Olga Forche
VÊTUS DE PIERRE
(1923)
Table des matières
CHAPITRE PREMIER Un homme fini
CHAPITRE II Le salon de ma tante
CHAPITRE III Le voyage au lac de Côme
CHAPITRE V Les cous de tourtereaux
CHAPITRE VII Les tilleuls en fleurs
CHAPITRE VIII De Thèbes, ville de L’Égypte Ancienne
CHAPITRE X Vêtu de pierre sous Catherine II
CHAPITRE PREMIER Vroubel-le-Noir
CHAPITRE II Le Dieu des chèvres
CHAPITRE IV À cinq heures sonnantes
CHAPITRE VI Un tas de galettes
CHAPITRE VIII Le retour au pays
CHAPITRE IX L’araignée et le pic
À propos de cette édition électronique
Olga Forche a totalement disparu de la mémoire collective, au point qu’il est absolument impossible de trouver une occurrence la concernant sur le moteur de recherche Google ; et lorsque vous aurez lu ce beau livre, vous vous demanderez : pourquoi ?...
Cette écrivaine russe n’était pourtant pas une inconnue. C’est elle qui ouvrit le deuxième congrès des écrivains de l’U.R.S.S, en décembre 1954, en tant que doyenne des romanciers soviétiques (50 ans d’activité littéraire).
Le présent roman fut réédité près de vingt fois, dans les trente ans qui suivirent sa parution en 1923.
Notre espoir est que la présente édition permettra de (re)découvrir cet auteur, de lui (re)donner une petite place dans le panthéon littéraire.
Coolmicro
Le 12 mars 1923, le jour où moi, Serguéi Roussanine, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, il s’est produit une chose qui acheva d’extirper mes sentiments de monarchiste et de gentilhomme. De ce fait, plus rien ne m’empêche de révéler au public le secret que j’ai gardé toute ma vie. Mais nous y reviendrons…
Né en 1840, j’ai survécu à quatre empereurs et à quatre grandes guerres, dont la dernière était mondiale, sans précédent dans l’histoire. J’ai servi dans la cavalerie, je me suis distingué au Caucase et j’allais faire mon chemin, lorsque, en 1887, un événement me désarçonna, pour ainsi dire, sans retour. Je pris ma retraite et m’enterrai dans ma propriété jusqu’à ce qu’on l’ait incendiée pendant la révolution. Notre domaine d’Ougorié, dans la province de N., touchait à celui des Lagoutine.
Nos grands-pères les avaient acquis en même temps, nos grands-mères projetaient d’unir un jour les deux patrimoines par les liens de l’Hyménée en mariant leur petite-fille à leur petit-fils. C’était dans ces intentions et d’après le cadastre qu’on achetait de nouvelles terres.
C’est ainsi que nous avions grandi, joué, étudié ensemble. À dix-sept ans nous écoutions le rossignol en échangeant des serments. Et tout se serait accompli selon la volonté de nos familles et en accord avec nos inclinations, n’eût été ma sottise. J’ai été l’artisan de mon propre malheur.
Aux dernières vacances, j’amenai mon camarade Mikhaïl. Entré chez nous en troisième année, il venait de l’école de cadets Saint-Vladimir, de Kiev ; or, nous autres jeunes gens de la capitale, regardions de haut ceux de la province. Il était d’ailleurs peu sociable, toujours absorbé dans la lecture. Avec cela, joli garçon, de type italien : des yeux de flamme, des sourcils joints. Il était natif de Bessarabie, de père roumain ou moldave.
Les documents conservés aux archives ne donnent aucun renseignement sur son physique, ce qui n’est pas étonnant. En prison, on note le signalement de ceux qui doivent un jour être élargis, pour le cas où il y aurait récidive. Or, la situation de Mikhaïl était différente : pendant vingt ans, chaque premier du mois, on faisait à son sujet un rapport au tsar : un tel, détenu à tel endroit…
Et le souverain daignait toujours confirmer sa décision du 2 novembre 1861, stipulant la détention cellulaire de Mikhaïl j u s q u’à n o u v e l o r d r e.
On devrait toujours imprimer ces mots en caractères espacés, pour secouer le lecteur indifférent, adonné à ses joies et peines personnelles.
Attention, lecteur, attention ! Il n’y a jamais eu de nouvel ordre !
Incarcéré sans jugement ni enquête, sur simple dénonciation, un noble jeune homme a vieilli dans la solitude du ravelin Alexéevski.
Le tsar suivant, Alexandre III, reçut du chef de la police Plévé le même rapport et fit connaître sa volonté suprême ; si le détenu le désire, l’envoyer en résidence surveillée dans les régions lointaines de la Sibérie.
Il est concevable qu’en ce régime de féroce hypocrisie le directeur de la prison ait présenté cette résolution à un homme qui avait perdu la raison depuis longtemps et ne savait plus son propre nom. En réponse à la lecture solennelle du papier et à la joie des geôliers, Mikhaïl a dû se blottir sous sa couchette, comme il le faisait plus tard à l’asile d’aliénés de Kazan, lorsqu’on venait le voir.
Il ne manqua à cette habitude qu’à notre dernière entrevue, sans doute pour l’unique raison qu’il n’avait plus la force de sauter du lit, car il était mourant. Mais ses yeux hagards où se lisait l’épouvante, la souffrance mortelle de la victime cherchant à fuir ses tortionnaires, ses yeux me poursuivent du matin au soir, à toute heure de mon existence.
Pouvait-il en être autrement ? Car enfin, c’est moi le vrai fauteur de cette mort tragique, solitaire, inutile.
Certain lecteur, en lisant ces notes, dira que mon crime est de nature psychologique et que le tribunal le plus sévère m’aurait acquitté. Mais le lecteur ignore-t-il donc que parfois l’homme le plus irresponsable, acquitté par tous les jurés, se suicide, condamné par sa propre conscience ?
Le sort énigmatique de Mikhaïl intéresse depuis longtemps les investigateurs. L’un d’eux, voulant percer le mystère de ce Masque de Fer russe, s’est adressé au public dès 1905 par la voie de la presse, pour avoir quelques éclaircissements sur cette affaire. J’en ai attrapé une maladie de nerfs, mais j’ai gardé le silence.
Je n’étais pas prêt, n’étant pas encore devenu ce que je suis. Je ne pouvais dire tout haut : le délateur de Mikhaïl Beidéman, incarcéré sans jugement ni enquête au ravelin Alexéevski, c’est moi, Serguéi Roussanine, son camarade d’école militaire.
On a recueilli et publié tout récemment des documents authentiques sur des prisonniers de marque restés jusque-là mystérieux.
Ivan Potapytch, mon logeur, se procure parfois des livres. Un jour, il a apporté ces feuillets. Après les avoir lus, il me les a remis : Tenez, dit-il, voici la vie des martyrs ; ils ont beau être des malfaiteurs, on ne peut lire ça sans pleurer.
J’ai lu le texte et l’ai relu à maintes reprises… Ah, qu’ils sont révélateurs, les faits énoncés dans les brefs renseignements sur Mikhaïl ! J’ai senti le sol se dérober. Une masse énorme m’a écrasé dans sa chute. C’est ainsi que le sapeur périt lui-même de l’explosion qu’il a provoquée pour tuer l’ennemi. Ma mine à moi a été posée il y a soixante et un an.
Certes, ce n’est pas à moi, un vieillard contemporain de quatre empereurs, de passer impunément par la révolution.
Pourquoi ne suis-je point mort glorieusement, comme mes camarades tombés au champ d’honneur, ou condamné par le tribunal révolutionnaire comme un ennemi déclaré ? Qui serai-je dans le souvenir de la postérité ? Quel nom me donnera-t-on ?
Mais advienne que pourra : mon heure a sonné, je me confesse.
De la promotion 1861 de l’école militaire Constantin, il ne reste que deux représentants : moi-même et Goretski, général d’infanterie, chevalier de l’ordre de Saint-Georges donnant droit au port de l’arme d’or. Aujourd’hui, comme l’indique son livret de travail, il est Savva Kostrov, natif de la ville de Vélij, gardien des water-closets au théâtre.
Las de souffrir la faim, il est content de cet emploi tranquille dont il s’acquitte en toute conscience, à ce qu’il prétend, et qui lui vaut assez de pourboires pour se payer des douceurs. Cet homme qui a gaspillé deux fortunes, en est à se délecter comme un gosse d’une livre de halvâ.
À notre dernière rencontre je lui demandai : « Te rappelles-tu, mon vieux, l’attaque de l’aoul Guilkho ? » Ragaillardi, il leva, en guise de sabre, le vieux balai dont il frottait le carrelage de son établissement. Il se rappelait maint détail, mais oublia que c’était lui, Goretski, et non Voïnoranski, qui avait emporté la place dans un assaut téméraire.
Le vieillard n’avait plus souvenir de son propre rôle. Mikhaïl Beidéman, dans sa folie, croyait s’appeler Chévitch, après avoir vu ce nom inscrit sur un mur ; quant à moi… se peut-il que la prédiction qu’on m’a faite à Paris s’accomplisse ?
Mais je m’écarte du sujet. Il faut pourtant reconnaître qu’en publiant des mémoires je perds ma personnalité, comme disent les Chinois.
Il arrive à certaines gens de mourir tout en continuant à vivre, ou plutôt de traîner par des restes d’eux-mêmes leur corps exténué, jusqu’à ce qu’il pourrisse.
J’évoque Goretski à cheval, le sabre au clair, devant ses troupes, tel qu’on le représentait en image il y a un demi-siècle, et le voici gardien des cabinets d’aisance.
Je lui donnai de quoi s’acheter cent grammes de halvâ, en l’embrassant avant de le quitter, lui, le seul homme qui me connaisse sous le nom de Serguéi Roussanine.
Quand ce manuscrit aura paru et révélé ma conduite envers mon ami, j’espère ne plus être de ce monde.
Les voilà sous mes yeux, ces fatals renseignements sur Mikhaïl ! J’enverrai mon obole à la Commission des archives. Elle contiendra ce qu’on ne peut tenir d’aucune source et que recèle mon âme en détresse.
J’habite une grande maison, autrefois célèbre. Sa salle d’honneur au plafond mouluré servit de décor à des bals fastueux où je remportais mes premiers succès mondains. Plus tard, quand l’immeuble eut passé en mains privées, j’y perdais au billard face à Goretski, passé maître dans ce jeu. Il y avait là des cabinets particuliers où nous nous soûlions jusqu’à l’abrutissement, et à l’aube les laquais nous ramenaient chez nous en voiture, enveloppés dans nos capotes.
Ces débauches correspondaient chez moi à des accès de désespoir dus à mon malheureux amour pour Véra, dont je reparlerai ci-dessous. Je brûlais la chandelle par les deux bouts l’année où Mikhaïl, qui avait combattu avec les troupes de Garibaldi, disparut sitôt franchie la frontière de Finlande et, comme je viens de l’apprendre, fut muré dans une oubliette du ravelin.
Mais revenons à l’ordre du jour, selon l’expression moderne…
Je loge maintenant dans les combles de cette mémorable maison. Ivan Potapytch, ancien domestique du dernier propriétaire, m’a engagé comme bonne d’enfants pour ses petites-filles.
Il n’a que soixante ans, c’est un robuste vieillard qui vit seul avec les deux gamines. Le typhus ayant emporté son fils et sa bru, les fillettes sont venues chez lui d’elles-mêmes. Elles n’avaient plus que leur grand-père.
Dans l’immeuble il y a un foyer et une cantine. Potapytch y lave la vaisselle, en échange de quoi le cuisinier lui donne trois portions de soupe et deux seconds plats. Moi, une assiettée de soupe et une tranche de pain noir me suffisent, il faut laisser manger les jeunes. Je les aime bien, ces petites. En ces années terribles, elles furent mon unique consolation.
Mais il ne s’agit pas de ces enfants, surtout qu’elles n’ont plus besoin de moi depuis que je les ai menées à l’école : dès le lendemain, elles y allèrent seules.
Potapytch, qui lave la vaisselle à longueur de journée, déclare : « Sous la NEP il y a de nouveau des riches, voilà qu’on se remet à salir les assiettes plates autant que les creuses ».
Il n’y a personne dans la pièce jusqu’au crépuscule. Quand je ne fais pas mon métier, je peux écrire. Mon métier, c’est la mendicité. Je longe la perspective Nevski, côté ombre, du pont de la Police à la gare Nicolas, et pour revenir je tâche de prendre le tramway. C’est que mes jambes enflées ne vont plus !
Quand je demande l’aumône, je rencontre beaucoup de connaissances qui font la même chose que moi. Ils ne me reconnaissent pas, mais moi je les reconnais. Bien que je ne sois plus dans le train depuis des années, comme je l’ai dit, je m’intéressais à la vie contemporaine lors de mes séjours dans la capitale. On me montrait les personnages en vue, on les nommait…
Je pense, en tout cas, qu’ils se connaissent très bien entre eux. Mais alors, même qu’ils se trouvent face à face, la main tendue, ils n’ont l’air de rien. Ils préfèrent s’ignorer.
Voilà l’adjoint d’un ministre – et de quel ministre ! – qui vend des journaux, entre autres L’Athée, fort en vogue. Si l’acheteur a l’air d’un ci-devant, le vendeur risque une observation : « Citoyen, vous devriez avoir honte d’acheter ça ». Et quand l’autre réplique : « Vous n’avez pas honte de le vendre, vous ?», il enfouit sa barbe dans son pardessus fripé et murmure, le visage en feu : « J’y suis contraint ! »
Mais trêve de bavardages. Aux faits ! Il m’est difficile aujourd’hui d’avoir de la suite dans les idées. Comme je suis toujours avec les gosses, je finis par emprunter leur langage. Je suppose néanmoins que pour ne pas nuire au naturel de mon récit, il faut laisser courir librement ma plume, sans retrancher les incursions spontanées de l’actualité. Avant d’envoyer le manuscrit au service d’archives, je l’épurerai afin qu’il vise un but unique : ressusciter dans la mesure du possible le martyre de mon ami.
Pour l’exemplaire à publier, je collectionne du papier blanc ligné, de première qualité, ce qui m’oblige à doubler ma promenade le long de la perspective Nevski en parcourant aussi l’autre trottoir, côté soleil. Quant au tramway, je ne me permets plus ce luxe. Si la receveuse ne veut pas me prendre gratuitement, pour l’amour de Dieu (je n’emploie jamais la formule actuelle : « secourez un camarade en chômage»), je descends à la prochaine station et je chemine lentement, comme un chien qui retourne à sa niche.
Je mets de côté tous les billets de cent roubles pour acheter du papier, une plume et de l’encre pour la copie. Tandis que ce brouillon, je l’écris au verso des papiers de l’ancienne Banque centrale. Nos fillettes en ont apporté des masses du rez-de-chaussée.
Suis-moi donc, lecteur, pas à pas vers le calvaire de Mikhaïl, depuis notre première rencontre. Allons d’abord au pont Oboukhov où se trouve notre école d’officiers. C’est de là que, nos études terminées, nous fûmes promus dans le même régiment d’honneur.
L’édifice n’a guère changé depuis. Il a toujours sa noble façade à colonnes ; seulement l’avenue a pris le nom d’« Internationale » qui reflète l’époque révolutionnaire, et sur le fronton il est écrit en lettres rouges : « École d’artillerie n° 1 ».
Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujours surmontées de têtes de lions qui tiennent des anneaux entre les dents, et celles de l’étage s’ornent de casques à plumets. Les deux canons de l’entrée ne sont pas à nous, on les a placés là récemment. De mon temps, c’était une école d’infanterie ; nous étions de service à l’intérieur du palais, nous fréquentions les bals de l’institut Smolny, bref, nous étions assimilés aux écoles de la Garde. Cette proximité de la vie de cour, ainsi que la lecture des publications étrangères, notamment de la maudite Cloche de messieurs Ogarev et Herzen, furent cause de la tragédie de Mikhaïl. Mais n’anticipons pas…
Le portail de l’école a conservé ses écussons aux haches croisées, et le jardin ombreux s’étend toujours derrière le mur jaune. Certains bouleaux, si graciles jadis, sont devenus énormes.
Les hommes de ma génération sont de bonne trempe : les multiples épreuves n’ont pas affaibli ma mémoire, et je puis évoquer à mon gré n’importe quel souvenir.
Je me rappelle notre jardin, je le regarde attentivement et j’en reconnais la disposition : mais oui, ce sont bien eux, ces deux érables parmi les tilleuls, symbole de notre brève amitié… Nous avions lu du Schiller ensemble et planté ces deux arbrisseaux en l’honneur de Posa et de don Carlos, qui incarnaient dans mon esprit Mikhaïl et moi-même.
Ah, comme certaines manifestations de sentiments sont impressionnantes !
Je chancelai, pris de vertige. Une douleur aiguë me déchira, le cœur. Appuyé sur ma canne (les braves petites-filles de Potapytch y ont mis un bout en caoutchouc pour l’empêcher de glisser) je m’assis sur une borne en face de la clôture.
Des affiches papillotent devant mes yeux : « Société d’amis de l’aviation »… « Les instructeurs rouges à la campagne rouge ! »… « Réforme de l’ancienne Église ». Et tout en haut, dans des serpentins multicolores : « Théâtre synthétique ». Kobtchikov, le seul artiste de la troupe, fera de tout, depuis le trapèze jusqu’à la tragédie…
Comment y arrivera-t-il ? Ma pauvre tête déménage, assaillie de pensées incohérentes. À côté de ce qui m’entoure, surgit avec encore plus de relief ce que l’histoire a enterré. C’est enterré, en effet, mais non oublié !
Je me rappelle notre première rencontre. J’étais en pénitence sous l’horloge pour être venu en retard à la prière, lorsque Pétia Karski, passant au galop, me cria :
– On nous a amené des nouveaux de Kiev, il y en a un qui a l’air d’un diable, ma parole !
Les nouveaux défilèrent près de moi pour aller au bain. Ils étaient quatre. Trois ne présentaient, comme on dit, aucun signe particulier, mais le dernier, grand et mince, avec des sourcils noirs, attirait l’attention. Ce qui le distinguait encore, c’est qu’aucun de ses gestes n’avait cette rigidité soldatesque qui nous était commune.
Il marchait à l’aise, la tête un peu rejetée en arrière, une ombre de mélancolie sur son visage mat, aux sourcils de jais. Je le trouvai très beau et sympathique.
Le même jour, dans la soirée, je parlai pour la première fois à Mikhaïl, qui était mon voisin de dortoir. Après le souper et la prière, les élèves restaient seuls et c’était notre heure préférée.
Malgré l’interdiction formelle de jouer aux cartes, chacun, comme de juste, en avait un jeu sous son matelas, et on profitait de ce moment de liberté pour faire une partie. Afin de donner le change à nos mentors, on érigeait sur la table une muraille de livres et l’un de nous, désigné par tirage au sort, lisait à haute voix. Mais ce soir-là la lecture n’était pas un simple manège : massés sur les bancs et la table, autour du lecteur, nous écoutions avidement les pages captivantes du Prince Sérébrianny. Le roman n’était pas encore paru, c’était un ami de l’auteur qui nous en avait prêté un exemplaire manuscrit.
– Quelle idée de mastiquer du pain d’épice à l’eau de rose, dit Mikhaïl agacé, en se dirigeant vers sa couchette.
Personne ne fit attention à ces paroles ; mais moi, elles me frappèrent.
Je savais par ma tante, la comtesse Kouchina, que toute la cour s’était dernièrement extasiée sur le Prince Sérébrianny que l’auteur en personne lisait aux soirées de l’impératrice. La lecture terminée, sa majesté avait offert à l’écrivain une breloque d’or en forme de livre, qui portait sur une face « Marie », sur l’autre : « En souvenir du Prince Sérébrianny » et les portraits de jolies demoiselles d’honneur, ses auditrices, costumées en muses. Il est vrai que le comte Bariatinski trouva le roman futile, mais c’était là, bien sûr, un effet de la jalousie entre gens du monde. Or, Mikhaïl, lui, n’avait ni la haute naissance ni les goûts d’un seigneur de la cour. Quelle dent pouvait-il donc avoir contre le comte Alexéi Tolstoï ?
Je me mis au lit à côté de Mikhaïl, et le voyant encore éveillé, je lui demandai de m’expliquer sa phrase. Il le fit de bonne grâce, sans la morgue que je lui supposais.
– Voyez-vous, le comte Tolstoï lui-même, au dire d’un de ses amis intimes, avoue qu’en représentant un despote enivré de pouvoir, il a souvent jeté sa plume, moins indigné par le fait qu’un Ivan le Terrible ait pu exister que par la veulerie de la société qui a subi sa tyrannie. Mais au lieu de formuler dans son roman ses sentiments civiques, il l’a enjolivé de mièvreries. Je fonde plus d’espoir sur la trilogie qu’il est en train de créer.
– Moi, j’ai entendu dire que cette trilogie est un projet téméraire qui n’aura sans doute pas l’approbation de la censure.
– C’est fort possible ; cette œuvre flétrira, bien qu’à mots couverts, l’autocratie, reprit Mikhaïl. Évidemment, ce sera ainsi à condition que l’œuvre soit conforme à l’ébauche présentée par le comte à ses amis. De nouveau Ivan le Terrible, pour satisfaire ses instincts de domination, foule aux pieds tous les droits humains. Le personnage du tsar Fédor, sublime par lui-même, incarne le découronnement de la monarchie en tant que principe. Boris Godounov, lui, est un réformateur. Mais la lutte pour le pouvoir tue sa volonté et obscurcit sa raison… Certes, on ne peut qu’applaudir à une telle œuvre, paraissant à la veille des réformes, quand on a tant besoin d’écrivains doués de vertus civiques.
Et il prononça avec une intonation particulière :
– Car enfin, c’est au sommet qu’on doit comprendre tout d’abord que les réformes et l’autocratie sont incompatibles ! Si on s’engage dans la voie des réformes, il faut renoncer à l’autocratie qui est un mensonge odieux.
La lune, entrée par la fenêtre, éclairait Mikhaïl en plein visage. D’une pâleur inspirée, avec des yeux de flamme, il était d’une beauté inquiétante.
– Vos paroles me choquent, dis-je, et je ne veux même pas chercher à les approfondir. Elles sont blessantes.
– Tiens ? Voilà qui est curieux ! Mikhaïl, soulevé sur le coude, me dévisagea comme s’il me voyait pour la première fois.
C’était sa manière. Il ne discernait pas ses interlocuteurs. Telle était la puissance de sa vie intérieure, qu’il ne s’arrêtait qu’aux ripostes, comme un cheval sauvage qui se cabre devant un obstacle, cherchant son chemin d’un œil de feu. Il avait d’ailleurs beaucoup de douceur et de délicatesse innées.
– Pourquoi est-ce que mes opinions vous blessent ?
– Elles sont contraires aux miennes, répliquai-je. Ma tante, la comtesse Kouchina, qui fut pour moi une seconde mère, m’a appris à être un sujet fidèle de l’empire et à fonder mon obéissance sur la religion.
– Votre tante reçoit les slavophiles ? interrompit Mikhaïl.
– Non, mais quelques écrivains qui leur sont proches. Voulez-vous y aller avec moi dimanche prochain ?
Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu inviter Mikhaïl. Du reste, par crainte du scandale que ses jugements audacieux risquaient de provoquer, je me ressaisis aussitôt :
– Je vous préviens que ma tante est contre l’affranchissement immédiat des paysans, de sorte qu’il y a beaucoup de choses qui pourront vous déplaire dans son salon.
– Cela ne m’embarrasse pas le moins du monde, déclara Mikhaïl. Pour mieux battre l’ennemi, il faut le voir de près !
Et il découvrit dans un rire ses petites dents blanches.
Il ignorait les transitions. Tout, depuis son pas saccadé jusqu’aux sourcils noirs dans le visage blanc, jusqu’aux sautes de son langage, tantôt agressif, tantôt simple et d’une candeur enfantine – tout dénotait en lui, comme on dit de nos jours, un profond déséquilibre psychique. Mais c’était peut-être ce trait qui me séduisait le plus, moi, élevé dans une stricte discipline. L’impulsion subite, fatale à nos destins, qui me fit introduire Mikhaïl au sein de ma famille, me poussa également à le présenter au père de Véra et à le recommander en termes si chaleureux qu’il fut invité dès le premier contact, ou peu s’en faut, à passer ses vacances dans la propriété des Lagoutine.
La bibliothèque de ma tante, la comtesse Kouchina, où avaient lieu les causeries du dimanche, attestait sa passion des sciences occultes.
Cette pièce aurait pu servir de décor aux prédications du comte de Saint-Germain et aux débuts de Cagliostro.
Au-dessus du canapé d’angle tendu de velours, s’alignaient dans des cadres bizarres des tableaux symbolisant, paraît-il, les neuf cercles infernaux de Dante. Ma tante classait le grand poète italien parmi les adeptes de la société secrète dont elle faisait partie dès son jeune âge, à en croire ses allusions. C’est pourquoi, montrant sur le mur d’en face, un diagramme dû à sa main et peut-être à sa fantaisie, elle aimait à dire :
– Mon inspiration est absolument pareille à celle de Dante, et s’il ne l’avait pas reconnu, il ne me l’aurait certes pas confirmé par trois coups de pied de table.
La mode était alors aux tables tournantes et à la communion avec les esprits, qui passionnait non seulement les exaltés dans le genre du poète Tioutchev, mais aussi des gens plus sérieux.
Le diagramme de ma tante qu’elle appelait le « système ptolémaïque appliqué à l’empire de Russie » tenait toute la largeur du mur et ressemblait de loin à une cible de tir en plein air.
Sur un fond de satin azur, censé figurer la voûte céleste, il y avait un grand cercle blanc qui en renfermait plusieurs autres, concentriques. Tous étaient cousus par ma tante sur le disque bleu clair. Je me rappelle que le cercle jaune, inclus dans le blanc – la divinité – représentait l’autocratie, et que le cercle de la noblesse, vert gazon, couleur d’espérance, en contenait un noir, celui du laboureur. Ils étaient en belle étoffe, bordés d’un magnifique point de chaînette, et s’emboîtaient les uns dans les autres comme des œufs de Pâques. Cela flattait l’œil et parlait à l’imagination.
Promenant sur le diagramme sa petite main baguée, ma tante raisonnait quelque visiteur qui se prononçait pour l’affranchissement immédiat des paysans.
– Alors, mon cher, disait-elle, tu voudrais détruire l’harmonie de la sphère russe ? Dès que tu arracheras un des cercles, ils tomberont tous. Le point de chaînette, c’est une suite de mailles qui tiennent les unes aux autres : il faut le garder intact, car si on y touche il se défait jusqu’au bout.
Ma tante recevait dans sa bibliothèque l’écrivain Dostoïevski. Personne, à l’époque, ne le considérait comme un maître, et si, pour évaluer la renommée, on applique au domaine des lettres la hiérarchie militaire, qui m’est plus accoutumée, je ne crois pas mentir en disant que son grade ne devait pas dépasser celui de commandant. Grigorovitch, comparé à lui, était lieutenant colonel, et Ivan Tourguénev – général, comme l’avait décrété une fois pour toutes ma bonne tante.
Ses soirées comprenaient d’ordinaire deux parties. La première, où l’on causait, avait pour cadre la bibliothèque et se terminait par un thé léger. La deuxième consistait en un souper servi dans la salle à manger, pour les amis et la famille.
La bibliothèque s’ouvrait aux gens de toute condition, tandis que le souper était strictement réservé aux intimes.
Les hôtes de la bibliothèque savaient d’avance qu’ils n’avaient droit qu’au thé, après lequel ils prenaient congé de la maîtresse de maison.
Ayant invité Mikhaïl à mes risques et périls, je le priai en chemin de modérer l’expression de ses opinions ou, encore mieux, de les garder pour lui.
– Sois tranquille, répondit-il, un futur homme public doit aussi apprendre à observer.
Nous nous étions mis à nous tutoyer dès le lendemain de notre conversation au sujet du Prince Sérébrianny. Comme d’un commun accord, nous évitions les controverses politiques, par crainte instinctive de rompre ces attaches sentimentales, indépendantes de la volonté humaine, qui, pour des raisons inconnues de la science, lient parfois d’amour ou d’amitié des individus très différents.
Ces entrecroisements d’existences humaines ne seraient-ils pas régis par les horoscopes personnels, pour que chacun subisse toutes les épreuves qui lui sont prédestinées ? La suite des événements devait confirmer cette hypothèse.
Nous entrâmes dans la bibliothèque. Mikhaïl baisa avec un respect affecté la main de ma tante qui lui dit avec bienveillance, en le tutoyant selon son habitude :
– Ah, tu es l’ami de Sérioja ! Très bien, tu n’as qu’à nous écouter, nous, les vieux, cela te profitera. Je pense que vous êtes encore d’âge à prendre des leçons.
Ma tante, dont le visage aux yeux vifs s’encadrait de boucles blanches, portait toujours une robe de soie noire, à col de dentelles précieuses. Des bagues à chatons prétendus magiques ornaient ses doigts fins. Cette tenue immuable, jointe à son originalité de manière, la distinguait des dames de son milieu qui suivaient aveuglément la mode, et lui prêtait un charme énigmatique.
Ce jour-là, à part le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, vieillard de belle prestance, il n’y avait à la bibliothèque que des visages nouveaux, des élégantes, beaucoup de militaires et quelques jeunes pédants à face blême dont Pouchkine a dit si spirituellement : Dès qu’on les touche du doigt, leur omniscience jaillit, ils savent tout, ils ont tout lu.
À notre entrée, ces jeunes gens assaillaient à tour de rôle, tels des lévriers encore mal dressés pour la chasse, un homme de grande taille, entre deux âges, adossé à la fenêtre. Il leur répondait avec une irritation qui me surprit, et en termes nullement appropriés aux causeries mondaines.
– C’est Dostoïevski ! me chuchota ma tante, avec un orgueil mêlé d’indulgence pour cet homme qui ignorait les usages du monde.
– Oui, je l’ai écrit dans mon article et je ne me lasserai pas de le répéter : ayons foi dans la nation russe, phénomène exceptionnel de l’humanité ! s’écria Dostoïevski.
Il avait fortement appuyé sur les derniers mots, comme pour les incruster à jamais dans le crâne de ses auditeurs. Je m’aperçus que beaucoup d’entre eux en furent choqués : toute accentuation, aux yeux des mondains, est signe de mauvais goût ; or lui, il semblait accentué des pieds à la tête, avec ses gestes gauches, sa voix sourde et trop expressive. Bref, il n’avait pas l’ombre de cette amabilité prodigue, par laquelle une personne qui ne vous a rendu aucun service, sait mériter à jamais votre reconnaissance.
– Vous dites, monsieur ? Nous, les Russes, nous sommes un phénomène dans l’histoire de l’humanité ? éclata soudain un petit vieux correct, d’allures très européennes. Vraiment ? Même en tenant compte du fait que nous sommes à peine entrés dans la famille des peuples civilisés, et encore par contrainte, sous la trique du tsar Pierre ?
– À propos, interrompit un autre vieillard, ancien adorateur de ma tante. Habile timonier des réunions mondaines, il avait hâte de détourner la conversation des écueils pointus, pour l’amener dans un chenal tranquille. À propos, qui de vous se rappelle, mesdames et messieurs, comment Pogodine a tué raide une certaine Muse slavophile qui blâmait, à mots couverts, cette trique du tsar Pierre ?
Et les jeunes pédants de citer à qui mieux mieux la phrase de Pogodine : « Si salée, si épaisse que soit la bouillie cuisinée par Pierre Ier » commença l’un, et l’autre acheva aussitôt, comme s’il saisissait un plat au vol : « mais nous avons au moins de quoi manger, de quoi vivre».
La situation était sauvée ; le salon n’avait pas perdu son caractère léger, et on ne serait plus revenu aux matières pesantes, dans le goût des professeurs de collège, n’eût été l’étourderie de ma cousine.
– Pourquoi accordez-vous aux Russes cette préférence sur les Anglais et les Français, dit-elle en braquant sur Dostoïevski son face à main d’écaille.
Il commença par répondre sur un ton badin :
– L’Anglais, madame, se refuse à voir jusqu’ici le moindre bon sens chez le Français, et inversement. L’un et l’autre ne voient au monde que soi-même, et ils considèrent les autres peuples comme un obstacle à leurs desseins…
Mais l’instant d’après, Dostoïevski avait oublié la dame et le salon. Emporté par le torrent de ses idées, il balaya d’un coup la digue des convenances. Négligeant de proportionner l’éclat de sa voix aux dimensions de la pièce, il se lança dans une violente polémique, comme du haut d’une tribune.
– Tous les Européens sont ainsi. L’idée de l’humanité s’efface de plus en plus entre eux. Voilà pourquoi ils ne comprennent nullement les Russes et traitent d’impersonnalité le plus beau trait de notre caractère : l’universalité. Maintenant que le lien religieux qui unissait les peuples faiblit de jour en jour, maintenant surtout il faut…
À ce moment il se produisit une chose extraordinaire pour les mœurs de salon.
Mikhaïl qui fixait l’orateur de ses yeux ardents, oublia sa promesse et l’endroit où il se trouvait. Il s’avança tout à coup au milieu de la pièce, et ne se maîtrisant plus, cria :
– Si le lien qui unissait les peuples d’Europe se relâche, il faut le remplacer par un autre : le socialisme !
Ce fut un coup de foudre. Les dames poussèrent un cri, les jeunes pédants se parlèrent à l’oreille, ma tante se leva, courroucée. Dostoïevski, le visage légèrement pâli, jeta à Mikhaïl un regard intéressé :
– Notre discussion sera longue, dit-il. Passez chez moi un de ces jours.
J’ignore quel eût été le dénouement de cette intervention franc-maçonnique de Mikhaïl, si un incident d’un tout autre ordre n’était venu faire diversion. Un domestique qui apportait à ma tante un plateau chargé d’une énorme bouilloire anglaise, perdit pied, et il aurait échaudé Lagoutine, assis à proximité, si Mikhaïl n’avait bondi pour protéger le vieillard. Il reçut l’eau bouillante sur sa main droite qui devint aussitôt pourpre.
Les dames s’effarèrent, ma tante apporta un onguent et des bandes ; retroussant impérieusement la manche de Mikhaïl, elle le pansa.
Il faut que je signale ici un petit détail qui devait jouer par la suite un grand rôle : Mikhaïl avait au-dessus du poignet une envie en forme d’araignée. Les pattes fines semblaient tracées à l’encre sur la peau blanche. Cette tache résultait d’une frayeur que sa mère avait eue quand elle était enceinte de lui.
Une demoiselle charitable – je revois la scène comme si c’était aujourd’hui – lâcha un petit cri et voulu chasser l’insecte avec son mouchoir de dentelle ; Mikhaïl rit de bon cœur et expliqua l’origine de cette curiosité.
Les autres témoignaient leur compassion à la victime, plaisantaient d’araignée et la demoiselle. Mikhaïl répliquait sur le même ton et demandait grâce à ma tante pour le domestique maladroit.
C’est ainsi que dans la société mondaine une circonstance insignifiante change du tout au tout l’impression produite par une personne. Mikhaïl qui tout à l’heure semblait suspect et antipathique à la compagnie, devint soudain l’objet d’une attention aimable.
– Jeune homme, lui dit le vieux Lagoutine en prisant dans sa tabatière avec la grâce aristocratique propre aux gens d’autrefois, vous m’avez sauvé plus que la vie. Vous m’avez épargné l’horreur d’être ridicule. Je dois me présenter aujourd’hui à un raout au palais Mikhaïlovski, et si j’avais eu une ampoule à mon crâne chauve, j’aurais été contraint de garder la chambre, coiffé d’un fichu à la boulangère. Dostoïevski prit congé de l’assistance et prononça d’un ton significatif, en passant près de Mikhaïl :
– Alors, je vous attends chez moi pour continuer l’entretien.
Mikhaïl s’inclina en silence.
La gaieté régnait au salon : les beaux esprits calculaient la trajectoire éventuelle de la bouilloire et présumaient humoristiquement dans quelle partie de son corps chacun aurait pâti, sans l’intervention courageuse de Mikhaïl.
Comme il se retirait, ma tante lui dit :
– Reviens la prochaine fois avec Serguéi. Tu as bec et ongles, mon ami, mais c’est toujours mieux que la mollesse de nos savants freluquets. Enfin, avec le temps on te l’émoussera, ton bec. Tu es de l’école de Kiev, m’a dit Serguéi ; je sais d’où te viennent ces extravagances…
Elle faisait allusion à deux célèbres professeurs de Kiev, aux idées les plus subversives, dont l’un était parent de Herzen.
À ma joie, Mikhaïl baisa de nouveau la main de ma tante, sans répliquer.
Je dois signaler ici un autre détail important : parmi les invités il y avait une personne pour qui la main échaudée de Mikhaïl n’effaça ni n’adoucit nullement l’effet de sa phrase téméraire au sujet du socialisme. C’était le comte Piotr Andréévitch Chouvalov, jeune et brillant général, chef du IIIe bureau, bel homme dont le visage aristocratique avait la blanche immobilité d’un marbre. Rien de superflu dans ses gestes impeccables, dénotant l’énergie et une parfaite maîtrise de soi-même.
Chouvalov nous suivit dans le vestibule. Le vieux laquais de ma tante lui mit adroitement sa capote sur les épaules.
Tout en la boutonnant, Chouvalov dit, son regard aigu planté dans les yeux noirs de Mikhaïl :
– Jeune homme ! J’ai un conseil d’ami à vous donner : prenez garde, la hâte ne mène pas toujours à bon port. Rappelez-vous aussi cet aphorisme de Kouzma Proutkov : « La pondération est un ressort de toute sécurité dans le mécanisme de la vie sociale ».
Mikhaïl répliqua non sans malice, en découvrant ses dents blanches :
– Il existe un autre aphorisme de Kouzma Proutkov qui vous concerne, votre excellence : « Ne rasez pas tout ce qui pousse ».
Chouvalov arbora un charmant sourire de politesse, pour souligner que dans une maison privée il n’était pas un chef, et dit à Mikhaïl d’un ton suggestif :
– Au revoir ! Je suis sûr que nous nous reverrons un jour.
Ah, combien tragique fut le proche accomplissement de cette prédiction !
Sur le chemin du retour, je dis à Mikhaïl :
– Sois prudent avec lui : il dirige le IIIe Bureau et c’est un arriviste féroce qui aura vite fait de te mettre dedans.
– Je m’en moque ! s’écria Mikhaïl, et baissant la voix, il dit avec une conviction profonde que je n’oublierai de ma vie : Crois-moi, Serguéi, je suis sûr de périr, comme Ryléev, mais mon exemple servira aux autres. Car, ainsi que l’a affirmé ce héros poète, toute la force et tout l’honneur de la révolution tiennent dans ces mots : « Que chacun ose ! »
Mon tempérament flegmatique et la certitude que la main de la providence nous conduit tous par des chemins inconnus, m’empêchèrent d’opposer à Mikhaïl les principes bien différents qu’on cultivait dans notre maison. Au surplus, après l’allusion de ma tante aux tendances pernicieuses des professeurs de Kiev, j’avais compris que l’athéisme et l’esprit révolutionnaire de Mikhaïl n’étaient point l’effet d’une nature corrompue, mais le résultat d’influences étrangères.
Désireux de conserver son amitié, je résolus de ne le contredire qu’à la dernière extrémité et de l’emmener le plus souvent possible chez ma tante, où il rencontrerait des personnalités qui voulaient le bien de la patrie à l’égal de messieurs Ogarev et Herzen, mais le concevaient tout autrement.
Hélas, que mes espoirs étaient naïfs ! Mikhaïl refusa net de fréquenter le salon de ma tante, en déclarant d’un ton maussade : «Un bon chasseur ne va jamais deux fois dans le même marécage ». Du reste, il me témoignait depuis quelque temps une tendresse particulière qui m’offensait ; j’étais pour lui une sorte de jouet qui le distrayait de ses sombres pensées ; avec moi il aimait lutter, gambader, jouer à saute-mouton. Il avait des accès de gaieté turbulente, parfois de sentimentalité ; il m’appelait berger à la Watteau et me proposait de lire du Schiller ensemble. C’est alors que, charmés par l’amitié du marquis de Posa et de don Carlos, nous plantâmes nos arbrisseaux dans le jardin de l’école.
Comme je devais bientôt le constater, moi seul prêtais un sens profond à notre bonne entente. Quant à Mikhaïl, dès cette époque les sentiments les plus sacrés n’étaient à ses yeux qu’un moyen pour exécuter son projet criminel.
J’en arrive à l’étape de mes relations avec Mikhaïl, où un incident au bal de Smolny fit de ce camarade charmant mon pire ennemi personnel autant que politique.
Mais comment en parler aujourd’hui, lorsque la révolution a opéré dans mon âme un revirement qui m’a ôté toute confiance en moi-même !
C’est ainsi que les tempêtes fréquentes finissent par déraciner l’arbre le plus solide.
J’ai acquis la certitude que, miné par la base, tout mon édifice intérieur s’est effondré en ce jour mémorable du 12 mars.
Je traversais la place du Palais, comme d’habitude, avec une vive émotion. Voici la colonne Alexandre, surmontée de son ange, telle qu’on l’a érigée sous l’empereur Nicolas. Et les chevaux du quadrige se cabrent toujours sur l’arc de l’État-Major. C’est depuis l’âge de dix ans que je connais la silhouette de ces coursiers fougueux, maintenus par les guerriers.
Maintenant il y a quatre grands mâts sur la place. À leur sommet qui dépasse l’édifice de l’État-Major, flottent des bannières rouges. L’étamine principale, pareille à un gonfalon, se partage en bandes légères qui ondulent comme des serpentins.
Un homme grimpé là-haut – vu du trottoir il a l’air d’un nain – fixe un des étendards. L’étoffe se déroule dans un éclat d’argent, et des lettres apparaissent, très nettes : « le front Ouest est tombé». Le second mât, le troisième, le quatrième sont tous couronnés d’écarlate aux lettres d’argent : « le front Est, le front Sud, le front Nord sont tombés ». C’est un pavoisement en souvenir des quatre fronts qui existaient récemment. Ils ont disparu.
Qui déchiffrera jamais l’âme humaine ? Quel orgueil pénétra mon vieux cœur d’ancien soldat ! Puis je me ravisai : Qu’est-ce qui me prend ? Ces drapeaux ne sont pas pour moi, au contraire ! Moi qui étais chef de garnison, moi qui ai entendu de la bouche de mon souverain : « Je te félicite, te voilà chevalier de Saint-Georges »… moi qui croyais toute ma vie que le monarque était oint du Seigneur… Et en 1917, lorsqu’un ouvrier est venu dire à Potapytch : «Tchkhéidzé rigole : l’oint du Seigneur est parti loin», j’ai voulu me pendre. On m’a décroché, ranimé … pourquoi ? Pour que je boive le calice jusqu’à la lie et devienne à la fois bourreau et victime ?
Oui, cette place m’attire comme l’échafaud attire l’exécuteur des hautes œuvres. Et quand j’y suis, c’est moi le supplicié. Puis-je oublier, par exemple, le jour où, gamin, je passai là avec mon père, sapeur de la Garde impériale ? Le bras tendu vers le perron du palais, il me dit, tout ému :
– Sérioja, à l’inoubliable date du 14 décembre 1825, l’empereur Nicolas, protégé par le pouvoir divin, nous confia, à nous les sapeurs, l’héritier du trône. Le tsar ordonna au premier de chaque compagnie d’embrasser son auguste fils ; je fus un de ces privilégiés.
À présent, il y a là des troupes rouges. Une fois, vers la fin de l’hiver, je me traînai vers mon échafaud par un temps singulier : un épais brouillard estompait l’État-Major, telle une succession de rideaux de mousseline. Une vague silhouette, du haut d’un amphithéâtre, passait les troupes en revue. Elles défilaient sans cesse, comme surgies de l’infini. Visibles un instant, elles disparaissaient aussitôt dans la nuit insondable.
En avant-garde, les marins de la Baltique : vareuses, larges pantalons, bonnets à couvre-oreilles. Puis, comme des lièvres en hiver, les skieurs en fourrures blanches ; enfin, la cavalerie. Les têtes des chevaux et les gars des premiers rangs émergent seuls de la brume laiteuse, aux reflets de nacre ; les croupes des montures sont dans le flou. Au-dessus des escadrons, la colonne semble sortir des nuages, avec son ange énorme et noir. Les mots de commandement, tombés on ne sait d’où, résonnent d’une façon étrange. Les hommes obéissent, marchent comme ceux d’autrefois, d’un pas automatique.
– Ils ne le cèdent en rien aux soldats de naguère, dit quelqu’un dans la foule. Les autres, c’étaient des moutons qui mangeaient des yeux leurs officiers, tandis que ceux-ci ont de la jugeote. C’est des troupes conscientes, révolutionnaires.
Je m’abstiens de juger si elles sont conscientes et si c’est un trait qui convient aux militaires ; ce qui est certain, c’est que ce sont des troupes régulières, disciplinées, et non un ramassis comme les appellent les ennemis de la révolution. Or, du moment qu’un pays a une armée, c’est redevenu un pays.
Je ne sais plus comment je suis rentré. « T’as bouffé de la gnôle ! » me criaient les gamins. Je suis rentré tout de même. Par bonheur, il n’y avait personne dans la chambre. Je me suis assis et j’ai pleuré.
Les civils ne peuvent me comprendre. Mais, pour un militaire, tout est là. Comment ? Il n’y a plus l’ancien régime, et cependant il y a une armée ? Mais alors, on prouvera un jour que la vie peut reprendre sa marche en avant. Et il y a des chances qu’elle devienne meilleure… Quand il y a une armée, il y a un pays.
Mikhaïl aurait-il raison ? Je le revois, la tête rejetée en arrière, face au vent. Ses yeux étincellent, il tient à la main la Cloche de Herzen. Il en a fait un rouleau et le brandit comme un bâton de maréchal. De sa voix grave et passionnée, il harangue des foules imaginaires :
– Supprimer l’inepte autocratie, c’est faire naître un régime nouveau, une vie nouvelle, magnifique.
Alors, je me le demande une fois de plus, Mikhaïl aurait-il eu raison de sacrifier à cette cause sa liberté et sa belle intelligence ? La vie nouvelle, comme bien des choses déjà me le laissent pressentir, serait-elle décidément plus juste que l’ancienne ? Quel est dans ce cas le Judas qui a tué en Mikhaïl non seulement un rival en amour, mais un champion de cette vie plus belle et plus libre ? Mais qu’importe ma personne ! C’est de lui seul que je veux parler, tant que j’ai de la mémoire et que ma main tremblante est encore capable d’écrire.
Comme je l’ai déjà dit, notre propriété était voisine de celle des Lagoutine. Véra, en raison de sa faible santé et sur l’instance de son père, venait passer les vacances à la maison, ce qui n’était pas permis aux autres pensionnaires de Smolny. Après être restés tout l’été ensemble, nous souhaitions de nous revoir en hiver. Nous avions beaucoup d’intérêts communs : moi je terminais mes études à l’école militaire, elle – à Smolny. J’ai toujours eu de la féminité dans mon caractère, et loin d’avoir été un mauvais soldat, je reconnais que je n’étais bon que dans le rang. L’audacieuse indépendance qui distinguait Mikhaïl, m’a toujours fait défaut. J’avais du goût pour la peinture et pouvais m’absorber durant des heures dans les harmonies de couleurs et les beaux effets de lumière. La place que tenait dans ma vie l’admiration contemplative, me fait supposer que j’étais né pour être peintre. Mais comme mon titre de noblesse et mon grade d’officier m’empêchaient de cultiver sérieusement les arts, mes talents entravés s’exprimaient par une sentimentalité excessive. Mikhaïl s’en était vite aperçu et raillait mes effusions.
J’adorais dès l’enfance Véra Lagoutina qui me dictait ses volontés. Avec l’âge, cela devait changer, mais je n’arrivais pas à prendre le ton juste. Et le croirez-vous ? Je persuadai Mikhaïl, dont j’enviais la virilité, de venir au bal solennel, pour voir son attitude envers les femmes et l’imiter ensuite. Pauvre sot ! J’aurais dû prévoir que si j’étais moi-même ensorcelé, le charme agirait infailliblement sur un être qui, de par sa nature, devait céder aux attraits de la force et du courage.
Mais, la tête farcie de rêves, je ne comprenais pas la vie réelle.
Bien que ce fût pour Mikhaïl une nouveauté et pour moi une chose accoutumée, j’étais plus ému que lui en me rendant au bal. Tantôt je trouvais mes parfums trop vulgaires, tantôt je craignais que mon menton ne fût mal rasé, tantôt j’avais l’appréhension de glisser sur le parquet et de tomber en entraînant ma danseuse.
Si souvent que je l’aie vu, le couvent Smolny, cette merveille d’architecture du comte Rastrelli, a toujours ravi mon âme sensible aux chefs-d’œuvre des arts plastiques.
En ce jour mémorable, les pilastres blancs sur fond gris bleu semblaient continuer l’atmosphère du soir hivernal et donnaient à l’édifice, si aérien déjà, l’aspect d’un mirage.
Les chapelles en forme de tour et les bâtiments conventuels évoquaient le souvenir de l’architecture italienne et les légendes des belles princesses, des dragons, des chevaliers. Derrière le jardin, par delà la glace bleue de la Néva, clignotaient les rares lumières du faubourg.
Au printemps, les dimanches de sortie, j’aimais traverser en canot le large fleuve, en admirant les proportions incomparables de la cathédrale, bleuâtre dans la clarté du soleil couchant. Je m’amusais à exécuter en imagination certain projet de Rastrelli, abandonné parce que son devis se montait à un prix exorbitant, même pour le siècle prodigue d’Élisabeth.
Rastrelli voulait élever sur la berge de la Néva un clocher de soixante toises de haut, couvert d’or et d’argent, avec des ornements d’un blanc neigeux sur fond d’azur éclatant. On avait déjà créé pour le chantier des briqueteries auxquelles plusieurs villages étaient rattachés, et on coulait les tuiles de bronze sous la direction d’un spécialiste étranger.
Ah, que ne suis-je né à l’époque de la Renaissance, lorsque les trois Parques, sur l’ordre du Destin, tissèrent d’un fil d’or, dans l’histoire de l’humanité, l’éveil du sentiment esthétique ! Je n’y aurais pas été le dernier des pontifes.
Mais aujourd’hui le sort capricieux s’amuse à intervertir les étiquettes. L’homme naît dans un siècle qui n’est pas le sien, dans un entourage hétérogène, à une place qui ne lui convient pas. Iakov Stépanovitch, le plus sage des vieillards, que j’introduirai par la suite dans mon récit, m’a du reste expliqué les embarras de ma pensée :
– L’esprit qui préside à l’édification du monde est contraire à la justice humaine, et tout notre malheur c’est que nous n’avons rien pour le comprendre. Or, si nous le comprenions, nous ne serions plus étonnés que le rôle de meurtrier revienne à celui qui, dans le secret de son cœur, répugne à verser le sang, tandis que l’homme sanguinaire peut se poser en bienfaiteur. L’intelligent gagne péniblement sa vie, et le riche est pauvre d’esprit… Mais songe un peu : l’homme consentirait-il, de son plein gré, à s’atteler au joug ou à se pencher attentivement sur la vie d’un autre ? Non, telle une flèche tirée à l’arc, il ne suivra que sa trajectoire. Les hommes ne sont pourtant pas des flèches, ce sont des gouttelettes destinées à former un vaste océan. Pour pouvoir élargir nos rives, chacun devrait sortir de sa coquille.
– Au demeurant, a ajouté Iakov Stépanovitch, il faut concevoir la chose de façon particulière, sans quoi on risque d’aggraver le non-sens de la vie.
Mais l’abus des digressions est ruineux pour mon écrit. C’est qu’il est défendu maintenant de prendre du papier à la cave. Hier, les fillettes m’en apportaient plein leur tablier, lorsque le gérant, survenu à l’improviste, leur a fait remettre les feuillets dans le tas. Je dirai pourtant quelques mots de l’Institut Smolny.
J’ai appris de ma tante, la comtesse Kouchina, que le dessein initial de Catherine II avait été de fonder un établissement pour l’éducation d’une « race nouvelle », avec le concours de nonnes instruites, comme cela se faisait en France.
