Wilhelm Hauff
LA CARAVANE
Contes orientaux
(1826-1828)
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
Né le 29 novembre 1802, à Stuttgart, Wilhelm Hauff, l’auteur de ces contes, mourut dans la même ville, le 18 novembre 1827.
Il n’avait pas vingt-cinq ans, et sa carrière littéraire, commencée vers 1825, en avait duré à peine deux !
Son trop court passage à travers le monde des lettres ne laissa pas cependant d’être remarqué, et ses poésies, ses romans, ses contes, ses fantaisies, ses nouvelles, ses esquisses, dont le recueil entier a été publié, en 1840, à Stuttgart, par les soins de M. Gustave Schwab, son ami, faisaient présager le plus brillant avenir.
Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier dans son ensemble cet esprit fin et délicat, qui savait allier à la fois, dans un mélange non moins piquant que rare, la fraîcheur de sentiment la plus exquise à la verve comique la plus franche. Plus tard, peut-être essayerons-nous de faire quelque nouvel emprunt à Hauff, et nous aurons alors occasion de revenir plus longuement sur cet auteur et sur ses mérites divers. Qu’il nous suffise aujourd’hui, nous bornant à ses contes d’enfants, de constater ce simple fait, qui en dit à lui seul plus que de longs éloges : le calife Gigogne, le petit Mouck, le tailleur Labakan et son aiguille qui coud toute seule, sont, parmi la population enfantine de l’Allemagne, des personnages non moins célèbres que, chez nous, Barbe-Bleue, le Petit-Poucet, Peau-d’Âne, ou Riquet à la Houppe.
Si nous avons réussi à ne pas trop défigurer notre auteur en l’habillant à la française, nous espérons qu’il pourra obtenir du jeune public auquel nous le présentons comme un ami un peu de cette sympathie dont il est en possession depuis longtemps déjà de l’autre côté du Rhin.
A. T.
Un jour, une grande caravane traversait le désert. Rien n’apparaissait encore sur la plaine immense que le sable et le ciel, mais déjà l’on entendait vaguement résonner dans le lointain les clochettes et les grelots d’argent des chameaux et des chevaux. Un épais nuage de poussière soulevé par la marche des voyageurs ne tarda pas du reste à annoncer leur approche, que révélait en même temps, chaque fois qu’un souffle d’air venait balayer la plaine, une sorte de fourmillement lumineux produit par le reflet du soleil sur les armes et les costumes.
Ainsi se présenta la caravane aux yeux d’un personnage qui, de son côté, s’avançait à sa rencontre monté sur un cheval magnifique. Les flancs du noble animal étaient recouverts d’une large peau de tigre, autour de laquelle cliquetaient, suspendus à des courroies de couleur amarante, des grelots de métal et des croissants d’ivoire entremêlés de grosses houppes de soie, tandis que sa tête balançait avec fierté un élégant panache de plumes de héron. Le costume du cavalier répondait au splendide harnachement de sa monture : un turban blanc brodé d’or tranchait vivement sur sa pelisse et ses larges pantalons rouges ; des bottes de maroquin chamarrées de dessins multicolores protégeaient ses jambes, et la ceinture de cachemire qui ceignait ses reins supportait, en le laissant voir à demi, un riche yatagan au fourreau ciselé, au pommeau d’agate, et dont la lame devait être à coup sûr du plus fin acier de Damas. Quant au cavalier lui-même, il avait quelque chose d’étrange et de farouche à la fois. Son turban profondément enfoncé sur son front, ses yeux qui reluisaient d’un feu sombre sous ses sourcils touffus, sa longue barbe descendant à flots épais sur sa poitrine, enfin son nez recourbé comme le bec d’un oiseau de proie, tout contribuait à lui donner une mine fière et sombre devant laquelle il était impossible de se défendre d’une certaine émotion.
Lorsque le cavalier ne fut plus qu’à cinquante pas de l’avant-garde de la caravane, il rendit les rênes à son cheval, qui le porta en un clin d’œil à la tête du convoi. C’était un événement si extraordinaire de voir chevaucher un homme seul à travers le désert que les éclaireurs, craignant une surprise, abaissèrent aussitôt la pointe de leurs lances.
« À qui en avez-vous ? cria le cavalier en se voyant reçu si belliqueusement. Croyez-vous donc qu’un homme seul puisse arrêter votre caravane ? »
Les éclaireurs, confus de leur précipitation à se mettre en défense, relevèrent leurs lances, tandis que leur chef s’approchait de l’étranger pour savoir de lui ce qu’il désirait.
« Quel est le maître de cette caravane ? demanda le cavalier.
– Elle n’appartient pas à une seule personne, répondit celui auquel il s’adressait, mais à plusieurs marchands qui reviennent de la Mecque dans leur patrie, et que nous accompagnons à travers le désert, afin de les protéger contre toute mauvaise rencontre.
– Conduis-moi donc auprès de tes marchands, demanda l’étranger.
– Je ne le puis en ce moment, répondit le guide. Il nous faut pousser plus loin sans retard ; et d’ailleurs les marchands sont au moins à un quart d’heure en arrière de nous ; mais, si vous voulez cheminer avec moi jusqu’à ce que nous nous arrêtions pour le repos de midi, il me sera possible alors de vous satisfaire. »
L’étranger ne fit aucune réflexion. Il prit une longue pipe qui était attachée à l’arçon de sa selle, et se mit à fumer à larges bouffées, tout en marchant à côté du conducteur de l’avant-garde.
Celui-ci, fort intrigué par la soudaine apparition de l’inconnu, ne savait pas trop comment se comporter à son égard. Il aurait bien voulu savoir son nom ; mais il n’osait pas le lui demander directement et s’efforçait d’engager adroitement la conversation. Après avoir longuement ruminé, il crut enfin avoir trouvé une entrée en matière assez convenable. Se tournant donc tout à coup vers l’étranger en esquissant un sourire gracieux : « Vous fumez là de bon tabac ! s’écria-t-il.
– Oui, » fit l’inconnu d’un ton bref, en continuant d’aspirer à intervalles égaux la vapeur du latakieh ; et ce fut tout.
Ce oui tout sec déconcerta un peu notre curieux, mais il ne voulut pas cependant se tenir pour battu. Pendant un gros quart d’heure encore il martela donc son cerveau, d’où il tira enfin cette phrase, qui lui paraissait tout à fait triomphante et d’un effet irrésistible sur l’esprit d’un Arabe : « Votre cheval a une fameuse allure, seigneur !
– Oui ! » répondit l’inconnu souriant imperceptiblement ; et secouant la cendre de sa pipe, il la laissa retomber à ses côtés sans ajouter une syllabe.
