Nikolaï Vassilievitch Gogol

 

 

 

NOUVELLES

 

 

 

Traduction : Henri Mongault

 

 

 

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Table des matières

 

MÉNAGE D’AUTREFOIS. 4

VIÏ. 21

LA BROUILLE DES DEUX IVAN.. 86

Chapitre premier  Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch. 87

Chapitre II  Qui fera connaître un violent désir d’Ivan Ivanovitch, l’entretien qu’il eut à ce propos avec Ivan Nikiforovitch et la conclusion dudit entretien. 93

Chapitre III  Où sont exposés les événements qui suivirent la brouille d’Ivan Ivanovitch et d’Ivan Nikiforovitch. 108

Chapitre IV  Ce qui se passa dans la salle d’audience du tribunal de Mirgorod. 114

Chapitre V  Où se trouve relatée la conférence qu’eurent ensemble deux notables de Mirgorod. 129

Chapitre VI  Qui fera de lui-même connaître au lecteur son contenu. 136

Chapitre VII. 144

LE NEZ.. 154

I. 155

II. 160

III. 184

LA CALÈCHE.. 188

LE MANTEAU.. 203

LE PORTRAIT.. 240

Première partie. 241

Seconde partie. 282

ROME.. 303

LES NOUVELLES DE GOGOL.. 346

À propos de cette édition électronique. 347

 

MÉNAGE D’AUTREFOIS

 

J’apprécie fort le modeste train de vie que mènent en leurs domaines retirés les gentilshommes « à la mode d’autrefois », comme on les appelle d’ordinaire en Petite-Russie. Ces gens-là me rappellent les vieilles demeures pittoresques, dont la simplicité vous attire par le contraste qu’elles présentent avec les édifices tout flambant neufs dont la pluie n’a pas encore souillé les murs ni le moisi attaqué les toits, et dont le perron crépi de frais ne laisse pas encore voir ses briques rouges.

 

J’aime parfois m’abandonner à cette vie placide, m’égarer dans cette solitude sans nom : là nul désir ne dépasse la palissade de la courette, la haie de la pommeraie, les chaumières du village penchées sur le flanc et perdues parmi les saules, les sureaux, les poiriers. La vie de ces petites gens s’écoule si quiète, si paisible que, dans un instant d’oubli, on se prend à mettre en doute l’existence des passions, des désirs, des vaines agitations qu’engendre l’Esprit du mal pour troubler le monde : tout cela, croit-on, n’est que le produit d’un rêve, qu’une étincelante fantasmagorie.

 

Je vois d’ici la petite maison basse et la « galerie » aux minces colonnettes de bois noirci qui en fait le tour afin qu’on puisse, par temps d’orage et de grêle, fermer les volets sans craindre la pluie ; par-derrière, le bosquet de merisiers odorants, les longues rangées d’arbres fruitiers nains noyés dans le pourpre des cerises et la mer d’améthyste des prunes au duvet plombé, l’érable touffu avec le tapis de repos étendu sous son ombre ; par-devant, la cour spacieuse, son herbe courte et verdoyante, le sentier qui mène du cellier à la cuisine, de la cuisine au logis des maîtres, l’oie à long col qui s’abreuve dans une flaque en compagnie de ses oisillons tout soyeux, tout frêles ; la palissade où pendent des chapelets de pommes et de poires tapées, où s’étalent des tapis mis à l’air ; près de la grange, un bœuf dételé qui se vautre auprès d’une charretée de melons. Ce tableau a pour moi un charme inexprimable, parce que je ne le vois plus sans doute et que toutes les choses dont nous sommes séparés nous sont chères.

 

Je ne sais, mais que ma britchka approchât de cette maison, j’éprouvais aussitôt un délicieux sentiment de quiétude, les chevaux s’arrêtaient tout joyeux devant le perron, le cocher descendait lentement du siège et se mettait à bourrer sa pipe comme s’il fût arrivé devant son propre logis, et même l’aboiement flegmatique des roquets, barbets et mâtins n’était pas sans flatter mon ouïe. Mais ce que je préférais dans ces modestes recoins, c’étaient les maîtres du lieu, de bonnes vieilles gens qui s’empressaient à ma rencontre, et qui parfois se présentent encore à mon esprit parmi les habits à la mode dans le tumulte et le luxe du monde. Je m’abandonne alors à la rêverie, je me prends au mirage du passé. Tant de bonhomie, tant de franchise se lit sur leurs visages qu’on renonce volontiers, du moins pour un certain temps, à toute pensée d’ambition, et que, sans y prendre garde, on se donne tout entier à cette humble vie bucolique.

 

Je ne puis oublier deux petits vieux du siècle passé : ils ne sont plus de ce monde, hélas ! mais la pitié me gagne et j’éprouve toujours au cœur un serrement bizarre en songeant que si le sort m’amène quelque jour devant leur domaine abandonné, je découvrirai peut-être au lieu de chaumières un monceau de décombres, un marécage à la place de l’étang, et sur l’emplacement de leur demeure une douve envahie par les ronces… et rien de plus. Oui, il me suffit d’y penser pour que je me sente triste, affreusement triste à l’avance. Mais commençons notre récit.

 

Les deux vieillards dont j’ai entrepris l’histoire avaient pour noms Athanase Ivanovitch et Pulchérie Ivanovna Tovstogoub. Si j’étais peintre et que je voulusse représenter Philémon et Baucis, je ne choisirais pas d’autres modèles. Athanase Ivanovitch pouvait avoir soixante ans, Pulchérie Ivanovna cinquante-cinq. De haute taille, constamment vêtu d’une peau de mouton recouverte de tissu « camelot », Athanase Ivanovitch aimait à être assis courbé, et souriait presque toujours, soit qu’il racontât quelque histoire, soit qu’il se bornât à écouter. Pulchérie Ivanovna était plutôt sérieuse ; elle riait bien rarement, mais on lisait tant de bonté dans ses yeux et sur toute sa figure, on y devinait un tel empressement à vous offrir ce qu’elle avait de meilleur, qu’à n’en pas douter un sourire eût mis une note de fadeur sur cette bonne physionomie. Les légères rides de leur visage étaient disposées avec tant de grâce qu’un peintre en eût aussitôt fait son profit. Elles laissaient deviner leur vie calme et sereine, la vie que menaient chez nous les gens de la vieille roche, simples en dépit de leur richesse et qui toujours formèrent le plus parfait contraste avec ces Petits-Russes de bas étage, goudronniers ou porte-balles, qui s’abattent comme un vol de sauterelles sur les emplois publics, extorquent jusqu’au dernier sou à leurs propres compatriotes, inondent Pétersbourg de chicanoux, amassent enfin la forte somme et ajoutent en signe de triomphe le v russe à l’o final de leur nom. Certes non, ils ne ressemblaient point à ces odieux faquins mes deux braves amis, pas plus d’ailleurs qu’aucune de nos bonnes vieilles familles.

 

On ne pouvait voir sans en être touché leur mutuelle affection. Ils ne se tutoyaient jamais, se disaient toujours vous : « Vous, Athanase Ivanovitch. – Vous, Pulchérie Ivanovna. – C’est vous qui avez défoncé cette chaise, Athanase Ivanovitch ? – Bagatelle, Pulchérie Ivanovna, ne vous fâchez pas, c’est moi-même. » Faute d’enfants, ils avaient concentré l’un sur l’autre toute leur tendresse.

 

Autrefois, dans sa jeunesse, Athanase Ivanovitch avait servi dans la cavalerie légère, il avait même été major en second, mais tout cela datait de loin, de si loin qu’il n’y faisait presque plus jamais allusion. Athanase Ivanovitch s’était marié à l’âge de trente ans, alors qu’il était beau garçon et portait l’habit brodé ; il avait même enlevé avec assez d’adresse Pulchérie Ivanovna, dont les parents ne le voulaient point pour gendre ; mais de cela non plus il ne se souvenait guère, du moins n’en parlait-il jamais.

 

Ces aventures de jadis avaient cédé la place à une vie calme et retirée, à ces rêveries confuses mais point dénuées d’harmonie qui vous surprennent assis sur le balcon de votre jardin, alors que tombant dru sur les arbres, s’écoulant en ruisselets babillards, une belle pluie mène son bruit somptueux, invite tout votre être au sommeil, cependant que l’arc-en-ciel s’insinue à travers le feuillage pour étaler sur le ciel la voûte croulante de ses sept couleurs mates ; ou bien encore quand, en pleine steppe, vous vous laissez bercer par votre calèche qui plonge en une mer de verdure, par le courcaillet de la caille, par le chatouillement délicieux des herbes folles, des épis, des fleurs champêtres, qui vous fouaillent les mains et le visage à travers la portière.

 

Pour les gens qui le venaient visiter, Athanase Ivanovitch avait toujours l’oreille attentive et le sourire gracieux : s’il prenait parfois la parole, c’était le plus souvent pour poser des questions. Il n’était pas de ces vieillards qui vous obsèdent de louanges au temps passé et de critiques au présent. Bien au contraire, il montrait dans ses questions qu’il prenait un grand intérêt aux circonstances de votre propre vie, à vos succès, à vos revers, curiosité commune en tout à celle d’un enfant qui, tout en vous parlant, considère les breloques de votre montre. Dans ces moments-là son visage respirait vraiment la bonté.

 

Comme il est d’usage chez les gens d’autrefois, nos vieillards habitaient un logis aux pièces petites et basses, et dont un énorme poêle occupait presque le tiers. On étouffait dans ces chambrettes, car Athanase Ivanovitch et Pulchérie Ivanovna aimaient beaucoup la chaleur. Toutes les portes des poêles donnaient dans l’antichambre, toujours remplie de paille presque jusqu’à la hauteur du plafond. En Petite-Russie la paille remplace le bois de chauffage ; son feu pétillant et clair rend les antichambres très agréables pendant les soirées d’hiver, alors que les jeunes gens, transis d’avoir couru sur les traces de quelque gaillarde, s’y précipitent en battant des mains.

 

Quelques tableaux, quelques estampes, dans de vieux cadres étroits, décoraient les murs de la pièce d’apparat. Les maîtres du logis, j’en suis sûr, avaient depuis longtemps oublié le sujet de ces tableaux, et si l’on en avait emporté quelques-uns, ils n’auraient sans doute point remarqué leur disparition. Il y avait entre autres deux grands portraits à l’huile, dont l’un représentait un prélat et l’autre l’empereur Pierre III ; dans un cadre exigu une duchesse de La Vallière, toute souillée par les mouches, vous regardait de ses yeux fixes. Une foule de ces petites gravures que l’on s’habitue insensiblement à considérer comme des taches sur le mur et auxquelles pour cela on ne prête plus attention, décoraient le pourtour des fenêtres et le dessus des portes. Dans presque toutes les pièces le plancher était de simple terre battue, mais il reluisait toujours, et sa propreté eût fait envie à n’importe lequel de ces parquets de luxe que balaye la main nonchalante d’un monsieur en livrée à peine arraché au sommeil.

 

Une multitude de coffres et de caisses, de boîtes et de coffrets encombraient la chambre de Pulchérie Ivanovna. Une multitude de sacs et de sachets, contenant toutes sortes de graines – graines de fleurs, graines de légumes, graines de pastèques – étaient suspendus aux murs. Des pelotes de laine de toutes couleurs, des monceaux de chiffons, défroque d’un demi-siècle, s’amoncelaient dans les recoins des coffres et dans les intervalles entre les coffres. La bonne dame était grande ménagère et ramassait tout, sans savoir parfois à quoi cela pourrait servir.

 

Mais ce qu’il y avait de plus remarquable dans ce logis, c’était le chant des portes. Dès le matin ce chant retentissait dans toute la maison. Je ne saurais dire pourquoi elles chantaient ainsi : les gonds en étaient-ils rouillés ? l’ouvrier qui les avait faites y avait-il caché quelque mécanisme secret ? toujours est-il que chaque porte avait son chant particulier : la porte de la chambre à coucher possédait une voix de ténor aigu, celle de la salle à manger une voix rauque de basse, celle de l’antichambre rendait un son étrange, fêlé, plaintif, si bien qu’en prêtant l’oreille on finissait par discerner clairement : Pauvre de moi, je suis gelé. Beaucoup de personnes, je le sais, détestent le cri des portes ; quant à moi, j’en raffole. Qu’il m’advienne de l’entendre, je me crois aussitôt à la campagne : je revois la petite chambre basse qu’éclaire une chandelle fichée dans un antique chandelier, le souper servi, la sombre nuit de mai qui vous regarde par la fenêtre ouverte sur le jardin ; j’entends les roulades du rossignol qui planent sur le parc, sur la maison, jusque sur la rivière lointaine ; je perçois le murmure angoissant des branches… Ô mon Dieu mon Dieu, quelle longue file de souvenirs m’assaille !

 

Il y avait dans la grande pièce des chaises de bois massif comme on les faisait autrefois, avec de hauts dossiers travaillés au tour, sans couleur ni vernis ; elles n’étaient même pas rembourrées et rappelaient vaguement les sièges dont se servent encore nos prélats. On y voyait aussi quelques guéridons d’angle ; une petite table carrée devant le canapé ; une autre devant la glace encadrée d’un mince feuillage doré que les mouches avaient marqueté de points noirs ; et, toujours devant le canapé, un tapis dont le dessin offrait des oiseaux semblables à des fleurs et des fleurs semblables à des oiseaux. Telle était, ou peu s’en faut, la modeste parure du logis de mes bons vieux.

 

Un essaim de filles en jupons rayés, tant jeunes que vieilles, bourdonnait dans la chambre des servantes. Pulchérie Ivanovna leur donnait des bagatelles à coudre, des fruits à éplucher ; mais, le plus souvent, elles se sauvaient à la cuisine pour y dormir à leur aise. Pulchérie Ivanovna croyait de son devoir de les tenir près d’elle et de surveiller leur conduite ; mais, à sa grande surprise, il se passait peu de mois sans que la taille de quelqu’une de ces filles ne devînt plus ample qu’à l’ordinaire. Cela semblait d’autant plus étonnant qu’il n’y avait point de célibataire dans la maison, à part certain galopin, lequel s’en allait toujours pieds nus mais affublé d’un frac gris et passait à dormir le temps qu’il n’employait pas à manger. Dans ces occasions Pulchérie tançait la coupable et lui enjoignait que cela n’arrivât plus.

 

Une horde de mouches battait sans cesse les vitres ; la basse profonde d’un frelon dominait leur tintement qu’accompagnait parfois le sifflement aigu des guêpes ; mais, dès qu’on approchait de la lumière, toute la troupe songeait à la nuitée et dérobait le plafond aux regards sous un épais nuage noir.

 

Les travaux des champs préoccupaient assez peu Athanase Ivanovitch ; cependant il daignait parfois visiter ses faucheurs ou ses moissonneurs et les regardait faire avec une attention assez soutenue. Le fardeau des affaires reposait en entier sur Pulchérie Ivanovna. Ce fardeau consistait à ouvrir et à fermer continuellement le cellier, à cuire, saler, sécher fruits, feuilles et légumes en quantités innombrables. Sa maison ressemblait en tous points à un laboratoire de chimiste. Un feu sempiternel était allumé sous un pommier du jardin ; au-dessus de ce feu un trépied de fer supportait presque toujours un chaudron ou une bassine de cuivre avec des confitures, des gelées, des pâtes accommodées au miel, au sucre et je ne sais plus à quoi. Sous un arbre, le cocher distillait de l’eau-de-vie sur des feuilles de pêchers, des fleurs de merisier ou de centaurée, des noyaux de cerises ; à la fin de cette opération, il n’était plus en état de remuer la langue, barbotait des mots auxquels Pulchérie Ivanovna ne comprenait goutte, et s’en allait faire un somme à la cuisine. Il se cuisait, se salait, se séchait une telle profusion de ces drogues qu’elles auraient fini par envahir toute la cour – car, en plus de ses besoins, la bonne dame aimait à se constituer une réserve, – si une bonne moitié d’entre elles n’eût été dévorée par les servantes, quand celles-ci se faufilaient dans le garde-manger, elles s’y gavaient à tel point qu’elles en avaient ensuite pour une bonne journée à gémir et à se plaindre de maux d’estomac.

 

Pulchérie Ivanovna ne pouvait guère entrer dans les détails du ménage des champs. Intendant et staroste friponnaient sans vergogne. Ces dignes compères avaient pris l’habitude de traiter comme leur bien propre les bois de leurs seigneurs : ils faisaient fabriquer des traîneaux qu’ils vendaient à la foire la plus proche ; ils débitaient aussi les gros chênes dont les Cosaques du voisinage se bâtissaient des moulins. Une seule et unique fois Pulchérie Ivanovna exprima le désir d’inspecter ses bois. On lui attela un drojki qu’enveloppait un énorme tablier de cuir : dès que le cocher secouait les guides pour faire mouvoir ses chevaux qui avaient fait campagne dans la milice, cette guimbarde remplissait l’air de bruits étranges où l’on discernait soudain le son de la flûte et le son du tambour. Chaque crampon, chaque écrou grinçait si bruyamment que du moulin, sis à deux bonnes verstes de distance, on entendait la bonne dame se mettre en route. Pulchérie Ivanovna devait forcément apercevoir les coupes sombres pratiquées dans ses bois et la disparition des chênes que, dans son enfance, elle avait connus déjà séculaires.

 

« Pourquoi donc, Nitchipor, demanda-t-elle à l’intendant qui l’accompagnait, pourquoi donc les chênes sont-ils devenus si clairsemés ? Prends garde que tes cheveux ne le deviennent aussi.

 

– Clairsemés ? allait répétant le bonhomme. C’est qu’ils ont disparu, mais oui, not’dame, tout à fait disparu. La foudre est tombée dessus, les vers les ont rongés… Enfin, que voulez-vous, not’dame, ils ont disparu, tout à fait disparu. »

 

Cette réponse satisfit pleinement Pulchérie Ivanovna : rentrée à la maison, elle donna seulement l’ordre de doubler la garde dans le verger autour des griottiers et des grands poiriers d’hiver.

 

Ces dignes administrateurs, l’intendant et le staroste, trouvèrent inutile d’emmagasiner toute la farine : les maîtres se contenteraient bien de la moitié ; ils en vinrent même à choisir cette moitié parmi la farine moisie ou mouillée qu’on leur refusait à la foire. Ainsi donc nos deux gaillards rapinaient effrontément ; toute la maisonnée s’adonnait à la goinfrerie, depuis la femme de charge jusqu’aux pourceaux qui bâfraient des tas de prunes et de pommes et parfois même donnaient du groin contre un arbre pour en faire tomber une pluie de fruits ; moineaux et corbeaux becquetaient à qui mieux mieux ; les domestiques portaient force cadeaux à leurs bons amis des villages voisins et dérobaient même de vieilles pièces de toile et des paquets de filasse qui s’en allaient à la source de toutes choses, autrement dit au cabaret ; leurs dignes invités, cochers et laquais flegmatiques, maraudaient tant et plus ; et malgré tout cela, cette terre de bénédiction se montrait si fertile et ses heureux possesseurs si modérés dans leurs besoins, que toutes ces déprédations passaient inaperçues.

 

 

Comme tous les gens d’autrefois, nos deux vieillards étaient un peu portés sur leur bouche. Dès que pointait l’aurore – car ils étaient fort matineux – dès que les portes faisaient entendre leur concert discordant, ils s’attablaient et prenaient leur café. Athanase Ivanovitch passait ensuite dans l’antichambre, franchissait le seuil et disait, en brandissant son mouchoir :

 

« Psch ! Psch ! voulez-vous bien vous sauver, les oies ! » Une fois dans la cour, il se heurtait d’ordinaire à l’intendant, avec lequel il entrait en conversation : il l’interrogeait par le menu sur les travaux des champs, lui communiquait de telles remarques, lui passait de tels ordres qu’en l’entendant chacun eût admiré son habileté à faire valoir et qu’un béjaune se fût même refusé à croire qu’on pouvait duper un maître aussi clairvoyant. Mais l’intendant, vieux routier, savait de quelle manière répondre et mieux encore de quelle manière agir.

 

Après quoi, Athanase Ivanovitch regagnait le logis et disait en s’approchant de sa femme :

 

« Que vous en semble, Pulchérie Ivanovna, ne serait-il pas temps de manger quelque chose ?

 

– Mais que pourrait-on bien manger maintenant, Athanase Ivanovitch ? Des galettes au lard ou des petits pâtés à la graine de pavots ? ou encore des oronges salées ?

 

– Va pour les oronges et les petits pâtés », répondait Athanase Ivanovitch ; et la table aussitôt se couvrait d’une nappe sur laquelle apparaissaient oronges et petits pâtés.

 

Une heure avant de dîner, Athanase Ivanovitch cassait encore la croûte : il avalait une bonne portion d’eau-de-vie dans un antique gobelet d’argent, et la faisait passer à l’aide de champignons, de petits poissons séchés et d’autres abat-faim. On dînait à midi. Outre les plats et les saucières, la table supportait une quantité de petits pots hermétiquement clos afin que l’appétissant fumet de la vieille cuisine ne pût s’évaporer. Pendant le repas, la conversation roulait le plus souvent sur des sujets intimement liés à cette grande affaire.

 

« Il me semble, commençait d’ordinaire Athanase Ivanovitch, il me semble que ce sarrasin est un peu brûlé ; qu’en pensez-vous, Pulchérie Ivanovna ?

 

– Mais non, mais non, Athanase Ivanovitch, mettez-y un peu plus de beurre, il ne vous paraîtra plus brûlé ; ou, si vous préférez, versez par-dessus un peu de cette sauce aux champignons.

 

– Soit, répondait Athanase Ivanovitch en lui tendant son assiette ; voyons ce que cela donnera. »

 

Après le dîner, Athanase Ivanovitch s’en allait faire la sieste. Au bout d’une heure, Pulchérie Ivanovna lui apportait une pastèque coupée en tranches et disait :

 

« Goûtez donc cette pastèque, Athanase Ivanovitch, vous verrez comme elle est bonne.

 

– Oui, le cœur en est rouge à souhait ; mais ne vous y fiez pas, Pulchérie Ivanovna, rétorquait Athanase Ivanovitch en prenant une tranche de grosseur raisonnable ; il y en a qui sont bien rouges et qui cependant ne valent rien. »

 

Mais la pastèque avait tôt fait de disparaître. Quelques poires lui succédaient, puis nos deux époux faisaient un tour de jardin. De retour au logis, Pulchérie Ivanovna vaquait à ses affaires, tandis que son mari, installé sous l’auvent, face à la cour, considérait le cellier, lequel s’ouvrait et se refermait sans cesse, livrant passage aux servantes qui, se poussant l’une l’autre, apportaient et remportaient toutes sortes de broutilles dans des caissettes, des tamis, des corbeilles et d’autres récipients encore. Au bout d’un certain temps il envoyait quérir Pulchérie Ivanovna, ou bien il allait la trouver lui-même, et lui disait :

 

« Que pourrais-je bien manger, Pulchérie Ivanovna ?

 

– Je n’en sais trop rien, répliquait celle-ci. Voulez-vous que je vous fasse servir les tartelettes aux fraises et à la crème que j’ai mises de côté exprès pour vous ?

 

– Va pour les tartelettes, répondait Athanase Ivanovitch.

 

– Vous préférez peut-être de la gelée de fruits ?

 

– Va pour la gelée de fruits », répondait Athanase Ivanovitch.

 

Et, sur-le-champ, on apportait toutes ces bonnes choses, qui bien entendu ne faisaient pas long feu.

 

Avant le souper, Athanase Ivanovitch prenait encore une légère collation. À neuf heures et demie le souper était servi. Dès le lever de table on allait dormir, et le silence le plus profond régnait dans ce petit coin de terre si actif et si tranquille à la fois.

 

Il faisait dans la chambre à coucher une chaleur si torride que bien peu de personnes eussent pu y demeurer quelques heures ; cependant, pour avoir plus chaud encore, Athanase Ivanovitch couchait sur le poêle, dont la haute température le forçait à se lever plusieurs fois pendant la nuit et à se promener de long en large dans la pièce. Au cours de ces promenades, il lui arrivait de gémir.

 

« Qu’avez-vous donc à gémir, Athanase Ivanovitch ? s’informait dans ces cas-là Pulchérie Ivanovna.

 

– Dieu le sait, Pulchérie Ivanovna ; il me semble que j’ai un peu mal à l’estomac, répondait Athanase Ivanovitch.

 

– Vous feriez peut-être mieux de prendre quelque chose, Athanase Ivanovitch.

 

– Croyez-vous, Pulchérie Ivanovna ? Après tout, que pourrait-on bien prendre ?

 

– Du lait caillé ou de la compote de poires tapées.

 

– Soit, on peut toujours essayer », acquiesçait Athanase Ivanovitch.

 

Une servante, tirée du sommeil, allait fouiller dans les armoires ; Athanase Ivanovitch mangeait une pleine assiettée ; après quoi il avait coutume de dire :

 

« Il me semble que je vais un peu mieux. »

 

Parfois, quand le temps était serein et le logis bien chaud, Athanase Ivanovitch, mis en joie, se laissait aller à badiner aux dépens de Pulchérie Ivanovna ; il abordait, dans ce dessein, quelque sujet d’ordre plus général.

 

« Voyons, Pulchérie Ivanovna, lui demandait-il, si notre maison venait à brûler, que deviendrions-nous ?

 

– Que Dieu nous garde ! À quoi pensez-vous ? s’exclamait Pulchérie Ivanovna en faisant le signe de la croix.

 

– Mais enfin, supposons qu’elle vienne à brûler, où trouverions-nous refuge ?

 

– Dieu sait ce que vous dites, Athanase Ivanovitch ! Comment notre maison pourrait-elle brûler ? Le bon Dieu ne le permettra pas.

 

– Mais si pourtant elle brûlait ?

 

– Eh bien, nous passerions dans le bâtiment de la cuisine ; vous prendriez la chambre de la femme de charge.

 

– Et si la cuisine brûlait aussi ?

 

– Allons donc ! La maison et la cuisine brûleraient ! Mais Dieu ne le permettra jamais !… Dans ce cas-là nous nous installerions dans les communs, en attendant que la maison soit reconstruite.

 

– Mais si les communs brûlaient également ?

 

– Qu’est-ce que vous dites ! je ne veux plus vous entendre. Savez-vous que c’est un péché de parler de la sorte et que le bon Dieu ne laisse pas impunis de pareils propos ? »

 

Mais Athanase Ivanovitch, satisfait de son innocente raillerie, souriait doucement, immobile sur sa chaise.

 

C’est quand ils recevaient des visites que j’aimais surtout mes bons vieux. Tout dans leur logis prenait alors un autre aspect. Ces braves gens se donnaient corps et âme à leurs invités : ce qu’ils avaient de meilleur, ils le faisaient apporter ; ils luttaient d’empressement à offrir les produits de leur terre. Il n’entrait d’ailleurs – et c’est ce qui me plaisait le plus – aucune affectation dans ces prévenances. Une cordialité si touchante se peignait sur leur visage qu’aucun invité ne pouvait se dérober à leurs instances : on sentait trop bien qu’ils cédaient à l’élan de leur cœur. Il y a loin de cette franche bonhomie à l’obséquiosité écœurante d’un commis de finances parvenu, qui vous reçoit en vous traitant de bienfaiteur et en rampant à vos pieds.

 

Jamais ils ne laissaient un visiteur partir le jour même de sa venue ; on le contraignait à passer la nuit.

 

« Comment, vous voulez déjà partir ? À une heure si tardive et pour une aussi longue route ? disait immuablement Pulchérie Ivanovna, bien que le visiteur n’habitât le plus souvent qu’à une petite lieue de chez eux.

 

– Bien sûr, bien sûr, insistait de son côté Athanase Ivanovitch, sait-on jamais ce qui peut arriver ? Vous pouvez rencontrer des voleurs, ou quelque individu mal intentionné.

 

– Que Dieu nous garde des voleurs ! reprenait Pulchérie Ivanovna. Pourquoi conter de pareilles choses à la tombée de la nuit ? Il n’est pas question de voleurs, mais il fait sombre. Ce n’est pas un bon moment pour voyager. Et votre cocher, je le connais, votre cocher, il est si petit, si malingre, qu’il ne viendrait pas à bout d’une génisse ! D’ailleurs soyez sûr qu’à cette heure-ci il cuve son vin quelque part. »

 

Et le visiteur se voyait contraint de rester. D’ailleurs une soirée passée dans une petite chambre douillette, le ronron berceur de propos pleins de chaleur et de bonhomie, le fumet d’un souper substantiel accommodé de main de maître, payaient largement sa complaisance.

 

Il me semble voir Athanase Ivanovitch courbé sur sa chaise, son éternel sourire aux lèvres, écoutant avec attention, avec jouissance même, les discours de son hôte. La conversation tombait souvent sur la politique. Le visiteur qui, lui non plus, ne quittait guère son manoir, prenait une mine grave et un ton de mystère : il se livrait à des conjectures, prétendait que les Anglais et les Français s’étaient secrètement concertés pour lâcher de nouveau Bonaparte en Russie, ou affirmait tout bonnement que la guerre allait éclater. Alors Athanase Ivanovitch avait coutume de dire en affectant de ne pas regarder Pulchérie Ivanovna :

 

« J’ai moi-même l’intention d’aller à la guerre ; pourquoi n’irais-je pas à la guerre ?

 

– Allons, le voilà parti ! l’interrompait Pulchérie Ivanovna. Ne prêtez pas attention à ce qu’il dit, ajoutait-elle en s’adressant à leur invité. Le voyez-vous faire la guerre à son âge ! Mais le premier soldat venu le tuerait ; oui, bien sûr, il le coucherait en joue et le tuerait !

 

– À moins, répliquait Athanase Ivanovitch, que ce ne soit moi qui le tue.

 

– Écoutez-le dire, reprenait Pulchérie Ivanovna, qu’irait-il faire à la guerre ? Jusqu’à ses pistolets qui sont rouillés et mis au rancart ! Si vous les voyiez ! Ils lui éclateraient bien certainement dans les mains et le défigureraient !

 

– Qu’à cela ne tienne ! disait Athanase Ivanovitch. Je m’achèterai de nouvelles armes, je prendrai un sabre ou une lance de Cosaque.

 

– Voilà de belles inventions ! Quand il lui vient une idée en tête, on ne peut plus l’arrêter, s’offusquait Pulchérie Ivanovna. J’ai beau savoir qu’il plaisante, cela n’en est pas moins désagréable à entendre. Il est toujours comme ça : parfois à force de l’écouter la peur me prend. »

 

Mais Athanase Ivanovitch, satisfait d’avoir quelque peu effrayé Pulchérie Ivanovna, souriait doucement, courbé sur sa chaise.

 

Jamais Pulchérie Ivanovna ne m’amusait tant qu’à l’heure du souper, quand elle menait son hôte vers la crédence où étaient disposés les hors-d’œuvre.

 

« Voici, disait-elle en débouchant un carafon, voici de l’eau-de-vie de millefeuille et de sauge, excellent remède contre les maux d’épaules et de reins ; voici de l’eau-de-vie de centaurée, souveraine contre les dartres et les bourdonnements d’oreilles. Et voici de l’eau de noyau, prenez-en donc un petit verre, quelle bonne odeur, n’est-ce pas ? Si quelqu’un en se levant donne du front contre l’angle d’une table ou d’une armoire et qu’il se fasse une bosse, un petit verre de cette eau-de-vie avant le dîner lui enlèvera son mal séance tenante. »

 

Elle passait ensuite en revue les autres ratafias qui, presque tous, possédaient quelque vertu curative. Quand elle avait bien lesté son hôte de toutes ces mixtures, elle passait au solide et, désignant un bataillon d’assiettes :

 

« Voilà, disait-elle, des champignons au serpolet. En voici d’autres aux clous de girofle et aux noix de Valachie. Je tiens la recette d’une Turque, à l’époque où nous avions ici des prisonniers de cette nation. C’était une bien brave femme, et l’on ne s’apercevait pas le moins du monde qu’elle fût de la religion turque : elle faisait presque tout comme nous, sauf qu’elle ne mangeait point de viande de porc : à l’en croire, c’est défendu par leur loi… Voilà encore des champignons aux feuilles de cassis et à la noix de muscade. Et ça, ce sont des courges marinées ; c’est la première fois que j’en fais, je ne sais pas si cela vous plaira. C’est le Père Ivan qui m’a appris à les préparer : on prend un petit baril, on y met d’abord une couche de feuilles de chêne, puis du poivre et du salpêtre, puis des fleurs de queue-de-rat, que l’on range les queues en l’air. Voilà enfin des petits pâtés : ceux-ci sont au fromage, ceux-là à la caillebotte, en voici d’autres aux choux et au sarrasin, ce sont ceux que préfère Athanase Ivanovitch.

 

– C’est vrai, confirmait Athanase Ivanovitch, je les aime beaucoup ; ils sont tendres et un peu aigrelets. »

 

Bref, Pulchérie Ivanovna était toujours de parfaite humeur quand elle avait des invités : la brave femme leur appartenait tout entière ! J’aimais fort faire visite aux deux époux ; comme tout le monde, je me donnais chez eux des indigestions et cependant j’y retournais avec plaisir. Au reste je me demande si en Petite-Russie, l’air même ne serait point propice à la digestion : qui s’adonnerait ici à de pareilles ripailles risquerait fort d’être bientôt étendu non point dans son lit, mais sur la table !

 

Ah, les bonnes, les excellentes vieilles gens ! Mais j’arrive maintenant à une fort triste aventure qui bouleversa à tout jamais cette paisible retraite, et qui frappera d’autant plus que la cause en fut bien futile. Par un bizarre arrangement des choses, d’imperceptibles causes ont toujours engendré de grands événements, tandis que les grandes entreprises n’avaient que d’insignifiants résultats. Un conquérant rassemble toutes ses forces, fait la guerre pendant plusieurs années, ses capitaines se couvrent de gloire, et tout cela se termine par l’acquisition de quelques arpents où l’on saurait à peine planter des pommes de terre. Mais qu’un faiseur de saucisses en vienne aux mains à propos de bottes avec un confrère d’une autre ville, aussitôt leur querelle met le feu aux deux villes, puis aux bourgs, puis aux villages, et bientôt au pays tout entier. Mais laissons là ces propos élevés : ce n’est point ici leur place et, par ailleurs, je n’aime pas les considérations qui ne sont que des considérations. Pulchérie Ivanovna avait une petite chatte grise qui se tenait presque toujours roulée en boule à ses pieds. Elle se plaisait parfois à la caresser, à lui chatouiller le cou, que la friponne étirait à n’en pouvoir plus. Ce n’est pas qu’elle l’aimât beaucoup ; mais par habitude de la voir constamment, elle s’était attachée à la petite bête. Cette affection offrait pourtant matière aux railleries d’Athanase Ivanovitch.

 

« Je ne sais vraiment, Pulchérie Ivanovna, ce que vous trouvez de bon dans cet animal. À quoi un chat peut-il servir ? Ah ! si vous aviez un chien, ce serait une autre affaire. On pourrait l’emmener à la chasse, mais un chat !

 

– Vous feriez mieux de vous taire, Athanase Ivanovitch, répondait Pulchérie Ivanovna. Il faut toujours que vous disiez quelque chose. Un chien, c’est une bête malpropre, un chien, cela gâte et casse tout ; un chat au contraire, c’est une gentille créature qui ne fait de mal à personne. »

 

Au reste, Athanase Ivanovitch se souciait tout aussi peu de chiens que de chats ; ce qu’il en disait, c’était tout bonnement pour taquiner Pulchérie Ivanovna.

 

Derrière le jardin s’élevait un grand bois que l’entreprenant régisseur avait jusqu’alors épargné, craignant sans doute que le bruit des cognées ne parvînt aux oreilles de Pulchérie Ivanovna. Ce bois était touffu, sombre, abandonné ; d’épais buissons de coudriers masquaient les vieilles souches, leur donnant une vague ressemblance avec les pattes velues des pigeons. Des chats sauvages le hantaient. Il ne faut pas confondre les chats sauvages avec les braves à trois poils qui vagabondent sur les toits : en dépit de leurs manières brusques, ces habitants des villes sont beaucoup plus civilisés que les hôtes des grands bois, engeance le plus souvent sombre et farouche, toujours affamée, toujours décharnée, au miaulement rude et primitif. Ces garnements creusent parfois des galeries souterraines, par lesquelles ils s’insinuent dans les celliers pour y voler du lard ; ils poussent l’audace jusqu’à sauter brusquement dans les cuisines par la fenêtre ouverte, quand ils s’aperçoivent que le cuisinier est allé faire un tour. Ils ignorent tout sentiment généreux, vivent de rapines, étouffent les moineaux dans leur nid. À travers la route souterraine du cellier ces matous s’abouchèrent avec la petite chatte de Pulchérie Ivanovna, qui bientôt se laissa séduire par eux comme une niaise de village par une troupe de soldats. Elle disparut. Sa maîtresse la fit rechercher ; mais on ne la trouva nulle part. Trois jours se passèrent ; après quelques regrets Pulchérie Ivanovna finit par l’oublier. Un jour qu’ayant fait l’inspection de son potager, elle apportait à Athanase Ivanovitch des concombres cueillis de sa propre main, un miaulement désolé frappa son ouïe. Comme d’instinct, elle prononça : Minet, minet, minette, et soudain sortit des broussailles sa petite chatte grise, toute maigre, toute défaite : elle n’avait évidemment rien mangé depuis plusieurs jours. Pulchérie Ivanovna l’appelait toujours : la chatte immobile miaulait, mais n’osait approcher, tant elle était devenue sauvage. Pulchérie Ivanovna se remit en marche, continuant ses appels ; la chatte la suivit toute craintive jusqu’à la palissade, puis quand elle eut reconnu les lieux, elle se décida à pénétrer dans la maison. Pulchérie Ivanovna lui fit aussitôt donner du lait et de la viande ; assise devant sa pauvre favorite, elle se délectait à la voir laper son lait et dévorer morceau sur morceau. La grise fugitive paraissait grossir à vue d’œil ; elle ne mangeait déjà plus avec autant de voracité ; Pulchérie Ivanovna étendit la main pour la caresser, mais l’ingrate avait sans doute trop pris goût à la société des chats sauvages, ou bien elle s’était entichée auprès de ces francs gueux de la maxime romanesque qu’amour et gueuserie passent richesse et solitude ; car elle sauta par la fenêtre et personne ne put l’attraper.

 

La bonne vieille se prit à songer. « C’est ma mort qui est venue me chercher ! » décida-t-elle ; et toute la journée cette pensée l’absorba, rien ne put l’en distraire. En vain Athanase Ivanovitch voulut-il plaisanter, connaître les raisons de cette soudaine mélancolie. Pulchérie Ivanovna demeurait muette ou donnait des réponses qui ne pouvaient le satisfaire. Le lendemain elle avait beaucoup maigri.

 

« Qu’avez-vous donc, Pulchérie Ivanovna ? Seriez-vous malade ?

 

– Non, je ne suis pas malade. Athanase Ivanovitch ; mais il faut que je vous prévienne d’un événement d’importance : je mourrai cet été, je le sais, ma mort est déjà venue me prendre. »

 

Les lèvres d’Athanase Ivanovitch eurent un pli douloureux, mais réprimant son chagrin, il s’efforça de sourire :

 

« Vous ne savez pas ce que vous dites, Pulchérie Ivanovna ; au lieu de votre infusion habituelle, vous aurez pris par mégarde de l’eau de noyau.

 

– Non, Athanase Ivanovitch, je n’ai point pris d’eau de noyau. »

 

Athanase Ivanovitch éprouva un remords : il considérait Pulchérie Ivanovna, tandis qu’une larme perlait à sa paupière.

 

« Je vous demande, Athanase Ivanovitch, de remplir mes dernières volontés, reprit Pulchérie Ivanovna. J’entends qu’on m’enterre près de l’église, qu’on me mette ma robe grise, vous savez celle qui est ornée de fleurettes sur fond brun. Surtout ne me mettez pas ma robe de satin à rayures framboise : une morte n’a plus besoin de parure ; tandis que vous, vous pourrez en faire une robe de chambre d’apparat pour recevoir convenablement les visites.

 

– Dieu sait ce que vous dites, Pulchérie Ivanovna, répétait Athanase Ivanovitch. Il ne s’agit pas encore de mourir ; à quoi bon nous faire peur à l’avance ?

 

– Non, Athanase Ivanovitch, je sais que ma mort approche. Mais ne vous chagrinez pas à mon sujet : je suis vieille, j’ai bien assez vécu ; vous n’êtes plus jeune son plus, nous nous reverrons bientôt dans l’autre monde. »

 

Mais Athanase Ivanovitch sanglotait comme un enfant.

 

« C’est un péché de pleurer, Athanase Ivanovitch. Ne pleurez pas, n’attirez point sur vous le courroux du Seigneur. Je ne regrette pas de mourir, je ne regrette qu’une chose (ici un profond soupir lui échappa), je regrette de ne pas savoir à qui vous confier, qui aura soin de vous lorsque je ne serai plus. Vous êtes comme un petit enfant et qui vous sert doit vous aimer. »

 

Comme elle disait ces mots, il se peignit sur son visage une pitié si profonde, une affliction si désolée, que personne, je crois, n’aurait pu la regarder de sang-froid.

 

« Écoute, Eudoxie, dit-elle à la femme de charge qu’elle avait fait appeler tout exprès ; quand je serai morte, prends soin de ton maître comme de la prunelle de tes yeux, comme de ton propre enfant. Fais bien attention qu’on lui prépare les plats qu’il aime ; donne-lui toujours du linge et des vêtements bien propres ; s’il vient des visites, habille-le comme il faut, sans cela il est bien capable de les recevoir dans sa vieille robe de chambre, car il commence à ne plus distinguer les jours de fête des jours ordinaires. Ne le perds pas des yeux, Eudoxie, je prierai pour toi dans l’autre monde et Dieu te récompensera. N’oublie pas ce que je dis, Eudoxie, tu es déjà vieille, tu n’as plus longtemps à vivre, ne charge pas ton âme d’un péché. Si tu ne prends pas bien soin de lui, tu n’auras plus de bonheur en ce monde, je supplierai moi-même Notre Seigneur de ne point t’accorder une bonne fin. Tu seras malheureuse pour le restant de ta vie ; jamais tes enfants, jamais ta famille ne connaîtront la bénédiction du bon Dieu. »

 

Pauvre vieille ! Elle ne songeait alors ni à l’instant solennel qui l’attendait, ni à son âme ni à la vie future ; elle ne songeait qu’au pauvre homme qui avait été le compagnon de sa vie entière et qu’il lui fallait maintenant abandonner. Avec une parfaite lucidité elle régla toutes choses de manière qu’Athanase Ivanovitch ne pût se ressentir de son absence. Elle était tellement convaincue de sa fin prochaine, elle avait si bien préparé son âme à cet événement, qu’au bout de quelques jours elle dut en effet s’aliter et refusa toute nourriture. Athanase Ivanovitch se montra plein d’attention ; il ne quittait plus le chevet de la malade.

 

« Ne voudriez-vous pas prendre quelque chose, Pulchérie Ivanovna ? » disait-il en la regardant dans les yeux avec inquiétude.

 

Mais Pulchérie Ivanovna ne répondait rien. Finalement elle remua les lèvres comme pour rompre ce long silence… et exhala son dernier souffle.

 

Athanase Ivanovitch était anéanti. L’événement le confondit à tel point qu’il ne versa pas même une larme ; il considérait le cadavre avec des yeux troubles, le sens de la mort paraissait lui échapper.

 

On étendit la morte sur une table, on l’habilla de la robe qu’elle avait indiquée, on lui croisa les bras sur la poitrine, on lui mit un cierge entre les doigts ; – Athanase Ivanovitch regardait faire avec une complète insensibilité. Des gens de toute condition envahirent bientôt l’enclos : on était venu de loin rendre les derniers devoirs ; on dressa dans la cour de longues tables chargées de pâtés, de ratafias et du traditionnel gâteau de riz funéraire. Les visiteurs parlaient, pleuraient, contemplaient la défunte, évoquaient ses qualités, reportaient leurs regards sur Athanase Ivanovitch, – il n’avait pour toutes ces choses qu’un regard hébété. On emporta enfin le corps, tout le monde se mit en route, – il suivit le cortège. Le clergé avait revêtu ses plus beaux ornements, le soleil luisait, les nourrissons pleuraient dans les bras de leurs mères, les alouettes chantaient, des marmots en chemise folâtraient sur le chemin. On plaça enfin le cercueil au-dessus de la tombe, on l’invita à s’approcher, à embrasser une dernière fois la défunte. Il s’approcha, l’embrassa, des larmes roulèrent dans ses yeux, mais c’étaient des larmes quasi insensibles. On descendit le cercueil ; le prêtre jeta la première pelletée de terre ; le diacre et les deux chantres entonnèrent un requiem dont les sons bas et traînants allaient se perdre dans le ciel pur, sans nuages ; les fossoyeurs prirent leur pelle et la terre eut bientôt rempli et recouvert la fosse. À ce moment, Athanase Ivanovitch s’avança ; tout le monde lui fit place, désireux de connaître son intention. Il leva les yeux, laissa errer autour de lui un regard troublé et dit :

 

« Vous l’avez déjà enterrée ! Pourquoi ?… »

 

Il ne put achever sa phrase.

 

Mais quand il fut de retour chez lui, quand il se trouva dans la chambre vide, d’où l’on avait emporté jusqu’à la chaise de Pulchérie Ivanovna, il se prit à sangloter, à sangloter sans fin, à sangloter douloureusement, inconsolablement, tandis que des larmes s’échappaient à flots de ses yeux ternis.

 

Cinq années s’écoulèrent. Quel chagrin le temps n’emporte-t-il point ? Quelle passion résiste à la lutte inégale qu’il lui livre ? J’ai connu un homme dans la fleur de ses ans, doué d’un caractère vraiment élevé et des qualités les plus précieuses, je l’ai connu en proie à une passion tendre, folle, exaltée et pourtant noble ; et devant moi, presque sous mes yeux, l’objet de son amour, une douce créature, belle comme un ange, fut emportée par l’insatiable faucheuse. Je n’ai jamais vu pareils transports, angoisse aussi poignante, désespoir aussi frénétique. Je n’aurais jamais cru qu’un homme pût se créer un enfer de cette noirceur, un enfer où ne perce jamais la moindre lueur d’espérance. On gardait à vue le malheureux amant ; on lui enleva tous les instruments dont il eût pu faire usage pour se détruire. Au bout de quinze jours, surmontant soudain sa douleur, il se mit à rire, à plaisanter : on lui rendit la liberté, il en profita pour s’acheter aussitôt un pistolet. Et voici qu’un jour un coup de feu subit épouvante ses proches : on se précipite dans sa chambre, on le trouve par terre, le crâne fracassé. On eut l’heur de tomber sur un médecin dont le nom était alors sur toutes les lèvres. Cet habile homme reconnut dans le malheureux quelques restes de vie et, à la surprise générale, parvint à le guérir. On redoubla de surveillance : on ôtait au désespéré jusqu’aux couteaux de table, jusqu’au moindre objet dont il eût pu se frapper. Il trouva pourtant une nouvelle occasion de s’échapper et se jeta sous les roues d’une voiture : il eut la jambe et le bras cassés, mais une fois de plus on lui sauva la vie. Un an plus tard, je le rencontrai dans un salon très fréquenté : assis à une table de jeu, il annonçait d’une voix joyeuse en écartant une carte : « Petite misère ! » – tandis que, debout derrière lui, appuyée au dossier de sa chaise, une toute jeune femme – la sienne – jouait négligemment avec ses jetons.

 

Cinq années donc après la mort de Pulchérie Ivanovna, me trouvant dans ces parages, l’idée me vint d’aller surprendre Athanase Ivanovitch, de revoir ces lieux où j’avais jadis passé tant de bonnes heures, trop bien traité par la généreuse hôtesse. Quand j’approchai du manoir, la maison me parut deux fois plus vieille ; les chaumines s’étaient tout à fait penchées sur le flanc, leurs habitants avaient sans doute subi le même sort ; la palissade était complètement détruite, et je vis de mes propres yeux la cuisinière en arracher des pieux pour en chauffer son poêle, quand elle n’avait que deux pas de plus à faire pour atteindre un tas de fagots. Je gagnai tristement le perron : les mêmes barbets, les mêmes mâtins, mais aveugles ou les pattes cassées, se mirent à aboyer en dressant leurs queues frisées, tout embroussaillées de chardons. Le vieillard vint à ma rencontre. Était-ce bien lui ? Je le reconnus aussitôt, mais il paraissait deux fois plus courbé qu’auparavant. Il me reconnut aussi et m’accueillit avec son sourire d’autrefois. Je le suivis dans la maison : tout y semblait dans le même état, mais j’eus tôt fait de remarquer je ne sais quel désordre, indice certain d’une absence. Bref, j’éprouvai cette sensation bizarre qui s’empare de nous en pénétrant pour la première fois dans le logis d’un veuf que nous n’avions jamais vu sans son inséparable compagne. Semblable angoisse vous étreint à la vue d’un infirme que l’on a toujours connu valide. La sollicitude de Pulchérie Ivanovna faisait défaut en tout : un des couteaux que l’on mit sur la table n’avait point de manche ; les plats n’étaient plus accommodés avec la même perfection. Quant aux travaux des champs, je ne voulus même pas m’en informer et craignis même de donner un coup d’œil aux communs.

 

Quand nous prîmes place à table, une servante attacha une serviette sous le menton d’Athanase Ivanovitch ; elle fit bien, car il aurait sali toute sa robe de chambre. Je tâchai de le distraire, lui racontai les nouvelles : il m’écoutait avec son immuable sourire, mais par moments son regard devenait vide, aucune pensée ne l’animait plus. Il porta à son nez, au lieu de la porter à sa bouche, plus d’une cuillerée de bouillie, et la servante devait alors guider sa main. Il y avait entre chaque plat de longs intervalles dans le service. Athanase Ivanovitch s’en apercevait lui-même et demandait :

 

« Pourquoi reste-t-on si longtemps sans nous servir ? »

 

Mais à travers une fente de la porte je voyais bien que le galopin à qui incombait ce soin s’en souciait fort peu et dormait sur son banc, la tête baissée.

 

« C’est ce plat-ci, me dit Athanase Ivanovitch quand on nous présenta des ramequins, c’est ce plat-ci… continua-t-il, et je remarquai que sa voix se faisait tremblante et qu’une larme était prête à jaillir de ses yeux plombés, bien qu’il s’efforçât de la retenir ; c’est ce plat-ci que ma pau… pauvre… »

 

Et tout à coup il fondit en larmes ; son bras levé retomba sur son assiette, qui culbuta, roula par terre, se brisa ; la sauce le couvrit tout entier. Il demeurait assis insensible, insensible il tenait sa cuiller, et ses pleurs, comme une fontaine intarissable, coulaient, coulaient à flots sur la serviette qui le protégeait.

 

« Mon Dieu, me dis-je en le regardant, cinq années ont passé, cinq années de cet universel exterminateur qu’est le temps, et ce vieillard déjà glacé, ce vieillard à qui la vie semblait avoir épargné toute émotion forte, ne lui réservant que de longues séances dans un bon fauteuil, des anecdotes sans malice, des régals de poires tapées et de poissons fumés, – ce vieillard est encore déchiré par une affliction sans merci. Qui donc, de la passion ou de l’habitude, a sur nous le plus d’empire ? Ou peut-être nos désirs, nos ardeurs, nos ivresses ne sont-ils qu’un apanage de notre belle saison, peut-être notre seule jeunesse nous fait-elle croire ce tourbillon irrésistible ? » Quoi qu’il en soit, toutes nos passions me parurent en ce moment de purs enfantillages, comparées à cette longue, à cette lente, à cette quasi inconsciente habitude. Plusieurs fois Athanase Ivanovitch s’efforça de prononcer le nom de la défunte, mais toujours au milieu du mot son visage placide s’altérait convulsivement et ses sanglots d’enfant venaient me frapper au cœur. Non, ce n’étaient point de ces larmes dont se montrent si prodigues les vieillards quand ils nous dépeignent leur triste position et toutes leurs infortunes ; ce n’étaient point non plus les pleurs faciles qu’ils versent après un verre de punch ; non, ces larmes-là coulaient d’elles-mêmes sans que la volonté y fût pour rien, elles débordaient d’un cœur déjà ulcéré par les pointes de la douleur.

 

Athanase Ivanovitch ne survécut pas longtemps à ma visite. J’ai récemment appris qu’il n’était plus. Chose surprenante, certaines circonstances donnèrent à sa mort quelque ressemblance avec celle de Pulchérie Ivanovna. Il voulut un beau jour faire un tour dans son jardin. Alors qu’avec son insouciance habituelle, il marchait à pas lents le long d’une allée sans avoir aucune idée dans la tête, une étrange aventure lui advint. Il entendit soudain quelqu’un prononcer derrière lui d’une voix assez distincte : « Athanase Ivanovitch. » Il se retourna : personne n’était là ; il promena son regard de tous côtés et jusque dans les buissons, mais ne vit toujours personne. Le temps était serein, le ciel brillait. Il réfléchit un instant, son visage parut s’animer et il finit par dire : « C’est Pulchérie Ivanovna qui m’appelle ! »

 

Il vous est sans doute arrivé d’entendre une voix vous appeler par votre nom : à en croire les gens simples, c’est une âme qui se languit de vous et qui vous signifie votre arrêt de mort. J’ai toujours, je l’avoue, redouté cet appel mystérieux que j’ai ouï plus d’une fois dans mon enfance. C’était d’ordinaire par une belle journée de soleil : pas une feuille ne remuait, un silence de mort planait, les grillons même avaient cessé leur chant, il n’y avait âme qui vive au jardin. Et, je l’avoue encore, la nuit la plus sinistre et la plus orageuse, toute la furie des éléments me surprenant dans une forêt impraticable, m’auraient moins effrayé que cet horrible silence dans la sérénité de ce beau jour. Je me jetais à toutes jambes hors du jardin, éperdu, haletant, et parvenais seulement à me calmer quand la rencontre d’un être humain avait dissipé dans mon cœur l’épouvantable sensation de vide qui l’étreignait.

 

Convaincu que la défunte l’avait appelé, Athanase Ivanovitch se soumit à cette idée avec une docilité d’enfant. Il se mit à tousser, à maigrir, à fondre comme un cierge, et s’éteignit enfin tout comme s’éteint un cierge quand plus rien ne reste qui puisse alimenter sa flamme débile.

 

« Enterrez-moi auprès de Pulchérie Ivanovna », dit-il ; et ce furent ses dernières paroles.

 

Suivant son désir, on l’enterra près de l’église à côté de Pulchérie Ivanovna. La cérémonie attira moins de beau monde, mais tout autant de petites gens et de mendiants. Cette fois le manoir devint complètement vide. Intendant et staroste emportèrent chez eux toutes les nippes, toutes les antiquailles que la femme de charge n’avait pas encore enlevées. Bientôt arriva on ne sait d’où l’héritier du domaine, un parent éloigné, qui avait eu le grade de lieutenant dans je ne sais quelle arme et qui ne rêvait que réformes. Il s’aperçut aussitôt que la propriété était tenue avec désordre et négligence : il décida de remédier à cet abus et d’établir en toutes choses l’ordre le plus parfait. À ces fins, il acheta une demi-douzaine de belles faucilles anglaises, fit apposer un numéro sur toutes les chaumières, bref prit de si sages mesures qu’au bout de six mois son bien fut mis sous tutelle. La sage tutelle – confiée à un ancien fonctionnaire et à un capitaine en retraite dont l’uniforme avait souffert des intempéries – eut tôt fait d’exterminer la basse-cour, œufs y compris. Les chaumières, qui penchaient déjà jusqu’au sol, s’effondrèrent pour de bon ; les paysans devinrent de francs ivrognes et prirent presque tous la clef des champs. Quant au propriétaire lui-même, qui d’ailleurs vivait en assez bons termes avec ses tuteurs et prenait le punch en leur compagnie, il ne faisait dans sa terre que de rares et courts séjours. On peut encore le rencontrer dans toutes les foires de la Petite-Russie : il s’informe minutieusement du prix des denrées qui ne se vendent qu’en gros, farine, chanvre, miel, etc., mais il ne fait emplette que de babioles telles que pierres à feu, cure-pipes et autres menus objets dont la valeur globale ne dépasse guère un rouble.

 

VIÏ[1]

 

Dès que la cloche du séminaire, qui était pendue à la porte du couvent des Confrères, dans la bonne ville de Kiev, faisait entendre à pointe d’aube ses appels sonores, des groupes d’écoliers – grammairiens, rhétoriciens, philosophes, théologiens – accouraient de toutes parts. Les grammairiens, d’un âge encore tendre, se bousculaient les uns les autres et se lançaient des injures d’une voix de fausset. Leurs habits étaient le plus souvent sales, déchirés, et leurs poches toujours remplies de mille objets hétéroclites, tels que : osselets, sifflets de plume, croûtes de pâté, jeunes moineaux même, dont le pépiement indiscret, rompant parfois le silence sacré de la classe, attirait sur leur possesseur force coups de férule, force cinglées de verges. Les rhétoriciens marchaient certes avec plus de gravité ; mais, si leurs habits étaient souvent vierges d’accrocs, leurs visages se paraient presque toujours d’ornements assez semblables aux figures de rhétorique, un œil au beurre noir, par exemple, une cloque sur la lèvre ou quelque autre marque distincte ; ceux-là devisaient et juraient d’une voix de ténor. Quant aux philosophes, ils parlaient une octave plus bas et n’avaient dans leurs poches que des rognures de tabac. Ils ne faisaient jamais de provisions, préférant dévorer illico l’aubaine qui leur tombait sous la patte ; ils sentaient tous la pipe et le brandevin, de si loin parfois que plus d’un artisan, allant à sa besogne, s’arrêtait en les croisant et flairait longtemps l’air comme un limier qui s’évente.

 

À cette heure matinale, le marché s’ouvrait à peine, et les vendeuses de craquelins, de pains mollets, de pépins de pastèque, de tourteaux de pavots, se pendaient aux basques de ceux des écoliers dont les habits étaient faits de drap fin ou de coton.

 

« Par ici, mes jeunes messieurs, par ici ! criaient-elles à qui mieux mieux. Voyez les beaux craquelins, les beaux pains mollets, les beaux tortillons, les beaux croquembouches.

 

– Regardez-moi la belle sucette, achetez-la, mes jeunes messieurs ! criait une autre en brandissant une sorte de longue tresse en pâte de guimauve.

 

– Ne lui achetez rien, disait une voisine. Voyez comme elle est laide. Quel nez à faire peur, quelles mains dégoûtantes ! Pouah ! »

 

Nos commères se gardaient toutefois d’importuner les philosophes et les théologiens, sachant du reste que, tout en se servant à pleines mains, ces effrontés ne prenaient jamais les marchandises qu’à l’essai.

 

En arrivant au séminaire, la gent écolière s’éparpillait dans les classes, grandes pièces basses pourvues de petites fenêtres, de larges portes et de vieux bancs maculés. Les « auditeurs » faisaient réciter leurs leçons aux élèves. La voix perçante d’un grammairien se trouvait au diapason des petites vitres, qui lui répondaient presque à l’unisson. La voix de basse d’un rhétoricien que ses lèvres épaisses rendaient, pour le moins, digne d’appartenir à la philosophie bourdonnait dans un coin, et de loin tout se perdait dans un confus « bou-bou-bou… ». Tout en écoutant les leçons, les répétiteurs regardaient du coin de l’œil sous le banc, où les poches de leurs pupilles laissaient apparaître un pain mollet, un ramequin, des pépins de potiron.

 

Quand cette savante cohorte arrivait d’un peu trop bonne heure ou quand on savait que les professeurs tarderaient un peu, alors, d’un consentement unanime, s’engageait une bataille à laquelle tout le monde devait prendre part, y compris les « auditeurs », chargés pourtant de veiller au bon ordre et aux bonnes mœurs de la gent écolière. Deux théologiens réglaient d’ordinaire l’ordonnance du combat ; tantôt chaque classe se battait à part, tantôt la troupe se divisait en deux camps : la « bourse » et le « séminaire ». En tout cas l’initiative appartenait aux grammairiens qui d’ailleurs dès l’entrée en lice des rhétoriciens se retiraient sur les hauteurs pour observer les chances du combat. Puis arrivait la philosophie et ses longues moustaches noires, puis enfin la théologie avec ses larges nuques et ses grègues horrifiques. La théologie remportait presque toujours une victoire complète et refoulait jusque dans sa classe la philosophie, contrainte de se frotter les côtes et de s’affaler sur les bancs pour reprendre haleine. À son entrée le professeur qui, dans son jeune temps, avait pris part à de semblables échauffourées, devinait aux visages cramoisis que la lutte avait été chaude ; et tandis qu’il cinglait à coups de verge les doigts de la rhétorique, un autre professeur dans une autre classe caressait à coups de férule les doigts de la philosophie. Cependant les théologiens se voyaient traités de tout autre manière : chacun d’eux recevait « une mesure de gros pois » pour parler comme le régent, ou, en d’autres termes, une bonne volée de coups de martinet.

 

Les jours de grande fête, séminaristes et boursiers s’en allaient dans les bonnes maisons montrer les marionnettes. Quelquefois ils jouaient eux-mêmes la comédie où, dans les rôles d’Hérodiade ou de la femme de Putiphar, se distinguait toujours quelque grand flandrin de théologien, à peu près aussi haut que le clocher de Kiev. On leur offrait en remerciement une pièce de toile, un sac de millet, une moitié d’oie rôtie et d’autres bagatelles. Tout ce peuple savant – le séminaire comme la bourse, en dépit de la haine héréditaire qui les divisait – souffrait d’une extrême gueuserie jointe à une voracité sans pareille : le nombre des rissoles que chacun d’eux absorbait à son souper défiait tout calcul ; les offrandes des riches propriétaires ne pouvaient donc suffire à leur consommation. Alors le sénat, à savoir les philosophes et les théologiens, envoyait, sous la conduite d’un philosophe, les grammairiens et les rhétoriciens remplir leurs sacs dans les potagers de la ville ; il lui arrivait même de diriger les opérations in corpore. Ces soirs-là, la bourse faisait une galimafrée de citrouilles ; quant à messieurs les sénateurs, ils s’empiffraient à tel point de melon et de pastèque que le lendemain ils récitaient à leurs répétiteurs deux leçons au lieu d’une : tandis que leurs lèvres marmonnaient la première, la seconde rognonnait dans leur estomac. Boursiers et séminaristes portaient le même accoutrement : une sorte de longue lévite qui s’étendait « jusqu’à nos jours », terme technique qui voulait dire : plus bas que les talons.

 

De tous les événements de l’année, le plus solennel, c’étaient les vacances qui commençaient au mois de juin. À cette époque toute la bourse regagnait d’ordinaire ses pénates ; la grande route se couvrait de grammairiens, de philosophes, de théologiens ; celui qui n’avait pas de foyer était l’hôte d’un camarade. Les philosophes et les théologiens partaient « en condition », c’est-à-dire qu’ils allaient donner des leçons aux fils de riches campagnards qui leur octroyaient en retour une paire de bottes, parfois même de quoi se payer une lévite. La confrérie voyageait en troupe, cassait la croûte en pleins champs et dormait à la belle étoile. Chacun d’eux portait un sac qui contenait une chemise et une paire de bandes molletières. Les théologiens se montraient particulièrement économes et soigneux pour ne pas user leurs bottes, surtout quand il y avait de la boue ; ils les portaient sur l’épaule, pendues à un bâton, et, retroussant leurs culottes jusqu’aux genoux, pataugeaient intrépidement dans les mares. Un village apparaissait-il à l’horizon, ils abandonnaient aussitôt la grande route, et s’alignant devant la maison de meilleure apparence, ils entonnaient à tue-tête une complainte. Le maître du logis, quelque vieux Cosaque laboureur, les écoutait longtemps, la tête appuyée sur les deux mains, puis il se prenait à sangloter et se tournant vers sa ménagère :

 

« Femme, lui disait-il, ce que chantent les écoliers est vraiment bien édifiant. Donne-leur donc du petit salé et ce que nous pouvons encore avoir en fait de mangeaille. »

 

Aussitôt une pleine terrine de ramequins était versée dans le sac des étudiants ; un beau morceau de petit salé, quelques pains de seigle, voire une poule attachée par les pattes, complétaient l’aubaine. Après y avoir fait honneur, grammairiens, rhétoriciens, philosophes et théologiens poursuivaient leur route. Toutefois, plus ils allaient de l’avant, plus leur nombre diminuait ; la caravane s’éparpillait de droite et de gauche et ne comprenait bientôt plus que ceux dont les pénates étaient le plus éloignés de la ville.

 

 

Au cours d’un voyage de ce genre, trois boursiers quittèrent la grande route pour se ravitailler dans le premier village qu’ils rencontreraient, car depuis longtemps leurs sacs étaient vides. C’étaient le théologien Haliava, le philosophe Thomas Brutus et le rhétoricien Tibère Gorobets.

 

Haut de taille et large d’épaules, le théologien Haliava avait la singulière habitude de s’approprier tout ce qui lui tombait sous la main. Il avait d’ailleurs – surtout après boire – des accès d’humeur sombre ; il se terrait alors au plus fort de la brousse et l’on avait toutes les peines du monde à l’y retrouver.

 

Le philosophe Thomas Brutus était au contraire un joyeux compagnon ; il aimait fort à rester couché, à fumer la pipe ; quand il faisait ribote, il ne manquait jamais de louer des musiciens et de danser un « trépak » endiablé. Il goûtait fréquemment aux « gros pois », aventure qu’il acceptait avec une parfaite indifférence : ce qui doit arriver arrive, constatait-il philosophiquement.

 

Le rhétoricien Tibère Gorobets n’avait encore le droit ni de porter moustaches, ni de boire la goutte, ni de fumer la pipe. Son crâne ne s’ornait que d’un « hareng[2] », preuve que son caractère se formait à peine. Toutefois les grosses bosses au front avec lesquelles il arrivait souvent en classe permettaient de prévoir qu’il deviendrait un excellent homme de guerre. Le théologien Haliava et le philosophe Thomas lui témoignaient leur protection en le tirant souvent par le toupet et l’employaient non moins souvent en qualité de commissionnaire.

 

Le soir tombait déjà quand ils s’engagèrent dans un chemin de traverse ; le soleil venait de se coucher ; l’atmosphère était encore saturée de chaleur. Le théologien et le philosophe marchaient en silence, la pipe aux dents. Le rhétoricien Tibère Gorobets abattait à coups de bâton les têtes des chardons qui longeaient le chemin. Le dit chemin serpentait sous des bouquets de chêneaux et de coudriers disséminés parmi les prairies. Des coteaux, des collines vertes et rondes comme des coupoles d’église, de-ci de-là, rompaient la monotonie de la plaine. Par deux fois des champs de blé semblèrent annoncer l’approche d’un village. Mais nos étudiants les avaient dépassés depuis une bonne heure sans qu’apparût encore la moindre habitation. Les ténèbres envahissaient le ciel, une dernière lueur rougeâtre pâlissait à l’occident.

 

« Que diantre y a-t-il là ? s’écria enfin le philosophe Thomas Brutus ; il me semblait pourtant bien que nous arrivions à un village. »

 

Sans souffler mot le théologien parcourut du regard les environs ; puis il remit sa pipe entre ses dents et tous trois poursuivirent leur route.

 

« Ma parole, dit de nouveau le philosophe en s’arrêtant, on ne voit même pas le poing du diable !

 

– Nous finirons bien par trouver un village », dit cette fois le théologien, mais sans quitter sa pipe.

 

Entre-temps, la nuit était venue, et une nuit fort sombre. De légers nuages augmentaient l’obscurité, et, selon toute apparence, l’on ne pouvait compter ni sur la lune ni sur les étoiles. Les boursiers s’aperçurent que depuis un bon moment ils faisaient fausse route.

 

« Ah çà ! mais où est donc le chemin ? » s’écria le philosophe d’une voix haletante, après avoir en vain tâtonné du pied à droite et à gauche.

 

Le théologien ne répondit d’abord rien, mais après mûre réflexion :

 

« Effectivement, la nuit est noire », proféra-t-il.

 

Le rhétoricien se coucha sur le ventre et se mit à chercher le chemin en rampant, mais ses mains ne rencontrèrent que des terriers de renards. Jamais chariot, semblait-il, n’avait laissé de traces dans cette steppe sans fin.

 

Au prix de nouveaux efforts, nos voyageurs avancèrent encore quelque peu sans que le tableau changeât. Le philosophe essaya en vain de crier : sa voix se perdit dans l’air, et pour toute réponse, ils ne perçurent qu’un léger gémissement qui ressemblait à un lointain hurlement de loups.

 

« Diable, que faire ? dit le philosophe.

 

– Nous arrêter et passer la nuit à la belle étoile », répondit le théologien, en mettant la main dans sa poche pour en tirer son briquet et rallumer sa pipe.

 

Le philosophe ne pouvait admettre pareille proposition. Il avait l’habitude d’ingurgiter tous les soirs quinze bonnes livres de pain accompagnées de quatre non moins bonnes livres de lard, il sentait donc dans son estomac un vide insupportable. En outre, malgré son humeur joviale, le philosophe craignait un peu les loups.

 

« Eh non, Haliava, jamais de la vie, déclara-t-il tout net. On ne peut tout de même pas se coucher comme un chien sans s’être mis quelque chose sous la dent. Essayons encore de trouver une habitation ; nous aurons peut-être la chance de boire au moins la goutte avant de dormir.

 

Au mot de goutte, le théologien cracha énergiquement de côté.

 

« Oui, bien sûr, approuva-t-il, nous n’allons pas coucher dehors. »

 

Les boursiers se remirent donc en marche ; à leur immense joie, ils entendirent bientôt aboyer dans le lointain ; après avoir écouté attentivement d’où venait cet appel, ils se dirigèrent avec plus de courage de ce côté et aperçurent bientôt de la lumière.

 

« Un village ! Parole d’honneur, un village ! » s’écria le philosophe.

 

Ses conjectures ne le trompaient point. Au bout de quelques instants, ils rencontrèrent un petit hameau, qui ne comprenait que deux maisons réunies par une cour commune. On voyait de la lumière aux fenêtres ; une dizaine de pruniers étendaient leurs branches par-dessus la clôture. En regardant par les fentes du portail nos voyageurs aperçurent à la lueur de quelques rares étoiles des chariots de rouliers.

 

« En avant, les gars, dit le philosophe ; il s’agit de ne pas flancher et d’obtenir un gîte coûte que coûte. »

 

Les trois hommes de science frappèrent ensemble à la porte et s’écrièrent d’une voix :

 

« Ouvrez ! »

 

La porte d’une des masures cria sur ses gonds et au bout d’une minute nos boursiers virent apparaître devant eux une vieille femme engoncée dans une peau de mouton.

 

« Qui est là ? cria-t-elle en toussant sourdement.

 

– Laisse-nous passer la nuit chez toi, ma bonne ; nous nous sommes égarés et il fait aussi mauvais dans la campagne que dans un ventre affamé.

 

– Et quelles gens êtes-vous ?

 

– Des gens de tout repos : le théologien Haliava, le philosophe Brutus et le rhétoricien Gorobets.

 

– Impossible, grogna la bonne femme, c’est plein de monde chez nous, tous les coins sont occupés. Où vous mettrais-je ? Et puis, grands et forts comme vous êtes, vous feriez crouler ma maison si je vous y logeais ! Je les connais, ces philosophes et ces théologiens : quand on s’avise de recevoir de pareils ivrognes, tout ce qu’on a est au pillage. Allez-vous-en, il n’y a pas de place ici pour vous.

 

– Prends pitié de nous, ma bonne. Tu ne vas pas laisser périr de gaieté de cœur des âmes chrétiennes. Mets-nous où tu voudras, et si nous faisons ceci ou cela… enfin n’importe quoi… que nos mains se dessèchent et qu’il nous arrive… ce que Dieu seul peut savoir ! »

 

La vieille parut ébranlée.

 

« Soit, dit-elle après un moment de réflexion. Je vais vous ouvrir, mais je vous placerai tous trois dans des endroits différents ; je ne dormirais pas tranquille si je vous savais ensemble.

 

– Comme tu voudras, acquiescèrent les étudiants ; nous n’avons rien à redire. »

 

Le portail grinça, et ils pénétrèrent dans la cour.

 

« Et maintenant, ma bonne, dit le philosophe tout en la suivant, est-ce que par hasard il y aurait moyen de… ? Tu me saisis, hein ?… Ma parole, je sens comme des roues de chariot me circuler dans le ventre. Je n’ai pas eu depuis ce matin la moindre miette dans la bouche.

 

– Voyez-moi encore ce qu’il lui faut ! bougonna la vieille. Non, mon ami, ne t’attends à rien du tout de ce genre ; je n’ai pas chauffé mon poêle de la journée.

 

– Pourtant, insista le philosophe, nous t’aurions payé cela demain, et en belles espèces sonnantes… « Compte là-dessus, ma vieille », ajouta-t-il à part soi.

 

– Marchez, marchez, et contentez-vous de ce qu’on vous donne. En voilà des faiseurs d’embarras ! »

 

Grande fut à ces paroles la déception du philosophe Thomas ; mais soudain son nez flaira une odeur de poisson séché : lorgnant aussitôt les grègues du théologien qui marchait à ses côtés, il vit qu’une énorme queue de poisson sortait de la poche du compère. Haliava avait déjà eu le temps de subtiliser une belle carpe dans l’un des chariots ; c’était d’ailleurs là un larcin purement désintéressé, commis par simple habitude ; il n’y songeait déjà plus, et quêtait de ses yeux fureteurs quelque objet de bonne prise, fût-ce une simple roue cassée. Le philosophe Thomas put donc sans aucun scrupule plonger sa main dans la poche du digne théologien comme dans la sienne propre et en extraire fort adroitement le poisson.

 

La vieille assigna aux écoliers des gîtes différents : elle introduisit le rhétoricien dans la chaumine, puis elle enferma le théologien dans un réduit vide et le philosophe dans une bergerie également vide.

 

Resté seul, le philosophe dévora sa carpe en moins d’un instant, parcourut du regard le palis de la bergerie, donna un coup de pied à un cochon curieux qui passait son groin par une fente et s’étendit sur le côté droit ; il allait s’endormir du sommeil du juste quand soudain la petite porte basse de l’enclos s’ouvrit, et la vieille entra en se courbant.

 

« Eh bien, grand-maman, que viens-tu faire ici ? » dit le philosophe.

 

Mais la vieille allait droit à lui, les bras ouverts.

 

« Hé, hé ! pensa le philosophe, voilà où tu veux en venir ! Grand merci, ma charmante ! »

 

Il recula d’instinct. Mais sans plus de cérémonie, la vieille s’approcha de nouveau.

 

« Écoute, bonne maman, dit le philosophe, nous sommes en carême, et je suis ainsi fait que pour mille ducats je ne toucherais à la viande. »

 

Cependant la vieille, toujours sans souffler mot, étendait vers lui des bras avides et tâchait de le saisir. Une terreur subite s’empara du philosophe, surtout quand il vit les yeux de la gaillarde étinceler d’une lueur étrange.

 

« Que me veux-tu, grand-maman ? Va-t’en, va-t’en, au nom du ciel ! » s’écria-t-il.

 

Sans desserrer les lèvres, la vieille fonçait sur lui ; déjà ses bras l’agrippaient. Le philosophe bondit sur ses pieds, prêt à fuir. La vieille lui barra la porte, darda sur lui son regard flamboyant, marcha de nouveau à sa rencontre. Il voulut la repousser, mais à sa grande surprise il s’aperçut que ses bras ne pouvaient se lever ni ses jambes bouger. Sa voix elle-même ne retentissait plus, ses lèvres remuaient sans émettre aucun son ; il ne percevait que les battements de son cœur. Il vit la vieille s’approcher de lui, lui croiser les deux bras sur la poitrine, lui courber la tête, se jeter sur son dos avec l’agilité d’un chat ; elle lui cingla les côtes de son balai et il partit d’un trait, trottinant comme un cheval de selle. Tout cela s’était fait si rapidement que le pauvre philosophe n’avait pas eu le temps de se reconnaître ; il saisit ses genoux à deux mains dans l’intention d’arrêter sa course ; mais, ô stupeur, ses jambes galopaient contre sa volonté et faisaient des bonds dignes d’un cheval tcherkesse. Le hameau était déjà loin ; une vaste plaine s’ouvrait devant eux, que flanquait une forêt d’un noir de suie. « Eh mais, c’est une sorcière ! » put enfin se dire Thomas.

 

La lune en son premier quartier brillait au firmament. La timide lumière de minuit, toute pénétrée de molles vapeurs, s’étendait doucement sur la terre comme un voile diaphane. Les bois et les prairies, le ciel et la vallée, tout semblait dormir les yeux ouverts ; aucune brise n’agitait l’air moite ; les ombres des arbres et des buissons tombaient longues et aiguës comme des queues de comète sur la pente douce de la plaine unie. Telle était la nuit, tandis que le philosophe Thomas Brutus galopait avec son bizarre cavalier sur le dos. Une langueur inconnue, angoissante et douce à la fois, s’insinuait en son cœur. Il baissa la tête : alors l’herbe de la steppe, que pourtant il frôlait presque, lui parut croître très loin, très bas, tandis qu’au-dessus d’elle s’étendait une nappe d’eau claire comme une source de montagne. Cette herbe formait une sorte de fond de mer limpide, transparent jusqu’en ses profondeurs : du moins il y voyait sa propre image réfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait sur son dos. Au lieu de la lune, un soleil inconnu promenait sa lumière sur cette mer ; une ondine à l’abri d’une touffe de roseaux laissait entrevoir son dos, sa jambe, son corps souple, nerveux, tout tremblotement et tout étincelles. Tantôt, son visage aux yeux clairs et perçants tourné vers lui, elle s’approche en roucoulant sa chanson insinuante, et quand elle atteint presque la surface de l’eau, elle tressaille d’un rire éclatant, puis soudain plonge et s’éloigne ; tantôt elle se renverse sur le dos, ses formes vaporeuses ondulent capricieusement, et sous la caresse du soleil nocturne, ses seins prennent une blancheur mate de porcelaine tendre ; une foule de petites bulles les couvrent comme autant de perles ; elle frissonne toute et rit au fond de l’eau.

 

Voit-il cela, ne le voit-il pas ? Rêve-t-il, est-il éveillé ? Et là-bas, qu’entend-il ? Est-ce le vent qui souffle, est-ce une musique qui s’élève ? Cela résonne, bruit, s’étend, s’approche, pénètre dans l’âme comme un trille aigu.

 

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » songeait, tout en regardant en bas, le philosophe Thomas Brutus, toujours lancé à fond de train. Ruisselant de sueur, il éprouvait une sensation diaboliquement agréable, une jouissance atroce, épuisante. Il croyait parfois n’avoir plus de cœur et posait avec effroi sa main sur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâchait de se remémorer toutes les prières qu’il connaissait, quand soudain il éprouva un soulagement : sa marche devenait plus lente, la sorcière l’étreignait plus mollement, l’herbe drue frôlait maintenant ses pieds et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le pâle croissant de la lune brillait au firmament.