À cette fin, le Saint Synode intimait au métropolite de Moscou l’ordre d’examiner personnellement les abbesses et les nonnes, pour choisir les plus dignes. Mais il y en avait si peu de lettrées et même d’aptes à soigner les malades, qu’on en garda un petit nombre seulement, pour le décor, si l’on peut dire. Dans ses recherches d’influences sur la « race nouvelle », Catherine se passionna bientôt pour une méthode plus conforme à ses goûts personnels : la participation de Voltaire et de Diderot.
Ma tante qui haïssait les encyclopédistes, racontait à ce propos une anecdote sur Voltaire : il s’était chargé d’écrire une comédie morale pour les jeunes filles, mais, habitué à ne produire que des blasphèmes, il avait la colique dès qu’il se mettait à cette œuvre décente. Catherine se plaignit à Diderot que le vieillard en décrépitude n’était plus capable de créer de jolies œuvres pour les exercices scéniques des demoiselles, à quoi Diderot, non moins athée, répondit textuellement : « C’est moi qui ferai les comédies pour les demoiselles, et avant que je ne vieillisse ».
Or, on le sait, Diderot déplut à la tsarine en exigeant qu’au pensionnat on enseignât en premier lieu l’anatomie, matière qui, de l’avis de ma tante, faisait presque perdre leur innocence aux jeunes filles.
Jusqu’à la fin de son existence, l’Institut Smolny garda dans ses traditions le contraste original de ces deux notes adoptées par Catherine lors de sa fondation : une vague odeur de couvent et l’adorable verve du voltairianisme mondain. Les pensionnaires pieusement portaient leurs robes en gros tissu vert, bleu ciel, marron ou blanc, avec pèlerines, manchettes et tabliers blancs. Ajoutez à cela une dévotion apparente, d’innombrables icônes, des superstitions, des reliques, la coutume de tenir dans la bouche un morceau de pain bénit aux examens les plus difficiles, de fourrer du coton miraculeux dans le porte-plume à l’épreuve écrite de mathématiques. En même temps, on se transmettait de promotion en promotion d’ingénieux moyens de correspondance amoureuse et de galanterie légère avec les soupirants « de sous les fenêtres ». Cela se faisait sans distinction de caste ni de rang, libéralité qui n’existait plus dès qu’il s’agissait de la grave question du mariage. Pour épouser un civil ou un officier qui n’était pas de la garde, il fallait un amour «fatal» ou des avantages particuliers, purement matériels, offerts par le prétendant.
Dès l’enfance et jusqu’à la promotion, les pensionnaires étaient isolées de leur foyer. Elles apprenaient diverses matières sous la direction de professeurs choisis avec soin et s’exerçaient aux arts de la danse et des ouvrages à main. À part l’enseignement, il était prescrit, d’après l’idée de la fondatrice, « d’égayer l’esprit » des élèves et de leur fournir des « distractions innocentes ». Voilà pourquoi le brillant pinceau de Lévitski a rendu à maintes reprises le charme coquet des demoiselles Khovanskaïa, Khrouchtchéva ou Levchina en travesti ou en robe de bal.
Depuis le règne de Catherine, l’Institut restait proche de la cour ; c’est pourquoi les demoiselles qui fréquentaient souvent les palais et jouissaient de l’attention de la famille impériale, étaient pénétrées de sentiments monarchistes un peu exaltés ; mais Véra, sous l’influence de son oncle Linoutchenko, dont je reparlerai en détail, ne partageait nullement cette adoration des souverains. Bien qu’en voie d’obtenir le prix d’excellence, elle suppliait son père de la reprendre avant la fin des études. Or, le vieux Lagoutine, si voltairien qu’il fût, trouvait flatteur que l’impératrice en personne agrafât à l’épaule gauche de sa fille l’insigne qui lui donnerait accès aux bals de la cour et poserait sa candidature au titre de demoiselle d’honneur. Ce titre faisait tourner plus d’une petite tête ambitieuse, surtout à cette époque où la beauté et la grâce attiraient l’attention du tsar et valaient de grandes faveurs non seulement à la demoiselle, mais à tous les siens. Aussi l’intérêt poussait-il souvent ces derniers à jouer le rôle honteux d’entremetteurs. Dans le cas que je vais citer, la personne intéressée n’était autre que le père de la jeune fille, riche et titrée, mais séduite par l’éclat de la vie de cour.
Nous étions devant l’Institut Smolny. Certes, il a fallu le talent prodigieux et le goût exquis de Giacomo Quarenghi pour éviter la monotonie et l’aspect de caserne dans la conception de cette façade qui mesure plus de cent toises de long, sans autre ornement qu’un motif trois fois répété de colonnes engagées, aux chapiteaux somptueux. Cet édifice est vraiment digne de voisiner avec la magnifique cathédrale de Rastrelli. C’est ainsi que les grands architectes, ignorant la concurrence mesquine, savaient se passer de main en main le flambeau de la beauté. Je me souviens toujours avec plaisir que Quarenghi, en signe de vénération pour l’œuvre de Rastrelli, ôtait par tous les temps son chapeau devant la cathédrale, dans un profond salut à l’art de son créateur…
Matvéi Ivanovitch, le gigantesque suisse en habit rouge aux aigles impériales et armé d’une masse en bronze, nous accueillit à l’entrée comme les autres invités, en s’inclinant. Il portait la livrée des valets de chambre de sa majesté. Un autre suisse nous ouvrit la porte, un troisième ôta nos capotes. Nous mîmes nos gants blancs et montâmes l’escalier de marbre à tapis rouge. Les sons de la valse m’étourdirent comme une coupe de champagne, lorsque j’entrai derrière Mikhaïl, craignant d’avance de ne pas pouvoir retrouver Véra.
L’immense salle blanche, à deux rangées de fenêtres face à face, s’ornait d’une double file de colonnes élancées. Des guirlandes de feuillage retombaient le long des murs, entre les torchères. Les grands portraits en pied des souverains étalaient à la lumière des lustres le faste des soieries, des bijoux, des manteaux d’hermine, sans éclipser pourtant le charme modeste des pensionnaires. Elles avaient toutes des robes pareilles en camelot, qui dégageaient le cou et les bras, et des pèlerines de mousseline à gros nœuds roses. Jeunes et fraîches, elles voltigeaient à travers la salle, comme de tendres fleurs de pommier emportées par la brise. La directrice, majestueuse dame en robe bleu ciel, entourée de son état-major de surveillantes – dites « gendarmes » – aux couleurs aussi vives, répondait d’un signe de tête grave à nos respectueux saints.
Chaque fois que je me trouvais dans ce royaume féminin, je perdais contenance et cherchais longuement Véra parmi ses compagnes qui me criaient de tous les coins :
– Sergik, Serge Roussanine !
– La voilà, près de cette colonne, dit Mikhaïl en me montrant Véra Lagoutina.
J’étais stupéfait :
– Comment as-tu fait pour la reconnaître sans jamais l’avoir vue ?
Il sourit.
– Ce n’est pas sorcier. J’ai eu pour boussole la calvitie de son père, miraculeusement sauvée de l’échaudage : vois comme elle brille sous le lustre. Le vieux a tout l’air d’un dindon chamarré, mais sa fille est délicieuse.
Et sans me regarder, Mikhaïl traversa la salle de son pas rapide et léger. Il salua Lagoutine qui le présenta aussitôt à Véra, et l’instant d’après il valsait avec elle. Quand je voulus inviter Véra pour la contredanse, elle avait accordé la première à Mikhaïl. Il ne me restait plus qu’à me mettre vis-à-vis avec une de ses amies. J’écoutais d’une oreille distraite le babil de ma danseuse.
– Vous savez, on n’a pas laissé venir au bal les mioches, mais elles ont fait une horreur : elles se sont parfumées au savon bergamote, vous vous rendez compte !
– Comment cela ?
– Elles ont gratté le savon au couteau et s’en sont frottées : on aurait dit une boutique d’abominables odeurs. Seules les grandes élèves ont le droit de se parfumer, et puis la bergamote est un parfum indécent.
– Et lequel est décent, selon vous ? demandai-je pour entretenir le verbiage de la demoiselle et observer à mon aise l’autre couple.
Véra et Mikhaïl n’avaient pas du tout des figures de bal. Parfois, comme s’ils se ravisaient, ils se mettaient à sourire et lançaient des phrases futiles. Mais je voyais bien que leur conversation était des plus sérieuses. C’était normal : Véra avait lu un tas de livres et s’adonnait à des pensées répréhensibles. Petite-fille d’un décembriste, elle sympathisait à toutes les chimères libérales et cachait dans son tiroir, à la campagne, un petit volume de Ryléev.
– Oui, il mérite bien son nom, fit la voix enthousiaste de Véra en réponse à des paroles prononcées tout bas par Mikhaïl. Je ne connais pas de cœur plus généreux.
Elle accentua le mot « cœur » et je compris que ce calembour concernait Herzen.
Les idées de Véra m’avaient toujours inquiété, mais ce soir-là j’éprouvai une joie de rival. Je songeai : « Ce n’est pas ainsi que débutent les romans ; Mikhaïl réussira peut-être à gagner Véra à sa cause, mais je doute qu’il lui inspire de l’amour. Quant à ses principes néfastes, je saurai les combattre habilement par le salon de ma tante. » Celle-ci aimait beaucoup Véra, qui lui rendait la pareille.
Mais un événement d’une portée aussi extraordinaire que la main de Gulliver au pays de Lilliput, brouilla en un clin d’œil mon petit stratagème.
Une confusion inouïe s’éleva soudain parmi les demoiselles. Toutes avaient abandonné la danse pour courir aux fenêtres en criant :
– Un carrosse à l’entrée d’honneur !
Le portail central, toujours fermé, ne s’ouvrait que pour la famille du tsar. Les surveillantes, rouges d’émoi, emmenèrent les plus jolies élèves qui revinrent peu après, en habits et perruques de marquis et de marquises, préparés à cet effet. Les autres pensionnaires se mirent en demi-cercle pour dissimuler leurs camarades en costumes du temps de Catherine II. Quand l’empereur parut avec la directrice toutes plongèrent dans une profonde révérence, au son d’une musique solennelle. Puis l’orchestre joua un menuet. Marquis et marquises surgirent de leur embuscade et, groupés en colonne, se dirigèrent vers le souverain.
Alexandre II portait l’uniforme des hussards. Superbe en traîneau ou à cheval, pendant les parades, tel que les peintres aimaient à le représenter, il perdait de son effet sans l’entourage militaire. Il faisait bien comme partie intégrante d’un tableau d’ensemble, ressortant au milieu des troupes par sa grande taille, un torse athlétique hérité de son père et un maintien royal. Mais parmi la jeunesse en fleur, où le monumental cède la place au charme de l’intimité, il n’était qu’imposant. Son visage fané avait un teint jaune, et ses yeux, en désaccord avec le sourire admiratif et l’agréable parler grasseyant, demeuraient ternes et sans vie.
Une très belle pensionnaire lui récita un compliment ; puis, comme il l’invitait à prendre place à son côté, elle s’assit dans le fauteuil, les joues empourprées. Le tsar fit signe à l’orchestre, et le bal continua. L’empereur s’en alla bientôt, escorté de son aide de camp, prendre le thé aux appartements de la directrice. Durant une pause entre les danses, alors que Mikhaïl et moi escortions Véra, comme des pages, dans un coin pittoresque où on dégustait du sirop et des bonbons parmi les ficus, les jacinthes et les palmiers, Kitty Taroutina, une amie de Véra, nous rejoignit avec son cavalier, un étudiant en droit.
Cette joyeuse petite blonde au nez retroussé nous proposa :
– Voulez-vous faire un voyage au lac de Côme ?
Véra et moi savions ce que cela voulait dire ; nous acceptâmes en riant, après avoir initié Mikhaïl : l’une des surveillantes, jeune Italienne aimée de toutes les pensionnaires, n’avait pas la pruderie des autres pionnes ; elle permettait volontiers aux demoiselles de voir dans sa chambre leurs frères et cousins. Juvénile et gaie, elle favorisait les espiègleries de la jeunesse, mais pour qu’elle n’eût point à pâtir en cas de dénonciation, il était convenu de ne jamais fermer la porte à clef. Si le contrôle survenait, les coupables prises en flagrant délit devaient dire qu’elles étaient venues à son insu.
Abrités derrière les jupes d’une douzaine de compagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmes hors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice. Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambre de l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac de Côme qui avait donné son nom au complot.
– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dès le départ de l’empereur ! Elle est folle de lui, dit l’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité le compliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait fait surnommer Zemfira.
– La préférence que lui accorde l’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamais demoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élève médiocre ; la directrice ne peut pas la sentir, elle lui donnera un mauvais certificat.
– L’empereur vient souvent vous voir ? s’informa Mikhaïl.
Flattée par l’attention de ce bel aspirant resté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconter les visites imprévues du souverain adoré.
– Il arrive en général le soir, aux heures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vient parfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le thé avec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite ce gobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portent sur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé le sien.
– Cette demoiselle doit être parente des autruches, railla Mikhaïl.
– Oh non, elle a un nom très russe ! répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, elle continua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à en juger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nul embarras :
– Pendant le dîner, l’empereur fait le tour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied à côté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, au carême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait les génuflexions avec nous.
– Pas mal, comme préparatifs aux réformes ! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kitty en resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnement glacial.
Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauver la situation.
– Dépêchons-nous, sinon la place sera prise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main, elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridors qui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty et l’étudiant nous suivaient en courant.
Voici la chambre de l’Italienne. La porte était fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendant des voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur la pointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent le coup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspection sur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacher au besoin.
Le danger pouvait nous menacer de la chambre voisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquait par un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous le masque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer à l’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty se faufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée que l’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nous étions en sécurité.
Soudain, des voix nous parvinrent de l’autre pièce fermée de l’intérieur : une voix de femme qui pleurait, une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.
– Si je me suis échappé à grand-peine de chez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dans vos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien que mes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtemps de sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselle d’honneur…
Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voix qui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyement particulier entendu si souvent dans les discours officiels.
– Alors, n’est-ce pas, nous aurons bientôt une entrevue décisive ? Je ne suis point hostile à la mythologie, et tel ce polisson de Jupiter…
Un rire un peu contraint, un bruit de baisers… Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire, et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, le visage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.
– Tu vas te perdre, chuchotai-je en lui pressant la main. L’empereur peut sortir par là.
– Je ne lui permettrai pas de la perdre, elle…
Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage, qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.
Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvai plus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une niche profonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et lui pris doucement la main.
Je me demandais pourquoi la porte de l’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond du corridor me déchiffrèrent l’énigme : la jeune surveillante et l’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur poste sans s’en apercevoir.
L’empereur, en sortant sans doute de chez la directrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambre contiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour des explications.
Les minutes semblaient des heures. La porte fermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt, haletante d’émotion :
– C’est… dégoûtant !
Nous retenions notre souffle. J’attendais un coup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.
L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard, la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas être reconnu. En un clin d’œil, il avait tourné le coin. L’aide de camp et l’Italienne accoururent, terrifiés.
– Son frère était là ? demanda le tsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire de Chévitch.
– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté, dit l’Italienne, pâle comme un linge.
– Il ne devait y avoir personne…
Et le souverain irrité s’en alla, suivi de son aide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je vis l’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus, mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée. Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.
Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, je me retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade et désœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances. Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.
Entraîné par les attaches du passé et par mon goût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au bal avec Mikhaïl.
Comme jadis, le bâtiment était illuminé et un flot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file de beaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduits par un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que des laquais se tenaient debout à l’arrière.
Une longue queue pénétrait par l’entrée principale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par les soldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.
Des automobiles, des motocyclettes, des blindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient et venaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Il y avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des gens s’affairaient, la serviette sous le bras.
Les bonnets à poil rendaient les visages farouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutons coupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient des traces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savates d’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. On criait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et, grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on ne les laissa pas achever : l’Internationale, entonnée par toute la foule qui emplissait la place, couvrit leurs discours.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je à un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me parut très familier.
– Réunion extraordinaire du Soviet de Pétrograd, grand-père, répondit-il volontiers ; et sautant à son tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voix tonnante :
– Camarades ! Le socialisme est désormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et les horreurs de la guerre.
Un feu allumé par les soldats éclaira vivement l’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocution terminée, je m’écriai :
– Mais je vous connais ! Et je dis son nom.
Je connaissais bien son père et j’avais vu ce garçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses propos violents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaient Mikhaïl, me l’avaient fait remarquer.
Il était maintenant un ardent communiste. Lui aussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda à Ivan Potapytch. Il partait pour le « front rouge » me dit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur. Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportés Goretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à la même occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi en héros, mais sur d’autres fronts.
Les fêtes de Pâques n’étaient pas très tardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet de verdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cette route de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’était en 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmi les divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles à l’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, de l’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieu et aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.
Tel était le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui, selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre 13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation de cochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir à Lagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dans l’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à ses habitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes les bornes.
Veuf, il aimait à courir le cotillon. Ses paysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, mais comme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sans lui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancunes s’amassaient contre lui.
Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle de gouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître au rang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonne d’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée à vivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis les plus fidèles et les plus modestes de l’homme : les livres, dont la bibliothèque de son père regorgeait.
Nous étions voisins, mais ma mère active et remuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle ne comprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-être auraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôt m’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge du domaine.
Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nous battions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies, nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait les dessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Mais quoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûre que moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni son admiration pour les décembristes, qui me semblaient de simples émeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaient instruits et de haute naissance.
Notre vie à la campagne, du vivant de ma mère et plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible comme celle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougorié étaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires, des parrainages et des sympathies réciproques.
Véra s’était découvert des affinités sentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait et qui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinée extraordinaire.
Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avec sa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Il était élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans à peindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé en son temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, à vrai dire, impressionnèrent davantage le public par la belle musculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du très spirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toile d’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la famille Rothschild…
Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtard de Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée était pacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autant celle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbre par des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches, duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût de la magie et des impiétés.
La race des Lagoutine était belle : haute taille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailes superbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant comme celui de l’épervier.
Le grand-père de Véra avait eu, d’un caprice amoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé Kirill Linoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, après avoir doté sa mère de cinquante déciatines[1] de terres, sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que je vivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et Éraste Pétrovitch avait fait la même promesse.
Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle de Véra et son meilleur ami.
De sang à demi paysan, il avait une nombreuse parenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tous les moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtait des livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme et d’autres athéismes de la révolution française, dont il était lui-même un fervent adepte.
Il en vint à déformer en elle tous les sentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaise graine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âme inquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devais comprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra était néfaste.
Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui une altercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Il critiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bien excusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais le souverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’on lui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autres étaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bien heureux, au fond, de courir à sa prétendue « perte » dans les bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions été témoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille, fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselle d’honneur.
Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, par des propos subversifs contre l’autocratie et conclut en ces termes :
– Il faudrait les extirper comme des orties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, le moment venu !
Je l’arrêtai en le priant de ne plus abuser de ma patience de sujet fidèle, car, ne pouvant me résoudre à une dénonciation, j’avais pour devoir de le provoquer en duel pour mettre fin à ses discours séditieux.
Mikhaïl déclara soudain avec un bon rire :
– Va, fleuris dans l’innocence, je ne t’exciterai plus ; si tu fais ta carrière, tu auras peut-être l’occasion de me pendre !
Depuis, nous étions en froid. Mais je ne pouvais plus empêcher la venue de Mikhaïl à Lagoutino : il y était invité par le vieillard lui-même, séduit par ses talents de danseur et bien disposé à son égard depuis la mémorable soirée chez ma tante, où Mikhaïl l’avait sauvé de la bouilloire.
Quant aux visites que celui-ci rendait à Véra à Smolny, comme prétendu cousin, le père n’en savait rien. Véra, atteinte de faiblesse générale et d’anémie, était autorisée exceptionnellement à passer les fêtes à la maison. Tout portait à croire que Lagoutine, cédant enfin aux instances de sa fille, la reprendrait pour toujours, avant qu’elle ait terminé ses études.
Nous avions fait presque en silence les dix verstes qui séparaient Lagoutino du relais de poste. Je contemplais, comme d’habitude, les splendeurs du soleil qui se couchait dans la plaine et, attendri par ce doux spectacle, je parlai à Mikhaïl de mon amour pour Véra, dans un style imagé. J’évoquai le mythe platonicien des deux moitiés d’homme qui, à leur rencontre, doivent fusionner ou périr. Mikhaïl avait compris.
– Un amour pareil, dit-il, est indigne de l’être humain. On meurt non pas de quelque chose, mais pour quelque chose. Tout homme qui se considère comme tel, doit avoir un idéal. Et après réflexion il ajouta : C’est d’ailleurs notre privilège à nous. Le beau sexe, lui, est voué en général à la mort du papillon qui se brûle à la flamme.
– Alors, interrompis-je sans dissimuler ma joie, tu estimes que la femme est incapable d’aller au bûcher, comme le firent Jean Hus et d’autres ?
Je pensais que Mikhaïl en voulait à Véra d’avoir mal accueilli ses idées révolutionnaires.
– La femme ira n’importe où, répliqua-t-il. Mais, le plus souvent, elle le fait pour suivre celui qu’elle aime.
J’étais aux anges : mes espoirs revivaient ! Pendant les entrevues de Mikhaïl et de Véra, je n’avais jamais observé la rougeur subite ni les regards baissés qui s’allument soudain, symptômes infaillibles de la passion naissante. Certes, je savais que pendant ses visites Mikhaïl offrait à la jeune fille, avec un salut respectueux, non pas des bonbons français, à en croire l’inscription marquée sur la boîte, mais des livres de tendances libérales. Quant à leurs entretiens, ils étaient toujours graves et fort ennuyeux à mon avis. Je m’attendais d’un jour à l’autre à ce que Véra, lasse de ces enseignements, cherchât une distraction ne fût-ce que dans les arts, plus conformes à la jeunesse poétique. En prévision de ce revirement, le désir d’être – en contrepoids à Mikhaïl – ferré sur la peinture, me faisait visiter assidûment l’Ermitage impérial et lire quantité d’ouvrages étrangers sur ces collections merveilleuses.
Nous trouvâmes le vieux Lagoutine sur le perron décoré de fraîche verdure. Des branches de sapin, fixées en bouquets à de hautes perches, donnaient l’illusion d’un bois de palmiers surgi en pleine province de N. Devant la maison, sur une butte gazonnée, une vingtaine de belles filles en sarafans[2] du dimanche et de gars en chemises écarlates roulaient des œufs de différentes couleurs. Une multitude de rigoles en bois descendaient la pente, et c’était joli à voir, tous ces œufs bleus, rouges, verts et jaunes qui parsemaient, tels des joyaux, l’herbe émeraude. Pour finir, on dansa en rond et toutes les femmes et les jeunes filles allèrent embrasser le maître, qui leur donnait un rouble ou un joli foulard, à l’occasion de Pâques.
– De toute la religion chrétienne, c’est le rite du baiser que j’honore le plus, dit ce vieux libertin.
Et il éclata de rire, montrant ses longues dents encore saines. Il était beau et robuste, mais son crâne chauve et son double menton lui donnaient l’air d’un dindon, comme l’avait justement remarqué Mikhaïl.
Je regardai Véra : pâle et anxieuse, elle fixait Mosséitch, un être difforme qui avait une grosse tête et la taille d’un enfant. C’était le mauvais génie d’Éraste Pétrovitch. Rejeton de la noblesse française, instruit et cruel, il s’était mis au service de Lagoutine. Son vrai nom était Charles Delmas, mais les paysans l’avaient surnommé Mosséitch. Ce personnage avait la perversité d’un démon. Ayant appris le russe, il alliait le cynisme raffiné de sa nation sceptique à la brutalité féroce de nos mœurs. Éraste Pétrovitch ne pouvait avoir de meilleur conseiller en matière de dépravation et de jouissances sadiques. Aussi appréciait-il particulièrement dans ce coin perdu de la campagne, sans compter qu’il aimait fort la pureté de son français.
Quand le tour de l’embrassade fut à la belle Marfa, la jeune épouse du palefrenier Piotr, un brave garçon, Mosséitch parla à l’oreille d’Éraste Pétrovitch. Celui-ci ricana et feignit de ne pas s’apercevoir que Marfa, cachée derrière une voisine, se glissait dans la foule des jeunes filles pour échapper au baiser du maître. Mais quand toutes les paysannes, après avoir remercié leur seigneur pour les cadeaux, s’en revinrent chez elles en chantant, Éraste Pétrovitch se tourna vers le staroste, un vil flagorneur, et lança d’un air détaché :
– Piotr mérite une distinction.
Véra, le sang au visage, affronta hardiment Lagoutine :
– Mon père, vous ne ferez pas de mal à Piotr !
Les sourcils d’Éraste Pétrovitch avaient tressailli, ses yeux clairs et durs semblaient presque blancs. Mais il se contint et répondit à sa fille en français :
– Je voudrais que vos rêves de jeunesse ne sortent pas des murs de la bibliothèque.
– Et maintenant, nous dit-il, je vous prie de dîner sans moi, nous nous reverrons ce soir. Profitez à votre aise des plaisirs de la campagne : nous avons d’excellents chevaux d’équitation, un canot, des équipages… Mais dès que vous verrez trois fusées au-dessus de la maison, ayez la bonté de revenir. Je vous ai préparé un spectacle et ménagé une surprise qui, je l’espère, vous ravira tous les trois ! Éraste Pétrovitch nous embrassa d’un regard qui me mit mal à l’aise.
Le dîner, luxueux et servi par des domestiques en livrée, se passa dans une atmosphère de gêne. La place du maître était occupée par la vieille Arkhipovna, la nourrice de Véra : tel était le caprice du vieux depuis l’expulsion de la dernière gouvernante française.
– Allons voir les Linoutchenko, ils sont peut-être de retour ! proposa Véra après le repas.
Absorbés par nos pensées, nous suivîmes longtemps le village[3] sans proférer un mot. Parvenus à une haie, nous enfilâmes une ruelle étroite comme un boyau, où deux télègues n’auraient pu se croiser. Les volets des masures laissaient pendre des boulons de fer et bien que ce fût jour de fête, des auges traînaient ça et là, parmi des chiffons et des pots cassés.
– Quelle ignorance ! dit Véra. Le village a brûlé plus d’une fois, mais on s’obstine à bâtir à l’ancienne mode. Or, mon père a tout un rayon de livres sur le perfectionnement des constructions en bois. Personne ne se soucie des pauvres paysans.
– Patience, répliqua Mikhaïl, ils se débrouilleront tout seuls, pour peu qu’on les mette sur la voie.
Leur entretien me déplaisait naturellement. Nous traversions d’adorables prairies émaillées de fleurs bleues et de pissenlits au parfum de miel, qui agitaient leurs corolles d’or. Je cueillis le plus gros et l’offris à Véra en disant :
– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’à dire : « Pope, pope, lâche les chiens » et les bestioles noires sortiront.
Elle me considéra de ses yeux clairs, héritage paternel, et dit d’une voix railleuse :
– Serjik, vous êtes né trop tard ; vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.
C’était la première fois qu’elle me disait cela d’un ton ironique ; je l’attribuai à l’influence de Mikhaïl et me tus.
Notre sentier, tour à tour, se perdait au fond des ravins et s’étalait en larges nappes de sable.
Je regardais Véra qui retenait son écharpe de gaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer. On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dans l’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes, comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presque mièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisait penser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée, ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une douce châtelaine du moyen âge.
La voici qui tient l’étrier à son chevalier ou qui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardé à quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véra leva les yeux et j’entrevis son autre aspect : des yeux gris et durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’elle ne révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nous attendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que le peintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un mot qu’elle lut en pâlissant.
– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ils sont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa : Ah, que j’aurai peur de rester là sans eux ! Inconsciemment, elle prit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il lui promettait de la défendre.
Alors moi, le berger à la Watteau, je ne comptais plus !
– Nous avons le temps de voir le lac, dit Véra. Allons-y.
C’est ce que nous fîmes.
Non loin de la closerie du peintre, sur la vieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraient des histoires étranges. De hautes collines revêtues de larges feuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entre leurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origine inconnue ; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à sa fille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère aurait atteint les fuyards à cet endroit : les chevaux s’enlisèrent dans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin il s’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage, Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication : « C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenait son thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tasse pleine dans la soucoupe : « Qu’il en soit ainsi de ma fille insoumise ! » C’est pourquoi le lac est rond comme une tasse. Bref, c’est un œil de sorcière. »
Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légende que je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regard expressif : « C’est à cause de la fille révoltée que j’aime ce lac ». Et Mikhaïl se mit à rire.
Décidément, ils étaient de connivence, il fallait les surveiller.
Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint se mettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleil s’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.
– Tenez, voici la première étoile, fit Véra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavée de frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps de rentrer ; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…
– Il y a une étoile que je préfère entre toutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes, l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi je l’aime ? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistes croyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de la force supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de la Terre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie du savoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant à toi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers : «Viens partager ma mélancolie ô lune, amie des cœurs attristés ! »
– Je ne te comprends pas, dis-je. De quelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus ?
– Eh bien, quand un brave de l’antiquité éprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertus d’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à ce sentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expérience poussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Et lorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une vie magnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultat d’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par la violence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacer par de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut se rendre maître de la vie !
Véra l’écoutait comme un prophète, tandis que je répliquai indigné par son accent hautain :
– Qui t’a chargé de commander aux hommes ? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité ?
Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïl lorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un geste accoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétration particulière :
– Il arrive parfois à un homme de ne plus pouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’il s’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en aura guère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté. Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore des gens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes, chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et la joie universelles !
Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la main sur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.
– Cher Serge ! dit-il. Tu adores les couchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamais demandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-être meilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurent esclaves ?
– Mikhaïl… commença Véra, mais elle n’acheva pas.
J’en eus le cœur meurtri : était-elle restée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par son prénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité ?
Un gémissement retentit soudain : on sanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.
– Ce doit être Marfa qui pleure sur la tombe de sa mère ! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nous séparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci se jeta à ses pieds en criant :
– Protège mon Piotr, sans quoi on lui mettra sac au dos !
Véra, toute pâle, baissait la tête.
– Mon père ne veut pas m’écouter, dit-elle.
– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer ? Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place de Palachka. J’aimerais mieux me noyer…
– Écoute, Marfa ! dit Véra, le visage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quand il disait à mi-voix : « Qu’on lui donne le knout ! »… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pas de meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patiente jusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.
Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit à Mikhaïl :
– Nous la recevrons dans notre groupe. Il n’y a pas d’autre solution.
– C’est faisable, répondit-il. Elle a l’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence, sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque de Watteau.
Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une après l’autre ; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaine en pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade, retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux du premier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand, l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes en arcades des deux côtés du bâtiment central.
Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’on nous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala et chaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un pas souple et mesuré.
Au milieu de la salle, on avait aménagé une grotte où jaillissait une délicieuse fontaine ; des grâces, des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, à l’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaient camouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleine terre.
Les yeux des dames travesties pétillaient de malice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toute cette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond, s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte se sauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sons d’un chœur dissimulé dans la verdure.
Éraste Pétrovitch portait un habit de velours de son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban en sautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevait de lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autre monde.
À part nous deux, il n’y avait qu’un invité qui ne fût pas déguisé : le prince Nelski, un riche voisin, très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visage attrayant qui dénotait de grandes qualités morales.
Éraste Petrovitch insista pour que nous nous mettions en marquis : le prince devait passer un habit de velours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et des perruques poudrées.
Mikhaïl et moi étions de la même taille, de sorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cette circonstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne que le destin avait forgée pour nous unir malgré nous.
Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe à la Pompadour, me chuchota à l’oreille :
– Va vite sous la tonnelle !
Je demandai sottement :
– Tu viendras ?
Elle tressaillit au son de ma voix et dit :
– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais… Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.
Je compris que l’invitation était pour Mikhaïl.
Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguë pour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de mon malheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces paroles d’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait à répéter : « Les démons ne sont pas plus forts que l’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunte leur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sont légion ! »
Une légion de basses passions s’éveilla en mon âme, qui, hélas ! n’était point pareille au majestueux océan ; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolie nappe de lentilles d’eau.
L’esprit de vengeance, la haine, mon amour outragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide qui descendait vers la tonnelle au bord de l’étang.
Je me cachai dans les fourrés. Le feu d’artifice commença.
Des centaines de boules incandescentes s’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à une pression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac, vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.
Mes sentiments d’artiste en furent si émus que ma rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières se firent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaient point des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ils brisaient !
Nous, les Roussanine, nous ne savons aimer qu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sont entrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la même calamité, se brûla la cervelle.
– Chérie ! dit Mikhaïl avec une passion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas un rêve ? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne ?
Et elle répondit tendrement :
– Tu en doutes ?
Une minute de silence : ils s’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dans l’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.
– Mais il faut que je t’avoue une chose. La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté. Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé de faire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat. C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte ?
– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unis à toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.
– Chérie, avec moi tu n’auras que des privations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix est fait : je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclave contre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend : non pas le bagne, la potence.
Elle l’interrompit par ces mots, vieux comme le monde, comme l’amour de l’homme et de la femme :
– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais à l’échafaud ! Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.
Puis elle dit avec un rire enfantin :
– Ce soir, à souper, mon père annoncera mes fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parler sévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester comme je le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toi que c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tous les trois. Mon père a parlé de vous deux : « Tes galants, m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes que toi. » Et j’ai répondu : « Tant pis pour eux ! Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pas non plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs. » À présent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becs m’enlèvera demain.
Mikhaïl éclata de rire :
– Tu es un Machiavel, ma chérie ! Mais au fait, quand fuyons-nous ?
– Je dirai tout demain matin à Marfa, qui informera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ, comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge : c’est un ami fidèle.
–Il n’a pas inventé la poudre, mais je le crois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.
Le malheureux ! Ces paroles le perdirent, car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bons sentiments. Comment ! Je devais renoncer aux joies de la vie, concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que le titre peu flatteur de benêt !
Un gong et une sonnerie de trompettes conviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert et le parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de la fête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main. Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitude solennelle d’un maître des cérémonies :
– Chers invités, j’ai l’honneur de vous annoncer les fiançailles de ma fille Véra Érastovna avec le prince Nelski, dit-il.
L’orchestre joua une fanfare, il y eut des congratulations, des toasts à la santé des fiancés…
Je me sauvai, incapable de supporter la vue des visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortie passa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tous connaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois de plus le dindon de la farce, en servant malgré moi leurs desseins.
Le jour se levait. Le ciel était couvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. À l’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaient eu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc. Je me penchai pour mieux voir : c’étaient des pages de la Cloche que Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Je les ramassai avec dégoût.
Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avait permis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et ma félicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fit l’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureur s’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant, formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors que Mosséitch survint à l’improviste.
– Je ne vous croyais pas des penchants si frondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.
– Et vous aviez raison, mon cher monsieur Delmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui me valait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pas trahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut être lui-même qu’un homme taré.
– Vous parlez de votre ami Beidéman ?
– Je ne l’ai point nommé.
– Non, mais je sais à quoi m’en tenir. Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir de gentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et en l’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à une influence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorcelé Véra Érastovna ? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’ai remarqué des choses singulières : elle a échangé avec lui un signe d’intelligence. C’était un coup d’œil de conspirateurs. Ils ont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moins que vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime ? ajouta Mosséitch sournois.
– Je mourrais pour la sauver ! m’écriai-je avec emportement.
– Alors, donnez-moi ce journal.
Je ne dirai plus, comme je me le suis répété toute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesque du nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvais prévoir les suites de cette première trahison, mais je savais forcément que d’être reconnu comme propagateur de publications interdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtout que je livrais les pièces à conviction à cette canaille de Mosséitch.
J’ai atteint l’âge où on n’essaye plus de fuir sa conscience et de se chercher des excuses. Il ne me reste que la joie peu glorieuse, mais fière, d’être mon propre juge. Je dois donc signaler le fait suivant : à peine avais-je remis la Cloche à Mosséitch, que je m’élançai derrière lui pour le reprendre. Mais cet habile corrupteur qui connaissait tous les replis d’une volonté faible, disparut dans le sous-sol de la maison. Il avait là un atelier au sujet duquel couraient des rumeurs ténébreuses et où je ne l’aurais d’ailleurs pas retrouvé dans le dédale des passages et des couloirs. Je brûlais comme si j’avais la fièvre, mes tempes battaient. Une seule pensée me dominait : être auprès de Véra, ne pas la céder à Mikhaïl…
J’avais tout le temps devant les yeux un échafaud sur la grande place de Moscou, le bourreau tenant roulés autour de son poing les cheveux blonds de Véra. Voici le cou blanc de la jeune fille sur le billot, l’éclair jeté par la hache… J’avais des hallucinations, j’étais malade. Et soudain mon cerveau reconstitua, avec l’exactitude d’un enregistrement, la conversation entendue la nuit sous la tonnelle : l’avenir de Véra se rattachait à celui de Marfa et de Piotr, c’est pourquoi elle avait promis de se rendre au colombier…
À peine le soleil encore pâle avait-il doré les cimes des bouleaux palpitant sous la caresse des premiers rayons, que je me glissai comme un malfaiteur vers le colombier et me cachai derrière un tas de vieilleries.
Je le répète, pas un mensonge ne sortira de ma bouche. Je n’avais pas honte, bien que je fusse conscient de mal agir. Mais à cet instant j’étais désintéressé : je ne songeais plus à moi, je voulais sauver Véra, séduite par un révolté, par un malade, peut-être. Mikhaïl m’avait dit qu’il y avait eu des fous dans sa famille. Aussi son idée fixe, la flamme qui le consumait toujours, pouvaient-elles être un début de maladie mentale. L’aveu qu’il avait failli assassiner la femme qu’il aimait, me terrifiait. Quant à son avertissement à Véra que, dans leur union, elle aurait à partager avec lui le bagne en Sibérie, ou même la potence, il révélait l’orgueil d’un impitoyable scélérat. Cet avertissement me brûlait le cœur : si Véra se décidait à le suivre, elle ne s’arrêterait pas à mi-chemin ! Or, je ne pouvais l’imaginer en prison, déportée, sans ressources. Je devais la sauver. Son amour pour Mikhaïl, c’était un envoûtement. Au surplus, comme fidèle sujet de l’empereur, je devais faire avorter les desseins nocifs d’un élève de l’école militaire destiné, ainsi que moi-même, à revêtir bientôt la tenue d’officier.
Qui savait jusqu’où irait sa malfaisance ? N’avait-il pas dit à maintes reprises : « Si celui qui détient le pouvoir suprême refuse d’abdiquer, on peut l’y contraindre ».
Un léger frôlement qui ressemblait au pas feutré d’un chat, se fit entendre. Je guignai par une fente de mon rempart. C’était Mosséitch.
« Que vient-il faire par ici ? » me demandai-je, pris d’une angoisse subite.
Il s’approcha de la maisonnette où nichaient les jeunes tourtereaux, en saisit un, lui tordit le cou, puis en fit de même à un autre, à un troisième. Son visage était hideux comme celui du sorcier de la Terrible vengeance[4]. Comme chez l’autre, le nez de Mosséitch paraissait s’allonger démesurément. Une dent jaune saillait de la bouche aux babines retroussées. De ses mains trop longues, aux doigts osseux, il empoignait le pauvre oiselet par la tête. Puis il tournait comme un tire-bouchon le petit cou irisé, et les vertèbres craquaient. Les vieux pigeons battaient des ailes et roucoulaient avec un désespoir indicible…
Révolté, j’allais m’élancer en avant pour saisir le gredin au collet, lorsqu’il ramassa les tourtereaux morts et se tapit dans un coin. Véra et Marfa montaient à l’échelle.
– Ah, malheur ! s’écria Marfa en se jetant vers le portillon de la maisonnette que Mosséitch n’avait pas eu le temps de refermer. Il a encore emporté trois tourtereaux, ce vilain bossu !
– À qui en as-tu ? demanda Véra.
– Mosséitch, le nain, tord le cou aux pigeons et les mange. « C’est meilleur que le poulet ! qu’il dit. Il n’y a pas plus mauvais que ce démon, mademoiselle ; c’est lui qui pousse monsieur…
– Le misérable ! fit Véra en colère. Mais laissons-le, nous n’avons pas de temps à perdre ; ne t’occupe plus des pigeons, viens t’asseoir là.
Malgré mon trouble, je ne pus m’empêcher d’admirer et de retenir pour toujours le ravissant tableau qui s’offrait à mes yeux. Comme dans les clairs-obscurs de Rembrandt, un rayon de soleil entré par la lucarne traversait la pénombre et tombait sur les têtes de Véra et de Marfa. Le visage fin de Véra, animé d’une émotion contenue, comme celui de l’ange du Jugement dernier, me fixe toujours de son regard inflexible, tandis que sa petite main repose sur l’abondant flot d’or de la chevelure de Marfa, belle paysanne russe en chemise blanche brodée et en sarafan gros bleu, à la mode du pays. Elles avaient convenu de fuir cette nuit. Piotr, le palefrenier, devait voler une paire de chevaux, atteler le char à bancs et se poster à la sortie du village. Le soir, après le souper, selon une coutume affectionnée du vieux Lagoutine, Marfa apporterait un carafon de vin dans la chambre à coucher du maître ; mais cette fois il contiendrait un somnifère, pour dispenser la jeune femme de danser la nuit devant son seigneur.
Véra était calme et laconique. Elle avait dûment étudié son plan.
– Et après, où irons-nous, ma chère demoiselle ?
– À Lesnoé, près de Pétersbourg ; on nous y cachera jusqu’à l’arrivée de Linoutchenko. Il n’y a pas à traînasser. Lâche les pigeons et cours me rejoindre dans ma chambre. Pourvu qu’on réussisse à s’évader ! Ensuite, on se débrouillera…
– Je vous suivrai au feu et à l’eau, mademoiselle ! dit Marfa exaltée.
Véra se leva et gagna l’échelle. Quand elle se pencha pour descendre, son écharpe de gaze légère m’effleura le visage. Marfa descendit derrière elle, cependant que les pigeons libérés s’envolaient dans une détente de leurs pattes rouges et tournoyaient au-dessus des bouleaux.
Je restais immobile, atterré. Véra était sous l’emprise de Mikhaïl !…
Cet homme qu’elle ne connaissait pas il y avait deux mois, la faisait quitter à jamais son vieux père, son foyer, pour fuir en cachette avec des serfs. Et moi, son ami d’enfance, j’étais chassé de son souvenir comme un duvet de pissenlit au premier souffle de brise.
– À la bonne heure, fit soudain la voix de Mosséitch. Voilà un gibier imprévu ! Et il ajouta avec autant de grâce que lui en permettait sa laideur : Je ne vous demande pas, monsieur, la raison de votre présence. Nous sommes, je l’espère, du même avis quant au complot de ces jeunes personnes. Tout cela, y compris le soporifique des mélodrames, est un résultat de la bibliothèque française du père ! Il nous faut, évidemment, pour le bien des héroïnes, les empêcher de jouer la pièce en entier. Notre intervention sera du reste aussi dans le goût théâtral. Je vous demande pardon, mon esprit gaulois ne me quitte en aucune circonstance.
Malgré l’horreur que m’inspirait ce Quasimodo, force me fut d’approuver son projet. L’idée que Véra serait à Mikhaïl pour la vie, m’obscurcissait l’esprit et m’ôtait tout sentiment chevaleresque.
– Pas un mot pour l’instant, mon ami, chuchota le bossu, reposez-vous sur moi. Que le méchant ravisseur s’en aille dans l’espoir d’être rejoint par sa belle, et que l’héroïne et sa confidente aux cheveux d’or préparent tout pour s’évader de la maison paternelle. Qu’elles essayent, nous les prendrons à la sortie du village, comme dans une souricière. Laissons-les partir, mon ami, avec leurs cliques et leurs claques jusqu’au char à bancs de Piotr ; dès que les chevaux rompent, des gardes fidèles, munis de lanternes, leur barrent le chemin en ululant. On pourrait lâcher une ou deux fusées, car il en reste des fiançailles ! Ha, ha… La belle, évidemment, perd connaissance, on l’enferme à clef dans sa chambre. Piotr, selon l’usage de ces contrées, tâtera du knout à l’écurie ; quant à Marfa, la rouquine… La face de Mosséitch prit l’expression ignoble d’un cynocéphale. Elle aura son dû ! Et vous restez comme auparavant, le seul consolateur de l’héroïne.
– Monstre ! dis-je, frémissant de rage. Je ne veux pas être complice de vos cruautés.
– Vous ? Mosséitch recula vers la lucarne et posa à tout hasard les pieds sur l’échelon. Vous, monsieur, vous êtes mon complice en tout, c’est vous qui avez déclenché ce drame de famille. Vous avez trahi Beidéman en l’écrasant sous la Cloche. Un joli calembour pour la Chine, n’est-ce pas ?
Je me précipitai vers l’échelle en criant :
– Qu’avez-vous fait du journal ?
– Rien, je l’ai remis à la plus sûre des bibliothèques, entre les mains du père courroucé.
– Où m’avez-vous entraîné !…
– Allons, mon cher, ne faites pas l’enfant. Mosséitch ne dissimulait plus son mépris. Vous craignez de vous compromettre, de vous salir le museau, comme disent les Russes. Moi, j’ai au moins le courage de tordre le cou aux pigeons destinés à ma table. Au fait, il n’est pas trop tard, dit ce démon qui était de nouveau dans le vrai. Courez donc prévenir Véra Érastovna.
Il ne doutait pas de ma bassesse.
Quand je descendis l’échelle, le grand jour m’éblouit. Un azur sans taches avait remplacé la grisaille du ciel. Je me dirigeai d’un pas traînant vers la maison. Parvenu à un banc d’où l’on voyait la fenêtre de Véra encadrée de vigne vierge, je m’affalai, à bout de forces. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Mes émotions étaient trop violentes. Si Mikhaïl s’était alors trouvé auprès de moi et m’eût demandé ce que j’avais, je lui aurais tout avoué, sans songer aux conséquences.
Derrière un arbuste, des canards claquaient du bec dans le ruisseau, en quête de vers ; un troupeau de vaches s’approchait de l’abreuvoir dans un piétinement lourd. Des grelots tintèrent faiblement, une troïka s’arrêta devant le perron. Je compris que c’était pour Mikhaïl qui, ayant fait ses adieux à tout le monde la veille, avait hâte de prendre le train pour voir sa mère à Lesnoé le dernier jour de vacances.
Le voici soudain, comme surgi de terre, parmi les buis épais qui croissaient sous la fenêtre de Véra. Il était en capote, en casquette, et tenait à la main un rameau dont il donna un léger coup contre le volet. À ce signal convenu, la fenêtre s’ouvrit et Véra, en peignoir rose, l’air radieux, souriant au soleil qui brillait dans le ciel pur, lui tendit ses bras minces de jeune fille. Mikhaïl sauta lestement sur l’appui. Ils s’étreignirent.
Décidément, le sort me narguait : me voilà condamné à voir de mes yeux ce que jusqu’ici j’avais seulement deviné d’après les sons.
Véra lui parla à l’oreille ; elle lui communiquait probablement son projet de fuite. Il la pressait, jetant des coups d’œil alentour, de crainte qu’on ne les surprît ; il regarda une ou deux fois dans ma direction. Un bouquet de lilas me dissimulait, tandis que je les voyais bien, moi, à travers les branches.
Ils se quittaient si gaiement, si pleins d’espérance, que je ne remarquai pas l’ombre du chagrin, cet inévitable compagnon de l’amour à la moindre séparation.
Mikhaïl sauta de l’appui, se retourna. Elle agita le rameau qu’il lui avait laissé et suivit des yeux la voiture jusqu’à ce que le dernier nuage de poussière soulevé par le galop de la troïka se fût déposé sur la route. Moi qui ne cessais de la regarder, je la vis se retirer au fond de la chambre sans perdre son sourire de triomphe. Ah, si elle avait su que par cette belle matinée elle voyait Mikhaïl pour la dernière fois ! Que dis-je, elle allait le revoir… Mais ce n’était plus lui.
Les vacances devaient se terminer dans quelques jours, mais je ne pouvais endurer si longtemps mon supplice. L’atmosphère de la maison était lourde comme avant l’orage. Le vieux Lagoutine se prétendait malade et Mosséitch ne le quittait plus : sans doute ourdissaient-ils ensemble le guet-apens. Véra allait et venait, telle une lunatique, l’esprit ailleurs, et restait de préférence enfermée avec Marfa ; comme on l’apprit par la suite, elle faisait ses bagages. Je profitai d’une occasion favorable pour l’aborder :
– Adieu ! lui dis-je. Je pars à la chasse, il est possible que je ne puisse prendre congé de vous demain. Vous n’êtes guère matinale, et moi je m’en irai à l’aube, comme Mikhaïl aujourd’hui.
Je soulignai à dessein la dernière phrase, en la regardant avec défi ; mais, en mon for intérieur, je la suppliais de s’inquiéter de mon agitation, de me questionner, d’exiger une réponse. Qui sait, si elle m’avait accordé une minute d’attention, je lui aurais peut-être dénoncé Mosséitch… J’aurais donné libre cours à ma générosité, j’aurais créé un nouveau projet de fuite et contribué moi-même à son exécution ! Peut-on connaître toute l’étendue de la bassesse et de l’héroïsme de sa propre nature ?
Véra avait dressé l’oreille au nom de Mikhaïl, mais apparemment rassurée par ma prétendue simplicité et ma fastidieuse « chevalerie », elle dut croire que ce soulignement était fortuit et me dit d’un air distrait : « Ah oui ? Eh bien, adieu », et elle s’en alla dans sa chambre, à l’appel de Marfa.
Je saisis un fusil et partis au hasard. J’errai tout le jour sans rien faire, n’étant nullement d’humeur à chasser. Telle une bête blessée à mort qui cherche un refuge pour lécher ses plaies, je battis les fourrés toute la nuit en gémissant. Sur le matin, affreusement inquiet de Véra, et me sentant coupable envers elle et plein de mépris pour moi, je revenais vers le domaine des Lagoutine.
Tout à coup, un rugissement d’animal me parvint de l’écurie qui se trouvait sur mon passage. Je tendis l’oreille : des coups de knout suivis de soupirs comme ceux qu’on exhale en soulevant des fardeaux, m’expliquèrent l’abominable exécution qui se faisait là.
– Halte ! dit la voix de Mosséitch. Il ne respire plus. Verse-lui un seau d’eau sur la tête.
Je tirai la porte de toutes mes forces, l’arrachai de ses gonds et entrai dans l’écurie. Piotr, pâle comme un mort, était attaché à un banc. Des bourrelets violâtres et des filets de sang striaient son dos musclé.
– Vous l’avez tué, canailles !
– Le compte y est, dit un énorme gaillard d’une voix indifférente. Il se remettra.
Et le bourreau essuya le sang de son knout à triple lanière.
Mosséitch, clignant ses yeux vipérins, alluma sa pipe.
– Finie la comédie, proféra-t-il. On a tordu le cou aux trois tourtereaux !
– Qu’est devenue Véra ? criai-je.
– La princesse est sous clef, non pas dans une tour ronde, mais en lieu sûr. Le vieux roi a fait représenter cette nuit, avec un goût exquis, la naissance d’Aphrodite, où Marfa la rouquine a joué le premier rôle.
– Qu’a-t-il donc décidé pour Véra Érastovna ?
– Une chose qui vous fera plaisir. Il la donne en mariage au prince Nelski, deux fois plus âgé qu’elle ; un jeune consolateur sera donc le bienvenu…
Je renversai le monstre d’un soufflet et courus vers la maison. À cette heure matinale, portes et volets étaient clos. Je me hissai, comme Mikhaïl l’avait fait la veille, jusqu’à la fenêtre de Véra et frappai du poing contre le volet. La vieille Arkhipovna l’entrouvrit au bout d’un moment. Elle me renvoya du geste :
– Tu vas nous perdre, va-t’en, on nous épie… J’entendis Véra demander qui était là. Arkhipovna se pencha de nouveau en promenant alentour un regard circonspect, et me chuchota :
– Attends dans ce buisson.
Je bondis comme un lièvre, dans un acacia touffu. Il était temps : Grichka-le-Tsigan, un suppôt de Mosséitch, surgit du coin, armé d’une trique.
– Qui vive ? cria-t-il.