Deux fois repoussé avec perte dans ses tentatives de dialogue, le pauvre guide comprit qu’il devait se résigner à ne rien savoir. Aussi bien n’avait-il plus le temps de chercher quelque autre moyen d’en venir à ses fins : on était arrivé à l’endroit où se devait faire la halte de midi.
Après avoir posé ses gens en sentinelles, le guide s’arrêta lui-même avec l’étranger pour laisser arriver le gros de la caravane.
Trente chameaux pesamment chargés et accompagnés de leurs conducteurs se présentèrent d’abord, et furent bientôt suivis des cinq marchands dont avait parlé le guide. C’étaient pour la plupart des hommes d’un âge déjà avancé et d’un extérieur sérieux et grave, un seul excepté, qui paraissait beaucoup plus jeune que les autres, comme aussi plus vif et plus gai. Une grande quantité de chameaux et de chevaux de transport fermait la marche.
Le campement fut établi aussitôt : les marchands au centre ; autour d’eux, les gens de leur suite ; un peu plus loin, les chameaux et les chevaux, et plus loin encore, formant le cercle, les gens de l’escorte, avec leurs longues lances, dont le fer se détachait aigu et menaçant sur le bleu du ciel.
Une vaste tente de soie rayée de rouge et de blanc se dressait au milieu des autres et se distinguait entre toutes par son ampleur et sa magnificence. Au moment où le conducteur de la caravane en souleva le rideau, afin d’y introduire l’étranger, les cinq marchands, accroupis sur de riches coussins, venaient de commencer leur repas ; des esclaves éthiopiens les servaient et circulaient autour d’eux, silencieux et rapides comme des ombres.
« Qu’y a-t-il ? » s’écria l’un des marchands en apercevant le guide.
Mais avant que celui-ci eût trouvé une formule d’introduction convenable, l’étranger prit la parole et dit :
« Je me nomme Sélim Baruch, je suis de Bagdad. Je revenais d’un pèlerinage à la Mecque en compagnie de plusieurs de mes compatriotes, lorsqu’à deux journées d’ici environ une bande de voleurs nous attaqua et me fît prisonnier. J’ai réussi à tromper la vigilance de mes gardiens et à m’échapper de leur camp ; mais perdu au milieu du désert, seul, sans ressources d’aucune sorte, sans aliments, sans eau, sans guide, j’errais au hasard, et je n’aurais pas tardé à périr sans doute ou à tomber dans quelque nouvelle embuscade, lorsque le Prophète a permis que j’entendisse dans le lointain les clochettes de votre caravane, et je me suis avancé alors à votre rencontre. Permettez-moi de voyager dans votre société ; vous n’aurez pas secouru un ingrat, je vous le jure ! Et si jamais vous venez à Bagdad, peut-être me sera-t-il donné de pouvoir vous obliger à mon tour. Je suis le neveu du grand vizir.
– Sélim Baruch, dit le plus vieux des marchands d’un ton à la fois cordial et grave, sois le bienvenu sous notre tente ! C’est une grande joie pour nous de pouvoir te venir en aide. Assieds-toi donc, et mange et bois avec nous. »
Et Sélim Baruch prit place à côté des marchands, et il mangea et but avec eux.
Après le repas, les esclaves apportèrent des sorbets et des pipes, et les marchands se mirent à fumer, silencieux et graves. Rangés autour de la tente, immobiles, les jambes croisées, le dos enfoncé dans de moelleux coussins, les yeux demi-voilés, leur esprit paraissait entièrement absorbé dans la contemplation des nuages de fumée bleuâtre que rejetait leur bouche muette, et qui montaient et se perdaient dans l’air en se tordant en spirales capricieuses. Aucun bruit ne s’élevait au dehors, si ce n’est, à de longs intervalles, le hennissement plaintif de quelque cavale cherchant l’air et n’aspirant que le sable embrasé. Le plus jeune des marchands rompit enfin ce silence méditatif, et s’adressant à ses compagnons :
« Voici trois jours déjà, s’écria-t-il après un long bâillement, que nous sommes ainsi, à cheval ou à table, en marche ou au repos, sans distraction, sans plaisirs d’aucune sorte ; pour ma part, cela commence, je vous l’avouerai, à m’ennuyer furieusement, et d’autant plus que j’aime assez, après le repas, à me procurer quelque divertissement. Danse ou musique, n’importe ! cela aide à la digestion et repose l’esprit des sérieuses pensées, Voyons, mes chers amis, je péris d’ennui si vous ne venez à mon aide. Ne savez-vous donc rien, dites-moi, qui puisse rompre un peu la monotonie de nos journées ? »
Les quatre vieux marchands fumèrent plus fort et parurent se plonger plus profondément encore dans leurs méditations.
Mais l’étranger prenant la parole : « Permettez-moi, dit-il au jeune homme, de vous faire une proposition. Les plaisirs que nous pouvons nous procurer ici ne sauraient être très variés, sans doute ; mais si l’un de nous voulait bien cependant raconter aux autres, à chaque halte, quelque histoire, quelque aventure de sa vie, ou mieux encore, quelqu’un de ces contes naïfs et plaisants qui se transmettent de génération en génération, qui ont amusé l’enfance de nos grands-pères avant la nôtre et qui égayeront après nous nos arrière-neveux, peut-être que cet intermède pourrait déjà, faute de mieux, nous apporter un peu de distraction.
– Sélim Baruch, tu as bien parlé ! dit Achmet, le plus vieux des marchands ; nous agréons ta proposition. Je ne sais rien, pour ma part, de plus amusant que les contes d’enfants : l’action y est vive toujours, et jamais ne s’attarde et ne se noie en de longs verbiages ; les événements qui s’y déroulent sont faux, impossibles, absurdes souvent, si l’on veut, mais les sentiments des personnages sont réels, humains, et c’est là l’essentiel, à mon sens, et la seule vérité dont on doive s’inquiéter en matière de contes. Enfin, et pour considération dernière, la vertu s’y trouve toujours récompensée, et cela repose un peu du spectacle du monde, où malheureusement il n’en est pas toujours ainsi !
