. Comme tes yeux brillent ! Embrasse-moi encore : tu ne m’aimais pas !
– J’ai le scapulaire, dit la comtesse avec un effrayant sang-froid.
– Alors, tu ne m’embrasseras plus. Le secret des Habits Noirs est cousu dedans…
Elle mit ses lèvres encore une fois sur le front du malade.
– Merci, murmura-t-il, c’est par-dessus le marché. Quant à l’argent… Ah ! l’argent ! il m’avait coûté cher ! Écoute bien : la poire est mûre chez le baron Schwartz ; je crois que je verrai encore cette affaire-là : ce sera ma dernière. Il n’a plus rien à moi… T’ai-je dit où était l’argent de la Camorra ?… va aux ruines de la Merci… tu le trouveras dans… Un second tressaillement plus brusque agita ses membres.
– Je le trouverai ! Dans quoi ? répéta la comtesse.
Le colonel ne répondit point. Il avait les yeux et la bouche grands ouverts. Elle lui tâta le cœur. Puis elle fit le signe de la croix avant de décrocher un petit crucifix d’ébène suspendu à la muraille. Elle déposa le crucifix sur les couvertures. Ce devoir accompli, elle traversa la chambre d’un pas ferme et dit à la religieuse qui veillait dans la pièce voisine :
– Ma sœur, le colonel Bozzo-Corona est mort.
L’instant d’après, sa calèche roulait sans bruit sur la paille étendue au-devant de l’hôtel.
Au moment où la religieuse se levait pour entrer dans la chambre du mort, une main enveloppée d’un mouchoir de soie brisa un carreau de la fenêtre donnant sur le balcon et passa au travers pour tourner vivement l’espagnolette. C’était une main preste et sachant son métier. La fenêtre s’ouvrit ; un homme masqué sauta du balcon sur le parquet.
Il s’approcha du lit et arracha le bouton qui serrait la chemise du mort autour de son cou amaigri, découvrant ainsi la poitrine et les épaules.
Pendant les quelques secondes que dépensa ce travail exécuté avec adresse et assurance, les trois portes fermées roulèrent doucement sur leurs gonds. Deux hommes se montrèrent à chacune des deux premières ; le faux prêtre parut à la troisième. C’était le compte de ceux qui tout à l’heure étaient à table, et le mourant avait bien deviné. Tous cinq étaient armés.
À la quatrième porte, celle de la chambre de veille, qui était restée constamment ouverte, on pouvait voir les figures avides de la religieuse et du vieux valet à tournure monastique. Ces gens regardaient curieusement la besogne accomplie par l’homme masqué.
Celui-ci ayant rejeté le drap sur la figure du mort avec un geste de colère, il y eut des rires contenus.
– Tu viens trop tard, l’Amitié ! dit la religieuse d’une voix virile.
L’homme masqué se redressa sans témoigner ni frayeur ni surprise. Il croisa ses bras sur sa poitrine et promena son regard sur ceux qui l’entouraient.
Ceux-ci s’étaient approchés et faisaient cercle. Il y avait parmi eux deux jeunes gens dont l’un surtout, bourbonien de type et ressemblant aux médaillons de Louis XV adolescent, était remarquable par sa beauté presque féminine ; d’abondants cheveux noirs, bouclés, encadraient son visage doux et fin : c’était le duc. L’autre jeune homme, celui qu’on appelait milord, portait ses cheveux d’un blond roux brossés à l’anglaise.
Il y avait un homme aux traits énergiques, au regard dur et froid, accusant quarante ans d’âge environ, et vêtu avec une rigoureuse décence : c’était le docteur. Les autres avaient l’air de le craindre. Il y avait ensuite deux personnages en qui la dégradation plus ancienne et plus profonde avait laissé des stigmates plus apparents : le comte Corona, une belle tête d’ange italien, déchu, et le prêtre, face ravagée par le vice, mais éclairée par une diabolique intelligence.
Sa joue et le tour de ses yeux portaient encore les marques du travail de grimage, supérieurement exécuté, à l’aide duquel il avait pu tromper les yeux affaiblis du moribond. Il y avait enfin la religieuse : une jolie fille à la voix rauque, au rire effronté et brutal, et le vieux domestique qui gardait, par habitude, une bonne moitié de son air cafard.
– Je vous attendais tous ici, dit l’homme masqué. Il convenait que la haute loge des Habits Noirs, tout entière, entourât le lit de mort du Père…
– Il manque trois têtes, dit le docteur. Nous sommes douze du premier degré en comptant le Maître.
L’homme masqué répondit :
– Je suis le Maître. En me comptant, nous restons onze : Fanchette, M. Bruneau et Trois-Pattes sont absents. Fanchette va être jugée, M. Bruneau m’est suspect ; Trois-Pattes est mon esclave : nous pouvons délibérer.
Un murmure ayant accueilli cette déclaration : « Je suis le Maître », l’homme masqué poursuivit :
– Il faut que les funérailles soient dignes de celui qui n’est plus. Nul n’y fera défaut, ni vous, ni ceux du second degré, ni l’armée des simples compagnons. Il fera jour demain, et l’association pourra se compter au grand soleil sous le regard des profanes.
– Bien parlé, l’Amitié, repartit en ricanant le comte Corona. Et c’est pour nous prêcher cela que tu as sauté par la fenêtre ?
– Avec un masque de carnaval, ajouta la religieuse, qui, dépouillée de sa robe de bure, faisait sa toilette devant une glace.
– Je savais que la comtesse devait venir, répondit l’homme masqué en s’adressant à l’Italien ; tu nous dois des comptes à cet égard, et tu nous les rendras.
Corona haussa les épaules, disant :
– Sans ce vieux diable de Père, je serais veuf depuis le lendemain de mes noces !
– A-t-il révélé quelque chose en confession ? demanda l’homme masqué au faux prêtre.
– Il a bien raconté quelques peccadilles, répliqua celui-ci, mais pour le gros, néant. Il est mort comme un saint, parole d’honneur !
– C’était un homme, et c’était le Père ! prononça Toulonnais-l’Amitié avec emphase, faisant ainsi en deux mots l’oraison funèbre du Maître décédé.
– Mes frères, reprit-il en changeant de ton, il m’a été dit tout à l’heure : « Tu es arrivé trop tard. » Cela est vrai en ce qui vous concerne ; pour ce qui me regarde, cela n’a pas de signification. Voici déjà plusieurs jours que j’ai reçu des mains du Père le secret des Habits Noirs, avec ses dernières instructions.
– Que cherchais-tu sous la chemise, demanda rudement le docteur, si tu as le scapulaire ?
– Montre le scapulaire ! ajouta l’Italien.
– Je montrerai le scapulaire, répliqua l’Amitié, à l’assemblée qui va se réunir pour reconnaître l’héritier ; je dirai en même temps la dernière volonté du Père, et je donnerai le détail de l’immense opération dont le plan occupa sa veille suprême… moi seul puis faire cela : quelqu’un a-t-il à me démentir ?
– Que cherchais-tu sous la chemise ? répéta le docteur.
– Je cherchais un pli qui m’était annoncé et que je n’ai pas trouvé. Le Père m’avait donné son secret qui ne peut appartenir qu’à un seul et qui m’appartient ; mais son or était à partager entre vous tous : et cela lui coûtait de se séparer de son or. Il y a de l’enfant chez l’homme qui s’en va. Le Père ne voulait pas, lui vivant, lâcher la clef du trésor.
– Cela doit être vrai, dit le prêtre ; il conservait un vague espoir de vivre.
– Je cherchais la clef, poursuivit l’Amitié, et je cherchais le pli explicatif qui devait vous mettre en possession de votre héritage. Mais il y avait là, tout à l’heure, une femme. Nous veillions, il est vrai ; tous nos yeux étaient braqués sur elle. Qu’importe, elle a du sang bohémien dans ses veines corses ; elle est adroite, elle est hardie… Ne l’avez-vous pas vue qui se penchait pour embrasser le Père !
– Si fait ! dit-on de toutes parts, nous l’avons vue.
– Cette femme est contre nous depuis les jours de son enfance. On répondit encore :
– C’est vrai ! c’est vrai ! son père et sa mère n’étaient point avec nous !
– Cette femme a pris votre bien pour le porter à vos ennemis ; elle a volé ce qui vous eût fait riches tout d’un coup. Le Père n’est plus là pour mettre son amour entre elle et le châtiment. Il faut qu’elle meure.
Les sept répliquèrent d’une seule voix :
– C’est justice : elle mourra.
Et le comte Corona, riant d’un rire cynique, ajouta :
– Je suis jaloux, ne vous mêlez pas de cela ; je m’en charge.
Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir enfin le seuil fameux, était une grande maison où rien ne manquait et qui parlait d’argent : non point peut-être de cet argent, périodiquement bénédiction, venant aussi régulièrement que la marée sur les grèves et qui fait des logis cossus, propres, honnêtement ordonnés – des Rentes, joyeux amour de toutes les ménagères –, mais de l’argent capricieux, artiste, conquis de manière ou d’autre, venant d’ici tantôt, et tantôt de là, de l’argent de spéculation, de l’argent de combinaisons, de l’argent d’affaires, presque aussi cambrioleur que l’argent de jeu lui-même.
Si loin que soit de nous ce règne de Louis-Philippe, il est certain que Paris était déjà, en ce temps, une assez jolie ville, futée, madrée, industrieuse à l’excès et faisant monnaie de toutes sortes de frivolités. L’article annonces, mètre normal des civilisations, marchait dès lors tout seul ; il y avait des laboratoires à mariages, des bureaux de renseignements.
Derrière cet huis à deux battants, qui portait pour enseigne : Agence Lecoq, on trouvait une très vaste antichambre, transformée en bureau, et coupée, selon sa largeur, en deux parties égales, dont l’une appartenait au public, l’autre aux employés, défendus par un grillage que doublaient des rideaux de soie verte. Cela ressemblait assez au vestibule d’une banque de second ordre ou au bureau public d’un agent de change. Quoique neuf heures du soir eussent sonné et que ce fût dimanche, on entendait causer derrière la soie, la preuve que les affaires marchaient.
Le salon suivait le bureau, une fort noble pièce, meublée à la papa, velours ponceau et acajou bruni, pendule à sujet philosophique, candélabres riches, mais d’un fâcheux modèle, tapis d’Aubusson un peu fatigué, guéridon portant des brochures politiques, piano à queue immense, tableaux dont les cadres avaient de la valeur. Tout cela, pour le quartier, était splendide. Le salon, éclairé par une lampe qui brûlait tristement sur le guéridon, était solitaire.
On ne saurait exprimer d’un mot la physionomie du « cabinet » qui venait après le salon. C’était ample et grave, mais on y flairait une odeur de pipe. En 1842, la pipe n’avait pas dans le monde la position qu’elle a aujourd’hui. Nos mœurs laissaient encore à désirer. Cette odeur de pipe pouvait donc passer pour une note médiocre ; mais, d’autre part, les respectables paperasses, empilées partout, les cartons d’excellente tournure, les meubles naïfs et austères donnaient au « cabinet » une apparence quasi ministérielle. Le maître d’un pareil sanctuaire devait faire en grand, cela sautait aux yeux. Mais, que faisait-il ? Rien d’illicite ou même de caché, car le bureau à cylindre, tout ouvert, montrait ingénument ses papiers épars et le fouillis des lettres décachetées. Vous n’auriez pas remarqué un plus grand désordre sur la table de travail d’un poète. Cette absence de précautions parle naturellement de loyauté ; ceux qui se peuvent montrer ainsi à découvert inspirent la confiance.
Néanmoins, comme ce ne sont pas leurs propres affaires que traitent ces obligeants chrétiens qui ont l’honneur de porter le mot Agence écrit sur leurs portes, un tel laisser-aller pourrait avoir des inconvénients sérieux. Veuillez vous rassurer. Pas d’agence sans discrétion. C’est l’abc du métier : discrétion à toute épreuve. Le patron est un confesseur ; le cabinet est une tombe. Essayez, puisqu’il n’y a personne, furetez, cherchez, quêtez, tournez et retournez, vous ne trouverez rien, à moins que vous ne tombiez précisément sur l’amorce de quelque ligne dormante, tendue là tout exprès pour un poisson de votre espèce. Vous êtes encore aux bagatelles de la porte. Une agence est mieux machinée que cela. Ceci est le foyer public ; le tabernacle est ailleurs, le foyer privé, cadenassé pour les profanes. Dans cette partie-là, nous sommes loyaux, c’est vrai, mais nous sommes prudents par état.
Nous faisons toutes les choses que le tabellion ne sait ou ne peut faire. Et si nous manquons de diplômes, c’est que nous sommes à cent coudées au-dessus des vulgaires examens.
Une lampe, jumelle de celle qui éclairait le salon, brillait sur la cheminée du cabinet et montrait la porte entrouverte d’un boudoir, car il y a le côté des dames.
Le boudoir était charmant, et d’un goût très passable. On ne peut dissimuler, cependant, que l’odeur de la pipe y persistait. Or, en 1842, cette odeur de pipe était une insolence et un symptôme : elle prouvait que le faune de ces grottes avait ce qu’il fallait de valeur pour imposer ses habitudes. Dans le boudoir, il y avait des tableaux tendres et deux réductions de Pradier ; le guéridon, en bois de rose, orné de cuivres coquets, portait Le Figaro, Le Vert-Vert, Le Corsaire-Satan, La Mode et les œuvres de Gavarni très galamment reliées. Des fleurs fraîches emplissaient les vases, et le velours des rideaux, dégagés de leurs embrasses, tombait à larges plis devant les croisées. Il y avait, bien entendu, ce qu’il faut d’issues pour éviter tout danger de rencontres entre celles qui arrivent et celles qui s’en vont. Hélas ! vous n’eussiez pas trouvé de boudoir à l’agence Échalot ! Point d’antichambre, point de commis derrière la soie verte d’un treillage ; point de salon, point de cabinet ! Similor, brillant mais inutile, était une gêne plutôt qu’un profit ; le jeune Saladin, qui nuisait si abondamment à la propreté de la mansarde, pouvait néanmoins passer pour un luxe. Tout aux uns, rien aux autres ! Échalot avait toujours manqué de trente-cinq francs pour monter en grand son affaire !
Le boudoir était la dernière pièce officielle de l’agence Lecoq. Un petit carré, donnant sur l’escalier de service, la séparait de la salle à manger, qui commençait la série des appartements privés du patron. La maison tournait ici. Une chambre à coucher de style, hyperanacréontique, et dont la description messiérait tout à fait, s’ouvrait également sur le petit carré. Le patron menait, disait-on, une assez joyeuse vie privée.
Là, aucun papier ne traînait ; il y avait des cartons crénelés et défendus par des chevaux de frise, des tiroirs à triple serrure qui défiaient la sape, un coffre-fort, chef-d’œuvre de la maison Berthier, à l’abri du pétard. Impénétrable mystère ! C’était ici le temple où M. Lecoq accomplissait la partie sacerdotale de ses fonctions. Les secrets des messieurs et des dames restaient en sûreté là-dedans et dormaient jusqu’à l’heure où M. Lecoq trouvait intéressant de les éveiller.
La vie est un combat. Jadis, on se servait d’armes lourdes et brutales pour frayer son chemin dans cette mêlée. Aujourd’hui, la vieille Europe, goutteuse et rhumatisante, répugne à ces exercices salutaires. Il y a bien le duel du pharmacien, qui conviendrait aux personnes sédentaires, mais la loi entêtée persécute les pilules, et la médecine se fâche contre tout empoisonnement qui ne rentre pas dans le codex.
Où donc trouver des armes pour livrer la bataille de la vie ?
À l’agence Lecoq, s’il vous plaît. M. Lecoq fournit des renseignements. Je vous prie de croire qu’un renseignement bien établi vaut trois ou quatre revolvers.
La guerre joue de son reste, vous devez bien le voir. Tant mieux ! Demain, la guerre ayant dansé sa dernière gigue, nous passerons la revue de nos armées de diplomates.
M. Lecoq était un diplomate. Il avait fondé à Paris la première maison de renseignements. Parmi la cohue de ses imitateurs, son souvenir reste haut. Il est de l’histoire. Ce fut chez lui que se fournit Argus, quand l’âge eut mis sur ses cent yeux cinquante paires de besicles. Il n’était pas la police, mais la police achetait à bas bruit ses almanachs excellents.
Eussiez-vous souhaité plus de faste dans la maison d’un homme si considérable ? C’est là-bas un quartier riche, mais sans gêne et ombrageux. Le luxe l’offense. On y gagne beaucoup plus d’argent qu’on n’en dépense : c’est le contraire de la Chaussée-d’Antin : pour y faire des affaires, il n’est pas nécessaire de s’afficher en or.
Depuis longtemps, il ne nous a pas été donné de voir M. Lecoq face à face. Nous avons eu à prononcer son nom très souvent, et le lecteur sait que, depuis l’époque où il plaçait, en province, les caisses à secret et à défense de la maison Berthier et Cie, M. Lecoq a fait brillamment son chemin, mais c’est un spectacle intéressant et toujours nouveau que d’assister aux transformations opérées par l’âge dans une riche nature. Telle jeunesse un peu orageuse mûrit en virilité splendide. C’est donc avec l’émotion d’un légitime orgueil que nous présentons ici M. Lecoq, transfiguré, à nos amis et à nos ennemis : M. Lecoq de la Perrière, chevalier de plusieurs ordres.
Nous sommes loin du commis voyageur, doué d’un certain brio, mais entaché du détestable goût qui pestifère cet élément social. M. Lecoq n’avait certes pas pris ces manières de l’Ancien Régime dont la Comédie-Française fait si bien la caricature ; il ne secouait pas son jabot, il ne tournait pas sur le talon, il ne jetait pas sous son bras un claque. L’effronterie était, chez lui, devenue aplomb, la brutalité rondeur, la fanfaronnade autorité : de sorte qu’on peut dire que le fond était resté le même, tout en s’épurant et se sublimant. M. Lecoq de la Perrière était tout uniment la quintessence éthérée de cet illustre Gaudissart, qui fut l’amphitryon de notre J.-B. Schwartz à l’auberge de Caen, dans les premiers chapitres de cette histoire.
Il était là, dans ses appartements privés, en conférence intime, non point avec le premier venu, mais bien avec le marquis de Gaillardbois. Voyez où mène la conduite ! un homme posé, un homme influent, un homme de ministère et même un peu de cour, lancé au mieux dans les affaires politiques et qui, dirait-on, avait vendu très cher à la royauté, quasi légitimement, son passé de conspirateur vendéen. M. le marquis et M. Lecoq étaient ensemble dans des rapports familiers, cela se voyait ; M. le marquis fumait un cigare et buvait du shot ale, commodément assis qu’il était et reposant ses pieds sur la tablette de la cheminée : des pieds vernis comme un guéridon chinois ; M. Lecoq demi-couché dans une causeuse, buvait du shot ale et fumait une grosse pipe albanaise à bout d’ambre. Il ne faut point que le choix du breuvage étonne. La bière est la boisson universelle des gens qui fument : peuple ou princes.
M. Lecoq avait une robe de chambre de velours noir à cordelière d’or et doublée de satin cerise ; son habit de ville, à la boutonnière duquel brillait un ruban multicolore, était jeté sur un meuble. Nous savons qu’il passait la quarantaine ; mais il était conservé parfaitement et semblait être encore jeune homme, malgré le faisceau de petites rides que son caractère joyeux avait groupées en éventail aux coins de ses yeux clairs. Ses traits étaient solidement dessinés, surtout son nez, de carrure romaine ; il avait la bouche grande, sculptée avec énergie et marquée du pli sarcastique. Ses cheveux, d’un châtain sombre et fauve, frisaient ou plutôt crêpaient sur son front largement développé, d’un luisant de bronze ; par contre, ses sourcils avaient blanchi, ce qui donnait un clignotement à ses yeux. Il ne portait pas de barbe. Sa jeunesse était surtout dans sa taille souple et robuste. Ce devait être, en la rigueur du terme, un luron solide.
M. le marquis de Gaillardbois, plus âgé d’une dizaine d’années, était un ancien beau, fatigué, mais suffisamment confit. Ses cheveux n’étaient peut-être pas teints, quoiqu’ils en eussent l’air. Il portait barbe entière et moustaches, le tout d’un noir de jais. Il était de qualité, cela se voyait ; il était du monde aussi, malgré ce lieu douteux où nous le rencontrons ; l’abandon exagéré qu’il affectait ne cachait pas entièrement une sincère distinction de manières que les façons de M. Lecoq faisaient encore mieux ressortir. Il n’y avait pas jusqu’à sa mise élégante et simple qui ne trahît un niveau supérieur.
Un dernier trait : les yeux noirs de M. le marquis, hautains, fendus et entourés d’un large cercle d’estompé, semblaient avoir, par moments, un irrésistible penchant à la déroute – mais il les posait alors d’aplomb et les forçait à soutenir le regard.
Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un de ces repos qui ponctuent les conversations graves, où chacun a besoin de réfléchir. M. Lecoq éloigna sa pipe de ses lèvres en disant :
– J’ai les Habits Noirs dans ma poche, et quand le préfet voudra, je lui ferai cette petite affaire-là pour pas cher.
M. le marquis garda le silence et lança au plafond un redoutable nuage. M. Lecoq quitta sa pipe.
Il prit le pavillon d’ivoire d’un conduit acoustique, pendant à la muraille à portée de sa main. Il y avait deux de ces conduits, dont les tuyaux verts, semblables à de longs serpents, allaient dans des directions opposées. M. Lecoq mit sa bouche dans le pavillon et souffla. Puis, le pavillon ayant rendu ce soupir sifflant qui signifie « on écoute », M. Lecoq y introduisit de nouveau ses lèvres et prononça tout bas :
– Trois-Pattes est-il arrivé ?
– Non, répondit le conduit.
L’autre pavillon siffla un long soupir. M. Lecoq, l’ayant aussitôt approché de son oreille, reçut cette communication :
– Cocotte et Piquepuce attendent.
Peu importait, paraîtrait-il, à ce puissant M. Lecoq que Piquepuce et Cocotte attendissent, car il jeta, sans répondre, le pavillon d’ivoire pour reprendre le bout d’ambre de sa pipe. M. le marquis n’avait rien entendu des demandes, ni des réponses échangées.
– Ces Habits Noirs sont une grosse chose ! dit-il après un silence. Les journaux s’en occupent et on s’en impatiente en haut lieu.
M. Lecoq leva les épaules.
– Ce que c’est que d’être bien servi ! murmura-t-il. Que le préfet me fasse signe, et, si nous nous entendons, je les lui donnerai à manger.
– Je ne suis pas chargé des affaires de M. le préfet, répondit Gaillardbois d’un ton de mauvaise humeur.
M. Lecoq le regarda au travers d’une bouffée.
– Sans doute, sans doute, fit-il non sans une nuance d’ironie. C’est une jolie place, et qui n’est pas du tout au-dessus de vos moyens… J’y ai déjà songé.
– À quoi ? demanda le marquis.
– À la préfecture de police pour vous.
Les deux pieds de Gaillardbois quittèrent le marbre de la cheminée pour retomber sur le parquet.
– Pas de folies, dit-il, j’ai besoin de ces gens-là.
– Est-ce que nous bornerions nos ambitions au secrétariat général ? demanda M. Lecoq avec dédain, nous, fils des croisés !
Comme M. de Gaillardbois allait répondre, le pavillon qui avait annoncé la présence de Cocotte et de Piquepuce soupira. M. Lecoq l’approcha négligemment de son oreille.
– Il y a quelque chose dans la tour, lui fut-il dit.
Il se leva aussitôt et ouvrit une petite armoire en placard dont le battant unique ne se fermait qu’au bouton. Il en retira une boîte de carton et une large enveloppe qu’il déchira en prononçant l’inévitable :
– Vous permettez ?… Bravo ! s’écria-t-il, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le contenu de l’enveloppe. Êtes-vous toujours bien en cour, monsieur le marquis ?
– On le suppose, répliqua Gaillardbois avec une froideur affectée. Lecoq ouvrit la boîte de carton qui contenait un peu de cire à modeler et répéta :
– Bravo !
Le marquis ajouta en secouant la cendre de son cigare :
– Mon bon, je vous parlais des Habits Noirs comme j’aurais parlé d’autre chose. Je ne veux pas dire que vous ayez au ministère ni même à la préfecture ce qui s’appelle des ennemis. Mais, vous m’entendez bien, on n’est pas fixé… vous avez pris une diable de position, qui est remarquée… Et dans tous les pays du monde où il y a une administration, le besoin se fait sentir de créer du nouveau pour s’accréditer. Il ne faut pas que cela vous attriste…
– Cela ne m’attriste pas, l’interrompit rondement M. Lecoq. Je me moque de vos ministres et de votre préfecture comme de Colin-Tampon !
– Vous avez des mots à vous, murmura le marquis, mais, sans vous attrister, il ne faudrait pas non plus, c’est du moins mon avis, vous laisser aller à de maladroites fanfaronnades.
M. Lecoq lisait attentivement le document contenu dans l’enveloppe et jetait de temps en temps un regard de côté à la pelote de cire.
– Voici un garçon qui a nom Piquepuce ! dit-il tout à coup, et qui me sert comme un chien pour un os à ronger. Je ne le changerais pas contre une demi-douzaine d’administrateurs à vingt mille francs par an. Est-ce qu’on voudrait me faire du chagrin, là-bas, hé ? Tâchez de parler la bouche ouverte, vous !
– Mon cher monsieur de la Perrière, répondit Gaillardbois en gardant sa distance, il n’y a rien de si dangereux que de jouer au fin, avec un homme comme moi. Je n’ai jamais dû connaître le vrai de votre situation. Si je connaissais le vrai de votre situation, je pourrais vous être beaucoup plus utile.
M. Lecoq contemplait d’un œil admiratif le papier illustré par la belle et large écriture de notre ami Piquepuce. Il souriait. Il prit la pelote de cire, l’examina et murmura : « Cocotte est aussi un bien joli sujet ! »
Le pavillon acoustique qui était à sa gauche soupira de nouveau et lui dit à l’oreille :
– M. le baron Schwartz est au cabinet.
– Dans une petite minute, je suis aux ordres de M. le baron, répliqua M. Lecoq dans le cornet.
Il se tourna vers le marquis et reprit bonnement :
– Vous me servez, cher monsieur, absolument comme je désire être servi par vous.
Et comme le gentilhomme rougissait de colère, il ajouta :
– Il est un point que nous devons établir une fois pour toutes… Qu’est-ce encore ! s’interrompit-il en saisissant avec impatience l’ivoire qui avait sifflé.
– Mme la baronne Schwartz est au boudoir, lui dit-on.
Il se prit à rire et répondit :
– Dans une petite minute, je suis aux ordres de Mme la baronne.
– Oh ! oh ! nous avons une baronne à ces heures-ci, fit Gaillardbois saisissant au vol ce dernier mot.
M. Lecoq répéta au lieu de répondre :
– Il est un point, disais-je, que nous devons établir une fois pour toutes : ne vous blessez jamais, croyez-moi, de ce que je puis vous dire. J’ai fréquenté un monde qui n’est pas le vôtre et où j’ai pris des habitudes que je ne perdrai point. Je n’ai pas la moindre prétention d’être votre supérieur, ni même votre égal. Nous faisons des affaires, nous sommes ensemble dans de bonnes relations. Cher monsieur, par état, j’ai un grand nombre de ces relations, les unes placées beaucoup plus bas que vous ; pour les autres, je tiens tout simplement mon niveau à moi, qui me convient et dont je me contente. Je suis M. Lecoq, de la Perrière si vous voulez, je n’y tiens pas énormément, un industriel, ni plus ni moins. Il m’est précieux de savoir très exactement ce qui se passe dans les ministères et à la préfecture, parce que j’ai de grands intérêts engagés… des intérêts immenses. Vous êtes un de ceux qui me fournissent des renseignements excellents et je vous en tiens compte. Mais quant à redouter personnellement les ministères ou la préfecture, non. Si j’étais attaqué ici ou là, j’évalue à plus de cent mille écus la publicité que cette ânerie me produirait. Puis-je espérer que vous êtes désormais fixé là-dessus ?
Ces choses furent dites d’un ton rassis et en quelque sorte scandées selon de savants intervalles. Le marquis lança au feu son cigare et se leva, disant :
– Il faut vous prendre comme vous êtes !
– Permettez, fit M. Lecoq. Nous n’avons pas fini.
– Mme la baronne s’impatiente, ricana le marquis, heureux de railler.
Entre l’index et le pouce, M. Lecoq tenait effrontément la note de Piquepuce.
– Ce n’est pas une spéculation que je veux vous soumettre, dit-il, quoiqu’il y ait bien quelque argent sous l’idée. Dans les bonnes idées il y a toujours de l’argent. Veuillez prendre la peine de vous rasseoir.
Le marquis obéit. Ce mot « argent » l’avait pris par l’oreille.
– Je suis une singulière nature, poursuivit M. Lecoq. Les plans se heurtent dans ma cervelle. Je produis beaucoup. Peut-être ai-je trop de mécaniques en activité… et pourtant non, car je résous volontiers ce problème de concentrer vingt forces hétérogènes dans un travail unique. Nous avons plusieurs affaires à traiter ce soir. Vous jugerez du moins que ce sont des affaires distinctes. Mais je veux bien vous le dire tout de suite, je n’ai qu’une affaire, qui est immense. Voulez-vous assister, demain ou après-demain au plus tard à une curieuse cérémonie ?
– Laquelle ?
– L’enterrement du chef suprême des Habits Noirs.
– Ah ! çà, mais ! s’écria le marquis, cela existe donc, les Habits Noirs ?
– Très bien. L’homme, qui est mort et que vous avez l’honneur de connaître assez particulièrement, commandait à deux mille bandits dans Paris.
– Dans Paris ! deux mille bandits !
– Hommes, femmes, enfants, je ne crois pas exagérer. Du reste, vous verrez.
– Et le nom de cet homme ?
– Le colonel Bozzo-Corona.
– Le colonel est mort ?
– Comme un saint, cher monsieur, il y a une heure.
– Et vous l’accusez ?
– À quoi bon ! J’ai peu d’ambition, et le peu d’ambition que j’ai n’a rien à voir là-dedans…
– Mais le colonel…
– N’est-ce pas ? quel honnête homme !… On s’impatiente là-bas, décidément !
Les deux pavillons d’ivoire avaient gémi en même temps. M. Gaillardbois but un large verre de bière, pendant que son hôte causait avec ses interlocuteurs invisibles. Il se sentait la tête troublée, non point par la froide liqueur, ni par la fumée du cigare, mais bien par les étranges gambades que M. Lecoq faisait face à l’entretien.
– Je m’occupe précisément de Mme la baronne ! répondit M. Lecoq dans le pavillon de droite.
Et dans le pavillon de gauche, avec la même bonne foi :
– Je m’occupe également de M. le baron.
Il sourit en ajoutant à l’adresse de son compagnon :
– À l’aide de cette formule si simple, cher monsieur, on gagne ordinairement un gros quart d’heure sur les impatiences les plus récalcitrantes. Dès qu’on dit à un homme ou à une femme : je m’occupe précisément de vous, la fougue se calme, et l’énergumène lui-même devient laiteux comme un ver à soie. C’est un secret du métier. Femme ou homme, il n’est personne qui n’ait besoin de secours. Et, par le fait, je ne mens point ; je m’occupe de ceux qui sont là, tout en m’occupant de vous, de moi et de beaucoup d’autres encore. Pour employer comme il faut notre quart d’heure, marchons droit au but : donneriez-vous beaucoup pour rendre un signalé service à la sûreté publique !
– Beaucoup.
– Combien !… Mais ne répondez pas ; je fixerai moi-même le taux de votre reconnaissance. Me serait-il permis de vous demander, si au fond du cœur, vous ne conservez aucun vieux levain de légitimisme ?
– Heu ! heu ! fit le marquis en se croisant les jambes.
– Parfaitement ; c’est clair ; on a des sentiments… et des intérêts. On garde les uns en soignant les autres. Le roi des Français est un homme sage, un philosophe, presque un savant…
– Est-ce que nous allons causer d’affaires d’État ? demanda Gaillardbois, sincèrement étonné.
– Il y a à boire et à manger dans notre histoire, répondit M. Lecoq. C’est large.
– Et vous voudriez arriver au ministre ? l’interrompit Gaillardbois.
M. Lecoq laissa tomber sur lui un superbe regard.
– Je vous parle du roi, dit-il paisiblement. Je lâcherais volontiers quatre ou cinq cents louis pour être reçu un petit instant aux Tuileries, en tête à tête.
– Mais c’est donc quelque chose de sérieux tout à fait ! s’écria le gentilhomme dont les yeux brillèrent.
– Or, poursuivit M. Lecoq, je ne jette pas mes louis par la fenêtre. Il y a une chose, cher monsieur, qui doit servir de garantie à tout homme qui traite avec moi : c’est que je ne me pose pas en philanthrope. Je n’ai absolument aucun désir de faire votre fortune. Seulement, il se trouve que votre fortune à faire me donne un point à marquer : profitez-en, si vous voulez.
– Ce que je voudrais, grommela le marquis, s’il vous était possible, une fois en votre vie, de parler clair et net, ce serait une explication !
– À vos ordres. Explication algébrique, bien entendu, car, n’ayant pas de brevet, je dois craindre les contrefaçons. Je disais donc que le roi des Français, avec de très grandes qualités, possède aussi certaines faiblesses. La mieux conditionnée parmi ces faiblesses est la passion qu’il a de railler à tout prix les partisans de la légitimité…
– Ceci est de la haute politique ! l’interrompit Gaillardbois avec un sourire.
– C’est tout ce que vous voudrez. J’ai dit passion : le mot ne me paraît pas trop fort, hé ? puisque vous voilà, vous, monsieur le marquis, jouissant là-haut d’un véritable crédit tout simplement parce que vous faites semblant de renier votre foi…
– Monsieur Lecoq !… fit le gentilhomme.
– Veuillez permettre. J’ai dit : faire semblant ; vous n’avez rien renié du tout, c’est évident. Il n’y a pas de renégats politiques. Ceux qui se vendent, pour employer la vulgaire expression de ceux qu’on n’achète pas, ont le bon esprit de ne jamais opérer livraison. Réfléchissez, et vous verrez que ceci est une preuve de plus de la passion du roi, passion si naïve, c’est-à-dire si forte qu’elle amuse à caresser une ombre à défaut de la réalité.
– Je pense, monsieur Lecoq, que vous n’avez point l’intention de me molester ?
– Nous causons, monsieur le marquis. Il est de mon intérêt de vous laisser entrevoir l’extrême importance de mon idée. Admettez-vous la passion du roi telle que je l’ai définie ?
– Si cela peut vous être agréable…
– Oui ou non. Il y va de ce que vous avez cherché, sans le trouver, pendant toute votre vie : la fortune !
Il y avait dans le regard fixe de M. Lecoq, dans son accent froid et dur, dans toute sa personne enfin, une véritable éloquence. M. de Gaillardbois resta un instant pensif, puis il répondit d’un ton de professeur interrogé qui gagne son salaire :
– Au fond, personne ne peut vous renseigner mieux que moi. Je connais le roi. Il y a quelque chose comme cela dans le roi. Je crois que le roi ferait beaucoup pour éteindre certaines rancunes. Le roi s’inquiète peu des républicains : il ne croit pas à l’opposition radicale. Il y a plus : le roi pense que l’opposition radicale est un besoin de son gouvernement. La France aime les rois qui sont rois. Le roi n’est pas assez roi. Il y a parmi ses ministres de magnifiques intelligences et lui-même est une intelligence notable : mais ses ministres et lui ne s’entendent pas, pour deux raisons : la première c’est que le roi traite la politique comme une pure affaire de famille, qui n’aurait pour but que la prospérité de son établissement privé. Il s’arrêta brusquement. M. Lecoq, qui l’avait écouté avec une attention marquée, lui fit un petit signe de tête protecteur.
– Vous parlez d’or, monsieur le marquis, dit-il. Je vois en vous le légitimiste d’hier…
– Et le républicain de demain, allez-vous dire, l’interrompit le gentilhomme, qui rouvrit son porte-cigare d’un geste délibéré. Vous vous trompez ; je suis de qualité ; je vais à pied ou bien je reste à la maison plutôt que de monter en omnibus.
La main de M. Lecoq se posa sur son bras.
– Les opinions, dit-il avec un gros rire, je les respecte et je m’en bats l’œil ! Que le roi soit ceci ou cela, peu importe ; il est le roi, pour le quart d’heure, et cela suffit à ma mécanique. Vous avez raison, le roi n’a qu’une épine au pied, c’est le faubourg Saint-Germain. Eh bien ! voilà : j’ai l’outil qu’il faut pour couper en deux le faubourg Saint-Germain.
– Comment l’entendez-vous ? demanda Gaillardbois.
– J’entends couper comme on coupe : faire d’une flûte deux morceaux muets, d’un homme une tête qui roule et un corps mort.
– Le roi a défiance des inventions…
– Mon outil n’est pas une invention. J’ai l’honneur un peu vagabond. Revenons aux Habits Noirs.
Le marquis avait le cigare d’une main, l’allumette de l’autre. Il resta ainsi, bouche béante, à regarder M. Lecoq, et balbutia :
– Est-ce que ce serait une association politique ?
– Combien cela vous vaudrait-il, cher monsieur ? Gaillardbois rougit jusqu’au blanc des yeux et mit le feu à son cigare pour avoir une contenance.
– Vous en êtes ! prononça lentement M. Lecoq.
À certaines profondeurs sociales, ce sous-entendu fait partie de la langue courante : en être, signifie appartenir à la police secrète.
Le rouge qui couvrait les joues du gentilhomme fit place à la pâleur :
– Il n’y a pas de sot métier, reprit M. Lecoq. Je savais cela depuis un temps immémorial. La forêt de Paris est mon domaine ; j’y connais tout ; chasseurs et gibier. Étrange fourré où c’est le lièvre qui suit la piste des chiens… car vous ne sauriez croire, cher monsieur, combien ces coquins-là sont plus forts que vous ! L’homme qui vient de mourir roulait depuis soixante ans tous les limiers de l’Europe ; il est mort dans son lit, et j’espère bien que la force armée assistera à ses obsèques en cérémonie.
– Vous aviez donc intérêt à ne pas le dénoncer ? interrogea Gaillardbois.
– Il était le meilleur client de mon agence… et peut-être ne savais-je pas… Vous souriez ? c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous cherchez toujours et vous ne trouvez jamais ; moi j’ai trouvé sans chercher : quoi d’étonnant à cela ? Vous demandiez si l’association est politique ? Pas le moins du monde ! Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait dans l’association aucun personnage politique. J’y ai trouvé l’outil qui vous fera préfet, et moi, si je veux, ministre.
– Votre Excellence, dit Gaillardbois, qui avait repris son sang-froid moqueur, continuera-t-elle jusqu’au bout à parler en paraboles ?
– Je dis, en ce moment, juste et net ce que je veux dire, répliqua M. Lecoq. L’outil est duc…
– Un duc là-dedans !
– Il est mieux que duc ! Mon cher monsieur, la maison Lecoq est une toile d’araignée qui a le diamètre de Paris avec la banlieue et même un peu plus. C’est bien la même circonférence que votre préfecture ; mais, là-bas, ce sont des mercenaires qui vont et qui viennent. Au contraire, ici, ce sont de bonnes gens qui m’apportent de l’argent. Mesurez l’énorme différence ! J’étais comme vous, je ne croyais pas aux Habits Noirs. Ne pas croire est la chose la plus bête qu’il y ait au monde. Tout athée est un pyramidal idiot. Croire, c’est se réserver une chance. Un jour, le vent m’apporta la première syllabe du mot : une formule cabalistique, comme il en existe dans tous les caveaux : Fera-t-il jour demain ?
– Fera-t-il jour demain ! répéta Gaillardbois. Où donc ai-je entendu cela ?
– Partout ; les chansons et les mots d’ordre se galvaudent dans Paris.
Les enfants jouent avec cela, maintenant. Mais le poignard perd-il sa pointe pour avoir amusé un bambin ? Fera-t-il jour demain ? m’arriva par un de ces bambins et me conduisit chez la femme d’un banquier millionnaire qui donne des rendez-vous à l’ancien secrétaire de son mari. Pas plus d’Habits Noirs que sur ma main ! Mais le secrétaire partage le logement de deux étourneaux qui font des mélodrames, et qui empruntent de l’argent à un usurier, marchand de vieilleries, qui protège une maîtresse de piano, laquelle a une mère moitié folle qui possède un brassard d’acier. Notez cela, c’est le second jalon et il vaut mieux que le mot de passe. D’autre part, la maîtresse de piano est la dulcinée de l’ancien secrétaire et donne des leçons à la fille de la femme du banquier…
– Au diable ! s’écria Gaillardbois en essuyant la sueur de son front. Qu’est-ce que c’est que tout cet embrouillamini ! Je perds plante moi, je vous en préviens !
– C’est la filière, répondit tranquillement M. Lecoq.
– Où mène-t-elle, votre filière ?
– Elle mène à l’imprévu, elle mène au romanesque, elle mène au sublime du genre ! Êtes-vous homme à vous enthousiasmer pour un chef-d’œuvre ? Je suis à la piste d’un vol monumental.
– Ah ! ah ! nous voilà loin de la politique !
– Savoir ! cher monsieur ; savoir ! Je le vois éclore, ce diable de vol ! Je le caresse et je le couve ! Ne vous y trompez pas : c’est un vol qui fera époque ; un vol à compartiments et à tiroirs avec prologue et épilogue ; un vol de plusieurs millions, s’il vous plaît, où les gens de l’art ont engraissé la caisse, avant de la manger, comme les gourmets enflent les foies des canards pour les truffer ; un vol calculé algébriquement comme une manœuvre au Champ-de-Mars, solide et muni d’articulations de rechange comme un plan de bataille, un vol combiné, machiné, monté mieux qu’une pièce-féerie en trente-six tableaux et à deux cents personnages. Ah ! sur ma foi ! le progrès marche ! Un vol comme cela en est la preuve triomphante. Il y a entre ce vol et ces choses naïves qu’on appelait des vols autrefois la même différence qu’entre un bidet de messageries et une locomotive ! Et j’en ai vu les préparations, figurez-vous : la mise en train, la mise en scène ; j’en suis les répétitions et avec quel charme ! Il est à moi, ce chef-d’œuvre, entendez-vous ! d’un mot je pourrais en pulvériser l’admirable échafaudage.
– Gardez-vous en bien ! s’écria le marquis.
Ils échangèrent un coup d’œil. Celui du marquis désavouait déjà son exclamation ; celui de M. Lecoq perçait en tournant, comme une vrille. Il sourit et prit le pavillon d’ivoire qui venait d’appeler.
– Vous voyez bien que vous en êtes, prononça-t-il pour la seconde fois du bout des lèvres et avec une inflexion de voix caressante.
Il approcha en même temps de son oreille le conduit acoustique qui lui dit ce seul nom : « Trois-Pattes ! » Son visage changea aussitôt. Il se mit sur ses pieds brusquement.
– Résumé, fit-il en offrant à M. de Gaillardbois une poignée de main qui était un congé formel : trois cents louis pour une audience du roi, avec participation à l’affaire qui s’ensuivra, et dans votre main le bout de corde que je vais passer autour du cou des Habits Noirs. Cela vous va-t-il ?
– Cela me va, répondit le marquis.
– Alors, vous recevrez un billet pour l’enterrement. Nous vous y verrons. Au plaisir !
Au moment où M. le marquis de Gaillardbois sortait par la porte principale, celle qui donnait sur le petit carré roula sur ses gonds, et la tête velue de l’estropié parut à six pouces du sol. Il rampa de manière à mettre ses jambes inertes en dedans du seuil, et quelqu’un ferma aussitôt la porte derrière lui.
M. Lecoq prit un des coussins du divan et le lança à la volée. Trois-Pattes l’atteignit et s’y installa en poussant un soupir de soulagement.
– Vous venez tard, ce soir, monsieur Mathieu ! dit le patron.
– Je n’ai plus mes jambes de quinze ans, répliqua Trois-Pattes, et j’ai fait beaucoup de besogne aujourd’hui.
Placé presque au ras du parquet comme il l’était, il recevait en plein visage la lumière de la lampe, dirigée par l’abat-jour. C’était assurément une lamentable créature, mais il y avait une vigueur étrange dans le dessin de ses traits. Ses grands yeux noirs, gênés par les mèches rebelles de sa chevelure, avaient une placidité triste : on devinait dans leur expression la lutte incessante, mais résignée, contre une souffrance de tous les instants, qu’elle fût morale ou physique. Le reste de sa figure, dont le caractère principal était une immobilité morne, empruntait à sa barbe inculte, bizarrement hérissée, une apparence farouche, et cependant les lignes de son nez, la courbe de ses lèvres ne manquaient pas de régularité.
Étant donnée la supériorité manifeste de M. Lecoq, la présence de ce malheureux être, à pareille heure, dans l’antre où nous le trouvons, devait éveiller l’idée d’une possession complète et d’un véritable esclavage. Les gens comme M. Lecoq ont des outils humains qu’ils emploient Dieu sait à quoi. Mais, d’autre part, dans la physionomie de l’estropié, quelque chose démentait cette croyance si plausible. Il ne faudrait point parler de lion à propos de ce débris d’homme, traînant derrière lui à grand-peine la moitié de son cadavre ; on n’a jamais vu de lion paralytique, mais supposez pourtant qu’il y en eût… Trois-Pattes essuya d’un revers de main son front où il y avait de la sueur et ajouta :
– Patron, je suis bien las !
– Tu vaudrais trop cher, répliqua M. Lecoq qui se dérida, si tu avais tes deux jambes !
Il emplit le verre du marquis jusqu’au bord et le tendit à l’estropié qui but avidement. Pendant qu’il buvait, M. Lecoq dit :
– La préfecture est à nos trousses, sais-tu ? Il se frotta les mains de tout son cœur.
– Ça vous amuse, patron ? demanda Trois-Pattes.
– Comme un bossu, mon vieux ! Je te dis tout à toi : car, il n’y a que moi au monde pour te donner ce que tu veux. Ça m’amuse, parce que toute la meute va me chercher où je ne suis pas… mais où je pourrais bien être un jour ou l’autre, se reprit-il, car la partie vaut la peine d’être jouée, hé ?
– Oui, oui, dit l’estropié ; ce jeune homme a le profil de Louis XVI sur les pièces de deux sous. Mais il ne peut être que le petit-fils ; reste à trouver le fils.
– Tu n’oserais pas te déguiser en Louis XVII, toi Mathieu, hé ?
– J’ose tout, quand vous commandez, patron ; mais je n’ai pas l’âge.
– De quelle année es-tu ?
– 1802, 1803, est-ce qu’on sait ? Pour me marier, je n’ai jamais eu besoin de mes papiers.
Son rire essaya d’être égrillard.
– Du diable si ce ne serait pas l’affaire, pourtant ! grommela M. Lecoq en se replongeant dans sa chaise longue, sauf ces vingt ans. Mais avec une figure comme la tienne… et tes infirmités causées par les mauvais traitements de tes cruels bourreaux… Mais quel gredin que ce geôlier Simon ! comme il t’a arrangé, mon pauvre bonhomme !
Il eut son gros rire, et Trois-Pattes, riant aussi, répondit :
– Le fait est qu’ils m’ont mis dans un triste état, patron !
– As-tu tué, toi, Mathieu ? demanda Lecoq avec brusquerie, mais sans rien perdre de sa gaieté.
Évidemment, il profitait d’un moment d’expansion pour obtenir de son compagnon une réponse parlée ou muette. Mais Trois-Pattes garda sa gaieté froide en répondant :
– Et vous, patron ?
Et comme M. Lecoq fronçait ses sourcils blancs, il ajouta :
– M. Schwartz est au salon, vous savez, et la baronne dans le boudoir.
– À deux pas l’un de l’autre ! murmura M. Lecoq subitement déridé au cours d’une pensée nouvelle. La porte entre eux deux, et elle ne ferme qu’au loquet. De quoi serait capable cet Othello alsacien ?
– La baronne sait qu’il est là, répondit Trois-Pattes. Elle a sur la figure un voile épais.
M. Lecoq appuyait le bout de son doigt contre son front.
– Il a des mondes là-dedans ! dit-il avec un orgueil profondément convaincu. Nous irons loin, monsieur Mathieu, et vous retrouverez une paire de jambes, si cela peut s’acheter avec des billets de banque. À propos de billets de banque, les nôtres sont-ils retouchés ?
Trois-Pattes déboutonna sa veste de velours et prit un portefeuille dans sa poche. Pendant qu’il l’ouvrait, M. Lecoq poursuivit :
– Il est bon que ce Schwartz et sa femme attendent. Il faut qu’ils sachent de quel bois je me chauffe. On va voir tout à l’heure quelque chose de curieux. J’ai tout dans ma tête, tout !
L’estropié lui tendait deux chiffons de papier. Il se leva pour les aller prendre.
– Oui, dit Trois-Pattes, il est bon qu’ils attendent, mais il est bon aussi que vous sachiez ce que vous avez à leur dire, et vous trouverez ça dans mon rapport.
M. Lecoq ne répliqua point. Il examinait les deux billets de banque avec une minutieuse attention.
– Lequel est le vrai ? demanda-t-il. Fais toujours ton rapport, bonhomme.
Il mit dans son œil une petite loupe d’horloger et se rapprocha de la lampe. Pendant cet examen, la prunelle de Trois-Pattes se prit à jeter des lueurs.