Je restai une grande heure dans ma cachette, jusqu’à ce que Grichka fût relevé à son poste par Kondrate, un brave garçon avec lequel j’avais gardé les chevaux la nuit. Il m’était très dévoué, je voulais même l’acheter à Lagoutine.
– Kondrate ! lançai-je.
– Que faites-vous, monsieur ! protesta-t-il, effaré. On va me fouetter à mort…
La main ridée d’Arkhipovna, nouée d’un fil de laine rouge – un remède contre les rhumatismes – tendit une enveloppe par la fenêtre.
– Donne vite, Kondrate, priai-je.
Il jeta autour de lui un coup d’œil attentif, prit l’enveloppe et me la donna. Je la glissai sous ma chemise. Le volet se referma en claquant.
– Que s’est-il passé, en deux mots, Kondrate ?
Le gars me raconta que sur le soir Marfa avait apporté au vieux Lagoutine du vin où mademoiselle avait mis un somnifère ; mais monsieur, prévenu par Mosséitch, avait remplacé le carafon par un autre. Il ordonna à Marfa de danser et feignit de s’endormir.
Marfa, le croyant plongé dans le sommeil, courut chez mademoiselle ; chargées de leurs paquets, elles gagnèrent la limite du village où Piotr les attendait avec la voiture. À peine y furent-elles montées qu’Éraste Pétrovitch leur barra la route, le revolver au poing. Bien qu’il tirât en l’air, elles s’évanouirent de terreur. Piotr fouetta les chevaux, mais ils ne pouvaient distancer les pur-sang… Alors, il fut traîné ligoté à bas de son siège, livré à Mosséitch et au bourreau. On rapporta mademoiselle sans connaissance dans sa chambre et on l’y enferma avec la nourrice. Quant à Marfa, elle dut danser toute la nuit.…
– Allons, danse ! criait le maître. Tant que tu danseras, Piotr sera épargné, mais pour peu que tu t’arrêtes, il aura le knout ! Je lui en ferai voir jusqu’au matin. Allons, abrège-lui le délai !
Marfa dansa toute la nuit comme une sorcière au sabbat et tomba finalement, telle une gerbe fauchée. À présent elle était malade.
– Allez-vous-en, monsieur, ne vous exposez pas…
À la vue du gardien, Kondrate s’écarta vivement. Moi, j’allai commander les chevaux.
La lettre de Véra n’était pas cachetée. Je comptais si peu pour elle que je ne la gênais pas dans l’expression de ses sentiments les plus intimes. Elle devait se fier entièrement à mon dévouement, à ma loyauté.
Comme c’est blessant et dangereux pour l’homme, ce qu’on a coutume d’appeler l’estime et qui n’est en somme qu’une complète indifférence jointe à la reconnaissance avantageuse de certaines vertus ! Or, cette froide constatation fait aussitôt perdre à l’homme toutes ses qualités, et c’est là un triste témoignage que le désintéressement absolu n’est réservé qu’à une minorité d’élite.
Véra décrivait à Mikhaïl sa fuite manquée et lui expliquait pourquoi elle ne voulait rien entreprendre sans le consulter. Son père était venu lui montrer les feuilles de la Cloche en déclarant qu’il présenterait l’affaire aux chefs de Mikhaïl comme un détournement de sa fille à des fins politiques.
Véra craignait que Mikhaïl, emporté par sa fougue, ne proclamât tout haut ses idées, ce qui l’eût aussitôt privé de la liberté et, partant, du moyen de servir efficacement la cause de la révolution.
«D’ailleurs, concluait-elle, si tu juges bon de te dévoiler et de tomber, dès maintenant, à l’avant-garde, je n’implore qu’une grâce : n’oublie pas de me prendre avec toi. Car enfin, nous sommes unis pour l’éternité…»
Suivaient des aveux d’amour que moi je n’aurais pas osé lui faire à elle, même en pensée.
Et Véra ne doutait pas que je transmettrais un pareil message ! Elle avait bien tort !
Quelles pluies cet été ! Pas moyen de se réchauffer après les frimas de l’hiver. Je me suis ingénié à coudre à mes valenki[5] des semelles en linoléum pour qu’elles ne prennent pas l’eau, car je n’ai pas de quoi m’acheter des caoutchoucs… Les fillettes riaient beaucoup, mais elles m’ont aidé.
Elles ont la main heureuse, ces petites : j’ai amassé plus d’argent que jamais. Les passants avaient pitié d’un vieillard marchant sous la pluie, chaussé de valenki à semelles de linoléum quadrillé.
Au fond, les gens sont plus artistes qu’ils ne pensent. Ce n’est pas la misère même qui les touche, c’est seulement sa nuance nouvelle, pittoresque.
Quand je pataugeais dans les flaques avec mes valenki trempés, j’étais beaucoup plus à plaindre, et cependant on me donnait moins. Tandis que maintenant, grâce à ce judicieux succédané de caoutchoucs, je préserve mieux ma santé et les gens attendris deviennent plus généreux.
J’ai acheté, à part le pain, une demi-livre d’os à la boucherie. Pour les fillettes, j’ai pris deux caramels : je me suis avisé trop tard que les gamins qui les vendent, les lèchent pour les faire briller. Tant pis, je les passerai à l’eau chaude, comme par mégarde ; les petites les mangeront avec plaisir.
Je suis revenu aujourd’hui en tramway. Assis dans un coin, je lisais une annonce disant qu’un professeur de psychologie allait démystifier les trucs des cartomanciennes et des hypnotiseurs. Je me rappelai soudain Paris et Mme de Thèbes, la diseuse de bonne aventure. Il y avait au mur de son antichambre le moulage d’une main que j’avais souvent vue au jeu de cartes. Je regarde de plus près et déclare : « Mais c’est la main du général D. » Mme de Thèbes sursaute :
– D’où le savez-vous ? Donnez-moi la vôtre. Et la voilà soudain triste, prête à pleurer : Votre destin est affreux…
J’insistai :
– Parlez.
– Un grand artiste est mort en vous. Or, celui qui tue l’artiste qu’il aurait pu être, se change forcément en scélérat ; telles sont les lois de l’esprit. Enfin, cela, c’est votre passé…
Quant à l’avenir, comme je la pressais de m’apprendre de quelle mort je mourrais, elle finit par répondre :
– Vous mourrez d’inanition, monsieur, après d’horribles tourments endurés au cours de vingt ans de cellule et d’asile d’aliénés.
J’ai quatre-vingt-trois ans. À supposer qu’en rentrant je sois jeté en prison, il est peu probable que je vive encore vingt années, même atteint de folie, pour mourir à cent trois ans.
Certes, Mme Thèbes s’est fichue dedans, comme nous disions à l’école militaire. Qui lèverait la main sur un vieux mendiant ?
Je n’ai pas pu écrire ces jours-ci. Les pluies ont avivé mes rhumatismes. Telle une bête malade dans sa tanière, je scrutais le ciel nuageux, dans l’attente du soleil.
Demain c’est le Premier Mai, date inoubliable où je fis mon second pas pour perdre Mikhaïl. Le premier, si le lecteur s’en souvient, je l’ai fait sous la tonnelle en remettant à Mosséitch la Cloche, journal publié à l’étranger. Je parlerai dans ce chapitre des conséquences de l’affaire, mais il faut d’abord que je note pour moi-même un événement actuel : la fête du Premier Mai au sixième anniversaire de la révolution.
La veille, il avait bruiné tout le jour et les fillettes pleuraient de ne pouvoir assister à la fête le lendemain. Pourtant, le 1er mai le soleil se leva splendide, ardent comme aux plus beaux jours de juillet. Les petites babillaient en se nouant l’une à l’autre des rubans rouges dans les cheveux ; le vieux Potapytch mit l’insigne communiste : la faucille et le marteau sur l’étoile rouge. Et il fixa à sa cravate rouge une épingle avec le portrait du camarade Lénine.
Je le regardais se raser et arborer ces nouveaux emblèmes, signes d’un pouvoir bien établi.
Tout le monde s’en alla, sauf moi. Les fillettes montèrent avec leurs camarades de classe dans un camion enguirlandé de branches de sapin et muni d’immenses affiches vantant la supériorité de l’instruction sur l’ignorance.
Le vieux Potapytch, lui aussi, marche au pas avec les « travailleurs de l’instruction », puisqu’il est gardien au service de l’Instruction Publique. En partant, il m’a dit avec orgueil :
– Nous avons notre drapeau, il est magnifiquement brodé. Vous verrez ça : des épis d’or sur velours cerise, et un mot d’ordre.
Je ne fus pas longtemps seul. Goretski, essoufflé, gravissait les marches raides de l’escalier. C’est un vieux curieux qui adore les spectacles ; or, par nos fenêtres on voit la perspective Nevski, à vol d’oiseau même.
Goretski est définitivement tombé en enfance : il a oublié le passé et vit au jour le jour. Il commença par me demander si j’avais du sucre et manifesta le désir de prendre du thé… Nous le bûmes en suçant un morceau de sucre chacun, luxe inouï. C’est du reste une réserve à part, que je garde pour les fillettes.
Goretski me décrivait avec feu les processions et les mises en scène de la fête. Ses clients lui laissent souvent des journaux et bavardent volontiers avec ce vieillard loquace.
Le voyant en bien meilleure santé que moi, je lui fis promettre que si je mourais il remettrait mes écrits à destination. Il refusa d’abord, sous prétexte de n’avoir pas le temps, mais une livre de gros tabac eut raison de sa résistance : il s’engagea à porter au besoin lui-même mon manuscrit à la rédaction.
Soudain, une sonnerie de clairons vibra : la procession s’allongeait, de la gare Nicolas, sur toute la perspective Nevski. Ouvriers, troupes, enfants, tout le peuple marchait, célébrant sa fête. Au centre, sur un camion, un énorme globe où on avait marqué en rouge, parmi les mers bleues, les territoires où la révolution s’était accomplie ou se préparait. Au lieu de l’équateur, s’étalait une ceinture mobile avec ce mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Et lorsque, autour de cette masse, un chœur de voix fraîches de jeunes filles lança l’appel que Mikhaïl m’avait murmuré jadis, animé d’un ardent espoir en l’avenir, je crus sentir son invisible présence. C’était émouvant, c’était beau, je l’avoue. Dans un autre camion, énorme guimbarde, une drolatique « bourgeoisie internationale » échangeait des boutades avec la foule, à la joie de tous.
Les troupes défilent en bon ordre, vêtues d’uniformes corrects, aux pattes de col de différentes couleurs. Tous sont casqués comme des preux. Un nouveau contingent de robustes gaillards… La Russie est inépuisable ! Naguère, les champs de bataille étaient jonchés de ses meilleurs soldats, et la voilà qui a engendré des hommes nouveaux, telle une terre vierge abreuvée de soleil qui ne se lasse pas de produire de sveltes épis.
Sous l’effet de la fanfare, mon pauvre Goretski, mis en humeur guerrière, se rappelle soudain ses exploits.
– Tu sais, mon vieux Serge, il m’arrive de mentir, de rage impuissante. Je suis gardien… C’est pourtant moi, moi qui ai pris l’aoul de Guilkho !
Un sanglot allait lui échapper, mais soudain exultant, comme s’il prenait part à la fête, il me dit :
– Tiens, tiens, voilà qu’on peut promener des drapeaux rouges, ce n’est pas comme dans le temps !
Son inconscience me révolta.
– Imbécile, va ! lui dis-je avec la familiarité d’autrefois. Pourquoi, tête de lard, ne le pouvait-on pas ? À cause de types comme nous autres. As-tu protesté quand on pendait les terroristes, quand on incarcérait les gens ? Non, tu applaudissais, mon ami.
– Voyons, mon cher, répliqua-t-il sans se troubler, c’était différent, les terroristes voulaient user de violence…
Je m’abstins de discuter. Il devenait décidément gâteux. Ce qu’il était content de voir la milice en belle tenue neuve, noire, à col rouge, faite sur mesure !
– Mon cher, nous avons de nouveau une police, et bien plus convenable que l’ancienne ; c’est, ma foi, une police d’Europe. Ah, si j’avais su, je n’aurais jamais fait de sabotage ! Mais eux aussi, entre nous, étaient trop pressés de nous détruire. Il aurait fallu nous homologuer tout de suite. Je ne me plains pas, du reste : j’ai une place tranquille et, si l’on peut dire, au-to-cra-tique. Je suis mon propre chef, et pas de bureaucratie… ha, ha !
Las de ses radotages, je fus heureux qu’il s’en allât. Mais aussitôt pris de honte à l’idée que mon dernier ami me portait sur les nerfs, je lui offris de le reconduire.
Au retour, entraîné par le flot de monde, je parvins à cette fatale place Ouritski. Une immense foule silencieuse et ordonnée écoutait des orateurs parler du haut d’une tribune. Et quand on y déploya l’étendard de pourpre, des milliers de voix entonnèrent l’Internationale.
Comment distinguer le rêve de la réalité ? N’était-ce pas là, sur cette même place, qu’un autre hymne avait résonné puissamment, inséparable du mot « Russie » et qui semblait éternel ? Y avait-il longtemps de cela ? D’après les dates, cinq années à peine ; d’après les événements, des siècles. Et voici que l’Internationale, à son tour, paraissait inséparable du pays.
Les fillettes revinrent contentes, avec des friandises, et Ivan Potapytch était visiblement gris.
– Les coopérateurs m’ont offert de la bière, ça n’aurait pas été chic de refuser, déclara-t-il en guise d’excuse.
Il enleva ses nouveaux insignes, et désireux de ratifier la fête du Premier Mai à son foyer, cria tout haut, comme dans la rue : « Vive le prolétariat rouge ! » Puis il enfila sa robe de chambre et demanda en bâillant aux fillettes d’un ton sérieux :
– Ça durera longtemps, ces jours fériés ?
Sacha, la cadette, répondit avec dépit :
– Penses-tu ! Les classes recommencent demain.
La révolution s’est bien implantée dans les mœurs. Si vite ! Une vieille forêt essouchée met plus longtemps à se couvrir de jeunes arbrisseaux. Les formes nouvelles ont mûri et deviennent populaires. Alors pourquoi, je vous le demande, pourquoi Mikhaïl est-il mort ainsi, sans gloire, tandis que moi j’ai survécu ? Car ce n’est pas moi, c’est lui qui voulait ces formes.
Le soleil, ou peut-être la musique et la gaieté d’autrui, ont calmé mon accès de rhumatisme. Le lendemain matin, quand tout le monde fut parti, j’ai repris mon cahier. Où m’étais-je arrêté dans l’histoire de Mikhaïl ? Ah oui, à la lettre que Véra m’avait confiée, dans la certitude que je la remettrais au destinataire…
Je n’en fis rien. Elle est toujours sur moi.
C’est la preuve accablante de ma faute, c’est mon trésor, mon infamie et ma justification. Décolorée par le temps, marquée de larmes amères, elle me suivra dans la tombe.
Comment se fait-il que je n’aie pas transmis ce message si important pour la destinée de Mikhaïl et de Véra ?
Comme toujours, ce fut ma mauvaise volonté qui créa en quelque sorte les circonstances favorables à la vilenie conçue. Quand je revins de vacances à la date prescrite, Mikhaïl n’était pas de retour. Il arriva un jour en retard et présenta, pour se disculper, un certificat médical auquel personne ne croyait, bien sûr, mais qui était admis par l’usage.
Moi, à ma propre surprise, je tombai si gravement malade de toutes mes émotions, que le soir, à la messe, je m’évanouis et, transporté à l’infirmerie, m’avérai atteint d’une fièvre nerveuse. Pendant qu’on me déshabillait, je réussis à fourrer la lettre de Véra dans le tiroir de la table de chevet, et je perdis connaissance pour trois jours.
La première chose, en revenant à moi, fut de m’assurer que la lettre était là et de la cacher encore mieux sous les objets de toilette. Au bout d’une semaine, des camarades vinrent me voir ; Mikhaïl était parmi eux. C’était – je ne l’oublierai jamais – le 1er mai. Resté seul, il me demanda ce qui s’était passé à Lagoutino et si je n’avais pas de lettre pour lui. Je me taisais, comme pour prendre des forces, tandis qu’un calcul rapide s’effectuait dans mon esprit : si je lui dis que la fuite a échoué, il trouvera le moyen d’inciter Véra à des actes téméraires ; or, je suis maintenant à plat, incapable de la protéger. Me faisant donc plus malade que je n’étais, je lui dis :
– Je te dirai tout plus tard. Il ne s’est rien passé, en somme. Véra est dans sa propriété, elle t’enverra une lettre un de ces jours. Elle n’a pas eu le temps de me la donner : je suis parti subitement, convoqué par ma tante.
Mikhaïl négligeait tellement ma personnalité qu’après m’avoir pris pour un schéma tout fait, il ne se donnait plus la peine de considérer en moi l’être vivant.
– Pas de lettre, dis-je.
La voici, devant moi ! Une enveloppe bleutée, insérée dans une autre, en toile solide. Mikhaïl et Véra n’existent plus ; les effets de Mikhaïl, restés comme lui en prison vingt et un an, se sont usés, selon le rapport du directeur, et ont été brûlés sur son ordre en présence de deux officiers de gendarmerie ; tandis que la lettre, elle est intacte.
L’ayant interceptée, je décidai de ne pas dire toute la vérité ; et au sortir de l’infirmerie, pendant le seul entretien que Mikhaïl daigna m’accorder, je fus évasif et prétendis ne rien savoir, ayant été à la chasse le dernier jour.
Nous étions cependant à la fin de mai, la promotion approchait : c’était pour tout élève officier une grande solennité, un jour unique.
Par la suite, un militaire pouvait vivre beaucoup d’instants plus heureux et plus solennels, notamment celui où on lui décernait pour sa bravoure l’ordre de Saint-Georges ; mais il ne connaissait jamais de passage plus impressionnant d’un état à l’autre.
La promotion, c’est un peu comme la prise d’armes du chevalier. Pourvu des pattes d’épaule d’officiers, l’aspirant d’hier devait vite assimiler un cours de tactique spéciale et les lois régissant ses droits et ses devoirs, tout un code complexe, assez original et souvent contraire à celui du reste de l’humanité.
Ce régime particulier a été maintes fois décrit par les écrivains, et si je le mentionne, c’est seulement parce qu’il fut pour moi, durant des années, la coquille d’œuf du poussin, contenant toutes les matières indispensables à la nutrition et à la croissance. Mais le poussin, dès qu’il a brisé la coquille, marche tout seul. Tandis que moi, une fois sorti de ces débris, je ne sais où poser le pied.
L’empereur assistait à la promotion. Il nous félicitait, il embrassait l’adjudant et les promus. Je m’aperçus que Mikhaïl, pâle comme un mort, fixait le tsar de ses yeux de flamme. En écoutant le rapport de l’adjudant, le souverain croisa son regard. Je le vis tressaillir : il l’avait reconnu. L’empereur se détourna pour adresser la parole à Adlerberg. Je sus plus tard, par son neveu qui était mon camarade, que le tsar avait demandé : « Quel est cet aspirant ? » Quand on lui dit son nom, il le répéta à deux reprises, comme s’il craignait de l’oublier : « Beidéman, Beidéman». Puis il ajouta : « Une figure bien antipathique ! »
Mikhaïl porta son mouchoir à son nez comme pour arrêter une hémorragie subite, et sortit. Il ne voulait pas du baiser impérial.
En passant à la salle du banquet, au son d’une musique militaire, je ne pus m’empêcher de lui dire :
– Qu’est-ce que tu as à bouder en pleine réjouissance, comme un fantôme qui garde un secret fatidique ?
– Ce ne sera pas toujours un secret, je t’assure ; mais il restera fatidique pour quelques-uns !
Il se rapprocha soudain et me demanda très vite :
– C’est bien vrai que Véra ne m’a pas écrit ?
Et je mentis encore, honteusement, les yeux baissés :
– Si, deux lignes au crayon, pas même cachetées… Pardonne-moi, j’ai perdu le papier pendant ma maladie et n’ai pas eu le courage de te l’avouer. Mais je t’ai dit tout ce que je savais, et si tu voulais, tu pourrais agir.
– Les mains liées ? proféra-t-il d’une voix rauque de fureur. Je te préviens d’une chose : si la lettre n’est pas perdue et que tu m’aies menti pour nuire à notre cause, je te tuerai.
– Veux-tu qu’on se batte en duel demain ? ripostai-je. Nous étions comme rivés l’un à l’autre. Mikhaïl fut le premier à se ressaisir.
– Excuse-moi ! fit-il. J’ai parfois le pressentiment que tu seras cause de mon malheur. Mais pas de duel : ma vie est engagée.
J’étais presque heureux : Mikhaïl commençait à me remarquer. La nature des amateurs d’art est si étrange ! J’avais compris que Mikhaïl ne m’était peut-être pas moins cher que Véra.
Enhardi, je m’informai :
– Et si on attente à ton honneur d’officier, tu refuseras aussi de te battre ?
Il dit, songeur :
– Mon honneur est un honneur d’homme, et non d’officier.
– Alors tu ne resteras pas un mois au régiment !
– Qui t’a dit que je voulais y rester ?
Sur le soir, comme j’étais à la salle de réunions où on comptait arroser copieusement la promotion, un planton vint m’annoncer qu’un soldat m’attendait avec une lettre. Je sortis dans l’antichambre, et je fus stupéfait de voir Piotr, le mari de la belle Marfa. Malgré son air vaillant et son impeccable garde-à-vous, j’évoquai son visage blême et son dos lacéré, zébré d’horribles traces violettes. Aussi, ma première question fut-elle :
– Te voilà rétabli ?
– Oui, j’ai gardé le lit une semaine, votre noblesse, après quoi on m’a enrégimenté et envoyé ici, dans la garde. J’ai deux lettres de notre demoiselle : une pour vous, une pour le lieutenant Beidéman.
Mikhaïl était à la porte ; entendant son nom, il s’avança, reconnut aussitôt Piotr, rougit et pâlit tour à tour puis tendit la main en silence pour prendre la lettre de Véra.
– Quand le lieutenant Roussanine n’aura plus besoin de toi, viens me trouver à la bibliothèque. Et il se retira en hâte.
Piotr me raconta que Véra avait épousé le prince Nelski. Marfa, que Véra s’était fait donner par son père en cadeau de noces, annonçait, de son côté, que les nouveaux mariés partaient à l’étranger et voulaient l’emmener avec eux.
Je n’en croyais pas mes oreilles, je le pressais de questions, mais Piotr n’en savait pas davantage. On l’avait enrégimenté peu après. Il affirmait du reste que Véra était calme.
Le prince qui avait fréquenté la jeune fille à titre de fiancé, lui parlait longuement en se promenant avec elle dans les allées sombres du jardin.
Dans sa lettre, Véra me priait instamment de prendre Piotr comme ordonnance. Elle annonçait ensuite, sans donner de détails, qu’elle avait épousé le prince Nelski parce qu’elle avait trouvé en lui un ami excellent. Ils partaient en effet, à l’étranger, en passant par Pétersbourg où elle espérait me voir. Suivaient des paroles affectueuses dont j’avais perdu l’habitude, et la demande réitérée de m’occuper de Piotr. Je promis à ce dernier de faire aussitôt des démarches, et je le conduisis à la bibliothèque, auprès de Mikhaïl. Ils reparurent bientôt ensemble ; Mikhaïl rayonnait comme si c’était lui qui avait épousé Véra.
– Adieu, Roussanine ! me dit-il. Je n’irai pas riboter, le temps me manque. Il faut que je me rende aujourd’hui même à Lesnoé où ma mère m’attend avec impatience. Mais avant de m’en aller, j’aurai deux mots à te dire…
Le visage en feu, il me transperça du regard :
– Tu m’as menti, Véra m’avait écrit, et un peu plus que deux lignes. Mais tout est bien qui finit bien. Notre cause commune est plus favorisée qu’on n’aurait pu le souhaiter.
– Votre cause… commençai-je, mais je m’abstins de dire que Véra elle-même ne comptait apparemment pour rien à ses yeux. Cela m’arrangeait, d’ailleurs. Ce fanatique ne devait aimer que par à-coups : n’avait-il pas avoué à Véra que dans sa vie la femme ne jouait qu’un rôle secondaire ? Et cette allusion au meurtre qu’il avait failli commettre parce que sa bien-aimée prenait de l’ascendant sur lui ? À moins qu’il n’ait inventé ce drame pour se faire valoir… Mais je m’avisai aussitôt qu’il ne ressemblait pas à un fanfaron ; et plus tard, beaucoup plus tard, l’étonnante interdépendance de nos destinées me permit de vérifier moi-même sa sincérité…
De sa démarche légère, impétueuse, Mikhaïl se dirigea vers le portail à travers la longue place où le soleil couchant déversait à flots sa lumière et embrasait les vitres des bâtiments. Il s’en allait dans un si ardent éclairage, que l’officier de service, déjà passablement gris, clama soudain : « Au feu, les gars ! » À quoi les autres répondirent sans se retourner : « Noie-le dans le vin ! », et attaquèrent une chanson bachique.
Quant à moi, le cœur serré à la vue de la haute silhouette de Mikhaïl qui s’éloignait, solitaire, parmi l’éclat éblouissant des fenêtres, dans la lueur sanglante du couchant, je cédai tout à coup à l’irrésistible désir de le préserver de je ne sais quelle calamité. Saisissant ma casquette, je m’élançai derrière lui…
Quand je l’eus rattrapé, je dis :
– Permets-moi de t’accompagner jusqu’à la chaise de poste, j’ai envie de me promener.
– Viens, fit-il d’un ton amical.
Nous marchions en silence, heureux comme aux jours lointains de nos premières rencontres. Au pont de la Police où Mikhaïl voulait acheter quelque chose, un civil d’âge moyen, barbu et pas très bien habillé, nous croisa. Je le connaissais de vue, mais je ne pouvais me rappeler tout de suite où je l’avais rencontré.
Cet homme s’adressa à Mikhaïl en le dévisageant :
– Bonjour ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? Je vous attendais…
C’était Dostoïevski.
Moi, c’est à peine s’il m’avait remarqué ; mais, à mon salut, il se ravisa et me dit avec une amabilité exagérée :
– Vous aussi, je crois, vous étiez au salon de la comtesse ?
– La comtesse Kouchina est ma tante, répondis-je sottement, piqué au vif.
Mikhaïl se taisait, sans doute ému par cette rencontre.
– Messieurs, dit Dostoïevski, venez chez moi, c’est tout près d’ici.
Mikhaïl avait du temps avant le départ de la poste pour Lesnoé ; quant à moi, je devais faire la bombe toute la nuit, et une heure de plus ou de moins ne comptait guère. Nous suivîmes donc l’écrivain.
En lisant par la suite des critiques sur Dostoïevski et des souvenirs concernant sa personnalité, je fus étonné du manque d’observation des gens. Ils se fient au masque que tout homme pensant porte afin de mieux communiquer avec ses semblables. Ce masque, ils le prennent pour le vrai visage.
J’ai grandi dans un milieu où l’apparence est excessivement trompeuse, où les hommes les plus brutaux et les plus ignorants en matière d’art et de science apprenaient à défrayer une causerie de salon ; ils effleuraient adroitement tous les sujets et laissaient supposer encore plus de choses sous-entendues, alors que leurs propos n’étaient, en somme, qu’un ingénieux décor à perspective lointaine, fait d’astuce et d’un vulgaire morceau de carton.
Depuis que je le sais, j’en suis venu à négliger totalement, dans mon appréciation sérieuse d’un auteur, sa dernière œuvre fabriquée pour la montre.
Je dois avouer qu’à cette époque je n’avais rien lu de Dostoïevski, aussi ma première impression – je m’en rends compte aujourd’hui – n’en était-elle que plus fraîche et plus impartiale. Et j’ai toujours eu envie de rire à la vue d’un avorton neurasthénique, aux sentiments larmoyants, qui se croyait « dans le goût de Dostoïevski ».
À examiner de plus près cet écrivain, je fus frappé par des traits absolument contradictoires.
Il possédait au plus haut point cette qualité réservée à un petit nombre de femmes du monde qui, loin d’être belles, ont un avantage supérieur à la beauté : un charme qui décide sans appel du sort d’autrui.
Quand on les a connues, toutes les impressions recueillies en dehors de leur rayon d’action paraissent pauvres et incolores. Leur présence stimule, décuple les forces, grise comme le champagne, enrichit.
Sans doute, les savants expliqueront un jour le secret de ce charme par des fluides vitaux intensifs, qui émanent de certains organismes.
L’action de cet élixir de vie concentré en Dostoïevski était vive et subite comme la lumière d’un phare qui éclaire soudain l’objet exposé à ses rayons.
Il est possible que les natures non artistiques, mais volontaires et réfléchies, échappent à ces influences ; pour moi, je suivais Dostoïevski avec une exaltation pareille à celle qui me prenait devant quelque chef-d’œuvre de l’Ermitage impérial.
Un coup d’œil à Mikhaïl me révéla que lui aussi était bouleversé, mais d’une autre manière. Son visage viril semblait durci, il remettait en place ses cartouchières, se redressait de toute sa taille comme avant la revue et marchait d’un pas net.
– Vous voilà officiers, remarqua en souriant Dostoïevski. L’autre fois, vous n’étiez qu’aspirants. Ça s’arrose. J’ai justement du vin qui n’est pas mauvais. Je vous en offrirai dans une chambre singulière. Pendant qu’on remet à neuf mon logement, j’habite chez un ami parti à l’étranger.
Nous montâmes au troisième. Des couloirs sombres et peu prometteurs nous conduisirent à une porte éraflée. Dostoïevski pénétra dans un débarras voisin, en tira une poignée au bout d’une ficelle, comme un poisson capturé à ligne, l’introduisit dans le trou de la porte et la tourna. Nous étions dans un vestibule obscur, encombré de châssis et de bois de chauffage. À notre apparition, deux rats s’enfuirent en piaillant.
Dostoïevstki poussa la porte, et nous nous trouvâmes dans une pièce bizarre, très vaste et absolument ronde, trois larges fenêtres perçaient le mur extérieur qui contournait en arc de cercle l’avenue et un canal aux eaux glauques. L’une d’elles, grande ouverte, avait sur son appui une abondante floraison de pois de senteur, tous de nuances violettes, je m’en souviens parfaitement. Ce premier plan s’accordait à merveille avec le panorama infini de la ville. Au-delà des tendres corolles violettes, surgissait, tel un fantôme, le palais comtal rouge, l’un des chefs-d’œuvre de Rastrelli. Les deux renards dressés sur leurs pattes de derrière, qui ornaient le fronton, semblaient animés dans leurs lueurs changeantes du soir. Je connaissais évidemment les noms des rues et les maisons, mais à voir de cette fenêtre du troisième étage, la ville noyée dans le pourpre et l’or du ciel qui estompait les contours des édifices, je sentais mieux le génie de ses bâtisseurs, qui me fait souvent associer Pétersbourg à l’Italie.
Quel charmeur que le couchant ! C’est ainsi qu’un jour, à Paris, le bois de Boulogne m’a attendri autant que les ravins de notre province de Smolensk. Peut-être que les émigrés qui erraient là en grand nombre, m’avaient transmis leur nostalgie.
Comme s’il lisait dans ma pensée, Dostoïevski nous montra les premières lumières qui tremblaient dans les flots sombres du canal et une longue barque amarrée sous un pont.
– Ne dirait-on pas Venise ! s’écria-t-il. La réalité d’ailleurs vaut bien le rêve. Ce sont des potiers de Tchérépovetz qui ont amené cette barque pleine de céramiques faites à la main. La marchandise est écoulée. Mais hier, sous un soleil éclatant dont nous n’avons pas l’habitude, nos pots miroitaient à l’égal des mosaïques de Saint-Marc… Asseyez-vous, messieurs, nous allons boire à votre nouveau grade.
Nous nous éloignâmes de la fenêtre pour nous asseoir sur un des interminables divans qui suivaient la courbe des murs et alternaient avec des bibliothèques. Le milieu de la pièce était vide. Un parquet bien propre mais qu’on n’avait plus ciré depuis longtemps, étalait comme pour un jeu féerique ses losanges habilement assemblés. Au plafond pendait un lustre également rond, de style byzantin, où les bougies étaient remplacées par des veilleuses de différentes couleurs. Dostoïevski remplit nos verres d’un excellent marsala.
– Vous savez, j’éprouve une joie puérile à loger quelque temps au moins dans cette chambre fantastique, commença-t-il, mais Mikhaïl, très ému, l’interrompit soudain :
– Je me rappelle qu’au premier chapitre des Humiliés et offensés vous exprimez le souhait d’habiter une chambre spéciale qui ne soit pas en sous-location ; une seule chambre vous suffirait, pourvu qu’elle soit grande… Vous faites aussi observer que dans une pièce exiguë les pensées même sont à l’étroit, et que vous aimez créer vos nouvelles en marchant de long en large…
– D’où le savez-vous ? Le roman n’a pas encore paru…
– Séline, notre professeur, gardait vos manuscrits ; comme j’étais son secrétaire, il m’autorisait à les lire.
– Mais oui, Séline, un parent par alliance de Herzen, je me souviens très bien de lui… Mais vous avez cité la phrase mot à mot. M’auriez-vous lu si attentivement ? s’enquit Dostoïevski étonné.
– Nous, les Russes, nous faisons tout jusqu’au bout, tel est notre caractère. Il paraît que Strauss a pris le peintre Ivanov pour un fou parce qu’après avoir étudié à fond sa Vie de Jésus il s’était mis à questionner l’auteur sur des choses auxquelles celui-ci ne songeait plus du tout.
Dostoïevski sourit :
– C’est ce que vous comptez me faire à moi ?
– Vous avez deviné, articula Mikhaïl, très grave. Oui, je vous ai lu attentivement. Et tourmenté par certaines idées à votre sujet, c’est chez vous que j’ai trouvé la clef du mystère dans un « à propos »…
– C’est très curieux…
– Voici ce que vous dites : « À propos, j’ai toujours eu plus de plaisir à méditer mes œuvres et à anticiper leur création, qu’à les écrire réellement. » Et vous demandez aussitôt : Pourquoi ?
– Et c’est vous qui allez me répondre ?
– Oh, non… Adressez-vous à votre conscience.
Je jetai à Mikhaïl un regard stupéfait. Il avait prononcé des paroles presque grossières et que je trouvais déplacées. Quel mal y avait-il à préférer le rêve aux formules verbales ? Selon moi, c’était même poétique, le rêve étant désintéressé.
Mais Dostoïevski ne fut point surpris. La tête penchée, il écoutait Mikhaïl avec attention, voire avec une sorte de respect, comme s’il allait apprendre une chose de la plus haute importance.
Autant sa gaucherie m’avait frappé au salon de ma tante, autant j’étais séduit maintenant par la délicatesse qu’il mettait à calmer la nervosité de Mikhaïl dont il semblait si bien comprendre la raison.
– Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Ce n’est point par hasard, je présume ? Cela vous rebutait, n’est-ce pas ?
Dostoïevski avait l’air d’écarter une à une les cloisons inutiles pour pénétrer dans l’âme humaine aussi simplement qu’on entre dans un jardin, en ouvrant le portillon.
– Bien sûr, vous ne m’êtes pas étranger, dit Mikhaïl sans lever les yeux. Mais pour la cause que je veux servir… vous êtes l’homme le plus cruel, le plus nuisible, qui soit.
Il parlait d’une voix ferme, tel un guerrier posté à une meurtrière, entouré d’ennemis et refusant de se rendre.
Son émotion, que je ne comprenais pas plus que le sens de leur entretien, s’était pourtant communiquée à moi.
– Je n’en attendais pas moins de vous, fit Dostoïevski d’un ton approbateur.
– La Maison des morts a achevé de m’éloigner de vous. Évidemment, l’homme est son propre juge, – je vous l’ai déjà dit – cela regarde donc votre conscience… Mais voici une analogie : si, à en croire votre aveu, vous aimez mieux rêver qu’écrire, si vous préférez garder pour vous votre richesse spirituelle, c’est que… Bref, vous avez fait le même choix dans la vie…
Ne se contenant plus, Mikhaïl trancha avec une indicible amertume :
– Vous lésinez ! Vous, si riche en savoir et en expérience !
Mikhaïl se leva, le souffle coupé, et s’approcha de la fenêtre. Confus, je regardais Dostoïevski. Je n’oublierai jamais son visage à cet instant-là. À travers la grande tristesse, puissante et comme séculaire, qui ne le quittait même pas quand il souriait, la joie rayonna, empreinte d’amour.
Il rejoignit Mikhaïl, tandis que je restais sur le divan, les yeux rivés sur leurs silhouettes presque noires sur le fond rosé de la fenêtre.
Mikhaïl était dans un de ces accès où, brûlé d’un feu sauvage, il ne voyait plus personne devant lui, Telle une flèche d’arc tirée avec vigueur, il eût transpercé tout obstacle plutôt que de dévier…
– Quand vous êtes sorti de prison, gronda sa voix sourde et profonde, quand vous disiez adieu aux baraques en rondins noircis où vous aviez compté si douloureusement vos jours de captivité, n’était-ce donc que votre talent littéraire qui vous faisait souvenir de ce que vous laissiez là en recouvrant la liberté ? J’ai appris par cœur ce passage ; le voici : « Que de jeunesse ensevelie entre ces murs, que de forces perdues ! Car enfin, il faut le dire, c’étaient des hommes extraordinaires. C’étaient peut-être les hommes les plus doués, les plus forts de notre pays. Mais ces forces puissantes ont été détruites à jamais d’une façon monstrueuse, absurde. À qui la faute ? » Et vous répétez à l’alinéa suivant, pour attirer l’attention du lecteur : « Oui, à qui la faute ? »
– Que devais-je faire, selon vous ? demanda Dostoïevski avec douceur.
– Je sais seulement ce que nous devons faire, nous autres.
– Qui ça… vous autres ?
– Nous, les jeunes ! Les jeunes meurent sur place, là où ils voient l’injustice. Ils n’auront pas à transmettre verbalement leur expérience, car ils doivent s’immoler. Le sacrifice ! Au temps des martyrs chrétiens, on se passait de conciles œcuméniques. Il n’y a jamais eu qu’un moyen de combattre le mal, la violence : ce moyen, c’est la mort consentie au nom de la liberté. Songez un peu, pourquoi serais-je venu vous voir ? Vous cherchez une conciliation, un moyen terme. Or, notre cause à nous veut l’intransigeance et la mort. Adieu…
Mikhaïl se dirigea vers la porte, Dostoïevski lui prit la main.
– Permettez que je vous éclaire, il fait noir dans le corridor.
Bouleversé, interdit, je suivis mon camarade sans proférer un mot. Dostoïevski nous précédait, la bougie à la main. La clarté vacillante qui tombait sur les murs, ne pouvait disperser les ombres de la nuit condensées dans les multiples niches et recoins du corridor principal. Et si tout à l’heure Pétersbourg, vu par la fenêtre de la chambre ronde, m’avait rappelé l’Italie, ces escaliers et passages à peine éclairés me faisaient penser aux catacombes, aux premiers martyrs et à leurs persécuteurs.
Maintenant que les événements sont accomplis, je me rends compte à quel point la vision évoquée par mes sens troublés avait été significative.
Quant à la singulière chambre ronde, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, l’ami de Dostoïevski la céda peu après à une madame Florence qui l’utilisa jusqu’à la révolution comme salle commune pour les demoiselles et les hôtes de son établissement frivole mais lucratif.
Les démarches que je fis au sujet de Piotr, ainsi que Véra me l’avait demandé dans sa lettre, aboutirent. On l’affecta à notre unité et je le pris comme ordonnance. Pour le reste, je n’y comprenais absolument rien.
La joie manifestée par Mikhaïl à propos du mariage de Véra, témoignait que ce devait être un mariage factice. L’aveu que le prince était pour elle un ami excellent, indiquait des relations d’un genre particulier. Mais ce voyage à l’étranger ? Je ne doutai pas un instant que Véra aimait toujours Mikhaïl ; que signifiait donc ce départ ? Mikhaïl ne pouvait pourtant pas l’accompagner… Comme officier, il était retenu pour trois ans au moins par son service.
Tout s’expliqua bientôt. Mikhaïl Beidéman disparut. On l’attendit en vain au régiment, il ne s’y présenta pas au terme fixé. Sa vieille mère, à laquelle il avait certifié qu’il s’en allait pour quelque temps en Finlande, était sans nouvelles de lui ; elle adressa au grand duc Mikhaïl Nikolaévitch, directeur en chef des écoles militaires, une demande pour qu’on fît des recherches.
Cruel comme tous les fanatiques, Beidéman ne se souciait pas de ses proches. Il avait négligé de se mettre à la place de sa pauvre mère. Sinon, pourquoi n’avait-il pas eu l’idée qui serait venue à tout autre dans sa situation ? Car enfin, le mensonge puéril qu’il lui dit en la quittant – à jamais, comme devait le montrer l’avenir – allait être dévoilé au bout de quelques jours et la mettre dans une terrible angoisse. Il aurait pu lui épargner ce surcroît de souffrance ; sa mère était une femme courageuse, une nature d’élite. Mais il n’avait point songé à elle, voilà tout, et il avait usé du premier expédient venu.
Quant à Vera, il s’abstint de la joindre à ce moment-là, de crainte d’attirer les soupçons sur elle et de gêner son départ pour l’Italie où il devait la retrouver plus tard. Son passage à la frontière fut signalé par le gouverneur de la ville de Kuopio au gouverneur général de Finlande, comme l’attestent les documents. C’est d’après eux que je reconstitue les faits.
Mikhaïl descendit tard le soir dans une hôtellerie où il changea de vêtements avec le sommelier, sous le prétexte d’aller à la chasse le matin. Mais une fois parti, il ne revint plus et fit à pied la distance d’Uleaaborg à Tarnio. Les autorités n’en savaient pas davantage à cette époque.
Je brûlais de revoir Véra et m’apprêtais à demander un bref congé pour régler des affaires concernant mon domaine, lorsque je reçus d’elle une dépêche où elle me suppliait de venir immédiatement pour une question urgente. Je donnai l’ordre à Piotr de faire mes bagages. On m’annonça peu après qu’une dame âgée me demandait. C’était la mère de Mikhaïl.
Je n’oublierai jamais cette vieille femme. Mikhaïl était son dernier-né, un enfant tardif. D’allures un peu guindées, en robe noire et mitaines blanches, elle m’étonna par son calme imperturbable, si rare chez les femmes. Toute la vie semblait concentrée à l’intérieur, ne laissant échapper au dehors que les rares paroles et les gestes nécessaires aux rapports avec les autres. En même temps, une bonté ineffable rayonnait dans ses yeux magnifiques, d’un bleu encore vif. Ce n’était pas cette bienveillance mondaine qui n’engage à rien, mais une bonté véritable, active. D’où, sans doute, cette attention un peu sévère dans sa façon d’écouter et de regarder.
Je compris d’emblée que Mikhaïl aurait pu se confier à une mère pareille. Et à sa vue, je découvris aussi l’origine de son caractère à lui, passionné, profond, lancé comme une flèche vers un but unique.
La mère de Beidéman m’exposa sans préambules le motif de sa visite :
– Je viens vous demander de vous rendre auprès de Véra Érastovna : je suppose qu’elle est mieux renseignée que quiconque sur mon fils disparu.
Je lui montrai mes valises et lui remis la dépêche de Véra.
– Ne tardez pas à venir me trouver à votre retour, je vous attendrai avec impatience !
Je promis naturellement, et lui baisai la main avec une piété filiale.
On imagine l’émotion que j’éprouvai en montant dans l’équipage envoyé à ma rencontre pour me conduire à la propriété du prince Nelski ! J’étais content d’avoir quatre heures devant moi pour réfléchir. J’avais d’ailleurs le cœur léger, m’étant persuadé que le hasard avait tourné mes deux vilenies à l’avantage de Véra et de Mikhaïl. La Cloche livrée par moi à Lagoutine et devenue entre ses mains une arme terrible, avait poussé la jeune fille à contracter avec le prince une sorte de mariage fictif qui, apparemment, ne la privait point de sa liberté d’action et de sentiment. Et en escamotant sa lettre, j’avais empêché Mikhaïl de commettre une folie. Maintenant qu’ils étaient séparés, le destin lui-même leur dirait s’ils devaient s’unir.
Touché par la douleur de l’admirable femme qu’était la mère de Mikhaïl, et flatté par la dépêche pressante de Véra, je me sentais pris d’une magnanimité romanesque. Le prince ne m’inspirait aucune jalousie.
La route traversait des champs coupés de boulaies. Soudain, parmi les tilleuls centenaires dont le vent m’apportait le parfum mielleux, la superbe maison de Lagoutine avança sa colonnade blanche.
Je ne tenais pas à voir le vieux, aussi avais-je recommandé au cocher, dès la gare, de bâillonner le grelot dont le son indiscret n’aurait pas manqué de pousser Mosséitch à s’informer sur ce passant indésireux de présenter ses hommages à Éraste Pétrovitch.
À une demi-verste de la maison, je remarquai quatre poutres noircies et un squelette de toiture, triste vestige d’une grange dévorée par les flammes.
– Un incendie ? demandai-je au cocher.
– C’est un coup des paysans de Lagoutine, pour se venger du maître qui déshonore leurs femmes.
Et comme je voulais en savoir davantage, il me raconta l’histoire :
– Quand on a appliqué chez nous l’ordonnance sur la répartition des terres et que l’arpenteur et le juge de paix ont fait le tour du domaine, les paysans de crier : « On ne marche pas ! » C’est qu’on avait droit à sept ou huit déciatines, et au district de Krasnenskoé on n’en obtenait que quatre : c’était vexant ! Les gens du prince se moquaient de ceux de Lagoutine : « Vos bœufs ont le museau chez le voisin et le derrière sur la terre du maître ».
Alors, les chefs sont venus, on a convoqué les paysans et le partage a commencé. On fait tout le nécessaire, l’arpenteur vérifie les jalons, mais au moment où il prend l’astrolabe, voilà qu’une femme enceinte, venue d’on ne sait où, se couche à la dérayure, le ventre en l’air, pour pas qu’on mesure les angles ! Elle hurle comme une possédée. C’était à rire et à pleurer. Lagoutine, lui, s’amuse plus que les autres, il cligne de l’œil à son nain et lui parle à l’oreille devant tout le monde.
Enfin, on a emmené la femme et divisé le terrain. L’arpenteur a donné rendez-vous aux autres pour continuer le partage.
Et la fois d’après, fallait voir ça ! Lagoutine les payera cher, ses frasques aux dépens du paysan…
L’homme se tut, hargneux, mais je lui offris une rasade de mon flacon de voyage, et il reprit :
– Ce sale Mosséitch est venu leur donner un bon conseil, soi-disant de la part du maître : que toutes les femmes grosses, tant qu’il y en a, rappliquent pour empêcher de tendre la chaîne. Qu’elles se couchent, comme l’autre, le ventre en l’air, mais toutes nues… l’autre, voyez-vous, elle n’avait pas réussi, parce qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’elle avait sous ses habits. Peut-être que c’étaient des chiffons… Quant aux enceintes, la loi devait les protéger. Si elles s’allongeaient toutes à la queue leu leu, on n’allait pourtant pas les fouetter ! On leur ferait sûrement une faveur, elles sauveraient leur lot… Et figurez-vous que les femmes ont marché. Des paysans plus malins ont essayé de protester, mais on a failli les massacrer. Y a pas plus ignorant que les gens de la campagne.
Les chefs arrivent au jour convenu ; par exemple ! c’est plein de femmes enceintes, et il y en a ! Le propriétaire se gondole, il les invite dans la grange et leur offre de la vodka pour leur donner du cran.
Quand elles sont grises, il les fait se déshabiller et les envoie toutes nues à l’arpenteur. Or, il y a déjà deux hommes qui tendent la chaîne ; vous savez bien, la chaîne a dix arpents… le paysan a beau chiper les piquets, l’arpenteur et les chefs se débrouillent toujours.
Voilà que les femmes se jettent par terre, et de gueuler.
On ne les a pas fouettées, ça non, mais le colonel de gendarmerie les a mises au bloc. La bousculade, la bagarre, la frayeur en a fait accoucher deux, une troisième est devenue folle, une autre s’est donné la mort. C’est qu’après on les huait au village, on les appelait les fessées, alors il y en avait une qui était trop fière pour supporter ça…
Mais à présent, gare à Lagoutine ! Le mari de cette femme, c’est Potape le Borgne, un qui n’a pas froid aux yeux ; faudrait pas s’étonner qu’il soulève une révolte.
– Et les paysans du prince, ils sont contents ?
– Ils n’ont jamais eu à se plaindre, et depuis que le prince s’est marié, c’est devenu un vrai père pour eux. Il a affranchi tous ses gens, et à ceux qui ont voulu rester il a donné de beaux lots, de quoi vivre à l’aise.
J’aurais voulu avoir des détails sur Véra, mais des bâtiments d’exploitation avaient apparu, puis, précédée de dépendances, la maison du prince déploya sa longue façade. Elle ne ressemblait pas au château du voisin, ayant été construite par un architecte serf pour une vie confortable, mais sans prétention.
Sur un balcon fleuri de jasmins et de liserons, j’aperçus Véra en robe de mousseline blanche. Elle me paraissait grandie et plus belle que jamais.
– Cher Serge, que je suis heureuse de vous voir ! dit-elle. Et Gleb Fédorovitch vous attendait aussi. Elle montra le prince.
Il me donna l’accolade et m’emmena par le bras dans la chambre qu’on m’avait préparée.
– Faites un brin de toilette, après quoi je vous prie de passer par ici, dans la salle à manger d’été.
Quelques mots au sujet du prince…
Bien sûr, l’affirmation, particulièrement catégorique sous le régime actuel, que chacun de nous est le produit de son milieu et du mode de vie qu’il mène depuis l’enfance, est parfaitement fondée. Je me permettrai toutefois de noter que certains hommes, même publics, peuvent ne pas exprimer du tout leur être ou l’exprimer fort mal. J’ai connu dans ma jeunesse des personnes qui devançaient de cinquante ans leur siècle et ne convenaient donc, de leur temps, qu’à des emplois fortuits qui étaient loin de les caractériser. Ainsi mon père, né pour être philosophe et hostile à la guerre comme à tout le régime existant, dut se distinguer toute sa vie au poste de général. Et mon oncle Iouri, archéologue passionné, connu en Europe par ses fouilles, est inscrit sur les pages de l’histoire comme conquérant des terres orientales, grâce à une brillante opération qu’il avait risquée – il l’avouait lui-même – non pas en stratège, mais en joueur d’échecs aventureux.
Le prince Gleb Fédorovitch appartenait aussi à ce type d’hommes. Sa mentalité ne correspondait ni à son titre ni à sa situation dans le monde. De fine culture européenne, il était un de ces Russes qui n’exigent rien de la vie et marchent sur la terre d’un pas léger, en distribuant d’une main les aumônes reçues de l’autre. Dans le peuple, ce sont le plus souvent des pèlerins au sens propre ; non pas des pique-assiette et des faux-dévots, mais des sages au cœur simple, tels qu’ont su les décrire Tolstoï et Tourguénev.
Le prince Gleb Fédorovitch, n’eussent été ses tantes et ses grand-mères, de vieilles chipies, aurait distribué tous ses biens et couru les bois, sac au dos.
Une grande intelligence, des idées exemptes de tout parti pris, donnaient à sa conversation un charme indicible et la valeur d’un désintéressement absolu.
En rencontrant Véra, il avait deviné aussitôt en elle une âme fière et indépendante ; comme je l’appris par la suite, il lui avait proposé depuis longtemps de l’épouser pour acquérir la liberté d’action secondée par une belle fortune.
Bien élevé, il avait, par dégoût de la bravade, su conserver intacte l’apparence de l’homme du monde, sans s’attirer la sympathie ni l’hostilité de sa caste. Mais son mariage l’ayant mis en présence d’une volonté ardente, pressée de mettre ses projets en exécution, il se consacra corps et âme à la réforme agraire, ce qui lui valut la haine de Lagoutine.
Le prince et Véra amendaient l’« Ordonnance » à leur façon, se dépouillant en faveur des paysans et créant avec une sollicitude paternelle les meilleures conditions à chaque foyer. Le vieux Lagoutine ne les fréquentait plus. C’était au moment de ce litige et un peu à son sujet que j’étais convoqué.