– Je suis heureux que vous approuviez mon idée, reprit Sélim, et, pour payer ma bienvenue, je commencerai. »
Les cinq marchands se rapprochèrent joyeusement les uns des autres et firent asseoir l’étranger au milieu d’eux. Attentifs au moindre signe, les esclaves accoururent. Aussitôt les tasses furent remplies, les pipes chargées, l’eau des narguilehs renouvelée, et des charbons ardents apportés pour les allumer. Pendant ce temps, et pour s’éclaircir la voix, Sélim buvait à petites gorgées un sorbet au cédrat. Après qu’il eut fini, il passa légèrement sa main dans sa longue barbe pour l’écarter de ses lèvres et commença ainsi : « Je vais donc vous raconter l’histoire du calife Cigogne. »
Par un beau soir d’été, le calife de Bagdad, Chasid, était paresseusement étendu sur son sofa. Après avoir dormi quelque peu, car la chaleur était accablante, le calife s’était réveillé de très bonne humeur. Il fumait dans une longue pipe de bois de rose, en buvant par intervalles quelques gouttes de café que lui versait un esclave, et, tout en savourant lentement chaque gorgée, il caressait d’un air satisfait sa barbe qui était fort belle. Bref, on voyait du premier coup d’œil que le calife était dans un état de béatitude parfaite.
Dans ces moments-là, sa hautesse était assez abordable et daignait même se montrer douce et bienveillante envers les simples mortels qui avaient affaire à elle. Aussi était-ce l’heure qu’avait adoptée son grand vizir Manzour pour lui rendre sa visite quotidienne. Le grand vizir vint donc au palais ce jour-là selon son habitude ; mais, ce qui était rare chez lui, il avait l’air tout pensif.
« Eh ! d’où te vient cette mine à l’envers, grand vizir ? s’écria le calife étonné, en ôtant un instant de ses lèvres le bouquin d’ambre de sa pipe.
– Seigneur, répondit le vizir en croisant ses bras sur sa poitrine et en s’inclinant profondément, j’ignore si mon visage trahit malgré moi les secrètes pensées de mon âme, mais je viens de voir en entrant ici un juif qui étale de si belles marchandises, que je me dépitais intérieurement, je vous l’avouerai, de n’avoir pas plus d’argent superflu. »
Le calife, qui cherchait depuis longtemps une occasion d’être agréable à son grand vizir, pour lequel il avait une véritable affection, fit signe à l’un de ses esclaves noirs d’aller chercher le marchand.
Celui-ci fut rendu presque aussitôt que mandé.
C’était un petit homme, brun de visage, le nez mince et crochu, la lèvre narquoise et retroussée à droite et à gauche par deux dents jaunâtres et hideuses, les seules qui lui restassent dans la bouche. Ses petits yeux verts, pareils à ceux d’un aspic, lançaient des flammes sous ses sourcils roux. Dès qu’il parut devant le calife, il frappa le pavé de son front et s’avança comme en rampant, les traits contractés, sous prétexte de sourire, par la plus épouvantable grimace qui jamais se soit imprimée sur un visage humain. Il portait devant lui, soutenu par une large courroie qui s’appuyait sur ses épaules voûtées, un coffre de bois de sandal dans lequel étaient entassées toutes sortes de marchandises précieuses, que sa main noire et velue faisait miroiter aux yeux des chalands avec l’astuce commerciale d’un vrai fils de Juda.
C’étaient des perles d’Ophir ajustées en pendants d’oreilles, des bagues d’or vert rehaussées de brillants que l’œil pouvait à peine regarder, tant elles jetaient de feux ; puis encore des pistolets richement damasquinés, des coupes d’onix, des peignes d’ivoire incrustés d’or, et mille autres bijoux non moins rares et non moins enviables. Après avoir passé le tout en revue, le calife acheta pour Manzour et pour lui de magnifiques pistolets, et de plus pour la femme du vizir, un peigne d’argent ciselé, niellé et rehaussé d’une couronne de perles fines qui en faisaient la chose du monde la plus riche et la plus belle à la fois. Comme le marchand allait fermer son coffre, le calife, qui ne pouvait en détacher ses yeux, découvrit un petit tiroir, le seul qui n’eût pas été ouvert, et demanda s’il n’y avait pas encore là quelques joyaux. Le colporteur ouvrit le compartiment que lui désignait le calife et en tira une espèce de tabatière contenant une poudre noirâtre, que recouvrait un papier chargé de caractères singuliers, dont ni Chasid ni Manzour ne purent déchiffrer un seul mot.
« Cette boîte me vient, dit le colporteur, d’un marchand qui l’avait trouvée sur son chemin en allant à la Mecque. J’ignore ce que c’est ; mais elle est d’ailleurs tout à votre service, si vous la désirez ; pour moi, je ne sais qu’en faire. »
Le calife, quoique fort ignorant, entassait volontiers dans les armoires de sa bibliothèque toutes sortes de curiosités et de vieux parchemins. Il acheta la tabatière et le manuscrit, et renvoya le marchand, qui sortit à reculons, en s’inclinant non moins profondément qu’à son entrée.
Chasid contemplait tout joyeux son acquisition, mais non sans songer pourtant qu’il eût bien voulu savoir ce que signifiait l’écrit qu’il tournait et retournait machinalement entre ses mains.
« Ne connais-tu personne qui me puisse lire cela ? dit-il enfin à son vizir.
– Très-gracieux seigneur, répondit celui-ci, je sais auprès de la grande mosquée un homme qu’on appelle Sélim le Savant. Il comprend, dit-on, toutes les langues. Ordonnez qu’on l’aille quérir ; peut-être pourra-t-il expliquer ces caractères mystérieux. »
Deux esclaves furent envoyés sur-le-champ à la recherche de Sélim le Savant, avec mission de le ramener sur l’heure.
« Sélim, lui dit le calife aussitôt qu’il entra, on te dit fort versé dans la connaissance des langues. Examine un peu cet écrit et vois si tu peux le lire. Je te donnerai un habit de fête tout neuf si tu parviens à m’en expliquer le sens. Sinon il te sera appliqué douze soufflets et vingt-cinq coups de bâton sous la plante des pieds, pour avoir usurpé le glorieux nom de Savant. »
Sélim s’inclina et répondit : « Que ta volonté soit faite, maître. » Puis il se mit à considérer attentivement l’écrit qui lui était soumis. Tout à coup il s’écria : « C’est du latin, seigneur, ou que je sois pendu !
– Eh ! latin ou grec, dis-nous donc vite ce qu’il y a là dedans, » dit le calife impatienté.