– En arrivant, dit-il, j’ai trouvé la jeune Edmée Leber à la porte du château.
– Pourquoi mentionnes-tu cela ?
– Vous allez voir. M. Schwartz m’a reçu et, de son côté, Mme Schwartz a reçu la jeune Edmée Leber.
– Tu as une drôle de voix en prononçant ce nom-là, bonhomme ! fit M. Lecoq sans quitter des yeux les billets de banque ; « la jeune Edmée Leber… »
– Je n’ai pas le cœur paralysé, répliqua Trois-Pattes. Elle est jolie comme un amour !
– Ah bah ! Du diable si ces deux chiffons-là ne sont pas en tout semblables ! Tu ne continues donc pas ton conte de La Belle et la Bête avec la comtesse Corona ?
– J’aime les femmes ! répondit Trois-Pattes avec une soudaine emphase.
– Moi aussi, dit M. Lecoq en dissimulant un sourire. Vous faites un drôle de corps, monsieur Mathieu ! Et vous deviez être un luron quand vous aviez vos jambes !
– Je n’ai jamais eu mes jambes, et je suis encore un luron, prononça sèchement l’estropié. Les billets vous conviennent-ils ?
– C’est-à-dire que le graveur de la Banque n’y verrait goutte ! Il faut tirer, et vite !
– On y est. J’ai donné le bon d’avance.
– Bravo ! Avec cela, mon vieux Mathieu, tu pourras te payer un sérail comme le Grand-Turc !
– Si c’est avec cela que vous pensez solder mon compte… commença Trois-Pattes d’un air de mauvaise humeur.
– Homme de peu de foi ! repartit M. Lecoq avec ce parfait contentement de lui-même qui était sa force. Mon plan est chef-d’œuvre : ne sortons pas de là. Il y a une chasse où l’on prend des oiseaux vivants avec un oiseau empaillé. Je n’ai pas plus envie que toi de passer des billets faux : fi donc ! Pauvre métier ! Combien peut-on en tirer en vingt-quatre heures ?
– Deux mille par jour. Il faut le soin.
– Trois jours pour six millions. Mercredi, je placerai d’un coup tout ce que nous aurons de tiré… Au rapport. Marche !
– J’ai été reçu par M. le baron, et j’ai glissé le mot que vous m’aviez dit, commença Trois-Pattes.
– Aussi le voilà dans mon antichambre !
– Il vient pour autre chose… quoiqu’il ait tressailli et pâli quand j’ai parlé de la ville de Caen, du banquier ruiné, du colonel et de l’ancien commissaire de police.
– Qu’a-t-il dit ?
– Rien. Il m’a interrogé sur la comtesse Corona.
– Qu’as-tu répondu ?
– Rien. Je ne dois mes comptes qu’à vous. Le baron Schwartz est chez vous ce soir, parce qu’il a pris, comme un voleur, l’empreinte d’une clef qui ouvre le secrétaire de sa femme.
M. Lecoq caressait la boîte de carton où était la pelote de cire.
– Les empreintes pleuvent ! murmura-t-il. Puis il reprit tout haut :
– Il en est bien capable ! Mais comment sais-tu cela ?
– Je le sais.
– Et tu ne veux pas dire comment ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que mon moyen de savoir est mon gagne-pain.
– C’est juste. Et la baronne ?
– La baronne est chez vous parce que la jeune Edmée lui a rapporté un bouton de diamant perdu dans l’escalier de M. Michel.
– Bon ! je sais l’histoire. Et qu’y puis-je ?
– Vous verrez… et, en outre, parce qu’elle sait que son mari a pris l’empreinte de la clef.
– Excellent pour le mal de dents ! s’écria M. Lecoq ; quand un plan est bon, tout vient l’améliorer. Excellent !
– Je n’ai pas fini. Comme ils venaient, sans le savoir, au même endroit, le baron et la baronne se sont rencontrés.
– Où cela ? demanda M. Lecoq qui devint plus attentif.
– Dans votre cour. La baronne portait dans une cassette le contenu du tiroir dont le baron va vous demander la clef en échange de l’empreinte qu’il apporte.
– Connaîtrais-tu le contenu de ce tiroir, hé ! bonhomme ? demanda M. Lecoq d’un ton caressant.
– Je ne le connais pas, répondit froidement Trois-Pattes.
– La baronne a-t-elle encore la cassette ?
– Non. Il y a eu là-bas, sous vos fenêtres, une scène à la Beaumarchais.
– Tu y as assisté ?
– En loge grillée ; c’est mon état.
– Voyons ta scène : tu es un drôle de corps ! Trois-Pattes reprit posément :
– La femme est poursuivie par le mari. Elle entre, voilée comme une figure de deuil ; le mari est sur ses talons. Un homme passe dans la cour par hasard. La femme ne fait ni une ni deux, elle lui plante sa cassette entre les bras et disparaît.
« – Donnez-moi cette cassette ! crie le mari à l’homme qui reste tout ébahi.
« – Je vous le défends ! répond une seconde femme non moins voilée et surgissant tout à point pour faire le coup de théâtre…
– Qui, cette autre femme ?
– La comtesse Corona, parbleu !
– D’où sortait-elle, celle-là ?
– De terre, apparemment.
M. Lecoq appuya sa tête contre sa main.
– Et l’homme qui passait par hasard ? demanda-t-il encore.
– Le jeune M. Michel.
M. Lecoq emplit son verre.
– À la bonne heure ! murmura-t-il. Tout va bien. Trois-Pattes le regarda boire en souriant. La main de M. Lecoq avait un tremblement nerveux quand il reposa son verre sur la table.
– Elle a le secret ! gronda-t-il entre ses dents. Je veux le secret : ce vieil homme me le devait. Elle me détestait avant de balbutier le nom de sa mère. Elle est mon ennemie-née. Tant pis pour elle !
– Vous ne parlez pas de la baronne Schwartz ? demanda l’estropié.
– Sais-tu, interrogea brusquement M. Lecoq au lieu de répondre, ce que la comtesse venait faire dans la maison ?
– Elle avait à me parler, répliqua Trois-Pattes sans hésiter, pour affaires.
M. Lecoq jeta sur lui un regard de défiance.
– À votre place, poursuivit froidement l’estropié, je ferais la paix avec elle ; elle en sait aussi long que vous.
– Et plus long que toi ?
– Oui, surtout sur ce Bruneau qui vous tient tant au cœur.
La triomphante figure de M. Lecoq s’était notablement rembrunie.
– Le diable l’a protégé, celui-là ! murmura-t-il. Nous l’avons vu trois fois avec la corde au cou. La quatrième fois, quand il revint de Londres, le Père nous dit : « Il a la vie trop dure, englobons-le. » Le Père avait été un homme, mais il a mis trop de temps à mourir.
– Maintenant qu’il est mort, dit bonnement Trois-Pattes, je ferais bien une affaire à fonds perdu avec mon voisin Bruneau !
M. Lecoq prit le pavillon d’ivoire qui rendait à ce moment un appel prolongé.
– Tu ne le perds pas de vue, j’espère ? dit-il avant de mettre le cornet à son oreille.
– Je le suis comme son ombre, répliqua Trois-Pattes. Je vis dans sa peau. J’ai fait des trous à la cloison pour l’entendre dormir.
– Tu n’as rien découvert ?
– Rien, si ce n’est qu’il a fait, lui aussi, son dimanche du côté de la forêt de Bondy, et qu’il est revenu de Livry à Paris dans le coupé de la voiture, seul avec la jeune Edmée Leber.
– Il faut se hâter, pensa tout haut M. Lecoq. C’est ici la vraie affaire. Il n’y en a pas d’autres. La poire est mûre à tomber ! Et quand elle sera cueillie, nous nous moquerons de ce Bruneau comme de l’an quarante !
Le cornet acoustique lui dit à l’oreille :
– La baronne s’impatiente et le baron menace !
– Qu’ils attendent, ceux-là ! répondit M. Lecoq brutalement et à pleine voix. Dites-leur qu’ils ne sont pas au bout ! Qu’ils attendent ! répéta-t-il en se levant pour arpenter la chambre à grands pas. J’ai le pied sur leurs têtes ! Ils vont en voir bien d’autres !
Le vent avait tourné ; il était en veine de fanfaronnades.
– Alors, poursuivit-il d’un ton vainqueur en s’arrêtant court devant Trois-Pattes qui avait pris sur son coussin une pose commode et paresseuse, le baron a laissé échapper la cassette ?
– En saluant jusqu’à terre la comtesse Corona, s’il vous plaît !
– Était-il dupe ?
– À demi.
– A-t-il reconnu son Michel ?
– Parfaitement.
M. Lecoq fit claquer sa main sur sa cuisse d’un geste victorieux.
– Tout y est ! s’écria-t-il. J’aurais payé la Fanchette à l’heure, qu’elle n’aurait pas mieux manœuvré ! Le Bruneau et ta jeune Edmée me servent sans le savoir. Quand un plan est bon, vois-tu… Quelle place demanderais-tu, toi, monsieur Mathieu, farceur, si on me nommait ministre, hé ? La situation nettoyée d’un seul coup ! En avant, plus rien à désirer ; en arrière, plus rien à craindre ! Combien crois-tu que peut rapporter un billet de mille francs, prêté sans intérêt à un va-nu-pieds, pendant quinze ans ? Est-ce assez de quatre millions ? Ne te gêne pas : on pourrait aller à six. Ah ! ah ! la poire est mûre, le vieux le disait bien ! Et tu ne me trahiras pas, Mathieu, entends-tu, parce que tu sais bien que je vais les jouer tous par-dessous jambe ! Deux temps, deux mouvements ! allez ! Dans trois jours, mon camarade, tu auras gagné le gros lot : assez de profils du roi citoyen, sur or et sur argent, pour acheter un demi-cent de femmes, puisque tu aimes ça, l’ancien ! J’entends des femmes qui ne se vendent pas, hé ! sans compter toutes les aises de la vie et l’amitié d’un grand homme qui est un bienfait des dieux, dit la chanson.
– Non, la tragédie, rectifia paisiblement Trois-Pattes.
– La tragédie, si tu veux, car tu t’y connais, vieux drôle ! Regarde-moi bien ! avons-nous l’air d’un conscrit, hé ? Je n’aborde ces questions-là qu’au dernier moment, moi. Dans une heure, si je voulais, tu serais en route pour le bagne !
Trois-Pattes baissa les yeux sous la prunelle fixe de M. Lecoq. Ce résultat mit le comble à l’exaltation orgueilleuse de celui-ci.
– Je te tiens comme les autres, poursuivit-il, et c’est tant mieux pour toi, car si tu n’avais pas une de mes cordes autour de la nuque, je me défierais de toi. Et quand je me défie de quelqu’un… Assez causé ! Tu vaux ton prix, et ça m’aurait fait de la peine !
– Patron, lui dit naïvement Trois-Pattes en relevant sur lui ses grands yeux attristés, je vous jure que je fus plus malheureux que coupable.
M. Lecoq éclata en un rire retentissant.
– Parbleu ! s’écria-t-il. Et moi donc ! Il est superbe !… Pas moins vrai que tu es enfoncé, monsieur Mathieu ! Il pirouetta sur lui-même, et, saisissant le pavillon, il clama dedans :
– On y va ! Deux petites minutes pour adresser, parer et servir chaud ! Et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête renversée en arrière, les narines gonflées, il se retourna vers l’estropié, pensif et humble sur son coussin.
– Il n’y a plus que moi, reprit-il d’un ton sec et tranchant. L’autre est au diable ! Il était vieux ; il me gênait. Je n’aurais pas touché un des cheveux blancs de sa tête, parce qu’il était le Père. Mais il est mort, et je suis le Père à mon tour, le général de la Camorra ; l’Habit-Noir, selon le rite de la Merci, le Maître à Paris, à Londres, le maître partout. Ces deux-là qui attendent sont ma proie ; tu le sais. Mais comment va-t-on dévorer cette proie ? personne, pas même toi, n’est capable de deviner. Regarde bien, pourtant, afin d’apprendre : je les entame par l’attente, je les brise d’avance. Je les humilie, je les macère, je leur fais peur ! Cela me grandit en les rapetissant, cela me donne toute la force qu’ils perdent. J’ai l’air de bavarder, mais j’agis. Plus ils attendront, plus ils seront souples, et il me les faut souples comme des gants de chevreau, hé ! Jadis nous étions obligés de pateliner, comme le chat autour de la souris ; nous faisions bouche en cœur et nous courbions l’échine. Tout cela est changé. Selon les temps, le monde prend telle ou telle façon de tomber en enfance. Il était cagot, il est philosophe et devient idiot à force de craindre Croquemitaine-Calotin, Tartufe, Basile et autres monstres de carton collés par les hommes de génie ! Changement de front sur toute la ligne : l’opposé de Tartufe est le bourru bienfaisant. Sois brutal, on te croira ; mène les gens à coups de pied, voilà la franchise. Parle à tout instant de ton égoïsme, on se dira : c’est un apôtre. Molière et Beaumarchais ont fait réussir bien des affaires, car l’hypocrisie allait se fanant au métier qu’elle menait depuis si longtemps. Bonhomme, tu vas voir comme nous avons profité à la comédie. Donne-toi la peine d’entrer au corps de garde (il désignait la porte de la petite chambre nue), il y a là un guichet pour entendre et voir : il y a du papier, une plume et de l’encre pour écrire…
Pendant qu’il parlait, Trois-Pattes avait traversé la chambre en rampant. Au moment où il passait le seuil de la pièce voisine, M. Lecoq acheva en piquant ses paroles :
– Écoute, regarde et prends des notes ; ceci est sérieux comme quatre millions : tu vas être à la fois un témoin et un greffier.
– C’est bien, dit l’estropié.
– Qu’on introduise Mme la baronne ! ordonna M. Lecoq dans le pavillon d’ivoire.
Une fois seul dans cette petite pièce nue, sorte de cabanon que M. Lecoq appelait son corps de garde, M. Mathieu rampa jusqu’à la chaise de paille qui était auprès de la table. Au lieu de s’y asseoir, il approcha de la porte la chaise d’abord, puis la table, avec cette facilité de mouvements qui semblait soudain lui venir quand nul regard ne l’épiait. La porte avait un guichet très petit, formé de trous ronds et recouvert d’un carré d’étoffe. Trois-Pattes, l’ayant soulevé, vit M. Lecoq debout au milieu de la chambre, dans une attitude solennellement comique. M. Lecoq donna trois coups de talon espacés selon l’art, et dit :
– Attention ! au rideau ! Nous commençons !
Trois-Pattes répondit :
– Je suis à mon poste, patron.
M. Lecoq, agitant ses deux bras, siffla un chut prolongé. La porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrait à cet instant.
M. Mathieu passa sur son front sa main qui tremblait et l’en retira baignée de sueur. Il était très pâle. Ses traits gardaient leur immobilité ordinaire sous les masses révoltées de sa chevelure ; mais un large cercle noir se creusait autour de ses yeux qui brillaient.
M. Lecoq salua galamment la baronne et la conduisit à un fauteuil. Soit hasard, soit parti pris, le fauteuil où M. Lecoq plaçait ainsi la femme du banquier millionnaire se trouvait juste en face du guichet.
Trois-Pattes ne jeta vers elle qu’un regard, puis ses yeux se fermèrent à demi et il songea. Mme la baronne Schwartz était très émue, et peut-être cette longue attente, en donnant libre cours à ses réflexions, avait-elle augmenté son émoi, loin de le calmer.
– Je m’occupais de vous, belle dame… commença M. Lecoq.
– Je suis perdue ! l’interrompit-elle d’une voix sourde qui fit tressaillir l’estropié dans sa cachette.
Cette voix disait, bien mieux que les paroles elles-mêmes, l’angoisse profonde qui emplissait ce cœur.
– Je le crois comme vous, belle dame, répliqua M. Lecoq froidement, et cependant nous n’avons pas la même opinion, j’en suis bien sûr, au sujet des motifs de votre perte.
– Pouvez-vous faire, demanda brusquement la baronne, à prix d’or ou autrement, que cette jeune fille, Edmée Leber, s’embarque sur-le-champ pour l’Amérique ?
M. Lecoq eut un sourire dédaigneux qui se refléta, plus amer, mais plus triste, sur les lèvres de M. Mathieu. M. Lecoq répondit :
– Il y a treize jours de traversée entre New York et Le Havre. Je crois qu’on peut gagner encore un jour ou deux. Envoyer quelqu’un en Amérique ! On avait de ces idées-là au temps des navires à voiles et des diligences ; mais aujourd’hui, on prend mieux ses précautions. Ne vous inquiétez pas trop de cette jeune fille. C’est le petit côté de la question.
– Vous ne savez pas… l’interrompit la baronne.
– Si fait, je sais. La pensée, ambitieuse ou non, que j’ai eut un jour d’être le gendre de M. le baron Schwartz m’a fait ouvrir les yeux, vous concevrez pourquoi, sur votre riche et honorable maison. Peut-être le premier soupçon m’est-il venu de ce fait que vous cédiez à mes vœux avec une certaine répugnance. Des princes de l’argent comme vous ne doivent pas céder quand ils ont une répugnance. Mais peut-être aussi avais-je des jalons fort antérieurs. Et certes, il me fallait bien quelque motif, un peu romanesque, à mon âge, et dans mon humble état, pour prendre l’audace de briguer cette éblouissante alliance.
– Votre retraite nous a fort étonnés, dit la baronne avec un effort visible.
– Ces choses-là font plaisir ou peine, belle dame… Étonné est un mot de juste milieu qui ne signifie rien. En tout cas je reste votre ami, si vous voulez bien le permettre, et je conserve pour cette chère demoiselle Blanche une affection quasi paternelle. Parlons de vous, et ne parlons que de vous.
Il vint s’asseoir auprès de Mme Schwartz. Évidemment, ce n’était point la première visite qu’elle faisait à l’agence.
– Vous excusez ma robe de chambre, belle dame ? reprit M. Lecoq en s’étalant dans son fauteuil. Je suis sans façon, vous savez. Dites-moi : qu’est-ce que contient donc cette divine cassette ?
– Vous avez vu mon mari ! balbutia-t-elle ébahie.
– Pas encore, répliqua Lecoq.
– Alors, comment savez-vous ?…
Lecoq affecta de jouer avec les glands de sa riche cordelière.
– Il faut nettoyer la situation, dit-il en homme qui laisse échapper malgré lui le fond de sa pensée. Il y a longtemps que nous nous connaissons, chère madame, et les gens qui font des comédies ont bien raison de dire qu’il reste toujours quelque chose d’un premier amour ! Ne vous offensez pas ! Nous aurions maintenant des enfants grands comme père et mère. Et peut-être bien que vous ne seriez pas si près de ce bout de fossé où l’on fait la culbute.
Il avait tenu à la main, pendant toute son entrevue avec Trois-Pattes, l’autographe de Piquepuce, qui était maintenant un chiffon fatigué. Les yeux de la baronne s’y étant reposés par hasard, il le déroula effrontément et le lissa sur son genou, disant :
– Ceci regarde votre maison, chère madame. Vous êtes menacée d’une grande catastrophe ; il faut bien arriver à vous l’avouer.
– Mon mari doit être ici, murmura Mme Schwartz.
– Lequel ? demanda M. Lecoq d’un ton paisible.
Elle se prit à trembler.
L’estropié, dans son trou, tremblait plus fort qu’elle.
– Il faut nettoyer la situation ! répéta M. Lecoq en pliant avec soin la note écrite par Piquepuce dans la voiture de Livry. Ma connaissance avec M. le baron est presque aussi vieille que mes sentiments d’admiration pour vous, et je ne puis m’empêcher de glisser cette observation que ces sentiments, platoniques, il est vrai, eussent pu vous fournir un motif plausible de répugner à mon entrée dans votre famille. Il y a eu en tout ceci du mal joué ; vous êtes une pauvre belle âme, égarée dans un méchant pays. Je reprends : si M. le baron voyait ce papier-là, il frissonnerait jusque dans les entrailles de son coffre-fort. Êtes-vous descendue parfois à la caisse, chère madame ?
– Jamais, répondit-elle ; mais je voudrais vous parler de ma situation…
– Vous auriez vu une chose curieuse, interrompit Lecoq avec une bonhomie cruelle, une chose que vous connaissez beaucoup, du moins par ouï-dire. On appelle cela des marchés de rencontre. De rencontre ! le mot est bien trouvé. Le coffre-fort de M. Bancelle, le malheureux banquier de Caen, était à vendre voici quelques années. M. le baron cherchait une caisse semblable, à défense et à secret. Vous n’ignorez pas que je suis spécial dans cette partie. M. le baron me chargea de l’achat, et je trouvai cette pièce véritablement excellente, dont je pouvais répondre, puisque je l’avais vendue moi-même autrefois à cet infortuné M. Bancelle.
– Pourquoi donc me dites-vous cela ? demanda Mme Schwartz d’une voix altérée.
– Parce qu’il y a des rapprochements étonnants, madame. Je sais aussi où est le brassard ciselé…
– Le brassard ! répéta Julie avec un douloureux tressaillement. C’était bien Julie en ce moment, Julie Maynotte, et non point la baronne Giovanna Schwartz, car depuis une minute, son cœur entier vivait dans le passé.
– Qui donc possède ce brassard ? interrogea-t-elle.
– Oh ! repartit M. Lecoq, il appartient à des gens qui ne le vendraient point, quoiqu’ils soient très pauvres. Je l’ai reconnu dans la chambre à coucher de Mme Leber.
– La mère d’Edmée ! fit la baronne dont la tête s’inclina sur sa poitrine.
Vous eussiez dit que Trois-Pattes, de l’autre côté de la porte, était en proie à une sourde et immense colère. C’était un regard de feu qu’il dardait au travers du guichet.
– Pourquoi chez la mère d’Edmée ? bégaya la baronne. Pourquoi ?
– Savez-vous le vrai nom de la mère d’Edmée ? Il y a des moments où les vieilles choses qui dorment s’éveillent. Dans cette maison où nous sommes, je connais deux jeunes gens : le fils du magistrat qui condamna André Maynotte et le fils du commissaire de police qui l’arrêta, deux jeunes gens qui font une pièce de théâtre avec cette histoire-là. Justement cette histoire-là, entendez-vous ! Est-ce assez drôle, hé ?
– Je ne sais plus ce que je voulais vous dire, murmura la pauvre femme avec accablement.
– Moi, je le sais, cela suffit. Le bouton de diamant, niaiserie ! l’empreinte de la clef, fadaise ! Notre pièce, à nous, marche plus vite que cela. Nous allons jouer tout à l’heure trois actes en dix minutes. Que contient la cassette ? Voilà deux fois que je vous le demande.
– Vos paroles ont l’air d’une menace ! dit la baronne d’une voix brisée.
– Ce n’est pas moi qui menace, ce sont les faits. Vous avez eu raison de venir. Si vous n’étiez pas venue, j’aurais été cette nuit au château.
– Cette nuit ? et pourquoi ?
– Parce qu’il faut prendre le taureau par les cornes.
Il consulta sa montre et se leva. Trois-Pattes fit un mouvement, comme si, oubliant son infirmité, il eût voulu se mettre aussi sur ses jambes.
– Pas de faiblesse, reprit M. Lecoq froidement. Vous allez éprouver un grand choc, chère madame. Tenons-nous ferme. Les évanouissements n’avancent à rien.
Il prit le pavillon d’ivoire qui se mit à siffler.
– Le baron s’en va, dit le cornet : il est furieux. Faut-il le laisser aller ? On sait que le son s’arrête à l’orifice même de ces appareils acoustiques.
Rien ne parvint aux oreilles de la baronne, qui pourtant écoutait de toute la force de sa terreur. M. Lecoq répondit :
– Rappelez-le, qu’il vienne et qu’il se calme. Je le veux !
Julie entendit cette fois et dit précipitamment :
– Vous allez recevoir un étranger ? Je me retire.
– Ce n’est pas un étranger, répliqua M. Lecoq durement. Tenez-vous ferme ! nous jouons gros jeu ici, je vous en préviens, tous tant que nous sommes !
Julie, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son siège. La porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrit, et M. le baron Schwartz fit son entrée. Julie étouffa un cri de détresse et resta muette sous son voile comme derrière un abri.
Trois-Pattes avait collé son œil aux trous du guichet.
– Temps perdu ! dit le baron en passant le seuil. Fatigant… et inconvenant !
Le dernier mot rétablissait les distances. Il fut prononcé du ton qu’il fallait. M. Lecoq avait fait quelques pas au-devant de son hôte et masquait ainsi Julie.
– Deux mots à dire, reprit M. Schwartz, parlant son langage abrégé. Pas d’excuses ! perds du temps !
– Je n’ai pas d’excuses à vous faire, monsieur le baron, déclara au contraire M. Lecoq avec ampleur. J’ai agi comme je le devais, dans votre intérêt.
– Mon intérêt ! répéta le millionnaire en se redressant de son haut. M. Lecoq s’effaça avec cette agilité de corps qu’il avait gardée et qui le faisait plus jeune que son âge. À la vue de la baronne, immobile et repliée sur elle-même, M. Schwartz recula de plusieurs pas. Ses dents claquèrent un coup sec. Le voile n’y pouvait rien. Il l’avait reconnue d’un regard.
– Ah ! dit-il, frappé violemment et d’une façon inattendue, malgré les soupçons qui roulaient dans son esprit depuis une heure. C’était elle !
– Parbleu ! fit Lecoq avec un gros rire. Il a bien dit ça, le beau-père ! C’était elle !
Le baron resta pétrifié. L’insolence glissait sur lui ou plutôt augmentait son épouvante. Dans la chambre voisine, Trois-Pattes écoutait et regardait. Il retenait son souffle ; son cœur avait peur de battre. La conduite de M. Lecoq était pour lui une énigme à demi devinée ; mais il est des drames dont on sait d’avance le dénouement, et qui, nonobstant cela, dégagent une écrasante émotion.
– Il faut nettoyer la situation, répéta pour la troisième fois M. Lecoq, allongeant à plaisir les préliminaires pour alourdir d’autant le poids qui opprimait la poitrine de ses hôtes d’abord, et en second lieu pour se monter lui-même au diapason qu’il avait réglé d’avance. Il faut prendre le taureau par les cornes ! Vous n’êtes pas dans de beaux draps, non ! Je ne suis pas un saint Vincent de Paul, moi, que diable ! Si je le disais, me croirait-on ? Mais je peux rendre service quand mon intérêt y est.
– Madame… voulut commencer M. Schwartz.
– Vous, la paix, Jean-Baptiste ! l’interrompit bonnement M. Lecoq.
Ce nom de baptême, employé à l’improviste, produisit un très singulier effet. Le millionnaire se tut docilement et parut on ne peut plus déconcerté.
Ce fut à ce point que Trois-Pattes ne put s’empêcher de sourire dans sa cachette. Il trempa sa plume dans l’encre et traça quelques lignes à la hâte.
– Nous avons à causer tous trois, poursuivit M. Lecoq en poussant un fauteuil vers le baron, à causer de choses si étonnantes que si vous restiez debout, vous pourriez bien tomber de votre haut. Donnez-vous la peine de vous asseoir.
– Vous le prenez sur un ton !… balbutia le baron, abandonnant du coup son langage usuel.
Il s’assit pourtant, détournant son regard de la baronne, qui semblait une morte.
– Aimeriez-vous mieux un doreur de pilule ? reprit M. Lecoq, cachant sous un verbeux aplomb les tâtonnements de son escrime. On ne se refait pas, écoutez donc ! à mon âge, surtout ! Nous n’avons plus vingt ans, Jean-Baptiste. Je suis tout rond, je vais droit au but ; j’aime mieux froisser que tromper. Voici donc la chose ; monsieur le baron et madame la baronne, malgré les millions que vous avez, je ne voudrais pas être dans votre peau.
– Expliquez-vous brièvement ! dit M. Schwartz, qui essaya de reprendre un accent d’autorité.
– Je m’expliquerai comme je voudrai, mon garçon, hé ? Vous n’êtes pas venu ici chacun de votre côté pour des prunes, je suppose ? Un jésuite vous dirait des tas de balivernes ; moi, je n’ai pas le temps : votre femme vous a trompé, bonhomme !
Julie ne bougea pas. M. Schwartz serra les poings et gronda :
– Je m’en doutais !
Son visage décomposé criait plus de douleur encore que de colère, et il eût été impossible au plus déterminé railleur de prendre la situation au comique.
Ce qu’il y avait sur les traits de Trois-Pattes aux aguets, c’était surtout maintenant une curiosité avide.
– Il s’agit bien, poursuivit M. Lecoq avec un souverain mépris, de rabâcher les vieilles scènes de jalousie, de fureter, d’espionner, de voler des clefs, d’en prendre l’empreinte pour ouvrir des tiroirs de secrétaire comme un coquin…
– Monsieur… voulut l’interrompre le baron.
– Parbleu ! vous allez dire que vous n’avez pas l’empreinte dans votre poche, hé ? Moi, je vous réponds qu’il n’y a plus rien dans le tiroir. Mais, consolez-vous : si vous êtes curieux, vous allez en avoir tout votre saoul. Qu’est-ce que le tiroir vous aurait dit ? Le mensonge de votre femme. C’est fini, le mensonge ; il y a temps pour tout, et voilà votre femme qui va vous servir un plat de vérités !
– Est-ce donc vous qui me portez ce défi, madame ? demanda le baron avec la dignité des profonds chagrins.
– Ah çà ! s’écria M. Lecoq, vous n’avez donc pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une querelle de ménage ! Je ne suis pas méchant, moi, que diable ! Et je ne vous aurais pas mis en présence pour vous faire de la peine. C’est vous qui avez commencé. Vous avez trompé votre femme, monsieur Schwartz : vous saviez que son premier mari existait !
– J’affirme… commença le banquier.
– Vous avez tort d’affirmer.
– Je jure…
– Ne jurez pas ! prononça la baronne, qui était restée muette jusqu’alors.
– À la bonne heure ! dit Lecoq. Voici la chère dame qui a retrouvé la parole. Il faut que vous sachiez, monsieur le baron, que Mme la baronne est pour le moins aussi étonnée que vous. C’est une surprise des deux côtés. Je suis un drôle de corps, hé ? Vous allez voir comme je conduis une discussion. Je me suis occupé de vous toute la soirée. Connaissez-vous M. le marquis de Gaillardbois ?
Le baron desserra le nœud de sa cravate.
– À moins que vous ne la choisissiez foudroyante, ce qui est une solution, grommela M. Lecoq avec humeur, une attaque d’apoplexie me paraîtrait manquer d’à-propos en ce moment. Un peu de vigueur, que diable ! Soyons un mâle et nous en sortirons. Je vous parlais de ce cher Gaillardbois, parce qu’il fait des pieds et des mains pour être préfet de police. C’est un homme de tenue. Il s’est mis en tête de pêcher aux Habits Noirs… À combien se monte le compte de vos commissions sur les affaires du colonel Bozzo, cher monsieur ?
Ceci fut lancé incidemment et d’un ton d’insouciance admirablement jouée. Parmi ceux qui étaient là, Trois-Pattes seul devina une partie de la portée que pouvait avoir la question. Le baron répondit avec fatigue :
– Chez moi, tous les comptes sont à jour. Adressez la demande à mes bureaux.
– C’est là le tort, dit M. Lecoq en baissant la voix. C’est là le grand tort. Il ne faut pas mettre des comptes pareils dans ses bureaux, quand on veut dormir tranquille. Ce diable de Gaillardbois était bien renseigné. Il m’a dit tout uniment : « Le banquier des Habits Noirs est M. le baron Schwartz. »
– C’est une calomnie, répliqua le baron.
– Juste ma réponse à Gaillardbois ! N’avez-vous pas un valet du nom de Domergue ?
– Si fait, un vieux et fidèle serviteur.
– Il faut vous dire qu’avec l’affaire des Habits Noirs bien menée, Gaillardbois emporterait d’assaut la préfecture. Chacun va à son but comme il l’entend, n’est-ce pas vrai ? Il y a des agents qui rôdent autour de vous ; à Paris et à la campagne. Ce Domergue, un vieux et fidèle serviteur, joue au jeu de Fera-t-il jour demain ?
La baronne laissa échapper un mouvement.
– Serait-ce pour votre compte, belle dame ? demanda M. Lecoq.
– Oui, répondit-elle courageusement.
Sur le papier qui était devant lui, la main distraite de M. Mathieu venait de tracer ces mots :
« Une araignée qui tend sa toile… »
Elles vont de-ci, de-là, en effet, accrochant partout le fil gluant qui portera leur travail aérien. Au début, on ne devine pas la forme régulière de ce piège merveilleusement disposé. On dirait qu’elles travaillent au hasard. Mais bientôt la trame apparaît, laissant voir l’ingénieuse série de ses mailles concentriques. Et tout ce qui veut passer au travers reste captif.
M. Lecoq salua la baronne et se tourna vers son mari.
– Je ne sais pas tout, dit-il. On ne sait jamais tout dès qu’il y a des dames. Ma seule prétention est d’en savoir assez pour vous donner un bon conseil, bon pour vous, bon pour moi, car vous pensez bien que je ne travaille pas ici en faveur du roi de Prusse. Nous reviendrons peut-être à l’ami Gaillardbois qui est en passe d’arriver ; allons de l’avant ! Mme la baronne ayant un autre mari que vous, à votre connaissance, il ne vous étonnera pas d’apprendre qu’un fils existe.
– Michel ? murmura M. Schwartz, dont le visage s’éclaira franchement.
Il ajouta, en se tournant vers sa femme et avec l’accent d’une véritable passion :
– Madame ! Oh ! Giovanna, que ne le disiez-vous ?
Elle garda le silence. Les clairs de son voile laissaient voir ses yeux baissés sur la pâleur de sa joue. M. Lecoq eut un bon rire.
– Voilà ce qui manque dans cette vieillerie de pièce : La Femme à deux maris ! poursuivit-il. C’est un luron comme moi, établissant une situation carrée ! Eh bien ! quoi ! on ne peut donc pas s’expliquer, au lieu de filer les scènes interminables d’un mélodrame ! Cette pièce-là, vous le savez, se joue chaque jour une douzaine de fois à Paris où la bigamie mène en cour d’assises. La cour d’assises a beau faire les gros yeux, elle n’empêche rien, hé ? Plaisanterie à part, la femme a presque toujours de très bonnes raisons ; il lui suffirait de causer la bouche ouverte ; on s’embrasserait et tout serait fini. Êtes-vous de mon avis, Jean-Baptiste ?
C’était la troisième fois que M. Lecoq employait ce prénom, et rien, dans ses rapports usuels avec le riche banquier, ne l’autorisait à cette familiarité qui, parmi tant de choses faites pour exciter l’étonnement, surprenait Julie au plus haut point. M. Schwartz ne protestait point. Il restait en quelque sorte écrasé sous l’étrangeté de la situation qui, selon ses pressentiments, allait démasquer bientôt de nouvelles menaces.
Le ton de M. Lecoq réveillait en lui, avec une vivacité singulière, des souvenirs déjà lointains. Il éprouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans sa mémoire, la saveur même de ses impressions lors de sa rencontre, sur le quai de l’Orne, avec l’effronté commis voyageur, le 14 juin 1825. Aussi, tressaillit-il comme si sa propre pensée eût parlé, quand Lecoq, le regardant en face et plongeant ses mains dans les poches de sa robe de chambre, reprit tout à coup :
– Le vin, le jeu, les belles, eh ! bonhomme ? Notre dîner à l’auberge du Coq hardi ! Maman Brûlé faisait bien la cuisine ! Et le mari, le fameux mari ! car il y avait aussi un mari ! Bien tapé, l’alibi d’amour ! ma canne oubliée, ma canne à pomme d’argent. Et la leçon répétée au commissaire de police ; un Schwartz encore : autant que de pavés ! Nous n’étions pas fiers la nuit, sur la grande route ? et dans le chemin creux ! le billet de mille… En voilà un qui a fait des petits depuis le temps, Jean-Baptiste !
M. Schwartz avait de grosses gouttes de sueur aux tempes. Un soupir comprimé souleva la poitrine de l’estropié, qui plongeait son regard pensif dans le vide.
M. Lecoq, lui, n’avait rien perdu de sa victorieuse bonhomie. Il clignait de l’œil en regardant M. Schwartz et adressait des signes d’amitié à Julie.
Ce fut celle-ci qui rompit le silence.
– Je n’ai pas compris tout ce qui vient d’être dit, dit-elle d’une voix altérée. Dois-je croire que M. Schwartz a trempé dans cette horrible affaire Bancelle ?
– Heu ! heu ! fit M. Lecoq, chèvre et chou, chair et poisson… ça et ça !
Et comme le banquier protestait d’un geste énergique :
– Sans doute, sans doute, reprit-il, chère madame, M. le baron est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Il n’a trempé dans rien du tout. Seulement, vous savez, on naît homme d’affaires. M. le baron était usurier avant d’avoir un sou vaillant. J’ai eu le plaisir de lui fournir le premier sou vaillant ; il l’avait bien un peu gagné. Dès qu’il l’a eu, il l’a prêté à la petite semaine : image naïve et réduite de cette glorieuse chose qui s’appelle la banque. Voilà l’histoire. Il y a des vocations. Ce n’est pas la synagogue qui fait le juif.
Il prit la main de M. Schwartz et la secoua bon gré mal gré dans un élan de chaude cordialité, disant :
– Pas vrai, Jean-Baptiste ? nous avons la conscience pour nous ? C’est le principal. Mais ne nous égarons pas. Où en étions-nous ? à Gaillardbois pour les Habits Noirs ? Non, pas encore. Nous en étions aux raisons qui excusent Mme la baronne par rapport à la bigamie. Elle n’a aucun tort de son côté, entendez-vous, bonhomme. Elle croyait son mari mort, elle a pu convoler, c’est la loi divine et humaine, sauf chez les Bengalis, qui exigent la combustion de la veuve du Malabar. Elle aurait pu vous faire sa confession ? Pas fort ! Telle que vous la voyez, elle a sur les épaules… ah ! de belles épaules !… une petite condamnation par contumace à vingt ans de travaux forcés pour dames. Ah ! mais !
– Ma femme !… s’écria le baron éperdu.
– Pas davantage ! répondit M. Lecoq. Et j’ai dans ma folle idée que le mariage était un peu pour elle un refuge, quoique vous méritiez bien d’être adoré pour vous-même, Jean-Baptiste… Vous devinez quel était le vrai nom de Giovanna Reni, n’est-ce pas ?
– Je ne veux pas deviner ! prononça M. Schwartz entre ses dents serrées.
– Ces choses-là, rectifia Lecoq tranquillement, c’est involontaire. On devine ou on ne devine pas. Si vous ne devinez pas, bonhomme, je vais vous aider. Le jour où vous reçûtes le divin billet de mille francs, quatre cents billets semblables furent piqués dans la caisse de M. Bancelle. André Maynotte qui fut condamné…
– Assez ! dit M. Schwartz en passant son mouchoir sur son front.
– Est-ce vrai, demanda M. Lecoq, que ses cheveux étaient déjà tout blancs quand vous le rencontrâtes à l’île de Jersey, six ou huit mois après l’affaire ?
– Assez ! répéta le banquier avec détresse.
La respiration de Julie sifflait dans sa poitrine.
– En voilà un, poursuivit M. Lecoq, qui ne doit pas vous porter dans son cœur ! Mais ne perdons pas le fil : nous en sommes toujours aux raisons de madame. Bonhomme, vous allez m’accorder que quand il s’agit de la vie ou de la liberté, on ne se confie pas même à l’amour, hé !
Il appuya sur ce dernier mot avec une souriante ironie et continua :
– Julie Maynotte était précisément dans ce cas-là. La condamnation d’André Maynotte l’atteignait. Pouviez-vous exiger qu’elle vînt vous dire : « Bibi, je suis la veuve d’un forçat, et forçate moi-même, Voulez-vous épouser vingt ans de travaux forcés et le petit de mon premier hymen ? » L’eussiez-vous fait à sa place, vous, Jean-Baptiste ? Et vos peccadilles, à vous, les avez-vous confessées ?
Son rire grinça parmi un silence de plomb. La baronne restait glacée et semblait une femme de bronze. M. Schwartz s’affaissait davantage à chaque coup de massue.
– Et qui a gagné à cette foire normande du mariage ? reprit M. Lecoq en atteignant sa pipe qu’il repoussa aussitôt avec un salut à l’adresse de la baronne. Vous êtes resté pataud, mon bon, et vous avez une des femmes les plus distinguées de Paris. Voilà dix-sept ans que vous l’idolâtrez. Elle a satisfait à la fois votre cœur et votre vanité ; vous êtes du reste, vous, l’homme de bourse, collé à la grande dame ! Ne vous plaignez pas, on vous rirait au nez. Ne parlez pas de séparation ; votre union est nulle, ce qui fait votre fille bâtarde depuis la racine de ses cheveux jusqu’à la pointe de son pied mignon.
– Tout cela est vrai, murmura le baron, tout cela doit être vrai, puisqu’elle ne proteste pas.
– Tout cela est vrai, dit la baronne.
La poitrine de M. Schwartz rendit un gémissement.
La plume de Trois-Pattes traça quelques mots sur le papier tandis qu’il grondait d’un accent étrange :
– Tu es témoin et greffier, et juge !
– Bilan général, reprit M. Lecoq en se mettant de plus en plus à son aise, tromperies partout. Première tromperie, côté du mari, seconde tromperie, côté des dames. Mêlons et passons à quelque chose de bien autrement sérieux, quoi qu’en puisse penser ce pauvre M. Schwartz, que je croyais un homme et qui s’aplatit comme un tampon de linge mouillé. Bonhomme ! nous allons avoir besoin d’énergie, si nous voulons tirer notre épingle du jeu. Gaillardbois est un rude limier et il a le nez sur la piste. Il est capable de remonter jusqu’aux mille francs du chemin creux. Le colonel, votre commanditaire et votre client, était là-dedans jusqu’au cou. La comtesse Corona est l’héritière du colonel. Je ne veux pas vous énumérer ici les talents de cette charmante femme. Tout cela est grave. Et tout cela n’est rien. André Maynotte est à Paris.
– Ah !… fit la baronne en un cri involontaire.
M. Schwartz la regarda. Une angoisse nouvelle faisait diversion à sa détresse. La plume devint immobile entre les doigts de l’estropié.
– André Maynotte se porte comme un charme, poursuivit Lecoq, dont l’effronterie laissait percer une nuance d’embarras. Voilà le danger principal, le vrai danger, car André Maynotte est un scélérat.
– Vous mentez ! coupa la baronne d’une voix nette.
À ce mot, Trois-Pattes tressaillit de la tête aux pieds comme s’il eût reçu la décharge d’une pile voltaïque. M. Lecoq s’inclina, remerciant avec ironie.
– Nul n’insultera devant moi André Maynotte, dit la baronne dont la noble taille s’était redressée.
Le baron balbutia dans l’excès de sa misère :
– Vous êtes donc toujours la femme de ce condamné ?
– Oui, répondit-elle sans hésiter ; dans mon cœur, toujours !
L’estropié prit à deux mains sa tête chevelue.
– L’idée ne m’était jamais venue de me brûler la cervelle, pensa le baron dont les yeux s’égaraient.
L’effet, médité par Lecoq, se produisait avec une effrayante violence. Le baron chancelait sous le choc trop brutal. Un grand éblouissement passait devant cet esprit formaliste et froid, habitué à des calculs, ne sortant jamais de ce cercle où l’algèbre de la Bourse parque ses ingénieuses équations. Une lueur de foudre établissait, parmi les menaces qui l’affolaient, une rapide et éclatante balance. Il voyait à la fois ce qui naissait de la fatalité et ce dont sa conscience lui reprochait la coupable origine.
Car il y avait de ceci et de cela dans le malheur de cet homme. Son premier pas sur la route de la fortune piquait son souvenir comme la pointe d’un couteau ; la mémoire de l’acte qui l’avait lié à une femme aimée était un remords.
Il y avait en outre ses rapports avec le colonel. M. le baron Schwartz fut épouvanté par les paroles de M. Lecoq, parce qu’il n’était pas pur selon sa propre conscience.
Cet homme, qui n’était pas pur devant sa conscience, se croyait du moins, jusqu’à l’heure présente, net devant la loi. Mais la conscience seule est à l’abri de l’erreur. Tout le reste se trompe.
Quand ceux-là se sont trompés dans le bilan quasi loyal de leurs accommodements, la loi, leur fétiche, se dressant tout à coup en face d’eux, les change en pierre. Le baron Schwartz vit cette tête de Méduse : la loi qui l’abandonnait, la loi qui était contre lui !
Rien de pareil ne se passait dans l’esprit de la baronne : non point qu’il n’y eût au fond de son cœur une voix capable de faire entendre des reproches, mais au contraire parce que cette voix depuis longtemps parlait. Un jour, c’était peu de temps après la naissance de Blanche, le ménage allait paisiblement, quoique la jeune femme eût d’étranges mélancolies ; l’élément affectueux ne manquait même pas tout à fait dans la maison, car il y a autour d’un berceau chéri je ne sais quelle atmosphère de tendresse ; un jour, M. Schwartz s’absenta ; c’était la première fois que Julie restait seule. Elle se rendit à Saint-Roch et commanda une messe mortuaire à laquelle nul ne fut invité ; au retour de cette messe, où elle avait abondamment pleuré, elle se prépara pour un voyage. Nous savons le secret de cette mélancolie : l’autre enfant était loin, le cher enfant adopté par la nourrice Madeleine. Julie ne pouvait plus résister ; il lui fallait un baiser de son fils. M. Schwartz n’était encore ni baron ni millionnaire ; Julie se fit apporter une des malles de son mari pour voyager en poste.
La malle avait l’estampille du paquebot de Jersey.
Julie n’était ni jalouse ni espiègle. Le fond de son caractère était la réserve de ceux qui ont un secret à garder ou un souvenir à éteindre. Pourtant, elle ouvrit cette malle avec un mouvement de curiosité.
Dans cette malle il n’y avait rien, sinon une enveloppe poudreuse qui ne portait aucun timbre et qui était bourrée de papiers.
Mais le paquet avait une adresse qui sauta aux yeux de Mme Schwartz comme un éblouissement. Une défaillance la prit. Quand elle recouvra l’usage de ses sens, elle s’empara du paquet comme on fait d’une proie.
Elle resta tout ce jour enfermée dans sa chambre à lire et à relire. Le soir, elle partit pour le pays de Madeleine. À la voir, on eût dit qu’elle avait fait une longue maladie. L’enfant n’était plus chez Madeleine. On avait volé l’enfant deux semaines après le mariage de Mme Schwartz, que la nourrice appelait toujours Mme Maynotte. Julie eut chez Madeleine le récit de la visite d’André, revenant de Jersey.
De retour à Paris, elle garda la chambre plusieurs mois. Depuis lors, on la vit toujours pâle et triste.
Elle souffrait, disait-elle, et les habiles médecins qui avaient soin d’elle conseillèrent gravement à son mari de la distraire.
Le paquet contenait la série entière de ces pauvres lettres, confiées par André Maynotte à M. Schwartz, lors du voyage à Jersey entrepris par ce dernier à la poursuite d’un débiteur insolvable.
De la part de M. Schwartz, tel que nous le connaissons, y avait-il eu trahison ou seulement négligence égoïste ? Nous savons qu’André, persécuté par la crainte de mettre la justice sur les traces de Julie, n’avait point livré son secret. En ceci, comme en toute chose, M. Schwartz, moitié chair, moitié poisson, ne devait être ni complètement innocent, ni tout à fait coupable…
Ce fut M. Lecoq qui reprit le premier la parole.
– Je ne suis pas de ceux qui méprisent inconsidérément ce moyen-là : se brûler la cervelle, dit-il. Quand le rouleau est à bout et qu’en se tâtant bien, on trouve de la tête aux pieds chair de poule mouillée, assurément, ma foi, un coup de pistolet peut arranger les choses… mais c’est bête.
Ce dernier mot fut prononcé avec solennité. La tête de M. Schwartz pendait sur sa poitrine.
– Aimez-vous votre femme ? demanda Lecoq.
Le malheur attendrit ces cœurs d’affaires. M. Schwartz, tourna vers la baronne un regard suppliant et timide. Ses deux mains se joignirent et il répondit :
– Je l’aime de toutes les forces de mon âme !
– Si votre mari était contraint de s’expatrier, reprit M. Lecoq en s’adressant à Julie, j’entends le mari que voilà, le suivriez-vous ?
– Oui, répliqua la baronne d’un ton ferme. Ce mot releva la tête de Trois-Pattes qui sembla sortir d’un sommeil. La pression de ses mains avait écarté à droite et à gauche les masses emmêlées de sa chevelure. Soit réalité, soit capricieux jeu de lumière, car la lampe l’éclairait à revers, son visage paraissait doué, en cet instant, d’une mâle et régulière beauté. Il avait les yeux fixés sur Julie, qui lui faisait face et dont la main rejetait son voile en arrière. Ses paupières eurent un battement comme si un éclat trop vif les eût soudain frappées. Elle était belle incomparablement. Son front d’Italienne, pur et noble comme un marbre, avait une auréole de grave tristesse.
– Ce n’est plus pour moi que vous viendrez, Giovanna ! dit M. Schwartz d’un accent plaintif. C’est pour votre fille.
Elle ne répondit point, mais un splendide sourire, traduisant l’amère souffrance de son cœur, s’ébaucha sur ses lèvres.