Sur la terrasse revêtue de fèves aux fleurs écarlates et de liserons le samovar étincelant gargouillait parmi les pâtisseries dorées qui stimulaient l’appétit. Véra avait congédié les domestiques et faisait elle-même les honneurs de la table.
Je me rappellerai toujours la douceur ineffable de cette fraîche matinée en présence de deux êtres charmants, dont l’un était l’unique amour de ma vie.
Que le lecteur me pardonne ma sentimentalité. Cette matinée fut comme une tendre fleur de pommier que les Parques sans pitié auraient incluse par mégarde dans la trame sanglante de nos trois existences. Sans elle, je ne me serais jamais résigné à tout ce qui s’abattit sur nous par la suite.
Ainsi, deux mots de cette matinée. Pourquoi a-t-elle laissé dans mon souvenir cette sensation de félicité ? En général, que peut-on évoquer à son lit de mort comme bonheur éprouvé naguère ? N’est-ce pas cet état où on a réussi pour un instant à briser les chaînes de son petit moi, à sortir du ruisseau fétide pour gagner la vaste mer ensoleillée…
Les courants de cette mer sont innombrables. Et plus on est sage, plus le chemin sera pur et bref. Mais croyez bien, n’en vous déplaise, que l’égout crasseux conduit au même but. La seule chose qui importe, c’est d’atteindre, pour un instant au moins, la mer immense sous le ciel sans limite. Et quelles que soient la place et la nature de cet événement, rien ne pourra vous le faire oublier.
Je l’ai connue, cette béatitude, le matin où j’étais assis à la table servie d’une collation rustique.
Le soleil imprégnait la terrasse au point que le vert tendre de la vigne vierge couvrait d’émeraude l’écarlate des fleurs. Les abeilles bourdonnaient, emportant le miel enivrant des vieux tilleuls, tandis qu’en bas la paisible rivière roulait ses flots bleus.
Le prince Gleb Fédorovitch dont les grands yeux rayonnaient de bonté dans un visage paraissant jeune grâce à sa peau fine et blanche, se penchait vers moi pour m’expliquer les motifs de ma convocation.
– Voyez-vous, nous formons une sorte de triumvirat spontané, disait-il en adressant à Véra un sourire paternel. Moi, j’ai de la fortune et de l’expérience, Mikhaïl – une ardente volonté, Véra Érastovna, un cœur intelligent, selon la belle expression du poète. Ces trois facteurs sont indispensables pour réaliser des formes de vie nouvelles, meilleures. Mais à quoi bon parler ce langage littéraire ? Nous voulons simplement donner aux paysans, opprimés depuis des siècles, la possibilité de vivre en hommes libres.
Véra me prit par la main et dit du ton affectueux d’une sœur :
– Et vous, mon petit Serge, nous vous avons choisi comme intermédiaire entre le monde ancien et le nouveau. Pour commencer, allez rendre visite à mon père, persuadez-le de céder en toute propriété à Linoutchenko la closerie et au moins cinq cents déciatines de terres. Il ne lui a toujours pas remis le titre de donation, or il importe à notre affaire que Linoutchenko soit le maître chez lui, sans plus dépendre de l’infâme Mosséitch, le régisseur.
– Quel rapport Linoutchenko a-t-il avec votre affaire, et en quoi consiste-t-elle ? demandai-je.
– Je ne puis vous le raconter en détail, cela ne ferait que vous troubler. Mais vous avez un cœur sensible à la beauté, remettez-vous à lui. Nous trois : le prince Gleb Fédorovitch, Mikhaïl et moi, voulons voir libre notre patrie esclave, et nous sommes prêts à mourir pour cette cause.
Véra s’était levée. Aérienne dans ses vêtements de mousseline blanche, elle fit quelques pas rapides sur la terrasse et vint s’arrêter devant moi. La brise jouait avec les mèches folles échappées aux tresses blondes qu’elle portait en couronne.
Plongeant au fond de mon âme le regard impérieux de ses yeux gris, aussi rayonnants que ceux du prince, elle prit mes deux mains dans les siennes et répéta avec l’accent des amoureux :
– Nous sommes prêts à mourir. Mais vous, Serge, vous avez une autre vie, d’autres idéals. Nous ne vous demandons que la confiance. Aidez-nous à exécuter nos projets, nous ne vous ferons courir aucun risque…
– Véra, je serais heureux de vous offrir ma vie… dis-je.
– Mais j’exige davantage, fit la jeune femme, grave et solennelle. Elle s’assit auprès de moi sans lâcher mes mains. Il faut qu’en dépit de vos sentiments vous prêtiez votre concours, non à moi-même, mais, par estime pour moi, à notre projet.
J’avais compris. Elle exigeait en effet plus que ma vie. Je devais, tout en haïssant leurs idées politiques, les seconder pour l’amour d’elle, la jugeant incapable de choisir une mauvaise voie. Lecteur, j’ai compris ce texte obscur : « Le plus grand amour est de donner son âme… » On croit d’ordinaire qu’il s’agit d’une mort librement consentie au nom d’un idéal. Mais il est dit clairement « âme » et non « vie ».
Ainsi, pour s’affranchir totalement de soi-même on est obligé d’immoler sa personnalité. Que cette loi est donc perfide !
Mais Véra lisait dans ma pensée, et ses lèvres pâlies murmurèrent de nouveau, comme dans un soupir d’amour :
– Serge, nous sommes des condamnés…
Entraîné derrière elle dans la clarté de la mer immense, sous le grand ciel bleu, je dis :
– Ma vie est à vous !
Elle m’embrassa, le prince suivit son exemple. Puis, tout en prenant le thé sous l’haleine suave des tilleuls, nous parlâmes affaires. Mikhaïl n’était pas revenu les voir, il devait être prudent après sa promotion. Une fois réglées la situation de leurs paysans et la cession définitive de la maison à Linoutchenko, Véra et le prince partaient pour l’Italie où ils comptaient rencontrer Mikhaïl. La closerie de Linoutchenko serait le centre du groupe en Russie. C’est là que Véra m’enverrait ses lettres. Ils promirent de me donner des détails le soir ; maintenant, ils me pressaient d’aller chez Lagoutine avant qu’il n’ait appris mon passage et ne se soit vexé de n’avoir pas reçu ma visite en premier lieu.
Il me fallait éveiller en lui de la pitié pour son demi-frère Linoutchenko, qui avait ramené de Crimée sa femme malade. Il aurait voulu la conduire tout de suite dans leur maison, mais sa dépendance lui pesait plus que jamais et il lui répugnait d’obéir à Mosséitch. Je devais donc insister sur la donation.
Mon esprit ne protestait plus. Avec toute l’ardeur de mes vingt ans, je brûlais comme le jeune Werther de sacrifier noblement ma vie, non seulement pour Véra, mais encore pour le prince, pour Mikhaïl, pour tous les offensés…
Or, cette idylle dont j’ai gardé le souvenir toute ma vie, dura une heure à peine.
Un courrier monté sur un cheval couvert d’écume arriva à fond de train devant le perron et cria, sans mettre pied à terre, que les paysans révoltés voulaient incendier la maison de Lagoutine.
– Où est mon père ? s’enquit Véra.
– Le maître s’est enfui à cheval vers le moulin. S’il n’y a pas d’embuscade, il en réchappera. Pour ce qui est de Mosséitch et du staroste, on les a enfermés dans la cave où il y a la poudre des feux d’artifice ; quand ça brûlera, ils sauteront !
– Qu’on selle le cheval moreau ! ordonna le prince.
J’en demandai un pour moi, et Véra fit atteler le char à bancs où elle prit place avec Marfa. Le prince et moi décidâmes de suivre des chemins différents : moi j’irais au moulin, lui au château, où se rendait Véra.
Que nos jours sont inconstants et fragiles ! À Naples, en gravissant à cheval les pentes du Vésuve semées d’ardoises violettes, que de fois je me suis étonné de l’insouciance des habitants qui plantaient leurs vignes au bord du cratère. Ils ne s’attendent pas à des éruptions violentes et, en cas de catastrophe, ils espèrent, comme leurs ancêtres de l’antiquité, avoir le temps de fuir.
Mais comment fuir, puisque, selon les paroles de Bouddha, avant qu’on ne cueille une fleur, Mara, le prince du mal, a déjà caché dessous un serpent venimeux ?
Y avait-il longtemps que nous étions assis tous les trois sur la terrasse ? Or, me voici galopant à bride abattue vers le moulin, pour prévenir un crime. Hélas, j’arrivai trop tard !
Une horde ivre, armée de haches et de pieux, se massait autour de deux gaillards au poil roux qui élevaient au-dessus des têtes une masse sans bras ni jambes.
C’était en face du moulin qui tournait à plein rendement. L’eau, à cet endroit, était profonde et bouillonnait dans des remous d’écume jaune. Je devinai de loin que la masse oblongue, c’était le vieux Lagoutine garrotté, qu’on allait jeter sous la roue. Je tirai en l’air dans l’espoir d’arrêter l’exécution, j’éperonnai mon cheval, mais il renâcla en faisant un brusque écart : un cadavre gisait sur la route. Désarçonné, je heurtai le sol de la tête et perdis connaissance.
J’appris par la suite que le mort qui avait effarouché mon cheval était Potape, tué par Lagoutine. En prenant la défense des paysannes maltraitées, il s’était attiré la colère d’Éraste Pétrovitch. Comme il menaçait de venger le suicide de sa femme, Lagoutine l’avait abattu d’un coup de revolver.
Cet acte déclencha l’émeute. On ligota aussitôt le meurtrier et, pendant que j’étais évanoui, on le jeta à la rivière, sous le moulin.
Moi, on me désarma et m’enferma dans une remise. J’y passai la nuit, follement inquiet de Véra. Le détachement punitif de cosaques, alerté la veille par le défunt Lagoutine que Mosséitch avait prévenu d’une émeute imminente, ne me délivra qu’au matin. On me dit que le prince Gleb Fédorovitch avait péri dans les flammes en voulant sauver la vieille nourrice Arkhipovna qui, de frayeur, s’était blottie dans sa chambrette. On ne retrouva pas les restes de Mosséitch et du staroste, ensevelis sous les décombres du toit.
Véra, saine et sauve, s’était réfugiée chez la fille de sa nourrice.
Incapable de réaliser tout ce qui s’était passé, je compris pourtant une chose : le destin avait renversé entre Véra et Mikhaïl tous les obstacles que j’avais, d’une façon ou de l’autre, contribué à dresser.
La mort du vieux Lagoutine délivrait Mikhaïl du seul ennemi capable de lui causer du tort s’il revenait de l’étranger et s’unissait à Véra. Celle-ci, restée orpheline, possédait une immense fortune, et plus rien désormais ne s’opposait au large développement de leur projet commun.
Quant à moi, délogé par eux de mes anciennes positions sans avoir rallié les leurs, j’aurais mieux fait de mourir. La mort tragique de mes complices épurait en quelque sorte ma conscience et, tandis que je sombrais dans un nouvel évanouissement dû à la faiblesse, je pensai presque avec joie que c’était la fin. Et il eût été bien préférable que je ne me sois pas trompé.
Quand Véra fut rétablie, je l’emmenai avec Marfa à Pétersbourg, chez la mère de Beidéman que j’avais informée par lettre. Elle nous reçut à bras ouverts, se montra tendre et affectueuse pour Véra, l’installa dans une chambre proprette et un peu austère, comme la maîtresse du logis. Elle apprit alors leur futur rendez-vous en Italie et tout ce qui, à l’époque, ne devait pas s’écrire et ne se disait qu’à voix basse.
C’était une personne étonnante : elle qui adorait son fils, éprouvait à son égard encore plus d’estime que d’amour. Élevée comme toutes les femmes de la noblesse dans l’esprit monarchiste, elle s’entendait mal aux choses politiques. Mais tout en restant ce qu’elle était, elle trouvait moyen de ne pas s’effarer des idées de Mikhaïl, ni de les contredire.
Elle évitait d’ailleurs de poser des questions, elle avait seulement soif de nouvelles, et son souhait fut exaucé.
Le peintre Linoutchenko et sa femme étaient revenus du Midi. Il apportait une lettre de Mikhaïl, remise par un mystérieux agent de liaison. Beidéman faisait l’éloge enthousiaste de Garibaldi, décrivait son entrée à Naples avec les «mille». Mais il ajoutait que Garibaldi lui conseillait de servir son propre pays et le pressait de rejoindre Herzen à Londres. Il partait donc pour l’Angleterre.
Puis ce fut Véra qui reçut un message transmis par la même voie secrète aboutissant à Linoutchenko. Mikhaïl disait avoir appris par les journaux le malheur de Lagoutino. Sans attendre Véra à Paris, il allait revenir en Russie, d’autant plus que son devoir l’y appelait.
Véra se rasséréna et reprit courage.
Linoutchenko, que je ne pouvais souffrir, s’éternisait auprès d’elle. Nerveux, remuant, il avait la manie de cligner ses petits yeux verts, au regard fureteur. Il était trapu, large d’épaules, avec des cheveux noirs, un front saillant, des yeux bridés et un nez volumineux. Quand il parlait, du reste, son visage était expressif et spirituel.
Dans son atelier de l’île Vassilievski, je fis la rencontre singulière d’un homme qui fut mon unique soutien durant les années terribles. Et s’il était encore de ce monde, c’est lui, et non un prêtre que j’aurais consulté à ma dernière heure.
Mais il n’est plus. Iakov Stépanovitch, le grand sage, est mort. C’était un domestique du palais qui, ayant pris sa retraite, distribuait toute sa pension aux pauvres. Il passait pour avoir des dons prophétiques et il était connu dans le quartier. Comme il avait des relations et une certaine influence, Linoutchenko avait besoin de lui pour ses projets.
Le vieillard venait souvent voir le peintre, auquel il vouait une affection singulière. Un jour que j’accompagnais Véra dans l’île, elle m’entraîna à l’atelier de dessin où Linoutchenko avait prié Iakov Stépanovitch de poser.
C’était une vaste pièce recoupée en long et en large d’un système compliqué de cordes, comme un galetas de logements à bon marché. Linoutchenko avait inventé ce dispositif pour faciliter l’étude de l’anatomie.
Certaines cordes pendaient, libres à un bout ; d’autres, tendues, vibraient au moindre contact. Un gros câble noué au crochet de la lampe descendait jusqu’au sol où il allait se perdre en serpentant dans un coin obscur.
– Ça me rappelle l’inquisition, dis-je en riant à Linou-tchenko.
– Les concierges eux-mêmes s’effraient, bien qu’ils ignorent l’histoire de l’Occident, répondit-il. Mais rassurez-vous, personne n’y laisse sa peau. Quand on désarticule les bras du patient sur cette estrapade, – il montra le crochet de la lampe, – on peut en dénombrer tous les muscles… Nous n’infligeons du reste aucune torture à Iakov Stépanovitch ; il se tient à son aise.
– Et je vois d’ici que ce jeune homme n’est pas dans son assiette, dit à mon adresse Iakov Stépanovitch, un petit vieux proprement vêtu, dont le visage aimable, sillonné de rides fines, s’encadrait de duvet blanc. Sa perspicacité m’étonna, car je cachais mon angoisse. Je simulais la gaîté, mais une langueur s’emparait de moi, comme un présage d’évanouissement ou de maladie grave. L’âme dévastée, annihilée, je sentais mes bras alourdis d’un fardeau qui me courbait vers le sol. J’aurais voulu m’étendre et ne plus bouger.
J’étais égaré. Pour l’amour de Véra, je frayais avec des gens qui m’étaient antipathiques, sans pouvoir, à l’instar de la vieille mère de Mikhaïl, associer inconsciemment des choses incompatibles. Mes nerfs se détraquaient de jour en jour, je craignais qu’une révolte subite de mon être ne me dévoile aux yeux de Véra et ne m’oblige à la quitter. Mais autant valait mourir ; je continuais donc à traîner mon masque de garçon soumis.
Quant au vieux Iakov Stépanovitch, profitant de ce que Linoutchenko était en conversation avec un autre peintre et que je lui proposais de prendre du repos, il s’avança vers moi à pas menus et dit, les yeux clignés dans un sourire :
– Ne te désole pas, tiens le coup, puisqu’il le faut ! À sa naissance, l’homme n’a pas de nom, il ignore s’il a une âme : il essaye de la dépasser d’une manière ou d’une autre, et c’est alors qu’il se heurte à ses frontières. Mais après avoir subi plusieurs fois la mort spirituelle et en avoir triomphé, il prend un nom et s’initie à ses risques et périls au grand labeur, aux peines terrestres. C’est au feu qu’on cuit les briques.
– Et si les briques éclatent ? demandai-je en souriant.
– Si tu cèdes à l’esprit de corruption pour te désister de toi-même et te laisser conduire par d’autres, à seule fin d’avoir la paix, tu trahiras ta vie, mon ami. Tu auras l’air d’un homme comme tout le monde, mais au fond tu mèneras une existence inutile, tu seras pareil à une cosse vide. Il est bien dit qu’on ne doit pas enterrer son talent, n’est-ce pas ?
– Je suis loin de songer à cela, dis-je en riant.
– Bon, fais le fier tant que tu en es capable, répliqua le vieillard, le sourire aux lèvres. Voilà mon adresse, à tout hasard : n° 3, Dix-septième avenue…
Il répéta le numéro à deux reprises, de sorte que je le retins malgré moi. Mon heure venue, j’allai le trouver. Mais cela n’arriva que beaucoup plus tard ; la fois dont je parle, je me détournai de lui pour regarder les peintres.
Ils étaient cinq ou six jeunes gens et deux jeunes filles, tous élèves des Beaux-Arts, amis de Linoutchenko.
– Alors, on ne dessine pas ? demanda l’un d’eux, long et maigre.
– Nous attendons trois camarades, répondit Linoutchenko. Ils sont allés voir un Giorgione chez le professeur.
La séance de dessin n’eut pas lieu ce jour-là. À peine les artistes furent-ils installés, qu’on frappa à la porte. Bikariouk le Chevelu, un camarade de Linoutchenko, entra, affublé d’un pardessus trop court. Il était suivi de sa femme Macha et d’un peintre d’assez petite taille. Macha avait les yeux rougis par les larmes.
– Alors, vous revenez bredouilles ? s’enquit Linoutchenko. C’était donc une blague, ce tableau ?
– C’est bien un Giorgione, répondit Bikariouk, maussade. Le professeur l’a eu au marché aux puces. Les veinards trouvent des perles jusque dans le fumier. Mais il ne s’agit pas de ça… Il est arrivé malheur à Krivtsov.
– À Krivtsov ? Linoutchenko, devenu pâle, s’approcha de Iakov Stépanovitch : On ne dessinera plus aujourd’hui, dit-il.
– Krivtsov s’est pendu, lança Bikariouk d’une voix entrecoupée.
Un grand silence se fit. Véra semblait implorer des yeux un démenti. Macha et les jeunes filles pleuraient.
– Il a reçu de son village une lettre annonçant que son père était mort sous le knout. Ses parents sont des serfs de la province de Kazan, lui-même n’est libre que depuis deux ans. On avait condamné le vieux à mille coups de knout, mais comme il avait le cœur faible, il a succombé. On a trouvé dans la poche de Krivtsov la lettre du diacre, parvenue aujourd’hui. Il a agi sous l’impression du moment… Et il a fixé un billet à son dernier tableau : « Maudit soit le despote, maudit soit le pays d’esclaves ! » Le voici, je l’ai enlevé, car on aurait pu arrêter sa sœur. Elle ne sait rien encore, nous sommes venus les premiers.
Linoutchenko arpentait la pièce d’un pas lourd. Tous se taisaient, atterrés. Il faisait nuit déjà, mais personne n’allumait. La lune, large et curieusement aplatie, brillait au bas du ciel clair, en face de la fenêtre. Bikariouk, assis sur l’appui, profilait sur le réseau des branches sa silhouette recroquevillée, à barbe hirsute, aux cheveux tombant en longues mèches noires.
Il dit d’une voix étranglée :
– Et si vous voyiez le tableau qu’il a laissé en plan ! Le hopak, notre danse nationale ukrainienne. Ce n’est pas la maison de torchis traditionnelle, avec les tournesols et le rustre en goguette, c’est l’Ukraine tout entière qu’il a su évoquer ! Ah, quel artiste on a fait périr !
– C’est de notre faute ! Vous m’entendez ! dit Linoutchenko en s’arrêtant. Tant que nous ne serons pas résolus à consacrer toutes nos forces, toute notre vie à la lutte contre la violence, nous sommes complices des meurtriers !
– Tu voudrais qu’on se batte à coups de pinceau et de palette ?
– Il est des cas où un pays n’a besoin que de citoyens et non de peintres. Le citoyen, lui, trouvera toujours des armes. Vous avez tous lu la Cloche du 15 avril ; n’êtes-vous pas tous d’accord ? Le tsar a trompé le peuple ! Le servage n’est pas aboli. Tout honnête homme doit combattre un gouvernement félon qui noie dans le sang les justes revendications des paysans opprimés. Notre camarade, un jeune peintre de génie, n’a pas pu survivre à la mort ignominieuse de son père. Il s’est suicidé en maudissant son pays asservi. Acceptez donc votre part de malédiction, tant que vous êtes vous-mêmes esclaves. Qui est avec moi ? cria Linoutchenko. Le groupe d’Ataev nous propose de fusionner. Ensemble, nous doublerons nos forces. Mes amis, que la mort tragique de Krivtsov nous fasse au moins progresser d’un pas !
Bikariouk se leva d’un bond et vint parler à l’oreille de Linoutchenko.
– Je m’en moque ! riposta celui-ci. Attends, je vais te livrer à ton tour.
– Messieurs ! Il s’approcha de moi et de Iakov Stépa-novitch qui était très pâle, mais calme. Mon camarade me dit qu’il y a des étrangers parmi nous. Mais vous, Iakov Stépanovitch, je vous connais depuis longtemps et vous respecte comme un père. Il s’inclina devant le vieillard. Quant à vous, Sérioja, bien que vous soyez militaire, vous êtes un ami d’enfance de Véra, et…
– Je réponds de Sérioja comme de moi-même, intervint Véra.
La fin affreuse de ce remarquable jeune homme que je connaissais personnellement, m’avait consterné ; mais de là à vouloir adhérer à un groupe politique dont je ne partageais point les idées, il y avait loin. Je perdis contenance, à court de pensées et de paroles qui m’eussent désolidarisé à jamais de ces gens-là. Je m’étais avancé au milieu de la pièce pour dire quelque chose, lorsque des coups violents frappés à la porte attirèrent l’attention générale.
Quand le nouveau venu rabattit le col de son pardessus et enleva sa casquette, pareille à celles que portaient les petits fonctionnaires, je fus saisi de stupeur. C’était Piotr, mon ordonnance ! Ma surprise s’accrut encore de le voir aborder Linoutchenko d’égal à égal, sans me remarquer dans son émoi. Il lui parla familièrement. Puis il me reconnut, tressaillit, se mit instinctivement au garde-à-vous :
– Votre noblesse…
Le sang à la tête, je fus emporté par ma morgue d’officier :
– Qui t’a permis…
Mais Véra me saisit les mains avec une force inattendue et cria, hors d’elle :
– Plus un mot, ou tout est fini entre nous ! Il n’y a ici ni soldats, ni gradés. Piotr est un camarade fidèle, il a souffert de la tyrannie de mon père, et celui qui n’est pas son ami sera mon ennemi.
Linoutchenko l’emmena à l’écart :
– Du calme, je vais tout lui expliquer. Et venant à moi : Piotr est membre de notre groupe, auquel nous vous invitons à adhérer. Libre à vous de refuser, mais vous ne serez sûrement pas un délateur. Si cette violation de la discipline répugne à vos sentiments d’officier, vous avez un moyen fort simple : demandez à changer d’ordonnance, quoique cela puisse nuire à notre cause. Piotr a un compère qui est gardien au IIIe Bureau et qui lui donne de précieux renseignements sur les détenus politiques, pour nous permettre d’alléger leur sort. Je vous le dis comme à un homme dont la loyauté est incontestable. Je t’écoute, Piotr, quelle nouvelle nous apportes-tu avec tant de hâte ?
J’étais furieux : comment osait-il insister à ce point sur ma loyauté ? Trop agité pour rassembler mes idées sur-le-champ, je décidai de décliner, le soir-même, dans une lettre, toute participation à l’activité du groupe de Linoutchenko. Mais j’oubliai tout au monde dès que Piotr fit sa communication.
– Le 18 août à cinq heures du soir, dit-il, Mikhaïl Sté-panovitch Beidéman, descendu d’un bateau venant de Vyborg, a été remis au capitaine Zaroubine, premier aide de camp du corps de gendarmerie, et interné dans la prison du IIIe Bureau !
Vera tomba sans un cri. Tandis que nous l’étendions sur un canapé et tâchions de la ranimer, Linoutchenko demandait des détails : d’où avait-on amené Beidéman ? que savait-on de son arrestation ?
Piotr n’avait appris qu’une chose de son compère : Mikhaïl avait été arrêté en Finlande, à la frontière russe. On n’avait trouvé sur lui que des bagatelles : un pistolet hors d’usage, un canif et un peigne dans un étui. D’Uleaaborg on l’avait amené à Vyborg puis, par mer, à Pétersbourg.
Il faut que je cite, à titre d’explication, un extrait des documents d’archives publiés dans la brochure que je garde toujours sur moi : «Le 18 juillet 1861, dans la paroisse de Rovaniemi, province d’Uleaaborg, dans le nord de la Finlande, le garde Kokk remarqua un inconnu à la station de Korvo. Questionné sur son identité, l’homme prétendit être Stépan Gorioun, forgeron de la province d’Olonetz ; n’ayant pas trouvé de travail en Finlande, il revenait au pays par la province d’Arkhangelsk. Comme il n’avait pas de passeport, le garde l’arrêta et le fit conduire par le bedeau à Uleaaborg, pour le mettre à la disposition du gouverneur. Là il fut interné, et le 26 juillet, à l’interrogatoire, il répéta les renseignements donnés au garde. Quatre jours après, Stépan Gorioun demanda à être de nouveau interrogé et déclara que ses renseignements étaient faux, qu’il était Mikhaïl Beidéman, lieutenant, passé en juillet 1860 en Suède par Tornio, de là en Allemagne, et qu’il revenait maintenant de l’étranger !…
L’arrestation fut annoncée au grand duc qui ordonna de transférer immédiatement le détenu au IIIe Bureau. »
Les Linoutchenko gardèrent Véra chez eux. Elle avait le délire, il fallut appeler un médecin. Je cherchai Piotr, mon ordonnance, mais il avait disparu. Je sortis de l’atelier avec Iakov Stépanovitch, triste et silencieux.
En me quittant, il dit d’un ton officiel :
– Rappelez-vous mon adresse, mon ami. Vous êtes orphelin, et les orphelins ont besoin de conseils !
Et il s’éloigna après m’avoir salué. Je me souviens qu’en le suivant des yeux je fus surpris par la jeunesse de sa démarche ; il allait d’un pas léger et net, le dos bien droit, comme s’il était exempt du lourd fardeau des années.
Il se faisait tard. La lune, toujours énorme, voguait dans un ciel crépusculaire dont la voûte, au-dessus du lointain Saint-Isaac, semblait vide. Les sphinx, telles des tigresses fatiguées, se faisaient face, et je lus pour la centième fois l’inscription : «Sphinx de Thèbes, ville de l’Égypte ancienne, transportés à Saint-Pétersbourg en 1832.»
Je me rappelle bien cet instant. Derrière le mur de granit, la Néva roulait ses eaux de plomb où des chalands faisaient des taches noires. Sur l’autre rive, parmi les innombrables trous des fenêtres, de rares lumières clignotaient ça et là, ainsi que des yeux vivants. Dans le fond, l’immense Académie des Beaux-Arts, que ne surmontait pas encore la statue de Minerve, érigée beaucoup plus tard, paraissait plus proche qu’en plein jour.
J’étais là, confondu, désorienté. Mon honneur d’officier, ma dignité de gentilhomme, tous mes principes moraux et politiques s’acharnaient contre mes affections : l’amour sans bornes que m’inspirait Véra et la fidélité que je devais à ses amis. Et Piotr ? Que faire de lui ? Comment nous reverrions-nous ? Je sentais de tout mon être que l’audace de ses affinités secrètes avec les conspirateurs méritait rien moins que le peloton d’exécution. Et qu’adviendrait-il de Mikhaïl ? Ce serait sans doute à moi de faire les démarches nécessaires pour son élargissement, de recourir aux relations de ma tante, de solliciter Chouvalov et Dolgoroukov, parents et amis de ma famille. Mais que leur demanderais-je ? La mise en liberté d’un implacable ennemi du tsar ! Et dans quel but ? Pour qu’à l’avenir il s’y prenne mieux dans sa lutte destructive…
Non, c’en était trop. S’ils avaient eu la moindre estime pour moi, ils auraient dû me ménager davantage, m’épargner, ne serait-ce que par la ruse qui les caractérisait, le supplice de cet intolérable dédoublement intérieur.
Mais je n’étais à leurs yeux qu’un mécanisme pratique. Et de même qu’on jette du charbon dans une machine à vapeur, pour l’alimenter, ils jouaient sur ma prétendue loyauté, afin de m’exploiter à leur gré.
Je descendis l’escalier de la berge. Il faisait froid au bord de l’eau. Les vagues lourdes avaient des reflets ternes. Je songeai un instant à m’y étendre, pour flotter à la dérive et sombrer… Et ces deux-là, venus de Thèbes l’ancienne, ne tourneraient même pas leur tête couronnée d’une tiare.
Mais au souvenir de Véra, je rentrai, frissonnant. Je savais qu’elle aurait besoin de moi toute ma vie.
En 1918 j’ai repassé par cet état, au même endroit et à la même heure.
Vêtu de mes guenilles et déjà réduit à la mendicité, j’errais jour et nuit par la ville et j’observais, sans éveiller de soupçons, vu ma vieillesse…
Une nuit, comme la grande lune aplatie répandait sa lueur blafarde, je vis un homme se jeter dans la Néva. Une longue cicatrice allant de l’oreille droite au bas du nez, rougeoyait dans la clarté crépusculaire. Je la connaissais… Bien sûr ! C’était ce fameux coup de sabre turc qu’il reçut quand, poussés par une folle audace, nous avions pris tous les deux les devants. Le gros de la troupe nous rejoignit et l’avant-garde de l’ennemi fut capturée. Cette cicatrice a valu au capitaine Alférov la croix de Saint-Georges…
Aujourd’hui, vieillard rigide, il quittait la vie stoïquement, en militaire qu’il était. Je le vis saluer à la mode russe les quatre points cardinaux, se déshabiller sans hâte, entrer dans l’eau, s’éloigner à la nage, disparaître. Je ne l’interpellai point. Il avait raison à sa manière. Je descendis les marches. Les eaux grises murmuraient, voraces, battant le granit à mes pieds. Ah ! qu’elle me fascinait, cette lourde profondeur…
Mais la pensée de Véra me retint. Je lui devais, à elle qui dormait depuis longtemps du sommeil éternel, de faire connaître au public le martyre de Mikhaïl, avant de m’éteindre à mon tour.
Je remontai. L’énorme silhouette de l’Académie se dressait, comme jadis, sans la statue de Minerve qui s’était écroulée vers 1890 en crevant le plafond. Les sphinx se regardaient toujours, mystérieux et indolents, au-dessus de l’inscription séculaire : « …De Thèbes, ville de l’Égypte ancienne ».
Un embarras subit me retint devant l’hôtel de ma tante : un carrosse venait de s’y arrêter, le comte Chouvalov, enveloppé d’une superbe pelisse de castor, sauta légèrement à terre et se dirigea vers la porte. Affectant de m’intéresser à la devanture d’un fleuriste, je me pressai contre la grande vitrine qui resplendissait près du dernier pilastre de l’hôtel. Le comte, qui de son œil perçant avait surpris mon manège, m’aborda avec un sourire radieux :
– Entrons ensemble chez la comtesse ; à quoi bon déranger deux fois le vieux Kalina ?
Kalina était un vénérable laquais de ma tante, qui ne cédait à personne le privilège d’ouvrir la grande porte. La comtesse recevait souvent des visiteurs de marque, et Kalina se jugeait tenu de les saluer le premier, en majordome accompli.
Les allures du comte paraissaient fort naturelles, il semblait seulement de très bonne humeur, et l’éclat vif de ses yeux était comme voilé d’une délicatesse de bel homme inconscient de son pouvoir.
Tout en bavardant sans façons, je frémissais au-dedans de moi-même. J’avais acquis soudain la certitude que Chouvalov venait chez ma tante uniquement à mon sujet et qu’il craignait de ne point m’y trouver.
Tel un veinard qui a gagné du premier coup le gros lot, il ne pouvait, malgré son empire sur lui-même, dissimuler la joie bestiale que procurent les aubaines. J’ai observé une fois un chat qui, ayant attrapé une souris au passage, céda de bonne grâce à un chien le morceau de lard qu’on lui avait jeté. Comme j’ignore l’étendue de la conscience chez les animaux, je ne saurais dire si c’était un effet du hasard ou du sentiment en question. Mais j’ai, hélas, la preuve formelle qu’en cette inoubliable nuit l’attitude du comte Chouvalov rappelait l’aménité du tigre qui a fait bonne chasse.
On a eu le tort de nous apprendre à nous fier exclusivement aux faits, à la logique, en négligeant, comme l’héritage romanesque de nos ancêtres, les avertissements du cœur. Si j’avais été sage, j’aurais écouté mon angoisse à la vue de cette face de marbre aux yeux aigus, et je m’en serais retourné chez moi. Mais je n’étais pas sage, et je suivis Chouvalov.
Le salon de ma tante était plus animé qu’à l’ordinaire. Une jeunesse turbulente des deux sexes bavardait avec animation. À défaut du personnage de marque que ma tante servait à ses invités comme un plat de choix, la compagnie s’était partagée spontanément en plusieurs groupes où l’on causait sans contrainte de choses et d’autres.
Ma tante trônait à la table ronde, entourée de ses familiers assis dans des fauteuils moelleux. Il y avait là de hauts fonctionnaires qui parlaient de l’actualité, des écoles du dimanche qu’on se proposait de fermer, des troubles qui éclataient dans les universités et de la fameuse « question féminine ».
– Je suis de tout cœur avec le comte Stroganov, déclara ma tante. Lui seul ne me semble pas mentir en disant que l’instruction supérieure ne convient qu’aux gentilshommes fortunés. Tel petit roturier qui en sait plus que son père, ne pense qu’à se pavaner devant lui ! Un autre, gorgé de science mais las de traîner sa misère, finit par se pendre comme on l’a lu tantôt dans le journal. Décidément, chacun doit vivre selon la volonté de Dieu.
– Et l’avis du baron de Korf, qu’en pensez-vous ? demanda à ma tante un vieillard, malingre. Il propose de fonder tout d’abord l’université libre…
– Sornettes ! Nous ne sommes pas mûrs, mon ami, pour le système parlementaire ; si nous allons sans trique à l’abreuvoir, les prés seront piétinés ! interrompit ma tante.
– La note de Kovalevski est curieuse… commença prudemment Chouvalov, du ton interrogateur dont il usait d’habitude pour soutirer aux autres leur opinion sans jamais dire la sienne.
– À l’amende ! À l’amende ! cria-t-on de toutes parts en tendant à Chouvalov un vase de Saxe où sonnaient des pièces d’argent.
– Ce soir, mon cher, on met à l’amende pour Kovalevski, dit ma tante. Nous nous sommes battus une heure à cause de lui. Quand j’ai vu qu’on s’emballait, j’ai pensé qu’on pourrait bien tondre le mouton au profit des orphelins. Paye, mon cher comte, et ne parle plus de Kovalevski, il nous colle aux dents comme du rahat-loukoum !
– C’est bien la peine de s’occuper d’un réprouvé ! Stro-ganov, Dolgorouki et Panine sont nommés, intervint un petit vieux pétulant, et il fit à un autre vieillard le geste de décapiter un pissenlit. Kovalevski… au rancart !
– À l’amende ! Ma tante poussa le vase vers le petit vieux. Tout le monde riait.
D’ordinaire, mon tempérament d’artiste, porté aux jeux de toute sorte, me faisait goûter cet art subtil des salons qui consiste à aborder tous les problèmes sans les approfondir, en dessinant d’ingénieuses arabesques verbales, pareilles aux figures tracées par les sportifs sur la glace d’une patinoire.
Mais ce jour-là, peut-être parce que Mikhaïl était détenu au Troisième Bureau, à la merci d’un homme qui se tenait en face de moi comme si de rien n’était, cette insouciance mondaine m’horripilait.
– Kovalevski a rapporté gros, fit ma tante. Voyons, Maria Ivanovna, à toi de chevaucher ton dada, mais je te préviens que si tu le fais courir jusqu’à Augustin, tu payeras double amende.
Ma tante avait une vieille pendule allemande à sonnerie et à carillon marquant les demi-heures sur l’air de « Mein lieber Augustin ».
– Je n’aime pas l’équitation, dit en souriant Maria Ivanovna, je préfère la troïka du bon vieux temps, qui est si confortable. Et ma condition de femme ne m’offense nullement : je souhaite vivre ma vie en mère diligente, comme le firent nos aïeules.
– Toi, tu es une femme de tête, nous le savons ; parle-nous plutôt de ta fille, commanda ma tante qui traitait Maria Ivanovna en fillette, bien que celle-ci eût dépassé la quarantaine.
– C’est vrai, Liouba me donne du souci ; figurez-vous qu’elle est peintre. Maria Ivanovna rougit comme si elle avait dit une indécence. Une ou deux heures de dessin, passe encore, mais elle ne fait que ça du matin au soir ! Tantôt, elle a eu une crise de larmes. Son professeur a remarqué sans la moindre malice : « Vous êtes très douée, dommage que vous ne soyez pas un garçon. » Alors elle s’est vexée : « Vous n’auriez pas dit, je suppose, à l’ambassadeur de Chine qu’il est intelligent mais que ses yeux bridés lui font tort… Et vous osez parler ainsi à une femme ? Sortez ! » Et à moi, elle m’a déclaré : «Je ne me sens pas demoiselle, maman, je voudrais vivre en homme. »
– Amène-la moi demain, dit ma tante. Je lui recommanderai un bon parti, elle est d’âge à se marier.
– L’insurrection féministe ! s’écria le petit vieux de style européen. Si les femmes étaient plus raisonnables, elles ne se révolteraient pas. Car enfin, il est démontré par la science que leur cerveau, en moyenne, est sensiblement plus léger que celui de l’homme. En a-t-on vu au moins une qui eût du génie, ne serait-ce qu’en littérature ? Elles ne feront jamais plus que George Sand, encore Baudelaire l’a-t-il qualifiée de génisse…
– Et Jeanne d’Arc ? proféra en rougissant l’aînée des vieilles filles.
– Jeanne d’Arc est d’une autre époque. Et puis, madame, Voltaire nous l’a neutralisée. Son exploit, son merveilleux talent militaire résultaient de… comment dire cela d’une façon correcte ?…
– Tais-toi donc… Ma tante menaça du doigt son petit vieux préféré, passé maître en grivoiseries.
– Bref, Jeanne d’Arc n’est pas un exemple pour les femmes, car ce n’en était pas une, fit observer Chouvalov d’un air détaché.
Une jeune fille demanda :
– Cela se peut-il ?
On rit aux éclats. Ma tante, très bien lunée, criait :
– Comte, encore une amende, pour avoir fait rougir une ingénue !
Mais la conversation prit bientôt un tour sérieux. Quelqu’un mentionna un article de Leskov dans la Parole russe, et quoique la pendule eût sonné depuis longtemps et carillonné à deux reprises la chanson d’Augustin, les invités n’abandonnaient pas le sujet. Le début du mouvement féministe inquiétait au plus haut point pères et mères, et des cas d’emballement pour les idées nouvelles avaient créé dans plus d’une famille des antagonismes tragiques.
Je me retirai discrètement vers la fenêtre, afin de cacher mon émoi. La question féminine, alors à la mode, me touchait aussi de près. C’était elle qui avait détruit mon bonheur en jetant Véra dans les bras de Mikhaïl…
Par chance, un peintre mondain, beau parleur, rallia autour de lui tout le salon par ses boutades. Son langage était d’une préciosité ridicule, mais ce qu’il disait me semblait assez spirituel.
Le lecteur s’étonne peut-être qu’en évoquant un instant décisif de ma vie, comme le début de ce chapitre le lui a laissé entendre, je puisse me complaire à détailler des conversations futiles. Et l’on en vient à se demander si j’ai vraiment retenu tout cela ou si je profite de l’occasion pour satisfaire mon penchant tardif d’écrivain en reconstituant de toutes pièces une soirée mondaine ?
À cette question, je répondrai par une autre. Le lecteur n’a-t-il jamais observé que lorsque des gens racontent un terrible malheur qui a brisé leur vie, ils s’arrêtent exprès à des choses sans importance. On appelle à l’aide la banalité pour supporter ce qui est au-dessus des forces humaines ordinaires.
Quant à ma mémoire qui a enregistré comme une photographie les événements d’il y a un demi-siècle, cette mémoire de vieillard, tel le soleil, ne fait en somme plus de différence entre le grand et le petit. Je me permettrai cependant de relater quelques détails encore, de ces faits menus qui se gravent dans l’esprit du condamné conduit à l’échafaud…
Le peintre éloquent dont j’ai parlé tout à l’heure, portait une veste de velours et avait la manie de gesticuler.
– Permettez-moi de vous initier au mystère de l’art, qui dévoile le mieux les secrets de l’homme et de la femme, dit-il en s’adressant à ma tante.
– Vas-y, mon cher, répondit-elle avec l’humour qui lui était propre. Mais souviens-toi que, même pour une statue, la nudité complète est indécente. D’ailleurs, aux endroits périlleux tu n’as qu’à parler en français.
– J’espère éviter Scylla et Charybde en me tenant au russe. Mais trêve de préambules. Mettons que je dessine Hermès… En étudiant ses muscles fermes, aux lignes pures, j’ai l’impression de faire un travail d’orfèvre. Une fois le muscle vu et bien indiqué, c’est un sentiment presque farouche de calcul et de logique, si j’ose m’exprimer ainsi, qui guide mon crayon. On croirait suivre le bord d’un précipice, dans un effort de volonté.
– Qui est-ce ? chuchotait-on autour de lui.
– Un parvenu qui a du talent, un pensionnaire de la comtesse.
Le peintre continuait :
– En un mot, mesdames, ces sentiments sont la joie d’une visée juste, le vol de la balle en pleine cible…
– C’est un cours de tir militaire ? intervint ma tante.
– Patience, comtesse, j’en arrive à Vénus… Là je sens les formes divines non plus dans les lignes, mais dans les ombres : c’est comme si je m’immergeais dans une mer tiède, toute bleue, sous un magnifique ciel d’azur. J’ai le cœur en fête, j’entends les cloches de Pâques… Mesdames, je me baigne dans Vénus !
– Est-ce que c’est convenable ? questionna Maria Ivanovna.
L’hilarité fut générale.
– À l’amende, mon cher, dit ma tante, tu vas trop fort.
– Permettez-moi d’achever, comtesse, peut-être le verdict du public sera-t-il moins rigoureux que le vôtre.
Et il poursuivit avec un geste théâtral d’improvisateur :
– Si la reproduction artistique, des torses masculin et féminin donne des sensations si différentes, c’est qu’il y a là une loi formelle qui interdit de confondre les deux principes ou de substituer l’un à l’autre. Enfin, que les dames veuillent bien me pardonner, la création est de notre ressort, et non du leur. C’est l’homme qui a créé les Vénus de Milo et de Médicis. Certes, il ne les a pas inventées, il devait aimer à la folie une Aglaé ou une Cléo. Nous y voilà : la tâche des femmes est de l’amour. Mesdames ! Faites-nous créer de belles œuvres, la beauté de la vie.
Hommes et femmes applaudirent l’orateur, et ma tante lui dit :
– Bravo ! N’empêche que tu vas payer l’amende pour le bain dans Vénus.
J’étais déprimé. Malgré moi, je comparais, au désavantage de la société mondaine, le vide de ces propos à la profondeur de pensée dont faisaient preuve les amis de Véra, si antipathiques qu’ils me fussent. Où était donc ma place ? Empoisonné à parts égales par des influences contraires, n’étais-je pas destiné à rester éternellement au carrefour ?
Chouvalov qui m’avait jeté un coup d’œil de temps à autre, s’approcha de moi.
– Vous désirez partir, à ce que je vois, dit-il. C’est aussi mon intention ; filons à l’anglaise.
Tandis que nous mettions nos capotes dans l’antichambre j’eus l’idée qu’il me proposerait de faire route ensemble. En effet, quand son carrosse fut avancé, il m’invita :
– Prenez place, j’ai à vous parler.
Je me taisais, par crainte de commettre une bévue. Le comte me regarda et dit avec compassion :
– Mais vous êtes souffrant ! C’est naturel, du reste, avec le chagrin que vous avez… Mais j’espère pouvoir vous être utile.
Enfermé dans mon silence stupide, je me torturais l’esprit, en quête de l’attitude à prendre envers lui. Qu’insinuait-il ? Comptait-il me faire avouer que j’étais renseigné sur Mikhaïl ? Le piège eût été trop grossier… Nous étions arrivés à un des plus beaux hôtels de la ville ; évitant l’escalier d’honneur qui conduisait au premier, nous gagnâmes par un long corridor une pièce d’angle retirée. Dans l’antichambre, le comte prévint le portier qu’il avait une affaire urgente et qu’il n’y était pas pour les visiteurs.
La pièce où nous entrâmes, s’éclairait de petites fenêtres aux embrasures profondes, qui donnaient sur la Neva.
La flèche de Pierre et Paul brillait en face, et toute la forteresse s’étalait à mes yeux, du bastion Troubetskoï à la pointe du ravelin triangulaire.
Le mobilier se réduisait à un divan moelleux, placé contre le mur et couvert d’une jolie indienne semée d’oiseaux et de papillons. Par terre, des caisses d’emballage pleines de vaisselle, des meubles brisés. Le local servait de débarras.
– Je vous prie de me pardonner ce décor disgracieux, dit le comte en prononçant le dernier mot avec le plaisir d’un étranger qui a triomphé des difficultés de la langue russe. En revanche, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés dans notre entretien qui, vous vous en doutez, sera de la plus haute importance.
Si j’avais su jouer mon rôle, je me serais écrié dès le début que je n’y comprenais rien, que je brûlais d’être informé. Mais il était trop tard pour feindre l’étonnement, je restais donc devant la fenêtre, l’air abruti, immobile comme un lièvre hypnotisé par un boa.
Une bagatelle attira mon attention : une énorme cloche à fromage était posée sur le marbre de l’appui ; une grosse mouche bleue s’y débattait, à bout de forces, dans un bourdonnement fastidieux.
– Relâchons la prisonnière ! Chouvalov souleva la cloche et, de son doigt fin à l’ongle pointu, il projeta sur le plancher la mouche pâmée. Puis il me prit le bras avec un imperceptible sourire. Je parie, mon cher lieutenant, que vous venez d’établir une analogie. C’est exact ?
Je tressaillis et répliquai en riant jaune :
– Comte, vous avez deviné juste ; mais soyez magnanime comme pour cette pauvre mouche : délivrez-moi de la stupeur qui m’emprisonne. Je me perds en conjectures sur ce que sera notre entretien.
– Il s’agit de Mikhaïl Beidéman, dit-il simplement. Comme vous le savez, il est détenu au Troisième Bureau.
Je me contraignis à ébaucher un geste de surprise, mais j’ouvris trop les bras, tel un mauvais acteur. Chouvalov coupa court à ma pantomime en disant avec indulgence :
– Bien sûr, vous êtes tenu de faire l’étonné. Trêve de comédie, mon cher Sérioja !
Il me prit la main et m’adressa un regard affectueux, sans la moindre hypocrisie. Les Chouvalov étaient nos parents par alliance, le comte me connaissait depuis mon plus jeune âge ; mais, tout à ses affaires, il m’avait rarement accordé son attention.
Cette familiarité soudaine m’ôtait la dernière chance de me retrancher dans un maintien officiel.
– Asseyons-nous sur ce divan. Une cigarette ? Il me tendit son étui. Nous nous mîmes à fumer.
« Je n’ai pas encore trahi », constatais-je en mon for intérieur. La tête vide, je n’avais que cette préoccupation : ne pas trahir.
– Mikhaïl Beidéman a été appréhendé à la frontière finlandaise, alors qu’il tentait de repasser en Russie sous un nom d’emprunt. L’empereur en est très irrité, le jeune homme risque d’encourir la peine la plus dure, si je ne trouve pas de circonstances atténuantes.
Le comte parlait gravement, avec juste autant de sensibilité qu’il devait en manifester à cette occasion. La moindre fausse note m’aurait alerté, mais grâce à son tact le comte me fit croire à une bienveillance sincère, naturelle à tout honnête homme. En outre, bien que le sachant arriviste, il était absurde de supposer que l’affaire de Mikhaïl puisse contribuer à son avancement. C’était pourtant vrai ; mais je n’en ai eu la preuve que cinquante ans plus tard. Ce que j’ai vécu depuis et la perspective historique dont je dispose me permettent aujourd’hui de voir ces événements dans leur cadre réel.
Car enfin, c’était dans les années 1860, ces premières années de réforme, si impatiemment attendues et si décevantes.
Le mouvement révolutionnaire soulevait la jeunesse, ébranlait les universités. On répandait des tracts. Peu avant l’arrestation de Mikhaïl, le chef de la gendarmerie avait reçu par la poste des pages du Grand russe. Et aux mois d’août et de septembre, le fameux appel À la jeunesse circulait parmi les masses.
Évidemment, le comte Chouvalov, général frais émoulu, avait tout intérêt à révéler ses talents de défenseur du trône. Il fallait pour cela fabriquer des ennemis redoutables. Or, Mikhaïl servait on ne peut mieux ses desseins.
Après une pause, le comte reprit d’un ton significatif :
– Si vous ne m’aidez pas à trouver des circonstances atténuantes, Beidéman risque d’encourir la peine la plus dure, et pas seulement lui…
Il attendait ma réplique. Mais je me taisais, les mains crispées. Alors il me dit de son ton cordial de parent et d’ami :
– Je serai dans l’obligation d’arrêter et d’interroger Véra Érastovna, la fille de Lagoutine.
– Vous ne ferez pas cela… J’avais bondi, affolé. Véra Érastovna n’y est pour rien, elle a été entraînée.
– Vous avez pourtant fréquenté avec elle le cercle de Beidéman ! Chouvalov gardait les yeux baissés, comme s’il craignait que leur éclat aigu ne fît contraste à la douceur de son accent.
– Il n’existe pas de cercle, dis-je avec fermeté ; il n’y a que Mikhaïl Beidéman, dévoyé par des esprits frondeurs…
– Écoutez-moi bien, encore une fois : vous seul pouvez sauver Véra Érastovna de l’arrestation, en m’aidant à déchiffrer un texte.
Il sortit un papier de son portefeuille, le mit sur la table, posa dessus sa grande main de marbre, encore plus blanche que le visage, et dit en plongeant enfin dans mes yeux son regard :
– Ce que nous disons ici doit rester secret. À la moindre indiscrétion, vous et Véra Érastovna serez incarcérés, ainsi que certains autres. Je suis renseigné sur toutes les connaissances de Beidéman.
– Que voulez-vous que je vous explique ? demandai-je.
– Une perquisition minutieuse nous a fait découvrir, au fond d’une boîte de cigarettes, un papier déchiré en petits morceaux. On a réussi à les assembler, et le texte est clair, malgré quelques lacunes. Le voici :
Chouvalov me tendit la copie du document.
« Nous, Constantin Premier, empereur de toutes les Rus-sies par la grâce de Dieu », tel était le début solennel du faux manifeste émanant d’un fils imaginaire du grand duc Constantin Pavlovitch. Ce prétendant fictif soutenait que le trône avait été ravi à son père Constantin par Nicolas 1er, frère cadet de ce dernier, et que lui-même était en prison depuis l’enfance. Suivaient un appel au renversement de l’usurpateur qui dépouillait le peuple, et la promesse de distribuer la terre aux paysans, d’abolir le recrutement coercitif et de satisfaire aux doléances présentées dans les anonymes.