Sélim se hâta de traduire, et voici ce qu’il lut :
« Qui que tu sois, qui trouveras cet objet, remercie Allah de la faveur qu’il daigne t’accorder. Celui qui respire une pincée de la poudre qui est renfermée dans cette boite et dit en même temps : « MUTABOR » celui-là peut se métamorphoser à son gré en tel animal qu’il lui plaît, et comprendre aussi les idées qu’échangent les animaux dans leur langage. S’il veut ensuite revenir à la forme humaine, qu’il s’incline trois fois vers l’Orient en prononçant le même mot, et le charme est rompu. Garde-toi seulement, à toi qui tenteras l’épreuve, garde-toi de rire tandis que tu seras métamorphosé. Autrement le mot magique s’enfuirait irrévocablement de ton souvenir, et tu serais condamné à rester à jamais dans la famille des bêtes. »
À mesure que Sélim le Savant avançait dans la traduction du papier cabalistique, le calife sentait se développer en lui une joie qu’il avait peine à contenir. Après avoir fait jurer au savant de ne révéler à personne le secret dont il était possesseur, il se hâta de le renvoyer, mais non sans l’avoir fait revêtir auparavant d’une magnifique robe de soie, laquelle n’ajouta pas peu à la considération dont Sélim le Savant jouissait déjà dans Bagdad.
À peine fut-il sorti que le calife, s’abandonnant à sa joie : « Voilà ce que j’appelle un fameux marché ! s’écria-t-il. Quel plaisir, mon cher Manzour, de se pouvoir changer en bête ! Dès demain matin, tu viens me trouver ; nous allons ensemble dans la campagne, nous prisons dans ma précieuse tabatière, et nous comprenons alors tout ce qui se dit et se chante, se chuchote et se murmure dans l’air et dans l’eau, dans la forêt et dans la plaine. »
La nuit sembla bien longue à l’impatient calife. Enfin le jour parut, et tout aussitôt, au grand étonnement de ses esclaves, Chasid s’élança de sa couche. À peine avait-il eu le temps de déjeuner et de s’habiller, que le grand vizir se présenta devant lui, comme il en avait reçu l’ordre, pour l’accompagner dans sa promenade.
Sans plus attendre, le calife glissa dans sa ceinture sa tabatière magique, et saisissant le bras de son vizir, après avoir ordonné à sa suite de demeurer en arrière, il commença sur-le-champ, en compagnie du fidèle Manzour, son aventureuse expédition.
Ils se promenèrent d’abord à travers les vastes jardins du palais, mais en vain et sans qu’ils pussent rencontrer un seul être vivant sur lequel essayer leur magie. Finalement, le grand vizir proposa de pousser plus loin, jusqu’auprès d’un étang, où il avait vu souvent, disait-il, beaucoup d’animaux de toutes sortes, et particulièrement des cigognes dont l’allure grave et les clappements singuliers avaient toujours excité son attention.
Le calife agréa avec empressement la proposition de son vizir et se dirigea aussitôt avec lui vers l’endroit indiqué. À peine arrivés sur le bord de l’étang, nos deux amis aperçurent une vieille cigogne se promenant sérieusement de long en large en chassant aux grenouilles et marmottant je ne sais quoi dans son long bec, et presque au même instant ils découvrirent en l’air, à une très-grande hauteur, un autre de ces oiseaux dont le vol paraissait tendre aussi de leur côté.
« Je parierais ma barbe, gracieux seigneur, dit le vizir, que ces deux bêtes vont avoir tout à l’heure une belle conversation. Qu’en dites-vous ? Si nous nous changions en cigognes ?
– Soit, répondit le calife ; mais avant tout, recordons-nous un peu et fixons bien dans notre esprit comment on redevient homme.
– Rien de plus facile, fit le vizir d’un ton dégagé ; nous nous inclinons trois fois vers l’Orient en disant : MUTABOR…
– Et je redeviens calife et toi vizir, poursuivit Chasid ; fort bien. Mais ne va pas rire, au nom du ciel, ou sinon nous sommes perdus. »
Tandis que le calife parlait ainsi, il aperçut distinctement planant au-dessus de leurs têtes et descendant peu à peu vers la terre, la cigogne qui ne leur était apparue d’abord que comme un point noir perdu dans l’espace. Incapable de résister plus longtemps à son envie, il tira vivement la tabatière de sa ceinture ; il y puisa une large prise, la présenta à son vizir qui prisa pareillement, et tous deux s’écrièrent : « MUTABOR ».
Le mot magique était à peine prononcé, que leurs jambes se ratatinèrent et devinrent grêles et rouges. Dans le même instant, les belles pantoufles jaunes du calife et celles de son compagnon firent place à d’affreux pieds de cigogne ; leurs bras se changèrent en ailes, leur cou s’élança d’une aune au-dessus de leurs épaules ; enfin, et pour compléter la métamorphose, leur barbe s’évanouit et tout leur corps se couvrit d’un moelleux duvet.
« Vous avez là un bien beau bec ! monsieur le grand vizir, s’écria le calife en sortant d’un long étonnement. Par la barbe du Prophète ! je n’ai de ma vie rien vu de pareil.
– Je vous remercie très-humblement, répondit le grand vizir en pliant son long cou ; mais, si je l’osais, je pourrais affirmer de mon côté a votre hautesse qu’elle me semble presque avoir encore meilleur air en cigogne qu’en calife.
– Flatteur ! dit le calife, la métamorphose ne t’a pas changé.
– Non, en conscience, protesta le vizir du plus grand sérieux du monde, je n’ai dit que la pure vérité. Mais allons donc un peu, s’il vous plaît, du côté de nos camarades, et voyons enfin si nous savons vraiment parler cigogne. »
Tandis qu’ils devisaient ainsi, la cigogne avait pris terre. Après avoir coquettement épluché ses pattes et lissé ses plumes à l’aide de son bec, elle s’avança vers la chercheuse de grenouilles, qui continuait toujours son même manège. Le calife et son vizir s’empressèrent de les rejoindre, et je vous laisse à penser quelle fut leur stupéfaction en entendant le dialogue suivant :
« Bonjour, madame Longues-Jambes ; si matin déjà sur la prairie !
– Mille compliments, chère Joli-Bec ; je viens de me pêcher un petit déjeuner dont je serais fort honorée que vous voulussiez bien prendre votre part. Un quart de lézard, une cuisse de grenouille vous agréeront peut-être ?