 

« Bien, bien ! » pensa le philosophe Thomas, qui se prit à réciter presque à haute voix ses exorcismes. Et soudain, avec la promptitude de l’éclair, il se débarrassa de la vieille et lui sauta à son tour sur le dos. La sorcière se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapidité telle que son cavalier pouvait à peine respirer. La terre semblait fuir sous ses pieds ; n’eût été la rapidité de la course qui les confondait devant ses yeux, il aurait pu, à la lueur indécise de la lune, distinguer les objets épars sur la plaine mate. Il saisit une bûche au passage et se mit à battre de toutes ses forces la sorcière, lui arrachant d’abord des hurlements de colère, puis des gémissements de plus en plus affaiblis, plus doux, plus langoureux : on eût dit le tintement frêle d’une clochette d’argent Ces sons plaintifs pénétraient jusqu’à l’âme du philosophe. « Est-ce bien une vieille femme ? » se demandait-il involontairement.

 

« Oh ! je n’en puis plus ! » murmura-t-elle enfin d’une voix brisée en se laissant choir sur le sol.

 

Le philosophe se remit sur pied et comme l’aurore se levait, illuminant au loin les coupoles dorées des églises de Kiev, il osa dévisager la sorcière couchée devant lui. C’était une belle jeune fille avec de grands cheveux épars et des cils longs comme des flèches. Ses bras nus et blancs écartés sur le sol, elle gémissait en levant au ciel des yeux remplis de larmes.

 

La pitié, l’effroi, un trouble étrange aussi s’emparèrent de Thomas. Tremblant comme la feuille, il se mit à courir à toutes jambes. Son cœur battait à se rompre ; il ne s’expliquait point le bizarre sentiment qui pour la première fois l’agitait. La campagne avait perdu tout attrait pour lui, et il se hâta de regagner Kiev, sans pouvoir oublier un seul instant l’hallucinante aventure.

 

On ne voyait presque plus d’écoliers dans la ville : tous, qu’ils fussent ou non pourvus de « conditions », avaient déjà pris la clef des champs, car dans les campagnes de la Petite-Russie il est bien facile de se régaler sans bourse délier de crème, de fromage, de boulettes, de ramequins larges comme votre chapeau. La grande bâtisse à demi ruinée où logeaient les boursiers était complètement vide ; notre philosophe eut beau fureter dans tous les coins, explorer même tous les trous du toit, cachettes ordinaires des écoliers, il n’y découvrit pas le moindre morceau de lard, pas le moindre chanteau de pain. Il ne perdit pas la tête pour autant et trouva rapidement remède à sa détresse. Après avoir arpenté par trois fois en sifflotant la place du marché, il échangea un clignement d’œil avec une accorte veuve en bonnet jaune, qui, tout au bout de ladite place, faisait commerce de rubans, de plombs de chasse et de roues de charrette. Le jour même, attablé dans une maisonnette en pisé qu’ombrageait une cerisaie, il fit honneur à un poulet, à des galettes de millet, bref à toutes sortes de victuailles dont l’énumération n’en finirait plus. Ce soir-là on put voir le philosophe commodément établi au cabaret : étendu sur un banc, un grand pot d’étain devant lui, il fumait sa pipe comme de coutume ; il jeta ostensiblement un demi-ducat au cabaretier juif. Il regardait les allants et venants d’un œil insouciant et satisfait et ne pensait plus du tout à sa fantastique aventure.

 

Cependant le bruit se répandit en tous lieux que la fille d’un des plus riches centeniers, dont la terre se trouvait à quelque douze lieues de Kiev, était revenue un jour d’une promenade toute rouée de coups, et ayant à peine la force de marcher. Sentant son heure dernière approcher, elle avait témoigné le désir que l’oraison pour les agonisants, et, trois jours après sa mort, les prières pour les trépassés, fussent récitées par un certain Thomas Brutus, séminariste dans la bonne ville de Kiev. Notre philosophe apprit la nouvelle du recteur en personne, qui le convoqua dans sa chambre pour lui signifier d’avoir à partir sans délai : le noble seigneur avait mandé tout exprès une voiture et des gens pour le prendre.

 

Notre philosophe tressaillit : il éprouvait un malaise indéfinissable, la vague appréhension d’un malheur. Aussi déclara-t-il tout franc qu’il ne partirait point.

 

« Écoute, domine Thomas, lui rétorqua le recteur qui dans certains cas en usait fort civilement avec ses subordonnés, personne ne songe à te demander ton avis là-dessus. Note seulement ceci : si tu t’avises de regimber le moins du monde, je te ferai frotter le dos et le reste avec de bonnes verges de bouleau de façon que tu n’éprouves pas d’ici belle lurette le besoin d’aller te faire frictionner aux étuves. »

 

Sans plus rien répliquer, le philosophe sortit en se grattant légèrement la nuque, bien résolu d’ailleurs à mettre dès la première occasion son salut dans ses jambes. Il descendait tout pensif l’escalier plutôt raide qui menait à la cour complantée de peupliers, quand il perçut assez nettement la voix du recteur : l’excellent homme donnait des ordres à son cellérier ainsi qu’à une autre personne, envoyée sans doute par le centenier.

 

« Remercie le digne seigneur de sa farine et de ses œufs, disait le recteur ; dis-lui que je lui enverrai, dès qu’ils seront prêts, les livres dont il me parle dans sa lettre : je les ai donnés à un écrivain pour qu’il les copie. Et n’oublie pas, mon bon ami, de rappeler à ton maître qu’il y a d’excellents poissons dans ses viviers, de beaux esturgeons principalement. Je le sais fort bien et lui serai reconnaissant de m’en faire tenir à l’occasion : ici, au marché, le poisson est cher et mauvais. Et toi, Iavtoukh, donne à ces braves gens un gobelet de brandevin ! Quant au philosophe, n’oubliez pas de l’attacher, sans quoi il aurait tôt fait de déguerpir. »

 

« Voyez-vous, ce fils du diable ! ronchonna le philosophe à part soi. Il a flairé le pot aux roses. »

 

Descendu dans la cour, il aperçut une kibitka qu’il prit tout d’abord pour une grange montée sur roues. Elle avait en vérité la profondeur d’un four à briques. C’était l’habituel véhicule de Cracovie, dans lequel les Juifs s’entassent par cinquante à la fois, sans compter les marchandises, pour une tournée dans toutes les villes où ils ont flairé une foire. Une demi-douzaine de Cosaques, gaillards robustes encore qu’un peu mûrs, l’attendaient. Leurs caftans de drap fin à brandebourgs faisaient voir qu’ils appartenaient à un seigneur de quelque importance ; de légères cicatrices révélaient qu’ils avaient fait la guerre, et non sans gloire.

 

« Que faire ? songea le philosophe. Ce qui doit arriver arrive ! »

 

Et s’adressant aux Cosaques :

 

« Bonjour, camarades, leur dit-il d’une voix forte.

 

–– Bonjour, sire philosophe, lui répondirent certains d’entre eux.

 

– Alors, comme ça, il faut que je vous tienne compagnie ! Vous avez là une fameuse guimbarde, poursuivit-il en grimpant dans la voiture. Il n’y avait, ma foi, qu’à louer des musiciens : c’est une vraie salle de danse.

 

– Oui, c’est un équipage bien conditionné », répondit un des Cosaques en s’asseyant sur la ridelle à côté du cocher, dont la tête était enveloppée d’un torchon, car il avait trouvé moyen de laisser son bonnet en gage à quelque cabaretier.

 

Les cinq autres s’introduisirent avec le philosophe dans les profondeurs de la voiture et s’installèrent sur des sacs remplis d’objets de toutes sortes dont ils avaient fait emplette en ville.

 

« Je serais curieux de savoir, dit le philosophe, à supposer que l’on chargeât cette guimbarde de quelques marchandises, comme par exemple de sel ou de fer en barres, combien il faudrait de chevaux pour la traîner.

 

– Pour sûr ! dit au bout d’un bon moment le Cosaque qui avait pris place auprès du cocher, on aurait besoin d’un nombre de chevaux en conséquence. »

 

Après une réponse aussi péremptoire, le Cosaque se crut en droit de garder le silence pour le reste de la route.

 

Notre philosophe grillait d’envie de savoir qui était ce centenier, quel caractère il avait, ce qu’on pensait de sa fille, cette agonisante qui était rentrée de promenade d’une manière si étrange, et dont l’histoire se trouvait brusquement mêlée à la sienne propre, bref, tout le train de vie de cette maison. Il pressa donc les Cosaques de questions ; mais lesdits Cosaques étaient sans doute des philosophes comme lui, car, affalés sur les sacs, ils se contentaient pour toute réponse de fumer leur brûle-gueule.

 

Cependant l’un d’eux, se tournant vers l’automédon, lui fit cette courte recommandation :

 

« Prends garde, Overko, espèce de vieil étourneau ; quand tu arriveras au cabaret qui se trouve sur la route de Tchoukhraïlovo, n’oublie pas de t’arrêter et de nous réveiller, les camarades et moi, pour le cas où nous serions endormis. »

 

Cela dit, il ne tarda pas, en effet, à ronfler. Mais sa recommandation était bien inutile, car à peine la guimbarde fut-elle en vue du cabaret que tous s’écrièrent d’une seule voix :

 

« Halte ! »

 

Au reste les chevaux d’Overko avaient depuis longtemps pris l’habitude de s’arrêter d’eux-mêmes devant chaque bouchon.

 

Malgré la chaleur accablante d’une journée de juillet, tous nos gens sautèrent à bas de la voiture et se précipitèrent dans l’ignoble taudis. Le tenancier, qui était juif, accueillit ces vieilles pratiques avec force démonstrations de joie. Il apporta dans un pan de sa lévite quelques saucissons de porc et après les avoir déposés sur la table, se détourna de ce mets interdit par le Talmud. Quand tout le monde se fut installé, un énorme pot de terre apparut devant chaque convive. Le philosophe Thomas dut prendre part à la frairie. Et comme les Petits-Russes ont le vin tendre, toute la pièce retentit bientôt de sonores accolades.

 

« Viens çà, Spirid, que je t’embrasse !

 

– Sur mon cœur, Doroche, sur mon cœur ! »

 

Une joue appuyée sur son poing, le plus vieux de la bande, à en juger par ses moustaches grises, sanglotait à fendre l’âme : il n’avait plus ni père ni mère, il était seul au monde. Un autre, grand raisonneur, lui prodiguait des consolations.

 

« Ne pleure pas, voyons, ne pleure pas : Dieu sait ce qu’il fait. »

 

Un autre, celui qui avait nom Doroche, se montra soudain fort curieux.

 

« Voyons, demandait-il sans cesse au philosophe Thomas, dites-moi un peu ce qu’on vous enseigne au séminaire. C’est-y ce que notre chantre nous dégoise à l’église, ou bien c’est-y autre chose ?

 

– Laisse là tes questions, disait le raisonneur d’une voix empâtée. Va pour ce qui en est. Dieu sait ce qu’il fait. Dieu sait tout.

 

– Non, non, insistait Doroche, je veux savoir ce qu’il y a dans leurs livres : c’est peut-être pas du tout la même chose que dans ceux de notre chantre.

 

– Mon Dieu, mon Dieu ! reprenait le digne mentor. Peut-on dire des choses pareilles ! C’est la volonté du bon Dieu, voyons ! Et ce que Dieu a fait, on n’y peut rien changer.

 

– Je veux savoir tout ce qui est écrit. Je veux entrer au séminaire. Parole d’honneur ! Tu ne me crois peut-être pas capable d’apprendre ce qu’on y enseigne ? j’apprendrai tout, tout.

 

– Ô mon Dieu, mon Dieu !… » soupira le consolateur, et il laissa choir sa tête sur la table, car il n’était plus en état de la tenir debout.

 

Cependant les autres Cosaques parlaient des seigneurs ou se demandaient pour quelle raison il y a une lune au ciel.

 

Cette disposition des esprits parut au philosophe Thomas propice à ses desseins. Il s’adressa tout d’abord au grison qui se lamentait d’avoir perdu père et mère.

 

« Qu’as-tu à geindre comme ça, vieux frère ? Moi aussi, je suis orphelin. Laissez-moi partir, mes braves gens : qu’avez-vous besoin de moi ?

 

– Oui, oui, approuvèrent quelques-uns, laissons-le partir. C’est un orphelin, que diantre ! qu’il aille où bon lui semble !

 

– Ô mon Dieu, mon Dieu ! dit le consolateur en soulevant la tête. Laissez-le partir. Qu’il aille son chemin, le pauvre ! »

 

Et déjà les Cosaques s’apprêtaient à lui donner d’eux-mêmes la clef des champs, quand celui qui s’était montré si curieux les arrêta.

 

« Non, dit-il, je veux causer avec lui du séminaire, rapport que moi aussi, je veux y entrer, au séminaire. »

 

D’ailleurs notre philosophe eût été bien incapable de prendre la fuite : en effet, dès qu’il essaya de se lever, ses jambes lui parurent de bois et il aperçut une telle quantité de portes dans la pièce qu’il n’aurait pu trouver la véritable.

 

Le soir tombait déjà quand la compagnie songea à reprendre sa route. Après s’être enfournés dans la guimbarde, ils partirent en excitant les chevaux et en beuglant une chanson dont il eût été fort difficile de saisir les paroles et la mélodie. Ils errèrent ainsi une bonne partie de la nuit, perdant à chaque instant le chemin, que pourtant ils connaissaient par cœur ; une côte très rapide les amena enfin dans un vallon, et le philosophe aperçut de chaque côté du chemin des palissades et des haies flanquées de petits arbres bas et dominées par des toitures. C’était un gros village appartenant au centenier. Il était déjà plus de minuit. De petites étoiles trouaient le ciel sombre. Aucune lumière ne brillait. Accueillis par un concert d’aboiements, ils pénétrèrent dans la grande cour, autour de laquelle se pressaient des granges et des masures. En face du portail une bâtisse un peu plus considérable servait sans doute de logis au centenier. La guimbarde s’arrêta devant une façon de hangar où nos voyageurs s’allèrent gîter. Le philosophe eût volontiers jeté un coup d’œil sur la demeure seigneuriale ; mais si grands qu’il les écarquillât, tout se brouillait devant ses yeux : il prenait la maison pour un ours et la cheminée pour le recteur. Il eut un geste de dépit et s’en fut, lui aussi, dormir.

 

Quand il s’éveilla, une agitation extrême régnait dans le domaine : la demoiselle était morte pendant la nuit. Les domestiques effarés couraient en tous sens ; quelques bonnes femmes pleuraient ; une foule de curieux regardaient par les trous de la clôture dans la cour où il n’y avait pourtant rien à voir. Le philosophe put maintenant examiner à loisir les lieux que l’obscurité ne lui avait point permis de discerner. Le corps de logis n’était qu’une maisonnette couverte de chaume, telle qu’on les construisait autrefois dans la Petite-Russie. Un petit fronton haut et pointu, percé d’une fenêtre ronde assez semblable à un œil levé vers le ciel, tout peinturluré de croissants rouges, de fleurs jaunes et bleues, s’appuyait sur des colonnettes en bois de chêne, rondes jusqu’au milieu, hexagonales à la base et curieusement travaillées au chapiteau. Le dit fronton abritait un modeste perron, flanqué de bancs. Des auvents étayés par des colonnes du même genre, mais torses, couraient le long de la façade, qu’ombrageait un poirier pyramidal aux feuilles tremblotantes. Deux rangées de granges parallèles formaient avenue au milieu de la cour. Près du portail deux caveaux triangulaires, également couverts en chaume, se faisaient vis-à-vis ; une porte basse y donnait accès ; toutes sortes d’enluminures agrémentaient leurs trois pans de mur. Sur l’un d’eux un Cosaque juché sur un tonneau brandissait au-dessus de sa tête un pichet, orné de cette inscription : « Je boirai tout ! » Sur un autre, une gourde et des flacons formaient le fond d’un tableau que rehaussaient un cheval les pieds en l’air, une pipe, un tambour de basque et cette noble inscription : « Le vin fait la joie du Cosaque ». À l’énorme lucarne de l’une des granges apparaissaient un tambour et des trompettes de cuivre. Deux canons étaient en batterie près du portail. Le seigneur, à n’en point douter, aimait à se réjouir ; les joyeuses clameurs des festins devaient souvent retentir dans tous les coins de son domaine. Deux moulins à vent précédaient le portail. Un vaste jardin s’étendait derrière le logis : ses arbres touffus masquaient les masures du village ; seuls les faîtes noircis des cheminées apparaissaient à travers les cimes. Tout le village tenait à l’aise sur le large ressaut d’une colline. Une autre colline bouchait la vue du côté du nord et dévalait presque à pic jusqu’à la porte même du domaine. Regardée d’en bas, elle semblait encore plus abrupte ; de maigres broussailles s’accrochaient de-ci de-là à son sommet et tranchaient en noir sur le ciel bleu ; ses flancs nus, tout sillonnés par les eaux torrentielles, inspiraient des pensées plutôt lugubres. Deux chaumières s’agrippaient à cet escarpement : un gros pommier dont les racines s’accotaient à de petits pieux soutenant de la bonne terre, étendait au-dessus de l’une d’elles ses vastes branches ; les pommes qu’abattait le vent roulaient jusque dans la grande cour. Une route en lacets descendait la colline et venait aboutir au village en passant devant la propriété. Le philosophe mesura des yeux l’inclinaison de cette pente, et, songeant au voyage de la veille : « Allons, se dit-il, pour que, conduite par une bande d’ivrognes, l’énorme guimbarde et tout son chargement n’ait point culbuté dans ce précipice, il faut évidemment que les chevaux du centenier soient des bêtes fort adroites ou que ses Cosaques aient la tête bien solide. »

 

Le philosophe se trouvait sur le point culminant de la cour ; quand il reporta ses regards du côté opposé, il découvrit un tout autre paysage : le village s’étendait par paliers jusqu’à la plaine, où des prairies déroulaient à perte de vue leur verdure dont l’éclat s’assombrissait par degrés ; des taches d’un bleu sombre y signalaient à plus de cinq lieues la présence de nombreux hameaux. Une chaîne de collines courait sur la droite de cette plaine ; la ligne sombre et miroitante du Dniepr se devinait au loin.

 

« Quel beau pays ! se dit le philosophe. Voilà où il ferait bon vivre, pêcher dans le fleuve et les étangs, chasser au filet ou au fusil le courlis et la canepetière ! Sans compter les outardes qui doivent abonder dans ces prairies. On pourrait aussi sécher des quantités de fruits et les vendre à la ville, ou, mieux encore, en tirer de l’eau-de-vie, car à mon sens la meilleure eau-de-vie de grains ne soutient pas la comparaison avec le ratafia. Il ne serait pas mauvais non plus de songer à jouer des jambes. »

 

Il aperçut derrière la haie un petit sentier envahi par les hautes herbes ; il y mettait le pied machinalement avec l’intention de faire d’abord un semblant de promenade, puis de gagner subrepticement le large à l’abri des maisons, quand soudain une main plutôt lourde s’abattit sur son épaule. Le même vieux Cosaque qui, la veille au soir, avait tant déploré et sa solitude et la perte de ses père et mère, était planté derrière lui.

 

« C’est en vain que tu t’imagines, messire philosophe, pouvoir t’enfuir de chez nous, lui dit-il. On ne s’échappe pas d’ici comme ça, et puis les chemins sont mauvais pour les piétons. Allons plutôt trouver notre maître : il y a beau jeu qu’il t’attend dans sa belle chambre.

 

– Eh mais, je ne demande pas mieux… allons-y », dit le philosophe, et il emboîta le pas au Cosaque.

 

Le centenier, barbon à moustaches grises, les traits empreints d’une morne tristesse, était assis devant une table, la tête appuyée sur ses deux mains. Il n’avait guère dépassé la cinquantaine, mais son visage bouleversé, sa pâleur cadavérique, témoignaient qu’un instant avait suffi à ravager son âme, que toute sa gaieté d’autrefois, toute sa vie bruyante avaient disparu pour toujours. À l’entrée de Thomas suivi du vieux Cosaque, il écarta une de ses deux mains et répondit d’un léger hochement de tête à leur profond salut.

 

Thomas et son Cosaque demeuraient près du seuil à distance respectueuse.

 

« Quel est ton nom et ton état, mon brave ? s’enquit le centenier d’une voix neutre.

 

– Je m’appelle Thomas Brutus, boursier de mon état et élève de philosophie pour vous servir.

 

– Et qui était ton père ?

 

– Je n’en sais rien, noble seigneur.

 

– Et ta mère ?

 

– Je n’en sais rien non plus. J’ai dû en avoir une, bien sûr : le bon sens le veut. Mais qui était-elle, d’où venait-elle, quand a-t-elle vécu, aussi vrai que Dieu existe, messire, je l’ignore totalement. »

 

Le centenier parut réfléchir quelques instants.

 

« Comment as-tu fait la connaissance de ma fille ?

 

– Sa connaissance, messire ?… Mais je vous jure que je ne l’ai jamais faite ! Parole d’honneur, jamais ! Depuis que je suis au monde, je n’ai pas encore eu affaire aux demoiselles. Que le bon Dieu les bénisse… pour m’exprimer poliment !

 

– Pourquoi donc est-ce précisément toi qu’elle a choisi pour réciter les prières sur son cercueil ? »

 

Le philosophe haussa les épaules.

 

« C’est le secret de Dieu. Les seigneurs ont parfois de ces lubies que le plus savant homme du monde ne saurait expliquer. Le fait est bien connu et le proverbe assure à bon droit qu’il faut hurler avec les loups et danser au son de la flûte.

 

– Tu ne m’en donnes pas à croire, sire philosophe.

 

– Que le tonnerre me frappe sur place, si je mens !

 

– N’eût-elle vécu qu’une minute de plus, proféra douloureusement le centenier, j’aurais certainement su de quoi il retourne. « Ne permets à personne de réciter les prières sur mon cercueil, papa, mais envoie tout de suite chercher au séminaire de Kiev le boursier Thomas Brutus ; qu’il prie trois nuits pour mon âme pécheresse : il sait… » Ce qu’il sait, je n’ai pas pu l’entendre : elle est morte sur ce dernier mot, la pauvre petite colombe… Il faut croire, mon brave garçon que la sainteté de ta vie et tes actes agréables à Dieu t’ont fait avantageusement connaître : ma fille aura ouï parler de toi.

 

– De moi ? s’écria le philosophe en reculant de surprise. La sainteté de ma vie ? reprit-il en regardant le centenier droit dans les yeux. Que le bon Dieu vous bénisse, messire, vous ne savez pas ce que vous dites ! Mais voyons, le dernier jeudi saint – excusez l’indécence – je me suis oublié chez la boulangère.

 

– Il doit pourtant y avoir une raison à ce choix. Quoi qu’il en soit, tu vas commencer ton office aujourd’hui même.

 

– J’aurais à dire à votre seigneurie… Évidemment tout homme tant soit peu versé dans la Sainte Écriture peut… Mais à mon avis il serait plus convenable de faire venir un diacre ou tout au moins un chantre. Ce sont gens d’expérience qui savent comment s’y prendre ; tandis que moi… Je n’ai pas la voix qu’il faudrait, voyez-vous… Et puis, regardez un peu comme je suis fait : je n’ai pas la moindre apparence de la gravité qu’il faudrait.

 

– Comme tu voudras, mon ami. Seulement, en ce qui me concerne, j’exécuterai fidèlement les dernières volontés de ma colombe. Si donc trois nuits durant à partir de ce soir tu récites sur son cercueil les prières des morts, je te récompenserai largement. Sinon… je ne conseillerais pas au diable lui-même de m’échauffer la bile ! »

 

Ces derniers mots furent proférés sur un ton si énergique que notre philosophe en comprit aussitôt la signification.

 

« Suis-moi ! » reprit le centenier.

 

Ils passèrent dans le vestibule. Le seigneur ouvrit la porte d’une chambre qui se trouvait vis-à-vis de la sienne, et dont le philosophe, après s’être arrêté un moment pour se moucher, franchit le seuil avec un effroi instinctif.

 

Une grosse cotonnade rouge recouvrait le plancher. Dans un coin, sous les saintes images, et sur une haute table parée d’un velours bleu frangé d’or, était étendu le corps de la morte. De grands cierges enguirlandés de viorne se dressaient près des pieds et de la tête ; leur lumière blafarde se perdait dans les rayons du jour.

 

L’inconsolable père s’était assis devant la couche funèbre, tournant le dos à la porte et dérobant ainsi aux regards le visage de la défunte, à laquelle il tenait des propos peu faits pour rassurer le philosophe.

 

« Ce que je regrette le plus, ma bien-aimée fille, ce n’est pas de te voir abandonner la terre à la fleur de ton âge, avant le terme qui t’était fixé, me laissant en proie à la tristesse et à l’affliction. Ce que je regrette, ma douce colombe de Dieu, c’est d’ignorer le nom de mon plus cruel ennemi, j’entends le misérable qui a causé ta mort. Si je savais qui a pu avoir l’audace de te faire affront ou proférer sur ton compte la moindre médisance, je jure devant Dieu que cet homme-là ne reverrait jamais ses enfants s’il est vieux comme moi, ni son père et sa mère s’il est encore dans la fleur de ses ans : son corps servirait de pâture aux oiseaux de proie, aux bêtes fauves de la steppe. Mais hélas ! ma fleurette, ma caillette, ma mignonnette, je devrai passer dans la douleur le reste de mes jours, contraint d’essuyer avec un pan de mon habit les grosses larmes qui couleront de mes yeux flétris, tandis que mon ennemi se donnera du bon temps et rira en cachette du vieillard impuissant… »

 

Il s’arrêta, à bout de forces : sa douleur déchirante éclata en un torrent de larmes. Touché d’une pareille affliction, le philosophe toussota pour éclaircir sa voix. Le centenier se retourna et lui désigna sa place, près du chevet de la morte, devant un petit pupitre où reposaient quelques livres.

 

« Trois nuits seront bientôt passées, se dit le philosophe, et puis le seigneur me remplira les poches de ducats beaux et bons. »

 

Il s’approcha du lutrin, et après avoir toussé encore une fois, commença son office sans détourner les yeux et sans pouvoir se résoudre à dévisager la morte. Au profond silence qui s’établit il devina que le centenier s’était retiré. Il tourna lentement la tête, jeta sur la morte un regard furtif et…

 

Un tremblement le saisit ; il avait devant lui une beauté comme il n’en paraît que bien rarement sur la terre. Jamais sans doute visage n’avait offert des traits aussi fortement accusés et en même temps aussi splendidement harmonieux. Elle paraissait encore vivante. Son beau front pur comme l’argent, doux comme la neige, semblait penser ; ses sourcils soyeux et réguliers – ténèbres tranchant sur cette clarté éblouissante – dominaient fièrement ses yeux clos dont les cils tombaient en flèches sur des joues qu’embrasait l’ardeur des convoitises secrètes ; ses lèvres, rubis écarlates, souriaient d’un sourire de béatitude, un flot de délices allait s’en échapper… Cependant le philosophe décernait dans ces mêmes traits quelque chose d’effrayant. Une angoisse sourdait dans son âme comme un chant funèbre entonné soudain parmi les ébats d’une foule en liesse.

 

Tout à coup son sang ne fit qu’un tour : il venait d’être saisi d’une ressemblance terrible.

 

« La sorcière ! » s’écria-t-il d’une voix étranglée.

 

Il pâlit, détourna les yeux, reprit sa lecture. C’était bien la sorcière qu’il avait tuée !

 

Au coucher du soleil on porta la morte à l’église. Le philosophe qui soutenait sur son épaule un des coins du cercueil recouvert de drap noir, eut l’impression d’un contact glacial. Le centenier ouvrait la marche, soutenant lui aussi de la main le côté droit de l’étroite cassette qui serait la dernière demeure de sa fille.

 

Presque au bout du village, une morne église de bois, noircie, rongée par une mousse verdâtre, dressait timidement ses trois pauvres coupoles coniques. Depuis longtemps sans doute aucun service ne s’y célébrait. Des cierges brûlaient maintenant devant presque toutes les images saintes. On déposa le cercueil au milieu de l’église, juste en face du chœur. Le vieux centenier embrassa encore une fois la morte, se prosterna et sortit avec les porteurs, auxquels il enjoignit de faire faire bonne chère au philosophe et de le ramener ensuite à l’église.

 

En arrivant à la cuisine, tous ceux qui avaient porté le cercueil appliquèrent leurs mains contre le poêle, suivant la coutume de nos Petits-Russes quand ils ont vu un mort. La faim, qui commençait à talonner le philosophe, lui fit pour un moment oublier la défunte. La cuisine s’emplit peu à peu : c’était une sorte de club où se réunissaient tous les êtres vivants du domaine, y compris les chiens, qui venaient en agitant la queue mendier jusque sur le seuil des os et des débris. Quelque part et pour quelque affaire qu’un valet fût dépêché, il entrait d’abord se reposer un instant et fumer une pipe dans la cuisine. Tous les célibataires du lieu, godelureaux se pavanant dans leurs hoquetons à la cosaque, passaient là le plus clair de leurs journées, affalés sur les bancs, sous les bancs, sur le poêle, bref, partout où il était possible de s’étendre. Comme par un fait exprès chacun d’eux y oubliait toujours son bonnet ou son fouet ou quelque objet de ce genre. Toutefois l’assemblée la plus nombreuse se tenait à l’heure du souper, auquel assistaient et le meneur de chevaux, qui avait déjà rentré ses bêtes dans l’enclos, et le vacher que rappelait l’heure de la traite, et tous ceux qu’on ne pouvait voir dans le cours de la journée. À ce moment les langues les plus paresseuses se mettaient en branle : on parlait de tout, et de ce que l’un s’était fait une culotte neuve, et de ce que l’autre avait vu un loup, et de ce qui se trouve au centre de la terre. Il se rencontrait toujours dans la compagnie plusieurs faiseurs de bons mots, espèce fort nombreuse en Petite-Russie.

 

Le philosophe entra avec les autres dans le cercle en plein air installé devant la porte de la cuisine. Une commère en bonnet rouge apparut bientôt sur le seuil, tenant dans ses mains un grand pot de rissoles fumantes qu’elle déposa au milieu du cercle. Chacun tira de sa poche une cuillère de bois ou à son défaut un simple poinçon, également en bois. Dès que les mâchoires jouèrent avec moins de rapidité et que l’appétit dévorant de tous les convives se fut un peu assouvi, bon nombre d’entre eux engagèrent une conversation dont la morte devait naturellement faire les frais.

 

« Est-il vrai, dit un jeune berger qui portait attachés à la courroie de sa pipe tant de boutons et de plaques de cuivre qu’il ressemblait à une échoppe ambulante de ferblantier ; est-il vrai que notre demoiselle – que le bon Dieu lui pardonne ! – avait des accointances avec le mauvais esprit ?

 

– La demoiselle ? dit notre vieille connaissance Doroche. Pour sûr que c’était une sorcière. Oui, une vraie sorcière, j’en mettrais ma main au feu.

 

– Tais-toi, tais-toi, Doroche, reprit un troisième, celui qui au cours de la route avait montré tant de propension à consoler les autres. Ces choses-là ne nous regardent point et mieux vaut ne pas en parler. »

 

Mais Doroche n’était nullement disposé à se taire. Il venait de faire une visite à la cave en compagnie du sommelier pour une affaire importante et, après s’être penché deux ou trois fois sur deux ou trois tonneaux, il en était sorti si guilleret qu’il ne pouvait plus retenir sa langue.

 

« Que je me taise ? s’écria-t-il. Mais elle m’a chevauché, moi qui te parle. Oui, parfaitement, je le jure devant Dieu.

 

– Dis-moi, mon oncle, dit le jeune berger aux boutons, y a-t-il moyen de reconnaître les sorciers à un signe quelconque ?

 

– Non, répondit Doroche, pas moyen. Tu auras beau lire tous les psautiers les uns après les autres, jamais tu n’y arriveras.

 

– Dis pas ça, Doroche, repartit l’infatigable consolateur. Rien de plus facile au contraire. C’est pas pour rien que le bon Dieu a donné à chacun une marque particulière ; les gens de science disent que toute sorcière a une petite queue.

 

– Toute vieille femme est une sorcière, décréta flegmatiquement un Cosaque à cheveux gris.

 

– Vous en faites de jolis cocos, vous autres, protesta la commère qui remplissait le pot de rissoles fraîches. Espèce de gros verrats que vous êtes. »

 

En voyant que ses paroles avaient piqué la bonne femme au vif, le vieux Cosaque, dont le nom était Iavtoukh et le sobriquet La Plique, laissa errer sur ses lèvres un sourire de satisfaction ; de son côté le bouvier éclata d’un rire si gras qu’on aurait dit que deux de ses bœufs, arrêtés nez à nez, s’étaient mis à mugir à la fois.

 

Cependant la curiosité de notre philosophe était en éveil ; il brûlait de connaître dans toutes ses particularités la vie de la défunte. Aussi, désireux de ramener l’entretien sur ce sujet palpitant :

 

« Je voudrais bien savoir, demanda-t-il à son voisin, pourquoi l’honorable société ici présente tient la demoiselle pour une sorcière ? Aurait-elle jeté des sorts aux gens ou peut-être même fait périr quelqu’un par des maléfices ?

 

– Y a eu de tout cela, répondit un des convives, dont le visage glabre et plat avait toute l’apparence d’une pelle.

 

– Qui ne se souvient du piqueur Mikita ou bien de…

 

– Le piqueur Mikita ? interrompit le philosophe. Qui était-ce ?

 

– Minute, s’écria Doroche. Je vas te raconter l’histoire du piqueur Mikita.

 

– Non, dit le gardeur de chevaux, c’est moi qui la raconterai, son histoire. Mikita était mon compère, n’est-ce pas ? Alors…

 

– Non, dit à son tour Spirid, c’est moi qui vas la raconter.

 

– Oui, oui, que Spirid la raconte ! » s’écrie toute la troupe.

 

Spirid commença en ces termes :

 

« Quel dommage, messire philosophe, que tu n’aies pas connu Mikita. C’était un homme rare : il connaissait chaque chien comme s’il l’avait mis au monde. Notre piqueur d’à présent, Mikola, que tu vois là, assis à deux places de moi, ne lui vient pas à la cheville. Mikola connaît aussi son affaire, je ne dis pas non, mais en comparaison de Mikita, ce n’est qu’une mazette.

 

– Tu racontes bien, y a pas à dire, tu racontes bien, fit Doroche avec un signe de tête approbateur.

 

– Oui, reprit Spirid, il apercevait un lièvre en moins de temps qu’il n’en faut à un autre pour éternuer. Quand, des fois, il sifflait : « Tiens bon, Ravageur ! Tiens, Vole-au-vent », tout en lançant son cheval ventre à terre, on ne savait dire qui des deux devançait l’autre, le chien le piqueur, ou le piqueur le chien. Et il vous lichait une pinte d’eau-de-vie en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Oui, c’était un fameux piqueur. Seulement les derniers temps il n’avait plus d’yeux que pour notre demoiselle. Lui avait-elle jeté un charme ou s’en était-il entiché pour de bon, je n’en sais rien, en tout cas le gaillard se perdit complètement ; ce ne fut bientôt plus qu’une femmelette, qu’un… Fi, j’aime mieux ne pas dire ce qu’il devint, rapport à la décence.

 

– Bien ! approuva Doroche.

 

–– Dès que la demoiselle lui jetait un regard, la bride lui tombait des mains ; Ravageur, il l’appelait Sourcilleur ; il trébuchait, il faisait tout de travers. Voilà qu’une fois, notre demoiselle est allée le trouver à l’écurie, où il pansait un cheval : « Écoute, Mikita, qu’elle lui a dit, laisse-moi mettre sur toi mon petit pied. » Et lui, le sot, de répondre tout enchanté : « Non seulement ton pied, mais assieds-toi tout entière sur moi, si tu veux. » La demoiselle a levé son pied, et quand il a vu cette jambe si blanche, si ferme, le charme l’a rendu complètement stupide à ce qu’il nous a raconté plus tard. Le voilà qui courbe les épaules, saisit les deux pieds nus de la demoiselle et se met à galoper à travers champs comme un cheval. Il est revenu à demi mort, incapable de dire où ils avaient été ; il était devenu maigre comme un échalas, et un beau jour qu’on est entré à l’écurie, on n’a plus trouvé qu’un monceau de cendre à côté d’un seau vide : il avait brûlé, brûlé tout à fait, et de lui-même. Et un piqueur comme ça, on aurait fait le tour du monde avant de trouver son pareil ! »

 

Dès que Spirid eut fini son histoire, chacun se mit à prôner les mérites du défunt piqueur. Mais Doroche s’adressant à Thomas :

 

« À propos, lui demanda-t-il, et l’histoire de la Rebouteuse, la connais-tu, au moins ?

 

– Non.

 

– Eh, eh ! faut croire qu’on ne vous apprend pas grand-chose dans votre séminaire. Eh bien, écoute ! Nous avons dans notre village un Cosaque qu’on appelle le Rebouteux. C’est un brave Cosaque. Il lui arrive de chaparder et de dégoiser des menteries, mais ce n’en est pas moins un brave Cosaque. Sa maison n’est pas très loin d’ici. Un jour, à l’heure où nous sommes maintenant, le Rebouteux et sa femme, après leur souper, ont voulu faire dodo. Et comme le temps était beau, la Rebouteuse s’est étendue dans la cour et le Rebouteux, sur un banc dans la maison… Non, c’est le contraire : la Rebouteuse s’est couchée sur le banc et le Rebouteux dans la cour !

 

– Non, interrompit la maritorne qui se tenait debout sur le seuil, la tête accotée sur l’une de ses paumes. C’est sur le plancher qu’elle s’est couchée, la Rebouteuse, c’est pas sur le banc. »

 

Doroche la regarda, puis regarda par terre, puis la regarda encore, puis après un moment de silence :

 

« Une supposition que je t’enlève ta jupe devant tout le monde, ça sera-t’y de ton goût, des fois ? »

 

Cet avertissement produisit son effet : la commère se tut et n’interrompit plus personne.

 

Doroche reprit le cours de son histoire.

 

« Or, dans le berceau qui était suspendu au milieu de la cabane se trouvait un poupard d’un an, fille ou garçon, je n’en sais trop rien. La Rebouteuse était donc couchée et voilà que, tout à coup, elle entend une chienne qui gratte à la porte et qui hurle à faire fuir les loups. Elle prend peur, bien sûr : ces bêtasses de femmes, n’est-ce pas, on n’a qu’à leur faire un pied de langue le soir par la fente d’une porte pour qu’aussitôt leur âme leur tombe dans les talons. Pourtant celle-là eut le cœur de se dire : « Il faut que je donne sur le museau à cette maudite chienne, peut-être cessera-t-elle de hurler. » Elle a pris son tisonnier et s’en est allée ouvrir la porte. Mais elle ne l’avait pas plus tôt entrouverte que la chienne lui a passé à travers les jambes et a couru au berceau tout droit. La Rebouteuse s’est alors aperçue qu’en fait de chien, c’était notre demoiselle. Encore si ç’avait été notre demoiselle sous sa forme ordinaire ! Mais le mauvais de l’affaire, c’est qu’elle était toute bleue et que ses yeux étincelaient comme des charbons ardents. Elle s’est emparée de l’enfant, l’a mordu à la gorge et s’est mise à lui sucer le sang. La Rebouteuse n’a fait qu’un cri : « Ah, malheur ! » et elle a voulu se jeter dehors. Mais voilà qu’elle trouve la porte de la cour fermée. Alors elle s’est sauvée dans le grenier. Elle tremblait de tous ses membres, la sotte, blottie dans un coin, quand voilà que notre demoiselle s’est jetée sur elle et a commencé à la mordre à son tour. Ce n’est qu’au matin que le Rebouteux a tiré du grenier sa bête de femme toute meurtrie, toute mordue. Elle est morte le lendemain, l’imbécile. Il se joue comme ça de ces tours, voyez-vous. On a beau sortir d’une portée de seigneurs, quand on est sorcière, on l’est bien. »

 

Ce beau récit terminé, Doroche promena autour de lui un regard satisfait, cura sa pipe du doigt et se mit en devoir de la bourrer copieusement. Il n’avait d’ailleurs pas épuisé le sujet, et chacun des convives y alla de son histoire. Chez l’un, la sorcière, sous la forme d’une meule de foin, était venue en visite jusqu’à la porte de sa cabane ; elle avait volé le bonnet de celui-ci, coupé les tresses de plusieurs filles du village, et bu chez d’autres quelques seaux de sang.

 

Entre-temps, la nuit était complètement venue et les bons compagnons daignèrent enfin s’apercevoir qu’ils avaient un peu trop joué de la langue. Chacun s’empressa de regagner son gîte habituel, à savoir la cuisine pour ceux-ci, les granges pour ceux-là, et pour d’aucuns la belle étoile.

 

« Eh bien, messire Thomas, dit alors le vieux Cosaque, voilà le moment d’aller rejoindre la défunte. »

 

Alors tous les quatre, car Spirid et Doroche se joignirent à eux, se dirigèrent vers l’église, en écartant du fouet les chiens qui erraient en bandes sur la route et mordaient rageusement les bâtons de nos compères.

 

Pour se donner du cœur au ventre le philosophe avait eu beau lamper une large pinte de brandevin, il n’en sentait pas moins, à mesure qu’il approchait de l’église, sourdre et grandir dans son âme une inquiétude secrète. Les étranges histoires qu’il venait d’ouïr ne pouvaient qu’alarmer davantage son imagination. L’ombre cependant devenait moins épaisse : les arbres et les haies se faisaient plus rares. Ils pénétrèrent enfin dans l’enclos dénudé de l’église au-delà duquel on ne voyait plus d’arbres : seuls des champs, des prairies déployaient leur sombre immensité. Les trois Cosaques gravirent avec Thomas les degrés rapides du parvis ; après lui avoir souhaité d’accomplir heureusement sa tâche, ils l’enfermèrent dans l’église suivant l’ordre du seigneur.

 

Une fois seul, le philosophe commença par bâiller, s’étirer, souffler dans ses doigts, puis enfin il s’enhardit à examiner les lieux. Devant lui se dressait le cercueil, tout noir. Les cierges allumés devant les images saintes n’éclairaient guère que l’iconostase ; leur faible lumière atteignait encore le centre de l’église mais ne parvenait point à percer les ténèbres environnantes. L’iconostase, très élevé à la manière ancienne, montrait une affligeante vétusté ; ses découpures à jour, jadis couvertes d’or, n’étincelaient plus que vaguement, la dorure était tombée en maint et maint endroit, les visages des saints avaient complètement noirci, leurs yeux brillaient d’un éclat lugubre. Le philosophe promena encore une fois les regards autour de lui.

 

« Eh bien, quoi, se dit-il, qu’y a-t-il à craindre ? Nul être vivant ne peut venir ici, et j’ai des prières si puissantes contre les morts et les revenants qu’ils n’oseront pas me toucher du bout du doigt. Allons, à l’œuvre ! » conclut-il avec un geste de résolution.

 

En approchant du lutrin il aperçut quelques paquets de cierges.

 

« Excellente trouvaille, songea le philosophe. Il faut éclairer l’église de façon qu’on y voie clair comme en plein midi. Quel dommage qu’on ne puisse fumer une bonne pipe dans la maison du Seigneur. »

 

Et, sans ménager aucunement les cierges, il se mit à les coller à toutes les corniches, à tous les lutrins, à toutes les images. Une vive clarté envahit bientôt l’église entière, hormis les parties hautes où les ténèbres semblèrent encore plus épaisses et les saints lancèrent de leurs vieux cadres à demi scintillants des regards encore plus farouches. Il s’approcha du cercueil, leva sur le visage de la morte des yeux timides et qu’un léger tressaillement lui fit aussitôt refermer : quelle souveraine, quelle terrifiante beauté !

 

Il détourna la tête et voulut s’éloigner ; mais mû par une étrange curiosité – ce sentiment contradictoire latent en chacun de nous et que la peur développe avec une intensité particulière – il ne put se défendre de la contempler encore une fois, en dépit de l’importun tressaillement. Et vraiment ce superbe masque mortuaire était bien fait pour inspirer une terreur qu’une beauté moins parfaite n’eût sans doute point provoquée, car il n’y avait en lui rien de terne, de défait, d’amorti : il vivait ! Notre philosophe s’imagina même que la défunte le suivait du regard tout en gardant les yeux clos ; il crut voir une larme sourdre sous les cils de l’œil droit, rouler sur la joue, s’y poser, et il reconnut alors que c’était une goutte de sang.

 

Il alla au plus vite s’installer devant le lutrin, ouvrit son rituel et, pour se donner du courage, se mit à psalmodier de son ton le plus haut. Sa belle voix de basse alla frapper les vieilles parois assourdies de l’église sans y éveiller aucun écho ; elle prenait dans ce silence de mort un accent singulier quelque peu inquiétant, et qui n’échappa point au récitant lui-même.

 

« Bah ! se dit-il, qu’y a-t-il à craindre ? Elle ne se lèvera pas de son cercueil ; la parole de Dieu la tiendra en respect. Et quel Cosaque serais-je si j’avais peur ? J’ai un peu trop levé le coude, ça m’a donné le trac. Voyons, prenons un peu de tabac. Ah, quel bon, quel excellent tabac ! »

 

Néanmoins, tout en feuilletant son livre, il coulait des regards vers le cercueil, tandis qu’une voix intérieure lui murmurait : « Elle va se lever, se dresser, te regarder ! »

 

Mais le silence restait sépulcral, le cercueil ne remuait pas, les cierges versaient des torrents de lumière. Quel lugubre spectacle qu’une église illuminée, au cœur de la nuit, avec un cadavre au beau milieu, et pas une âme à l’entour.

 

Pour chasser ses dernières craintes, Thomas se mit à chanter en haussant la voix et sur tous les tons ; mais à tout instant il tournait les yeux vers le cercueil, comme harcelé par l’invariable question :

 

« Si elle allait se lever, si elle allait se lever ! »

 

Mais non, le cercueil demeurait immobile. Aucun son ne décelait la présence d’un être vivant, pas même d’un grillon. On n’entendait que le léger pétillement d’un cierge éloigné, ou le bruit mat d’une goutte de cire tombant sur le plancher.

 

« Si elle allait se lever ?… »

 

Elle souleva la tête.

 

Il se frotta les yeux, tout effaré. Non, il ne rêvait pas ; elle n’était plus couchée, elle s’était mise sur son séant. Il détourna les yeux… pour les reporter l’instant d’après sur la morte. Horreur ! Elle s’est levée, elle marche les yeux fermés, les bras étendus comme si elle voulait saisir quelqu’un !

 

Elle vient droit à lui. Dans son effroi il traça du doigt un cercle autour de sa place et prononça avec effort les prières, les formules d’exorcisme que lui avait enseignées un moine expert en la matière, pour avoir eu toute sa vie commerce avec les sorcières et les esprits immondes.

 

La morte s’avança jusqu’à la trace du cercle, mais n’osa pas franchir cette limite. Devenue subitement bleue et livide comme le cadavre d’une personne décédée depuis plusieurs jours, elle offrait cette fois des traits tellement hideux que Thomas n’eut pas la force d’en soutenir la vue. Elle fit claquer ses dents les unes contre les autres et ouvrit ses yeux morts ; mais elle ne vit rien, car son visage trembla de fureur ; alors elle se dirigea d’un autre côté, les bras toujours étendus : tâtant les murailles, s’accrochant aux colonnes, elle cherchait de toute évidence à saisir Thomas. Elle s’arrêta enfin, leva un doigt menaçant et se recoucha dans son cercueil.

 

Le philosophe n’arrivait pas à reprendre ses sens, et jetait des regards peu rassurés sur l’étroit repaire de la sorcière. Tout à coup le cercueil s’élança de sa place et, avec un sifflement aigu, se mit à décrire dans l’église des zigzags sans fin. Thomas le vit un moment presque sur sa tête, mais s’aperçut en même temps qu’il ne pouvait franchir le cercle tutélaire. Il multiplia les exorcismes. Le cercueil se précipita avec fracas à son ancienne place, y reprit son immobilité. Alors le cadavre, devenu d’un vert livide, se souleva ; mais, comme à cet instant même retentit le chant lointain du coq, il se recoucha aussitôt et le couvercle du cercueil se referma bruyamment.

 

Le cœur du philosophe battait à se rompre ; son corps était couvert d’une sueur glacée ; mais, rassuré par le chant du coq, il regagna le temps perdu et s’acquitta de son office. Aux premières lueurs du jour le chantre vint le remplacer, assisté du vieux Iavtoukh qui pour le moment remplissait les fonctions de marguillier.

 

De retour à son lointain gîte, Thomas fut longtemps à trouver le sommeil ; pourtant la fatigue le vainquit et il ne fit qu’un somme jusqu’au dîner. Quand il ouvrit les yeux, il crut avoir fait un mauvais rêve. Une pinte de brandevin qu’on eut soin de lui servir le remit à peu près dans son assiette : pendant le repas, sa langue se dénoua, il hasarda par-ci par-là quelques remarques et dévora presque à lui seul un cochon de lait d’assez belle taille. Cependant un instinct secret lui fit garder le silence sur les événements de la nuit ; aux questions que lui posaient les curieux, il répondit évasivement :

 

« Oui, oui, j’en ai vu de drôles ! »

 

Le philosophe était de ces gens que la bonne chère rend d’une extrême bienveillance envers l’humanité. Étendu par terre, il fumait sa pipe en crachant sans cesse et en considérant ses semblables avec une douceur sans pareille.

 

Il profita de cette excellente disposition pour parcourir le village ; il prit langue avec presque tous les indigènes et s’arrangea si bien qu’il se fit chasser de deux maisons ; une accorte jeune personne lui donna même un grand coup de pelle sur le dos au moment où mû par un désir curieux il allait se convaincre par le toucher de quelle étoffe étaient faits son justaucorps et son cotillon. Mais plus le soir approchait, plus notre homme devenait soucieux. Une heure avant le souper, presque tous les gens de la maison se mirent à jouer aux kragli, sorte de jeu de quilles où les boules sont remplacées par de longs bâtons. Comme le gagnant a le droit de monter à cheval sur le perdant, ce jeu ne laissait pas d’offrir certains spectacles piquants : quelquefois le meneur de chevaux, large comme un flanc, grimpait sur le dos du porcher, petit bonhomme malingre et tout ratatiné ; d’autres fois c’était le meneur de chevaux qui présentait son dos, et Doroche en sautant dessus ne manquait jamais de dire : « Quel gros bœuf ! » Les gens plus posés fumaient leur pipe près de la cuisine et contemplaient les joueurs d’un air grave ; ils ne se déridaient même pas quand la jeunesse riait à se tenir les côtes d’une facétie de Spirid ou du meneur de chevaux.

 

« Eh bien, sire écolier, lui dit le vieux Cosaque en se levant de table avec Doroche, voilà le moment d’aller à notre affaire. »

 

On reconduisit Thomas à l’église, on l’y enferma tout comme la veille. Dès qu’il fut seul, son angoisse s’accrut à la vue des sombres images dans leurs cadres dorés et du noir cercueil dans son immobilité menaçante.

 

« Voyons, proféra-t-il, je suis maintenant au fait de tout ce beau sabbat ; il ne me surprendra plus ; ce n’est terrible que la première fois. Oui, la première fois, évidemment, c’est un peu effrayant, mais ensuite ce n’est plus terrible, non, plus terrible du tout. »

 

Il gagna rapidement le lutrin, s’entoura d’un cercle, prononça quelques exorcismes et se mit à psalmodier, après avoir pris la ferme résolution de ne pas lever les yeux du psautier et de ne prêter attention à quoi que ce fût. Au bout d’une heure, il commençait à toussoter, à ressentir quelque fatigue ; il tira sa tabatière de sa poche et, avant de porter le tabac à son nez, il lança un coup d’œil timide sur le cercueil. Son cœur se serra d’épouvante : la morte se tenait déjà sur la trace du cercle et fixait sur lui des yeux ternes et vitreux ; il tressaillit, baissa les yeux, précipita ses orémus et ses exorcismes. Il entendit la morte grincer des dents, il devina qu’elle agitait furieusement les bras dans l’intention de le saisir ; mais un regard qu’il osa lui décocher à la dérobée le convainquit qu’elle ne pouvait le voir, car elle ne le cherchait point où il était. Le spectre se prit soudain à grommeler de ses lèvres glacées des paroles étranges, incompréhensibles, dont le son rauque rappelait le pétillement de la poix bouillante, et dont le sens, à coup sûr, devait être effroyable. Thomas comprit avec terreur que c’étaient des conjurations.

 

Bientôt en effet un grand vent s’éleva dans l’église, tandis qu’au dehors éclatait le fracas d’un vol tumultueux. Thomas entendit des ailes battre les vitres et les grillages des fenêtres, des griffes grincer sur le fer, une poussée formidable ébranler la porte. Son cœur battait avec violence ; les yeux obstinément clos, il multipliait exorcismes et patenôtres. Enfin un cri aigu monta dans le lointain : c’était le chant du coq. À bout de forces, notre philosophe s’arrêta, poussa un soupir de soulagement.

 

Quand au matin on vint le relayer, on le trouva à demi-mort. Adossé à la muraille, les yeux hors des orbites, il regardait les braves Cosaques d’un air hébété. Il fallut le porter en quelque sorte hors de l’église, et le soutenir tout le long du chemin. Une fois arrivé, il se secoua, s’étira, se fit donner une chopine, en vida le contenu d’un trait, passa la main dans ses cheveux et dit :

 

« Que ne voit-on pas, comme vermine, en ce bas monde… ce sont des légions de… »

 

Au lieu d’achever sa phrase il eut un geste qui en disait long.

 

Ce qu’oyant, les bonnes gens réunis autour de lui baissèrent la tête à qui mieux mieux. Un galopin même, que tous les croquants se croyaient le droit d’envoyer à leur place puiser de l’eau ou balayer l’écurie, ce rien-du-tout de galopin osa cette fois ouvrir la bouche comme les autres.

 

Dans ce moment vint à passer une femme encore assez jeune, dont un justaucorps serré à la taille faisait ressortir les formes rebondies. C’était l’aide de la vieille maritorne, une faraude à tous crins, qui épinglait toujours quelque babiole à sa coiffe, un bout de ruban, un œillet, voire une papillote à défaut d’autre chose.

 

« Bonjour, Thomas, dit-elle en apercevant le philosophe… Ah, mon Dieu, que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle tout à coup en frappant de surprise ses mains l’une contre l’autre.

 

– Quoi donc, espèce de sotte ?

 

– Mais tu es devenu tout gris !

 

– Eh, eh, c’est ma foi vrai ! constata Spirid après avoir considéré Thomas avec attention. Te voilà quasiment aussi blanc que notre vieux Iavtoukh. »

 

À ces mots le philosophe se précipita dans la cuisine où il avait remarqué un morceau de miroir, petit triangle sali par les mouches et destiné à la toilette de la faraude, à en juger par les myosotis, par les pervenches, par la guirlande de soucis qui l’entouraient.

 

En effet, une partie de ses cheveux étaient devenus blancs ! Thomas Brutus dut le reconnaître non sans épouvante. Il baissa la tête et réfléchit profondément.

 

« Je vais de ce pas tout conter au seigneur, se dit-il enfin, et lui déclarer tout franc que je ne veux plus réciter les prières. Qu’il me renvoie tout de suite à Kiev. »

 

Et il se dirigea dans cette intention vers le corps du logis.

 

Il trouva le centenier dans sa chambre, figé dans une immobilité presque rigide. La même expression de désespoir était répandue sur ses traits, mais ses joues s’étaient creusées encore : il ne prenait évidemment que peu de nourriture, peut-être même aucune. Une pâleur singulière donnait à son visage la rigidité de la pierre.

 

« Bonjour, mon garçon, dit-il en apercevant Thomas qui s’était arrêté sur le seuil, son bonnet à la main. Alors, où en sont tes affaires ? Tout va très bien, n’est-ce pas ?

 

– On ne peut mieux, en effet. Il se passe là-bas de telles diableries que je n’ai plus qu’à sauter sur mon bonnet et à prendre mes jambes à mon cou.

 

– Comment cela ?

 

– Mais, noble sire, votre fille… Elle est, bien sûr, de noble extraction, personne n’osera prétendre le contraire… Seulement ne vous fâchez pas, et que Dieu veuille avoir son âme…

 

– Eh bien quoi, ma fille ?

 

– Elle s’est accointée avec Satan et elle fait de telles peurs aux gens qu’aucune prière n’y remédie.

 

– Récite toujours ; ce n’est pas pour rien qu’elle a exigé ta présence : elle songeait à son âme, la pauvre chère colombe, et voulait par des prières chasser toute mauvaise pensée.

 

– Sur l’honneur, messire, cela surpasse mes forces.

 

– Récite toujours, insista le centenier. Il ne reste plus qu’une nuit. Tu feras œuvre pie et je te récompenserai.

 

– Excusez-moi, messire, mais quelles que soient vos récompenses je ne lirai plus, déclara Thomas de son ton le plus ferme.

 

– Écoute, philosophe, repartit le centenier, et, de persuasive, sa voix devint menaçante. Je n’aime pas les caprices. Garde ces manières-là pour ton séminaire parce que chez moi, si je te fais donner une raclée, ce sera d’une autre façon que ton recteur. Sais-tu ce que c’est que les étrivières ?

 

– Bien sûr, répondit le philosophe en baissant la voix. Tout le monde connaît ça. En grande quantité c’est intolérable.

 

– Oui, seulement tu ne sais pas encore comment mes garçons s’entendent à étriller les gens ! » s’écria le centenier en se levant brusquement. Son visage prit une expression hautaine et farouche, trahissant ainsi la rudesse d’un caractère assoupli un moment sous l’influence du chagrin. « Ici, vois-tu, on commence par caresser les côtes, puis on jette de l’eau-de-vie dessus, et alors on les frotte pour de bon. À ton office, mon garçon ; si tu ne veux pas, tu es un homme mort ; si tu le remplis jusqu’au bout, tu auras mille ducats. »

 

« Oh, oh, voilà un gaillard avec qui mieux vaut ne pas plaisanter, se dit le philosophe en sortant. Mais attends, mon bel ami, je vais si bien jouer des jambes que tes chiens et toi, vous n’arriverez pas à me relancer ! »

 

Bien décidé à gagner le large, Thomas attendit impatiemment l’heure propice de l’après-dîner, où tous les gens avaient coutume de se fourrer dans les granges à foin et d’y dormir la bouche ouverte, en laissant échapper de vigoureux ronflements, grâce auxquels le domaine se métamorphose en manufacture.

 

Cette heure arriva enfin. Iavtoukh lui-même s’étendit au soleil et ferma les yeux. Le philosophe tout tremblant gagna à pas de loup le parc d’où il lui semblait plus facile de prendre la clef des champs. En effet, ce parc, comme tous ceux de ce genre, était livré à l’abandon, et par cela même très propre à toute entreprise secrète. Hormis un petit sentier, frayé pour les besoins de la maison, tout le terrain disparaissait sous des buissons de sureaux, de cerisiers devenus sauvages, au-dessus desquels les tiges élancées des glouterons érigeaient leurs capitules roses et cotonneux. Le houblon jetait sur ce fouillis d’arbustes un réseau dont les mailles se pressaient jusque sur la haie, et retombaient de l’autre côté en grappes serpentantes, entrelacées aux vrilles du liseron. Par-delà cette haie, limite extrême du parc, s’étendait une véritable forêt de broussailles où jamais personne sans doute ne s’était aventuré ; toute faux qui se fût attaquée à leurs tiges fortes et ligneuses aurait volé en éclats.

 

Quand le philosophe se décida à franchir la haie, ses dents se prirent à claquer et son cœur à battre si fort qu’il s’en épouvanta lui-même. Le bas de sa longue lévite semblait collé, cloué à terre. Il croyait entendre une voix tonitruante lui corner à l’oreille : « Où vas-tu ? » Le pas sauté, il s’enfonça à toutes jambes dans la brousse, écrasant taupe sur taupe, trébuchant à chaque minute sur de vieilles souches. Il voyait qu’au sortir de ce fourré il n’aurait plus qu’à traverser un champ pour trouver un asile sûr dans une épaisse ronceraie qui, suivant ses conjectures, aboutissait à la route de Kiev. Il franchit le champ au galop, mais dut, pour se frayer un passage à travers la ronceraie, abandonner à mainte épine un morceau de sa lévite. Et soudain il déboucha dans une petite clairière : un saule y déployait ses branches, dont certaines tombaient presque jusqu’à terre ; une source étincelait dans l’herbe, fraîche, argentée. Le philosophe se coucha aussitôt à plat ventre et but à longs traits, car il éprouvait une soif intolérable.

 

« Quelle bonne eau ! fit-il en s’essuyant les lèvres. Si je me reposais ici !…

 

– Non, continuons plutôt à courir ; on s’est peut-être déjà mis à notre poursuite ! »

 

Ces mots prononcés au-dessus de sa tête le firent se relever brusquement. Iavtoukh était devant lui.

 

« Iavtoukh du diable ! se dit-il tout en colère. Avec quel plaisir je te donnerais un bon croc-en-jambe pour t’envoyer ensuite une volée de coups de trique à travers le museau et toute ta vilaine personne ! »

 

« Pourquoi diantre as-tu fait un si grand détour ? reprit le bonhomme. Tu n’avais qu’à prendre comme moi le chemin qui longe les écuries : il mène tout droit ici. Comme ça tu n’aurais pas déchiré ta lévite ; dommage de voir abîmer un drap pareil ! qu’as-tu payé l’aune ?… Mais assez prononcé pour le moment, hein ? s’agit de regagner le bercail. »

 

L’oreille basse, le philosophe emboîta le pas à Iavtoukh.

 

« C’est pour le coup, songeait-il, que la maudite sorcière me fera avaler du poivre ! Mais non, voyons, qu’ai-je à craindre ? Suis-je Cosaque, oui ou non ? J’ai déjà récité les prières pendant deux nuits ; Dieu m’assistera encore pendant la troisième. Pour que le Malin la protège ainsi, il faut que la maudite sorcière ait bien des péchés sur la conscience. »

 

Ces réflexions et d’autres du même genre lui redonnèrent du cœur. Aussi, dès son retour, pria-t-il Doroche qui, grâce à la protection du sommelier, avait parfois l’entrée des caves seigneuriales, d’en tirer un quartaut de brandevin ; quand les deux compères commodément installés à l’abri du hangar eurent lampé une demi-douzaine de pintes, le philosophe se dressa d’un bond en criant :

 

« Des musiciens, je veux des musiciens, donnez-moi des musiciens ! »

 

Et sans attendre il se mit à danser dans le coin le plus net de la cour un trepak tellement endiablé qu’il en oublia l’heure du goûter ; les gens de la maison qui avaient fait cercle autour de lui, comme cela se pratique en pareil cas, finirent par cracher d’impatience, et par l’abandonner à ses entrechats en bougonnant :

 

« A-t-on idée de gigoter si longtemps ! »

 

Enfin il se coucha et s’endormit sur la place. Quand vint le moment de dîner, il fallut lui verser sur la tête un plein seau d’eau froide pour le réveiller. Pendant le repas, il décrivit prolixement les qualités du vrai Cosaque, lequel, à l’entendre, devait avant tout ignorer la crainte.

 

« Il est temps, allons ! dit soudain Iavtoukh.

 

– Allons ! » répéta le philosophe en se levant. « Que la langue te pèle, ragot de malheur ! » ajouta-t-il à part soi.

 

Tout le long du chemin le philosophe ne cessait de scruter les alentours. C’est en vain qu’il essaya de faire parler ses compagnons : Iavtoukh gardait le silence et Doroche lui-même n’était pas en train. Il faisait une nuit d’enfer. Une bande de loups hurlaient dans le lointain et l’aboiement même des chiens avait quelque chose d’angoissant.

 

« Ce ne sont pas des loups qui hurlent, fit observer Doroche ; on dirait des hurleurs d’une autre espèce. »

 

Iavtoukh continuait à se taire et le philosophe ne trouva rien à répliquer.

 

Ils pénétrèrent enfin dans la vétuste église, dont les lambris vermoulus accusaient le peu de souci que le seigneur prenait de Dieu et de son salut. Iavtoukh et Doroche se retirèrent comme les soirs précédents et le philosophe resta seul.

 

Il s’arrêta un instant. Tout, autour de lui, gardait le même aspect lugubre. Le cercueil de la terrible sorcière était toujours là, au milieu, dans sa sinistre immobilité.

 

« Je n’aurai pas peur ; non, Dieu m’en est témoin, je n’aurai pas peur », dit-il.

 

Et après s’être entouré de son cercle protecteur, il se remémora tous les exorcismes qu’il connaissait. Dans l’église qu’illuminait la flamme tremblotante des cierges, un silence atroce planait. Le philosophe tourna une page, puis une autre, et remarqua soudain qu’il récitait toute autre chose que le contenu de son rituel. Il fit un signe de croix et se mit à chanter ses psaumes. Cela le rassura quelque peu ; les feuillets se suivaient l’un après l’autre, quand tout à coup, au milieu du silence, le couvercle en fer du cercueil éclata avec un horrible vacarme, et la morte se leva, encore plus hideuse que la veille. Ses dents claquèrent furieusement, des convulsions agitèrent ses lèvres, et dans un odieux glapissement elle commença ses invocations. Un tourbillon s’éleva, brisant les vitres, jetant à terre les saintes images ; la porte fut arrachée de ses gonds ; une horde se rua dans le saint lieu, qu’elle emplit bientôt d’un grand bruit d’ailes, d’un long froissis de griffes : cela rampait, courait, volait, cherchait partout le philosophe.

 

Les dernières fumées de l’ivresse s’étaient dissipées. Tout en multipliant ses signes de croix, en marmottant ses oraisons tant bien que mal, Thomas entendait la troupe immonde s’agiter autour de lui. Les monstres l’effleuraient du bout de leurs ailes et de leurs horribles queues. Il n’avait pas le courage de les considérer avec attention ; il n’en distinguait qu’un, gigantesque, celui-là, et qui occupait tout un pan de muraille. Ce monstre n’était qu’une immense forêt de poils ébouriffés au fond de laquelle deux yeux fixes regardaient, en soulevant légèrement leurs paupières. Au-dessus de lui se tenait en l’air une sorte d’énorme vessie allongeant un millier de pinces et de dards auxquels pendaient des lambeaux de terre noirâtre. Tous ces êtres fabuleux cherchaient Thomas, tous le regardaient mais ne pouvaient le voir, entouré qu’il était de son cercle magique.

 

« Allez chercher Viï, s’écria la morte. Amenez-le, amenez-le ! »

 

Et sur-le-champ il se fit dans l’église le plus profond silence. Un hurlement monta dans le lointain, et bientôt des pas lourds retentirent sous les voûtes. Un coup d’œil furtif permit au philosophe de voir qu’on amenait un petit bonhomme trapu, courtaud, cagneux, tout souillé d’une terre noire sur laquelle ses pieds et ses mains faisaient saillie comme des racines noueuses. Il ne marchait qu’avec peine et trébuchait à chaque pas. Les longs cils se ses paupières fermées tombaient jusqu’au sol. Thomas remarqua avec terreur que son visage était de fer. On le conduisit, en le soutenant sous les bras, tout droit devant la place où se trouvait le philosophe.

 

« Levez-moi mes paupières, je ne vois rien, prononça Viï d’un ton caverneux.

 

– Ne regarde pas », souffla au philosophe une voix intérieure.

 

Il ne put retenir sa curiosité et regarda.

 

« Le voilà ! » s’écria Viï en le désignant de son doigt de fer.

 

La horde entière se rua sur le philosophe. Frappé d’épouvante, il tomba de son haut et trépassa sur le coup.

 

Alors retentit le chant des coqs. C’était déjà le second ; les gnomes n’avaient pas fait attention au premier. Dans leur effroi, ils se précipitèrent confusément aux portes et aux fenêtres ; mais il n’était plus temps, et ils demeurèrent à jamais plaqués à ces fenêtres et à ces portes par où ils voulaient s’envoler.

 

Le prêtre qui vint le matin pour dire l’office des morts recula à la vue de cette profanation. Depuis lors, l’église abandonnée, avec ses monstres figés à leur place, est toujours restée dans le même état, mais elle a disparu sous les ronces, les broussailles, les arbrisseaux. Personne ne pourrait aujourd’hui en retrouver le chemin.

 

 

Quand le bruit de cette mémorable aventure atteignit enfin la bonne ville de Kiev et que le théologien Haliava apprit la triste fin du philosophe Thomas Brutus, il y réfléchit toute une heure. Entre-temps, de notables changements étaient survenus dans son sort. La fortune lui avait souri : ses études terminées, on l’avait fait sonneur du plus haut clocher de la ville, et il se montrait le plus souvent avec un nez meurtri, l’escalier en bois de ce clocher étant bâti en dépit du bon sens.

 

« As-tu entendu dire ce qui est arrivé à Thomas ? » demanda en s’approchant de lui Tibère Gorobets, qui était devenu philosophe et portait moustaches.

 

« C’est Dieu qui l’a voulu, dit le sonneur ; allons prendre un verre à sa mémoire. »

 

Le jeune philosophe usait de ses nouveaux privilèges avec un enthousiasme si fervent que sa culotte, sa lévite, et jusqu’à son bonnet sentaient l’eau-de-vie et le tabac ; il s’empressa donc d’accepter la proposition.

 

« Quel excellent homme que notre Thomas ! dit le sonneur au moment où le cabaretier boiteux posait devant lui la troisième cruche. Oui, c’était un fameux homme ! Et le voilà qui a péri pour rien !

 

– Moi, je sais pourquoi : c’est parce qu’il a eu peur. S’il n’avait pas eu peur, la sorcière n’aurait pu lui faire aucun mal. Dans ces cas-là, il faut seulement faire le signe de la croix, et puis lui cracher en plein sur la queue. Je m’y connais : ici, à Kiev, toutes les bonnes femmes du marché sont des sorcières. »

 

Le sonneur approuva d’un signe de tête. Mais comme il s’aperçut en même temps que sa langue lui refusait tout service, il se leva non sans peine et s’en alla en titubant se terrer au plus épais des broussailles. Cependant, fidèle à sa constante habitude, il n’oublia point de dérober en passant une vieille semelle de botte qui traînait sur un banc.

 

LA BROUILLE DES DEUX IVAN

 

Je considère comme un devoir d’avertir que l’histoire racontée dans cette nouvelle se rapporte à un temps très ancien. En outre elle est totalement inventée. Aujourd’hui Mirgorod n’est plus du tout cela. Les bâtiments sont autres. La mare au milieu de la ville est depuis longtemps asséchée, et tous les dignitaires – le juge, le greffier et le maire – sont des gens honorables et bien pensants.

 

Chapitre premier

Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch.

 

La jolie redingote à la hongroise que celle d’Ivan Ivanovitch ! Une merveille, mes bonnes gens ! Et quels brandebourgs ! Je parie tout ce qu’on voudra que vous ne trouverez pas leurs pareils. Regardez-les un peu, surtout quand il engage conversation avec quelqu’un, regardez-les moi de biais : vous vous en lécherez les doigts. Je renonce à les décrire : c’est du velours, de l’argent, du feu ! Seigneur mon Dieu, et vous saint Nicolas des Miracles, pourquoi n’ai-je point pareille redingote ! Il se l’est commandée bien avant le voyage à Kiev d’Agathe Fédosséievna, vous savez, Agathe Fédosséievna qui a emporté d’un coup de dents un morceau de l’oreille de notre assesseur ?

 

Quel excellent homme qu’Ivan Ivanovitch ! Quelle belle maison il possède dans Mirgorod ! Un auvent sur colonnettes de chêne en fait tout le tour, des bancs courent tout le long de l’auvent. Quand la chaleur l’accable, Ivan Ivanovitch enlève redingote et culotte, et dans ce simple appareil prend le frais sous son auvent en surveillant et la cour et la rue. Quels pommiers, quels poiriers poussent jusque sous ses fenêtres ! Ouvrez-en une, les branches entreront d’elles-mêmes dans l’appartement. Tout cela, rien que devant la maison ! Si vous jetiez un coup d’œil au jardin, que n’y verriez-vous pas ? Prunes, cerises, guignes, légumes à foison, tournesols, concombres, potirons, mange-tout, voire une aire et une forge.

 

Quel brave homme qu’Ivan Ivanovitch ! Il adore les melons, c’est sa passion. Après dîner, aussitôt installé en chemise sous son auvent, il s’en fait apporter deux par Gapka ; il ne laisse à personne le soin de les couper, enveloppe les graines dans un morceau de papier et se régale à loisir. Puis, Gapka lui ayant sur son ordre donné l’encrier, il note de sa propre main sur le papier aux graines : « Ce melon a été mangé tel et tel jour. » Et s’il avait un convive, il ajoute : « avec le concours d’un tel ou d’un tel. »

 

Le défunt juge de Mirgorod ne se lassait point d’admirer la maison d’Ivan Ivanovitch. Et, ma foi, c’est vraiment une bien jolie maison. Ce qui me plaît en elle, c’est la multitude de pavillons et d’appentis qui la flanquent : on n’aperçoit de loin que des toits posés les uns sur les autres comme une pile de crêpes sur une assiette ou un chapelet de langues de bœuf sur un tronc d’arbre. Ces toits sont d’ailleurs couverts de joncs ; un saule, un chêne, deux pommiers appuient sur eux leurs branches touffues, entre lesquelles de minuscules fenêtres à contrevents sculptés et blanchis à la chaux prennent leur échappée sur la rue.

 

Quel brave homme qu’Ivan Ivanovitch ! Il compte parmi ses connaissances jusqu’au receveur général de Poltava ! Toutes les fois qu’il arrive de Khorol, Doroche Tarassovitch Poukhivotchka ne manque pas de lui faire visite. Et quand il régale quelques bons amis, le Père Pierre, l’archiprêtre de Koliberda, a coutume de dire qu’à son gré personne ne sait vivre, personne ne remplit ses devoirs de chrétien comme Ivan Ivanovitch.

 

Mon Dieu, comme le temps vole ! À l’époque dont je parle, Ivan Ivanovitch était veuf depuis plus de dix ans. S’il n’a point d’enfants, Gapka en a qui prennent leurs ébats dans la cour où il leur distribue craquelins, tranches de melon ou quartiers de poire. Gapka détient les clefs des caves et des celliers ; quant aux clefs d’un certain cabinet et du grand coffre de sa chambre à coucher, Ivan Ivanovitch les garde par-devers soi : il n’aime guère qu’on aille fourrer son nez dans ces endroits-là. Gapka est une gaillarde qui porte, à la mode de chez nous, une jupe mi-partie de noir et de bleu, tout en étalant des joues fraîches et des mollets avenants.

 

Et quel bon chrétien qu’Ivan Ivanovitch ! Tous les dimanches il endosse sa belle redingote et s’en va à l’église. Aussitôt entré, il s’incline de droite et de gauche et prend place tout près de la maîtrise, qu’il accompagne de sa belle voix de basse-contre. Après l’office, Ivan Ivanovitch ne peut se retenir de passer en revue les mendiants, occupation peu plaisante et qu’il dédaignerait peut-être, n’était sa bonté naturelle. Et quand il a découvert la plus impotente, la plus déguenillée des pauvresses :

 

« Bonjour, ma pauvre vieille, lui dit-il ; d’où viens-tu comme ça ?

 

– Du village, mon bon monsieur, du village ; voilà tantôt trois jours que je n’ai ni bu ni mangé ; mes enfants, mes propres enfants m’ont mise à la porte.

 

– Ah, malheureuse ! Et qu’es-tu venue faire ici ?

 

– Demander la charité, mon bon monsieur ; peut-être que quelque bonne âme voudra bien me donner du pain.

 

– Hum, tu désires tant que ça du pain ? demande d’ordinaire Ivan Ivanovitch.

 

– Bien sûr que oui ! J’ai une faim de loup.

 

– Hum, réplique d’ordinaire Ivan Ivanovitch. Et de la viande, en voudrais-tu aussi par hasard ?

 

– Si c’est un effet de votre bonté…

 

– Tu trouves donc la viande meilleure que le pain ?

 

– Ventre affamé n’a pas le choix. J’accepterai tout ce que vous voudrez bien me donner. »

 

Sur ce, d’ordinaire, la vieille tend la main.

 

« Eh bien, que le bon Dieu te bénisse ! conclut Ivan Ivanovitch. Qu’as-tu à rester plantée là ? Je ne te flanque pas de coup, que je sache. »

 

Après deux ou trois interrogatoires de ce genre, Ivan Ivanovitch rentre tout droit chez lui, à moins qu’il n’aille prendre un petit verre chez M. le juge ou chez M. le maire.

 

Si vous voulez plaire à Ivan Ivanovitch, offrez-lui quelque objet, faites-lui quelque cadeau de bouche : ce sont là procédés qui lui vont à cœur.

 

C’est aussi un bien brave homme qu’Ivan Nikiforovitch. Son enclos touche celui d’Ivan Ivanovitch. Ils font tous deux une paire d’amis comme on n’en voit plus. Antone Prokofiévitch Poupopouz, qui porte jusqu’à présent des manches bleu de ciel à sa redingote cannelle et dîne tous les dimanches chez M. le juge, Poupopouz s’en allait toujours disant que le diable en personne avait attaché à la même longe Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch : là où l’un passe, l’autre suit.

 

Ivan Nikiforovitch n’a jamais pris femme. On a prétendu le contraire, mais rien n’est plus faux. Moi qui le connais très bien, je puis affirmer qu’il n’a jamais eu la moindre velléité matrimoniale. Qui donc fait courir tous ces méchants bruits ? N’a-t-on pas raconté qu’Ivan Ivanovitch était né avec une queue dans le bas du dos ? L’absurdité, l’inconvenance, l’ignominie de ce ragot me dispensent de le démentir : sans aucun doute mes éclairés lecteurs savent pertinemment que seules quelques sorcières – en fort petit nombre d’ailleurs – ont le dos orné d’une queue. Au reste les sorcières relèvent plutôt du sexe féminin.