Chouvalov ne me quittait pas des yeux, mais cela m’était désormais bien égal. Je n’avais plus de prévention contre lui, indigné que j’étais du grossier mensonge de ce document et de l’impudence de son auteur. Tels étaient alors les sentiments que reflétait mon visage.
– Cher Sérioja, que je suis heureux de ne pas m’être trompé sur votre compte ! Chouvalov me serra la main, et abandonnant ses airs confidentiels, me dit du ton sérieux d’un allié : Aidez-moi donc à ne pas mêler Véra Érastovna à cette affaire. Dites vous-même tout ce que vous savez de Beidéman.
Aujourd’hui, étant mon propre juge au seuil de la mort, je n’ai pas au fond grand-chose à me reprocher en ce qui concerne mon entretien avec Chouvalov, sans deux révélations fatales que j’aurais pu éviter.
Poussé par l’unique désir de disculper Véra, je présentai Mikhaïl comme un être obstiné et orgueilleux qui, pour exécuter ses projets révolutionnaires, ne voulait pas de compagnons, mais seulement des subordonnés. Chouvalov me délia les mains en m’annonçant que, de l’aveu même du détenu, il projetait rien moins que l’assassinat de l’empereur. Ce crime, au dire de Beidéman, lui eût été facile à commettre, car en tant qu’ancien élève officier, il connaissait les habitudes du souverain. Chouvalov cita ses propres paroles, renouvelées dans ma mémoire par les extraits d’archives concernant cette affaire. Ayant avoué qu’il revenait en Russie pour tuer le tsar, Mikhaïl déclarait à l’interrogatoire :
« Ne tenant guère à la vie que j’ai consacrée à cette œuvre, je ne pensais pas échapper aux poursuites après l’exécution de mon dessein. »
J’écumai. Comment Mikhaïl osait-il, dans son égoïsme de démon révolté, ne pas tenir à la vie après avoir uni son destin à celui de Véra ? S’il avait eu la moindre générosité, il aurait fui l’amour de la jeune fille, au lieu de balayer au passage cette belle jeunesse, comme on écarte d’une main brutale un frêle papillon attiré par la flamme.
Exaspéré par cette phrase qui risquait de tuer dans la fleur de l’âge un être adoré, je cédai à l’impulsion d’une haine farouche, sans être stimulé plus longtemps par Chouvalov. Je commentai à haute voix les propos de Beidéman, en cherchant à découvrir le sens le plus funeste dans cette déclaration d’un orgueil diabolique.
– Il voulait soulever le pays contre le tsar ! m’écriai-je. Le régicide accompli par un noble pouvait être interprété comme une vengeance pour l’affranchissement des paysans… Beidéman détestait la noblesse, je me rappelle qu’il disait : « Il faut l’extirper comme une ortie »…
– Sérioja, mon ami, calmez-vous. Chouvalov m’entoura paternellement les épaules de son bras. Beidéman n’est peut-être qu’un pauvre fou ?
– Non, c’est un odieux fanatique ! S’il ne fait aujourd’hui que des aveux succincts, par mépris des autorités, c’est afin de rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire…
Je jetai un regard à Chouvalov et restai court. Il rayonnait de joie, comme si l’empereur venait le récompenser de son zèle. En effet, son jeu perfide au chat et à la souris lui valut la suprême satisfaction de dépasser en grade ses collègues. Quant à moi, pour ma trahison et ma colère stupide, il me fit décorer avant terme.
Hélas, nous avons vendu pour un liard l’âme forte et l’intelligence claire de Mikhaïl !
Mais je ne réalise la chose que maintenant, à quatre-vingt-trois ans, anéanti avant d’être mort. Tandis qu’alors j’éprouvai seulement une peur instinctive devant la mine triomphante du comte, et, ma colère tombée, je me demandai si je n’avais pas livré mon ancien ami.
Je trouvai que non. Et magnanime jusqu’au bout, croyant adoucir le sort de Mikhaïl, je soutins tout à coup l’hypothèse du comte qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison. À mon tour je fournissais quantité de preuves, mais Chouvalov m’écoutait sans intérêt. Il était redevenu un mécanisme impeccable, inclus dans une gaine de marbre aux formes parfaites. Sans doute, mes premières dépositions, inspirées par la fureur, l’arrangeaient-elles davantage.
Il se leva, l’air officiel, comme pour clore une audience, et me dit aimablement :
– Veuillez m’excuser, je suis très pris. Vous n’avez rien à craindre pour vous ni pour Véra Érastovna…
– Et Beidéman ?
– Il aura ce qu’il mérite.
C’était la réplique d’un supérieur qui n’admettait aucune immixtion dans ses affaires. M’ayant reconduit jusqu’au vestibule, il dit au laquais : « La capote du lieutenant ! » et monta l’escalier d’un pas leste. Une fois dehors, j’enfilai au hasard une rue, puis une autre. J’avais l’impression d’être une enveloppe vidée de son contenu. Le démon de Michel-Ange me poursuivait, tenant la peau d’un pécheur écorché. J’errai au travers des îles comme un possédé et, sur le matin, je me retrouvai à la porte du comte. Je voulais entrer, mais les fenêtres n’étaient pas éclairées. Le désespoir au cœur, je tombai sans connaissance. Certes, si j’avais pu prévoir les suites de cet entretien, j’aurais perdu le repos pour le reste de mes jours. Mais je n’avais que le vague sentiment d’une chose irréparable survenue dans la vie de Mikhaïl à cause de moi, ou plutôt par mon intermédiaire. Bourrelé de remords j’en vins à concevoir le projet insensé de sauver Mikhaïl au péril de ma vie. La tentative ayant échoué, je ne me tourmentai presque plus jusqu’à l’époque actuelle.
Mais maintenant que je connais les documents des archives, comment ne pas m’accuser d’avoir été la cause du long supplice de Mikhaïl ? Car enfin, le comte Chouvalov qui disposait du sort du prisonnier, avait eu un autre projet avant notre conversation.
Comme le révèle son rapport au grand duc Mikhaïl Niko-laévitch, Chouvalov avait proposé de faire juger Beidéman par le tribunal militaire. Au pis-aller, il aurait passé par le conseil de guerre. Or, n’était-ce pas la mort qu’il demandait comme une grâce, dans le message déchirant apporté par un inconnu en pleine soirée intime, un message qui semblait venir de l’autre monde ?… Mais nous en reparlerons.
Voici le bilan de mon entretien avec Chouvalov. J’avais suggéré au comte une nouvelle version de l’affaire et, de ce fait, le terrible châtiment à infliger au détenu. Mon affirmation que Beidéman n’était pas fou, comme on était enclin à le croire, fit venir à l’esprit que si on ne pouvait plier un homme, le plus simple était de le briser.
Sans perdre un jour, Chouvalov transmettait au tsar, à Livadia, mes propres paroles. Le silence obstiné de Mikhaïl aux interrogatoires, disait-il, ne tenait qu’au désir de « rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire ».
Pour empêcher ce dangereux détenu de faire ce qu’il voulait, on l’enferma sans autre forme de procès dans la cellule n° 2 du ravelin Alexéevski.
Par une splendide journée de juillet, j’ai enfin eu le courage de me rendre à la forteresse Pierre et Paul pour reconstituer en imagination le ravelin Alexéevski où Mikhaïl avait fait vingt ans de cellule.
Que de fois j’avais franchi le pont de la Bourse, le long des potagers plantés par la garnison de la forteresse, près de la rampe en bois conduisant au portail ! J’ai essayé de pénétrer à l’intérieur avec un groupe de visiteurs. Mais ma vue se troublait, mes jambes flageolaient, je ne pouvais que m’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route et fixer d’un œil hagard l’immense affiche qui surmonte l’entrée. Le peintre y a figuré des canons levant leur bouche noire sur un fond bleu ciel ; au-dessus, une étoile rouge, renfermant en son milieu la faucille et le marteau. Tout en haut, une inscription ; « État-Major du secteur fortifié de Pétrograd ». Je répétais machinalement ces mots sur le chemin du retour, jusqu’à mon galetas, pour détourner ma pensée de cette maudite faiblesse qu’il fallait surmonter à tout prix. Or, voici que la chance me favorisa.
Je traversais le Champ de Mars où on aménage cet été un magnifique parterre. Ravi de l’embellissement de la capitale, je me dirigeais vers le pont suspendu pour retrouver l’édifice du IIIe Bureau, où Mikhaïl avait donné de si fières et énergiques réponses aux interrogatoires.
J’étais mieux vêtu que d’ordinaire ; pour les grandes occasions, il me reste une vieille tenue en beau drap vert foncé. Je l’avais mise la dernière fois pour conduire les fillettes à l’école.
Dans ce costume, tout le monde m’appelle « grand-père », ce qui me fait grand plaisir. Mais surtout, on me parle d’égal à égal, et il m’importe aujourd’hui d’avoir une réponse précise quant au siège de l’ancien IIIe Bureau.
Je n’ai pas réussi à retrouver l’immeuble, car c’est alors qu’est survenu l’événement qui m’a rapproché du but.
Sur la Fontanka il y a une station de canots à louer. Elle était déserte ce soir-là. Dans le kiosque on voyait se découper en clair la tête d’un garçon qui était de service à cette heure tardive ; le tenancier fumait sa pipe, assis, les pieds dans l’eau.
Une jeune fille blonde, réjouie, en robe courte, les jambes potelées, parlait à l’oreille du soldat rouge qui l’accompagnait. Soudain, elle vint à moi et me dit :
– Citoyen, ça vous plairait d’aller en canot avec nous ? Vous devez savoir tenir le gouvernail, mon frère va ramer, et moi je me prélasserai en bourgeoise. Nous ferons le tour de la forteresse. Ça ne prendra pas plus d’une heure.
Je remerciai et m’embarquai, le cœur battant. Cette promenade tombait on ne peut mieux, du moment que je devais faire revivre le passé…
Nous suivîmes la Fontanka près de l’ancienne École de Droit et passâmes sous l’étrange pont où Véra et moi étions venus si souvent, en proie à l’idée fixe que nous cherchions du matin au soir à réaliser.
C’était au printemps de 1862, peu après que Piotr eut appris de son compère qu’on avait incarcéré Mikhaïl dans la forteresse, mais qu’il ne se trouvait pas au bastion Troubetskoï. Restait à supposer qu’il était au ravelin Alexéevski.
Véra liquida l’héritage de son père et de son mari, et quand elle fut en possession d’une somme considérable, elle réclama comme une folle notre aide pour organiser l’évasion de Mikhaïl. Linoutchenko avait beau lui démontrer l’impossibilité d’accéder au ravelin, entouré d’une haute muraille et surveillé par une garde nombreuse qui assurait l’isolement absolu des prisonniers, Véra ne voulait rien entendre. Prête à sacrifier toute sa fortune, elle décida enfin Linoutchenko à essayer.
Piotr devait, par l’intermédiaire de son fidèle complice, soudoyer le personnel du bastion Troubetskoï et du ravelin. Un mois se passa en vains espoirs, mais si la goutte d’eau, à la longue, entame le rocher, l’or prodigué à pleines mains finit toujours par briser la résistance des mercenaires.
Un beau jour, Piotr déclara qu’il avait son homme. C’était Toulmassov, l’adjoint d’un surveillant du ravelin. Pour payer les sentinelles et les geôliers, il exigeait cinquante mille roubles.
Linoutchenko voulut mener lui-même les pourparlers. Après l’entrevue, il nous communiqua le plan de Toulmassov.
Par une nuit sans lune, deux d’entre nous parviendraient en barque au bas du ravelin, du côté du pont de la Bourse, et donneraient un bref signal lumineux.
Personne ne pouvait le voir, sauf deux factionnaires postés en haut du mur. Ils nous jetteraient aussitôt une échelle de corde par laquelle Piotr grimperait avec les instruments nécessaires pour scier la grille de la casemate. Au cas où on ne pourrait pas faire sortir le détenu par la porte, ils descendraient tous les deux par l’échelle.
Linoutchenko prévint que Toulmassov ne lui inspirait pas confiance et que son plan, sûrement tiré d’un roman feuilleton, présentait un grand risque sans aucune garantie. Mais Véra, aveuglée par la passion, nous suppliait de tenter l’aventure. Piotr et moi acceptâmes. Si je connais à la perfection tous les bras et affluents de la Neva, c’est que je les avais explorés avec Véra des journées entières, cherchant le meilleur moyen d’atteindre la terrible forteresse et d’en repartir avec Mikhaïl.
Ce projet la fascinait. Aussi m’était-il toujours plus difficile de lui objecter, à l’instar de Linoutchenko, qu’il n’offrait aucune chance de réussite et un grand péril. À la première alerte, Piotr et moi serions tués sur place. Pour moi, à vrai dire, une mort inutile, mais héroïque aux yeux de Véra, était la seule issue désirable, car je me sentais déjà fautif de l’incarcération de Mikhaïl…
Ma vie, d’ailleurs, était scindée et je n’y trouvais plus ma place. J’avais beau me répéter que l’entretien avec Chouvalov ne pouvait avoir de conséquences funestes, mon cœur me soufflait le contraire.
Maintenant que nous sortons du canal, pour déboucher dans le large lit de la Neva, je revois en détail les péripéties de cette folle tentative d’enlèvement.
Le soleil couchant répand son or fondu sur le satin bleu sombre des flots, tandis que l’autre fois…
L’autre fois, il avait plu à verse tout le jour ; vers le soir une tempête s’était déchaînée, le canon tonnait, sinistre, annonçant une menace d’inondation.
Je me reporte à cinquante ans en arrière. Il faisait nuit close. La tempête sévissait sur la Neva. Les bateaux à vapeur étaient rares. Les chalands immergés faisaient d’immenses taches noires…
– Gare à la vedette, grand-père ! Obliquez à droite ! me crie la jeune fille blonde, car, tout à mes souvenirs, j’ai oublié le gouvernail.
Nous sommes arrivés. La forteresse Pierre et Paul avec ses six bastions ressemble à une araignée fantastique qui montre à la surface les premières articulations de ses pattes et trempe dans le fleuve les extrémités. J’ai l’impression que ces membres, ramifiés sous l’eau en milliers de tentacules, enveloppent toute la ville d’un invisible filet. En voyant l’autre jour au Musée de la Révolution le réseau de la police du tsar, dont les centres d’espionnage étaient indiqués par des ronds de couleur, je l’associai au mystérieux travail que paraissait accomplir sous l’eau la gigantesque araignée de pierre.
– Tiens, on dirait une araignée, remarque la jeune fille blonde, tandis que son compagnon profère gravement :
– C’est parce que les araignées du régime tsariste y suçaient le sang du prolétariat révolutionnaire.
L’araignée… qu’il était prophétique, ce signe à la main droite de Mikhaïl ! C’est ainsi qu’au moyen âge les vassaux portaient sur eux l’écusson du suzerain.
Sur le mur moussu du bastion Troubetskoï il y a une inscription gravée en grosses lettres : « Vêtu de pierre sous Catherine II ».
Vêtu de pierre…
Il n’y avait pas que le bastion, Mikhaïl aussi fut vêtu de pierre pour vingt ans, confiné entre les quatre murs d’une cellule dont l’unique fenêtre, pourvue d’un triple grillage, donnait sur un autre mur épais.
Et Mikhaïl n’était pas le seul…
En levant un peu la tête, on aperçoit là-haut des canons. Voici le plus grand qui tire à midi, tous les jours, depuis Pierre Ier jusqu’au dernier tsar, et depuis son abdication jusqu’à nos jours, six ans après la révolution. Au-dessus des canons, se dresse un mirador surmonté d’un drapeau, aujourd’hui rouge.
Derrière le bastion Troubetskoï, où des arbres étalent leur superbe feuillage, il y avait jadis un mur intérieur. Derrière ce mur, dans une île séparée par un canal, s’élevait le ravelin Alexéevski d’où on ne sortait les détenus que pour les enterrer sous un faux nom ou les mettre à l’asile d’aliénés. Au-delà du ravelin, un second mur, puis la Neva.
C’est de ce mur-là que les sentinelles payées par Toulmassov devaient, il y a soixante et un ans, nous descendre une échelle de corde. Or, à peine étions-nous arrivés en barque, la nuit, en donnant notre signal lumineux, que deux coups de feu partirent des fourrés d’en face. L’une des balles m’était destinée, mais comme je venais de me reculer pour prendre mon revolver, toutes les deux atteignirent Piotr à la tête. Il manqua de faire chavirer la barque et glissa sans bruit dans les flots qui l’engloutirent. Je n’avais plus qu’à ramer en hâte vers la rive où Véra et la malheureuse Marfa, plus mortes que vives, m’attendaient dans les buissons…
Quelle insouciance, aujourd’hui, dans le clapotis des vagues soulevées par le joyeux passage d’un vapeur ! Que de gaîté sur cette rive où les scélérats embusqués nous avaient tiré dessus !
Les soldats rouges baignent un ourson apprivoisé et barbotent eux-mêmes. L’animal comique leur saute sur le dos et y reste cramponné, tel un petit chien mouillé.
Mes compagnons s’amusent beaucoup de ce spectacle et c’est à regret qu’ils rebroussent chemin.
– Ah, la belle promenade ! répète la jeune fille. Je ne pus m’empêcher de lui dire :
– Pourtant, l’endroit que nous venons de quitter n’est rien moins que gai ! Savez-vous, mademoiselle, que les meilleurs hommes y ont langui pendant vingt ans…
– Citoyen, réplique le soldat, les sourcils froncés, vous avez une manière démodée d’exalter les mérites d’individus isolés. Le rempart et la base de la révolution, ce ne sont pas les individus, c’est la conscience des collectivités.
Il est tout jeune et très grave, ce militaire en tenue impeccable, aux pattes de col roses. Je fais la sourde oreille, j’ânonne et me tais.
Nous nous quittons bons amis, en nous serrant la main. La jeune fille a acheté à une marchande un petit pain et deux sucres d’orge, qu’elle m’offre en rougissant.
– Merci pour le pilotage, citoyen.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le passé, enseveli il y a soixante et un ans, ressuscitait toujours…
Au lendemain de la mort tragique de Piotr, j’annonçai au commandant du régiment la disparition de mon ordonnance. Après de vaines recherches, on conclut qu’il s’était noyé en état d’ébriété. Pour plus de vraisemblance, je le prétendis porté à la boisson. Nous craignions que le violent désespoir de Marfa ne nous livrât. Ses propos incohérents sur l’évasion manquée auraient paru fort suspects à de fins limiers. De peur qu’elle ne se rendît à l’endroit fatal, nous la tenions enfermée, décidés à lui faire quitter la ville le plus tôt possible.
Véra, les yeux immenses, le regard éteint et fixe, semblait pétrifiée. Elle ne s’anima qu’à l’arrivée de Victoria, la sœur de Beidéman, venue de Bessarabie pour essayer d’adoucir le sort de son frère par l’intercession de parents haut placés.
Après ma promenade en barque autour de la forteresse avec la jeune fille et le soldat, je ne pouvais plus me retenir d’y pénétrer par terre ferme.
Le jour suivant, vers trois heures de l’après-midi, je me dirige vers la Place de la Trinité et gagne par le pont l’entrée de la forteresse Pierre et Paul, où un guide fait l’appel de son groupe de visiteurs.
Ce sont de jeunes ouvrières d’usine. Leur journée terminée, elles sont venues là sans passer à la maison et ont engagé un guide à leurs frais, dans l’espoir d’avoir des renseignements plus intimes ; la plupart portent des écharpes à rayures, avec un pompon au bout. Quand on leur demande pourquoi ces écharpes sont toutes pareilles, elles déclarent : « Nous les avons achetées ensemble au magasin. »
Le guide nous conduit vers le portail.
– J’attire votre attention, camarades, sur le bas-relief de l’entrée. Il y a là un personnage qui a moins l’air de voler que de pendre la tête en bas, dans une pose indécente. Ce garçon, qui le montre de la main, a un bras si long qu’en le baissant il aurait touché son pied. L’ancien tsar Pierre, désireux d’honorer son patron, l’apôtre Pierre, a donné l’ordre de figurer un miracle accompli par ce dernier. C’est ce qu’on a fait en sculptant cet homme qui vole dans une pose peu convenable et qui n’est autre que le mage Simon, confondu par l’apôtre. Tout cela n’est qu’une légende, une fable à l’usage des naïfs et des illettrés.
– La religion est l’opium du peuple, disent deux jeunes filles aux écharpes.
Le guide indique les niches qui flanquent le portail.
– Ces statues représentent le dieu païen Mars et son épouse Vénus. Il ajoute, railleur : Mars, bien sûr, est à sa place, puisque c’est un établissement militaire : quant à Vénus on l’a mise avec lui parce que sous le régime bourgeois l’homme était enchaîné à la femme comme un forçat à sa brouette.
– En mythologie, c’est Vulcain qui est le mari de Vénus, tandis que Mars n’est que son ravisseur, dit un étudiant espiègle qui s’est joint à nous. Le tsar Pierre favorisait donc l’amour libre, et non l’amour conjugal.
Tout le monde rit, mais le guide se vexe.
– C’est discutable, dit-il avec dignité. Puis il éclate : Les resquilleurs sont priés de s’en aller !
L’étudiant s’éloigne en sifflotant ; moi, les jeunes filles me cachent parmi elles en me recommandant le silence.
Nous entrons dans la cathédrale, dont je n’ai jamais goûté le faste étranger : autel bas, orné de fioritures de style baroque, escalier doré avec chaire en surplomb, place du tsar abritée sous un lourd baldaquin, celle du métropolite au centre, drapée de rouge. Les colonnes étaient surchargées autrefois de couronnes mortuaires argentées, vestiges des funérailles impériales, qui scintillaient, telles de féeriques floraisons d’hiver. Tous les sarcophages des souverains sont en marbre gris, sauf celui d’Alexandre II, d’un rouge sanglant, symbolique.
Au temps de l’autocratie, les tsars jouaient volontiers dans ce sanctuaire une farce orientale, toujours la même. On faisait assister à une grande messe les starostes des cantons et des villages, venus à l’occasion du sacre. L’énorme lustre de cristal flamboyait, reflété par les feuilles brillantes des nombreuses couronnes, par les diamants des dames et l’or ciselé de l’iconostase. Des chœurs invisibles chantaient dans les cieux, les starostes tombaient à genoux, dans des nuages d’encens.
Le tsar et la tsarine leur demandaient chaque fois si l’office leur avait plu, et ils répondaient invariablement : « Votre majesté, on se croyait au paradis ! »
Cette question et cette réponse étaient devenues presque rituelles.
Maintenant, la cathédrale n’est plus la même. On a transféré les couronnes dans un musée de Moscou. Les plus belles icônes manquent également. Les sarcophages paraissent plus abandonnés que les tombes des pauvres au cimetière rural. Seul, celui de l’empereur Paul jouit d’une étrange popularité. Le marbre disparaît sous des couronnes de bleuets, de soucis, de marguerites ; une veilleuse y brûle en permanence, au milieu d’une foule de pèlerins de tout âge. Dès avant la révolution, le peuple considérait Paul comme un saint : les uns croyaient qu’il guérissait toutes les maladies, d’autres – seulement la rage des dents.
Absorbé dans ma rêverie, je me vois soudain isolé. Les autres ont vite fait le tour des sarcophages. Je constate que les hommes sont nu tête, comme jadis à l’église. Mais ils ont ôté leur couvre-chef dès l’entrée de la forteresse, précisément pour effacer la nuance de respect religieux. Je pense toutefois qu’ils n’auraient pas eu plaisir à garder leur chapeau.
Je rejoins le groupe sous un arbre géant. Tous sont assis dans l’herbe, le guide leur raconte que sous Pierre Ier c’était la « place de danse » où on infligeait des tortures qui faisaient « danser » : chevauchées sur des montures de fer à dos tranchant, promenades à pied sur des pointes.
Enfin, le guide en vient au sujet qui m’intéresse. Il nous conduit par le chemin que suivaient dans un carrosse noir à rideaux verts, les détenus escortés de deux gendarmes et d’un officier.
C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman est venu en 1861 murer à jamais sa jeunesse.
Je ne vois plus les visages des visiteuses et je n’entends les paroles du guide que dans la mesure où elles évoquent la réclusion de Mikhaïl.
J’ignore par où on l’a amené : le long de la courtine de Catherine, comme on devait le faire plus tard pour Polivanov, ou de l’autre côté, en passant près des casernes affaissées d’Anne Ioannovna.
Dans les deux cas, du reste, la procédure était identique. Le carrosse s’arrêtait devant la maison basse du commandant, l’officier sautait à terre pour aller faire son rapport, tandis que les gendarmes et le détenu gagnaient le portail gris dont la place est occupée aujourd’hui par un réverbère de guingois. Mais à droite, la Monnaie pointe toujours vers le ciel ses multiples cheminées.
Ici, on devine déjà les cellules humides, le cachot noir, les doubles murs, l’horreur sépulcrale de la prison. La massivité des bâtiments prête au ciel même l’aspect d’un lourd couvercle.
Un bon guide aurait dû couper court aux rires, aux plaisanteries, à l’impatience étourdie de voir les dessins vulgaires des gardes, très appréciés du public actuel…
Je dis à mes voisines :
– C’est pour vous permettre de rigoler après huit heures de travail, que des gens ont été murés ici pour la vie.
Mais ces petites dindes vaniteuses n’ont rien compris.
– Soyez tranquille, citoyen, disent-elles, ça ne se répétera plus, puisque nous avons renversé le régime tsariste !
Je voudrais expliquer au guide qu’avant de montrer les cellules, les bains et autres locaux pour les isolés, il faut trouver des paroles susceptibles de faire pénétrer jusqu’au cœur de la jeunesse le sens de ces mots : détention perpétuelle en cellule.
Mais je ne puis articuler un son. Je me tiens au mur pour ne pas tomber. Brisé d’émotion, je ne suis plus capable de suivre les gaies visiteuses.
M’étant reposé une dizaine de minutes sur l’appui d’une fenêtre, je vois venir un autre groupe. Quatre vieilles dames provinciales ont engagé un ancien surveillant qui demeure là depuis Nicolas Ier, ou peu s’en faut. Je demande la permission de les accompagner et nous cheminons d’une allure d’escargot, conformément à notre âge.
Je suis heureux de cette lenteur qui me laisse le temps d’assimiler le passé, les vies des martyrs.
Avant d’introduire le détenu, on le laissait se morfondre un bon moment à la première grille. L’officier s’attardait à dessein chez le commandant, pour accroître la nervosité du prisonnier. Puis, au poste de garde, on lui enlevait ses habits et les remplaçait par une blouse.
Le vieux surveillant a un visage aux traits menus, confits de dévotion. C’est avec une fierté professionnelle qu’il déclare :
– J’ai gardé les prisonniers sous deux Alexandre, sous Nicolas le dernier, sous Kérenski… Une longue carrière, comme vous voyez. Pourquoi me suis-je maintenu ? Parce que j’exécutais la loi sans faire de mal à personne. Si on me dit : Regarde par le judas ! j’obéis. Si le détenu, contrarié, se blottit dans un coin, je me retire pour ne pas l’agacer. Quant à Figner, pour l’empêcher de communiquer avec ses voisins, nous l’avions mise entre deux décharges vides ; je vais vous montrer ça. Elle avait beau frapper du pied, personne ne répondait.
Il parle en bon aïeul racontant les farces de ses petits-enfants. C’est ainsi qu’un vieux cicérone du forum romain fait savourer aux étrangers les anecdotes de l’antiquité. Et à l’égal des touristes avides d’émotions cruelles, ces femmes, moites de curiosité, assaillent leur guide de questions.
– C’est vrai qu’on les rouait de coups ? Avec quoi les battiez-vous, à quelle place ?
Mécontent, il nie les violences et s’efforce de détourner l’attention de ces dames sur la sollicitude des geôliers.
– Tenez, nous descendions au jardin par l’escalier que voici ; remarquez la haute barrière pleine, fixée à la rampe : à quoi servait-elle, croyez-vous ?
Et jouissant de leur perplexité, il dit avec son sourire vénérable :
– Mais à empêcher les détenus politiques de se suicider. Il y en a qui ont réussi ; c’étaient des gens malins comme tout ! Condamnés à une longue réclusion, ils tâchaient d’abréger le délai. On pique une tête dans la cage de l’escalier, et le tour est joué.
Dans le jardinet minuscule, un bain pour une seule personne, quelques arbres, des sentiers à peine visibles dans l’herbe qui les a envahis.
– Autrefois, ils étaient sablés, dit le surveillant avec un reproche à l’adresse des temps actuels. Pendant la guerre, des généraux s’y promenaient, des amiraux y prenaient le frais. Ceux-là, au lieu d’une cellule, ils avaient deux pièces, bureau et chambre à coucher ; et ils mangeaient à leur compte des repas copieux. On leur laissait voir leurs épouses. Voyez, sur le mur de Pourichkévitch, il y a une longue poésie signée : « Le malheureux Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch, orgueil de la contre-révolution ».
Je me rappelle les deux derniers vers. « Les graines de la folie donneront les germes de l’esclavage… »
Les dames se jettent à corps perdu vers la cellule du geôlier, célèbre par ses croquis d’après les illustrations de la revue Niva : une jeune fille en jersey, la bouche en cœur ; immense vue de Lucerne, détaillée comme un plan, avec indication des fenêtres sur les maisons les plus lointaines. Au-dessous du paysage, un distique :
Ah, si nous pouvions revoir ensemble
Les lieux où nous fûmes si heureux…
Au sortir du bastion Troubetskoï, un peu sur la gauche, se trouve la porte Vassilievski qui conduit par un tunnel à un terrain en contrebas. Un pont-levis établi sur le canal donnait accès au triangle du ravelin Alexéevski, édifice bas, comprenant quatorze petites cellules. C’est là qu’on enfermait les prisonniers inculpés des crimes les plus graves. Un geôlier spécial y était affecté, des gardes en assuraient la surveillance intérieure. Toutes les clefs étaient chez le geôlier, sans lequel personne ne devait pénétrer dans les cachots. Jour et nuit, un homme de service épiait les détenus par un judas pratiqué dans la porte. Personne ne s’est évadé de ces cachots.
Il y faisait si humide, que le 2 octobre 1873, comme l’inondation était imminente, deux détenus, Mikhaïl et Nétchaev, furent transférés isolément au bastion Troubetskoï sous la surveillance du geôlier Bobkov et d’une escorte armée, qui les gardèrent à vue jusqu’au point du jour.
Les dames, après avoir conféré à voix basse avec le surveillant, lui fourrent de l’argent dans la main. Il acquiesce en silence. Une des visiteuses se tourne vers moi :
– Venez avec nous, grand-père, nous aurons moins peur.
J’accepte d’un signe de tête, sans demander d’explications. Redescendus au rez-de-chaussée du bastion Troubetskoï, nous entrons dans une cellule dont le surveillant referme la porte sur nous.
– Regardez l’heure, pour que ça ne dure pas plus de dix minutes, s’écrie l’une des dames.
– Bien sûr, fait l’autre, un séjour plus long serait malsain, et quelques instants suffiront à donner une idée de ce que c’était.
– Fermez les yeux, mesdames, rouvrez-les… Ah, que c’est passionnant, cette évocation !…
Le surveillant se vexe, en professionnel honnête, et dit à ces femmes bavardes :
– Taisez-vous, mesdames ! Défense de parler et de rire ! Je mesure le cachot : dix pas de longueur, cinq de large.
Pas d’autres couleurs que le blanc sale du plafond et le gris des parois. La fenêtre munie d’une triple grille, donne sur un pan de mur crasseux, tout proche. Un lit et une table boulonnés au sol, une lampe vissée dans une niche, derrière une vitre, pour que le détenu n’essaye pas de se brûler vif. Des habits en toile de sac, une blouse grossière. Une maigre couverture…
Les cellules de Mikhaïl, enfermé d’abord au nº 2, puis au nº 13, étaient pareilles à celle-ci, quoique plus humides encore.
Cependant, au dire des détenus, ils entendaient là des sons plus distincts et plus variés, ce qui aggravait le supplice de la réclusion ; le vent leur rapportait parfois même la musique du Jardin d’Été.
Que devait éprouver Mikhaïl, vêtu de pierre, lorsque les années eurent changé sa jeunesse en maturité, puis amené le déclin de l’âge, toujours dans ce réduit de dix pas sur cinq ?
Rester là, en sachant que derrière deux murs à peine, un beau fleuve roule ses flots puissants où des bateaux cinglent vers tous les ports du monde par la Baltique, que ses rives se couvrent d’édifices, que le savoir humain s’enrichit par l’expérience des guerres, par le cours de la vie quotidienne et par l’instruction !
Cette vie abondante et variée, ce n’est pas Mikhaïl qui l’a vécue, c’est moi, son ancien ami qui s’est conduit en traître. Oui, traître est le mot, c’est ma propre conscience qui me le souffle. Et que la juste Némésis me châtie !
Je laisse au lecteur versé dans la psychologie le soin de classer les communications qui vont suivre. Neurasthénie sénile ou ébranlement excessif de tout mon être, je sais trop bien ce que je sais, le fait est indéniable.
Un caprice de gens curieux m’a fait demeurer dix minutes seulement dans une cellule. Mais le supplice du détenu, l’humidité rampante, séculaire, m’ont pénétré de la racine des cheveux à la plante de mes pieds enflés. Le supplice de ces murailles m’a vêtu de pierre. Et je n’en sortirai plus.
Que je passe vingt ans dans cette geôle invisible ou les deux ou trois années qu’il me reste à vivre, j’ai la certitude de subir jusqu’au bout la peine de Mikhaïl, d’endurer ses horribles souffrances qui seront portées en entier sur le livre noir de ma destinée, comme elles l’ont été sur le sien.
Lecteur, la prédiction de Mme de Thèbes, la cartomancienne, s’est accomplie.
Vêtu de pierre, ainsi que Mikhaïl le fut en 1861, je prends sa place en 1923.
Serguéi Roussanine et Mikhaïl Beidéman ne font qu’un. Ce n’est pas d’emblée que j’ai appris à connaître la pénétrabilité des corps, la possession d’une personnalité par une autre. Cela remonte au temps où je suis devenu le fils de la mère de Mikhaïl, le mari de son épouse momentanée. Pour le reste… je n’en dirai rien. Bref, obsédé par la personnalité et le destin de Mikhaïl, je m’identifie parfois à lui, au point d’oublier mon nom pour prendre le sien.
C’est ainsi que la semaine passée, comme j’allais acheter au marché cinq livres de pommes de terre, le vertige m’a fait asseoir sur le parvis de cette église où on avait découvert en 1917 une mitrailleuse sur le clocher et hissé à sa place un drapeau rouge. Moi, je ne me souviens pas de mon état, mais au dire d’Ivan Potapytch, informé par ceux qui m’ont conduit à l’asile d’aliénés, je serais resté là avec mon sac jusqu’au soir, éveillant la compassion des marchandes. Le Russe, on le sait, est aussi charitable que cruel. Les bonnes femmes m’ont donné à manger et voulaient me ramener chez moi, mais je leur ai déclaré que je n’avais pas de domicile, venant d’être élargi de la forteresse Pierre et Paul. J’y avais été enfermé du temps du tsarévitch Alexéi Pétrovitch, disais-je, et m’y étais constamment employé à attraper les souris sur les pieds de la princesse Tarakanova. Malgré le danger mortel qui la menaçait, elle avait longtemps gardé sa candeur féminine et moins redouté l’inondation de son cachot que les souris qui sautillaient en masse sur le velours rouge de sa robe de bal.
Je me rappelle fort bien l’asile d’aliénés. Quand le médecin chef me demanda qui j’étais, j’évoquai aussitôt le plus joli moment de la vie de Mikhaïl et, les épaules relevées, je m’en allai d’un pas léger à l’autre bout de la pièce, comme pour inviter à une contredanse Véra Lagoutina. Je me présentai ensuite avec un salut cérémonieux.
– Mikhaïl Beidéman, élève du troisième corps de l’école Constantin.
Et j’ajoutai en français :
– Mieux vaut tard que jamais !
Cela signifiait que je voulais réparer tous mes torts envers mon ami, à commencer par la jalousie que m’inspirait sa beauté.
Le médecin-chef et ses aides, si utiles qu’ils soient, ne sont que des fourmis laborieuses, à l’horizon étroit. Ils me crurent fou et me firent mettre dans une baignoire. Mais les autres prétendus malades m’avaient fort bien compris et m’acclamaient.
Quant au peintre Vroubel, que j’aime entre tous, il m’aborda sous l’aspect d’un escogriffe à barbe noire et me dit :
– Je suis ainsi depuis l’affranchissement définitif que m’a révélé ma dernière œuvre : le portrait de Valéri Brussov. Mais vous m’avez reconnu, à ce que je vois, je vais donc vous expliquer un de mes tableaux. À ce soir.
Je suis content d’avoir passé une semaine parmi les fous. Comme je l’avais soupçonné, là aussi les étiquettes des choses terrestres sont interverties, et ces fous sont les plus libres des hommes. Ils ont jeté bas le masque. Car enfin, le tout est de vaincre l’espace. Les gens masqués avancent en ligne droite, tandis que nous, nous sommes pareils aux crabes … Mais je n’ose en parler que par allusion.
Voici comment débute la pénétrabilité des corps, leur possession par d’autres : le coude gauche plié à 45°… comme un poignard, et d’un élan, vos talons s’emboîtent dans ses talons à lui, votre sinciput dans le sien. C’est toujours ainsi que je procède pour m’identifier à Mikhaïl, et il en résulte une légère nausée.
Vroubel a, paraît-il, fait de même avec l’escogriffe à barbe noire. Il me l’a conté ce soir-là, en expliquant la raison de sa métamorphose. Mais nous y reviendrons ; pour l’instant il me faut aller en ligne droite, afin que le lecteur me comprenne, c’est-à-dire continuer ma narration dans le style usuel : proposition principale séparée de la subordonnée par une modeste virgule.
À part mes entretiens prolongés avec le peintre sur des sujets que nous comprenions l’un et l’autre, mais qui faisaient sourire le médecin chef, on ne trouva rien de bizarre dans mon comportement. Et puis, le troisième jour, je mis le masque, et après m’être excusé d’avoir importuné le personnel médical, je demandai poliment à rentrer chez moi, supposant Ivan Potapytch et ses braves petites filles inquiets de ma disparition. Je me bornai à répondre aux questions, je donnai le numéro de téléphone d’Ivan Potapytch. Il est aujourd’hui gardien à la Coopérative et, selon la tendance actuelle à l’égalité absolue, il peut téléphoner aux institutions, tout comme son chef supérieur. Il fut très heureux de me revoir et s’empressa de m’offrir une belle pomme, en spécifiant, méticuleux comme toujours, que cette année les pommes coûtaient moins cher que les concombres.
Le médecin chef autorisa Potapytch à m’emmener à la maison, en lui recommandant de ne plus me laisser sortir.
– La congestion cérébrale peut se répéter, dit-il, et le vieux risque de passer sous un tramway.
J’allais répliquer au docteur que je pouvais ôter mon masque quand bon me semblait, et qu’il n’y avait donc pas lieu de qualifier de congestion cérébrale ce moyen d’élargir ma conscience… Mais je préférai me taire. Obstinés comme ils sont dans leurs notions tronquées, ils m’auraient encore replongé dans la baignoire. Or, j’avais hâte de rentrer pour prendre du thé avec ma pomme et noter la merveilleuse découverte de Vroubel, si importante pour le genre humain.
Mais procédons par ordre, pour faire comprendre au lecteur comment on cesse d’être « vêtu de pierre ».
La communion par la pensée en dépit de l’espace et du temps, destinée à figurer un jour au chapitre des calculs mathématiques et dont l’enseignement sera plus en vogue que celui de la rythmique, j’en ai ressenti l’effet dès 1863, quand j’accompagnais en Crimée la mère de Beidéman.
Après que notre tentative puérile de délivrer Mikhaïl eut échoué en causant la mort de Piotr, sa mère éprouva soudain une défaillance physique, qui pourtant n’affecta en rien son moral. Comme son malaise (un trouble aigu de l’activité cardiaque) empirait à vue d’œil, elle nous déclara qu’elle voulait recourir sans retard à un dernier moyen : demander personnellement à l’empereur la grâce du détenu. Me sentant pour elle une piété filiale, je ne pouvais me résoudre à la laisser voyager seule, et je l’escortai.
Elle tomba sérieusement malade. Nous fûmes contraints de descendre dans une affreuse petite ville et loger à l’hôtel.
C’est alors que cela se produisit…
Il y a beaucoup à apprendre d’un moribond qui a quelque chose à dire. Car tout ce qui nous assimile les uns aux autres ou nous crée des avantages dans le domaine de l’instruction, du savoir-vivre, etc., – ce qu’on appelle de nos jours les «valeurs culturelles » – tout cela s’efface devant la mort, le plus grand des mystères, quelle que soit la façon dont on l’envisage.
Le seul avoir que l’homme garde jusqu’à la fin, c’est la capacité de son âme. Or, l’âme de cette mourante contenait un monde ardent.
Lorsque, après un violent accès, elle comprit qu’elle n’atteindrait pas la Crimée, tout son être exprima une indicible souffrance. Mais, livrée à elle-même, elle ne tarda pas à retrouver son empire. Exempte de cette dévotion féminine qui se cramponne au prêtre, sa confiance dans la sagesse et la bonté suprêmes auxquelles tend le monde malgré les adversités de la vie, était si absolue, qu’elle lui assurait la paix pour elle-même et lui donnait l’amour indulgent d’une mère pour tous ceux qui l’approchaient.
Peu loquace et – comme toute nature recueillie– attentive au moindre déséquilibre des autres, elle profita des répits que lui accordait son agonie, pour m’amener par des questions simples, dont pas une ne s’avéra futile, à faire le bilan de mes réflexions et de mes sentiments. Elle avait le talent d’aider et d’offrir sans rien imposer…
Ne s’agit-il pas là de ces traits, si charmants chez une âme à la fois naïve et sage, et que le sceptique le plus blasé découvre dans les dialogues de Marguerite et de Faust ?
Les femmes auront beau se couper les cheveux, fumer des cigarettes, les mains aux hanches, et rédiger des traités à l’égal des hommes, leur qualité propre sera toujours cet amour maternel qui embellit le monde des vivants. Ce sera ainsi dans l’avenir, comme cela fut dans le passé !
Cette vieille femme qui se mourait, minée par le chagrin, était comme une artiste obligée de porter de lourdes pierres tout le jour et pouvant se consacrer seulement le soir à son travail préféré.
L’harmonie, fondement d’une âme noble, prêtait une grâce ineffable à son être intérieur qui s’en allait.
– Stécha ! dit-elle à la femme de chambre, en lui montrant la bouilloire bleue que celle-ci venait d’apporter. Stécha, bouche le bec avec un tampon d’ouate propre. Au retour de Sérioja, le thé sera refroidi, et si j’étais morte, je ne pourrais plus te dire de le réchauffer.
Mais je revins à temps, heureusement…
Ah, cette dernière joie terrestre qui illumina à mon entrée son visage serein ! Craignant qu’il ne fût trop tard, elle ôta bien vite une clef pendue à son cou et me fit signe de lui apporter sa cassette de noyer. Je l’ouvris ; elle me remit une enveloppe en gros papier gris, portant en suscription : « Larissa Polynova ».
– Cette femme a aimé Mikhaïl, elle fera ce que je n’ai pu faire… Elle a ses entrées à la cour. Vous la trouverez sans peine à Yalta.
Puis la malade ferma les yeux. Son souffle devenait toujours plus saccadé, les battements du cœur se voyaient à travers la blancheur de la camisole. Elle ne pouvait rester étendue. La tête haute, elle ouvrit, face à la large fenêtre, ses yeux bleus soudain rajeunis.
Le couchant déployait sa pourpre dans le ciel où le grand soleil semblait lourd et fumeux. Je me rappelai subitement, avec une douloureuse angoisse, l’inoubliable couchant du jour de la promotion, quand j’avais rattrapé Mikhaïl dans la cour de l’école militaire. La ressemblance était complétée par l’éclat aveuglant des vitres.
« Que devient Mikhaïl ? Sent-il que sa mère est en train de mourir ? »
Elle se souleva dans son lit, comme pour suivre le soleil à son déclin, et me dit à voix basse, mais distinctement :
– Sérioja, allons voir mon fils !
Elle serra mes mains dans les siennes.
Je revins à moi le lendemain, dans le lit de ma chambre d’hôtel. Le docteur qui prenait mon pouls, me défendit de me lever et de m’agiter ; il me raconta ensuite que la veille au soir, vers huit heures, après le coucher de soleil, on m’avait trouvé sans connaissance dans un fauteuil au chevet de la vieille madame Beidéman. Morte, elle me tenait toujours les mains. On avait eu de la peine à me dégager.
Je n’en demandai pas davantage et ne leur dis pas toute la vérité. Mais je vais le faire maintenant.
À peine m’avait-elle pris les mains, que le soleil se coucha laissant un éclairage étrange, diffus, tel qu’on n’en voit que dans les rêves.
J’étais avec elle dans une barque, je souquais sur les rames tant que je pouvais. Nous traversâmes en un clin d’œil la Neva et atteignîmes la porte Nevski de la forteresse Pierre et Paul. Je me demandais pourquoi nous n’étions pas entrés par la porte principale. Mais elle me la montra de sa main légère, et j’aperçus une foule massée le long des remparts. Nous n’aurions point passé là par terre ferme. Les paysans des régions de Novgorod, d’Olonetz et de Pétersbourg s’affairaient dans l’eau jusqu’à mi-corps. À défaut d’outils et de brouettes, ils creusaient la terre avec les mains et, n’ayant pas de sacs, la montaient sur les remparts dans les pans de leurs chemises. Ils avaient des faces livides, d’énormes yeux blancs. Leurs longues dents jaunes claquaient de froid. Ils me faisaient grand-pitié, mais je réalisai aussitôt que la mère de Beidéman et moi étions invisibles, sans quoi nous aurions inévitablement attiré l’attention de deux cortèges pompeux surgis devant nous : à gauche, du côté de la tonnelle, l’impératrice Catherine Première avec ses dames d’honneurs ; à droite, le grand tsar Pierre montant au clocher avec sa suite, pour écouter le carillon de l’horloge.
Je n’étais nullement surpris de voir des personnages morts depuis des siècles : ils étaient, comme moi, dans le temps. Or, qu’est-ce que le temps ? une fiction.
Le tsar Pierre redescendit du clocher avec ses courtisans, et après avoir rallié sur la « place de danse » l’escorte de Catherine, il marcha à grands pas vers la maison de l’aïeul de la flotte russe, tout en plaisantant avec une jolie demoiselle d’honneur. Lorsque nous fûmes parvenus à la grille du bastion Troubetskoï, la princesse Tarakanova, les mains jointes au-dessus de sa tête pâle, tomba à genoux devant madame Beidéman. Une précieuse dentelle et des lambeaux de velours pourri couvraient à peine sa belle nudité. La mère de Mikhaïl lui apposa sur la tête sa main légère, telle une abbesse donnant en passant l’absolution à une novice fautive, et nous nous remîmes en route. Quant au tsarévitch Alexéi, il nous suivait de loin à pas de loup. Sa longue tête rentrée dans les épaules, il nous fixait d’un regard malveillant. Nous passions entre la Monnaie et le bastion Troubetskoï. Une grande porte nous barra le chemin ; nous la franchîmes je ne sais comment, car elle était fermée. Une autre apparut, celle du ravelin Alexéevski. Elle s’ouvrit d’elle-même, comme une énorme gueule béante. Nous pénétrâmes sous la voûte aménagée dans l’épaisseur de la muraille, traversâmes un canal aux eaux noires. Voici un édifice sans étage, de forme triangulaire, aux fenêtres éclairées.
Deux silhouettes surgirent devant le dernier portillon. La plus haute, en capote de médecin-major, marmottait d’une voix sépulcrale.
– Je suis vieux, ma tête a blanchi à ce poste, mais je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un sortir d’ici pour aller ailleurs qu’au cimetière ou à l’asile d’aliénés !
Et il éclata d’un rire sardonique.
La pauvre mère se couvrit le visage des deux mains, dans un geste de désespoir ; je tâchai de la réconforter :
– Cela ne nous regarde pas, c’est Vilms, le médecin de la prison, une brute indigne de son charitable métier, qui a adressé jadis ces paroles cruelles aux narodovoltsy[6].
Sans doute, chacun ici reste figé dans son crime, ainsi que dans les cercles infernaux de Dante.
– Entrez, puisque vous voilà ! nous cria furieusement un autre spectre ignoble, qui leva sa lourde poigne, comme pour frapper ; puis il l’abaissa en agitant ses doigts courts. Ses yeux de reptile, aux prunelles glauques et ternes, nous regardaient sans cligner, avec une cruauté stupide.
– Sokolov, – j’avais reconnu le geôlier, – conduisez-nous auprès de Beidéman !
– Si vous avez un laissez-passer, je veux bien ; sinon, je vous bouclerai à votre tour, répliqua-t-il, mais à ce moment la lune bleue descendit du ciel pesant comme une coupole d’émail.
La lune nous recouvrit…
À peine franchi le seuil du cachot de Mikhaïl, je me retournai instinctivement pour voir si je pourrais ressortir.
Des barreaux de fer rayaient de leurs ombres noires les vitres mates. Les murs, très humides, semblaient tendus de velours sombre jusqu’à hauteur d’appui. Je les touchai du doigt et écrasai une infecte moisissure verdâtre.
À gauche il y avait un énorme poêle revêtu de carreaux de faïence, dont la bouche donnait sur le couloir ; un vieux lit en bois était placé contre le mur d’en face. Quelqu’un gisait là, par terre, sans connaissance.
« C’est Mikhaïl », me dis-je, et j’allais m’élancer vers lui, lorsque sa mère m’entraîna loin de la porte. Il était temps : le volet du judas se souleva, on regarda au travers. Les verrous grincèrent, le docteur entra, accompagné de Sokolov et des gardiens. Ceux-ci relevèrent l’homme étendu. Son visage était violacé, un linge attaché au montant du lit lui serrait le cou. Le docteur le dégagea et lui fit la respiration artificielle. Le sang jaillit de la bouche et du nez. Le visage devint blafard.
Je reconnus Mikhaïl. Une maigreur squelettique accentuait les pommettes ; le nez fin et busqué était tendu d’une peau jaune de cadavre. Les yeux, dont les tourments avaient éteint le fier éclat, fixaient l’espace d’un regard morne, où couvait un timide espoir.
– Suis-je mort ? demanda-t-il. Aurais-je réussi ?
– Oui, à perdre la raison ! répondit rudement le docteur. Enlevez-lui le linge et les draps pour l’empêcher de recommencer…
Les gardiens ôtèrent les draps, Mikhaïl se souleva, les yeux étincelants de rage ; on pouvait s’attendre à tout… C’est alors que sa mère s’avança vers lui, les bras tendus.
– Maman, enfin ! Incapable de contenir sa joie, Mikhaïl sanglota comme un enfant, malgré la présence des étrangers.
– Le voilà calmé sans camisole de force… dit un gardien.
– Il est affaibli, la nuit il se tiendra tranquille, conclut le médecin, et il sortit, suivi des gardiens qui emportaient les draps et le linge de toilette.
La porte fut de nouveau verrouillée. Une veilleuse puante éclairait faiblement le corps décharné du prisonnier, allongé sur la paillasse crasseuse. Ses yeux déments brillaient, des larmes sillonnaient ses joues exsangues, il bredouillait d’une voix monotone comme le bruit d’un balancier.
– Maman, emmène-moi, maman, je vais périr…
– Qu’est-ce que tu fais là, Serguéi Pétrovitch ? Tu écris en dormant, ou quoi ? C’était Ivan Potapytch qui me secouait par les épaules. Viens prendre le thé.
Je revins à moi. Le silence régnait alentour. Les fillettes dormaient. Je bus du thé avec Potapytch. Puis il alla s’étendre sur le divan. Moi, quand tout le monde est couché, je fais mon lit sur le plancher.
– N’oublie pas d’éteindre l’électricité ! me dit Potapytch. Ça se voit de la rue, pour peu qu’un voisin nous dénonce, on nous coupera le courant.
Il masqua la fenêtre d’un vieux tapis. Je relus mon manuscrit. Comment y faire la part de la vérité et de l’hallucination ? demandera-t-on. Que le lecteur curieux me dise d’abord ce qu’on doit considérer comme vrai ; ce qui vous arrive sans vous érafler l’âme le moins du monde, où ce qui, à peine aperçu, se grave à jamais dans votre mémoire, comme la vérité la plus indispensable, la plus éclatante ?