– Je vous rends grâce, je ne suis pas en appétit. Aussi bien suis-je venue sur la prairie pour un tout autre motif : je dois danser ce soir un grand pas dans un bal que donne mon père, et je voudrais auparavant m’exercer un peu à l’écart. »
Tout en parlant, la jeune cigogne s’était mise à sautiller, en décrivant à travers la prairie les figures les plus baroques. Le calife et le grand vizir considéraient tout cela les yeux écarquillés, le bec grand ouvert et sans pouvoir parvenir à se remettre de leur étonnement. Mais lorsque la jeune danseuse, en manière de bouquet final, se tint sur une seule patte, dans une pose de sylphide, le corps incliné et battant agréablement des ailes, tous deux alors n’y purent tenir. Un fou rire s’échappa de leur long bec, si puissant, si irrésistible qu’ils furent un long temps avant de le pouvoir modérer. Le calife le premier parvint à se contenir. « Vraiment, s’écria-t-il, c’était une bonne bouffonnerie, une charge impayable. Il est fâcheux seulement que ces sottes bêtes se soient effarouchées de nos rires : sans cela, bien sûr, elles allaient chanter. »
Mais alors il revint en pensée au vizir que le rire était interdit pendant la métamorphose sous peine d’abêtissement indéfini ; et soudain, ce ressouvenir apaisant son hilarité, l’air tout penaud, il fit part au calife de son inquiétude.
« Peste ! fit Chasid, par la Mecque et Médine ! ce serait une bien mauvaise plaisanterie si j’allais rester cigogne. Mais rappelle-toi donc un peu ce qu’il faut faire pour nous débêtifier ; je n’en ai plus, moi, la moindre idée.
– Nous devons trois fois nous incliner vers l’Orient, se hâta de dire le vizir, et prononcer en même temps MU… MU… MU… diable de mot ! Essayons cependant ; cela nous reviendra peut-être. »
Aussitôt les deux cigognes de saluer le soleil et de s’incliner tant et si bien que leurs longs becs labouraient presque le sol. Mais, ô misère ! le mot magique avait fui de leur mémoire. En vain le calife s’inclinait et se réinclinait ; en vain Manzour s’épuisait à crier MU… MU… MU… Ils avaient l’un et l’autre totalement perdu le souvenir des dernières syllabes.
Et voilà comment le malheureux Chasid et son infortuné vizir furent changés en cigognes et demeurèrent emplumés plus longtemps qu’ils ne l’eussent voulu.
Nos deux pauvres enchantés erraient tristement à travers la campagne, le cerveau brisé des efforts qu’ils avaient faits pour rompre le charme qui les tenait captifs, et ne sachant à quoi se résoudre dans leur malheur. De sortir de leur peau de cigogne, il n’y fallait plus songer ! Il leur venait bien en pensée, par instants, de rentrer dans la ville et d’essayer de s’y faire reconnaître. Mais à qui pourraient-ils persuader qu’une misérable cigogne fût le brillant calife Chasid ? Et puis, à supposer même qu’on voulût bien les croire, les habitants de Bagdad consentiraient-ils alors à se laisser gouverner par un prince de figure si étrange ?
Ils vaguèrent ainsi plusieurs jours en se nourrissant piètrement de fruits sauvages qu’ils ne pouvaient encore avaler qu’à grand’peine à cause de leur long bec. Quant aux lézards et aux grenouilles dont se délectaient leurs nouvelles compagnes, ils se sentaient médiocrement portés vers ce régal, dont ils redoutaient d’ailleurs les suites pour leur estomac. L’unique plaisir qui leur restât dans leur triste situation était la faculté de voler, qu’ils avaient du reste assez chèrement acquise ! aussi volaient-ils souvent sur les toits élevés de Bagdad pour voir ce qui se passait dans la ville.
La première fois qu’ils s’y rendirent, la population répandue dans les rues leur offrit le spectacle d’une grande inquiétude mélangée d’une véritable tristesse. Cela fendait le cœur du pauvre vizir. Mais vers le quatrième jour après leur métamorphose, comme nos deux oiseaux venaient justement de se percher sur la cime du palais du calife, voilà que tout à coup ils aperçurent un magnifique cortège qui parcourait les rues de la ville, aux joyeuses fanfares des fifres et des tambours. Monté sur un cheval splendidement harnaché, que Chasid reconnut sous ses housses de velours pour sa monture favorite, un homme revêtu d’un manteau écarlate brodé d’or s’avançait en triomphateur, entouré d’une milice aux costumes éclatants ; – et la moitié de Bagdad bondissait autour de lui en criant : « Salut à Mizra ! Salut au maître de Bagdad ! »
En ce moment, les deux cigognes, qui étaient perchées sur le toit du palais, se regardèrent l’une l’autre, et Chasid prenant la parole :
« Comprends-tu maintenant d’où vient notre métamorphose, grand vizir ? Ce Mizra est le fils de mon ennemi mortel, du puissant enchanteur Kaschnur, qui m’a juré, dans une heure funeste, une haine implacable. Mais je n’ai pas encore perdu tout espoir. Suis-moi ; nous allons nous rendre au tombeau du Prophète, et peut-être l’influence du saint lieu parviendra-t-elle à rompre le charme. »
Les deux cigognes quittèrent le toit du palais et se dirigèrent du côté de Médine.
Les pauvres bêtes faisaient de leur mieux pour régler leur vol l’une sur l’autre ; mais cela ne leur était pas facile, car elles avaient encore peu de pratique. « Seigneur, soupira le grand vizir après une couple d’heures, pardonnez-moi, mais je ne puis plus me soutenir ; vous volez trop vite pour moi ! aussi bien, il est déjà tard, et il serait prudent, je pense, de chercher un gîte pour la nuit. »
Chasid était bon prince : il écouta d’une oreille compatissante la prière de son grand vizir, et tout aussitôt il dirigea son vol vers une espèce de ruine qu’il venait de découvrir dans le fond de la vallée.
L’endroit où nos deux oiseaux s’abattirent paraissait avoir été occupé jadis par un vaste château. De hautes et belles colonnes, qui surgissaient çà et là parmi des monceaux de débris, et plusieurs salles encore assez bien conservées, témoignaient même de l’ancienne magnificence de l’habitation. Chasid et son compagnon erraient à travers un dédale d’immenses corridors, cherchant quelque petite place pour se mettre à couvert, quand tout à coup la cigogne Manzour s’arrêta comme pétrifiée. « Maître, murmura le vizir d’une voix éteinte, si ce n’était pas trop de folie pour un premier ministre et plus encore pour une cigogne d’avoir peur des fantômes, je vous avouerais que j’ai le cœur tout ému : on a soupiré et gémi ici près. »
Le calife s’arrêta pour mieux écouter et entendit comme un léger sanglot qui paraissait appartenir plutôt à un être humain qu’à un animal. Plein d’anxiété, il voulait marcher vers l’endroit d’où partaient ces sons plaintifs ; mais le prudent vizir, le happant par le bout de l’aile, le conjura instamment de ne pas se précipiter dans des périls nouveaux et inconnus. Peines inutiles ! le calife, qui portait un cœur brave sous son plumage de cigogne, s’arracha violemment au bec de son vizir, et, sans hésiter, s’élança tête baissée dans un sombre corridor.