 

La grande affection qu’ils se portaient n’empêchait pourtant point nos deux amis de présenter entre eux certaines dissemblances. Quelques comparaisons me permettront de mettre en valeur leurs caractères. Ivan Ivanovitch possède à fond l’art du bien dire. Seigneur, mon Dieu, comme il parle bien ! Vous croyez à l’ouïr qu’on vous gratte doucement la tête ou qu’on vous caresse la plante des pieds. Vous vous laissez aller, vous vous abandonnez. C’est exquis, c’est délicieux, aussi délicieux qu’un bon somme après le bain. Ivan Nikiforovitch au contraire garde le plus souvent le silence ; mais, si d’aventure il laisse tomber un mot, alors gare : le mot sera plus coupant qu’un rasoir ! Ivan Ivanovitch est un grand homme sec ; un peu plus petit, Ivan Nikiforovitch s’étend en largeur. La tête d’Ivan Ivanovitch rappelle une rave, la racine en bas ; celle d’Ivan Nikiforovitch fait aussi songer à une rave, mais la racine en l’air. Ivan Ivanovitch ne fait la sieste sous son auvent qu’après dîner ; vers le soir, il passe sa redingote et s’en va soit à l’entrepôt public livrer sa farine, soit aux champs piéger la caille. Ivan Nikiforovitch demeure toute la sainte journée couché sur son perron, tendant béatement le dos au soleil si la chaleur n’est pas trop forte ; jamais, au grand jamais il ne met les pieds dehors. Si, dans la matinée, il lui prend fantaisie de jeter un coup d’œil à son train de ménage, il reprend bien vite la position horizontale. Auparavant il lui arrivait de faire un saut chez son voisin. Ivan Ivanovitch, dont la délicatesse est extrême, ne se permet en bonne compagnie aucune expression malsonnante et se fâche s’il vous en échappe une. Ivan Nikiforovitch s’oublie parfois. Alors Ivan Ivanovitch se lève et dit : « Assez, assez, Ivan Nikiforovitch ! Plutôt que de tenir des propos aussi impies, allez donc vous étendre au soleil. » Trouve-t-il une mouche dans sa soupe, Ivan Ivanovitch s’emporte, sort de ses gonds, envoie promener son assiette et rabroue son hôte de la belle façon. Ivan Nikiforovitch adore les bains : quand il s’est installé bien commodément dans la rivière, la tête seule hors de l’eau, il fait disposer à côté de lui une table et un samovar et savoure son thé à la fraîche. Ivan Ivanovitch se rase deux fois par semaine, Ivan Nikiforovitch une seule fois. Ivan Ivanovitch est extrêmement curieux : ne vous avisez pas de lui raconter une histoire et de vous arrêter au beau milieu ! Si quelque chose lui déplaît, il vous le donne à entendre. Quant à Ivan Nikiforovitch, est-il fâché, est-il content, bien malin qui le devinera, et si quelque chose lui fait plaisir, il n’en laisse jamais rien voir. Ivan Ivanovitch est plutôt craintif de sa nature. Par contre, Ivan Nikiforovitch porte des culottes d’une telle ampleur qu’une fois gonflées elles logeraient à l’aise son enclos, sa maison et ses remises. Ivan Ivanovitch a de grands yeux expressifs couleur tabac et la bouche en accent circonflexe ; Ivan Nikiforovitch a de petits yeux jaunâtres enfouis entre d’épais sourcils et des joues rebondies, et son nez ressemble à une prune bien mûre. Ivan Ivanovitch vous offre-t-il son tabac, il passe d’abord la langue sur le couvercle de sa tabatière, puis, vous la tendant, demande, s’il vous connaît : « Puis-je, monsieur, me permettre de vous en offrir ? » ou, s’il ne vous connaît pas : « Puis-je, monsieur, tout en n’ayant pas l’honneur de savoir ni votre nom ni votre rang, me permettre de vous en offrir ? » Ivan Nikiforovitch vous met tout droit sa corne à tabac dans la main en disant : « Servez-vous. » Tout comme Ivan Ivanovitch, Ivan Nikiforovitch déteste les puces ; aucun d’eux ne laisserait passer un colporteur juif sans lui acheter divers élixirs contre ces insectes, après lui avoir, bien entendu, fait sentir en termes virulents l’indignité de sa religion.

 

Au demeurant, malgré ces légères dissemblances, aussi bien Ivan Ivanovitch qu’Ivan Nikiforovitch sont tous deux de fort braves gens.

 

Chapitre II

Qui fera connaître un violent désir d’Ivan Ivanovitch, l’entretien qu’il eut à ce propos avec Ivan Nikiforovitch et la conclusion dudit entretien.

 

Un matin de juillet, Ivan Ivanovitch se reposait sous l’auvent. Il faisait très chaud, des nappes de feu alourdissaient l’atmosphère. Ivan Ivanovitch avait déjà fait un tour aux champs, encouragé les faucheurs, posé aux gens de la campagne maintes questions sur leurs allées et venues, sur leurs faits et gestes ; épuisé de fatigue, il avait tout naturellement éprouvé le besoin de s’étendre. Dans cette position, il considérait maintenant l’enclos, les remises, les celliers, les poules qui folâtraient dans la cour, et songeait à part soi : « Seigneur mon Dieu, comme je m’entends à faire valoir mon bien ! Que ne possédé-je point ? Des volailles, une maison, des hangars, toutes les fantaisies imaginables : eaux-de-vie et ratafias ; prunes et poires au verger ; au potager choux, pois et pavots. Que peut-il bien me manquer ? Voyons, que peut-il bien me manquer ? »

 

Une question aussi profonde le rendit rêveur : cependant ses regards, en quête d’objets nouveaux, tombèrent par-dessus la palissade dans la cour d’Ivan Nikiforovitch et jouirent involontairement d’un spectacle curieux. Une bonne femme décharnée sortait en bon ordre de vieux habits d’une remise et les étendait sur une corde. Bientôt un uniforme militaire aux revers usés embrassa de ses manches dressées une veste de brocart. Ensuite apparut un uniforme civil à boutons armoriés et col rongé des mites ; puis une culotte de casimir blanc toute maculée, qui jadis moulait les jambes d’Ivan Nikiforovitch, mais ne pourrait guère plus mouler que ses doigts. À côté de cette culotte en pend bientôt une autre en forme d’Y ; puis une tunique bleue à la cosaque que s’était commandée Ivan Nikiforovitch une vingtaine d’années auparavant, alors qu’il parlait de se couper les moustaches et de s’engager dans la milice. Pour compléter la tunique, une épée érigea bientôt sa pointe, comme un monument sa flèche. Alors s’éployèrent les basques d’une sorte de caftan couleur vert d’herbe, paré de boutons de cuivre larges comme un gros sou. Entre les basques s’insinua un gilet galonné d’or et largement échancré. Le gilet fut bientôt recouvert d’une antique jupe, défroque de quelque grand-mère et dont les poches auraient pu contenir chacune une pastèque. Cet ensemble offrait à Ivan Ivanovitch un spectacle fort amusant, auquel les jeux du soleil sur la lame de l’épée, sur une manche bleue ou verte, un revers rouge, un coin de brocart, conféraient un caractère étrange. On eût dit cette « crèche » que de malins nomades promènent par les hameaux, alors que les badauds empressés reluquent le roi Hérode couronné d’or ou Antoine le meneur de chèvres ; derrière le petit théâtre ambulant grince un violon, un Bohémien tambourine du doigt sur ses lèvres, cependant que le soleil décline et que l’air froid des nuits de l’Ukraine se glisse traîtreusement entre les fraîches épaules, entre les seins robustes de nos villageoises.

 

Bientôt la vieille rampa en geignant hors de la remise : elle traînait sur son dos une selle archaïque veuve de ses étriers, dont les fontes étaient usées, mais dont la chabraque jadis couleur ponceau montrait encore un galon d’or et des appliques de cuivre.

 

« Ma parole, se dit Ivan Ivanovitch, la vieille bête finira par mettre à l’air Ivan Nikiforovitch en personne ! »

 

Il ne se trompait pas de beaucoup. Au bout de cinq minutes, la large culotte de nankin d’Ivan Nikiforovitch se dressa dans la cour, dont elle occupa une bonne moitié. La vieille apporta encore un bonnet et un fusil.

 

« Qu’est-ce à dire, songea Ivan Ivanovitch. Je n’ai jamais vu de fusil dans les mains d’Ivan Nikiforovitch. C’est étrange. Qu’a-t-il besoin d’un fusil, puisqu’il ne s’en sert jamais ! Et c’est, ma foi, une jolie pièce. Il y a longtemps que je désire m’en acheter un pareil. Je voudrais bien avoir ce fusil. Un fusil, ça fait passer le temps. »

 

« Eh, la vieille, la vieille ! » s’écria-t-il, les doigts levés.

 

La bonne femme s’approcha de la palissade.

 

« Qu’est-ce que tu tiens là, ma bonne ?

 

– Comme vous le voyez, un fusil.

 

– Quel fusil ?

 

– Je n’en sais ma foi rien. S’il était à moi, peut-être bien que je saurais de quoi il est fait, mais il appartient à not’ maître. »

 

Ivan Ivanovitch se leva et s’absorba tellement dans l’examen du fusil qu’il en oublia de reprocher sa sottise à la vieille : quelle idée d’aérer une épée et un fusil !

 

« Il m’a l’air en fer, reprit la maritorne.

 

– Hum, oui, en fer… Pourquoi diantre est-il en fer ? se demandait Ivan Ivanovitch… Et il y a longtemps que ton maître l’a ?

 

– Ça se pourrait ben.

 

– Quelle jolie pièce, continuait à part soi Ivan Ivanovitch. Il faut que je la lui demande. Il n’en a que faire. À la rigueur je lui offrirai quelque chose en échange… Dis-moi, ma bonne, ton maître est-il chez lui ?

 

– Oui, pour sûr.

 

– Il est couché ?

 

– Oui, pour sûr.

 

– C’est bien, je vais aller le voir. »

 

Ivan Ivanovitch s’habilla, prit un bâton noueux destiné à tenir en respect les chiens, plus nombreux que les gens dans les rues de Mirgorod, et se mit en route.

 

Les deux enclos se touchaient, la palissade mitoyenne se prêtait à l’escalade, et cependant Ivan Ivanovitch prit par la rue. De cette rue il fallait s’engager dans une venelle si étroite que deux malheureuses charrettes venant à s’y rencontrer, elles s’immobilisaient jusqu’au moment où, solidement empoignées par les roues de derrière, elles consentaient enfin à reculer ; quant aux piétons, ils sortaient de là généreusement fleuris par les glouterons qui formaient une haie le long des clôtures. Sur cette venelle prenaient jour, d’un côté la remise d’Ivan Ivanovitch, de l’autre le cellier, la porte cochère et le colombier d’Ivan Nikiforovitch. Parvenu à la porte, Ivan Ivanovitch fit jouer le loquet ; des aboiements lui répondirent, mais devant ce visage de connaissance la meute bigarrée se retira prestement en frétillant de la queue. Ivan Ivanovitch traversa la cour, que panachaient des pigeons d’Inde, élèves chéris d’Ivan Nikiforovitch, des côtes de pastèques et de melons, des plaques d’herbe, une roue brisée, un cercle de tonneau, un polisson se roulant par terre dans sa blouse malpropre, bref un de ces tableaux qu’affectionnent les peintres. L’ombre des vêtements étendus couvrait presque toute la cour et lui communiquait une fraîcheur relative. La vieille s’inclina devant Ivan Ivanovitch et se figea sur place. Devant la maison se prélassait un beau perron à auvent posé sur deux colonnes de chêne, abri précaire contre le soleil, qui en Petite-Russie n’aime point à plaisanter en cette saison, mais fait bel et bien suer sang et eau à l’infortuné piéton. Quelle convoitise devait donc pousser Ivan Ivanovitch, pour qu’infidèle à sa prudente coutume de ne sortir que le soir, il se fût risqué dehors à pareille heure !

 

Les contrevents étant clos, l’obscurité régnait dans la chambre où pénétra Ivan Ivanovitch. Un rai de soleil filtrait à travers le trou pratiqué dans un des contrevents une lumière irisée et dessinait sur le mur d’en face un paysage composite, où se reflétaient à l’envers les toits de joncs, les arbres et les hardes étendues dans la cour. Toute la pièce baignait dans un bizarre clair-obscur.

 

« Dieu vous assiste ! proféra Ivan Ivanovitch.

 

– Bien le bonjour, Ivan Ivanovitch, répondit une voix qui partait d’un coin de la chambre. – Alors seulement Ivan Ivanovitch remarqua Ivan Nikiforovitch allongé par terre sur un tapis. – Excusez-moi de me montrer à vous dans l’état de pure nature. »

 

En effet Ivan Nikiforovitch n’avait pas même de chemise.

 

« Peu importe. Avez-vous bien dormi aujourd’hui, Ivan Nikiforovitch ?

 

– Très bien. Et vous-même, Ivan Ivanovitch ?

 

– Moi aussi.

 

– Alors vous venez seulement de vous lever ?

 

– De me lever ? Que le bon Dieu vous bénisse, Ivan Nikiforovitch ! Vous ne voudriez pas que je dorme encore à pareille heure ! J’arrive de la ferme. Les blés sont très beaux le long de la route, oui, vraiment admirables. Et les foins sont bien grands, bien tendres, bien verts.

 

– Garpina, cria Ivan Nikiforovitch, sers donc à Ivan Ivanovitch de l’eau-de-vie et des tourtes à la crème.

 

– Il fait vraiment beau aujourd’hui.

 

– Que le diable emporte votre beau temps, Ivan Ivanovitch ! Je ne sais où me fourrer, tellement j’étouffe.

 

– Il faut toujours que vous invoquiez le diable ! Eh, Ivan Nikiforovitch, vous vous rappellerez un jour mes paroles, mais il sera trop tard : vous expierez dans l’autre monde vos propos impies.

 

– En quoi vous ai-je offensé, Ivan Ivanovitch ? Je n’ai touché ni à votre père ni à votre mère. Je ne sais vraiment en quoi j’ai bien pu vous offenser.

 

– C’est bien, c’est bien, Ivan Nikiforovitch.

 

– Mais non, Dieu m’est témoin que je ne vous ai pas offensé.

 

– C’est curieux, les cailles ne répondent pas encore à l’appeau.

 

– Pensez tout ce que vous voudrez, je ne vous ai offensé en rien.

 

– Je ne sais vraiment pas pourquoi elles ne répondent point, continuait Ivan Ivanovitch, faisant mine de ne pas entendre Ivan Nikiforovitch. Ne serait-ce pas encore la saison ? Il me semble pourtant que c’est la bonne saison.

 

– Vous dites que les blés sont beaux ?

 

– Admirables, tout simplement admirables. »

 

Un silence suivit.

 

« Dites-moi, Ivan Nikiforovitch, demanda au bout d’un moment Ivan Ivanovitch, quelle idée vous prend donc d’aérer vos vêtements ?

 

– Figurez-vous que ma maudite vieille a laissé presque pourrir mes beaux habits, des habits quasiment neufs ! Je leur fais prendre l’air. C’est du drap fin, du drap de première qualité ; je n’aurai qu’à les faire retourner et je pourrai encore les porter.

 

– Il y a là-dedans un objet qui me plaît beaucoup Ivan Nikiforovitch.

 

– Lequel donc, Ivan Ivanovitch ?

 

– Dites-moi, je vous prie, qu’est-ce que ce fusil qu’on a mis à l’air avec vos habits ?… Puis-je me permettre de vous en offrir ? continua-t-il en sortant sa tabatière.

 

– Non, non, servez-vous, je priserai le mien. »

 

Ce disant, Ivan Nikiforovitch, tâtonnant autour de lui, mit la main sur sa corne à tabac.

 

« Comment, cette vieille bête a aussi pendu le fusil !… Savez-vous que le Juif de Sorotchintsy fait vraiment de bons tabacs ? Je ne sais pas ce qu’il met dedans, mais ça vous a une odeur ! On dirait de la tanaisie. Tenez, mâchez-en donc un peu, vous verrez que ça rappelle la tanaisie. Prenez, prenez, servez-vous.

 

– Dites-moi, Ivan Nikiforovitch, je reviens à ce fusil. Qu’est-ce que vous comptez en faire ? Vous n’en avez pas besoin.

 

– Pas besoin ! Et si l’envie me prend de tirer ?

 

– Que le bon Dieu vous bénisse, Ivan Nikiforovitch ! Quand aurez-vous occasion de tirer ? À l’heure du jugement dernier ? Vous n’avez jamais, que je sache, tué le moindre caneton, et d’ailleurs vous n’avez pas été créé et mis au monde pour vous livrer à pareil exercice. Vous avez trop belle prestance. Je ne vous vois pas courant les marais, alors que celui de vos habits dont le nom ne saurait se prononcer honnêtement en tout lieu est encore là à prendre l’air. Non, ce qu’il vous faut, c’est le repos, l’inaction, le désœuvrement. (Comme je l’ai déjà dit, lorsqu’il s’agissait de convaincre les gens, Ivan Ivanovitch avait recours à des tournures d’un pittoresque achevé. Ah, qu’il parlait bien ! Seigneur, mon Dieu, qu’il parlait bien !) Oui, vous êtes l’homme des manières posées… Croyez-moi, vous feriez mieux de me le donner.

 

– De vous le donner ! Mais c’est un fusil très cher, comme on n’en trouverait plus à l’heure actuelle : c’est un Turc qui me l’a vendu à l’époque où je voulais m’engager dans la milice. Et vous voudriez maintenant que de but en blanc je vous en fasse cadeau ! Merci bien, j’en ai trop besoin.

 

– Besoin ? À quoi peut-il bien vous servir ?

 

– Comment, à quoi ! Mais supposez que des brigands attaquent ma maison… Grâce au ciel je suis tranquille et ne crains personne. Et pourquoi ? Parce que je sais qu’il y a un fusil dans ma garde-robe.

 

– Le beau fusil ! Mais, voyons, Ivan Nikiforovitch, il a la platine abîmée.

 

– Abîmée ? La belle affaire ! On peut la réparer. Il n’y a qu’à la graisser avec de l’huile de chènevis pour que la rouille ne s’y mette point.

 

– Décidément, Ivan Nikiforovitch, vous êtes bien mal disposé à mon égard. Vous ne me donnez aucune preuve d’amitié.

 

– Comment, Ivan Ivanovitch, je ne vous donne aucune preuve d’amitié ! Vous n’avez pas honte de dire ça ! Voyons, vos bœufs paissent dans ma prairie, les ai-je jamais chassés ? Quand vous allez à Poltava, vous m’empruntez toujours une charrette, vous l’ai-je jamais refusée ? Vos garnements sautent la palissade pour jouer dans ma cour avec mes chiens, leur ai-je jamais dit un mot ? Non, non, qu’ils s’amusent, pourvu qu’ils ne touchent à rien, qu’ils s’amusent !

 

– Si vous ne voulez pas m’en faire cadeau, troquez-le.

 

– Contre quoi ?

 

– Contre ma truie brune, vous savez, l’élève de ma porcherie. C’est une belle bête. Je vous assure que d’ici un an elle vous donnera des petits.

 

– Parlez-vous sérieusement, Ivan Ivanovitch ? Que ferai-je de votre truie ? Au diable votre truie !

 

– Allons bon, il faut de nouveau que vous invoquiez le diable ! C’est un péché, Ivan Nikiforovitch, je vous assure que c’est un péché.

 

– Mais aussi, Ivan Ivanovitch, quelle idée de m’offrir contre mon fusil le diable sait quoi : une truie !

 

– Ma truie, le diable sait quoi ! Voyons, Ivan Nikiforovitch, voyons !

 

– Mais bien sûr. Jugez vous-même. Un fusil, c’est un objet archi-connu, tandis qu’une truie, il n’y a que le diable à savoir ce que ça peut bien être. Si pareille offre m’était faite par un autre que vous, je pourrais bien le prendre du mauvais côté.

 

– Que trouvez-vous de si fâcheux dans une truie ?

 

– Ah çà, pour qui me prenez-vous ? Que j’accepte une truie !…

 

– Calmez-vous, calmez-vous ! Je n’insiste pas. Laissez-le se rouiller et pourrir dans un coin de votre remise, je n’en parlerai plus. »

 

Là-dessus, un silence tomba.

 

« Il paraît, reprit Ivan Ivanovitch, que trois rois ont déclaré la guerre à notre tsar.

 

– Oui, Piotr Fiodorovitch m’en a parlé. Qu’est-ce que cette guerre ? Quelle en est la cause ?

 

– Je ne saurais trop vous dire, Ivan Nikiforovitch. Selon moi, ces rois-là veulent que nous nous fassions tous Turcs.

 

– Voyez-moi les nigauds ! trancha Ivan Nikiforovitch en dressant la tête.

 

– Alors notre tsar leur a déclaré la guerre. Non ! leur a-t-il dit, c’est vous qui vous ferez chrétiens.

 

– Et n’est-ce pas, Ivan Ivanovitch, nous les battrons ?

 

– Bien sûr que nous les battrons… Alors, comme ça, Ivan Nikiforovitch, vous ne voulez pas troquer votre fusil ?

 

– C’est curieux, Ivan Ivanovitch, vous qui passez pour un homme instruit, vous raisonnez comme un blanc-bec.

 

– Calmez-vous, calmez-vous. Que le bon Dieu le bénisse votre fusil, qu’il crève à son aise ! Je n’en parlerai plus. »

 

À ce moment on apporta la collation. Ivan Ivanovitch avala un petit verre et une tourte à la crème.

 

« Écoutez, Ivan Nikiforovitch, j’ajouterai à la truie deux sacs d’avoine. De toute façon, comme vous n’avez pas semé d’avoine cette année, vous serez forcé d’en acheter.

 

– Franchement, Ivan Ivanovitch, avant de s’entretenir avec vous, il faudrait avoir dans le ventre une bonne platée de pois. (Cette expression ne tirait pas à conséquence, Ivan Nikiforovitch ayant coutume d’en lâcher bien d’autres.) Où avez-vous vu troquer un fusil contre deux sacs d’avoine ? Pour sûr, vous ne m’offririez pas votre belle redingote ?

 

– Vous oubliez, Ivan Nikiforovitch, que je vous donne encore une truie.

 

– Comment, une truie et deux sacs d’avoine contre mon fusil !

 

– Est-ce peu ?

 

– Contre mon fusil ?

 

– Oui, contre votre fusil.

 

– Deux sacs contre mon fusil ?

 

– Deux sacs remplis d’avoine, s’il vous plaît ! Et la truie, vous l’oubliez ?

 

– Par ma foi, baisez-le donc, votre cochon, lui ou le diable, si vous préférez !

 

– Décidément, Ivan Nikiforovitch, vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes ! Vous expierez dans l’autre monde vos propos impies : on vous y lardera la langue avec des aiguilles rougies au feu. Quand on a causé avec vous, on éprouve le besoin de se laver la figure et les mains et de se fumiger de la tête aux pieds.

 

– Permettez, Ivan Ivanovitch, un fusil, c’est un objet de valeur, une distraction passionnante et, qui plus est, un bel ornement dans une chambre.

 

– Ma parole, Ivan Nikiforovitch, riposta Ivan Ivanovitch, qui sentait la moutarde lui monter au nez, vous voilà parti avec votre fusil comme un âne chargé de reliques.

 

– Et vous, Ivan Ivanovitch, vous êtes là à crier comme un jars… »

 

Si Ivan Nikiforovitch n’avait pas prononcé ce mot, les deux amis se seraient, comme de coutume après leurs querelles, séparés sans rancune ; mais cette fois les choses prirent une autre tournure.

 

Ivan Ivanovitch devint pourpre.

 

« Qu’avez-vous dit là, Ivan Nikiforovitch ? demanda-t-il en haussant le ton.

 

– Que vous ressembliez à un jars, Ivan Ivanovitch.

 

– De quel droit, monsieur, dédaignant les convenances et le respect dû à mon nom et à mon rang, m’avez-vous appliqué un terme aussi ignominieux ?

 

– Ignominieux, en quoi ? Mais que veulent dire vos moulinets, Ivan Ivanovitch ?

 

– Encore une fois, monsieur, de quel droit, enfreignant toutes les convenances, m’avez-vous traité de jars ?

 

– Laissez-moi rire, Ivan Ivanovitch. Avez-vous fini de glousser ? »

 

Ivan Ivanovitch ne se contenait plus : ses lèvres tremblaient, l’accent circonflexe de sa bouche avait pris la forme d’un O, il roulait des yeux à faire peur. C’étaient là chez lui des symptômes bien rares et qui dénotaient une colère profonde.

 

« Puisqu’il en est ainsi, proféra-t-il, je vous déclare que je ne veux plus vous connaître.

 

– Le beau malheur ! Je n’en pleurerai certes pas. »

 

Il mentait. Dieu m’est témoin qu’il mentait ! Je vous prie de croire que cela le contrariait fort.

 

« Je ne remettrai jamais les pieds chez vous.

 

– Holà ! s’écria Ivan Nikiforovitch, qui de dépit ne savait trop ce qu’il faisait et réussit même à se mettre debout. Holà, la vieille, le gamin ! »

 

Cet appel fit apparaître dans le cadre de la porte la vieille décharnée ainsi qu’un petit bonhomme empêtré dans une ample redingote.

 

« Empoignez-moi Ivan Ivanovitch et jetez-le dehors !

 

– Comment ! Un gentilhomme ! protesta Ivan Ivanovitch dans un bel élan de dignité offensée. Approchez seulement ! Je vous réduirai en poudre, vous et votre imbécile de maître. Les corbeaux ne trouveront pas trace de vous. » (Quand il éprouvait une commotion violente, Ivan Ivanovitch employait des expressions très énergiques.)

 

Le groupe formait un tableau de grande allure. Ivan Nikiforovitch debout au milieu de la pièce dans sa beauté native dépourvue de tout ornement ; la bonne femme, bouche béante, face stupide et apeurée ; Ivan Ivanovitch, le bras dressé comme un tribun romain, quelle rare, quelle admirable scène ! Pourquoi n’avait-elle pour spectateur que le freluquet à l’interminable redingote, lequel d’ailleurs s’en souciait fort peu et continuait placidement à se curer le nez du doigt.

 

Finalement Ivan Ivanovitch prit sa casquette.

 

« Mes compliments, Ivan Nikiforovitch. Je vous revaudrai ça.

 

– Allez-vous-en, Ivan Ivanovitch, et ne me tombez jamais sous la patte, je vous casserai la figure !

 

– Voilà pour vous, Ivan Nikiforovitch », riposta Ivan Ivanovitch en faisant la figure.

 

Sur ce, il fit claquer derrière lui la porte, qui grinça très fort et se referma aussitôt. Désireux d’avoir le dernier mot, Ivan Nikiforovitch se montra dans l’encadrement, mais Ivan Ivanovitch avait déjà franchi la cour sans daigner se retourner.

 

Chapitre III

Où sont exposés les événements qui suivirent la brouille d’Ivan Ivanovitch et d’Ivan Nikiforovitch.

 

Voilà donc brouillés ces respectables personnages, honneur et parure de Mirgorod. Et pourquoi, je vous le demande ? Pour une bêtise, pour un rien, pour un jars. Pour ce rien nos deux inséparables ne veulent plus se voir, pour ce rien ils ont rompu toutes relations ! Naguère encore, tous les jours que Dieu fasse, Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch envoyaient prendre mutuellement de leurs nouvelles ; plusieurs fois par jour ils échangeaient, du haut de leurs perrons, des propos si amènes qu’à les ouïr on se sentait chaud au cœur… Tous les dimanches, Ivan Ivanovitch en redingote d’estamet, Ivan Nikiforovitch en casaquin de nankin bistre, s’en allaient à l’église quasi bras dessus bras dessous. Ivan Ivanovitch, qui avait la vue très perçante, remarquait-il quelque flaque, quelque immondice au beau milieu de la rue – le fait est plutôt fréquent à Mirgorod – il prévenait obligeamment Ivan Nikiforovitch : « Prenez garde de mettre le pied là, il n’y fait pas bon. » De son côté Ivan Nikiforovitch témoignait à Ivan Ivanovitch les marques d’une amitié touchante et lui tendait du plus loin sa corne en disant : « Servez-vous ! » Et comme ils s’entendaient tous deux à faire valoir leur bien !… Et tout d’un coup ces deux amis… Quand j’appris la nouvelle, je me crus frappé de la foudre, je ne voulus pas y ajouter foi. Bonté divine ! Ivan Ivanovitch s’était brouillé avec Ivan Nikiforovitch. De si braves gens ! Après cela que restait-il de solide en ce bas monde ?

 

Ivan Ivanovitch rentra chez lui tout bouleversé. D’ordinaire son premier soin était d’aller voir à l’écurie si la jument mangeait bien son foin. (Ivan Ivanovitch possède une jument rouanne, une bien jolie bête, je vous assure.) Puis il donnait de ses mains la pâture aux dindons et aux gorets. Alors seulement il regagnait ses appartements, où il s’occupait, soit à façonner au tour de la vaisselle de bois (métier auquel il s’entend aussi bien qu’un homme de l’art), soit à parcourir un vieux bouquin imprimé chez Lubii, Garii et Popov (et dont il a oublié le titre, la fille en ayant depuis belle heurette déchiré le haut de la feuille pour distraire un des polissons), soit tout simplement à faire un somme sous l’auvent. Mais ce jour-là, loin de s’adonner à ses occupations favorites, il prit à partie Gapka qui s’offrit dès l’abord à sa vue, et lui reprocha de bayer aux corneilles, bien qu’elle traînât à la cuisine un plein sac de farine ; il jeta son bâton sur l’échiné d’un coq venu quêter au perron sa provende coutumière ; et, quand un gamin crasseux et déguenillé courut à lui en criant : « Papa, papa, donne-moi du pain d’épice », il le repoussa d’un geste si menaçant, d’un trépignement si énergique, que le garnement crut prudent de détaler sans demander son reste.

 

À la longue cependant, il lui fallut bien se calmer et reprendre le train-train quotidien. Il dîna tard et ne s’étendit sous l’auvent qu’à la tombée du soir. Un potage de pigeons et de betteraves, fort bien accommodé par Gapka, avait chassé jusqu’au souvenir des événements de la matinée. Avec un plaisir évident, Ivan Ivanovitch promena ses regards sur sa propriété ; puis, les arrêtant sur celle du voisin : « Tiens, se dit-il, je n’ai point encore aujourd’hui fait visite à Ivan Nikiforovitch ; j’y vais de ce pas. » Aussitôt, il prit sa canne et son bonnet et gagna la rue ; mais, le portail à peine franchi, il se rappela leur querelle, cracha de dépit et rebroussa chemin. Un mouvement du même genre s’esquissa chez Ivan Nikiforovitch. Ivan Ivanovitch aperçut la vieille un pied déjà juché sur la palissade dans l’intention de la franchir, quand la voix de son maître l’arrêta net : « Arrière, arrière, pas de ça ! » Ivan Ivanovitch sentit bientôt l’ennui le gagner, et sans doute ces dignes personnages se seraient réconciliés dès le lendemain, si par malheur un certain événement survenu chez Ivan Nikiforovitch n’avait point versé de l’huile sur le feu, déjà prêt à s’éteindre, de l’inimitié.

 

Ce soir-là même, Agathe Fédosséievna arriva chez Ivan Nikiforovitch. Cette dame n’étant ni sa parente, ni sa cousine, ni sa commère, on ne conçoit pas bien quelles raisons l’incitaient à fréquenter Ivan Nikiforovitch, qui d’ailleurs ne prenait guère plaisir à sa venue. Cependant elle faisait chez lui d’assez fréquents séjours, qui se prolongeaient parfois une semaine et davantage. Elle s’emparait alors des clefs et régentait toute la maisonnée. Bien que cela déplût fort à Ivan Nikiforovitch, on était surpris de le voir obéir comme un enfant ; essayait-il de regimber, Agathe Fédosséievna avait toujours le dernier mot.

 

J’avoue ne pas comprendre pourquoi les femmes nous attrapent le bout du nez aussi prestement que l’anse d’une théière : leurs mains ont-elles été créées à cet effet, nos nez ne sont-ils bons qu’à cela ? Le nez d’Ivan Nikiforovitch avait beau rappeler une prune, Agathe Fédosséievna l’attrapait bel et bien et menait notre homme en laisse comme un simple caniche. Malgré qu’il en eût, il apportait en sa présence quelques tempéraments à son train de vie : il prolongeait moins longtemps ses bains de soleil et les prenait en chemise et culotte bouffante, et non plus dans l’état de pure nature, encore qu’Agathe Fédosséievna se montrât à ce sujet fort accommodante. Avait-il la fièvre, cette digne personne, ennemie des cérémonies, lui faisait de ses propres mains et de la tête aux pieds des frictions au vinaigre et à la térébenthine. Agathe Fédosséievna arborait un bonnet sur le crâne, trois verrues sur le nez, et sur le corps une capote dont le fond couleur de café s’agrémentait de fleurs jaunâtres. Ledit corps affectant la forme d’un cuveau, il vous eût été aussi malaisé de découvrir sa taille que de voir votre nez sans l’aide d’un miroir. Elle avait les pieds courts façonnés en forme de coussins. Elle faisait force cancans, déjeunait de betteraves cuites et jurait dans la perfection ; tout cela sans que son visage variât jamais d’expression, privilège le plus souvent dévolu aux personnes de son sexe.

 

Dès son arrivée, les choses s’envenimèrent.

 

« Surtout, Ivan Nikiforovitch, chuchota-t-elle, ne te réconcilie pas avec lui, ne lui présente aucune excuse ; cet homme-là veut ta perte ; il est ainsi fait, tu ne le connais pas ! »

 

La maudite chuchoteuse en dit tant qu’Ivan Nikiforovitch ne voulut plus entendre parler d’Ivan Ivanovitch.

 

Tout changea de face. Le chien du voisin se faufilait-il dans la cour, on le rossait d’importance ; les gamins qui se hasardaient à l’escalade opéraient leur retraite en hurlant, la chemise levée et le dos strié de coups de verge ; un jour même la maritorne répondit à une question d’Ivan Ivanovitch par une telle incongruité que celui-ci, offusqué dans sa délicatesse, en cracha de dégoût.

 

« Ah, murmura-t-il, la vilaine souillon ! Elle est encore pire que son maître. »

 

Pour comble d’outrages, l’exécrable voisin, comme s’il eût à cœur de souligner le récent affront, construisit, juste en face du logis d’Ivan Ivanovitch, à l’endroit jusqu’alors réservé à l’escalade, une basse-cour pour ses oies. Cet odieux réduit s’éleva avec une rapidité diabolique : une journée suffit à la tâche. Ce méfait provoqua la fureur d’Ivan Ivanovitch, qui brûla d’en tirer vengeance. Il dissimula tout d’abord, encore que la basse-cour empiétât sur son terrain ; mais le cœur lui battait si fort qu’il eut grand-peine à garder ce calme apparent.

 

La journée s’écoula de la sorte. Ce fut la nuit. Oh, si j’étais peintre, que j’exprimerais bien le charme de cette nuit ! Je représenterais Mirgorod endormi sous le regard fixe des étoiles innombrables ; dans le silence, que je saurais rendre sensible, retentiraient les aboiements des chiens proches et lointains ; avec une héroïque intrépidité notre galantin de sacriste enjamberait à leur nez la palissade de son amoureuse ; sous le clair de lune, les maisons blanches se feraient plus blanches encore, plus sombres les arbres qui les abritent, plus dense l’ombre que ces arbres projettent ; les fleurs, l’herbe assoupie exhaleraient un parfum plus capiteux, tandis que le chœur des grillons, ces turbulents chevaliers de la nuit, lancerait à tous les échos sa chanson crépitante. Je monterais voir dans une de ces maisonnettes de pisé quelque beauté citadine au noir sourcil, étendue, la poitrine palpitante, sur sa couche solitaire, rêvant moustaches, éperons et hussard, tandis qu’un folâtre rayon de lune s’attarde sur ses joues… Je ferais apparaître sur la route blanche l’ombre noire d’une chauve-souris qui vient de se poser, de s’abattre sur les blanches cheminées. Mais quant à Ivan Ivanovitch, je devrais sans doute renoncer à le faire voir, tant son visage exprime des sentiments divers alors que, cette nuit-là, il est sorti de sa maison tout doucement, à pas furtifs, pour se glisser sous le réduit aux oies.

 

Ignorant encore la querelle, les chiens d’Ivan Nikiforovitch ont laissé ce vieil ami s’approcher de l’édicule qui repose tout entier sur quatre pieds de chêne. Aussitôt Ivan Ivanovitch se met en devoir de scier le pied le plus proche. Le bruit de la scie le contraint à chaque instant à se retourner, mais le souci de la vengeance lui rend du courage. Le premier pied tombé, il s’en prend au second. Les yeux lui brûlent, la peur l’aveugle. Soudain il pousse un cri et s’immobilise, croyant voir un fantôme ; mais s’étant convaincu qu’une oie allongeait tout bonnement le cou vers lui, il crache de rage et reprend son courage et sa besogne. Le second pied cède à son tour, l’édicule vacille.

 

Quand Ivan Ivanovitch attaqua le troisième pied, le cœur lui battait avec tant de violence qu’il dut plusieurs fois s’interrompre. Il en avait entamé plus de la moitié quand soudain la frêle cahute chancela et s’écroula avec fracas, lui laissant à peine le temps de bondir en arrière. En proie à la plus grande frayeur, il sauta sur la scie, courut s’enfermer chez lui et se jeta sur son lit, sans oser regarder par la fenêtre les suites de son attentat. Il croyait avoir à ses trousses toute la maisonnée d’Ivan Nikiforovitch : la maritorne, son maître, le galopin à l’interminable redingote, tous armés de gourdins et commandés par Agathe Fédosséievna, s’en venaient démolir son logis.

 

Ivan Ivanovitch passa tout le lendemain dans la fièvre. Il rêvait que par vengeance son exécrable voisin mettait pour le moins le feu à sa maison ; aussi ordonna-t-il à Gapka de veiller à ce que l’on ne fourrât nulle part de la paille sèche. À la fin, soupçonnant les intentions d’Ivan Nikiforovitch, il se résolut à prendre les devants et à déposer contre lui, par-devant le tribunal de première instance de Mirgorod, une plainte dont on trouvera la teneur au chapitre suivant.

 

Chapitre IV

Ce qui se passa dans la salle d’audience du tribunal de Mirgorod.

 

Quelle belle ville que Mirgorod ! Je me demande quels édifices peuvent bien lui manquer. Elle en possède de toutes sortes, surmontés de tous les toits possibles : de paille, de joncs, de planches. À droite une rue, à gauche une rue, de tous côtés de jolies palissades où s’agrippe le houblon, où pendent des pots, et par-dessus lesquelles on aperçoit la tête rayonnante du tournesol, les teintes somptueuses du pavot, les formes arrondies du potiron. Mon Dieu, le beau spectacle ! Des objets variés, chemise, culotte ou jupe largement déployée, rehaussent encore ce pittoresque, car, Mirgorod ignorant voleurs et coupe-bourses, chacun étend sur sa clôture ce que bon lui semble. Si vous arrivez en ville du côté de la place, vous vous arrêterez une bonne minute pour jouir du coup d’œil : il y a là une mare, une mare unique en son genre, une mare dont vous n’avez jamais vu la pareille ! Elle s’étale presque sur toute la place ! Ah, la belle mare ! Les édifices qui l’entourent, maisons et maisonnettes que de loin on prendrait pour des meules de foin, s’émerveillent de sa beauté.

 

Parmi ces édifices je donne sans contredit la palme au tribunal de première instance. Peu me chaut qu’il soit de chêne ou de bouleau, mais il possède huit fenêtres, huit fenêtres de façade, mes bonnes gens, et qui prennent jour sur la place, sur la nappe d’eau dont je viens de parler et que M. le maire appelle un lac ! Seul dans Mirgorod ce bâtiment a reçu un badigeon qui rappelle le granit, tous les autres s’étant contentés d’un lait de chaux. Il se pare d’un beau toit de voliges, que l’on eût même peint en rouge si les clercs n’avaient dévoré, en la relevant d’oignons, la couleur à l’huile préparée à cette intention : comme un fait exprès on était en carême – et le toit dut se passer de tout ornement. Ce noble édifice avance dans la place au moyen d’un perron où se démènent souvent des poules, car on y trouve presque toujours des grains ou d’autres denrées, qui n’ont point d’ailleurs été répandues là à dessein, mais bien plutôt oubliées par des plaideurs imprudents. Il abrite le tribunal et la maison d’arrêt. Le tribunal occupe deux pièces proprettes et blanchies à la chaux : d’abord une salle d’attente pour les plaideurs, puis une salle d’audience que meublent une table enluminée de taches d’encre et surmontée du « miroir de justice », quatre chaises de chêne à dossiers élevés et, le long des murs, des coffres à revêtements de fer forgé, tombeaux de la chicane de tout le district. Sur l’un de ces coffres se dressait ce jour-là une botte bien cirée.

 

L’audience avait commencé dès le matin. Le juge, un homme replet, un peu plus mince toutefois qu’Ivan Nikiforovitch, bonne face débonnaire et robe de chambre crasseuse, sa pipe dans une main, une tasse de thé dans l’autre, conversait avec son assesseur. Le juge avait le nez si rapproché de la bouche qu’il pouvait à son aise flairer sa lèvre supérieure, laquelle lui servait de tabatière, le tabac destiné aux fosses nasales se répandant presque toujours sur elle. Ainsi donc le juge conversait avec son assesseur. À quelque distance une servante, pieds nus, tenait un plateau chargé de tasses. Au bout de la table le greffier lisait une sentence sur un ton si dolent, si monotone que le prévenu en personne se fût endormi à l’ouïr. Et, sans contredit, le juge aurait le premier cédé au sommeil, si d’intéressants propos ne l’avaient tenu éveillé.

 

« Je voulais à tout prix, pérorait-il en dégustant son thé déjà froid, je voulais à tout prix savoir comment on s’y prend pour leur donner de la voix. J’ai eu il y a deux ans un merle qui chantait d’abord à ravir et qui tout d’un coup s’est complètement gâté : il ânonnait Dieu sait quoi, sa voix s’est de plus en plus altérée, et finalement il grasseyait, il râlait, bref il n’y avait plus qu’à lui donner la clef des champs. Eh bien, figurez-vous, c’est tout ce qu’il y a de plus simple : on leur fait au gosier un bubon moins gros qu’un petit pois. Seulement ce bubon doit se pratiquer à l’aiguille. Je tiens ce secret de Zakhar Prokofiévitch, et je vais, si cela vous intéresse, vous raconter de quelle façon je l’ai obtenu. J’arrive chez lui…

 

– Dois-je en lire une autre, Démiane Démianovitch ? interrompit le greffier qui avait terminé sa lecture depuis plusieurs minutes.

 

– Vous avez déjà fini ? Si vite ? Et moi qui n’ai rien entendu ! Où est-il votre papier ? Passez-le-moi que je le signe. Qu’avez-vous encore ?

 

– L’affaire du Cosaque Lokitko relative à un vol de vache.

 

– Parfait. Lisez !… J’arrive donc chez lui. Je puis, si vous le voulez, vous raconter comment il m’a reçu. Pour faire passer la vodka, on a servi un esturgeon fumé à s’en pourlécher les babines ! C’est autre chose que la camelote dont… (ici le juge sourit et claqua de la langue, ce qui permit à son nez de renifler son habituelle tabatière) …dont nous régale notre digne épicier. Je n’ai pas touché aux harengs, qui, vous le savez, me donnent des brûlures au creux de l’estomac ; mais j’ai fait honneur au caviar, qui était, je dois le reconnaître, tout simplement admirable… Ensuite j’ai dégusté une eau de noyaux parfumée à la centaurée. Il y avait aussi de l’eau de safran, mais vous savez que je n’en use point : c’est, je l’avoue, une liqueur excellente, mais, comme on dit, si elle excite d’abord l’appétit, elle a tôt fait de le couper… Ah bah, par quel heureux hasard ? s’écria soudain le juge en voyant entrer Ivan Ivanovitch.

 

– Dieu vous assiste ! Bonjour et portez-vous bien ! » proféra Ivan Ivanovitch avec la courtoisie qui lui était propre. Mon Dieu, qu’il savait donc se concilier tous les cœurs ! Je n’ai jamais vu pareille bonne grâce. Au reste il connaissait son prix et acceptait l’estime générale comme un hommage dû à son mérite.

 

Le juge offrit lui-même une chaise à Ivan Ivanovitch, tandis que son nez humait tout le tabac en réserve sur sa lèvre, ce qui était chez lui un indice de profonde satisfaction.

 

« Que pourrai-je bien vous offrir, Ivan Ivanovitch ? demanda-t-il. Accepterez-vous une tasse de thé ?

 

– Non, grand merci, répondit Ivan Ivanovitch, qui se leva, s’inclina et se rassit.

 

– Une petite tasse ? répéta le juge.

 

– Non, inutile de vous déranger, Démiane Démianovitch. »

 

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

 

« Rien qu’une petite tasse, voyons ?

 

– Eh bien, soit, une petite tasse. »

 

Et, là-dessus, Ivan Ivanovitch allongea la main vers le plateau.

 

Seigneur, mon Dieu, quel abîme d’urbanité que cet homme ! Comment décrire l’effet d’aussi belles manières !

 

« Encore une petite tasse ?

 

– Grand merci, répondit Ivan Ivanovitch, qui s’inclina et posa sur le plateau sa tasse retournée.

 

– S’il vous plaît, Ivan Ivanovitch ?

 

– Impossible, tous mes regrets. »

 

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

 

« Ivan Ivanovitch, pour me faire plaisir, encore une petite tasse ?

 

– Non, merci ; très touché de votre générosité. »

 

Ce disant, Ivan Ivanovitch se leva, s’inclina et se rassit.

 

« Une petite tasse, voyons, rien qu’une petite tasse ? »

 

Ivan Ivanovitch allongea le bras et prit une tasse sur le plateau.

 

Peste ! Comme cet homme savait garder sa dignité !

 

« Démiane Démianovitch, reprit Ivan Ivanovitch quand il eut avalé la dernière gorgée, je viens ici pour affaire pressante : je dépose par-devant vous une plainte – Ivan Ivanovitch posa sa tasse et tira de sa poche une feuille de papier timbré toute couverte d’écriture – une plainte contre mon ennemi, mon ennemi juré.

 

– Contre qui donc ?

 

– Contre Ivan Nikiforovitch Dovgotchkoun. »

 

Oyant cela, le juge faillit choir de sa chaise.

 

« Que dites-vous ? s’exclama-t-il en levant les bras au ciel. Ivan Ivanovitch, est-ce bien vous que j’entends ?

 

– Comme vous le voyez, c’est moi.

 

– Que le bon Dieu et tous ses saints vous protègent ! Comment, Ivan Ivanovitch, vous voilà devenu l’ennemi d’Ivan Nikiforovitch ! Est-ce bien vous qui le dites ? Répétez, je vous en prie. N’y a-t-il pas derrière vous quelqu’un qui parle à votre place ?

 

– Mais qu’y a-t-il là d’incroyable ? Je ne peux plus le voir. Il m’a fait un affront mortel, il m’a outragé dans mon honneur.

 

– Sainte Trinité, comment ferai-je croire cela à ma pauvre mère ! Tous les jours que Dieu fasse, quand nous nous querellons, ma sœur et moi, la bonne vieille nous dit toujours : « Mes enfants, vous vivez comme chien et chat. Prenez donc exemple sur Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch : en voilà une paire d’amis, en voilà de braves gens ! » Les beaux amis vraiment ! Voyons, racontez-moi ce qui s’est passé.

 

– C’est une affaire délicate, Démiane Démianovitch, difficile à expliquer de vive voix. Faites plutôt lire ma requête. Tenez, prenez-la de ce côté-ci, c’est plus convenable.

 

– Veuillez lire, Tarass Tikhonovitch », ordonna le juge en se tournant vers le greffier.

 

Tarass Tikhonovitch prit la requête et, après s’être mouché comme se mouchent les greffiers de tous les tribunaux de première instance, c’est-à-dire à l’aide de deux doigts, il en commença la lecture.

 

« Je soussigné, Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, gentilhomme, propriétaire mirgorodien, présente la requête dont teneur suit :

 

Premièrement, le sept de juillet de cette année mil huit cent dix, un individu, dont les procédés criminels et impies dépassent toute mesure et provoquent le dégoût général, j’entends le gentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, m’a fait un affront mortel, affront qui non seulement entache mon honneur personnel, mais encore tend à rabaisser et mon rang et mon nom. Par ailleurs, ledit gentilhomme, dont l’humeur rogue va de pair avec l’extérieur abject, n’est tout entier de la tête aux pieds qu’un réceptacle de gros mots et de paroles infâmes. »

 

Le lecteur, qui éprouvait le besoin de se moucher, fit ici une légère pause, tandis que le juge, les mains jointes dans une attitude de déférence, murmurait à part soi : « Sapristi, quelle plume alerte ! Seigneur mon Dieu, que cet homme écrit bien ! »

 

Sur la demande d’Ivan Ivanovitch, Tarass Tikhonovitch reprit sa lecture.

 

« Alors que je venais lui faire une proposition amicale, le susdit gentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, m’a appliqué publiquement une appellation aussi outrageante qu’ignominieuse, nommément le mot de jars. Cependant nul n’ignore dans le district de Mirgorod que je n’ai jamais porté et n’ai point l’intention de porter à l’avenir le nom de cet animal immonde. Le registre baptistaire de la paroisse des Trois Hiérarques, où figurent aussi bien le jour de ma naissance que celui de mon baptême, fournit une preuve irréfutable de la noblesse de mes origines nobiliaires. Un jars au contraire, ainsi qu’en témoignera toute personne tant soit peu versée dans les sciences, un jars ne saurait être inscrit au registre baptistaire, ledit jars n’étant pas un homme, mais bien un oiseau, vérité d’une telle évidence que point n’est besoin pour en être convaincu d’avoir passé par le séminaire. Ce nonobstant, et bien qu’il fût parfaitement au courant de toutes ces choses, ledit abominable gentilhomme m’a gratifié de ce vocable infâme dans l’unique intention d’insulter mortellement à mon rang et à ma qualité.

 

Secondement, le susdit gentilhomme indécent, discourtois et malotru a commis un grave attentat contre le bien de famille que je tiens en légitime héritage de mon défunt père, Ivan fils d’Onissi, Pérérépenko, en son vivant ecclésiastique et à cette heure actuelle de sainte et glorieuse mémoire. En effet, au mépris de toutes les lois, il a transporté juste en face de mon perron son parc à oies, ceci dans l’intention évidente d’accentuer son précédent outrage, car l’ancienne basse-cour, encore assez solide, occupait un emplacement fort bien choisi. Ce faisant le même triste individu que ci-dessus se proposait uniquement de me rendre témoin d’actions répugnantes, nul n’ignorant que l’on ne fréquente point les réduits de ce genre, surtout quand ils sont peuplés d’oies, pour y observer les convenances. Au cours de cette opération illégale, les deux pieds de devant ont empiété sur une partie du terrain que m’a transmis dès son vivant en légitime héritage mon défunt père de glorieuse mémoire, Ivan, fils d’Onissi, Pérérépenko, nommément depuis ma remise et de là en droite ligne jusqu’à l’emplacement où les servantes ont coutume de curer leurs pots.

 

Tiercement, le susdit gentilhomme, dont le nom seul inspire un insurmontable dégoût, nourrit le noir dessein de mettre le feu à ma maison, ce dont témoignent surabondamment les faits que voici. Primo, depuis quelque temps ce perfide individu se hasarde souvent à mettre le pied dehors, ce que ne lui permettent point d’ordinaire sa paresse native et son ignoble embonpoint ; secundo, le logis de ses gens, lequel touche immédiatement la clôture de la propriété qui m’est échue en légitime héritage de mon défunt père, de glorieuse mémoire Ivan, fils d’Onissi, Pérérépenko, ledit logis est maintenant éclairé tous les jours et pendant un très long espace de temps, preuve d’une évidence manifeste, puisque jusqu’à présent sa sordide lésine ne laissait point brûler le moindre lumignon.

 

Pour ce, ledit gentilhomme, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, étant bien et dûment convaincu de nombreux crimes, tels que : tentative d’incendie, insultes graves à mon rang et à ma qualité, rapt de terrain et, qui pis est, adjonction répréhensible et préjudiciable de l’épithète « jars » à mon nom de famille, je requiers que par vous, messieurs, soit ledit perturbateur du repos public appréhendé au corps et écroué, les fers aux pieds et aux mains, en la prison municipale, le condamnant en outre à une forte amende, avec dépens, dommages et intérêts. Plaise à la Cour donner à cette requête la suite immédiate que de raison. Ladite requête rédigée, minutée et signée par moi, gentilhomme et propriétaire mirgorodien,

 

IVAN, FILS D’IVAN, PÉRÉRÉPENKO. »

 

La lecture achevée, le juge s’approcha d’Ivan Ivanovitch, le prit par un bouton de sa redingote et lui tint à peu près ce langage :

 

« Qu’allez-vous faire là, Ivan Ivanovitch ? N’attirez pas sur vous la colère divine. Jetez-moi cette requête à tous les diables, allez trouver Ivan Nikiforovitch, tendez-lui la main, et embrassez-vous tous les deux. Par là-dessus, faites acheter une bonne bouteille de vin de Santorin ou de Nikopol, ou préparez tout simplement un bon petit punch et envoyez-moi chercher. Nous boirons d’autant et les fumées du vin vous feront oublier tout cela.

 

– Non, Démiane Démianovitch, répliqua Ivan Ivanovitch sur le ton grave qui lui seyait si bien, pareille affaire ne saurait s’arranger à l’amiable. Je vous souhaite le bonsoir. À vous aussi, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à tout le monde sans se départir de sa gravité. J’espère qu’il sera donné à ma requête la suite qu’elle comporte. »

 

Et il se retira, laissant nos gens fort perplexes.

 

Le greffier prenait une prise ; le juge demeurait coi, promenant un doigt distrait dans une mare d’encre, les clercs ayant renversé sur la table le tesson de bouteille qui leur servait d’encrier. Il rompit enfin le silence.

 

« Que dites-vous de l’aventure, Doroféï Trophimitch ? demanda-t-il à son assesseur.

 

– Absolument rien, répondit l’assesseur.

 

– Il s’en passe des choses en ce bas monde ! » conclut le juge.

 

Il n’avait pas achevé que la porte brusquement ouverte projeta en gémissant dans la salle d’audience la moitié antérieure d’Ivan Nikiforovitch, tandis que la moitié postérieure demeurait prisonnière de l’antichambre. L’apparition d’Ivan Nikiforovitch – et qui plus est en un tel lieu – parut à tout le monde un événement fort insolite. Le juge poussa un cri, le greffier interrompit sa lecture, un des clercs engoncé dans une façon de frac en laine de Frise, prit sa plume avec les dents, tandis que l’autre gobait une mouche. L’invalide lui-même, qui faisait en ce lieu fonction d’huissier et de saute-ruisseau, et qui jusque-là en faction près de la porte dans une blouse malpropre historiée d’une pièce à l’épaule, avait passé son temps à se gratter, l’invalide lui-même ouvrit tout grand la bouche et marcha sur le pied de je ne sais plus qui.

 

« Comment, c’est vous, Ivan Nikiforovitch ! Quel bon vent vous amène ? Comment va cette précieuse santé ? »

 

Cependant Ivan était plus mort que vif : coincé entre les deux battants de la porte, il ne pouvait faire un pas ni en avant ni en arrière. Le juge eut beau crier aux gens qui pouvaient se trouver dans l’autre pièce de lui venir à la rescousse, la seule personne qui fît alors antichambre, une vieille plaideuse aux bras décharnés, s’évertua en pure perte. Alors l’un des clercs, gaillard pourvu de lèvres épaisses, de larges épaules, d’un nez épaté, d’un regard torve d’ivrogne et d’un habit percé aux coudes, s’approcha d’Ivan Nikiforovitch et lui croisa les bras comme l’on fait aux enfants ; puis il cligna de l’œil au vieux débris, lequel s’appuya du genou sur le ventre du patient : en dépit de ses gémissements, leurs efforts conjoints réussirent à le rejeter dans l’antichambre. On fit aussitôt jouer la targette et l’on ouvrit le second battant de la porte. Le clerc et son aide l’invalide déployèrent à cette occasion une activité méritoire, mais leur haleine exhala une odeur si forte que la salle d’audience sembla pour un temps métamorphosée en cabaret.

 

« Vous ne vous êtes pas fait mal, Ivan Nikiforovitch ? Je dirai à maman de vous envoyer de sa teinture contre les douleurs : frottez-vous-en seulement le dos et les reins, vous ne sentirez plus rien. »

 

Pour toute réponse, Ivan Nikiforovitch, affalé sur une chaise, n’émettait que des « oh » et des « ah » prolongés. Enfin, d’une voix que la fatigue rendait à peine perceptible, il proféra :

 

« En voulez-vous ? »

 

Puis, ayant tiré de sa poche sa corne à tabac, il ajouta :

 

« S’il vous plaît, servez-vous !

 

– Croyez-moi très heureux de vous voir, répliqua le juge ; mais je n’arrive pas à comprendre ce qui nous vaut la surprise de votre visite.

 

– Une requête, balbutia Ivan Nikiforovitch.

 

– Une requête ? Quelle requête ?

 

– Une plainte… (Une crise d’asthme le contraignit à une longue pause)… Oh ! Oh !… Une plainte contre un coquin… contre Ivan Ivanovitch Pérérépenko.

 

– Mon Dieu ! Et vous aussi !… D’aussi rares amis !… Une plainte contre un si brave homme !

 

– C’est… Satan… en personne… » articula par saccades Ivan Nikiforovitch.

 

Le juge se signa.

 

« Daignez lire ma requête.

 

– Allons, lisez, Tarass Tikhonovitch », ordonna non sans déplaisir le juge au greffier, cependant que son nez flairait d’instinct sa lèvre, ce qui d’habitude dénotait chez lui un profond contentement. Cet acte d’indépendance accrut le dépit du magistrat : pour châtier l’effronté, il balaya d’un coup de mouchoir le tabac qui reposait sur sa lèvre.

 

Après son habituelle entrée en matière, opérée sans l’aide d’aucun mouchoir, le greffier commença de son ton monotone la lecture de la pièce que voici :

 

« Je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, gentilhomme mirgorodien, présente la requête dont s’ensuit la teneur.

 

Premièrement, par suite de son humeur maligne et d’une malveillance évidente à mon endroit, le prétendu gentilhomme Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, ne cesse de me causer des torts, dommages et autres vilenies aussi monstrueuses qu’effroyables. Hier dans la soirée, armé comme un larron et un bandit, de haches, ciseaux, scies et autres outils de serrurier, il a pénétré dans ma cour et dans le poulailler qui s’y trouve et constitue mon inaliénable propriété, lequel il a scié de ses propres mains et de la manière la plus ignominieuse, cela sans que de mon côté je lui aie donné le moindre prétexte à pareil acte de brigandage.

 

Secondement, le susdit gentilhomme Pérérépenko nourrit le perfide dessein d’attenter à ma vie et le sept du mois écoulé, couvant en son cœur ce dessein, il est venu quémander un fusil qui se trouve dans ma chambre, m’offrant en échange, avec l’avarice qui le caractérise, plusieurs objets dépourvus de toute valeur, à savoir une truie brune et deux mesures d’avoine. Devinant dès lors ses intentions criminelles, je mis tout en œuvre pour l’en détourner ; mais ledit chenapan Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, m’a injurié de la façon la plus grossière et nourrit depuis lors contre moi une haine sans merci. Outre plus, le susdit forcené et gentilhomme de grand chemin Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, est en réalité de fort basse extraction. Sa sœur, personne d’une inconduite notoire, a pris il y a quelque cinq ans la poudre d’escampette avec la compagnie de chasseurs qui tenaient alors garnison à Mirgorod, cependant qu’elle faisait inscrire son légitime époux au registre des paysans. Son père et sa mère étaient aussi gens de mauvaises mœurs qui s’ivrognaient à qui mieux mieux. Cependant la conduite bestiale et éhontée du susdit gentilhomme de grand chemin Pérérépenko dépasse de loin les abominations de sa famille. En effet, sous le masque de la dévotion, il commet les actes les plus scandaleux : il n’observe, par exemple, ni jeûne ni carême, car, la veille de l’Avent, ce renégat a acheté un mouton et l’a fait tuer le lendemain par sa concubine Gapka, sous le prétexte fallacieux qu’il avait un besoin immédiat de suif pour faire sa provision de chandelles et de veilleuses.

 

Pour ce, ledit gentilhomme de grand chemin étant bien et dûment convaincu de vol, sacrilège et brigandage, je requiers que par vous, messieurs, il soit décrété de prise de corps, et écroué les fers aux pieds et aux mains, soit dans la prison municipale, soit dans une maison de force de l’État. Semblablement je requiers arrêt le dépouillant de son grade et de ses titres de noblesse, lui infligeant une sévère correction à bons coups d’écourgée et le déportant en Sibérie au bagne que bon semblera ; le condamnant en outre aux frais, dommages et dépens. Plaise à la cour donner à cette requête la suite immédiate que de raison. Ladite requête signée par moi, gentilhomme mirgorodien.

 

IVAN, FILS DE NIKIFOR, DOVGOTCHKOUM. »

 

Dès que le greffier eut terminé, Ivan Nikiforovitch prit son bonnet, salua la compagnie et se mit en devoir d’opérer sa retraite. Le juge voulut le retenir.

 

« Vous êtes bien pressé, Ivan Nikiforovitch ? Attendez donc un peu, vous allez prendre une tasse de thé. Orychka, espèce de niaise, pourquoi restes-tu là plantée comme une souche ? As-tu bientôt fini de jouer de la prunelle avec mes clercs ? Allons, ouste, du thé ! »

 

Cependant l’effroi d’avoir entrepris un si long voyage et subi une quarantaine aussi rigoureuse fit franchir sans encombre la porte fatale à Ivan Nikiforovitch, qui se contenta de grommeler :

 

« Ne vous donnez pas la peine, c’est avec plaisir que… »

 

Et, fermant la porte derrière lui, il laissa le tribunal dans la stupéfaction.

 

Il fallut bien s’exécuter. Les deux requêtes furent entérinées, et dès lors l’affaire allait prendre une tournure plutôt sérieuse quand une circonstance imprévue vint encore en corser l’intérêt. Tandis que le juge quittait la salle d’audience en compagnie de l’assesseur et du greffier, et que les clercs entassaient dans un sac les épices des plaideurs sous forme de poules, œufs, quignons de pain, pâtés, galettes et autres béatilles, à ce moment même une truie brune fit irruption dans la pièce, où, à l’extrême surprise des assistants, elle jeta son dévolu non point sur un pâté ou sur une croûte de pain, mais bel et bien sur la requête d’Ivan Nikiforovitch, dont les feuillets pendaient sur un bout de table. Le groin ainsi garni, l’habillée de soie brune détala au plus vite, échappant, en dépit des règles et des encriers qu’ils lui jetèrent, à la poursuite des gens de justice.

 

Cette aventure inouïe les plongea dans un trouble extrême, car ils n’avaient pas encore pris copie de la requête. Le juge, ou plutôt son greffier, épilogua longtemps avec l’assesseur sur ce cas sans précédent. On se résolut enfin à dépêcher un rapport à M. le maire, l’instruction de l’affaire relevant plutôt de la police municipale. Ce rapport, qui lui fut envoyé le jour même sous n° 389, eut pour suite un entretien assez curieux, comme on le verra au chapitre suivant.

 

Chapitre V

Où se trouve relatée la conférence qu’eurent ensemble deux notables de Mirgorod.

 

Ivan Ivanovitch, après avoir vaqué à divers soins domestiques, se préparait à prendre sous l’auvent son repos quotidien quand, à son profond étonnement, il vit chatoyer certains points rouges à la porte à claire-voie de son domaine. C’étaient les parements et le collet de M. le maire, qui, pour avoir été passés au vernis, luisaient comme un beau cuir mordoré. « Bonne idée qu’a eue là Piotr Fiodorovitch de venir faire un brin de causette », se dit Ivan Ivanovitch. Il n’en fut pas moins surpris de voir le maire marcher à grands pas en brandillant les bras, ce qui ne lui arrivait que bien rarement. L’uniforme de M. le maire portait huit boutons, le neuvième ayant sauté deux ans plus tôt pendant la procession qui accompagna la dédicace de l’église. En dépit d’admonitions quotidiennes aux exempts de quartier à l’heure du rapport, le disparu a jusqu’à ce jour échappé aux investigations des gardes du guet. Ces huit boutons avaient été plantés sur l’uniforme du maire, comme les pois à la mode de nos jardinières : l’un à droite, l’autre à gauche et ainsi de suite. Pendant la dernière campagne une balle lui avait transpercé la jambe gauche, et quand il s’en allait boitillant, il la rejetait si loin qu’il rendait presque inopérants les bons offices de sa jambe droite : plus il harcelait sa piétaille, et moins elle avançait. Aussi, avant qu’il eût atteint l’auvent, Ivan Ivanovitch put se perdre en conjectures sur le sens des moulinets de son visiteur. L’intérêt qu’il prenait à la chose redoubla quand il s’aperçut que M. le maire avait ceint son épée neuve : l’affaire devait être d’importance…

 

« Bien le bonjour, Piotr Fiodorovitch », s’écria Ivan Ivanovitch.

 

Fort curieux, comme déjà dit, de sa nature, il ne se tenait pas d’impatience en voyant le maire prendre d’assaut le perron, sans lever encore les yeux, car il se chamaillait à chaque marche avec sa piétaille, qui refusait de s’y poser d’un seul bond.

 

« Je souhaite le bonjour à mon aimable ami et bienfaiteur Ivan Ivanovitch, répondit le maire.

 

– Asseyez-vous bien vite, vous avez l’air fatigué ; votre jambe blessée vous gêne.

 

– Ma jambe ! » s’exclama le maire en gratifiant Ivan Ivanovitch d’un de ces regards dont un géant foudroie un pygmée ou un savant en us un maître de danse. Ce disant, il allongea la jambe et en frappa le plancher. Cette bravade lui coûta cher, car il vacilla de tout le corps et donna du nez contre la rampe. Au reste, le sage gardien de l’ordre rétablit aussitôt son équilibre, et, pour se donner une contenance, fit mine de chercher sa tabatière dans sa poche.

 

« Je vous prie de croire, mon très cher ami et bienfaiteur Ivan Ivanovitch, que j’ai fait au cours de mon existence des campagnes un peu plus sérieuses que celle-ci. Prenons, par exemple, celle de 1807. Tenez, il faut que je vous conte comment, cette année-là, j’ai sauté un mur pour aller rejoindre une coquine de petite Allemande… »

 

Le maire cligna d’un œil et sourit d’un air diablement fripon.

 

« Où êtes-vous allé aujourd’hui ? » s’enquit Ivan Ivanovitch, désireux de faire dévier la conversation et d’amener le maire à décliner au plus tôt les motifs de sa visite. Il aurait bien voulu lui poser la question à brûle-pourpoint, mais l’habitude qu’il avait du monde lui faisait sentir toute l’inconvenance d’un pareil procédé. Malgré les battements de son cœur, il lui fallut donc se contenir et attendre patiemment le mot de l’énigme.

 

« Eh bien, puisque vous le voulez, reprit le maire, je vais narrer l’emploi de ma journée… Mais tout d’abord, laissez-moi vous dire qu’il fait aujourd’hui un temps superbe… »

 

Ivan Ivanovitch faillit tomber en pâmoison.

 

« Mais permettez, continuait le maire, une affaire très grave m’amène aujourd’hui chez vous… »

 

Le visage et le buste du maire prirent l’attitude embarrassée qu’il avait eue pour enlever le perron d’assaut. Ivan Ivanovitch revint à lui et, suivant la coutume qui lui était propre, posa aussitôt quelques questions.

 

« De quelle affaire s’agit-il ? Est-elle vraiment si grave ?

 

– Eh bien, voici… Mais tout d’abord, permettez-moi de vous exposer, mon aimable ami et bienfaiteur Ivan Ivanovitch, qu’en ce qui me concerne, je n’ai personnellement rien à dire… Cependant les intentions… oui, les intentions du gouvernement exigent que je vous le dise tout franc : vous avez contrevenu aux règlements de police…

 

– Que me chantez-vous là, Piotr Fiodorovitch ? Je n’y comprends goutte.

 

– Comment, Ivan Ivanovitch, vous n’y comprenez goutte ! Une de vos bêtes enlève un document officiel très important, et vous prétendez n’y rien comprendre.

 

– Quelle bête ?

 

– Sauf votre respect, votre truie brune.

 

– En quoi suis-je coupable ? Est-ce ma faute, si l’huissier laisse la porte du tribunal ouverte ?

 

– Mais enfin, Ivan Ivanovitch, puisque cette bête vous appartient en propre, c’est vous le coupable.

 

– Alors d’après vous, un pourceau et moi, c’est la même chose ! Merci beaucoup.

 

– Je n’ai pas dit cela, Ivan Ivanovitch. Non, Dieu m’est témoin que je n’ai pas dit cela. Voyons, jugez vous-même en bonne conscience, je vous en supplie. Vous savez sans nul doute que, conformément aux vues du gouvernement, il est interdit aux animaux malpropres de circuler dans notre ville, et singulièrement dans ses rues principales. Avouez que c’est là chose interdite.

 

– Dieu sait ce que vous dites. La belle affaire qu’une truie aille faire un tour en ville !

 

– Non, pardon, Ivan Ivanovitch, laissez-moi vous dire que cela ne se peut pas… Que faire ! Les autorités le veulent ainsi, nous devons nous incliner. Parfois, il est vrai, on voit errer dans les rues et jusque sur la place des poules et des oies ; je dis : des poules et des oies, notez-le bien, car, en ce qui concerne les boucs et les pourceaux, j’ai pris dès l’année dernière un arrêté leur interdisant l’accès des endroits publics, et j’ai fait lire à haute et intelligible voix ledit arrêté devant tous les habitants assemblés.

 

– Parlez, parlez, Piotr Fiodorovitch ! La seule chose vraie dans tout cela, c’est que vous me cherchez toujours noise.

 

– Moi, vous chercher noise ! Que dites-vous là, mon très cher ami et bienfaiteur ! Rappelez vos souvenirs : vous ai-je fait la moindre observation l’an dernier quand vous avez surélevé votre toit une aune plus haut que la norme établie ? Non, j’ai bel et bien fermé les yeux. Croyez, mon bon ami, que maintenant encore, je… pour ainsi dire… mais, vous comprenez, les devoirs de ma fonction exigent que je veille à l’hygiène publique. Voyons, jugez vous-même : est-il possible que, tout à coup, dans la grand-rue…

 

– Elle est belle, votre grand-rue ! Le premier souillon venu y jette ses détritus.

 

– Permettez, Ivan Ivanovitch, c’est vous maintenant qui me faites affront… Cela arrive quelquefois, je n’en disconviens pas, mais c’est le plus souvent le long des clôtures, remises et autres réduits… Mais, qu’une truie prenne ses ébats dans la grand-rue et sur la place, c’est là, vous l’avouerez, un cas…

 

–– Le beau malheur, Piotr Fiodorovitch ! Une truie, c’est une créature du bon Dieu.

 

– Évidemment. Tout le monde vous connaît pour un homme instruit, versé dans les sciences et diverses autres connaissances. Quant à moi, je n’ai reçu, je l’avoue, aucune instruction, je n’ai appris à écrire qu’à trente ans ; je sors du rang, comme vous le savez…

 

– Hum ! marmonna Ivan Ivanovitch.

 

– Oui, continuait le maire, en l’an 1801, j’étais lieutenant à la quatrième compagnie du 42ème chasseurs, que commandait, si vous désirez le savoir, le capitaine Iéréméiev… »

 

Sur ce, le digne magistrat plongeant ses doigts dans la tabatière qu’Ivan Ivanovitch tenait ouverte en retira une pincée de tabac qu’il se mit à pétrir…

 

« Hum ! marmonna pour toute réponse Ivan Ivanovitch.

 

– Mais, reprit le maire, mon devoir est d’obéir aux instructions du gouvernement. Et vous n’ignorez pas, Ivan Ivanovitch, que quiconque a détourné des pièces officielles, doit, à l’instar de tout autre criminel, être déféré aux tribunaux.

 

– Je l’ignore si peu que, pour votre gouverne, je vais vous expliquer de quoi il retourne. L’article en question ne s’applique qu’aux êtres humains, à vous par exemple, supposé que vous ayez dérobé quelque document. Mais une truie, je vous le répète, c’est un animal, une créature du bon Dieu.

 

– Je n’en disconviens pas, mais la loi dit expressément : « Quiconque a dérobé… » Vous entendez bien : quiconque ! Il n’est fait exception ni d’espèce, ni de sexe, ni de condition. Par conséquent un animal peut lui aussi être coupable. Et vous aurez beau dire, ledit animal, perturbateur de l’ordre public, doit, avant le prononcé de la sentence, être remis aux mains de la police.

 

– Non, Piotr Fiodorovitch, rétorqua froidement Ivan Ivanovitch, il n’en sera rien.

 

– Comme vous voudrez ; mais alors je devrai, en ce qui me concerne, me conformer aux prescriptions de mes chefs.

 

– Voudriez-vous me faire peur ? Auriez-vous l’intention de faire appréhender ma truie par votre manchot d’invalide ? Je le ferai mettre dehors à coups de pelle à feu par ma domestique ; elle lui cassera le bras qui lui reste.

 

– Ne nous fâchons pas. Puisque vous ne voulez pas la remettre aux mains de la police, jouissez de votre truie à votre guise : tuez-la à Noël, si bon vous semble, pour en tirer des jambons, ou mangez-la tout bonnement comme ça. Seulement, si vous faites des boudins, envoyez-m’en donc une paire : votre Gapka s’entend si bien à les préparer et mon Agrafène Trophimovna en raffole.

 

– Pour ce qui est du boudin, soit, je vous en enverrai.

 

– Vous n’obligerez pas un ingrat, mon excellent ami et cher bienfaiteur… Et maintenant il faut que je vous dise encore quelque chose. Je suis chargé par notre ami le juge, aussi bien que par toutes nos autres connaissances, de vous raccommoder, si j’ose dire, avec Ivan Nikiforovitch.

 

– Me raccommoder ! Avec ce malotru, ce grossier personnage ! Jamais, jamais, vous entendez : jamais ! »

 

Ivan Ivanovitch était, ce jour-là, d’humeur fort résolue.

 

« Comme vous voudrez, répondit le maire, en bourrant de tabac ses deux narines. Je n’ai pas de conseil à vous donner. Laissez-moi cependant vous dire que si vous vous raccommodiez… »

 

Ivan Ivanovitch se lança aussitôt dans des considérations sur la chasse aux cailles, ce qui était sa manière de rompre les chiens. Le maire dut rentrer chez lui bredouille.

 

Chapitre VI

Qui fera de lui-même connaître au lecteur son contenu.

 

Le tribunal eut beau faire le silence sur l’aventure, dès le lendemain tout Mirgorod savait qu’une truie d’Ivan Ivanovitch avait emporté la requête d’Ivan Nikiforovitch. Le maire se trahit le premier par distraction. Quand Ivan Nikiforovitch eut vent de la chose, il se contenta de demander :

 

« N’est-ce pas la brune ? »

 

Mais Agathe Fédosséievna, qui se trouva là à point nommé, le relança aussitôt :

 

« Alors quoi, Ivan Nikiforovitch, tu vas te laisser bafouer ? Tu veux donc qu’on te montre du doigt ? Ose encore après cela te dire gentilhomme. Non, décidément, tu n’as pas plus de cœur qu’une marchande de beignets, de ces beignets dont justement tu te montres friand. »

 

Et la mégère eut le dessus. Elle découvrit je ne sais où un petit bout d’homme entre deux âges, un moricaud tout grêlé, affublé d’une redingote indigo rapiécée aux coudes, le type parfait du chien-roux. Il graissait ses bottes au goudron, entassait jusqu’à trois plumes derrière son oreille, et laissait pendre à l’un de ses boutons une fiole de verre en guise d’écritoire ; il avalait neuf petits pâtés d’affilée et fourrait le dixième dans sa poche ; sur une seule et unique feuille de papier timbré il accumulait tant de matière à procès qu’aucun greffier ne pouvait la lire d’un trait sans éternuements ni quintes de toux. Ce semblant d’homme ahana, besogna et finalement pondit le factum que voici :

 

« Au tribunal de première instance de Mirgorod, le gentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun.

 

« Faisant suite à la requête présentée par moi, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, par-devant le tribunal de première instance de Mirgorod, une connivence dudit tribunal avec le gentilhomme Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, n’apparaît que trop indubitablement. En effet l’impudent abus de pouvoir de la truie brune, ayant été tenu secret, n’est parvenu à mon ouïe que par le canal de personnes étrangères à l’affaire. Or cette complicité doit, en tant que criminelle, être sans délai déférée à la justice car une truie, animal dépourvu de raison, n’en est que plus capable de détourner des documents. D’où il ressort surcroyamment que la susdite truie a obéi aux instigations de ma partie adverse, le gentilhomme prétendu Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, déjà convaincu de brigandage, sacrilège et tentative d’assassinat. Ce nonobstant, ledit tribunal de Mirgorod, avec la partialité qui lui est propre, s’est laissé prévenir l’esprit, sans laquelle prévention ladite truie n’aurait pu en aucune manière opérer le rapt dudit document, le tribunal de première instance de Mirgorod étant surabondamment pourvu de guichetiers, parmi lesquels il suffira de mentionner un soldat, toujours présent dans la salle d’audience, lequel, bien que privé d’un œil et mutilé d’un bras, n’en jouit pas moins de la vigueur suffisante au pourchas d’une truie à coups de bâton. Conséquemment, ledit tribunal a trop ouvert l’oreille à la brigue et l’œil à des présents somptuaires, illicitement répartis entre ses membres. Outre plus, le susdit gentilhomme de grand chemin, Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, a déjà été incarcéré pour friponnerie.

 

Pour ce, je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, requiers ledit tribunal de Mirgorod d’avoir à reprendre sans délai la requête précitée à ladite truie brune ou à son complice le gentilhomme Pérérépenko, et, l’affaire étant venue en délibération, de rendre en ma faveur un arrêt conforme à la justice. Dans le cas contraire, je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, me réserve de saisir la Cour d’appel des agissements subreptices et illégaux dudit tribunal, en déférant en bonne et due forme l’affaire à la susdite cour.

 

Signé par moi, gentilhomme mirgorodien,

 

IVAN, FILS DE NIKIFOR, DOVGOTCHKOUN. »

 

Cette requête produisit son effet. Comme tous les braves gens, le bonhomme de juge était quelque peu couard de sa nature. Il en référa au greffier. De sa belle voix pleine le greffier laissa filtrer un « hum » entre ses lèvres, et se donna la mine indifférente et diaboliquement ambiguë que prend Satan lorsqu’il voit une de ses victimes prête à tomber dans ses pièges. Il ne restait plus qu’une ressource : réconcilier les deux amis. Mais comment s’y prendre ? Toutes les tentatives avaient échoué ! On s’y risqua pourtant : Ivan Ivanovitch déclara qu’il ne voulait rien entendre et se fâcha tout à fait ; pour toute réponse Ivan Nikiforovitch tourna le dos. Alors le procès suivit son cours à cette vive allure qui fait la gloire de nos cours de justice. La requête fut paraphée, numérotée, enregistrée, homologuée – tout cela le même jour – et déposée dans une armoire où elle dormit, dormit, dormit, un an, deux ans, trois ans. Bien des jeunes filles se marièrent ; on perça une nouvelle rue ; le juge perdit une molaire et deux canines ; les polissons qui gambadaient dans la cour d’Ivan Ivanovitch virent, je ne sais trop pourquoi, leur nombre augmenter ; narguant son voisin, Ivan Nikiforovitch édifia une nouvelle basse-cour un peu plus loin que la précédente, et boucha si bien la vue de sa propriété que ces deux estimables personnages ne s’apercevaient presque jamais plus, – et pendant ce temps, au plus profond d’une armoire toute marbrée de taches d’encre, l’affaire continuait à dormir le plus paisiblement du monde.