– Pour sa fille ! répéta M. Lecoq, c’est juste… mais pour elle aussi, un petit peu.
Le regard qu’elle lui jeta lui fit baisser les yeux.
– S’il se fût agi autrefois de l’échafaud, prononça-t-elle lentement et tout bas, mais de cet accent qui scande chaque syllabe mieux que ne ferait un cri, j’étais prête, je le jure, de mourir avec André. J’ai mérité pourtant d’être insultée par vous, car j’ai été lâche… lâche contre la pensée de la prison, plus dure que la mort même, lâche contre la pensée de vivre avec la honte !
Deux larmes s’échappèrent de ses yeux et roulèrent sur sa joue. La gorge de l’estropié eut un râle sourd.
M. Lecoq se frotta les mains tout à coup en homme qui a une bonne idée.
– Ma foi, dit-il, ce n’a pas été sans peine ; mais il me semble que nous voilà tous d’accord !
Et comme les regards des époux l’interrogeaient, il ajouta :
– Nous sommes dimanche… je propose de fixer le départ à mercredi.
– Si tôt ! balbutia le banquier.
– Je veux que la fortune de mon fils soit solidement assurée, stipula la baronne.
M. Schwartz reprit :
– J’ai d’immenses ressources. Je n’ai jamais fait de mal. Avant d’en arriver à une extrémité pareille…
– Allons ! l’interrompit Lecoq avec résignation, il faut recommencer : voici derechef, et en réitérant, le bordereau de votre situation : cas de bigamie, qui demain peut être notoire, ceci, indivis entre vous deux. Du côté de Mme la baronne, treize ans à courir pour compléter la prescription de l’arrêt de la cour royale de Caen. Du côté de M. le baron, voyons… Allons-nous faire la chasse aux présomptions ? Le gibier ne manquera pas, au moins… Comptons sur nos doigts : présence de M. J.-B. Schwartz à Caen la nuit du 14 juin 1825, mensonge glissé par ledit à l’oreille de son homonyme le commissaire de police, somme reçue dans le chemin creux, départ dans la même voiture que la femme du condamné Maynotte : une belle créature qui, si l’on en croit l’arrêt de la cour, dut emporter dans sa poche les quatre cent mille francs de la caisse Bancelle ; mariage subséquent de ce monsieur et de cette dame. Reconnaissance par monsieur et madame de quatre cent mille francs. Le chiffre est grand et joli… hé ?
Ici, Lecoq s’interrompit tout à coup, parce que le baron Schwartz avait un pâle et froid sourire. On l’attaquait à une place où sa conscience n’était point vulnérable.
– Oh ! oh ! fit Lecoq, temps, argent ! nous faisons fausse route. Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler à un gaillard de votre force ! mettez que je n’aie rien dit et reprenons : du côté de M. le baron, morbleu ! néant ! Où diable avais-je l’esprit ? Seulement, il y a la comtesse Corona et ce luron de Gaillardbois, sans me compter, et si on ne m’écoute pas, il faudra bien me compter. L’accusation au criminel tombera d’elle-même, parbleu ! contre les gras millions ; les présomptions sont de trop petites demoiselles. Et pour ce qui regarde le colonel, est-on forcé de savoir que les Habits Noirs ne sont pas des êtres fantastiques, et que le chef des Habits Noirs… Laissez donc… il n’y aurait plus d’affaires ! N’importe quel banquier peut manier des fonds de n’importe quel voleur sans qu’il y ait l’ombre de délit ou de crime. L’argent n’a pas plus de signalement que d’odeur, mais… mais… mais… Mais voici la justice dans vos affaires, bonhomme ! Hé, ce n’est pas drôle, Jean-Baptiste ! Savez-vous pourquoi les chiens et les loups s’entre-mordent ? C’est qu’ils sont cousins. Le chien est un loup manqué. Un homme négociant au cachet, chiffreur à vide, nourri de jalousie et de fiel, harcelé par les millions qu’il n’a pas, accusant les mansuétudes de la loi et les cruautés du sort, fruit sec de l’école qui prépare aux commandites le loup des chiens de l’usure et le chien des loups, cet homme vous guette. Vous êtes sa proie convoitée. Il est pauvre, il aimerait, lui aussi, le vice qui coûte et l’amour qui rapporte. Son stoïcisme est menteur ou forcé. Vous avez été sa fièvre, tant votre bonheur poigna souvent sa misère. Qu’on vous donne à lui, sous prétexte d’expertise, ses ongles s’allongeront pour fouiller votre chair. Il sait trouver le mal qui existe et créer le mal qui n’existe pas. Il est habile, haineux, clairvoyant ; il invente à ses heures des roueries que vous n’auriez même pas soupçonnées, vous, le roué du genre, et il vous les prête généreusement. Il y va de tout cœur, comme un basset à la curée ; ce qu’il ne dévore pas, il le souille. Et bien des gens, croyez-moi, des gens paisibles qui ne vous connaissent ni d’Ève ni d’Adam, applaudissent des pieds et des mains son orgie, car vous n’êtes pas aimés, vous autres millionnaires, Jean-Baptiste : dites le contraire, je vous en défie !
M. Schwartz avait l’œil fixe et le front humide.
– Vous n’êtes pas aimés, poursuivit M. Lecoq dont la voix incisive et sèche enlevait un copeau à chaque parole comme la hache d’un charpentier. Les petits vous regardent avec défiance, s’étonnant que vos bras croisés puissent gagner de si insensés salaires ; les grands s’impatientent de voir auprès de leurs épaules vos têtes mal décrassées. Les timides ont peur de vous, parce que vous défiez et provoquez les passions mauvaises, comme ces sébiles insolentes qui raillent les affaires derrière les carreaux des changeurs ; les forts vous méprisent, parce que vos sacoches amoncelées ne vous servent à rien de grand. L’or, pour vous, maniaques de la cupidité, n’est qu’un moyen de gagner de l’or. Il est tel d’entre vous, malade de cette hystérie des avares, qui essaya un dernier coup de bourse en suant son agonie. La misère vous maudirait alors même que vous seriez bienfaisants. La richesse territoriale, la vraie richesse, s’indigne du bruit scandaleux que font vos écus. Les honnêtes gens vous jugent avec une sévérité aveugle et injuste, car peut-être êtes-vous souverainement utiles à la fortune publique ; mais vous ne payez pas d’impôts, et ceux que l’impôt écrase vous abhorrent. Enfin, les coquins eux-mêmes, complétant l’unanimité, voient en vous des concurrents dangereux, des supérieurs, si vous voulez, et vous gardent la vitriolique rancune des confrères. Aussi, monsieur le baron Schwartz, sauf moi, Lecoq, qui ai mes raisons pour vous soutenir dans une certaine mesure, et qui ne vous cache pas ce motif intéressé, Paris tout entier s’amusera jeudi prochain ; je dis le mot vrai, s’amusera et applaudira en apprenant que les scellés sont sur vos livres et que l’expert a mis son enragé museau dans votre champ de truffes. J’ai dit. Maintenant, agissez comme il vous plaira : je m’en lave les mains.
M. Lecoq repoussa son siège et vint se mettre au-devant de la cheminée, les bras croisés derrière son dos.
– Monsieur, dit la baronne en s’adressant à son mari, vous m’avez demandé si je vous suivrais…
– Changé d’avis, l’interrompit M. Schwartz, reprenant sa syntaxe abrégée avec un aplomb tout à fait inattendu. Inconvénients d’une fuite crèvent les yeux. Préfère rester. Idée.
M. Lecoq eut un sourire sceptique et narquois.
– Plus brave ! dit-il, parodiant le laconisme du financier. Moins sûr !
– Moi, déclara Mme Schwartz, je partirai avec ma fille…
– Sage ! opina M. Schwartz.
– Comme image ! acheva Lecoq en ricanant.
– Mon cher monsieur, dit le baron en se levant et d’un air dégagé, vous cachez sous des formes bizarres un grand sens et beaucoup de dévouement, je le sais. Je ne refuse pas du tout de faire le compte des intérêts… que je reconnais avoir reçus de vous en 1825, quoique, paraîtrait-il, vous ayez prétendu acheter à ce prix mon silence, à propos d’un crime ou d’un délit auquel vous auriez participé à mon insu. J’ai cru comprendre cela. Dix ou douze mille louis ou même davantage sont une bagatelle pour moi. Réfléchissons tous deux. Je donne mercredi soir un petit bal pour la fête de ma fille. J’ai l’honneur de vous y inviter, et Mme la baronne fait de même.
Il offrit son bras à sa femme qui le prit.
– On dansera ? demanda M. Lecoq ironiquement.
– On dansera, répliqua le banquier, qui salua.
La baronne dit tout haut en passant le seuil :
– J’aurai à vous parler demain, monsieur Lecoq.
À son tour Lecoq s’inclina, mais en silence.
Quand il fut seul, il plongea ses mains dans les poches de sa robe de chambre et resta pensif, debout au milieu de la chambre. Un battant qui grinçait en roulant sur ses gonds, lui fit lever les yeux. Il vit Trois-Pattes, pelotonné devant sa table et tenant encore sa plume à la main. La lumière de la lampe éclairait d’aplomb l’étrange visage de l’estropié. Un instant, M. Lecoq le regarda sans parler, Trois-Pattes souriait.
– Pourquoi ris-tu, toi ? lui demanda rudement Lecoq.
– Parce que c’est drôle, répliqua l’estropié.
Puis, après un autre silence, il reprit :
– Ce Michel Maynotte était donc innocent, là-bas !
Lecoq haussa les épaules et se mit à marcher dans la chambre. Au deuxième ou troisième tour, il s’arrêta devant Trois-Pattes qui le regardait toujours.
– Toi, grommela Lecoq, sans M. Bruneau, je t’étranglerais !
– Ce ne serait pas bien difficile, répondit l’estropié.
– Il y a des moments où tu me fais peur, poursuivit M. Lecoq en se parlant à lui-même. Mais je sais que ce Bruneau est André Maynotte, je le sais !
– C’est moi qui vous l’ai dit, patron…
L’œil de Lecoq, défiant et dur, était braqué sur lui.
– Elle est fièrement belle, cette baronne Schwartz ! dit l’estropié, dont les yeux eurent une étincelle.
– Je suis fou ! gronda Lecoq, qui tourna le dos pour reprendre sa promenade.
– Est-ce que je ressemble de près ou de loin à cet André Maynotte ? demanda Trois-Pattes.
– Pourquoi ? fit Lecoq qui s’arrêta court.
– Parce qu’elle a gardé des idées pour lui, repartit l’estropié avec une sorte de puéril cynisme, et qu’alors, si je lui ressemblais…
– Je suis fou ! répéta Lecoq. Tu sais, ajouta-t-il, que je les ai roulés de pied en cap ! Il a voulu se garder à carreau pour le cas où je le dénoncerais à la préfecture ; mais, à l’heure qu’il est, son départ est décidé.
– Mais ce bal…
– C’est ce bal qui le trahit. Le truc est usé. Mercredi, les provisions seront faites ; j’évalue à quatre ou cinq millions ce qu’il aura pu rassembler.
– En bank-notes, s’il va en Angleterre.
– Pas la queue d’une bank-note ! cela donnerait l’éveil. Il prendra de beaux et bons billets de banque, comme s’il s’agissait d’une échéance extraordinaire. Je le connais : il est adroit pour les petites choses.
– Et sa femme ?
– Sa femme en vaut dix comme lui. Je te charge de Bruneau ; entends bien ceci ; il y a un obstacle entre Bruneau et la baronne ; je le connais puisque je l’ai élevé. S’il tombait, et un mot de la baronne le ferait tomber, gare dessous ! Veille au grain, monsieur Mathieu, car tu as le bon poste, et si tu t’endormais dans ta guérite, tu ne t’éveillerais pas !
– Je ne dors jamais que d’un œil, patron.
M. Lecoq le regarda encore. Il n’y avait rien sur ce visage pétrifié. M. Lecoq passa le seuil du « corps de garde » et lut le papier par-dessus l’épaule de Trois-Pattes.
– Vingt lignes ! grommela-t-il, et tout y est ! Signe. Il faut que M. et Mme Schwartz sachent demain qu’il y avait près d’eux un témoin et un greffier.
Sans hésiter, Trois-Pattes signa son nom de Mathieu et parapha.
– Dans la maison Schwartz, dit-il non sans fatuité, on connaît ma signature.
– Lis ceci, ordonna M. Lecoq en lui mettant dans la main le travail de Piquepuce.
– Tiens ! tiens ! fit l’estropié. Alors, tout ce que vous avez fait, c’est pour enfler la caisse avant que de la vider ?
M. Lecoq répondit par un signe de tête souriant.
– Bien mignon, ce tour-là ! murmura Trois-Pattes. Mais à quoi serviront les faux billets ?
M. Lecoq avait l’orgueil de l’auteur applaudi.
– Tu verras, dit-il. C’est le plus beau ! Il se frotta les mains et reprit :
– Nous aurons besoin d’acteurs et de comparses. Tu auras demain la distribution des rôles, et tu choisiras ton monde à l’estaminet de L’Épi-Scié.
– Entendu, patron.
– Tu as en outre le tirage des billets : quatre millions, au moins.
– Entendu.
– Et M. Bruneau… surtout M. Bruneau !
– Celui-là, patron, dit Trois-Pattes bonnement, je vous promets de ne le pas plus quitter que mon ombre.
Chaque chose, grande ou petite, garde le cachet de son origine. Le feu lui-même sourit dans le foyer heureux où flambe le bois qui coûte cher, le feu se renfrogne et brûle rouge dans la grille économique bourrée de coke, le feu languit sans lumière ni chaleur dans l’âtre où la tourbe des pauvres se consume lentement sous la cendre.
Le bois vient des forêts splendides, le coke fut extrait d’une cave, la tourbe sort d’un cloaque.
Londres fut bâti dans un triste marécage ; Paris s’élança au sein merveilleux d’une forêt : Londres brûle noir, Paris flambe et pétille.
On ne bâtira plus aucun Paris dans l’ancien monde. Paris est le dernier mot de nos civilisations. Mais des prophètes de malheur ont entrevu des présages sombres et je ne sais quel fantôme de forêt revenant à pas de loup, après des siècles, pour reconquérir son antique domaine. Des chênes crevant la voûte de Notre-Dame, des chênes faisant aux ruines du Louvre une autre colonnade. Alors, quelque satrape des barbaries parvenues, envoyé pour tâter le pouls chétif de cette vieille Europe à l’agonie, s’étonnera de trouver le squelette de l’éléphant Kiouni, mort au Jardin des Plantes, pendant que l’historiographe de l’expédition comptera les piliers tronqués de la Bourse. Deux livres naîtront de là, dont l’un prouvera que la race disparue des éléphants était originaire des contrées Mouffetard, et l’autre qu’au temps lointain où florissait la France il existait déjà une religion… On bâtira Paris ailleurs, et ce sera le suprême caprice de l’histoire.
Tout exigu qu’il est de nos jours, et si mince que, du haut des buttes Montmartre, un regard myope l’enveloppe aisément, Paris peut passer pour une jolie ville. Il le sait. Le Parisien est fier de lui-même comme l’Esquimau et le Samoyède s’enorgueillissent de leur rang dans l’échelle des peuples. Il soudoie un grand nombre d’écrivains, chargés sans cesse de lui dire qu’il a seul de l’esprit, de l’honneur et de la beauté. Il est reconnu qu’à Paris, tout homme tenant une plume peut gagner aisément sa vie en écrivant chaque matin cette phrase : « Les Parisiennes sont les plus élégantes du globe » ; à Londres, il est vrai, on dit cela des Anglaises. À Berlin des Prussiennes, à La Haye des Hollandaises. Je connais assez la littérature courante du Céleste Empire pour affirmer qu’à Pékin, les mandarins ne lisent point les livres qui omettent de célébrer l’infirmité de leurs pieds. Paris, à cet égard, est partout.
Mais, partout n’est pas Paris. Tous les pays de l’univers viennent chercher Paris. Les autres capitales se vantent : Paris ne fait que se rendre justice. Il est Paris, il s’amuse de tout et tout s’amuse chez lui. L’air de Paris contient le gaz gaudriolique en dissolution, et déjà, du temps de la forêt, on y devait rire.
Non, ce ne fut point chez nous, dans la futaie Saint-Honoré ou dans les taillis d’Antin, que se passèrent les funestes tragédies qu’on chante ou qu’on déclame. La vestale parisienne eut une moins ennuyeuse histoire, et au coin de ces bocages, où devait s’élever le théâtre du vaudeville, en face de la maison des agents de change, tout, jusqu’aux sacrifices humains, avait, certes, une bonne odeur de gaieté. On exécute encore les gens dans l’un et l’autre de ces sanctuaires : pleure-t-on pour cela ?
César y rencontre peut-être le premier ange du paradis des femmes. La première biche… voyez combien profondément on est resté forêt ! une ville qui serait guéret, grève ou prairie, aurait trouvé un autre mot pour désigner cette intolérable et souriante rougeole qui la démange. Les biches ne sont qu’à Paris ; on les y vient chercher du Midi et du Nord, de l’Orient et de l’Occident ; elles se reproduisent là, sans culture et sans soins, providentiellement, comme les truffes en Périgord, comme les marrons à Lyon, comme la sardine sur nos côtes de l’Ouest. C’est la richesse de la contrée. Les sociétés d’acclimatation ont essayé de les transplanter en divers pays ; impossible !
Quant aux cerfs… Molière est mort et la langue n’en peut plus ; convenez cependant que ces rudes plaisanteries, si chères à nos aïeux, criaient à plein gosier leur origine sylvestre. Les boulevards, il est vrai, vont et viennent, faisant de notre forêt le plus merveilleux pays de chasse qui soit au monde. Chasseurs et gibiers s’y courent mutuellement sous la loyale lumière du gaz. Mais il y a encore, il y aura toujours des halliers, des ravins et des cavernes pour les pauvres gens qui ont des raisons légitimes de n’aimer point le grand jour. Il faut, dit le proverbe, que tout le monde vive.
Il y avait, en 1842, une ruelle commençant au faubourg Saint-Martin et courant tortueusement, à travers une sorte de banlieue, vers l’angle de la rue de Ménilmontant : plus d’un kilomètre ; la partie du boulevard qui s’ouvre maintenant pour laisser voir la blanche rotonde du cirque s’appelait alors La Galiote ; c’était une succursale des barrières. À partir de ce point jusqu’à la place de la Bastille, le boulevard, bordé d’un seul côté par des échoppes, alignait, de l’autre, une étroite promenade humide, dominant la rue Amelot. Les messageries aquatiques et terrestres qui avaient baptisé La Galiote n’existaient plus, mais, par souvenir, l’entreprise des bateaux-poste de l’Ourcq avait là un petit bureau à la devanture duquel on voyait le portrait de L’Aigle de Meaux n° 2, traîné par un prodigieux attelage. Les maisons voisines étaient des guinguettes, et sur le terre-plein quelques baraques de saltimbanques s’élevaient.
À la place même où est l’entrée du cirque, et derrière les bâtiments de La Galiote, était l’embouchure étranglée de cette ruelle qui rejoignait, après d’innombrables détours, la rue du Faubourg-Saint-Martin. Cette ruelle avait mauvaise réputation ; on la nommait dans le quartier : le chemin des Amoureux.
L’entrée sombre et masquée par une porte de chantier sans battants avait, la nuit, une lanterne jaunâtre où se lisait l’enseigne du café-estaminet de L’Épi-Scié avec cette mention, tracée en caractères provocants : On joue la poule. Au-dessus de la lanterne, on pouvait admirer, le jour, un tableau qui, ajoutant le rébus au calembour, montrait un gigantesque épi scié par une faucille colossale et rectifiait ainsi l’orthographe de la chose : au café-estaminet de L’Épicier.
Sur une longueur de cinquante à soixante pas, la ruelle, fangeuse et bordée de masures impossibles, s’enfonçait parallèlement à la rue de Ménilmontant. Elle rencontrait là le café-estaminet, monument d’une entière laideur, mais assez considérable et qui avait dû être usine autrefois. La ruelle le contournait et, lui servant deux fois d’avenue, au midi et à l’ouest, poursuivait sa course, perpendiculaire à elle-même, vers la rue de Crussol. Elle coupait la rue de Crussol, puis le passage des Deux-Boules, et s’engageait entre les chantiers occupant l’emplacement de l’ancien prieuré de Malte. Un instant, elle s’appelait ici la rue du Haut-Moulin, puis, côtoyant le premier cirque, bâti par les frères Franconi, faubourg du Temple, n° 16, elle franchissait cette grande voie pour entrer dans un passage borgne, non loin du restaurant Passoir.
Dès lors, l’aspect changeait. Le chemin des Amoureux méritait presque son nom. Il longeait d’un côté des maisons tristes comme les villas en forme de tombe qui égayent certains environs de Paris, et toutes bâties en contre-haut ; de l’autre, une haie, une véritable haie de sureaux malades, soutenus par des piquets vermoulus. La haie défendait des terrains vagues où il y avait des chèvres, des chardons ou des choux. Les amoureux y venaient. Ils avaient la tournure qu’il fallait pour animer et compléter le paysage.
Au mois de janvier 1833, un amoureux, le bijoutier Lassusse, jeune homme de vingt-deux ans, maladif et contrefait, fut assassiné à coups de barre de fer et enterré de l’autre côté de la haie, non loin de l’entrepôt actuel de la douane. Sa fiancée demeurait rue Fontaine-au-Roi, et il regagnait son domicile, situé passage de l’Industrie, quand le meurtre eut lieu – à quatre heures du soir ! Le chemin des Amoureux, bizarrement calibré, avait en son parcours de très variables largeurs. La plupart du temps, deux hommes y marchaient difficilement de front, et plusieurs de ses défilés eussent pu être défendus mieux que les Thermopyles. Il était cependant carrossable en deux endroits : aux environs de la rue de Lancry et dans la partie qui, sous le nom de la rue du Haut-Moulin, remontait du faubourg du Temple aux chantiers de Malte.
Dans la nuit du mardi au mercredi, c’est-à-dire un peu plus de quarante-huit heures après cette soirée du dimanche dont nous avons raconté l’histoire, un coupé fermé stationnait à l’entrée de la ruelle, à vingt-cinq pas environ du faubourg vers lequel la tête du cheval restait tournée. Il pouvait être quatre heures du matin. Le cocher, enveloppé dans son manteau, dormait.
Ce coupé mérite l’attention, non pas seulement à cause du lieu et de l’heure.
Il était arrivé depuis vingt minutes. Une femme en était descendue, ordonnant au cocher de tourner son cheval et de l’attendre. Elle semblait jeune sous son voile. Sa mise était d’une élégante simplicité. Elle avait pris la ruelle à pied et avait disparu au tournant voisin.
Quelques secondes auparavant, à l’instant où le coupé sortait du faubourg pour entrer dans la ruelle, un homme, qui n’était pas un valet de pied, avait sauté lestement du siège de derrière sur le pavé.
Cet homme, depuis lors, caché à l’angle de la ruelle, semblait guetter le cocher. Celui-ci s’étant arrangé pour sommeiller, car le voisinage d’une grande voie de communication éloignait de lui toute crainte, l’autre s’approcha du coupé avec précaution, ouvrit sans bruit la portière et fit usage d’une extrême adresse pour se glisser à l’intérieur sans produire aucun choc. Une fois maître de la place, il referma doucement la portière. Tout redevint silencieux et immobile.
Vers ce même instant, à l’extrémité opposée de la ruelle, une lueur rougeâtre brillait, malgré l’heure nocturne, à la fenêtre d’une pauvre forge, voisine de ce fameux estaminet de L’Épi-Scié, qui ne dormait pas non plus, car ses contrevents clos laissaient sourdre des murmures confus, dominés par le bruit sec et direct des deux billes qui se choquent sur le tapis où l’on joue la poule. La porte de la forge s’ouvrit ; un couple sortit, qui s’éclaira un instant aux lueurs venant de la croisée. Nous eussions reconnu du premier coup d’œil la pâle beauté d’Edmée Leber et cette figure de bronze, M. Bruneau, le marchand d’habits de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. M. Bruneau dit :
– Ma fille, nous allons nous séparer ici.
Il lui remit en même temps un objet assez volumineux, qui sonnait le métal sous l’étoffe qui l’enveloppait.
– Avant la fin de la journée, reprit-il, ceci vous sera acheté si vous consentez à le vendre. Si vous refusez de le vendre, il vous sera volé.
– Et qu’ai-je à faire ? demanda la jeune fille.
– Rien… attendre. Le piège est tendu désormais, le loup s’y prendra.
– Il n’y a aucun danger pour ma pauvre bonne mère ? demanda encore Edmée.
– Aucun, répondit M. Bruneau.
Il l’attira contre lui, achevant avec une grave émotion :
– Vous serez la femme de Michel, et la mémoire de votre père sera vengée.
Il la quitta, dirigeant son pas calme et solide vers le faubourg du Temple. Edmée le suivit un instant des yeux, puis elle longea l’estaminet pour gagner La Galiote et le boulevard. Le monde de pensées qui était dans son cerveau la sauvait de la frayeur.
Cependant la jeune femme du coupé et M. Bruneau devaient se rencontrer.
C’était un rendez-vous. À la hauteur du passage des Deux-Boules, ils se trouvèrent face à face. La jeune femme souleva son voile et M. Bruneau lui mit un baiser sur le front. Le réverbère éclaira le visage charmant, mais pâle, de la comtesse Corona.
C’est le mystère de cette histoire : mystère pour le lecteur, mystère aussi pour l’écrivain, car celui-ci n’a rien inventé. Étonné un jour au récit de ces aventures inachevées, il a traduit ses étonnements dans le drame.
Les événements viennent comme ils peuvent, c’est-à-dire comme ils vinrent. Je ne sais rien, pour ma part, de si attrayant que les choses incomplètes, et sans comparer ce pauvre procès-verbal à la Vénus de Milo, ce pur chef-d’œuvre, je risque cette opinion que la Vénus de Milo, entière, eût éprouvé quelque déchet sur la vogue universelle dont elle jouit.
Pour chaque chose créée, il est avantageux d’avoir un coin ou un vide que puisse achever le rêve de chacun. Le poète, le peintre ou le sculpteur se concilient ainsi la collaboration commune. Je suppose que ce livre soit pris en statue, statue d’argile, pétrie à la diable par le premier venu ; le bout qui manque, la mutilation, le mystère, c’est la comtesse Corona.
Les autres personnages apparaissent suffisamment distincts. Le colonel lui-même, l’Habit-Noir, n’a pas sur son visage, mort ou vivant, un voile plus épais que les romanesques conventions ne le permettent. On le voit glisser dans l’ombre des maquis ou mener sa barque corsaire dans les eaux de Londres et de Paris ; on le voit, on le devine du moins. Il a d’autres allures que les modèles connus, mais Fra Diavolo, devenu vieux, peut bien craindre le rhume et s’habiller de flanelle. M. Bruneau sera expliqué, Trois-Pattes aussi, tous deux abondamment. Ils sont le torse même de la poupée, et notre faible pour la mutilation ne peut aller jusqu’à supprimer le corps de l’action pour en servir seulement les abattis.
Mais la comtesse Corona, cette fillette de Sartène, avec ses grands cheveux ébouriffés autour d’un maigre visage et ses yeux énormes sous la ligne nette et fine de ses sourcils noirs ; Fanchette, la petite sauvage qui porta la première parole de Julie à André, au péril de sa vie ; Fanchette, le dernier amour du bandit ossifié et déjà défunt ; Fanchette, l’ennemie de Toulonnais-l’Amitié, que nous vîmes un jour opérer ce miracle enfantin : la résurrection d’André Maynotte…
Qu’était-elle ? D’où venait cet attrait instinctif et profond pour André, attrait né avec elle-même en quelque sorte et qui n’empêchait point une passion tout autre de lui emplir, de lui briser le cœur ? Que faisait-elle à Paris, enveloppée par la criminelle association dont ses souillures semblaient ne la point atteindre ? Quel rôle jouait-elle ? Était-elle un agent du mal, sans le savoir ? Neutralisait-elle, au contraire, dans la mesure de ses forces, le pouvoir occulte qui l’entourait ?…
Parfois, ces filles aux ardeurs méridionales ont en elles une réponse aux questions les plus diverses. Leur sang bout ; il y a du feu dans leurs veines.
L’histoire ne dit pas cela. Elle est plus éloignée encore de le nier. L’histoire montre une étrange, une belle créature qui passe, comme je laisse passer la princesse Corona dans ces pages. La femme légitime d’un bandit, du plus abandonné de tous les bandits, convives de cette ténébreuse Table ronde, le plus vicieux, le plus misérable, parce qu’il était tombé de plus haut ; la comtesse était cela. Pourquoi ? Comment cette fillette hardie et presque héroïque avait-elle donné sa main au valet de Toulonnais-l’Amitié qu’elle mettait si audacieusement sous ses pieds ? À l’époque où notre petite Fanchette devint une admirable femme, le comte Corona était jeune encore et très beau. Il ne reculait devant rien. Et M. Lecoq avait plus d’un talent.
Il y eut un système de perdition, organisé savamment. Fanchette n’avait ni famille ni conseils. Quand elle retrouva le seul homme vers qui son cœur d’enfant se fût élancé avec force, elle était la comtesse Corona.
Plus tard, on jouait chez elle, et Michel, adolescent… mais que nous importe ? Le hasard a ses lamentables victimes. Laissons un lambeau de voile à cette fière et mélancolique beauté.
C’était une nuit d’équinoxe, chaude mais tourmentée. De grands nuages rapides passaient sur la lune qui allait élargissant à l’horizon son disque, entamé par le déclin. L’aube n’était pas loin, et cependant l’obscurité devenait de plus en plus complète.
La partie du chemin des Amoureux, classée sous le nom de rue du Haut-Moulin, avait deux ou trois lanternes, mais toute lumière cessait au bout d’une cinquantaine de pas, et la ruelle sombre courait alors en zigzag entre les chantiers. Ce fut de ce côté que M. Bruneau et la comtesse Corona se dirigèrent. La ruelle était déserte comme les rues environnantes. À cette heure qui précède immédiatement son réveil, Paris est une silencieuse solitude.
M. Bruneau et la comtesse Corona marchèrent un instant côte à côte sans se parler ; dans l’ombre épaisse où ils allaient s’enfonçant, la robuste taille du Normand perdait son apparence pacifique et lourde pour prendre une hardiesse cavalière. Sa tête se portait haut et sa poitrine semblait élargie.
– Vous êtes jeune, dit, le premier, Bruneau. La France n’a rien qui puisse vous retenir. Le monde est grand.
– J’ai songé à cela, répliqua la comtesse avec une tristesse si morne que son compagnon eut froid dans le cœur.
– Nous trouverons bien un endroit où vous serez heureuse, dit-il pourtant.
– Heureuse ! répéta-t-elle.
M. Bruneau, qui lui tendait la main, y sentit tomber une larme… Elle dit :
– Je n’ai plus la force de vivre et j’ai peur de mourir.
Ses deux mains froides étaient dans celles de M. Bruneau. Elle reprit d’un accent étrange :
– André Maynotte, l’heure qui approche, et qui va vous venger, vous donne-t-elle beaucoup de joie ?
– Voilà bien des années que je l’attends, murmura son compagnon, dont la tête, malgré lui, s’inclina.
– Vous êtes triste, dit-elle encore. Je comprends cela. Votre amour est plus fort que votre haine.
Puis, avec une soudaine explosion de pleurs :
– Je ne sais même pas si j’ai eu jamais la pureté des enfants. Le démon habitait ce grand château dont le souvenir me poursuit. Je doute de mon père et je doute de cette pauvre femme que je vois toujours agenouillée : ma mère. Ils étaient là-dedans. Ils sont morts là-dedans. Je ne peux pas songer à mes premiers jeux sans que la perversité même se dresse devant moi sous les traits de Toulonnais. Et ce vieillard qui m’aimait, le seul peut-être qui m’ait aimée, mon aïeul… Puis-je me réfugier dans son souvenir ?
– Rien n’entame le diamant, dit André Maynotte qui l’attira contre sa poitrine en un baiser paternel. Vous avez gardé votre cœur, Fanchette.
Elle se dégagea d’un brusque mouvement et son rire sec éclata dans la nuit.
– Mon cœur ! fit-elle avec une amertume profonde. Ma plaie où tous ont retourné le couteau ! ceux que je déteste et ceux que j’aime ! Vous allez vous venger, vous, André ; moi, je n’ai même pas la vengeance. Vous avez été deux fois mon malheur et je donnerais tout mon sang pour vous !… Est-ce que je puis les haïr, s’interrompit-elle, ces deux femmes, mes rivales ? Car j’ai été vaincue deux fois, près du père, près du fils… et c’est justice ! Quel bonheur puis-je donner, moi qui suis le malheur ? Je ne peux pas les haïr, puisque vous les aimez. Je suis ainsi : j’ai la dévotion et le dévouement du bandit. Je ressemble aux assassins de mon pays qui font l’aumône !
– C’est vrai, dit André gravement, vous m’avez fait l’aumône, madame.
Elle lui jeta ses deux bras autour du cou et s’y tint suspendue.
– Je ne vous reproche rien ! s’écria-t-elle. Je suis à vous, c’était ma destinée. Mon âme d’enfant s’élança vers vous. Je fus jalouse de Giovanna dès le premier jour. Et qu’elle était belle dans ses larmes ! Mais l’amour eût fait de moi un bon cœur, André, je le jure. Si vous saviez quels sont mes rêves quand je me demande ce qui se peut donner à l’homme adoré !
« Laissez-moi dire ! Qui sait si vous m’écouterez deux fois désormais ? Il semble que je souffrirai moins quand j’aurai confessé ma souffrance. J’ignorais qu’il était votre fils, mais je vous aimais en lui. C’est la vérité ! je vous reconnus. Pourquoi m’envoyâtes-vous à cette mort, André ? N’avais-je pas assez d’un martyre ? C’était vous plus jeune, plus beau et libre…
« Car il ne l’aimait peut-être pas encore, cette jeune fille. C’est elle qui a forcé son amour par la puissance même du sien. Je ne la hais pas : elle a ce que je ne puis donner à mon Michel… Mon Michel ! ma folie ! pourquoi m’avez-vous jetée en proie à ce lion, plus timide et plus doux qu’un agneau ? Il vous fallait un œil ouvert sur lui ! charge-t-on le salpêtre de surveiller la flamme ? Je l’aimai mille fois plus que vous… Non ! mais autrement, plus ardemment, plus follement, avec mon âge brûlant, avec ma triste science ; je l’entourai de séduction ; je tombai jusqu’à ce point d’être un jour la complice de Lecoq qui, lui aussi, l’entraînait vers l’abîme. Je me disais : je serai sur le bord et je le sauverai… ou bien il m’entraînera !
Elle tremblait dans les bras d’André, qui déposa un froid baiser sur son front. Au contact de ces lèvres glacées, elle se dégagea d’un effort violent.
– Vous ne me maudissez pas, dit-elle, blessée dans la misère de son cœur, parce que vous me savez dédaignée. Il ne faut pas me braver. André ! en Corse, les femmes poignardent.
Ils arrivaient au coin de la rue de Crussol. La lueur d’un lointain réverbère éclairait vaguement les traits bouleversés de la comtesse. André la regardait avec admiration, car elle était ainsi merveilleusement belle.
– Dieu vous a fait une famille, madame, dit-il. Je suis votre père, et il est votre frère.
Elle eut presque un sourire.
– Ma mère et ma sœur ! murmura-t-elle doucement. Elles ont aussi bien souffert toutes les deux ! Je n’avais pas encore eu ce rêve.
Quelques pas plus loin, ils aperçurent la basse façade du café-estaminet de L’Épi-Scié qui barrait la ruelle.
– Vous sortiez de là ? demanda Fanchette.
– Non, répondit-il. Dans quelques heures, j’y entrerai.
– Vous ! fit-elle, comme si elle eût parlé de profanation, vous, parmi ces hommes !
Puis, tournant le dos et reprenant sa marche en sens contraire, elle poursuivit :
– Mais vos minutes sont précieuses. André, et ce n’est pas pour vous parler de moi que je suis venue. Il y a eu explication entre le baron Schwartz et sa femme.
– Ah ! fit André Maynotte, qui devint plus attentif.
– Le départ est fixé à demain jeudi.
– Le bal aura lieu ce soir ?
– Le bal sera splendide. On veut tromper Lecoq.
– Ils sont d’accord tous deux ?
– La baronne commande. Elle impose son fils.
– Sera-t-il du voyage ?
– Il y aura deux camps. Le baron part au petit jour, avec ses valeurs, en poste. La famille prend le chemin de fer. Blanche sait qu’elle a un frère.
– M. Schwartz a donc de sérieux motifs de craindre ? pensa tout haut André.
La comtesse ne répondit point ; mais, l’instant d’après, elle dit :
– Le colonel a dû le compromettre de façon ou d’autre. Depuis dix-sept ans, il élevait ces millions-là à la brochette. Le baron sait d’ailleurs ce dont Lecoq est capable.
– Je vous demande, reprit André, précisant sa question, si M. Schwartz, selon vous, fut complice à un moment, à un degré quelconque, du colonel ou de Lecoq. J’ai grand intérêt à savoir cela.
– Votre jugement est porté, répliqua la comtesse, mais je répondrai puisque vous le voulez. Pour le passé, il n’y a rien au-delà des mille francs reçus, et quand M. Schwartz reçut ces mille francs, il ignorait le crime. Pour le présent, le colonel en était arrivé à prendre au sérieux le prétendu fils de Louis XVII, le duc, qui fait partie des Douze ; il le disait, du moins. M. Schwartz n’a pas refusé de donner sa fille à un prince. Les hommes comme lui sont romanesques à leur manière. Leur vie a été un songe d’or ; ils croient au merveilleux. Le sourire d’André exprima un contentement mélangé de dédain.
– Et Blanche ? interrogea-t-il encore.
– Blanche aime son cousin Maurice ; vous savez cela mieux que moi.
– Amour d’enfant !
– Elle est la fille de sa mère. Elle ne croyait pas plus que les autres au mariage Lecoq. Elle a une moitié de son sang qui est corse.
– Et, demanda encore André, il n’est pas question d’Edmée dans tout cela ?
La tête de la comtesse se pencha sur sa poitrine.
– Est-elle donc de beaucoup plus belle que moi ? murmura-t-elle. Puis, faisant un effort et relevant son noble front :
– Je ne la hais pas ! Je l’aurais tuée s’il eût hésité entre nous deux. Il n’a pas hésité : que mon sort s’accomplisse ! Celle-là sera heureuse ; elle a pleuré sa dernière larme. La voiture de Mme Schwartz ira la chercher pour la ramener au bal.
– Ah ! fit pour la seconde fois André, les choses ont marché… Il réfléchissait, et le sujet de sa réflexion se trahit ainsi :
– M. Lecoq sait-il cela ?
– Il sait tout, repartit la comtesse. Avec lui, ne croyez jamais avoir gagné sur table.
– Je tiens mon jeu ! dit l’autre non sans orgueil. La caisse Schwartz a-t-elle pu réaliser en si peu de temps ?
– Sans difficulté aucune. Ces gens-là sont les rois de la place.
– A-t-on pris du papier sur Londres ?
– Pas un shilling. Tout billets de banque.
– Ce Lecoq avait raison ! murmura André.
– Je ne sais pas en quoi, dit la comtesse, mais si c’est comme devin, il a toujours raison.
André sourit encore. Ils allaient dans la partie de la ruelle qui bordait les chantiers. La comtesse mit son bras sous celui d’André et le pressa doucement.
– Je suis bien malheureuse, reprit-elle de sa pauvre voix qui tremblait, bien lasse et bien bourrelée. Tant que je suis avec vous, André, tant que je le vois, lui pour qui je donnerais ma part des joies éternelles, je ne peux pas chercher le repos dans la religion. La religion repousse celles qui ne veulent point se repentir. Et pourtant je n’ai pas d’autre refuge, André ; il me faut le silence, la solitude, la mort…
Elle frissonna en prononçant ce mot.
– Si j’allais mourir comme lui, sans confession ! fit-elle avec horreur.
Puis, suivant le caprice de sa pensée, elle lâcha le bras d’André pour entrouvrir vivement les revers de sa robe, sous lesquels elle prit un cordon.
– Voilà pourquoi ils veulent me tuer ! dit-elle, tandis que ses dents se choquaient.
– Vous tuer, Fanchette ! répéta son compagnon.
Elle se haussa sur la pointe des pieds, et lui passa autour du cou le cordon qu’elle tenait à la main.
– Avec cela, murmura-t-elle non sans une certaine emphase, si j’avais du courage et de l’espoir, je pourrais me défendre, car toute la ténébreuse association que vous combattez obéit à ce signe.
– C’est le scapulaire ! s’écria André vivement.
– C’est le scapulaire de la Merci ! dit la comtesse avec lenteur, le souverain secret des Habits Noirs et la marque du commandement dans les Camorres.
Il faisait trop sombre pour voir, les doigts d’André palpèrent curieusement les deux carrés d’étoffe attachés au cordon, et dont chacun contenait un objet dur.
– Avez-vous décousu l’étoffe pour connaître le secret ? demanda André.
– Hier encore, je voulais lutter, répliqua-t-elle. Je me disais : on se fait aimer parfois à force d’or et de puissance. Je rêvais talismans, enchantements, féeries. Tantôt ma baguette imaginaire brisait celle dont le bonheur me fait si misérable, tantôt je l’épargnais pour avoir un triomphe plus complet. Je la voulais témoin à cette heure où Michel ramperait à mes genoux. Oui, j’ai décousu l’étoffe. Et je comprends qu’un meurtre ne leur coûterait rien pour ressaisir cet héritage.
– Voilà deux fois que vous parlez de meurtre, dit André, qui la rapprocha de lui avec une véritable sollicitude.
Elle garda un instant le silence, puis elle prononça ces deux mots, tout bas :
– Mon mari… Puis encore :
– Ils savent que j’ai eu la dernière parole du Père. Toulonnais-l’Amitié est maintenant le Maître : depuis dimanche, la main du comte Corona est sur moi.
– Je ne vous quitterai plus ! s’écria André.
Elle lui tendit son beau front ; ses yeux étaient pleins de larmes.
– Merci ! balbutia-t-elle avec effort. Vous êtes bon, vous avez pitié de moi. Mais vos moments sont comptés et mes craintes sont folles. Je suis entourée d’amis dévoués ; Battista, mon cocher, qui m’attend là-bas, m’a vue toute petite et se ferait tuer pour moi ; les gens de ma maison m’aiment : j’ai fait de mon mieux pour être une bonne maîtresse. Ils me garderont bien pendant les quelques heures qui vous séparent encore du but de votre vie, André, et quand vous aurez atteint votre but, tout sera dit entre le monde et moi. Où vous reverrai-je ?
– Ce soir, au bal de Mme la baronne Schwartz.
– Vous à ce bal ! murmura la jeune femme étonnée.
– J’aurai besoin là de tous ceux qui m’aiment.
– À ce soir, donc. Ne venez pas plus loin, mais restez ici et veillez jusqu’à ce que je sois en sûreté dans ma voiture.
Par un mouvement rapide, elle porta la main d’André à ses lèvres et s’éloigna en courant.
Dans cette ombre, et à voir cette gracieuse jeune femme, fuyant d’un pas léger, vous eussiez dit la fin d’un rendez-vous d’amour. Entre le coude de la ruelle où André demeurait immobile, et le coin du faubourg, il n’y avait pas plus d’une cinquantaine de pas. André put entendre la portière s’ouvrir et voir la comtesse disparaître en jetant un ordre au cocher :
–À l’hôtel !
Aucun mouvement suspect ne donna raison pour lui aux craintes de la jeune femme. La voiture partit au grand trot. À cet instant seulement, André crut ouïr un cri étouffé parmi le bruit des roues.
Il pressa le pas, le cœur serré dans une vague inquiétude. Quand il sortit de la ruelle, le coupé, lancé au galop, atteignait déjà les boulevards.
André continua sa course jusqu’au boulevard. On n’apercevait plus le coupé dont le roulement sourd s’entendait encore au lointain de la nuit. André s’arrêta sous une lanterne et trancha, à l’aide de son couteau, les fils qui cousaient les deux carrés d’étoffe formant le scapulaire.
Ce fut l’Anglais Ed. Jenner qui dota le monde de ce curieux et homéopathique préservatif. Le Parlement lui décerna une récompense nationale de vingt mille livres sterling, et ce n’était pas trop cher racheter, au prix d’un demi-million de francs, la vie de tant d’hommes et la beauté de tant de femmes.
Pour la même découverte, Échalot, inventeur, et Similor, son collègue, n’eurent droit rigoureusement qu’à trois francs cinquante centimes. Avec cela on ne peut pas s’assurer un avenir.
Trahis sans cesse par la fortune ennemie et ne pouvant arriver à commettre aucun de ces crimes qui procurent, au théâtre, aux gens adroits et dissimulés, des richesses immenses et le respect mal placé de leur quartier, ces deux braves garçons se creusaient incessamment la cervelle : Similor dans un but d’ambition égoïste, Échalot pour Similor et surtout pour cette tendre créature, Saladin, dont il était la mère de lait. Un instant, l’espoir était entré dans leur cœur ; l’espoir suivi de tout son cortège de beaux rêves. Ils avaient entrevu la possibilité de tuer la femme !
Les deux jeunes gens, leurs voisins, mordus par le théâtre à un autre point de vue, avaient eu la cruauté de rire de leurs modestes prétentions ; car, croyez-le bien, Échalot et Similor n’auraient pas pris cher pour tuer la femme. Et cela leur eût coûté, parce qu’ils avaient l’âme sensible ! Depuis lors, ils voyaient la vie en noir. Il faut se raisonner pour arriver à vouloir tuer la femme. Quand on a fait ce travail d’esprit et de cœur et que, la résolution une fois prise, vaillamment, sérieusement, à fond, la femme manque, le vide de l’existence apparaît tout à coup ; on voit, à n’en pas pouvoir douter, que la vie est un monstrueux tas d’illusions, et qu’il n’y a rien de vrai ici-bas, sinon la misère.
Tel était le cas d’Échalot et de Similor. Ils avaient passé la nuit du dimanche au lundi à dormir un sommeil fiévreux, plein d’aspirations impossibles : Similor se vautrant avec l’emportement de sa riche nature au sein des orgies les plus touffues, Échalot rangeant un petit ménage imaginaire et plaçant à la caisse d’épargne le prix du carnage, accompli dans des conditions respectables. Pour l’un, c’était la barrière, ce vineux paradis des bouteilles cassées, des femmes débraillées, la « danse des salons », les rivaux boxés, l’odeur enivrante de la cuisine, la fumée des pipes : le tremblement, quoi ! Il ne voyait là-dedans que lui seul. Rien pour l’ami fidèle, rien pour l’innocent rejeton. Ces viveurs sont ainsi.
Pour l’autre, c’était le chez-soi, des draps dans le berceau, deux litres flanquant sur la table un plat copieux de petit salé, un peu de feu dans un bon poêle, deux onces de caporal au fond d’un pot et une pincée de pièces blanches dans le gousset : Similor heureux, Saladin endormi, ou souriant de toute la largeur de sa pauvre grande bouche, barbouillée de lait maigre. Voyez la différence qui peut exister entre deux organisations simples, formées à l’école du malheur !
Le point de départ était le même : la femme tuée ; mais quel usage opposé Échalot et Similor faisaient de leurs légitimes bénéfices ! Au réveil, Échalot revit la mansarde nue. Saladin criait dans sa bourriche. Similor, en rouvrant les yeux, constata qu’il n’y avait là ni bouteilles ni femmes. Ce sont d’amers instants.
La toilette de nos deux amis n’était pas généralement une opération compliquée. Similor avait de la coquetterie, mais cette vertu, chez lui, n’allait jamais jusqu’aux ablutions. Il démêlait ses cheveux à l’aide d’un atroce fragment de peigne et fatiguait ses loques à force de les brosser, voilà tout. Échalot, foncièrement propre, époussetait son tablier et raclait ses mains avec une vieille lame de couteau qui servait aussi à l’entretien de sa chaussure. On n’est pas maître de cela : l’eau fait horreur. Inutile d’ajouter qu’ils dormaient en grands costumes, sauf le chapeau gris et le chapeau de paille qui chômaient pendant la nuit.
– Allons ! dit Similor avec un soupir profond, j’en ai fait de crânes songes !
– Mais ils fuient au réveil comme une vapeur légère ! répliqua Échalot, doucement résigné.
– La coquine l’a encore échappé ! gronda l’ancien maître à danser. Il s’agissait, bien entendu, de la femme à tuer. Échalot se mit sur ses jambes pour aller aux cris de Saladin.
– En voilà une qui a la vie dure ! soupira-t-il. Do, do, l’enfant do !
– Allonge-lui une calotte ! conseilla Similor.
– Allonge plutôt un sou pour lui acheter du lait, Amédée. Il n’est pas l’auteur que nous éprouvons des tortures.
Similor ne daigna pas répondre. Il essaya de se rendormir, mais son estomac faisait comme Saladin, il criait. De guerre lasse, il se leva à son tour et chercha dans les coins d’un œil sournois pour trouver quelques choses à vendre. C’était la centième fois qu’il opérait vainement pareille recherche. Il gronda et jura ; Échalot essaya de le calmer par des paroles pleines d’aménité. C’était bien un ménage, cette bizarre association. Échalot était la mère, douce, résignée, active, gardant héroïquement la maison misérable ; Similor était le père, bruyamment gai quand le ventre est plein, bourru, brutal, lugubre quand le foin manquait au râtelier. Il mit son chapeau gris de travers sur ses cheveux plats et dit :
– Je vas faire un tour aux queues, car il faut toujours que je me démanche, moi, pendant que tu te dorlotes avec le petit.