La vérité n’est-ce pas ce que l’on peut palper ? Eh bien, cette vérité-là, c’était la grosse enveloppe grise contenant la lettre que la mère de Mikhaïl avait adressée à Larissa Polynova, dans l’espoir qu’elle irait solliciter à sa place l’empereur.
Quant à l’escogriffe à barbe noire qui se faisait passer pour Vroubel, c’est peut-être une vision de rêve. Mais, on le sait bien, c’est le rêve qui a permis de découvrir l’Amérique, et pas seulement l’Amérique…
Il y a longtemps que je n’ai plus écrit. J’endurais le supplice de Mikhaïl. J’étais vêtu de pierre, comme le bastion Troubetskoï. J’étais partagé en cellules et enfermé dans l’une d’elles… Ivan Potapytch m’apostrophait jour et nuit.
– Si tu vas encore te fourrer dans le placard, je te mène à l’asile d’aliénés.
Agacé par cette rengaine, j’ai réintégré le temps, j’ai remis le masque et repris la plume. Ce que les gens craignent le plus, c’est la suppression du temps.
Ivan Potapytch a reçu tantôt la visite d’un médecin qui m’a parlé sans obtenir de réponse. Il a dit à Ivan Potapytch qu’on observait de nos jours un nouveau genre de folie dû à l’institution de l’heure légale. Les gens s’effarent comme si la terre s’ouvrait sous leurs pieds. Une dénommée Agafia Matvéevna, atteinte de folie douce, avait été emmenée à l’asile : elle refusait de manger et de boire.
– Est-ce que je sais, disait-elle, où iront ensuite la nourriture et la boisson ! Si les montres elles-mêmes sont faussées, à quel saint se vouer ?
En ce qui me concerne, j’ai constaté le phénomène suivant : lorsque les dates se confondent dans mon souvenir et que je sens l’impénétrable traversé de part en part, en sortant du cachot de Mikhaïl pour me promener, je volette au lieu de marcher comme les autres.
Je monte chaque jour plus haut. Presque aussi leste qu’un moineau gavé de son, je pourrais déjà me poser sur le poêle.
Mais ce vol me fait peur.
Ivan Potapytch, homme conscient, ne reconnaît plus aucune Église, mais il ne tolère pas les indécences. Vous me voyez, à mon âge, perché sur le poêle… Que dirait-il à ses connaissances ? Or, comme je ne tiens pas à quitter la maison avant terme, il ne me reste qu’à reconnaître de nouveau le lest des jours et des mois, et à fouler la terre.
Selon la remarque très juste d’Ivan Potapytch, la plume et l’encre me conduisent par la main comme des nounous, sur un sol uni… Soit, je reprends donc mon récit…
Ce fut seulement au début du printemps que je pus faire la commission de madame Beidéman. Ayant redemandé un bref congé, je filai d’un trait à Yalta, pour joindre Larissa Polynova. La grosse enveloppe grise était dans mon sein. Je trouvai sans peine la demeure de cette dame. Toute la ville la connaissait. Je m’attendais à voir une personne sans attraits, une sorte de bas-bleu aux cheveux courts, mais je me trompais…
Les genêts d’or et les fleurs rouges des arbres de Judée qui recouvraient les coteaux d’un somptueux tapis, éclipsaient les couchers de soleil. Toute la palette de la nature figurait dans cette floraison exubérante. Le lierre sombre et luisant enlaçait comme un serpent les rochers énormes, les grappes tendres des glycines tachaient de mauve son dur feuillage. Les roses flambaient partout, pourpres, blanches ou orangées comme l’intérieur des grands coquillages méditerranéens. Elles resplendissaient dans les jardins, grimpaient sur les toits, retombaient au-dessus des fenêtres ouvertes, tissaient sur les murs des gobelins aux nuances exquises.
La ville tout entière était une corbeille de roses. Soutenues par des treillages, dans les allées des parcs, elles faisaient scintiller au lever du soleil les diamants de la rosée et répandaient dans l’air un arôme de thé. Je passai deux nuits à errer dans les montagnes comme un fou. Enfin je trouvai bête de ne pas comprendre ce qui m’était arrivé, et je compris.
Dès que j’aperçus Larissa, je tombai amoureux d’elle. Si Mikhaïl avait été son amant, je le serais aussi. S’il n’avait eu avec elle que des entretiens au clair de lune, il en serait de même pour moi.
Quel rapport y avait-il entre ces conditions ? Je ne saurais le dire, mais il y en avait un, c’est sûr.
Pour connaître à fond le caractère d’un être humain, il faut se mettre au même degré d’intimité avec un de ceux qu’il s’est choisi pour complément. Cela concerne aussi bien les hommes que les femmes.
Je comptais apprendre de Larissa pourquoi Mikhaïl avait fui l’amour personnel. Sur quelle enclume du destin s’était donc forgée son énergie révolutionnaire ? Car enfin, seules les causes purement personnelles engendrent les qualités et les défauts de l’humanité…
Mais je n’avais pas le loisir de philosopher. Profitant de mon bref congé, je devais, selon la formule lapidaire des anciens, venir, voir, vaincre.
Bien que Larissa Polynova fût une jeune veuve de réputation assez frivole, j’étais fort embarrassé et très peu sûr de moi. Elle habitait en dehors de la ville, au pied des montagnes, près d’une ancienne forteresse génoise. Riche, indifférente à l’opinion, elle menait une vie très indépendante, extraordinaire pour l’époque. Venu à cheval vers la maison que m’avait indiquée le premier passant rencontré, je mis pied à terre et, ne sachant où attacher ma monture, je m’adressai à une jeune fille en blouse brodée et jupe sombre, les cheveux protégés d’un fichu à la mode ukrainienne, qui arrosait des plates-bandes. Je l’avais prise pour une domestique.
– Où dois-je mettre mon cheval, ma chère, et pourrais-je voir votre maîtresse, madame Polynova ?
– Attachez le cheval à la clôture, il n’y a pas de voleurs par ici. Quant à ma maîtresse, c’est moi-même, ne vous en déplaise.
Un sourire éclaira son visage, si singulier que je n’aurais su dire s’il était beau ou non.
– Je suis Larissa Polynova, veuillez entrer.
La demeure ne ressemblait pas à un de ces joujoux d’architecture si fréquents parmi les maisons de campagne ; bâtie en belles briques, dans le style des cottages anglais, elle était simple et confortable. De nombreux livres couvraient les rayons des bibliothèques.
Une soubrette correcte, d’allures pétersbourgeoises, me servit du café. Mon hôtesse, sans changer de costume, se contenta de laver ses mains salies par le terreau, me rejoignit aussitôt et demanda avec un naturel charmant :
– On vous a chargé d’une commission pour moi ?
– Oui, je vous apporte une lettre.
Je ressentis soudain cette irritation d’amour-propre qu’éprouve un homme en face d’une belle femme sans affectation, qui se permet de continuer son train de vie en présence du visiteur, sans manifester aucunement l’émotion qu’il pensait lui inspirer par sa venue… Elle passe à travers lui, comme s’il n’avait pas de corps.
Larissa me regardait tranquillement de ses yeux gris, un peu bridés. Elle avait des traits assez menus, agréables, une peau éblouissante ; ses cheveux d’un roux foncé, libérés du fichu, semblaient imprégnés de soleil. Ils lui tombaient jusqu’aux genoux en une tresse magnifique qui lui donnait l’air d’une jeune fille. Grande et robuste, admirablement faite, telle la Madeleine du Titien, elle respirait le calme et l’aisance dans tous ses mouvements.
Il me prit la fantaisie de troubler cette quiétude en lui disant à bout portant, alors que je lui remettais la lettre :
– C’est la défunte mère de Mikhaïl Beidéman qui vous supplie d’intercéder en faveur de son malheureux fils : depuis trois ans, il languit dans un cachot.
Imperturbable, elle attendait ce que j’allais encore lui dire.
Croyant m’être mal fait comprendre, je m’écriai :
– Une lettre de madame Beidéman ! Vous n’avez certainement pas oublié son fils, car vous l’aimiez…
Elle sourcilla, rougit lentement, prit la lettre et, devenue raide et altière, sonna. La femme de chambre – celle-là même qui m’avait servi le café, auquel je n’avais d’ailleurs pas touché – vint prendre les ordres :
– Macha, détachez le cheval de la clôture et indiquez au lieutenant le chemin le plus court pour retourner en ville.
Et sans me laisser ajouter un mot, elle se retira dans sa chambre avec un imperceptible salut. Tout bête, je suivis la domestique.
SUITE DU DEUXIÈME CHAPITRE
J’errais dans les montagnes comme une âme en peine. Tout ce que j’avais éprouvé – mon amour sans espoir pour Véra, ma sympathie pour Mikhaïl, changée en haine – me faisait l’effet d’un livre captivant mais déjà lu. Je comprenais enfin que j’étais jeune, que l’avenir m’appartenait, riche en joies et en peines personnelles. À quoi bon vivre les émotions des autres, tel un vieillard refroidi ?
J’avais tenu ma promesse à la mère de Mikhaïl. Mais la femme qui jusque-là m’avait intéressé seulement comme un moyen pour déchiffrer la psychologie étrange de mon ami, me fascinait à présent par elle-même. Fallait-il qu’une allusion indélicate à son ancien amour nous brouillât dès le début et me fît chasser de sa maison ! Au demeurant, n’était-ce pas cette exécution irritante qui avait enflammé en moi les explosifs multiples dont se compose la passion ?
Toutes mes promenades, quel que fût leur point de départ le matin, aboutissaient le soir aux ruines de la forteresse génoise. Pendant deux jours, les fenêtres de la villa restèrent fermées : la propriétaire était absente. Puis elles s’ouvrirent toutes, quelqu’un jouait du Chopin au piano. Un jeu déplorable, irrégulier, tumultueux. Je m’en réjouis en pensant : « Si c’est elle, je ne l’aime plus et me revoilà libre. » Mais ce n’était pas elle. Comme la première fois, je ne la reconnus pas, bien que son «bonjour ! », jeté d’un ton rieur, me la montrât tout près, sur des rochers. Vêtue d’un large pantalon et d’une jaquette tatares, elle tenait à la main une canne ferrée et une petite valise. Son regard était bienveillant, comme s’il ne s’était rien passé entre nous.
– Où allez-vous ? hasardai-je.
– Porter des simples à un vieux berger de mes amis. Nous avons rendez-vous chaque été.
Je ne sais comment, j’eus l’audace de lui dire :
– Emmenez-moi !
Elle réfléchit un peu, me toisa et répondit :
– Bien, mais à condition que vous gardiez le silence tout le long du chemin. Quand je suis en excursion, j’ai horreur du bavardage.
– Je serai sourd-muet.
– Il suffira d’être muet jusqu’à la cabane aux chèvres ; là, vous pourrez parler.
Je lui pris sa valise et nous nous mîmes en route.
Le sentier montait en pente douce. À droite la mer bleue, à gauche les cornouillers crochus, cramponnés à nos pieds, parmi les clématites et les églantiers en fleurs. Les roches grises amoncelées semblaient précipitées par des géants du haut d’un mont abrupt, dont le profil rappelait un chameau accroupi. Il y avait là des plantes aux feuilles parfumées, une variété d’edelweiss aux corolles poudrées d’argent. Des pins bas et recroquevillés couraient la montagne bossue.
Je revois leurs troncs bizarrement contournés, sans écorce, d’un gris mauve.
Certains, cambrés en leur milieu, s’arc-boutaient de leur cime contre le roc, éparpillant alentour leurs cônes et leurs branches sombres. Ces arbres noueux et tourmentés m’emplissaient d’un rêve romantique : ils éveillaient en mon souvenir un chant de Dante, que j’avais appris par cœur sur l’insistance de ma tante la comtesse Kouchina, et que j’aimais beaucoup ; oubliant ma promesse de rester coi, je m’exclamai soudain en montrant à Larissa les pins tordus :
– Ce sont les infirmes insoumis du cercle infernal, les âmes des suicidés enfermées dans le bois !
– Ça y est, fit Larissa avec un dépit sincère, comme si je l’avais tirée d’un beau songe. Laissez là les livres et les pensées. Si vous réfléchissez, vous ne comprendrez rien à ce pays… Ou tout au moins, évitez de m’importuner.
– Pardon, je ne le ferai plus, dis-je. Moi aussi, j’aime la nature…
Je disais des bêtises et le savais, mais peu m’importait : je ne sentais plus la proximité de Larissa. Le piquant de son être avait disparu. Il me semblait la connaître depuis des années, lui être apparenté et revenir avec elle au pays, comme deux enfants.
Nous marchions toujours. En haut de la crête, nous vîmes les montagnes découper dans l’azur léger du ciel leurs créneaux où veillaient des dragons pétrifiés. Des ruisseaux gambadaient sur les pierres, tels d’espiègles écoliers jouant au cheval. L’air était à la fois vif et torride. Et en pénétrant dans la pénombre verte d’un profond défilé, j’avais l’impression d’entrer dans le sein de la terre. Nous nous assîmes sur un rocher ; enivré par la senteur des herbes, je dis :
– Ah, si on pouvait retourner à la terre nourricière, dans ses sombres entrailles, pour ne plus penser, ni savoir, ni sentir…
– C’est le dieu des chèvres qui exerce sur vous ses charmes, dit Larissa. Nous sommes dans son royaume… Mais taisez-vous, taisez-vous.
Elle restait immobile. Son visage avait le sourire étrange et fascinant des statues archaïques. C’était la déesse de la terre elle-même, qui me communiquait sa force en un flux continu comme la chaleur de midi.
– Montons plus haut, dit-elle en se levant, et elle reprit sa marche silencieuse. Je lui emboîtai le pas.
Nous avions atteint un lieu que l’homme n’avait jamais foulé, semblait-il ; aucun souffle de brise ne froissait la splendeur de l’herbe fleurie, des iris et des œillets sauvages. Le soleil faiblissait. Le mystérieux échange de couleurs s’accélérait entre le ciel et les pins dont la ramure dense absorbait la nappe bleue et s’en revêtait comme d’un voile de noces.
– Voici la cabane aux chèvres, dit Larissa. Je vous rends le don de la parole.
TOUJOURS LE DEUXIÈME CHAPITRE
À propos de douzaine et d’unité
C’est aujourd’hui seulement, un demi-siècle plus tard, quand Vroubel-le-Noir m’eut expliqué l’essentiel, que je réalise le non-sens de ce qui m’est arrivé à la cabane aux chèvres. On n’a jamais que deux issues, pas davantage, le reste est secondaire.
Écoutez donc : il existe une vieille église près de l’asile d’aliénés où Vroubel-le-Noir a été enfermé, pour avoir déclaré pendant la liturgie que c’était lui le maître de ce sanctuaire dont il avait décoré les murs. Il avait repoussé le métropolite qui officiait, et pris sa place à l’ambon. Or, c’est exact que sur la voûte en berceau du chœur il y a une de ses peintures, qui est une révélation pour tous. Il m’a appris la bonne manière de la regarder…
Au coucher du soleil, on grimpe vite par le petit escalier, en observant les travées par une baie étroite, pour redescendre à temps. On ferme les yeux tout à coup et on les rouvre en face du jeune prophète imberbe qui a déjà le regard d’un démon… Il est prêt à s’envoler, comme celui qui s’est brisé dans sa chute, en semant sur les rocs ses plumes de paon.
Au-dessus du prophète, ils sont douze, assis en rangs serrés, leurs pieds nus implantés dans le quadrillage du tapis. Une vie merveilleuse anime les mains, qu’elles soient posées sur les genoux, comme chez le vieux de droite, ou pressées contre la poitrine, ou jointes pour la prière.
Mains et pieds soutiennent les corps. N’eût été leur force prodigieuse, les corps se seraient tordus à terre.
Vroubel-le-Noir me présentait une grande photographie de ce tableau et m’en dévoilait le secret, aux ricanements des profanes.
Il imitait à tour de rôle les gestes des douze.
– Les hommes se croient innombrables. Leur nombre est pourtant limité. Ils sont douze. Et tous se classent d’après ces jalons, comme les soldats d’après les armes : ceux de Pierre tirent l’épée ; ceux de Jean savent et se taisent ; ceux de Thomas ne font que toucher les choses du doigt. Tout ce qui est disséminé en menus détails dans l’humanité entière, se condense dans ces douze prototypes. Trouve le tien, lève-toi à son instar. Joins doucement tes mains pour les ignorer, ferme les yeux et concentre tes forces sur un point unique : soleil, arrête-toi ! …
Il frappe le tableau de son dernier rayon, une lumière aveuglante ruisselle… deux cent mille bougies. Ha, ha… Électrification du centre ! Qu’est-ce que vous croyez que c’est ? Une innocente fresque pour les dévots ? Et qui l’a peinte, selon vous ? Le célèbre Vroubel, pour que vous puissiez pleurer et vous repentir tout votre saoul… Ah bien oui ! C’est un camouflage, un attrape-nigaud. Il y en a pourtant un qui a cru voir le néant sous le voile d’Isis…
Vous avez lu le journal ? L’article de tête est excellent ; j’en ai copié cette phrase mot à mot :
« Nous sommes sur le point de résoudre le problème de la transmission de l’énergie sans fil. »
Eh bien, cette énergie sans fil peut ruisseler sur chacun de nous, comme sur la fameuse fresque, en un faisceau dont la forme rappelle un cocon de ver à soie… Quant aux nimbes qui ceignent naïvement les têtes, ce ne sont que feuilles de vignes. Car on peut voir, entendre, connaître ce que d’ordinaire on ignore. Mais chacun en tire la conclusion qui lui convient : il se morcelle, à la façon des douze, ou s’unifie.
Nous tenions en main la photographie jusqu’à ce que le soleil eût touché l’horizon. Il était temps.
Vroubel-le-Noir chuchota soudain, après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre :
– Capter le dernier rayon, en accrocher le soleil comme avec une gaffe, pour empêcher qu’il ne se couche. Arrêtons le soleil pour l’élec-tri-fi-ca-tion ! Et que tout le monde s’y mette, tout le monde !
Le peintre bondit sur son lit et aboya ; je lui fis chorus, considérant l’aboiement comme une conjuration. Mais on nous répondit par des huées. Hélas ! L’expérience était encore prématurée ! Le soleil se coucha.
– L’expérience du soleil est annulée, criait le peintre dans les couloirs, tandis qu’on nous traînait ensemble vers la section des fous furieux.
C’est alors qu’il me déclara :
– D’abord l’exemple individuel, nous y sommes appelés tous les deux, tous les deux !
Et levant ses deux index osseux, il cria à tue-tête :
– Deux unités !
Or, sous le pouvoir du dieu des chèvres, j’avais failli me tromper de nombre. Moi, l’unité, je voulais vivre à meilleur compte, être un des douze, m’incorporer à la douzaine.
Le dieu des chèvres est un terrible brouillon.
SON TEMPLE
Larissa me dit :
– Puisque vous aimez les sentiments livresques, comme vous l’avez prouvé tout à l’heure en parlant des troncs tordus, je vais vous montrer quelque chose…
Elle me conduisit par la main vers une masse qui ressemblait à une construction cyclopéenne.
D’énormes rochers blancs, entassés les uns sur les autres, clôturaient une aire en terre battue. Au milieu, trois vases servaient de sièges à des bergers vêtus de pantalons bouffants qui retombaient sur les côtés en plis serrés. Le calme de la nature environnante se lisait sur les visages bronzés de ces hommes qui passaient l’été dans les montagnes. Ils se mirent à chanter d’une voix gutturale, en se balançant légèrement. Tout comme Larissa, ils ont le sourire ancestral, dénué de pensée.
– Ils demandent au dieu des chèvres une traite copieuse, chuchota-t-elle.
Une multitude de chèvres impatientes se massait devant la porte étroite, avec leurs grands yeux de jeunes filles qui larmoyaient, les barbiches secouées de bêlements, les pis énormes, gonflés de lait. Le Tatar qui enfilait sur une corde des peaux de mouton pour les faire sécher, poussa tout à coup un cri sauvage et ouvrit l’enclos. Les chèvres s’engouffrèrent, les bergers sautèrent sur leurs pieds, saisirent les bêtes par la queue, écartèrent les pattes fines et rosâtres et les mirent devant eux. De leurs doigts bruns et prenants, ils tirèrent les tétines, comme s’ils essayaient un instrument de musique ; puis, comprimant soudain le pis, selon l’usage des montagnards, ils en exprimèrent tout le lait d’un seul coup. L’opération terminée, l’homme expédiait la bête d’une tape sur sa croupe poussiéreuse et prenait la suivante. La traite était copieuse, les chèvres en bonne santé. Les bergers chantaient les louanges de leur dieu.
Les bêtes s’interpellaient avec des voix humaines, un tendre regard féminin dans les yeux, tandis que les hommes au sourire ancestral, aux yeux sans pensée, invoquaient leur dieu bucolique.
J’appuyai ma tête sur une pierre. Elle était tiède comme un giron maternel. Le ciel étendait sur moi sa douce nappe constellée. Tout autour, les montagnes recueillies, avec leurs remparts et leurs monstres pétrifiés, gardaient les pâturages du dieu des chèvres et des moutons.
Larissa me saisit tout à coup par la main, m’emmena derrière les blocs de rocher, vers une paroi qui s’élevait à pic du fond d’un abîme, et me dit :
– Jetez-y une pierre !
J’obéis. Au bout d’un long moment, je perçus le bruit sourd de la chute.
– C’est là qu’un sanglant sacrifice au dieu des chèvres a failli s’accomplir un jour, reprit Larissa, mais le dieu n’est pas sanguinaire. Le vieux berger est survenu à temps : lui et ses chèvres sont les seuls à savoir marcher sur les pentes. Je l’avais échappé belle…
– Vous ? C’était vous la victime ?
– Oui, celui qui n’osait m’aimer, m’a précipitée en bas, dans un accès d’orgueil diabolique…
– Mikhaïl Beidéman ! m’écriai-je irrité. Et plein de rancune pour celui qui m’avait ravi l’amour de Véra et dont l’ombre venait à présent s’interposer entre moi et mon nouvel amour, je dis avec fureur :
– Si vous saviez de quoi il est capable ! Par une nuit étoilée, comme celle-ci, il a raconté son attentat à une autre femme, qu’il ne craignait pas d’aimer…
Larissa se taisait. Il faisait nuit noire. Je ne voyais pas son visage, mais je la sentais près de moi, lourde, opaque, avec un terrible masque de pierre.
Quand elle parla, son accent était simple et calme comme d’habitude :
– D’où savez-vous ce que votre ami disait en tête-à-tête ? Vous étiez donc aux écoutes ?
La figure dissimulée dans l’ombre de la nuit, je répondis – à elle ou à moi, je l’ignore. J’étais comme ivre, je me croyais précipité moi-même au fond de l’abîme. Et mes paroles étaient comme l’écho de ma chute :
– Oui, oui… J’écoutais… J’aimais sans espoir la femme dont il avait conquis le cœur.
– Pourquoi au passé ? Vous l’aimez toujours ?
– Aujourd’hui, c’est vous que j’aime, vous seule…
– Ah … fit-elle. Et vous en oubliez les devoirs de l’amitié, le motif de votre visite ?
– J’ai fait la commission, peu m’importe le reste… C’est ma propre vie qui compte !
– Ici, c’est le royaume des chèvres. Larissa eut un rire silencieux. Mikhaïl qui appelait notre amour un amour caprin et moi, la prêtresse du dieu des chèvres. Ma foi, je n’y vois pas d’inconvénient. Il a donc parlé de moi ?
– Sans vous nommer. Il a dit que c’était en Crimée.
– Et si elle l’avait demandé, il aurait dit mon nom ?
– Oui, car ils devaient s’unir pour la vie.
– Ah… fit de nouveau Larissa, et me prenant le bras, elle m’emmena sans ajouter un mot.
Un vieillard singulier se tenait devant la cabane de pierres sèches, couverte d’une grosse toile.
Assez petit, il n’avait en fait de vêtements qu’un pagne de guenilles bariolées. Un bonnet à rayures, enfoncé sur les yeux, couvrait sa longue crinière blanche. Une calebasse de pèlerin lui pendait dans le dos. Sa face glabre lui donnait l’air d’un sacrificateur. Il sourit à Larissa et lui donna une tape sur la paume de la main, en guise de salut. Elle lui remit la valise.
Un petit Tatar accourut en criant quelque chose, et deux bergers qui trayaient leurs chèvres, vinrent déposer aux pieds du vieillard un bouc malade.
L’homme s’accroupit aussitôt, fredonna une mélopée et, sortant de son sein un coutelas, présenta sa lame courbe à la lune qui émergeait des nuages, fumeuse, décroissante. Les yeux révulsés de la bête malade étaient d’une blancheur laiteuse. Le vieux plissa les paupières, grinça des dents et donna au bouc un coup de couteau près du ventre. Un sang noir jaillit. De ses doigts crochus, il pinça la plaie, puis releva le bouc par les cornes. L’animal rejoignit d’un pas chancelant le troupeau, qui s’écarta, effaré.
Les bergers firent claquer leurs fouets avec des clameurs gutturales.
Le vieillard s’était approché de nous et, m’examinant d’un œil pénétrant, me toucha de sa main brune. Ensuite il s’adressa d’une voix douce à Larissa, en montrant la cabane.
Elle, toute pâle au clair de lune, me dit, le visage rajeuni, méconnaissable :
– Le grand-père emmène le troupeau ailleurs et met sa cabane à notre disposition.
La voûte céleste aux yeux innombrables, l’épouvante du troupeau, le pouvoir occulte du vieillard, la terre muette et féconde… J’étais ensorcelé.
– Venez donc dans la cabane, chez le dieu des chèvres.
Et je dis :
– Je vous suivrai partout…
Sous la vaste tente de toile, calfeutrée dans le bas de mottes d’herbes, il faisait sombre et étouffant. Des peaux de chèvres étaient jetées sur la couche de foin parfumé, d’autres pendaient en tous sens. Cela sentait l’âcre sueur, le lait de chèvre, le cuir, le fromage, le vin aigrelet.
Assis sur la fourrure soyeuse, nous avions l’impression d’être tombés au milieu d’un troupeau de moutons.
Et nous échangions des baisers sans nous voir.
Je dus m’endormir sur le matin. Lorsque, ouvrant les yeux, je sentis un rayon de soleil sur mon visage, la réalité m’apparut et j’eus peur de revoir Larissa.
Mais aussitôt la sensation de liberté physique dont sa présence m’avait toujours privé, me fit comprendre qu’elle n’était plus là.
Cette pensée me remplit d’inquiétude. Je me levai d’un bond – elle avait disparu. Je sortis en hâte. Le soleil se levait à peine, les montagnes enveloppées d’ombres bleu pâle semblaient lavées de frais.
Un silence absolu m’enveloppait. Le troupeau s’était éloigné avant le jour. Je criai :
– Larissa !
L’écho brutal, discordant comme une voix de perroquet, me parvint d’en bas, peut-être de l’abîme où Mikhaïl l’avait poussée.
Assis sur une pierre, je pleurai. Je me croyais damné.
Un vieux berger, surgi des broussailles, me fit signe que Larissa était partie. De son bâton noueux il m’indiqua le chemin.
Je m’élançai par le sentier que nous avions gravi la veille. Trébuchant, j’écrasais les gros cônes saturés de résine odorante et limpide ; je revoyais au bord de l’escarpement les pins argentés, aux troncs dépouillés et difformes. De nouveau, les troupeaux de moutons tachetaient de blanc les replis verts des vallées. Mais je ne voyais plus ces beautés : ce n’étaient désormais que des jalons de mon itinéraire. Je n’avais qu’un désir, la retrouver au plus vite, pour lui arracher une réponse.
Moi qui tout à l’heure craignais sa présence, j’enrageais à la seule pensée qu’elle avait osé s’enfuir. Sa perfidie ressemblait à une injure.
Près d’une cascade, j’entendis des voix : une demoiselle causait avec un monsieur corpulent, à chaîne d’or, qui avait l’air d’un ingénieur. Il parlait galamment et balançait sa canne au-dessus de la cascade éparpillée en ruisselets.
– N’est-ce pas que cette cascade, c’est la passion qui fonce en liberté, le mors aux dents, et qui, une fois brisée, s’en va en larmes…
J’entrai chez Larissa, poudreux, couvert de ronces et de duvet de clématite.
– Madame est occupée, me répondit la soubrette stylée, et il me sembla lui voir un sourire insolent.
– Qu’elle me reçoive à titre d’exception, car je pars ce soir et je dois rapporter une réponse à Pétersbourg.
Elle haussa les épaules, mais revint au bout d’une minute :
– Attendez dans le cabinet que madame termine sa besogne.
J’allai m’asseoir sur le divan. La porte de la pièce voisine – le boudoir sans doute – était entrouverte. On entendait des coups de marteau, un bruit agaçant de ferraille.
– Madame arrange sa cheminée, expliqua la bonne en se retirant.
De mon siège, j’apercevais le peignoir blanc de Larissa. Son visage demeurait caché. Elle savait certainement que j’étais entré, mais n’en continuait pas moins sa tâche désagréable. Appliquant sur une plaque métallique des ciseaux de diverses grandeurs, elle y gravait un dessin en frappant le manche de l’outil avec un marteau.
Ce tintamarre me portait sur les nerfs.
Impatienté, je passai par l’entrebâillement de la porte et saisis la main de Larissa armée du marteau :
– Laissez ça, j’ai à vous parler…
– Vraiment ? railla-t-elle. S’il s’agit de reproches, gardez-les pour vous.
– Il n’est pas question de moi.
Je restai court, les yeux sur un grand portrait accroché au mur. C’était l’agrandissement d’une photographie de Mikhaïl en tenue d’aspirant. Ses yeux de flamme m’interrogeaient, réprobateurs.
Je demandai sèchement à Larissa :
– Quelle réponse dois-je rapporter à Pétersbourg ? Quand ferez-vous les démarches ?
– Je ne ferai rien.
Elle ne tapait plus, mais affectait de choisir un nouveau dessin parmi les modèles entassés sur la table.
– N’avez-vous pas dit que Beidéman avait une fiancée ? Qu’elle fasse donc le nécessaire.
Je devins méprisant :
– Vile rancune de femme… Personne, paraît-il, ne pourrait obtenir ce que vous obtiendrez, vous.
Elle leva les yeux :
– Achevez le potin qui court le pays, surtout que c’est la vérité.
– Vous étiez intime avec le grand-duc ?
– Autant qu’avec vous, si vous appelez cela l’intimité.
Cette femme qui m’attirait par une force pesante comme la terre, m’était odieuse à ce moment. Je ne voyais plus que le visage de mon ami et, animé d’un zèle – hélas ! tardif – je la suppliai d’intercéder en sa faveur. Je ne sais plus ce que je disais, mais je réussis à lui peindre le contraste entre le cruel destin du prisonnier et son existence à elle, libre, oisive et fantasque.
– Songez un peu : la détention per-pé-tu-elle !
Lorsqu’elle interrompit ma lamentable éloquence avec une amertume qui me surprit, sa figure n’exprimait ni honte ni embarras.
– Connaît-on les délais ? dit-elle. Peut-être que demain je serai morte et ne jouirai plus de rien. Mais je ne demanderai pas la mise en liberté de celui qui condamnait la vie terrestre que j’aime.
Je répliquai, frémissant de haine et d’indignation :
– Une vie limitée à la cabane aux chèvres…
– Où je change en boucs ceux de votre espèce ? trancha Larissa avec un indicible dédain.
Je m’inclinai et marchai vers la porte.
– Attendez, s’écria-t-elle, dressée de toute sa hauteur.
– Retenez pour toujours ce que je vais vous dire, car nous ne nous reverrons plus. C’est vous qui avez éveillé ma rancune et mes plus mauvais instincts. Or, je n’ai rien à leur opposer. La déesse des chèvres n’a qu’un dieu, celui des chèvres. Rappelez-vous encore qu’il était en votre pouvoir de faire autre chose : joindre nos deux volontés pour sauver votre ami. Si vous lui étiez resté fidèle, j’aurais agi autrement. Mais vous avez trahi Beidéman. Soyez donc maudit, ainsi que moi !
Je quittai Yalta et passai ma dernière semaine de congé à Sébastopol. Dans un restaurant au bord de la mer, j’entendis un capitaine de bateau raconter qu’un drame dans les montagnes avait mis Yalta en émoi.
– J’aurais parié que cette Larissa Polynova finirait mal !
– Les femmes excentriques meurent toujours assassinées, si elles ne s’avisent pas de se suicider, dit une dame, ma voisine.
– Je soupçonne une histoire sentimentale avec les Tatars, fit observer une autre, assise plus loin.
Le capitaine protesta.
– Non, non ! Ce sont, en effet, des Tatars qui l’ont ramenée, mais ce sont de braves gens, des bergers que tout le monde connaît ; et leur chef, un vieillard, ami de Larissa, sanglotait comme un enfant. Il racontait qu’en lui remettant, comme d’habitude, sa récolte de plantes médicinales, elle lui avait donné une montre en souvenir. Il présenta un billet écrit de sa main, où elle déclarait faire ce don en pleine conscience à un tel, en signe de leur vieille amitié. La sage dame a songé à tout : les dispositions relatives à sa fortune ont été envoyées par pli recommandé au père Guérassime ; elle prie de n’accuser personne de sa mort… Les Tatars disent qu’elle a couru au bord du précipice et s’est brûlé la cervelle sous leurs yeux ; ils l’ont tirée du gouffre, au péril de leur vie, et l’ont rapportée chez elle dans leurs bras. On les a arrêtés, mais l’enquête établira certainement leur innocence.
– Il doit bien y avoir un coupable, dit ma voisine en jetant par hasard un coup d’œil de mon côté.
« Oui, le coupable, c’est moi », pensai-je, mais je dis tout haut au serveur, comme si de rien n’était :
– L’addition !
Je m’en allai par les rochers au bout d’un cap étroit qui s’avance en pointe dans la mer.
L’énorme disque de la lune me parut découpé dans du papier et son reflet m’horripila. On aurait dit une image banale dans un salon de province meublé de velours rouge. Le tourment de mon âme chassait la vie et la beauté de la nature elle-même. Je ressentis soudain, avec une violence accrue, la marque d’infamie de Caïn, l’opprobre de ma nouvelle trahison.
Oui, tel un ignoble reptile dissimulé dans les herbes dont il a emprunté la teinte, le traître s’était niché au plus profond de mon inconscient.
Je trahissais sans le vouloir.
Lorsque, à mon départ pour la Crimée, j’eus informé Véra de la lettre de madame Beidéman à Larissa Polynova, elle m’avait répondu, les sourcils froncés :
– Ces femmes-là sont incapables d’abnégation.
Ne croyant plus à la possibilité de libérer Mikhaïl, elle s’était consacrée corps et âme à l’activité révolutionnaire. C’était désormais, à ses yeux, le seul moyen de délivrer les prisonniers de leurs chaînes.
Linoutchenko, avec qui elle habitait, était parti pour l’enterrement de sa femme, morte à la campagne. Le logement de Véra était maintenant assailli par des jeunes gens venus on ne savait d’où. C’étaient tantôt des groupes d’entraide pour l’instruction des pauvres, qui tenaient leurs séances, tantôt une collection de livres prohibés qu’on voulait réunir, tantôt une imprimerie qu’il fallait cacher. Elle n’avait toujours pas de secrets pour moi, et je me tourmentais à l’idée qu’on pouvait la dénoncer et la vouer à un horrible sort. Enfin, comme je la suppliais d’être prudente, elle déclara, les yeux vides, désespérés (ces mêmes yeux qu’avait Larissa en me maudissant) :
– À quoi bon me ménager ? Il n’y a que ma mort qui puisse servir tant soit peu notre cause, et par conséquent, aider Mikhaïl. Sans lui, je ne suis qu’un combattant du rang, c’est au hasard de décider si je dois périr au début ou à la fin de la bataille. Aujourd’hui, une seule chose importe : que le gouvernement nous sache intransigeants jusqu’à la mort.
Mais je m’évertuai à lui donner l’espoir que Larissa Polynova sauverait Mikhaïl, je lui racontai qu’elle passait pour la favorite d’un grand-duc. Je promis de trouver des paroles convaincantes, capables de faire fondre les pierres…
Ébranlée, elle prit l’engagement de ne participer, avant mon retour, à aucune entreprise périlleuse. Bien plus, elle résolut de suivre des cours d’infirmières et de ne songer qu’aux études.
Or voici que je revenais de Sébastopol, en scélérat auquel on a confié un dernier trésor, d’importance vitale, et qui l’a dilapidé par caprice.
Une nouvelle épreuve m’attendait à Pétersbourg.
De même que dans les romans de Dumas les événements se précipitent aux chapitres finaux, des aventures inouïes se multiplièrent à l’épilogue de ma vie.
C’est du reste l’invraisemblance qui marque parfois la réalité la plus vraie, comme des nuages aux formes chimériques dans un ciel bizarrement coloré, qui arrachent au spectateur ce cri : « Si un peintre le représentait, on ne le croirait jamais ! »
À peine m’étais-je rendu de la gare vers la petite chambre de Véra, dans l’île Vassilievski, qu’un personnage de grande taille, le cou emmitouflé dans un bachlyk[7], porta en même temps que moi la main à la sonnette. Il me céda brusquement la priorité. Dans la pièce pleine de fumée bleuâtre et jonchée de mégots, des inconnus se pressaient sur le divan et sur le coffre. Linoutchenko, revenu de la closerie, présidait la réunion. Tous les visages étaient nouveaux, jeunes.
Je reconnus du premier coup d’œil un garçon blond qui se tenait rencogné, la mine sombre. J’avais bien retenu son visage aux traits marquants. Or, c’était le seul que Véra se fût obstinément refusé à me nommer.
À présent elle s’élança vers moi dès mon entrée et me saisit la main en chuchotant :
– Elle a consenti ?
Je répondis comme un automate :
– Elle est morte subitement, avant que je ne l’aie vue.
Véra me regardait sans comprendre, lorsque l’homme entré derrière moi tendit la main à Linoutchenko et se présenta. Celui-ci l’étreignit avec effusion et déclara d’une voix forte :
– Il y a du bon, camarades. Voici un réchappé de l’enfer des casemates. Alors, mon ami, quelles nouvelles ? On est entre siens[8].
– Tout d’abord, une commission. Un des nôtres, sorti d’un lieu encore plus sinistre… du ravelin Alexéevski, m’a remis un billet pour les parents et amis de Beidéman. Il est resté six mois à côté du malheureux, qui lui a dicté son message en frappant au mur, et lui a fait promettre de le porter à destination. On m’a dit que c’était ici.
– Oui, c’est bien ici, s’écria Véra.
Elle avança la main et demeura immobile, telle une mère figée un instant à la vue de son enfant qui se noie.
Linoutchenko lut à haute voix :
« Je vous en conjure, sollicitez mon élargissement. Je sens venir la folie. Qu’on m’envoie dans une compagnie de discipline, au bagne… Au poteau… Tout, plutôt que ça. »
– Au premier accès de démence, il a essayé de se pendre. On lui a confisqué sa serviette et ses draps, dit l’ancien détenu. C’était en automne de 1863.
– Le 12 août ! lançai-je. Le jour où sa mère est morte !…
Et je tombai sans connaissance, comme renversé par un ouragan. On n’y vit que la douleur causée par le martyre de mon ami ; or, c’était le contrecoup du choc subi le jour où j’étais parti avec sa mère pour mon premier voyage aérien. Car, le peintre noir ne m’ayant pas encore révélé le phénomène qu’il appelle « l’électrification du centre », je ne pouvais profiter, sans m’évanouir, de l’instant qui sépare d’un trait le but final et le mouvement.
En revanche, pas plus tard que ce matin, j’ai ramené la machine du temps à cinquante ans en arrière : quand les fillettes et Ivan Potapytch s’en furent allés en visite, j’ai pénétré dans le cachot de Mikhaïl.
Il venait de manger son infecte soupe du soir, où il avait repêché deux cafards vivants. Il s’amusait à leur modeler un abri en mie de pain noir et cherchait à les soustraire à la vigilance de l’infâme Sokolov, pour les apprivoiser par la suite. Son visage émacié, d’une pâleur morbide, s’éclairait pourtant d’un sourire malicieux. Il prit peur en m’apercevant, mais dès qu’il me reconnut, il me serra dans ses bras.
Assis à côté de lui sur son grabat, je lui racontai non pas ce qui s’était passé dans les montagnes, mais ce qui aurait dû s’y passer.
Je dis que Larissa et Véra, unies comme des sœurs parce qu’elles l’aimaient toutes les deux, allaient faire des démarches dès demain. Pour le moment, je lui proposai une randonnée dans les montagnes.
Et Mikhaïl arpenta la cellule en levant très haut les pieds. Tel un enfant, il poursuivait un papillon, cueillait des fleurs, admirait à droite le soleil levant, à gauche la lune. Le temps n’existait plus, tout ce qui entrait dans sa pensée devenait réel. Et comme le vieux berger lui offrait du lait de la traite, survint Larissa qui l’étreignit et l’emmena dans la cabane. Moi, nullement jaloux, j’étais heureux que notre pauvre ami eût trouvé un instant d’oubli.
Le soir, quand Sokolov, le surveillant, entra, accompagné d’un gardien, Mikhaïl dormait avec un sourire si béat, que cette brute en fut touchée et lui témoigna une sollicitude exprimée, évidemment, dans un langage conforme à sa nature :
– Ne le réveillez pas ; qu’il roupille : il est vanné d’avoir couru tout le jour dans sa piaule.
Ivan Potapytch m’a dit aujourd’hui :
– C’est très bien de ne plus sautiller comme un moineau, en battant des coudes. Sois donc raisonnable, cesse de marmotter, je t’en prie, tu fais peur aux petites. Tiens, gribouille plutôt sur ce papier, c’est une besogne tranquille.
Et le brave homme me donna une rame de belles feuilles blanches, en expliquant :
– J’ai chipé ça pour toi au bureau d’en dessus ; ce n’est pas un crime, je pense, vu que c’est à tout le monde.
Je me paye le luxe d’écrire mon brouillon sur du papier blanc. Et je souhaite que ces feuilles de bureau dont la matière et la subtilisation par Ivan Potapytch appartiennent à notre monde à trois dimensions, retiennent dans les limites usuelles ma pensée récemment affranchie. Car ce que je vais décrire a une très grande importance. Les faits sont connus du public, mais seul un être comme moi, pour qui le temps est devenu fiction, peut déceler ce qui se cache derrière.
Tout d’abord, deux mots de ce qui s’est passé après que le billet émanant du ravelin Alexéevski fut parvenu à Véra.
Victoria, la sœur de Mikhaïl, arriva, convoquée par dépêche. C’était une grande femme taciturne, énergique, qui ressemblait de visage à son frère. On rédigea à son nom le document que voici, publié de nos jours dans le livre consacré à Mikhaïl :
« Mikhaïl Stépanovitch Beidéman, lieutenant des dragons de l’Ordre Militaire, disparu il y a trois ans, se trouve être incarcéré dans la forteresse de St. Pétersbourg. Sa mère est morte en septembre 1863, alors qu’elle se rendait en Crimée pour demander à Sa Majesté Impériale la grâce de son fils. Victoria, sœur du détenu, confiante dans la générosité de Votre Excellence, ne demande qu’une faveur : qu’on l’autorise à visiter Beidéman dans sa prison. »
Cette supplique fut remise, par l’intermédiaire d’un parent haut placé et de deux généraux influents, au prince Dolgoroukov, chef de la gendarmerie. Il répondit que la résolution du souverain concernant toute tentative d’entrer en contact avec le détenu, resterait immuable : le gouvernement ignorait tout de Mikhaïl Beidéman.
Tant qu’il était resté une ombre d’espoir, Véra, abandonnant ses groupes clandestins et même le travail à l’hôpital– son unique consolation – retrouvait son ardeur fanatique du temps de notre folle tentative de délivrer Mikhaïl, pour faire parvenir à destination la lettre de Victoria. Après le refus du tsar, elle se remit à servir la révolution, toujours muette et inflexible, comme un mécanisme branché sur un autre ressort. Elle allait à des réunions clandestines, faisait l’agent de liaison, cachait des illégaux. Ni la pluie, ni l’obscurité, ni les dangers des faubourgs lointains ne lui faisaient obstacle. Elle maigrissait, dépérissait à vue d’œil. Je dis à Linoutchenko :
– Si on ne la retient pas, elle aura au printemps une phtisie galopante.
Il me répondit avec amertume :
– Retenez-la, si vous pouvez.
Ravagé de pitié et d’amour, je cherchais l’occasion de la voir en tête-à-tête. Un jour, la chance parut me favoriser : par la porte entrebâillée, je la vis toute pensive dans un fauteuil, ses mains amincies posées sur les genoux, les doigts crispés. Le silence qui régnait dans la pièce, ainsi que dans toute la maison, me fit supposer qu’elle était seule. Vite, j’entrai, je tombai à genoux spontanément et lui dis en baisant ses chères mains :
– Véra, reprends tes esprits ! Si tu n’as pas pitié de toi-même, aie pitié de moi, je n’en peux plus… Partons dans le Caucase, tâchons d’être heureux. Avec moi, tu seras libre.
On toussota derrière moi. Je me relevai, furieux. Nous n’étions pas seuls : le jeune homme blond, à la mine sombre, était dans la pièce. Il s’approcha et, me regardant avec confusion de ses beaux yeux bleus, rayonnant de bonté, il s’empressa de dire :
– Pardon, mais je ne compte pas, je vous assure.
En effet, sa présence ne me causait aucune gêne.
Véra se leva, le prit par la main et m’annonça avec une exaltation qui me rappela le passé, la terrasse ombragée de tilleuls en fleurs, à l’instant où nous goûtions le bonheur absolu, elle, le prince Gleb Fédorovitch et moi :
– Sérioja, mon frère, voici mon nouveau compagnon, le seul dont j’ose être la fiancée sans tromper Mikhaïl. Mais seulement la fiancée…
Elle se tourna vers lui :
– Va, et souviens-toi que toutes mes pensées et toute ma volonté t’accompagnent ! Plus d’hésitations. Le sort en est jeté.
Il répéta d’une voix mélodieuse et un peu sourde, comme celle d’un malade : « Le sort en est jeté. » Elle l’embrassa, il me salua et sortit.
– Qui est-ce ? demandai-je.
– Peu importe son nom, fit-elle, évasive. Toute la Russie d’ailleurs, le connaîtra bientôt, et il sera inscrit sur les pages de l’histoire. Sérioja, j’appartiens à une société révolutionnaire, dite « Enfer », et dont les membres s’appellent «mortus ». Ces noms semblent puérils, mais nous voulons renouveler la tentative des décembristes de libérer la Patrie. Le destin vous a amené ici au moment décisif… serait-ce encore en vain ? Subirez-vous de nouveau un pénible dédoublement de l’âme, sans que votre volonté s’affermisse ? Sérioja, de toute façon vous n’avez pas trouvé votre place dans la vie, soyez donc des nôtres ! Nous, nous savons où nous allons. Il n’y a pas de vie libre actuellement, on ne peut vivre pour soi. Il faut mourir pour l’avenir. Venez avec nous !
– Je ne crains pas la mort, mais j’aime mieux mourir seul que pour tenir compagnie aux autres.
Pour la première fois, je quittais Véra avec animosité. Une méfiance s’était glissée dans mon âme, à cause de ce nouveau « fiancé » : je soupçonnai qu’à l’égal de la plupart des femmes elle enveloppait de mystère, par amour propre, une vulgaire passionnette. Et pour la première fois je la comparai, à son désavantage, à la fière et farouche Larissa.
Des événements terribles ne tardèrent pas à révéler toute la platitude de mes raisonnements. Je passai un hiver abominable : l’image de Larissa qui semblait disputer dans mon cœur l’attachement à Véra, m’accapara au point de me pousser à une de ces liaisons absurdes que nous devons tous craindre comme le feu. Une ressemblance fortuite dans le port de tête, qui me rappelait la nuit passée dans la cabane aux chèvres, fit naître en moi une passion violente et irraisonnée pour une femme d’officier. Du reste, ce que je cherchais avant tout, c’était l’oubli que ni le vin ni les cartes ne pouvaient me donner.
Dans une petite ville, une femme d’officier, on le sait, n’a d’autres distractions que les intrigues amoureuses, c’est pourquoi ma passion, loin de rencontrer des obstacles, devint bientôt une corvée. La dame était sans esprit, d’un caractère obstiné, d’une mentalité de petite bourgeoise. Elle me faisait des scènes de jalousie et s’acharnait à revendiquer ses «droits ».
Une liaison fondée sur le seul penchant physique, sans la participation du cœur et de l’esprit, ne doit pas être dangereuse pour les gens rassis, à l’imagination obtuse, aux sens émoussés. Mais celui qui a des goûts artistiques ou intellectuels, encourra un dur châtiment, ne serait-ce que du fait d’avoir introduit dans son organisme, comme un corps étranger, la partie la plus grossière d’une âme différente de la sienne. S’il ne l’assimile pas, il en sera empoisonné.
J’avais beau résister à l’influence de cette femme, elle m’entraînait dans un bourbier d’odieuses mesquineries, et si je n’avais eu la force de fuir, j’aurais péri dans cette vase, comme font tant de blancs-becs. Mais je demandai à préparer mon admission à l’académie de l’état-major général, et je partis étudier à Pétersbourg.
Je retrouvai Véra méconnaissable. Elle s’était coupé les cheveux, elle fumait de mauvaises cigarettes et avait pris les allures de son milieu d’infirmières, de sages-femmes et d’élèves des cours médicaux. Mais surtout, elle avait perdu ses traits distinctifs, si subtils. Je ne reconnus ma bien-aimée d’autrefois que lorsqu’elle répondit d’un air sérieux à ma question : « Pourquoi vous êtes-vous enlaidie ? »
– C’est plus commode : je ne suis ainsi qu’un rouage d’une machine complexe, qui fonctionne mieux quand on la graisse avec la même huile que les pièces voisines.
D’autre part, c’était maintenant elle le chef et l’âme du groupe, et non plus Linoutchenko, devenu soudain très réservé, taciturne, et occupé ailleurs à je ne savais quelle besogne. Il y avait de nouveaux membres. D’après des bribes de leurs conversations, beaucoup plus circonspectes et plus sérieuses que naguère, je compris que leur centre était à Moscou et que Véra ne dirigeait que le premier chaînon.
Depuis l’histoire des étudiants, le mouvement révolutionnaire se développait à un rythme accéléré, tandis que dans les salons de ma tante et de ses pareils on continuait à le négliger et à le prendre pour « les amours d’horribles bas-bleus et de séminaristes ». Le grand monde s’intéressait surtout à la politique extérieure. Les petits vieux de style européen s’extasiaient au seul nom de Bismarck, en répétant pour la centième fois, à qui voulait les entendre, que le chancelier avait transformé l’union des États en un État uni.
Quant à ma tante, elle gardait sur sa table, dans un beau cadre en noyer, le portrait du baron Brounov, notre ambassadeur, qui avait mérité cette distinction en défendant spirituellement, disait-elle, l’honneur de la Patrie.
Lorsque, à la conférence de Londres, le délégué de la Prusse avait renouvelé sa proposition à la France de résoudre par référendum entre Danois et Allemands la question de la frontière du Schleswig, le baron Brounov avait répondu d’un accent correct mais ferme :
– Il serait contraire aux principes de la politique russe de demander aux sujets s’ils veulent rester fidèles à leur souverain.
Et ma tante ajoutait, railleuse :
– C’est ridicule de subordonner le verdict des Gouvernements de l’Europe à l’opinion de la plèbe du Schleswig !
À la fin de la cinquième semaine du carême, quelques jours après mon arrivée à Pétersbourg, je revis chez Véra l’homme blond au visage singulier.
Quelles sont ces forces psychiques mystérieuses, qui vous protègent et qui, à la vue de telle ou telle personne, vous remplissent d’angoisse, comme si vous pressentiez la fatale intersection de son destin avec le vôtre ? Au fait, je puis formuler ce phénomène depuis la rencontre de Vroubel-le-Noir qui m’a expliqué son schéma de l’évolution du monde.