Il ne tarda pas à rencontrer une porte qui paraissait simplement poussée, et à travers laquelle lui parvinrent plus distincts des soupirs et des gémissements répétés. Chasid continua résolument d’avancer, mais il avait à peine entre-bâillé la porte que la surprise le cloua sur le seuil.
Dans une chambre en ruine et qu’éclairait avarement une petite fenêtre grillée, il venait d’apercevoir, retirée dans le coin le plus sombre, une énorme chouette. D’abondantes larmes roulaient dans ses gros yeux jaunes, et des sanglots étouffés s’échappaient de son bec recourbé. Néanmoins, et malgré la douleur qui paraissait l’accabler, elle ne put retenir un cri de joie à l’aspect du calife et de son compagnon qui venait de le rejoindre. Elle essuya, non sans grâce, avec ses ailes mouchetées de brun, les larmes qui remplissaient ses yeux, et, à la profonde stupéfaction des deux aventuriers, elle s’écria en bon arabe : « Soyez les bienvenus, chers oiseaux ! vous m’êtes un doux présage de ma prochaine délivrance ; car il m’a été prédit un jour que des cigognes m’apporteraient un grand bonheur. »
Lorsque le calife fut revenu de la stupeur que lui avait causée d’abord cette étrange apparition, il s’inclina galamment de toute la longueur de son cou, et se plantant sur ses jambes grêles du moins mal qu’il le put, il répondit :
« Madame la chouette, d’après vos paroles, je ne crois pas me tromper en voyant en vous une personne dont les infortunes semblent avoir beaucoup d’analogie avec les nôtres. Mais hélas ! l’espoir que vous nourrissez d’obtenir par nous votre délivrance me semble bien vain, et vous pourrez bientôt connaître par vous-même l’étendue de notre délaissement, si vous daignez écouter notre histoire. »
La chouette l’ayant prié poliment de la lui raconter, le calife, qui se piquait d’être beau diseur, entama aussitôt le récit de ses infortunes, que nous connaissons déjà.
Lorsque le calife eut achevé de conter sa mésaventure, la chouette le remercia de sa complaisance et lui dit : « Écoutez aussi mon histoire, et voyez si mon malheur n’est pas pour le moins égal au vôtre.
« Mon père est un des plus puissants rois des Indes, et moi, sa fille unique et trop infortunée, on m’appelait jadis la princesse Lusa. Ce même enchanteur Kaschnur, qui vous a métamorphosés, est aussi celui qui m’a précipitée dans le malheur. Comptant sur la terreur qu’inspire généralement sa science diabolique, il osa se présenter un jour à la cour de mon père et me demander en mariage pour son fils Mizra. Indigné de tant d’audace de la part d’un vil jongleur, mon père fit précipiter l’insolent du haut des escaliers du palais. Kaschnur s’éloigna, mais en jurant de se venger.
« Peu de temps après, le misérable, qui change de figure à son gré, parvint à se glisser inaperçu parmi les personnes qui m’entouraient ; et, comme je témoignais, un soir d’été, en me promenant dans mes jardins, l’intention de prendre un rafraîchissement, il me présenta, caché sous l’habit d’un esclave, je ne sais quel breuvage qui opéra aussitôt en moi cette épouvantable métamorphose.
« Je m’étais évanouie. Lorsque je repris connaissance, j’étais dans cette masure et j’entendis l’horrible voix de l’enchanteur me crier aux oreilles :
« Tu resteras ici jusqu’à la fin de tes jours, défigurée, hideuse, en horreur aux animaux eux-mêmes, à moins qu’un être ne se rencontre qui, de sa libre volonté et malgré ton aspect repoussant, consente à te prendre pour épouse. C’est ainsi que je me venge de toi et de ton orgueilleux père ! »
« Depuis ce temps, bien des mois se sont écoulés ; et, triste victime d’un magicien infâme, je vis perdue dans ces ruines solitaires, objet d’aversion et de dégoût pour tout ce qui respire. Si du moins je pouvais jouir encore du spectacle de la belle nature ! mais je suis aveugle pendant le jour, et c’est seulement lorsque la lune épanche sur la terre sa lumière blafarde que mes yeux se dégagent du voile épais qui les couvre. »
La chouette avait fini de parler et s’efforçait de nouveau d’essuyer ses yeux du bout de ses ailes, car le récit de ses infortunes avait rouvert la source de ses pleurs.
Pendant le discours de la princesse, le calife était tombé dans une profonde rêverie.
« Si je ne me trompe, dit-il, il existe un lien commun entre nos deux infortunes ; mais comment trouver la clef de cette énigme ?
– Seigneur, répondit la chouette, j’avais la même pensée. Je vous ai dit déjà qu’une espèce de magicienne m’a prédit dans ma jeunesse qu’une cigogne m’apporterait un jour un grand bonheur. Eh bien ! je crois tenir le fil qui doit nous aider à sortir de cet infernal labyrinthe.
– Expliquez-vous, s’écria le calife plein d’anxiété.
– L’enchanteur qui a causé notre perte, reprit-elle, vient une fois tous les mois dans ces ruines. Non loin d’ici est une vaste salle où ses amis et lui se réunissent pour leurs orgies nocturnes. Bien souvent déjà je les ai épiés. Ils se racontent alors l’un à l’autre tous leurs méchants tours. Il se peut donc faire, me disais-je tout à l’heure, que dans un de ces moments Kaschnur laisse échapper le mot que vous avez oublié !
– Ô trop chère princesse, s’écria le calife, dites-nous vite, quand vient-il ? Où est cette salle ? »
La chouette se tut un instant et reprit : « Ne le prenez pas en mauvaise part, seigneur ; mais, avant de vous aider dans l’œuvre de votre délivrance, je suis forcée d’y mettre une condition.
– Parle, parle vite, s’écria l’impatient Chasid. Ordonne, je suis prêt à tout.
– Je puis, quant à moi, être délivrée sur l’heure, soupira la chouette ; mais cela ne se peut faire, ajouta-t-elle en baissant pudiquement ses gros yeux jaunes, que si l’un de vous m’offre sa main. »
La proposition parut interloquer fortement les deux cigognes ; et le calife, poussant de l’aile son grand vizir, l’entraîna un peu à l’écart.
« Grand vizir, lui dit-il, voilà un sot marché ; mais je compte sur ton dévouement pour nous tirer d’affaire.