– C’est vrai que je la passe douce ! murmura Échalot avec une petite pointe d’amertume.
L’ancien maître de danse haussa les épaules et se dirigea vers la porte en mordillant un bout de cigare.
– Amédée, dit Échalot, si tu trouves quelque chose aux queues, rapporte un sou de lait. Et viens embrasser Saladin, avant de partir, car le baiser d’un père est un baume pour son enfant !
Similor s’approcha de mauvaise grâce et mit ses lèvres barbues sur le front terreux de l’enfant qui hurla.
– Vilain oiseau ! grommela-t-il.
Les larmes vinrent aux yeux d’Échalot, qui prit Saladin dans ses bras et le berça.
Faire un tour aux queues était une industrie.
Au temps où le boulevard du Crime florissait, le tour des queues commençait à la porte Saint-Martin et finissait au Petit-Lazari. Les rôdeurs allaient comme des fourmis, à la file, longeant toutes ces maisons dramatiques, et personne ne verra jamais procession plus piteuse ! Tous les gens qui ramassent les bouts de cigare étaient là, les femelles de hurons, les enfants errants, les beaux de la fashion souterraine. Certains ont fait pendant dix ans cette célèbre tournée sans trouver un liard vaillant, mais des prédestinés sont tombés sur une pièce de cinquante centimes. On sait cela. C’est la légende. La chance peut venir. La place est bonne.
Échalot, resté seul, se mit à bercer Saladin qui avait appétit et ne se payait point de caresses. Il était dur comme une pierre, ce malheureux bambin, mais l’abstinence a des bornes. Saladin criait comme un enragé ; des convulsions secouaient son petit corps étique. Tout ce qui lui restait de sang était à ses joues, et il faisait une grimace véritablement diabolique.
– Do, do, l’enfant do ! disait Échalot avec son admirable patience. Il est beau, le petit à sa mémère ! Papa va lui apporter du lolo. Dodo !
C’était précisément ce que voulait Saladin et tout de suite : du lolo… Combien de fois les vœux d’Échalot n’avaient-ils pas appelé ce miracle : un changement de sexe ! Combien de fois ne s’était-il pas vu, entrouvant sa veste de pharmacien, pour donner le sein au petit ! Dans les promenades, il regardait les nourrices avec envie. Et par une attendrissante association d’idées, il contemplait aussi les militaires avec plaisir, parce que ces braves sont l’amusement des nourrices.
– Do, do ! l’enfant do ! Papa Amédée a bon cœur, biribi, bibi, bibi, bibi, ah ! mon ami chéri, carabi, oui !
Il élevait Saladin au-dessus de sa tête et le faisait redescendre vivement. C’était un joli jeu pour les enfants repus. Saladin, tout mièvre qu’il était, avait un creux solide. Il vociférait avec une abondance nouvelle, et les oreilles du triste Échalot tintaient. Il se fâcha.
– Petit filou, dit-il en le déposant par terre, je vas m’asseoir dessus toi, parole d’honneur ! Ça m’énerve de t’entendre ! Puisqu’on t’en fait le serment qu’on n’a rien dans les mains, rien dans les poches, tu vas taire ton bec !…
Saladin n’en hurlait que mieux.
– Eh bien ! s’écria Échalot, tant pis si l’autorité me punit ! Je vas me rabaisser jusqu’à demander l’aumône !
Il sortit en proie à une indicible émotion, car il avait le cœur haut, et la pensée de tendre la main l’humiliait jusqu’à la détresse. Heureusement, il n’eut pas besoin d’en arriver là. Le déjeuner d’une voisine était sur le pas d’une porte. Échalot le chipa. Mais l’orgueil du métier naissait en lui, et il se dit en regagnant sa tanière :
– Tout de même, on se fait la main ! Je vas narrer la chose à Amédée. Comme quoi, poursuivit-il en abreuvant maître Saladin, qui se tut aussitôt que la nourriture eut touché son bec, puisqu’on est réduit à la ficelle, tu sauras t’en servir avec adresse, pas vrai, trésor ? Avale-t-il ! mais avale-t-il ! Tu vas t’étrangler, farceur !
« Quoique ça, murmura-t-il, attristé tout à coup, la voisine n’est pas riche ! Et je comptais élever mon Saladin dans les sentiers de l’honneur avec le poil à gratter. Mais bah ! on rendra le sou de lait de la voisine sur la première affaire. Et l’enfant ne saura pas par quelles manigances on lui aura fait sa fortune, dont il jouira plus tard.
Il avait faim : néanmoins, il versa religieusement dans la bouteille le reste du repas de Saladin, qui dormait déjà comme un loir. Un bonheur ne vient jamais seul. La voix prétentieuse et fausse de Similor exécuta des roulades dans l’escalier. Un violent espoir serra le cœur d’Échalot.
– Ceux du quatrième lui ont peut-être reparlé pour la femme, pensa-t-il.
Similor entra et jeta sur la table une poignée de gros sous.
– À la queue ? demanda Échalot ébloui.
– Si vous ne m’avions pas, dit Similor au lieu de répondre, la maison tomberait.
Les narines de l’ex-pharmacien se dilatèrent avec une soupçonneuse volupté.
– On a bu de l’eau-de-vie, Amédée, prononça-t-il.
– Eh bien ! après ?
– Il a été juré qu’on ne prendrait, rien soi seul.
– La paix, bibi ! Pour faire des affaires, faut s’entretenir avec la personne, pas vrai ?
– Oui, Amédée, dit la ménagère d’un ton radouci. Quelle personne ?
– Pour s’entretenir avec la personne, on entre dans un café-estaminet, billard… Si c’est l’étranger qui offre…
– Tu es rond, parole sacrée ! s’écria Échalot avec admiration et envie.
– Prends ton chapeau, nous saurons bientôt de quoi il retourne dans tous leurs mystères de fera-t-il jour demain ? et autres. Je paye deux saucisses et l’arrosage.
– Merci, mon Dieu ! murmura Échalot. Les jours heureux vont-ils enfin luire pour nous !
Similor approuva cette exclamation.
– Il y a un Être suprême pour le vulgaire, dit-il, ça ne fait pas de doute, mais celui qui a de l’atout sait se mettre au-dessus par son audace. L’honnêteté, c’est des bêtises ; on s’y laisse pourrir toute sa vie dans le besoin. Si on n’avait pas eu la faiblesse de tenir à l’honneur dans le principe, je n’aurais pas manqué les diverses occasions et je pourrais chasser au loin l’indigence qui nous oppose de faire des affaires ; car, si tu es pauvre, on aura l’injustice de te mépriser, dans l’ordre social ; au contraire, si tu t’es procuré l’aisance par des infidélités, le quartier t’ôtera son chapeau. Est-ce vrai ?
– C’est vrai ! fit Échalot, qui pêchait sous le lit des petites loques impossibles à décrire.
– Conséquemment, reprit Similor, la société française est composée d’imbéciles et de finassiers qui savent tirer leur épingle du jeu avec adresse. Les premiers sont la dupe des autres, toujours gémissant sous l’oppression de l’hypocrite, qui a fait son beurre et qui dit : « C’est à moi ! » Ça, c’est la loi, ouvrage de celui qui a bourré ses poches le premier. Alors, veux-tu rester dans l’opprobre de la gêne de ne jamais avoir de quoi te repasser aucun plaisir ?
– Non, non, répliqua Échalot qui faisait un paquet de ses loques. On a déjà convenu qu’on dédaignerait les vains préjugés de l’honneur !
– Allume, alors ! on profitera au moins de ses crimes. Qu’est-ce que tu veux faire de ces mouchoirs-là ?
– C’est ma lessive, Amédée ! je vas laver les affaires de Saladin dans le canal.
Il prit son paquet, il prit Saladin et la bouteille. L’idée de manger une saucisse entourait son front de rayons. Similor, nature plus mondaine, avait un peu honte du paquet et beaucoup de l’enfant. Dans sa pensée, l’innocente créature nuisait à ses succès auprès des dames.
Nous éprouvons une sorte de pudeur à peindre cette mâle famille circulant dans Paris : Échalot, chargé de son triple fardeau ; Similor, toujours beau, toujours fier, lançant des œillades assassines à travers les devantures des magasins, et s’éloignant volontiers de son camarade pour faire croire qu’il était célibataire. Ils prirent place dans une gargote austère, devant une table de sapin, noire comme de l’encre, où reposaient une salade et un moutardier. Saladin, le paquet et la bouteille furent suspendus à la muraille à l’aide d’un clou, faisant office de patère. Une vieille femme, qui devait expier là de bien impardonnables forfaits, vint les servir avec défiance.
– La chose de notre avenir assuré dans la carrière du crime, dit Similor d’un ton d’affaires, te sera communiquée avec la manière de se servir du fera-t-il jour demain ? et autres. C’est Piquepuce qui a régalé ce matin…
– Monsieur Piquepuce ! s’écria Échalot émerveillé.
– Parle avec prudence. Ces machines-là n’ont pas coutume de s’égosiller à haute et intelligible voix.
– Pour ça, oui. Elle est fameuse, la saucisse !
– Passable… Prochainement on fera d’autres extra plus coûteux, mais pour revenir au mystère auquel nous allons coopérer, il n’est que pour mercredi.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Échalot. Similor mit un doigt sur sa bouche.
– C’est donc encore deux grands jours à vivre de nos propres ressources, reprit-il. Je ne veux plus manquer de rien, toi non plus. C’est à nous de faire appel à notre astuce pour résoudre le problème. Avec vingt-cinq francs, penses-tu qu’on pourrait aller jusqu’à mercredi ?
Échalot passa le revers de sa main sur ses lèvres. Quarante-huit heures d’opulence !
– Eh bien ! acheva Similor, j’ai trouvé un truc : il faut sauver le noyé ; ça donnera vingt-cinq francs de prime.
– Tu as un noyé ? demanda Échalot hébété.
– Oui, Bibi : c’est toi le noyé, comme de juste, et c’est moi le sauveur ; est-ce un truc, celui-là !
Au point de vue moral, Échalot n’en avait que plus de mérite à laver de temps en temps au canal la demi-douzaine de mouchoirs qui formaient la layette de Saladin. L’eau lui faisait dégoût à ce point qu’il négligeait, par crainte de l’eau, son talent de pêcheur à la ligne. L’idée de Similor était bien simple : il voulait jeter Échalot dans l’écluse et puis le repêcher. Seulement, Échalot ne voulait pas.
– Tu ne sais pas nager, dis donc, l’ancien ! protesta ce dernier qui frissonna de tous ses membres et repoussa son assiette. Je trouve que c’est des vilains jeux.
– Vas-tu caponner ? demanda Similor menaçant.
– Je fais toujours tout ce que tu veux, mais l’eau, ça n’entre pas dans mes idées.
– Et tu dis que cette créature-là t’est chère, s’écria Similor en levant ses deux bras vers Saladin endormi qui pendait à son clou. Mange, propre à rien ! À quoi ça sert-il d’opérer des inventions nouvelles ! Mange !
Mais Échalot n’avait plus faim. Son déjeuner était gâté.
– Amédée, dit-il avec tristesse, tu m’offenses dans mes sentiments les plus sacrés !
– Il n’y a pas d’Amédée ! tu arrêtes une entreprise.
– J’aimerais mieux n’importe quoi que l’écluse.
– As-tu un autre moyen de gagner vingt-cinq francs ? Similor, qui avait expédié sa saucisse, attira vers lui l’assiette de l’ex-pharmacien et se remit à la besogne.
– Écoute, dit Échalot, sans se plaindre de cette spoliation, qui lui déchirait le cœur, c’est profond, l’écluse ?
– Oui, riposta Similor, mais c’est pas large.
– Eh bien ! jette-toi dedans, je te donne ma parole sacrée que je te r’aurai !
Similor le foudroya du regard.
– Avec ça, répliqua-t-il en achevant le demi-setier, qu’un bain après le repas, c’est la mort subite de ton ami !
Échalot eut la délicatesse de ne pas rétorquer l’argument. Jamais il n’abusait de ses avantages, et c’est ce qui rendait son commerce si agréable. On se remit à chercher des trucs.
Et certes, c’est le cas d’éditer ici ce poème gracieux, cette idylle attendrissante et toute parisienne : la naissance de Saladin, enfant de théâtre et de carton, appelé peut-être à dompter des lions, à dévorer des sabres ou à jouer les utilités avec quelque éclat sur les scènes de l’Ambigu-Comique. Le chapeau gris de Similor était plus jeune de trois ans. Échalot balayait une pharmacie borgne de la rue de Vaugirard. Similor, aimable et fait pour plaire, donnait encore des leçons de danse à la barrière Montparnasse.
Ida Corbeau, dite Joue-d’Argent, invalide de la conquête d’Alger, vendait des citrons, des sucres d’orge et de la limonade en face du Dôme. Elle était vénérée dans le quartier et connue pour avoir de nombreuses intrigues avec les débris de nos gloires.
Ida Corbeau, ancienne vivandière de haute taille, était joueuse, déjetée, coiffée de cheveux grisâtres et mâlement moustachue. L’origine de la joue postiche qu’elle portait du côté droit, et qui donnait quelque chose d’imprévu à son aspect, restait un mystère.
Jusqu’alors, Échalot et Similor, se suffisant l’un à l’autre, n’avaient pas aimé. Ils virent Ida, un soir qu’elle prenait abondamment le rogomme à la barrière, entourée d’une cour nombreuse et choisie. Ce feu dont parle la lesbienne Sapho, en ses vers immortels, circula aussitôt dans leurs veines. L’air leur parut tiède, la brise plus parfumée ; ils comprirent le printemps, le chant des oiseaux, le sourire des fleurs.
Ida entonna un couplet patriotique. Elle dansa avec un cavalier qui avait deux jambes de bois ; le destin de nos deux amis fut fixé ; mais Échalot devait jouer ici, comme toujours, le beau rôle de l’ami qui se sacrifie.
Échalot se drapa dans son abnégation.
Au bout de quelques mois passés dans ce jardin d’Armide, à la porte duquel restait le mélancolique Échalot, Similor éprouva une grande joie et un grand orgueil. Elle était mère. À dater de ce jour, Ida Corbeau ne sortit plus de la boisson. Similor permit alors à Échalot de lui payer quelques douceurs. On passait de longues journées à imbiber Ida qui songeait sérieusement à se ranger plus tard.
Un soir, Ida voulut faire un extra, c’était impossible. Elle rendit l’âme au moment où Saladin entrait dans ce monde. Le petit coquin naquit ivre. Échalot jura de faire son éducation. Similor, inconsolable, désira sauver au moins la joue qu’il avait tant aimée ; ce fut un chagrin de plus ; la défunte l’avait trompé, la joue était en étain.
Vers midi, Mme Eustache, la maîtresse du cabaret, voyant qu’on ne consommait plus, mit nos deux amis à la porte. Échalot et Similor étaient de ceux qui peuvent battre douze heures durant, sans rancune, le pavé de la métropole.
Vers huit heures, ils avaient fait huit lieues et aucun truc utile n’était sorti de leur collaboration. L’appétit grandissait : l’odeur des gargotes devenait de plus en plus attrayante ; ils se mirent à causer gourmandises et à bâtir le menu du repas de corps qu’ils devaient s’offrir le surlendemain, après « l’affaire ». Ils étaient auprès de la rotonde du Temple, lorsque leurs yeux tombèrent simultanément sur une affiche collée à hauteur d’homme.
Tous deux ensemble, et d’une seule voix, ils s’écrièrent :
– Voilà un boni de trois francs cinquante !
Ils avaient découvert la vaccine.
L’affiche portait en substance :
« Mairie du sixième arrondissement. Vaccinations gratuites de dix heures à midi, hôpital Saint-Louis. La prime est fixée à trois francs cinquante centimes, pour les parents munis d’un certificat d’indigence. »
Saladin n’était pas vacciné. Un instant, Échalot et Similor restèrent sans paroles. La découverte du truc produit la joie qui étouffe. Il y avait pourtant un obstacle ; c’était le certificat d’indigence.
– Parbleu ! décida Similor, tu iras le demander tout seul.
– C’est toi le père naturel ! objecta Échalot.
On conçoit l’horreur instinctive de nos deux amis pour les lieux où se délivrent les certificats.
Échalot, cependant, avait son idée. Il s’approcha de l’affiche et la décolla d’un seul temps sans la déchirer. C’est un art. Aux interrogations de Similor, il répondit :
– Amédée, on poussera ces trois francs cinquante jusqu’au double et triple par mon adresse ; en plus, on épargnera la douleur à ton enfant de subir des tortures de la lancette !
Il y a quelque chose de supérieur à l’argent, c’est le crédit. Et que faut-il pour établir le crédit ? Un titre. L’affiche était un titre ; elle constatait que Saladin valait trois francs cinquante, parce qu’il n’était pas vacciné. Une fois vacciné, Saladin ne valait plus rien. Munis de l’affiche et de Saladin, Échalot et Similor commencèrent une triomphante tournée. Partout on leur ouvrit un crédit de dix sous sur leur gage vivant. Roulant de cabaret en cabaret, ils connurent l’abondance, et Saladin fut sauvé de la vaccine !
Le lendemain soir, las de voluptés et bourrés comme des canons, ils se reposèrent sur un banc du boulevard du Temple. Saladin avait eu sa part de l’orgie ; il était un peu incommodé ; on le mit au frais, sous le banc, et l’on causa. Cent mélodrames les entouraient ; ils n’avaient qu’à choisir. Du banc où ils s’asseyaient, ils pouvaient voir La Galiote, et l’entrée du couloir étroit qui conduisait à l’estaminet de L’Épi-Scié. C’était la terre promise ; mieux que cela : le paradis ! À Paris, le fait seul de présenter certains cafés communique la gloire contagieuse. Le Café anglais, Tortoni, Riche, sont des lieux illustres qui posent un jeune homme.
À L’Épi-Scié, c’était la haute, il y avait des mois, peut-être des années, qu’Échalot et Similor nourrissaient l’ambition de franchir ce respectable seuil. Ils n’osaient pas. La bonne chère enhardit le cœur que le succès relève.
– Quoique ça que le rendez-vous est fixé à demain, dit Échalot, d’ordinaire si timide, on ne nous avalerait pas là-dedans, ce soir, pas vrai, Amédée ?
Le désir de Similor n’était pas moindre, mais il avait conscience de l’énorme supériorité de M. Piquepuce.
– Il est avec tous fashionnable, répondit-il, faiseur d’embarras comme M. Cocotte et peut-être même encore plus huppé. Faudrait le prétexte d’avoir là une connaissance à voir ou comme qui dirait l’occasion de leur apprendre en entrant. Voilà ce qui vient de paraître !
En ce moment, un homme en costume quasi militaire se dirigea de La Galiote vers l’estaminet de L’Épi-Scié et passa sous la lanterne fumeuse qui jeta un vague rayon à son visage. Les grandes résolutions sont rapides comme l’éclair. Les parents de Saladin se levèrent en même temps tous les deux.
– Tu l’as remis, celui-là ? demanda Similor.
– C’est M. Pattu, le capitaine de L’Aigle de Meaux n° 2, répondit Échalot, sur le canal.
– Comme quoi, dit Similor, j’ai eu des raisons suffisantes avec ce conducteur qui m’a insolenté dans sa gabare. L’honneur commande une tripotée, qu’est le prétexte cherché. Allume !
Échalot aussi appréciait les exigences de l’honneur. Concentrant en lui-même ses émotions, il suivit son ami qui descendait vers la ruelle d’un air crâne. Saladin resta sous le banc. Que dire de plus ? Nous connaissons l’âme d’Échalot. Au lieu de nous livrer à une analyse longue et pénible du trouble qui le dominait, nous constatons ce seul fait : il oublia Saladin !
Avant d’entrer, Similor s’épousseta du haut en bas et tapa son chapeau gris sur l’oreille, mais son aplomb était entamé déjà. Il y a des seuils qui font battre le cœur. Il poussa la porte, cependant ; Échalot se glissa derrière lui, ôtant d’instinct son couvre-chef, comme un chrétien qui pénètre dans une église.
C’était une salle assez vaste, basse d’étage et puissamment enfumée où une quarantaine de consommateurs buvaient dans un nuage. Ces brûleurs de pipes et ces joueurs de dominos, ressemblant à des petits bourgeois, étaient peut-être, étaient certainement des gaillards qui en mangeaient !
Similor marcha droit au comptoir où une grosse femme, violette en couleurs, accueillait justement le capitaine Pattu avec un tendre sourire.
– Conducteur ! appela-t-il d’une voix retentissante.
Le marin d’eau douce se retourna en tressaillant au milieu de son compliment d’arrivée.
– Sois calme, Amédée, glissa Échalot.
– Comme quoi, reprit Similor avec éclat, vous devez reconnaître un jeune homme qu’a eu à se plaindre de vous dans l’exercice de vos fonctions de batelier de deux sous, et qu’a promis de vous casser une aile en deux, sans se fâcher à pied comme à cheval, contre-pointe, canne, baïonnette ou chausson français, rien dans les mains, rien dans les poches !
Un éclat de rire bruyant et rauque accueillit la conclusion de ce discours, qui enleva immédiatement l’approbation générale. Échalot regarda Similor d’en bas et le trouva grandi.
Par tous pays, le mari de la reine est entouré de jaloux. Le capitaine Pattu n’échappait pas à ces inconvénients du bonheur. Quand la dame et maîtresse de L’Épi-Scié parla de faire jeter Similor à la porte, il y eut un murmure.
– Les mendiants ne sont pas reçus dans une maison honnête ! voulut insister aigrement la souveraine, qui répondait au gai nom de Mme Lampion.
– Et si on vous cousait le bec avec un mot d’amitié, ma grosse nounoute ? demanda Similor, qui reprenait plante. Si on vous disait à l’oreille : « Fera-t-il jour… ? »
Il n’acheva pas. Son nez, sa bouche et son menton disparurent dans son chapeau gris, brusquement enfoncé d’un coup de poing appliqué de main de maître… Tonnerre de gaieté dans la salle. Échalot eut le réveil du lion. Il retroussa les manches de sa veste, trempa ses deux mains dans la poussière et prit, à la grande joie de la galerie, la garde du boxeur français, mais, au lieu de frapper, il se tira gauchement une mèche de cheveux et balbutia :
– Bonsoir, monsieur Piquepuce ; saint, monsieur Cocotte ; votre serviteur, papa Rabot.
M. Piquepuce alla au comptoir et dit à l’oreille de la reine Lampion :
– C’est les agneaux de Toulonnais-l’Amitié. Pas de bêtise !
Et comme elle ouvrait la bouche pour répliquer, Piquepuce ajouta :
– Ils ne dureront que jusqu’à demain soir.
Quelques minutes après, Similor et son fidèle Échalot étaient attablés dans le troisième ciel, c’est-à-dire au milieu de quinze ou vingt artistes, qui tous en mangeaient. Ce fut une nuit enchantée ; on fit la poule ; on ne parla pas affaires. Nos deux amis se sentaient transformés par le frottement de cette auguste compagnie.
Il est des enivrements si naturels qu’on n’a pas la force de les stigmatiser. D’ailleurs, combien de fois déjà Saladin n’avait-il pas été oublié, soit sous un meuble, soit à un clou, sans danger pour sa santé. Vers quatre heures du matin, un mouvement se fit. Un personnage qui semblait de première importance entra mystérieusement par la porte qui donnait sur le chemin des Amoureux. Ce personnage, coiffé d’une chevelure noire, portant de gros favoris et muni de lunette bleues, éveilla chez nos deux amis une vague réminiscence. Ils ne firent, du reste, que l’entrevoir, et ils avaient l’œil un peu troublé, par le trop de bonnes choses qu’ils avaient goûtées.
M. Lecoq n’avait ni favoris noirs, ni lunettes bleues.
Piquepuce leur dit, au moment où ils cherchaient à rassembler leurs souvenirs :
– À la niche, mes biches ! Le rendez-vous tient à onze heures du matin, ici ; vous verrez le maître à tous, M. Mathieu…
– Trois-Pattes est le maître à tous ! s’écria Échalot. Et Similor, moins facile à étonner :
– Je m’en étais toujours douté que l’éclopé participait !
Il faisait encore nuit noire quand ils reprirent l’allée qui menait aux boulevards. Similor allait en avant, la poitrine élargie et le cœur agrandi.
– Comme quoi, dit-il, exhalant la pure joie de son triomphe, tu vois reluire à l’horizon tout l’éclat de notre avenir.
Échalot, dont le cœur et l’estomac étaient pleins, se précipita sur lui et le serra dans ses bras en murmurant :
– Le petit aura donc un sort !
Mais cette phrase se termina par un cri douloureux. Il s’arracha des bras de Similor pour tâter ses deux aisselles et son dos, places ordinaires de Saladin, Saladin n’y était pas ; par un instinct touchant et comique, il fouilla dans ses poches : point de Saladin.
La mémoire lui revenait. Il poussa un bêlement plaintif et s’élança comme un trait vers La Galiote.
– Parbleu ! disait ce stoïque Similor, pas de danger qu’on le vole ! Il pressa le pas, parce qu’une clameur sourde arriva jusqu’à lui.
Un homme fuyait, traversant la chaussée et bientôt une voiture, arrêtée de l’autre côté du boulevard, s’éloigna au galop.
– On a tué la femme ! râlait cependant Échalot agenouillé près du banc. On a tué deux femmes.
Il y avait, en effet, deux femmes couchées en tas au pied du banc dans une mare sanglante. Le réverbère voisin éclairait la tête de la comtesse Corona, appuyée contre le tas de poussière où dormait Saladin, et le visage d’albâtre d’Edmée Leber, encadré dans les masses mêlées de ses grands cheveux blonds.
Il y avait eu deux actes de violence commis, dans l’espace de quelques minutes, sur deux points très différents quoique nous trouvions les deux « corps de délit » réunis sur le même banc du boulevard.
Les événements avaient marché pendant ces deux jours, comme le disait tout à l’heure la comtesse Corona. La portion de notre sujet, qui est la comédie de famille entre M. le baron Schwartz et sa femme, touchait presque à son dénouement, et tout ce qui dépendait de cette lutte allait être réglé dans le sens des volontés de la baronne, à moins qu’une influence étrangère et plus forte ne fit verser la balance à la dernière heure. M. Schwartz, tout entier à la suprême partie qu’il jouait avec une sombre résolution, laissait aller tout le reste. Il y avait dix à parier contre un que ces jeunes amours qui sont, dans cette histoire de velours, un très modeste accessoire ; le roman de Michel et d’Edmée, le roman aussi de Blanche et de Maurice, allaient se dénouer le plus simplement du monde par une double union que rien désormais ne traverserait.
Mais était-ce bien la volonté de M. Schwartz ou même celle de la baronne, qui tenait lieu de destin dans ce petit monde où s’agitent nos personnages ?…
Edmée avait passé une journée heureuse, mais pleine de fièvre, car sa santé, à peine remise, se brisait sous ces émotions. Blanche et sa mère étaient venues dans la pauvre retraite de Mme Leber. Un long, un suave baiser avait servi d’explication entre la baronne et Edmée. Une toilette de bal fraîche et charmante s’étalait sur sa simple couchette.
Pourtant, quelqu’un manquait. Michel n’assistait pas à cette douce fête. Longtemps, après le départ de ses hôtes, Edmée, qui l’attendait, s’était jetée tout habillée sur son lit, où l’engourdissement de la fatigue l’avait prise. À une heure qu’elle n’eût point su préciser, on frappa doucement à sa porte. Elle se leva, joyeuse, et croyant que c’était enfin Michel. Il faisait nuit ; la lampe baissait, prête à s’éteindre. Ce fut M. Bruneau qui entra.
– Michel ne viendra pas, dit-il, répondant à l’expression de désappointement qui était dans le regard de la jeune fille. Puis il ajouta : On peut bien prendre quarante-huit heures de l’existence d’un homme pour lui sauvegarder toute une vie heureuse.
– J’ai confiance en vous, murmura Edmée, avec une sorte de craintif respect, confiance absolue. Je vous dois la vérité : Michel ne vous aime pas.
M. Bruneau se mit à sourire, ce qui rarement lui arrivait.
– Je crois bien ! répondit-il ; chaque fois qu’il veut se rompre le cou, je le gêne !
Il reprit le ton sérieux et demanda :
– Votre bonne mère dort-elle ?
Sur la réponse affirmative d’Edmée, il remonta la lampe, et pénétra dans la chambre à coucher de la vieille dame. Edmée le suivit et le vit avec étonnement, qui enlevait le voile de gaze couvrant le brassard ciselé. En même temps, son regard s’étant tourné vers la fenêtre, elle remarqua que toutes les lumières de la maison étaient éteintes.
– Il est donc bien tard ? murmura-t-elle. La pendule d’un voisin sonna trois heures.
– Je ne choisis pas mes moments, dit M. Bruneau avec sa tranquillité froide. D’ailleurs, il faut que la bonne dame retrouve ceci à son réveil. Demain, on lui en offrira une belle somme.
– Que voulez-vous faire ? demanda Edmée, voyant qu’il plaçait le brassard sous sa houppelande.
– Vous allez le voir, ma fille, car vous m’accompagnerez, répliqua M. Bruneau. Il manque quelque chose à ce joujou-là, qui vous doit un peu de bien pour tant de mal qu’il vous a fait. Nous nous rendons ici près, à la forge d’un vieil ami à moi ; dans une heure, vous rapporterez le brassard.
Edmée se coiffa aussitôt et jeta son mantelet sur ses épaules. La forge, voisine de l’estaminet de L’Épi-Scié, était tout allumée, et un ouvrier attendait.
On sait comment étaient fabriqués ces gantelets pleins que nous nommons des brassards. La carapace des crustacés dut en fournir la première idée. M. Bruneau, dont Edmée ne soupçonnait pas l’habileté, démonta la pièce en un tour de main et l’ouvrit comme on dépèce un homard. Le forgeron avait préparé trois séries ou franges, formées de tiges aiguisées. M. Bruneau les riva à l’intérieur en tournant leurs pointes libres, inclinées légèrement, par rapport au plan des anneaux, vers la poignée du gantelet. Puis il remonta la pièce aussi lestement qu’il l’avait désarticulée. Ce fut tout. Nous savons comme Edmée et lui se séparèrent.
Edmée allait d’un pas pénible et las, suivant le trottoir méridional du boulevard. Elle n’éprouvait point de frayeur dans cette solitude. L’accès de fièvre était venu. Elle se sentait la tête vide et cherchait à saisir de vagues pensées qui semblaient se jouer d’elle. À la hauteur du Café turc, un homme la croisa. C’est à peine si elle fit attention à lui.
Il n’en fut pas de même de l’homme par rapport à elle. Aussitôt qu’il l’eut dépassée, il fit un geste de vif étonnement et s’arrêta court, la regardant s’éloigner.
Cet homme semblait entre deux âges. Il était vêtu d’un vaste paletot dont le collet se relevait jusqu’à ses oreilles. Il avait de larges favoris noirs et des lunettes bleues. Prenant une brusque détermination, il revint sur ses pas, affectant l’allure chancelante d’un ivrogne. Il atteignit Edmée, et, la saisissant par la taille avec brutalité, il balbutia d’une voix avinée :
– Nous cherchons donc comme ça de mignonnes aventures toute seule, la nuit dans les rues, mon petit amour ?
Edmée, éveillée de sa torpeur en sursaut, esquiva son étreinte et recula de plusieurs pas en chancelant.
L’homme aux lunettes bleues avait senti le brassard sous son mantelet. Si ce n’était pousser l’invraisemblable jusqu’à l’absurde, nous penserions que le brassard était précisément l’objet convoité par son audacieuse galanterie, car il resta un instant comme stupéfait de cette découverte. Et, en réalité, s’il connaissait Edmée Leber, il pouvait bien connaître le brassard. Son hésitation fut de courte durée.
Il bondit en avant, donnant à sa voix les accents oxydés et rauques de la complète ivresse :
– Oh ! tu fais des manières ! s’écria-t-il, titubant sur ses jambes et agitant ses bras en des gestes extravagants. Tu dédaignes un simple citoyen, parce qu’il n’a pas de carrosse ! Vas-tu finir ! C’est un Français qui t’offrait son cœur ! À bas les gendarmes ! Vive la ligne ! On va te faire un sort malgré toi !
C’était de l’ivresse à la Frédérick-Lemaître… un peu trop bien faite. Mais notre pauvre Edmée n’était pas expert juré en fait d’ivresse. En outre, elle n’avait pas le sang-froid qu’il fallait pour juger.
Elle fut prise de cette instinctive épouvante qui étreint la poitrine des enfants à l’aspect d’un danger inconnu ; elle poussa des cris étouffés, continus, des cris de folle, et s’enfuit sans savoir où elle allait.
L’homme aux lunettes bleues la suivit, sans plus se soucier de son rôle d’ivrogne. Il savait de science certaine qu’elle ne se retournerait pas. D’ailleurs, il avait une autre préoccupation ; son regard perçant passait par-dessus ses besicles et interrogeait le lointain du boulevard pour voir si nul garde-chasse ne menaçait son courre. Le boulevard était solitaire aussi loin que l’œil pouvait se porter, et les pauvres cris d’Edmée s’étouffaient de plus en plus.
Elle traversa la chaussée. Peut-être avait-elle vaguement l’idée de revenir à son point de départ pour trouver la protection de M. Bruneau. Quant à l’homme aux lunettes bleues, son plan n’avait rien d’incertain. Il voulait pousser son gibier vers les terrains vagues qui bordaient le nouveau boulevard Beaumarchais, bien sûr que là il serait maître absolu de la situation.
Il n’eut pas besoin de faire une si longue route. Edmée trébucha une première fois en traversant le pavé, puis elle s’affaissa bientôt après, privée de sentiment, sur le trottoir, aux abords de La Galiote. Charitablement, l’homme aux lunettes bleues la souleva dans ses bras, qui étaient robustes, et la transporta sur le banc le plus voisin. Il l’y laissa, sans s’inquiéter autrement de l’état où elle pouvait être, et s’éloigna d’un bon pas, emportant le brassard sous sa redingote.
Ce fut ainsi qu’il arriva à l’estaminet de L’Épi-Scié, où sa venue fut le signal de la retraite de nos amis Échalot et Similor. Quand ceux-ci furent dehors et qu’on eut prudemment refermé les portes du sanctuaire, l’homme ôta ses lunettes bleues d’abord, puis ses larges favoris noirs, découvrant ainsi la mine résolue de ce grand M. Lecoq.
– Voilà une histoire ! dit-il en exhibant son butin. J’avais pris la peine de crocheter, comme un simple guerrier, la porte d’une voisine pour me procurer ce joujou-là !
– Qu’est-ce que c’est que ça, patron ? demandèrent quelques voix curieuses.
– Ça, répondit M. Lecoq, c’est quatre millions en billets de la Banque à partager entre les bibis.
Leurs yeux s’écarquillèrent.
– Mes petits amours, reprit M. Lecoq, on ne peut pas m’accuser d’avoir peur de me compromettre avec vous, hé ? Le colonel était de l’ancienne école, moi je suis de la nouvelle : se faire adorer, voilà la meilleure cuirasse.
– Et tenir un nœud coulant au cou des chéris, riposta Piquepuce.
M. Lecoq lui adressa un signe de tête approbateur.
– Tu sais ce que parler veut dire, toi, bonhomme !
Tout en causant, il examinait minutieusement le brassard, qu’il tournait et retournait dans tous les sens.
– Régner à la fois par la force et par l’affection, voilà le programme de la nouvelle école, dit-il. Chacun de vous sait bien qu’il n’y a pas mèche de faire tort à papa ; mais quand même la chose serait loisible, on ne trouverait pas un seul Judas dans l’honorable société, hé ! les amours ?
Une bruyante acclamation ponctua cette harangue courte, mais éloquente.
– Corona n’est pas encore venue ? demanda M. Lecoq en remettant sous son paletot le brassard en apparence intact. Sur la réponse négative qui lui fut donnée, son regard fit le tour de la galerie.
– Toujours propre et bien couvert, Cocotte ! reprit-il. Avance ici. Connais-tu M. Bruneau, le marchand d’habits ?
– Parbleu ! fit notre élégant voyageur de la voiture de Montfermeil.
– Tu vas sortir et aller jusqu’au boulevard. Sur le premier banc, tu trouveras une jeune demoiselle évanouie. Tu lui porteras les secours que l’humanité commande, puis tu la reconduiras chez elle galamment, sans te permettre aucune familiarité inconvenante. Elle habite la maison même où je respire. En chemin, tu t’arrangeras de manière à rencontrer un agent quelconque de l’autorité. La jeune personne racontera son cas avec la candeur particulière à son sexe et à son âge. Toi, tu témoigneras que tu es arrivé au moment où le voleur s’évanouissait dans l’ombre, et tu fourniras le propre signalement de M. Bruneau : les quatre doigts et le pouce !
– M. Bruneau en mange, fit observer Piquepuce.
– Il fait mieux ; répliqua M. Lecoq, il est de la grande table. N’essaye pas de voir plus loin que le bout de ton nez, bonhomme, eh ! je t’annonce que ton rapport sur l’entresol de l’hôtel Schwartz te vaudra dix mille livres de rentes, c’est réglé. Toi, Cocotte, en route ! tes empreintes seront payées juste le même prix.
Nous avons laissé la voiture de la comtesse Corona galopant vers la porte Saint-Martin. On était en train d’opérer de grands travaux vis-à-vis du théâtre, à cet endroit qui était la honte du boulevard, et que la gaieté populaire désignait plaisamment sous le nom de « l’écluse Saint-Martin ». Le cocher Battista, beau gaillard, brun comme un sang mêlé, n’avait pas entendu ce cri qui avait précipité la course de M. Bruneau dans le faubourg du Temple. À moitié endormi qu’il était, à la hauteur du Banquet d’Anacréon, au moment où les obstacles accumulés sur la voie ralentissaient forcément la marche du coupé, il fut éveillé en sursaut par une violente oscillation imprimée à sa voiture.
Il se retourna. La portière était ouverte ; et un homme fuyait vers le boulevard du Temple.
Battista appela sa maîtresse ; elle ne répondit pas.
Il descendit de son siège et trouva dans le coupé la comtesse Corona, qui était étendue en travers – et morte.
C’était un fidèle serviteur ; instinctivement, il remonta sur son siège, et poussa son cheval à la poursuite du fugitif, qui, sans nul doute, devait être l’assassin. Celui-ci avait disparu. Après une course désordonnée de quelques minutes, en droite ligne, l’idée vint à Battista qu’un secours était encore possible peut-être. Il arrêta sa voiture en face de La Galiote et retira de la caisse le cadavre de la comtesse. Il le porta jusqu’au banc voisin où déjà Edmée Leber était couchée. La vue de cette autre morte porta au comble le désarroi de sa pensée. Il eut peur, il prit la fuite.
Il faut renoncer à peindre la confusion qui emplit la cervelle du malheureux Échalot à la vue de cette scène de carnage. Tuer la femme lui avait semblé longtemps la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. L’aspect de ces deux cadavres, car il prenait aussi Edmée Leber pour une morte, dissipa instantanément les fumées du punch et remplaça son ivresse par une sorte d’atonie. De grosses larmes lui vinrent aux yeux ; il tomba, sur ses deux genoux et joignit les mains en répétant :
– On a tué la femme ! On a tué deux femmes !
Similor pressa le pas. Il croyait à une plaisanterie. Puis, apercevant la comtesse :
– Tiens ! dit-il, la petite marchande de musique !
– Cré coquin ! la belle robe ! Échalot avait dégagé Saladin et le pressait sur son cœur.
– C’était une riche, murmura-t-il. Ah ! est-elle dans son pauvre sang… Ça a peut-être un petit enfant à la maison. Les sans-cœur. Regarde donc ces belles petites mains-là ! Est-ce doux, ces cheveux !
Il lança par terre Saladin, qui n’en pouvait mais et qui protesta par une clameur désespérée.
Mais Échalot ne l’écoutait pas. Il retroussait ses manches, promenant autour de lui un regard chevaleresque.
– Comme quoi, dit-il, je jure ma parole que je vas descendre le maladroit qu’a commis cet épouvantable drame !
– En voici une qui se récupère ! s’écria Similor, en soulevant la tête d’Edmée qui venait de pousser un soupir.
Échalot mit ses mains sur son cœur, et dit :
– Si on pouvait leur sauver la vie, au prix de notre salut !
Allez ! le ridicule n’y fait rien, et c’étaient de belles larmes que le pauvre grotesque avait sur la joue.
Deux hommes venaient de se rencontrer non loin de là et se cachaient à l’angle de la maison qui terminait le boulevard au lieu dit : La Galiote.
L’un d’eux était Cocotte ; l’autre était l’assassin que nous avons vu s’introduire dans le coupé de la comtesse Corona, pendant que le cocher Battista dormait.
Celui-là était un grand jeune homme pâle, à la tournure élégante, au visage admirablement beau, mais ruiné et comme dégradé par une profonde chute morale.
– Ma femme était forte, dit-il à son compagnon qui sortait de L’Épi-Scié. Je me suis donné beaucoup de mal pour rien : elle n’avait pas le scapulaire.
Cocotte tremblait : ce n’était pas un meurtrier.
– Tu sais, reprit le comte, qui réparait froidement le désordre de sa toilette : affaire de la jalousie, au fond… je me suis vengé… Ce sont ces deux-là qui auront fait le coup.
Il montrait Échalot et Similor.
– Impossible ! répliqua Cocotte.
– Parce que ?
– Ils en mangent !
– Après ! Quand il s’agit d’un maître…
– Et ce sont les agneaux de Toulonnais-l’Amitié pour la grande affaire, acheva Cocotte.
– Alors, dit le comte, je vais voyager pour ma santé. Que le diable emporte l’Amitié !
Il tourna l’angle de La Galiote et disparut dans la rue des Fossés-du-Temple.
Au moment où Cocotte s’approchait du banc, Edmée reprenait ses sens. Échalot riait parmi ses larmes à voir la vie colorer lentement ses pauvres joues ; il donnait à l’enfant de carton des baisers convulsifs. Similor, dont l’émotion également sincère était moins profonde, sentait s’éveiller en lui de coupables pensées. C’était, ce Similor, sous son costume fait pour déplaire, une étonnante incarnation de ce Christ de l’enfer, que les poètes ont baptisé don Juan. Ravagé par le besoin de séduire, il donnait déjà à ses mollets la pose la plus avantageuse et repassait un choix d’insanités cueillies au paradis des Folies-Dramatiques.
La vue de Cocotte fut un coup de théâtre, Similor craignit de lui un rival ; Échalot était prêt à défendre la victime jusqu’à la mort. Seulement, la chose des mystères avait sur eux une si magnifique influence qu’aux premiers mots de Cocotte ils obéirent, chargeant le corps de la comtesse sur leurs épaules.
Préalablement, Cocotte s’était assuré du décès, non sans prendre à la morte sa broche, sa montre et ses pendants d’oreilles.
– Danger de trahir la mécanique ! prononça-t-il en guise d’explication avec une terrible emphase. Elle en mangeait !
Il n’est pas superflu de faire observer que ces divers événements, si longs à raconter, furent en réalité très rapides, et que le banc du boulevard n’eut pas son funèbre fardeau pendant plus de dix minutes.
Selon l’habitude, dès que la trace du crime eut disparu, une patrouille de la garde nationale, représentant la vigilance publique, passa. Cocotte remit Edmée Leber entre les mains loyales de ces gardiens de la cité. Il raconta qu’il était arrivé trop tard pour s’opposer à la fuite du malfaiteur, et, corrigeant les souvenirs confus de la jeune fille, il dessina un signalement complet de M. Bruneau, le marchand d’habits.
Ma foi, il faut bien arriver à le dire, Échalot et Similor étaient pendant cela au bord du canal. Cette pauvre belle comtesse Corona glissa sous l’eau avec un pavé au cou.
– N’empêche, murmura Échalot regardant d’un œil mélancolique l’eau qui allait se calmant, n’empêche que ni toi ni moi, Amédée, nous n’avons trempé nos mains innocentes dans les bijoux du cadavre. Saladin est trop petit pour garder la mémoire de ces instants.
– C’était une belle brune ! s’exclama Amédée. Je la reverrai bien souvent dans mes rêves.
Échalot jeta Saladin sous son bras gauche et médita :
– Il y aurait un moyen d’échapper à l’association infernale dont la honte de l’échafaud nous attend peut-être au bout : c’est de s’engager avec courage dans la gendarmerie départementale.
Il était neuf heures du matin. On carambolait déjà au Café turc, pendant que les estaminets spéciaux des théâtres fermaient l’œil comme des hiboux qu’ils sont. Les dames appartenant à cette catégorie que les écrivains à la mode de la saison passée appellent « des études » glissaient dans les coupés de louage ou regagnaient pédestrement le sanctuaire de leur intérieur après la nocturne journée.
Les nombreuses silhouettes animées formaient tout le long du boulevard un parterre trottant de gilets printaniers et de cravates tendres.
Vers dix heures, les passants devinrent plus nombreux : à dix heures et demie, il y avait foule. La foule est un filet humain qui s’arrête elle-même au passage. Cette opération produit le carré de la foule, qui est la cohue, souverain plaisir de Paris.
À onze heures, la cohue s’étouffait de la porte Saint-Denis à la Bastille. La cohue ne sait pas toujours pourquoi elle s’est massée. Elle se masse d’abord, elle s’informe ensuite, comme l’émeute sa cousine qui gagne des batailles et demande aux vaincus la route à prendre le lendemain, pour sortir de la victoire.
Ici, on savait quelque chose, et c’était déjà beaucoup : on savait que le convoi du colonel allait passer.
Qui était ce colonel ? le colonel Bozzo.
Il faisait beau ; le premier noyau s’était massé comme il faut ; il y avait en outre des gens qui semblaient groupés de parti pris – quelque chose enfin. La cohue moussait magnifiquement. Le convoi promettait d’être aimable, gai, gaillard et méritant la compagnie des amateurs. Vers onze heures et un quart, on entendit la musique militaire, ce que la foule exprima en rappelant que le défunt était millionnaire. Voilà un grade que tout le monde connaît.
Quand la musique fit silence, des environs du Café turc où nous sommes, on pouvait apercevoir déjà un char empanaché comme le dais de la Fête-Dieu et traîné par des chevaux qui semblaient fiers d’appartenir aux pompes funèbres. De temps en temps, la marche lente et processionnelle était coupée par un son de tambour unique, sourd, lugubre, rendu par les peaux d’âne, recouvertes d’un crêpe.
Le char passa, haut comme une de ces glorieuses charretées de foin qui sont l’orgueil de la Normandie. Les cordons étaient tenus par des personnages connus et respectables : M. Élysée Léotard, le philanthrope européen ; M. Cotentin de la Lourdeville ; le savant et bien-aimé docteur Lunat ; et Savinien Larcin, jeune encore, mais déjà si haut placé dans les lettres démarquées !
Derrière le char, quelques sénateurs des pompes funèbres, tous anciens vaudevillistes, avaient revêtu l’imposant costume de l’institution et remplissaient ce rôle de pleureuses dont l’origine se perd dans la nuit des cérémonies antiques. Puis c’était la voiture du clergé, puis un groupe de six personnes, à pied, en grand deuil, parmi lesquelles nous eussions reconnu M. Lecoq et toutes les figures que nous vîmes pour la première fois autour du lit de mort du colonel.
Derrière encore, un long et large cortège où toutes les classes de la société étaient représentées, et qui allait dans le recueillement. MM. Cocotte et Piquepuce étaient là ; aussi le père Rabot, concierge de la maison du bon Dieu ; aussi beaucoup des habitués de l’estaminet de L’Épi-Scié. Échalot s’y trouvait, portant sur son visage les traces d’une vie agitée et Saladin sous son bras ; on y remarquait Similor, supérieur aux circonstances et déjà remis des secousses de sa nuit.
Derrière enfin, entre deux haies de soldats, une immense file d’équipages lentement roulait, terminée, car partout le comique se glisse, par le panier de Trois-Pattes, que traînait un chien de boucher.
Pour aller au Père-Lachaise, il fallait faire le grand tour et prendre la rue de la Roquette à la Bastille.
Dans la septième voiture du deuil, qui venait avant l’équipage vide de M. le baron Schwartz, deux hommes de grave apparence étaient réunis, tous deux ayant passé le milieu de la vie. Le premier était l’ancien commissaire de police Schwartz, père de Maurice, présentement chef de division à la préfecture ; le second, M. Roland, père d’Etienne, conseiller à la cour royale de Paris.
Leur présence à cette cérémonie et leur réunion dans la même voiture ne devaient point être attribuées au hasard dont le roman abuse. Ils étaient convoqués par un souvenir et rassemblés par une volonté mystérieuse. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis dix-sept ans.
Au moment de quitter l’église, un homme de deuil les avait pris et avait refermé sur eux la portière de la voiture. M. le conseiller Roland disait, comme le cortège passait devant les théâtres :
– Je n’ai pas besoin de me réfugier dans ma conscience ; mon savoir et mon expérience me l’affirment. Cet André Maynotte était coupable.