Tout homme dont le sort se rattache au nombre douze, est glacé d’épouvante en présence de l’unité.
Moi, j’étais un élément de la multitude et lui, dont les yeux rayonnaient de douceur, était l’unité.
Cette fois, je fus frappé de son air exténué : joues creuses, teint fiévreux de phtisique, cheveux ternes, collés aux tempes.
– Vous êtes souffrant ? m’enquis-je.
– Je sors de l’hôpital, répondit-il de sa voix sourde, affaiblie. Et je n’ai pas recouvré la santé, en effet.
Véra, qui avait entendu nos propos, intervint, le regard pénétrant :
– Alors, ne vaudrait-il pas mieux attendre ?
– Non, ce n’est plus possible, dit-il, résolu. Ma phtisie, elle, n’attend pas, et mes forces iront en déclinant… Il parlait de lui-même comme un machiniste de sa locomotive.
– Votre tâche à vous, Véra Érastovna, c’est de publier d’ici un mois les proclamations. Vous y arriverez ?
– Oui… Mais promettez-moi d’attendre jusque-là, pour que nous puissions nous revoir.
Il réfléchit, le regard détourné.
– Soit. Mais il serait préférable, pour le bien de la cause, que vous demeuriez à la campagne.
– Allez, j’aurai bien le temps de sacrifier à notre cause le reste de ma vie !… Elle lança cette phrase d’un ton si véhément que je ne doutai plus de sa tendresse pour cet homme ; son cœur, que je croyais donné pour toujours à Mikhaïl, s’offrait à un autre.
Que faire ? Chacun ne sait aimer que pour soi et pose des exigences illimitées pour se dédommager d’avoir perdu sa liberté. Moi qui toute ma vie avais jalousé Mikhaïl, je méprisais maintenant Véra pour son infidélité, pour son prétendu nouvel amour. Aveuglé, enlisé dans la vase provinciale, j’étais moins que jamais en mesure de comprendre la flamme dont brûlaient ces gens extraordinaires.
Véra se rendit à la closerie pour imprimer les proclamations. Ne craignant plus qu’elle puisse être arrêtée et mise en prison, j’en venais à confondre ignominieusement Véra, Larissa et ma maîtresse de province, ne voyant en elles que des masques trompeurs de la luxure…
Je me jetai à corps perdu dans la vie mondaine, et au mois d’avril je fréquentais déjà plusieurs salons où on me conviait sans cesse aux spectacles et aux soirées. L’une des plus intéressantes devait avoir lieu le 4 avril chez un petit vieux de style européen, ami de ma tante.
Dès la veille, je m’occupai de ma toilette. J’avais la tête vide et légère, comme un joueur malchanceux, décidé à ponter jusqu’au dernier kopeck.
Le crépuscule était venu. Une brume laiteuse voilait le ciel et rendait lointains les édifices familiers. Éclairé par deux lampes, je me tenais devant une grande glace et tâchais de m’assurer, à l’aide d’un petit miroir à main, que la coupe de mon uniforme neuf était impeccable.
On m’annonça que quelqu’un demandait à me voir.
– Il n’a pas dit son nom, ça doit être un monsieur pauvre, un solliciteur… ajouta l’ordonnance.
– Qu’il entre, dis-je distraitement, préoccupé par une couture de ma tunique que je devais examiner le cou tordu. Tout à ma besogne, je ne me retournai point vers le visiteur et l’aperçus dans la glace.
Le sang aux joues, confus comme un gamin surpris à faire des bêtises, je me hâtai de cacher le miroir et commandai au domestique :
– Ferme la porte et n’introduis plus personne jusqu’au départ de monsieur.
C’était l’étrange «fiancé» de Véra. Sans me donner la main, il me dit du ton dont on continue un entretien commencé :
– Je vous prierai de transmettre à Véra Érastovna… Il chancela, je le soutins et le fis asseoir dans un fauteuil.
– Mais vous êtes très malade ! Qu’est-ce que vous avez ?
Je le croyais fou. Ses yeux bleus, à l’éclat intense, fixaient la lampe d’un air étonné, sa bouche aux lèvres d’enfant boudeur esquissait un faible sourire. Il paraissait inconscient.
– Vous êtes malade, malade ! répétais-je machinalement dans mon embarras. Je lui versai du vin qu’il but avec joie et qui le réconforta un peu.
– Oui, je suis gravement malade, avoua-t-il, mais cela tombe bien. Je vous prie de dire à Véra Érastovna que ma maladie ne me permettait plus d’attendre. Il vaut du reste mieux, pour notre cause et pour moi-même, que nous ne nous soyons pas revus. Dites-lui encore que je la remercie…
Il se leva et marcha vers la porte.
– Qu’allez-vous faire ? Vous n’avez pas votre raison… Il me jeta soudain un regard ferme, chargé de volonté :
– Mais si, j’ai toute ma raison, et je le prouverai demain. Oui, à cinq heures, près du Jardin d’Été. Venez pour le lui raconter ensuite, à elle. Mais, je vous en prie, ne dites mon nom à personne après ce qui se sera passé demain.
– Je ne sais pas qui vous êtes.
– C’est sans importance. Serviteur du peuple, voilà mon nom !
– Je sais, vous ne me direz pas ce que vous projetez : un suicide ou un assassinat, et au fond, cela m’est parfaitement égal ! criai-je, exaspéré que le sort m’aiguillât de nouveau sur une voie étrangère. Mais répondez-moi à une question qui importe à chacun : au nom de quoi agissez-vous ? Quel est votre but ?
– La liberté.
– C’est ce qu’on dit, mais je me refuse à y croire… Une liberté dont vous n’espérez pas jouir, car vous serez dans la tombe depuis longtemps et vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme. Je ne vous demande pas les motifs officiels… c’est votre conviction intime qui m’intéresse. Pourquoi luttez-vous au profit des autres ?
Il répondit comme je m’y attendais :
– Pour tout homme, la liberté définitive, c’est la mort volontaire.
– Mais pour quoi ?
– Pour ce que chacun jugera bon… Il faut le trouver. J’ai trouvé, moi.
Subitement gêné, il rougit et fourra la main dans sa poche, son bras maigre gauchement plié au coude.
– Remettez cela à Véra Érastovna.
Il sortit un petit coq en argile, tel qu’on en vend aux foires pour cinq kopecks.
– Un cadeau de ma mère, quand j’étais petit.
Il fit demi-tour et s’en alla.
Je n’essayai pas de le retenir. Pourquoi ces gens faisaient-ils intrusion dans ma vie ? Je n’avais nul besoin d’eux. Homme médiocre, ni sot ni intelligent, artiste manqué et officier raté, je n’en voulais pas moins vivre ma propre vie, et non la leur.
Je marmonnai, en colère :
– Oui, ma propre vie, fût-elle pareille à celle d’un cafard…
Je me soûlai tout seul et m’abattis sur le divan, dans mon uniforme neuf, le coq d’argile serré dans ma main. Une idée fixe me harcelait dans mon ivresse : tiens-le bien, pour qu’il ne s’envole pas !
Je me réveillais en plein jour, la tête lourde, et je saisis aussitôt ma montre, craignant d’être en retard. Je ne savais plus où je devais aller : à un dîner de ma tante Kouchina ou au five-o’cl0ck de deux autres maisons. Tout ce que j’avais retenu, c’est que c’était pour cinq heures.
L’ordonnance qui avait la consigne de ne jamais me réveiller, quel que fût mon état en m’endormant, apporta le thé sur un plateau. L’ayant déposé, il se baissa soudain pour ramasser un objet par terre.
– Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue, dit-il.
– Veux-tu bien laisser ça et fiche le camp ! criai-je en lui arrachant le jouet. L’ordonnance, que je n’avais pas l’habitude de rudoyer, me crut encore ivre et bafouilla :
– Un petit verre, votre noblesse, pour vous remettre d’aplomb ?
Je lui commandai de préparer un bain. La vue du coq d’argile m’avait rafraîchi la mémoire ; je comprenais maintenant toute l’horreur de ma conduite. J’avais reçu hier un malade qui fomentait, dans son délire, quelque chose de sinistre, et bien que je me fusse rendu compte de son état, je n’avais rien fait pour le retenir.
Il aurait fallu le mettre au lit, l’empêcher de sortir ! À cinq heures, près du Jardin Été, il accomplirait son acte… Tant pis pour lui. Suis-je leur nounou, à tous ces individus ? Est-ce mon rôle de les sauver au dernier moment ? Qu’ils finissent comme il leur plaît. Le reproche de Larissa de lui avoir apporté la mort m’avait durci. Et voilà que ce « fiancé » de Véra, ce dément, venait m’indiquer son jour et son heure ! Non, je n’irai pas !
Après le déjeuner, je m’en allai jouer au billard. La chance me favorisait. J’en oubliai l’heure. Mais, au-dedans de moi, je devais être aux aguets. L’horloge sonna gravement la demie.
« Si ce n’est que la demie de cinq heures, j’ai le temps », me dis-je, et un regard au cadran confirma mon hypothèse. Je prétextai un rendez-vous d’affaires et partis vers le Jardin d’été…
Je ne peux plus écrire aujourd’hui. Le souvenir m’accable, me broie le cœur. On dirait un colosse qui m’empoigne et me relâche tour à tour, comme un chat jouant avec une souris. Si, pour faire diversion, je voletais un peu à travers la chambre ? Mais j’ai peur d’Ivan Potapytch qui a déjà ronchonné :
– Si tu parles tout seul, gare ! Je te mène chez les fous.
Or, je ne puis y aller avant d’avoir achevé mon écrit. Il est adorable, cet Ivan Potapytch : depuis que j’ai été à la maison d’aliénés, il me croît déchu, déshonoré, comme si j’avais commis un vol ; il me tutoie et me gronde comme un galopin.
Aux abords du Jardin Été, je vis un spectacle inaccoutumé : une foule se massait contre la grille avec des cris de rage et des « hourra ». Le tsar et ses neveux étaient là, en voiture. Le cocher ne pouvait démarrer sous la poussée de la multitude. Dans une autre voiture, il y avait le comte Totleben en compagnie d’un quidam de piètre mine. Des dames lançaient de l’argent à cet homme et le saluaient en agitant leurs mouchoirs, des boutiquiers grimpaient sur le marchepied pour l’étreindre. Un peu plus loin, c’était une mêlée affreuse : des policiers rossaient quelqu’un ou le protégeaient contre la foule déchaînée. Je hélai un fiacre, montai dans la calèche vide et m’y tins debout, pour voir par-dessus les têtes.
– Le voilà, le misérable ! C’est lui qui a tiré sur le tsar.
Le cocher me montra un homme en noir, à qui les policiers liaient les mains derrière le dos ; d’autres formaient un cordon qui contenait la foule écumante, prête au massacre.
On ne voyait pas le visage de l’homme ; il avait perdu son bonnet dans la lutte, je le reconnus à ses cheveux mats, couleur de lin, et à ses épaules grêles. Il se tourna tout à coup de mon côté et dit avec pénétration, dans le rayonnement de ses adorables yeux d’azur gris :
– Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait !
Même à cet instant, sitôt après l’attentat, son visage n’avait pas une ombre de cruauté.
– Régicide ! Antéchrist ! À mort !
Les policiers l’avaient mis dans une calèche, et bien qu’il fût ligoté et n’opposât point de résistance, ils le maintenaient par les deux bras. Tous se dirigèrent vers le Pont suspendu, sous l’escorte d’officiers de cavalerie.
Je m’en allai au hasard. Je ne sais plus où j’ai erré. Il me semblait voir une plaine immense, un ciel gris, sous mes pieds la neige fondue, noircie…
Mais peut-être que je suivais des rues ordinaires, bordées de maisons où d’honorables familles prenaient le thé autour du samovar. Cela m’était égal. Je marchais, serrant dans la poche de mon pardessus le petit coq d’argile. Les paroles de mon ordonnance me revinrent à l’esprit : « Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue. » J’essayai. Il ne siffla pas, le trou devait être bouché. Je le remis dans ma poche et le serrai de nouveau, comme si c’était mon unique point d’appui dans le monde réel. Mes pensées se débandaient. Des spectres hideux me montraient leurs gueules et Pétia Karski hurlait à mon oreille une chanson grivoise :
Capitaine, mon ami, sauvez la famille,
Le lieutenant s’est permis d’outrager ma fille…
Je n’avais qu’un souci : marcher au rythme de ces paroles.
Si j’ai l’esprit dérangé, comme l’a affirmé à Ivan Potapytch le médecin chef, le mal date de ce jour-là.
Seulement, jusqu’à ces temps derniers, j’ai su porter un masque impénétrable, convenant à la société que je fréquentais.
Ce fameux jour du 4 avril, je me trouvai tard dans la soirée chez ma tante Kouchina. J’avais mis le coq d’argile dans la poche de mon pantalon et j’étais entré d’un air détaché.
Il y avait énormément de monde, et j’eus la chance d’apprendre tous les détails de l’attentat, sans participer à la conversation. Sur les quatre heures, le tsar sortait avec son neveu et sa nièce du Jardin Été où il faisait sa promenade quotidienne. Un inconnu lui avait tiré dessus au pistolet. Un paysan du nom d’Ossip Komissarov avait, disait-on, fait dévier le coup en frappant le bras du meurtrier.
L’assistance s’indignait. Les hommes, oubliant leur courtoisie, déblatéraient contre le criminel en termes grossiers. Les belles dames rivalisaient d’ingéniosité dans le choix des tortures à lui infliger pour le faire avouer et elles proposaient d’en soumettre la liste au chef de la gendarmerie. Tous s’irritaient que l’homme cachât son nom et ses qualités et prétendît être un paysan appelé Piotr Alexéev. Ils ajoutaient avec une joie maligne : puisqu’on ignore qui il est, on lui mettra les fers.
On rejetait la faute sur le prince Souvorov, gouverneur général, trop indulgent à l’égard des révolutionnaires. Le jour de l’attentat, il avait, paraît-il, reçu une lettre d’avertissement, mais n’en avait pas tenu compte.
– On devrait faire venir Mouraviov : lui, il saura prendre des mesures…
Je m’en allai. Étant de nouveau ivre, je dormis d’un sommeil de plomb jusque tard dans la matinée. Une fois levé, je refis des visites. Je pouvais garder partout le silence sans étonner personne, car il n’y avait que trop de parleurs. Une force inconnue me poussait à écouter chaque jour tout ce qui se disait au sujet de cet homme, dont je ne savais pas le nom. Lui seul occupait mes pensées.
Véra ne revenait pas de la campagne. Autrefois, j’aurais volé vers elle. Maintenant, tout m’était égal, sauf l’événement dont je me sentais complice. Le reste m’échappait, comme échappent au regard les choses situées en dehors du champ visuel. Une pensée confuse me traversait parfois : si, au lieu de laisser partir cet homme aux yeux bleus, je l’avais mis au lit, rien ne serait arrivé. Mais je n’avais point de remords.
…………………………
Dans la Salle Blanche, Alexandre II avait dit aux nobles :
– Toutes les classes ont été unanimes à me témoigner leur sympathie ; ce dévouement m’est un soutien dans mon dur service. J’espère que messieurs les nobles accueilleront avec joie parmi eux le paysan d’hier qui m’a sauvé la vie.
Ce noble frais émoulu, un ancien chapelier, un pochard, je l’ai vu, abruti de poignées de mains et d’accolades, à un dîner chez le prince Gagarine. Il se soûlait, la mine stupide, et en réponse aux toasts prolixes des patriotes, il bafouillait toujours : « Trop aimables ». Son épouse, disait-on, s’intitulait «femme du sauveur».
Comtesses et princesses se l’arrachaient, le harcelaient de dîners et de raouts où il se tenait assis, les dix doigts en éventail sur les genoux, jusqu’à ce qu’il s’écroulât ivre-mort sous la table.
Un pince-sans-rire lui avait conseillé de réclamer au tsar la dignité d’officier de bouche, quand celui-ci lui demanderait ce qu’il voulait. On disait en plaisantant qu’il aurait oublié la fin du titre et sollicité le grade d’officier tout court, ce qui lui aurait valu l’admission immédiate à l’école militaire de Tver. Il prit bientôt sa retraite avec le grade de cornette.
Par la suite, il sombra tout à fait dans l’alcoolisme et, à en croire les bruits, se serait pendu dans un accès de delirium tremens.
Quant à Karakozov, il fut pendu.
Vroubel-le-Noir, en me révélant son schéma « d’électrification du centre », m’a expliqué qu’un coup assené avant terme ne troublait jamais les lois physiques normales et que l’angle d’incidence restait alors égal à l’angle de réflexion.
Le coup de feu prématuré avait manqué son but, et les deux personnes agissantes étaient brisées par la force en retour. Karakozov fut pendu, Komissarov se pendit. Mais, le moment venu, le tsar fut balayé.
Le jour où on mit les fers au coupable, Alexandre II reçut les congratulations du Sénat, venu au grand complet, le Ministre de la Justice en tête. Le lendemain, ce fut le tour des ambassadeurs étrangers. Le métropolite Philarète envoya au tsar une icône en l’honneur du miracle qui l’avait préservé de la mort.
Le sénateur de ma tante déclarait :
– Vraiment, Sa Majesté était bien en droit de dire : « La sympathie que me témoignent toutes les classes, de tous les points de l’immense empire, est pour moi une preuve touchante des liens indestructibles qui m’unissent à mon peuple fidèle. »
Les nouvelles pleuvaient :
– Vous savez, le prince Souvorov s’est désisté de son poste de gouverneur général.
– Cette fonction sera abolie.
– C’est le général Trépov qui va commander la police de la capitale.
– Rescrit au prince Gagarine, président du conseil des ministres, avec ordre de « sauvegarder les fondements ».
– Dieu merci, on ne mobilisera que les forces bien intentionnées !
– Le comte Mouraviov est convoqué. Il renversera Valouev.
– Et il fera payer à Souvorov, le prince libéral, sa boutade de chasse.
– Comment, vous ne savez pas ? Voyons, comme le tsar venait d’abattre un ours d’un coup bien ajusté, voilà que Souvorov a fait allusion à un ours bipède qui mériterait le même sort. Le tsar l’a vertement rembarré…
J’appris une autre information, importante pour moi : le comte Chouvalov, rappelé des provinces baltes, était nommé chef de la gendarmerie.
Le prince Dolgoroukov communiqua sous le secret, à un petit vieux de ma tante, qu’on interrogeait le criminel jour et nuit, sans le laisser dormir une heure ; bien qu’il fût à bout de forces, on serait encore obligé de le « travailler » un peu. On parlait en ville d’autres tortures, infligées en supplément à l’insomnie. Il n’avait toujours pas dit son nom. Comme on le sait, son identité fut découverte par hasard, d’après un mot trouvé à l’hôtel où il logeait : il était noble et s’appelait Karakozov. Son cousin, Ichoutine, amené de Moscou, confirma les suppositions. Quand je sus l’arrestation de l’écrivain Khoudiakov, organisateur de la société « Enfer », je redoutai chaque jour d’entendre les noms de Véra et de Linoutchenko.
Karakozov fut transféré au ravelin Alexéevski. La cour suprême siégea dans le logement de Sorokine, le commandant de la forteresse. Pour agir moralement sur le criminel, l’inciter à la franchise et au repentir, on lui avait adjoint le célèbre archiprêtre Palissadov. Exténué par les interrogatoires, le détenu, une fois rentré dans son cachot, ne pouvait se reposer un instant : il devait écouter debout, sans s’appuyer au mur, la messe et les discours du père Palissadov.
Je ne pouvais pas sentir ce prédicateur à la mode, qui officiait chez ma tante deux fois par an. Il enseignait à l’université, et un joyeux étudiant de ma connaissance assaisonnait toujours le jeu de billard d’anecdotes sur son compte, en s’amusant à mimer ses gestes et son parler de Nijni-Novgorod croisé de français. Pour prouver que la foi sans actes est dénuée de vie, le pope disait :
– Supposez un flacon qui contient deux liquides, l’un jaune, l’autre bleu, deux couleurs sans agrément ; essayez de les agiter, de les mélanger, et vous aurez un délicieux vert de gris.
Le père Palissadov tirait une conclusion non moins plaisante de la charité divine : il exhortait ses auditeurs à s’extasier sur la nature artiste de Dieu qui avait créé l’homme non seulement dans un but utilitaire, mais pour les plaisirs les plus raffinés.
– Les organes de l’odorat et du goût ne sont-ils pas, en effet, des instruments du plaisir ? S’exclamait-il en ouvrant les bras d’un air ravi. Car pour l’entretien de notre corps mortel, il aurait suffi d’avoir dans le ventre une fente en forme de poche, pour qu’on y verse la nourriture directement des assiettes.
Bien bâti, les cheveux noirs, mêlés de fils d’argent, Palissadov avait des manières laïques. Il parlait volontiers de son recueil de sermons, publié en français à Berlin.
Il s’était si bien francisé à Paris, qu’à son retour en Russie il avait demandé au métropolite l’autorisation de porter les cheveux courts et des habits de ville. Cette audace faillit lui valoir la claustration.
Quelle consolation pouvait donner à Karakozov ce personnage vain et frivole ? Du reste, nous avons aujourd’hui la preuve que ce prêtre mondain avait demandé à assister les condamnés à mort uniquement pour faire sa carrière…
Cette nuit, par la force de la pensée, je me suis transporté à la date évoquée la veille. J’ai beaucoup réfléchi à Mikhaïl. Que devait-il éprouver quand on torturait non loin de lui Karakozov, pour l’emmener ensuite au supplice ? Certes, je savais que leurs cachots n’avaient aucune communication. Même voisins, ils n’auraient pu se parler en frappant au mur. Mais au sommet du martyre il est possible d’en savoir plus qu’à l’état normal.
Ainsi, j’ai vu cette nuit Mikhaïl et je me suis renseigné. Je continue donc mon récit comme témoin. Nous avons passé ensemble chez Karakozov. Mikhaïl avait, dès cette époque, appris par la souffrance ce que Vroubel-le-Noir m’a révélé dernièrement, au déclin de ma vie : la pénétrabilité de la matière sous la pression de la volonté.
Cette nuit – chronologiquement, c’était en avril 1866 –nous entrâmes donc chez Karakozov.
Exténué par l’insomnie et les interrogatoires, il avait presque perdu le don de la parole ; Mouraviov lui-même se proposait de rapporter au tsar que, de l’avis des médecins, il fallait accorder un répit au criminel.
Nous survînmes alors que Palissadov, les vêpres achevées, remballait avec soin ses habits sacerdotaux dans un foulard étendu sur la table faite d’une planche vissée au mur. Mikhaïl et moi allâmes nous cacher derrière le poêle. Je ne reconnaissais plus Karakozov, que j’avais pourtant vu il y avait un mois à peine. Il était moins vivant que nous.
S’il avait su se mouvoir dans notre espace, il se serait retrouvé. Mais, encore rattaché à la masse du squelette, des muscles et du sang, il devait employer à conserver sa forme matérielle le peu de forces qui lui restaient jusqu’au terme fixé pour chacun de nous. Quant à la partie pensante et sensible de son être, elle avait déjà quitté cette forme, c’est pourquoi il avait tant de peine à nous répondre dans le langage humain usuel.
Palissadov, mécontent d’avoir à officier sans diacre ni sacristain – il avait par la suite réclamé un dédommagement pécuniaire pour cette incommodité – s’approcha de Karakozov avec son baluchon, la figure maussade. Il leva la main pour la bénédiction. Son visage très mobile s’épanouit aussitôt dans l’extase religieuse et sa voix veloutée de prédicateur choyé proféra :
– Ayez la foi ardente dans l’invisible juge de votre vie, pour qu’il épure votre âme jusqu’à l’état angélique !
Il appliqua sa main blanche et potelée contre les lèvres violettes du détenu qui restait là, inerte, livide, ses beaux yeux ternis.
Enchanté de sa propre éloquence, Palissadov agita encore la main, sur le pas de la porte :
– Oui, que Dieu vous épure jusqu’à l’état angélique !
Karakozov s’effondra, à demi évanoui, sur sa couchette, Mikhaïl vint s’asseoir à ses pieds, je m’agenouillai auprès de lui et dis en baisant sa main décharnée, couleur de cire :
– Pardonnez-moi de ne pas vous avoir retenu la veille de l’attentat, quand vous étiez venu chez moi, malade. Car si vous aviez toute votre raison, vous n’auriez pas risqué l’aventure.
D’une secousse, Karakozov se mit sur son séant. La rougeur avait envahi ses joues creuses. Ses yeux, d’un bleu intense, flamboyaient. Il prononça de sa voix assourdie d’autrefois :
– Si j’avais eu cent vies, je les aurais toutes données pour le bonheur du peuple !
Ces paroles qui résument le fond de son caractère sont connues : il les a écrites au tsar.
– Ah, que vous êtes heureux ! s’écria Mikhaïl. Votre mort fera naître de nouveaux héros. Ah, pourquoi mon triste sort n’est-il pas égal au vôtre !
Mikhaïl se mit à hurler en cognant sa tête contre le mur. Les gardiens accourus lui mirent brutalement la camisole de force et nouèrent les manches derrière son dos… Fou de rage, je me jetai sur eux, les poings levés… la vision disparut. J’ouvris les yeux en gémissant. Ivan Potapytch, debout à mon chevet, m’offrait un verre d’eau :
– Tiens, bois ça, tu as fait un mauvais rêve. Et ne crie plus, tu vas effrayer les petites.
Je m’excusai et feignis de me rendormir. Évidemment, j’avais désobéi aux instructions de Vroubel-le-Noir : pour se rendre maître du centre d’électricité animale, il faut une impassibilité absolue. Mon ardente pitié pour Mikhaïl m’avait expulsé, tel un corps étranger, de la sphère subtile qui garde les empreintes des événements…
Au bout d’un instant, je parvins à rassembler ma volonté brisée par le sentiment et à m’assimiler au chirurgien qui, avant l’opération, concentre d’autant mieux ses facultés qu’il est plus aguerri.
Me revoici dans le cachot de Mikhaïl, aux murs tapissés de moisissure, avec la pauvre paillasse dont on avait enlevé les draps pour qu’il ne s’avisât plus de se pendre. Couché sur le dos, emmailloté de blanc des pieds à la tête, ainsi qu’une momie, il est perdu dans une douce torpeur. Son visage, que la démence et le courroux défiguraient tout à l’heure, est calme ; ses lèvres pâles esquissent un faible sourire. Il était ainsi à ses rares moments de joie insouciante, quand nous luttions sur la table du dortoir et roulions à terre dans un grand fracas. Craignant de troubler cette détente et de céder à un attendrissement qui me ferait perdre de nouveau mon empire sur moi-même, je me garde de l’éveiller et pénètre seul chez Karakozov. Le surveillant est dans son cachot. Sur son ordre, les gendarmes habillent le détenu pour le conduire à la première séance de la Cour suprême, dans le logement du commandant.
Je ne sais comment on nous mena du ravelin Alexéevski à la forteresse. Cela avait dû se produire la nuit passée. On ne sortait jamais du ravelin, ni le jour ni la nuit.
La commission suprême qui siégeait dans le vaste salon du commandant devait remettre aux principaux inculpés la copie de l’acte d’accusation et leur accorder le droit de prendre un avocat.
Je me souvins d’un incident raconté chez ma tante par un sénateur. Avant de faire entrer Karakozov, le prince Gagarine, président du tribunal, avait eu une altercation avec le greffier : le prince insistait pour qu’on tutoyât l’accusé, un pareil scélérat ne méritant pas d’être traité avec plus d’égards. Le greffier finit par le convaincre que cette manière d’exprimer son indignation était inconvenante pour un juge. Maintenant, à la vue de Gagarine, homme grisonnant au grand nez et à la barbe touffue, qui ressemblait à un bon loup, je me rappelais la conclusion de ma tante Kouchina, son alliée. Alors, si le criminel est un noble, on n’a pas le droit de le tutoyer, même sous la potence !
Karakozov allait être jugé le premier du groupe. Je me mis aussitôt à côté de lui. Quatre soldats nous encadraient, sabre au clair. De sa main fine et osseuse, l’accusé tiraillait sa moustache. Il semblait embarrassé, ne sachant où aller ni sur quoi s’asseoir.
–Approchez, Karakozov ! dit le prince d’une voix tremblante d’émotion : brave homme au fond, il lui coûtait de rendre une sentence de mort.
On avait amené comme témoin Ossip Komissarov, le sauveur présumé, dont la moitié de la ville disait que c’était un fantoche du comte Totleben. Mais ce chapelier ivrogne, qui s’était trouvé par hasard le plus près de la grille, devait symboliser la main du peuple protégeant le tsar. Le symbole s’était changé en idole. Personne ne croyait à la fable du sauvetage, mais après la déposition de l’individu, le président du tribunal se leva, les autres l’imitèrent, et le prince Gagarine lui déclara :
– Ossip Ivanovitch, recevez la gratitude de toute la Russie !
Karakozov tressaillit. Il promena sur les visages un regard désolé ; un pâle sourire effleura ses lèvres lorsqu’il rencontra les yeux ahuris de Komissarov qui, le torse bombé et les mains sur la couture du pantalon, comme une ordonnance posant chez le photographe, plissait son front bas dans un effort de réflexion, essayant de comprendre pourquoi on le fêtait de nouveau.
J’ignore si j’ai vu tout cela moi-même, ou si je l’ai entendu raconter, ou si je viens de le lire dans les livres que m’a apportés Ivan Potapytch…
Ma raison se brouille, car je suis inaccoutumé à la nouvelle façon de penser et de sentir. Tout ce qui est émouvant me fait la même impression, que je l’aie lu, entendu ou vu.
Sur la table des pièces à conviction, il y avait les pistolets de Karakozov, une cassette et le poison que, dans son saisissement, il n’avait pas eu le temps d’avaler aussitôt après l’attentat.
Ses yeux étaient rivés à la table. En une seconde, le poison absorbé eût mis fin à l’horrible attente de la peine capitale. Ses yeux paraissaient décolorés. Une lutte atroce alluma son regard lourd, puis la flamme mourut. Prunelles d’un bleu terne, épuisées d’insomnie… Battement précipité des paupières rouges…, Karakozov renonçait au suicide et acceptait l’exécution.
Au bout d’une minute, le comte Panine, après s’être concerté tout bas avec son voisin, enleva prestement le poison et les armes.
En voilà assez pour aujourd’hui. Le violent combat intérieur de Karakozov m’a brisé, comme si on m’avait fait passer par le cœur un courant électrique à haute tension. Le cœur a succombé, mais je reste en vie.
Quelle force, quelle foi dans sa cause devaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant la perspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différée d’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mort immédiate !
Je ne quittais plus le lit depuis quelques jours : on ne saurait vaincre impunément l’espace par la volonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleur morceau :
– Vieux comme tu es, reste couché, nous n’en serons que plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends à tricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a de l’instruction ; je vais t’apporter du coton et des aiguilles, les petites te montreront comment il faut faire.
Me voilà au lit. Je me repose. Mes pensées vont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non, cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ce que j’ai vu en ce terrible jour.
C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiait au salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait fait connaître son désir par Chouvalov : si l’exécution de Karakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il lui déplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevski et fête patronymique du tsar.
Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pas assombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœur d’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du «mot» lâché à cette occasion par le comte Panine :
– J’estime, pour ma part, qu’il faudrait en exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… faute de mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.
Il y avait cependant des salons de nuances libérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandis qu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé par les larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de la sentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar un recours en grâce.
Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de le rédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenu presque inconscient, signa.
Le tsar répondit par un refus.
– Mais avec quelle délicatesse ! s’exclamaient les dames.
Quant au petit vieillard de style européen, il enfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante de bon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot les paroles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté au tsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, en l’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.
– Sa Majesté, disait le ministre au petit vieux, a répliqué avec une expression angélique : « Comme chrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne me juge pas en droit de lui pardonner en tant que souverain. »
Gagarine, le bon vieillard, transmit cette décision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution, pour lui laisser le temps de songer à son âme.
Informé de la chose, je retirai ma demande d’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à un détachement envoyé contre les montagnards insoumis.
Les volontaires étant peu nombreux, mon enrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrange apaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour, je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public au Champ de Smolensk, à sept heures du matin.
C’était le surlendemain.
Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution était affichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plus fort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’en allai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme les jours précédents, on ne discutait que du procès.
Un robin à la bouche en tirelire démontrait, avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le même châtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine, l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvait la mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré à Gagarine :
– Vous n’avez rien laissé à ma miséricorde !
Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêt sous la potence, le linceul sur les épaules.
L’étudiant raconta qu’au cours de théologie le père Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sa chevelure, avait proféré avec un courroux paternel :
– Si ce n’est pas malheureux : on s’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça on est obligé de vous pendre…
Mais ces propos se tenaient le soir, alors que de longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait à l’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de la salle éclairée, aux cris joyeux de « double-bande ! », le mot de « peine de mort » pourtant prononcé sur le même ton que les autres, semblait monstrueux et répugnait au sentiment.
Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, et quelqu’un dit :
– En route, messieurs, il faut occuper les meilleures places.
Je tressaillis, comprenant soudain qu’il fallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait se produire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins de rues :
« L’exécution de la sentence de la Cour Suprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixée au samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heures du matin ».
– Ils se réuniront chez le ministre de la Justice, dit le robin à la bouche en tirelire.
– Qui ça, ils ? demanda l’étudiant.
– Les chefs de départements, les généraux, les membres de la commission judiciaire, les fonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de la brillante assemblée, il ajouta : Tous chamarrés d’or.
Je sortis de la salle de billard et me dirigeai seul vers le Champ de Smolensk.
Le jour n’était pas levé, mais déjà les concierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur les trottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les roues des fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue du firmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Un émoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleil était sur le point d’apparaître.
Je me souvins tout à coup du petit coq d’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai ! « Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journée s’annonce belle, il y a de l’espoir. »
Des cuisinières se montraient aux portes, un panier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurs silhouettes.
Le soleil se leva, éclatant, sans le moindre nuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussi éclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandes occasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’y ferait : ni le balayage matinal, ni les cuisinières aux paniers, ni le coq d’argile…
L’exécution aura lieu.
Les rues s’étaient subitement remplies. Dans l’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée et trottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par ses cris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait. Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi, sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut en retard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages. Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ce raccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même temps que les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnette était préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent pour y attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettant pied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deux filles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Elles parlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sa compagne :
– T’as bien nocé avec Vassia, puis avec Sidor. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Klim, pour t’enjôler ? Tu parles d’un béguin ! Lui ou un autre, c’est du pareil au même.
– Que non, dit la plus jeune dont les cheveux s’échappaient en mèches soyeuses de sous le fichu et dont les yeux hagards me rappelèrent ceux de Véra. J’ai nocé à droite et à gauche, mais Klim, c’est mon destin. Lui seul a besoin de moi. J’ai donc à répondre de lui.
– J’ai à répondre de lui, répétai-je, furieux, en songeant au coq d’argile que je devais remettre à Véra.
Lorsque Trépov, le chef de la police, fut passé, fonctionnaires militaires et civils sortirent de la maisonnette et remontèrent en voiture pour le suivre.
Sur la place, près du carré de troupes, ils gravirent les marches d’une estrade peinte en noir. Regardant du côté opposé, j’aperçus ce que je m’attendais à y voir, ce que je m’étais nettement représenté : la potence. Mais je ne m’en rendais pas bien compte.
Certes, si on m’eût demandé où elle était, j’aurais désigné ces deux montants réunis par une traverse. Mais je ne le sentais pas, sans doute parce que j’étais beaucoup plus épouvanté par l’échafaud, fraîchement peint en noir, comme le reste. Tel un réservoir de sang inhumain, il luisait sinistrement au soleil levant. Et c’est là que se passa la scène la plus horrible.
– Ça s’appelle un échafaud, dit un lycéen à son camarade, le doigt pointé.
Il se peut que la charrette infamante était arrivée sans bruit, je ne saurais le dire. Mes tempes battaient à coups précipités. Je croyais, moi, que c’était le roulement de cette hideuse guimbarde traînée par une paire de chevaux, avec une haute banquette où quelqu’un était enchaîné, le dos tourné à l’attelage.
Je ne reconnus pas Karakozov. Ce n’était plus lui d’ailleurs. Ce n’était pas l’homme qui avait fièrement jeté au tsar, dans sa dernière lettre, qu’il « aurait donné cent vies pour le bonheur du peuple », ni l’être charmant, aux beaux yeux juvéniles, qui m’avait chargé de transmettre, en guise de salut suprême, ce jouet de son enfance à celle qu’il aimait peut-être.
Là, sur cette horrible guimbarde, je voyais une face livide, aux yeux blancs inanimés.
À la vue de la potence, il eut un haut le corps. Puis il resta pétrifié. Tel le crucifié de Rembrandt, son corps s’affaissa, inerte, lorsque les bourreaux le délièrent de la charrette pour lui faire monter l’escalier et le mettre contre le pilori dressé au fond de l’échafaud.
– Le poteau d’infamie, remarqua un homme en pèlerine de concierge, et un collègue lui répondit :
– Pour une infamie, c’en est une ! Les exécutions, ça doit toujours être ignominieux.
Un policier à cheval se tenait près de l’échafaud ; en face, il y avait un groupe d’Américains de l’escadre en visite à Cronstadt. Je me rapprochai du chef de la police et l’entendis qui disait au greffier :
– Il vous faut grimper là-haut pour lire l’arrêt. Que le peuple sache notre respect des lois.
Le greffier obéit, tiré à quatre épingles, son chapeau à plumet sous le bras, un papier à la main. Il s’avança vers la rampe, aussi livide que le condamné. Le papier tremblait entre ses doigts.
« Par ordre de Sa Majesté Impériale… »
Quel abominable frisson me prit au roulement des tambours ! J’en étais tout secoué, pendant que les troupes présentaient les armes. La foule se découvrit. Les tambours s’étaient tus, mais je frissonnais toujours et n’avais pas compris un mot de la lecture du greffier qui était revenu sur l’estrade des ministres et de la commission.
L’archiprêtre Palissadov avait rejoint Karakozov sur l’échafaud.
Au bout de ses bras tendus dans un geste de défense ou d’attaque, il brandissait une croix d’or qui flamboyait au soleil. Il était muni de tous ses attributs.
On n’entendait pas ses paroles. Ayant appuyé la croix sur les lèvres violettes du condamné, il fit volte-face et redescendit.
Les bourreaux montèrent. À deux, ils levèrent un linceul au-dessus du visage figé, qui ne donnait plus signe de vie. Ne sachant pas s’y prendre, ils lui mirent d’abord la cagoule sur la tête.
À ce moment le soleil s’éteignit pour le condamné, et peut-être mourut-il lui-même.
Rien n’est plus terrible, je suppose, que l’instant où la conscience encore vivante perçoit la mort.
Mais là-dessus il se produisit une chose qui surpassa en cruauté tous les crimes et tous les châtiments. On effaça pour une seconde la sensation de la mort pour replonger aussitôt le malheureux dans une nouvelle agonie.
À un signe du policier les bourreaux maladroits firent ce qu’on fait seulement aux graciés : ils ôtèrent le linceul.
Le soleil éclaira le visage de la victime. Ses yeux, subitement ranimés, prirent un éclat indicible. La bouche tendre, soudain colorée, tressaillit. Quel qu’il fût, il n’avait que vingt-quatre ans, il tenait à la vie. Et à cet instant, il se crut sauvé.
Mais les bourreaux se hâtèrent de lui fourrer les bras dans les larges manches solidement nouées par derrière, et ils remirent le linceul.
Prenant par les coudes cette grande poupée blanche, sans figure, ils lui firent lentement descendre l’escalier ; parvenus à la potence, ils posèrent le condamné sur un escabeau, délicatement, tel un vase précieux.
Celui dont les yeux avaient rayonné et la bouche avait tressailli d’une joie humaine, enfantine, piétinait sur place comme un automate.
On lui passa la corde au cou, les bourreaux repoussèrent du pied l’escabeau.
Les tambours battirent…
Ils battent, ils battent… Ivan Potapytch, faites taire ce ran-tan-plan !
J’écris après une longue interruption. Ivan Potapytch m’a fait rester couché huit jours, et la semaine suivante il m’a forcé à tricoter. Quand je me rebiffais, il menaçait de me conduire à la maison d’aliénés. Or, je ne dois pas retrouver avant terme Vroubel-le-Noir. Mais cela viendra…
Je préfère ne pas me relire, de crainte de biffer autre chose qu’il ne faut. Car je ne sais plus ce qui est clair pour tout le monde et ce qui l’est pour moi seul. Que le camarade Pétia se charge de corriger le texte pour la copie. C’est un excellent jeune homme, natif de notre province, un ami de Goretski.
Voici ce qui m’est arrivé il y a quinze jours : comme j’écrivais, les tambours se sont mis à battre. Leur odieux roulement m’était si intolérable que je poussai des cris, après quoi le policier à cheval m’ordonna d’avaler un tambour. Il fit un geste, les soldats épaulèrent, j’eus peur et j’obéis. Je ne pouvais me défendre, ayant les bras immobilisés par les longues manches nouées dans le dos. Mais le tambour avalé continuait à battre dans mes entrailles. M’étant bouché les oreilles avec de l’ouate arrachée à la pelisse d’Ivan Potapytch je me blottis sous le lit et me retranchai derrière des sacs de farine. Mon hôte amasse des provisions à tout hasard, comme en 1918. Je me crus à l’abri des persécutions du policier et m’endormis dans ma cachette. Ivan Potapytch, affolé, me chercha jusque tard dans la nuit, supposant que j’étais sorti sans mes vêtements, qu’il tient sous clef. Et le lendemain, quand les petites, en faisant la chambre, crièrent à la vue de mes pieds qui dépassaient, je refusai de me montrer, toujours en proie à ma terreur stupide.
Ivan Potapytch alla chercher Goretski, dont le joyeux bavardage dissipa mon cauchemar et me rendit à la réalité. Je quittai ma retraite et avouai l’histoire du tambour, en m’excusant poliment. Mais Ivan Potapytch, inexorable, voulait me remettre aussitôt chez Vroubel-le-Noir, dans l’idée ridicule que d’ici peu je commencerais à mordre.
Grâce à l’intercession du camarade Pétia, jeune ami de Goretski, Ivan Potapytch m’accorda un dernier sursis. Il consentit à me garder jusqu’aux fêtes d’Octobre, mais seulement au lit, en me confisquant habits et chaussures. Il ne se doute pas que ce délai, c’est moi qui le lui ai suggéré. C’est aux fêtes d’Octobre que je dois retrouver Vroubel-le-Noir pour tenter notre première expérience.
LA GRANDE EXPÉRIENCE
Ivan Potapytch est bien aise de se débarrasser de moi, car à cette époque, lui et les fillettes ont fort à faire.
Je me couchai docilement et laissai enfermer mes chaussures dans le coffre. Mais il me donna du papier, une plume et de l’encre, en disant comme toujours : « Je suis bien plus tranquille quand tu écris. »
Goretski s’est assis sur le coffre. En pleine lumière, sa décrépitude est manifeste. Mais à présent il s’habille proprement, il bombe de nouveau le torse et se rase le menton, comme sous Alexandre II. J’avais déjà vu chez lui le camarade Pétia, qui prenait des leçons de français et d’allemand : il s’était attaché au vieillard et lui disait « grand-père ». Quant au vieux, il appelait le gars « Pétia Rostov de la Commune », ou « Pétia Touloupov-Rostov ». Il ressemblait à un porte-étendard et montait très bien à cheval. Communiste à dix-neuf ans, il était comme une pièce moulée dans un alliage parfait, sans défauts, sans fissures. Moi, il me plaît beaucoup, car dans notre jeunesse nous étions tout pareils, quoique à notre manière. Je lui dis :
– Camarade Pétia, je vous prie instamment de revenir dans deux semaines, à la veille des fêtes d’Octobre. Je vous remettrai mon manuscrit qui relate le passé et le présent ; censurez-le et faites publier ce qui est admissible.
– Des mémoires ? répliqua Pétia. Soit. Mais si l’orientation est antimarxiste, ça ne passera pas, je vous préviens…
– Son orientation est purement militaire, intervint Goretski. Il est comme moi, il accepte. Du moment qu’il y a de la discipline, ça va bien. Hier Pétia m’a fait visiter les écuries. Quelle propreté, mon cher ! Des demi-sang du haras Falzfein logés dans des stalles aussi belles que des salons.
Il se baisa le bout des doigts, comme il le faisait jadis en parlant d’une jeune ballerine en vogue.
– Corsaire a vraiment de la race, dit Pétia. C’est peut-être un pur-sang.
Goretski, effaré, agita les mains :
– Pour une bête de Falzfein, on ne doit se fier qu’au pedigree. S’il était de chez Arapov, ce serait différent, mais chez Falzfein les qualités seules ne comptent pas.
Il se mit à vociférer au point que je me bouchai les oreilles, craignant d’entendre de nouveau les tambours. Mais il se ressaisit.
– Toi, mon ami, me dit-il, tu as besoin de repos. Lève-toi vite et viens prendre le thé chez nous. Moi, j’en suis à ma dernière visite, j’ai les jambes enflées, tu m’enterreras bientôt !
– Tu vivras cent ans, grand-père, dit Pétia.
– Figure-toi, mon cher, que Pétia s’afflige de ma position sociale ; j’ai beau lui répéter que je suis mon propre maître et dispensé de toute paperasserie ! C’est qu’il est un peu écrivain, Pétia. Il a déjà ébauché à mon intention un nécrologue fort spirituel. Moi, je n’ai plus qu’un souhait : finir mes jours à cette place et être mis en bière. Et ma dernière volonté… mon ami, j’en appelle à toi !
– Ne le fatiguez donc pas, intervint Ivan Potapytch, mais en voyant la mine surexcitée de Goretski, il eut un geste découragé : Vous êtes une paire de gosses !
Goretski s’assit sur mon lit et pleura :
– Mon ami, Pétia me refuse un service.
– Là, là, grand-père, fit le gars.
– Patience, mon bon ami, je m’explique. Ma dernière volonté, la voici : au lieu de la bandelette blanche qu’on met au front des morts, j’en voudrais une en papier rouge ; c’est si simple à coller, nous le faisions quand nous étions enfants. La gomme arabique prend très bien… Surtout que la qualité du papier n’importe guère, cela pourrait même être du papier de soie. La couleur seule importe : la pourpre de la révolution ! Mais la messe devra être dite par un prêtre orthodoxe, le vénérable frère Evguéni.
Goretski avait bondi sur le coffre. Il délirait ou était devenu fou.
– Cher vieux, continua-t-il, je ne suis pas sûr d’avoir assez cru en Dieu, mais j’ai observé fidèlement les jeûnes. Je ne goûtais jamais à une pomme avant la fête du Sauveur. Le dimanche d’Oculi je faisais maigre et me gardais d’avaler une goutte de spiritueux. Mais avant tout, j’étais ce que je suis encore : un militaire. Or, voici qu’il m’est aussi pénible d’aller à l’église que de fréquenter un ami battu.
– Mais que vient faire là la couronne rouge ? demanda le camarade Pétia.
– Ce qu’elle vient faire ? rougit Goretski. N’ai-je pas bûché pendant neuf ans le catéchisme de Philarète ? N’est-ce pas moi qui me suis efforcé durant un demi-siècle de sentir comme il fallait ? J’ai peut-être refoulé l’activité de mon cerveau pour me rattacher par chaque goutte de mon sang à notre petite église de campagne. On ne partait jamais à l’attaque sans la bénédiction de l’eau… même ivre, on n’allait pas se faire crever la peau pour des prunes ! Kérenski, lui, n’a pas su répondre aux soldats pourquoi ils devaient marcher à la mort sans jamais voir cette « terre et liberté ». Il se bornait à taper du pied. Oui, mais nous, à part la gloire, nous avions la promesse d’une « couronne », et pour verser le sang – la bénédiction des archiprêtres. En ce qui concerne l’Église, nous savions que « les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle ». Tandis qu’à présent, que voulez-vous que je devienne ? La forteresse est dynamitée, le pope s’est coupé les cheveux. Elles sont à l’eau, mes croyances, mes affections d’un demi-siècle ! Eh bien, que la Raison Suprême concilie ces choses, car moi je ne le puis ! J’en suis à ne plus savoir qui a pris l’aoul de Guilkho : moi ou Voïnoranski ? C’est pourquoi je veux passer dans l’autre monde avec une bandelette de pourpre… Na !
Goretski, tel un roi Lear manqué, sortit de la pièce, la mine altière.
Sa face rougeaude reparut soudain à la porte. Il cria, hors de lui :
– Pendant un demi-siècle je partais du pied droit, et voilà que je pars du gauche. Or, je suis au bout du rouleau. Au rancart, vieille barbe ! Mais sans dégonflage, le pied gauche levé !
Il agita le pied, chanta comme un coq, à la joie des gamines, et disparut.
– Attends une minute, grand-père, cria le camarade Pétia, et s’approchant de moi, il me dit : Vos mémoires, je les prendrai, soyez tranquille.
Depuis l’histoire du tambour avalé, je n’ai plus guère confiance en moi. Pourvu qu’il ne m’arrive avant terme ce que Vroubel-le-Noir et moi avons fixé pour les fêtes d’Octobre. Je n’ai que deux semaines à ma disposition, il faut me dépêcher de noter l’essentiel au sujet de Mikhaïl.
Continuons : je rappelle qu’en ce jour de septembre, entre le magnifique lever de soleil et le lugubre voyage de la charrette qui emmena dans un cercueil noir le corps de Karakozov resté pendu toute la journée, j’eus pour la première fois dans les oreilles cet horrible roulement de tambour. Pour l’étouffer, je me soûlai toute une semaine, à défaut d’autre stupéfiant. Revenu à moi, je me rendis vers un hôtel superbe. Me sentant une force extraordinaire, je ne craignais plus rien, et j’étais sûr de soumettre n’importe qui à ma volonté.
Oui, même le chef de la gendarmerie.
Si je l’avais choisi, ce n’était pas pour servir mon ami, mais parce qu’il était en granit. Or, j’étais d’humeur à briser un roc. Quant aux sentiments d’amitié et autres, je les avais oubliés. J’étais pétrifié moi-même.
Comme j’allais m’informer auprès du domestique sur les heures de réception de son maître, le comte Chouvalov en personne parut sous le porche.
« Le destin », pensai-je, et mon audace s’en accrut.
– Comte, j’ai à vous parler en secret, lui lançai-je d’un ton impérieux.
Sa figure immobile se figea encore plus, et m’invitant du geste à entrer, il dit sans hâte :
– Je sortais pour une affaire personnelle, mais elle attendra. Je suis à vous.
Nous pénétrâmes dans le vestibule. Les choses se répètent parfois d’une manière détestable : le comte me conduisit dans la pièce où s’était déroulé notre mémorable entretien. Toujours le même décor : les caisses remplies de vaisselle, la cloche à fromage sur l’appui de la fenêtre. Je me demandai malgré moi s’il n’y avait pas de mouche bleue dessous. Non, pas de mouche. Il me vint à l’idée que ce débarras était aménagé là intentionnellement. Je regardai Chouvalov et m’étonnai de le voir si vieilli. Ce n’était plus un Apollon de marbre, mais une idole de pierre usée par le temps. Il avait achevé de perdre ce que nous appelons l’âme, cette vie intérieure qui illumine les traits. Ce n’était plus qu’un mécanisme.
– Qu’avez-vous donc à me communiquer ? s’enquit-il, debout, en m’offrant un siège.
Mais ni son air distant, ni la froideur de son accueil, résultat d’un grand pouvoir, n’étaient pour me troubler. J’entendais de nouveau l’horrible roulement de tambours et, afin de le couvrir, je dis avec l’énergie du désespoir :
– Je vous demande d’accorder à Mikhaïl Beidéman la possibilité d’être interrogé par l’empereur.
– Vous êtes souffrant, dit Chouvalov, abasourdi par l’insolence de mon intonation. Nous avons pour ce prisonnier, une consigne irrévocable : l’ignorance absolue.
– Mais vous, comte, vous devez bien savoir qu’il est au seuil de la folie et que le procès des complices de l’attentat a démenti sa participation à un complot quelconque. Il s’est calomnié ; vous-même, vous le supposiez fou. Ne pourrait-on pas le vérifier, après six longues années ?