 

Cependant, il se produisit dans Mirgorod un événement d’une très grande importance : le maire donna une « assemblée » ! Où trouverai-je les pinceaux, les couleurs pour dépeindre l’ampleur de cette réunion et la magnificence du festin ? Ouvrez votre montre, regardez-en le mécanisme : quel casse-tête, n’est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous qu’il y avait presque autant de roues dans la cour de la mairie. Tous les genres d’équipages se trouvaient là représentés. L’un avait le fond large et le siège étroit ; l’autre, le fond étroit et le siège large. L’un était à la fois britchka et calèche ; l’autre n’était ni britchka ni calèche. Celui-ci rappelait une énorme meule de foin ou une grosse commère ; celui-là, un Juif négligé ou encore un squelette sur lequel pendraient quelques lambeaux de chair. De profil celui-ci singeait à s’y méprendre un chibouque ; celui-là ne ressemblait à rien du tout et formait une masse étrange, informe et parfaitement fantastique. De ce chaos de roues et de sièges s’élevait une façon de carrosse, clos, en guise de portière, par une fenêtre à lourde traverse. Affublés, qui de redingotes grises, qui de souquenilles ou de houppelandes, coiffés de bonnets d’astrakan ou de casquettes hétéroclites, les cochers promenaient, la pipe aux dents, leurs chevaux dételés. Ah, quelle belle assemblée ce fut là ! Laissez-moi vous énumérer tous les assistants : Tarass Tarassovitch, Evpl Akinfovitch, Evtikhi Evtikhiévitch, Ivan Ivanovitch – pas notre héros, un autre – Savva Gavrilovitch, notre Ivan Ivanovitch, Eleuthère Eleu-thériévitch, Makar Nazariévitch. Foma Grigoriévitch… Impossible de continuer : la main me refuse le service ! Et que de dames, si vous saviez : des grandes, des petites, des teints de lis et des teints de bronze, et si d’aucunes avaient l’embonpoint d’Ivan Nikiforovitch, d’autres auraient pu tenir à l’aise dans le fourreau d’épée de l’amphitryon. Que de bonnets, que de robes – des rouges, des jaunes, des vertes, des beiges, des bleues, robes neuves, robes retournées, robes transformées, – que de fichus, que de rubans, que de ridicules ! Adieu, mes pauvres yeux, pareil spectacle sera votre fin ! Et quelle longue table était dressée ! Et quand tout le monde se fut mis à bavarder, je vous prie de croire que cela fit un tapage, un brouhaha, un tintamarre à couvrir le vacarme d’un moulin, de ses meules, de ses roues, de ses vis, de son traquet. Je ne saurais vous redire au juste les propos que l’on tint : sans doute joignait-on l’utile à l’agréable en parlant de la pluie et du beau temps, des chiens et des blés, des bonnets et des étalons. Au bout d’un moment Ivan Ivanovitch – pas notre héros, l’autre, le borgne – se prit à dire :

 

« C’est curieux, mon œil droit (Ivan Ivanovitch, le borgne, parlait toujours de lui sur un ton d’ironie), mon œil droit n’aperçoit point ici Ivan Nikiforovitch monsieur Dovgotchkoun.

 

– Il a refusé de venir, répondit le maire.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Voilà, ma parole, deux ans accomplis qu’ils se sont brouillés – j’entends Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch – et depuis lors, là où l’un va l’autre refuse de mettre le pied.

 

– Que me dites-vous là ! s’écria Ivan Ivanovitch, le borgne, en levant les yeux au ciel et en joignant les mains. Mais voyons, si les gens qui ont une bonne vue se brouillent, comment m’entendrai-je avec l’œil que je n’ai plus ! »

 

Tout le monde éclata de rire. Ivan Ivanovitch, le borgne, prodiguait les plaisanteries de ce genre ; elles lui valaient l’estime générale. Un grand monsieur sec, redingote de bayette et emplâtre sur le nez, qui jusqu’alors n’avait pas bougé de son coin, gardant le visage impassible même quand une mouche se posait sur son nez, ce monsieur vint se mêler à la foule qui entourait Ivan Ivanovitch, le borgne.

 

« Écoutez, dit celui-ci quand il se vit le point de mire de la réunion ; écoutez, messieurs, au lieu de contempler l’œil qui me manque, joignez-vous plutôt à moi pour réconcilier nos deux amis. J’aperçois Ivan Ivanovitch en grande conversation avec les personnes du beau sexe ; sans qu’il se doute de rien, envoyez quérir Ivan Nikiforovitch et jetons-les dans les bras l’un de l’autre. »

 

On accepta d’enthousiasme la proposition d’Ivan Ivanovitch, le borgne, et l’on décida de dépêcher incontinent une estafette chez Ivan Nikiforovitch, le sommant à dîner de la part du maire. Mais à qui confier cette importante mission ? Cette question épineuse jeta le monde dans la perplexité. Quand on eut bien pesé les talents diplomatiques de chacun, le choix unanime tomba sur Antone Prokofiévitch Golopouz.

 

Présentons d’abord au lecteur ce personnage remarquable. Antone Prokofiévitch était la vertu même : quelque notable de Mirgorod lui donnait-il un foulard ou une culotte, il le remerciait ; était-ce une chiquenaude, il le remerciait de même. Si vous lui demandiez : « Pourquoi donc, Antone Prokofiévitch, portez-vous des manches bleu de ciel à votre redingote brune ? – Et vous, répondait-il d’ordinaire, avez-vous seulement sa pareille ? Attendez que les manches s’usent, vous ne verrez plus de différence. » Et, de fait, le soleil a si bien bruni le drap bleu que les manches s’harmonisent maintenant avec la redingote. Mais le plus curieux, c’est qu’Antone Prokofiévitch s’habille de drap en été et de nankin en hiver. Antone Prokofiévitch n’a pas de maison : il en possédait bien une jadis au bout de la ville, mais il l’a vendue pour s’acheter une petite britchka attelée de trois chevaux bais, dans laquelle il s’en allait faire visite aux hobereaux du voisinage. Mais, comme les chevaux exigeaient des soins et que l’avoine coûtait cher, Antone Prokofiévitch les troqua contre une servante, un violon et un billet de cinquante roubles. Par la suite, Antone Prokofiévitch vendit le violon et troqua la fille contre une blague de maroquin mordoré. S’il possède maintenant la plus belle blague du monde, en revanche il ne peut plus fréquenter les propriétaires des environs et doit passer la nuit de droite et de gauche, principalement chez les personnes de qualité qui se divertissent à lui donner des chiquenaudes. Il est plutôt porté sur sa bouche et joue fort passablement à la bataille et autres jeux aussi compliqués.

 

Habitué à obéir, Antone Prokofiévitch prit sa canne et son chapeau et se mit en route sans barguigner. Chemin faisant, il réfléchit aux moyens de convaincre Ivan Nikiforovitch. L’humeur un peu brusque de ce personnage par ailleurs fort respectable rendait l’entreprise bien téméraire. Comment se résoudrait-il à venir, lui qui éprouvait tant de peine à se lever ? En admettant qu’il se mît sur pied, comment l’amener jusqu’à l’endroit où se trouvait – nul doute qu’il le sût – son implacable ennemi ? Plus Antone Prokofiévitch réfléchissait à la chose, plus il y voyait d’obstacles. La journée était chaude ; il suait à grosses gouttes sous le soleil ardent. Notre homme se laissait donner des croquignoles et n’avait pas la main heureuse en affaires ; il savait néanmoins plus d’un tour, faisait le niais à propos et sortait à son honneur d’aventures où plus d’un homme d’esprit eût laissé de ses plumes.

 

Alors que son esprit inventif tendait déjà le panneau où donnerait Ivan Nikiforovitch et qu’il s’attendait vaillamment au pire, une circonstance imprévue faillit le décontenancer. Je dois à ce propos prévenir mes lecteurs qu’un des pantalons d’Antone Prokofiévitch avait l’étrange mais infaillible vertu de le faire mordre au mollet par les chiens. Comme un fait exprès, il le portait justement ce jour-là. À peine s’était-il abandonné à ses réflexions qu’un effroyable aboiement vint frapper son oreille. Antone Prokofiévitch poussa un cri perçant (personne ne savait mieux crier que lui). À ce cri accoururent non seulement notre ancienne connaissance la maritorne et le locataire de l’incommensurable redingote, mais jusqu’aux garnements d’Ivan Ivanovitch. Les chiens n’eurent d’ailleurs le temps que de lui mordre un mollet ; cette aventure lui fit pourtant perdre de son assurance, et c’est avec une certaine timidité qu’il posa le pied sur la première marche du perron.

 

Chapitre VII

 

« Ah, c’est vous ! Bonjour. Avez-vous fini de taquiner les chiens ! dit Ivan Nikiforovitch dès qu’il aperçut Antone Prokofiévitch, à qui tout le monde ne parlait que sur un ton narquois.

 

– Les taquiner ! Je n’y songe guère, répliqua Antone Prokofiévitch. Que la peste les crève !

 

– Vous voulez rire.

 

– Ma parole d’honneur !… À propos, Piotr Fiodorovitch vous invite à dîner.

 

– Hum !

 

– Ma parole d’honneur ! Et en termes pressants encore. Si pressants que je ne saurais les rendre. « Pourquoi diantre, m’a-t-il dit, Ivan Nikiforovitch m’évite-t-il, comme si j’étais son ennemi ? pourquoi ne vient-il jamais faire un bout de causette ou tout simplement un bon somme ? »

 

Ivan Nikiforovitch se caressa le menton.

 

« Si Ivan Nikiforovitch refuse de venir aujourd’hui, je ne sais vraiment plus que penser : sans doute nourrit-il contre moi quelque mauvais dessein. Je vous en supplie, Antone Prokofiévitch, décidez-le à venir. » Allons, décidez-vous, Ivan Nikiforovitch, vous trouverez là-bas toute la bonne société. »

 

Ivan Nikiforovitch se prit à considérer son coq, qui, juché sur le perron, lançait un bruyant cocorico.

 

« Si vous saviez, reprit le zélé messager, quel esturgeon, quel caviar a reçus Piotr Fiodorovitch ! »

 

Ivan Nikiforovitch se retourna et prêta aussitôt plus d’attention aux propos du député. Celui-ci reprit courage.

 

« Dépêchons-nous, dépêchons-nous. Vous rencontrerez là-bas jusqu’à Foma Grigoriévitch !… Eh bien, ajouta-t-il en voyant qu’Ivan Nikiforovitch ne bougeait toujours point, venez-vous ou ne venez-vous pas ?

 

– Non, je ne veux pas. »

 

Ce « je ne veux pas » stupéfia Antone Prokofiévitch : alors qu’il croyait avoir cause gagnée, on opposait à ses arguments un refus catégorique !

 

« Et pourquoi donc ? » demanda-t-il en laissant percer quelque dépit, ce qui ne lui arrivait presque jamais, même quand on lui fourrait sur le crâne un bout de papier enflammé, passe-temps particulièrement cher à M. le juge et à M. le maire.

 

Ivan Nikiforovitch prit une prise.

 

« Vous aurez beau dire, Ivan Nikiforovitch, je ne vois pas du tout ce qui vous retient.

 

– Qu’irai-je faire là-bas ? laissa enfin tomber Ivan Nikiforovitch. Le bandit y sera. »

 

C’est ainsi qu’il appelait maintenant Ivan Ivanovitch. Bonté divine ! lui qui naguère encore !…

 

« Je vous jure qu’il n’y sera pas. Aussi vrai que Dieu existe, il n’y sera pas ! Que la foudre m’écrase si je mens, répondit Antone Prokofiévitch, lequel était prêt à jurer dix fois par heure. – Allons, allons, Ivan Nikiforovitch !

 

– Vous n’allez pas m’en faire accroire, Antone Prokofiévitch. Je suis sûr qu’il y est.

 

– Puisque je vous jure que non ! Que je ne sorte pas vivant d’ici s’il y est ! Pourquoi voulez-vous que je vous en fasse accroire ? Que je perde plutôt bras et jambes !… Vous ne me croyez pas encore ? Que je crève devant vous à l’instant même ! Que ni mon père, ni ma mère, ni moi n’entrions jamais en paradis ! Vous ne me croyez toujours pas ? »

 

Rassuré par ces protestations véhémentes, Ivan Nikiforovitch se fit apporter par le valet de chambre à l’interminable redingote sa culotte et son casaquin de nankin bistre. Je crois inutile de décrire comment il enfila sa culotte, ni comment il se laissa nouer sa cravate et passer son casaquin, lequel craqua sous l’aisselle gauche. Il suffira de noter qu’il conserva pendant ces opérations un calme fort digne et ne répondit pas un traître mot à Antone Prokofiévitch qui lui proposait le troc de sa blague turque.

 

Cependant l’assemblée attendait avec impatience la venue d’Ivan Nikiforovitch et la minute décisive du rapprochement. Peu de personnes d’ailleurs y croyaient, et le maire en personne voulut parier avec Ivan Ivanovitch, le borgne, qu’il ne se dérangerait pas ; mais il se dédit quand Ivan Ivanovitch émit la prétention de donner en enjeu son œil absent contre la jambe boiteuse du maire, ce qui fâcha celui-ci et fit rire tout le monde sous cape. Personne ne s’était encore dirigé vers la table, bien qu’il fût plus d’une heure et qu’à Mirgorod les grands dîners eux-mêmes ne se donnent jamais si tard.

 

À peine entré dans le salon, Antone Prokofiévitch se vit pressé de questions auxquelles il répondit par un énergique : « Il ne viendra pas ! » Un instant encore, et son échec allait faire pleuvoir sur sa tête une grêle de reproches, d’injures, voire de chiquenaudes, quand soudain la porte s’ouvrit, livrant passage à Ivan Nikiforovitch. L’apparition d’un fantôme ou de Satan en personne n’aurait pas produit un tel effet de surprise. Enchanté de sa mystification, Antone Prokofiévitch se tenait les côtes.

 

Cependant nul n’arrivait à comprendre comment Ivan Nikiforovitch avait pu en si peu de temps se donner la tenue décente d’un homme du monde. Il se trouva qu’Ivan Ivanovitch s’était absenté pour quelques instants. Revenue de sa stupeur, toute la compagnie prit grand intérêt à la santé d’Ivan Nikiforovitch et le félicita de s’être développé en largeur. Ivan Nikiforovitch embrassait tout le monde et s’en allait répétant : « Très honoré, très honoré ! »

 

Cependant l’odeur du potage à la betterave vint flatter l’odorat des invités, qui, talonnés par la faim, se précipitèrent dans la salle à manger. Un essaim de dames – les bavardes comme les silencieuses, les grasses comme les fluettes – prit les devants et bientôt la longue table se bigarra de mille couleurs. Je ne décrirai point le menu ; je passerai sous silence les tourtes à la crème, le plat de fressure qui accompagna le potage, la dinde aux pruneaux et aux raisins secs, et aussi ce plat qui faisait penser à des bottes marinées dans du kvas, comme cet autre, chant du cygne d’un cuisinier d’autrefois, que l’on servit tout enveloppé de flammes, à l’effroi comique de nos dames. Je ne dirai mot de ces mets, parce que je préfère de beaucoup les savourer qu’en tirer matière à longs discours.

 

Un poisson à la sauce raifort offrit à Ivan Ivanovitch une agréable occasion d’exercer ses facultés nutritives. Il s’amusait à ranger sur le rebord de son assiette les plus fines arêtes, quand son regard se posa machinalement de l’autre côté de la table… Seigneur, mon Dieu, était-ce possible ? Il avait devant lui Ivan Nikiforovitch !

 

Au même instant, Ivan Nikiforovitch leva, lui aussi, les yeux. Non, donnez-moi une autre plume. Pour brosser un pareil tableau, la mienne est trop peu ferme, trop mollement taillée !… La stupeur les pétrifiait. Chacun d’eux avait devant soi un visage bien connu, celui d’un ami longtemps attendu, auquel il allait tout à l’heure tendre sa tabatière en disant : « Servez-vous », ou bien : « Oserai-je vous prier » ; et cependant ce visage l’effrayait comme un mauvais présage ! Les deux hommes suaient à grosses gouttes.

 

Les yeux rivés sur nos anciens amis, tous les assistants sans exception perdirent pour un temps l’usage de la parole. Les dames elles-mêmes interrompirent un colloque fort plaisant sur l’art de chaponner les coqs. Tout se tut. Tableau bien digne d’inspirer le pinceau d’un maître.

 

Ivan Ivanovitch finit par recourir à son mouchoir, tandis qu’Ivan Nikiforovitch, promenant ses regards autour de la pièce, les arrêta sur la porte grand ouverte. Le maire, qui surprit ce mouvement, la fit aussitôt fermer hermétiquement. Alors chacun d’eux se replongea dans son assiette et ne leva plus les yeux sur l’autre.

 

Le dîner à peine fini, tous deux, prêts à s’esquiver, se mirent en quête de leurs bonnets. Alors, sur un signe du maire, Ivan Ivanovitch – pas notre héros, l’autre, le borgne – alla se placer derrière Ivan Nikiforovitch, tandis que le maire se postait derrière Ivan Ivanovitch ; puis tous deux se mirent à les pousser l’un vers l’autre, dans la ferme intention de ne point les lâcher qu’ils ne se fussent donné la main. À vrai dire, Ivan Ivanovitch, le borgne, poussa Ivan Nikiforovitch quelque peu de biais, mais néanmoins dans la direction d’Ivan Ivanovitch. Par contre le maire, impuissant à régenter sa piétaille, qui, fort indocile ce jour-là, évoluait toujours Dieu sait dans quelle direction (conséquence probable de libations trop nombreuses et trop variées), le maire bouscula si mal à propos Ivan Ivanovitch que celui-ci alla choir sur une dame en robe rouge entraînée par la curiosité jusqu’au milieu de la pièce. Ce présage n’annonçait rien de bon. Pour réparer la bévue du maire, le juge prit sa place et, reniflant d’un trait tout le tabac en dépôt sur sa lèvre, refoula Ivan Ivanovitch du côté opposé. Cette manière de raccommodement, particulière à Mirgorod, a quelques rapports avec le jeu de balle. Dès que le juge eut lancé Ivan Ivanovitch, Ivan Ivanovitch – l’autre, le borgne – lui renvoya à belles bourrades Ivan Nikiforovitch, sur qui la sueur ruisselait comme la pluie sur un toit. En dépit d’une résistance acharnée et grâce à l’appui prêté aux forces motrices par quelques invités, nos deux amis se trouvèrent enfin nez à nez. Il se forma alors autour d’eux un cercle étroit, bien décidé à ne point se rouvrir avant qu’ils se fussent tendu la main.

 

« Voyons, Ivan Ivanovitch, Ivan Nikiforovitch, en bonne conscience, quel est le motif de votre brouille ? Une bagatelle, sans doute. N’avez-vous pas honte devant Dieu et devant les hommes ?

 

– Je ne sais vraiment, balbutia Ivan Nikiforovitch tout haletant et que l’on devinait prêt à céder, je ne sais vraiment ce que j’ai bien pu faire à Ivan Ivanovitch. Pourquoi donc a-t-il démoli ma basse-cour et médité de me faire périr ?

 

– Je ne suis coupable d’aucun mauvais dessein, rétorqua Ivan Ivanovitch sans lever les yeux sur Ivan Nikiforovitch. Je le jure devant Dieu et devant les honorables gentilshommes ici présents, je n’ai jamais fait le moindre mal à mon ennemi. Pourquoi donc me diffame-t-il et porte-t-il préjudice à mon rang et à ma qualité ?

 

– Quel préjudice vous ai-je donc causé, Ivan Ivanovitch ? »

 

Une minute de plus et la longue inimitié allait s’éteindre. Déjà Ivan Nikiforovitch avait la main dans sa poche pour en tirer sa tabatière et prononcer le sacramentel : « Servez-vous ! »

 

« Eh quoi, Monsieur, repartit Ivan Ivanovitch sans lever encore les yeux, n’est-ce donc point me porter préjudice que de salir mon rang et mon nom d’un terme que l’honnêteté me défend de répéter en ce lieu.

 

– Laissez-moi vous le dire amicalement, riposta Ivan Nikiforovitch qui donna une preuve évidente de son bon vouloir en touchant du doigt un bouton d’Ivan Ivanovitch. Pourquoi diable avez-vous pris la mouche ? Parce que je vous ai appelé jars… »

 

Le mot lâché, Ivan Nikiforovitch regretta – trop tard, hélas ! – son imprudence. Ce fut la fin de tout. Alors qu’en se l’entendant appliquer sans témoins, Ivan Ivanovitch était entré dans une fureur qu’il plaise au ciel de vous épargner, jugez, lecteurs, quel effet produisit sur lui ce mot fatal prononcé devant une compagnie où figuraient tant de personnes d’un sexe qu’il respectait si fort ! Si encore au lieu de jars Ivan Nikiforovitch eût dit oiseau, les choses auraient pu s’arranger ; mais jars ! Non, tout était bien fini !

 

Ivan Ivanovitch jeta sur son adversaire un regard – et quel regard ! Un regard, qui, s’il eût été doué du pouvoir exécutif, aurait réduit en poudre Ivan Nikiforovitch. Les invités, qui en comprirent le sens, s’empressèrent de les séparer. Et ce brave homme, qui ne laissait jamais passer une mendiante sans s’informer de ses faits et gestes, ce modèle de douceur prit la fuite en proie à un accès de frénésie. Telles sont les tempêtes que soulèvent les passions !

 

Pendant un grand mois on n’entendit plus parler d’Ivan Ivanovitch. Il ne bougeait point de chez lui. Le coffre secret fut ouvert, et de ce coffre furent tirés – quoi donc ? les ducats, les antiques ducats de ses aïeux. Et ces ducats passèrent dans les mains malpropres des hommes de loi. L’affaire fut déférée à la cour d’appel. Et quand Ivan Ivanovitch reçut l’heureux avis que l’arrêt serait rendu le lendemain, alors seulement il se résolut à mettre le pied dehors. Il y a, hélas, dix ans de cela, et depuis lors la cour l’informe tous les jours qu’elle rendra son arrêt le lendemain !

 

 

Il y a cinq ans, je traversai Mirgorod à une bien mauvaise époque. La saison était avancée : le triste automne prodiguait son humidité, ses boues, ses brouillards. Une maigre verdure quasi artificielle, engendrée par une pluie lugubre et incessante, revêtait les champs et les guérets, auxquels elle seyait comme le badinage à un vieil homme, comme les roses à une vieille femme. En ces années-là le temps influençait beaucoup mon état d’âme : j’étais triste quand il l’était. Et pourtant, quand j’approchai de Mirgorod, je sentis le cœur me battre à coups précipités. Mon Dieu, que de souvenirs ! Je n’avais point revu cette bonne ville depuis douze ans. Deux êtres rares, deux amis uniques s y témoignaient alors l’affection la plus touchante. Depuis ce temps, que d’hommes célèbres avaient disparu ! Le juge Démiane Démianovitch était mort, mort aussi Ivan Ivanovitch, le borgne. Quand ma voiture s’engagea dans la grand-rue, de tous côtés surgirent des poteaux couronnés d’une botte de paille : des travaux de voirie étaient en cours. On avait jeté bas quelques masures ; de-ci de-là des débris de clôtures dressaient leurs pieux sinistres.

 

C’était un jour de fête. Je fis arrêter devant l’église ma modeste kibitka que couvrait mal une pauvre bâche, et j’y pénétrai si doucement que personne ne se retourna. Du reste qui aurait bien pu se retourner ? La boue avait retenu chez eux jusqu’aux plus dévots des paroissiens. Dans l’église à peu près vide s’insinuait un jour débile, ou pour mieux dire maladif, et la lueur des cierges aggravait cette impression de malaise. La tristesse montait des chapelles obscures, des gouttes de pluie pleuraient sur les vitres rondes des hautes fenêtres. Je me retirai dans une chapelle où j’avisai un respectable vieillard à cheveux gris.

 

« Excusez ma question, lui dis-je, Ivan Nikiforovitch est-il toujours de ce monde ? »

 

À ce moment la lampe qui brûlait devant une image sainte jeta un éclat plus vif, et la lumière vint frapper le visage de mon voisin. À ma profonde surprise, je reconnus Ivan Nikiforovitch en personne, mais combien changé !

 

« Comment allez-vous, Ivan Nikiforovitch ? Comme vous êtes changé !

 

– Oui, j’ai vieilli, me répondit-il. J’arrive de Poltava.

 

– De Poltava ! Par un temps pareil !

 

– Il le faut bien ! Les soins de mon procès… »

 

Comme je poussais un soupir, Ivan Nikiforovitch ajouta :

 

« Ne vous tourmentez pas : je tiens de bonne source que l’arrêt sera rendu la semaine prochaine, et qu’il le sera en ma faveur. »

 

Je haussai les épaules et me mis en quête d’Ivan Ivanovitch.

 

« Le voici, me dit quelqu’un, tenez, là, près de la maîtrise. »

 

J’aperçus un être décharné, des cheveux tout blancs, un front sillonné de rides. Était-ce bien Ivan Ivanovitch ? Oui, c’était bien lui et son éternelle redingote. Après les premiers compliments il me dit avec ce sourire qui seyait si bien à son visage ovale.

 

« Puis-je vous faire part d’une heureuse nouvelle ?

 

– Laquelle ?

 

– C’est demain que je gagne mon procès : la cour vient de m’en donner avis certain. »

 

Un soupir encore plus profond m’échappa. Je me hâtai de prendre congé, car une affaire d’importance m’appelait au loin, et je remontai dans ma kibitka.

 

Les méchantes rosses, que l’on baptise chevaux de poste à Mirgorod, se mirent péniblement en marche ; le clappement de leurs sabots dans la boue grisâtre me blessa les oreilles. La pluie inondait de ses torrents le Juif haut perché sur son siège, à l’abri d’une mauvaise natte. L’humidité me pénétrait d’outre en outre. La morne barrière et sa guérite, dans laquelle un invalide réparait sa défroque grise, passèrent lentement devant moi. Et ce furent de nouveau les mêmes guérets noirâtres, les mêmes prairies vernissées, la même pluie monotone, le même ciel gros de larmes et désespéré. Ah, mes amis, dans quel triste monde il nous faut vivre !

 

LE NEZ

 

I

 

Ce jour-là, 25 mars dernier, Pétersbourg fut le théâtre d’une aventure des plus étranges. Le barbier Ivan Yakovlévitch, domicilié avenue de l’Ascension (son nom de famille est perdu et son enseigne ne porte que l’inscription : On pratique aussi les saignées, au-dessous d’un monsieur à la joue barbouillée de savon), le barbier Ivan Yakovlévitch se réveilla d’assez bonne heure et perçut une odeur de pain chaud. S’étant mis sur son séant, il vit que son épouse – personne plutôt respectable et qui prisait fort le café – défournait des pains tout frais cuits.

 

« Aujourd’hui, Prascovie Ossipovna, je ne prendrai pas de café, déclara Ivan Yakovlévitch ; je préfère grignoter un bon pain chaud avec de la ciboule. »

 

À la vérité, Ivan Yakovlévitch aurait bien voulu et pain et café, mais il jugeait impossible de demander les deux choses à la fois, Prascovie Ossipovna ne tolérant pas de semblables caprices.

 

« Tant mieux, se dit la respectable épouse en jetant un pain sur la table. Que mon nigaud s’empiffre de pain ! Il me restera davantage de café. »

 

Respectueux des convenances, Ivan Yakovlévitch passa son habit par-dessus sa chemise et se mit en devoir de déjeuner. Il posa devant lui une pincée de sel, nettoya deux oignons, prit son couteau et, la mine grave, coupa son pain en deux. Il aperçut alors, à sa grande surprise, un objet blanchâtre au beau milieu ; il le tâta précautionneusement du couteau, le palpa du doigt… « Qu’est-ce que cela peut bien être ? » se dit-il en éprouvant de la résistance.

 

Il fourra alors ses doigts dans le pain et en retira… un nez ! Les bras lui en tombèrent. Il se frotta les yeux, palpa l’objet de nouveau : un nez, c’était bien un nez, et même, semblait-il, un nez de connaissance ! L’effroi se peignit sur les traits d’Ivan Yakovlévitch. Mais cet effroi n’était rien, comparé à l’indignation qui s’empara de sa respectable épouse.

 

« Où as-tu bien pu couper ce nez, bougre d’animal ? s’exclama-t-elle. Ivrogne ! filou ! coquin ! Je vais aller de ce pas te dénoncer à la police, brigand que tu es ! J’ai déjà entendu dire à trois personnes qu’en leur faisant la barbe tu tirailles le nez des gens à le leur arracher ! »

 

Cependant Ivan Yakovlévitch était plus mort que vif : il venait de reconnaître le nez de M. Kovaliov, assesseur de collège, qu’il avait l’honneur de raser le mercredi et le dimanche.

 

« Minute, Prascovie Ossipovna ! Je m’en vais l’envelopper dans un chiffon et le poser dans ce coin, en attendant ; je l’emporterai plus tard.

 

– Il ne manquait plus que cela ! Crois-tu, par hasard, que je vais garder ici un nez coupé ? Espèce de vieux croûton ! tu ne sais plus que repasser ton rasoir ! Tu ne seras bientôt plus capable de raser les gens comme il faut ! Ah ! le maudit coureur, ah ! la brute, ah ! le malappris ! Et il faudrait encore que je réponde pour lui à la police ! Emporte-le tout de suite, saligaud ! Emporte-le où tu voudras, et que je n’en entende plus parler ! »

 

Ivan Yakovlévitch demeurait pétrifié de surprise. Il avait beau réfléchir, il ne savait que penser.

 

« Comment diantre cela est-il arrivé ? proféra-t-il enfin en se grattant derrière l’oreille. Étais-je plein quand je suis rentré hier soir ? Je ne m’en souviens plus… Et puis, vraiment, l’aventure tient de l’invraisemblable… Qu’est-ce que ce nez est venu faire dans ce pain ? Non, je n’y comprends goutte ! »

 

Ivan Yakovlévitch se tut. À la pensée que les gens de police pourraient le trouver en possession de ce nez et l’accuser d’un crime, il perdit définitivement ses esprits. Il crut voir apparaître une épée, un collet rouge vif brodé d’argent…, et se prit à trembler de tout le corps. Enfin, il enfila son pantalon et ses bottes, enveloppa le nez dans un chiffon et se précipita dehors, accompagné des imprécations de Prascovie Ossipovna.

 

Il avait l’intention de jeter son paquet dans un trou de borne sous quelque portail, ou de le laisser choir comme par hasard au coin d’une venelle. Par malheur, il se heurtait sans cesse à des personnes de connaissance, qui lui demandaient dès l’abord : « Où cours-tu comme ça ? » ou bien : « Qui t’en vas-tu barbifier de si bonne heure ? » Il ne parvenait pas à saisir l’instant propice. Une fois pourtant, il crut s’être débarrassé de son paquet, mais un garde de ville le lui désigna du bout de sa hallebarde en disant :

 

« Eh, là-bas, le particulier, faudrait voir à relever ça, hein ? »

 

Force fut bien à Ivan Yakovlévitch de ramasser le nez et de le fourrer dans sa poche. Le désespoir le gagnait, car les boutiques s’ouvraient et les passants se faisaient de plus en plus nombreux.

 

Il décida de gagner le pont Saint-Isaac dans l’espoir de jeter à la Néva son encombrant fardeau.

 

Mais je me repens de n’avoir donné aucun détail sur Ivan Yakovlévitch, personnage fort honorable sous beaucoup de rapports.

 

Comme tout artisan russe qui se respecte, Ivan Yakovlévitch était un ivrogne fieffé ; et bien qu’il rasât tous les jours le menton d’autrui, le sien demeurait éternellement broussailleux. La couleur de son habit – Ivan Yakovlévitch ne portait jamais de surtout – rappelait celle des chevaux rouans : à vrai dire, cet habit était noir, mais entièrement pommelé de taches grises et brunâtres ; le col luisait ; trois bouts de fil pendaient à la place des boutons absents. Quand il se confiait aux soins de notre barbier, l’assesseur de collège Kovaliov avait coutume de lui dire : « Sapristi, Ivan Yakovlévitch, que tes mains sentent mauvais ! – Pourquoi voulez-vous qu’elles sentent mauvais ? répliquait Ivan Yakovlévitch. – Je n’en sais rien, mon cher, toujours est-il qu’elles puent ! » rétorquait l’assesseur de collège. Alors, Ivan Yakovlévitch prenait une prise, et, pour se venger, savonnait impitoyablement les joues, le nez, le cou, les oreilles, toutes les parties du patient que son blaireau pouvait atteindre…

 

Cependant, ce respectable citoyen avait déjà gagné le pont Saint-Isaac. Il commença par inspecter les alentours, puis il se pencha sur le parapet comme pour voir s’il y avait toujours beaucoup de poissons, et se débarrassa discrètement du chiffon fatal. Aussitôt, Ivan Yakovlévitch se crut délivré d’un poids de cent livres ; il esquissa même un sourire. Au lieu d’aller rafraîchir des mentons de bureaucrates, il résolut d’aller prendre un verre de punch dans un établissement dont l’enseigne indiquait : Ici, l’on sert du thé et à manger. Il y portait déjà ses pas quand, soudain, il aperçut au bout du pont un exempt de police à l’extérieur imposant : larges favoris, tricorne, épée au côté. Il perdit contenance, tandis que l’exempt l’appelait du doigt et disait :

 

« Approche, mon brave ! »

 

Ivan Yakovlévitch, qui connaissait les usages, retira sa casquette et accourut à pas rapides.

 

« Je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie !

 

– Laisse là ma seigneurie et dis-moi plutôt ce que tu faisais sur le pont.

 

– Par ma foi, monsieur, en allant raser mes pratiques, je me suis arrêté pour voir comme l’eau coule vite.

 

– Ne m’en conte pas, réponds-moi franchement.

 

– Je suis prêt à raser gratis Votre Grâce deux ou trois fois par semaine, répliqua Ivan Yakovlévitch.

 

– Trêve de sornettes, l’ami ! J’ai déjà trois de tes pareils qui s’estiment fort honorés de me barbifier. Voyons, dis-moi ce que tu faisais sur le pont ? »

 

Ivan Yakovlévitch pâlit… Mais la suite de l’aventure se perd dans un brouillard si épais que personne n’a jamais pu le percer.

 

II

 

L’assesseur de collège Kovaliov se réveilla d’assez bonne heure en murmurant : « Brrr ! » suivant une habitude qu’il aurait été bien en peine d’expliquer. Il s’étira et se fit donner un miroir dans l’intention d’examiner un petit bouton qui, la veille au soir, lui avait poussé sur le nez. À son immense stupéfaction, il s’aperçut que la place que son nez devait occuper ne présentait plus qu’une surface lisse ! Tout alarmé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec un essuie-mains : le nez avait bel et bien disparu ! Il se palpa, se pinça même pour se convaincre qu’il ne dormait point : mais non, il paraissait bien éveillé. Kovaliov sauta à bas du lit, s’ébroua : toujours pas de nez !… Il s’habilla séance tenante et se rendit tout droit chez le maître de police.

 

Il me paraît nécessaire de dire quelques mots de Kovaliov, afin que le lecteur sache à quel genre d’individu ce personnage appartenait. Les assesseurs de collège à qui les parchemins universitaires confèrent de droit ce titre ne sauraient se comparer à ceux qui l’ont obtenu au Caucase. Ce sont deux catégories bien différentes. Les premiers… Mais la Russie est un pays si étrange que si l’on parle d’un assesseur de collège, tous les autres, de Riga au Kamtchatka, croiront qu’il s’agit d’eux. Et il en va de même pour tous les autres grades… Kovaliov était assesseur de collège caucasien. Comme il l’était depuis à peine deux ans, Kovaliov s’en montrait encore très fier. Même, pour se donner plus de poids, il se faisait toujours appeler : Monsieur le Major[3]. « Écoute, ma brave femme, avait-il accoutumé de dire quand une vendeuse de plastrons de chemises lui offrait ses services ; écoute, ma bonne, viens me trouver chez moi ; j’habite avenue des Jardins ; tu n’auras qu’à demander le logis du major Kovaliov, tout le monde te l’indiquera. » Si, d’aventure, il rencontrait parmi ces vendeuses un joli minois, il lui passait en outre des instructions secrètes en ayant soin d’ajouter : « Tu n’oublieras pas, mon petit cœur, de demander le logis du major Kovaliov ! » Nous ferons comme lui et dorénavant nous donnerons du major à cet assesseur de collège.

 

Le major Kovaliov avait l’habitude d’aller faire les cent pas sur la Perspective. Son col et son plastron étaient toujours admirablement empesés. Il portait des favoris comme en portent encore aujourd’hui les géomètres, les architectes, les médecins-majors, d’autres personnes encore exerçant les fonctions les plus diverses[4], en général tous les individus qui étalent des joues rebondies et jouent au boston avec dextérité. Ces favoris descendent jusqu’au milieu de la joue, et, de là, gagnent en droite ligne le nez. Le major Kovaliov portait en breloque un grand nombre de cachets en cornaline, où se trouvaient gravés, soit des armoiries, soit le nom des jours : lundi, mercredi, jeudi, etc. Le major Kovaliov était venu à Pétersbourg pour y chercher quelque emploi en rapport avec son grade : une charge de vice-gouverneur, voire une place d’inspecteur dans une administration importante. Le major Kovaliov eût volontiers pris femme, à condition que la dot se montât à deux cent mille roubles. Le lecteur peut maintenant se figurer l’état du major quand, à la place d’un nez point trop laid, il ne trouva plus qu’une bête de surface lisse.

 

Par un fait exprès aucun fiacre ne se montrait dans la rue ; il dut faire le chemin à pied, enveloppé dans son manteau, et le visage enfoui dans son mouchoir, comme s’il saignait du nez. « Eh ! se dit-il, j’ai sans doute été victime d’une hallucination. Mon nez n’a pas pu se perdre sans rime ni raison, que diable ! » Et il entra aussitôt dans un café afin de se regarder dans une glace. Le café était heureusement vide ; les garçons balayaient les salles et rangeaient les chaises ; d’aucuns, les yeux bouffis de sommeil, apportaient des plateaux chargés de petits pâtés chauds ; les journaux de la veille, maculés de café, jonchaient les tables et les chaises. « Dieu merci, » il n’y a personne, je vais pouvoir me regarder ! » se dit Kovaliov en s’approchant d’une glace. Mais après un timide coup d’œil : « Pouah, l’horreur ! murmura-t-il, en crachant de dépit. S’il y avait au moins quelque chose en place de nez ; mais non, rien, rien, rien ! »

 

Il sortit du café en se pinçant les lèvres et bien résolu, contre sa coutume, à n’adresser ni regard, ni sourire à personne. Soudain il s’arrêta, cloué sur place : un événement incompréhensible se passait sous ses yeux : un landau venait de s’arrêter devant la porte d’une maison ; la portière s’ouvrit ; un personnage en uniforme sauta tout courbé de la voiture et grimpa l’escalier quatre à quatre. Quels ne furent pas la surprise et l’effroi de Kovaliov en reconnaissant dans ce personnage… son propre nez ! À ce spectacle extraordinaire il crut qu’une révolution s’était produite dans son appareil visuel ; il sentit ses jambes flageoler, mais décida pourtant d’attendre coûte que coûte le retour du personnage. Il demeura donc là tremblant comme dans un accès de fièvre. Au bout de deux minutes, le Nez réapparut ; il portait un uniforme brodé d’or, à grand col droit, un pantalon de chamois et une épée au côté. Son bicorne à plumes laissait inférer qu’il avait rang de conseiller d’État. Il faisait à coup sûr une tournée de visites. Il regarda de côté et d’autre, héla sa voiture, y prit place et disparut.

 

Le pauvre Kovaliov tout pantois ne savait que penser de cet étrange incident. Comment diantre son nez, hier encore ornement de son visage et incapable de se mouvoir, pas plus à pied qu’en voiture, portait-il aujourd’hui l’uniforme ? Il courut derrière la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta bientôt devant le Bazar[5]. Kovaliov s’y précipita à travers une rangée de vieilles mendiantes, dont le visage entièrement emmitouflé, sauf deux ouvertures pour les yeux, provoquait d’ordinaire ses quolibets. Il n’y avait pas encore grand monde. Kovaliov se sentait si déprimé qu’il ne savait à quoi se résoudre. Ses yeux cherchaient le monsieur dans tous les coins ; ils le découvrirent enfin, arrêté devant une boutique. Le visage dissimulé dans son grand col droit, le Nez se plongeait tout entier dans l’examen des marchandises.

 

« Comment faire pour l’aborder ? songeait Kovaliov. Tout, le bicorne, l’uniforme, indique le conseiller d’État. Que décider ? »

 

Il tourna autour du personnage en toussotant. Mais le Nez ne bougea pas.

 

« Monsieur, dit enfin Kovaliov en s’armant de courage, monsieur…

 

– Que désirez-vous ? demanda le Nez en se retournant.

 

– Je suis surpris, monsieur ; vous devriez, il me semble, un peu mieux connaître votre place… Mais puisque je vous retrouve… Avouez que…

 

– Mille pardons, je ne parviens pas à comprendre ce que vous voulez dire ; expliquez-vous. »

 

« Comment lui expliquer ? » songea Kovaliov qui, s’enhardissant, reprit : « Évidemment, je… Mais enfin, monsieur, je suis major. Et je ne saurais, convenez-en, me promener sans nez. Que pareille aventure arrive à une vendeuse d’oranges pelées du pont de l’Ascension, passe encore ! Mais moi, monsieur, je suis en passe d’obtenir… Et puis, je suis reçu dans de nombreuses maisons ; je compte parmi mes connaissances Mme la conseillère Tchékhtariov, et bien d’autres dames… Je ne sais vraiment… Excusez, monsieur (ici, le major Kovaliov haussa les épaules), mais à parler franc, si l’on envisage la chose selon les règles de l’honneur et du devoir… Bref, vous conviendrez…

 

– Je n’y comprends goutte, répéta le Nez ; expliquez-vous plus clairement.

 

– Monsieur, répliqua Kovaliov d’un ton fort digne, je ne sais quel sens donner à vos paroles… L’affaire est pourtant bien claire… Enfin, monsieur, n’êtes-vous pas mon propre nez ? »

 

Le Nez considéra le major avec un léger froncement de sourcils.

 

« Vous vous trompez, monsieur, je n’appartiens qu’à moi-même. D’étroites relations ne sauraient d’ailleurs exister entre nous. À en juger par les boutons de votre uniforme, nous appartenons à des administrations différentes. »

 

Sur ce, le Nez tourna le dos à Kovaliov, qui perdit contenance et ne sut plus ni que faire ni que penser. À ce moment, un agréable froufrou se fit entendre ; deux dames arrivaient : l’une, d’un certain âge, couverte de dentelles ; l’autre, toute menue, moulée dans une robe blanche et dont le chapeau jaune paille avait la légèreté d’un soufflé. Un grand flandrin de heiduque, dont le visage s’ornait d’énormes favoris et la livrée d’une bonne douzaine de collets, s’arrêta derrière elles et ouvrit sa tabatière.

 

Kovaliov redressa le col de batiste de sa chemise, mit en ordre ses cachets suspendus à une chaînette d’or et, souriant à la ronde, concentra toute son attention sur la jeune personne aérienne, qui, s’inclinant un peu, comme une fleur printanière, porta à son front une main blanche aux doigts diaphanes. Le sourire de Kovaliov s’épanouit davantage encore quand il aperçut sous le chapeau un petit menton rond, d’une blancheur éclatante, et une moitié de joue fraîche pareille à une rose de mai. Mais il recula aussitôt à la façon d’un homme qui se brûle : il venait de se souvenir qu’il n’avait pas de nez ! Il se retourna pour déclarer sans ambages au monsieur en uniforme qu’il usurpait le titre de conseiller d’État, puisqu’il n’était en réalité que son fripon de nez. Cependant le Nez avait eu déjà le temps de s’éclipser et poursuivait, sans doute, le cours de ses visites.

 

Ce nouveau contretemps plongea Kovaliov dans le désespoir. Revenu sur ses pas, il s’immobilisa un instant sous la colonnade, et promena ses regards de tous côtés, à la recherche de son nez. Il se rappelait fort bien que son coquin portait un chapeau à plumes et un uniforme brodé d’or ; toutefois, il n’avait remarqué ni la coupe du manteau, ni la couleur de la voiture, ni la robe des chevaux, ni même la livrée du valet de pied, si valet de pied il y avait. Les équipages se croisaient si nombreux et roulaient à si belle allure qu’il était difficile d’en distinguer un parmi les autres ; et d’ailleurs, comment l’arrêter ? Par cette belle journée ensoleillée, la Perspective était noire de monde : du pont de la Police au pont Anitchkov, le flot des dames s’écoulait le long du trottoir comme une cascade de fleurs. Kovaliov reconnut un conseiller aulique auquel il donnait volontiers du lieutenant-colonel, surtout en présence d’un tiers. Il aperçut son grand ami Yaryjkine, chef de bureau au Sénat, qui perdait toujours lorsqu’il demandait huit au boston. Il vit aussi de loin un autre major, qui avait également décroché son grade au Caucase et lui faisait signe de venir le rejoindre…

 

« Saperlipopette ! maugréa Kovaliov en sautant dans un fiacre. Cocher, au galop ! chez le maître de police ! »

 

 

« Monsieur, le maître de police est-il visible ? s’écria-t-il en pénétrant dans l’antichambre de ce haut fonctionnaire.

 

– Non, répondit l’huissier, Monsieur vient de sortir.

 

–Il ne manquait plus que ça !

 

– Une minute plus tôt et vous l’auriez trouvé », crut devoir ajouter le suisse.

 

Kovaliov, le visage toujours enfoui dans son mouchoir, se rejeta dans son fiacre en criant d’une voix désespérée :

 

« Marche !

 

– Où cela ? demanda le cocher.

 

– Droit devant toi !

 

– Droit devant moi ? Mais nous sommes à un carrefour ; faut-il prendre à droite ou à gauche ? »

 

Cette question contraignit Kovaliov à réfléchir. La situation lui commandait de s’adresser à la préfecture de police. Bien que l’affaire ne fût pas précisément de son ressort, cette administration était à même de prendre plus rapidement qu’une autre les mesures nécessaires. Il ne fallait pas songer à demander satisfaction au directeur du département auquel le Nez s’était prétendu attaché ; les réponses de cet effronté montraient qu’il ne respectait rien ni personne ; qui l’empêchait en l’occurrence de mentir comme il l’avait fait en prétendant ignorer le major ? Kovaliov allait donc donner au cocher l’adresse de la préfecture de police ; mais il se fit soudain la réflexion qu’un sacripant capable de se conduire dès la première rencontre d’une manière aussi indigne pouvait, si on lui en laissait le temps, gagner le large en douceur ; les recherches dureraient un mois entier, si tant est qu’elles aboutissent jamais. Enfin, le ciel daigna l’inspirer. Il résolut de recourir à la presse et de publier dans les journaux une description détaillée de son nez ; tous ceux qui rencontreraient le fugitif pourraient ainsi le lui ramener ou, tout au moins, lui indiquer le logis du fripon. Il se fit aussitôt conduire à un bureau d’annonces et, tout le long du chemin, ne cessa de bourrer de coups de poing le dos du cocher.

 

« Plus vite, animal ! Plus vite, scélérat !

 

– Eh là ! monsieur », disait le pauvre diable en hochant la tête et en stimulant des guides son méchant bidet dont le poil était aussi long que celui d’un épagneul.

 

Le fiacre finit par s’arrêter ; Kovaliov hors d’haleine se précipita dans une petite salle où un employé grisonnant, vêtu d’un vieux frac fort usé et portant des lunettes, comptait, la plume entre les lèvres, de la monnaie de billon.

 

« À qui faut-il s’adresser pour une annonce ? s’écria dès l’abord Kovaliov. Ah ! pardon, bonjour, monsieur !

 

– J’ai bien l’honneur…, répondit l’employé grisonnant, qui leva un instant les yeux pour les reporter aussitôt sur ses piles de monnaie.

 

– Je désirerais faire insérer…

 

– Si vous voulez bien attendre », dit l’employé en inscrivant un chiffre de la main droite, tandis que de la gauche il faisait glisser deux boules sur son boulier.

 

Un domestique de grande maison, à en juger par sa livrée galonnée et sa tenue assez décente, se tenait devant l’employé, un papier à la main. Il crut bon de faire montre de son savoir-vivre.

 

« Vous pouvez m’en croire, monsieur, le toutou ne vaut pas quatre-vingts kopeks ; je n’en donnerais pas dix liards, quant à moi ; mais la comtesse l’adore, oui, monsieur, c’est le mot : elle l’adore. Voilà pourquoi elle promet cent roubles à qui le lui rapportera. Que voulez-vous, tous les goûts sont dans la nature ! À mon avis, quand on se pique d’être amateur, on se doit d’avoir soit un caniche, soit un chien couchant. Payez-le cinq cents, payez-le mille roubles, mais que cette bête-là vous fasse honneur ! »

 

Le brave employé prêtait l’oreille à ces discours avec une mine de circonstance, tout en comptant les lettres de l’annonce en question. Billets à la main, un grand nombre de commis, concierges et commères attendaient leur tour. Dans tous ces billets on cédait quelque chose : un cocher d’une sobriété parfaite ; une calèche presque neuve, ramenée de Paris en 1814 ; une fille de dix-neuf ans, blanchisseuse de son métier, mais également apte à d’autres travaux ; un solide drojki auquel il ne manquait qu’un ressort ; un jeune cheval fougueux, gris pommelé, âgé de dix-sept ans ; des graines de navet et de radis récemment reçues de Londres ; une maison de campagne et ses dépendances, soit deux boxes à chevaux et un emplacement fort commode pour y planter sapins ou bouleaux ; un lot de vieilles semelles vendues aux enchères tous les jours de huit heures du matin à trois heures de relevée.

 

Toute cette compagnie assemblée dans une pièce aussi exiguë en rendait l’atmosphère particulièrement lourde. Cependant le major Kovaliov ne s’en trouvait point incommodé : il tenait son mouchoir sur son visage, et d’ailleurs son nez se promenait… Dieu sait où.

 

« Permettez, monsieur, je suis très pressé, fit-il enfin, pris d’impatience.

 

– Tout de suite, tout de suite !… Deux roubles quarante-trois kopeks… Tout de suite !… Un rouble soixante-quatre kopeks, disait le grison en jetant leurs billets à la tête des concierges et des commères… Vous désirez ? reprit-il en s’adressant, cette fois, à Kovaliov.

 

– Je voudrais…, déclara celui-ci. Voyez-vous, je ne sais s’il s’agit d’une canaillerie ou d’une friponnerie… Je voudrais seulement faire savoir que quiconque me ramènera mon coquin recevra une honnête récompense.

 

– Votre nom, si vous le permettez ?

 

– Mon nom ? Impossible ! Vous comprenez, j’ai beaucoup de connaissances : Mme la conseillère Tchékhtariov, Mme Podtotchine, Pélagie Grigorievna, une veuve d’officier supérieur… Les voyez-vous apprenant tout à coup… Que Dieu m’en préserve !… Écrivez tout simplement : un assesseur de collège, ou mieux encore, un monsieur ayant rang de major…

 

– Et le fugitif est l’un de vos serfs ?

 

– Un serf ! Il s’agit bien de cela ! Non, le fugitif n’est autre que… mon nez.

 

– Vous dites ? Quel nom bizarre ! Et ce monsieur « Monnez » vous a emporté une forte somme ?

 

– Eh non ! vous faites erreur ! Mon nez, monsieur, mon propre nez a pris la poudre d’escampette. C’est le diable, sans doute, qui m’a joué ce beau tour !

 

– Comment diantre cela est-il arrivé ? Je ne comprends pas très bien !

 

– Je ne saurais vous le dire ; toujours est-il que ce monsieur roule carrosse et se fait passer pour conseiller d’État. Je vous prie donc d’annoncer que quiconque mettra la main dessus ait à me le remettre dans le plus bref délai possible. Voyons, monsieur, je vous le demande, que puis-je faire sans cet organe apparent ? S’il ne s’agissait que d’un orteil, je fourrerais mon pied dans ma botte et personne n’en remarquerait l’absence. Mais, vous comprenez, je vais tous les jeudis chez Mme la conseillère Tchékhtariov ; Mme Podtotchine, Pélagie Grigorievna, une veuve d’officier supérieur et sa charmante fille sont aussi de mes amies… Jugez-en vous-même… Impossible maintenant de me présenter décemment chez elles !… »

 

L’employé se prit à réfléchir ; du moins la contraction de ses lèvres permettait de le supposer.

 

« Non, déclara-t-il après un long silence. Aucun journal ne voudra insérer une pareille annonce.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que cela nuirait à leur réputation… Vous comprenez, si chacun se met à déclarer que son nez a pris la clef des champs… On reproche déjà aux journaux d’imprimer tant de sornettes…

 

– Permettez, il ne s’agit pas de sornettes…

 

– Vous avez beau dire. Pas plus tard que la semaine dernière, là où vous êtes, il y avait un fonctionnaire désireux de faire passer une annonce… Cette annonce qui, je m’en souviens, se montait à deux roubles soixante-treize, signalait la disparition d’un caniche noir. Rien de plus innocent, n’est-ce pas ? Eh bien, monsieur, vous me croirez si vous voulez, c’était un libelle : le caniche désignait le trésorier de je ne sais plus quelle administration.

 

– Mais, dans mon annonce à moi, il ne s’agit pas de caniche ; il ne s’agit que de mon propre nez, comme qui dirait de moi-même !

 

– Non, je vous assure, c’est impossible !

 

– Mais puisque mon nez a réellement disparu !

 

– Alors consultez un médecin. Certains sont, dit-on, fort habiles à poser tous les nez qu’on désire. À ce que je vois, monsieur, vous êtes d’humeur gaie ; vous devez aimer les farces de société.

 

– Je vous jure que je dis vrai. Si vous ne me croyez pas, je puis vous faire voir.

 

– Inutile ! objecta l’employé en prenant une prise. Après tout, si cela ne vous dérange pas », reprit-il, cédant à la curiosité.

 

Le major se découvrit le visage.

 

« C’est ma foi vrai ! s’écria l’employé. Quelle étrange aventure ! La place est lisse et plate comme une crêpe au sortir de la poêle !

 

– Refuserez-vous encore d’accepter mon annonce ? Impossible de rester comme ça, vous le voyez bien ! Je vous serai extrêmement reconnaissant et me félicite que cette aventure m’ait procuré le plaisir de votre connaissance. »

 

Le major, on le voit, s’était résolu à baisser un peu le ton : une fois n’est pas coutume…

 

« Évidemment, acquiesça l’employé, cela peut se faire ; mais, à mon sens, pareille annonce ne vous servira de rien. Mieux vaudrait soumettre le cas à un habile écrivain : il le présentera comme un jeu bizarre de la nature et publiera son article dans l’Abeille du Nord (ici l’employé huma une nouvelle prise) au grand profit de la jeunesse (ici l’employé s’essuya le nez) ou, simplement, à la grande satisfaction des curieux. »

 

Le major avait perdu tout espoir. Ses yeux tombèrent sur une annonce de spectacle, au bas d’une page de journal. Au nom d’une charmante actrice il s’apprêtait à sourire, voire à chercher dans sa poche un billet de cinq roubles, car il était d’avis que les officiers supérieurs ne doivent se montrer qu’aux fauteuils. Mais, hélas ! le souvenir de son nez absent lui revint…

 

L’employé lui-même parut touché de la situation embarrassée de Kovaliov. Désireux de lui alléger sa peine, il jugea convenable de lui témoigner un peu de sympathie.

 

« Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive. Puis-je vous offrir une prise ? Cela calme les maux de tête et dissipe les humeurs noires ; c’est même excellent contre les hémorroïdes. »

 

Tout en parlant, l’employé tendait à Kovaliov sa tabatière, non sans en avoir adroitement fait sauter le couvercle, qu’agrémentait le portrait d’une dame en chapeau.

 

Cette offre innocente mit le comble à la fureur du major.

 

« Eh quoi ! s’exclama-t-il, vous avez le front de plaisanter ! Vous ne voyez donc pas qu’il me manque justement l’organe avec lequel on prise ! Le diable soit de votre sale tabac ! Je suis dans un état à refuser le meilleur « râpé » ! »

 

Sur ces mots, Kovaliov quitta, fort irrité, le bureau d’annonces et s’en fut tout droit chez le commissaire du quartier. Il le trouva en train de s’étirer, de bâiller en marmonnant : « Ah ! quelle bonne petite sieste je viens de faire ! » Le major n’aurait su arriver plus mal à propos. Le commissaire aimait fort à encourager les arts et les métiers, mais il aimait encore davantage les billets de banque. « Qu’y a-t-il de meilleur ? avait-il coutume de dire. Un billet, cela ne prend pas de place, cela ne demande aucun entretien : on peut toujours le fourrer dans sa poche, et si on le laisse tomber, il ne se fait aucun mal. »

 

Le commissaire reçut Kovaliov plutôt froidement : on ne procède point à des enquêtes aussitôt après dîner ; la nature a sagement ordonné une légère sieste après la réfection corporelle (le commissaire montra ainsi au major que les maximes des anciens ne lui étaient pas inconnues) ; d’ailleurs un homme comme il faut ne se laisse pas arracher le nez.

 

Le commissaire ne mâchait pas ses mots. Et Kovaliov, remarquons-le en passant, était fort susceptible. Il pardonnait à la rigueur les attaques dirigées contre sa personne, mais n’admettait aucun manque de respect envers son grade ou son état. À l’en croire, on pouvait permettre aux auteurs dramatiques de railler les officiers subalternes à condition de les empêcher de s’en prendre aux officiers supérieurs. L’accueil du commissaire déconcerta Kovaliov à tel point qu’il proféra sur un ton très digne, les bras légèrement écartés du corps :

 

« Après une réflexion aussi désobligeante, je n’ai plus rien à ajouter. »

 

Il se retira donc et rentra chez lui en chancelant. La nuit tombait déjà. Après toutes ses démarches infructueuses, son logis lui parut d’une tristesse, d’une laideur infinies. Il trouva dans l’antichambre son domestique Ivan qui, vautré sur un divan de cuir sordide, s’exerçait avec assez de bonheur à cracher au même endroit du plafond. Une pareille indifférence redoubla la fureur de Kovaliov ; il donna au faquin un grand coup de chapeau sur le front en criant :

 

« Ah, le dégoûtant ! toujours des sottises en tête ! »

 

Ivan sauta à bas du divan et se mit précipitamment en devoir de retirer le manteau de son maître.

 

Une fois dans sa chambre, le major, en proie à la fatigue et à la mélancolie, se laissa choir dans un fauteuil. Il poussa quelques soupirs, puis se tint ce discours :

 

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’envoyez-vous cette calamité ? S’il s’agissait d’un bras ou d’une jambe, ce ne serait que demi-malheur. Mais, sans nez, un homme n’est plus un homme ; c’est un rien qui vaille, bon à jeter par la fenêtre. Si encore je l’avais perdu en duel, ou à la guerre, ou par ma faute !… Hélas non ! il a disparu comme cela, sans rime ni raison… Non, reprit-il après quelques instants de silence, c’est inconcevable. Je suis le jouet d’un cauchemar, d’une hallucination. Sans doute ai-je bu, au lieu d’eau pure, de cette eau-de-vie dont je me frotte le menton quand on m’a fait la barbe. Cet imbécile d’Ivan aura oublié d’emporter le flacon et je l’aurai avalé par distraction. »

 

Pour se convaincre qu’il n’était pas ivre, le major se pinça si fort qu’il en poussa un cri. La douleur le convainquit qu’il jouissait bel et bien de toutes ses facultés. Il s’approcha à petits pas du miroir, les yeux à demi clos, dans l’espoir qu’en les rouvrant, il aurait la surprise de retrouver son nez en bonne et due place ; mais il bondit aussitôt en arrière en grommelant :

 

« Pouah ! quelle sale bobine ! »

 

C’était vraiment à n’y rien comprendre. Un bouton, une cuiller d’argent, une montre ou tout autre objet de ce genre, passe encore ! Mais perdre son nez, et dans son propre logis !…

 

Tout bien considéré, le major Kovaliov se persuada que l’auteur du délit ne pouvait être que Mme Podtotchine. Cette personne désirait le voir épouser sa fille ; lui-même, à l’occasion, courtisait volontiers la demoiselle, mais reculait devant un engagement définitif. Mis au pied du mur par la maman, il avait rengainé ses compliments et déclaré qu’il était encore trop jeune : encore cinq ans de service, il aurait alors quarante-deux ans, et l’on verrait. Par esprit de vengeance, la Podtotchine s’était résolue à le défigurer, sans doute, et avait employé à cette fin quelque jeteuse de sorts. En effet, le nez n’avait pu être coupé : personne n’avait pénétré dans sa chambre ; le barbier Ivan Yakovlévitch l’avait encore rasé le mercredi ; et ce jour-là ainsi que le suivant, le nez était encore en place ; Kovaliov s’en souvenait parfaitement. Au reste, une blessure de ce genre, sans doute fort douloureuse, ne se fût pas cicatrisée si vite ; elle n’eût point affecté la forme plate d’une crêpe. Le major ruminait divers plans de conduite. Devait-il porter plainte contre Mme Podtotchine ou se rendre chez elle pour la confondre ? Une lueur qui filtrait à travers les fissures de la porte interrompit ses méditations et lui révéla qu’Ivan avait allumé une bougie dans l’antichambre. Bientôt Ivan apparut, porteur de ladite bougie, qui répandit une vive clarté dans toute la pièce.

 

Le premier mouvement de Kovaliov fut de s’emparer de son mouchoir et de dissimuler l’emplacement où, la veille encore, trônait son nez : il ne tenait pas à ce que ce maraud de valet demeurât bouche bée à contempler l’aspect hétéroclite de son maître.

 

Ivan avait à peine regagné sa tanière qu’une voix inconnue retentit dans l’antichambre.

 

« C’est bien ici qu’habite M. l’assesseur de collège Kovaliov ? »

 

Le major bondit.

 

« Entrez ; le major Kovaliov est chez lui », dit-il en ouvrant la porte.

 

Celle-ci livra passage à un exempt de belle prestance, dont les joues plutôt rebondies se paraient de favoris ni trop clairs ni trop foncés, le même que nous avons rencontré au commencement de ce récit, au bout du pont Saint-Isaac.

 

« Vous avez perdu votre nez ?

 

– Tout juste.

 

– Eh, bien, il est retrouvé !

 

– Que dites-vous ? » s’écria le major Kovaliov, à qui la joie enleva l’usage de la parole. Il dévorait des yeux l’exempt planté devant lui, sur les lèvres et les joues duquel se jouait la lueur vacillante de la bougie. « Comment l’a-t-on retrouvé ?

 

– Oh, d’une manière fort étrange ! On l’a arrêté au moment où il se disposait à prendre la diligence de Riga. Il s’était depuis longtemps muni d’un passeport au nom d’un fonctionnaire. Et le plus bizarre, c’est que je l’ai tout d’abord pris pour un monsieur ! Heureusement que j’avais mes lunettes ! Cela m’a permis de reconnaître que ce n’était qu’un nez. Je dois vous dire que je suis myope : vous êtes là devant moi, mais je ne vois que votre visage, sans distinguer ni votre nez ni votre barbe. Ma belle-mère, j’entends la mère de ma femme, a, elle aussi, la vue faible. »

 

Kovaliov ne se sentait plus de joie.

 

« Où est-il ? Où est-il ? Que je coure le chercher !

 

– Inutile de vous déranger. Sachant que vous en aviez besoin, je vous l’ai apporté. Le plus curieux de l’affaire, c’est que le principal complice est un chenapan de barbier de la rue de l’Ascension ! Il est maintenant sous les verrous. Il y a longtemps que je le soupçonnais de vol et d’ivrognerie : pas plus tard qu’avant-hier, il a chapardé dans une boutique une douzaine de boutons. Votre nez est d’ailleurs en parfait état. »

 

L’exempt fouilla dans sa poche et en retira un nez enveloppé dans un papier.

 

« C’est bien lui, s’écria Kovaliov, c’est bien lui ! Permettez-moi de vous offrir une tasse de thé.

 

– J’accepterais avec grand plaisir ; par malheur, je n’ai pas le temps ; il me faut encore passer à la maison d’arrêt… Les denrées, voyez-vous, deviennent inabordables… J’entretiens ma belle-mère, mes enfants ; l’aîné, un garçon très intelligent, donne de grandes espérances ; mais je n’ai pas les moyens de leur donner de l’instruction[6]… »

 

Après le départ de l’exempt, le major fut quelque temps sans recouvrer l’usage de ses sens : la joie avait failli lui faire perdre la raison. Il prit avec force précautions dans le creux de sa main le nez retrouvé et le considéra très attentivement.

 

« C’est lui, c’est bien lui ! dit-il. Voici sur la narine gauche le bouton qui m’est venu hier ! »

 

Le major faillit éclater de rire. Mais rien n’est durable ici-bas ; au bout d’une minute, la joie perd de sa vivacité ; une minute encore et la voilà plus faible ; elle se fond ainsi par degrés avec notre état d’âme habituel, comme le cercle fermé par la chute d’un caillou se dilue à la surface de l’eau.

 

Toutefois, en y réfléchissant, le major s’aperçut que tout n’était pas dit. Il ne suffisait pas d’avoir retrouvé le nez, il fallait encore le remettre en place.

 

Et s’il allait ne pas tenir ?

 

À cette question qu’il s’était posée à lui-même, le major pâlit. Sous le coup d’une peur indicible, les mains tremblantes, il se précipita vers le miroir de sa table de toilette. Il risquait bel et bien de replacer son nez de travers ! Doucement, avec précaution, il le posa à son ancienne place. Horreur ! le nez ne voulait pas tenir !… Il l’approcha de ses lèvres, le réchauffa de son souffle, l’appliqua sur la surface lisse qui s’offrait entre les deux joues : peine perdue, le nez n’adhérait toujours pas !

 

« Allons, allons ! remets-toi en place, animal ! » lui disait-il, mais le nez semblait sourd et retombait chaque fois sur la table en émettant un son étrange, comme s’il eût été de liège.

 

« Ne voudra-t-il jamais tenir ? » s’écria le major, les traits contractés. Mais plus il le remettait en place et moins le nez voulait adhérer.

 

En désespoir de cause, Kovaliov envoya chercher le médecin qui habitait au premier, dans le meilleur appartement de la maison. Cet homme de belle mine possédait une femme appétissante et des favoris d’ébène ; il mangeait des pommes crues et tous les matins passait trois quarts d’heure à se rincer la bouche et à se frotter les dents avec cinq brosses différentes. Il ne tarda pas à se présenter et demanda tout d’abord quand s’était produit l’accident. Puis il souleva le menton du major et lui appliqua une chiquenaude à l’endroit où aurait dû se trouver le nez : la violence du coup fit reculer Kovaliov qui alla donner de la nuque contre le mur. L’esculape lui conseilla de ne pas prêter attention à cette bagatelle et d’éloigner légèrement sa tête du mur. Il la lui fit alors tourner, d’abord à droite, puis à gauche, en palpant chaque fois l’endroit où aurait dû se trouver le nez et en murmurant : « Hum ! » Finalement il lui donna une seconde chiquenaude : cette fois-ci, Kovaliov rejeta la tête en arrière comme un cheval auquel on inspecte les dents. Après cet examen, l’homme de l’art branla le chef et déclara :

 

« Restez donc comme vous êtes, pour éviter des complications. On peut évidemment remettre votre nez en place ; je m’en chargerais volontiers ; mais, je vous le répète, vous vous en trouverez plus mal.

 

– Comment cela ? dit Kovaliov. Quelle situation peut être pire que la mienne ? Que voulez-vous que je devienne sans nez ? Où irai-je, accommodé de la sorte ? Pourtant, je suis assez répandu dans le monde : aujourd’hui même, je dois assister à deux soirées. J’ai de nombreuses connaissances : Mme la conseillère Tchékhtariov, Mme Podtotchine, la veuve d’un officier supérieur… Il est vrai que je ne saurais dorénavant fréquenter cette dernière. Après de pareils procédés, je n’aurai de relations avec elle que par l’intermédiaire de la police… Mais enfin… Voyons, docteur, poursuivit Kovaliov d’une voix suppliante, n’y a-t-il vraiment pas moyen ? Arrangez-le tant bien que mal ; à la rigueur et en cas de danger, je puis le soutenir de la main. Comme d’ailleurs je ne danse pas, il n’y a pas à redouter de geste imprudent… En ce qui concerne vos honoraires, soyez persuadé que, dans la mesure de mes moyens, je…

 

– Voyez-vous, répliqua le médecin d’une voix entre deux tons extrêmement persuasive, voyez-vous, je n’exerce pas la médecine par esprit de lucre. Cela serait contraire à mes principes et à la dignité de mon art. Si je fais payer mes visites, c’est uniquement pour ne pas faire aux gens l’affront d’un refus. Je pourrais, c’est certain, remettre votre nez en place, mais je vous jure sur l’honneur que votre situation ne ferait ensuite qu’empirer. Laissez agir la nature. Faites de fréquentes ablutions à l’eau froide ; je vous assure que, sans nez, vous vous porterez aussi bien que si vous en aviez un. Quant à votre nez, je vous conseille de le mettre dans un bocal et de le conserver dans un peu d’alcool, ou mieux encore dans un peu de vinaigre tiédi après y avoir versé deux cuillerées d’esprit de sel. Vous pourrez alors en tirer une somme assez coquette : je serai le premier à l’acheter, si vous n’en demandez pas trop cher.

 

– Non, non, s’écria le major exaspéré ; je ne vous le vendrai pas, je préfère le perdre tout à fait.

 

– À votre aise, dit le praticien en prenant congé. Je désirais vous être utile ; vous ne le voulez pas ; c’est votre affaire. Tout au moins, croyez bien que j’ai fait tout mon possible pour vous. »

 

Sur ces paroles, il se retira avec un grand air de dignité, auquel Kovaliov, complètement désemparé, ne prit d’ailleurs point garde : c’est à peine si le malheureux remarqua les manchettes d’une blancheur de neige qui tranchaient sur l’habit noir de l’esculape.

 

Le lendemain, le major se résolut, avant de porter plainte, à une tentative de conciliation : Mme Podtotchine consentirait peut-être à lui retourner son bien sans esclandre. En conséquence, il lui écrivit la lettre suivante :

 

« Très honorée Alexandrine Grigorievna, Je n’arrive pas à comprendre votre manière d’agir. Vous n’y gagnerez rien. Pareil procédé ne saurait me contraindre à épouser mademoiselle votre fille. Car l’affaire est éclaircie : vous en êtes la principale instigatrice, nul ne l’ignore plus. La disparition subite de mon nez, sa fuite, son déguisement sous les traits d’un fonctionnaire, sa réapparition sous sa propre forme, sont l’effet des sortilèges opérés par vous ou par les personnes qui vous prêtent leur concours pour de si nobles exploits. Je crois bon de vous prévenir que si mon nez n’a pas repris dès aujourd’hui sa place, je me verrai contraint de me placer sous la protection des lois.

 

Sur ce, j’ai l’honneur d’être, madame, avec un profond respect,

 

Votre dévoué serviteur,

 

Platon Kovaliov. »

 

 

« Très honoré Platon Kouzmitch,

 

Votre lettre a tout lieu de me surprendre. Je ne me serais jamais attendue à pareils reproches de votre part. Je n’ai jamais reçu, ni sous un déguisement, ni sous son véritable aspect, le fonctionnaire dont vous m’entretenez. Philippe Ivanovitch Potantchikov a, il est vrai, fréquenté chez moi et recherché la main de ma fille. Cependant, malgré ses bonnes mœurs, sa sobriété, son instruction, je ne lui ai jamais donné le moindre espoir. Vous me parlez d’une histoire de nez. Si vous entendez par là que vous avez reçu un pied de nez, en d’autres termes que vous avez essuyé un refus de ma part, laissez-moi vous dire que c’est précisément le contraire. J’ai toujours été et je suis toujours prête à vous accorder la main de ma fille ; c’est le plus cher de mes désirs. Et dans cet espoir, j’ai l’honneur d’être

 

Votre bien dévouée,

 

Alexandrine Podtotchine. »

 

« Non, se dit Kovaliov après lecture de cette lettre, non, elle n’est pas coupable ! Impossible ! Je ne reconnais pas là le style d’une criminelle. »

 

L’assesseur, qui avait procédé au Caucase à plus d’une enquête, s’entendait en ces matières.

 

« Mais alors, comment cela est-il arrivé ? Le diable seul pourrait débrouiller l’affaire ! » s’exclama-t-il enfin en laissant retomber ses bras de désespoir.

 

 

Cependant, cette singulière aventure faisait, non sans les embellissements coutumiers, le tour de la capitale. Les esprits étaient alors tournés vers le surnaturel. Des expériences de magnétisme venaient depuis peu de passionner le public. L’histoire des chaises tournantes de la rue des Grandes-Écuries était encore présente à toutes les mémoires. Aussi ne tarda-t-on pas à prétendre que le nez de l’assesseur de collège Kovaliov se promenait tous les jours à trois heures précises sur la Perspective. Les curieux affluèrent. Quelqu’un ayant affirmé que le nez se trouvait chez Junker, il se forma devant ce magasin un rassemblement si considérable que la police dut intervenir. Un spéculateur, homme qui d’ordinaire vendait des gâteaux secs à la porte des théâtres et qui ne manquait pas de prestance, grâce à des favoris bien fournis, fabriqua incontinent de solides banquettes qu’il loua aux curieux à raison de quatre-vingts kopeks la place. Attiré par ce faux bruit, un brave colonel en retraite partit de chez lui plus tôt que de coutume et se fraya un chemin à grand-peine à travers la foule. En fait de nez, il aperçut dans la vitrine un vulgaire gilet de laine, ainsi qu’une lithographie exposée là depuis plus de dix ans, laquelle représente un petit-maître à barbiche et gilet en cœur, épiant, de derrière un arbre, une jeune fille en train de rattacher son bas. Le colonel ne dissimula pas son dépit et se retira en grommelant :

 

« A-t-on idée de répandre des bruits aussi ineptes, aussi invraisemblables ! »

 

D’autres nouvellistes jurèrent alors que ce n’était point sur la Perspective, mais au Jardin de Tauride que se promenait le nez du major Kovaliov ; cela ne datait pas d’hier ; lorsque Khozrev-Mirza y avait sa résidence, ce jeu de la nature l’avait fortement intrigué. Plusieurs élèves de l’École de chirurgie allèrent alors voir ce qui en était. Une grande dame très respectable écrivit au gardien de bien vouloir montrer à ses enfants ce rare phénomène, en leur donnant, si possible, quelques-unes de ces explications qui sont si profitables à la jeunesse.

 

Tous ces événements réjouirent fort les habitués des réceptions mondaines, qui se trouvaient justement à court d’anecdotes propres à distraire les dames. En revanche, un petit nombre de personnes bien pensantes ne cachèrent point leur mécontentement. Un monsieur s’indignait hautement : comment, en un siècle aussi éclairé, pouvait-on propager de telles sornettes, et pourquoi le gouvernement n’y mettait-il pas bon ordre ? Le monsieur appartenait à la catégorie des individus qui voudraient voir le gouvernement intervenir partout, même dans les disputes qu’ils ont journellement avec leurs femmes.

 

Alors… ; mais de nouveau l’aventure se perd dans un brouillard si épais que personne n’a jamais pu le percer.

 

III

 

Il se passe en ce bas monde des choses d’où la vraisemblance est bien souvent bannie. Un beau jour, ce fameux nez, qui se promenait affublé en conseiller d’État et faisait tant parler de lui, se retrouva soudain, comme si rien ne s’était passé, à son ancienne place, c’est-à-dire entre les deux joues du major Kovaliov. L’événement eut lieu le 7 avril. À son réveil, le major jeta par hasard un coup d’œil à son miroir et s’aperçut du retour de son nez. Il y porta la main. C’était bien lui.

 

« Ah bah ! » s’écria Kovaliov qui, dans sa joie, aurait dansé, pieds nus, un trépak endiablé au travers de sa chambre si la venue d’Ivan ne l’en avait empêché. Il se fit aussitôt apporter de l’eau pour ses ablutions. En se débarbouillant, il se mira de nouveau : le nez était bien là ! Il se mira encore tout en s’essuyant : le nez restait en place !

 

« Dis-moi, Ivan, il me semble que j’ai un bouton sur le nez ? demanda-t-il en songeant avec anxiété : « Et si Ivan allait me dire : – Un bouton ? mais non, monsieur, puisque vous n’avez pas de nez ! »

 

Mais Ivan répondit :

 

« Pas le moindre bouton, monsieur, votre nez est absolument net. »

 

« Ça va, ça va, saperlotte ! » se dit le major en faisant claquer ses doigts.

 

À ce moment apparut au seuil de la chambre le barbier Ivan Yakovlévitch, craintif comme un chat qui vient d’être fouetté pour avoir volé du lard.

 

« D’abord et avant tout, as-tu les mains propres ? lui cria de loin le major Kovaliov.

 

– Oui, monsieur.

 

– Tu mens !

 

– Parole d’honneur, monsieur !

 

– Prends garde ! »

 

Kovaliov s’assit, Ivan Yakovlévitch lui passa une serviette au cou et, en une minute, lui convertit à coups de blaireau le menton, puis une partie de la joue, en une crème pareille à celle que l’on sert les jours de fête dans le monde marchand.

 

« Ah ! très bien ! » se dit-il en regardant le nez, après quoi il inclina la tête de l’autre côté et le contempla de biais. « Le voilà revenu, le brigand ! » reprit-il in petto. Quand il se fut absorbé un temps suffisant dans la contemplation du nez, il leva deux doigts pour le saisir par le bout avec toutes les précautions d’usage. Telle était sa méthode.

 

« Attention, nom d’une pipe ! » lui cria Kovaliov.

 

Ivan Yakovlévitch laissa retomber son bras, intimidé comme il ne l’avait encore jamais été. Enfin il se mit à racler prudemment le menton du major. Bien qu’il éprouvât une grande difficulté à raser ses pratiques sans les tenir par leur organe olfactif, il parvint, en appuyant son pouce calleux sur la joue et la gencive de Kovaliov, à mener non sans peine sa tâche à bien.

 

Kovaliov s’habilla à la hâte, sauta dans un fiacre et se fit conduire au café.

 

« Garçon, un chocolat ! » cria-t-il dès l’entrée. Un regard dans une glace lui permit de constater aussitôt la présence de son nez. Il se retourna tout joyeux et lança en clignotant une œillade sarcastique du côté de deux militaires, dont l’un avait le nez pas plus gros qu’un bouton de gilet.

 

De là, il se rendit dans les bureaux où il sollicitait une charge de vice-gouverneur, et, en cas d’insuccès, une place d’inspecteur. En traversant l’antichambre, il se regarda au miroir : le nez était toujours là.