– Et pourtant, répliqua l’ancien commissaire de police, ces souvenirs vous agitent…
M. Roland garda le silence. Il était, en effet, visiblement ému. L’ancien commissaire reprit :
– Je n’ai pas beaucoup de savoir, mais je crois posséder une grande expérience. Eh bien ! je suis du même avis que vous : André Maynotte était coupable.
– Oui, certes, oui, mille fois oui, prononça le conseiller avec effort ; coupable ! manifestement coupable ! Et voulez-vous que je vous dise ? nous sommes entourés par un effort occulte. Il y a conspiration contre cet arrêt.
– Je le crois… J’ai reçu des lettres… J’ai vu un homme…
– Moi aussi, fit le conseiller qui pâlit.
– Et n’est-ce pas une chose bien étrange, murmura M. Schwartz, que la rencontre de nos deux enfants dans cette même idée ?
– Quelle idée ? demanda vivement le magistrat.
– Ignorez-vous qu’ils font un drame : Les Habits Noirs ?
– Ah ! laissa échapper M. Roland.
– Et dont le sujet est l’histoire de ce Maynotte !
– Étrange, en effet, balbutia le magistrat.
– Mais, reprit-il, ce sujet leur a été fourni. Toujours ce même effort occulte…
Après un silence, M. Roland poursuivit :
– On parle d’une très grave affaire de police.
– Je ne puis rien vous apprendre, répondit M. Schwartz ; M. le préfet va et vient, mais il garde, vis-à-vis de nous, un secret absolu.
– L’homme à qui vous faisiez allusion est un mendiant estropié ?
M. Schwartz eut un mouvement de tête affirmatif.
– Et vous êtes convoqué pour cette nuit ?
– Comme vous, sans doute, au bal du baron Schwartz.
– Vous irez ?
– J’irai. La voiture qui suivait l’équipage vide de M. Schwartz contenait également deux interlocuteurs, dont la conversation très animée avait peu de rapport avec le pompeux et suprême voyage du colonel Bozzo-Corona. L’un était M. le marquis de Gaillardbois ; nous tairons les titres ainsi que le nom du second personnage, et, bravant le ridicule attaché à cette formule nous oserons l’appeler l’inconnu. L’inconnu disait :
– L’opinion publique est déjà troublée. J’ajoute une foi médiocre à ces immenses associations de malfaiteurs. De tous les romans qu’on jette en pâture aux bavards de la cité, il est le plus facile à faire.
– Cependant… objecta Gaillardbois.
– Je ne nie pas, je doute. Pouvez-vous me montrer le duc en question ?
Gaillardbois se pencha aussitôt à la portière de la voiture et regarda en avant.
– C’est celui qui marche à côté de Lecoq, dit-il.
L’inconnu regarda à son tour longtemps et attentivement. Il pouvait voir par-derrière seulement une tête élégante de jeune homme aux profils réellement bourboniens. Quand il se rassit, il dit :
– De tous les animaux nuisibles qui sont à Paris, ce Lecoq est, sans comparaison, le plus dangereux.
– Il vous sert, pourtant ?
– Le premier chien fut un loup dressé… mais il devait mordre.
– Que décidez-vous pour la razzia des Habits Noirs ? demanda le marquis.
L’inconnu haussa les épaules avec dédain.
– Rien, dit-il. En fermant la main, nous ne saisirions que du vent. L’affaire du fils de Louis XVII est bien autrement jolie. C’est absurde, au fond, mais le roi l’a écoutée.
– Ah ! s’écria Gaillardbois, Lecoq a vu le roi !
– Est-ce qu’il ne vous a pas payé son entrée ? Oui, il a vu le roi : une audience, une entrevue, un commérage, ce que vous voudrez, qui a duré deux grandes heures d’horloge.
– Qu’a dit le roi ?
– Heu ! heu ! le roi parle à côté, vous savez. Il paraît qu’il y a des malles pleines de preuves, de titres, d’actes de notoriété, de témoignages. Richemond, Naundorff, Mathurin Bruneau ne sont rien auprès de ce Dauphin-là ! Il y a des lettres du pape, de Louis XVIII, de la duchesse d’Angoulême, des lettres de Péthion, des lettres du roi d’Angleterre et de l’empereur de toutes les Russies, des lettres de Bourrienne, aussi, et des lettres de Charette ! C’est tout bonnement éblouissant !
– Qu’est devenu son père ? demanda le marquis.
– C’est le secret de M. Lecoq.
– Et quel avantage le roi pourrait-il retirer ?
L’inconnu l’interrompit d’un regard.
– Ah çà ! murmura-t-il, vous ne savez donc rien ?
– C’est moi qui ai apporté l’affaire, répliqua le marquis d’un air piqué.
– Oui, comme le facteur apporte une lettre cachetée. Je m’intéresse à vous, mon très cher. Il faut voir plus loin que le bout de son nez, dans nos bureaux. Le roi pourrait tirer un avantage… Vous allez comprendre que ce misérable Lecoq est tout uniment une tête politique. Admettez que toute cette histoire de Dauphin soit établie judiciairement, et il a trois fois plus de preuves qu’il n’en faut pour cela, si la bonne volonté s’en mêle : voilà un roi légitime…
– Précieux résultat !
– Tâchez de suivre : ce roi-là étant légitime, l’autre roi légitime tombe à l’eau ; Henri V devient un pur facétieux.
– Mais ce nouveau prétendant vous gêne autant que l’autre !
– Pas fort ! Lecoq vous envelopperait dans son mouchoir de poche. Ce nouveau prétendant est un gentil garçon qui se contente du titre du premier prince de sang, avec plus ou moins de millions de revenus, un château royal pour résidence, un palais pour hôtel, Charles Quint, moins le froc : un roi douairier…
– Il abdique ! s’écria le marquis.
– Parbleu ! en notre faveur. Et la famille de Charles X reste avec quelques entêtés voltigeurs de Louis XV, dont le faubourg Saint-Germain converti rit à gorge déployée !
– Le diable m’emporte, dit Gaillardbois, c’est une combinaison ! cela se fera-t-il ?
– Si je veux, repartit l’inconnu.
– Et s’il a des fonds, ajouta le marquis.
L’inconnu répliqua non sans un certain respect emphatique :
– Ce Lecoq se fait fort pour quatre ou cinq millions.
– Où pêchera-t-il cela ? grommela Gaillardbois.
– Si vraiment il y avait l’armée des Habits Noirs… pensa tout haut l’inconnu qui du doigt pointa son front rêveur.
Le cortège dépassait la rue des Filles-du-Calvaire.
Etienne, mêlé à la foule, mais non pas pour suivre le convoi, tenait sous le bras un des ces bonhommes peu lavés, mal peignés, habillés de choses prétentieuses à bon marché, burlesques de la tête aux pieds, en haut par leur chapeau, en bas par leurs chaussures, entre deux par la naïve vanité qui déborde par tous leurs pores, un de ces pitres de notre civilisation qu’on appelle des « artistes » aux environs des théâtres et que la langue vulgaire des autres quartiers intitule des cabotins. Etienne l’avait à lui tout seul. Etienne le possédait. Etienne ne l’eût pas lâché pour un empire.
Etienne parlait ; il ne savait pas que le mort passait ; il disait son drame à ce pauvre diable qui était utilité je ne sais où, et se conciliait sa protection à force d’éloquence.
– Je suis seul, disait Etienne : mon collaborateur se marie et abandonne le métier. C’était un garçon intelligent, mais qui n’aurait pas réussi. Mon cher Oscar, je veux vous coller un rôle de cinq cents, là-dedans, si vous chauffez votre directeur.
– Mon directeur est un âne, répondit le cher Oscar avec franchise.
– Le fait est que pour n’avoir pas encore confié un rôle de pièce à un jeune homme de votre force…
– Que payez-vous, Fanfan ?
– Ce que vous voudrez.
Pour séduire ce puissant Oscar, dont le directeur n’aurait pas voulu pour cirer ses bottes, Etienne eût donné sa jeunesse. Oscar exigea du vin chaud.
– Mon collaborateur avait trop de prétentions littéraires, reprit Etienne quand on fut assis dans un de ces cafés d’acteurs, où vont les figurants et qui bordent les bas boulevards. Ils me font rire ! Nous avons marché depuis Corneille ! Ce qu’il faut, c’est le cadre…
– Et le tabac, ajouta Oscar.
– Garçon ! du tabac… J’ai le cadre ; c’est vif, brûlant.
– Du feu ! ordonna Oscar.
– Garçon ! du feu !… Mon cadre…
– Moi, murmura Oscar, une croûte à casser ne me serait pas intolérable.
– Garçon ! de la viande froide !… Mon cadre…
– Ça m’est égal !
– Je croyais que vous me portiez de l’intérêt…
– Énormément !… mais je sèche pour une sardine à l’huile.
– Une sardine à l’huile, garçon !… Je mets une collaboration : saisissez-vous ?
– Non, je vous en fais trois liées à six francs, en trente si ça vous va… veux-tu qu’on se tutoie, petit ?
– Je crois bien ! répliqua Etienne, honoré jusque dans la moelle des os !
– Alors, procure-moi un foie gras, pas trop éventé, je l’aime !
– Garçon, un foie gras… Voici comment j’entends la collaboration. Les deux auteurs sont en plein dans l’action. Ils croient inventer le drame, et c’est le drame…
– Qui les invente ? l’interrompit Oscar, la bouche pleine.
– Non… je veux dire que le drame inventé par eux se trouve être une réalité, vous saisissez ?
– Je le crois, ma vieille.
– Et qu’en dites-vous ?
– Du cognac !
– Du cognac, garçon ! Il y a une polissonne de cassette qui joue un rôle…
– Est-ce le mien ?
– Vous êtes drôles, vous autres. La cassette est à Olympe Verdier. Oscar se leva.
– N’entrons pas encore dans les détails, dit-il superbement. Je désire contracter avec toi une dette d’honneur de cinq francs… Reviens m’attendre demain à la même place. Je te payerai encore à déjeuner.
Évidemment, la fortune souriait aux débuts d’Etienne. Il avait acheté l’influence d’Oscar. À cet instant, on descendait de voiture à la porte du Père-Lachaise. M. Schwartz, l’ancien commissaire de police, et M. Roland saluèrent respectueusement l’inconnu.
Sur la tombe ouverte, M. Cotentin de la Lourdeville prononça le discours obligé. Il parla des torts de l’Ancien Régime ; des excès de la Révolution, des batailles de l’Empire ; ça, ça et ça ; il montra son client (se peut-il que les morts aient besoin de ces avocats !) renonçant à la carrière des armes et se livrant exclusivement à la philanthropie. Le goût du jeu, une certaine ardeur juvénile, les passions, enfin, s’il faut prononcer le mot, rendaient plus héroïque l’apostolat de l’homme éminent que nous regrettons tous. Ces grands cœurs peuvent contenir ça et ça ; la fleur du bien, le germe du mal… Certes, on ne peut pas dire qu’il fut enlevé dès son printemps, car sa centième année allait s’accomplir, mais la vigueur de son tempérament lui promettait encore une longue carrière. Il lisait sans lunettes !
– Adieu, colonel Bozzo-Corona ! termina-t-il ; adieu, notre vénérable ami ! Du haut des cieux, votre suprême asile (demeure dernière avait déjà été galvaudé), abaissez vos regards sur cette foule immense qui va emporter, dans chacun de ses cinquante mille cœurs, la sainte relique de votre souvenir ! ! !
Il y avait une chose singulière. Des mots passaient dans cette foule, composée de cinquante mille cœurs. Pour ne point imiter M. Cotentin dans ses exagérations, nous dirons que ces mots semblaient destinés seulement à quelques centaines de paires d’oreilles. « Ça brûle ! » avait-il été dit d’abord. Puis on avait fait circuler cette phrase sans verbe, à midi, la poule, puis des noms, et ces noms semblaient être un triage, car différents groupes s’étaient formés.
M. Cotentin, entouré de chaudes félicitations, répondait avec modestie :
– Il fallait glisser sur ça et ça…
Pendant que la foule s’écoulait, un homme en costume d’ouvrier s’approcha de l’inconnu qui franchissait le marchepied de sa voiture et lui dit tout bas :
– Ça brûle. Il fera jour à midi, à l’estaminet de L’Épi-Scié. On joue la poule !
Entrez avec nous dans le palais de Schwartz, le laconique financier. Ne craignez point ici de navrante description ; représentez-vous n’importe quel palais, édifié par un cacique de la Bourse : il y en a cinq cents à choisir dans cet heureux Paris. Mais prenez le plus beau. La seule chose qu’il importe de savoir, c’est que les bureaux occupaient le rez-de-chaussée et l’entresol, sur le devant, le reste du bâtiment sur la rue servant de communs administratifs – et que l’hôtel proprement dit s’élevait brillant et coquet, sur le derrière, entre la magnifique cour et le jardin splendide. Des deux côtés de la cour, les écuries et remises à droite, les offices à gauche, les uns et les autres surmontés d’étages à galeries reliant les deux bâtiments principaux.
Ce fameux mercredi, vers le milieu de la journée, les bureaux fonctionnaient comme si de rien n’eût été ; M. Champion faisait sa caisse courante à l’entresol, un peu formalisé de ce que le patron eût pris la peine, depuis trois jours, de se mettre à son lieu et place pour des rentrées de fonds très considérables dont le remploi était pour lui un mystère. Il avait dit le matin même à sa femme, en ce moment d’expansion qui suit le réveil : « Il était bon, le poisson de dimanche, hein, Céleste ? »
Et sur la réponse affirmative de Mme Champion, il avait ajouté :
– On a des envieux dans toutes les parties. Je ne suppose pas que les cachotteries du patron soient l’aurore d’un remerciement car la maison Schwartz ne peut se passer d’un homme tel que moi. Nonobstant, c’est cocasse. Monsieur m’a repris les clefs de la grande caisse qui doit contenir des réalisations tout à fait inusitées. Ce ne peut être un coup de Bourse, car il peut toujours opérer à découvert, dans la position qu’il a. J’ai songé à un emprunt non classé. Cet homme-là sera ministre… Mais tu ne saurais croire, Céleste, les jaloux que m’attire mon succès à la ligne.
– Il n’y a pas beaucoup de pêcheurs de ta force, répondit Céleste, qui gardait, en accumulant des lâchetés, la paix de son ménage.
Elle se faisait une formidable toilette pour le bar du soir, auquel devait assister maître Léonide Denis, notaire. Entre Léonide et Céleste, attachée pourtant à des devoirs et fière de son Champion, brûlait depuis vingt-sept ans une de ces flammes platoniques qui ne s’éteignent qu’avec la vie.
Tout était sens dessus dessous à l’hôtel proprement dit. Les Codillots de 1842 s’étaient emparés des appartements et les ravageaient de fond en comble. Ni le maître ni la maîtresse de la maison ne prenaient, bien entendu, aucune part à ce forcené travail, et c’est à peine si le ménage Éliacin donnait aux préparatifs un coup d’œil languissant. Aucun pressentiment d’une péripétie prochaine n’existait pourtant. Les domestiques allaient et venaient d’un air libre, et le puissant Domergue lui-même avait sa physionomie de tous les jours.
Mais Mme Sicard, la camériste tirée à trente-deux épingles, qui rapportait de ses visites à sa marraine une bonne odeur de cigare, était inquiète. Sa curiosité, violemment excitée, la rendait malade. Au lieu de s’occuper de sa toilette, comme cela se devait, Mme la baronne restait enfermée chez elle avec des petites gens dont Mme Sicard n’eût pas donné un verre du cassis qu’elle buvait en cachette.
La baronne Schwartz était dans sa chambre à coucher, tête nue et vêtue seulement d’un peignoir. Il y avait bien de la fatigue sur ses traits, bien de la pâleur à sa joue, mais sa triomphante beauté empruntait à ces signes de l’angoisse je ne sais quel attrait nouveau. Sans briller moins, elle était plus touchante, et les deux enfants qui se pressaient là, contre elle, subjugués et collant leurs lèvres filiales à l’albâtre de ses mains, la contemplaient avec un superstitieux amour.
Ces deux enfants ne lui appartenaient pas par les liens du sang, et pourtant ils étaient à elle de tout l’ardent dévouement de leur cœur. Ils l’écoutaient : Maurice Schwartz, debout, pâle comme elle et les yeux ardents. Edmée Leber, assise à ses pieds sur un coussin et gardant à son front attendri la sensation d’un baiser maternel.
Edmée avait la paupière mouillée : c’était la mère de Michel qui venait de parler. Maurice avait l’émotion de son vrai cœur, excellent et tout jeune, unie par une sorte d’adultère mélangé à l’autre émotion factice qui pousse dans cet autre cœur, poche banale, particulière au genre auteur, où les choses sincères tombent et s’élaborent pour produire chimiquement les fâcheuses tirades, les exagérations et le pathos.
Mais Maurice, hâtons-nous de le dire, présentait un cas très bénin de choléra théâtral. L’épidémie l’avait touché à peine ; il restait digne d’admirer, de comprendre, de souffrir le vaillant effort, les héroïques calculs, la navrante douleur de cette noble et belle créature qui avait péché peut-être, mais qui se réhabilitait dans le martyre d’une immense expiation.
Elle ne parlait plus ; Edmée et Maurice l’écoutaient encore. Elle avait parlé longtemps, les yeux secs, mais le cœur déchiré par de poignants souvenirs.
– J’ai tout dit, reprit-elle après avoir partagé un muet baiser entre ses deux têtes filiales. Blanche ne devait pas m’entendre, car, sans le vouloir, j’accusais son père, et peut-être eussé-je éprouvé trop de peine à me confesser devant Michel. J’ai tout dit à celle qui doit être la femme de mon fils, à celui qui doit aimer et protéger ma fille. Ils avaient droit de savoir quelle terrible misère se cache sous notre richesse. Ma faute est d’avoir eu peur. La mort d’André me brisait le cœur ; je n’étais plus moi-même. La pensée d’aller en prison me rendait folle, et c’était lui, si tendre, si dévoué, si généreux, qui avait exalté en moi cette épouvante.
« J’étais seule ; je pensais être seule, mais une influence invisible m’entourait et me poussait. Ce mariage me sembla une barrière entre moi et l’objet de mes terreurs. J’entrai dans cette union comme en un asile, et j’y trouvai, sinon le bonheur, du moins une sorte de repos, jusqu’au jour où la découverte des lettres d’André m’éveilla terriblement.
« Je vous ai résumé le contenu de ces lettres qui sont en ce moment peut-être au pouvoir de notre ennemi mortel. Chacun de vous deux, ce matin, m’a apporté sa mauvaise nouvelle, comme si toutes les heures de tous les jours devaient grossir le faisceau des menaces qui barrent ma route : Maurice m’a appris l’enlèvement de la cassette, Edmée le vol du brassard. Les deux coups partent de la même main. Tout ce que j’ai fait depuis dix-sept ans est inutile. La loi est à ma porte, comme au lendemain du jour où, pour la première fois, le malheur nous frappa.
« Mais les choses ont bien changé, mes enfants ; je n’ai plus peur. S’il y a encore du froid dans mes veines, c’est à la pensée de ma fille. Pour ce qui est de moi, je suis résignée, et je suis prête…
Le cœur d’Edmée parlait dans ses beaux yeux mouillés de larmes. Elle prit la main de la baronne et l’effleura de ses lèvres. Maurice dit :
– Mon père s’est trompé comme tant d’autres au début de cette infernale affaire. Mon père est un homme intègre et bon. Si j’allais vers mon père…
Le regard triste et résolu de la baronne l’arrêta.
– Il ne nous est même pas permis de nous défendre, prononça-t-elle avec lenteur. Vous pouvez tout pour l’avenir de ma fille qui va vous être confié, Maurice ; pour moi, vous ne pouvez rien, personne ne peut rien, sinon celui qui a droit de choisir un flambeau pour éclairer cette nuit ; celui qui a souffert plus que nous, pour nous ; celui que j’ai pleuré avec des larmes de sang, et dont la résurrection m’apporte une joie empoisonnée, car entre nous deux il y a un abîme.
– Il vit ? murmura Edmée.
Maurice avait déjà ressuscité celui-là dans le drame. Le drame le poursuivait, grandi à la taille d’une prophétie. La main pâle de la baronne pressa son front qui brûlait.
– Je le sentais autour de moi, dit-elle. Bien souvent, je réprimais l’élan de mon cœur comme on écarte une superstition, qu’elle soit espoir ou crainte. Mais j’avais beau faire : le pressentiment était le plus fort ; il devenait certitude et il me semblait que ce fantôme bien-aimé, ignorant le châtiment de ma vie et le fond de mon cœur, s’appelait désormais la vengeance.
« Je ne me trompais pas : j’ai été un instant condamnée par sa justice.
« J’en ai fini avec le passé, mes enfants ; reste le présent. Encore une fois, vous avez le droit de tout savoir.
La baronne tira de son sein une lettre qui semblait froissée et humide. Elle dit avec un triste sourire, faisant allusion à cette apparence de vétusté :
– Elle est d’aujourd’hui pourtant ! Elle est de mon mari, reprit-elle en affermissant sa voix par un effort de celui qui reste mon mari devant Dieu. Vous êtes bien jeunes tous deux, mais vous mesurerez plus tard dans toute son étendue le sacrifice de la pauvre femme qui a éclairé pour vous, sans rien réserver, sans rien cacher, l’abîme de sa honte et de son malheur.
Edmée et Maurice se levèrent d’un commun mouvement, et tous les trois restèrent un instant embrassés.
– André Maynotte, poursuivit la baronne en un sanglot, était à dix pas de moi, dans l’église Saint-Roch, quand je donnai cette main, qui ne m’appartenait pas, à M. le baron Schwartz. Il quitta la France, pour ne pas me perdre, après avoir fait une longue maladie. Une main qui jamais n’eut pitié était sur lui. L’arme qui déjà l’avait poignardé redoubla son coup. Il fut condamné à être pendu, pour vol, à Londres.
« Pour vol, deux fois condamné pour vol ! Lui, l’honneur incarné ! Il s’évada des prisons de Londres, comme il avait brisé sa chaîne à Caen, car, vis-à-vis des démons qui le poursuivent, il y a comme une timide Providence qui arrête la torture au moment où elle va devenir mortelle. Ces lignes, à demi effacées par mes larmes, racontent quinze années de sa vie. Et c’est un cruel miracle ce qu’on peut souffrir sans mourir.
« André vivait pour son fils. Moi, il ne m’aimait plus. Et comment m’eût-il aimée ! Il vivait aussi pour se venger. Il est Corse. Il s’était glissé dans le camp ennemi. Deux condamnations, l’une à vingt ans de travaux forcés, l’autre à mort lui donnaient un horrible droit. À ces profondeurs, il y a des lois faites pour combattre la loi. Je vous ai dit ce que sont les Habits Noirs ; les maîtres du premier degré eux-mêmes ne pouvaient plus rien contre André, sacré par l’apparence de son double crime.
« Ils pouvaient seulement le tromper ; ils le firent, égarant sa volonté vengeresse en dirigeant ses colères contre un innocent, innocent, du moins, au point de vue du crime qui fut notre malheur commun, mon Edmée chérie. Pendant des années, André crut que M. le baron Schwartz était l’auteur du vol commis à Caen, au préjudice de votre infortuné père dans la nuit du 14 juin 1825.
« Il y avait d’étranges témoignages à l’appui de cette erreur. Et dès le temps où André était prisonnier à Caen, il m’écrivait, rappelant la venue de ce Schwartz, pauvre et sans ressources, dans notre magasin, rappelant ce hasard qui le plaça dans la même diligence que moi quand je m’enfuis à Paris, rappelant les paroles du cabaretier Lambert, complice du vol : « L’Habit-Noir a fait d’une pierre deux coups ; il en tenait pour la petite marchande de ferrailles ! »
« Et André me retrouvait, mariée à ce mendiant d’autrefois, qui maniait maintenant des centaines de mille francs, et qui avait supprimé le message à lui confié dans l’île de Jersey !
« Ce qui a sauvé le baron Schwartz, c’est une autre erreur ; André a cru que je l’aimais.
« Et André est le plus grand cœur qui soit au monde !
« Il était jugé ; il s’était fait juge. Il n’agit pas comme ceux qui l’avaient condamné, lui qui n’avait pourtant ni le frein de la loi, ni la lumière des débats, ni les témoignages rendus sous la foi du serment. Il avait le temps de s’éclairer. Sa vie s’était donnée à cette œuvre. Il attendit, il chercha, il trouva.
La baronne déplia la lettre et l’ouvrit, sautant les deux premières pages, chargées d’une écriture fine et serrée.
– Tout ceci est là-dedans, dit-elle, portant le papier à ses lèvres d’un geste involontaire et presque religieux. Le reste doit vous être lu, parce qu’il contient notre ligne de conduite. »… L’homme qui me vendit le brassard est mort : celui qui se servit du brassard existe. Vous le connaissez, Julie, depuis plus longtemps que moi, car il fut cause de notre départ de Corse. J’ai la main sur lui, comme il eut si longtemps la main sur moi. Dans vingt-quatre heures, l’association des Habits Noirs sera brisée. Je sais tout. Dieu m’a permis de lire dans votre cœur comme en un livre. Le passé ne peut pas renaître, et cependant j’ai eu bien de la joie à l’heure où mon regard a pu plonger jusqu’au fond de votre pensée. Vous avez dit vrai ; sur l’échafaud, vous m’eussiez suivi… Mais la vie avec la honte est un plus rude supplice.
« Je n’ai rien à vous pardonner. Je donnerais pour vous plus que mon sang.
« M. Schwartz, sans être coupable dans les mesures de mes premiers soupçons, a mérité un châtiment. Il sera puni dans la juste mesure de son péché : rien de plus, il est père d’une douce enfant dont vous êtes la mère. Les choses sont prévues et réglées autour de vous, indépendamment de vous ; n’oubliez pas cela. Ceux qui s’approchent imprudemment de certains rouages, mis en mouvement par la vapeur, peuvent être entraînés et broyés. Vous êtes, pour quelques heures, entourée de mystérieux engrenages, mus par une puissance plus violente que la vapeur. Ne bougez pas, c’est un conseil et c’est un ordre.
« Quoi qu’il puisse arriver du côté de Michel, de Blanche, de Maurice, d’Edmée, je les connais tous et je les aime, ne bougez pas. Je suis là, je veille, je réponds de tout, sauf du mouvement imprudent qui livrerait un de vos membres aux dents de la mécanique. Ne vous inquiétez pas de Michel surtout. C’est un lion, celui-là. Il a fallu l’enchaîner et le museler.
« Vous me verrez cette nuit… »
La baronne Schwartz s’arrêta parce qu’une discussion bruyante avait eu lieu dans son antichambre. La porte s’ouvrit et Michel entra, le visage rougi par une course forcée, et les cheveux baignés de sueur.
– Je savais bien que je trouverais tout le monde ici ! s’écria-t-il. On ne voulait pas me laisser passer, mais rien ne me résiste aujourd’hui… te voilà installé toi, fiancé !
Il adressa un signe de tête souriant à Maurice, baisa la main de sa mère et toucha de ses lèvres le front d’Edmée.
La baronne ne peut retenir un sourire, tant cela ressemblait à une famille.
– Blanche ne nous manquera plus demain ! pensa-t-elle tout haut.
– Je vous dérange ? reprit Michel. Je ne suis pas de vos secrets. Je vais vous dire les miens : je sors de prison.
– De prison ! répétèrent la baronne et Edmée.
– Sainte-Pélagie, où j’avais été inséré de très bonne heure par les soins de ce bon M. Bruneau et de sa digne associée, Mme la comtesse Corona. Que leur ai-je fait à ces deux-là, le savez-vous, ma mère ?
– Non, répondit la baronne ; je l’ignore.
Elle rêvait, et je ne sais quelle frayeur la prenait.
Sans avoir aucune idée de ce qui allait se passer, elle prévoyait une violente catastrophe, et André, en parlant de Michel, le voulait enchaîné et muselé. André qui menait tout, André, le destin de cette heure suprême.
– Il fait bon à avoir des amis, poursuivit Michel. Le temps d’écrire un mot à Lecoq et de recevoir la réponse, ma lettre de change était soldée. Et fouette, cocher ! Savez-vous ce que j’apprends chez moi ? La cassette enlevée ! Entre parenthèses, si elle contenait des bijoux ou des valeurs, vous pouvez être tranquille, ma mère, le brigand n’aura pas eu le temps d’en faire usage.
– Quel brigand ? demanda la baronne de plus en plus inquiète.
– Vous allez voir ; j’ai mon idée depuis longtemps. L’escalier a été redescendu quatre à quatre, et j’ai voulu en avoir le cœur net… Une occasion, vraiment ! les gens de police étaient en bas, donnant le signalement d’un quidam qui était mon homme, et s’informant…
– Je t’en prie, de qui parles-tu ? murmura Mme Schwartz. Et Edmée, avec autorité :
– Dites le nom, Michel !
– Le nom ? voilà que je l’oublie, le nom ! mais c’est un des noms que prend ce Bruneau, quand il fait un mauvais coup…
– Et pourquoi le cherchait-on ? demanda Maurice.
– Pas pour le prix de vertu, mon beau-frère. Je trouverai le nom. En tout cas, j’ai mis les chiens sur la piste, la maison a été cernée, et le commissaire, nouant son écharpe, a monté les escaliers de ce Bruneau… Qu’est-ce que vous avez donc ?
Autour de lui régnait un grand silence, et tout le monde était pâle.
– Je cherche ce diable de nom, reprit-il ; attendez… Maynotte, parbleu ! André Maynotte !
La baronne se leva toute droite, et Michel recula devant son regard épouvanté. En ce moment, Mme Sicard, heureuse de faire du zèle, entra tout effarée.
– M. le baron ! s’écria-t-elle. M. le baron qui veut venir dans la chambre de Madame !
– Faites entrer, dit Julie machinalement.
M. le baron Schwartz parut presque aussitôt derrière la camériste. Ces trois dernières journées l’avaient beaucoup changé et vieilli, mais il affectait un grand calme.
– Nouvelles ! dit-il en promenant un regard morne, mais sourdement inquiet, sur les quatre personnes qui étaient là. Singulières ! Enterrement superbe. Comtesse Corona assassinée cette nuit.
– La comtesse Corona ! assassinée ! répéta la baronne, comme si sa cervelle ébranlée avait peine à saisir le sens des mots.
– Jolie femme ! malheureux, dit M. Schwartz.
Il ajouta, avec une évidente intention de porter coup, et sans ellipse, cette fois :
– M. le Préfet a été charmant pour nous. Il viendra ce soir.
Et à l’oreille de sa femme :
– Nous cédons à une panique. Je suis plus fort que jamais !
– Et pour la comtesse Corona, commença Julie, sait-on ?…
– Habits Noirs, interrompit le banquier, reprenant sa sténologie. Maison cernée, rue Sainte-Elisabeth.
– Du côté de la rue Saint-Martin ? demanda Michel vivement.
– Juste, répondit M. Schwartz qui pirouetta et se dirigea vers la porte. Un nommé Bruneau.
– Ce serait ce coquin ! s’écria Michel en suivant, malgré lui, le banquier.
Edmée et Maurice avaient saisi les mains de la baronne qui défaillit. Michel dit encore :
– Le hasard a voulu… J’ai donné aux agents des indications…
– Bonnes ! fit M. Schwartz, passant le seuil sans se retourner ; traquenard organisé. Pas un chat sorti des deux maisons qui se touchent, sauf cette créature, Trois-Pattes, M. Mathieu.
Michel revint vers sa mère et la vit, qui chancelait entre les bras de Maurice et d’Edmée. Comme il s’approchait, elle le repoussa de la main avec une sorte d’horreur.
– André Maynotte est ton père ! balbutia-t-elle en fermant les yeux.
Michel resta un instant foudroyé ; puis, sans mot dire, il s’élança dehors. Il allait par les rues, courant comme un furieux et ne sachant par quel extravagant moyen il essayerait de rompre la ligne des assiégeants qui entourait son père, lorsqu’à la hauteur de la porte Saint-Martin, il s’entendit appeler par son nom.
Trois-Pattes passait dans son panier, traîné par un chien de boucher. Il semblait être en belle humeur. Sa figure, immobile comme un masque, avait presque un sourire dans le fourré de poils hérissés qui l’encadrait.
– Je viens de chez vous, monsieur Michel, dit-il, pour vous donner des nouvelles du voisin Bruneau. Si on s’inquiète de lui quelque part, allez-y et dites que tous les rendez-vous tiennent pour ce soir. Dites aussi que la cassette est en bonnes mains, la cassette que vous n’aviez pas su garder. Je vous salue, jeune homme ; en prison, vous regardez à vos pieds en vous promenant : il y a des trappes !
La reine Lampion était une belle femme : Sophie Piston, amante de Piquepuce, et la sensible Sapajou, dame des pensées de Cocotte avaient de doux charmes et buvaient l’absinthe comme des anges du ciel ; il y avait encore Riquette, qui levait le pied proprement ; Caporal, qui fumait mieux qu’un poêle, et Rebecca, toujours enceinte des paquets qu’elle volait dans les magasins de nouveautés : c’étaient de chères filles qui avaient à la fois la beauté, présent des dieux, et le talent, qui s’acquiert par l’étude. Mais Mazagran éclipsait toutes ses rivales.
Mazagran avait la vogue. Elle était chauve par suite de maladie, mais il lui restait plusieurs dents, et quand une violente couche de rouge enluminait sa joue tannée, elle vous retournait le cœur comme un gant. Telle fut l’enchanteresse qui tendit ses lacs amoureux dans les sentiers de l’ardent Similor.
Hélas ! le drame nous pousse. Nous n’aurons de Mazagran qu’un sourire, et c’est une scène austère qui se déroulera pour nous dans ce lieu de délices : l’estaminet de L’Épi-Scié.
Les personnes à qui on avait fait passer ces mots, au cimetière : À midi la poule, étaient à leur poste, debout autour du billard ou assis sur les banquettes paillées, sièges ordinaires de « la galerie ».
Échalot, tel que vous le connaissez, « fumait un bloc » comme feu le secrétaire d’État Chamillart. En quelque endroit du billard qu’il vous plût de le caser, il vous faisait directement, au doublé, par la bricole, selon un intérêt ou son caprice. À chaque instant chez ces natures modestes, on découvre un nouveau talent, et c’est leur charme.
Échalot n’ôtait jamais son habit, à cause de sa chemise, que la blanchisseuse gardait en gage, mais il retroussait ses manches, relevait son tablier de pharmacien et confiait Saladin à son clou. Alors, libre de ses mouvements, il bourrait sa queue et enfilait des perles avec enthousiasme.
Au plus beau moment de la poule, la reine Lampion montra sa face rubiconde à la porte du billard et dit :
– M. Mathieu vous espère !
Les queues allèrent au râtelier, la galerie se leva. Échalot, pour employer sa propre expression, se recolla Saladin, et Similor lui-même, jetant à Mazagran l’incendie d’un dernier regard, vint à l’ordre.
M. Mathieu n’aimait pas attendre.
Il était seul dans l’une des salles de l’estaminet, assis sur une table et appuyé au mur. Au dire de tous ces messieurs, quand on le voyait ainsi à hauteur d’homme, les jambes par-devant, il avait l’air de quelque chose, et il fallait qu’il eût « de ça » pour soutenir, malgré ses infirmités, la jolie position qu’il avait dans la mécanique. On le craignait et on l’admirait ; ce Richelieu mutilé d’une royauté ténébreuse inspirait aux bas officiers et aux soldats de l’armée un superstitieux respect.
L’entrée se fit en silence. Chacun regarda d’un œil oblique cette tête de pierre, encadrée de poils révoltés. Les femmes seules osèrent approcher, risquant à l’endroit de sa galanterie bien connue une attaque à la fois effrontée et timide. M. Mathieu chérissait le beau sexe, et ce qu’on racontait de ses bonnes fortunes impossibles ne contribuait pas peu à sa gloire. Il répondit aux agaceries de ces dames par le sourire du cynisme pétrifié. Il y a de ces têtes chez Guignol, mais une marionnette de grandeur naturelle ferait peur.
– La Fanchette a avalé son eustache, ce matin, dit-il d’un ton morne.
– Il a le mot pour rire ! murmura-t-on.
– Est-ce vrai, mon petit Trois-Pattes, demanda Sophie Piston avec caresse, que tu étais le bon ami de cette comtesse-là ?
Un tic nerveux agita pendant une seconde la face de l’estropié qui répliqua d’un ton de lugubre fatuité :
– Les femmes ne manquent pas !
Puis il ajouta, en dépliant une feuille de papier :
– Tout le monde est ici ?
– Tout le monde, fut-il répondu.
– Il fait jour ! prononça solennellement M. Mathieu.
Cette proposition n’avait en soi rien d’invraisemblable, puisqu’il était midi et demi ; néanmoins l’assemblée entière l’accueillit comme une grande nouvelle. Hommes et femmes répliquèrent joyeusement :
– Causez, Habit-Noir !
Les portes étaient closes. Nous ne pouvons dissimuler ce fait qu’en présence d’une si remarquable mise en scène. Similor était ému. Quant à Échalot, les mystères d’Isis, d’Éleusis et du Grand Orient de France l’auraient impressionné moins terriblement. La chose de tuer la femme n’était que de la Saint-Jean auprès de ce qui allait se passer dans ces grottes. Saladin, heureusement, n’avait pas l’âge de comprendre. M. Mathieu dit :
– Décision du premier degré, conduite de Toulonnais-l’Amitié, surveillance du duc et du docteur. Valeur quatre millions en billets de la Banque de France.
Un long murmure d’allégresse emplit la salle.
– La paix ! ordonna sèchement M. Mathieu.
Il ajouta, en jetant les yeux sur le papier qu’il tenait :
– On va régler l’ordre.
Le papier contenait seulement la liste des personnes présentes, avec des signes hiéroglyphiques, rapprochés des divers noms. Pour les détails, on s’était reposé sur l’excellente mémoire de Trois-Pattes.
– C’est une affaire de longueur, reprit-il. Grand spectacle, figuration, changement et le reste. Toulonnais n’a jamais rien moutonné de pareil. N° 1, Riffard !
Un gros garçon joufflu sortit des rangs.
– Tu es le neveu du concierge de l’hôtel Schwartz ?
– Un peu…
– Tais-toi ! Tu seras sur la porte de l’hôtel Schwartz, ce soir, et tu regarderas entrer. Les noms qu’il faut faire remarquer sont ceux-ci : Note-les.
– Je me souviendrai bien.
– Note-les : M. Maurice Schwartz, M. Etienne Roland, M. Michel tout court… M. Bruneau… et tu diras : « Comment se fait-il qu’un oiseau pareil entre chez nous ? »
Quelques voix murmurèrent, comme on l’avait fait la nuit précédente, à propos de ce même M. Bruneau.
– Mais il en mange !
– La paix ! fit de nouveau Trois-Pattes, c’est réglé.
Et l’on se tut. Trois-Pattes appela quatre autres noms d’hommes et deux de femmes.
– Même rôle que Riffard, dit-il ; se placer en dehors de la porte parmi les curieux et faire des témoins dans la masse.
– Faire des témoins ! prononça à l’oreille d’Échalot Similor, étouffé d’admiration.
Échalot soupira et répondit :
– C’est l’adresse infernale des traîtres.
– N° 8, Échalot ! appela M. Mathieu.
– Présent ! répliqua le pauvre diable, qui sortit de l’ombre avec Saladin sur son dos.
Il y eut des quolibets ; mais Échalot déclama noblement :
– C’est rapport à cette tendre créature que je participe à vos ténèbres, étant né honnête en sortant des mains de la nature.
– Tu connais M. Champion ? interrompit Trois-Pattes.
– Assez… pour lui avoir vendu trois francs de goujon.
– Il sait que tu vas pêcher sur le canal ?
– Oui, à preuve…
– Onze heures. Arriver chez M. Champion ; lui dire qu’en revenant de la pêche, tu as vu les pompiers courir à Livry, et qu’on répétait le long du chemin : « C’est la campagne du caissier de M. Schwartz qui brûle ! »
– Ah bien ! s’écria Échalot, ça va durement l’inquiéter pour ses lignes !
– Faut l’excuser, fit Similor, j’ai beau faire, je ne peux pas lui donner le fil.
On riait. Échalot se redressa offensé.
– Je remplirai mon devoir avec astuce et fidélité, affirma-t-il. Je ne repousse que l’homicide volontaire de répandre le sang de mes semblables !
Ce disant, il fit tourner Saladin comme une giberne et l’approcha hurlant de son sein gauche, d’où sortait le goulot de la bouteille. Ce geste produisit une telle illusion que l’assemblée entière battit des mains, criant :
– Bravo, la nounoute !
– Similor, n° 9 ! appela M. Mathieu.
Port noble, sourire aimable, démarche élégante, Similor avait tout cela.
– Pas vrai ? dit-il en se produisant, on ne peut pas renier un camarade parce qu’il n’a pas vos bonnes manières. Il m’a déjà produit des coups de soleil dans les sociétés.
– Te souviendras-tu bien du nom de M. Léonide Denis ? lui demanda Trois-Pattes.
– Parbleu ! ne vous gênez pas, monsieur Mathieu, vous pouvez me donner le plus compliqué de tous les rôles. J’ai l’instruction voulue, la parole aisée et le truc pour se présenter avantageusement…
– Tais-toi ; onze heures et demie ; Riffard t’aidera à entrer. Tu demanderas Mme Champion.
– La femme du président ?
– Un mot de plus, je te casse ! Son mari est parti pour sauver ses lignes ; cela l’empêche d’aller au bal. Tu lui dis : « M. Léonide Denis, notaire royal à Versailles, est à l’article de la mort. Il est des choses qu’on ne peut confier au papier. Vous n’avez que le temps, si vous voulez recueillir son dernier soupir… »
– Nom d’un chien ! murmura Échalot qui essuya ses yeux à la dérobée. C’est fichant tout de même !
– Répète ! ordonna M. Mathieu.
Similor répéta en jetant sur le fond les broderies de son style.
– Pas mal, approuva l’estropié. Tu auras une voiture à la porte. Tu y conduiras la bonne dame, et le cocher se chargera du reste.
Le n° 10 était le cocher.
– N°11, Mazagran !
En passant, ce libertin de Similor lui serra furtivement la main.
–N°12, M. Ernest !
Ce M. Ernest était pour le moins aussi flambant que Cocotte. Vous voyez qu’on l’appelait Monsieur. L’égalité n’existe pas sur cette terre. Ernest avait un petit emploi chez M. Schwartz. Il connaissait le garçon de caisse de Champion ; il avait été choisi pour cela.
Rendons justice à qui de droit, M. Lecoq était un homme énorme. Il n’ignorait rien, pas même la flamme vertueuse et platonique qu’entretenaient M. Léonide Denis, notaire à Versailles, et Céleste Champion.
Vous n’avez pas l’idée, j’en suis bien sûr, des talents qu’il faut dans cette carrière généralement peu estimée.
Depuis trois jours on manœuvrait autour du garçon de caisse. Une intrigue galante était nouée. Rendez-vous était pris, qui devenait radicalement impossible par l’absence de M. Champion et de sa femme. Mais M. Ernest arrivait au bon moment et offrait de monter la garde du garçon. Ces choses s’acceptent entre camarades. Une heure d’amour, puis le devoir. Mazagran était chargée d’allonger l’heure.
N° 13, n° 15, n° 16, etc., des cochers, des valets de pied, pour plusieurs équipages armoriés qui devaient stationner le long du trottoir, prêts à partir.
N° 20 et suivants, des invités chargés de faire des témoins à l’intérieur, comme d’autres à l’extérieur : l’association avait, nous le savons, des comédiens pour tous les costumes. Et il fallait peu de chose pour réveiller les rancunes de MM. Touban et Alavoy, de Savinien Larcin, de Ça-et-ça lui-même. Michel, Etienne, mieux que les nos 20 et suivants, utilités habiles, étaient chargés de leur faire à point nommé et à voix basse, d’insignifiantes communications et de les habiller de mystères. Il fallait que cette expédition merveilleusement combinée réalisât du même coup la fortune, non pas de l’association, comme bientôt nous pourrons le voir, mais la fortune de M. Lecoq et sa complète sécurité, en livrant à la justice ceux qui, mêlés de près ou de loin à son passé, gênaient son avenir.
Nos trois jeunes gens, la famille Leber et M. Bruneau étaient condamnés sans appel.
M. Mathieu lui-même ne savait peut-être pas tout, car c’était un abîme diplomatique que ce Lecoq. Mais, du moins, M. Mathieu était-il plus avancé que tous les autres dans la confiance du grand homme.
Et nous voyons qu’il le servait de bon cœur.
– Nos 30 à 40 !
Il y avait des voisins à occuper, des avenues à garder. C’étaient là des rôles inférieurs, si vous voulez, mais malheur à qui méprise cette humble infanterie !
Et tenez ! les nos 40 à 50 – des messieurs et des dames – étaient chargés spécialement d’organiser une dispute, voire une véritable bagarre, à un moment donné, si quelque bruit de mauvais augure tombait de l’entresol.
D’autres numéros, M. Mathieu, après avoir fait de nobles personnages, des bourgeois, des employés, des laquais, fit aussi des mendiants, des baisseurs de marchepied, des bouquetières, et peut-être même ce joueur d’orgue imité de l’affaire Fualdès…
Soixante numéros sont casés, ajoutons-en quarante, car il n’y a point de bonne mise en scène sans comparses. Tout est prévu désormais. Il y a (infandum) jusqu’à de faux sergents de ville et une demi-douzaine d’athlètes chargés de mettre le désordre dans l’ordre et d’enlever les trop clairvoyants.
M. Mathieu agita sa sonnette et demanda un verre de rhum. La séance publique était levée ; on allait se concentrer en comité secret. Échalot dit à Similor :
– Étant maintenant de la chose, tu pourrais demander une somme pour rhabiller l’enfant que je porte.
– Ida était d’une conduite légère, répondit Similor en s’élançant sur les pas de Mazagran. On ne peut pas savoir.
– Ça veut dire, pensa Échalot, atterré, qu’il a des doutes sur ses liens du sang avec le petit. Aie pas peur, Saladin ! je t’adopte devant l’Éternel, dans la position que je viens d’acquérir.
Cinq ou six gros bonnets restaient autour de M. Mathieu, qui avait ordonné que la porte fût refermée.
Piquepuce et Cocotte, dont l’un avait procuré le plan authentique des lieux, et l’autre les empreintes, faisaient naturellement partie de cette réunion d’élite.
– Mes petits, leur dit M. Mathieu, à vous l’honneur ! Tout cette racaille est pour la bagatelle de la porte. C’est vous qui allez jouer la vraie comédie, et vous serez payés en conséquence. Le patron veut que cette affaire-là soit son cadeau de joyeux avènement ; il ne garde rien pour lui ; votre part en sera meilleure.
– Oh ! oh ! murmura Piquepuce avec défiance, Toulonnais ne garde rien pour lui !
– Peu de chose, du moins, répliqua Trois-Pattes, dont le masque immobile eut son sourire sinistre. Arrangeons d’abord la petite histoire des agneaux.
– Combien y a-t-il d’agneaux ? fut-il demandé.
– Rien que deux ; cet Échalot et ce Similor. Il faut qu’ils restent au fond du filet, parce qu’ils sont voisins des jeunes gens et qu’ils leur ont servi de domestiques. En outre, ils rattacheront le Bruneau à l’affaire de la comtesse Corona. Les pauvres diables nous seront bien utiles. Deux des assistants se chargèrent expressément de faire arrêter en temps opportun Échalot et Similor.
– Comme cela, reprit M. Mathieu, nos derrières sont assurés. La justice a son dû, et tous les anciens comptes de l’affaire de Caen se trouvent à jour. À la caisse !
Il prit dans sa poche deux billets de banque, des clefs et deux cartes d’invitation portant, au cachet qui fermait leur enveloppe, le timbre fastueux de la maison Schwartz. Les clefs étaient neuves et sortaient évidemment de la forge.
– Voici pour entrer, continua Trois-Pattes en donnant à Piquepuce et à Cocotte les deux cartes d’invitation, voici pour travailler.
Il leur présenta les clefs.
– Quant à ceci, acheva-t-il en leur offrant les billets de banque, c’est la toilette et l’argent de poche.
Cocotte et Piquepuce acceptèrent le tout sans remercier. Leur gaieté fanfaronne était partie.
– Il y a encore autre chose, dirent-ils en même temps.
– Nous avons l’air de ne pas être à notre aise, ricana Trois-Pattes en approchant son verre de rhum de ses lèvres. Avons-nous peur des griffes du coffre-fort ?
– Le brassard… commença Cocotte. Et Piquepuce compléta résolument :
– Nous ne travaillons pas sans le brassard !
M. Mathieu prit une mine sérieuse et répondit :
– Vous ne serez pas seuls, mes petits. Le magot est trop gras pour qu’on vous laisse en tête à tête avec lui. Toulonnais-l’Amitié est de la noce, et c’est lui qui vous donnera le brassard avec la manière de s’en servir.
Ces nuits-là, le petit Paris ne se couche pas.