Un sentiment – non, une réflexion – parcourut le visage impassible de Chouvalov. Ses yeux, attentifs et perçants comme ceux d’un stratège avant une manœuvre complexe, me jetèrent un regard fin :
– Je ferai mon possible.
Mais se ravisant aussitôt, en formaliste exemplaire, il ajouta :
– À condition, bien sûr, que ce détenu politique figure sur les listes. Soyez dans une semaine chez votre tante la comtesse Kouchina ; je vous donnerai la réponse.
Je m’inclinai, et nous sortîmes ensemble.
Je n’étais toujours pas dans mon assiette et je bus toute la semaine. Le dimanche, je me rendis chez ma tante.
Comme j’entrais au salon, le petit vieux de style européen annonça tout haut que le comte Chouvalov allait apporter une lettre fort intéressante du prêtre Palissadov, sur les derniers instants de Karakozov.
– Cette confidence n’est que le fruit d’un malentendu. Vous savez ce qui s’est passé sur le lieu de l’exécution ? intervint le sénateur, tourné vers ma tante. Le comte a demandé à Palissadov si le repentir du criminel avait été sincère, et l’autre a répondu avec une dignité qui ne lui est pas habituelle : « C’est mon secret de confesseur ! » Mais hélas ! Sa dignité de prêtre mondain l’a abandonné dès qu’il a su sa méprise : il avait cru parler à un simple mortel. Effaré, il s’est empressé d’envoyer au comte un message fleuri, que vous aurez le plaisir d’entendre tout à l’heure.
– Comme tu es fielleux aujourd’hui, dit ma tante. J’avoue, d’ailleurs, que Palissadov ne me plaît guère non plus : il est indécent pour un pope russe de jouer au Français. Mais tant pis, ses sermons sont si éloquents ! Explique-nous plutôt ce qu’il a, le comte : on dirait une statue.
Le petit vieux slavophile, qui était à couteaux tirés avec le vieillard européen, se hâta de remarquer :
– J’ai observé, comtesse, que tous les Russes qui ont l’Europe pour idéal et qui méprisent le caractère désordonné de leur race, ont la manie de marquer dans un calepin leur emploi du temps, jour par jour, à une demi-heure près. Le désordre s’en va, bien sûr, mais en même temps l’homme s’étiole.
– Alors, répliqua ma tante, mon jardinier Tichka a raison de dire : « Une baie qui a mûri trop tôt est vite gâtée. »
– Le comte Chouvalov s’est gâté… plaisantait-on. Mais les moqueries se changèrent en aimables sourires, dès que le laquais eut annoncé le comte, qui entra, imposant et superbe comme toujours.
Ni sa poignée de main, ni le regard hautain dont il m’effleura, ne révélaient sa pensée. À voir le geste élégant dont il prit, pour s’essuyer la moustache, son mouchoir immaculé qui répandait un parfum assez fort mais aristocratique, je crus même qu’il avait oublié notre conversation et ne me distinguait pas du mobilier.
Sollicité par l’assistance, il se mit à lire la lettre de Palissadov.
Le message suait la platitude et la plus odieuse bigoterie. Mais ces messieurs et dames, le cou tendu, écoutaient si avidement les péroraisons sur l’agonie du supplicié, que je fus pris de dégoût. Je ne voyais plus les visages. C’étaient des galettes plates, avec ou sans moustaches, dépourvues d’yeux et d’expression…
Et maintenant que j’évoque l’homme aux yeux gris bleu et que j’entends sa voix extraordinaire là-bas, près du Jardin d’Été :
« Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait… »
Quand je songe à la populace des rues courant voir l’exécution et à la populace des salons, avide de détails piquants sur les dernières minutes du condamné… J’ai tellement peur !
Je n’en peux plus, je vais plonger sous le lit…
Deux heures derrière les sacs. Cela s’est bien passé. Ivan Potapytch et les fillettes sont absents. Je me suis remis sagement au lit avant leur retour. Dans la pénombre, derrière les sacs, je me sentais léger, comme si je filais vers une autre planète. Si seulement je disais ce que je vois et entends, les yeux fermés !
Non, je n’en dirai rien : cela nuirait au fonctionnement de l’État, car tout citoyen, au lieu de faire son devoir, s’exercerait à bondir dans l’espace.
Mais ce jour-là, chez ma tante, je tenais encore à l’opinion du monde : le torse bombé, l’air assez respectueux, je me rapprochai de la porte afin d’aborder le comte à la sortie et de l’interroger sur notre affaire. Chouvalov, qui devait lire sa lettre dans deux autres maisons, était très pressé. Déjà il baisait la main aux dames ; sans me regarder, il lâcha en passant :
– La demande ne peut être agréée, il ne figure pas sur les listes.
Je regardai en silence son dos félin qui ondulait gracieusement dans les saluts, et je pensai : « Le chef de la gendarmerie a menti ! »
Je m’en allai sans prendre congé. À qui aurais-je serré la main ? À des galettes moustachues ou encadrées de cheveux en boucles ? Je rentrais chez moi pour me brûler la cervelle. Cela me paraissait tout simple, indispensable. Une seule chose m’embarrassait : à qui confier le coq d’argile pour Véra ? Qui donc avait un visage et non une galette ? Existait-il quelqu’un qui fût digne du nom d’homme ?
Véra m’apparut soudain, telle que je l’avais vue sur le perron du château de Lagoutine. Un éclair dans les yeux, le feu aux joues, elle disait de nouveau :
– Vous ne ferez pas cela, mon père !
Mikhaïl avait un visage, et l’autre aussi… l’homme aux yeux gris bleu. Livide, exposé au pilori, sur l’échafaud noir, c’était néanmoins un visage.
J’avais retenu celui de Dostoïevski, extraordinaire, unique. Si j’avais su où il habitait, je serais allé le trouver. Avant de quitter ce monde, je devais contempler un visage humain. Car chez moi, dans la glace, je ne voyais également qu’une galette. Mais j’ignorais l’adresse de l’écrivain.
Tout à coup, une autre adresse surgit devant moi, très nette, en noir sur blanc, comme l’annonce de l’exécution. « 17e avenue, n°…» et je perçus la voix de Iakov Stépanytch, le jeune vieillard aux cheveux d’argent et au teint rose :
– Le moment venu, viens me trouver !
J’y allai sans hésitation.
Oui, le chef de la gendarmerie avait menti… Mais j’ai toujours plus de peine à écrire. Les fêtes d’Octobre approchent, et mon corps devient de plus en plus léger. Je suis sûr maintenant de m’envoler au premier signe de Vroubel-le-Noir, même sans l’entraînement que m’a interdit Ivan Potapytch. Oui, c’est dans deux semaines que nous nous réunissons pour la « grande expérience ».
Le camarade Pétia Rostov-Touloupov est revenu l’autre jour sans Goretski, prendre mes mémoires. Je lui ai dit de monter à l’échelle pour atteindre le manuscrit que j’avais mis là-haut, à l’abri des souris. Je remis à Pétia tout le texte, en lui faisant promettre qu’il repasserait encore à la veille du 25, sans faute, pour emporter le dernier chapitre…
Je ne peux plus écrire d’une façon cohérente, mes pensées vont par saccades, tel un troupeau de moutons qui se disperse dans les montagnes dès qu’il n’y a plus de berger. Oui, mes pensées n’ont plus de berger, elles s’engouffrent toutes à la fois dans ma tête. Or, mon papier tire à sa fin. Ivan Potapytch ne m’en donne plus. Depuis l’asile d’aliénés, il dit : « Gribouille sur les pages écrites, qu’est-ce que ça peut te faire ! » Soit, je noterai seulement l’essentiel, sur moi et sur Mikhaïl.
Le chef de la gendarmerie a menti : le tsar avait vu le prisonnier.
Comment l’ai-je appris ? Cela ressemble à un conte de fées, sans en être un. C’est Iakov Stépanytch qui me l’a raconté.
…………………………
Ce fut lui qui m’ouvrit. La pièce était exiguë ; je me souviens d’une carpette en chiffons multicolores, comme les Finnoises en font pour s’occuper l’hiver. Iakov Stépanytch me reconnut ; loin de s’étonner, il semblait m’attendre :
– Asseyez-vous sur le canapé, le temps de congédier mes visiteurs ; excusez-moi, il en vient toujours.
Il s’inclina, passa dans la pièce voisine, mais sans refermer la porte, aussi entendis-je la conversation. Une veilleuse clignotait dans le coin, devant une icône noircie. Je supposai que Iakov Stépanytch était vieux croyant.
– Le voilà qui s’est remis à boire, disait un vieillard avec des larmes dans la voix – sans doute s’agissait-il de son fils, – Je le tuerais, tellement il me dégoûte… J’aimerais mieux le tuer que ruminer ma colère.
– Confie le commerce à ta vieille et quitte la maison ! Travaille, comme l’an passé. Porte des sacs, ça te calmera. C’est toi qui l’as engendré, et ce n’est pas en le supprimant que tu le corrigeras. Je pense souvent à lui. Quand il en aura assez, il reviendra me voir, il se rappellera mon adresse. Il est resté une année sans boire, maintenant il en restera deux. S’il flanche de nouveau, on le remettra sur la voie. Pas moyen de casser un faisceau de verges, mais chacune prise à part se brise facilement.
– Je te fais confiance, mon père, dit le vieillard exalté, en saluant bien bas Iakov Stépanytch. Je m’en vais travailler pour le salut de son âme, et je distribuerai tout mon salaire aux pauvres…
Le vieux sortit : grande taille, pardessus, barbiche blanche, l’air d’un modeste marchand. Il me salua et dit :
– Ne vous affligez pas, monsieur, vous aussi vous aurez un bon conseil de Iakov Stépanytch, notre père.
Iakov Stépanytch le reconduisit lui-même à la porte, poussa le verrou et revint en répétant d’un ton gai :
– Excusez-moi.
À présent il recevait une vieille.
– J’en pleure toutes les larmes de mon corps, je me traîne à ses pieds… elle ne m’écoute pas ! gémissait-elle. Ça fait trois jours qu’elle reste assise sur le coffre, sans manger ni dormir ; elle a des yeux fixes, larges comme des soucoupes, elle n’ouvre pas la bouche. Je parie qu’elle veut encore se pendre. J’ai laissé auprès d’elle son parrain et sa marraine, et je viens demander ton secours.
Elle tomba à genoux. Iakov Stépanytch cria d’une voix sévère en la relevant :
– Tu es indolente, ma bonne ! Tu ne fais que pleurnicher, et tes larmes achèvent de la ramollir, comme une vapeur d’étuve. Celui qui n’a plus la force de vivre, il faut le ravigoter par la sévérité, par un courroux qui sente la dignité humaine et non par tes colères de bonne femme. Mais tu es sotte, la mère, il ne faut pas trop te demander ! Amène-moi ta fille, de force s’il le faut, avec l’aide du parrain et de la marraine. Et si elle refuse, dis-lui que je viendrai, moi.
Ayant raccompagné la vieille pleine de gratitude, il poussa de nouveau le verrou et me dit, tel un médecin charitable :
– Par ici, je vous prie !
Mais je ne tenais plus à lui parler.
«Cet hypnotiseur de l’île Vassilievski doit me compter parmi sa clientèle. Où mettrai-je l’argent ? Sur la table ou dans sa main ? »
La seconde pièce, d’une propreté impeccable, était blanchie à la chaux, sans tapisserie. Un lit, deux chaises, le tout peint en blanc, mais aucune ressemblance avec une salle d’hôpital. Au-dessus de la table, une étagère chargée de livres. Je remarquai avec surprise la Vie de Jésus de Renan, en français.
Iakov Stépanytch s’en aperçut aussitôt.
– C’est Renan qui vous étonne ? Un cadeau de Linou-tchenko. Il m’a traduit tout le livre, d’un bout à l’autre, et m’a laissé l’original en souvenir. Puisque vous allez demain à la closerie, saluez-le de ma part ; c’est un homme vaillant.
Il me prit par la main et leva sur moi ses yeux limpides, un peu naïfs à première vue.
– Je n’ai pas l’intention d’aller à la closerie… Quelle idée ! ripostai-je, luttant contre cette volonté qui s’imposait à moi.
– Mais si, vous irez… dit-il sérieusement, vous verrez bien que c’est nécessaire. J’ai pensé à vous toute la semaine. Mais je n’ai pas votre adresse, et puis il paraît que vous découchez depuis le jour de l’exécution.
– Vous êtes détective, ou quoi ? éclatai-je.
– Oui, si l’on veut, repartit-il, le sourire aux lèvres. Pour aider les gens, on doit être renseigné. Mais venons-en à notre affaire. Elle est grave. J’ai pensé à vous jour et nuit, et voilà que la chance me favorise : vous vous êtes rappelé mon adresse…
– Seriez-vous sorcier ? je tâchais de m’indigner du charlatanisme du vieillard, mais en mon for intérieur je croyais à toutes ses paroles.
– Il n’y a pas de sorcellerie, vous le savez aussi bien que moi, dit-il tranquillement. Mais il est des hommes doués d’une grande volonté. Les uns s’en servent pour le bien, les autres pour le mal. Dans les deux cas, à force d’exercer sa pensée, on parvient à des choses qui paraissent étonnantes mais ne sont au fond qu’une sorte de télégraphe. Aux Indes, tout fakir peut le faire… Chez nous aussi il y a des bonshommes comme ça. Moi, c’est mon grand-père qui me l’a appris. Mais il ne s’agit pas de moi. J’ai un secret à vous confier pour Linoutchenko. Impossible de le mettre par écrit… Bref, cet officier incarcéré au ravelin, celui dont avait parlé Piotr, votre ordonnance, je l’ai vu il y a quelques jours.
Iakov Stépanytch, la veilleuse et l’image sombre du Sauveur se voilèrent soudain de brume bleuâtre. Il y eut un remous, puis ce fut la nuit.
Exténué par l’insomnie et l’abus de l’alcool, je fus terrassé par le choc. Je repris connaissance sur le lit blanc de mon hôte, avec une compresse sur la tête. Cela sentait la sarriette et la menthe. Iakov Stépanytch s’affairait autour de moi avec une sollicitude de grand-maman.
– Pardonne-moi, mon petit, je t’ai assommé comme l’ours a fait de l’ermite ! Vieux gaffeur, vieil imbécile que je suis ! Mais toi, tu t’es rudement usé…
Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il me saisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à lui comme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la pure vérité.
– Ça va mieux ? Prends cette potion et reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot à mot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas des choses à mettre par écrit.
Voilà ce que j’ai retenu.
Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalov la semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre de l’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palais d’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premier contact : quand le vieux était chauffeur du palais, sur la recommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié ; l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et de sa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte, Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile à beaucoup de gens.
Le vieillard fut au rendez-vous, bien avant l’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Le cocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur son siège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta en face du palais ; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte, des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmes surgirent à la portière.
Le comte descendit, les gendarmes sortirent une forme humaine qu’on ne pouvait discerner dans l’obscurité : haute taille, des fers aux mains et aux pieds. L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôt par les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit les jambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’œil jusqu’au tambour qui mène aux sous-sols ; Iakov Stépanytch et le comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef et verrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournant qui donnait accès aux appartements privés de l’empereur Nicolas.
Dès que les gendarmes eurent fait franchir le seuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porte extérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour de clef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre, près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pour accourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence. – Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit : « Tomber en démence ». – Puis Chouvalov tira son revolver de l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite la porte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui était assis près de la fenêtre :
– Votre Majesté, nous voici !
Le comte prit par le coude le prisonnier qui, devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargés de fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur le bureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doubles pendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle qui regardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier un peu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.
Malgré le meuble massif qui le séparait du prisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov, le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte, Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier «tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi. Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’aurait sûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses bras pendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre la capote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour la sortie.
Il était d’une maigreur effrayante. Les pommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe et les moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimait une indicible souffrance. Une supplication se lisait dans les prunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissait douloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocement crispé.
Il paraissait faire un pénible effort pour se rappeler quelque chose.
Le comte ne lui avait peut-être pas dit où on le menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avec l’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.
– Il n’a pas l’air de savoir où il est, dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.
Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et lui parla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à un étranger :
– Le tsar vous accorde une grâce inouïe en vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusion vous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votre jeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreur funeste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris ? C’est le tsar en personne qui est devant vous.
Le détenu se redressa, la tête haute, les yeux brûlant d’une flamme superbe…
Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytch me montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur. Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.
D’une voix rauque, saccadée, déshabituée à émettre des sons humains, il proféra :
– Imposteur !
Et levant son bras où la chaîne tintait, il cria encore plus fort, en faisant un pas vers le souverain :
– Imposteur ! Il n’y a plus de tsar, j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple ! J’ai établi la constitution… Qu’on élargisse Tchernychevski ! Ogarev et Herzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là comme une souche ? lança-t-il à Chouvalov. Cours ! Exécute mes ordres ! Quant à cet imposteur…
Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi. Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui le secoua tout entier, il leva les poings :
– Bourreau ! Vive la Pologne ! Vive la Russie libérée ! Chouvalov lui ferma vivement la bouche et appela Iakov Stépanytch :
– Tiens-lui les mains !
Le vieillard accourut, mais il dut soutenir le corps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.
– Votre Majesté, dit Chouvalov, vous voyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on le transfère à la maison d’aliénés de Kazan ? C’est assez loin d’ici et on peut l’y garder isolé.
Le tsar s’approcha en silence du martyr évanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait de rage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regard glacial :
– Qu’on le remette dans son cachot. Et il ajouta après une pause. Il faut faire un exemple.
Chouvalov introduisit les gendarmes. Ils emportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance. Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers, pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entre les joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manière effrayante.
…………………………
Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour la vie.
À part les cellules occupées, le cerveau humain comprend une multitude de cellules disponibles pour les sensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans le cerveau de l’individu ; bref, c’est un magasin de cellules de réserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…
« Et plus loin, d’après Meinert : la substance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions de cellules, cependant que le nombre de nos idées est nettement inférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la vie quotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voies conductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que la formation des idées.
« Alors, supposons qu’on arrête les impulsions de la volonté, pour concentrer toute la force sur un point. Qui sait quelles nouvelles idées, quelles découvertes naîtront des cellules inoccupées ? Peut-être que l’homme découvrira à nouveau… »
J’ai trouvé cette citation sur un feuillet bleu, couvert d’une écriture menue et inséré dans un vieux numéro de l’illustré Niva, qu’Ivan Potapytch m’a prêté pour regarder les images. Il l’a échangé hier contre un paquet de tabac de l’époque du rationnement.
Ce bout de papier m’a sidéré. Sous les mots « découvrira à nouveau » il y a un dessin représentant la roue ailée de la Fortune.
Mais c’est justement là ce qui nous préoccupe, Vroubel-le-Noir et moi. La roue !
Tout est convenu entre nous. Le médecin chef a commis une bévue : il aurait dû nous séparer, au lieu de nous laisser chuchoter ensemble. Maintenant ça y est, ha-ha…
J’ai demandé des ciseaux à Ivan Potapytch, pour découper quelque chose dans du papier journal, mais il ne veut rien entendre. Il s’est retourné, la joue savonnée pour se raser, l’œil méfiant sous le sourcil en broussaille, et m’a répondu d’une voix qui ressemblait à celle de l’autre… du peintre noir :
– C’est ça, coupe-toi la gorge !
Parbleu ! Et moi qui me torturais l’esprit…
La roue, il faut l’avaler la veille, pour qu’elle se plante la nuit dans le gosier, comme une hélice.
Et le jour, dès que la foule aura rempli les rues et que la musique retentira sous les fenêtres, il faudra introduire l’air pour actionner la roue. Mais voilà, j’avais oublié le procédé…
Fatigué de voir tourner la roue de la vie, je me suis emparé des clefs, j’ai lu le livre et compris les symboles. Et je suis autorisé à transmettre mon savoir. Pour cela, il faut un acte qui soit à la portée de chacun.
Les nerfs relient les centres du mouvement et de la sensibilité. Tandis que l’intermédiaire entre le centre caché du vol et le premier élan des bras faisant office d’ailes, il s’agit de le créer !
Mais nous avons réussi. Les autres apprendront bientôt la bonne nouvelle.
C’est clair : Ivan Potapytch ne me laissera pas sortir. Je n’ai plus la force de me sauver, mes jambes sont comme du plomb. J’en serai réduit à m’envoler tout seul. J’ai déjà informé Vroubel-le-Noir par un moineau qui était entré dans la chambre par le vasistas. Il est reparti dès que je lui ai dit l’adresse ; c’est en vain qu’Ivan Potapytch a essayé de l’attraper avec un filet à papillons. Le moineau, en polonais, c’est Vroubel, ha-ha…
Les fillettes, cédant à mes prières et à mes larmes, m’ont découpé deux roues en papier. Si une seule ne suffit pas, j’avalerai la deuxième. Mais avant qu’Ivan Potapytch m’eût dit : « C’est ça, coupe-toi la gorge » je ne savais comment capter l’air des sphères. D’ailleurs, je le répète, cet ordre que m’a donné Ivan Potapytch, émanait d’un autre maître.
Plus qu’une chose à faire : chiper les ciseaux avant le 25 octobre !
J’étais très agité. J’avais peur de crier, mais chaque fois qu’Ivan Potapytch passait dans mon voisinage, j’allongeais le cou et sifflais comme un serpent. C’était la façon la plus délicate et la plus claire de lui signifier qu’en retardant une découverte mondiale, il s’assimilait à un reptile. Mais, dans son ignorance, il n’y comprenait rien, et les fillettes, innocentes, pouffaient de rire.
– Écris donc tes œuvres ! cria Ivan Potapytch et, d’un geste accoutumé, il me fourra la plume dans la main.
À peine l’eus-je prise que j’aperçus Iakov Stépanytch sur le poêle. Il s’était fait minuscule comme un diablotin, pour pouvoir descendre du poêle par la ficelle du ventilateur. Mais en m’abordant, il avait recouvré sa taille normale, son veston de lustrine, ses cheveux d’argent et son teint frais. Il m’apposa ses deux mains sur la tête.
– Calme-toi et n’effraye pas le monde ! Prends le coq d’argile et raconte à Véra Érastovna tout ce que tu as vu. Je pris le jouet, et il me transporta à la closerie de Linoutchenko, dans la chambre de Véra.
Qu’est-ce que je dis là… Je voyageai longuement en chemin de fer, puis je passai en troïka près des ruines carbonisées du domaine de Lagoutine… Mais qu’importent les moyens de transport, du moment que je parvins à destination ?
La première neige éclairait la chambre à travers les doubles châssis aux carreaux nets. De jeunes arbustes frisés regardaient par les fenêtres. Ils ne voulaient pas se départir de leur feuillage vert, qui trouait hardiment le manteau de neige.
Véra reposait, adossée à une pile d’oreillers, sous une couverture espagnole de soie bariolée, dont je me souvenais depuis l’enfance. Quand elle était malade, je m’asseyais à son chevet pour jouer ensemble avec cette étoffe chatoyante. C’était tour à tour un parc, le fond de la mer, un cratère de la Lune…
Véra, qui fixait la fenêtre ne me vit pas entrer doucement avec Linoutchenko. J’eus de la peine à la reconnaître, tant elle avait maigri. Elle était d’une pâleur diaphane, ses tresses qui n’avaient plus leur éclat doré, retombaient, inertes, sur ses épaules.
– Véra ! fit Linoutchenko. Voici Sérioja !
Elle tourna la tête. Ses yeux immenses, vides, me regardèrent avec un faible espoir. Elle avança un peu les mains dans ma direction. Je m’agenouillai, je pris ces doigts frêles et blancs et j’y collai mes lèvres. Comment avais-je pu l’oublier ? J’aimais en elle la persistance de mon amour. Il me suffisait de la revoir pour l’aimer de nouveau.
– Vous l’avez vu ? demanda-t-elle sans nommer personne.
– Il est venu la veille et m’a prié de vous dire qu’il ne pouvait plus attendre : il se sentait très mal. Il vous offre ce précieux souvenir de son enfance.
Je remis à Véra le coq d’argile. Mais dès qu’elle le prit et que ses larmes jaillirent, silencieuses, j’éprouvai une atroce douleur. Mû par des sentiments complexes où la méchanceté avait sa part, je lui dis sans ménager sa faiblesse :
– Vous savez, Iakov Stépanytch a vu Mikhaïl. Il a assisté à son entrevue avec le tsar ; on avait amené le prisonnier au palais, les fers aux mains et aux pieds.
– Qu’est-ce que vous faites ! s’écria Linoutchenko.
– Parlez, Sérioja, si vous ne me dites pas tout, je mourrai…
Elle s’était assise et serrait convulsivement le petit coq, tout comme je l’avais fait dans mon égarement, après l’attentat au Jardin d’Été. Je lui racontai l’histoire. Elle écoutait, immobile, le souffle en suspens, de sorte que je la crus morte. Je m’interrompis pour me jeter vers elle, mais elle m’écarta de la main et dit d’un accent ferme :
– J’écoute. Je comprends tout. N’oubliez pas un mot. Quand j’eus terminé, elle se tourna vers Linoutchenko, demeura un bon moment silencieuse et prononça d’une voix suppliante :
– Mon ami, n’envoyez que moi sur la Volga ! Je resterai à Kazan. On finira bien par l’y amener un jour.
Elle se renversa sur les oreillers et ferma les yeux. Je sortis derrière Linoutchenko.
– Pourquoi le lui avez-vous dit ? commença-t-il, puis il se ravisa. Au fait, cela vaut mieux pour elle. Mais pas pour vous…
Il me scruta d’un regard dur.
– Je ne puis vous parler à l’heure actuelle. Venez me trouver ce soir, sans faute !
J’allai faire mes adieux au pays de mon enfance, que j’étais sûr de ne plus revoir. Cette vie-là était finie…
Car l’homme en a plusieurs. L’une achevée, il devient pareil à un cadavre, ou plutôt à la terre figée sous le linceul de neige, avec son herbe sèche et ses semences nouvelles, profondément endormies. Et de même que la terre dégèle, l’homme se relève du terrible chagrin qui l’a abattu. Il se remet à vivre, à remplir ses jours comme tout le monde. Seules les nuits ne sont plus ce qu’elles étaient : celui qui a connu les affres de la mort, a le cœur étreint d’une angoisse mortelle qui l’empêche de dormir.
Mais seulement la nuit.
Le lendemain matin je devais partir pour le Caucase. Je faisais le tour des maisons, prenant congé de mes frères de lait, de mes filleuls, de mes compères. On me servit tant de fois le coup de l’étrier, qu’avant de me rendre auprès de Linoutchenko, j’allai dissiper mon ivresse au bord du lac surnommé « l’Œil de sorcière ».
Voici le grand rocher où, il y a sept ans, nous étions assis tous les trois, pleins de tourments et d’espérances. À présent l’un était fou, perdu pour la vie, et Véra et moi étions brisés.
Mais le lac n’avait pas changé : uni comme un miroir dans la journée, il subissait la nuit un changement merveilleux. Le ciel aux yeux innombrables s’y reflétait, les étoiles d’en haut clignaient aux étoiles d’en bas et faisaient naître dans l’eau une vie mystérieuse, invisible au grand jour.
Un frisson courut sur l’onde, d’une étoile à l’autre. Au-dessous, j’entrevis une forme vaste et sombre, qui palpitait dans les profondeurs. Elle semblait tenter de vains efforts pour se dégager et remonter à la surface.
La lune se leva dans le ciel nocturne, des nuages défilèrent, troupe d’oiseaux blancs. Les étoiles cédèrent le pas à la lune qui, telle une beauté accomplie et nonchalante, nettoya le firmament et se contempla seule dans le miroir pur du lac.
Voici les sources qui bouillonnent au fond : l’être captif s’arrache par soubresauts à la vase, aux algues qui le paralysent ; il frappe le miroir et brise le disque de la lune en millions d’étincelles. Le lac s’embrase, mais rien que pour un instant.
La lune a disparu, les feux sont morts. Les étoiles d’en haut sourient victorieuses à celles d’en bas, comme des augures qui gardent entre eux leur secret.
« Mais sitôt que tu feras sauter la ceinture de rochers, la terre sera légère et tu t’envoleras ! » Qui a dit cela ? Peu importe. Il l’a dit, et moi je le ferai.
Je m’envolerai. Je m’en-vo-le-rai.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis notre entretien, mais je le hais toujours, ce Linoutchenko. Il m’a laissé en vie, après m’avoir dépouillé. On doit taire certaines choses, ou tuer immédiatement celui à qui on les a dites. Bien peu de gens, d’ailleurs, se doutent du pouvoir de la parole, bien peu savent l’utiliser comme arme. On se querelle, on s’aime, on se trompe l’un l’autre, on s’assassine parfois sans toucher le fond de l’être. On fait agir un remplaçant qui vous cache derrière son dos.
Linoutchenko atteignit mon véritable moi, que j’étais seul à connaître. Ce que cet homme trapu, désagréable, me révéla d’un ton modéré, moi seul avais le courage de me l’avouer, et pas toujours encore.
– Vous allez dans le Caucase, paraît-il ? dit Linoutchenko en fermant la porte à clef, pour ne pas être dérangé. C’est pour longtemps, j’espère ?
– Oui, je pars. Mais pourquoi vous plaît-il d’« espérer » ?
– Parce qu’autrement je vous proposerais de ne plus nous fréquenter. Nous passons à un genre d’activité qui exclut les témoins indifférents. Il serait désormais inadmissible que vous ne soyez ni avec ni contre nous. Et puis, je voudrais vous dire… vous ne le savez pas, sans doute… j’y suis autorisé par une certaine affection pour vous, que j’ai connu enfant.
– Moi, je pensais que vous me méprisiez, répliquai-je sans le vouloir.
– Il n’y a pas de quoi, autant que je sache, dit-il sans sourire, ce qui me piqua au vif. Mais je tiens à vous avertir. Vous permettez ?
– Je vous en prie, articulai-je, pris de haine pour ce visage dur, aux pommettes saillantes.
– Vous avez gardé l’irresponsabilité d’un adolescent. Or, vous devriez savoir déjà que la pensée, le sentiment et la volonté doivent concorder. Dans votre langage militaire, il est temps de vous passer en revue, de mobiliser vos forces, de vous assigner dans la vie telle ou telle position. Les gens désordonnés sont les pires traîtres.
Et me transperçant de ses petits yeux verts, il lança :
– Avouez que vous avez essayé de changer le destin de Mikhaïl ? Je parie que vous avez parlé à Chouvalov.
– La tentative, même avortée, d’adoucir le sort d’un ami, est-ce donc une trahison ?
Il me semblait que cet homme disait des choses blessantes, mais je n’en ressentais nulle colère. Il avait l’accent impossible d’un mécanicien soucieux d’assembler au plus vite les pièces d’une machine.
– Si, en plaidant la cause de Beidéman, vous avez eu la faiblesse d’obéir, comme vous venez de le faire en présence de Véra, au moindre sentiment autre que le désir de l’aider, comptez que vous l’avez trahi. Ne savez-vous pas qu’une goutte de sang canin inoculée à un chat est mortelle pour ce dernier ? Quand on n’a pas une volonté monolithe, mieux vaut rester inactif. Vous qui êtes indécis, vous avez essayé d’agir, j’en suis certain. Inutile de m’opposer des faits. Au point de vue forme, vous avez peut-être raison. Mais vous êtes sorti de votre milieu sans entrer dans le nôtre. Or nous autres, nous sommes en alliage pur. Adieu.
Je me demandai de nouveau si je ne devais pas le provoquer en duel, mais je ne fis que m’incliner sèchement en disant :
– Adieu, si cela vous arrange. Je pars demain pour toujours. Mais je veux revoir Véra seul à seule.
– Bien, dit Linoutchenko. Vous ne pourrez pas nuire à sa santé plus que vous ne l’avez fait.
– Assez de remontrances ! criai-je, impatienté. Je suis à votre disposition. Sans témoins, si vous voulez, par tirage au sort… Le duel à l’américaine.
Il me jeta un coup d’œil à bout portant, comme pour me traiter d’imbécile, mais il ne dit rien, haussa les épaules, ouvrit la porte et s’en alla.
Je passai la nuit à compter combien de fois j’avais trahi Mikhaïl. Quatre ! Oui, par l’intervention de ma volonté, j’avais modifié à quatre reprises le destin de cet homme. Et, comme ma volonté n’était pas en alliage pur…
D’abord j’empêchai l’union de Véra et de Mikhaïl en remettant la Cloche à Mosséitch. Puis je suggérai à Chouvalov une autre version de l’affaire, qui eut pour résultat le ravelin Alexéevski au lieu de la maison d’aliénés, d’où il aurait pu s’évader. Plus tard, sensuellement épris de Larissa et jaloux de mon ami désarmé, je le privai d’une puissante alliée. Enfin, sans plus songer à le délivrer et n’ayant d’autre but que d’apaiser ma propre douleur, je l’exposai, dément, au courroux implacable d’Alexandre II.
Que les jurés me réhabilitent. Moi, dans ma vieillesse, je ne sais que ce que je sais.
Non seulement ton acte – ta mauvaise pensée, ton mauvais sentiment peuvent être la goutte qui fera déborder le calice amer du destin d’autrui.
Je surveille la fenêtre. Un peu plus, il arrivait un malheur tantôt. Ivan Potapytch s’est disputé avec les fillettes : il voulait condamner la fenêtre pour l’hiver, et les petites pleuraient, promettaient de le faire le 26, après la fête. Tout cela, pour que je livre mon dernier combat le 25. Il reste quelques jours à peine.
En outre, un présage est venu aujourd’hui me confirmer dans ma décision : derrière la vitre, entre les deux châssis de la fenêtre demeurée libre, j’ai vu…
Une araignée.
Je ne l’avais pas plus tôt remarquée, qu’Ivan Potapytch dit expressivement, en parlant de quelqu’un :
– C’est un ami dévoué.
Quel mot, quel mot ! C’est là l’expression d’une solide amitié. Mais oui, un ami n’est cher que s’il est dévoué.
Moi, j’ai un ami dévoué et…
Une araignée…
………………………
C’est bizarre. On ne devait pas prendre Véra comme l’autre… l’homme aux yeux gris bleu. Pourquoi avait-elle donc, comme lui, un visage livide, quand je lui annonçai que je partais pour toujours ?
Nous nous taisions. Je tenais ses doigts fins, puis je dis en montrant la couverture espagnole :
– Nous revoilà, Véra, ainsi qu’au temps de notre enfance, à nous promener sur la soie multicolore. Ceux qui le veulent, n’ont qu’à louer des appartements, acheter des meubles de salon et faire des enfants. Nous, nous avons commencé et nous finirons là, sur cette étoffe bariolée. Je ne sais ce que c’était pour vous ; pour moi, j’ai eu beau connaître d’autres femmes, je n’ai jamais cessé de vous aimer. C’était un amour unique, indestructible comme celui du pauvre Werther. Adieu, ma bien-aimée, je pars dans le Caucase.
– Pour toujours, Sérioja ?
Son accent stupéfait me fit comprendre qu’elle en était venue à me considérer comme son bien. Et puis, mon départ supprimait tout ce qui la rattachait à son passé personnel, ne lui laissant que le culte austère de la révolution, sous la férule de Linoutchenko.
Et voici qu’un simple sentiment de femme éclaira un instant ses yeux, mais rien qu’un instant… Je devinai qu’elle avait peur.
– Pour toujours, dis-je d’un ton ferme, et au souvenir blessant de la réprimande de Linoutchenko, j’ajoutai, rageur : J’en ai assez d’être un accessoire.
– Sérioja !
Cette tendresse inusitée venait trop tard. J’étais exténué, ravagé. Dans ce regard affectueux, dont je rêvais en vain depuis des années, je ne vis qu’un nouveau sujet d’irritation : ne pensait-elle pas s’unir à moi pour louer un appartement, acheter des meubles et faire des enfants ? Des enfants, surtout. Car les femmes désespérées cherchent un refuge dans les enfants, comme le lièvre dans les fourrés.
– Pour toujours, Sérioja.
Et à cet instant que j’avais déchiffré, ou plutôt inventé dans ma basse rancune, un dernier malheur se produisit, terrible…
Je lâchai ses mains et me remis debout : je ne l’aimais plus.
Invraisemblable ?
Non, ce sont des choses qui arrivent.
Je ne le comprends du reste qu’aujourd’hui ; alors, je ne savais pas. Un affreux ennui s’était soudain abattu sur moi, et cependant je me sentais impondérable, comme vidé. Je n’avais plus qu’un désir : m’en aller.
Ce fut elle qui dit d’une voix suppliante :
– Si je vous écris que j’ai grand besoin de vous voir, vous viendrez, où que vous soyez ? C’est promis ? Au nom de notre enfance, de notre jeunesse…
Je me tenais à la fenêtre, silencieux. Devinant mon état, mais aussi incapable de le définir, elle se souleva et reprit :
– Alors, au nom de Mikhaïl ?
Elle avait trouvé le mot juste. Je revins à son lit et proférai, la main tendue :
– Et à la mémoire de cet autre, qui nous a donné le coq d’argile. Je jure, sur mon honneur d’officier, que je viendrai, où que je sois. Vous ne m’appellerez pas sans raison, je le sais.
Nous ne nous embrassâmes point. Je lui baisai la main, comme à une morte, et sortis.
Pendant le voyage, je me conduisis en mufle. Je me soûlais, je jouais aux cartes et répétais à qui voulait m’entendre qu’une femme adorée me réclamait un meuble de salon cramoisi. Quant à me marier, plus souvent ! Vroubel-le-Noir m’a dit que tout homme doit se révéler artiste, se parfaire et se révéler. Or, dans l’intervalle qui sépare l’homme de l’artiste inexprimé, on n’est jamais qu’une crapule.
J’étais dans l’intervalle, comme cette araignée entre les châssis de fenêtre. C’est qu’elle est leste à tisser sa toile ! Travaille, admirable tisseuse ! Elle est sur un bras… À qui est-il, ce bras placé si haut ? La manche est relevée jusqu’au coude. Ah, c’est ma tante Kouchina qui refait un pansement à Mikhaïl. Sa mère, quand elle était enceinte, avait eu peur d’une araignée.
L’araignée a marqué la vie de Mikhaïl.
– De nos jours, les hommes ne sont guère polis dans le tramway ! disait à Ivan Potapytch une petite vieille venue en visite. Ils restent assis, et moi je me tiens debout, mon panier au bras. Pensez donc : un homme jeune et fort qui ne bouge pas de sa place !
Le soleil darda ses rayons à travers la fenêtre. La toile d’araignée brilla, telle une aiguille d’or. Une aiguille pareille à celle de la forteresse. Un homme jeune et fort ne bouge pas de sa place depuis vingt et un ans. Il a une araignée au bras. C’est Mikhaïl, mon ami… trahi.
C’est pour me désolidariser d’eux que j’ai juré à Véra, sur mon honneur d’officier. Je suis officier, en effet. Chevalier de Saint-Georges, de Sainte-Anne, de Saint-Vladimir, du Lion et du Soleil de Perse, etc., etc… j’ai sur moi mon état de service. Il a été réimprimé sur la face interne de mon os pariétal, pour demeurer caché au Gouvernement, ainsi que mon nom et mes exploits contre les montagnards insoumis.
La guerre qu’on leur faisait n’excluait pas l’amitié. L’iman aux poils roux était un ami fidèle, bien qu’il se révélât meurtrier. Il fut jugé pour avoir mis des braises rouges sur le sein de sa femme, jusqu’à ce qu’elle eût le cœur brûlé. Mais elle l’avait volé et s’était enfuie avec un autre. Alors il l’avait rattrapée et torturée.
Tandis que moi, Véra m’a volé impunément ; ayant compris qu’elle me perdait pour toujours, elle a songé «aux meubles. Et moi j’ai répondu : plus souvent !
Malgré tout, celui qui combattit les montagnards et se lia d’amitié avec des criminels, qui fut blessé et décoré, qui eut pour amantes des Tatares et des femmes d’officiers, ce n’était pas moi, c’était Dieu sait qui.
Moi, j’étais et je reste un artiste inexprimé ; c’est pourquoi je collectionnais dans mon souvenir les levers et les couchers de soleil, le parfum des montagnes, l’éclat des poignards dans les beuveries dégénérées en rixes, et un tas d’autres bagatelles. Parmi les visages humains, j’en ai recueilli trois : Mikhaïl, l’homme qu’on avait pendu et Véra, morte pour mon cœur. Les autres n’étaient que des galettes. Galette moi-même, j’ai vécu avec mes semblables. Et quand nous en mangions, nous les arrosions de vin d’Aï.
Mais j’aimais porter mes décorations et tenais à mon honneur d’officier. Aussi, lorsque je reçus de Véra une dépêche où elle me convoquait d’urgence à Kazan, je m’y rendis.
…………………………
Les fillettes me dérangent par leurs éclats de rire, je terminerai mon texte cette nuit : nous sommes déjà le 23.
Les petites se confectionnent de grandes poches, en prévision des friandises que vont leur donner les komsomols. Qu’elles resquillent, c’est de leur âge !
J’écris la nuit. J’ai avalé la roue. Elle se cale dans la pomme d’Adam. Cela me chatouille un peu, mais c’est supportable. Je ne peux plus parler, je mugis. La parole ne me servirait à rien, d’ailleurs. Demain, j’accomplirai un acte d’un autre genre… plus convaincant que la parole. Il y a quelque chose qui tourne dans mon cervelet, les forces s’y amassent. Ma besogne achevée, je jetterai la plume et resterai jusqu’au matin, les mains à la nuque, les coudes battant l’air. C’est Mikhaïl qui m’a appris ce procédé. Je le répète, Mikhaïl Beidéman et Serguéi Roussanine ne font qu’un. Cela s’est réalisé graduellement : mes talons dans les siens, nos crânes emboîtés, et nos deux noms – Mikhaïl et Serguéi – fondus en un seul : Mirguil. Le nom de l’artiste qui a fait sauter la ceinture de rochers. Mirguil prendra son vol !
C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman se tenait dans sa cellule quand Véra et moi entrâmes chez lui. Oui, c’était ainsi, je le jure. Et non pas aujourd’hui, après le déplacement du temps, mais aux jours humains véritables, mesurés par la sonnerie des horloges.
Oui, six heures sonnaient dans le couloir de l’asile d’aliénés lorsque l’infirmier Gorlenko, soudoyé par nous, conduisit Véra et moi-même vers le détenu mystérieux, désigné par une suite de numéros : 14, 46, 36, 40, 66, 35, etc…
On sait maintenant que c’était le chiffrage de son nom : Mikhaïl Beidéman.
Dans un effort suprême de mon cerveau, qui déjà se transforme en un mécanisme merveilleux pour l’envolée de « Mirguil », je vais tâcher de décrire ce qui s’est passé à Kazan.
En recevant la dépêche de Véra, j’avais cru qu’elle se mourait et voulait me dire adieu. Par de rares lettres de ma tante, je savais qu’elle vivait depuis longtemps à Kazan avec Marfa, l’ancienne serve ; quant à Linoutchenko, il était déporté en Sibérie pour avoir participé à l’événement du 1er mars. Véra aussi avait fait de la prison, à cause de ses mauvaises fréquentations, comme l’écrivait naïvement ma tante. Elle y avait attrapé la phtisie. La dernière lettre de ma tante datait de 1886. Et c’est à la fin de novembre 1887 que je partis d’urgence pour Kazan.
Je n’avais pas revu Véra depuis vingt ans. Elle était donc comme moi, dans sa quarante-septième année. Je voyageais sans émoi, supputant froidement le motif de la convocation. Mais une fois arrivé dans la banlieue, lorsque le cocher m’indiqua de loin son domicile, je fis arrêter la voiture et longeai la rue à pied, dans un sens, puis dans l’autre, pour calmer une angoisse subite. J’avais beau me persuader que c’était une simple crise cardiaque due à la fatigue du voyage, je savais bien que c’était l’émotion.
– Elle a quarante-sept ans, me disais-je, et voici des années que je ne l’aime plus.
Enfin, j’entrai. Ce fut elle qui m’ouvrit.
Elle n’était pas vieille. Jamais elle n’avait eu le teint si coloré. Ses yeux brillaient, on ne voyait pas de cheveux blancs sous le fichu d’infirmière. Nous nous étreignîmes sans un mot, en sanglotant. Car, sans avoir vécu ensemble, nous étions unis pour la vie.
– Sérioja, vous êtes le seul survivant parmi ceux qui ont connu Mikhaïl. Marfa a été emportée par le typhus ce printemps. Si je l’avais eue, elle, je n’aurais point osé vous déranger. Mais il me faut un témoin.
Une terrible quinte de toux la secoua, l’agitation amena un épanchement de sang. Le docteur la mit au lit, et quand je me présentai comme son parent, il me confia que ses jours étaient comptés.
Brûlant de cette ardeur qui l’animait les jours où elle espérait secourir Mikhaïl, Véra se ressaisit dès le lendemain et m’exposa la situation.
Marfa qui était infirmière à la maison d’aliénés, avait su que depuis 1er juillet 1881 on gardait dans une pièce isolée un prisonnier mystérieux, amené de Pétersbourg sous l’escorte de deux gendarmes. De tout le personnel subalterne, un seul infirmier avait accès à cette pièce. Véra en conclut aussitôt que c’était Mikhaïl. L’infirmier ne se laissait pas acheter et refusait de lui ménager une entrevue avec l’homme.
– J’ai pourtant réussi à obtenir une faveur. Véra pâlit soudain. Dites, Sérioja, vous avez bonne mémoire ? Je n’espère plus qu’en vous ! Mikhaïl avait un signe au bras gauche…
– On aurait dit une araignée, interrompis-je pour la rassurer, et je lui rapportai l’épisode du bras échaudé, dans le salon de ma tante Kouchina. Véra le savait par son père.
– Maintenant, que j’ai un témoin, je peux mourir tranquille, déclara-t-elle. Sérioja, l’infirmier m’a appris que le fou avait au bras un signe en forme d’araignée… C’était juste avant la maladie qui emporta Marfa. L’infirmier va être muté dans une autre ville, et il consentirait, pour une grosse somme, à me laisser voir son malade. Je lui ai parlé de vous. Vos titres et grades lui en imposent. Allez le trouver demain et convenez du jour et de l’heure. Je n’en ai plus pour longtemps.
Tout s’arrangea. L’infirmier, bien payé, nous donna rendez-vous pour le 1er décembre, à six heures du soir. Selon lui, le prisonnier était très faible et allait bientôt mourir.
Le 1er décembre, nous nous introduisîmes deux heures à l’avance dans la chambre surchauffée de l’infirmier, aux rez-de-chaussée, près de la cellule du prisonnier. Nous ne devions pas nous montrer. À six heures et demie, quand tout le personnel eut traversé le corridor pour aller dîner, l’infirmier nous appela du geste, prit ses clefs et nous conduisit vers la cellule.
– Un moment, dit Véra quand il tourna la clef. Un moment.
Elle suffoquait. Moi-même, j’avais les jambes molles. Nous allions revoir Mikhaïl, après vingt-six ans de séparation !
– Il a les cheveux blancs ? demandai-je.
Il fallait se renseigner, être prêt, comme aux funérailles d’un être aimé…
L’infirmier jugea ma question futile ; au lieu de répondre il marmotta :
– Pas plus de dix minutes, n’est-ce pas ? Nous entrâmes.
Dans la vaste pièce aux murs décrépis, quelqu’un était assis sur une couchette d’hôpital. Je ne le connaissais pas… Aucune ressemblance avec Mikhaïl. Il avait des cheveux et une barbe de neige. À notre approche, il sursauta épouvanté et voulut se blottir sous le lit, mais ses jambes enflées aux genoux lui refusaient tout usage ; alors, pour fuir ses persécuteurs imaginaires, il fit une lamentable tentative de s’envoler.
Dressé de toute sa hauteur, il porta les mains à la nuque, ce qui fit glisser les larges manches de sa chemise, découvrant les coudes pointus. Au bras droit, apparut le dessin net d’une araignée dont les pattes fines semblaient tracées à la plume. Mikhaïl agita les coudes, comme si c’étaient des ailes, espérant prendre son essor…
Il ne savait pas qu’il fallait des ciseaux pour laisser entrer l’air par une entaille dans la gorge… Mais cela se fera demain. Je dois maintenant me rappeler pourquoi Mikhaïl en était venu là.
Oui, vingt ans de cellule au ravelin. Après son transfert à l’asile d’aliénés de Kazan, six autres années de solitude. Vingt-six en tout. Je calculais en regardant cet inconnu qui ne rappelait en rien le beau jeune homme exalté. Seule, l’araignée noire était là, sur le bras replié qui palpitait comme une aile d’oiseau : une… deux…
– Mikhaïl, je suis Véra. Me voici… C’est moi, Véra ! Elle avait l’accent de ceux qui font les miracles.
Agenouillée, elle lui étreignait les jambes. Elle ne se lassait pas d’en appeler à sa conscience obscurcie, tel le prophète dont la prière fit jaillir l’eau d’un rocher.
– Je suis Véra !
– Véra…
Il répéta ce nom d’une voix rauque, déshabituée de la parole, mais qui avait conservé son timbre particulier, assourdi et grave… Et il tendit les bras. À Véra ? Non, pas à celle qui avait provoqué le miracle, mais à la vision de sa jeunesse : il la revoyait dans le passé.
Un vague sentiment éclaira son visage, et aussitôt il s’affala sur le lit.
Elle baisait ses longues mains, jaunes comme celles d’un mort. Il avait des yeux infiniment las, ternes, sans pensée.
– Dépêchez-vous, madame, vous allez me compromettre ! Il est temps ! intervint Gorlenko.
Ayant reconnu l’infirmier, Mikhaïl poussa un joyeux rugissement, ouvrit sa bouche édentée et fit entendre un bruit de mastication.
– Il demande à manger, expliqua Gorlenko.
Nous nous en allâmes. Aidé de l’infirmier, je ramenai Véra chez elle. Le lendemain, elle gisait sur une table, le corps recouvert d’un drap blanc, aussi lointaine que Mikhaïl.
Je ne la reconnus pas lorsque, après l’avoir lavée, des femmes me laissèrent entrer en annonçant : « Ça y est ». Il me souvient que cette poupée de cire avait des monnaies de cuivre sur les yeux. Sous l’une d’elles, le blanc de l’œil luisait.
– Un œil ne s’est pas fermé ; elle veut sûrement repérer son ennemi, dit une bonne femme.
Cet ennemi, c’est moi.
Je n’ai pas rempli son dernier vœu. Je n’ai révélé à personne le martyre de Mikhaïl, ni alors, ni en 1905, quand un historien voulait tirer les choses au clair.
Aux archives, on a tout appris sans mon concours.
Et moi, par crainte des ennuis, je vivotais dans mon domaine et m’adonnais à la boisson. C’est alors que le pic de Véra se logea dans ma tête et martela jour et nuit :
– Tout est mal… tout est mal.
…………………………
La pression de toutes les atmosphères s’exerce sur mon cervelet. J’abandonne la plume, il faut soutenir ma tête, habituer mes bras à servir d’ailes : une, deux !
Demain, dès qu’il y aura la musique et qu’on chantera : « C’est la lutte finale »…
Pan ! dans la gorge… et d’un.
Coup de tête dans la vitre… et de deux. Au diable l’araignée !
Mirguil plane au-dessus de la ville.
De l’artiste l’élan supprime les ans…
Chevalier de Saint-Vladimir, de Sainte-Anne, de Saint-Georges… en avant !
1923
Texte libre de droits.
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Janvier 2006
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[1] Mesure de surface de la Russie ancienne, égale à 109,25 ares ; il s’agit donc d’une cinquantaine d’hectares dans le cas présent. (Note du correcteur – ELG.)
[2] Vêtement traditionnel russe, une robe droite flottante sans manches ou un tablier. (Note du correcteur – ELG.)
[3] Sic. Il manque probablement un mot… (Note du correcteur – ELG.)
[4] Conte ukrainien de Nicolas Gogol. (N. du Trad.)
[5] Bottes en feutres. (Notes du correcteur – ELG.)
[6] Organisation révolutionnaire russe qui, notamment, organisa l’attentat à la bombe qui coûta la vie au tsar Alexandre II en 1881. (Note du correcteur – ELG.)
[7] Espèce d'écharpe en filet de laine à larges mailles, formant capuchon pour la tête, avec des bouts pendants et munis de longues houppes. (Note du correcteur – ELG.)
[8] Sic. (Note du correcteur – ELG.)