 

Puis il alla faire visite à un autre assesseur ou major, un grand railleur aux brocards duquel il répliquait d’ordinaire : « Je te connais, mauvaise langue ! » En chemin, il se disait : « Si le major n’éclate pas de rire en me voyant, c’est que tout va bien. » Le major ne souffla mot. « Ça va, ça va, saperlotte ! » se répéta Kovaliov.

 

Il rencontra Mme Podtotchine et sa fille. Ces dames répondirent à son salut par de joyeuses exclamations, preuve que tout allait bien. Une longue conversation s’engagea. Kovaliov tira sa tabatière et se bourra consciencieusement les deux narines en marmonnant : « Voilà, belles dames ! Et vous aurez beau faire, je n’épouserai pas la gamine…, si ce n’est de la main gauche… »

 

 

Depuis lors, le major Kovaliov se fait voir partout, à la promenade comme au théâtre. Et son nez demeure planté au bon endroit, comme s’il n’avait jamais eu la fantaisie d’aller se pavaner ailleurs. Aussi le major Kovaliov se montre-t-il toujours d’excellente humeur ; il poursuit, le sourire aux lèvres, toutes les jolies femmes. On l’a même vu une fois au Bazar en train d’acheter le ruban de je ne sais plus quel ordre, chose d’ailleurs surprenante, car il n’est chevalier d’aucun ordre.

 

Telle est l’aventure qui eut pour théâtre la capitale septentrionale de notre vaste empire. À y bien réfléchir, beaucoup de détails en paraissent inconcevables. Sans parler de la disparition, vraiment surnaturelle, du nez et de sa réapparition en divers endroits sous forme de conseiller d’État, comment Kovaliov a-t-il pu songer à réclamer son nez par la voie des journaux ? Je ne parle pas du coût de l’annonce – n’allez pas me ranger parmi les avares ! – mais de son inconvenance, de son immodestie ! Et puis comment le nez s’est-il trouvé tout d’un coup dans un pain frais ? Comment Ivan Yakovlévitch… Non, cela ne tient pas debout, je ne le comprends absolument pas… Mais, ce qu’il y a de plus étrange, de plus extraordinaire, c’est qu’un auteur puisse choisir de pareils sujets… Je l’avoue, cela est, pour le coup, absolument inconcevable, c’est comme si… non, non, je renonce à comprendre. Premièrement, cela n’est absolument d’aucune utilité pour la patrie ; deuxièmement… mais deuxièmement non plus, d’aucune utilité. Bref, je ne sais pas ce que c’est que ça…

 

Et cependant, malgré tout, bien que, certes, on puisse admettre et ceci, et cela, et encore autre chose, peut-être même… et puis enfin quoi, où n’y a-t-il pas d’incohérences ? Et après tout, tout bien considéré, dans tout cela, vrai, il y a quelque chose. Vous aurez beau dire, des aventures comme cela arrivent en ce monde, c’est rare, mais cela arrive.

LA CALÈCHE

 

La petite ville de B*** se fit plus gaie lorsque le régiment de cavalerie de *** vint y tenir garnison. Jusqu’alors, on s’y était ennuyé à périr. Quand par hasard on la traverse et qu’on jette un regard sur ses maisonnettes basses en pisé, d’un aspect terriblement morose, une indicible mélancolie s’abat sur vous ; on éprouve le vague serrement de cœur qui suit d’ordinaire les lourdes bévues et les fortes pertes au jeu ; bref, on se sent mal à l’aise. La pluie a décrépi les murs qui, de blancs, sont devenus pie. Des roseaux recouvrent la plupart des toits, comme il est de règle dans nos villes du Midi. Pour dégager la vue, M. le gouverneur a depuis longtemps fait abattre les arbres des jardinets. Dans les rues, on ne rencontre âme qui vive ; seul un coq traverse parfois la chaussée, à laquelle un demi-pied de poussière donne la souplesse d’un oreiller ; à la moindre pluie, cette poussière se transforme en bourbier ; de gras animaux que le gouverneur appelle des Français s’y plongent alors avec délice, dressent le groin d’un air grave et font entendre des grognements si rébarbatifs que le voyageur s’empresse de stimuler ses chevaux. Il serait du reste bien difficile de rencontrer un voyageur dans les rues de B***. Rarement, bien rarement, un hobereau en redingote de nankin, possesseur d’une douzaine d’âmes, s’y traîne dans un véhicule qui tient de la britchka et de la télègue ; perché sur des sacs de farine, il fouaille une jument baie que suit en trottinant son poulain. La place du Marché elle-même n’incite guère à la gaieté. La maison du tailleur y est bêtement posée de guingois. En face, une bâtisse en pierre, à deux fenêtres, demeure inachevée depuis quinze ans. Puis vient une palissade à la mode, couleur gris de boue, élevée par le gouverneur pour servir de modèle aux autres édifices, aux temps lointains de sa jeunesse, alors qu’il n’avait pas encore pris l’habitude de faire la sieste et d’avaler tous les soirs avant de s’endormir une infusion de groseilles à maquereau. Tout le reste n’est guère qu’échaliers. Quelques échoppes minuscules occupent le centre de la place ; on peut y remarquer constamment un chapelet de craquelins, une bonne femme en robe rouge, un pain de savon, quelques livres d’amandes amères, du petit plomb, des cotonnades et deux commis qui passent le plus clair de leur temps à jouer à la svaïka[7] près de la porte.

 

Tout changea donc à l’arrivée du régiment de ***. Les rues prirent un aspect plus vivant ; les maisons basses virent souvent passer un svelte officier à plumet s’en allant chez quelque camarade pour y discuter les chances d’avancement ou les qualités d’un nouveau tabac, parfois même pour risquer aux cartes un drojki qui pouvait s’appeler le drojki du régiment, car il passait de mains en mains : aujourd’hui, un major y trônait ; demain, il ornait l’écurie d’un lieutenant ; huit jours plus tard, l’ordonnance du major s’évertuait de nouveau à le graisser. Des casquettes de soldats ornaient toutes les clôtures ; on pouvait être sûr qu’une capote grise pendait à quelque portail ; on croisait dans les ruelles des militaires aux moustaches aussi rêches que les crins d’une brosse à chaussures. Ces moustaches se voyaient partout : une marchande arrivait-elle au marché avec son puisoir, une moustache surgissait aussitôt derrière son épaule.

 

Les officiers animèrent la société que constituaient jusqu’alors deux personnes en tout et pour tout : le juge qui vivait avec je ne sais quelle diaconesse, et le gouverneur, homme fort sensé, mais qui dormait du matin jusqu’au soir et du soir jusqu’au matin. Quand le commandant de la brigade eut transféré à B*** son quartier général, ladite société gagna en nombre ainsi qu’en intérêt. Des gentilshommes campagnards dont nul ne soupçonnait l’existence se mirent à fréquenter la ville afin d’y rencontrer messieurs les officiers et peut-être d’y tailler une banque, jeu dont leur cerveau, obsédé par les semailles, les lièvres et les commissions de mesdames leurs épouses, ne rêvait jusqu’alors que confusément.

 

Un beau jour, je ne me rappelle malheureusement plus à quelle occasion, le général donna un grand dîner ; le festin nécessita d’énormes préparatifs ; le bruit des coutelas s’entendait des faubourgs. Tout le marché fut mis à contribution, si bien que le juge et sa diaconesse durent se contenter de galettes de sarrasin et de crème à la fécule. La courette du général était bondée de calèches et de drojkis. Les invités ne comprenaient que des hommes : les officiers du régiment et quelques propriétaires des environs.

 

Parmi ces derniers, le plus en vue était Pythagore Pythagorovitch Tchertokoutski, un des aristocrates du district de B***, qui menait grand bruit aux élections et s’y rendait en fort bel arroi. Il s’était distingué jadis comme officier de cavalerie ; du moins, partout où son régiment tenait garnison, l’avait-on vu dans tous les bals et assemblées ; les jeunes filles des provinces de Tambov et de Simbirsk[8] en pourraient dire quelque chose. Sa bonne renommée eût sans doute gagné d’autres provinces s’il n’avait été contraint de démissionner à la suite d’un de ces cas auxquels on donne le nom de « fâcheuse histoire ». Avait-il reçu ou donné un soufflet, je ne m’en souviens plus au juste, mais je sais qu’on le mit en demeure de quitter le régiment. Il n’en conserva pas moins toute sa considération : il portait un habit de coupe militaire à taille très haute, des moustaches, et aussi des éperons afin d’empêcher les gentilshommes de s’imaginer qu’il avait servi dans l’infanterie, arme qu’il méprisait et traitait dédaigneusement de piétaille. Il ne manquait pas une des foires où la province russe – c’est-à-dire les gros propriétaires, leurs femmes et leurs enfants – vient se donner du bon temps en britchka, tarantas et autres guimbardes comme personne n’en a jamais vu, même en songe. Un régiment de cavalerie tenait-il garnison quelque part, il repérait aussitôt l’endroit et s’y rendait en calèche légère ; il en sautait fort adroitement devant messieurs les officiers et devenait leur ami avec une rapidité qui tenait du prodige. Lors des dernières élections, il avait, au cours d’un excellent dîner offert aux gentilshommes, déclaré que s’ils l’élisaient maréchal, il les mettrait tous sur le meilleur pied. Bref, il vivait en « barine », comme on dit dans nos provinces. Il avait épousé une assez jolie fille, qui lui avait apporté en dot deux cents âmes et quelques milliers de roubles. L’achat de six beaux chevaux, de serrures dorées, d’un singe apprivoisé, et l’engagement d’un majordome français engloutirent aussitôt le capital ; quant aux deux cents âmes, il les mit en gages au Crédit Foncier ainsi que les deux cents qui lui appartenaient en propre, afin de se lancer dans des opérations commerciales. En un mot, c’était un propriétaire tout à fait à la hauteur, tout à fait comme il faut.

 

Quelques hobereaux assistaient encore au dîner du général, mais de ceux-là mieux vaut ne pas parler. Les officiers du régiment, y compris le colonel et le gros major, complétaient les convives. Le général était lui aussi de forte complexion ; ses subordonnés le tenaient pour un excellent chef ; il parlait d’une voix de basse forte et imposante.

 

Le menu sortait de l’ordinaire : esturgeon, bélouga, sterlets, outardes, cailles, perdrix, asperges, champignons, démontraient que, depuis la veille, le maître queux ne s’était rien mis sous la dent ; en outre, quatre soldats, coutelas en main, l’avaient aidé toute la nuit à préparer gelées et fricassées. La kyrielle des bouteilles : bouteilles de bordeaux à long col, bouteilles de madère pansues, la magnifique journée d’été, les fenêtres grandes ouvertes, les assiettes de glace déposées sur la table, les plastrons froissés sous les amples habits, le feu croisé des conversations arrosées de champagne et dominées par la voix du général, tout cela s’harmonisait on ne peut mieux. Les convives se levèrent de table en éprouvant à l’estomac une agréable lourdeur ; ils allumèrent aussitôt brûle-gueule et chibouques, prirent en main leur tasse de café et passèrent sur le perron.

 

« Voici le moment de l’examiner, dit le général. S’il te plaît, mon cher, continua-t-il en s’adressant à son aide de camp, jeune homme aux manières aisées et à l’extérieur agréable, fais-nous amener la jument baie. Vous jugerez vous-mêmes, messieurs. – Ici le général tira une bouffée de sa pipe. – Elle n’est pas encore suffisamment soignée. Que voulez-vous, il n’y a pas d’écurie convenable dans ce maudit trou ! Mais c’est une bête… pouf, pouf…

 

– Et il y a longtemps que Votre Excellence… pouf, pouf… en a fait l’acquisition ? demanda Tchertokoutski.

 

– Pouf, pouf, pouf… pouf ; non, pas précisément : voilà deux ans que je l’ai prise au haras.

 

– Et c’est ici que Votre Excellence l’a dressée, ou bien l’était-elle déjà ?

 

– Pouf, pouf, pou, pou, pou… ou… ouf ; c’est ici, c’est ici. »

 

Sur ces mots le général se perdit dans un nuage de fumée.

 

Un soldat se précipita hors de l’écurie ; un bruit de sabots s’y éleva ; un autre militaire à blouse blanche, pourvu d’énormes moustaches noires, apparut, menant par la bride un cheval ombrageux. La bête fit un brusque écart et faillit d’un coup de tête lancer en l’air le militaire et ses moustaches.

 

« Tout beau, tout beau, Agraféna Ivanovna », suppliait-il en l’amenant au perron.

 

La jument s’appelait Agraféna Ivanovna. Robuste, farouche comme une belle fille du Midi, elle frappait du sabot le perron de bois. Mais bientôt, elle s’immobilisa.

 

Le général, abandonnant sa pipe, considéra d’un air satisfait Agraféna Ivanovna. Le colonel en personne descendit les marches du perron et prit Agraféna Ivanovna par les naseaux. Le major vint lui tapoter la jambe. Les autres invités firent entendre des claquements de langue admiratifs. Tchertokoutski descendit lui aussi et s’approcha de la bête par-derrière. Sans lâcher la bride, le soldat rectifia la position ; il fixait les invités comme s’il eût voulu leur sauter aux yeux.

 

« Très bon, très bon cheval, déclara Tchertokoutski. Puis-je me permettre de demander à Votre Excellence s’il a de bonnes allures ?

 

– Oh, son pas est excellent !… Mais cet idiot de vétérinaire lui a fait avaler je ne sais quelles pilules et voilà deux jours qu’elle ne cesse d’éternuer.

 

– Très bon, très bon cheval ! Votre Excellence possède sans doute une voiture en rapport avec la bête ?

 

– Une voiture ?… Mais c’est un cheval de selle !

 

– Je sais, je sais. Je voulais demander si Votre Excellence possède une voiture en rapport avec ses autres chevaux ?

 

– Hum ! À parler franc, je ne suis pas trop bien monté en voitures. J’aimerais avoir une de ces calèches comme on en fait aujourd’hui. J’en ai écrit à mon frère, qui est en ce moment à Pétersbourg, mais je ne sais encore s’il m’en enverra une.

 

– Selon moi, Excellence, insinua le colonel, il n’est belles calèches que de Vienne.

 

– Très juste, pouf, pouf, pouf…

 

– Eh bien, Excellence, reprit Tchertokoutski, je possède justement une superbe calèche viennoise.

 

– Celle dans laquelle vous êtes venu ?

 

– Oh, non ! Celle-là, c’est une voiture de voyage. L’autre est d’une légèreté étonnante : une plume ! Et quand on y est installé, on se croirait vraiment dans un berceau.

 

– Alors, elle est très confortable ?

 

– Très, très confortable ! Et quels coussins, quels ressorts ! Un vrai tableau !

 

– Parfait, parfait !

 

– Et spacieuse avec cela ! Excellence, je n’en ai jamais vu de pareille ! Quand j’étais au service, je mettais dans la caisse dix bouteilles de rhum, vingt livres de tabac, six uniformes, du linge, deux chibouques d’une longueur extraordinaire ; et dans les poches, on aurait fourré un bœuf entier.

 

– Parfait, parfait !

 

– Je l’ai payée quatre mille roubles, Excellence.

 

– À ce prix-là, elle peut être belle. Vous l’avez commandée vous-même ?

 

– Non, Excellence, je l’ai eue d’occasion ; elle appartenait à un de mes amis d’enfance, un homme rare. Votre Excellence se serait parfaitement entendue avec lui. Nous vivions en frères et ne distinguions pas le tien du mien. Je la lui ai gagnée aux cartes. Votre Excellence voudrait-elle me faire l’honneur de venir dîner demain chez moi ? Par la même occasion je lui montrerai la calèche.

 

– Je ne sais que vous répondre. Seul, cela me paraît… À moins que vous ne permettiez à quelques officiers de m’accompagner ?

 

– Mais certainement, j’invite aussi messieurs les officiers. Messieurs, je serai fort honoré de vous voir chez moi… À mon avis, Excellence, quand on achète quelque chose, il faut prendre du beau ; autrement, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Demain, quand j’aurai l’honneur de vous recevoir, je vous montrerai certaines de mes acquisitions… »

 

Le général considéra Tchertokoutski à travers un nuage de fumée. Satisfait de son invitation, notre homme commandait mentalement ragoûts et pâtés et promenait des regards joyeux sur messieurs les officiers, qui, de leur côté, prêtaient à sa personne une attention plus marquée ; cela se devinait à l’expression de leurs yeux et aux petits mouvements de tête obséquieux qu’ils lui adressaient. Tchertokoutski prit une attitude désinvolte et sa voix s’amollit, indice de profond contentement.

 

« Votre Excellence fera connaissance avec la maîtresse du logis.

 

– J’en serai fort heureux », dit le général en caressant ses moustaches.

 

Tchertokoutski voulut aussitôt rentrer chez lui afin de tout préparer pour la réception du lendemain. Il avait déjà pris son chapeau ; mais, je ne sais trop pourquoi, il s’attarda quelques instants. Cependant on avait disposé dans l’appartement des tables de whist, autour desquelles toute la compagnie s’installa bientôt, par groupes de quatre. On apporta des bougies. Tchertokoutski hésita longtemps à prendre part au whist ; messieurs les officiers l’y conviant, il estima qu’un refus serait contraire aux règles du bon ton. À peine assis, il trouva devant lui un verre de punch que, par distraction, il avala d’un trait. Après avoir fait deux robres, il trouva sous sa main un nouveau verre de punch, que, par une nouvelle distraction, il avala également, non sans avoir déclaré :

 

« Vraiment, messieurs, il est grand temps de me retirer. »

 

Il se laissa pourtant entraîner dans une nouvelle partie.

 

Cependant la conversation, jusqu’alors générale, s’émiettait en entretiens particuliers. Si les joueurs ne parlaient guère, les autres invités assis à l’écart sur des divans bavardaient à l’envi. Dans un coin, un capitaine en second, la pipe aux dents, un coussin sous la hanche, racontait avec assez de verve ses aventures amoureuses à un cercle d’auditeurs suspendus à ses lèvres. Un hobereau d’un embonpoint extraordinaire, dont les petites mains trapues ressemblaient à des pommes de terre rabougries, l’écoutait, la mine doucereuse ; par instants, il rejetait son bras court derrière son vaste dos et s’efforçait d’atteindre sa tabatière. Dans un autre coin, une discussion assez vive s’éleva à propos des exercices d’escadron ; Tchertokoutski, qui avait déjà joué deux fois un valet pour une dame, s’avisa soudain d’y prendre part ; il criait de sa place : « En quelle année ? » ou « Dans quel régiment ? » sans s’apercevoir que ses questions tombaient à côté.

 

Enfin, quelques minutes avant le souper, le whist prit fin, pour se continuer en paroles : les têtes paraissaient pleines de ce jeu. Tout en se rappelant qu’il avait beaucoup gagné, Tchertokoutski se leva pourtant sans rien empocher et demeura longtemps dans l’attitude d’un monsieur qui a oublié son mouchoir. On servit le souper. Les vins n’y furent point épargnés, bien entendu, et Tchertokoutski, qui avait une bouteille à sa droite et une autre à sa gauche, se vit parfois obligé presque inconsciemment de remplir son verre.

 

Une longue conversation s’engagea que les convives menèrent d’étrange façon. Un colonel, vieux débris de 1812, raconta une bataille qui n’avait jamais eu lieu, puis, sans qu’on sût trop pourquoi, enfonça dans un gâteau un bouchon de carafe. Bref, on ne se sépara qu’à trois heures du matin ; certains cochers durent emporter leurs maîtres à bras-le-corps comme des ballots ; et dans sa calèche, Tchertokoutski, malgré tout son aristocratisme, branlait si fort du chef et l’inclinait si bas qu’il ramena deux glouterons dans sa moustache.

 

Tout le monde dormait quand il rentra chez lui : le cocher trouva à grand-peine le valet de chambre, qui guida son maître à travers le salon et le remit aux mains d’une soubrette. Avec l’aide de celle-ci, Tchertokoutski gagna la chambre à coucher et s’étendit auprès de sa charmante jeune femme, délicieuse dans un déshabillé d’une blancheur de neige. La chute de son mari sur le lit la réveilla. Elle s’étira, fronça le sourcil, clignota par trois fois, ouvrit enfin les yeux dans un sourire mi-fâché ; mais, voyant que pour cette fois son époux se refusait à toute caresse, elle se retourna de l’autre côté et se rendormit bientôt, la joue sur le bras.

 

La jeune maîtresse de maison se réveilla à une heure plutôt tardive, à en juger du moins par les habitudes de la campagne. Son mari ronflait toujours. Se rappelant qu’il était rentré vers quatre heures du matin, elle eut pitié de le réveiller. Elle enfila des pantoufles qu’il lui avait fait venir de Pétersbourg, et, drapée dans un peignoir dont les plis retombaient en cascade autour d’elle, elle gagna son cabinet de toilette, s’y lava avec une eau aussi fraîche que sa personne et s’installa devant son miroir. Un ou deux coups d’œil la convainquirent que, ce matin-là, elle n’était vraiment pas mal. Cette circonstance futile en apparence la contraignit à se mirer pendant plus de deux heures. Elle finit pourtant par s’habiller fort gentiment et s’en fut prendre l’air au jardin. Il faisait une des plus radieuses journées d’été dont le Midi puisse s’enorgueillir. Le soleil arrivé au zénith dardait des rayons embrasés ; mais, échauffées par lui, les fleurs exhalaient des parfums trois fois plus capiteux et, sous les sombres allées, la fraîcheur invitait doublement à la promenade. La charmante dame oublia tout à fait qu’il était midi et que son mari dormait encore. Déjà son oreille percevait le ronflement des deux cochers et du valet de pied, qui faisaient la sieste dans l’écurie voisine. Elle demeurait pourtant assise dans une allée ombreuse qui, du jardin, s’allongeait vers la grande route, et elle en contemplait distraitement l’étendue déserte. Soudain, un nuage de poussière qui apparut dans le lointain attira son attention. Elle distingua bientôt plusieurs voitures. Dans la première, une calèche légère à deux places, se tenait le général dont les grosses épaulettes brillaient au soleil ; le colonel l’accompagnait. Une seconde calèche, à quatre places, celle-ci, suivait la première ; un major, l’aide de camp du général et deux autres officiers l’occupaient. Venait ensuite le fameux drojki du régiment ; le gros major en était pour cette fois le propriétaire. Un bon voyage à quatre places apparaissait derrière le drojki ; quatre officiers s’y carraient, avec un cinquième sur les genoux. Et derrière le bon voyage, on devinait trois officiers, qui chevauchaient de superbes bais pommelés.

 

« Viendraient-ils chez nous ? songea la maîtresse de maison. Ah ! mon Dieu ! voilà qu’ils prennent par le pont ! »

 

Elle poussa un cri, leva les bras et courut à travers les plates-bandes, tout droit jusqu’à la chambre de son mari. Il dormait à poings fermés.

 

« Lève-toi, lève-toi vite ! cria-t-elle en lui secouant le bras.

 

– Hein ?… murmura Tchertokoutski en s’étirant sans ouvrir les yeux.

 

– Lève-toi, coco, vite, vite ! Voici des visites !

 

– Des visites ? Quelles visites ?… » Sur ces mots, il émit un son semblable au meuglement d’un veau, quand il cherche du museau la tétine de sa mère. « Mée…, beugla-t-il, tends-moi ton cou, cocote, que je le baise…

 

– Chéri, au nom du ciel, lève-toi ! Le général et ses officiers nous arrivent. Ah ! mon Dieu ! tu as un glouteron dans la moustache.

 

– Le général ! Déjà ! Mais pourquoi diantre ne m’a-t-on pas réveillé ? Le dîner est-il prêt, au moins ?

 

– Quel dîner ?

 

– Ne l’ai-je pas commandé ?

 

– Mais tu es revenu à quatre heures du matin ! J’ai eu beau t’interroger, tu n’as rien voulu me répondre. J’ai eu pitié de te réveiller, coco ; tu n’as pas dormi de la nuit… »

 

Elle prononça ces derniers mots d’une voix langoureuse, suppliante.

 

Tchertokoutski écarquilla les yeux et demeura quelques instants comme frappé de la foudre ; finalement, il sauta du lit en chemise, sans se soucier des convenances.

 

« Brute, bourrique, idiot que je suis ! dit-il en se frappant le front. Je les ai invités à dîner. Que faire ? Sont-ils encore loin ?

 

– Ils vont arriver d’un moment à l’autre.

 

– Chérie, cache-toi !… Holà, quelqu’un !… Écoute, petite… N’aie pas peur, voyons !… Il va venir des officiers… Tu leur diras que Monsieur est sorti, qu’il ne reviendra pas de la journée… Entends-tu ? Et préviens tous les domestiques… Vite, vite, file ! »

 

Sur ce, il enfila sa robe de chambre et courut se cacher dans la remise, croyant qu’il y serait complètement en sûreté. Mais une fois réfugié dans un coin, il se rendit compte qu’on pourrait l’y apercevoir. « Voilà qui vaudra mieux ! » songea-t-il soudain. Aussitôt, il baissa le marchepied de la calèche auprès de laquelle il se trouvait, se jeta dedans, ferma la portière, et, recroquevillé dans sa robe de chambre, s’immobilisa, non sans avoir eu soin, pour plus de sûreté, de rabattre sur lui le tablier.

 

Cependant les voitures s’arrêtaient au perron. Le général quitta la sienne en s’ébrouant ; derrière lui, le colonel remit de l’ordre dans son plumet. Le gros major, son sabre sous le bras, sauta à bas du drojki ; puis les sous-lieutenants et l’enseigne qu’ils tenaient sur leurs genoux s’élancèrent hors du bon voyage ; enfin, les trois avantageux cavaliers mirent pied à terre.

 

« Monsieur est absent, dit un valet apparu sur le seuil.

 

– Comment, absent ? Mais il reviendra pour dîner, j’espère ?

 

– Non, il est parti pour toute la journée. Il ne sera de retour que demain vers cette heure-ci.

 

– Ah bah ! que dites-vous de cela ? demanda le général.

 

– J’avoue que, pour une plaisanterie…, dit le colonel en riant.

 

– Mais qu’allons-nous faire ? reprit le général mécontent. S’il ne pouvait pas nous recevoir, pourquoi diantre nous inviter ?

 

– Vraiment, Excellence, je ne comprends pas qu’on puisse agir de la sorte ! déclara un jeune officier.

 

– Hein ?… dit le général, qui usait de cette particule chaque fois qu’il adressait la parole à un officier subalterne.

 

– Je disais, Excellence, qu’on n’agit pas de la sorte.

 

– Évidemment… Quand il vous arrive un empêchement, on prévient les gens ou on ne les invite pas du tout.

 

– Eh bien, Excellence, fit le colonel, il ne nous reste plus qu’à nous en retourner.

 

– Évidemment… Pourtant, attendez… Nous pouvons toujours voir la calèche. Il ne l’a sans doute pas emportée avec lui. Eh, l’ami, approche !

 

– Qu’ordonne Votre Excellence ?

 

– Tu es sans doute palefrenier ?

 

– Tout juste, Votre Excellence !

 

– Fais-nous voir la calèche que ton maître a acquise récemment.

 

– Si vous voulez bien me suivre dans la remise… »

 

Le général et tous ses officiers gagnèrent la remise.

 

« La voilà. Attendez, il fait un peu sombre, je vais la rouler au grand jour. »

 

Le général et ses officiers firent le tour de la calèche, en inspectant soigneusement les roues et les ressorts.

 

« Mais je n’y vois rien de particulier, déclara le général ; c’est une calèche très ordinaire !

 

– Tout ce qu’il y a de plus ordinaire ! renchérit le colonel.

 

– Il me semble, Excellence, qu’elle ne vaut pas quatre mille roubles, insinua l’un des jeunes officiers.

 

– Hein ?…

 

– Je dis, Excellence, qu’elle ne semble pas valoir quatre mille roubles.

 

– Quatre mille roubles ! Même pas la moitié… À moins que l’intérieur ne présente quelque particularité… Allons, l’ami, relève le tablier… »

 

Tchertokoutski, tout recroquevillé dans sa robe de chambre, apparut aux yeux des officiers.

 

« Ah ! vous voilà !… », dit le général stupéfait.

 

Sur ces mots, le général rabattit le tablier sur Tchertokoutski, referma la portière et s’en fut aussitôt, suivi de messieurs les officiers.

 

LE MANTEAU

 

Au ministère de… Non, mieux vaut ne pas le nommer. Personne n’est plus susceptible que les fonctionnaires, officiers, employés de bureau et autres gens en place. À l’heure actuelle, chaque particulier croit que si l’on touche à sa personne, toute la société en est offensée. Dernièrement, paraît-il, le capitaine-ispravnik de je ne sais plus quelle ville a exposé sans ambages dans une supplique que le respect des lois se perd et que son nom sacré est prononcé « en vain ». À l’appui de ses dires, il a joint à la pétition un gros ouvrage romantique où, toutes les dix pages, apparaît un capitaine-ispravnik, parfois dans un état d’ébriété prononcée. Aussi, pour éviter des désagréments, appellerons-nous le ministère dont il s’agit tout simplement un certain ministère.

 

Donc, il y avait dans un certain ministère un employé. Cet employé ne sortait guère de l’ordinaire : petit, grêlé, rousseau, il avait la vue basse, le front chauve, des rides le long des joues et l’un de ces teints que l’on qualifie d’hémorroïdaux… Que voulez-vous, la faute en est au climat pétersbourgeois ! Quant au grade (car chez nous, c’est toujours par cette indication qu’il faut commencer), c’était l’éternel conseiller titulaire dont se sont amplement gaussés bon nombre d’écrivains parmi ceux qui ont la louable habitude de s’en prendre aux gens incapables de montrer leurs crocs. Il s’appelait Bachmatchkine, nom qui provient, cela se voit, de bachmak, savate ; mais on ignore comment se produisit la dérivation. Le père, le grand-père, le beau-frère même, et tous les parents de Bachmatchkine sans exception, portaient des bottes qu’ils se contentaient de faire ressemeler deux ou trois fois l’an. Il se prénommait Akaki Akakiévitch. Mes lecteurs trouveront peut-être ce prénom bizarre et recherché. Je puis les assurer qu’il n’en est rien et que certaines circonstances ne permirent pas de lui en donner un autre. Voici comment les choses se passèrent : Akaki Akakiévitch naquit à la tombée de la nuit, un 23 mars, si j’ai bonne mémoire. Sa pauvre mère, une femme de fonctionnaire très estimable sous tous les rapports, se mit en devoir de le faire baptiser. Elle était encore couchée dans son lit, en face de la porte, ayant à sa droite le parrain Ivan Ivanovitch Iérochkine, un excellent homme, chef de bureau au Sénat, et la marraine, Irène Sémionovna Biélobriouchkov, femme d’un exempt de police, douée de rares vertus. On soumit trois noms au choix de l’accouchée : Mosée, Sosie et Cosdazat martyr. « Diables de noms ! se dit-elle ; je n’en veux pas. » Pour lui faire plaisir, on ouvrit l’almanach à une autre page, et de nouveau trois noms se présentèrent : Triphylle, Dulas et Barachise. « C’est une vraie punition du bon Dieu, grommela la bonne dame ; rien que des noms impossibles ; je n’en ai jamais entendu de pareils ! Passe encore pour Baradate ou Baruch, mais Triphylle et Barachise ! » L’on tourna encore une page et l’on tomba sur Pausicace et Bactisoès. « Allons ! dit l’accouchée, c’est décidément un coup du sort ; dans ces conditions, mieux vaut lui donner le nom de son père. Le père s’appelait Acace ; que le fils s’appelle aussi Acace. » Voilà pourquoi notre héros se prénommait Akaki Akakiévitch. On baptisa l’enfant, qui se prit à pleurer et à grimacer comme s’il pressentait qu’il serait un jour conseiller titulaire. C’est ainsi que les choses se passèrent. Nous avons donné ces détails pour que le lecteur puisse se convaincre que la nécessité seule dicta ce prénom[9].

 

 

Personne ne se rappelait à quelle époque Akaki Akakiévitch était entré au ministère et qui l’y avait recommandé. Les directeurs, les chefs de division, les chefs de service et autres avaient beau changer, on le voyait toujours à la même place, dans la même attitude, occupé à la même besogne d’expéditionnaire, si bien que par la suite on prétendit qu’il était venu au monde en uniforme et le crâne dénudé. On ne lui témoignait aucune considération. Loin de se lever sur son passage, les huissiers ne prêtaient pas plus d’attention à son approche qu’au vol d’une mouche. Ses supérieurs le traitaient avec une froideur despotique. Le premier sous-chef venu lui jetait des paperasses sous le nez sans même prendre la peine de dire : « Ayez l’obligeance de copier ça », ou : « Voilà un petit dossier fameux », ainsi qu’il se pratique entre bureaucrates bien élevés. Sans un regard pour la personne qui lui imposait cette tâche, sans se préoccuper si elle avait le droit de le faire, Akaki Akakiévitch considérait un instant le document, puis se mettait en devoir de le copier. Ses jeunes collègues épuisaient sur lui l’arsenal des plaisanteries en cours dans les bureaux. Ils racontaient en sa présence toutes sortes d’historiettes inventées sur son compte ; ils prétendaient qu’il endurait les sévices de sa logeuse, vieille femme de soixante-dix ans, et lui demandaient quand il l’épouserait ; ils lui versaient sur la tête des rognures de papier, « une chute de neige », s’exclamaient-ils. Mais Akaki Akakiévitch demeurait impassible ; on aurait dit que personne ne se trouvait devant lui ; il ne se laissait pas distraire de sa besogne et toutes ces importunités ne lui faisaient pas commettre une seule bévue. Si la taquinerie dépassait les bornes, si quelqu’un lui poussait le coude et l’arrachait à sa tâche, il se contentait de dire :

 

« Laissez-moi ! Que vous ai-je fait ? »

 

Il y avait quelque chose d’étrange dans ces paroles. Il les prononçait d’un ton si pitoyable qu’un jeune homme, récemment entré au ministère et qui avait cru bon d’imiter ses collègues en persiflant le bonhomme, s’arrêta soudain comme frappé au cœur. Depuis lors, le monde prit à ses yeux un nouvel aspect ; une force surnaturelle parut le détourner de ses camarades, qu’il avait tenus tout d’abord pour des gens bien élevés. Et longtemps, longtemps ensuite, au cours des minutes les plus joyeuses, il revit le petit employé au front chauve, et il entendit ses paroles pénétrantes : « Laissez-moi ! Que vous ai-je fait ? » Et dans ces paroles pénétrantes résonnait l’écho d’autres paroles : « Je suis ton frère ! » Alors, le malheureux jeune homme se voilait la face, et plus d’une fois au cours de son existence, il frissonna en voyant combien l’homme recèle d’inhumanité, en constatant quelle grossière férocité se cache sous les manières polies, même, ô mon Dieu, chez ceux que le monde tient pour d’honnêtes gens…

 

On aurait difficilement trouvé un fonctionnaire aussi profondément attaché à son emploi qu’Akaki Akakiévitch. Il s’y adonnait avec zèle ; non, c’est trop peu dire, il s’y adonnait avec amour. Cette éternelle transcription lui paraissait un monde toujours charmant, toujours divers, toujours nouveau. Le plaisir qu’il y prenait se reflétait sur ses traits ; quand il arrivait à certaines lettres qui étaient ses favorites, il ne se sentait plus de joie, souriait, clignotait, remuait les lèvres comme pour s’aider dans sa besogne. C’est ainsi qu’on pouvait lire sur son visage les lettres que traçait sa plume. Si l’on avait dignement récompensé son zèle, il fût sans doute parvenu, non sans surprise de sa part, au titre de conseiller d’État ; mais il n’avait jamais obtenu, pour parler comme ses plaisantins de collègues, que zéro-zéro à la boutonnière et des hémorroïdes au bas des reins. Toutefois, ce serait aller trop loin de prétendre qu’on ne lui témoigna jamais d’égards. Désireux de récompenser ses longs états de service, un brave homme de directeur lui confia un beau jour une besogne plus importante que ses travaux de copie habituels. Il s’agissait d’extraire d’un mémoire complètement au point un rapport destiné à une autre administration : tout le travail consistait à changer le titre général et à faire passer quelques verbes de la première à la troisième personne. Cette tâche parut si ardue à Akaki Akakiévitch que le malheureux tout en nage se frotta le front et finit par dire :

 

« Non, décidément, donnez-moi quelque chose à copier. »

 

Depuis lors on le laissa à sa copie, en dehors de laquelle rien ne semblait exister pour lui. Il ne se préoccupait pas de sa toilette : son veston d’uniforme avait passé du vert au roux farineux. Il portait un col bas, étroit, au sortir duquel son cou, bien que court, semblait d’une longueur extraordinaire, comme celui de ces chats de plâtre, au chef branlant, que colportent par douzaines sur leur tête de prétendus « étrangers », natifs de Pétersbourg. Il fallait toujours qu’un fil, un fétu, un brin de paille demeurât accroché à son veston ; qui plus est, il avait l’art de se trouver sous une fenêtre au moment précis où l’on en jetait toutes sortes de détritus : en conséquence des écorces de melons, de pastèques et d’autres brimborions du même genre ornaient toujours son chapeau. Pas une fois dans sa vie il ne prit garde au spectacle quotidien de la rue, spectacle auquel les jeunes employés accordent des regards si attentifs qu’ils vont jusqu’à distinguer sur le trottoir d’en face la déchirure d’un sous-pied, chose qui amène invariablement sur leurs lèvres un sourire narquois. À supposer qu’Akaki Akakiévitch jetât les yeux sur quelque objet, il devait y apercevoir des lignes écrites de sa belle écriture nette et coulante. Si un cheval venait tout à coup poser le nez sur son épaule et lui souffler une vraie tempête dans le cou, il reconnaissait enfin qu’il se trouvait au milieu de la rue et non point au milieu d’une ligne d’écriture. Rentré chez lui, il se mettait aussitôt à table, avalait sa soupe aux choux accompagnée d’un morceau de bœuf à l’oignon ; il ingurgitait ce mélange sans en remarquer le goût, avec les mouches et tous les suppléments que le bon Dieu daignait y ajouter selon la saison. Quand il se sentait l’estomac bien rempli, il se levait, sortait d’un tiroir une bouteille d’encre et copiait des documents apportés du bureau. Le travail venait-il à manquer, il prenait des copies pour son propre plaisir, préférant aux pièces intéressantes pour la beauté du style celles qui étaient adressées à des personnages nouvellement nommés ou haut placés.

 

Il est une heure où le ciel gris de Pétersbourg s’obscurcit complètement, où la gent bureaucrate ayant déjà dîné, chacun selon ses moyens ou sa fantaisie, se sent déjà reposée des tracas du bureau, grincements de plume, allées et venues, besognes pressantes, toutes les tâches qu’un travailleur infatigable s’impose parfois sans nécessité ; alors, elle se hâte de consacrer au plaisir le reste du jour. Les plus entreprenants s’en vont au théâtre ; celui-ci gagne la rue pour y contempler de jolies coiffures ; celui-là se rend en soirée pour y débiter des compliments à quelque piquante jeune fille, étoile d’un petit cénacle d’employés ; d’autres, les plus nombreux, s’en vont tout simplement voir un collègue qui occupe au second ou au troisième étage un petit appartement de deux pièces avec cuisine, antichambre et certaines prétentions à la mode, une lampe, un bibelot quelconque, fruit de nombreux sacrifices, tels que privations de dîner, de promenades, etc. À cette heure-là donc, où tous les employés se dispersent dans les minuscules logements de leurs amis pour y jouer un whist infernal tout en dégustant des verres de thé accompagnés de biscuits d’un sou, en fumant de longs chibouques, en racontant, tandis qu’on donne les cartes, un de ces commérages du grand monde dont le Russe ne saurait se passer, ou en ressassant, faute de mieux, l’éternelle historiette du commandant de place avisé par un plaisantin que le Pierre le Grand de Falconnet a vu couper la queue de son cheval ; bref, à cette heure-là où chacun tâche de se distraire, seul Akaki Akakiévitch ne se permettait aucun délassement. Personne ne pouvait se souvenir de l’avoir jamais aperçu à une soirée quelconque. Après avoir écrit tout son saoul, il se couchait en souriant d’avance à la pensée du lendemain : quels documents la grâce de Dieu lui confierait-elle à copier ? Ainsi s’écoulait dans la paix la vie d’un homme qui, avec quatre cents roubles de traitement, se montrait content de son sort ; et sans doute eût-il atteint de la sorte une extrême vieillesse si, en ce bas monde, toutes sortes de calamités n’attendaient pas les conseillers titulaires, voire les conseillers secrets, virtuels, auliques, etc., enfin les conseillers de calibre divers, même ceux qui ne donnent ni ne demandent de conseils à personne.

 

Un puissant ennemi guette à Pétersbourg les personnes qui jouissent d’un traitement de quatre cents roubles ou approchant. Cet ennemi, c’est notre climat septentrional, que l’on dit cependant fort sain. Le matin, entre huit et neuf, à cette heure où les employés s’en vont à leur ministère, le froid est justement si piquant et s’attaque avec une telle violence à tous les nez sans discernement que leurs malheureux propriétaires ne savent où se fourrer. Quand le froid donne de telles chiquenaudes au front des hauts fonctionnaires que les larmes leur jaillissent des yeux, les pauvres conseillers titulaires se trouvent parfois sans défense. Il ne leur reste qu’une chance de salut : s’envelopper de leur maigre pardessus et gagner en courant à travers cinq ou six rues le vestibule du ministère pour y battre la semelle jusqu’au moment où seront dégelées les facultés nécessaires à l’accomplissement de leurs devoirs professionnels. Depuis quelque temps, Akaki Akakiévitch avait beau franchir en courant la fatale distance, il se sentait tout transi, particulièrement au dos et aux épaules. Il en vint à se demander si ce n’était point par hasard la faute de son manteau. Il l’examina chez lui, à loisir, et découvrit qu’en deux ou trois endroits, précisément au dos et aux épaules, le drap avait pris la transparence de la gaze, et que la doublure avait à peu près disparu. Il faut savoir que le pardessus d’Akaki Akakiévitch alimentait aussi les sarcasmes de son bureau ; on lui avait même enlevé le noble nom de manteau pour le traiter dédaigneusement de « capote ». De fait, le vêtement avait un aspect plutôt bizarre : son col diminuait d’année en année, car il servait à rapiécer les autres parties. Le rapiéçage ne mettait pas en valeur les talents du tailleur ; l’ensemble était lourd et fort laid. Akaki Akakiévitch comprit qu’il lui faudrait porter son manteau au tailleur Pétrovitch, qui travaillait en chambre au troisième étage d’un escalier de service et qui, malgré un œil bigle et un visage grêlé, réparait assez habilement les habits et pantalons d’uniformes, même les habits civils, à condition, bien entendu, qu’il fût à jeun et n’eût point d’autre fantaisie en tête. Certes, il siérait de ne pas s’étendre sur ce tailleur ; mais comme on a pris l’habitude dans les romans de ne laisser dans l’ombre aucun caractère, attaquons-nous donc à ce personnage. Il ne devint Pétrovitch qu’après son affranchissement[10], lorsqu’il eut accoutumé de s’enivrer, d’abord aux grandes fêtes, puis à toutes celles que le calendrier marque d’une croix. Sous ce rapport, il observait fidèlement les coutumes ancestrales et, dans ses disputes avec sa noble épouse, traitait celle-ci soit de mondaine, soit d’Allemande. Et puisque nous avons fait allusion à cette personne, il va bien falloir aussi en dire deux mots. Par malheur, on ne savait trop rien sur son compte, sauf qu’elle était la femme de Pétrovitch et qu’elle portait un bonnet au lieu d’un fichu[11] ; elle n’avait point lieu, semble-t-il de se vanter d’être belle ; du moins, il n’y avait que les soldats de la garde pour lui regarder sous le bonnet ; mais, ce faisant, ils hérissaient leur moustache et poussaient un grognement qui en disait long.

 

En grimpant l’escalier de Pétrovitch, escalier qui, il faut lui rendre cette justice, était tout enduit de détritus et d’eaux grasses, tout pénétré aussi de cette odeur spiritueuse qui pique les yeux et qui se retrouve, comme nul ne l’ignore, dans tous les escaliers de service de Pétersbourg, – en grimpant donc l’escalier, Akaki Akakiévitch s’inquiétait déjà du prix que demanderait Pétrovitch et prenait la ferme résolution de ne pas lui donner plus de deux roubles. La porte du tailleur était ouverte, son honorable épouse ayant, en faisant griller je ne sais quel poisson, laissé échapper une fumée si épaisse que l’on ne distinguait même plus les cafards. Sans être remarqué de la maîtresse du logis, Akaki Akakiévitch traversa la cuisine et pénétra dans la pièce, où il aperçut Pétrovitch assis sur une large table de bois blanc, les jambes croisées sous lui, à la façon d’un pacha turc. Ses pieds étaient nus, suivant la coutume des tailleurs quand ils sont à leur ouvrage ; et ce qui, tout de suite, sautait aux yeux, c’était son gros orteil, que connaissait bien Akaki Akakiévitch, et dont l’ongle déformé était gros et fort comme une carapace de tortue. Pétrovitch portait suspendu à son cou un écheveau de soie et plusieurs de fil ; il tenait sur ses genoux un vieux vêtement. Depuis trois bonnes minutes, il s’efforçait en vain d’enfiler son aiguille ; il s’en prenait à l’obscurité et au fil lui-même, qu’il gourmandait à mi-voix : « Entreras-tu, à la fin, salaud ! M’as-tu assez fait enrager, maudit ! » Akaki Akakiévitch fut fort marri de trouver Pétrovitch en colère ; il aimait passer ses commandes au tailleur lorsque celui-ci était légèrement éméché, ou, comme disait sa femme, lorsque « ce diable de borgne s’en était fourré plein la lampe ».

 

Dans cet état, en effet, Pétrovitch se montrait coulant, accordait des rabais, se confondait en remerciements. Sa femme, il est vrai, venait ensuite pleurnicher auprès des pratiques, en leur assurant que son ivrogne de mari leur avait fait un prix vraiment trop bas ; alors on en était quitte si l’on octroyait une pièce de dix kopeks en supplément. Maintenant, au contraire, Pétrovitch semblait à jeun, par conséquent brusque, intraitable, enclin à exiger des prix fabuleux. Akaki Akakiévitch le comprit aussitôt et voulut s’esquiver ; mais il était trop tard : Pétrovitch le fixait déjà de son œil unique. Akaki Akakiévitch proféra involontairement :

 

« Bonjour, Pétrovitch !

 

– Je vous souhaite le bonjour, monsieur, répliqua Pétrovitch en reportant son regard sur les mains de son visiteur pour voir de quelles dépouilles elles étaient chargées.

 

– Eh bien, voilà, Pétrovitch, n’est-ce pas… »

 

Il faut savoir qu’Akaki Akakiévitch s’exprimait le plus souvent au moyen d’adverbes, de prépositions, voire de particules absolument dépourvues de sens. Dans les cas embarrassants, il ne terminait pas ses phrases, et fort souvent, après avoir commencé un discours de ce genre : « C’est vraiment tout à fait… n’est-ce pas… », il s’arrêtait court et croyait avoir tout dit.

 

« Qu’y a-t-il ? » demanda Pétrovitch en inspectant de son œil unique le veston d’Akaki Akakiévitch depuis le col jusqu’aux manches, sans omettre le dos, les basques, les boutonnières, toutes choses qu’il connaissait d’ailleurs fort bien, puisqu’elles étaient l’œuvre de ses mains. Mais, que voulez-vous, telle est la coutume des tailleurs.

 

« Eh bien, n’est-ce pas, Pétrovitch…, mon manteau… Partout ailleurs le drap reste solide… La poussière le fait paraître vieux, mais il est neuf… Il n’y a qu’à cet endroit, n’est-ce pas… Voilà, ici, sur le dos… Et puis, cette épaule est un peu râpée… Et celle-ci aussi, un tout petit peu, tu vois ?… Eh bien, c’est tout. Il n’y a pas grand travail… »

 

Pétrovitch prit la « capote », l’étendit sur la table, l’inspecta longuement, hocha la tête, atteignit sur la fenêtre une tabatière ronde ornée du portrait d’un général dont je ne saurais dire le nom, car un rectangle de papier remplaçait le visage crevé d’un coup de doigt. Après avoir prisé, Pétrovitch examina la capote à la lumière en l’étalant sur ses bras écartés, hocha de nouveau la tête, puis la retourna pour examiner la doublure. Alors, il hocha la tête pour la troisième fois, revint à sa tabatière, se bourra le nez, la referma, la remit en place et conclut enfin :

 

« Non, impossible de réparer ce machin-là, il est trop mûr ! »

 

Akaki Akakiévitch sentit un choc au cœur.

 

« Pourquoi cela, Pétrovitch ? dit-il d’une voix presque enfantine. Il n’est usé qu’aux épaules ; tu dois bien avoir un morceau ou deux que…

 

– Des morceaux, ça se trouve toujours, répliqua Pétrovitch. Mais impossible de les faire tenir là-dessus, c’est usé jusqu’à la corde, voyons ! ça se mettra en charpie dès que j’y planterai l’aiguille !

 

– Qu’est-ce que ça fait ? Mets-y tout de même une pièce, on verra bien !

 

– Et sur quoi voulez-vous que je la couse, votre pièce ? Non, croyez-moi, ce drap n’est plus drap que de nom ; vous voyez bien vous-même que c’est une guenille !

 

– Mais non, mais non… Arrange-le, fais tenir une pièce comme tu pourras…

 

– Non, trancha Pétrovitch, c’est impossible ! À votre place, quand viendront les froids, je me taillerais là-dedans des bandes molletières, parce que, voyez-vous, les bas, ça ne tient pas chaud, c’est une invention des Allemands pour mieux se remplir la poche. (Pétrovitch s’en prenait volontiers aux Allemands.) Et je me commanderais un manteau neuf. »

 

Le mot « neuf » faillit aveugler Akaki Akakiévitch ; tous les objets se confondirent brusquement devant ses yeux dans une sorte de brume, à travers laquelle il ne distingua plus que le général au visage de papier qui ornait la tabatière de Pétrovitch.

 

« Un manteau neuf ! prononça-t-il enfin comme en rêve… Mais où prendre l’argent ?

 

– Oui, un neuf, répéta flegmatiquement ce monstre de Pétrovitch.

 

– Et si, par hasard, je m’en faisais un neuf, qu’est-ce que… Voyons… n’est-ce pas…

 

– Combien coûtera-t-il, voulez-vous dire ?

 

– Précisément.

 

– Trois billets de cinquante roubles au bas mot », dit Pétrovitch en se pinçant les lèvres. Il aimait les gros effets, prenait plaisir à embarrasser les gens pour regarder en dessous quelle mine ils faisaient.

 

« Cent cinquante roubles, un manteau ! s’exclama, pour la première fois de sa vie, sans doute, le malheureux Akaki Akakiévitch, qui d’ordinaire parlait à voix très basse.

 

– Certainement, dit Pétrovitch ; et encore, ça dépend de quel manteau il s’agit. Si vous voulez un col de martre et un capuchon à doublure de satin, il faudra compter deux cents roubles.

 

– Au nom du Ciel, Pétrovitch, implora Akaki Akakiévitch sans vouloir entendre les propos du tailleur, ni prêter attention à ses effets ; au nom du Ciel, répare-le tant bien que mal, de façon qu’il me fasse encore un bout de service !

 

– Non, vous dis-je, j’y perdrais ma peine, et vous, votre argent. »

 

Sur ces mots, Akaki Akakiévitch quitta la pièce complètement anéanti. Et longtemps encore après son départ, Pétrovitch demeura immobile, les lèvres pincées, très satisfait d’avoir sauvegardé sa dignité et celle de son art.

 

Une fois dans la rue, Akaki Akakiévitch crut avoir rêvé. « En voilà une affaire ! se disait-il. Je n’aurais jamais cru… n’est-ce pas… » Et après un assez long silence, il reprit : « Non, je n’aurais pas cru que… » Un long silence suivit encore. Enfin, il ajouta : « Non, vraiment, c’est à n’y pas croire… » Sur ce, au lieu de rentrer chez lui, il se dirigea sans y prendre garde du côté opposé. Chemin faisant, un ramoneur le frôla et lui noircit l’épaule ; une avalanche de chaux dégringola sur lui du haut d’une maison en construction. Il ne remarqua rien de tout cela et ne revint à lui-même qu’en allant buter contre un garde de ville, qui, sa hallebarde posée à côté de lui, secouait une corne de tabac sur son poing calleux. Encore fallut-il que le bonhomme lui criât :

 

« Qu’as-tu à buter dans la gueule des gens ? Les « troutoirs », c’est pour quoi faire ? »

 

Cette apostrophe lui fit ouvrir les yeux et rebrousser chemin. Rentré en son logis, il put enfin rassembler ses idées, examiner froidement la situation, se parler à lui-même, non plus par phrases hachées, mais sur le ton de judicieuse franchise dont on se sert pour discuter avec quelque sage ami une affaire qui vous tient particulièrement au cœur. « Non, se dit Akaki Akakiévitch, aujourd’hui, il n’y a pas moyen de s’entendre avec Pétrovitch. Il est dans un état plutôt… Sa femme aura dû le battre. Je retournerai dimanche matin ; après sa cuite de la veille, je le trouverai le regard louche et tout sommeillant ; il voudra boire un coup pour se remettre d’aplomb, et comme sa femme ne lui donnera pas un sou, alors, moi, je lui baillerai une pièce de dix kopeks ; du coup, il se montrera plus conciliant, et alors, n’est-ce pas…, le manteau… »

 

Ce raisonnement redonna confiance à Akaki Akakiévitch. Le dimanche suivant, il guetta la femme de Pétrovitch et, dès qu’il la vit s’absenter, il s’en fut droit chez son gaillard. Il le trouva bien tout sommeillant, le regard louche et la tête très basse ; mais, dès qu’il sut de quoi il retournait, mon Pétrovitch parut possédé du démon.

 

« Non, déclara-t-il, c’est impossible, commandez-en un neuf. »

 

Akaki Akakiévitch lui fourra dans la main une pièce de dix kopeks.

 

« Grand merci, monsieur, reprit Pétrovitch, je prendrai un verre à votre santé. Quant au manteau, croyez-moi, n’y pensez plus ; il est à bout, le pauvre ! Je vais vous en faire un neuf dont vous me direz des nouvelles. ! Fiez-vous-en à moi. »

 

Akaki Akakiévitch voulut revenir à ses moutons ; mais, sans l’écouter, Pétrovitch continua :

 

« Oui, oui, comptez sur moi, ce sera du beau travail. Et même, si vous tenez à être à la mode, je mettrai au col des agrafes d’argent plaqué. »

 

Désormais convaincu qu’il ne pourrait se passer d’un manteau neuf, Akaki Akakiévitch sentit son courage l’abandonner. Où trouver l’argent nécessaire ? Il attendait bien une gratification pour les fêtes, mais l’emploi en était réglé d’avance. Il lui fallait acheter un pantalon, payer au bottier un vieux remontage, commander à la lingère trois chemises et deux paires de ces attributs vestimentaires dont il serait inconvenant d’imprimer le nom ; bref Akaki Akakiévitch avait disposé de tout cet argent, et même si le directeur daignait porter la somme à quarante-cinq ou, disons plus, à cinquante roubles, il en resterait moins que rien, une bagatelle qui, dans la constitution du capital exigé pour le manteau, jouerait le rôle d’une goutte d’eau dans la mer. Évidemment, Pétrovitch voyait parfois la lune en plein midi et demandait alors des prix exorbitants ; sa femme elle-même ne pouvait quelquefois se retenir de lui crier : « Ah çà ! tu deviens fou ? tu as le démon dans le ventre ? Il y a des jours où cet imbécile travaille pour rien, et le voilà maintenant en train de se faire payer plus cher qu’il ne vaut ! » Akaki Akakiévitch tenait pour certain que Pétrovitch se contenterait de quatre-vingts roubles, mais la question était de savoir où les trouver. À la rigueur, il savait où en prendre la moitié, peut-être un peu plus ; quant au reste… Indiquons d’abord au lecteur la provenance de cette première moitié. Sur chaque rouble qu’il dépensait, Akaki Akakiévitch avait coutume de retenir un liard et de le déposer, par une fente pratiquée dans le couvercle, au fond d’un coffret fermé à clef. Tous les six mois, il faisait le compte de ses pièces de cuivre et les remplaçait par des piécettes d’argent. Au bout de plusieurs années, il se trouva ainsi avoir plus de quarante roubles d’économies. Donc, la moitié de la somme était à sa disposition ; restait l’autre moitié. Où prendre ces quarante roubles manquants ? À force de réfléchir, Akaki Akakiévitch se résolut à réduire ses dépenses, tout au moins pendant une année. Dès lors, il ne prit plus de thé le soir et n’alluma plus de chandelle, emportant, quand besoin était, son travail dans la chambre de sa logeuse ; dans la rue, il se mit à marcher sur la pointe des pieds pour ménager ses semelles ; il n’avait recours que fort rarement aux offices de la blanchisseuse, pour ne point user son linge qu’il remplaçait, aussitôt rentré chez lui, par une vieille robe de chambre de futaine que le temps même avait épargnée. À dire vrai, ces restrictions lui parurent d’abord plutôt dures, mais il s’y accoutuma peu à peu et finit un beau jour par se passer tout à fait de souper. Comme il rêvait sans cesse à son futur manteau, cette rêverie lui fut une nourriture suffisante, encore qu’immatérielle. Bien plus : son existence elle-même prit de l’importance ; on devinait à ses côtés comme la présence d’un autre être, comme une compagne aimable qui aurait consenti à parcourir avec lui la route de la vie. Et cette compagne n’était autre que la belle pelisse neuve, à solide doublure ouatée. Il devint plus vif et plus ferme de caractère, ainsi qu’il sied à qui s’est une fois fixé un but. Le doute, l’indécision, tous les traits hésitants et imprécis disparurent de son visage comme de ses actes. Une flamme luisait parfois dans ses yeux, les pensées les plus audacieuses lui passaient parfois par la tête : pourquoi ne se commanderait-il pas un col de martre, après tout ! Cela finit par lui causer des distractions. Un jour qu’il copiait un document, il faillit commettre une erreur, si bien qu’il dut se signer en poussant un « ouf ! » de soulagement. Une fois par mois au moins, il allait trouver Pétrovitch pour lui parler du manteau ; où achèterait-on le drap ? quelle teinte conviendrait le mieux ? quel prix faudrait-il donner ? Après avoir débattu ces graves questions, il rentrait chez lui un tantinet préoccupé, mais songeant avec joie qu’un beau jour le manteau deviendrait une réalité. L’affaire prit même une tournure plus rapide qu’il ne le prévoyait. Contre toute attente, le chef du personnel lui octroya cette année-là soixante roubles de gratification au lieu des quarante ou quarante-cinq roubles habituels. Le chef du personnel devina-t-il qu’Akaki Akakiévitch devait se commander un manteau ? Faut-il ne voir là qu’un simple effet du hasard ? Je n’en sais rien ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’Akaki Akakiévitch put disposer d’une aubaine de vingt roubles inattendus. Cette circonstance avança fort les choses. Encore deux ou trois mois de privations et notre homme se trouva un beau matin à la tête des quatre-vingts roubles souhaités. Son cœur, si calme d’ordinaire, se mit à battre à grands coups. Dès le jour même, il fit en compagnie de Pétrovitch sa tournée d’emplettes. On acheta, cela se conçoit, du drap de tout premier choix ; depuis un bon semestre qu’on y pensait, on avait eu le temps, de mois en mois, de s’informer des prix. Pétrovitch déclara d’ailleurs qu’on n’en trouverait pas de plus beau. Pour la doublure, on se contenta de calicot, mais d’un calicot de si haute qualité que, toujours selon Pétrovitch, il ne le cédait en rien à la soie et paraissait même plus lustré. Et comme la martre coûtait vraiment trop cher, on se rabattit sur du chat, en choisissant le plus beau du magasin ; d’ailleurs, à distance, il passerait toujours pour de la martre. La confection du manteau ne prit que deux petites semaines, et encore parce qu’il devait être ouaté et piqué ; autrement Pétrovitch l’aurait livré plus tôt. Le digne homme compta douze roubles de façon : on ne pouvait décemment demander moins, puisque tout était cousu à point arrière et à la soie, et que sur chaque couture Pétrovitch avait marqué avec ses dents les festons les plus divers.

 

Ce fut un… Je ne saurais, ma foi, préciser le jour où Pétrovitch apporta enfin le manteau. Akaki Akakiévitch n’en connut sans doute point de plus solennel au cours de son existence. C’était un matin, avant le départ pour le ministère, et le vêtement n’aurait pu arriver plus à propos, car les froids déjà vifs menaçaient de devenir rigoureux. Pétrovitch apporta le manteau lui-même, ainsi qu’il se doit quand on est un bon tailleur. Jamais encore Akaki Akakiévitch n’avait vu à personne une mine si imposante. Pétrovitch semblait pleinement convaincu qu’il avait accompli son grand œuvre et marqué d’un coup tout l’abîme qui sépare un tailleur d’un rapetasseur. Il tira le manteau du mouchoir qui l’enveloppait, et comme ledit mouchoir venait tout droit de chez la blanchisseuse, il eut soin de le plier et de le mettre dans sa poche pour s’en servir à l’occasion. Il couva un moment son chef-d’œuvre d’un regard orgueilleux, et le tenant à bout de bras, il le jeta fort adroitement sur les épaules de son client ; puis, après l’avoir bien tendu par-derrière, il en drapa à la cavalière Akaki Akakiévitch. Vu son âge, celui-ci désira passer les manches. Pétrovitch y consentit et cette nouvelle épreuve réussit à merveille. Bref, le manteau allait à la perfection et n’avait besoin d’aucune retouche. Pétrovitch en profita pour déclarer que s’il avait demandé un prix aussi bas, c’était par égard pour une vieille pratique, et aussi parce qu’il travaillait en chambre dans une rue à l’écart. Un tailleur de la Perspective aurait certainement exigé soixante-quinze roubles, rien que pour la façon. Akaki Akakiévitch ne releva pas le propos, tant les fortes sommes dont Pétrovitch aimait à éblouir ses clients lui faisaient peur. Il le paya, le remercia et partit sans plus tarder pour le ministère, revêtu de son manteau neuf. Pétrovitch descendit l’escalier à sa suite, et, une fois dehors, s’arrêta pour contempler de loin son chef-d’œuvre ; puis, enfilant une venelle, il déboucha dans la rue, quelques pas en avant d’Akaki Akakiévitch, afin d’admirer encore – de face, cette fois – le fameux manteau. Cependant, Akaki Akakiévitch cheminait en proie à une jubilation intense. La sensation constante du manteau neuf sur ses épaules le plongeait dans un ravissement qui, à plusieurs reprises, lui arracha de petits rires. Et comment ne pas exulter à la pensée que le manteau offrait le double avantage de bien aller et de tenir chaud ! Il se trouva au ministère avant d’avoir pu s’apercevoir du trajet parcouru. Il enleva son manteau au vestiaire, l’examina sur toutes les coutures et le confia aux soins tout particuliers du suisse. Je ne sais trop de quelle façon le bruit se répandit incontinent dans les bureaux qu’Akaki Akakiévitch avait un manteau neuf et que la « capote » avait terminé son existence. On accourut aussitôt au vestiaire pour s’en convaincre de visu. Les compliments se mirent à pleuvoir sur Akaki Akakiévitch, qui les accueillit d’abord avec des sourires, et bientôt avec une certaine confusion. Lorsque, le pressant à l’envi, ses collègues insistèrent pour qu’il arrosât l’étrenne et donnât pour le moins une soirée en cet honneur, Akaki Akakiévitch ne sut plus à quel saint se vouer. Après avoir longtemps cherché en vain une excuse plausible, il tenta assez naïvement de les persuader que le manteau n’était pas neuf ; rouge de honte, il prétendit que c’était toujours la vieille capote. Finalement, l’un des fonctionnaires, un sous-chef de bureau si j’ai bonne mémoire, désireux sans doute de montrer qu’il n’était pas fier et ne craignait point de se commettre avec ses inférieurs, le tira d’embarras en déclarant :

 

« Eh bien, c’est moi qui donnerai la soirée à la place d’Akaki Akakiévitch. Je vous invite tous à venir ce soir prendre le thé chez moi, puisque aussi bien c’est aujourd’hui ma fête. »

 

Il va sans dire que messieurs les employés complimentèrent sans tarder le sous-chef et acceptèrent son invitation avec empressement. Akaki Akakiévitch voulut d’abord refuser, mais chacun lui ayant fait honte de son impolitesse, il dut céder aux remontrances. D’ailleurs, en réfléchissant à la chose, il vit, non sans plaisir, qu’elle lui permettait de parader une fois de plus dans son beau manteau neuf, et cette fois aux lumières. Cette journée fut vraiment pour le pauvre diable une fête solennelle. Il rentra chez lui tout radieux, se dévêtit et pendit précautionneusement son manteau contre le mur, non sans en avoir encore admiré, et le drap, et la doublure ; puis il sortit sa vieille capote effilochée pour la comparer au manteau ; mais en la regardant il ne put se défendre de rire : la différence était vraiment par trop énorme ! Et tout le long de son repas, un ricanement sarcastique plissait ses lèvres chaque fois qu’il songeait à l’état lamentable de sa vieille houppelande. Après ce repas si gai, il négligea pour la première fois ses travaux de copie pour s’étendre sur son lit et faire quelque peu le sybarite jusqu’à la tombée de la nuit. Alors, sans s’attarder davantage, il s’habilla, jeta son manteau sur ses épaules et sortit. Nous regrettons fort de ne pouvoir dire exactement où logeait le fonctionnaire qui l’avait invité : la mémoire commence à nous trahir ; les rues et les édifices de Pétersbourg se confondent si bien dans notre tête que nous n’arrivons plus à nous orienter dans ce vaste dédale. Il est en tout cas certain que ledit fonctionnaire résidait dans l’un des beaux quartiers, et par conséquent très loin d’Akaki Akakiévitch. Celui-ci dut suivre tout d’abord quelques rues sombres et quasi désertes fort parcimonieusement éclairées ; mais, à mesure qu’il approchait du but, l’animation se faisait plus vive et l’éclairage plus brillant. Parmi les passants, dont le nombre augmentait sans cesse, apparurent des dames élégamment vêtues et des messieurs à cols de castor. Les menus traîneaux de bois treillage, tout bardés de clous dorés, cédèrent bientôt la place à de superbes équipages : hauts traîneaux vernis, protégés par une peau d’ours et conduits par des cochers à bonnet de velours framboise ; riches landaus à sièges ornementés qui faisaient grincer la neige sous leurs roues. Akaki Akakiévitch considérait toutes ces choses comme s’il les voyait pour la première fois, car depuis de longues années, il ne sortait plus le soir. Un tableau exposé dans une vitrine illuminée retint longuement son attention : une jolie femme enlevait son soulier, découvrant ainsi une jambe faite au tour, tandis qu’à travers la porte entrebâillée derrière elle, un monsieur portant royale[12] et favoris jetait des regards indiscrets. Akaki Akakiévitch hocha la tête, sourit et poursuivit son chemin. Que signifiait ce sourire ? Avait-il eu la révélation d’une chose qu’il ignorait, mais dont le vague instinct sommeille pourtant en chacun de nous ? S’était-il dit, comme tant de ses collègues : « Ah ! ces Français, il n’y a pas à dire, quand ils s’y mettent, … alors, n’est-ce pas, … c’est vraiment… tout à fait… » Il se peut aussi que notre héros n’ait pensé à rien de semblable : on ne saurait scruter l’âme humaine jusque dans son tréfonds et deviner tout ce qui s’y passe. Il atteignit enfin la demeure du sous-chef de bureau, lequel à coup sûr vivait sur un grand pied, car son appartement occupait le second étage et il y avait une lanterne dans l’escalier. Quand il eut mis le pied dans l’antichambre, Akaki Akakiévitch aperçut sur le parquet des rangées entières de caoutchoucs au beau milieu desquels un samovar bourdonnait parmi des tourbillons de vapeur. À toutes les parois pendaient des pelisses et des manteaux, dont certains avaient même des cols de castor, et d’autres des revers de velours. Un sourd brouhaha qui venait de la pièce voisine s’amplifia soudain : une porte s’ouvrit, livrant passage à un domestique chargé d’un plateau qu’encombraient des verres vides, un pot de crème, une corbeille de biscuits, signe évident que messieurs les fonctionnaires tenaient depuis quelque temps séance et qu’ils avaient déjà absorbé leur premier verre de thé. Akaki Akakiévitch accrocha son manteau à côté des autres et s’enhardit à pénétrer dans la pièce. Alors, tout d’un coup, les invités, les bougies, les pipes, les tables de jeu papillotèrent à ses yeux éblouis, cependant que le tapage des chaises déplacées et le tohu-bohu des conversations discordantes offusquaient brusquement ses oreilles. Ne sachant trop qu’entreprendre, il se figea dans une posture des plus gauches. Mais bientôt on l’aperçut, on l’acclama, on se précipita dans l’antichambre pour admirer une fois de plus le fameux manteau. Dans sa candeur naïve, Akaki Akakiévitch, encore que tout confus, se sentait flatté par ce concert de louanges. Ensuite, bien entendu, il ne tarda pas à être abandonné, lui et son manteau, pour les charmes du whist. Le vacarme, le bavardage, la foule, toutes ces choses inconnues plongeaient le pauvre homme dans une sorte d’hébétement : il ne savait que faire de ses mains, de ses pieds, de toute sa personne. Il finit par s’asseoir auprès des joueurs, dont il s’efforça de suivre le jeu ; il les dévisagea tour à tour, mais se sentit rapidement gagné par l’ennui et se prit à bâiller, car l’heure de son coucher avait depuis longtemps sonné. Alors il voulut prendre congé du maître du logis ; personne n’y consentit ; chacun le retint, chacun insista pour lui faire sabler en l’honneur de l’étrenne au moins une flûte de champagne. Au bout d’une heure, on servit le souper qui comprenait une vinaigrette, du veau froid, une tourte, et des gâteaux avec accompagnement de champagne. Akaki Akakiévitch fut contraint de vider deux flûtes, qui l’émoustillèrent quelque peu sans toutefois lui permettre d’oublier qu’il était déjà minuit et grand temps de rentrer. De peur que son hôte ne protestât encore, il s’esquiva à l’anglaise, s’empara de son manteau qu’à son grand déplaisir il découvrit par terre, le secoua, l’épousseta soigneusement et descendit l’escalier.

 

Les lanternes brûlaient toujours dans les rues. Quelques échoppes, clubs attitrés des gens de maison et autres personnages de même volée, étaient encore ouvertes ; d’autres, bien que closes, laissaient échapper à travers l’huis un long rais de lumière, indice certain qu’elles n’étaient point dépourvues de société : ces messieurs et dames de l’office y poursuivaient leurs interminables commérages, cependant que leurs maîtres perplexes et morfondus se demandaient où ces dignes serviteurs avaient bien pu disparaître. Akaki Akakiévitch marchait d’un pas gaillard ; il se lança même soudain, Dieu sait pourquoi, sur les traces d’une dame qui glissa devant lui comme un météore et dont tout le corps semblait en mouvement. Mais il refréna vite cette pétulance et se demanda ce qui avait bien pu lui faire prendre le mors aux dents. Et bientôt s’allongèrent devant lui ces voies solitaires, bordées de clôtures et de maisons de bois, si maussades même en plein jour, et que le soir rend d’autant plus lugubres, d’autant plus désolées. La lueur d’un réverbère ne se montrait plus que bien rarement : sans doute faisait-on des économies d’huile. Seule la neige scintillait sur la chaussée où ne se montrait âme qui vive, et le long de laquelle les masures assoupies sous leurs volets clos faisaient de sinistres taches noires. Enfin apparut un vaste espace vide, moins semblable à une place qu’à un horrible désert. Les bâtisses qui en marquaient la fin se devinaient à peine, et, perdue dans cette immensité, la lanterne d’une guérite avait l’air de brûler là-bas, très loin, au bout du monde. Arrivé à cet endroit, Akaki Akakiévitch sentit son aplomb l’abandonner ; il eut le pressentiment d’un malheur et s’engagea sur la place avec une circonspection voisine de la crainte. Il jeta un regard en arrière, un regard à droite, un regard à gauche, et se crut égaré dans une mer de ténèbres. « Non, décidément, se dit-il, mieux vaut ne pas regarder. » Il avança donc les yeux fermés, et, quand il les rouvrit pour reconnaître si la traversée périlleuse allait bientôt prendre fin, il se trouva soudain presque nez à nez avec deux ou trois individus moustachus. Qu’étaient au juste ces gens ? Il n’eut pas le loisir de s’en rendre compte, car sa vue se troubla et son cœur se mit à battre à coups précipités.

 

« Hé, mais, ce manteau est à moi ! » s’écria d’une voix tonnante l’un des personnages.

 

Et il saisit au collet Akaki Akakiévitch qui déjà ouvrait la bouche pour appeler au secours. Aussitôt, l’autre escogriffe lui brandit sous le nez un poing gros comme la tête d’un fonctionnaire en disant :

 

« Renfonce ça, ou gare ! »

 

Akaki Akakiévitch plus mort que vif sentit seulement qu’on le dépouillait de son manteau. Un coup de genou dans le bas des reins l’envoya bouler dans la neige, où il finit de perdre ses esprits. Quand il les eut enfin recouvrés, il se releva et s’aperçut qu’il n’y avait plus personne autour de lui. Une vive sensation de froid lui rappela la disparition de son manteau ; il se mit à crier, mais d’une voix qui refusait d’atteindre les confins de l’étendue. Hagard, éperdu, vociférant, il prit sa course, piquant droit sur la guérite auprès de laquelle un garde de ville appuyé sur sa hallebarde ouvrait, je crois, de grands yeux curieux : que diable pouvait bien lui vouloir cet énergumène qui accourait vers lui en hurlant à tue-tête ? D’une voix haletante, Akaki Akakiévitch lui reprocha de dormir à son poste tandis qu’on dévalisait les passants. Le garde de ville répliqua qu’il avait bel et bien vu deux hommes l’arrêter au milieu de la place.

 

« Mais, ajouta-t-il, je les ai crus de vos amis. Au lieu de m’injurier, vous feriez mieux de vous rendre dès demain chez M. le commissaire ; il vous retrouvera votre manteau en un tour de main. »

 

Akaki Akakiévitch fila d’un trait vers sa demeure, où il rentra en fort piètre état : les cheveux épars – j’entends les quelques touffes qui garnissaient encore ses tempes et sa nuque – la poitrine, les hanches, les jambes toutes maculées de neige. Aux coups terribles qu’il assenait sur la porte, sa bonne femme de logeuse, éveillée en sursaut, bondit de son lit et se précipita ; si dans sa hâte elle n’avait passé qu’une savate, en revanche elle ramenait d’une main pudique sa chemise sur sa poitrine. Le désarroi de son locataire la fit reculer d’effroi ; quand elle fut au courant de l’affreuse aventure, elle leva les bras au ciel et se répandit en bons conseils.

 

« Surtout, déclara-t-elle, gardez-vous bien de vous plaindre au commissaire du quartier, vous n’auriez que des déboires : pour ce gaillard-là, voyez-vous, promettre et tenir sont deux. Allez donc tout droit chez le commissaire d’arrondissement. Anna la Finnoise, mon ancienne domestique, s’est maintenant placée chez lui comme bonne d’enfants. Je le connais de vue, d’ailleurs : il passe souvent devant ma fenêtre et il ne manque pas une messe du dimanche. Tout en priant le bon Dieu, il regarde si gentiment le monde que ça doit, pour sûr, être la crème des hommes. »

 

Chapitré de la sorte, Akaki Akakiévitch se traîna tristement jusqu’à sa chambre. Comment passa-t-il le reste de la nuit ? On laisse le soin d’en juger aux personnes qui savent plus ou moins se mettre à la place d’autrui.

 

Le lendemain, dès la première heure, Akaki Akakiévitch se rendit au commissariat : M. le commissaire dormait encore. Il revint à dix heures : M. le commissaire dormait toujours.

 

Il revint à onze heures : M. le commissaire était sorti. Il revint à l’heure du dîner : les gratte-papier, l’arrêtant au passage, voulurent à tout prix savoir ce qui l’amenait, ce qu’il désirait, ce qui lui était advenu. Akaki Akakiévitch, à bout de patience, montra une fois dans sa vie de la fermeté : il leur déclara tout net qu’il entendait voir le commissaire en personne, car il venait du ministère pour affaire urgente ; s’ils prétendaient le retenir, il se plaindrait d’eux, et alors ils verraient ce que ça leur coûterait… Les scribouillards n’osèrent rien répliquer à de pareils arguments et l’un d’eux s’en alla prévenir M. le commissaire.

 

M. le commissaire accueillit le récit du vol d’une façon fort étrange : au lieu de prêter attention au fond même de l’affaire, il se mit à questionner Akaki Akakiévitch : pourquoi rentrait-il si tard ? d’où venait-il ? de quelque mauvais lieu, peut-être ? Tant et si bien que le pauvre homme se retira tout penaud en se demandant s’il serait ou non donné suite à sa plainte.

 

Ce jour-là, pour la seule et unique fois de son existence, Akaki Akakiévitch n’alla pas au bureau. Il y apparut le lendemain, blême comme un mort et vêtu de sa vieille capote plus minable que jamais. L’histoire du vol émut presque tous ses collègues, encore que d’aucuns y trouvassent nouvelle matière à raillerie. Une collecte organisée aussitôt ne produisit pas grand-chose : ces messieurs avaient dû récemment souscrire au portrait de leur directeur ainsi qu’à je ne sais quel ouvrage patronné par leur chef de division. L’un d’eux, cependant, mû par un sentiment de pitié, voulut au moins donner un bon conseil à Akaki Akakiévitch. Il le dissuada de recourir au commissaire de son quartier ; en admettant même, chose évidemment possible, que, pour se faire bien voir de ses chefs, le digne homme retrouvât le corps du délit, Akaki Akakiévitch n’en rentrerait pas pour autant en possession de son bien : comment fournirait-il la preuve que ce vêtement était vraiment à lui ? Mieux valait donc s’adresser à un certain « personnage considérable », lequel, après s’être mis par voie écrite et orale en rapport avec qui de droit, donnerait sans doute à l’affaire une tournure plus favorable. En désespoir de cause, Akaki Akakiévitch résolut d’aller trouver ce personnage dont, à parler franc, nul ne savait en quoi consistaient les fonctions. Il faut dire que ledit personnage n’était devenu important que depuis peu ; du reste, par rapport à d’autres plus considérables, la place qu’il occupait n’était pas tenue pour bien importante. Mais il se trouve toujours des gens pour attacher de l’importance à des choses qui n’en ont aucune. Lui-même, d’ailleurs, avait grand soin de souligner son importance par les moyens les plus divers : quand il arrivait à son bureau, le petit personnel était tenu de se porter en corps à sa rencontre ; on ne pouvait s’adresser à lui autrement que par la voie hiérarchique : l’enregistreur de collège faisait son rapport au conseiller de province, le conseiller de province au conseiller titulaire ou à tel autre fonctionnaire que de droit.