Ces nuits, le petit monde veille, avide de voir et d’entendre, curieux de flairer un parfum, de saisir au passage le feu d’un diamant ou l’éclair d’un regard, empressé à espionner les toilettes, désireux jusqu’à la fièvre, d’approcher le plus près possible de ces joies vides et vaines, qui lui semblent enviables entre toutes, et dont il désespère de pouvoir se rassasier jamais. Le quartier Schwartz vivait en émoi comme un soir de feu d’artifice. Ces Schwartz, au fond, n’étaient ni aimés ni détestés : on ne leur en voulait guère que d’être si riches. Il y avait Blanche, la chère enfant, qui planait au-dessus de ce coffre-fort. La prescription existe aussi pour le crime de bonheur. On excusait Blanche, parce qu’elle était née dans ce velours frangé d’or ; osons dire le mot, parce qu’elle n’était pour rien dans la conquête de la fortune.
Blanche était fille de quelque chose ; elle était le seconde génération à qui l’on pardonne la conquête ; elle avait droit d’être belle, noble, secourable, et d’éblouir comme un souriant rayon.
Nous ne voulons pas avancer que le quartier, ameuté au-dehors, se privât de médire ; on médisait bien en dedans des portes du salon, mais ces humbles invités de l’extérieur n’en disaient pas plus long que les hôtes privilégiés de M. Le baron. Ils venaient, concierges infidèles, flâneurs et curieux de toute espèce, parmi lesquels allaient et venaient ces philosophes qui sont au-dessus des passions humaines, les gardiens de la cité.
L’ambition du quartier était de darder un regard à l’intérieur de la cour ; chose difficile, à cause de l’incessante procession des équipages et de la ténacité du premier rang des curieux qui, ayant acquis ces bonnes places, au prix d’une heure ou deux d’attente, les eût défendues jusqu’à la mort. Il est superflu d’ajouter que toute la rue d’Enghien était aux fenêtres, depuis l’entresol jusqu’aux combles.
Aux fenêtres, on se disait de ces choses :
– La file des équipages commence à la Madeleine.
– Elle courait le cachet pour trente sous.
– Quoi ! Il y en a qui ont de la chance !
Depuis onze heures, les équipages passaient, passaient toujours, entrant dans cette cour fleurie, versant sous l’admirable marquise du perron leur contenu de femmes, de diamants, de fleurs, et ressortant pour faire place à d’autres équipages.
Les curieux se tordaient le cou. De temps en temps, un nom célèbre dans l’art, dans la politique ou dans la finance était prononcé. Alors il se faisait une petite convulsion dans la cohue, personne ne voyait, mais chacun disait son avis sur cette figure devinée.
Parmi ces innocents et ces oisifs, cependant, un mystérieux travail se faisait : le travail préparé par Trois-Pattes à l’estaminet de L’Épi-Scié. Un homme vint à pied au bal de M. le baron Schwartz, le seul peut-être, et son nom prononcé par Riffard mit en émoi jusqu’aux sergents de ville qui dépêchèrent un exprès à la préfecture. Riffard, neveu du concierge de l’hôtel, était à son poste. Il dit comme c’était son devoir :
– C’est drôle de voir un oiseau pareil entrer chez les maîtres ! Et, dans la rue, les nos de 2 à 8, hommes et femmes, répétèrent le nom de M. Bruneau, expliquèrent son humble position sociale et s’étonnèrent à grand bruit.
Sans bruit, au contraire, et à la faveur de quelque fluctuation dans la foule, le même Riffard avait déjà introduit, pour M. Champion, Échalot, qui laissa Saladin, dans l’armoire de la concierge, puis, pour Mme Champion, Similor muni d’un costume honorable faisant valoir ses dons naturels, puis les nos 11 et 12, M. Ernest et Mlle Mazagran chargés du garçon de caisse, après le départ des vieux époux. Tout allait. On avait amplement parlé de Michel, d’Etienne et de Maurice ; ces cancans intéressaient assez les badauds pour que ces mêmes badauds fussent à l’heure donnée d’excellents témoins ; les invités de Trois-Pattes étaient entrés (nos 20 et 30) et un bonhomme qui portait sur son dos une boîte de lanterne magique, avait eu déjà deux ou trois disputes à cause de son instrument. Les nos 30 à 40, vous savez qu’ils étaient aux fenêtres.
Tout allait donc au-dehors. Au-dedans… soyez tranquilles ! vous n’aurez pas beaucoup de descriptions. Nous sauterons par-dessus les merveilles de l’escalier et nous ne ferons que mentionner les enchantements des salons. Ce n’est pas clémence de notre part, c’est que, en réalité, dans la maison Schwartz, il n’y avait pas grand-chose à peindre, à cause de Mme Schwartz, dont le tact exquis était ici une sauvegarde.
Le bal était splendide. Le Tout-Paris des chroniqueurs y assistait en masse. Les salons du baron Schwartz étaient littéralement émaillés de grands noms : la cour y était représentée ; le faubourg Saint-Germain y avait envoyé une suffisante députation ; les lettres, les arts, l’argent, trois royautés, y foisonnaient couronne en tête ; l’armée, la magistrature, la diplomatie tressaient le long des fastueux lambris une guirlande de générales, de présidentes, d’ambassadrices. Guebwiller, alma mater de cette prodigieuse dynastie des Schwartz, eût été bien fière de voir ainsi l’Europe civilisée, que dis-je, l’Europe illustre, académique, officielle, entourer ce million qu’elle avait allaité petit sou.
C’était sous la pluie ruisselante de ces clartés qu’elle était souverainement belle, Mme la baronne Schwartz – Giovanna-Maria Reni des comtes Bozzo – avec son teint d’Italienne, mat et puissant, avec la royale noblesse de sa taille, avec la correction suprême de ses traits, encadrés comme ceux de la femme du Titien dans la gloire prodigue de ses cheveux noirs. Elle échappait justement, par le nom de sa famille, que nous avons à dessein rappelé, à la seule infériorité possible à la protection de ses hôtes illustres. Elle était ici le pavillon éclatant qui couvrait de ses plis le blason pour rire servant de poulaine au riche vaisseau Schwartz.
Debout à son poste de maîtresse de maison, le visage éclairé par un digne et courtois sourire, je ne sais pourquoi vous eussiez dit qu’elle était assise sur un trône.
Il y a de ces prédestinées qui règnent partout et toujours. On l’admirait, on l’enviait ; le baron Schwartz et d’autres l’adoraient. Je n’ai pas dit : on la respectait. Elle était million. Chez nous, personne, y compris les dévots du veau d’or eux-mêmes, personne ne respecte le million. Cela tient à plusieurs causes, dont aucune ne fait honneur ni au million ni à nous.
Le bal du baron Schwartz, nous le savons, n’avait pas été donné pour la danse. Nous n’y sommes pas non plus pour voir danser. Ce qui nous importe, c’est d’y suivre notre aventure qui hâte sa course et se précipite vers le dénouement. Le steeple-chase de nos mystérieux parieurs passait inaperçu au travers de la fête, et cependant leur effort occulte produisait amplement son effet. Des bruits allaient et venaient outre mesure de Maurice et de Blanche, qui, seule, peut-être, s’amusait de tout son cœur. Un couple ravissant ! disaient les personnes qui ont l’adjectif facile.
Après tout, ce petit homme était le fils d’un chef de division. On peut avoir besoin de la préfecture.
Ces choses se disaient dans une chapelle assez bien composée :
– Chère madame, cet ange blond aura deux ou trois fois la dot de la reine des Belges.
– On avait parlé d’un M. Lecoq de la Perrière pour elle.
– Un gaillard bien étonnant ! Avez-vous eu vent des absurdités qui se racontent au sujet de ce pauvre bon vieux colonel Bozzo-Corona ?
– Il paraît certain que la comtesse, sa petite-fille, a été assassinée en plein Paris ?
– La nuit, madame, sur un banc du boulevard… Et quel boulevard !
– C’est au moins une conduite étrange…
– Celle du meurtrier ?
– On le connaît, monsieur ; c’est l’Habit-Noir.
– Gaillardbois me disait que ces coquins-là étaient plus de dix mille dans Paris !
– Et sait-on ce que la pauvre comtesse allait faire sur ce banc de boulevard ?
Dans une autre chapelle, qualité inférieure :
– Ah çà ! ce jeune Michel tient donc à M. Schwartz par des liens ?…
– Alors, pourquoi cette éclipse ?
– La baronne… Vous comprenez !
– Il a été loin, un moment…
– Jusqu’à Sainte-Pélagie, oui ! Troisième chapelle :
– Les conversations… Le baron est bien aise d’avoir avec lui un homme qui a fait partie de plusieurs assemblées. Ça et ça… et ça !
– Vous saviez de quoi il retournait entre lui et le colonel ?
– Voyons, monsieur Cotentin, est-ce une mauvaise plaisanterie, l’histoire de ces Habits Noirs ?
– Il y a de ça… ou de ça… Mes hautes relations me mettaient à même… Mais il ne m’est pas permis d’être indiscret.
Quatrième chapelle, dessus du papier :
– Il est bien aise de voir ce monde-là de près.
– Une fois en sa vie. C’est curieux.
– Mais c’est un succès. J’ai aperçu la marquise.
– Et la vicomtesse, et tout l’hôtel de X… !
– Il y a trop de gens de la cour citoyenne.
– On les souffre bien au théâtre !
Cinquième chapelle, petit coin humble et venimeux :
– Quoiqu’il ne soit pas aimé dans ce pays-ci, j’ai cru devoir accepter l’invitation.
– Mon pauvre Blot, lui, avait poursuivi plus d’un billet. Vous verrez que ça finira mal tous ces embarras qu’il fait : dépenser des cent mille francs pour souhaiter la fête d’une petite fille !
– On colporte déjà des histoires.
– C’est tous des brigands, maintenant ! Vous ai-je dit que dimanche, dans la voiture, j’en ai été pour ma tabatière, mon foulard et mon porte-monnaie ?… Ah !
Ceci était un cri. Mme Blot, rentière, avait cru reconnaître au milieu d’un groupe le voyageur éloquent qui l’avait tant intéressée en comparant Paris à une forêt. Ce fut l’affaire d’un instant. Mme Blot s’était trompée, comme bien vous pensez.
Mais, parmi tous ces riens qui faisaient vivoter les conversations, un vague mouvement de curiosité se glissait, augmentant à chaque minute, sans que personne pût dire où il prenait naissance. Les noms du colonel Bozzo et de la comtesse Corona revenaient à chaque instant ; on racontait avec mille détails la mort de celle-ci, et le nom de son meurtrier circulait, acquérant ainsi une célébrité funeste. Au bout de la première heure, nul n’ignorait plus ce nom de Bruneau, le marchant d’habits de la rue Sainte-Élisabeth. La comtesse Corona, nous l’avons dit, touchait de très près aux deux grands mondes qui divisaient alors la haute vie parisienne. Sa mort donnait tout à coup une effrayante réalité à cette légende des Habits Noirs, jusque-là entourée d’un nuage. Elle appuyait surtout d’une façon inopinée et frappante cette opinion, dès longtemps répandue parmi les crédules que la mystérieuse association, enfonçant ses racines jusqu’au plus profond de nos misères sociales, atteignait par ses hautes branches au sommet où la noble richesse semblait à l’abri de tout soupçon. Qui eût pensé jamais que le colonel Bozzo-Corona ?…
Il y avait une énigme. La comtesse dont l’existence avait toujours présenté des côtés romanesques et obscurs, était-elle affiliée à l’association ? Le drame dont elle était la victime avait une physionomie de châtiment ou de vengeance. Son mari… autre mystère.
Et, certes, la pente que prenait la préoccupation générale n’aurait point d’elle-même porté l’attention vers les trois jeunes gens, dont un seul, Michel, avait une ombre de notoriété. Cependant, on parlait d’Etienne et de Maurice en même temps que de Michel. Ils étaient, disait-on, les voisins de ce Bruneau. Ils faisaient un drame avec l’affaire Maynotte.
Nul ne connaissait l’affaire Maynotte, et pourtant, on racontait l’histoire de la nuit du 14 juin 1825, à Caen. Qui donc prenait tant de peine ?
Des personnes complaisantes… On ignorait leurs noms : c’étaient des invités. Dans un bal comme celui où nous sommes, il y a toujours, au bas mot, un demi-cent de seigneurs que nul n’a présenté et sur le visage desquels le maître de la maison lui-même ne saurait pas écrire un nom. Ceux-là, quels qu’ils fussent, ne manquaient point au bal de M. le baron Schwartz. Ils parlaient, et jamais les nouvellistes innocents ne font défaut pour colporter les paroles.
Edmée, cette délicieuse créature, avait sa part des cancans. On l’avait vue maîtresse de piano : on la retrouvait parée simplement, mais d’une façon si charmante ! Avec Mme Schwartz, elle avait les honneurs de ce succès qui consiste à concentrer sur soi toutes les jalousies éparses. Était-elle de la famille ? Alors, ces Schwartz tenaient par tous les bouts au roman sombre qui confusément se racontait, car une jeune fille avait été trouvée sur le même banc que la comtesse Corona, une jeune fille évanouie, la nuit, seule. Des voix inconnues avaient prononcé le nom d’Edmée. Il y avait des liaisons entre elle et ce Bruneau, et elle habitait la maison des « trois jeunes gens », et… que sais-je ! Maintenant croyait-on à tout cela ?
Paris croit et ne croit pas ; il se connaît. Il bavarde froidement, colportant ces impossibilités qui le lendemain deviennent de l’histoire. Il n’y croit pas, non. Seulement, quand la chose est une fois arrivée, la chose absurde, invraisemblable, impossible, il cligne de l’œil de Voltaire et vous demande avec la bonne foi de Beaumarchais : ne vous l’avais-je pas bien dit ?
On ne croyait pas, mais on regardait passer le baron Schwartz, digne et courtois, sous son embonpoint conquis. On l’écoutait dire aux dames :
– Aimable au dernier point, madame la comtesse. Reconnaissant de la grâce que vous nous faites, monsieur le duc. Véritable honneur pour nous, madame la marquise…
En ayant soin, malgré ses habitudes laconiques, de ne jamais oublier un titre, il allait, comme c’était son devoir, à tous ceux qui avaient droit. Non seulement il n’y avait sur son visage ni inquiétude, ni abattement, mais les observateurs croyaient y lire une allégresse intime ou le travail d’un grand espoir.
Une passion naïve allumait sa prunelle, quand son regard rencontrait la radieuse beauté de sa femme.
M. Lecoq lui avait glissé quelques mots en passant. M. Lecoq de la Perrière marchait, accompagné d’un adolescent de haute taille, très beau, quoique un peu lourd, et remarquable par son profil bourbonien.
Le mariage de Blanche avec ce jeune fou de Maurice n’était pas encore accompli. Chacun pouvait voir comme M. de la Perrière était bien conservé, et pour tant faire que de céder la place, lui qui avait été le fiancé officiel… Écoutez ! Là était peut-être la raison de ce triomphe contenu qui rehaussait la tête du baron Schwartz. On savait que M. Lecoq avait été reçu aux Tuileries, et plus d’une noble dame contemplait les traits de son jeune compagnon avec une émotion pieuse.
Le duc ! ainsi l’appelait-on. Point de nom pour remplacer celui de Bourbon, auquel il avait droit et qu’il ne lui était pas encore permis de porter.
Ce jeune homme occupait bien des pensées.
Une entrée qui produisit une énorme sensation fut celle du personnage haut placé dans l’administration, que nous avons désigné, dans le récit des obsèques du colonel, sous le nom de l’inconnu. M. le marquis de Gaillardbois le suivait comme son ombre. L’inconnu salua M. Lecoq et son jeune compagnon.
Mais si vous saviez comme Edmée et Michel, d’un côté, Maurice et Blanche, de l’autre, étaient loin de tout cela et à quelle hauteur ils planaient au-dessus de ces brouillards ! Maurice, pourtant, venait de rencontrer son père, l’ancien commissaire de police, qui lui avait dit en serrant sa main gravement :
– Je suis content que vous soyez rentré chez M. le baron. Même scène, entre M. Roland et Etienne qui n’avait plus d’amour celui-là, mais qui respirait dans cette atmosphère enfiévrée les propres essences de son drame. Etienne prenait tout, ne s’apercevant pas qu’on le faisait acteur dans la pièce. Il sentait violemment ces menaces de catastrophes avec lesquelles d’autres jouaient. C’était sa proie, il la guettait.
Vers une heure du matin, MM. Roland et Schwartz, de la préfecture, se réunirent dans une embrasure.
– Il paraît que c’est pour cette nuit, dit l’ancien commissaire de police qui essaya de railler. On va nous prouver que, pendant dix-sept ans, nous avons eu tort de dormir sur nos deux oreilles.
Le magistrat répéta gravement :
– C’est pour cette nuit. On va nous prouver cela.
Un homme que ni l’un ni l’autre ne connaissait s’approcha d’eux, les salua, et leur dit à voix basse :
– Messieurs, tenez-vous prêts. Le signal sera : La justice est infaillible.
Ils tressaillirent tous deux et le rouge de la colère monta aux joues du magistrat.
Mais l’homme avait salué de nouveau avec une froide courtoisie. Ce n’était qu’un messager portant des paroles dont le sens lui échappait sans doute. M. Roland et M. Schwartz, de la préfecture, échangeant un regard silencieux, le laissèrent se perdre dans la fête.
Ce beau Michel aurait été soucieux si Edmée Leber, pétillante de bonheur, ne l’eût enveloppé dans les mille rets de sa joie. Ce soir, vous eussiez juré que ces beaux yeux jamais n’avaient pleuré. Elle retenait Michel qui avait conscience de son inutilité en ces heures difficiles et qui s’en indignait ; elle enlaçait notre pauvre héros, condamné à sentir tout autour de lui les soubresauts du roman dont il était le centre, elle le charmait, frémissant qu’il était et possédé par le généreux désir de combattre : elle lui faisait oublier le temps.
Quelqu’un avait dit à Edmée : « Il ne faut pas que Michel bouge ! » Mais s’il ne faisait rien, on s’occupait de lui. Je ne sais si les indiscrétions du puissant Domergue, parties de l’antichambre, avaient monté jusqu’au salon, mais il est certain que tout le monde cherchait une ressemblance entre la mâle beauté de Michel et la figure de belette engraissée de M. le baron Schwartz. Il n’y avait pas à s’y méprendre ; c’était le jour et la nuit ; mais la nuit est sœur du jour et « l’air de famille » sautait aux yeux.
Ce grand et noble garçon était fils d’un péché de jeunesse. On se souvenait de ses prodigalités d’un instant et du rang qu’il avait tenu parmi l’adolescence dorée. Sa disgrâce elle-même avait physionomie de châtiment paternel, et puis Mme la baronne avait dû travailler contre lui, mère d’une fille unique, c’était son droit et son rôle. Vous voyez bien que Paris ne croyait pas au fanatique, puisqu’il épluchait avec soin ces bourgeoises réalités. Vous ne voyez rien. Paris fait tout à la fois. Prêtez l’oreille encore un peu.
– Vous m’accorderez, madame, la marquise que M. le préfet de police n’est pas ici pour le roi de Prusse ?
– Tout le monde est ici, comte. Nous y sommes bien !
– La bombe éclatera, je vous le prédis. Gaillardbois, parlant à ma personne m’a dit que ce M. Lecoq de la Perrière avait des accointances… Je m’entends !
– Un sorcier, ce Lecoq !
– Enfin, il y avait dans Paris, aujourd’hui, cinquante mille bouches pleines de ce mot : les Habits Noirs. Ce Lecoq entrera au cabinet !
– Sous quel prétexte ?
– Sous ce prétexte que M. le baron doublera la dot promise pour être le beau-père d’un prince du sang.
– Nous revenons à la plaisanterie de Louis XVII !
– Je suppose maintenant que toute cette machine des Habits Noirs soit une conspiration à l’italienne…
– M. Lecoq vient de parler bas à la baronne Schwartz, qui a pâli.
– Après tout, sous un régime pareil, il n’y a plus d’absurde !
– Mon avis, dit dans le coin humble, l’adjoint de Livry, à Mme Blot, rentière, c’est que la présence d’un particulier si riche dans ce pays-ci ne fait pas de mal.
La rentière répliqua d’un ton mystérieux :
– Savez-vous ce qu’on chuchote ? La maison est pleine de mouchards. Mon pauvre Blot avait des opinions : il les sentait d’un quart de lieue ! Il paraît que l’assassin de cette comtesse Corona est dans la fête !
Celui que nous avons nommé l’inconnu sortit à ce moment avec quelque précipitation. M. le marquis de Gaillardbois resta. Il avait l’air soucieux.
Comme l’orchestre frappait le dernier accord du quadrille, une voix lointaine, et néanmoins distincte, monta par les fenêtres ouvertes. Elle apportait le cri plaintif, mais joyeux aux oreilles enfantines, que les joueurs d’orgue lancent dans la nuit.
– Lanterne magique, pièce curieuse !
– Où donc est ce fameux M. Lecoq ? demanda, l’instant d’après, la marquise.
– Disparu… le préfet de police aussi.
– Est-ce qu’il y aurait vraiment quelque chose ?
La baronne avait pourtant des sourires si charmants et si tranquilles ! Et le baron Schwartz était si bourgeoisement beau dans son rôle de maître de maison dont la fête est un succès !
Presque au même instant, la personne qui avait parlé bas à M. Roland et au chef de division de la préfecture, s’approcha de la baronne et la salua. La baronne avait incliné ce soir sa tête charmante, devant bien des invités inconnus. Celui-ci, avant de se redresser, laissa tomber ces mots qu’elle seule put entendre :
– Il vous attend dans votre chambre à coucher.
Elle ne perdit point son sourire, mais un cercle s’assombrit autour de ses yeux. Le messager s’éloigna. Elle se leva au bout de quelques secondes et prit le bras de Michel qui lui demanda d’un accent effrayé :
– Qu’avez-vous, ma mère ?
Car il sentait, à travers l’étoffe, sa main plus froide qu’un marbre. De loin, le baron l’observait. Dans le salon voisin, la baronne congédia Michel, disant :
– Je vais revenir. Retourne près d’Edmée, je le veux. Elle prit, toujours sereine en apparence, l’escalier conduisant aux appartements de famille. Mais son cœur bondissait et blessait les parois de sa poitrine. Elle se demandait, plus folle qu’une jeune fille à son premier rendez-vous :
– Va-t-il m’appeler Julie !
Ce serait chose banale que de chercher ce qu’il peut y avoir d’angoisse douloureuse ou de furieux espoirs sous le calme sourire d’une femme. Depuis trois longues heures, Julie souriait et se taisait : Julie qui avait des cris dans l’âme et des sanglots plein le cœur ; Julie ravivée et ressuscitée, car ce jour avait supprimé dix-sept ans de sa vie ; Julie, jeune, ardente, anxieuse, curieuse, passionnée et femme, plus femme mille fois qu’elle ne l’était jadis. Depuis trois heures, Julie dissimulait, à l’aide de cet effort surhumain qui est un jeu pour elles toutes, un bonheur qui allait jusqu’à l’ivresse, une souffrance qui atteignait au martyre, des craintes poignantes, des espérances délicieuses, un monde de troubles violents, d’émotions épuisantes, de pensées fraîches comme l’éveil des seize ans.
À dater de cette soirée du mois de juin 1825, où elle avait murmuré l’adieu, en pleurant, penchée à la portière de la diligence qui l’emportait vers Paris, heure lointaine et toujours présente, pas une autre heure de son existence ne s’était écoulée sans quelle eût appelé ou redouté l’instant présent, l’instant suprême…
Combien de fois, éveillée ou rêvant, n’avait-elle pas entendu avec fièvre cette parole impossible :
– Il est là ! Il vous attend !
André ! L’homme qu’elle aimait, l’homme qu’elle se reprochait si amèrement de n’avoir pas assez écouté !
Je sais bien que vous avez jugé, tous, tant que vous êtes, jugé sévèrement et sans appel ; mais ils avaient jugé eux, là-bas, à Caen, sans appel et générosité. Vous vous êtes dit : Cette femme manque de courage. Il y eut dans son fait égoïsme et faiblesse.
Moi, je vous réponds : C’est vrai, mais ne jugez pas.
À la cour d’assises de Caen, ils se trompèrent purement et simplement. Vous, vous ne vous trompez point. Cependant, ne jugez pas.
Elle avait été lente à se développer, la merveilleuse beauté de ce corps ; aucune floraison hâtive n’avait escompté sa splendeur. L’âme était née tard dans cette enveloppe. Ne jugez pas ; l’âme était née enfin, une belle âme, brûlant à de magnifiques profondeurs. Il y avait ici une femme vaillante et ardente, tressaillant à la passion dans toutes les parties de son être comme ces cordes sonores que le génie fait chanter ou gémir ; il y avait là un amour résolu, franc, sans bornes, élargi et sanctifié dans de navrantes veilles, un amour jeune et vivant, une chasteté de feu, une folie, une destinée. Les jours passés ne comptent pas. La voici, vierge, enfant, et si adorablement belle !
– Va-t-il m’appeler Julie ?
Elle songeait à cela. Je vous dis qu’elle était enfant. Mais son sein battait, mais sa paupière tremblait, secouant des larmes. Dans cette route si courte qui la séparait de sa chambre à coucher, elle eut tous les souvenirs, toutes les aspirations, tous les désirs, toutes les terreurs qui avaient éprouvé les longues années de l’exil. L’idée de son crime l’écrasait ; mais André avait tant de miséricorde ! et il aimait si bien autrefois !
Que de changements en lui ! On disait que ses cheveux étaient tout blancs ! N’importe ! elle le voyait beau. Comme elle allait reconnaître son sourire ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Elle s’assit défaillante sur la dernière marche de l’escalier.
Personne n’était là pour épier cette étrange maladie. Il y avait eu sans doute des précautions prises. Elle ne rencontra ni Domergue, l’inévitable, ni Mme Sicard qui, d’ordinaire, était partout où on ne la voulait point. Les bruits du bal venaient jusque dans ces escaliers et ces corridors, discrètement éclairés. Julie avait peur, et ces accords lointains lui levaient la poitrine.
Vous souvient-il de la clairière dans le grand bois de Bourguebus ? Julie revit cela : son mari, son amant, ce martyr, ce noble jeune homme ; elle le vit. Le soleil, tamisé par les feuilles, jouait dans les boucles noires qui couronnaient son beau front. Oh ! certes, en ce temps-là, elle l’aimait de tout son cœur. Ce n’était pas assez. Son cœur avait grandi.
Il était là, à quelques pas d’elle ; pourquoi tarder ? pourquoi perdre une minute ? Elle se leva brusquement et marcha d’un pas rapide vers la porte de sa chambre. La porte était entrouverte. Avant de la pousser, ses deux mains froides étreignirent la brûlure de son front.
Elle entra enfin, mais un voile était sur son regard. Ses yeux incertains firent le tour de sa chambre, qui lui sembla déserte. Tout à coup, un cri s’étrangla dans sa gorge. Elle venait d’apercevoir, presque au ras du sol et non loin de la porte qui conduisait aux appartements de Blanche, une tête bizarre et bien connue, un masque glacé, immobile, effrayant, au milieu d’une forêt de poils hirsutes : la figure de Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain.
Elle recula, chancelante, et balbutia :
– Ce n’est pas lui !
En ce moment, il n’y avait qu’un point lucide dans son cerveau exalté. Le voir : telle était son unique pensée. Elle avait tout oublié, hormis cela. Elle n’était, ni la femme du baron Schwartz, ni la mère de Blanche ; elle était seule, elle était libre ; l’égoïsme de la passion victorieuse la tenait ; toutes les imprudences, elle les eût commises ; toutes les menaces, elle les eût bravées ; il n’y avait rien au monde, rien de terrible ou de sacré, qui pût faire obstacle à son élan. Si son premier regard lui eût montré, au lieu de ce misérable, André, André vieillard, lépreux, criminel, déjà elle eût été dans ses bras ! Ce n’était pas lui ! Son premier mouvement fut de s’enfuir.
– Je viens de sa part ! dit une voix morne qui l’arrêta comme si une lourde main se fût posée sur son épaule nue.
Jamais le mendiant de la cour du Plat-d’Étain n’avait parlé en sa présence ; d’un autre côté, cette voix ne ressemblait nullement à celle qui vibrait dans son souvenir, et pourtant cette voix la fit tressaillir.
– Pourquoi n’est-il pas venu ? murmura-t-elle.
– Parce que aujourd’hui comme autrefois, lui fut-il répondu, il est accusé, c’est-à-dire condamné.
– Ah ! fit-elle en reportant malgré elle ses yeux sur l’estropié, car cette voix inconnue la troublait et la tourmentait ; il est accusé, c’est vrai ! encore accusé !
M. Mathieu fixait sur elle son regard, brillant et froid comme un reflet de cristal. Elle s’appuya à l’une des colonnes de son lit. Sa pose abandonnée et découragée formait un étrange contraste avec sa toilette éblouissante et les richesses qui l’entouraient. Elle avait cet œil inquiet de la créature aux abois. La paupière de M. Mathieu se baissa. Il n’avait pas pitié pourtant, car son accent glacé se fit entendre de nouveau, disant :
– Je suis ici pour le remplacer, et il faut m’écouter, madame.
– Parlez-moi de lui ! supplia-t-elle.
– Dans cette maison, dit M. Mathieu, au lieu de répondre, vous êtes entourée d’événements qui vont, qui se pressent et vous enveloppent. Tous ceux que vous aimez sont menacés…
– Je n’aime que lui, balbutia Julie, qui s’affaissa sur l’édredon en tordant ses mains. Elle se reprit avec une sorte d’horreur et sanglota :
– Oh ! mes enfants ! mes enfants ! mon Michel qui est son fils ! ma petite Blanche chérie !
Ses doigts vibraient, sa voix se déchirait. Pourtant, elle ajouta, étreinte par une passion dont la peinture nous fait peur :
– Je vous en prie, parlez-moi de lui !
Le regard métallique de Trois-Pattes glissa entre ses paupières comme un rayon tranchant et rapide. La pâleur de ses traits changeait de ton et un cercle profond s’estompait au-dessous de ses yeux.
– Vous lui aviez dit, prononça-t-il à voix basse : « Il n’y a au monde que toi pour moi. La toute-puissance elle-même ne pourrait me donner à un autre qu’à toi… »
Elle se leva toute droite, du fond de son affaissement. Sa beauté voilée se ralluma comme un incendie. Elle fit un pas : toute son âme était dans ses yeux.
Mais son regard se choqua contre ce masque morne, plus inerte qu’une pierre. Comment cet homme savait-il ? Julie dévorait l’énigme insoluble.
C’était une lionne. Son sein battait superbement ; le sang, rappelé avec violence, brûlait d’un rouge vif les contours de sa joue ; ses cheveux, dénoués par un de ces robustes mouvements qui échappent à la passion, ondoyaient en tumulte sur sa gorge et sur ses épaules. Elle cherchait. Depuis que les savants cherchent, il n’y eut jamais dans la science de regard si puissant que le sien. Mais jamais, non plus, jamais, devant un regard, il n’y eut de médaille plus muette.
Rien. Nulle trace. André avait-il raconté à ce bizarre confident les intimes secrets de sa torture ? Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur la cour, où, depuis longtemps, le va-et-vient des voitures avaient cessé. Un son d’orgue se tut, une voix éclata :
– Lanterne magique ! pièce curieuse !
C’était la seconde fois. Le regard de M. Mathieu se tourna vers la pendule. Il prononça d’un ton dur :
– Dans dix minutes, il faut que tout soit fini entre nous, madame !
Ces paroles allaient contre la volonté de celui qui les prononçait ; elles n’étaient point d’un envoyé, mais d’un maître. Julie n’entendait, Julie ne comprenait des choses que le côté qui flattait la folie de son espoir. Elle fit encore un pas, mais son regard inquisiteur, quittant ce visage, effrayant d’immobilité, interrogea le buste, puis les jambes. André, pour elle, était la force ; quand elle fermait les yeux, elle voyait la vaillante statue de la jeunesse.
Une angoisse aiguë se retourna dans son cœur, et sa poitrine rendit un gémissement. Ce n’était pas lui ! Elle ne voulait plus que ce fût lui ! Elle s’arrêta et retomba dans sa stupeur. Elle fut obligée de s’accouder au marbre de la cheminée, parce que la mosaïque du parquet tournoyait sous ses pieds, et sa pauvre tête lourde s’affaissa dans ses mains.
Là-bas, dans le salon, elle avait dépensé tant d’héroïsme à sourire ! Pendant qu’elle restait ainsi atterrée et brisée, les paupières de Trois-Pattes encore une fois s’entrouvrirent.
– M’écoutez-vous ? demanda-t-il brusquement.
Le corps de la baronne eut un ressaut.
Elle ne répondit pas. Elle avait entendu, pourtant, et compris. Elle songeait : « Parfois, ces excès de rudesse servent de voile à une immense pitié qui craint de se trahir… » Le roman est le dernier refuge des condamnés.
– Je dois partir demain, s’écria-t-elle. Je veux le voir cette nuit. Je risquerais ma vie pour le voir, ne fût-ce qu’un instant. Où est-il ? J’irai.
Les sourcils de M. Mathieu se froncèrent. Elle lui sourit comme les enfants qui veulent conjurer un courroux avec une caresse.
– Je sais, je sais, dit-elle doucement, vous avez hâte. Vous n’êtes pas venu pour moi. Il ne m’aime plus, et n’est-ce pas là une juste peine ? Mais vous êtes bon, puisqu’il vous a dit son secret. Devinez-vous comme je souffre ? Monsieur… pauvre monsieur… allez ! vous n’avez pas besoin de dix minutes pour me parler comme on commande à une esclave. Vous venez de sa part : tout ce que vous voudrez, je le ferai…
– Il n’y a plus que cinq minutes, dit l’estropié, dont la voix rude avait des intonations plus rauques.
– C’est trop pour obéir, fit-elle, abandonnant l’appui de la cheminée, chancelante qu’elle était. Pour dire un mot il ne faut qu’une seconde. Et pour parler de lui, moi, je n’ai plus que cet instant si court ! Oh ! regardez-moi, j’ai les mains jointes ! S’il me voyait, il aurait grand-pitié… J’ai été folle, tout à l’heure… un instant, j’ai cru que c’était vous… J’ai demandé à mon cœur ce qu’il aurait d’adoration pour lui ainsi brisé, torturé, terrassé… comme vous l’êtes… pauvre monsieur…
Elle ne marchait pas, et cependant la distance diminuait entre eux. Et certes, il y avait ici un fait inexplicable. La rudesse de cet homme avait porté à faux constamment. Pourquoi ne prononçait-il pas le mot qui devait trancher l’entretien ?
Là-bas, dans l’antre de Lecoq, il s’était vanté d’aimer les femmes. Et Lecoq avait souri en philosophe qui regarde tranquillement les plus hideuses excentricités. Sommes-nous en présence d’un satyre ou d’un vampire, buvant le sang d’une agonie ? Certains auraient cru cela, car de mystérieux tressaillements trahissaient la vie dans cette masse de chair pétrifiée.
– Pauvre monsieur… poursuivait Julie, plus brisé, plus broyé encore que vous ne l’êtes… et mon cœur répondait : je l’aimerais ainsi… je l’aimerais cent fois, mille fois plus que la parole ne sait le dire… Ayez compassion, je suis folle sans doute… et je parle malgré moi… j’ai pensé à tout, même à l’échafaud ! Je l’aimerais sur l’échafaud ! Je l’aimerais victime… Je l’aimerais bourreau !
Ce dernier mot jaillit de ses lèvres frémissantes comme le cri d’une idolâtrie suprême. La respiration de l’estropié devint courte, mais il ne bougea pas.
Julie reprit, rejetant en arrière à pleines mains le voile importun de sa chevelure :
– Je suis belle ; Dieu m’a gardé cela pour lui. Si vous saviez comme il m’aimait autrefois. Moi… Oh ! j’ignorais mon propre cœur… C’était lui qui m’avait dit : « Ne va pas en prison… » Maintenant, s’il me disait : « Ne viens pas en enfer !… » Vos yeux ont brillé ! s’interrompit-elle avec un éclat de joie… Si c’était vous !… Mais non… vous auriez pitié !
Elle se pencha comme si une force irrésistible l’eût attirée. Il rouvrit ses yeux tout grands : deux prunelles glacées, puis la paupière retomba bientôt, pendant qu’il disait : « Le temps passe ! »
– Dites-lui cela, murmura-t-elle avec une tendresse que nulle parole ne saurait rendre ; je ramperais comme vous… comme lui, pour que mes lèvres fussent auprès de ses baisers… je mendierais, s’il était mendiant… dites-lui cela… et qu’il ne croie pas que j’ai oublié ma fille et mon fils… ma fille est à moi : elle viendrait avec nous… mon fils est à lui… dites-lui cela… dites-lui que vous avez vu une misérable femme… sa femme ! qui l’aime, comme il aimait ! Et davantage ! une femme qui est à lui, malgré lui-même, une femme qui mourrait heureuse pour acheter son pardon…
Elle reprit haleine par ses narines gonflées et, traduisant d’avance l’énergie de ses paroles par un geste sublime, elle acheva :
– Une femme qui ouvrirait sa poitrine pour lui donner son cœur !
L’estropié gardait ses paupières obstinément baissées, mais la force humaine a des bornes. De larges gouttes de sueur commencèrent à couler de son front. Les muscles de sa face éprouvaient des frémissements, et sous la ligne de plomb qui encerclait ses yeux, il y avait des marques tour à tour ardentes et livides.
Julie se prosterna. Ce fut en se traînant sur ses genoux qu’elle alla vers lui. Un grand soupir souleva la poitrine de l’estropié qui la sentait venir. Quand elle fut tout près de lui, ses yeux rayonnaient de larmes et ses lèvres avaient ce sourire des biens-aimées qui enveloppe l’âme comme un céleste embrassement.
– André ! murmura-t-elle.
Il ne pouvait plus pâlir, mais sa tête s’inclina sur son sein. Julie étendit ses deux bras et balbutia dans l’ivresse de sa joie :
– André, mon André chéri ! c’est toi ! je sais que c’est toi !
Mais ses bras retombèrent tout à coup et la parole s’étouffa dans sa gorge, tandis que ses yeux, élargis par l’épouvante, démesurément s’ouvraient, La porte qui était derrière l’estropié, sans défense, venait de s’entrebâiller à l’improviste, montrant le visage bouleversé du baron Schwartz.
Le baron Schwartz était un homme dans la force de l’âge, énergique et robuste. Les gens de sa sorte commencent ordinairement par être très paisibles : le flegme est une des qualités qu’on apporte de Guebwiller. Mais ce flegme est un outil : on le jette parfois, quand est finie la campagne de travail. Chose singulière, ces prédestinés de la conquête sont doux et patients tant qu’ils sont maigres, aigus, avides ; le sang leur vient avec l’embonpoint, dès qu’ils deviennent beaux joueurs et bons vivants. Si vous les voyez en colère, dites-vous bien que leur affaire est faite. En sa vie, M. le baron Schwartz avait eu peu d’occasions de recourir à la violence ; il n’était pas méchant : et cependant ses rares colères s’étaient passées sur plus faibles que lui, sauf un ou deux cas où il avait payé de sa personne. On savait cela dans le monde où il vivait, et son courage avait encore été pour lui une bonne affaire.
Ceux qui le connaissaient bien avaient pensé de tout temps que, si on l’attaquait jamais dans l’amour qu’il portait à sa femme, M. Schwartz deviendrait un homme terrible. Depuis quelques jours, M. le baron Schwartz vivait de fièvre. Ses craintes comme ses espoirs participaient à cet état nouveau pour lui, car la fièvre dont nous parlons n’était plus cette simple accélération du pouls qui accompagne le travail quotidien du million et qui tue lentement, comme l’opium ou l’absinthe, c’était une fièvre profonde, douloureuse, capable de détraquer cet instrument de précision qui était son cerveau, capable de l’arracher au calcul pour le lancer dans les aventures. Il en était à faire fond sur ce roman usé jusqu’à la corde, et qui se présentait néanmoins dans des conditions originales de vraisemblance et de réussite : l’existence d’un petit-fils de Louis XVI. M. Lecoq le tenait, comme cette main de fer, magie des modernes industries, qui emprisonnait les voleurs essayant de forcer les fameuses caisses à secret de la maison Berthier et Cie.
M. Schwartz avait violé la fortune. Et, à un certain moment, quand le triomphe n’était même plus douteux, ce démoniaque mécanisme avait joué : M. Lecoq !
Dans l’affaire du prétendu fils de Louis XVI, M. Schwartz aux abois, cherchait un refuge, une parade, quelque chose comme ce fameux brassard ciselé que les pillards de la caisse Bancelle avaient laissé entre les griffes de la mécanique, la nuit du 14 juin 1825.
Il n’avait rien volé ; mais souvenons-nous de la navrante conviction qui terrassa André Maynotte innocent, au lendemain de ce crime. La main qui avait serré jadis la gorge d’André Maynotte était désormais autour du cou de M. Schwartz : la même main ! André Maynotte n’était, en ce temps-là, qu’un pauvre enfant amoureux, et ce furent les précautions mêmes prises pour sauvegarder Julie, son trésor adoré, qui couronnèrent ce fatal monceau d’apparences, sous lequel la justice ne sut point découvrir la vérité cachée.
M. Schwartz était, au contraire, un habile homme ; les ressources de toutes sortes abondaient autour de lui, et sa fortune lui faisait une armure. Cependant il suffoquait sous la pression de cette main, qui mesurait la puissance d’étranglement à la force de la victime. Il râlait déjà, parce que, pour compléter l’étonnante parité de situation, un grand amour aussi pesait sur lui : une femme était là qui paralysait sa défense, une femme adorée, la même femme !
Je n’ai pas dit le même amour. La passion engourdie dans le bonheur devient féroce à l’heure où l’on souffre. Au milieu de cette immense bataille qui s’agitait autour de M. Schwartz, sa grande affaire était sa femme. Sa femme le gênait, le garrottait, l’absorbait. Il l’aimait avec fureur, depuis qu’elle n’était plus à lui. Il l’aimait à cet horrible point qu’il avait songé un instant à la broyer sous cet arrêt de la cour de Caen qui pesait toujours sur sa tête !
Il l’aimait jusqu’à pleurer, lui, le baron Schwartz, quand il était tout seul et entouré de terreurs dans son cabinet où tant d’or avait ruisselé. Les menaces, les accusations à certains moments, se dressaient autour de lui comme un cercle infranchissable : il était bigame ; il était, de par un mensonge que soudait fatalement un atome de vérité, le caissier, le complice d’une association de bandits ; seize années de labeurs intelligents, probes dans la mesure des candeurs industrielles, rigoureusement irréprochables selon la morale d’or, pouvaient être transformées, comme le lait de nos fermiers parisiens, pur aussi devant la clémence des inspecteurs, tourne et se corrompt au contact empoisonné d’un acide, transformées en cinq lustres de méfaits, couronnés par un succès impudent. Une fois attaché le grelot qui tinte le glas de la confiance publique, malheur au triomphant d’hier !
Le baron Schwartz avait vu bien des exécutions de ce genre ; il savait son époque, il connaissait son Paris d’argent, aucune illusion ne fardait pour lui le danger, et cependant il eût passé franc, tête haute, brandissant son crédit comme une massue, si la femme qu’il aimait n’eût barré son chemin !
Il se perdait pour la sauver. Il faisait comme André Maynotte : au moment de la lutte, ses bras, au lieu de le défendre, serraient convulsivement son trésor.
Il se dévouait ardemment et à la fois de parti pris, non pas, cependant, comme André, à la femme qu’il aimait, mais à l’amour qu’il avait pour la femme.
Il se déterminait à fuir, mais avec elle. Il faisait une folie, il se passait un monstrueux caprice ; il perdait, au jeu de sa passion conjugale, de quoi acheter tout l’amour de Paris…
Tel était l’homme qui, sans doute, avait entendu les dernières paroles de Julie, et qui montrait à l’entrebâillement de la porte sa tête ravagée, derrière l’estropié sans défense et sans défiance.
Julie n’eut pas un instant de doute au sujet de ce qui allait se passer. Elle vit le meurtre commis distinctement et comme si le couteau que le banquier tenait à la main eût été planté déjà entre les deux épaules d’André Maynotte. Elle connaissait admirablement cet homme, bourreau, mais victime ; elle savait ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais. Ici, le mauvais et le bon ne devaient point se combattre, mais bien se réunir et s’additionner pour frapper un de ces coups qui font disparaître l’arme entière dans la blessure.
Elle voulut crier, mais sa voix resta dans sa gorge.
Elle voulut s’élancer, elle crut bondir : elle était paralysée. Trois-Pattes vit cela. Il n’eut pas le temps de se retourner.
Ce fut, en effet, rapide plus que l’éclair, et le banquier n’hésita pas la centième partie d’une seconde.
Et nous tardons cependant quand il ne faudrait qu’un mot, le plus vif de tous, pour exprimer une action qui fut absolument instantanée. Nous tardons, parce que notre barque de conteur frôle ici un dangereux écueil. Un couteau dans la main de M. Schwartz, c’était déjà un excès, quoique le couteau fût une de ces armes curieuses jetées pêle-mêle en quantité sur les étagères et que ses doigts crispés se fussent noués autour du manche en passant, d’instinct et comme on ramasse une pierre pour écraser une couleuvre. Ce n’est pas cela qui nous arrête, parlant trop, au bord du fossé qu’il faut franchir. Le couteau ne servit à rien.
Il y a des accidents d’un comique offensant.
Le baron Schwartz voulait tuer, ceci est certain. Le feu rouge de ses yeux le disait, la grimace de sa bouche le criait ; le meurtre était dans la livide pâleur de ses lèvres et jusque dans les caresses de ses doigts, voluptueusement cordés autour du poignard. Il était ivre, il était tigre ; et songez qu’il avait entrevu déjà l’idée du suicide…
Mais étant même admises, l’ivresse de sang et la férocité montant au cerveau comme un transport, un banquier d’habitudes paisibles ne frappe pas comme un expert assassin. Il peut y avoir, jusque dans le crime, des maladresses et des enfantillages. On fait mieux la seconde fois. Ce qui se présentait à M. Schwartz, c’était la tête poilue de cette misérable créature. Trois-Pattes, vautré sur le tapis et dont il ne voyait point le visage. Ses deux mains avides (et il grognait de plaisir enragé, comme une bête affamée qui mange) se plongèrent dans cette forêt de crins ; et sans quitter le couteau, tirèrent à lui avec une extravagante violence. Il voulait renverser avant d’égorger et fouler aux pieds le corps mort à la face de cette femme qui venait de dire tant de fois « je t’aime ! »…
La crinière vint. Voilà ce qui nous faisait peur. La perruque, pour employer dans notre confession le plus humiliant des mots, resta avec la barbe postiche entre les mains frémissantes de M. Schwartz, qui recula d’un grand pas, et demeura bouche béante.
Trois-Pattes s’était retourné, calme comme un homme sans peur, mais d’un mouvement viril et vif. C’était M. Bruneau, sans son masque de vulgaire bonhomie. C’était un visage jeune encore et remarquablement beau, couronné par une chevelure de neige. M. Schwartz balbutia :
– L’homme de Jersey !
Puis il regarda l’objet grotesque qui pendait à ses mains et où le couteau se perdait. Ses yeux se ternirent, son cou s’allongea en avant, et il sembla que sa pensée s’éteignait.
Julie avait poussé un long cri. Un flux de vie l’inondait. La poitrine du banquier rendit un gémissement rauque, parce qu’elle se prit à aller vers André, les mains tendues et balbutiant des sons inarticulés comme le langage des jeunes mères qui s’enivrent de caresses. Ce n’était ni cruauté ni audace ; elle ne savait plus que M. Schwartz était là. Elle jeta ses deux bras autour du cou d’André ; elle se serra tout contre lui, si gracieuse et si belle que le malheureux spectateur de cette scène eut deux larmes de sang. Il chancelait. Il avait le couteau. Un sourire d’agonisant essaya de naître sur son visage, vieilli de dix années en une minute.
– Mon mari ! mon mari ! mon mari ! dit par trois fois Julie, qui exhalait son âme en un baiser.
– Son mari ! répéta M. Schwartz.
Il se redressa de toute sa hauteur. Un rire convulsif, aigu et court, le secoua de la tête aux pieds, puis il tomba comme une masse et ne bougea plus. Le bruit de sa chute éveilla Julie. Dans le silence morne qui suivit, les lointains accents de l’orchestre parlèrent. Pour la troisième fois, le cri du joueur d’orgue monta du dehors :
– Lanterne magique, pièce curieuse !
Le banquier gisait en travers de la porte. André et Julie restaient à se regarder : Julie défaillante et prise de terreur. André froid. Il rompit le premier le silence.
– L’appartement de M. le baron Schwartz, dit-il avec un calme qui arrêta les battements du cœur de Julie, communique avec ses bureaux, je le sais, et je vous prie de m’enseigner le chemin de la caisse.
– Je vous y conduirai, s’écria-t-elle sans hésitation ni soupçon.
– Non, répondit-il ; je vous demande le chemin et la clef, je suis en retard.
Elle voulut répliquer ; il l’interrompit, ordonnant :
– La clef, je vous prie, madame.
Julie enjamba le corps de M. Schwartz pour entrer dans l’appartement de ce dernier.
– Il est vengé ! pensa-t-elle du fond de sa détresse, en jetant sur lui un regard de tardive pitié.
Quand elle revint avec la clef, il n’y avait plus de Trois-Pattes. André était debout et ferme sur ses pieds. Le regard suppliant de Julie implorait une parole. Il prit la clef et reçut les indications nécessaires sans mot dire. Julie pleurait en parlant. Dès qu’elle eut achevé, il lui tendit la main de lui-même : mais, comme elle voulut la baiser, il la repoussa.