– Oui-da ! répondit Manzour, pour que ma chère femme me saute aux yeux lorsque je reviendrai à la maison ; et puis je ne suis qu’un pauvre vieux, moi ; mais vous, seigneur, qui êtes jeune encore et garçon, vous êtes bien mieux le fait d’une jeune et belle princesse.
– Eh ! voilà l’enclouure ! murmura le calife traînant de l’aile. Que sais-tu si elle est jeune et belle ? Nous achetons chat en poche, comme on dit. »
Ils débattirent encore quelque temps : finalement, et lorsque le calife vit bien que son vizir aimait mieux rester éternellement cigogne que d’épouser la chouette, il se décida à remplir lui-même la condition qu’elle exigeait.
Transportée de joie à cette assurance, la chouette leur avoua qu’ils ne pouvaient être arrivés plus à propos, car vraisemblablement l’enchanteur et ses amis viendraient cette nuit même à leur rendez-vous ; et, quittant aussitôt sa retraite, elle guida les deux cigognes vers la salle où se devait décider leur sort.
Après avoir suivi pendant quelques minutes un corridor obscur, une lueur brillante leur apparut tout à coup à travers une muraille crevassée. La chouette recommanda alors à nos deux amis de garder un silence absolu, et tous ensemble continuèrent de s’avancer avec précaution jusqu’à la brèche par laquelle filtrait la lumière, et qui était assez large d’ailleurs pour leur permettre d’observer à loisir ce qui se passait de l’autre côté.
Au milieu d’une vaste salle un peu moins délabrée que le reste du château, et qu’éclairait un lustre immense, s’élevait une large table ronde pliant sous le poids des mets et des vins de toutes sortes. Huit hommes bizarrement vêtus entouraient cette table, couchés sur de riches sofas, et le cœur battit bien fort aux deux cigognes, en reconnaissant parmi eux le prétendu marchand qui leur avait vendu la poudre magique.
Le festin durait depuis longtemps déjà ; la nuit était près de finir, et nos pauvres enchantés n’avaient rien entendu encore qui les concernât. Ils commençaient à désespérer. La moitié des convives dormait et l’autre moitié, fatiguée de manger et de boire, paraissait prête à en faire autant, quand le voisin du faux colporteur le poussant du coude :
« Hé ! Kaschnur, raconte-nous donc tes derniers exploits ; cela nous égayera. » Celui-ci, sans plus se faire prier, défila aussitôt un interminable chapelet de méchancetés infâmes, parmi lesquelles se rencontra enfin l’histoire du calife et de son vizir.
« Et quel diable de mot leur as-tu donc donné ? demanda au magicien son interlocuteur.
– Un méchant mot latin, répondit celui-ci en riant aux éclats, et qui n’est pourtant pas bien malin à retenir : « MUTABOR. »
Ivres de joie d’avoir ressaisi le bienheureux mot, les cigognes se précipitèrent vers la sortie des ruines avec une telle rapidité que la chouette avait peine à les suivre. Le calife cependant, se tournant vers elle aussitôt qu’elle les eut rejoints, lui dit d’une voix émue : « Ô toi qui nous as délivrés, chouette généreuse, reçois ma main comme témoignage d’éternelle reconnaissance pour le service que tu nous as rendu. »
Et en même temps ils se tournaient l’un et l’autre, calife et vizir, du côté de l’Orient.
Trois fois leur long cou de cigogne s’inclina vers le soleil, dont les rayons commençaient à rougir le sommet des montagnes. Enfin, le fameux MUTABOR s’échappa de leur bec, et de cigognes ils redevinrent hommes. Hors d’eux-mêmes, incapables de parler, tant la joie les avait saisis, le maître et le serviteur se contemplaient avec une sorte de ravissement. Ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre en riant et pleurant à la fois.
Mais qui pourrait décrire leur étonnement, lorsqu’en promenant leurs regards autour d’eux, ils aperçurent à leurs côtés une jeune dame magnifiquement vêtue ? Celle-ci tendit en souriant sa main au calife. « Ne reconnaissez-vous plus votre pauvre chouette ? » dit-elle. Elle était si resplendissante, que le calife, émerveillé de sa grâce et de sa beauté, ne put s’empêcher de s’écrier en tombant à ses genoux, qu’il regardait comme le plus grand bonheur de sa vie d’avoir été cigogne, puisque c’était à cette métamorphose qu’il devait de l’avoir rencontrée.
Le retour du calife à Bagdad, en compagnie du bon Manzour, fut salué par le peuple des acclamations les plus unanimes. Mais tous ces témoignages d’affection dont on les entourait ne faisaient qu’enflammer d’autant plus la haine de Chasid et de son vizir contre le fourbe Mizra. Ils se portèrent donc en hâte vers le palais, et firent prisonniers le vieillard magicien et son fils. Par ordre du calife, le vieux fut conduit dans cette même masure où il avait exilé la chouette, et là pendu bel et bien au sommet de la plus haute tour. Quant au fils, qui n’entendait rien à toutes les diableries de son père, le calife lui laissa le choix de mourir ou de priser. « En usez-vous, monsieur ? » lui dit le vizir de l’air le plus comique du monde, en lui présentant la tabatière, tandis que de l’autre côté se tenait un esclave, le sabre nu, et prêt à frapper au moindre signe. Mizra se hâta de plonger ses doigts dans la boîte magique. Une large prise, accompagnée d’un MUTABOR bien accentué, en fit en un clin d’œil une superbe cigogne ; et la pauvre bête, ayant été renfermée dans une vaste cage, fut transportée ensuite dans les jardins du calife, où elle servit longtemps à l’amusement des oisifs de Bagdad.
Chasid et la princesse sa femme vécurent ensemble de longs et heureux jours ; mais les moments les plus gais du calife étaient toujours ceux où le grand vizir le venait voir dans l’après-midi.
Souvent alors il leur arrivait de se remémorer leur étrange aventure, et, lorsque le calife était d’humeur joviale, il s’amusait même à contre-faire le grand vizir et à parodier son allure de cigogne. Le cou tendu, les jambes roides, il marchait gravement à travers la chambre, en clappant et frétillant ; puis il copiait la pantomime désespérée du pauvre vizir, lorsqu’il s’était inutilement incliné vers l’Orient, en s’épuisant à crier : MU… MU… MU…
Cette facétie était chaque fois un divertissement nouveau pour la femme du calife et pour ses enfants. Mais si Chasid clappait, frétillait, s’inclinait et criait trop longtemps : MU… MU… MU…, le grand vizir, piqué à la fin de la sotte figure que lui prêtait son maître, le menaçait de révéler à la princesse sa femme le débat qui s’était jadis élevé entre eux, à qui n’épouserait pas la pauvre chouette.