 

L’esprit d’imitation a fortement infecté notre sainte Russie, chacun veut y jouer au chef et copier plus haut que soi : certain conseiller titulaire appelé à diriger un office sans conséquence, s’empressa, dit-on, d’y ménager à l’aide d’une cloison une façon de chambre pompeusement dénommée : « cabinet du directeur » ; des huissiers à col rouge et galonnés sur toutes les coutures ouvraient à tout venant la porte de ce repaire, où un fort modeste bureau avait peine à tenir. Notre personnage important affectait un air noble et des manières hautaines. Son système, des plus simples, reposait uniquement sur la sévérité. « De la sévérité, encore de la sévérité, toujours de la sévérité ! » répétait-il sans cesse en foudroyant son interlocuteur d’un regard significatif encore que superflu, les dix ou douze employés qu’il avait sous ses ordres étant saturés de respect et de crainte salutaire : dès qu’ils le voyaient venir, ils abandonnaient leurs occupations et attendaient, figés au garde-à-vous, qu’il eût daigné traverser leur bureau. Adressait-il la parole à plus petit que lui, c’était toujours sur un ton rêche et pour poser le plus souvent l’une des trois questions suivantes : « Où prenez-vous cette arrogance ? Savez-vous à qui vous parlez ? Comprenez-vous devant qui vous êtes ? »

 

C’était pourtant un brave homme, fort obligeant, et, naguère encore, d’un commerce agréable avec ses amis ; mais le titre d’Excellence lui avait complètement tourné la tête. Dès qu’il eut obtenu ce titre, son esprit s’égara, il perdit tout contrôle sur soi-même. Avec ses égaux, il se conduisait encore en homme bien élevé, pas bête du tout sous bien des rapports ; mais si d’aventure se mêlaient à la compagnie des personnes inférieures, ne fût-ce que d’un grade, au rang qu’il occupait dans la hiérarchie, il devenait aussitôt insupportable, oubliait toute bienséance et ne soufflait mot. Cela ne l’empêchait pas de se rendre compte qu’il aurait pu passer le temps d’une manière beaucoup plus agréable. Il faisait alors peine à voir : on lisait dans ses yeux le vif désir de prendre part à telle conversation, de se mêler à tel groupe, tout en le sentant retenu par la crainte de compromettre sa dignité, de porter atteinte à son prestige. À force de se cantonner dans un farouche silence entrecoupé de vagues monosyllabes, il passa bientôt pour le plus parfait malotru du monde.

 

Akaki Akakiévitch arriva chez ce personnage à un moment fort mal choisi – pour lui, du moins, car ledit grand personnage n’en pouvait rêver de plus propice à l’étalage de son importance. Enfermé dans son cabinet directorial, il y devisait de fort belle humeur avec un sien ami et camarade d’enfance qu’il avait perdu de vue depuis plusieurs années. Prévenu qu’un certain Bachmatchkine demandait à le voir :

 

« Qui est-ce ? demanda-t-il d’un ton brusque.

 

– Un fonctionnaire, lui fut-il répondu.

 

– Ah ! Eh bien, qu’il attende ! Je suis occupé. »

 

C’était là, il faut l’avouer, un impudent mensonge : notre important personnage n’était pas le moins du monde occupé. La conversation languissait depuis un certain temps déjà ; de longs intervalles la coupaient au cours desquels les deux amis se tapotaient mutuellement les cuisses en répétant : « C’est comme ça, Ivan Abramovitch ! – Certainement, Stépane Varlamovitch ! » En donnant ordre de faire attendre Bachmatchkine, notre homme entendait simplement montrer à son ami retiré du service au fond de la campagne, le pouvoir qu’il détenait sur les fonctionnaires obligés d’attendre son bon plaisir dans son antichambre. Quand, le cigare aux lèvres et renversés dans de confortables fauteuils à bascule, ces messieurs eurent bavardé ou plutôt se furent tus à leur aise, le puissant personnage parut soudain se souvenir de quelque chose et dit à son secrétaire qui se montrait à la porte avec des dossiers sur les bras :

 

« À propos, je crois qu’il y a là un fonctionnaire. Vous pouvez le faire entrer. »

 

À l’aspect du piteux Akaki Akakiévitch et de son non moins piteux uniforme, notre important personnage se tourna brusquement vers lui :

 

« Que désirez-vous ? » lui demanda-t-il de cette voix rêche et coupante dont il avait fait l’apprentissage devant son miroir, dans la solitude de sa chambre, une bonne semaine avant la promotion qui avait fait de lui une Excellence. Pénétré dès l’abord d’une crainte salutaire, Akaki Akakiévitch entama pourtant du mieux que le lui permit sa langue hésitante, un discours pavoisé de « n’est-ce pas » plus fréquents que de coutume : « Il avait un manteau flambant neuf ; on le lui avait volé sans merci ; il suppliait Son Excellence d’intervenir comme bon lui semblerait, en écrivant à qui de droit, au préfet de police ou à un autre personnage pour activer les recherches… »

 

Le personnage important trouva, Dieu sait pourquoi, cette requête directe d’une familiarité excessive.

 

« Ah çà, monsieur, s’exclama-t-il de son ton le plus cassant, où croyez-vous donc être ? Ignorez-vous à ce point les usages ? Vous auriez dû tout d’abord présenter votre requête à l’employé de service ; celui-ci l’eût transmise en bonne et due forme au chef de bureau, le chef de bureau au chef de division, le chef de division à mon secrétaire, lequel me l’aurait enfin soumise. »

 

Akaki Akakiévitch sentit la sueur le baigner. Il rassembla pourtant le peu de courage qui lui restait pour balbutier :

 

« Que Votre Excellence daigne m’excuser… Si je me suis permis de la déranger…, c’est que les secrétaires, n’est-ce pas…, on ne peut guère se fier à eux…

 

– Comment ! Comment ! s’écria le personnage important. Qu’osez-vous insinuer par là ? D’où viennent ces idées subversives ? Où donc les jeunes gens d’aujourd’hui prennent-ils cet esprit d’insubordination, ce manque de respect envers leurs chefs et les autorités établies ? »

 

Le personnage important n’avait sans doute point remarqué qu’ayant déjà passé la cinquantaine, Akaki Akakievitch ne pouvait être rangé parmi les jeunes gens que d’une façon toute relative, par comparaison avec les vieillards de soixante-dix ans et plus.

 

« Savez-vous à qui vous tenez ce langage ? Comprenez-vous devant qui vous êtes ? Le comprenez-vous ? Le comprenez-vous, voyons, je vous le demande ? »

 

Il lança cette dernière phrase en tapant du pied et d’une voix montée à un tel diapason que des gens plus assurés qu’Akaki Akakiévitch n’en eussent pas moins perdu contenance. Akaki Akakiévitch, lui, se sentit prêt à défaillir : il tremblait de tout le corps, ses jambes vacillaient, flageolaient, et, si les huissiers accourus ne l’avaient point reçu dans leurs bras, il serait immanquablement tombé de tout son long. On l’emporta presque sans connaissance. Enchanté que l’effet eût dépassé toutes ses prévisions, exultant à l’idée que sa parole pouvait priver un homme de sentiment, le personnage considérable observa du coin de l’œil l’impression que cette scène avait produite sur son ami, et fut tout heureux de constater que ledit ami paraissait vaguement mal à l’aise.

 

Akaki Akakiévitch descendit l’escalier et se retrouva dans la rue sans savoir comment. Il ne sentait plus ni ses bras ni ses jambes. Jamais encore il n’avait été si vertement tancé par une Excellence et, qui plus est, par une Excellence dont il ne dépendait point. Il marchait en chancelant et bouche bée, chassé à tout instant du trottoir sur la chaussée par la neige qui tourbillonnait rageusement, par le vent qui soufflait sur lui de tous les côtés à la fois, comme il est de règle à Pétersbourg. Il attrapa en un clin d’œil une belle et bonne angine, et quand, enfin, il se retrouva chez lui, il lui fallut se coucher sans que sa gorge enflée lui permît d’émettre le moindre son. Telles sont parfois les suites d’un sérieux lavage de tête ! Grâce à la généreuse assistance du climat pétersbourgeois, la maladie évolua plus rapidement qu’on aurait pu s’y attendre ; aussi, quand le médecin fut arrivé et qu’il eut pris le pouls d’Akaki Akakiévitch, il ne put que prescrire un cataplasme, et encore uniquement pour ne pas priver le malade du secours efficace de la médecine. Il déclara d’ailleurs tout franc que ledit malade n’en avait pas pour deux jours, puis se tournant vers la logeuse, il ajouta :

 

« Allons, ma bonne dame, ne perdez pas votre temps inutilement ; allez vite commander un cercueil de sapin : le chêne serait trop cher pour lui. »

 

Akaki Akakiévitch perçut-il ces paroles fatales ? Et s’il les entendit, en fut-il douloureusement affecté ? Regretta-t-il sa pitoyable existence ? On l’ignorera toujours, car il délira sans arrêt jusqu’à sa dernière heure. Des visions, toutes plus bizarres les unes que les autres, le harcelaient à qui mieux mieux. Tantôt il voyait Pétrovitch et lui commandait un manteau muni de pièges pour les voleurs qui assiégeaient son lit, si bien qu’il ne cessait d’appeler sa logeuse pour qu’elle en retirât un de dessous sa couverture ; tantôt il demandait pourquoi sa vieille capote pendait au mur alors qu’il possédait un beau manteau tout neuf. Tantôt il croyait encore subir la mercuriale du grand personnage et lui répondait humblement : « Faites excuse, Excellence ! » Tantôt il blasphémait de si furieuse façon que sa logeuse se signait, interdite : comment cet homme qui n’élevait jamais la voix pouvait-il proférer d’aussi horribles jurons et, chose plus grave, les accoler au noble nom d’Excellence ? Vers la fin, Akaki Akakiévitch se mit à bredouiller des paroles incohérentes, mais qui n’en témoignaient pas moins que toutes ses pensées continuaient de tourner confusément autour du manteau.

 

Quand le pauvre Akaki Akakiévitch eut rendu le dernier soupir, on ne mit de scellés ni sur sa chambre ni sur ses affaires : il n’avait aucun héritier et ne laissait pour tout avoir qu’un paquet de plumes d’oie, une main de papier-ministre, trois paires de chaussettes, deux ou trois boutons et la fameuse capote. Qui s’empara de tout cela ? Je dois avouer que l’auteur de ce récit ne s’en est pas autrement préoccupé.

 

On emporta le mort, on le mit en terre et Pétersbourg demeura sans Akaki Akakiévitch. Il disparut à jamais, cet être sans défense à qui personne n’avait jamais témoigné d’affection, ni porté le moindre intérêt, non, personne, pas même l’un de ces naturalistes toujours prêts à épingler la plus banale des mouches pour l’examiner au microscope. Si ce souffre-douleur, résigné à subir les railleries de ses collègues, incapable d’accomplir la moindre action remarquable, avait vu soudain sa triste existence illuminée – un court instant, et juste vers la fin, – par la vision radieuse d’un manteau neuf, c’était pour que le malheur s’abattît sur lui comme il s’abat sur les puissants de ce monde !…

 

 

Quelques jours après sa disparition, un huissier du ministère vint lui intimer l’ordre de reprendre son service. L’huissier ne put évidemment remplir sa mission et dut déclarer à qui de droit qu’on ne reverrait plus Akaki Akakiévitch.

 

« Et pourquoi cela ? lui demanda-t-on.

 

– Parce qu’il est mort, répondit-il. Voilà tantôt quatre jours qu’on l’a porté en terre. »

 

C’est ainsi qu’on apprit au ministère le décès d’Akaki Akakiévitch. On le remplaça dès le lendemain : le nouvel expéditionnaire avait la taille beaucoup plus élevée et l’écriture beaucoup plus penchée.

 

 

Cependant Akaki Akakiévitch n’avait pas dit son dernier mot… Qui l’aurait cru appelé à mener outre-tombe une existence mouvementée, à connaître quelques bruyantes aventures, sans doute pour compenser le peu d’éclat de sa vie terrestre ? Il en fut pourtant ainsi et notre modeste récit va devoir se terminer sur une note à la fois fantastique et inattendue. Le bruit se répandit soudain à Pétersbourg que le spectre d’un fonctionnaire apparaissait la nuit aux alentours du pont Kalinkine ; sous couleur de reprendre un manteau volé, le spectre enlevait aux passants de toutes conditions leurs manteaux, quels qu’ils fussent, ouatés, fourrés, à col de chat, à col de castor, pelisses de raton, pelisses d’ours ou de renard, bref, toutes les peaux dont les hommes font usage pour recouvrir la leur. Un des anciens collègues de feu Bachmatchkine vit même le revenant de ses propres yeux et reconnut aussitôt Akaki Akakiévitch ; toutefois il n’eut point le loisir de l’examiner de près, la frayeur lui ayant fait prendre les jambes à son cou dès qu’il aperçut ce fantôme qui le menaçait de loin.

 

Les plaintes affluaient de toutes parts. Passe encore pour le dos et les épaules des conseillers titulaires ; mais les vols de manteaux risquaient fort d’enrhumer jusqu’aux conseillers auliques. La police reçut l’ordre de se saisir du fantôme mort ou vif, et de lui infliger une sévère correction qui pût servir d’exemple aux autres. On faillit presque réussir. Rue Kiriouchkine, en effet, un garde de ville parvint à mettre la main au collet du mort, au moment où celui-ci arrachait le manteau d’un musicien en retraite, lequel en son temps avait eu un joli talent de flûtiste. Le garde appela aussitôt deux de ses collègues à son aide ; il les pria de maintenir solidement le fantôme, tandis que lui-même cherchait sa tabatière au fond de sa botte afin de ranimer son nez qui avait déjà gelé six fois au cours de son existence. Mais le tabac était apparemment si fort que le spectre lui-même ne put y résister. À peine le gardien de l’ordre eut-il bouché d’un doigt sa narine droite pour en aspirer de la gauche une demi-pincée, que le mort fit entendre un prodigieux éternuement dont les éclaboussures aveuglèrent les trois argousins. Et tandis qu’ils levaient les poings pour se frotter les yeux, le fantôme leur brûla si gentiment la politesse qu’ils se demandèrent s’ils l’avaient réellement tenu entre leurs mains. Depuis ce moment, les gardes de ville conçurent une telle peur des morts qu’ils craignirent d’arrêter les vivants ; ils se contentèrent de crier aux suspects : « Eh, là-bas, le particulier, tâche voir à passer ton chemin, hein ? » Quant à l’employé-fantôme, il osa même se montrer au-delà du pont Kalinkine, non sans semer la terreur parmi les esprits pusillanimes.

 

Mais nous avons entièrement délaissé le fameux « personnage considérable » grâce auquel, après tout, cette histoire vraie a dû prendre une tournure fantastique. L’impartialité nous oblige à reconnaître que, peu après le départ du malheureux, le personnage important éprouva quelque regret de l’avoir si rudement rabroué. La pitié ne lui était pas étrangère, et certains bons sentiments, que sa dignité l’empêchait bien souvent de laisser paraître, trouvaient pourtant refuge au fond de son cœur. Dès que son ami l’eut quitté, il se prit à songer au pâle fonctionnaire que venaient d’anéantir les foudres de sa colère directoriale. Depuis lors cette image le harcela tant et si bien qu’au bout de huit jours, n’y tenant plus, il envoya un employé s’enquérir du bonhomme : comment allait-il, en quoi pouvait-on lui être utile ?

 

Quand il apprit qu’Akaki Akakiévitch avait succombé à un brusque accès de fièvre chaude, cette nouvelle stupéfiante éveilla en lui des remords et le mit pour toute la journée de fort mauvaise humeur. Éprouvant le besoin de se distraire, de secouer cette pénible impression, il se rendit chez l’un de ses amis qui donnait une soirée. Il trouva là une compagnie fort agréable, presque entièrement composée de personnes du même rang que lui. Rien donc ne pouvait le gêner et cette circonstance eut une action fort heureuse sur son état d’esprit : il s’épanouit, se montra brillant, bref passa une excellente soirée. Au souper, il sabla une ou deux flûtes de champagne, boisson, comme on le sait, plutôt propice à dissiper les humeurs noires. Le champagne lui inspira le désir de quelque extra ; au lieu de rentrer tout droit chez lui, il résolut donc de rendre visite à une certaine Caroline Ivanovna, dame d’origine allemande, je crois, pour laquelle il professait des sentiments tout à fait amicaux. Il faut dire que le personnage considérable, bon mari et non moins bon père de famille, était d’âge respectable. Deux fils, dont l’un avait déjà pris du service et une charmante fille de seize ans au nez un peu retroussé, mais charmant quand même, venaient tous les matins lui baiser la main en disant : « Bonjour papa. » Sa femme encore fraîche et point mal du tout de sa personne lui baisait également la main ; mais au préalable il avait baisé la sienne. Bien que ces plaisirs familiaux lui donnassent pleine satisfaction, le personnage important jugeait cependant convenable d’entretenir dans un autre quartier de la ville des rapports fort cordiaux avec une aimable amie, laquelle n’était d’ailleurs ni plus jeune ni plus jolie que sa femme. C’est là une de ces énigmes fréquentes en ce bas monde et qu’il ne nous appartient point d’expliquer.

 

Le personnage important descendit donc l’escalier, prit place dans son traîneau et dit au cocher :

 

« Chez Caroline Ivanovna ! »

 

Bien emmitouflé dans sa confortable pelisse, il s’abandonnait à ce délicieux état d’âme, le plus désirable qui soit pour un Russe, au cours duquel des pensées infiniment agréables viennent d’elles-mêmes vous visiter sans que vous ayez besoin de les poursuivre. Il se remémorait tous les épisodes de la soirée, toutes les plaisanteries qui avaient tant égayé le petit cercle d’amis ; il répétait même à mi-voix certains bons mots, leur trouvait toujours autant de sel et constatait qu’il avait eu pleinement raison d’y prendre un plaisir extrême. De temps à autre cependant, de cinglantes rafales interrompaient cette douce quiétude. Accourues Dieu sait d’où et dans quel dessein, elles lui envoyaient au visage des paquets de neige, houspillaient comme elles l’eussent fait d’un voile la pèlerine de son manteau ou la lui rejetaient rageusement sur la tête, ce qui l’obligeait à d’éternels efforts pour se dégager.

 

Soudain, le personnage considérable sentit qu’une main vigoureuse le saisissait au collet. Il tourna la tête et aperçut un homme de petite taille, vêtu d’un vieil uniforme élimé, dans lequel il reconnut non sans effroi Akaki Akakiévitch ; sa face d’une blancheur de neige avait une expression cadavérique. L’effroi du personnage important dépassa toutes limites quand le mort entrouvrit la bouche dans un rictus et, lui soufflant au visage une odeur sépulcrale, prononça ces paroles :

 

« Ah ! Ah ! te voilà, je puis enfin te prendre au collet ! C’est ton manteau qu’il me faut. Tu n’as pas voulu, n’est-ce pas, faire rechercher le mien, tu m’as même savonné la tête ! Eh bien, maintenant, n’est-ce pas, donne-moi le tien. »

 

Le malheureux personnage important faillit trépasser de frayeur. D’ordinaire il se montrait très ferme… envers ses subordonnés et tous ses inférieurs en général ; son aspect martial faisait dire à tout le monde : « Oh, oh, quel caractère ! » Mais cette nuit-là, semblable en ceci à nombre de gens bâtis en hercules, il céda à une si furieuse épouvante que, non sans raison, il y vit le prélude d’une grave maladie. Il jeta lui-même son manteau loin de lui et cria au cocher d’une voix éperdue :

 

« À la maison !… Au galop !… »

 

À ces mots prononcés sur un ton qu’on n’emploie qu’aux instants décisifs et qu’accompagnent bien souvent des gestes encore plus décisifs, le cocher crut bon, pour plus de sûreté, de rentrer sa tête dans ses épaules ; puis, à grands coups de fouet, il lança son cheval à fond de train.

 

Quelque six minutes plus tard, l’important personnage se retrouvait chez lui, et non point chez Caroline Ivanovna. Sans manteau, livide, effaré, il se traîna jusqu’à sa chambre, où il passa une nuit fort agitée, si bien que le lendemain, pendant le petit déjeuner, sa fille lui dit de sa voix ingénue :

 

« Comme tu es pâle, aujourd’hui, papa ! »

 

Mais papa ne répondit rien. Il n’eut garde de raconter à personne ni où il était allé, ni où il avait eu la tentation d’aller, ni encore moins ce qui lui était advenu en chemin.

 

Cet événement lui fit une impression si forte qu’il renonça désormais aux fameuses expressions : « Où prenez-vous cette arrogance ? Comprenez-vous devant qui vous êtes ? » Du moins ne les proférait-il plus avant d’avoir compris de quoi il retournait.

 

Chose encore plus remarquable, à partir de cette nuit-là les apparitions de l’employé-fantôme cessèrent complètement : la pelisse de Son Excellence avait sans doute comblé ses vœux. En tout cas, on n’entendit plus parler de manteaux volés. Toutefois, les esprits défiants ne se tranquillisèrent pas pour autant ; ils prétendirent même que le revenant se montrait encore dans certains quartiers éloignés. De fait, dans celui de Kolomna, un factionnaire le vit de ses propres yeux apparaître à un coin de rue. Par malheur, cet homme était de constitution débile ; une fois même un petit cochon de lait l’avait, en s’échappant d’une cour, bel et bien renversé, aux grands éclats de rire de quelques cochers de fiacre, qu’il punit ensuite de cette insolence en les rançonnant chacun d’un liard pour s’acheter du tabac. En raison donc de sa constitution débile, le garde n’osa point arrêter le fantôme ; il se contenta de le suivre dans l’obscurité. Bientôt le spectre s’arrêta et fit une brusque volte-face.

 

« Que veux-tu ? » demanda-t-il en lui montrant un poing dont on eût difficilement trouvé le pareil même chez les vivants.

 

« Rien du tout ! » répondit le garde, qui s’empressa de faire demi-tour.

 

Le fantôme était cette fois de taille beaucoup plus haute et pourvu d’énormes moustaches. Il paraissait vouloir gagner le pont Oboukhov et disparut bientôt complètement dans les ténèbres nocturnes…

LE PORTRAIT

 

Première partie

 

Nulle boutique du Marché Chtchoukine n’attirait tant la foule que celle du marchand de tableaux. Elle offrait à vrai dire aux regards le plus amusant, le plus hétéroclite des bric-à-brac. Dans des cadres dorés et voyants s’étalaient des tableaux peints pour la plupart à l’huile et recouverts d’une couche de vernis vert foncé. Un hiver aux arbres de céruse ; un ciel embrasé par le rouge vif d’un crépuscule qu’on pouvait prendre pour un incendie ; un paysan flamand qui, avec sa pipe et son bras désarticulé, rappelait moins un être humain qu’un dindon en manchettes ; tels en étaient les sujets courants. Ajoutez à cela quelques portraits gravés : celui de Khozrev-Mirza en bonnet d’astrakan ; ceux de je ne sais quels généraux, le tricorne en bataille et le nez de guingois. En outre, comme il est de règle en pareil lieu, la devanture était tout entière tapissée de ces grossières estampes, imprimées à la diable, mais qui pourtant témoignent des dons naturels du peuple russe. Sur l’une se pavane la princesse Milikitrisse Kirbitievna[13] ; sur une autre s’étale la ville de Jérusalem, dont un pinceau sans vergogne a enluminé de vermillon les maisons, les églises, une bonne partie du sol et jusqu’aux mains emmouflées de deux paysans russes en prières. Ces œuvres, que dédaignent les acheteurs, font les délices des badauds. On est toujours sûr de trouver, bâillant devant elles, tantôt un musard de valet rapportant de la gargote la cantine où repose le dîner de son maître, lequel ne risquera certes pas de se brûler en mangeant la soupe ; tantôt l’un de ces « chevaliers » du carreau des fripiers, militaires retraités qui gagnent leur vie en vendant des canifs ; tantôt quelque marchande ambulante du faubourg d’Okhta colportant un éventaire chargé de savates. Chacun s’extasie à sa façon : d’ordinaire les rustauds montrent les images du doigt ; les militaires les examinent avec des airs dignes ; les grooms et les apprentis s’esclaffent devant les caricatures, y trouvant prétexte à taquineries mutuelles ; les vieux domestiques en manteau de frise s’arrêtent là, histoire de flâner, et les jeunes marchandes s’y précipitent d’instinct, en braves femmes russes avides d’entendre ce que racontent les gens et de voir ce qu’ils sont en train de regarder.

 

Cependant le jeune peintre Tchartkov, qui traversait la Galerie, s’arrêta lui aussi involontairement devant la boutique. Son vieux manteau, son costume plus que modeste décelaient le travailleur acharné pour qui l’élégance n’a point cet attrait fascinateur qu’elle exerce d’ordinaire sur les jeunes hommes. Il s’arrêta donc devant la boutique ; après s’être gaussé à part soi de ces grotesques enluminures, il en vint à se demander à qui elles pouvaient bien être utiles. « Que le peuple russe se complaise à reluquer Iérouslane Lazarévitch[14], l’Ivrogne et le Glouton, Thomas et Jérémie et autres sujets pleinement à sa portée, passe encore ! se disait-il. Mais qui diantre peut acheter ces abominables croûtes, paysanneries flamandes, paysages bariolés de rouge et de bleu, qui soulignent, hélas, le profond avilissement de cet art dont elles prétendent relever ? Si encore c’étaient là les essais d’un pinceau enfantin, autodidacte ! Quelque vive promesse trancherait sans doute sur le morne ensemble caricatural. Mais on ne voit ici qu’hébétude, impuissance, et cette sénile incapacité qui prétend s’immiscer parmi les arts au lieu de prendre rang parmi les métiers les plus bas ; elle demeure fidèle à sa vocation en introduisant le métier dans l’art même. On reconnaît sur toutes ces toiles les couleurs, la facture, la main lourde d’un artisan, celle d’un grossier automate plutôt que d’un être humain. »

 

Tout en rêvant devant ces barbouillages, Tchartkov avait fini par les oublier. Il ne s’apercevait même pas que depuis un bon moment le boutiquier, un petit bonhomme en manteau de frise dont la barbe datait du dimanche, discourait, bonimentait, fixait des prix sans s’inquiéter le moins du monde des goûts et des intentions de sa pratique.

 

« C’est comme je vous le dis : vingt-cinq roubles pour ces gentils paysans et ce charmant petit paysage. Quelle peinture, monsieur, elle vous crève l’œil tout simplement ! Je viens de les recevoir de la salle des ventes… Ou encore cet Hiver, prenez-le pour quinze roubles ! Le cadre à lui seul vaut davantage. »

 

Ici le vendeur donna une légère chiquenaude à la toile pour montrer sans doute toute la valeur de cet Hiver.

 

« Faut-il les attacher ensemble et les faire porter derrière vous ? Où habitez-vous ? Eh, là-bas, l’apprenti ! apporte une ficelle !

 

– Un instant, mon brave, pas si vite ! » dit le peintre revenu à lui, en voyant que le madré compère ficelait déjà les tableaux pour de bon.

 

Et comme il éprouvait quelque gêne à s’en aller les mains vides, après s’être si longtemps attardé dans la boutique, il ajouta aussitôt :

 

« Attendez, je vais voir si je trouve là-dedans quelque chose à ma convenance. »

 

Il se baissa pour tirer d’un énorme tas empilé par terre de vieilles peintures poussiéreuses et ternies qui ne jouissaient évidemment d’aucune considération. Il y avait là d’anciens portraits de famille, dont on n’aurait sans doute jamais pu retrouver les descendants ; des tableaux dont la toile crevée ne permettait plus de reconnaître le sujet ; des cadres dédorés ; bref un ramassis d’antiquailles. Notre peintre ne les examinait pas moins en conscience. « Peut-être, se disait-il, dénicherai-je là quelque chose. » Il avait plus d’une fois entendu parler de trouvailles surprenantes, de chefs-d’œuvre découverts parmi le fatras des regrattiers.

 

En voyant où il fourrait le nez, le marchand cessa de l’importuner et, retrouvant son importance, reprit près de la porte sa faction habituelle. Il invitait, du geste et de la voix, les passants à pénétrer dans sa boutique.

 

« Par ici, s’il vous plaît, monsieur. Entrez, entrez. Voyez les beaux tableaux, tout frais reçus de la salle des ventes. »

 

Quand il fut las de s’époumoner, le plus souvent en vain, et qu’il eut bavardé tout son saoul avec le fripier d’en face, posté lui aussi sur le seuil de son antre, il se rappela soudain le client oublié à l’intérieur de la boutique.

 

« Eh bien, mon cher monsieur, lui demanda-t-il le rejoignant, avez-vous trouvé quelque chose ? »

 

Depuis un bon moment, le peintre était planté devant un tableau dont l’énorme cadre, jadis magnifique, ne laissait plus apercevoir que des lambeaux de dorure. C’était le portrait d’un vieillard drapé dans un ample costume asiatique ; la fauve ardeur du midi consumait ce visage bronzé, parcheminé, aux pommettes saillantes, et dont les traits semblaient avoir été saisis dans un moment d’agitation convulsive. Si poussiéreuse, si endommagée que fût cette toile, Tchartkov, quand il l’eut légèrement nettoyée, y reconnut la main d’un maître.

 

Bien qu’elle parût inachevée, la puissance du pinceau s’y révélait stupéfiante, notamment dans les yeux, des yeux extraordinaires auxquels l’artiste avait sans doute accordé tous ses soins. Ces yeux-là étaient vraiment doués de « regard », d’un regard qui surgissait du fond du tableau et dont l’étrange vivacité semblait même en détruire l’harmonie. Quand Tchartkov approcha le portrait de la porte, le regard se fit encore plus intense, et la foule elle-même en fut comme fascinée.

 

« Il regarde, il regarde ! » s’écria une femme en reculant.

 

Cédant à un indéfinissable malaise, Tchartkov posa le tableau par terre.

 

« Alors, vous le prenez ? s’enquit le marchand.

 

– Combien ? demanda le peintre.

 

– Oh, pas cher ! Soixante-quinze kopeks.

 

– Non.

 

– Combien en donnez-vous ?

 

– Vingt kopeks, dit le peintre, prêt à s’en aller.

 

– Vingt kopeks ! Vous voulez rire ! Le cadre vaut davantage. Vous avez sans doute l’intention de ne l’acheter que demain… Monsieur, monsieur, revenez : ajoutez au moins dix kopeks… Non ? Eh bien, prenez-le pour vingt kopeks… Vrai, c’est seulement pour que vous m’étrenniez. Vous avez de la chance d’être mon premier acheteur. »

 

Et il eut un geste qui signifiait : « Allons, tant pis, voilà un tableau de perdu ! »

 

Par pur hasard, Tchartkov se trouva donc avoir fait l’emplette du vieux portrait. « Ah ça, songea-t-il, pourquoi diantre l’ai-je acheté ? Qu’en ai-je besoin ? » Mais force lui fut de s’exécuter. Il sortit de sa poche une pièce de vingt kopeks, la tendit au marchand et emporta le tableau sous son bras. Chemin faisant, il se souvint, non sans dépit, que cette pièce était la dernière qu’il possédât. Une vague amertume l’envahit : « Dieu, que le monde est mal fait ! » se dit-il avec la conviction d’un Russe dont les affaires ne sont guère brillantes. Insensible à tout, il marchait à grands pas machinaux. Le crépuscule couvrait encore la moitié du ciel, caressant d’un tiède reflet les édifices tournés vers le couchant. Mais déjà la lune épandait son rayonnement froid et bleuâtre ; déjà les maisons, les passants, projetaient sur le sol des ombres légères, quasi transparentes. Peu à peu le ciel, qu’illuminait une clarté douteuse, diaphane et fragile, retint l’œil du peintre, cependant que sa bouche laissait échapper presque simultanément des exclamations dans le genre de « Quels tons délicats ! » ou « Zut, quelle bougre de sottise ! » Puis il hâtait le pas en remontant le portrait qui glissait sans cesse de dessous son aisselle.

 

Harassé, essoufflé, tout en nage, il regagna enfin ses pénates sises dans la « Quinzième Ligne », tout au bout de l’île Basile[15]. Il grimpa péniblement l’escalier où, parmi des flots d’eaux ménagères, chiens et chats avaient laissé force souvenirs. Il heurta à la porte : comme personne ne répondait, il s’appuya à la fenêtre et attendit patiemment que retentissent derrière lui les pas d’un gars en chemise bleue, l’homme à tout faire qui lui servait de modèle, broyait ses couleurs et balayait à l’occasion le plancher, que ses bottes resalissaient aussitôt. Quand son maître était absent, ce personnage, qui avait nom Nikita, passait dans la rue le plus clair de son temps ; l’obscurité l’empêcha un bon moment d’introduire la clef dans le trou de la serrure ; mais enfin il y parvint ; alors Tchartkov put mettre le pied dans son antichambre, où sévissait un froid intense, comme chez tous les peintres, qui d’ailleurs ne prennent nulle garde à cet inconvénient. Sans tendre son manteau à Nikita, il pénétra dans son atelier, vaste pièce carrée mais basse de plafond, aux vitres gelées, encombrée de tout un bric-à-brac artistique : fragments de bras en plâtre, toiles encadrées, esquisses abandonnées, draperies suspendues aux chaises. Très las, il rejeta son manteau, posa distraitement le portrait entre deux petites toiles et se laissa choir sur un étroit divan dont on n’aurait pu dire qu’il était tendu de cuir, la rangée de clous qui fixait ledit cuir s’en étant depuis longtemps séparée ; aussi Nikita pouvait-il maintenant fourrer dessous les bas noirs, les chemises, tout le linge sale de son maître. Quand il se fut étendu, autant qu’il était possible de s’étendre, sur cet étroit divan, Tchartkov demanda une bougie.

 

« Il n’y en a pas, dit Nikita.

 

– Comment cela ?

 

– Mais hier déjà il n’y en avait plus. »

 

Le peintre se rappela qu’en effet « hier déjà » il n’y en avait plus. Il jugea bon de se taire, se laissa dévêtir, puis endossa sa vieille robe de chambre, laquelle était usée et même plus qu’usée.

 

« Faut vous dire que le propriétaire est venu, déclara soudain Nikita.

 

– Réclamer son argent, bien sûr ? s’enquit Tchartkov avec un geste d’impatience.

 

– Oui, mais il n’est pas venu seul.

 

– Et avec qui donc ?

 

– Je ne sais pas au juste…, comme qui dirait avec un commissaire.

 

– Un commissaire ? Pour quoi faire ?

 

– Je ne sais pas au juste… Paraît que c’est par rapport au terme.

 

– Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir ?

 

– Je ne sais pas au juste… « S’il ne peut pas payer, qu’il a dit, alors faudra qu’il décampe ! » Ils vont revenir demain tous les deux.

 

– Eh bien, qu’ils reviennent ! » dit Tchartkov avec une sombre indifférence.

 

Et il s’abandonna sans rémission à ses idées noires.

 

Le jeune Tchartkov était un garçon bien doué et qui promettait beaucoup. Son pinceau connaissait de brusques accès de vigueur, de naturel, d’observation réfléchie. « Écoute, mon petit, lui disait souvent son maître ; tu as du talent, ce serait péché que de l’étouffer ; par malheur, tu manques de patience : dès qu’une chose t’attire, tu te jettes dessus sans te soucier du reste. Attention, ne va pas devenir un peintre à la mode : tes couleurs sont déjà un peu criardes, ton dessin pas assez ferme, tes lignes trop floues ; tu recherches les effets faciles, les brusques éclairages à la moderne. Prends garde de tomber dans le genre anglais. Le monde te séduit, j’en ai peur ; je te vois parfois un foulard élégant au cou, un chapeau bien lustré… C’est tentant, à coup sûr, de peindre des images à la mode et de petits portraits bien payés ; mais, crois-moi, cela tue un talent au lieu de le développer. Patiente ; mûris longuement chacune de tes œuvres ; laisse les autres ramasser l’argent ; ce qui est en toi ne te quittera point. »

 

Le maître n’avait qu’en partie raison. Certes notre peintre éprouvait parfois le désir de mener joyeuse vie, de s’habiller avec élégance, en un mot d’être jeune, mais il parvenait presque toujours à se dominer. Bien souvent, une fois le pinceau en main, il oubliait tout et ne le quittait que comme un songe exquis, brusquement interrompu. Son goût se formait de plus en plus. S’il ne comprenait pas encore toute la profondeur de Raphaël, il se laissait séduire par la touche large et rapide du Guide, il s’arrêtait devant les portraits du Titien, il admirait fort les Flamands. Les chefs-d’œuvre anciens ne lui avaient point encore livré tout leur secret ; il commençait pourtant à soulever les voiles derrière lesquels ils se dérobent aux profanes, encore qu’en son for intérieur il ne partageât point pleinement l’opinion de son professeur, pour qui les vieux maîtres planaient à des hauteurs inaccessibles. Il lui semblait même que, sous certains rapports, le XIXème siècle les avait sensiblement dépassés, que l’imitation de la nature était devenue plus précise, plus vivante, plus rigoureuse ; bref, il pensait sur ce point en jeune homme dont les efforts ont déjà été couronnés de quelque succès et qui éprouve de ce chef une légitime fierté. Parfois il s’irritait de voir un peintre de passage, français ou allemand, et qui peut-être n’était même pas artiste par vocation, en imposer par des procédés routiniers, le brio du pinceau, l’éclat de la couleur, et amasser une vraie fortune en moins de rien. Ces pensées ne l’assaillaient pas les jours où, plongé dans son travail, il en oubliait le boire, le manger, tout l’univers ; elles fondaient sur lui aux heures d’affreuse gêne, où il n’avait pas de quoi acheter ni pinceaux ni couleurs, où l’importun propriétaire le relançait du matin au soir. Alors son imagination d’affamé lui dépeignait comme fort digne d’envie le sort du peintre riche, et l’idée bien russe lui venait de tout planter là pour noyer son chagrin dans l’ivresse et la débauche. Il traversait précisément une de ces mauvaises passes.

 

« Patiente ! Patiente ! grommelait-il. La patience ne peut pourtant pas être éternelle. C’est très joli de patienter, mais encore faut-il que je mange demain ! Qui me prêtera de l’argent ? personne. Et si j’allais vendre mes tableaux, mes dessins, on ne me donnerait pas vingt kopeks du tout ! Ces études m’ont été utiles, je le sens bien ; aucune n’a été entreprise en vain ; chacune d’elles m’a appris quelque chose. Mais à quoi bon tous ces essais sans fin ? Qui les achètera sans connaître mon nom ? Et d’ailleurs qui pourrait bien s’intéresser à des dessins d’après l’antique ou le modèle, ou encore à ma Psyché inachevée, à la perspective de ma chambre, au portrait de mon Nikita, encore que franchement il vaille mieux que ceux de n’importe quel peintre à la mode ?… En vérité, pourquoi suis-je là à tirer le diable par la queue, à suer sang et eau sur l’a b c de mon art, quand je pourrais briller aussi bien que les autres et faire fortune tout comme eux ? »

 

Comme il disait ces mots, Tchartkov pâlit soudain et se prit à trembler : un visage convulsé, qui paraissait sortir d’une toile déposée devant lui, fixait sur lui deux yeux prêts à le dévorer, tandis que le pli impérieux de la bouche commandait le silence. Dans son effroi, il voulut crier, appeler Nikita, qui déjà emplissait l’antichambre de ses ronflements épiques, mais le cri mourut sur ses lèvres, cédant la place à un sonore éclat de rire : il venait de reconnaître le fameux portrait, auquel il ne songeait déjà plus, et que le clair de lune, qui baignait la pièce, animait d’une vie étrange. Il s’empara aussitôt de la toile, l’examina, enleva à l’aide d’une éponge presque toute la poussière et la saleté qui s’y étaient accumulées ; puis, quand il l’eut suspendue au mur, il en admira encore davantage l’extraordinaire puissance. Tout le visage vivait maintenant et posait sur lui un regard qui le fit bientôt tressaillir, reculer, balbutier :

 

« Il regarde, il regarde avec des yeux humains ! »

 

Une histoire que lui avait jadis contée son professeur lui revint à la mémoire. L’illustre Léonard de Vinci avait peiné, dit-on, plusieurs années sur un portrait qu’il considéra toujours comme inachevé ; cependant, à en croire Vasari, tout le monde le tenait pour l’œuvre la mieux réussie, la plus parfaite qui fût ; les contemporains admiraient surtout les yeux, où le grand artiste avait su rendre jusqu’aux plus imperceptibles veinules. Dans le cas présent, il ne s’agissait point d’un tour d’adresse, mais d’un phénomène étrange et qui nuisait même à l’harmonie du tableau : le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain. Au lieu de la noble jouissance qui exalte l’âme à la vue d’une belle œuvre d’art, si repoussant qu’en soit le sujet, on éprouvait devant celle-ci une pénible impression.

 

« Qu’est-ce à dire ? se demandait involontairement Tchartkov. J’ai pourtant devant moi la nature, la nature vivante. Son imitation servile est-elle donc un crime, résonne-t-elle comme un cri discordant ? Ou peut-être, si l’on se montre indifférent, insensible envers son sujet, le rend-on nécessairement dans sa seule et odieuse réalité, sans que l’illumine la clarté de cette pensée impossible à saisir mais qui n’en est pas moins latente au fond de tout ; et il apparaît alors sous cet aspect qui se présente à quiconque, avide de comprendre la beauté d’un être humain, s’arme du bistouri pour le disséquer et ne découvre qu’un spectacle hideux ? Pourquoi, chez tel peintre, la simple, la vile nature s’auréole-t-elle de clarté, pourquoi vous procure-t-elle une jouissance exquise, comme si tout autour de vous coulait et se mouvait suivant un rythme plus égal, plus paisible ? Pourquoi, chez tel autre, qui lui a été tout aussi fidèle, cette même nature semble-t-elle abjecte et sordide ? La faute en est au manque de lumière. Le plus merveilleux paysage paraît lui aussi incomplet quand le soleil ne l’illumine point. »

 

Tchartkov s’approcha encore une fois du portrait pour examiner ces yeux extraordinaires et s’aperçut non sans effroi qu’ils le regardaient. Ce n’était plus là une copie de la nature, mais bien la vie étrange dont aurait pu s’animer le visage d’un cadavre sorti du tombeau. Était-ce un effet de la clarté lunaire, cette messagère du délire qui donne à toutes choses un aspect irréel ? Je ne sais, mais il éprouva un malaise soudain à se trouver seul dans la pièce. Il s’éloigna lentement du portrait, se détourna, s’efforça de ne plus le regarder, mais, malgré qu’il en eût, son œil, impuissant à s’en détacher, louchait sans cesse de ce côté. Finalement, il eut même peur d’arpenter ainsi la pièce : il croyait toujours que quelqu’un allait se mettre à le suivre, et se retournait craintivement. Sans être peureux, il avait les nerfs et l’imagination fort sensibles, et ce soir-là il ne pouvait s’expliquer sa frayeur instinctive. Il s’assit dans un coin, et là encore il eut l’impression qu’un inconnu allait se pencher sur son épaule et le dévisager. Les ronflements de Nikita, qui lui arrivaient de l’antichambre, ne dissipaient point sa terreur. Il quitta craintivement sa place, sans lever les yeux, se dirigea vers son lit et se coucha. À travers les fentes du paravent, il pouvait voir sa chambre éclairée par la lune, ainsi que le portrait accroché bien droit au mur et dont les yeux, toujours fixés sur lui avec une expression de plus en plus effrayante, semblaient décidément ne vouloir regarder rien d’autre que lui. Haletant d’angoisse, il se leva, saisit un drap et, s’approchant du portrait, l’en recouvrit tout entier.

 

Quelque peu tranquillisé, il se recoucha et se prit à songer à la pauvreté, au destin misérable des peintres, au chemin semé d’épines qu’ils doivent parcourir sur cette terre ; cependant, à travers une fente du paravent, le portrait attirait toujours invinciblement son regard. Le rayonnement de la lune avivait la blancheur du drap, à travers lequel les terribles yeux semblaient maintenant transparaître. Tchartkov écarquilla les siens, comme pour bien se convaincre qu’il ne rêvait point. Mais non, … il voit pour de bon, il voit nettement : le drap a disparu et, dédaignant tout ce qui l’entoure, le portrait entièrement découvert regarde droit vers lui, plonge, oui, c’est le mot exact, plonge au tréfonds de son âme…

 

Son cœur se glaça. Et soudain il vit le vieillard remuer, s’appuyer des deux mains au cadre, sortir les deux jambes, sauter dans la pièce. La fente ne laissait plus entrevoir que le cadre vide. Un bruit de pas retentit, se rapprocha. Le cœur du pauvre peintre battit violemment. La respiration coupée par l’effroi, il s’attendait à voir le vieillard surgir auprès de lui. Il surgit bientôt en effet, roulant ses grands yeux dans son impassible visage de bronze. Tchartkov voulut crier : il n’avait plus de voix ; il voulut remuer : ses membres ne remuaient point. La bouche bée, le souffle court, il contemplait l’étrange fantôme dont la haute stature se drapait dans son bizarre costume asiatique. Qu’allait-il entreprendre ? Le vieillard s’assit presque à ses pieds et tira un objet dissimulé sous les plis de son ample vêtement. C’était un sac. Il le dénoua, le saisit par les deux bouts, le secoua : de lourds rouleaux, pareils à de minces colonnettes, en tombèrent avec un bruit sourd ; chacun d’eux était enveloppé d’un papier bleu et portait l’inscription : « 1 000 ducats. » Le vieil homme dégagea de ses larges manches ses longues mains osseuses et se mit à défaire les rouleaux. Des pièces d’or brillèrent. Surmontant son indicible terreur, Tchartkov, immobile, couvait des yeux cet or, le regardait couler avec un tintement frêle entre les mains décharnées, étinceler, disparaître. Tout à coup, il s’aperçut qu’un des rouleaux avait glissé jusqu’au pied même du lit, près de son chevet. Il s’en empara presque convulsivement et, aussitôt, effrayé de son audace, jeta un coup d’œil craintif du côté du vieillard. Mais celui-ci semblait très occupé : il avait ramassé tous ses rouleaux et les remettait dans le sac ; puis, sans même lui accorder un regard, il s’en alla de l’autre côté du paravent. Tout en prêtant l’oreille au bruit des pas qui s’éloignaient, Tchartkov sentait son cœur battre à coups précipités. Il serrait le rouleau d’une main crispée et tremblait de tout le corps à la pensée de le perdre. Soudain les pas se rapprochèrent : le vieillard s’était sans doute aperçu qu’un rouleau manquait. Et de nouveau le terrible regard transperça le paravent, se posa sur lui. Le peintre serra le rouleau avec toute la force du désespoir ; il fit un suprême effort pour bouger, poussa un cri et… se réveilla.

 

Une sueur froide l’inondait ; son cœur battait à se rompre ; de sa poitrine oppressée, son dernier souffle semblait prêt à s’envoler. « C’était donc un songe ? » se dit-il en se prenant la tête à deux mains. Pourtant l’effroyable apparition avait eu tout le relief de la réalité. Maintenant encore qu’il ne dormait plus, ne voyait-il pas le vieillard rentrer dans le cadre, n’apercevait-il pas un pan de l’ample costume, tandis que sa main gardait la sensation du poids qu’elle avait tenu quelques instants plus tôt ? La lune se jouait toujours à travers la pièce, arrachant à l’ombre ici une toile, là une main de plâtre, ailleurs une draperie abandonnée, sur une chaise un pantalon, des bottes non cirées. À cet instant seulement Tchartkov s’aperçut qu’il était non plus couché dans son lit, mais bien planté juste devant le tableau. Il n’arrivait pas à comprendre ni comment il se trouvait là, ni surtout pourquoi le portrait s’offrait à lui entièrement découvert : le drap avait disparu. Il contemplait avec une terreur figée ces yeux vivants, ces yeux humains qui le fixaient. Une sueur froide inonda son visage ; il voulait s’éloigner, mais ses pieds semblaient rivés au sol. Et il vit, – non, ce n’était pas un songe, – il vit les traits du vieillard bouger, ses lèvres s’allonger vers lui comme si elles voulaient l’aspirer… Il bondit en arrière en jetant une clameur d’épouvante, et brusquement… se réveilla.

 

« Comment, c’était encore un rêve ! » Le cœur battant à se rompre, il reconnut à tâtons qu’il reposait toujours dans son lit, dans la position même où il s’était endormi. ! À travers la fente du paravent, qui s’étendait toujours devant lui, le clair de lune lui permettait d’apercevoir le portrait, toujours soigneusement enveloppé du drap. Ainsi donc il avait de nouveau rêvé. Pourtant sa main crispée semblait encore tenir quelque chose. Son oppression, ses battements de cœur devenaient insupportables. Par-delà la fente, il couva le drap du regard. Soudain il le vit nettement s’entrouvrir, comme si des mains s’efforçaient par-derrière de le rejeter. « Que se passe-t-il, mon Dieu ? » s’écria-t-il en se signant désespérément… et il se réveilla.

 

Cela aussi n’était qu’un rêve ! Cette fois il sauta du lit, à moitié fou, incapable de s’expliquer l’aventure : était-ce un cauchemar, le délire, une vision ? Pour calmer quelque peu son émoi et les pulsations désordonnées de ses artères, il s’approcha de la fenêtre, ouvrit le vasistas. Une brise embaumée le ranima. Le clair de lune baignait toujours les toits et les blanches murailles des maisons ; mais déjà de petits nuages couraient, de plus en plus nombreux, sur le ciel. Tout était calme ; de temps en temps montait d’une ruelle invisible le cahotement lointain d’un fiacre, dont le cocher somnolait sans doute au bercement de sa rosse paresseuse, dans l’attente de quelque client attardé. Tchartkov resta longtemps à regarder, la tête hors du vasistas. Les signes précurseurs de l’aurore se montraient déjà au firmament lorsqu’il sentit le sommeil le gagner ; il ferma le vasistas, regagna son lit, s’y allongea et s’endormit, cette fois, profondément.

 

Il s’éveilla très tard, la tête lourde, en proie à ce malaise que l’on éprouve dans une chambre enfumée. Un jour blafard, une désagréable humidité s’insinuaient dans l’atelier à travers les fentes des fenêtres, que bouchaient des tableaux et des toiles préparées. Sombre et maussade comme un coq trempé, Tchartkov s’assit sur son divan en lambeaux ; il ne savait trop qu’entreprendre, quand, soudain, tout son rêve lui revint en mémoire ; et son imagination le fit revivre avec une intensité si poignante qu’il finit par se demander s’il n’avait point réellement vu le fantôme. Arrachant aussitôt le drap, il examina le portrait à la lumière du jour. Si les yeux surprenaient toujours par leur vie extraordinaire, il n’y découvrait rien de particulièrement effrayant ; malgré tout, un sentiment pénible, inexplicable, demeurait au fond de son âme : il ne pouvait acquérir la certitude d’avoir vraiment rêvé. En tout cas, une étrange part de réalité avait dû se glisser dans ce rêve : le regard même et l’expression du vieillard semblaient confirmer sa visite nocturne ; la main du peintre éprouvait encore le poids d’un objet qu’on lui aurait arraché quelques instants plus tôt. Que n’avait-il serré le rouleau plus fort ? sans doute l’aurait-il conservé dans sa main, même après son réveil.

 

« Mon Dieu, que n’ai-je au moins une partie de cet argent ! » se dit-il en poussant un profond soupir. Il revoyait sortir du sac les rouleaux à l’inscription alléchante « 1 000 ducats » ; ils s’ouvraient, éparpillant leur or, puis se refermaient, disparaissaient, tandis que lui demeurait stupide, les yeux fixés dans le vide, incapable de s’arracher à ce spectacle, comme un enfant à qui l’eau vient à la bouche en voyant les autres se régaler d’un entremets défendu.

 

Un coup frappé à la porte le fit fâcheusement revenir à lui. Et son propriétaire entra, accompagné du commissaire de quartier, personnage dont l’apparition est, comme nul ne l’ignore, plus désagréable aux gens de peu que ne l’est aux gens riches la vue d’un solliciteur. Ledit propriétaire ressemblait à tous les propriétaires d’immeubles sis dans la quinzième ligne de l’île Basile, dans quelque coin du Vieux Pétersbourg ou tout au fond du faubourg de Kolomna ; c’était un de ces individus – fort nombreux dans notre bonne Russie dont le caractère serait aussi difficile à définir que la couleur d’une redingote usée. Aux temps lointains de sa jeunesse, il avait été capitaine dans l’armée et je ne sais trop quoi dans le civil ; grand brailleur, grand fustigeur, débrouillard et mirliflore ; au demeurant un sot. Depuis qu’il avait vieilli, toutes ces particularités distinctives s’étaient fondues en un morne ensemble indécis. Veuf et retraité, il ne faisait plus ni le fendant ni le vantard, ni le casseur d’assiettes ; il n’aimait qu’à prendre le thé en débitant toutes sortes de fadaises ; il arpentait sa chambre, mouchait sa chandelle, s’en allait tous les trente du mois réclamer son argent à ses locataires, sortait dans la rue, sa clef à la main pour examiner son toit, chassait le portier de sa tanière toutes les fois que le pauvre diable s’y enfermait pour faire un somme ; bref c’était un homme à la retraite qui, après avoir jeté sa gourme et passablement roulé sa bosse, ne gardait plus que de mesquines habitudes.

 

« Rendez-vous compte vous-même, Baruch Kouzmitch, dit le propriétaire en écartant les bras : il ne paye pas son terme, il ne le paye pas !

 

– Que voulez-vous que j’y fasse ? Je n’ai pas d’argent pour le moment. Patientez quelque peu. »

 

Le propriétaire jeta les hauts cris.

 

« Patienter ! Impossible, mon ami. Savez-vous qui j’ai pour locataires, monsieur ? Le lieutenant-colonel Potogonkine, monsieur, et depuis sept ans, s’il vous plaît ! Mme Anna Pétrovna Boukhmistérov, une personne qui a trois domestiques, monsieur, et à qui je loue encore ma remise ainsi qu’une écurie à deux boxes. Chez moi, voyez-vous, on paye son terme, je vous le dis tout franc. Veuillez donc vous exécuter sur-le-champ et de plus quitter ma maison sans retard.

 

– Oui, évidemment, puisque vous avez loué, vous devez payer la somme convenue, dit le commissaire avec un léger hochement de tête, un doigt planté derrière un bouton de son uniforme.

 

– Où voulez-vous que je la prenne ? Je n’ai pas le sou.

 

– Dans ce cas, veuillez donner satisfaction à Ivan Ivanovitch par des travaux de votre profession. Il acceptera peut-être d’être payé en tableaux ?

 

– En tableaux ? Merci bien, mon cher ! Encore si c’étaient des peintures à sujets nobles, qu’on pourrait pendre au mur : un général et ses crachats, le prince Koutouzov, ou quelque chose de ce genre ! Mais non, monsieur ne peint que des croquants : tenez, voilà le portrait du gaillard qui lui broie ses couleurs. À-t-on idée de prendre pour modèle un saligaud pareil ! Celui-là, la main me démange de lui flanquer une volée : il m’a enlevé tous les clous des targettes, le bandit !… Regardez-moi ces sujets !… Tenez, voilà sa chambre : si encore il la représentait propre et bien soignée ; mais non, il la peint avec toutes les saletés qui traînent dedans. Voyez un peu comme il m’a souillé cette pièce ; regardez, regardez vous-même… Moi chez qui des gens comme il faut passent des sept ans entiers : un lieutenant-colonel, Mme Boukhmistérov… Non, décidément, il n’y a pas de pire locataire qu’un artiste : ça vit comme un pourceau ! Dieu nous préserve de mener jamais pareille existence ! »

 

Le pauvre peintre devait patiemment écouter tout ce fatras. Cependant le commissaire reluquait études et tableaux ; il montra bientôt que son âme, plus vivante que celle du propriétaire, était même accessible aux impressions artistiques.

 

« Hé, hé, fit-il, en désignant du doigt une toile sur laquelle était peinte une femme nue, voilà un sujet plutôt… folâtre… Et ce bonhomme-là, pourquoi a-t-il une tache noire sous le nez ? Il s’est peut-être sali avec du tabac ?

 

– C’est l’ombre, répondit sèchement Tchartkov sans tourner les yeux vers lui.

 

– Vous auriez bien dû la transporter ailleurs ; sous le nez, ça se voit trop, dit le commissaire. Et celui-là, qui est-ce ? continua-t-il en s’approchant du fameux portrait. Il fait peur à voir. Avait-il l’air si terrible en réalité ?… Ah mais, il nous regarde, tout simplement. Quel croquemitaine ! Qui vous a donc servi de modèle ?

 

– Oh, c’est un… », voulut dire Tchartkov, mais un craquement lui coupa la parole.

 

Le commissaire avait sans doute serré trop fort le cadre dans ses lourdes mains d’argousin ; les bordures cédèrent ; l’une tomba par terre et, en même temps qu’elle un rouleau enveloppé de papier bleu qui tinta lourdement. L’inscription « 1 000 ducats » sauta aux yeux de Tchartkov. Il se précipita comme un insensé sur le rouleau, le ramassa, le serra convulsivement dans sa main, abaissée par le poids de l’objet.

 

« N’est-ce pas de l’argent qui a tinté ? » dit le commissaire.

 

Il avait bien entendu tomber quelque chose sans que la promptitude de Tchartkov lui eût permis de voir ce que c’était au juste.

 

« En quoi cela vous regarde-t-il ?

 

– En ceci, monsieur, que vous devez un terme à votre propriétaire et que, tout en ayant de l’argent, refusez de le payer. Compris ?

 

– Bon, je le lui payerai dès aujourd’hui.

 

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît, refusiez-vous de le faire ? Pourquoi lui occasionnez-vous du dérangement, à ce digne homme… et à la police par-dessus le marché ?

 

– Parce que je ne voulais pas toucher à cet argent. Mais je vous répète que je lui réglerai ma dette ce soir même ; et je quitterai dès demain sa maison, car je ne veux pas rester plus longtemps chez un pareil propriétaire.

 

– Allons, Ivan Ivanovitch, il vous payera… Et s’il ne vous donne pas entière satisfaction, dès ce soir, alors… alors, monsieur l’artiste, vous aurez affaire à nous. »

 

Sur ce, il se coiffa de son tricorne et gagna l’antichambre, suivi du propriétaire, qui baissait la tête et semblait rêveur.

 

« Bon débarras, Dieu merci » s’exclama Tchartkov, quand il entendit la porte d’entrée se refermer.

 

Il jeta un coup d’œil dans l’antichambre, envoya Nikita en course pour être complètement seul, et, revenu dans son atelier, se mit, le cœur palpitant, à défaire son trésor. Le rouleau, semblable en tous points à ceux qu’il avait vus en rêve, contenait exactement mille ducats, flambant neufs et brûlants comme du feu. « N’est-ce point un songe ? » se demanda-t-il encore en contemplant, à demi-fou, ce flot d’or, qu’il palpait éperdument, sans pouvoir reprendre ses esprits. Des histoires de trésors cachés, de cassettes à tiroirs secrets léguées par de prévoyants ancêtres à des arrière-neveux dont ils pressentaient la ruine, obsédaient en foule son imagination. Il en vint à se croire devant un cas de ce genre : sans doute quelque aïeul avait-il imaginé de laisser à son petit-fils ce cadeau, enclos dans le cadre d’un portrait de famille ? Emporté par un délire romanesque, il se demanda même s’il n’y avait pas là un rapport secret avec son propre destin : l’existence du portrait n’était-elle pas liée à la sienne, et son acquisition prédestinée ? Il examina très attentivement le cadre : une rainure avait été pratiquée sur l’un des côtés, puis recouverte d’une planchette, mais avec tant d’adresse et de façon si peu visible que, n’était la grosse patte du commissaire, les ducats y auraient reposé jusqu’à la consommation des siècles. Sa vue s’étant, du cadre, reportée sur le tableau, il en admira une fois de plus la superbe facture, et, singulièrement, l’extraordinaire fini des yeux : il les regardait maintenant sans crainte, mais toujours avec un certain malaise.

 

« Allons, se dit-il, de qui que tu sois l’aïeul, je te mettrai sous verre et, en échange de CECI, je te donnerai un beau cadre doré. »

 

Ce disant, il laissa tomber sa main sur le tas d’or étalé devant lui ; son cœur précipita ses battements.

 

« Qu’en faire ? se demandait-il en le couvant du regard. Voilà ma vie assurée pour trois ans au moins. J’ai de quoi acheter des couleurs, payer mon dîner, mon thé, mon entretien, mon logement. Je puis m’enfermer dans mon atelier et y travailler tranquillement ; nul ne viendra plus m’importuner. Je vais faire l’emplette d’un excellent mannequin, me commander un torse de plâtre et y modeler des jambes, cela me fera une Vénus, acheter enfin des gravures d’après les meilleurs tableaux. Si je travaille trois ans sans me dépêcher, sans songer à la vente, je les enfoncerai tous et pourrai devenir un bon peintre. »

 

Voilà ce que lui dictait la raison, mais au fond de lui-même s’élevait une voix plus puissante. Et quand il eut jeté un nouveau regard sur le tas d’or, ses vingt-deux ans, son ardente jeunesse lui tinrent un bien autre langage. Tout ce qu’il avait contemplé jusqu’alors avec des yeux envieux, tout ce qu’il avait admiré de loin, l’eau à la bouche, se trouvait maintenant à sa portée. Ah, comme son cœur ardent se mit à battre dès que cette pensée lui vint ! S’habiller à la dernière mode, faire bombance après ces longs jours de jeûne, louer un bel appartement, aller tout de suite au théâtre, au café, au… Il avait déjà sauté sur son or et se trouvait dans la rue.

 

Il entra tout d’abord chez un tailleur et une fois vêtu de neuf des pieds à la tête, ne cessa plus de s’admirer comme un enfant. Il loua sans marchander le premier appartement qui se trouva libre sur la Perspective, un appartement magnifique avec de grands trumeaux et des vitres d’un seul carreau. Il acheta des parfums, des pommades, une lorgnette fort coûteuse dont il n’avait que faire et beaucoup plus de cravates qu’il n’en avait besoin. Il se fit friser par un coiffeur, parcourut deux fois la ville en landau sans la moindre nécessité, se bourra de bonbons dans une confiserie, et s’en alla dîner chez un traiteur français, sur lequel il avait jusqu’alors des notions aussi vagues que sur l’empereur de Chine. Tout en dînant il se donnait de grands airs, regardait d’assez haut ses voisins, et réparait sans cesse le désordre de ses boucles en se mirant dans la glace qui lui faisait face. Il se commanda une bouteille de champagne, boisson qu’il ne connaissait que de réputation, et qui lui monta légèrement à la tête. Il se retrouva dans la rue de fort belle humeur et prit des allures de conquérant. Il déambula tout guilleret le long du trottoir en braquant sa lorgnette sur les passants. Il aperçut sur le pont son ancien maître et fila crânement devant lui, comme s’il ne l’avait pas vu : le bonhomme en demeura longtemps stupide, le visage transformé en point d’interrogation.

 

Le soir même, Tchartkov fit transporter son chevalet, ses toiles, ses tableaux, toutes ses affaires dans le superbe appartement. Après avoir disposé bien en vue ce qu’il avait de mieux et jeté le reste dans un coin, il se mit à arpenter les pièces en jetant de fréquentes œillades aux miroirs. Il sentait sourdre en lui le désir invincible de violenter la gloire et de faire voir à l’univers ce dont il était capable. Il croyait déjà entendre les cris : « Tchartkov ! Tchartkov ! Avez-vous vu le tableau de Tchartkov ? Quelle touche ferme et rapide ! Quel vigoureux talent ! » Une extase fébrile l’emportait Dieu sait où.

 

Le matin venu, il prit une dizaine de ducats, et s’en alla demander une aide généreuse au directeur d’un journal en vogue. Le directeur le reçut cordialement, lui donna du « cher maître », lui pressa les deux mains, s’enquit par le menu de ses nom, prénoms et domicile. Et dès le lendemain, le journal publiait, à la suite d’une annonce vantant les qualités d’une nouvelle chandelle, un article intitulé : « L’extraordinaire talent de Tchartkov. »

 

« Hâtons-nous de complimenter les habitants éclairés de notre capitale : ils viennent de faire une acquisition qu’on nous permettra de qualifier de magnifique à tous les points de vue. Chacun se plaît à reconnaître qu’on trouve chez nous un grand nombre de charmants visages et d’heureuses physionomies ; mais nous ne possédions pas encore le moyen de les faire passer à la postérité par l’entremise miraculeuse du pinceau. Cette lacune est désormais comblée : un peintre est apparu qui réunit en lui toutes les qualités nécessaires. Dorénavant nos beautés seront sûres de se voir rendues dans toute leur grâce exquise, aérienne, enchanteresse, semblable à celle des papillons qui voltigent parmi les fleurs printanières. Le respectable père de famille se verra entouré de tous les siens. Le négociant comme le militaire, l’homme d’État comme le simple citoyen, chacun continuera sa carrière avec un zèle redoublé. Hâtez-vous, hâtez-vous, entrez chez lui, au retour d’une promenade, d’une visite à un ami, à une cousine, à un beau magasin ; hâtez-vous d’y aller d’où que vous veniez. Vous verrez dans son magnifique atelier (Perspective Nevski, n°…) une multitude de portraits dignes des Van Dyck et des Titien. On ne sait trop qu’admirer davantage en eux : la vigueur de la touche, l’éclat de la palette ou la ressemblance avec l’original. Soyez loué, ô peintre, vous avez tiré un bon numéro à la loterie ! Bravo, André Pétrovitch ! (Le journaliste aimait évidemment la familiarité.) Travaillez à votre gloire et à la nôtre. Nous savons vous apprécier. L’affluence du public et la fortune (encore que certains de nos confrères s’élèvent contre elle) seront votre récompense. »

 

Tchartkov lut et relut cette annonce avec un secret plaisir ; son visage rayonnait. Enfin la presse parlait de lui ! La comparaison avec Van Dyck et Titien le flatta énormément. L’exclamation « Bravo, André Pétrovitch ! » ne fut pas non plus pour lui déplaire : les journaux le nommaient familièrement par ses prénoms ; quel honneur insoupçonné ! Dans sa joie, il entreprit à travers l’atelier une promenade sans fin, en ébouriffant ses cheveux d’une main nerveuse ; tantôt il se laissait choir dans un fauteuil, puis bondissait et s’installait sur le canapé, essayant d’imaginer comment il allait recevoir les visiteurs et les visiteuses ; tantôt il s’approchait d’une toile, esquissant des gestes susceptibles de mettre en valeur tant le charme de sa main que la hardiesse de son pinceau.

 

Le lendemain, on sonna à sa porte ; il courut ouvrir. Une dame entra, suivie d’une jeune personne de dix-huit ans, sa fille ; un valet en manteau de livrée doublé de fourrure les accompagnait.

 

« Vous êtes bien M. Tchartkov ? » s’enquit la dame.

 

Le peintre s’inclina.

 

« On parle beaucoup de vous ; on prétend que vos portraits sont le comble de la perfection. »

 

Sans attendre de réponse, la dame, levant son face-à-main, s’en fut d’un pas léger examiner les murs ; mais comme elle les trouva vides :

 

« Où donc sont vos portraits ? demanda-t-elle.

 

– On les a emportés, dit le peintre quelque peu confus. … Je viens d’emménager ici…, ils sont encore en route.

 

– Vous êtes allé en Italie ? demanda encore la dame en braquant vers lui son face-à-main, faute d’autre objet à lorgner.

 

– Non…, pas encore… J’en avais bien l’intention… mais j’ai remis mon voyage… Mais voici des fauteuils ; vous devez être fatiguées ?

 

– Merci, je suis longtemps restée assise en voiture… Ah, ah, je vois enfin de vos œuvres ! » s’écria la dame, dirigeant cette fois son face-à-main vers la paroi au pied de laquelle Tchartkov avait déposé ses études, ses portraits, ses essais de perspective. Elle y courut aussitôt. « C’est charmant. Lise, Lise, venez ici. Un intérieur à la manière de Téniers. Tu vois ? Du désordre, du désordre partout ; une table et un buste dessus, une main, une palette… et jusqu’à de la poussière… Tu vois, tu vois la poussière ? C’est charmant… Tiens, une femme qui se lave le visage ! Quelle jolie figure !… Ah, un moujik !… Lise, Lise, regarde : un petit moujik en blouse russe !… Je croyais que vous ne peigniez que des portraits ?

 

– Oh, tout cela n’est que bagatelles… Histoire de m’amuser… De simples études !

 

– Dites, que pensez-vous des portraitistes contemporains ? N’est-ce pas qu’aucun d’eux n’approche du Titien ? On ne trouve plus cette puissance de coloris, cette… Quel dommage que je ne puisse vous exprimer ma pensée en russe ! » La dame, férue de peinture, avait parcouru avec son face-à-main toutes les galeries d’Italie… « Cependant M. Nol… Ah, celui-là comme il peint… Je trouve ses visages plus expressifs même que ceux du Titien !… Vous ne connaissez pas M. Nol ?

 

– Qui est ce Nol ?

 

– M. Nol ! Ah, quel talent ! Il a peint le portrait de Lise lorsqu’elle n’avait que douze ans… Il faut absolument que vous veniez le voir. Lise, montre-lui ton album. Vous savez que nous sommes ici pour que vous commenciez son portrait, séance tenante.

 

– Comment donc !… À l’instant même !… »

 

En un clin d’œil il avança son chevalet chargé d’une toile, prit sa palette, attacha son regard sur le pâle visage de la jeune fille. Tout connaisseur du cœur humain aurait aussitôt déchiffré sur ces traits : un engouement enfantin pour les bals ; pas mal d’ennui et des plaintes sur la longueur du temps, avant comme après le dîner ; un vif désir de faire voir ses robes neuves à la promenade ; les lourdes traces d’une application indifférente à des arts divers, inspirée par sa mère en vue d’élever son âme. Tchartkov, lui, ne voyait sur cette figure délicate qu’une transparence de chair rappelant presque la porcelaine et bien faite pour tenter le pinceau ; une molle langueur, le cou fin et blanc, la taille d’une sveltesse aristocratique le séduisait. Il se préparait d’avance à triompher, à montrer l’éclat, la légèreté d’un pinceau qui n’avait eu jusqu’ici affaire qu’à de vils modèles aux traits heurtés, à de sévères antiques, à quelques copies de grands maîtres. Il voyait déjà ce gentil minois rendu par lui.

 

« Savez-vous quoi ? fit la dame, dont le visage prit une expression quasi touchante. Je voudrais… Elle porte une robe… Je préférerais, voyez-vous, ne pas la voir peinte dans la robe à laquelle nous sommes si habituées. J’aimerais qu’elle fût vêtue simplement, assise à l’ombre de verdures, au sein de quelque prairie… avec un troupeau ou des bois dans le lointain…, qu’elle n’eût pas l’air d’aller à un bal ou à une soirée à la mode. Les bals, je vous l’avoue, sont mortels pour nos âmes ; ils atrophient ce qui nous reste encore de sentiments… Il faudrait, voyez-vous, plus de simplicité. » (Les visages de cire de la mère et de la fille prouvaient, hélas, qu’elles avaient un peu trop fréquenté les dits bals.)

 

Tchartkov se mit à l’ouvrage. Il installa son modèle, réfléchit quelques instants, prit ses points de repère en battant l’air du pinceau, cligna d’un œil, se recula pour mieux juger de l’effet. Au bout d’une heure, la préparation terminée à son gré, il commença de peindre. Tout entier à son œuvre, il en oublia jusqu’à la présence de ses aristocratiques clientes et céda bientôt à ses façons de rapin : il chantonnait, poussait des exclamations, faisait sans la moindre cérémonie, d’un simple mouvement de pinceau, lever la tête à son modèle, qui finit par s’agiter et témoigner d’une fatigue extrême.

 

« Assez pour aujourd’hui, dit la mère.

 

– Encore quelques instants, supplia le peintre.

 

– Non, il est temps de partir… Trois heures déjà, Lise. Ah mon Dieu, qu’il est tard ! s’écria-t-elle en tirant une petite montre accrochée par une chaîne d’or à sa ceinture.

 

– Rien qu’une petite minute ! » implora Tchartkov, d’une voix naïve, enfantine.

 

Mais la dame ne paraissait nullement disposée à satisfaire, ce jour-là, les exigences artistiques de son peintre ; elle lui promit, en revanche, de rester davantage une autre fois.

 

« C’est bien ennuyeux, se dit Tchartkov, ma main commençait à se dégourdir ! » Il se souvint que, dans son atelier de l’île Basile, personne n’interrompait son travail : Nikita gardait la pose indéfiniment et s’endormait même dans cette position. Il abandonna, tout dépité, son pinceau, sa palette, et se figea dans la contemplation de sa toile.

 

Un compliment de la grande dame le tira de cette rêverie. Il se précipita pour accompagner les visiteuses jusqu’à la porte de la maison ; sur l’escalier il fut autorisé à les venir voir, prié à dîner pour la semaine suivante. Il rentra chez lui tout rasséréné, entièrement captivé par les charmes de la grande dame. Jusqu’alors il avait jugé ces êtres-là inaccessibles, uniquement créés et mis au monde pour rouler dans de belles voitures, avec cochers et valets de pied de grand style, et n’accordant aux pauvres piétons que des regards indifférents. Et voilà qu’une de ces nobles créatures avait pénétré chez lui pour lui commander le portrait de sa fille et l’inviter dans son aristocratique demeure. Une joie délirante l’envahit ; pour fêter ce grand événement, il s’offrit un bon dîner, passa la soirée au spectacle et parcourut de nouveau la ville en landau, toujours sans la moindre nécessité.

 

Les jours suivants, il ne parvint pas à s’intéresser à ses travaux en cours. Il ne faisait que se préparer, qu’attendre le moment où l’on sonnerait à la porte. Enfin la grande dame et sa pâle enfant arrivèrent. Il les fit asseoir, avança la toile – avec adresse cette fois et des prétentions à l’élégance – et se mit à peindre. La journée ensoleillée, le vif éclairage lui permirent d’apercevoir sur son fragile modèle certains détails qui, traduits sur la toile, donneraient une grande valeur au portrait. Il comprit que, s’il arrivait à les reproduire avec la même perfection que les lui offrait la nature, il ferait quelque chose d’extraordinaire. Son cœur commença même à battre légèrement quand il sentit qu’il allait exprimer ce dont nul avant lui ne s’était encore aperçu. Tout à son art, il oublia de nouveau la noble origine de son modèle. À voir si bien rendus par son pinceau ces traits délicats, cette chair exquise, quasi diaphane, il se sentait défaillir. Il tâchait de saisir la moindre nuance, un léger reflet jaune, une tache bleuâtre à peine visible sous les yeux et copiait déjà un petit bouton poussé sur le front, quand il entendit au-dessus de lui la voix de la maman :

 

« Eh non, voyons… Pourquoi cela ? C’est inutile… Et puis il me semble qu’à certains endroits vous avez fait… un peu jaune… Et ici, tenez, on dirait de petites taches sombres. »

 

Le peintre voulut expliquer que précisément ces taches et ces reflets jaunes mettaient en valeur l’agréable et tendre coloris du visage. Il lui fut répondu qu’elles ne mettaient rien du tout en valeur, que c’était là une illusion de sa part.

 

« Permettez-moi pourtant une légère touche de jaune, une seule, ici tenez », insista le naïf Tchartkov.

 

On ne lui permit même pas cela. Il lui fut déclaré que Lise n’était pas très bien disposée ce jour-là, que d’habitude son visage, d’une fraîcheur surprenante, n’offrait pas la moindre trace de jaune.

 

Bon gré mal gré, Tchartkov dut effacer ce que son pinceau avait fait naître sur la toile. Bien des traits presque invisibles disparurent et avec eux s’évanouit une partie de la ressemblance. Il se mit à donner machinalement au tableau cette note uniforme qui se peint de mémoire et transforme les portraits d’êtres vivants en figures froidement irréelles, semblables à des modèles de dessin. Mais la disparition des tons déplaisants satisfit pleinement la noble dame. Elle marqua toutefois sa surprise de voir le travail traîner si longtemps : M. Tchartkov, lui avait-on dit, terminait ses portraits en deux séances.

 

L’artiste ne trouva rien à lui répondre. Il déposa son pinceau et, quand il eut accompagné ces dames jusqu’à la porte, demeura longtemps, immobile et songeur, devant sa toile.

 

Il revoyait avec une douleur stupide les nuances légères, les tons vaporeux qu’il avait saisis puis effacés d’un pinceau impitoyable. Plein de ces impressions, il écarta le portrait, alla chercher une tête de Psyché, qu’il avait naguère ébauchée puis abandonnée dans un coin. C’était une figure dessinée avec art, mais froide, banale, conventionnelle. Il la reprit maintenant dans le dessein d’y fixer les traits qu’il avait pu observer sur son aristocratique visiteuse, et qui se pressaient en foule dans sa mémoire. Il réussit en effet à les y transposer sous cette forme épurée que leur donnent les grands artistes, alors qu’imprégnés de la nature ils s’en éloignent pour la recréer. Psyché parut s’animer : ce qui n’était qu’une implacable abstraction se transforma peu à peu en un corps vivant ; les traits de la jeune mondaine lui furent involontairement communiqués et elle acquit de ce fait cette expression particulière qui donne à l’œuvre d’art un cachet d’indéniable originalité.

 

Tout en utilisant les détails, Tchartkov semblait avoir réussi à dégager le caractère général de son modèle. Son travail le passionnait ; il s’y consacra entièrement durant plusieurs jours et les deux dames l’y surprirent. Avant qu’il eût eu le temps d’éloigner son tableau, elles battirent des mains, poussèrent des cris joyeux.

 

« Lise, Lise, ah, que c’est ressemblant ! Superbe, superbe ! Quelle bonne idée vous avez eue de l’habiller d’un costume grec ! Ah quelle surprise ! »

 

Le peintre ne savait comment les tirer de cette agréable erreur. Mal à l’aise, baissant les yeux, il murmura :

 

« C’est Psyché.

 

– Psyché ! Ah ! charmant ! dit la mère en le gratifiant d’un sourire que la fille imita aussitôt. N’est-ce pas, Lise, tu ne saurais être mieux qu’en Psyché ? Quelle idée délicieuse ! Mais quel art ! On dirait un Corrège. J’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai lu bien des choses sur votre compte, mais, vous l’avouerai-je ? je ne vous savais pas un pareil talent. Allons, il faut que vous fassiez aussi mon portrait. »

 

Évidemment la bonne dame se voyait, elle aussi, sous les traits de quelque Psyché.

 

« Tant pis ! se dit Tchartkov. Puisqu’elles ne veulent pas être dissuadées, Psyché passera pour ce qu’elles désirent. »

 

« Ayez la bonté de vous asseoir un moment, proféra-t-il ; j’ai quelques retouches à faire.