– Adieu, dit-il, nous ne nous verrons plus. Je vous ai pardonné… pardonné sincèrement. Secourez votre mari, comme c’est votre devoir.
Julie se laissa glisser à deux genoux. Il s’éloigna sans détourner la tête.
Julie s’accroupit comme une pauvre folle, écoutant le bruit déjà lointain de ses pas. Son cœur était broyé, sa tête vide. Est-il besoin d’exprimer qu’elle ne se demanda point pourquoi André prenait seul le chemin de la caisse ? À supposer même que son cerveau gardât en ce moment la faculté de formuler une pensée qui n’eût point trait directement à son malheur, aucun doute ne serait né, aucun soupçon vulgaire.
À cette heure de la punition, André, pour elle, était grave comme un juge. Il n’y avait rien en elle qu’un respect immense, religieux, docile. Précipitée des sommets de son espoir, condamnée à l’heure même où sa passion avait rêvé je ne sais quel dénouement triomphant et radieux à des difficultés insolubles, condamnée en dernière instance, cette fois, sans recours ni appel, Julie ne se révoltait point.
Il avait droit, tel était le cri de son absolu repentir.
Il était juste. Ce qui l’étonnait, c’était l’extravagance de son rêve. Ses remords ameutés étouffaient violemment cet espoir, qui tout à l’heure éblouissait sa pensée. André avait dit : « Secourez votre mari. » Elle n’eut pas d’autre soin. Elle alla jusqu’au baron et souleva sa tête, qu’elle mit sur ses genoux. C’était son mari. Contre la double consécration de la religion et de la loi, elle se fût peut-être révoltée. Mais André l’avait dit : c’était son mari. André avait droit. Il était le seul magistrat et le seul prêtre.
Elle n’avait plus de larmes. Elle regardait cette tête blonde du père de sa fille, sans haine et sans amour. Quand il rouvrit les yeux, elle essaya de lui sourire.
C’était un coup de massue qui avait écrasé ce malheureux homme. En la voyant sourire, il crut rêver ; elle lui dit :
– Le moyen de vous venger, le voici : André Maynotte et Julie Maynotte, qui était sa femme, sont deux condamnés. Dénoncez-les à la justice.
Elle était assise par terre, avec sa merveilleuse beauté. On voit de ces groupes, après les bals de l’Opéra, dans la lassitude de l’orgie. Justement, l’orchestre s’en donnait à cœur joie : c’était le bon moment de la fête.
Le baron, affaissé sur le tapis, l’avait écoutée avec une attention stupide. Il cacha son visage dans les plis soyeux de la robe, comme font les enfants jouant avec leur mère. Et ils restèrent ainsi.
Le rez-de-chaussée de l’hôtel Schwartz, auquel on arrivait par un perron de douze marches, communiquait de plain-pied avec l’entresol des bâtiments accessoires donnant sur la rue. Un escalier privé conduisait des appartements du baron à la galerie qui joignait les bureaux à l’hôtel. André Maynotte descendit les premières marches de cet escalier d’un pas ferme et rapide. Mais ici personne n’était témoin. Avant d’atteindre la galerie, il s’arrêta, comme s’il eût eu besoin de reprendre haleine, à mi-chemin d’une montagne escarpée. Une de ses mains saisit la rampe, tandis que l’autre étreignait son cœur dont les battements le blessaient. Un long soupir souleva sa poitrine. Ce fut tout.
En bas de l’escalier, deux hommes attendaient.
La lampe qui pendait au plafond de l’étroit vestibule éclairait leurs visages graves, mais inquiets. L’un était M. Schwartz, ancien commissaire de police à Caen : l’autre, M. le conseiller Roland.
Tous deux tressaillirent à la vue d’André Maynotte, qui descendait les marches tête haute. Tous deux l’avaient reconnu du premier coup d’œil. Il ne prononça point le mot d’ordre annoncé.
– Monsieur, lui dit le conseiller Roland, qui était un homme d’énergie, nous avons cédé à des sollicitations dont le caractère nous a frappés. Je m’attendais, pour ma part, à quelque chose d’étrange où vous deviez être mêlé ; mais je ne m’attendais pas à vous voir. Nous sommes fonctionnaires…
– Vous êtes gens d’honneur, l’interrompit André. Votre conscience a des doutes, car celle qu’on nomme à présent la baronne Schwartz est libre, et vos deux fils, messieurs, ont fait partie de cette maison, qui est la sienne.
– J’affirme… commença M. Roland. André l’arrêta d’un geste.
– Vous êtes gens d’honneur, répéta-t-il, et il me plaît d’être encore une fois entre vos mains. J’ai bien souffert pour attendre l’heure qui sonna à l’horloge de la justice divine. Vous ne pouvez rien pour moi. Je n’attends de vous qu’un témoignage muet, témoignage qui n’ira point devant un tribunal, car aucun tribunal, présidé par un homme, ne me verra jamais vivant. J’ai parlé de vos consciences, nous voici trois consciences ; c’est aussi un tribunal. Suivez-moi, écoutez, voyez et jugez.
– Les banquiers, dit Échalot, dont la douce gaieté brillait d’un plus vif éclat quand une bouteille ou deux de mauvais vin cuvait dans son estomac habitué à la sobriété forcée, les banquiers, c’est tous filous, pas vrai, Saladin, trésor ?
– Comme quoi, répliqua Similor, l’enfant n’est pas d’âge à te répondre que les progrès de la société sont faits pour supprimer les inégalités de la fortune, dont les banquiers de la Bourse c’est la sangsue insatiable toujours altérée de nos sueurs… Allume, bibi !… Es-tu satisfait d’appartenir à cette entreprise-là ?
Ah ! je crois bien qu’il était content, ce bon, ce sensible Échalot ! La terrible aventure de la femme tuée avait jeté un instant du sombre dans sa vie, mais Similor, plus homme du monde, lui avait fait sentir aisément que c’était là un des accidents inséparables au mystère, et que, toutes fois et quand un jeune homme ne plongeait pas lui-même ses doigts dans le sang, sa délicatesse n’avait pas à souffler mot. La lumière jaillit de la discussion, conduite avec bonne foi. La formule trouvée, la loi proclamée à l’unanimité par ces deux natures sincèrement bienveillantes, quoiqu’à des degrés différents, était celle-ci : « Tuer, c’est des bêtises ; ça laisse des remords cuisants ; faut se borner à la ficelle, qui ne fait de mal à personne. »
Notez qu’ils ne parlaient jamais de vol, ces euphémistes ! Échalot avait eu des scrupules de conscience pour avoir emprunté le pot au lait de sa voisine. L’idée d’introduire leurs mains dans la poche d’autrui les eût positivement révoltés. Mais la Ficelle ! jouer la comédie ! remplir un rôle ! déployer du talent ! briller parmi des artistes ! conquérir un grade parmi les habitués de ce bureau d’esprit, l’estaminet de L’Épi-Scié, et gagner de l’or à ce délicieux métier !
Certes, certes, Échalot était bien heureux d’appartenir à cette entreprise-là ! Et combien il faut peu de temps parfois pour changer la destinée des hommes ! Du jour au lendemain, nos deux amis avaient conquis une position sociale. Ce n’étaient plus les premiers venus, des fantaisistes aspirant à la Ficelle comme notre Etienne rêvait la gloire dramatique. Ils étaient assis, ils étaient casés, ils étaient arrivés.
Et ils en avaient l’air ! Au premier aspect, désormais, un observateur aurait reconnu qu’il avait affaire à des gens établis. Leur mine était rehaussée par la conscience nouvelle qu’ils avaient de leur valeur. Leurs costumes, sans atteindre encore à la somptuosité, dénonçaient des propensions naturelles à l’élégance : un peu frivole chez Similor, cossue chez Échalot. Ils avaient tous deux des souliers abondamment ressemelés, des casquettes d’occasion, des redingotes décrochées à la rotonde du Temple et chacun une chemise. Saladin, participant à ce bien-être, était enveloppé dans un torchon tout neuf, qui, ourlé pour un autre usage, écorchait sa jeune peau. Il criait, mais Échalot lui versait dans le bec des gouttes de café parfumé d’eau-de-vie. Ils présentaient à eux trois un tableau touchant et agréable. Et ce n’était pas un bien-être passager que le dieu de bohème répandait sur cette famille. Les grades que l’on acquiert dans l’art ne sont point, comme les emplois publics et vulgaires honneurs, révocables à la volonté des tyrans.
Le soir venu, nos deux amis, contents d’eux-mêmes et bienveillants à l’égard de l’univers entier, achetèrent chacun une contremarque et s’étalèrent aux avant-scènes du quatrième étage au Théâtre national de Merci-mon-Dieu ! Ils écoutèrent avec un voluptueux recueillement un drame populaire dont les scènes se développaient ingénument tantôt au bagne, tantôt sous les ponts, tantôt dans les égouts de Paris, qu’on dit être fort proprement tenus. C’est là que les auteurs « populaires » placent toujours « leur peuple ». Mais le peuple aurait un rude compte à régler avec les auteurs populaires. Quoique gens de goût, Échalot et Similor aimaient cela. Ils furent heureux, car on noya le traître dans la mare de Montfaucon, au moment où il allait mettre le feu à « la maison isolée », où la fille de l’officier avait trouvé un asile.
Pendant les douze actes, les voisins engagèrent plusieurs fois nos amis à s’asseoir sur Saladin, rendu bruyant par le café ; Similor, honteux, le renia ; mais quelques-uns ayant cru reconnaître en lui l’enfant de carton du prologue, le vent tourna et le paradis réconcilié battit des mains avec fureur.
– C’est à moi ! s’écria, pour le coup, Similor. Et mon ami n’en est que le précepteur !
Ils sortirent entourés de la faveur générale, dès que le premier rôle, surnommé le chien de terre-neuve parce qu’il sauve toujours quelqu’un, eut mis la main du jeune avocat dans celle de la fille de l’officier en prononçant des paroles abondamment connues.
– L’heure a sonné ! dit Similor, dès qu’ils furent sur le boulevard.
– C’est vrai que c’est l’instant solennel, répliqua Échalot.
Ils avaient du talent, ou plutôt ce talent est l’atmosphère même qu’on respire dans notre forêt enchantée. Tout en gagnant la rue d’Enghien, ils firent une petite répétition de leurs rôles. Échalot entra le premier et déposa Saladin dans un bas d’armoire. M. Champion, à la vue de son persécuteur, crut d’abord à une nouvelle exaction ; mais, aux premiers mots d’incendie, il perdit la tête. Ses lignes ! Il avait cinq cent vingt-deux numéros dans sa collection ! Il s’élança dans la chambre de Mme Champion et lui dit :
– Une catastrophe nous frappe. Je pars pour la conjurer. Veille jusqu’à mon retour !
Et il partit. Le soin de retarder son retour appartenait à l’entreprise. Céleste, tout habillée pour le bal, cherchait encore le mot de cette énigme, lorsque Similor fit son entrée semblable au page de Malbrough. Il fut distingué, adroit, mystérieux et touchant. Maître Léonide Denis, couché sur son lit de douleur, à Versailles, voulait voir encore une fois, avant de rendre l’âme, la femme, la fée, l’ange…
Ah ! comme Céleste trouvait cela naturel ! Céleste jeta un manteau sombre sur sa toilette de bal, car, dans ce récit, tout le monde aime l’effet jusqu’à Céleste elle-même ! Vous pouvez bien vous figurer l’attrait qu’une toilette de bal ajoute à une dernière entrevue. Elle appela le garçon de caisse ; elle lui dit ce qu’elle voulut, excusez-la : entre elle et le notaire, il n’y avait eu que d’antiques soupirs. Le garçon de caisse fut chargé spécialement de veiller jusqu’à la mort.
C’était au tour de Mazagran, la séduisante. Riffard, infidèle neveu du concierge, fit entrer Mazagran et son complice, M. Ernest, comme il avait introduit déjà Échalot et Similor. Le garçon de caisse était honnête, mais sensible. Un quart d’heure après, le logis de M. Champion était à la garde de M. Ernest. La bergerie appartenait au loup. Il est superflu d’ajouter que l’entreprise avait fait le nécessaire chez les voisins. Il ne restait personne à l’entresol.
Ce fut alors que le joueur d’orgue annonça pour la première fois sa lanterne magique. Il pouvait être une heure après minuit quand M. Lecoq de la Perrière, obéissant à ce signal, quitta la salle de danse.
Deux autres appels du joueur d’orgue avaient eu lieu depuis lors et une demi-heure s’était écoulée. De toutes les choses que nous avons racontées, ici et au précédent chapitre, rien n’avait transpiré dans le bal où le plaisir, au contraire, dominant de vagues préoccupations, prenait franchement le dessus.
Nous ne prétendons apprendre à personne qu’après une certaine heure et une fois franchi un certain degré dans l’échelle d’opulence, une fête ne s’aperçoit absolument pas de l’absence des maîtres de la maison. Cinq conviés sur dix, normalement, sont destinés à ne pas les voir de toute la nuit.
La porte du couloir conduisant des appartements de M. Schwartz aux bureaux, en passant par le logis de M. Champion, était ouverte. André Maynotte en passa le seuil le premier. L’ancien commissaire de police et le magistrat suivirent. Les lampes qui d’ordinaire éclairaient ce corridor étaient éteintes. Une lueur faible venait seulement derrière eux par la porte du vestibule. Ils marchaient tous les trois en silence. Le couloir avait toute la longueur de la cour. Arrivé à moitié chemin, André s’arrêta et dit :
– Vous faites trop de bruit, messieurs ; celui qui est là ne parlera point s’il me sait accompagné.
– Où nous menez-vous ? demanda le conseiller dont la voix était calme.
– Je dois vous prévenir que je suis armé, ajouta non sans émotion l’ancien commissaire de police.
– Moi, je suis sans armes, dit André. Il poursuivit, répondant au conseiller :
– Je vous mène à la connaissance de la vérité, touchant un crime que vous eûtes à juger autrefois, et un autre crime que vous aurez à juger demain, le vol de la caisse Bancelle, le meurtre de la comtesse Corona.
– Vous fûtes condamné pour l’un, vous êtes accusé de l’autre, murmura le magistrat.
– L’hôtel Schwartz est cerné par vos agents, prononça lentement André. Je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de fuir.
On ne répliqua point. Il continua sa route. Ses deux compagnons étouffèrent le bruit de leurs pas.
Nous avons dû dire quelque part que les somptueux bureaux de M. le baron Schwartz, établis au rez-de-chaussée des bâtiments considérables qui donnaient sur la rue d’Enghien, avaient leurs caisses de recettes et dépenses courantes, parlant au pluriel, car la maison centralisait plusieurs entreprises distinctes. La fameuse caisse de l’entresol, dite principale et centrale, était comme l’âme universelle de ce grand corps et agglomérait accidentellement les fonds des diverses entreprises.
C’étaient les finances de la maison Schwartz, proprement dites, placées sous les garanties immédiates d’un homme capable et tout particulièrement sûr, M. Champion. Capacité ne signifie pas du tout intelligence ; c’est un mot qui renferme toujours une réserve de spécialisme quelconque. Sur la place de Paris, il n’y avait pas de comptable mieux accrédité que M. Champion. Dans la circonstance où nous sommes, c’était la caisse principale qui avait reçu les énormes réalisations opérées par le banquier dans ces derniers jours et dont le motif restait un mystère pour M. Champion.
Le couloir où nos trois personnages sont engagés aboutissait à une double porte très parfaitement close, mais dont M. Champion n’avait pas fait mention dans son poème descriptif, récité aux voyageurs de la patache, parce que cette porte était à l’usage exclusif de M. le baron Schwartz. André Maynotte avait les clefs des deux serrures qu’il ouvrit successivement avec précaution. Aucun bruit ne témoigna qu’on l’eût entendu de l’intérieur.
Il entra, toujours suivi de ses deux compagnons, et les battants étant retombés d’eux-mêmes, tous les trois se trouvèrent plongés dans une obscurité complète.
Je dis complète, car M. Champion nous a appris que les fenêtres de l’entresol avaient des fermetures de magasin.
Cette nuit profonde, cependant, ne devait pas durer depuis longtemps : une odeur de bougie éteinte flottait dans l’air et dénonçait la présence d’un être humain.
Pour André Maynotte, du moins, c’était là un signe certain. Il chercha et trouva la main de ses compagnons qu’il pressa en silence, indiquant par un mouvement expressif qu’ils avaient assez marché. Puis il continua d’avancer seul. La porte du corridor s’ouvrait dans la pièce même, décrite par M. Champion et dans laquelle se trouvait la fameuse caisse à défendre, que jamais nous n’avons vue mais qui joua un rôle si important au début de ce récit, seulement cette porte s’ouvrait en dehors de la grille, qui aurait été installée autrefois, lors de la naissance d’une compagnie célèbre dont les actions, recherchées avec fougue, réclamèrent cette fortification supplémentaire.
La pièce était très vaste, quoique basse d’étage. Elle servait de chambre à coucher au garçon, séduit par les charmes de Mazagran et dont le lit se dressait chaque soir en travers du coffre-fort. À droite et à gauche étaient situées les chambres de M. et Mme Champion.
En tâtonnant, André trouva l’ouverture de la grille. Il la franchit, et, repoussant les deux battants du même coup, il la ferma. Ce bruit de ferraille retentit fortement dans le silence.
– Bon ! dit André à demi-voix, j’ai laissé retomber la trappe. Il fait noir comme dans un four.
C’était l’accent de Trois-Pattes et le ton d’un homme qui se parle à lui-même.
L’ancien commissaire de police et le conseiller restèrent immobiles auprès de l’entrée. Ils ne reconnaissaient plus la voix de celui qui venait de leur parler.
Trois-Pattes toussa, tâtonna et reprit brusquement :
– Dites donc, si vous êtes là, ne faites pas le mort. Je ne suis pas venu pour jouer à cache-cache, patron !
– Je suis là, gronda une voix sourde vers le fond de la pièce, et que le diable nous brûle tous ! Je suis pris au piège comme un loup !
– Quel piège ? demanda Trois-Pattes. Vous n’aviez donc pas le brassard ?
Pour être attentifs, nos deux témoins, invisibles et muets, n’avaient certes pas besoin d’excitation. Cependant ce dernier mot, le « brassard », les heurta du même choc, et malgré eux ils firent un pas en avant.
– J’ai entendu quelque chose, dit la voix du fond avec une subite inquiétude.
Mais déjà on pouvait ouïr distinctement le frôlement d’un corps rampant sur le parquet. Trois-Pattes était en route. La voix du fond reprit :
– J’ai le brassard, mais c’est le brassard qui m’a pris… ce scélérat de Bruneau creusait une contre-mine. C’est lui qui aura aposté la jeune fille sur mon chemin. Le drôle est forgeron ; il a mis un attrape-nigaud dans le brassard… et chaque fois que je veux retirer mon bras je m’enfonce un cent d’aiguilles jusqu’à l’os !
– Tiens, tiens ! fit Trois-Pattes qui marchait toujours, alors, c’est vous le nigaud !
Il n’eut pour réponse qu’un juron, exprimant énergiquement la souffrance et la colère.
– Tout le reste marche comme sur des roulettes, reprit l’estropié. On danse là-bas que c’est une bénédiction, et les histoires en question circulent… Vous savez, les brûlots ?
– Si je pouvais, je me couperais le bras, grinça Lecoq.
– Faut un homme du métier pour cela, dit Trois-Pattes froidement, et un bon outil… Notre mécanique roule au-dedans comme au-dehors : la jeune Edmée Leber, nos trois jeunes gens… enfin tout !
– Sais-tu quelque chose de Bruneau ? demanda Lecoq.
– Néant. Celui-là, vous auriez peut-être mieux fait de l’acheter, coûte que coûte.
– C’est toi qui étais chargé de surveiller… c’est toi qui es cause…
– Mon bon monsieur Lecoq, interrompit Trois-Pattes, moi je suis de votre bord ; mais quand les camarades vont venir, s’ils vous trouvent là, gare aux couteaux ! Ils devineront bien que vous avez voulu faire tort à l’association.
– Je suis le Maître, dit Lecoq. Peux-tu te hisser jusqu’à moi pour essayer de démonter le brassard ?
– Nenni-da ! vous n’êtes pas le Maître ! répliqua l’estropié. Je vais tâcher de vous tirer d’affaire tout de même. Pour sûr, vous n’êtes pas à la noce, ici !
Le pied de M. Lecoq, qui tâtonnait comme une antenne dans l’obscurité, rencontra en ce moment le flanc de Trois-Pattes. La gymnastique des yeux, qui s’habituent à l’ombre, ne pouvait rien contre cette nuit complète. M. Lecoq reprit d’un ton bonhomme et caressant :
– Tu es mon ami et tu sais bien que j’ai toujours eu l’intention de faire ta fortune… Lève-toi !
– Ma fortune ! répéta Mathieu. Hum ! hum ! patron ; avec vous, mieux vaut tenir que courir… On dit ça.
Une sorte de gémissement annonça l’effort qu’il faisait pour se redresser.
– Passe de l’autre côté, fit Lecoq. Il me reste un bras pour t’aider.
Trois-Pattes, accroché à ses vêtements, se hâtait, comme un nageur qui, le corps dans l’eau, veut gravir une berge escarpée. Il semblait y aller de bon cœur.
M. Lecoq, dès qu’il put le saisir par le drap de sa redingote, l’enleva d’une puissante impulsion.
– Vous êtes fièrement fort, patron ! dit l’estropié avec admiration.
– Tu n’as pas ta veste de velours… murmura Lecoq d’un ton soupçonneux.
– Pour aller en société… commença Trois-Pattes bonnement.
– Tu as pu t’introduire à l’hôtel ?
– Vous savez, on passe un peu partout.
Il souffla bruyamment et acheva comme étouffé par un spasme de brutale exaltation :
– Ah ! ah !… ah ! dame !… Le cœur n’est pas paralysé, patron. Ça se déshabille bien, vos dames honnêtes. Celles qui ne sont pas honnêtes ne m’ont jamais montré tant de peau blanche et rose !
– Farceur ! dit M. Lecoq. Vas-tu t’en donner quand tu seras riche ! N’appuie pas sur mon bras droit, malheureux !… Mais pourquoi as-tu dit tout à l’heure : « Nenni-da, vous n’êtes pas le Maître ! »
– Parce que le Maître, répliqua Trois-Pattes, est celui qui possède le scapulaire et le secret.
– J’ai les deux.
– Vous n’avez ni l’un ni l’autre, patron… La comtesse était une belle femme.
– Tu me gardes rancune pour ce coup-là, hé ?
Trois-Pattes répondit évasivement :
– Que vaut une belle femme morte !
Et il toussa, comme s’il eût voulu ponctuer pour ses compagnons invisibles le premier aveu de M. Lecoq.
– Seulement, reprit-il, ce coup-là ne vous a servi en rien. Un autre a le scapulaire et le secret.
– Qui, cet autre ?
– Dites donc, patron, s’écria subitement l’estropié, la caisse est ouverte, et, en avançant la main, je viens de sentir les liasses de billets. C’est doux. Il y en aurait qui vous planteraient là et qui s’en iraient riches !
M. Lecoq eut un rire rauque.
– Te crois-tu donc libre ? murmura-t-il.
Les reins de Trois-Pattes sentirent la vigoureuse pression de sa main.
– Patron, ne serrez pas trop fort ! intercéda-t-il. Je suis une pauvre créature.
Mais il ajouta d’un accent étrange :
– Quoique un homme robuste, dans votre position, ne vaille pas un éclopé comme moi. Raisonnons : vous n’avez qu’une main ; si vous ne me lâchez pas, je peux vous poignarder à mon aise, et, si vous me lâchez, bonsoir les voisins !
La respiration oppressée de Lecoq siffla dans sa poitrine.
– En sommes-nous là, bonhomme, hé ! gronda-t-il ; tu oublies une troisième alternative : au premier mouvement que tu fais, je te soulève et je te brise le crâne contre la caisse.
– Et puis vous attendez, l’arme au bras, on peut le dire, riposta Trois-Pattes en ricanant, l’arrivée des camarades d’un côté, l’entrée des corbeaux de l’autre… Car ce diable de Bruneau a dû fouiller en long et en large son chemin de taupe. On vous regardait là-bas, dans le bal, surtout le chef de division Schwartz et le conseiller Roland, comme s’ils avaient su que vous aviez la bonté de vous occuper d’Etienne Roland et de Maurice Schwartz, leurs fils, en même temps que de M. Michel et de la jeune Edmée Leber.
– Tu veux celle-là ! s’écria Lecoq avec rage.
Trois-Pattes répondit :
– J’aime les femmes !
Un instant, la tête de Lecoq resta penchée sur sa poitrine. La conscience de son impuissance le tenait comme une main de fer qui lui eût serré la gorge. Il pouvait tuer, il le croyait, du moins, mais il ne pouvait pas se sauver. Et la venue de cet auxiliaire ambigu ressemblait à une suprême menace.
– Tu es le plus fort, dit-il, comptons. Que veux-tu ?
– Oh ! répliqua Trois-Pattes, nous nous arrangerons toujours bien ensemble.
– Je t’offre deux cent mille francs du premier coup… Mais je veux savoir.
– Deux cent mille francs ! Jamais je n’ai vu tant d’argent ! Savoir quoi ?
– Comment es-tu ici ?
– J’ai mes petits moyens. J’ai pris les clefs dans la chambre de M. le baron Schwartz.
– Et pourquoi es-tu venu ?
– J’ai trouvé que vous étiez trop longtemps à la besogne.
– Tu es seul ?
– Vous savez bien que je ne me mêle jamais.
– Veux-tu me délivrer ?
– C’est mon devoir et mon intérêt.
– Tu dois être adroit…
– Comme un singe, parbleu !
– Tu es assez haut pour agir ?
– Je suis supérieurement placé.
– Tâte ma poche.
– Voilà ! dit Trois-Pattes en avançant la main.
– Pas celle-ci ! s’écria vivement M. Lecoq.
– Ah ! fit Trois-Pattes, il y a donc quelque chose de bon dans celle-ci ?
– Mon tournevis est dans l’autre.
– Nous ne voyageons pas sans nos trousses, patron, à la bonne heure !
– L’as-tu ?
– Je l’ai ; ne bougez pas. C’est drôle tout de même l’histoire de ce brassard ! André Maynotte rirait bien s’il était ici à ma place.
Il s’interrompit pour demander :
– Vous souvenez-vous, patron, vous m’avez dit une fois : « Sans ce Bruneau, je t’étranglerais. » L’idée vous avait poussé que j’étais André Maynotte, pas vrai ? Si vous n’aviez pas éteint votre lanterne, on verrait à faire mordre le bon ! voilà !
– Vous me faites mal ! gronda Lecoq avec angoisse.
– Patience ! ne bougez pas. J’y suis !
L’acier grinça : il y eut un silence. Trois-Pattes travaillait, contenu toujours par la main de M. Lecoq qui allait se fatiguant. Les deux témoins de cette scène invisible, mais dont la parole avait fait jusqu’alors deviner les moindres détails, restaient immobiles et muets.
– On danse toujours là-bas, reprit Trois-Pattes ; voilà une vis d’arrachée. Combien y en a-t-il ? Onze ! Cela durera du temps.
– Il ne faut pas que cela dure, s’écria Lecoq, sans cacher son martyre ; hâtez-vous, au nom du diable !
– Je me hâte, patron. Avez-vous pu faire l’échange des faux billets contre les bons ?
– Non, les faux billets sont à mes pieds.
– Voulez-vous que j’opère la substitution ?
– Non… continuez votre besogne !
La voix de Lecoq, brève et dure, annonçait une fièvre intense. Il reprit, dans le besoin qu’il avait de parler :
– Quand je vous ai entendu entrer, j’allais faire ce que vous êtes en train d’essayer. Mais vous n’allez pas ! donnez-moi cela !
– Seconde vis arrachée ! fit Trois-Pattes. Un soupir souleva la poitrine de Lecoq.
– J’ai éteint ma lanterne à tout hasard, reprit-il, ne sachant pas qui pouvait ainsi venir.
– Vous êtes un homme prudent, patron, et avisé. Voici la troisième vis. On dirait que j’ai fait ce métier-là toute ma vie !… Elle est bonne, dites donc, l’idée de cet André Maynotte : avoir mis des hameçons plein le brassard ! La chose vous avait si bien réussi là-bas à Caen… Il savait donc aussi que M. Schwartz avait acheté la caisse Bancelle ?
– Voilà dix-sept ans qu’il me suit, comme un sauvage suit la piste d’un ennemi ! gronda Lecoq. La quatrième vis tient donc bien dur, bonhomme ?
Pour la seconde fois, Trois-Pattes toussa. Il y avait un second aveu, à tout le moins implicite. Lecoq ne protestait point contre ces mots : « La chose vous avait si bien réussi, là-bas à Caen ! »
– Des fois, dit Trois-Pattes, un peu de rouille… J’ai idée que ce coquin-là s’était glissé dans l’association, non pas pour voler, mais pour vous approcher de plus près !
– Sans Fanchette… commença Lecoq dont les dents grinçaient. Il ajouta : dépêche, garçon ! Le colonel était le Maître, et le colonel ne voyait que par les yeux de la comtesse Corona.
– Oui, oui. Il a fait sa dernière affaire, le pauvre brave homme, mais ce n’est pas lui qui se serait laissé prendre par la patte ! Quand on s’est servi une fois d’une recette… Vous lâchez la main, patron ?
– Je ne t’aurais jamais cru si lourd que cela ! dit Lecoq.
– Tenez bon ! voici la cinquième vis… et dire qu’ils avaient exposé l’objet chez la mère de la jeune Edmée, comme une relique !
– Tu m’impatientes quand tu prononces ce nom-là !
– Juste en face de votre fenêtre ! acheva l’estropié. Tout exprès pour vous tenter ! Vous bougez, et voilà une goutte de votre sueur froide qui me tombe sur le front… Voulez-vous vous reposer un petit peu ?
Un son argentin vibra dans la nuit. La pendule invisible tintait une demie.
– Non ! répliqua Lecoq d’une voix farouche. Marche !
– Alors, tenez bon ! Je bavarde pour vous amuser un petit peu, savez-vous ? Les arracheurs de dents sont comme cela… Je comprends bien pourquoi vous m’avez fait arranger votre mécanique, là-bas, à L’Épi-Scié, de manière à mettre la police sur les talons de ce Bruneau ! Ah ! quel coquin ! comme il vous a roulé ! Je comprends bien aussi pourquoi vous voulez englober les Leber. Je ne dis plus la jeune Edmée, puisque cela vous crispe les nerfs. Je comprends même le Michel, s’il est le fils d’André Maynotte… Mais pourquoi perdre les deux autres blancs-becs ? Etienne et Maurice ?
– La vraisemblance, répondit Lecoq. Ils ont fait partie de la maison Schwartz : ils doivent connaître les êtres. La réunion de ces six personnes, André Maynotte, les deux Leber, Michel, Etienne et Maurice, était un trait de génie. À des degrés divers, et pour des causes différentes, il y a présomption contre eux tous : la loi mathématique de l’association des Habits Noirs ici rigoureusement observée. C’était plus fort que le procès de Caen !
Trois-Pattes riait bonnement, et cela le fit tousser.
– Oui, oui, dit-il. Tenez bon, nous sommes au septième clou. À l’école de droit, les Habits Noirs auraient la médaille. Seulement, il y a le cent d’aiguilles… Et si c’est André Maynotte qui vous a joué ce bon tour-là, il aura bien pu pousser une pointe jusqu’à la préfecture et dénoncer l’association.
– Je n’en peux plus ! fit Lecoq avec un gémissement.
Trois-Pattes s’accrocha à ses habits comme si, n’étant plus soutenu, il eût en frayeur de tomber. M. Lecoq étira et secoua le bras qu’il avait libre.
– André Maynotte, répondit-il en étanchant la sueur de son front, a deux ou trois licous autour de la gorge. Sans cela, le colonel aurait eu beau dire et beau faire, André Maynotte serait depuis longtemps au fond du canal… Reprends ta besogne, je tiens bon ; auquel en es-tu ?
– Au neuvième.
– Attends !
Il y eut un moment d’arrêt, et Trois-Pattes demanda :
– Est-ce que vous avez entendu quelque chose, patron ?
M. Lecoq avait tressailli de la tête aux pieds.
– Non, répondit-il d’une voix altérée ; mais…
– Mais quoi ?
Trois-Pattes sentit la main de son compagnon passer rapide et tremblante sur son crâne et sur ses joues. M. Lecoq acheva d’un accent épouvanté :
– Qui êtes-vous ?
L’estropié saisit sa main en éclatant de rire.
– Pas de bêtises, patron ! s’écria-t-il. Voilà que vous avez idée de jouer au couteau !
– Qui es-tu ? répéta Lecoq, faisant effort pour dégager sa main. Trois-Pattes, tout en luttant, riait comme malgré lui.
– Il n’est donc pas permis de se rapproprier pour aller dans le monde ? dit-il. Je me suis fait raser et tondre, patron : nous avons perdu cinq minutes.
Lecoq reprit sa position première en grondant et dit :
– Tu as raison. Marche !
– Vous savez pourtant bien que c’est moi, patron ! fit l’estropié qui recommença aussitôt sa besogne.
– Je donnerais vingt-cinq sous, bonhomme, répliqua Lecoq essayant de railler, pour te voir ainsi tondu et rasé ! Tu dois être drôle !
– Ça pourra venir, patron. Nous sommes au dixième clou. Moi qui ne suis pas si riche que vous, je donnerais moitié : douze sous et demi, pour connaître les trois licous que ce coquin de Bruneau a autour de la gorge. Ne bougez pas et tenez bon.
– Le premier, répliqua complaisamment Lecoq, le dernier par ordre de dates, c’est l’accident de la comtesse Corona… va ! ton Bruneau serait bien reçu à la préfecture ! Le second, c’est sa condamnation de Caen qui pèse sur lui comme au premier jour ; le troisième enfin, et le meilleur des trois, c’est la condamnation de sa femme…
– Bah ! l’interrompit Trois-Pattes. La baronne Schwartz n’est plus sa femme !
– Il n’a jamais cessé de l’aimer.
– Vous croyez ? Baissez un peu le coude.
– J’en suis sûr.
– Depuis dix-sept ans ! Quelle constance !
– Il y a des troubadours ! fit M. Lecoq. Sa voix changea pendant qu’il prononçait ces mots. Et presque aussitôt après, comme s’il se fût complu désormais à parler, il ajouta :
– Sans l’idée que nous eûmes, le colonel et moi, de lui donner le change en dirigeant ses soupçons sur le Schwartz, qui sait ce qu’il eût tenté contre nous ? C’est un mâle, après tout. Il a su éviter la potence à Londres, comme le bagne en France. Mais, contre deux lapins comme moi et le colonel, il faut plus qu’un mâle. Sans l’approcher, nous fîmes tomber une charretée de sable dans ses yeux : le baron Schwartz était à Caen la nuit du vol, Maynotte le savait ; le baron Schwartz, un an après, avait quatre cent mille francs quand il épousa Julie. D’un autre côté, ce mariage était la sauvegarde de Julie. Julie avait une fille. Elle aimait peut-être son nouveau mari…
– Vertuchoux ! cette raison-là m’aurait brûlé le sang, à moi !
– Il y a des chiens de terre-neuve, des prix Montyon… des imbéciles !
Certes, M. Lecoq n’était pas un imbécile ; il avait fait ses preuves comme comédien, mais à de certaines heures l’émotion victorieuse dompte les habitudes diplomatiques les plus invétérées. Les paroles prononcées par M. Lecoq étaient bonnes et bien choisies pour dissimuler la suprême agitation qui le poignait. Seulement, il les prononçait mal et les tressaillements de ses muscles démentaient sa tranquille loquacité.
Sa voix chevrotait, pendant qu’il parlait trop ; il y avait en toute sa manière d’être depuis une minute environ une fièvre qui n’était plus celle de l’impatience, et, malgré l’obscurité impénétrable, une menace terrible se dégageait de lui. Trois-Pattes semblait ne point percevoir ces signes d’une tempête prochaine. Il travaillait consciencieusement et toujours. Mais pourquoi cette tempête menaçait-elle ?
Depuis une minute, le bras libre de M. Lecoq ne se fatiguait plus. Sa main robuste serrait toujours les reins de l’estropié, mais le sens de son effort avait changé, de telle sorte que cet effet devenait impuissant à soutenir Trois-Pattes. Cette transformation s’était opérée graduellement et de parti pris. C’était une épreuve. Et l’estropié, qui n’était plus soutenu, l’estropié, qui aurait dû s’affaisser sur ses jambes mortes, restait debout !
Voilà pourquoi M. Lecoq parlait beaucoup, comme tous ceux qui éprouvent un grand trouble. Et voilà pourquoi, tandis qu’il parlait, sa voix altérée tremblait.
Qui était cet homme ? Pour quelle lutte atroce et aveugle cet homme lui rendait-il son bras prisonnier ?
C’était peut-être un ami, car, de la part d’un ennemi, le travail accompli par Trois-Pattes eût été un acte de pure folie. Mais ce n’est pas la philosophie de tout le monde qui guide les gens comme M. Lecoq, et dans le doute ils ne s’abstiennent pas.
D’ailleurs, un éclair venait de luire à l’esprit de M. Lecoq. Il y a des fantômes qu’on voit partout, et parmi ces ténèbres épaisses, le fantôme d’André Maynotte avait ébloui les yeux de Toulonnais-l’Amitié.
Trois-Pattes, sentant toujours à ses reins la pression de cette main robuste, ne devinait peut-être pas. Il toussa, comme s’il eût voulu souligner le dernier aveu, puis il dit :
– Patron, donnez pour boire, la besogne est achevée. L’ancien commissaire de police et le magistrat entendirent en effet le son métallique du brassard, qui grinça en s’ouvrant. Puis, tout de suite après, une voix étranglée cria :
– Tiens ! voici pour boire !
Malgré la promesse qu’ils avaient faite, les deux témoins de cette scène s’élancèrent vers la porte de la grille et tentèrent de l’ouvrir. Ils avaient vu, non point avec leurs yeux aveuglés par la nuit, mais avec leur instinct, aiguisé par la longue attente, ils avaient vu Lecoq profitant de sa délivrance pour poignarder André Maynotte.
Et ils ne s’étaient point trompés.
D’un mouvement rapide comme l’éclair, Lecoq, après avoir lâché les reins de son libérateur, lui planta un coup de couteau à la hauteur de la poitrine. Son couteau rencontra le vide, pendant qu’il prononçait les paroles que nous venons d’écrire, et la voix de l’estropié répondit au ras du sol :
– Patron ! vous m’avez laissé tomber !
Lecoq, guidé par le son, se jeta sur lui à corps perdu.
– Eh bien ! eh bien ! dit encore la voix calme de Trois-Pattes à plusieurs mètres de distance, est-ce ainsi que vous me remerciez, patron !
M. Roland secoua la porte qui résista. M. Lecoq ouït le bruit et bondit de ce côté. Il vint, dans sa fureur, se heurter contre le grillage où il croyait trouver sa victime.
– Ici, fit alors Trois-Pattes comme on parle à un chien. Ici, Toulonnais-l’Amitié ! on t’attend !
Cette fois, la voix sortait à hauteur d’homme. M. Lecoq bondit de nouveau en poussant un rugissement rauque. Le prétendu Trois-Pattes le reçut de pied ferme ; il y eut un choc sourd, puis le bruit d’une lutte violente.
Foudroyante, devrions-nous dire, car elle ne dura qu’un instant. Un râle passa dans les ténèbres.
– Est-ce vous, monsieur Maynotte ? demanda le conseiller malgré lui. Êtes-vous blessé ?
– C’était donc bien lui ! grinça celui qui râlait…
– C’est moi qui ai le pied sur la gorge du coquin, répondit André, donnant toute la mâle ampleur de sa voix. Soyez sans inquiétude.
M. Roland reprit après un silence :
– Ne le tuez pas, cela regarde la justice.
Et André Maynotte répondit :
– Je n’ai pas confiance en votre justice, mais je ne tuerai pas.
La pendule invisible sonna deux heures. C’était l’instant fixé par M. Mathieu pour l’entrée en scène de ses deux premiers sujets : Cocotte et Piquepuce.
Un faible grattement se fit à la porte principale qui s’ouvrit aussitôt. Les fausses clefs étaient bonnes et l’on s’en servait comme il faut.
– Fera-t-il jour demain ? fut-il demandé tout bas.
– S’il plaît à Dieu, répondit-on de même.
– Est-ce vous, patron ?
Il n’y eut point de réplique, mais deux cris s’étouffèrent sous le bâillon, pendant qu’un flot de lumière inondait le logis de M. Champion. Cette lueur soudaine montra Piquepuce et Cocotte déjà garrottés. Leurs visages étonnés disaient clairement qu’ils ne s’attendaient pas à ce funeste accueil. Derrière eux, des têtes d’agents moutonnaient dans le salon de M. Champion et se tendaient curieusement en avant.
Parmi ces braves têtes, vous eussiez reconnu sans doute deux ou trois profils de nos joueurs de poule. Comme tous les endroits où l’on conspire, l’estaminet de L’Épi-Scié contenait sa quote-part de loups apprivoisés.
Mais ceci est le détail. La lumière éclairait des visages et des choses qui nous importent bien autrement.
D’abord la caisse Schwartz, l’ancienne caisse Bancelle, énorme et lourde armoire de fer que nous voyons pour la première fois, quoiqu’elle ait servi de pivot à notre récit. Sa porte grande ouverte présentait une épaisseur métallique de quatre doigts et semblait faite pour défier le canon. Un luxe surabondant de gigantesques serrures, dont l’acier poli brillait, formait saillie au revers du battant, et croisait en tous sens ses pênes aux arêtes tranchantes. À l’extérieur, immédiatement au-dessus des trois plaques de cuivre doré qui servaient au jeu de la « combinaison », un système de griffes articulées qui, à l’état normal, devaient être contenues et cachées dans l’épaisseur du panneau, sortait d’un pertuis carré et soutenait encore le brassard ciselé, éventré dans sa longueur comme la carapace d’un homard, fendu par un coutelas expert.
Méprisant un instant les lois de la perspective, nous nous approcherons du brassard pour examiner de près le mystérieux travail opéré par André Maynotte, à la forge voisine de l’estaminet de L’Épi-Scié, la nuit précédente. Le brassard, monté sur cuir de Cordoue, formant doublure et coussin à l’intérieur, avait été dévissé cette nuit-là, et muni, dans la partie qui protégeait l’avant-bras, d’un triple collier de tiges d’acier, libres et ouvrant avec le plan intérieur du gantelet un angle peu considérable. Au moment où le bras entrait, ces tiges, sollicitées dans le sens de leur pose, se couchaient ; mais si le bras voulait sortir, au contraire, ces tiges, prises à rebrousse-poil, hérissaient leurs pointes acérées et mordaient : chaque effort les relevant d’autant et causant à la fois les cent piqûres.
M. Lecoq avait fait des efforts, car le parquet, immédiatement au-dessous de cet étrange appareil, était baigné de sang. Dans le sang et autour du sang, quatre liasses de billets de banque français de mille francs, grosses chacune deux fois comme un exemplaire du monumental Almanach Bottin, gisaient.
C’étaient les billets faux, destinés à devenir la proie de l’association des Habits Noirs, après l’enlèvement des vrais billets par M. Lecoq seul ; cet homme ingénieux s’attribuait ainsi la part du lion, tout en ayant l’air d’abandonner à ses frères, comme don de joyeux avènement, la totalité de la capture. Et cette pierre portait deux coups, selon le dogme fondamental de la Merci. Chaque billet faux devenait entre les mains des affiliés un lambeau de la robe de Nessus. L’intérêt de Lecoq, riche désormais et désireux de monter à des niveaux supérieurs, était d’anéantir l’association des Habits Noirs. Il faisait sauter le navire, après s’être mis au large.
L’intérieur de la caisse était bourré de billets : ceux-là sincères et qui devaient hisser M. Lecoq au rang de protecteur d’un prince.
Notez que, sans l’intervention de Trois-Pattes, Lecoq eût accompli d’emblée ce vol hardi et merveilleusement combiné. La maison Schwartz, la police et les Habits Noirs eux-mêmes n’y auraient vu que du feu. Les soupçons, habilement détournés, se seraient portés sur ceux qu’il avait marqués d’avance pour payer à la loi cette nouvelle dette, et le brassard, faux témoin pour la seconde fois, eût fourni un pendant aux débats de la cour d’assises de Caen. Toutes les mesures étaient prises ; il savait par cœur cette caisse qu’il avait deux fois brocantée, et qui était son cheval de Troie ; il avait le temps ; il était passé maître en fait de serrurerie, et il eût été loin déjà, c’est-à-dire se pavanant dans les salons Schwartz, au coup de deux heures, fixé pour l’attaque de Cocotte et de Piquepuce.
Quant au baron, il ne devait s’occuper de sa caisse qu’au moment de partir, c’est-à-dire après le bal.
Et pourquoi partir ? M. Lecoq avait fait naître la panique dans un but qui se trouvait atteint. La maison Schwartz possédait d’immenses ressources ; l’abandon de son chef pouvait la tuer, mais non un déficit de quatre millions. Lecoq était là pour ressusciter le courage qu’il avait brisé. L’alliance était signée, un avenir nouveau s’ouvrait. Pendant qu’un inextricable procès allait s’entamer, englobant à la fois les Habits Noirs et tous ceux que M. Lecoq voulait perdre, M. Lecoq, dominant cette obscure mêlée à des hauteurs héroïques, manœuvrait sa grande affaire politique et se réservait d’apparaître à quelque solennel instant comme le Deus ex machina.
Il est de justice qu’une certaine latitude soit accordée à quiconque plonge dans les profondeurs du gouffre social pour rendre à la civilisation un signalé service. M. Lecoq, une fois posé en audacieux chevalier errant, s’étant donné mission d’étouffer dans une terrible étreinte l’association des Habits Noirs, avait conquis évidemment ce privilège des Curtius qui ne sont point jugés selon la loi commune. Qui veut la fin veut les moyens. Pour combattre les bandits, il faut entrer dans la forêt. Curtius avait vu le roi ; l’opinion commune riait encore de cela, mais elle s’émouvait et parlait ; Curtius avait quatre millions de plus qu’hier : Curtius tenait dans sa main la gorge du chef d’une gigantesque maison qu’il pouvait étrangler ou relever, Curtius planait à cent coudées au-dessus de son dangereux passé, et le jeune duc, au profil bourbonien, arrivant sous son aile, muni de titres capables de faire chanceler la plus robuste crédulité, possédant des fidèles au faubourg Saint-Germain, ayant pour lui l’hésitation d’un parti, le prestige d’une tradition, le caprice d’un souverain : tout cela doublé d’or, car Lecoq et le baron Schwartz allaient être d’accord pour jouer leur va-tout sur cette chance féerique ; ce jeune duc, disons-nous, comparse en Notre-Dame, était sur le point de passer grand rôle tout d’un coup et d’avoir, en vérité, sa page dans cet autre drame qu’on feuillette avec respect parce qu’il s’appelle l’Histoire…
Seulement, le pied de notre Curtius avait glissé en remontant de l’abîme où l’on gagne l’auréole ; il avait nom M. Lecoq comme devant ; moins que cela, il avait nom Toulonnais-l’Amitié ; ce n’était qu’un vulgaire coquin, puisqu’il n’avait pas réussi, et la lueur pénétrant dans le bureau montrait son visage noir de sang, tandis qu’il se débattait vainement sous le talon d’André Maynotte, appuyé contre sa gorge.
André Maynotte était debout, tenant à la main le couteau qu’il avait arraché aux doigts crispés de Lecoq. Celui-ci, doué de la vigueur et de l’agilité que nous connaissons, et de plus, armé du long stylet corse, avait dû être terrassé par une puissance physique bien terrible, car il gisait sur le parquet comme une masse inerte. Sa face congestionnée, marbrée de noir et livide, était effrayante à voir. Ce n’était plus ce faiseur fanfaron, moqueur, effronté, rondement cynique, et ne manquant même point d’une certaine gaieté brutale. Le masque avait glissé sur le visage de l’Ajax des Habits Noirs. Le masque tombé laissait voir l’épilepsie enragée d’un scélérat vaincu.
Son poignet droit portait les traces sanglantes du brassard, sa chemise déchirée montrait à son cou les deux énormes meurtrissures qui l’avaient jeté bas après une lutte de quelques secondes. Il ne bougeait plus ; ses mains convulsives semblaient adhérer au parquet où ses ongles s’enfonçaient ; le souffle sortait pénible et sifflant de sa poitrine. Ses yeux demi-fermés disparaissaient dans l’ombre de ses sourcils violemment rapprochés, laissant sourdre par intervalles une lueur rougeâtre. Le pied d’André le tenait cloué au sol.
La série des événements que nous venons de raconter s’était déroulée avec une rapidité si grande qu’au moment où nous montrons l’intérieur du bureau de M. Champion, éclairé par les lumières venant du salon de ce même pêcheur remarquable, les vibrations de la pendule qui avait sonné deux heures étaient encore dans l’air. André jeta un regard vers la porte ouverte, au-delà de laquelle des têtes curieuses se penchaient avidement ; il ramena ses yeux sur Lecoq, immobile comme un mort ; André se méfiait et veillait.
– Ayez un flambeau, dit-il.