 

– Ah, je crains que vous… Elle est si ressemblante ! »

 

Comprenant que leur appréhension avait surtout trait aux tons jaunes, le peintre s’empressa de rassurer ces dames : il voulait seulement souligner le brillant et l’expression des yeux. En réalité, il éprouvait une honte extrême et, de peur qu’on ne lui reprochât son impudence, il tenait à pousser la ressemblance aussi loin que possible. Bientôt en effet le visage de Psyché prit de plus en plus nettement les traits de la pâle jeune fille.

 

« Assez ! » dit la mère redoutant que la ressemblance ne devînt trop parfaite.

 

Un sourire, de l’argent, des compliments, une poignée de main fort cordiale, une invitation à dîner, bref mille récompenses flatteuses payèrent le peintre de ses peines.

 

Le portrait fit sensation. La dame le montra à ses amies : toutes admirèrent – non sans qu’une légère rougeur leur montât au visage – l’art avec lequel le peintre avait su à la fois garder la ressemblance et mettre en valeur la beauté du modèle. Et Tchartkov fut soudain assailli de commandes ; toute la ville semblait vouloir se faire portraiturer par lui ; on sonnait à chaque instant à sa porte. Évidemment la diversité de toutes ces figures pouvait lui permettre d’acquérir une pratique extraordinaire. Par malheur, c’étaient des gens difficiles à satisfaire, des gens pressés, fort occupés, ou des mondains, c’est-à-dire encore plus occupés que les autres et par conséquent très impatients. Tous tenaient à un travail rapide et bien fait. Tchartkov comprit que dans ces conditions il ne pouvait rechercher le fini ; la prestesse du pinceau devait lui tenir lieu de toute autre qualité. Il suffisait de saisir l’ensemble, l’expression générale, sans vouloir approfondir les détails, poursuivre la nature jusqu’en son intime perfection. En outre, chacun – ou presque chacun – de ses modèles avait ses prétentions particulières. Les dames demandaient que le portrait rendît avant tout l’âme et le caractère, le reste devant être parfois complètement négligé ; que les angles fussent tous arrondis, les défauts atténués, voire supprimés ; bref, que le visage, s’il ne pouvait provoquer des coups de foudre, inspirât tout au moins l’admiration. Aussi prenaient-elles en s’installant pour la pose des expressions bien faites pour déconcerter Tchartkov : l’une jouait la rêveuse, l’autre la mélancolique ; pour amenuiser sa bouche, une troisième se pinçait les lèvres jusqu’à donner l’illusion d’un point gros comme une tête d’épingle. Elles ne laissaient pas pour autant d’exiger de lui la ressemblance, le naturel, l’absence d’apprêts.

 

Les hommes ne le cédaient en rien au sexe faible. Celui-ci voulait se voir rendu avec un port de tête énergique, celui-là avec les yeux levés au ciel d’un air inspiré. Un lieutenant de la garde désirait que son regard fît songer à Mars ; un fonctionnaire, que son visage exprimât au plus haut degré la noblesse jointe à la droiture ; sa main devait s’appuyer sur un livre où s’inscriraient très apparemment, ces mots : « J’ai toujours défendu la vérité. »

 

Au début ces exigences affolaient Tchartkov : impossible de les satisfaire sérieusement dans un laps de temps aussi court ! Mais bientôt il comprit de quoi il retournait et cessa de se mettre martel en tête. Deux ou trois mots lui faisaient deviner les désirs du modèle. Celui qui se voulait en Mars l’était. À celui qui prétendait jouer les Byron, il octroyait une pose et un port de tête byroniens. Qu’une dame désirât être Corinne, Ondine, Aspasie ou Dieu sait quoi encore, il y consentait sur-le-champ. Il avait seulement soin d’ajouter une dose suffisante de beauté, de distinction, ce qui, chacun le sait, ne gâte jamais les choses et peut faire pardonner au peintre jusqu’au manque de ressemblance. L’étonnante prestesse de son pinceau finit par le surprendre lui-même. Quant à ses modèles, ils se déclaraient naturellement enchantés et proclamaient partout son génie.

 

Tchartkov devint alors, sous tous les rapports, un peintre à la mode. Il dînait à droite et à gauche, accompagnait les dames aux expositions, voire à la promenade, s’habillait en dandy, affirmait publiquement qu’un peintre appartient à la société et ne doit point déroger à son rang. Les artistes, à l’en croire, avaient grand tort de s’accoutrer comme des savetiers, d’ignorer les belles manières, de manquer totalement d’éducation. Il portait maintenant des jugements tranchants sur l’art et les artistes. À l’entendre on prônait trop les vieux maîtres : « Les préraphaélites n’ont peint que des écorchés ; la prétendue sainteté de leurs œuvres n’existe que dans l’imagination de ceux qui les contemplent ; Raphaël lui-même n’est pas toujours excellent, et seule une tradition bien enracinée assure la célébrité à bon nombre de ses tableaux ; Michel-Ange est entièrement dénué de grâce, ce fanfaron ne songe qu’à faire parade de sa science de l’anatomie ; l’éclat, la puissance du pinceau et du coloris sont l’apanage exclusif de notre siècle. » Par une transition bien naturelle, Tchartkov arrivait alors à lui-même.

 

« Non, disait-il, je ne comprends pas ceux qui peinent et pâlissent sur leur travail. Quiconque traîne des mois sur une toile n’est qu’un artisan ; je ne croirai jamais qu’il a du talent ; le génie crée avec audace et rapidité. Tenez, moi, par exemple, j’ai peint ce portrait en deux jours, cette tête en un seul, ceci en quelques heures, cela en une heure au plus… Non, voyez-vous, je n’appelle pas art ce qui se fabrique au compte-gouttes ; c’est du métier, si vous voulez, mais de l’art, non pas ! »

 

Tels étaient les propos qu’il tenait à ses visiteurs ; ceux-ci à leur tour admiraient la hardiesse, la puissance de son pinceau ; cette rapidité d’exécution leur arrachait même des exclamations de surprise et ils se confiaient ensuite l’un à l’autre.

 

« C’est un homme de talent, de grand talent ! Écoutez-le parler, voyez comme ses yeux brillent. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans toute sa figure ! »

 

L’écho de ces louanges flattait Tchartkov. Quand les feuilles publiques le complimentaient, il se réjouissait comme un enfant, encore qu’il eût payé de sa poche ces beaux éloges. Il prenait une joie naïve à ces articles, les colportait partout, les montrait comme par hasard à ses amis et connaissances. Sa vogue grandissait, les commandes affluaient. Cependant ces portraits, ces personnages dont il connaissait par cœur les attitudes et les mouvements, commençaient à lui peser. Il les peignait sans grand plaisir, se bornant à esquisser tant bien que mal la tête et laissant ses élèves achever le reste. Au début il avait encore inventé des effets hardis, des poses originales ; maintenant cette recherche même lui semblait fastidieuse. Réfléchir, imaginer étaient pour son esprit de trop pénibles efforts, auxquels il n’avait d’ailleurs pas le temps de se livrer : son existence dissipée, le rôle d’homme du monde qu’il s’efforçait de jouer, tout cela l’emportait loin du travail et de la réflexion. Son pinceau perdait son brio, sa chaleur, se cantonnait placidement dans les poncifs les plus désuets. Les visages froids, monotones, toujours fermés, toujours boutonnés si l’on peut dire, des fonctionnaires, tant civils que militaires, ne lui offraient point un champ bien vaste : il en oubliait les somptueuses draperies, les gestes hardis, les passions. Il ne pouvait être question de grouper des personnages, de nouer quelque noble action dramatique. Tchartkov n’avait devant lui que des uniformes, des corsets, des habits noirs, tous objets bien propres à glacer l’artiste et à tuer l’inspiration. Aussi ses ouvrages étaient-ils maintenant dépourvus des qualités les plus ordinaires ; ils jouissaient toujours de la vogue, mais les vrais connaisseurs haussaient les épaules en les regardant. Certains d’entre eux, qui avaient connu Tchartkov autrefois, n’arrivaient pas à comprendre comment, à peine parvenu à son plein épanouissement, ce garçon bien doué avait soudain perdu un talent dont il avait donné dès ses débuts des preuves si manifestes.

 

Le peintre enivré ignorait ces critiques. Il avait acquis la gravité de l’âge et de l’esprit ; il engraissait, s’épanouissait en largeur. Journaux et revues l’appelaient déjà « notre éminent André Pétrovitch » ; on lui offrait des postes honorifiques ; on le nommait membre de jurys, de comités divers. Comme il est de règle à cet âge respectable, il prenait maintenant le parti de Raphaël et des vieux maîtres, non point qu’il se fût pleinement convaincu de leur valeur, mais pour s’en faire une arme contre ses jeunes confrères. Car, toujours comme de règle à cet âge, il reprochait à la jeunesse son immoralité, son mauvais esprit. Il commençait à croire que tout en ce bas monde s’accomplit aisément, à condition d’être rigoureusement soumis à la discipline de l’ordre et de l’uniformité ; l’inspiration n’est qu’un vain mot. Bref, il atteignait le moment où l’homme sent mourir en lui tout élan, où l’archet inspiré n’exhale plus autour de son cœur que des sons languissants. Alors le contact de la beauté n’enflamme plus les forces vierges de son être. En revanche les sens émoussés deviennent plus attentifs au tintement de l’or, se laissent insensiblement endormir par sa musique fascinatrice. La gloire ne peut apporter de joie à qui l’a volée : elle ne fait palpiter que les cœurs dignes d’elle. Aussi tous ses sens, tous ses instincts s’orientèrent-ils vers l’or. L’or devient sa passion, son idéal, sa terreur, sa volupté, son but. Les billets s’amoncelaient dans ses coffres, et comme tous ceux à qui est départi cet effroyable lot, il devint triste, inaccessible, indifférent à tout ce qui n’était pas l’or, lésinant sans besoin, amassant sans méthode. Il allait bientôt se muer en l’un de ces êtres étranges, si nombreux dans notre univers insensible, que l’homme doué de cœur et de vie considère avec épouvante : ils lui semblent des tombeaux mouvants qui portent un cadavre en eux, un cadavre en place de cœur. Un événement imprévu devait cependant ébranler son inertie, réveiller toutes ses forces vives.

 

Un beau jour il trouva un billet sur sa table : l’Académie des Beaux-Arts le priait, en tant qu’un de ses membres les plus en vue, de venir donner son opinion sur une œuvre envoyée d’Italie par un peintre russe qui s’y perfectionnait dans son art. Ce peintre était un de ses anciens camarades : passionné depuis l’enfance pour la peinture, il s’y était consacré de toute son âme ardente ; abandonnant ses amis, sa famille, ses chères habitudes, il s’était précipité vers le pays où sous un ciel sans nuages mûrit la grandiose pépinière de l’art, cette superbe Rome dont le nom seul fait battre si violemment le grand cœur de l’artiste. Il y vécut en ermite, plongé dans un labeur sans trêve et sans merci. Peu lui importait que l’on critiquât son caractère, ses maladresses, son manque d’usage et que la modestie de son costume fît rougir ses confrères : il se souciait fort peu de leur opinion. Voué corps et âme à l’art, il méprisait tout le reste. Visiteur inlassable des musées, il passait des heures entières devant les œuvres des grands peintres, acharné à poursuivre le secret de leur pinceau. Il ne terminait rien sans s’être confié à ces maîtres, sans avoir tiré de leurs ouvrages un conseil éloquent encore que muet. Il se tenait à l’écart des discussions orageuses et ne prenait parti ni pour ni contre les puristes. Comme il ne s’attachait qu’aux qualités, il savait rendre justice à chacun, mais finalement il ne garda qu’un seul maître, le divin Raphaël – tel ce grand poète qui après avoir lu bien des ouvrages exquis ou grandioses, choisit comme livre de chevet la seule Iliade, pour avoir découvert qu’elle renferme tout ce qu’on peut désirer, que tout s’y trouve évoqué avec la plus sublime perfection.

 

Quand Tchartkov arriva à l’Académie, il trouva réunis devant le tableau une foule de curieux qui observaient un silence pénétré, fort insolite en pareille occurrence. Il s’empressa de prendre une mine grave de connaisseur et s’approcha de la toile. Dieu du ciel, quelle surprise l’attendait !

 

L’œuvre du peintre s’offrait à lui avec l’adorable pureté d’une fiancée. Innocente et divine comme le génie, elle planait au-dessus de tout. On eût dit que, surprises par tant de regards fixés sur elles, ces figures célestes baissaient modestement leurs paupières. L’étonnement béat des connaisseurs devant ce chef-d’œuvre d’un inconnu était pleinement justifié. Toutes les qualités semblaient ici réunies : si la noblesse hautaine des poses révélait l’étude approfondie de Raphaël et la perfection du pinceau, celle du Corrège, la puissance créatrice appartenait en propre à l’artiste et dominait le reste. Il avait approfondi le moindre détail, pénétré le sens secret, la norme et la règle de toutes choses, saisi partout l’harmonieuse fluidité de lignes qu’offre la nature et que seul aperçoit l’œil du peintre créateur, alors que le copiste la traduit en contours anguleux. On devinait que l’artiste avait tout d’abord enfermé en son âme ce qu’il tirait du monde ambiant, pour le faire ensuite jaillir de cette source intérieure en un seul chant harmonieux et solennel. Les profanes eux-mêmes devaient reconnaître qu’un abîme incommensurable sépare l’œuvre créatrice de la copie servile. Figés dans un silence impressionnant, que n’interrompait nul bruit, nul murmure, les spectateurs sentaient sous leurs yeux émerveillés l’œuvre devenir d’instant en instant plus hautaine, plus lumineuse, plus distante, jusqu’à sembler bientôt un simple éclair, fruit d’une inspiration d’en haut et que toute une vie humaine ne sert qu’à préparer. Tous les yeux étaient gros de larmes. Les goûts les plus divers aussi bien que les écarts les plus insolents du goût semblaient s’unir pour adresser un hymne muet à cet ouvrage divin.

 

Tchartkov demeurait, lui aussi, immobile et bouche bée. Au bout d’un long moment, curieux et connaisseurs osèrent enfin élever peu à peu la voix et discuter la valeur de l’œuvre ; comme ils lui demandaient son opinion, il retrouva enfin ses esprits. Il voulut prendre l’expression blasée qui lui était habituelle ; émettre un de ces jugements banals chers aux peintres à l’âme racornie : « Oui, évidemment, on ne peut nier le talent de ce peintre ; son tableau n’est pas sans mérite ; on voit qu’il a voulu exprimer quelque chose ; cependant l’essentiel… » ; puis décocher en guise de conclusion certains compliments qui laisseraient pantelant le meilleur des peintres. Mais des larmes, des sanglots lui coupèrent la voix et il s’enfuit comme un dément.

 

Il demeura quelque temps immobile, inerte au milieu de son magnifique atelier. Un instant avait suffi à réveiller tout son être ; sa jeunesse lui semblait rendue, les étincelles de son talent éteint prêtes à se rallumer. Le bandeau était tombé de ses yeux. Dieu ! perdre ainsi sans pitié ses meilleures années, détruire, éteindre ce feu qui couvait dans sa poitrine et qui, développé en tout son éclat, aurait peut-être lui aussi arraché des larmes de reconnaissance et d’émerveillement ! Et tuer tout cela, le tuer implacablement !…

 

Soudain et tous à la fois, les élans, les ardeurs, qu’il avait connus autrefois parurent renaître en son tréfonds. Il saisit son pinceau, s’approcha d’une toile. La sueur de l’effort perla à son front. Une seule pensée l’animait, un seul désir l’enflammait : représenter l’ange déchu. Nul sujet n’eût mieux convenu à son état d’âme ; mais, hélas, ses personnages, ses poses, ses groupes, tout manquait d’aisance et d’harmonie. Trop longtemps son pinceau, son imagination s’étaient renfermés dans la banalité ; il avait trop dédaigné le chemin montueux des efforts progressifs, trop fait fi des lois primordiales de la grandeur future, pour que n’échouât point piteusement cette tentative de briser les chaînes qu’il s’était lui-même imposées. Exaspéré par cet insuccès, il fit emporter toutes ses œuvres récentes, les gravures de modes, les portraits de hussards, de dames, de conseillers d’État ; puis, après avoir donné ordre de n’y laisser entrer personne, il s’enferma dans son atelier et se replongea dans le travail. Mais il eut beau déployer le patient acharnement d’un jeune apprenti, tout ce qui naissait sous son pinceau était irrémédiablement manqué. À tout instant son ignorance des principes les plus élémentaires le paralysait ; le simple métier glaçait sa verve, opposait à son imagination une barrière infranchissable. Son pinceau revenait invariablement aux formes apprises, les mains se joignaient dans un geste familier, la tête se refusait à toute pose insolite, les plis des vêtements eux-mêmes ne voulaient point se draper sur des corps aux attitudes conventionnelles. Tout cela, Tchartkov ne le sentait, ne le voyait que trop.

 

« Ai-je jamais eu du talent ? finit-il par se dire. Ne me serais-je point trompé ? »

 

Voulant en avoir le cœur net, il alla droit à ses premiers ouvrages, ces tableaux qu’il avait peints avec tant d’amour et de désintéressement là-bas dans son misérable taudis de l’île Basile, loin des hommes, loin du luxe, loin de tout raffinement. Tandis qu’il les étudiait attentivement, sa pauvre vie d’autrefois ressuscitait devant lui. « Oui, décida-t-il avec désespoir, j’ai eu du talent ; on en voit partout les preuves et les traces ! »

 

Il s’arrêta soudain, tremblant de tout le corps : ses yeux venaient de croiser un regard immobile fixé sur lui. C’était le portrait extraordinaire, jadis acheté au Marché Chtchoukine et dont Tchartkov avait entre-temps perdu jusqu’au souvenir, enfoui qu’il était derrière d’autres toiles. Comme par un fait exprès, maintenant qu’on avait débarrassé l’atelier de tous les tableaux à la mode qui l’encombraient, le fatal portrait réapparaissait en même temps que ses ouvrages de jeunesse. Cette vieille histoire lui revint à la mémoire, et quand il se rappela que cette étrange effigie avait en quelque sorte causé sa transformation, que le trésor si miraculeusement reçu avait fait naître en lui ces vaines convoitises funestes à son talent, il céda à un transport de rage. Il eut beau faire aussitôt emporter l’odieuse peinture, son trouble ne s’apaisa point pour autant. Son être était bouleversé de fond en comble, et il connut cette affreuse torture qui ronge parfois les talents médiocres quand ils essaient vainement de dépasser leurs limites. Pareil tourment peut inspirer de grandes œuvres à la jeunesse, mais hélas ! pour quiconque a passé l’âge des rêves, il n’est qu’une soif stérile et peut mener l’homme au crime.

 

L’envie, une envie furieuse, s’était emparée de Tchartkov. Dès qu’il voyait une œuvre marquée au sceau du talent, le fiel lui montait au visage, il grinçait des dents et la dévorait d’un œil de basilic. Le projet le plus satanique qu’homme ait jamais conçu germa en son âme, et bientôt il l’exécuta avec une ardeur effroyable. Il se mit à acheter tout ce que l’art produisait de plus achevé. Quand il avait payé très cher un tableau, il l’apportait précautionneusement chez lui et se jetait dessus comme un tigre pour le lacérer, le mettre en pièces, le piétiner en riant de plaisir. Les grandes richesses qu’il avait amassées lui permettaient de satisfaire son infernale manie. Il ouvrit tous ses coffres, éventra tous ses sacs d’or. Jamais aucun monstre d’ignorance n’avait détruit autant de merveilles que ce féroce vengeur. Dès qu’il apparaissait à une vente publique, chacun désespérait de pouvoir acquérir la moindre œuvre d’art. Le ciel en courroux semblait avoir envoyé ce terrible fléau à l’univers dans le dessein de lui enlever toute beauté. Cette monstrueuse passion se reflétait en traits atroces sur son visage toujours empreint de fiel et de malédiction. Il semblait incarner l’épouvantable démon imaginé par Pouchkine. Sa bouche ne proférait que des paroles empoisonnées, que d’éternels anathèmes. Il faisait aux passants l’effet d’une harpie : du plus loin qu’ils l’apercevaient ses amis eux-mêmes évitaient une rencontre qui, à les entendre, eût empoisonné toute leur journée.

 

Fort heureusement pour l’art et pour le monde une existence si tendue ne pouvait se prolonger longtemps ; des passions maladives, exaspérées ont tôt fait de ruiner les faibles organismes. Les accès de rage devinrent de plus en plus fréquents. Bientôt une fièvre maligne se joignit à la phtisie galopante pour faire de lui une ombre en trois jours. Les symptômes d’une démence incurable vinrent s’ajouter à ces maux. Par moments, plusieurs personnes n’arrivaient pas à le tenir. Il croyait revoir les yeux depuis longtemps oubliés, les yeux vivants de l’extravagant portrait. Tous ceux qui entouraient son lit lui semblaient de terribles portraits. Chacun d’eux se dédoublait, se quadruplait à ses yeux, tous les murs se tapissaient de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et vivants ; du plafond au plancher ce n’étaient que regards effrayants, et, pour en contenir davantage, la pièce s’élargissait, se prolongeait à l’infini. Le médecin qui avait entrepris de le soigner et connaissait vaguement son étrange histoire, cherchait en vain quel lien secret ces hallucinations pouvaient avoir avec la vie de son malade. Mais le malheureux avait déjà perdu tout sentiment hormis celui de ses tortures et n’entrecoupait que de paroles décousues ses abominables lamentations. Enfin, dans un dernier accès, muet celui-là, sa vie se brisa, et il n’offrit plus qu’un cadavre épouvantable à voir. On ne découvrit rien de ses immenses richesses ; mais, quand on aperçut en lambeaux tant de superbes œuvres d’art dont la valeur dépassait plusieurs millions, on comprit quel monstrueux emploi il en avait fait.

 

Seconde partie

 

Toute une file de voitures – landaus, calèches, drojkis – stationnait devant l’immeuble où l’on vendait aux enchères les collections d’un de ces riches amateurs qui somnolaient toute leur vie parmi les Zéphyrs et les Amours et qui, pour jouir du titre de mécènes, dépensaient ingénument les millions amassés par leurs ancêtres, voire par eux-mêmes au temps de leur jeunesse. Comme nul ne l’ignore, ces mécènes-là ne sont plus qu’un souvenir et notre XIXème siècle a depuis longtemps pris la fâcheuse figure d’un banquier, qui ne jouit de ses millions que sous forme de chiffres alignés sur le papier. La longue salle était pleine d’une foule bigarrée accourue en ce lieu comme un vol d’oiseaux de proie s’abat sur un cadavre abandonné. Il y avait là toute une flottille de boutiquiers en redingote bleue à l’allemande, échappés tant du Bazar que du carreau des fripiers. Leur expression, plus assurée qu’à l’ordinaire, n’affectait plus cet empressement mielleux qui se lit sur le visage de tout marchand russe à son comptoir. Ici ils ne faisaient point de façons, bien qu’il se trouvât dans la salle bon nombre de ces aristocrates dont ils étaient prêts ailleurs à épousseter les bottes, à grands coups de chapeaux. Pour éprouver la qualité de la marchandise ils palpaient sans cérémonie les livres et les tableaux, et surenchérissaient hardiment sur les prix offerts par les nobles amateurs. Il y avait là des habitués assidus de ces ventes, à qui elles tiennent lieu de déjeuner ; d’aristocrates connaisseurs, qui, n’ayant rien de mieux à faire entre midi et une heure, ne laissent échapper aucune occasion d’enrichir leurs collections ; il y avait là, enfin, ces personnages désintéressés, dont la poche est aussi mal en point que l’habit et qui assistent tous les jours aux ventes à seule fin de voir le tour que prendront les choses, qui fera monter les enchères et qui finalement l’emportera. Bon nombre de tableaux gisaient pêle-mêle parmi les meubles et les livres marqués au chiffre de leur ancien possesseur, quoique celui-ci n’eût sans doute jamais eu la louable curiosité d’y jeter un coup d’œil. Les vases de Chine, les tables de marbre, les meubles neufs et anciens avec leurs lignes arquées, leurs griffes, leurs sphinx, leurs pattes de lions, les lustres dorés et sans dorures, les quinquets, tout cela, entassé pêle-mêle, formait comme un chaos d’œuvres d’art, bien différent de la stricte ordonnance des magasins. Toute vente publique inspire des pensées moroses ; on croit assister à des funérailles. La salle toujours obscure, car les fenêtres encombrées de meubles et de tableaux ne filtrent qu’une lumière parcimonieuse ; les visages taciturnes ; la voix mortuaire du commissaire-priseur célébrant, avec accompagnement de marteau, le service funèbre des arts infortunés, si étrangement réunis en ce lieu ; tout renforce la lugubre impression.

 

La vente battait son plein. Une foule de gens de bon ton se bousculaient, s’agitaient à l’envi. « Un rouble, un rouble, un rouble ! » jetait-on de toutes parts, et ce cri unanime empêchait le commissaire-priseur de répéter l’enchère, qui atteignait déjà le quadruple du prix demandé. C’était un portrait que se disputaient ces bonnes gens, et l’œuvre était vraiment de nature à retenir l’attention du moins avisé des connaisseurs. Bien que plusieurs fois restaurée, elle révélait dès l’abord un talent de premier ordre. Elle représentait un Asiatique vêtu d’un ample caftan. Ce qui frappait le plus dans ce visage au teint basané, à l’expression énigmatique, c’était la surprenante vivacité de ses yeux : plus on les regardait, plus ils plongeaient au tréfonds de votre être. Cette singularité, cette adresse de pinceau, provoquait la curiosité générale. Les enchères montèrent bientôt si haut que la plupart des amateurs se retirèrent, ne laissant aux prises que deux grands personnages qui ne voulaient à aucun prix renoncer à cette acquisition. Ils s’échauffaient et allaient faire atteindre au tableau un prix invraisemblable quand l’un des assistants, en train de l’examiner, leur dit soudain :

 

« Permettez-moi d’interrompre un instant votre dispute. J’ai peut-être plus que personne droit à ce portrait. »

 

L’attention générale se reporta sur l’interrupteur. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, à la taille bien prise, aux longues boucles noires, et dont l’agréable physionomie, empreinte d’insouciance, révélait une âme étrangère aux vains soucis du monde. Son costume n’avait aucune prétention à la mode : tout dans sa tenue dénonçait un artiste. En effet, bon nombre des assistants reconnurent aussitôt en lui le peintre B***.

 

« Mes paroles vous semblent évidemment fort étranges, continua-t-il en voyant tous les regards tournés vers lui ; mais, si vous consentez à entendre une brève histoire, vous les trouverez peut-être justifiées. Tout me confirme que ce portrait est bien celui que je cherche. »

 

Une curiosité fort naturelle se peignit sur tous les visages ; le commissaire-priseur lui-même s’arrêta, bouche bée et marteau levé, et tendit l’oreille. Au début du récit, plusieurs des auditeurs se tournaient involontairement vers le portrait, mais bientôt, l’intérêt croissant, les yeux ne quittèrent plus le conteur.

 

« Vous connaissez, commença celui-ci, le quartier de Kolomna[16]. Il ne ressemble à aucun des autres quartiers de Pétersbourg. Ce n’est ni la capitale ni la province. Dès qu’on y pénètre, tout désir, toute ardeur juvénile, vous abandonne. L’avenir ne pénètre point en ce lieu ; tout y est silence et retraite. C’est le refuge des « laissés-pour-compte » de la grande ville : fonctionnaires retraités, veuves, petites gens qui, entretenant d’agréables relations avec le Sénat, se condamnent à vivoter presque éternellement en ce lieu ; cuisinières en rupture de fourneaux, qui, après avoir, à longueur de journée, musé dans tous les marchés et bavardé avec tous les garçons épiciers, rapportent chaque soir chez elles pour cinq kopeks de café et pour quatre de sucre ; enfin toute une catégorie d’individus qu’on peut qualifier de « cendreux », car leur costume, leur visage, leur chevelure, leurs yeux ont un aspect trouble et gris, comme ces journées incertaines, ni orageuses ni ensoleillées, où les contours des objets s’estompent dans la brume. À cette catégorie appartiennent les gagistes de théâtre à la retraite ; les conseillers titulaires dans le même cas ; les anciens disciples de Mars à l’œil crevé ou à la lèvre enflée. Ce sont là des êtres totalement apathiques, qui marchent sans jamais lever les yeux, ne soufflent jamais mot et ne pensent jamais à rien. Leur chambre n’est jamais encombrée ; parfois même elle ne recèle qu’un flacon d’eau-de-vie qu’ils sirotent tout doucement du matin au soir ; cette lente absorption leur épargne l’ivresse tapageuse que de trop brusques libations dominicales provoquent chez les apprentis allemands, ces étudiants de la rue Bourgeoise, rois incontestés du trottoir après minuit sonné.

 

» Quel quartier béni pour les piétons que ce Kolomna ! Il est bien rare qu’une voiture de maître s’y aventure ; seule la patache des comédiens trouble de son tintamarre le silence général. Quelques fiacres s’y traînent paresseusement, le plus souvent à vide ou chargés de foin à l’intention de la rosse barbue qui les tire. On peut y trouver un appartement pour cinq roubles par mois, y compris même le café du matin. Les veuves titulaires d’une pension constituent l’aristocratie du lieu : elles ont une conduite fort décente, balaient soigneusement leur chambre, déplorent avec leurs amies la cherté du bœuf et des choux ; elles sont souvent pourvues d’une toute jeune fille, créature effacée, muette, mais parfois agréable à voir, d’un affreux toutou et d’une pendule dont le balancier va et vient avec mélancolie. Viennent ensuite les comédiens, que la modicité de leur traitement confine en cette thébaïde. Indépendants comme tous les artistes, ils savent jouir de la vie : drapés dans leur robe de chambre, ils réparent des pistolets, fabriquent toutes sortes d’objets en carton fort utiles dans les ménages, jouent aux cartes ou aux échecs avec l’ami qui vient les voir ; ils passent ainsi la matinée, et la soirée presque de même, sauf qu’ils ajoutent parfois un punch à ces agréables occupations.

 

» Après les gros bonnets, le menu fretin. Il est aussi difficile de l’énumérer que de dénombrer les innombrables insectes qui pullulent dans du vieux vinaigre. Il y a là des vieilles qui prient, des vieilles qui s’enivrent ; d’autres qui prient et s’enivrent à la fois ; des vieilles enfin qui joignent Dieu sait comment les deux bouts : on les voit traîner, comme des fourmis, d’infâmes guenilles du pont Kalinkine jusqu’au carreau des fripiers, où elles ont grand-peine à en tirer quinze kopeks. Bref, la lie de l’humanité grouille en ce quartier, une lie si marmiteuse que le plus charitable des économistes renoncerait à en améliorer la situation.

 

» Excusez-moi de m’être appesanti sur de pareilles gens : je voulais vous faire comprendre la nécessité où ils se trouvent bien souvent de chercher un secours subit et de recourir aux emprunts ; voilà pourquoi s’installent parmi eux des usuriers d’une espèce particulière, qui leur prêtent sur gages de petites sommes à gros intérêts. Ces usuriers-là sont encore bien plus insensibles que leurs grands confrères : ils surgissent dans la pauvreté, parmi les haillons étalés au grand jour, spectacle qu’ignore l’usurier riche, dont les clients roulent carrosse ; aussi tout sentiment humain meurt-il prématurément dans leur cœur. Parmi ces usuriers il y en avait un…, mais il faut vous dire que les choses se passaient au siècle dernier, plus exactement sous le règne de la défunte impératrice Catherine. Vous comprendrez sans peine que depuis lors les us et coutumes de Kolomna et jusqu’à son aspect extérieur se soient sensiblement modifiés. Il y avait donc parmi ces usuriers un personnage en tout point énigmatique. Depuis longtemps installé dans ce quartier, il portait un ample costume asiatique et son teint basané révélait une origine méridionale. Mais à quelle nationalité appartenait-il au juste ? Était-il Hindou, Grec ou Persan ? Nul n’aurait su le dire. Sa taille quasi gigantesque, son visage hâve, noiraud, calciné, d’une couleur hideuse, indescriptible, ses grands yeux, animés d’un feu extraordinaire, ses sourcils touffus le distinguaient nettement des cendreux habitants du quartier. Son logis lui-même ne ressemblait guère aux maisonnettes de bois d’alentour : ce bâtiment de pierre aux fenêtres irrégulières, aux volets et aux verrous de fer, rappelait ceux qu’édifiaient jadis en quantité les négociants génois. Bien différent en ceci de ses confrères, mon usurier pouvait avancer n’importe quelle somme et satisfaire tout le monde depuis la vieille mendiante jusqu’au courtisan prodigue. De luxueux carrosses stationnaient souvent à sa porte et l’on distinguait parfois derrière leurs vitres la tête altière d’une grande dame. La renommée répandait le bruit que ses coffres étaient pleins à craquer d’argent, de pierres précieuses, de diamants, des gages les plus divers, sans qu’il montrât pourtant la rapacité habituelle aux gens de son espèce. Il déliait volontiers les cordons de sa bourse, fixait des échéances que l’emprunteur jugeait fort avantageuses, mais faisait, par d’étranges opérations arithmétiques, monter les intérêts à des sommes fabuleuses. C’est du moins ce que prétendait la rumeur publique. Cependant – trait encore plus surprenant et qui ne manquait point de confondre beaucoup de monde – une fatale destinée attendait ceux qui avaient recours à ses bons offices : tous terminaient tragiquement leur vie. Étaient-ce là de superstitieux radotages ou des bruits répandus à dessein ? On ne le sut jamais au juste. Mais certains faits, survenus à peu d’intervalle au su et au vu de tout le monde, ne laissaient guère de place au doute.

 

» Parmi l’aristocratie de l’époque, un jeune homme de grande famille eut tôt fait d’attirer sur lui l’attention. En dépit de son âge tendre, il se distinguait au service de l’État, se montrait ardent zélateur du vrai et du bien, s’enflammait pour tous les ouvrages de l’art et de l’esprit, et promettait de devenir un véritable mécène. L’impératrice elle-même le distingua, lui confia un poste important, tout à fait conforme à ses aspirations, et qui lui permettait de se rendre fort utile à la science et en général au bien. Le jeune seigneur s’entoura d’artistes, de poètes, de savants : il brûlait d’encourager tout le monde. Il entreprit d’éditer à ses frais de nombreux ouvrages, fit beaucoup de commandes, fonda toutes sortes de prix. Ces générosités compromirent sa fortune ; mais, dans sa noble ardeur, il ne voulut point pour autant abandonner son œuvre. Il chercha partout des fonds et finit par s’adresser au fameux usurier. À peine celui-ci lui eut-il avancé une somme considérable que notre homme se métamorphosa du tout au tout et devint bientôt le persécuteur des talents naissants. Il se mit à démasquer les défauts de chaque ouvrage, à en interpréter faussement la moindre phrase. Et comme, par malheur, la Révolution française éclata sur ces entrefaites, elle lui servit de prétexte à toutes les vilenies. Il voyait partout des tendances, des allusions subversives. Il devint soupçonneux, au point de se méfier de lui-même, d’ajouter foi aux plus odieuses dénonciations, de faire d’innombrables victimes. La nouvelle d’une telle conduite devait nécessairement parvenir jusqu’aux marches du trône. Notre magnanime impératrice fut saisie d’horreur. Cédant à cette noblesse d’âme qui pare si bien les têtes couronnées, elle prononça des paroles, dont le sens profond se grava en bien des cœurs, encore qu’elles n’aient pu nous atteindre dans toute leur précision. « Ce n’est point, fit-elle remarquer, sous les régimes monarchiques que se voient réfrénés les généreux élans de l’âme ni méprisés les ouvrages de l’esprit, de la poésie, de l’art. Bien au contraire, seuls les monarques en ont été les protecteurs : les Shakespeare, les Molière se sont épanouis, grâce à leur appui bienveillant, tandis que Dante ne pouvait trouver dans sa patrie républicaine un coin où reposer sa tête. Les véritables génies se produisent au moment où les souverains et les États sont dans toute leur puissance, et non pas dans l’abomination des luttes intestines ni de la terreur républicaine, qui jusqu’à présent n’ont donné au monde aucun génie. Il faut récompenser les vrais poètes, car loin de fomenter le trouble et la révolte, ils font régner dans les âmes une paix souveraine. Les savants, les écrivains, les artistes sont les perles et les diamants de la couronne impériale ; le règne de tout grand monarque s’en pare et en tire un plus grand éclat. » Tandis qu’elle prononçait ces paroles, l’impératrice resplendissait, paraît-il, d’une beauté divine ; les vieillards ne pouvaient évoquer ce souvenir sans verser des larmes. Chacun prit l’affaire à cœur : soit dit à notre honneur, tout Russe se range volontiers du côté du faible. Le seigneur qui avait trompé la confiance placée en lui fut puni de façon exemplaire et destitué de sa charge ; le mépris absolu qu’il pouvait lire dans les yeux de ses compatriotes lui parut un châtiment bien plus terrible encore. Les souffrances de cette âme vaniteuse ne se peuvent exprimer : l’orgueil, l’ambition déçue, les espoirs brisés, tout s’unissait pour le torturer, et sa vie se termina dans d’effroyables accès de folie furieuse.

 

» Un second fait, de notoriété non moins générale, vint renforcer la sinistre rumeur. Parmi les nombreuses beautés dont s’enorgueillissait alors à bon droit notre capitale, il y en avait une devant qui pâlissaient toutes les autres. Prodige bien rare, la beauté du Nord s’unissait admirablement en elle à la beauté du Midi. Mon père avouait n’avoir plus jamais rencontré semblable merveille. Tout lui avait été donné en partage : la richesse, l’esprit, le charme moral. Parmi la foule de ses soupirants se faisait avantageusement remarquer le prince R***, le plus noble, le plus beau, le plus chevaleresque des jeunes gens, le type accompli du héros de roman, un vrai Grandisson sous tous les rapports. Follement amoureux, le prince R*** se vit payé de retour ; mais les parents de la jeune fille jugèrent le parti insuffisant. Les domaines héréditaires du prince avaient depuis longtemps cessé de lui appartenir, sa famille était mal vue à la Cour ; nul n’ignorait le mauvais état de ses affaires. Soudain, après une courte absence motivée par le désir de rétablir sa fortune, le prince s’entoura d’un luxe, d’un faste inouïs. Des bals, des fêtes magnifiques le firent connaître en haut lieu. Le père de la belle jeune fille lui devint favorable et bientôt les noces furent célébrées avec un grand éclat. D’où provenait ce brusque revirement de fortune ? Personne n’en savait rien, mais on allait chuchotant que le fiancé avait conclu un pacte avec le mystérieux usurier et obtenu de lui un emprunt. Ce mariage occupa la ville entière, les deux fiancés furent l’objet de l’envie générale. Tout le monde connaissait la constance de leur amour, les obstacles qui s’étaient mis au travers, leurs mérites réciproques. Les femmes passionnées se représentaient d’avance les délices paradisiaques dont allaient jouir les jeunes époux. Mais il en alla tout autrement. En quelques mois le mari devint méconnaissable. La jalousie, l’intolérance, des caprices incessants empoisonnèrent son caractère jusqu’alors excellent. Il se fit le tyran, le bourreau de sa femme ; chose qu’on n’eût jamais attendue de lui, il recourut aux procédés les plus inhumains et même aux voies de fait. Au bout d’un an nul ne pouvait reconnaître la femme qui naguère brillait d’un si vif éclat et traînait après elle un cortège d’adorateurs soumis. Bientôt, incapable de supporter plus longtemps son amère destinée, elle parla la première de divorce. Le mari aussitôt d’entrer en fureur, de se précipiter un couteau à la main dans l’appartement de la malheureuse ; si on ne l’avait retenu, il l’eût certainement égorgée. Alors, fou de rage, il tourna l’arme contre lui-même et termina sa vie en proie à d’horribles souffrances.

 

» Outre ces deux cas, dont toute la société avait été témoin, on en contait une foule d’autres, arrivés dans les classes inférieures et presque tous plus ou moins tragiques. Ici, un brave homme, fort sobre jusqu’alors, s’était soudain adonné à l’ivrognerie ; là un intègre commis de boutique s’était mis à voler son patron ; après avoir de longues années voituré le monde de fort honnête façon, un cocher de fiacre avait tué son client pour un liard.

 

» De pareils faits, plus ou moins amplifiés en passant de bouche en bouche, semaient évidemment la terreur parmi les paisibles habitants de Kolomna. À en croire la rumeur publique le sinistre usurier devait être possédé du démon : il posait à ses clients des conditions à faire se dresser les cheveux sur la tête ; les malheureux n’osaient les révéler à personne ; l’argent qu’il prêtait avait un pouvoir incendiaire, il s’enflammait tout seul, portait des signes cabalistiques. Bref les bruits les plus absurdes couraient sur le personnage. Et, chose digne de remarque, toute la population de Kolomna, tout cet univers de pauvres vieilles, de petits employés, de petits artistes, toute cette menuaille que j’ai fait rapidement passer sous vos yeux, aimait mieux supporter la plus grande gêne que recourir au terrible usurier ; on trouvait même des vieilles mortes de faim, qui s’étaient laissées périr plutôt que de risquer la damnation. Quiconque le rencontrait dans la rue éprouvait un effroi involontaire ; le piéton s’écartait prudemment, pour suivre ensuite longuement des yeux cette forme gigantesque qui disparaissait au loin. Son aspect hétéroclite aurait suffi à lui faire attribuer par chacun une existence surnaturelle. Ces traits forts, creusés plus profondément que sur tout autre visage, ce teint de bronze en fusion, ces sourcils démesurément touffus, ces yeux effrayants, ce regard insoutenable, les larges plis même de son costume asiatique, tout semblait dire que devant les passions qui bouillonnaient en ce corps celles des autres hommes devaient forcément pâlir.

 

 

» Chaque fois qu’il le rencontrait, mon père s’arrêtait net et ne pouvait se défendre de murmurer : « C’est le diable, le diable incarné ! » Mais il est grand temps de vous faire connaître mon père, le véritable héros de mon récit, soit dit entre parenthèses. C’était un homme remarquable sous bien des rapports ; un artiste comme il y en a peu ; un de ces phénomènes comme seule la Russie en fait sortir de son sein encore vierge ; un autodidacte qui, animé par l’unique désir du perfectionnement, était parvenu, sans maître, en dehors de toute école, à trouver en lui-même ses règles et ses lois et suivait, pour des raisons peut-être insoupçonnées, la voie que lui traçait son cœur ; un de ces prodiges spontanés que leurs contemporains traitent souvent d’ignorants, mais qui jusque dans les échecs et les railleries savent puiser de nouvelles forces et s’élèvent rapidement au-dessus des œuvres qui leur avaient valu cette peu flatteuse épithète. Un noble instinct lui faisait sentir dans chaque objet la présence d’une pensée. Il découvrit tout seul le sens exact de cette expression : « la peinture d’histoire ». Il devina pourquoi on peut donner ce nom à un portrait, à une simple tête de Raphaël, de Léonard, du Titien ou du Corrège, tandis qu’une immense toile au sujet tiré de l’histoire, demeure cependant un tableau de genre, malgré toutes les prétentions du peintre à un art historique. Ses convictions, son sens intime orientèrent son pinceau vers les sujets religieux, ce degré suprême du sublime. Ni ambitieux, ni irritable, à l’encontre de beaucoup d’artistes, c’était un homme ferme, intègre, droit et même fruste, recouvert d’une carapace un peu rugueuse, non dénué d’une certaine fierté intérieure, et qui parlait de ses semblables avec un mélange d’indulgence et d’âpreté. « Je me soucie bien de ces gens-là ! avait-il coutume de dire. Ce n’est point pour eux que je travaille. Je ne porterai pas mes œuvres dans les salons. Qui me comprendra me remerciera ; qui ne me comprendra pas élèvera quand même son âme vers Dieu. On ne saurait reprocher à un homme du monde de ne pas se connaître en peinture : les cartes, les vins, les chevaux, n’ont pas de secret pour lui, cela suffit. Qu’il s’en aille goûter à ceci et à cela, il voudra faire le malin et l’on ne pourra plus vivre tranquille ! À chacun son métier. Je préfère l’homme qui avoue son ignorance à celui qui joue l’entendu et ne réussit qu’à tout gâter. » Il se contentait d’un gain minime, tout juste suffisant pour entretenir sa famille et poursuivre sa carrière. Toujours secourable au prochain, il obligeait volontiers ses confrères malheureux. En outre, il gardait la foi ardente et naïve de ses ancêtres ; voilà pourquoi sans doute apparaissait spontanément sur les visages qu’il peignait la sublime expression que cherchaient en vain les plus brillants talents. Par son labeur patient, par sa fermeté à suivre la route qu’il s’était tracée, il acquit enfin l’estime de ceux mêmes qui l’avaient traité d’ignorant et de rustre. On lui commandait sans cesse des tableaux d’église. L’un d’eux l’absorba particulièrement ; sur cette toile, dont le sujet exact m’échappe à l’heure actuelle, devait figurer l’Esprit de ténèbres. Désireux de personnifier en cet Esprit tout ce qui accable, oppresse l’humanité, mon père réfléchit longtemps à la forme qu’il lui donnerait. L’image du mystérieux usurier hanta plus d’une fois ses songeries. « Voilà, se disait-il, involontairement, celui que je devrais prendre pour modèle du diable ! » Jugez donc de sa stupéfaction quand, un jour qu’il travaillait dans son atelier, il entendit frapper à la porte et vit entrer l’effarant personnage. Il ne put retenir un frisson.

 

« – Tu es peintre ? demanda l’autre tout de go.

 

» – Je le suis, répondit mon père, curieux du tour que prendrait l’entretien.

 

» – Bon, fais mon portrait. Je mourrai peut-être bientôt et je n’ai point d’enfants. Mais je ne veux pas mourir entièrement, je veux vivre. Peux-tu peindre un portrait qui paraisse absolument vivant ? »

 

« Tout va pour le mieux, se dit mon père : il se propose lui-même pour faire le diable dans mon tableau ! »

 

» Ils convinrent de l’heure, du prix, et dès le lendemain, mon père, emportant sa palette et ses pinceaux, se rendit chez l’usurier. La cour aux grands murs, les chiens, les portes en fer et leurs verrous, les fenêtres cintrées, les coffres recouverts de curieux tapis, le maître du logis surtout, assis immobile devant lui, tout cela produisit sur mon père une forte impression. Masquées, encombrées comme à dessein, les fenêtres ne laissaient passer le jour que par en haut. « Diantre, se dit-il, son visage est bien éclairé en ce moment ! » Et il se mit à peindre rageusement comme s’il redoutait de voir disparaître cet heureux éclairage. « Quelle force diabolique ! se répétait mon père. Si j’arrive à la rendre, ne fût-ce qu’à moitié, tous mes saints, tous mes anges pâliront devant ce visage. Pourvu que je sois, au moins en partie, fidèle à la nature, il va tout simplement sortir de la toile. Quels traits extraordinaires ! » Il travaillait avec tant d’ardeur que déjà certains de ces traits se reproduisaient sur sa toile ; mais, à mesure qu’il les saisissait, un malaise indéfinissable s’emparait de son cœur. Malgré cela, il s’imposa de copier scrupuleusement jusqu’aux expressions quasi imperceptibles. Il s’occupa d’abord de parfaire les yeux. Vouloir traduire le feu, l’éclat qui les animaient semblait une folle gageure. Il décida cependant d’en poursuivre les nuances les plus fugitives ; mais à peine commençait-il à pénétrer leur secret qu’une angoisse sans nom le contraignit à lâcher son pinceau. C’est en vain qu’il voulut plusieurs fois le reprendre : les yeux s’enfonçaient en son âme, y soulevaient un grand tumulte. Il dut abandonner la partie. Le lendemain, le surlendemain, l’atroce sensation se fit encore plus poignante. Finalement mon père épouvanté jeta son pinceau, déclara tout net qu’il en resterait là. Il aurait fallu voir à ces mots se transformer le terrible usurier. Il se jeta aux pieds de mon père et le supplia d’achever son portrait : son sort, son existence en dépendaient ; le peintre avait déjà saisi ses traits ; s’il les reproduisait exactement, sa vie allait être fixée à jamais sur la toile par une force surnaturelle ; grâce à cela il ne mourrait point entièrement ; il voulait coûte que coûte demeurer en ce monde… Cet effarant discours terrifia mon père ; abandonnant et pinceaux et palette, il se précipita comme un fou hors de la pièce, et toute la journée, toute la nuit, l’inquiétante aventure obséda son esprit.

 

» Le lendemain matin, une femme, le seul être que l’usurier eût à son service, lui apporta le portrait : son maître, déclara-t-elle, le refusait, n’en donnait pas un sou. Le soir de ce même jour, mon père apprit que son client était mort et qu’on se préparait à le porter en terre suivant les rites de sa religion. Il chercha en vain le sens de ce bizarre événement. Cependant un grand changement se fit depuis lors dans son caractère : un grand désarroi, dont il ne parvenait pas à s’expliquer la cause, bouleversait tout son être ; et bientôt il accomplit un acte que personne n’aurait attendu de sa part.

 

» Depuis quelque temps l’attention d’un petit groupe de connaisseurs se portait sur les œuvres d’un de ses élèves, dont mon père avait dès le premier jour deviné le talent et qu’il prisait entre tous. Soudain l’envie s’insinua dans son cœur : les éloges qu’on décernait à ce jeune homme lui devinrent insupportables. Et quand il apprit qu’on avait commandé à son élève un tableau destiné à une riche église récemment édifiée, son dépit ne connut plus de bornes. « Non, disait-il, je ne laisserai pas triompher ce blanc-bec. Ah, ah, tu songes déjà à jeter les vieux par-dessus bord ; tu t’y prends trop tôt, mon garçon ! Dieu merci, je ne suis pas encore une mazette, et nous allons voir qui de nous deux fera baisser pavillon à l’autre ! » Et cet homme droit, ce cœur pur, cet ennemi de la brigue intrigua si bien que le tableau fut mis au concours. Alors il s’enferma dans sa chambre pour y travailler avec une farouche ardeur. Il semblait vouloir se mettre tout entier dans son œuvre, et il y réussit pleinement. Quand les concurrents exposèrent leurs toiles, toutes, auprès de la sienne, furent comme la nuit devant le jour. Nul ne doutait de lui voir remporter la palme. Mais soudain un membre du jury, un ecclésiastique, si j’ai bonne mémoire, fit une remarque qui surprit tout le monde.

 

» – Ce tableau, dit-il, dénote à coup sûr un grand talent, mais les visages ne respirent aucune sainteté ; au contraire il y a dans les yeux je ne sais quoi de satanique ; on dirait qu’un vil sentiment a guidé la main du peintre.

 

» Tous les assistants s’étant tournés vers la toile, le bien-fondé de cette critique apparut évident à chacun. Mon père, qui la trouvait fort blessante, se précipita pour en vérifier la justesse et constata avec stupeur qu’il avait donné à presque toutes ses figures les yeux de l’usurier ; ces yeux luisaient d’un éclat si haineux, si diabolique qu’il en frissonna d’horreur. Son tableau fut refusé et il dut, à son inexprimable dépit, entendre décerner la palme à son élève. Je renonce à vous décrire dans quel état de fureur il rentra chez lui. Il faillit battre ma mère, chassa tous les enfants, brisa ses pinceaux, son chevalet, s’empara du portrait de l’usurier, réclama un couteau et fit allumer du feu afin de le couper en morceaux et de le livrer aux flammes. Un de ses confrères et amis le surprit dans ces lugubres préparatifs ; c’était un bon garçon, toujours content de lui, qui ne s’embarrassait point d’aspirations trop éthérées, s’attaquait gaiement à n’importe quelle besogne et plus gaiement encore à un bon dîner.

 

« – Qu’y a-t-il ? Que te prépares-tu à brûler ? dit-il en s’approchant du portrait. Miséricorde, mais c’est un de tes meilleurs tableaux ! Je reconnais l’usurier récemment défunt ; tu l’as vraiment saisi sur le vif et même mieux que sur le vif, car de son vivant, jamais ses yeux n’ont regardé de la sorte.

 

» – Eh bien, je vais voir quel regard ils auront dans le feu, dit mon père, prêt à jeter sa toile dans la cheminée.

 

» – Arrête, pour l’amour de Dieu !… Donne-le-moi plutôt s’il t’offusque à ce point la vue. »

 

» Après s’être quelque temps entêté dans son dessein, mon père finit par céder ; et, tandis que, fort satisfait de l’acquisition, son jovial ami emportait la toile, il se sentit soudain plus calme : l’angoisse qui lui pesait sur la poitrine semblait avoir disparu avec le portrait. Il s’étonna fort de ses mauvais sentiments, de son envie, du changement manifeste de son caractère. Quand il eut examiné son acte, il en prit une profonde affliction. « C’est Dieu qui m’a puni, se dit-il avec tristesse. Mon tableau a subi un affront mérité. Je l’avais conçu dans le dessein d’humilier un frère. L’envie ayant guidé mon pinceau, ce sentiment infernal devait nécessairement apparaître sur la toile. » Il se mit en quête de son ancien élève, le serra bien fort dans ses bras, lui demanda pardon, chercha de toutes manières à réparer sa faute. Et bientôt il reprit paisiblement le cours de ses occupations. Cependant il semblait de plus en plus rêveur, taciturne, priait davantage, jugeait les gens avec moins d’âpreté ; la rude écorce de son caractère s’adoucissait. Un événement imprévu vint encore renforcer cet état d’esprit.

 

» Depuis un certain temps le camarade qui avait emporté le portrait ne lui donnait plus signe de vie ; mon père se disposait à l’aller voir quand l’autre entra soudain dans sa chambre et dit, après un bref échange de politesses :

 

» – Eh bien, mon cher, tu n’avais pas tort de vouloir brûler le portrait. Nom d’un tonnerre, j’ai beau ne pas croire aux sorcières, ce tableau-là me fait peur ! Crois-moi si tu veux, le malin doit y avoir établi sa résidence !…

 

» – Vraiment ? fit mon père.

 

» – Sans aucun doute. À peine l’avais-je accroché dans mon atelier que j’ai sombré dans le noir : pour un peu j’aurais égorgé quelqu’un ! Moi qui avais toujours ignoré l’insomnie, non seulement je l’ai connue, mais j’ai eu de ces rêves !… Étaient-ce des rêves ou autre chose, je n’en sais trop rien : un esprit essayait de m’étrangler et je croyais tout le temps voir le maudit vieillard ! Bref, je ne puis te décrire mon état ; jamais rien de pareil ne m’était arrivé. J’ai erré comme un fou pendant plusieurs jours : j’éprouvais sans cesse je ne sais quelle terreur, quelle angoissante appréhension ; je ne pouvais dire à personne une parole joyeuse, sincère, je croyais toujours avoir un espion à mes côtés. Enfin lorsque sur sa demande j’eus cédé le portrait à mon neveu, j’ai senti comme une lourde pierre tomber de mes épaules. Et comme tu le vois, j’ai du même coup retrouvé ma gaieté. Eh bien, mon vieux, tu peux te vanter d’avoir fabriqué là un beau diable !

 

» – Et le portrait est toujours chez ton neveu ? demanda mon père qui l’avait écouté avec une attention soutenue.

 

» – Ah bien oui, chez mon neveu ! Il n’a pu y tenir ! répondit le joyeux compère. L’âme du bonhomme est passée dans le portrait, faut croire. Il sort du cadre, il se promène par la pièce ! Ce que raconte mon neveu est proprement inconcevable, et je l’aurais pris pour un fou si je n’avais pas éprouvé quelque chose de ce genre. Il a vendu ton tableau à je ne sais quel collectionneur, mais celui-ci non plus n’a pu y tenir et il s’en est défait à son tour. »

 

» Ce récit produisit une forte impression sur mon père. À force d’y rêver il tomba dans l’hypocondrie et se persuada que son pinceau avait servi d’arme au démon, que la vie de l’usurier avait été, tout au moins partiellement, transmise au portrait : elle jetait maintenant le trouble parmi les hommes, leur inspirant des impulsions diaboliques, les livrant aux tortures de l’envie, écartant les artistes de leur vraie voie, etc. Trois malheurs survenus après cet événement, les trois morts subites de sa femme, de sa fille, d’un fils en bas âge, lui parurent un châtiment du ciel et il se résolut à quitter le monde. À peine eus-je atteint mes neuf ans qu’il me fit entrer à l’École des Beaux-Arts, paya ses créanciers et se réfugia dans un cloître à l’écart, où il prit bientôt l’habit. L’austérité de sa vie, son observance rigoureuse des règles édifièrent tous les religieux. Le supérieur, ayant appris quel habile artiste était mon père, lui demanda instamment de peindre le principal tableau de leur église. Mais l’humble moine déclara tout franc qu’ayant profané son pinceau, il était pour l’instant indigne d’y toucher ; avant d’entreprendre une telle œuvre il devait purifier son âme par le travail et les mortifications. On ne voulut point le contraindre. Bien qu’il s’ingéniât à augmenter les rigueurs de la règle, elle finit par lui paraître trop facile. Avec l’autorisation du supérieur, il se retira dans un lieu solitaire et s’y bâtit une cahute avec des branches d’arbres. Là, se nourrissant uniquement de racines crues, il transportait des pierres d’un endroit à l’autre ou demeurait en prières de l’aurore au coucher du soleil, immobile et les bras levés au ciel. Bref il recherchait les pratiques les plus dures, les austérités extraordinaires dont on ne trouve guère d’exemples que dans la vie des saints. Et durant plusieurs années il macéra de la sorte son corps tout en le fortifiant par la prière. Un jour enfin il revint au monastère et dit d’un ton ferme au supérieur : « Me voici prêt : s’il plaît à Dieu, je mènerai mon œuvre à bien. »

 

» Il choisit pour sujet la Nativité de Notre-Seigneur. Il s’enferma de longs mois dans sa cellule, ne prenant qu’une grossière nourriture, œuvrant et priant sans cesse. Au bout d’un an le tableau était terminé. Et c’était vraiment un miracle du pinceau. Encore que ni les moines ni le supérieur ne fussent grands connaisseurs en peinture, l’extraordinaire sainteté des personnages les stupéfia. La douceur, la résignation surnaturelles empreintes sur le visage de la sainte Vierge penchée sur son divin Fils ; la sublime raison qui animait les yeux, déjà ouverts sur l’avenir, de l’Enfant-Dieu ; le silence solennel des Rois mages prosternés, confondus par le grand mystère ; la sainte, l’indescriptible paix qui enveloppait le tableau ; cette sereine beauté, cette grandiose harmonie produisaient un effet magique. Toute la communauté tomba à genoux devant la nouvelle image sainte, et, dans son attendrissement, le supérieur s’écria :

 

« – Non, l’homme ne peut créer une pareille œuvre avec le seul secours de l’art humain ! Une force sainte a guidé ton pinceau, le Ciel a béni tes labeurs. »

 

» Je venais précisément de terminer mes études ; la médaille d’or obtenue à l’École des Beaux-Arts m’ouvrait l’agréable perspective d’un voyage en Italie, le plus beau rêve pour un peintre de vingt ans. Il ne me restait plus qu’à prendre congé de mon père ; je ne l’avais pas revu depuis douze ans et j’avoue que son image même s’était effacée de ma mémoire. Vaguement instruit de ses austérités, je m’attendais à lui trouver le rude aspect d’un ascète, étranger à tout au monde, sauf à sa cellule et à la prière, desséché, épuisé par le jeûne et les veilles. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je me trouvai en présence d’un vieillard très beau, presque divin ! Une joie céleste illuminait son visage, où l’épuisement n’avait point marqué sa flétrissure. Sa barbe de neige, sa chevelure légère, quasi aérienne, du même ton argenté, se répandaient pittoresquement sur ses épaules, sur les plis de son froc noir, et tombaient jusqu’à la corde qui ceignait son pauvre habit monastique. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de l’entendre prononcer des paroles, émettre des pensées sur l’art qui se sont à jamais gravées dans ma mémoire et dont je voudrais voir chacun de mes confrères tirer profit à son tour.

 

« – Je t’attendais, mon fils, me dit-il quand je m’inclinai pour recevoir sa bénédiction. Voici que s’ouvre devant toi la route où ta vie va désormais s’engager. C’est une noble voie, ne t’en écarte pas. Tu as du talent ; le talent est le don le plus précieux du ciel ; ne le dilapide point. Scrute, étudie tout ce que tu verras, soumets tout à ton pinceau ; mais sache trouver le sens profond des choses, essaie de pénétrer le grand secret de la création. Heureux l’élu qui le possède : pour lui il n’est plus rien de vulgaire dans la nature. L’artiste créateur est aussi grand dans les sujets infimes que dans les sujets les plus élevés ; ce qui fut vil ne l’est plus grâce à lui, car sa belle âme transparaît à travers l’objet bas, et pour avoir été purifié en passant par elle, cet objet acquiert une noble expression… Si l’art est au-dessus de tout, c’est que l’homme trouve en lui comme un avant-goût du Paradis. La création l’emporte mille et mille fois sur la destruction, une noble sérénité sur les vaines agitations du monde ; par la seule innocence de son âme radieuse un ange domine les orgueilleuses, les incalculables légions de Satan ; de même l’œuvre d’art surpasse de beaucoup toutes les choses d’ici-bas. Sacrifie tout à l’art ; aime-le passionnément, mais d’une passion tranquille, éthérée, dégagée des concupiscences terrestres ; sans elle, en effet, l’homme ne peut s’élever au-dessus de la terre, ni faire entendre les sons merveilleux qui apportent l’apaisement. Or c’est pour apaiser, pour pacifier, qu’une grande œuvre d’art se manifeste à l’univers ; elle ne saurait faire sourdre dans les âmes le murmure de la révolte ; c’est une prière harmonieuse qui tend toujours vers le ciel. Cependant il est des minutes, de tristes minutes… »

 

» Il s’interrompit et je vis comme une ombre passer sur son clair visage.

 

« – Oui, reprit-il, il y a eu dans ma vie un événement… Je me demande encore qui était celui dont j’ai peint l’image. Il semblait vraiment une incarnation du diable. Je le sais, le monde nie l’existence du démon. Je me tairai donc sur son compte. Je dirai seulement que je l’ai peint avec horreur ; mais je voulus coûte que coûte surmonter ma répulsion et, étouffant tout sentiment, me montrer fidèle à la nature. Ce ne fut point une œuvre d’art que ce portrait : tous ceux qui le regardent éprouvent un violent saisissement, la révolte gronde en eux ; un pareil désarroi n’est point un effet de l’art, car l’art respire la paix jusque dans l’agitation. On m’a dit que le tableau passe de main en main, causant partout de cruels ravages, livrant l’artiste aux sombres fureurs de l’envie, de la haine, lui inspirant la soif cruelle d’humilier, d’opprimer son prochain. Daigne le Très-Haut te préserver de ces passions, il n’en est point de plus cruelles ! Mieux vaut souffrir mille et mille persécutions qu’infliger à autrui l’ombre d’une amertume. Sauve la pureté de ton âme. Celui en qui réside le talent doit être plus pur que les autres : à ceux-ci il sera beaucoup pardonné, mais à lui rien. Qu’une voiture lance la moindre éclaboussure sur un homme paré de clairs habits de fête, aussitôt la foule l’entoure, le montre du doigt, commente sa négligence ; cependant cette même foule ne remarque même pas les taches nombreuses des autres passants vêtus d’habits ordinaires, car sur ces vêtements sombres les taches ne sont point visibles.»

 

» Il me bénit, m’attira sur son cœur. Je n’avais jamais connu une si noble émotion. C’est avec une vénération plus que filiale que je me pressai contre sa poitrine, que je baisai ses cheveux argentés, librement épandus. Une larme brilla dans ses yeux.

 

« – Exauce, mon fils, une prière que je vais t’adresser, me dit-il au moment des adieux. Peut-être découvriras-tu quelque part le portrait dont je t’ai parlé. Tu le reconnaîtras aussitôt à ses yeux extraordinaires et à leur regard surnaturel. Détruis-le aussitôt. »

 

» Jugez vous-mêmes si je pouvais ne point m’engager par serment à exaucer un tel vœu. Depuis quinze ans il ne m’est jamais advenu de rencontrer quelque chose qui ressemblât, si peu que ce fût, à la description de mon père. Et voici que soudain, à cette vente… »

 

Sans achever sa phrase, le peintre se tourna vers le fatal portrait ; ses auditeurs l’imitèrent. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils s’aperçurent qu’il avait disparu ! Un murmure étouffé passa à travers la foule, puis on entendit clairement ce mot : « Volé ! » Tandis que l’attention unanime était suspendue aux lèvres du narrateur, quelqu’un avait sans doute réussi à le dérober. Les assistants demeurèrent un bon moment stupides, hébétés, ne sachant trop s’ils avaient réellement vu ces yeux extraordinaires ou si leurs propres yeux, lassés par la contemplation de tant de vieux tableaux, avaient été le jouet d’une vaine illusion.

ROME

 

Essayez de fixer la foudre, alors que, déluge insoutenable de lumière, elle fend en zigzaguant un ciel couleur de suie : tels sont les yeux d’Annunziata l’Albaine. Tout en elle rappelle les temps antiques où le marbre s’animait sous le ciseau fulgurant des sculpteurs. Ses lourds cheveux d’un noir de poix s’enroulent en un double diadème, d’où s’échappent quatre longues tresses. Vous présente-t-elle de face la splendeur neigeuse de son visage, votre cœur en garde à jamais l’indélébile empreinte. L’apercevez-vous de profil, il se dégage de cette silhouette une beauté divine, une pureté de lignes à désespérer le crayon. Vous offre-t-elle par-derrière la superbe ordonnance de sa chevelure, sa nuque éblouissante et la majesté d’épaules comme n’en a point connu la terre, c’est encore une vision merveilleuse. Mais rien ne vaut la minute où, son regard plongeant dans le vôtre, vous sentez votre cœur défaillir. Sa voix chaude a des sonorités de bronze. La prestesse, la puissance, la fierté de ses mouvements feraient honte à la plus souple des panthères. Tout en elle est un chef-d’œuvre de la création, depuis ses épaules jusqu’à l’orteil de son pied d’un galbe antique et frissonnant de vie. Tout lieu qu’elle honore de sa présence s’élève à la dignité de tableau. Quand, vers le soir, sa cruche de cuivre sur la tête, elle gagne la fontaine à pas rapides, une harmonie suprême pénètre le paysage, les lignes molles des monts Albains se fondent plus fluides dans le lointain, le bleu du ciel se fait plus ardent, l’envol des cyprès s’élance plus droit, et le pin parasol, le plus beau des arbres du Midi, profile plus nettement sa cime dont l’ombelle semble flotter dans les airs. Et tout, la fontaine – où déjà groupées en pyramide sur les marches de marbre, ses compagnes babillent de leurs voix argentines tandis que l’eau s’épanche dans leurs cruches d’un jet scintillant et sonore – la fontaine elle-même et jusqu’à la foule, tout semble fait pour mettre en relief cette beauté triomphante, qui traîne, comme une reine sa cour, l’univers après elle. Les jours de fête, quand la sombre galerie de bois qui joint Albano à Castel Gandolfo se remplit d’une foule endimanchée ; quand papillonnent sous ses voûtes les minenti, ces farauds en ceinture de velours, ceinture voyante et fleur d’or au chapeau ; quand les ânes aux yeux à demi clos emportent, dans un galop pittoresque, les robustes filles d’Albano ou de Frascati reconnaissables de loin à leurs coiffes d’un blanc immaculé, ou traînent d’un pas chancelant et fort peu pittoresque un grand Anglais immobile, en mackintosh jaunâtre, contraint de replier ses jambes en angle aigu pour ne point accrocher le sol, ou encore quelque peintre en blouse et barbiche à la Van Dyck, sa boîte à couleurs au dos, cependant que la lumière et l’ombre jouent alternativement sur tout le groupe, – alors la présence d’Annunziata rend la fête encore plus exquise. La pénombre de la galerie avive, si possible, ses charmes, le drap rouge de sa robe flamboie comme un lézard au soleil, et son visage adorable met tous les cœurs en joie. Ceux qui la rencontrent demeurent cloués sur place : une exclamation involontaire échappe au faraud au chapeau fleuri, un point d’interrogation se dessine sur le visage immobile de l’Anglais au mackintosh jaunâtre ; mais nul ne s’arrête plus longtemps que le peintre à la barbiche. « Quel modèle parfait, se dit-il, pour une Diane, une Junon, l’une des Grâces, pour toutes les femmes qu’ait jamais rendues le pinceau ! » Et cependant il songe en sa témérité que son humble atelier se muerait en paradis si cette belle entre les belles consentait à en devenir l’ornement.

 

Mais quel est ce personnage dont le regard conquis ne peut se détourner d’Annunziata, qui épie chacune de ses paroles, chacun de ses gestes et jusqu’au cours de ses pensées sur son visage ? Un jeune prince de vingt-cinq ans, dernier rejeton d’une de ces vieilles familles romaines qui, après avoir été l’honneur et l’opprobre du moyen âge, s’éteignent solitairement dans leurs somptueux palais parés de fresques du Guerchin et des Carraches, de tableaux ternis par les ans, de meubles à la soie fanée, de tables en lazulite et d’un maestro di casa aux cheveux de neige. On le voyait depuis peu promener dans Rome son nez d’un dessin antique, son front d’ivoire où se jouait une boucle soyeuse, ses yeux noirs qui lançaient des regards enflammés par-dessus un manteau élégamment rejeté sur l’épaule. Après quinze ans d’absence, ce fier jeune homme venait de faire sa réapparition dans une ville qu’il avait quittée tout enfant.

 

Mais reprenons pour le lecteur les événements dans leur ordre logique et retraçons rapidement l’histoire de cette vie encore jeune, bien que marquée de fortes impressions. Sa prime enfance s’écoula dans Rome et son éducation fut celle qu’y reçoivent d’ordinaire les rejetons des familles expirantes. Il eut pour précepteur, gouverneur, mentor et tout ce qu’on voudra un abbé, classique impénitent, admirateur des épîtres de Pietro Bembo, des œuvres de Giovanni délia Casa et de cinq à six chants de Dante, dont il interrompait toujours la lecture par l’énergique exclamation : Dio, che cosa divina ! transposée deux lignes plus bas en Diavolo, che divina cosa ! Cette phrase épuisait à peu près tout son arsenal critique ; en revanche, le digne homme adorait les artichauts et les brocolis, savait pertinemment en quelle saison le veau a meilleur goût, à partir de quel mois le chevreau devient mangeable ; c’étaient là ses sujets favoris et il aimait fort en discourir au beau milieu de la rue avec un sien confrère ; en outre, il s’entendait admirablement à tirer des bas de soie par-dessus les bas de laine qui recouvraient ses gras mollets, il se purgeait tous les mois à l’aide d’une tasse de café mélangé d’olio di ricino et engraissait de jour en jour ou plutôt d’heure en heure, à l’instar de tous les abbés. Sous cette direction, le jeune prince n’acquit certes pas un grand fonds de savoir : il apprit en tout et pour tout que la langue latine est la mère de la langue italienne ; qu’il existe trois sortes de monsignors, dont les uns portent des bas noirs, les autres des bas violets et les derniers diffèrent fort peu des cardinaux ; il lut vaguement les lettres adressées par Pietro Bembo aux cardinaux de son temps et qui ne sont pour la plupart que des billets de congratulation ; il connut assez bien le Corso, où son précepteur l’emmenait en promenade, la villa Borghèse et deux ou trois boutiques, où l’abbé achetait son papier, ses plumes, son tabac à priser, ainsi que la pharmacie qui procurait au digne homme son huile de ricin. L’horizon du jeune élève demeura donc plutôt borné, le brave abbé n’ayant pu lui fournir sur les pays étrangers que des données sommaires et confuses : les Français étaient des richards, les Anglais de bons commerçants et de grands voyageurs, les Allemands des ivrognes, et il existait quelque part dans le Nord une contrée barbare, dénommée la Moscovie, où sévissaient des froids à vous faire éclater la cervelle. Ce léger bagage scientifique eût sans doute mené le jeune homme jusqu’à ses vingt-cinq ans s’il n’avait pris fantaisie au vieux prince de rompre avec la tradition et de donner à son fils une éducation européenne. Cette décision soudaine doit être en partie attribuée aux charmes d’une certaine dame française, que depuis quelque temps il lorgnait constamment au théâtre comme à la promenade, tandis qu’il enfonçait son menton dans son énorme jabot blanc et rappelait sans cesse à l’ordre une boucle indocile de sa perruque.

 

Le principino fut donc expédié à l’Université de Lucques où, durant les six années qu’il y passa, s’éveilla peu à peu sa vive nature italienne, qui avait jusqu’alors somnolé sous la morose tutelle de l’ecclésiastique. Il montra bientôt qu’il avait l’esprit délié et l’âme avide de jouissances délicates. Les formes rigides de la scolastique sous lesquelles l’Université italienne dispensait la science ne pouvaient satisfaire la jeunesse d’aujourd’hui, qui déjà prêtait l’oreille aux rumeurs d’outre-monts. L’influence française se faisait sentir dans la haute Italie, où elle pénétrait avec les modes, les vignettes, les vaudevilles et les productions tourmentées d’une muse sans frein, bizarre, fougueuse, mais non dénuée de talent. Les controverses politiques qui, depuis la Révolution de Juillet, remplissaient les feuilles publiques, trouvaient ici un écho : on rêvait de faire revivre l’antique gloire italienne, on jetait des regards de haine à l’uniforme blanc, livrée maudite de l’Autriche. Mais la nature italienne, amie des plaisirs tranquilles, ne poussa point les choses jusqu’à la révolte, comme l’eussent fait sans balancer les Français ; tout se borna à l’irrésistible désir de franchir les Alpes, de connaître la véritable Europe dont le vif éclat, la perpétuelle agitation offraient de loin un spectacle attrayant : là-bas commençait le XIXème siècle, là-bas le mouvement, la vie s’opposaient à la rigidité, à la caducité de la péninsule. Avide de lumières et d’aventures, le jeune prince s’envolait en pensée vers ces contrées bénies, mais une profonde tristesse l’envahissait en songeant à la vanité de ce rêve : il connaissait l’inflexible despotisme de son père et ne se sentait pas de force à lutter avec lui. Et voici que soudain il reçut du prince une missive lui enjoignant de partir pour Paris avec un sien oncle, qui le rejoindrait bientôt, et d’y terminer ses études à la Sorbonne. À cette nouvelle, le jeune prince sauta de joie, embrassa tous ses amis, les traita fort bien dans une osteria des environs, et quinze jours plus tard il faisait déjà route, le cœur battant de joie à la vue de chaque objet nouveau. Le Simplon franchi, il éprouva l’agréable sensation de se sentir en Europe. Le sauvage amoncellement des montagnes de la Suisse, chaos sans perspective et sans horizon, offusqua quelque peu ses regards, habitués à une nature sereine et caressante. Les villes européennes, leurs superbes hôtels, les commodités de toutes sortes mises à la disposition des voyageurs, qui peuvent vraiment se croire chez eux, lui eurent bientôt rendu sa bonne humeur. Ce confort, cette propreté méticuleuse étaient pour lui choses nouvelles. L’étrange conformation des Suisses allemands, le manque de proportion entre les différentes parties de leur corps ne laissèrent pas de frapper un voyageur chez qui, en tant qu’Italien, le sens du beau était inné, et leur jargon d’offenser son oreille sensible à la musique. Mais bientôt, à l’approche de la frontière française, son cœur se prit à palpiter. Le gazouillis de la langue à la mode flattait enfin son ouïe ; il percevait, avec un plaisir secret, ce glissant murmure qui depuis longtemps lui semblait un parler sublime, exempt de ces soubresauts propres aux véhéments langages des nations méridionales, à qui échappe le sens de la mesure. Les Françaises, genre de femmes tout particulier, firent sur lui une impression encore plus profonde : il admira ces créatures légères, aériennes, leurs formes à peine apparentes, leur pied minuscule, leur taille souple et menue, leurs œillades enflammées, provocantes, leur babil langoureux. Il attendait Paris avec impatience, le peuplait de tours, de palais, l’imaginait suivant ses rêves, et ce fut avec un tressaillement intérieur qu’il en reconnut les approches : affiches, lettres géantes, omnibus, diligences de plus en plus nombreuses. Enfin, les faubourgs passés, il se trouva dans Paris, happé, tiraillé en tous sens par la prodigieuse capitale, fasciné par l’éclat et le mouvement des rues, le désordre des toits, l’épaisseur des cheminées, l’entassement désordonné des maisons, le bariolage des boutiques collées les unes sur les autres, la hideur des pignons dénudés, la sarabande des lettres dorées escaladant les murs, les fenêtres, les toits et jusqu’aux cheminées, la transparence lumineuse des rez-de-chaussée tout en glaces. Le voilà donc ce Paris, ce cratère en éternelle fusion ; ce jet d’eau lançant les nouvelles, les lumières, les modes, les raffinements du goût et cette foule de lois, mesquines mais puissantes, qu’observent bon gré mal gré ceux mêmes qui les censurent ; ce vaste étalage de tout ce que produisent les arts et les métiers et jusqu’au moindre talent enfoui dans quelque coin perdu ; ce rêve familier des jeunes hommes de vingt ans ; ce bazar, cette foire de l’Europe ! Ébahi, déconcerté, il errait le long des rues envahies par toutes sortes de gens, sillonnées par toutes sortes de véhicules. Il tombait en admiration devant le luxe royal d’un café ; il s’extasiait en pénétrant dans les fameux Passages, abasourdi par le piétinement d’une foule compacte, composée presque exclusivement de jeunes gens, aveuglé par la splendeur scintillante de magasins où la lumière tombe à flots à travers le toit vitré de la galerie ; il demeurait planté devant les affiches bariolées qui, par millions, se jettent à vos yeux et vous annoncent les vingt-quatre spectacles et les innombrables concerts quotidiens. Le soir venu, les feux magiques du gaz illuminèrent soudain cet enchantement, les maisons vivement éclairées par en bas se firent transparentes, les vitrines disparurent, les objets exposés semblèrent s’étaler, reflétés par de profonds miroirs, au beau milieu de la rue ; alors notre pétulant Italien perdit tout à fait contenance. Ma questo è una cosa divina ! allait-il répétant. Sa vie prit bientôt un cours rapide, comme il est de règle pour les Parisiens et pour beaucoup de jeunes étrangers qui séjournent en grand nombre dans cette ville. Au saut du lit, dès neuf heures du matin, il se trouvait déjà dans un magnifique café, pourvu de fresques à la mode sous revêtement de verre, de lambris dorés, de journaux au format immense et d’un noble garçon louvoyant parmi les habitués, sa superbe cafetière d’argent à la main. Là, confortablement installé sur un divan élastique, il dégustait en sybarite une énorme tasse de café à la crème, se rappelant avec pitié les salles obscures et basses des cafés italiens et le sordide bottega portant à ses pratiques des verres mal lavés. Il se plongeait ensuite dans la lecture des gigantesques papiers publics, les comparant avec non moins de pitié aux étiques gazettes d’Italie, ces Diario di Roma, Pirato et autres feuilles de chou, où ne s’impriment que des nouvelles de tout repos et de vieillottes anecdotes, relatives, ma parole, aux Thermopyles et au roi de Perse Darius… Ici, au contraire, les plumes bouillonnaient ; les questions succédaient aux questions, les répliques aux répliques ; chacun semblait craindre de rester en arrière, celui-ci prédisait un bref changement de régime, cet autre la ruine de l’État ; l’acte le plus futile du ministère ou des Chambres prenait, dans l’acharnement des partis, les proportions d’un événement de première importance, le mot le plus banal sonnait à travers les journaux comme un appel d’alarme, si bien qu’en les lisant notre Italien alarmé s’attendait à voir éclater la révolution dès le lendemain. Il sortait du cabinet de lecture en proie à une asphyxie que seule l’animation des rues parisiennes était capable de dissiper en un tour de main. Après une nourriture spirituelle aussi indigeste, ce lustre, ce voltigement, cette bigarrure lui paraissaient des fleurs fragiles accrochées à la pente d’un précipice. En un clin d’œil il se laissait tout entier reprendre par la rue et devenait un badaud comme les autres. Il musait devant les folâtres vendeuses, rayonnantes d’une jeunesse à peine en fleur, qui trônent dans tous les magasins parisiens, où sans doute la présence d’un homme mettrait une tache chagrine, indécente. Ici, des mains fines, d’une suprême élégance, soignées à grand renfort de crèmes et de savons, développent des bonbons, tandis que des yeux lumineux et hardis dévisagent les passants ; là, une tête blonde penche dans une pose pittoresque ses longs cils sur un roman à la mode sans prendre garde qu’une foule de jeunes hommes s’empresse auprès d’elle, admire son cou de neige, inspecte chacun de ses cheveux, épie jusqu’à l’ondulation de sa poitrine émue par la lecture. Il musait devant une librairie, où, sur papier vélin, de noires vignettes, jetées d’un crayon si chaud, si hardi que le sujet en demeurait parfois un mystère, rappelaient des araignées, tandis que des lettrines bizarres faisaient songer à des hiéroglyphes. Il musait devant une énorme machine cylindrique qui, dans toute la largeur d’une vitrine, broyait activement du chocolat. Il musait devant les boutiques où baguenaudent, des heures durant, les « crocodiles » parisiens, la bouche bée et les mains dans les poches ; où, sur un lit de verdure, rougeoie un monstrueux homard, à côté d’une dinde truffée portant la laconique inscription : « 300 francs » ; où des poissons rouges et jaunes étalent, dans des vasques de verre, l’or de leurs nageoires et de leur queue. Il musait sur les grands boulevards, voie royale pratiquée d’un bout à l’autre de l’étroit Paris, où de beaux arbres dressent, en plein cœur de la ville, leurs fûts hauts comme des immeubles de six étages, où se presse, sur l’asphalte des trottoirs, la foule des étrangers ainsi qu’un lot de ces « lions » et de ces « tigres » indigènes que les romans ne nous dépeignent pas toujours sous leur véritable jour. Après avoir musé tout son saoul, il gravissait l’escalier d’un restaurant déjà brillamment illuminé au gaz et dont les murs tout en glaces reflétaient de nombreux dîneurs des deux sexes installés à de petites tables et s’entretenant avec une animation bruyante. Du restaurant, il courait au spectacle, indécis sur le choix du théâtre, chacun ayant sa célébrité, acteur ou auteur, chacun offrant toujours du nouveau, depuis le drame échevelé jusqu’au vaudeville sémillant, étourdi comme le Français lui-même, renouvelé tous les jours, créé en trois minutes de loisirs, désopilant d’un bout à l’autre grâce à l’inépuisable fantaisie des comédiens. Involontairement, le jeune prince songeait à la scène italienne, creuse et vide, où se donnent soit les sempiternelles comédies de Goldoni, que tout le monde connaissait par cœur, soit de naïves piécettes d’une niaiserie à mettre les enfants en fuite ; il comparait la mare stagnante de là-bas à ce torrent débordant, à cette usine fébrile où l’on forgeait le fer pendant qu’il était chaud, où chacun craignait seulement que sa nouveauté ne refroidît. Après avoir ri ou s’être ému jusqu’aux larmes, il regagnait son logis, brisé, recru, succombant sous le faix d’impressions trop nombreuses et se jetait sur son lit, seul meuble dont les Français aient besoin dans leur chambre, les endroits publics leur offrant, comme nul ne l’ignore, la table, le bureau, l’éclairage.

 

Cette badauderie panachée n’empêcha d’ailleurs point le prince de donner à son esprit la nourriture que celui-ci réclamait impérieusement. Il suivit bientôt les cours de tous les professeurs en renom. Leur parole toujours vibrante et souvent enthousiaste, leurs aperçus originaux, ingénieux, furent une révélation pour le jeune Italien. Il sentit les écailles lui tomber des yeux, des points de vue insoupçonnés se découvrirent à lui, et sous ce vif éclairage les quelques rudiments de savoir qui sommeillaient en lui et qui, sans emploi, se fussent rapidement atrophiés, comme il est de règle chez la plupart des gens, se ranimèrent soudain et s’implantèrent à jamais dans sa mémoire. Il ne manqua non plus aucun sermon, aucune conférence, aucun discours des prédicateurs, publiasses et parlementaires en vogue, il ne négligea aucune des séductions parisiennes. Bien qu’il fût parfois gêné, car son père lui servait une pension d’étudiant et non de prince, il trouva moyen de tout connaître, de parvenir même jusqu’aux célébrités que prônent à l’envi, se copiant les uns sur les autres, tous les journaux de l’Europe ; il vit même face à face ceux des écrivains à la mode dont les œuvres bizarres avaient ému son âme ardente, dans l’espoir de les entendre toucher en sa présence des cordes encore vierges, scruter les replis les plus imperceptibles des passions. Bref, notre héros mena une vie fort peu monotone, se laissa entraîner dans le large courant de l’activité européenne. Faire succéder dans une seule et même journée la flânerie insouciante aux violentes commotions de l’âme, le plaisir des yeux à la tension de l’esprit, le vaudeville au sermon, le tourbillon des journaux à celui des Chambres, le fracas des concerts aux applaudissements des salles de cours, le vacarme de la rue au scintillement aérien du ballet, – quelle vie enivrante pour un jeune homme de vingt-cinq ans ! Il n’eût voulu la troquer pour aucune autre. Paris était bien le plus beau lieu du monde. Quel plaisir d’habiter le cœur même de l’Europe, où, tout en marchant, on se sent croître en importance, on se reconnaît membre de la grande société universelle ! Il songeait même parfois à s’y établir pour toujours : l’Italie lui semblait maintenant un coin sombre et moisi, où l’on ne pouvait décidément que vivoter.

 

Ainsi passèrent quatre années ardentes, capitales, au cours desquelles il connut plus d’une désillusion et qui, sur bien des points, mirent quelque sourdine à son enthousiasme. Ce Paris, rêve perpétuel des étrangers, éternelle passion de ses habitants, lui apparut sous de tout autres couleurs. Cette vie si active, si variée, ne laissait dans l’âme aucun fécond sédiment. À travers cette activité bouillonnante se faisait jour une effroyable inaction : les mots tenaient la place des actes. Tout Français ne semblait travailler que dans sa tête en effervescence ; la lecture d’interminables journaux lui prenait toute sa journée et ne lui permettait pas d’accorder une couple d’heures à la vie pratique. Sans bien connaître encore ni ses droits, ni ses devoirs, ni la classe à laquelle il appartient, tout Français, élevé parmi cet étrange tourbillon d’une politique livresque, typographique, adhère à tel ou tel parti, dont il prend aussitôt les intérêts à cœur, attaquant passionnément ses adversaires sans les avoir jamais vus. Aussi le mot « politique » devint-il finalement odieux à notre Italien.

 

Partout, aussi bien dans le négoce que dans les choses de l’esprit, il ne voyait qu’efforts convulsifs et recherche de la nouveauté à tout prix. Chacun s’évertuait à tenir, ne fût-ce que quelques instants, la queue de la poêle. Pour attirer la clientèle, les commerçants dépensaient leur avoir à orner splendidement leur boutique. Pour ranimer l’attention défaillante, les libraires recouraient aux gravures et au luxe typographique, les romanciers à l’étude de passions bizarres, insoupçonnées, de cas monstrueux, exceptionnels. Tout cela s’offrait à tous sans vergogne, comme une prostituée à l’affût, la nuit, au coin des rues ; tout cela vous tendait la main à l’envi, comme un ramassis de mendiants qui se bousculent tout en vous obsédant de leurs lamentations. La science elle-même lui apporta des déboires : ces maîtres vibrants, dont le mérite était certain, lui semblaient maintenant céder au besoin de plastronner, de faire étalage d’esprit : partout dans leurs cours de brillants aperçus, nulle part d’ensemble majestueux ; partout perçait le désir de mettre en valeur des faits jusqu’alors laissés dans l’ombre et de leur attribuer une énorme influence, fût-ce au détriment de l’harmonie générale, afin de s’attribuer le mérite de la découverte ; partout une confiance en soi frisant l’effronterie, nulle part l’humble aveu de sa propre ignorance. En songeant à ces choses, notre Italien se rappela le quatrain fielleux dont, un jour de mauvaise humeur ! son compatriote Alfieri avait blasonné les Français :

 

Tutto fanno, nulla sanno,

Tutto sanno, nulla fanno,

Giravolta son Francesi,

Ptu gli pesi, men ti danno.

 

Une sombre mélancolie l’envahit. Il chercha vainement à se distraire, à entrer en relations avec certaines personnes qu’il estimait : l’élément italien n’arriva point à se combiner avec l’élément français. L’amitié se nouait rapidement, mais dès le premier jour, le Français s’était montré sous toutes ses faces ; le lendemain, il n’avait plus rien à livrer de lui-même, son âme se laissant à peine pénétrer jusqu’à une certaine profondeur que la sonde de la pensée elle-même n’arrivait point à dépasser, et l’Italien sentait trop profondément pour que des natures aussi superficielles pussent le payer de retour. Il ne trouva donc qu’un vide étrange jusque dans les cœurs de gens auxquels il ne pouvait refuser son estime. Il se convainquit finalement qu’en dépit de ses traits brillants, de ses élans d’enthousiasme, de ses sursauts chevaleresques, la nation entière, bien pâle, bien imparfaite, n’était en réalité qu’un léger vaudeville créé par elle-même. Aucune idée grave, sublime ne reposait en son sein. Des embryons de pensées, mais point de pensées mûres ; des demi-passions, mais point de vraies passions ; des esquisses jetées d’une main hâtive, mais aucune œuvre définitive ; on pouvait certes tenir cette nation pour une brillante vignette, mais pour un tableau de maître, jamais !

 

Cette révélation était-elle un effet de sa soudaine mélancolie ? faisait-elle honneur à la fraîcheur de son sens intime, à la perspicacité de son jugement ? En tout cas, malgré son éclat et son bruit, Paris se mua bientôt à ses yeux en un fastidieux désert, et il cherchait d’instinct un refuge dans les coins les plus morts de la grande ville. Il ne fréquentait plus guère que l’opéra italien, seul lieu où son âme fiévreuse trouvât quelque repos. Les sons de sa langue maternelle parlaient maintenant puissamment à son cœur, et son pays, si longtemps oublié, lui apparaissait de plus en plus souvent dans une sorte de halo lointain, mais attirant. Comme ces appels devenaient de jour en jour plus impérieux, il résolut de mander à son père que, jugeant inutile de prolonger davantage son séjour à Paris, il sollicitait l’autorisation de rejoindre ses pénates. Il fut deux mois entiers sans recevoir de réponse, ni même les lettres de change coutumières. Connaissant le caractère fantasque de son père, il attendit d’abord avec patience, puis avec inquiétude. Et comme, plusieurs fois par semaine, il s’informait, toujours en vain, auprès de son banquier, le désespoir finit par le gagner. Ses ressources étaient depuis longtemps épuisées, et tout de même une avance que lui avait consentie le banquier ; il ne vivait qu’à crédit, subissait plus d’un regard de travers et n’avait aucun ami pour lui venir en aide. Sa solitude lui pesa plus que jamais. Il errait anxieusement dans cette ville qui déjà l’ennuyait à mourir et que les désagréments de l’été lui rendaient plus odieuse encore. Les touristes s’étaient envolés vers les villes d’eaux, battaient les chemins, assiégeaient les hôtels de l’Europe. Un vide immense planait sur les maisons inhabitables, sur les rues incandescentes ; les jardins eux-mêmes languissaient dans un accablement torride. À demi mort, le prince s’arrêtait sur un pont lourd, massif, ou sur un quai embrasé et cherchait en vain à se distraire dans la contemplation de la Seine : un chagrin sans bornes le dévorait, un ver sans nom lui rongeait le cœur. Enfin, le sort le prit en pitié. Un beau jour, le banquier lui remit une lettre par laquelle son oncle l’informait que le vieux prince n’était plus de ce monde et le priait de venir prendre possession de son héritage, assez fortement compromis. La lettre contenait une maigre lettre de change, à peine suffisante pour payer ses frais de voyage et le quart de ses dettes. Le banquier ayant consenti, non sans peine, à lui accorder un délai, le jeune prince prit aussitôt place dans la malle-poste. Lorsque Paris eut disparu à ses yeux et qu’il respira l’air frais des campagnes, il sentit sa poitrine libérée d’un grand poids. Au bout de deux jours, il était déjà à Marseille et, sans prendre une heure de repos, il s’embarqua le soir même. La Méditerranée lui parut avoir un air de famille : elle baignait les rives de sa patrie, et la seule vue de ses flots innombrables lui redonna du cœur. Comment dépeindre les sentiments qui s’emparèrent de lui à la vue de la première ville italienne, la superbe Gênes, qu’il ne connaissait pas encore et dont l’amphithéâtre aux cent tours, aux clochers bariolés, aux églises de marbre blanc et noir l’enveloppa tout à coup, quand le bateau entra au port, d’une beauté sans seconde. Dans l’air léger, d’un bleu inimaginable, cette diaprure scintillante de maisons, d’églises, de palais offrait vraiment un spectacle unique au monde. Une fois à terre, il se trouva soudain dans un dédale de ruelles dallées, exiguës, obscures, qu’éclairait à peine une étroite bande de ciel bleu. Ces hautes, ces énormes maisons séparées par un si petit espace libre, ces placettes triangulaires, ces longs boyaux sinueux où se pressent les boutiques des orfèvres, où ne roule jamais une voiture, quelle vision inattendue ! La démarche assurée des femmes, leurs pittoresques coiffes de dentelle à peine agitées par un tiède sirocco, le parler sonore des passants, les églises dont les portes ouvertes laissaient échapper une odeur d’encens, toutes ces choses éveillèrent en lui de lointaines réminiscences. Il se rappela que, depuis plusieurs années, il n’était point entré dans une église, mot qui a perdu sa pure et haute signification dans les pays « avancés » où il avait séjourné. Il pénétra lentement dans l’une d’elles, s’agenouilla en silence près d’une altière colonne de marbre et pria longtemps, sans trop savoir pourquoi : probablement parce qu’il se retrouvait en Italie, parce que le désir de prier lui était venu, parce qu’il avait l’âme en fête ; et ce fut sans doute la meilleure des prières. Il devait toujours garder de Gênes un souvenir attendri : il y avait reçu le premier baiser de l’Italie. Et c’est d’un cœur aussi léger qu’il revit Livourne, Pise la déserte, Florence, petite ville d’une beauté sévère qu’il connaissait à peine et qui le considéra majestueusement du haut de ses sombres palais à la royale architecture et de sa lourde coupole à facettes. Il traversa ensuite les Apennins, toujours dans une excellente disposition d’esprit et quand, après six jours de voyage, il vit onduler au loin la célèbre coupole, une foule de sentiments l’assaillirent qu’il eût été bien impuissant à exprimer. Il contemplait avidement chaque colline, chaque pli de terrain. Enfin, après avoir franchi le Ponte Molle et les portes de la ville, la belle adorable qu’est la Piazza del Popolo lui ouvrit ses bras sous les regards du Monte Pincio, de ses terrasses, de ses escaliers, de ses statues, de ses promeneurs. Dieu, que son cœur battit fort ! Cependant le vetturino l’entraînait dans ce Corso où, jadis, il flânait avec son abbé, alors qu’innocent, ingénu, il savait pour tout potage que la langue latine est la mère de la langue italienne. Il revit bientôt tous ces édifices qu’il connaissait par cœur : le Palazzo Ruspoli et son immense café, la Piazza Colonna, le Palazzo Sciarra, le Palazzo Doria ; puis il s’engagea dans ces ruelles si odieuses aux étrangers, ces ruelles endormies qu’animent seulement de-ci de-là quelques boutiques : une échoppe de barbier à la porte couronnée de lys, une chapellerie avec un large chapeau de cardinal pour enseigne, un atelier d’empailleur qui fabrique en pleine rue ses chaises cannées. Enfin la voiture s’arrêta devant un vénérable palais dans le style de Bramante. Personne ne l’accueillit dans le vestibule dénudé, le suisse s’en étant allé avec sa canne tuer le temps au café, suivant sa louable habitude ; mais il se heurta sur l’escalier au maestro di casa, bonhomme décrépit qui s’empressa d’ouvrir les volets, éclairant ainsi les unes après les autres des pièces antiques et majestueuses. Le prince éprouva cette profonde amertume bien connue de toute personne qui, rentrant chez elle après de longues années d’absence, trouve plus désolées, plus caduques que jamais toutes ces choses familières à son enfance ; et plus ces objets lui ont laissé de doux souvenirs, plus se charge de mélancolie le langage que maintenant ils lui tiennent. Le jeune homme traversa une enfilade de salles, jeta un coup d’œil à la chambre à coucher où, naguère encore, le vieux maître de céans s’endormait sous un baldaquin à franges sommé de ses armes, au cabinet de travail où il s’adonisait avec les raffinements méticuleux d’une vieille coquette avant de se rendre en bel arroi, laquais devant, laquais derrière, à la villa Borghèse, afin d’y lorgner une dame anglaise qui affectionnait également ce lieu de promenade. On apercevait encore sur les tables et dans les tiroirs des rentes de fards, pommades et autres cosmétiques à l’aide desquels le vieux beau réparait tant bien que mal les outrages des ans. Le maestro di casa raconta qu’une quinzaine encore avant de passer de vie à trépas son maître, fermement résolu à se remarier, avait consulté des médecins étrangers sur les moyens de remplir con onore i doveri di marito, mais qu’un beau jour, rentrant très fatigué de deux ou trois visites qu’il avait dû faire à des cardinaux et au prieur de je ne sais plus quel couvent, il s’était endormi dans son fauteuil du sommeil du juste, mort très belle évidemment, mais qui, toujours à en croire le majordome, l’eût été bien davantage encore s’il avait eu, deux minutes auparavant, le bon esprit d’envoyer quérir son confesseur, il padre Benvenuto. Le jeune héritier écouta tous ces détails d’une oreille distraite et l’esprit ailleurs. À peine remis des fatigues et des émotions du voyage, il s’occupa de ses affaires, dont le désordre l’effraya : toutes, petites et grandes, étaient affreusement embrouillées. Trois interminables procès relatifs à des terrains et à des palais en ruines sis à Naples et à Ferrare ; les revenus de trois années mangés d’avance ; de nombreuses dettes ; l’indigence parmi la splendeur : il n’en croyait pas ses yeux. Chose inconcevable, le faste et la parcimonie faisaient bon ménage dans l’âme du vieux prince. Ses nombreux domestiques ne touchaient pour tous gages que leur livrée, la galerie de tableaux devant, grâce aux mains généreuses des amateurs étrangers, assurer leur existence. Il avait des valets de chiens, des valets d’écurie, des valets de bouche, des valets de pied qui grimpaient derrière sa voiture, et d’autres valets qui ne faisaient que bavarder toute la sainte journée au café ou à l’osteria voisine. Le jeune homme mit aussitôt cette canaille à la porte, ne gardant à son service que le vieux maestro di casa, et réduisit l’écurie à sa plus simple expression : il fit venir ses avocats et, sur quatre procès, en abandonna deux, jugés par trop inextricables ; enfin il résolut de se restreindre en toutes choses, résolution bien facile à tenir, puisqu’il observait depuis longtemps la plus stricte économie. Il renonça également, sans peine, à fréquenter les gens de sa caste, à savoir deux ou trois familles expirantes, qui avaient reçu quelques bribes d’éducation à la française, un riche banquier chez qui se réunissait un cercle d’étrangers et quelques cardinaux solitaires, grincheux, insensibles, qui passaient leur temps à jouer au tresette avec leur barbier ou leur valet de chambre. Bref, il vécut dans une retraite complète et entreprit de consacrer ses loisirs à la visite détaillée de Rome. Il devint sur ce point semblable à un voyageur qui, errant de ruelle en ruelle et frappé par l’aspect mesquin de cette ville, par ses bâtisses noires et sordides, se demande avec stupéfaction ce qu’est devenue la grande Rome d’autrefois ; mais bientôt celle-ci se laisse deviner à un arc enfumé, à une corniche de marbre, à une colonne de porphyre, à un fronton perdu au milieu d’une poissonnerie mal odorante, à un portique derrière lequel s’abrite une église moderne ; et, finalement, elle se dresse là-bas très loin, tout au bout de la ville vivante, parmi les lierres et les aloès millénaires, la grande ville morte, avec son gigantesque Colisée, ses arcs de triomphe, les ruines grandioses de ses palais, de ses thermes, de ses temples, de ses tombeaux dispersés dans la campagne ; alors l’étranger, saisi d’admiration, ne se soucie plus des étroites venelles modernes ; les images colossales des Césars se dressent dans sa mémoire et son oreille croit percevoir les cris et les battements de mains de la foule romaine.

 

Mais alors que l’étranger, qui ne jure que par Tite-Live et Tacite, n’accorde aucun regard à tout ce qui n’est pas l’Antiquité et voudrait, dans un élan de noble pédantisme, jeter bas la ville moderne, le prince trouvait tout également beau : le monde antique, qui palpite encore sous une sombre architrave ; le puissant moyen âge, qui laisse partout éclater dans ses monuments le génie des grands maîtres et la magnificence des papes ; la vie actuelle enfin et son peuple grouillant. Il aimait cette fusion des siècles en un tout harmonieux, cette sensation de désert dans une capitale : un palais, des colonnes, de l’herbe, des broussailles, des arbustes sur les murs, un bruyant marché parmi de silencieux colosses, aux assises obstruées, l’appel d’un poissonnier près d’un portique, et, tout ornée de verdure, la légère baraque d’un limonadier devant le Panthéon. Il aimait jusqu’à la laideur des rues, noires, mal tenues, l’absence de couleurs claires sur les maisons ; il aimait surtout voir, idylle en pleine ville, un troupeau de chèvres au repos sur le pavé, entendre les cris des gamins, constater sur toutes choses et sur toutes gens l’empreinte d’une auguste sérénité. Il aimait ces brusques, ces continuelles surprises, qui sont un des charmes de Rome. Tel un chasseur qui bat les buissons dès le matin, tel un chevalier d’autrefois en quête d’aventures, il s’en allait tous les jours à la découverte de nouvelles merveilles et s’arrêtait ébloui, quand au milieu d’une voie sans caractère se dressait dans toute la majesté de son architecture la masse sévère d’un palais, ses épaisses murailles de travertin grisâtre, sa corniche monumentale, son portail encadré de marbre ; quand à l’angle d’une placette apparaissait une fontaine pittoresque qui, s’arrosant elle-même, éclaboussait ses marches de granit dévorées par la mousse ; ou quand une ruelle immonde se terminait brusquement sur un exquis motif du Bernin, sur l’aiguille d’un obélisque, sur un mur d’église ou de couvent dont la blancheur éclatante contrastait sous l’azur profond du ciel avec la noirceur de jais des cyprès qui la bordaient.

 

Plus il s’enfonçait au cœur de ce dédale, plus nombreuses se faisaient les œuvres des Bramante, des Borromini, des San Gallo, des della Porta, des Vignole, des Buonarroti. Il finit par se convaincre qu’ici seulement, sur la terre italienne, l’architecture se révélait dans toute sa mâle beauté, qu’ici seulement on pouvait comprendre la grandeur de cet art. Sa jouissance spirituelle augmentait encore quand il pénétrait dans ces églises et ces palais où, sur les arcs, les piliers et les colonnes, les marbres les plus divers, obéissant à une pensée régulatrice, se marient dans une harmonie parfaite au basalte, au lapis-lazuli, au porphyre, à l’or, aux gemmes antiques, tandis que, plus sublimes encore, planent au-dessus d’eux les immortelles créations du pinceau. Elles étaient vraiment royales, ces décorations raisonnées, où le faste architectural savait s’incliner devant la divine peinture en ces siècles où l’artiste était à la fois architecte, peintre et sculpteur. Ces œuvres puissantes, inégalables, inégalées s’offraient, dans la pénombre de murailles assombries par le temps, aux yeux éblouis du prince, qui sentait mûrir en les contemplant ce goût dont le ciel avait déposé le germe en son âme. Et combien, en face de cette magnifique opulence, lui paraissait mesquin le pauvre luxe de nos jours, luxe de boutiquiers qui, dégradant l’art au rang d’un métier, dote le monde de joailliers, d’ébénistes, de tapissiers et autres artisans, mais ne lui donne aucun Raphaël, aucun Titien, aucun Michel-Ange ! Oui, de quel bas aloi apparaît ce faste qui vous confond au premier regard et vous horripile dès le second, quand on l’oppose à la noble pensée à laquelle obéirent les habitants de ces palais en faisant appel aux maîtres du pinceau, se créant ainsi une perpétuelle volupté pour les heures de loisir, alors que loin des affaires ils se recueillaient dans ces lieux solitaires, s’étendaient sur un antique sofa, contemplaient ces chefs-d’œuvre de leurs yeux charnels, tandis que des yeux de l’âme ils pénétraient derrière l’éclat des couleurs les secrets de la pensée créatrice ! Car l’art emporte l’homme dans les hauteurs et donne aux puissances de son âme une vertu suprême. Qu’étaient auprès de cette immuable magnificence, féconde éducatrice, puissante simulatrice, les misérables ornements que rejette d’année en année la fantasque mode, absurde produit de ce siècle tant admiré des sages, principe de ruine de toute beauté, de toute grandeur ? Ces réflexions amenèrent le prince à voir dans cette folie la source de la froide indifférence qui est la marque de notre époque, de cet esprit de lucre qui étouffe jusqu’aux germes des sentiments. Emportez les images saintes et le temple n’est plus un temple, mais l’habitacle des chauves-souris et des esprits malins.

 

Plus le prince poursuivait ses investigations, plus la fertilité de cette superbe époque le stupéfiait. « Où donc ont-ils trouvé le temps de produire tous ces chefs d’œuvre ? » s’exclamait-il. Ce côté admirable de Rome s’amplifiait tous les jours devant ses yeux. Les galeries se succédaient sans fin ; ici, cette église conservait une merveille de la peinture ; là, sur cette muraille qui s’effritait, une fresque à demi effacée captivait encore le regard ; plus loin, au-dessus de ces marbres, de ces colonnes, dépouilles d’anciens temples païens, resplendissait un plafond d’une immarcescible fraîcheur. Le prince ressemblait à un chercheur d’or qui découvre un gisement sous une couche de terre fort ordinaire. Et combien le sentiment de plénitude, de sérénité qu’il éprouvait en regagnant son palais différait du tumulte d’impressions qui l’assaillait à Paris quand il rentrait chez lui exténué, recru, impuissant le plus souvent à mettre de l’ordre dans ce chaos !

 

Les dehors peu avenants de Rome, sordides, enfumés, honnis des étrangers lui paraissaient de plus en plus s’harmoniser avec les trésors que cette ville recèle en son sein. Tomber au sortir de cet enchantement sur une artère à la mode bordée de luxueux magasins, parcourue par une foule élégante et de fringants équipages, eût gâté son plaisir, lui eût semblé une sorte de sacrilège. Il trouvait plus adéquate à la majesté romaine cette quiète humilité ; ce mirage du XVIIIème siècle surgissant de-ci de-là sous la forme d’un noir abbé en tricorne, bas et souliers noirs, ou d’un vieux carrosse de cardinal à la caisse, aux roues, aux armoiries dorées ; ce peuple à la vivacité pondérée, à la démarche gravement plaisante, déambulant, enveloppé dans un semblant de manteau ou la veste, négligemment jetée sur l’épaule, les traits empreints d’une expression particulière, bien éloignée de cette pénible tension qui l’avait tant frappé chez les « blousards » et en général chez tous les Parisiens. Ici la pauvreté elle-même se montrait sous un aspect aimable placide, insouciante, elle ignorait les tourments et les larmes, elle tendait la main avec une pittoresque nonchalance. Il aimait ces régiments de moines en longs frocs noirs ou blancs ; ce capucin d’un roux malpropre dont la robe couleur de chameau s’enflamme soudain au soleil ; ce peuple d’artistes enfin, venus de tous les coins du monde, qui, rejetant l’étriquée défroque européenne, arborent de libres et plaisants costumes, leurs longues barbes imposantes, empruntées aux portraits de Léonard et du Titien et si différentes des hideuses barbiches qu’affectionnent les Français et dont ils modifient la coupe cinq ou six fois par mois. Ici l’artiste comprend la beauté des longues chevelures et leur permet de s’épandre en boucles ondoyantes ; ici l’Allemand le plus difforme, en dépit de ses jambes cagneuses et de sa taille épaisse, acquiert un cachet particulier en laissant flotter sur sa nuque ses boucles blondes, en se drapant dans les plis légers d’une blouse grecque ou de ce costume de velours, connu sous le nom de cinquecento, qu’ont seuls adopté les artistes romains. Les visages reflétaient le sérieux, le calme, le labeur paisible. Les entretiens eux-mêmes dont on percevait l’écho dans les rues, les cafés, les osterie, offraient un violent contraste avec ceux qu’on surprend en Europe. Peu importaient ici la baisse des fonds, les débats des Chambres, les affaires d’Espagne ; en revanche on se passionnait pour la récente découverte d’une statue antique, les mérites des vieux maîtres, la critique d’une nouvelle œuvre d’art, les fêtes populaires ; on aimait ces discussions intimes où se révèle l’homme et qu’ont remplacées ailleurs les controverses politiques, stériles, ennuyeuses, grâce auxquelles les visages ne laissent plus percevoir aucun mouvement du cœur.

 

Le prince quittait souvent la ville pour en visiter les environs, où d’autres splendeurs l’attendaient. Cette Campagne romaine étale à l’infini son désert muet, parsemé de ruines antiques, où des touffes de fleurs jaunes font ici de longues traînées d’or, tandis que là des bouquets de coquelicots allument des brasiers ardents. Elle offre quatre admirables panoramas. Elle se termine d’un côté sur une brusque ligne droite, et les aqueducs semblent ici flotter dans le ciel couleur d’argent. D’un autre elle vient expirer aux pieds de montagnes qui n’ont point le dessin haché des cimes du Tyrol et de la Suisse ; prête à prendre son envol dans l’air d’une pureté exquise, d’une indicible couleur mauve, leur chaîne aux contours mous et flottants paraît le prolongement aérien d’un superbe monument dont les longues arcades formeraient l’assise. Sur le troisième côté une chaîne plus proche et plus élevée la borne ; les contreforts se découpent en arêtes plus âpres, tandis que les sommets s’effacent par paliers ; une vapeur azurée y développe une surprenante gradation de couleurs ; à travers ce voile diaphane se devinent les villas de Frascati, les unes à peine touchées par le soleil, les autres tapies dans la pénombre embrumée des bois qui s’estompent à l’extrême horizon. En se retournant brusquement, on découvre le quatrième point de vue : ici Rome elle-même forme le fond d’un tableau, sur lequel se détachent nettement les lignes brisées des maisons, les lignes courbes des dômes, les statues de Saint-Jean de Latran, la grandiose coupole de Saint-Pierre enfin, dont l’altitude paraît augmenter avec l’éloignement et qui domine l’horizon quand le reste de la Ville s’est déjà évanoui.

 

Cependant à tous ces panoramas le prince préférait encore celui dont on jouit à l’heure du couchant d’une terrasse de Frascati ou d’Albano. Un immense océan embrasé, où se noient peu à peu toute ligne, toute arête, vient battre les sombres balustres. Au premier moment on distingue encore dans une lueur verdâtre des arcs et des tombeaux épars ; puis ces dépouilles de l’Antiquité s’effacent dans une lumière d’un jaune irisé, qui tournant bientôt au grenat, inonde la Campagne, la Ville, la Coupole ; enfin seule la barre dorée de la mer, qui scintille dans le lointain, sépare la pourpre des champs de la pourpre du ciel. Nulle part encore il n’avait vu pareil spectacle : il demeurait longtemps immobile, en proie à une admiration qui se muait bien vite en un oubli absolu du monde. Cependant, le soleil à peine couché, l’horizon s’éteignait brusquement, la Campagne s’obscurcissait plus brusquement encore, le soir étendait son linceul sur toutes choses, les lucioles lançaient au-dessus des ruines leur jet de feu, et le maladroit insecte ailé connu sous le nom de « diable », qui vole debout comme un homme, venait se jeter dans les yeux du prince : alors celui-ci, s’apercevant enfin que le froid de la nuit méridionale l’avait déjà saisi, se hâtait de regagner la Ville pour échapper à la malaria.

 

Cette vie consacrée à la contemplation de la nature, des antiquités, des œuvres de l’art, éveilla en lui, plus vif que jamais, le désir d’approfondir l’histoire de l’Italie, la connaissance fragmentaire qu’il en avait lui faisant paraître le présent incomplet. Il se rua donc avidement sur les archives, les chroniques, les mémoires. Il pouvait maintenant les lire non plus comme un Italien casanier qui se donne corps et âme à la lecture et, pressé par la foule des personnages et des épisodes, distingue mal l’ensemble des événements, cet ensemble qu’il était donné au prince de contempler comme d’une fenêtre du Vatican. Son séjour hors d’Italie, face au bruit et à l’agitation des nations agissantes, avait accentué la portée et l’acuité de son coup d’œil et lui permettait maintenant un contrôle sévère de toutes les déductions des historiens. Plus il lisait, plus il admirait – et cela en toute impartialité – le lustre et la grandeur de l’Italie d’autrefois. Un développement si rapide, si divers de l’homme, un essor si puissant de toutes ses facultés sur une aussi étroite bande de terre le plongeait dans la stupéfaction. Ici vraiment la nature humaine était en perpétuelle effervescence : chaque ville avait sa langue propre, son histoire exigeait des tomes entiers. Tous les régimes faisant soudain explosion : de fermes caractères créant des républiques turbulentes d’où s’élevaient des despotes sans contrainte aucune ; une aristocratie de négociants prise aux mailles d’un gouvernement mystérieux que préside un fantôme de monarque, le doge ; des étrangers appelés à gouverner les indigènes ; de puissants remous au sein d’une médiocre bourgade ; des ducs, des souverains déployant dans leurs minuscules États un faste quasi féerique ; des mécènes et des persécuteurs ; une surprenante rencontre en un même temps de grands hommes sans nombre ; la lyre alternant avec le compas, le glaive avec la palette ; des temples édifiés parmi les troubles et les guerres ; des cas horribles d’inimitié et de vengeance, des traits sans fin de générosité et de romanesque, en étroite connexion les uns avec les autres ainsi qu’avec le tourbillon politique ; quelle extraordinaire manifestation de toutes les formes de l’activité, tant privée que publique ! L’éveil de toutes les facultés humaines, partiel en d’autres grands pays, fut général sur ce petit coin de terre. Et tout s’éclipsa brusquement, tout se figea comme une lave qui s’éteint, tout disparut même, comme un fatras inutile, de la mémoire de l’Europe. Nulle part, même dans la presse, la malheureuse Italie, privée d’importance politique et par cela même de toute influence dans le monde, n’ose plus montrer son chef découronné.

 

« Est-ce que vraiment, se disait le prince, sa gloire ne renaîtra jamais ? N’y a-t-il aucun moyen de lui rendre son lustre passé ? » Il se rappela le temps où, étudiant à Lucques, ses camarades et lui caressaient, le verre en main, ce rêve candide et généreux ; c’était alors la préoccupation favorite de la jeunesse. Il se rendait maintenant compte que ces jeunes gens avaient la vue bien courte, eux et les politiciens qui accusaient leur peuple de paresse et d’insouciance. Tout confus, il sentait maintenant le Doigt devant qui l’homme s’anéantit, le Doigt sublime qui trace d’en haut l’histoire universelle. Ce Doigt avait tiré du sein de ce pays un citoyen persécuté, un pauvre Génois qui avait causé la ruine de sa patrie en faisant présent à l’univers d’un continent insoupçonné, en lui ouvrant de larges voies nouvelles. L’horizon s’élargit ; l’Europe bouillonna d’activité ; les vaisseaux firent le tour du monde ; les puissances du Nord se mirent en branle ; la Méditerranée devint déserte et l’Italie délaissée s’ensabla comme le lit d’un fleuve. Et voici que Venise reflète dans les eaux de l’Adriatique ses palais enténébrés et que le cœur de l’étranger se serre de pitié quand, baissant la tête, le gondolier le guide sous les balustres en ruines des balcons de marbre désormais silencieux. Ferrare s’est tue et la lugubre désolation de son palais ducal effraie le voyageur. Sur toute la surface de l’Italie, tours penchées et merveilles architecturales demeurent à l’abandon parmi l’indifférence des nouvelles générations. Un écho sonore retentit dans les rues jadis bruyantes et le pauvre vetturin[17] s’arrête devant une sordide osteria, dont la crasse déshonore un palais magnifique. L’Italie porte une souquenille de mendiant, sur laquelle pendent des oripeaux poussiéreux, derniers vestiges de sa parure royale.

 

Ces méditations plongeaient le prince dans une telle pitié qu’il sentait des larmes lui mouiller les paupières. Mais une pensée consolante lui venait aussitôt à l’esprit, un instinct supérieur lui faisait sentir que l’Italie n’était point morte, qu’éternellement reposait en elle le sublime génie grâce auquel, dès l’origine, s’était noué ici le destin de l’Europe, qui avait porté la Croix dans les forêts profondes, imposé aux lointains Barbares le joug de la contrainte sociale, donné naissance à l’universalité du négoce comme aux finesses de la politique, posé sur le chef de ce pays la sainte couronne de l’esprit et de la poésie et, quand son importance politique avait décru, offert au monde, en développant ces divines merveilles que sont les beaux-arts, des voluptés inconnues et des sentiments sublimes, qui jusqu’alors demeuraient enfouis au tréfonds de l’âme humaine. Et lorsque l’homme, captif des intérêts matériels, se détourna des arts plastiques, ce génie plana sur le monde, emporté sur les ailes frémissantes de la musique : sur les rives de la Seine, de la Neva, de la Tamise, de la Moskva, de la Méditerranée, de la mer Noire, dans les murs d’Alger et jusque dans les îles naguère encore sauvages, des applaudissements frénétiques accueillirent les chanteurs au gosier sonore. Enfin, même dans sa ruine et dans sa vétusté, il exerce encore sa domination : ces prodiges de l’architecture demeurent comme des fantômes d’autrefois pour reprocher à l’Europe le mesquin luxe chinois, le morcellement microscopique de la pensée, qui lui sont chers. Ces sublimes monuments de mondes disparus, assemblés parmi cette nature éternellement florissante, ont pour fonction de tenir le monde en éveil. Ils sont là pour que l’habitant du Nord ait parfois la vision confuse du Midi, et que, l’arrachant aux froides préoccupations qui l’endurcissent, ce rêve l’emporte vers quelque fuite de perspective, vers le Colisée baigné par la lune, vers Venise mourant en beauté ; une fois au moins dans sa vie il aspirera à la chaude caresse de la brise, à la splendeur inconnue du ciel, une fois au moins il aura connu les jouissances d’une belle âme.

 

À ces minutes solennelles, le prince acceptait avec résignation l’abaissement de sa patrie, il apercevait partout les germes du meilleur avenir que son éternel Créateur prépare à l’univers. Il lui arrivait alors de réfléchir à la mission actuelle du peuple romain, en qui il voyait une mine encore inexploitée. Ce peuple n’avait joué aucun rôle à l’époque brillante de l’Italie : il était resté dans l’ombre alors que les papes et les maisons princières inscrivaient leur nom au livre de l’histoire. Il ne se laissa pas envelopper dans la trame compliquée des intérêts qui s’agitaient autour de lui et jusque dans son sein ; la civilisation passa à côté de lui, et les forces latentes en lui ne prirent aucun essor. Il y a dans sa nature une sorte de noblesse enfantine. Cette fierté du nom romain, grâce à laquelle les familles qui croient descendre des anciens Quirites n’ont jamais contracté d’alliance avec les autres, ces traits de caractère, mélange de bonhomie et de passion, indices d’une nature franche, transparente (jamais le Romain n’oublie ni le bien ni le mal, il est ou bon ou mauvais, ou prodigue ou avare ; les vertus et les vices gisent en lui à l’état natif et n’ont point encore ces formes indéterminées qu’elles prennent chez les civilisés, dont la moindre des passions se subordonne à l’égoïsme), ce manque de retenue, ce désir de s’en donner à cœur joie, marque assurée des peuples forts – tous ces traits avaient aux yeux du prince leur importance. Et aussi cette belle et cordiale gaieté, qu’on ne rencontre plus ailleurs ; partout où il avait passé, il lui était apparu qu’on s’efforçait de distraire le peuple ; ici au contraire le peuple se divertit lui-même, il veut participer à la joie générale. À l’époque du Carnaval on ne peut plus le retenir : tout ce qu’il a épargné au cours de l’année, il le dépense volontiers en ces quelques jours. Tout passe en travestissements : il se déguise en paillasse, en femme, en poète, en docteur, en comte, il débite discours et fadaises à qui veut ou non l’entendre ; ce tourbillon emporte tout le monde, du quadragénaire au gamin ; le dernier des pauvres diables, s’il n’a pas de quoi louer un costume, retourne sa veste, se charbonne le visage et court se joindre à la foule bigarrée. Cette gaieté, ce n’est pas l’ivresse qui la provoque ; elle est inhérente à la nature de ce peuple, qui, s’il rencontre un ivrogne, ne manquera pas de le siffler.

 

Le prince inscrivait encore à l’actif de son peuple cet instinct artistique qui permet à une humble femme de signaler à un peintre les défauts de ses tableaux. Ce sens inné du beau se révèle dans le pittoresque des vêtements, dans l’ornementation des églises : à Genzano des tapis de fleurs couvrent les rues où les couleurs ingénieusement combinées forment des dessins, des chiffres, des arabesques, des oiseaux, des animaux, des armes de cardinaux et jusqu’au portrait du pape ; le samedi saint, les marchands de comestibles, les pizzicaroli, décorent leurs boutiques : jambons, saucissons, vessies, citrons et feuillages tendent sur les murs et le plafond une draperie de mosaïque, bordée d’une frange de chandelles ; des meules de parmesan et de fromages divers se dressent en colonnes ; un saindoux d’une blancheur de neige sert à mouler des statues, des groupes empruntés à l’Ancien ou au Nouveau Testament, que le passant ébahi prend pour des figures d’albâtre ; des étoiles dorées scintillent ; des guirlandes de lampions projettent une lumière savamment combinée ; des glaces reflètent des monticules d’œufs ; la boutique entière devient un temple lumineux ; en combinant ce décor, qui exige beaucoup de goût, le pizzicarolo songe moins à son intérêt qu’à son plaisir et à celui d’autrui.

 

Enfin ce peuple est pénétré du sentiment de sa propre dignité ; on ne l’appelle point la populace, le vulgaire, mais bien il popolo ; on retrouve en lui certains traits qui remontent aux anciens Quirites et que n’a point défigurés le contact avec les étrangers, ces corrupteurs des nations inactives, dont l’afflux engendre, le long des routes et dans les hôtelleries, une classe méprisable d’individus que le voyageur confond trop souvent avec les vrais gens du peuple. L’absurdité des règlements administratifs – cet amas incohérent de lois promulguées aux époques les plus diverses et toujours en vigueur, parmi lesquelles figurent encore jusqu’à des édits de la République romaine – n’a point extirpé le sens profond de la justice ancré au cœur de ces braves gens. Ils méprisent un injuste chicaneur et sifflent son cercueil, mais s’attellent volontiers au char funèbre d’un ami du peuple. Les actes souvent répréhensibles du clergé, qui ailleurs causeraient du scandale, les laissent quasi indifférents : ils savent distinguer la religion de ses ministres hypocrites, et la froide incrédulité ne les a point encore infectés. Enfin le besoin, la pauvreté, inévitable lot d’une nation stagnante, ne les incitent point à de sombres forfaits ; ils sont gais, endurent tout allègrement et n’assassinent que dans les romans et les nouvelles.

 

Tous ces traits révélaient un peuple fort, intact, qui trouverait un jour son champ d’action. C’est, semble-t-il, à dessein, que la civilisation européenne ne l’a pas touché, qu’elle ne lui a pas infusé le glacial venin du progrès. Le régime clérical lui-même, cette survivance fantomatique des temps passés, ne s’est sans doute maintenu que pour le préserver de toute influence étrangère, pour empêcher de la part de ses ambitieux voisins tout attentat à sa fière personnalité, pour permettre à celle-ci de se développer dans l’ombre. Du reste rien, ici, ne sent la mort : ni les ruines, ni le magnifique dénuement de Rome ne provoquent cette pénible impression qui vous accable d’ordinaire devant les monuments d’une nation expirante ; bien au contraire une belle, une grave quiétude vous enveloppe.

 

Ces méditations amenèrent le prince à soupçonner que l’expression « Rome éternelle » devait contenir un sens secret ; et il décida de se livrer à une étude approfondie de son peuple. Il l’observa dans les rues, dans les cafés, dont chacun avait ses pratiques attitrées, celui-ci les antiquaires, celui-là les chasseurs, un troisième les domestiques de cardinaux, un quatrième les artistes, un cinquième les jeunes gens et les petits-maîtres ; dans les auberges, ces osterie romaines où ne pénètre jamais l’étranger, où le nobile prend parfois place auprès du minente, où pendant les fortes chaleurs les clients mettent bas vestes et cravates ; dans les médiocres mais pittoresques guinguettes aux fenêtres sans carreaux, où familles et sociétés vont, comme ils disent, far allegria. Le prince s’asseyait auprès d’eux, se mêlait volontiers à leurs entretiens, admirait bien souvent le bon sens des gens les plus simples, la vivacité des reparties, l’originalité des propos. Mais c’étaient les fêtes et les cérémonies qui lui offraient le meilleur champ d’observation, alors que la population tout entière se rue dehors et qu’apparaissent soudain une multitude de beautés insoupçonnées, de ces beautés comme on n’en voit que sur les bas-reliefs et dans les anthologies antiques. Ces larges yeux, ces épaules d’albâtre, ces chevelures d’ébène relevées sur le sommet de la tête ou rejetées sur la nuque de mille et mille façons et qu’une flèche d’or transperce d’outre en outre, ces bras faits au tour, cette démarche altière, tout décèle la beauté classique et non la grâce légère. En Italie, les femmes comme les monuments, ne connaissent point de milieu : ou des palais ou des taudis, ou des beautés ou des laiderons. Le prince goûtait à les voir le même ravissement qu’à la lecture de certains poèmes dont les plus beaux vers faisaient courir en lui un frisson d’extase. Mais à ces jouissances vint bientôt s’ajouter un sentiment, qui, entrant en lutte avec les autres, fit surgir de son tréfonds de violentes passions et provoqua une révolte démocratique contre l’aristocratie de l’âme : il vit Annunziata. Et nous voici enfin revenu après un long détour à la radieuse figure entrevue au début de notre nouvelle.

 

C’était pendant le Carnaval.

 

« Je n’irai pas au Corso aujourd’hui, dit le prince à son maestro di casa, le Carnaval m’ennuie, je préfère les fêtes d’été.

 

– Eh, répondit le bonhomme, le Carnaval d’aujourd’hui n’est qu’un divertissement d’enfant. De mon temps pas une voiture ne roulait sur le Corso, et la musique jouait toute la nuit dans les rues ; les peintres, les architectes, les sculpteurs inventaient des groupes, toutes sortes d’histoires ; le peuple – vous entendez ce que je veux dire, mon prince, – le peuple entier, les doreurs, les encadreurs, les mosaïstes, toutes les belles femmes, toute la signoria, tous les nobili, tout le monde était dehors. O quanta allegria ! Et maintenant ce n’est plus un Carnaval, eh ! »

 

Le majordome haussa les épaules, dit encore une fois « Eh ! », haussa de nouveau les épaules et conclut :

 

« E una porcheria ! »

 

Dans son exaltation, le maestro di casa se permit un geste très expressif, mais se calma en constatant que son maître avait déjà disparu.

 

Comme il ne comptait point prendre part aux réjouissances, le prince n’avait dérobé son visage ni sous un masque ni même sous une grille de fer ; enveloppé dans son manteau, il se proposait seulement de gagner, en traversant le Corso, l’autre moitié de la ville. Mais la foule était trop nombreuse : à peine s’était-il glissé entre deux individus que d’une fenêtre on le saupoudrait de farine ; un Arlequin bariolé le frôlait avec sa Colombine et lui donnait en passant un coup de crécelle ; bouquets et confetti l’aveuglaient ; un comte lui bourdonnait Dieu sait quelles fadaises à l’oreille gauche, tandis qu’à l’oreille droite un carabin entreprenait de lui décrire la conformation de son intestin. Impossible de se débarrasser d’eux, car la foule augmentait sans cesse et la file des voitures ne pouvait plus avancer. L’attention des badauds se portait sur un casse-cou, qui, juché sur des échasses hautes comme les maisons, risquait à chaque instant de faire une culbute mortelle, et paraissait d’ailleurs n’en avoir cure. Il avait sur les épaules un mannequin géant, qu’il soutenait d’une main, tandis que de l’autre il brandissait une sorte de cerf-volant où s’étalait un sonnet, et hurlait à pleins poumons :

 

« Ecco il gran poeta morto ! Ecco il suo sonetto colla coda ! » (Voici le grand poète mort, voici son sonnet à queue[18] !)

 

La foule se pressait si dense autour de ce casse-cou que le prince avait peine à respirer ; mais enfin elle se mit en marche à sa suite, libérant ainsi les voitures, ce dont notre héros se réjouit fort, bien qu’un remous lui eût fait perdre son chapeau. Il dut courir pour le ramasser, et, quand il se releva, la surprise le cloua sur place : il avait devant lui la plus belle créature qui se puisse imaginer. Vêtue de l’éclatant costume d’Albano, elle se tenait entre deux compagnes, également fort belles, mais qui pâlissaient devant elle comme la nuit devant le jour. Et vraiment quelle chose au monde n’eût point pâli ; devant cet astre, et comme l’on comprenait à sa vue que les poètes italiens comparassent d’ordinaire les femmes au soleil ! Tous les charmes épars sur toutes les beautés de la terre se trouvaient ici réunis en une seule personne. Sa poitrine opulente, sa lourde chevelure luisante faisaient paraître flasques les autres poitrines, rares et sans éclat les autres chevelures. Ses bras étaient capables de transformer un butor en artiste et de fasciner à jamais ses regards. Comparées aux siennes les jambes des Anglaises, des Allemandes, des Françaises, de toutes les autres femmes eussent paru des baguettes : seuls les sculpteurs antiques ont eu quelque idée anticipée de leur perfection. C’était une beauté sans défaut, créée et mise au monde pour éblouir tous les humains, sans distinction de goût : à sa vue le croyant et l’incrédule étaient contraints à se prosterner comme à l’apparition d’une divinité. Tout le monde en effet s’était mué en artiste, tout le monde ne regardait plus qu’elle ; les femmes elles-mêmes laissaient paraître sur leurs visages un étonnement ravi et s’exclamaient à qui mieux mieux : « O bella ! » Mais, indifférente à cette rumeur d’admiration, aux regards posés sur elle, aux propos que tenaient les hommes en vestes de velours qui l’accompagnaient, la belle ne prêtait attention qu’au carnaval, à la foule, aux masques. Le prince s’informa auprès de ses voisins, qui tous lui firent la même réponse accompagnée d’un haussement d’épaules ou d’un geste impuissant :

 

« Je ne sais pas ; ce doit être une étrangère[19]. »

 

Il demeurait bouche bée, retenant son souffle, dévorant du regard la belle inconnue, qui enfin leva un instant les yeux sur lui, mais les détourna aussitôt et parut se troubler. À ce moment des cris tirèrent le prince de son rêve, il s’entendit appeler par son nom et, du haut d’un énorme char arrêté devant lui, une bande de masques en blouses roses se mit à l’asperger de farine, tout en accompagnant cette offensive d’un long : « Hou, hou, hou ! » En un tour de main il se vit tout de blanc saupoudré des pieds à la tête, sourcils compris, à la joie bruyante de ses voisins ; force lui fut de battre tant bien que mal en retraite et de rentrer chez lui pour changer de costume.

 

Quand il reprit sa promenade, il ne restait plus guère qu’une heure et demie avant l’Ave Maria. Les voitures revenaient à vide du Corso, où leurs occupants se pressaient maintenant aux balcons et contemplaient, dans l’attente des courses, la foule toujours en mouvement ! À l’angle du Corso, il rencontra une charrette dont les roues et les ridelles s’ornaient de feuillage ; la troupe joyeuse qui s’y entassait, hommes en vestons de velours, femmes parées de guirlandes, battait du tambourin, jouait des cymbales, et semblait prendre gaiement le chemin du retour. Le cœur du prince se figea quand il reconnut parmi la bande sa superbe inconnue, les traits détendus par un rire lumineux, adorable. La charrette fila rapidement dans un concert de chants et de cris. Le prince voulut se précipiter à sa suite, mais se heurta à un long cortège de musiciens qui menaient processionnellement, posé sur un haquet à six roues, un violon monstre, dont la confection avait sans doute demandé beaucoup de patience et d’argent. Un masque était assis à califourchon sur le chevalet, tandis qu’un autre cheminait gravement à côté du véhicule en promenant un archet colossal sur les quatre gros câbles qui figuraient les cordes. Un gigantesque tambour ouvrait la marche, que fermait, parmi les badauds et les gamins, un pizzicarolo célèbre dans Rome pour son embonpoint, portant en triomphe une seringue haute comme un clocher. Le cortège passé, le prince dut s’avouer qu’il n’était plus temps de courir après la charrette : d’ailleurs quelle direction avait-elle prise ? Il n’en renonça point pour autant à rechercher son inconnue. Il revoyait sans cesse en imagination ce rire éblouissant, ces lèvres entrouvertes sur deux rangées de dents admirables.

 

« Ce n’est pas une femme, c’est la lueur fulgurante de la foudre », s’allait-il répétant, en ajoutant chaque fois non sans orgueil : « C’est une Romaine ; pareille femme ne peut naître qu’à Rome. Il me faut à tout prix la revoir, sinon pour l’aimer du moins pour la contempler à loisir, sinon pour l’embrasser du moins pour repaître mon regard de ses yeux, de ses bras, de ses doigts, de sa chevelure flamboyante. Il en doit être ainsi, la nature l’exige. La beauté parfaite s’incarne à seule fin que chacun puisse la voir et en conserver à jamais l’idée dans son cœur. Si cette femme n’était point le comble de la perfection, elle aurait le droit d’appartenir à un seul homme, de se laisser entraîner par lui loin de tous yeux humains. Mais une beauté accomplie doit se laisser voir à tous. Un architecte dissimule-t-il le plus beau des temples au fond d’une ruelle ? Non, il l’édifie sur une grande place où chacun peut l’admirer sous toutes ses faces. Allume-t-on une lampe pour la mettre sous le boisseau ? a dit le divin Maître. Non, mais on la pose sur la table afin que tous puissent se mouvoir à sa lumière. Il faut donc que je la revoie coûte que coûte. »

 

Ainsi raisonnait le prince. Après avoir longuement réfléchi aux divers moyens d’atteindre son but, il parut avoir pris une décision et se rendit sans différer davantage dans une rue éloignée, une de ces voies étriquées, si nombreuses à Rome, où nul palais cardinalice n’offre d’armes bariolées sur un écusson ovale, mais où chaque porte, chaque fenêtre des maisons collées les unes contre les autres arbore un numéro, où la chaussée se bombe et se relève en bosse, où nul étranger ne se hasarde jamais, sauf parfois un aventureux peintre allemand, muni d’une chaise pliante et de sa boîte à couleurs ou encore quelque bouc demeuré en arrière d’un troupeau ambulant, qui contemple ébahi cette rue dont il n’a nul souvenir. C’est dans ces rues qu’il faut entendre, surgissant de tous les coins, de toutes les fenêtres, le sonore caquet des Romaines. Tout s’étale ici à découvert et l’on ne cèle au passant nul secret domestique ; la mère et la fille ne peuvent échanger deux paroles sans passer la tête par la fenêtre ; quant aux hommes, on ne remarque point leur présence. Le jour est à peine levé que déjà la si’ora Susanna se penche à une fenêtre, cependant qu’à une autre apparaît la si’ora Gracia, en train d’enfiler sa jupe ; la si’ora Nanna se montre à son tour, suivie de la si’ora Lucia, peignant sa tresse ; enfin la si’ora Cecilia avance hors de sa fenêtre un bras rageur pour retirer du linge étendu sur une ficelle récalcitrante, laquelle, en punition de son opiniâtreté, est bientôt roulée en boule, jetée à terre et traitée de : che bestia ! Ici tout vit, tout bouillonne : un soulier est vite quitté et lancé par la fenêtre à la tête d’un garnement de fils ou à celle du bouc qui, penché sur la corbeille où repose un nourrisson d’un an, se dispose, après un flairage préalable, à lui apprendre ce que sont les cornes. Ici tout se passe au grand jour : les signoras savent toutes quel fichu a acheté la si’ora Giuditta, qui mangera aujourd’hui du poisson, qui la Barbaruccia a pour amant, quel capucin fait les meilleurs sermons. Les maris stationnent le plus souvent dans la rue, le dos au mur, le brûle-gueule aux dents ; ils n’ouvrent guère la bouche que pour assurer, à propos des capucins, que « ce sont tous des fripons », et se remettent sur-le-champ à culotter leur pipe. Ici ne s’aventure jamais d’autre véhicule que la guimbarde cahotante qui, tirée par une mule, approvisionne le boulanger de farine, sans compter un indolent aliboron, lequel, en dépit des admonestations des gamins qui stimulent à coups de pierres ses flancs peu chatouilleux, traîne péniblement une double hotte de brocolis. En fait de boutiques on ne trouve ici qu’une échoppe où se débitent du pain, des cordes et des bouteilles, et, tout au coin de la rue, un étroit café obscur, d’où sort continuellement un bottega portant aux signoras, dans de minuscules cafetières de fer-blanc, du café ou du chocolat au lait de chèvre, breuvage connu sous le nom d’Aurore. Les immeubles appartiennent ici à deux, trois, voire quatre propriétaires, dont l’un n’a que l’usufruit et l’autre ne possède qu’un étage et encore l’espace de deux ans seulement ; au bout de ce laps de temps un testament l’oblige à en transmettre pour dix ans la jouissance au padre Vicenzo, dont les droits sont d’ailleurs contestés par un habitant de Frascati, parent éloigné de l’ancien propriétaire et qui lui a déjà intenté un procès par anticipation. Tel propriétaire ne possède même qu’une fenêtre dans une maison et deux dans une seconde ; tel autre jouit conjointement avec son frère du loyer d’une fenêtre, loyer que d’ailleurs néglige de payer un locataire insolvable. Bref, c’est là une source inépuisable de chicanes, un gagne-pain pour les avocats et autres curiali dont l’engeance foisonne dans Rome. Les dames dont il vient d’être question, tant les plus huppées, qui ont droit au prénom entier, que celles de moindre envergure qui se contentent de diminutifs – toutes ces Tetta, Tutta, Nanna, ne s’adonnent en général à aucune occupation fixe ; elles sont simplement des épouses d’avocats, de petits fonctionnaires, de regrattiers, de portefaix, de facchini, ou le plus souvent de citoyens sans profession, qui pratiquent uniquement l’art de se draper dans un manteau de fort piètre apparence. Plusieurs de ces dames consentent à poser pour les peintres, et l’on trouve parmi elles des « modèles » de tous genres. Quand l’argent afflue, elles passent joyeusement le temps à l’osteria avec leurs maris et connaissances ; fait-il défaut, elles ne se chagrinent point pour si peu et se contentent de regarder par la fenêtre.

 

Ce jour-là la rue était plus calme que d’habitude, nombre de ses habitants se promenant au Corso. Le prince s’approcha d’une masure, dont la porte était si criblée de trous que le propriétaire lui-même fourrait sa clef dans plus d’un avant de trouver celui de la serrure. Il allait saisir le heurtoir quand il s’entendit appeler :

 

« Le si’or principe désire voir Peppe ? »

 

Il leva la tête et aperçut celle de la si’ora Tetta penchée à la fenêtre du second étage.

 

« Quel tapage ! s’écria de la fenêtre d’en face la si’ora Susanna. D’où prends-tu que le prince ait besoin de voir Peppe ?

 

– Mais c’est certain ! N’est-ce pas mon prince, que vous désirez voir Peppe ? C’est Peppe n’est-ce pas qu’il vous faut ? Peppe, n’est-ce pas, Peppe ?

 

– Il s’agit bien de Peppe ! reprit la si’ora Susanna avec un grand geste des deux mains. Comme si le prince avait le loisir de songer à Peppe ! Nous sommes en carnaval : le prince va accompagner sa cousine, la marquise Montelli à la bataille de fleurs, il va aller à la campagne far allegria avec ses amis. Il s’agit bien de Peppe ! »

 

Ces détails précis sur l’emploi de son temps stupéfièrent le prince, bien à tort d’ailleurs, car la si’ora Susanna était au courant de toutes choses.

 

« Non, mon aimable signora, put-il enfin dire, c’est bien à Peppe que j’ai affaire. »

 

Depuis quelque temps la si’ora Gracia tendait l’oreille à la fenêtre du premier. Cette fois ce fut elle qui répondit au prince, en claquant légèrement de la langue et en tordant légèrement ses doigts, geste de déni habituel des dames romaines. Elle daigna dire ensuite :

 

« Il n’est pas là.

 

– Peut-être savez-vous où il est allé ?

 

– Où il est allé ? répéta la si’ora Gracia, en inclinant la tête sur l’épaule. À l’osteria sans doute ou sur la place près de la fontaine. On est venu le chercher sans doute. Chi lo sà ?

 

– Si le prince a quelque chose à lui dire, reprit de la fenêtre d’en face la si’ora Barbaruccia tout en mettant une de ses boucles d’oreilles, qu’il veuille bien me la confier, je ferai la commission. »

 

« Grand merci », songea le prince, qui remercia de l’amabilité grande.

 

À ce moment, au débouché d’une ruelle latérale, apparut un énorme nez barbouillé, assez semblable à une hache, et surmonté d’un visage qui n’était autre que celui de Peppe.

 

« Voilà Peppe ! s’écria la si’ora Susanna.

 

– Voilà Peppe qui vient ! s’exclama de sa fenêtre la si’ora Gracia.

 

– Voilà Peppe qui vient ! hurla du coin de la rue la si’ora Cecilia.

 

Principe, ecco Peppe, ecco Peppe ! piaillaient les gamins.

 

– Je vois, je vois, balbutia le prince, abasourdi par ce concert général.

 

– Me voici, Eccellenza », dit à son tour Peppe en se découvrant.

 

Il semblait avoir déjà goûté aux joies du carnaval : son dos et un de ses côtés étaient tout blancs de farine, son chapeau bossue, son visage criblé de points blancs.

 

Peppe offrait cette particularité remarquable qu’il avait dû toute sa vie s’accommoder du diminutif ; en dépit de ses cheveux gris, personne ne lui donnait encore du Giuseppe. C’était un garçon de bonne famille, fils d’un négociant aisé, mais un procès perdu lui avait ravi la dernière bicoque qui lui restât. Son père, un personnage ejusdem farinae, bien qu’on l’appelât révérencieusement si’or Giovanni, ayant dissipé tout son avoir, le Peppe devait maintenant, comme beaucoup d’autres, tirer le diable par la queue : aujourd’hui valet de place, demain saute-ruisseau, tantôt custode d’atelier, tantôt gardien de vignoble ou de villa, il changeait aussi souvent de costume que de profession. Parfois Peppe se pavanait dans une redingote flottante, un chapeau rond sur le chef ; parfois au contraire il s’affublait d’un caftan étriqué, crevé en deux ou trois endroits et dont les manches trop courtes laissaient pendre comme des balais ses bras trop longs. Tantôt il arborait des bas et des souliers d’ecclésiastique, tantôt il se montrait dans un accoutrement d’autant plus difficile à définir que les différentes pièces n’en semblaient point à leur place, et qu’au lieu de pantalon on croyait lui voir autour des jambes une veste enroulée et retenue tant bien que mal par-derrière. Il exécutait avec un joyeux empressement, parfois même gratis pro Deo, toutes les commissions imaginables ; il brocantait les vieilleries que lui confiaient les habitants de sa rue, les toiles des peintres, les parchemins des abbés ou des collectionneurs en mauvais point ; il recueillait le matin dans l’intention de les nettoyer chez lui à loisir et de les rapporter à une heure fixée, les culottes et les souliers des gens d’église, mais entraîné par sa bonté de cœur à rendre service au tiers et au quart, il laissait ses dignes pratiques se morfondre toute la sainte journée sans souliers ni culottes. Il lui tombait de temps à autre d’assez fortes sommes, dont il disposait à la romaine, c’est-à-dire qu’il les dépensait presque intégralement dès le jour même non point en bombances ou autres prodigalités mais en billets de loterie, divertissement dont il raffolait. Il avait probablement essayé toutes les combinaisons possibles. Le plus minime événement de sa vie quotidienne prenait à ses yeux une importance extrême. Trouvait-il dans la rue une drogue quelconque, il recherchait bien vite sous quel numéro elle figurait dans sa Clef des songes et jouait aussitôt ce numéro. Il lui advint de rêver que Satan en personne – ce Satan qui pour des raisons point encore élucidées lui apparaissait en songe au début de chaque printemps – que Satan donc le traînait sur les toits par le bout du nez depuis Saint-Pancrace par le Corso, la ruelle des Tre Ladroni, la via della Stamperia, jusque sur l’escalier de la Trinità, où il le déposait en lui disant : « Voilà ce que c’est, Peppe, d’avoir prié saint Pancrace : ton billet ne sortira pas ! » Ce rêve provoqua de longues discussions entre la si’ora Cecilia, la si’ora Susanna et presque toute la rue, mais Peppe le commenta à sa façon : sa Clef lui ayant révélé que le diable signifiait 13, le nez 24 et saint Pancrace 30, il acheta dès le matin les trois numéros et par-dessus le marché le n° 67, somme des trois autres. Bien entendu aucun d’eux ne sortit. Une autre fois, Dieu sait à quel propos, il se prit de querelle avec le si’or Raphaël Tomacelli, Romain de naissance, replet de sa personne et vigneron de son métier. Après avoir échangé force gros mots ponctués de force gestes, les adversaires en vinrent à pâlir, présage redoutable qui fait prudemment reculer les passants mais attire les femmes aux fenêtres, présage que l’heure du couteau a sonné. En effet, déjà le gros Tomacelli fourrait sa main dans la guêtre de cuir qui protégeait son gras mollet pour en tirer son couteau ; déjà il s’écriait : « Attends un peu, espèce de tête de veau ! » – quand soudain Peppe se frappa le front et prit ses jambes à son cou. Il venait de se souvenir qu’il n’avait encore jamais joué le numéro correspondant à la tête de veau ; après avoir consulté son livre fatidique, il courut au bureau de la loterie, plongeant dans la stupéfaction les spectateurs de cette scène héroï-comique, à commencer par le sieur Raphaël Tomacelli, qui, son couteau remis en place, ne savait plus quel parti prendre et finit par s’écrier : « Che uomo curioso ! »

 

Indifférent à sa malchance, Peppe croyait mordicus qu’il serait riche un jour ; aussi ne passait-il presque jamais devant une boutique sans s’informer du prix des choses. Une fois même, prévenu de la mise en vente d’une grande maison, il engagea des pourparlers avec le vendeur, et comme ses connaissances se moquaient de lui : « Qu’avez-vous à rire ? leur rétorqua-t-il dans sa candeur. Ce n’est pas pour maintenant que je voulais l’acheter, c’est pour quand j’aurai de l’argent… Que trouvez-vous là de drôle ? Tout homme a le devoir d’acquérir des biens, afin de les léguer ensuite à ses enfants, à l’église, aux pauvres, à diverses œuvres… Chi lo sà ? »

 

Le prince connaissait depuis longtemps Peppe, qui avait même un moment servi son père en qualité de valet de bouche, mais s’était vu chassé pour avoir usé sa livrée en moins d’un mois et jeté par la fenêtre d’un imprudent coup de coude la table de toilette du vieux beau.

 

« Un moment, Peppe, dit le prince.

 

– À vos ordres, Eccellenza, répondit Peppe, toujours tête nue. Le prince n’a qu’à appeler : Peppe ! pour que je réponde : Me voici. Le prince n’a qu’à dire ensuite : Un moment, Peppe, pour qu’aussitôt je réponde : Ecco me, Eccellenza !

 

– Vois-tu, Peppe, il faut que tu me rendes un service… »

 

Mais à cet instant le prince s’aperçut que les signoras Grazia, Susanna, Barbaruccia, Tetta, Tutta et tutte quante tendaient le cou de toutes les fenêtres indiscrètes et que, dans sa hâte à se pencher la pauvre si’ora Cecilia avait même failli choir dans la rue.

 

« Mauvaise affaire ! » se dit le prince. « Suis-moi, Peppe », reprit-il à haute voix.

 

Et il se remit en route, suivi de Peppe, lequel baissait la tête et murmurait à part soi : « Eh, si les femmes sont curieuses, c’est qu’elles sont femmes, et si elles sont femmes, c’est qu’elles sont curieuses ! »

 

Ils cheminèrent longtemps de rue en rue, chacun plongé dans ses pensées. « Le prince, ruminait Peppe, va me confier une mission d’importance, puisqu’il n’en veut point parler devant les femmes ; et cela me vaudra quelque beau cadeau. S’il me donne de l’argent, qu’en ferai-je ? Paierai-je ma dette à Servilio, le cafetier ? Elle date de loin, et il va me la réclamer dès la première semaine de Carême, car il a dépensé tout son argent à fabriquer de ses propres mains ce violon gigantesque qui lui a coûté trois semaines de travail et qu’il promène en ce moment par toute la ville. Comme il n’a plus le sou, il va devoir se contenter pendant longtemps de brocolis cuits à l’eau au lieu du chevreau rôti à la broche qui constitue son régal habituel. Ne vaudrait-il pas mieux l’inviter à l’osteria ? En vero Romano, le signor Servilio préférera l’honneur à l’argent, et la première tranche de la loterie sera certainement mise en vente dès la seconde semaine. Mais comment garder le magot d’ici là sans que ni Giacomo ni Petruccio le rémouleur en aient connaissance ? S’ils ont vent de l’aubaine, ils viendront certainement m’emprunter la forte somme : Giacomo a engagé toutes ses frusques aux Juifs du Ghetto ; Petruccio a fait de même et de plus il a gâté, pour se déguiser en femme, la jupe et jusqu’au fichu de sa moitié. Comment diantre m’arranger pour ne rien leur donner du tout ? »

 

Telles étaient les secrètes pensées de Peppe. Quant au prince, il en menait d’un autre ordre. « Peppe, songeait-il, est parfaitement à même de découvrir et le nom et le domicile de ma belle inconnue. Il connaît tout le monde, il a ses entrées partout et peut mieux que quiconque prendre des informations, sonder les cafés et les osterie, poser des questions sans éveiller le moindre soupçon. Et quand on fait appel à sa parole de Romain, cet hurluberlu sait jalousement garder un secret. »

 

Tout à ses méditations, le prince avait traversé le fleuve sans le voir et se trouvait déjà au haut du Transtévère ; il s’arrêta enfin devant San Pietro in Montorio. Pour qu’on ne les dérangeât point il entraîna Peppe sur l’esplanade, d’où l’on découvre tout Rome, et lui dit :

 

« Écoute-moi bien Peppe, il faut que tu me rendes un service.

 

– À vos ordres, Eccellenza », dit une seconde fois Peppe.

 

Mais, pour toute réponse, le prince se plongea dans la contemplation de la Ville Éternelle, qui déroulait à ses pieds un éblouissant panorama. Églises et monuments, aiguilles et coupoles formaient sous les rayons de feu du couchant une masse étincelante d’où émergeaient, solitaires ou groupés, les toits et les statues, les terrasses et les galeries. À travers la fantasmagorie chatoyante, capricieuse comme une lanterne ajourée, des clochers et des dômes, on apercevait ici les formes sévères d’un palais, là-bas la voûte aplatie du Panthéon, plus loin le faîte ouvragé de la colonne de Marc-Aurèle, supportant la statue de saint Paul, sur la droite les bâtiments du Capitole sommés de coursiers et de statues. Plus à droite encore, le gigantesque Colisée dominait un océan lumineux de toits ; tout au bout, un nouvel amoncellement de murs, de maisons, de coupoles, de terrasses, flamboyait sous une lumière aveuglante. Dans les lointaines villas Ludovisi et Médicis, le noir feuillage des chênes quasi pétrifiés mettait une note sombre au tableau, cependant que les pins parasols aux fûts élancés étendaient au-dessus d’eux une voûte de verdure. Baignées d’une lueur phosphorique, les montagnes éployaient sur tout le fond de la fresque leur chaîne bleuâtre, diaphane, aérienne. Aucune parole, aucun pinceau n’auraient su rendre le fondu des plans, l’harmonie suprême de l’ensemble. L’air était si pur qu’on distinguait la moindre ligne, le moindre ornement des édifices les plus éloignés ; ils semblaient vraiment à portée de la main.

 

Cependant un coup de canon retentit, puis une longue rumeur de la foule indiqua que la course de chevaux libres avait mis fin aux réjouissances du Carnaval. Le soleil baissait, inondant d’une lumière de plus en plus chaude, de plus en plus vermeille la ville, que l’on sentait encore plus vivante, plus proche ; les pins se faisaient plus sombres, les montagnes plus bleues, plus phosphoriques, le ciel plus solennel, plus résigné à s’éteindre. Mon Dieu, quelle admirable vision ! Subjugué par elle, le peintre en oubliait la beauté d’Annunziata, la secrète destinée de son peuple, l’univers tout entier, à commencer par lui-même…

 

LES NOUVELLES DE GOGOL

 

Les veillées du hameau de Didanka (1831-1832)

La foire de Sorotchinsky

La nuit de Saint-Jean

Une nuit de Mai ou la noyée

La dépêche disparue

La nuit de Noël

Une terrible vengeance

Ivan Fiodorovitch Chponka et sa tante

Le terrain ensorcelé

 

 

Mirgorod (1835)

Ménage d’autrefois

Viï

La brouille des deux Ivan

 

 

Arabesques (1835)

La perspective Nevski

Le journal d’un fou

Le portrait 1ère version

 

 

Le nez (1836)

La calèche (1836)

Le portrait (1842) 2ème version

Le manteau (1843)

Rome (1843)

Les nuits de la villa (1856)

 

 

 

 

 


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Novembre 2005

 

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[1] Viï est une création colossale de l’imagination populaire. On appelle ainsi chez les Petits-Russiens le chef des gnomes, dont les paupières pendent jusqu’à terre. Toute cette nouvelle est une tradition populaire. Je n’ai rien voulu y changer et je la rapporte presque dans la simplicité même où je l’ai entendue raconter. (Note de Gogol.)

[2] Longue touffe de cheveux que l’on enroule derrière l’oreille. (Note de l’auteur.)

[3] Grade militaire équivalent au grade civil (le 8ème de la Table des Rangs) de Kovaliov. L’expression « assesseur de collège caucasien » fut longtemps proverbiale après la nouvelle de Gogol. (Note du traducteur.)

[4]diverses fonctions policières… portait le manuscrit : la censure biffa l’épithète. (Note du traducteur.)

[5] Le bazar (Gostinyï Dvor), immense édifice du XVIIIème siècle où chaque genre de négoce avait sa galerie, était situé au centre de la ville, avec une façade sur la Perspective. (Note du traducteur.)

[6] Gogol avait donné à cet épisode la conclusion suivante, que biffa la censure : Kovaliov devina de quoi il retournait : avisant un billet de dix roubles qui traînait sur son bureau, il le fourra dedans la main de l’exempt. Le digne homme lui tira incontinent sa révérence. À peine était-il dehors que Kovaliov l’entendait morigéner de la voix et du poing un lourdaud de moujik qui avait eu le front d’engager sa charrette sur le boulevard. (Note du traducteur.)

[7] Le jeu consiste à jeter un clou à grosse tête en sorte qu’il se fiche dans un anneau situé à terre (Note du traducteur.)

[8] Ces provinces passaient pour être arriérées (Note du traducteur.)

[9] Gogol a toujours une prédilection pour les prénoms rares. Tous les saints cités ici figurent d’ailleurs au Dictionnaire d’Hagiographie de Dom Baudot (Note du traducteur.)

[10] Jusqu’alors, on l’appelait par son prénom, que Gogol n’indique d’ailleurs pas ; il porte maintenant son nom patronymique, ce qui implique un certain respect affectueux ou  condescendant ; mais il n’a pas encore droit à la double appellation (Note du traducteur.)

[11] Les femmes du peuple portaient le fichu, les petites bourgeoises le bonnet (Note du traducteur.)

[12] Royale : barbiche. (Note du correcteur.)

[13] La reine (et non princesse) Milikitrisse est un personnage du conte populaire Bova Korolévitch, dérivé, par l’entremise de l’italien et du serbe, d’une chanson de geste française, Beuves de Hanstone. Milikitrisse (déformation du nom commun italien meretrice, courtisane), mère de Bova, y incarne la ruse, l’astuce féminine (Note du traducteur.)

[14] Héros d’un autre conte populaire, emprunté à la Perse, le Roustem des légendes orientales. Les sujets mentionnés ensuite sont empruntés à des contes moraux ou satiriques importés de l’Occident (Note du traducteur.)

[15] À l’extrême ouest de Pétersbourg. Elle est percée de rues parallèles ou Lignes, désignées par des numéros (Note du traducteur.)

[16] Faubourg ouest de Pétersbourg, entre la Moïka et la Fontanka, dont le charme endormi avait été déjà chanté sur le mode léger par Pouchkine.

[17] Vetturin, ou voiturin : homme qui conduit, moyennant paiement, des voyageurs dans sa voiture attelée. (Note du correcteur.)

[18] Il existe dans la poésie italienne une sorte de poème connu sous le nom de sonnet à queue (con la coda), dans lequel la pensée, débordant le cadre fixé, nécessite un développement souvent plus long que le sonnet lui-même. (Note de l’auteur.)

[19] Les Romains traitent d’étrangers (forestieri) toutes les personnes qui habitent en dehors de la ville, ne fût-ce que dans un rayon de dix milles. (Note de l’auteur.)