M. Roland prit lui-même une lampe des mains de l’agent le plus proche.
– Que cette porte soit fermée ! ajouta André. Vos agents doivent éteindre leurs lumières et attendre en silence : d’autres malfaiteurs viendront se prendre au piège.
Un imperceptible mouvement agita les lèvres de M. Lecoq. Était-ce une lueur d’espoir qui rentrait en lui ?
L’ancien commissaire de police obéit comme avait fait le conseiller. On eût dit qu’André Maynotte était ici pour donner des ordres. Il se tenait droit, et, sans le savoir, il gardait en effet l’attitude du commandement : ses yeux brillaient d’un éclat tranquille ; sa joue était pâle ; ses narines de lion se gonflaient au souffle d’un mystérieux orgueil.
Ce n’était pas André Maynotte d’autrefois. Dix-sept années de souffrance avaient ennobli la populaire et mâle beauté de ce front. Il y avait là un complet épanouissement de virile puissance, et il y avait aussi la douce empreinte du sacrifice.
C’était encore moins, comme on peut le penser, le masque pétrifié de Trois-Pattes, encore moins, s’il est possible, la paisible et matérielle expression du marchand d’habits normand, M. Bruneau.
C’était tout cela, pourtant, mais tout cela relevé, éclairé, si l’on peut ainsi dire, et dépouillé du déguisement moral que cette implacable volonté avait subi pendant si longtemps. Il y avait autant de différence entre ce visage jeune, hautain, rayonnant, sous son étrange couronne de cheveux blancs, et l’humble physionomie du marchand d’habits, qu’entre ce corps droit, sculpté richement comme un chef-d’œuvre antique, et la misérable carcasse du reptile humain, le commissionnaire paralytique de la cour des Messageries. Il avait fallu, on le voyait bien maintenant, une incomparable force d’âme pour soutenir pendant des années la torture de ce double mensonge. Il semblait, en effet, plus fort qu’un homme, et son calme égalait sa force. Aussitôt que la porte fut close, il dit :
– Je n’ai pas le désir de me venger, mais la volonté de punir : volonté froide, éprouvée, inébranlable. Dieu seul, désormais, pourrait mettre un obstacle entre ma main et le coupable. Quelles que soient les apparences, je suis juge. Ici est mon tribunal. Mon arrêt sera prononcé sans passion ni hâte. J’ai le temps. Nul ne viendra du dehors ; l’état-major des Habits Noirs a des intelligences partout et doit être averti déjà. Peu importe, le secret dévoilé, l’association mourra. Nul ne viendra de l’intérieur, cette maison est en fête, écoutez !
L’harmonie lointaine et joyeuse arrivait en effet comme un écho plein de moqueries. André Maynotte ajouta :
– Cet homme ne se défendra plus. Il a joué son va-tout. Il a perdu. Il est mort.
L’immobilité complète de Lecoq sembla ratifier cette sentence. Les deux témoins, le magistrat et le fonctionnaire, étaient, dans toute la force du terme, subjugués par l’intérêt de cette scène étrange. Le chef de division, homme timide et de milieu, cherchait une règle de conduite dans la contenance de M. Roland ; celui-ci, plus robuste d’intelligence et plus compromis aussi dans le passé, par l’énergie même de sa nature, subissait une sorte de fascination. Il y avait dans ce que venait de dire André Maynotte des paroles contre lesquelles tous deux éprouvaient le besoin de protester. Nul n’a le droit, assurément, de se constituer juge, surtout en sa propre cause, et il n’y a pas dans nos mœurs, surtout pour deux hommes tels que M. Roland et M. Schwartz, d’autre tribunal que celui qui délibère en robe rouge ou noire sous le crucifix, en présence de tous ceux qui veulent entrer par les portes grandes ouvertes.
C’est la loi, le recours et la garantie.
Ici, rien de tout cela. Des portes closes et une grille fermée entre les deux seuls témoins qui formaient l’auditoire, et l’arbitre dont le pied foulait la gorge de l’accusé. Pourtant, l’auditoire garda le silence.
C’étaient deux honnêtes cœurs : une vaillante nature et un paisible caractère, esclaves tous deux des formes acceptées, ayant vécu trente ans l’un et l’autre du droit payé par le fait, de ce qui doit être et de ce qui est.
Ils étaient frappés violemment par le drame présent et par les circonstances extérieures qui l’agrandissaient dans tous les sens à la taille d’un immense événement judiciaire, mais ils étaient touchés plus profondément encore par cet autre drame lointain dans lequel ils avaient eu des rôles, et qui venait se dénouer ici avec ses deux acteurs principaux, avec les accessoires aussi de sa principale scène.
La caisse Bancelle et le brassard ciselé avaient cette voix muette des objets matériels, qui parle plus haut que la voix des hommes elle-même. Dans le silence, la parole d’André Maynotte s’éleva de nouveau.
– Le présent vous a-t-il fait deviner le passé ? demanda-t-il en s’adressant aux deux témoins.
Et comme ils hésitaient tous deux, André ajouta :
– Dans la nuit du 14 juin 1825, cet homme s’introduisit chez moi, place des Acacias, à Caen, et me vola ce brassard, à l’aide duquel il a commis un crime. Cela vous semble-t-il prouvé ?
– Oui, répondirent les deux fonctionnaires à voix basse, cela nous semble prouvé.
– Pour ce crime, continua André Maynotte, la cour d’assises de Caen m’a condamné ; elle a aussi condamné ma femme. Sur ma femme et sur moi cette condamnation pèse toujours.
– Si les efforts de toute une vie… s’écrièrent à la fois les deux témoins.
Un geste froid d’André Maynotte les interrompit.
– Il y a des blessures, dit-il, que nul effort ne peut guérir, et je n’ai pas confiance.
Puis il reprit :
– Dans l’île de Corse, où je suis né, il est un repaire que, sans moi, les gens qui protègent votre société n’auraient jamais trouvé. Avant de mourir, je l’indiquerai du doigt, et j’aurai ainsi rendu à votre société le bien pour le mal.
« L’histoire qui va se terminer ici n’a pas commencé à Caen : c’était dans mon pays ; un soir, ce misérable, connu parmi ses pareils sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, insulta une noble enfant que j’aimais sans espoir. Je la défendis. De là sa haine. Il n’eut pas alors, il n’a jamais eu la banale excuse de la passion, car cette femme que poursuivait son caprice, il l’a livrée à un autre.
« Cette femme était Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo, Julie Maynotte, Mme la baronne Schwartz, votre victime, messieurs, car vous l’avez poussée dans un sentier qui n’a d’autre issue que la mort.
« Ne m’interrompez plus. Je sais que vous êtes des gens de bien : c’est parce que je sais cela que vous êtes ici. Vous ferez ce qu’ordonnera votre conscience.
« Mais j’étais homme de bien ; j’avais une femme de bien. La femme est perdue ; l’homme a subi les tourments de l’enfer, parce qu’un tribunal, composé de gens de bien, a jugé en tout honneur et en tout bien sur le verdict rendu par douze hommes de bien… Je n’ai pas confiance.
« Je ne veux, pour punir celui que je hais et pour sauvegarder ceux que j’aime, d’autre juge que moi.
« J’ai un fils à qui vous avez fait une bien cruelle jeunesse. Je n’ai plus de femme, quoique Julie Maynotte soit vivante. Je l’aime de toutes les forces de mon cœur ; elle n’a jamais aimé que moi. Entre nous deux, il y a un abîme.
« Elle était jeune. Parmi vos châtiments, il en est qui sont bien plus redoutables que la mort. Est-ce vous qui direz : « Cette voleuse a eu tort de ne pas se réfugier dans le suicide ? » On avait reconnu mon cadavre, sur une grève ; elle se croyait veuve : est-ce vous qui jetterez la première pierre à cette bigame ?
« Elle est bigame ; elle est voleuse ! elle, Julie, le saint amour de ma jeunesse ! Elles étaient aveugles et sourdes, les idoles païennes. Sous l’œil de Dieu vivant, y a-t-il donc place encore pour l’horrible fatalité !
« Votre loi est sur elle deux fois, comme voleuse et comme bigame. Cet homme qui est là, sous mon pied, savait cela. Il feuillette vos codes aussi souvent que vous. Vos livres sont ses livres. C’est votre loi même qu’il serre comme un carcan autour du cou de ses victimes.
« Cet homme est libre, puissant ; à ne consulter que vos registres, cet homme ne vous doit rien. Sans moi, les quatre millions qui sont dans cette caisse lui appartiendraient, il serait loin déjà, et une pleine fournée d’innocents, parmi lesquels sont vos fils à tous les deux, tromperait la légitime vengeance de la justice. Du moins pensez-vous qu’il y a des complices ? oh ! certes, une armée de complices.
« Alors le partage doit diminuer sa part ?
« Point de partage ! Ici, dans le sang qui a coulé de son bras, voici en quatre tomes, la dernière œuvre d’une étrange intelligence. Quatre millions encore : quatre millions de billets faux qui seraient devenus la proie des Habits Noirs, trahis cette fois, et trahis sans danger pour le traître, car cet homme n’avait qu’un seul complice : moi, un débris humain, un pauvre être qu’on tue en posant le pied dessus. Je ne devais pas voir le soleil de demain.
« Demain, loin du bruit éclatant autour de cette affaire, pendant que les innocents et les coupables se débattront sous votre main, celui-ci va marcher tête levée. Il est sûr de ceux-là mêmes qu’il a trahis. Nul ne prononcera son nom, parce qu’il est leur sauvegarde. Jusqu’à la porte du bagne et jusqu’à l’échafaud, ils espéreront en lui, d’autant qu’il a grandi de toute la hauteur de leur chute.
« Il est l’héritier d’une pensée hardie et qui peut-être eût réussi dans les mains de son auteur. Le voilà chez le roi. Il offre un instrument merveilleusement combiné pour occuper la tête d’un parti. Son offre répond à un désir passionné. Qui sait où va monter sa fortune ?
« Folie, n’est-ce pas ? folie, en effet, parce que me voilà !… mon instruction criminelle est finie. Voici l’acte d’accusation : Cet homme a essayé de m’assassiner en Corse ; il a réussi à me tuer moralement au palais de justice de Caen ; il a tenté de m’achever à Paris, chez lui, rue Gaillon, où je fus sauvé par une chère créature, qui depuis est morte sous ses coups ; il m’a hissé au gibet de Londres ; hier enfin, il a mis sur moi son dernier crime, le meurtre de cette belle et infortunée comtesse Corona, si bien que je serais encore sous les verrous, si le long apprentissage de la bataille ne m’eût enseigné l’escrime qui pare ses coups…
À ce moment, un bruit se fit entendre de l’autre côté de la porte principale, donnant sur le salon de M. Champion. Lecoq tressaillit sous le pied d’André et tendit l’oreille. C’était son premier signe de vie, depuis qu’il avait été terrassé. En même temps, la porte dérobée, communiquant avec l’hôtel, eut un imperceptible mouvement. Un rayon s’alluma dans l’œil de Lecoq.
Les autres ne prirent pas garde.
– C’est la trappe qui tombe sur quelque subalterne, dit André, faisant allusion au bruit venant du salon Champion ; cela ne nous importe point, et je continue. Le logis de Bruneau a été cerné après le meurtre de la comtesse. Il n’y avait qu’un mur entre le logis de Bruneau et la mansarde de Trois-Pattes. Ils savaient qui était Bruneau ; cela les empêchait de s’inquiéter de Trois-Pattes. Le déguisement était si bon, qu’ils avaient chargé Trois-Pattes de surveiller Bruneau !
« Il fallait cela. Il s’agissait de tromper un homme dont le regard perçait tous les masques. L’Habit-Noir, le Père, le Mogol, car le chef a ces noms dans la bande, était un esprit prudent, subtil et doué d’une adresse diabolique. Il a égaré longtemps mes recherches, faisant pour moi comme il avait fait pour la justice, et s’abritant derrière le baron Schwartz que j’avais tant de motifs de haïr. Il était le maître, celui-ci n’est qu’un valet ; il était la pensée, celui-ci n’est que le bras. Aussi voyez, dès que Dieu a atteint la pensée, le bras s’est paralysé.
« Je sais, je suis le seul à savoir le vrai nom de celui que vous appeliez le colonel Bozzo-Corona. Si Paris entendait ce nom, Paris tout entier viendrait en pèlerinage à sa tombe. C’était un vieux tigre ; il avait choisi pour mourir la seule jungle qui soit en Europe. Le dernier des bandits légendaires avait quitté dès longtemps ces forêts calabraises, où le pillage et le meurtre n’ont qu’un indigent produit. Il chercha un jour, et il trouva la grande forêt, la vraie forêt, la forêt de Paris, où le monde entier passe, caravane incessamment chargée de richesses. Ici, à Paris, après des années de victoires, l’ancien héros de grand chemin s’est éteint sous vos yeux, dans son lit, et vos cartes de visite emplissent une corbeille chez le concierge de son hôtel.
« Vous l’aviez sacré philanthrope ; nul d’entre vous n’avait reconnu le diable sous sa robe d’ermite. Autour de sa tombe, vous étiez rangés, écoutant des panégyriques. Dès son vivant, il avait assisté à son apothéose, et Paris tout entier avait chanté en chœur la légende de ses exploits. Je le vis une fois, en un théâtre subventionné par l’État, assis sur le devant d’une loge illustre, sourire en écoutant la musique d’un membre de l’Institut, adaptée du poème d’un académicien qui était l’épopée de ses anciennes fredaines. Paris célèbre volontiers les bandits ; aussi les bandits aiment Paris. Paris et le bandit s’applaudissaient, en vérité, l’un et l’autre dans cette élégante salle de l’Opéra-Comique, où celui qui vole et qui violente eut, de tout temps, auprès des charmantes femmes et des hommes intelligents le droit imprescriptible de bafouer la loi, représentée par les gendarmes.
« Ce bandit, que vous avez tous connu, qui s’était baigné dans le sang, et qui commandait aux Habits Noirs, après avoir régné sur les Camorres en Italie, avait un sobriquet qui va vous faire tressaillir, et qui restera son nom historique. On l’appelait…
Lecoq eut un brusque mouvement, et darda un regard avide sur la porte du couloir de M. le baron Schwartz. La porte avait remué.
– Prenez garde ! dit le magistrat, qui ne perdait pas de vue le bandit.
André Maynotte avait retiré, en parlant, le pied qui pesait sur la poitrine de Lecoq, et celui-ci restait couché comme une masse, André Maynotte répondit :
– Je n’ai pas à prendre garde. Je vous ai dit : cet homme a le sentiment de son impuissance. Il est vaincu trois fois : par ma loi qui est celle du plus fort, par votre loi à vous et par la sienne propre : la loi des Habits Noirs.
L’œil sanglant de Lecoq se tourna vers lui à ces derniers mots.
André Maynotte ouvrit les revers de son frac et montra un objet qui tranchait en sautoir sur la blancheur de sa chemise. C’était le scapulaire, légué par le colonel à la comtesse Corona.
André ajouta :
– Je suis le Maître de la Merci !
Lecoq laissa retomber ses paupières frémissantes, et reprit son immobilité. En l’espace d’une seconde, sa joue avait été pourpre et livide plusieurs fois.
Chacun put croire qu’André avait raison. Celui-là semblait terrassé pour toujours. Trois heures sonnèrent à la pendule de M. Champion.
– Le moment d’agir est venu, reprit André Maynotte en se rapprochant du grillage. J’ai dit tout ce qu’il fallait dire, messieurs, non point pour me venger de vous, mais pour que vous sachiez mesurer l’étendue de votre dette envers celle qui a nom Mme la baronne Schwartz. Nous sommes cinq à connaître son secret, qui peut la tuer comme un coup de poignard au cœur : vous deux, le baron Schwartz, cet homme et moi. Vous deux, avant de savoir, vous avez eu pitié…
– Vous vous trompez, monsieur Maynotte, l’interrompit le conseiller à voix basse ; nous n’avons pas le droit d’avoir pitié. Nous faisions ce qu’il fallait pour changer un doute en certitude… Dieu vous a suscité à temps.
– Bien, dit André ; maintenant que vous savez, votre devoir me répond de vous. Restent le baron, moi et cet homme. Le baron aime Julie et lui donnerait son sang. Moi… faut-il parler de moi ? Il n’y a que cet homme ! Depuis vingt ans, il plane sur notre vie comme un mauvais destin. Je viens de l’arrêter au moment où il touchait le but ; je viens de lui arracher sa proie, sur laquelle sa main avide déjà se refermait. Il est vaincu, il est brisé, il n’espère plus… Je me trompe ! il espère se venger en mourant, se venger de moi ! Il se plongerait tout vivant en enfer pour assouvir sa rage. Or, il sait où est mon cœur, il sait où me frapper. Julie n’est pas encore sauvée.
– En présence de nos témoignages, voulut dire le conseiller, les tribunaux…
– Je n’ai pas confiance ! l’interrompit André avec rudesse. Aujourd’hui comme autrefois, je veux qu’elle soit à l’abri pendant que les tribunaux jugeront.
« Je vous prie de m’excuser, messieurs, reprit-il plus calme. Il s’agit pour moi de sauver Mme la baronne Schwartz, et il ne s’agit que de cela. Si vous avez contracté envers moi quelque dette, quand vous l’aurez sauvée, nous serons quittes. Voulez-vous me servir comme je prétends être servi ?
Les deux fonctionnaires semblèrent se consulter. Ce n’était pas l’hésitation, car M. Roland répondit d’une voix ferme :
– Nous le voulons, monsieur Maynotte, quand même chacun de nous devrait, pour cela, briser sa carrière publique et chercher dans la vie privée la complète liberté d’agir.
André leur rendit grâce d’un regard et reprit :
– C’était pour quitter Paris et la France que M. le baron Schwartz avait opéré cette énorme rentrée de fonds. Le misérable que voici avait récemment démasqué ses batteries et le baron avait eu à choisir entre son amour et son ambition : sa femme était menacée. Quoiqu’on puisse dire contre lui, le baron Schwartz a du cœur ; je lui ai pardonné tout le mal qu’il m’a fait. Il faut que, dans une heure, M. Schwartz et sa femme soient loin de Paris. Tout était préparé ; le bal servait de couverture à cette fuite ; la chaise de poste attend.
– Mais vous ? fut-il objecté.
Car, en conscience, ce n’était pas ainsi, peut-être, que le magistrat et l’ancien commissaire de police avaient entendu la fuite de Mme la baronne Schwartz : il y avait là un grand amour partagé, deux époux qui se retrouvaient…
– Moi, je reste, prononça André lentement. On dit que le blasphème de l’athée est toujours une fanfaronnade et un mensonge. Moi qui blasphème votre justice, parce que votre justice a été aveugle et cruelle envers moi, peut-être suis-je comme l’athée. J’ai un fils ; je voulais lui rendre le nom de mon père. À cause de cela, je n’ai pas écrasé ce serpent quand je l’avais sous mon talon… Je le tuerai, si vous refusiez d’aider à la fuite de Julie, car un mot de lui perdrait Julie. Mais, si elle s’éloigne, le danger sera tout pour moi. Et ce sera moi, moi-même, le condamné de Caen, l’accusé de Paris, qui conduirai à vos juges le voleur de la caisse Bancelle et l’assassin de la comtesse Corona !
En même temps il fit glisser le verrou qui fermait le grillage. M. Roland lui prit les deux mains et l’attira contre lui.
– Vous couronnerez ainsi une noble vie, dit-il, avec une émotion profonde. Nous serons là. Je vous promets l’honneur, sinon le bonheur.
L’ancien commissaire de police porta la main à ses yeux où tremblait une larme.
Les quatre paquets de billets de banque qui étaient dans la caisse furent remis aux deux fonctionnaires.
Lecoq restait toujours immobile comme un cadavre. Le condamné de Caen échangea une accolade avec celui qui l’avait arrêté, avec celui qui avait instruit son procès criminel.
– Je me charge de cet homme, dit-il en refermant la grille. Quand la baronne Schwartz sera partie, envoyez ici votre justice ; elle nous trouvera tous deux.
Il était revenu auprès de Lecoq. Au moment où il prononçait son dernier mot, la porte du couloir tourna brusquement sur ses gonds en même temps qu’une voix de femme, une voix brisée, disait :
– André ! André ! je ne veux pas partir !
La baronne Schwartz, échevelée et les yeux brûlant de folie, était debout au-devant du seuil. À son cri, un cri de sauvage triomphe répondit de l’autre côté de la grille.
Avant qu’André, ému et surpris, pût tenter un mouvement, Lecoq avait roulé sur lui-même avec une agilité de serpent et traversé ainsi toute la largeur de la pièce. Déjà, il se trouvait à l’autre extrémité, debout et tenant à sa main un pistolet à deux coups.
– Oui ! oui ! grinça-t-il ivre de fureur et de triomphe, c’était quelque chose de bon qui était dans mon autre poche ! Oui, oui, je sais où te frapper, bonhomme ! hé ! Je sais où est ton cœur, et avant d’aller en enfer, je vais te payer toute ma dette d’un seul coup… Vois plutôt !
Son pistolet s’abaissa, visant Julie au sein, et la détonation éclata terriblement dans cet espace étroit.
Mais une forme humaine, glissant hors du couloir ouvert, plus rapide que la pensée, était au-devant de Julie. Ce fut le baron Schwartz qui tomba foudroyé.
André Maynotte et Toulonnais-l’Amitié luttaient déjà corps à corps semblables à un lion et un tigre : bataille furibonde et muette.
Ils roulèrent tous deux jusque auprès de la caisse, contre laquelle la tête d’André porta violemment. Lecoq, léchant l’écume de ses lèvres, parvint à dégager sa main, qui tenait le pistolet et l’appuya contre la tempe sanglante d’André, en poussant un sourd rugissement de joie ; les témoins s’élançaient ; ils seraient arrivés trop tard.
Ce fut Dieu qui frappa.
Lecoq était en dedans de la porte ouverte de la caisse, André en dehors. Au moment où Lecoq pressait la détente, André put saisir la porte et la poussa dans un instinctif et suprême effort.
Le coup de pistolet partit, mais la balle rencontra le lourd battant qui déjà virait.
Chacun connaît le poids de ces portes massives, chacun sait comme elles tournent libres sur leurs gonds robustes. André avait une force d’athlète, décuplée par la passion du moment. Ce fut une hideuse exécution.
La porte, lancée comme un boulet de canon, renversa Lecoq et se referma net, malgré l’obstacle de sa tête horriblement broyée, qui disparut, laissant un tronc mutilé…
André s’affaissa, évanoui.
La baronne Schwartz demanda d’une voix étouffée :
– Est-il mort ?
– Non, répondit M. Roland, qui lui tâtait le cœur.
Elle tendit alors ses deux mains au baron Schwartz, qui mourait, agenouillé à ses pieds, et qui dit :
– J’ai bien fait de ne pas me tuer. André avait raison, il y avait là un cœur.
Il appuya ses lèvres desséchées contre les belles mains de Julie et put murmurer encore :
– Devant Dieu qui sait comme je vous aimais, je jure que je ne suis pas coupable, mais…
Son dernier soupir emporta le restant de sa pensée. La balle avait tranché une artère.
Le bal Schwartz s’achevait, en des gaietés charmantes. Quand on danse, on n’entend rien, pas même le tonnerre.
Tout à coup, cependant, une rumeur sinistre courut comme un frisson. Deux hommes venaient d’aborder, la pâleur au front, ce haut personnage à qui nous avons gardé l’incognito.
Puis on entendit ces paroles qui allaient et venaient :
– M. Schwartz est mort. Les Habits Noirs…
Première représentation des Habits Noirs, drame en 5 actes et 12 tableaux, à grand spectacle, avec prologue, épilogue, sept décors nouveaux, changements et danses de caractère.
Introduction
Tel était à peu près le corps de l’affiche énorme qui portait en outre, dans un carré blanc, ménagé parmi la couleur général de deuil, répondant au titre :
– Mlle Talma-Rossignol débutera dans le rôle de la comtesse Fra Diavolo.
Chacun savait, dans Paris, que le théâtre de Merci-mon-Dieu jouait son va-tout sur cet important ouvrage. L’habile et intelligent directeur, qui côtoyait imperturbablement la faillite depuis un temps immémorial, avait fait des frais exceptionnels. Outre l’engagement de Mlle Talma-Rossignol, on avait six clowns entièrement inédits, trois sauvages des bords du rio Colorado, qui se nourrissaient de la chair de leurs ennemis vaincus, une dame assez adroite pour avaler des sabres et un soprano réformé qui devait dire la chanson de la Boue.
Au troisième acte, les banquises des mers polaires, grand panorama mouvant, animé par des ours blancs naturels. Au quatrième, le ballet des tueurs de tigres avec lumière voltaïque et enlèvement d’un ballon. Au septième tableau, embrasement général de la forêt. Les critiques sérieux pariaient pour un monstrueux succès tout le long du boulevard, en déplorant néanmoins les voies funestes où l’art s’égare depuis le décès prématuré de Voltaire.
Avant le lever du rideau
À l’orchestre, une société choisie faisait salon bruyamment.
– Je ne sais pas, dit Cabiron le lanceur d’affaires, comment ils ont placé des Indiens anthropophages dans une pièce éminemment parisienne.
– Il y a de tout à Paris, répliqua Alavoy. Quand on pense que nous avons déjeuné vingt fois chez ce colonel !
– Fra Diavolo ! une bourde audacieuse !
– Ma parole d’honneur sacrée ! s’écria Cotentin de la Lourdeville, j’ai vu le fameux scapulaire entre les mains de ce cher M. Maynotte. Le nom y était en toutes lettres : Fra Diavolo. Et les dates des batailles… ça et ça… Il avait eu le pape prisonnier dans l’Apennin, ce coquin-là ! Son vrai nom était Michel Pozza ou Bozza ; il avait déjà été pendu à Naples, comme chef de la Camorra, en 1806. Je ne me repens pas d’avoir prononcé quelques paroles bien senties sur sa tombe, parce que, en définitive, c’est un personnage historique.
– Fra Diavolo ! rue Thérèse ! murmura Mme Touban, coiffée de plumages. Comme c’est croyable !
Sensitive fredonna :
Voyez sur cette roche,
Ce brave à l’œil fier et hardi.
Son mousquet est auprès de lui
C’est son meilleur ami.
– Il n’avait pas l’air de ça, dit Alavoy.
– La Marseillaise ! cria-t-on du paradis.
– Si la maison Schwartz était tombée, dit M. Tourangeau, adjoint, qui occupait avec sa société des places de pourtour, c’aurait été une mauvaise affaire pour tout ce pays-ci.
– Tombée ! s’écria Mme Blot. Pourquoi ? Parce que le baron a reçu un coup de pistolet en défendant sa caisse… à ce qu’on dit, car l’ancien mari de sa femme avait bien des raisons pour lui chercher une querelle d’Allemand…
– La maison, fit observer M. Champion, remarquable par sa bonne mine, semble prendre, au contraire, un plus conséquent essor depuis que M. Michel et M. Maurice y apportent, respectivement, dans une direction éclairée, le fruit de leurs études classiques.
– En voilà un qui a fait un beau rêve ! risqua Céleste timidement, M. Michel !
Oh ! combien celle-ci était déchue depuis le nocturne et sentimental voyage de Versailles ! Il faut bien le dire : elle avait trouvé maître Léonide Denis plein de santé, et les yeux de M. Champion s’étaient enfin ouverts. Rendu prudent et adroit par l’habitude de la pêche, M. Champion n’avait point fait d’éclat, mais Céleste était traitée avec rigueur dans l’intérieur de son ménage. Elle pleurait bien souvent, se disant : « Si encore j’étais coupable ! »
À droite et à gauche, premier étage, il y avait deux loges entièrement grillées qui se faisaient face.
Aux secondes galeries, M. Pattu, ancien officier de la marine, accompagnait la reine Lampion dont la toilette faisait mal aux yeux. Par suite du décès de l’entreprise des bateaux-postes, M. Pattu était rentré dans la vie privée. Il administrait en qualité de prince conjoint, l’estaminet de L’Épi-Scié.
Après une petite secousse, causée par une descente, de police qui suivit la catastrophe de l’hôtel Schwartz, l’estaminet de L’Épi-Scié avait repris le courant de ses affaires, et ce bel établissement était aujourd’hui plus prospère que jamais. M. Pattu et la reine échangeaient de nombreux sourires à la ronde. Le titre de la pièce intéressait leur clientèle qui était amplement représentée à tous les étages de la salle.
Au paradis, vous eussiez reconnu Échalot, seul et sans Similor. Saladin n’était ni sur son dos ni sous son bras. Quelque malheur ! La tête d’Échalot pendait sur sa poitrine et il avait des larmes plein les yeux.
Il disait à ses voisins, des railleurs qui riaient de sa peine, imitant le chant du coq, gloussant, sifflant, mordant des pommes et humant avec délices les puanteurs asphyxiantes de cette atmosphère, il disait :
– L’enfant n’était pas né viable, gros comme un rat et avant les neuf mois, qu’il fut l’auteur innocent de la mort de sa mère. Il tenait dans ma casquette, qui devint son premier berceau. J’ai fait pour lui l’apprentissage de nourrice, étant fils naturel d’un ami qui n’a pas de soin et qui l’aurait laissé sans boire. Et maintenant qu’à l’âge de sa troisième année, il débute déjà sur la scène française, car c’est le phénomène vivant de la malice, Similor en profite pour avoir ses entrées et les quinze sous d’appointements qu’on me refuse à la porte sévèrement comme un chien enragé ; et que je suis réduit à payer ma place pour jouir de ses débuts de loin, sans pouvoir le presser sur mon cœur au moment du succès !
Il fondait en eau et faisait la joie de ses voisins. Trois coups sont frappés derrière la toile qui frémit : le chef d’orchestre lève son archet comme une épée exécutant la parade de prime. Un redoutable accord mineur éclate : musique imitative qui s’en révèle à la couleur du titre.
– À bas les chapeaux ! crie le parterre.
– Coupe ta tête, milord !
Et la claque applaudit pour se faire la main.
Prologue – La Vendetta – Le brassard
1er tableau : la Montagne. – Fra Diavolo et ses bandits sont campés dans des lieux déserts. Cent figurants, paysans, paysannes, soldats du pape prisonniers, bohémiens, etc., emplissent le décor dû au pinceau de quelqu’un. On a incendié le château. Rodolfo, le lieutenant de Fra Diavolo, amène la jeune Josepha, fille du seigneur et jure qu’il l’immolera, si elle ne cède pas à sa flamme. Chœur de bandits, musique du chef d’orchestre. Fra Diavolo entre avec fracas et conseille à ses subordonnés d’allier l’astuce à l’audace. Coup de fusil au lointain. On amène un étranger qui doit la vie à la fille de Fra Diavolo. Fasse l’enfer, dit Rodolfo, que nous n’ayons pas à nous repentir de notre clémence ! La nuit vient. L’étranger, qui est forgeron, lime ses chaînes et s’enfuit avec Josepha, la fille du seigneur ; elle est sa fiancée ! Réveil des bandits. Préparatifs de la poursuite, Rodolfo l’avait prévu ! Si vous voulez réussir dans vos desseins, dit Fra Diavolo, troublé au milieu de son premier sommeil, unissez, ô mes enfants, la hardiesse à la prudence.
2e tableau : l’intérieur de la maison du jeune forgeron à Poitiers (changement demandé par la censure) ; Paolo (André) et Josepha, l’ancienne fille du seigneur, travaillent, l’un à repriser un brassard, l’autre à raccommoder des langes de son enfant, car leur union a été féconde. Le fruit est dans son berceau. Nous savons si Saladin est capable de remplir comme il faut ce rôle de l’enfant de carton ! Paolo sort pour se rendre chez le plus riche banquier de la ville. Rodolfo entre déguisé en pèlerin. L’angélus sonne. Josepha va chercher la croix de sa mère pour la passer au cou de son enfant. Rodolfo emporte le brassard en disant : « Ô ma vengeance ! » Rentrée de Paolo joyeux. Projets d’avenir. On compte l’argent de la tirelire. Arrivée des gendarmes. La caisse du plus riche banquier de la ville a été forcée, et le brassard porte témoignage contre Paolo qui est arrêté. « Il me reste au moins mon enfant ! » s’écrie Josepha qui s’évanouit non loin du berceau. Mais Rodolfo entre à pas de loup en murmurant : « Ô ma vengeance ! » Il fourre Saladin dans sa poche avec la croix de la mère de sa mère, et s’exhale, pendant que l’orchestre exécute un sombre bourdonnement, analogue à cette circonstance fâcheuse.
Nota. On aperçoit, dans la coulisse, la tête orgueilleuse de Similor qui s’avance trop pour suivre des yeux le paquet où est Saladin. Du haut du paradis, Échalot verse des larmes de triomphe sur le parterre en criant :
– Saladin ! mon fils ! si sa malheureuse mère le voyait !
On vocifère : « À la porte ! » Quelques oranges circulent, et des voix autorisées proposent déjà : « Orgeat, limonade, bière ! »
Dans la coulisse, Etienne, pâle comme un mort, l’œil hagard, les cheveux hérissés, se promène entre les portants. Personne ne lui parle. Savinien Larcin et son collaborateur, M. Alfred d’Arthur, sont au contraire, entourés et choyés par les gens du théâtre. L’habile directeur lui-même daigne leur sourire.
3e tableau : la prison. Cellule de l’Habit-Noir. Paolo est seul. Rodolfo s’est fait geôlier pour savourer sa vengeance. Monologue où Paolo se raconte à lui-même la fuite de Josepha. La fille de Fra Diavolo (Mlle Talma-Rossignol lui apporte une scie et des consolations. Il coupe ses barreaux et s’élance dans le vide en criant : « Cieux ! protégez l’innocence ! » À ce moment, Rodolfo entre pour lui annoncer qu’il est condamné à mort. Ne le trouvant plus, il jure de se venger.
4e tableau : le parvis de Saint-Germain-l’Auxerrois (changement demandé pour dérouter l’opinion publique et prévenir les allusions) ; mariage de Josepha, sous le nom d’Olympe, avec le jeune usurier Verdier qui lui a fourni un faux acte de décès de son premier mari. Fra Diavolo est devenu marguillier de cette paroisse sous le nom du colonel Toboso. Rodolfo s’appelle maintenant Médoc et intrigue afin de se venger.
Les cloches sonnent pour le mariage. Procession de jeunes vierges portant des fleurs. Paolo arrive très fatigué d’un long voyage. Il se raconte derechef à lui-même comment, ne pouvant plus résister à son impatience, il a bravé tous les dangers ; il s’introduit dans l’église. On entend un cri. Paolo revient tomber sur les degrés en disant : « C’est elle ! » Rodolfo accourt, l’examine et dit : « C’est lui ! » Il l’emballe dans un fiacre. « Ô ma vengeance ! » La noce sort de l’église et les jeunes filles effeuillent leurs fleurs en souriant.
5e tableau : la maison du marguillier, rue Thérèse. Fra Diavolo, fatigué de courir d’affreux dangers, s’est transformé en citoyen paisible. Il feint d’accomplir de bonnes œuvres tout en continuant de commettre une multitude de crimes. C’est chez lui que le fiacre a déposé Paolo évanoui. Rodolfo veut l’immoler tout de suite, expliquant que la vendetta est une habitude corse ; Fra Diavolo objecte qu’il est bon d’unir la fermeté à la circonspection. Pendant cela arrive Fanchette (Mlle Talma-Rossignol, qui peut jouer les âges, depuis dix ans jusqu’à soixante ans, tel est son engagement). Fanchette se moque de Rodolfo, caresse le marguillier, et rend la vie à Paolo par un moyen nouveau. Le marguillier sait tout : il engage Paolo à la prudence, puisque le mariage est accompli, et lui donne les moyens de passer en Angleterre où il le fera pendre. Comment ? par son influence. Où la prend-il son influence ? Quoique marguillier, il est le chef des Habits Noirs ! Au moment où Paolo part, Fanchette entre en berçant le petit enfant dans ses bras. On voit bien qu’il n’est pas de carton, car il crie et tend ses petits bras vers la porte où est sorti son père. Tableau touchant. On distingue à son cou le cordon de la croix de sa mère.
Entracte
– C’est très mignon, dit Alavoy, qui ruisselait de sueur.
– C’est absurde ! répliqua Sensitive, sec comme allumette. Un critique sérieux se tourna vers lui, le salua et ajouta :
– Monsieur, les tragédies de Corneille étaient écrites avec beaucoup plus de soin.
– Est-ce que l’histoire du faux Louis XVII sera là-dedans ? demanda Mme Touban.
– La censure ! fit Sensitive en haussant les épaules.
Au paradis, Échalot se trouvait mal et devenait l’objet des attentions de ses voisins. On lui fourrait des pommes dans la bouche, on lui offrait du tabac sous diverses formes, on l’inondait de bière, on le comblait de quartiers d’oranges.
– Comme il a bien crié ! murmura-t-il quand ces soins intelligents lui eurent rendu le calme. Ça sera un Laferrière avec le temps, ce polisson-là !
L’instant d’après, Similor, transformé par la prospérité et ressemblant presque, tant il s’était profondément nettoyé, à un marchand de lorgnettes, parut à l’entrée de l’amphithéâtre avec l’enfant, dont le rôle était achevé. L’enfant passa de main en main jusqu’à Échalot, qui tendait vers lui ses bras tremblants. Saladin n’avait pas grandi ; il était mièvre et pointu, sa tête étroite se couronnait de cheveux rudes d’un jaune grisâtre ; ses yeux effrontés tenaient toute sa figure. Il y a des singes comme cela, ou bien figurez-vous le diable quand il était tout petit.
– Toi, tu es mon joli ! s’écria Échalot en l’étouffant de baisers.
– Ne va pas me l’user, gronda Similor, il vaudra cher.
Échalot l’éleva au-dessus de sa tête.
– C’est artiste, dit-il, ça va avoir son nom imprimé.
Il ajouta avec noblesse en s’adressant à Similor :
– Je ne t’en dispute pas le bénéfice pécuniaire, Amédée, mais c’est à moi la moitié de son cœur.
La société du pourtour écoutait M. Champion qui pérorait ainsi :
– Moi seul peux vous dire la vérité tout entière sur ces sujets délicats. On m’avait intéressé par le danger de mes lignes dont la collection est la première de la capitale. Je me croyais sûr de l’intérieur de ma famille ! ajouta-t-il en jetant à Céleste un regard cruel. L’histoire des causes célèbres présente peu d’exemples de vols combinés avec une pareille science. On mit les scellés sur toutes les issues de mon domicile, et je fus obligé de coucher à l’auberge. La caisse ne fut ouverte que le lendemain au jour, en présence de notre sieur Michel, dont on ne connaissait pas encore l’état civil, mais qui avait procuration de Mme la baronne, laquelle, par testament en due forme, était légataire universelle de feu M. le baron, sauf les droits et réserves de Mlle Blanche, présentement épouse de notre sieur Maurice Schwartz. Il y eut des difficultés matérielles pour ouvrir : des lambeaux d’étoffes, des muscles broyés restaient forcés entre le battant et le seuil du coffre-fort ; car vous n’ignorez pas que M. Lecoq, chef présumé de l’association des Habits Noirs avait été virtuellement guillotiné par la fermeture de la caisse. Les hommes de l’art trouvèrent le fait très curieux, mais expliquable ; la caisse, construite pour un autre usage, avait agi, dans ce cas particulier, comme une paire de cisailles : c’est le propre mot des hommes de l’art. Et si vous voulez venir visiter ça, un matin, vous verrez quelle qualité d’acier ; les angles tranchent comme des rasoirs ; nous nous amusons à couper, par le même procédé, divers objets de peu de valeur ; j’en ai fait collection en vue des personnes qui désirent se rendre compte. La chose véritablement étonnante c’est qu’il fut trouvé, sous le cadavre, dudit M. Lecoq, quatre liasses de faux billets de banque, imités aux pointes d’asperges ! Je les ai tenus dans ma main : c’était à se demander si on avait la berlue. On en saisit là pour quatre millions !
– Quatre millions ! répéta le pourtour. Adolphe continua :
– Vous souvenez-vous de la soirée du dimanche, trois jours avant l’événement, dans la voiture de Livry, où nous étions, diverses soustractions furent commises…
– Ma boîte d’argent, s’écria Mme Blot.
– Celle de Mme Champion, qui était fort belle, ayant coûté quatre-vingts francs en fabrique, et mon propre portefeuille. Je soupçonnais dès lors…
– C’est bien rare, l’interrompit M. Tourangeau, qu’on signale des voleurs dans ce pays-ci.
– Vous avez joliment bavardé ! ajouta la veuve de l’huissier. Vous aviez défié les Habits Noirs !
– Désormais, bien fin qui connaîtra la couleur de mes paroles ! Le poisson est muet, cela fait sa force. C’était pour arriver à vous conter un détail, en preuve de l’adresse diabolique de ces coquins. Vous savez, Médor, le chien qui avait ma confiance. Ça m’étonnait qu’il n’eût pas aboyé. Quand j’allai, le lendemain de l’événement, pour lui porter sa nourriture, je vis qu’on me l’avait changé contre un animal de la même espèce, mais privé de vie et empaillé…
Le drame
La caverne des bandits – La chanson de la boue
– Pi… ouitt !
C’est ainsi que les voleurs s’appellent entre eux dans les mélodrames, afin que nul n’en ignore. Ils ont peur de n’être pas découverts. Sous l’aqueduc d’Arcueil, construction romaine, il est un profond souterrain. C’est là qu’Édouard, fils de Josepha, a grandi parmi les mauvais exemples. Pi… ouitt !
Pi… ouitt ! On le place chez le baron Verdier dans un dessein coupable. Ses amours avec la comtesse Fra Diavolo, rôle de genre, confié à Mlle Talma-Rossignol. Il est chassé de la maison parce que le baron ressent les tourments de la jalousie. Les boutons de diamant. Grande scène à ce propos entre Olympe Verdier, l’ancienne femme de Paolo, et la jeune ingénue Sophie.
Cela fait trois tableaux très intéressants. Au quatrième, nous sommes sous les ponts, décor dû au pinceau. La comtesse Fra Diavolo chante la chanson de la boue avec un succès flatteur. Pas de sergents de ville. Trois-Pattes veille et dissimule, mais dans une intention louable. Il désire se procurer le scapulaire de la Merci. M. Médoc (qui n’est autre que Rodolfo), a la même ambition ; il entasse dans ce but intrigues sur supercheries et entraîne le baron Verdier dans le piège. Tableau d’intérieur : Édouard et Sophie, amour pur. Vie respectable de la vieille mère qui veut donner des acomptes.
Sixième changement, à vue : l’estaminet de L’Épi-Scié. Danse de caractère, dix-huit billards, six clowns, trois cannibales. Dame instruite à avaler des sabres. Fra Diavolo faux marguillier, est assassiné par ses propres Habits Noirs ! Olympe Verdier retrouve au cou d’Édouard la croix de sa mère ! ! ! Trois-Pattes surprend le secret des bandits de la montagne ! ! !
– Pi… ouitt !
– L’harmonie du ruisseau. Polka de la poudrette.
La salle
– Le mérite d’une œuvre d’art est dans la simplicité, professa le critique sérieux. L’école de Beaumarchais fut déjà une décadence. Mais il était doué de beaucoup d’esprit naturel.
– Est-ce que nous allons voir la caisse guillotiner ce pauvre Médoc ? demanda Mme Touban à Sensitive ; ce serait roide !
– La censure, répondit le poète.
– Ils ont glané ça et ça, fit observer Cotentin, mais c’est châtré, cette machine !
– Mais enfin, dit Céleste, le trésor du colonel ?
Depuis la mort du baron Schwartz, M. Champion, dans les grandes circonstances, imitait son laconisme.
– Descente de police, là-bas, en Corse, répondit-il. Ruines du couvent fouillées. Pas de résultat. Couvent miné, sauté, néant !
– Les Habits Noirs existent donc encore ? demanda l’huissière. Adolphe haussa les épaules.
– On en a coffré une demi-douzaine, tout au plus : Cocotte, Piquepuce, le fretin. J’ai vu ces choses-là de près, puisque l’instruction se fit dans ma propre chambre…
– Contez-nous donc l’instruction.
– Eh bien ! il y avait deux témoins, car ce M. Bruneau, qu’on nomme ouvertement M. André Maynotte, depuis qu’il y a ordonnance du roi pour sa sauvegarde…
– Le premier mari ! dit Mme Blot.
– Le père de notre sieur Michel, oui ; ce M. Maynotte, disais-je, avait pris la poste et Mme la baronne l’avait suivi. Je trouvai ça inconvenant, mais la suite a démontré que c’était la nature. Les deux témoins étaient le conseiller Roland et le chef de division Schwartz ; pas de la petite bière ! Ils déclarèrent tout d’abord avoir envoyé leur démission à leurs ministres respectifs, ayant désormais à remplir un devoir sacré incompatible avec leurs fonctions publiques. Ils établirent que M. Schwartz avait été assassiné par M. Lecoq.
– Médoc ! ah ! le coquin de Rodolfo !
– Et que M. Bruneau, sans malice aucune, avait refermé la porte de la caisse sur ce sanguinaire scélérat qui était en train de décharger dans sa poitrine, à lui, M. Bruneau, le second coup de son pistolet…
– Mais comment tout ce monde était-il là ?
Les coulisses
Le dernier tableau s’achevait. Olympe Verdier, entourée de cadavres, remerciait son Dieu, Etienne et Maurice tombèrent dans les bras l’un de l’autre derrière la toile de fond.
– Tu t’es donc marié ?
– Tu as donc fait recevoir enfin ta pièce ?
– Oui, répondit Etienne d’un air sombre, ma pièce.
– Pourquoi ne viens-tu pas nous voir ? reprit Maurice, que de choses dans ces deux années !…
– Oui, gronda Etienne, que de choses !
– Olympe Verdier, ma chère et charmante mère, est redevenue Julie Maynotte ; M. Bruneau a vu la fin de ses traverses…
– Je ferai une autre pièce avec ça…
– Ah ! non ! celle-ci suffit pour ta fortune et pour ta gloire.
– Pour ma fortune ! dit Etienne ; sur dix pour cent de droits, j’ai donné quatre pour cent à M. Alfred d’Arthur et quatre pour cent à M. Savinien Larcin…
– Ah ! diable ! restent deux pour cent, c’est maigre !
– Le directeur s’en est contenté, fit Etienne avec un soupir.
– Alors, il ne te reste que la gloire !
– L’auteur ! l’auteur ! cria la salle en ce moment. Etienne s’arracha une forte poignée de cheveux.
– Messieurs, annonça le grand comédien, chargé du rôle de Trois-Pattes, le drame que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de MM. Alfred d’Arthur et Savinien Larcin !
– Eh bien ! et toi ? demanda Maurice.
Sortie du théâtre
– Ça ne fera pas le sou ! pronostiqua Sensitive.
– En voilà pour deux cents représentations, dit Tourangeau. J’y enverrai tous les gens bien de ce pays-ci.
– Mais on ne révèle pas le fameux secret renfermé dans le scapulaire, fit observer Mme Touban.
– Racine eût fait autrement que cela ! déclara le critique.
– Pour vous finir, dit Adolphe Champion à Mme Blot, l’ancien conseiller et l’ancien commissaire de police travaillent comme des nègres à la révision du procès de Caen. Edmée, Mme Michel, a voulu que tous les créanciers de M. Bancelle fussent payés intégralement et la pauvre vieille Mme Bancelle est morte bien heureuse. Mme Maurice a une jolie petite fille, Mme Michel a un beau petit garçon, la maison va comme un charme. Mme Maynotte est belle à faire trembler… et moi, je pêche deux fois par semaine.
– Mais, demanda la veuve de l’huissier, cette affaire du faux Louis XVII !…
– Mon cher marquis, disait le puissant ami de Gaillairdbois en sortant avec lui d’une loge grillée, ce Lecoq était un mâle ! Le roi est de plus en plus amoureux de son cruel faubourg. Retrouvez-nous donc ce petit truc qui a le nez de Saint Louis !
– La voiture de M. Maynotte ! cria un grand laquais.
– Tiens ! dit Gaillardbois, ils étaient dans l’autre loge grillée, en face !
Avant de monter dans son équipage, le puissant ami du marquis décacheta un pli qu’un homme décent venait de lui remettre.
– C’est un épilogue, murmura-t-il. Le comte Corona vient d’être poignardé dans la campagne de Sartène par le nommé Battista, cocher de sa femme. Une jolie personne.
Et il ajouta, en s’adressant à ses gens :
– À la préfecture !
Le café du théâtre
Des grogs en quantité, quelques bavaroises. Unanimité de cigares.
– La petite Talma n’aura pas la vie pure !
– Laferrière n’a plus que douze ans…
– Etienne ! s’écria Savinien Larcin en réponse à une question indiscrète, quel Etienne ? Connais pas cet oiseau-là.
– Si la censure avait voulu laisser un peu de liberté, professait Alfred d’Arthur au milieu des complimenteurs, la maison Schwartz aurait bien acheté le manuscrit deux ou trois cent mille francs. Attendons le réveil du peuple !
– Envoyez-moi la brochure, dit le critique sérieux à Savinien. J’ai noté çà et là quelques tournures de phrases qu’on ne trouve pas dans Laharpe. À propos, comment vous excuser auprès du public d’avoir escamoté le fameux secret des Habits Noirs ?
– En annonçant notre prochain drame : Le Secret de la Camorra ou Fra Diavolo au couvent de la Merci.
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Mars 2006
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