Le calife cessait aussitôt ; mais il ne pouvait s’empêcher de recommencer le lendemain, en dépit des menaces du bon vizir, qui d’ailleurs ne furent jamais suivies d’effet.
Lorsque Sélim eut cessé de parler, les marchands le complimentèrent à l’envi l’un de l’autre, et sur sa bonne idée et sur son joli conte.
« Vraiment, dit l’un d’eux en soulevant le rideau de la tente, l’après-dînée s’est écoulée sans que nous nous en soyons aperçus. Mais voici le vent du soir qui commence à s’élever ; il serait bon, je crois, de reprendre notre route. »
Les autres marchands partageant cet avis, les tentes furent repliées aussitôt, et la caravane se remit en marche dans le même ordre où nous l’avons vue déjà s’avancer à travers le désert.
Ils voyagèrent ainsi pendant toute la nuit et une partie de la matinée, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un campement commode. Tandis qu’on s’occupait d’y dresser les tentes, les marchands n’avaient d’autre souci que de servir l’étranger et se disputaient à qui se montrerait envers lui l’hôte le plus empressé et le plus bienveillant L’un lui apportait des coussins, un autre des tapis, un troisième mettait ses esclaves à sa disposition ; bref, Sélim fut entouré d’autant de soins et de prévenances que s’il se fût trouvé au milieu d’amis de vieille date.
La grande chaleur était passée déjà lorsque nos voyageurs se réveillèrent ; mais, comme ils ne devaient se remettre en route qu’au lever de la lune, et qu’ils avaient encore ainsi quelques heures de loisir, l’un des marchands, s’adressant à son voisin, lui dit d’une voix douce et insinuante : « Sélim Baruch, notre nouvel ami, nous a procuré hier une après-dinée délicieuse ; ne vous sentez-vous point envie d’imiter son exemple, mon cher Ali ? Vous avez beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup lu, et je suis certain que, sans chercher bien longtemps, vous retrouveriez facilement dans votre mémoire quelque histoire intéressante.
– Soit, dit le marchand interpellé, je m’exécute ; quoique, à vrai dire, je craigne fort de vous paraître un peu pâle en mes inventions après les fantasques aventures du calife Gigogne et de son grand vizir. Mais, puisque vous avez bien voulu m’inviter à parler, je ferai tous mes efforts pour vous satisfaire, mes chers amis. Écoutez donc l’histoire du tailleur-prince. »
Il y avait une fois un brave garçon tailleur, du nom de Labakan, qui travaillait de son métier chez un des plus habiles maîtres d’Alexandrie. On ne pouvait pas dire que Labakan fût maladroit à manier l’aiguille, ou paresseux, ou inexact : c’était au contraire un très-bon ouvrier, fort habile en coutures de toute sorte et généralement assidu à sa boutique ; mais le caractère fantasque de ce compagnon ne permettait pas de toujours compter sur lui. Parfois il cousait pendant des heures entières avec une ardeur si grande, que l’aiguille s’échauffait dans ses doigts et que le fil fumait. Mais parfois aussi – et cela par malheur arrivait assez fréquemment – il tombait en des sortes d’extases pendant lesquelles il demeurait sans mouvement, la tête droite, l’œil fixe ; et il y avait alors dans son visage et dans tout son air quelque chose de singulier que son maître et les autres compagnons ne pouvaient s’expliquer, et qui leur faisait dire seulement en haussant les épaules : « Voilà encore Labakan avec ses airs de prince ! »
Un certain vendredi, à l’heure où les autres ouvriers revenaient tranquillement à la maison pour se remettre au travail, après avoir assisté à la prière, Labakan sortit de la mosquée dans un magnifique costume qu’il s’était procuré à grands frais, et se promena longtemps, la démarche grave et la mine hautaine, à travers les rues et les places de la ville. Lorsqu’un de ses camarades passant à ses côtés lui jetait un : « La paix soit avec toi ! » ou : « Comment va l’ami Labakan ? » notre garçon tailleur lui répondait par un petit signe protecteur de la main et poursuivait sa route. Son maître lui ayant dit en manière de raillerie : « Tu as l’air d’un prince perdu, Labakan ! » cela parut le réjouir fort et il lui répondit vivement : « Vous l’avez aussi remarqué, n’est-ce pas ? » et d’un ton plus bas on l’entendit ajouter : « Il y a longtemps que je m’en doutais ! »
Depuis lors, la manie du pauvre garçon tailleur ne fit qu’aller en augmentant, et s’il n’avait été d’ailleurs un bon homme et un habile ouvrier, son maître lui eût certainement signifié d’avoir à déguerpir de chez lui.
Sur ces entrefaites, Sélim, le frère du sultan, passant par Alexandrie, envoya au maître tailleur un habit de gala pour y changer quelque broderie, et le maître confia cette besogne à Labakan, qui était chargé ordinairement des ouvrages les plus minutieux. Le soir venu, tous les ouvriers se retirèrent pour se délasser des fatigues du jour ; mais un attrait irrésistible retint Labakan dans l’atelier où se trouvait accroché l’habit du frère de l’empereur. Plongé dans ses rêveries, il contemplait ce vêtement avec des yeux enivrés, admirant tantôt l’éclat des broderies, tantôt les vives couleurs et les reflets chatoyants du velours et de la soie. « Si je l’essayais, se dit-il, pour voir comment il me va. » Aussitôt dit, aussitôt fait, et, chose étrange ! cet habit s’ajustait aussi bien à sa taille que s’il eût été fait pour lui.
Labakan se promenait de long en large, gesticulant, parlant tout haut et s’étudiant de son mieux à se donner des airs importants.
« Qu’est-ce donc qu’un prince ? se disait-il en se contemplant dans une glace : un homme plus richement habillé que les autres, voilà tout. Si le sultan revêtait le costume d’un fellah ; si le muphti, si le cadileskier dépouillaient les ornements de leur dignité, qui pourrait dire en les voyant passer : « Celui-là est le sultan ; celui-ci, le chef de la religion, et cet autre, le grand juge militaire ? » À quoi reconnaît-on les émirs ? à leur turban vert. Oui, le costume est tout, et, si je pouvais avoir un cafetan comme celui-ci, nul ne me contesterait plus ma qualité de prince, et peut-être même parviendrais-je alors à retrouver mes nobles parents ! Mais pour cela, il faudrait d’abord que je quittasse Alexandrie, dont les gens trop grossiers n’ont pas su pressentir mon illustre origine. »
Un moment, il passa par la tête échauffée de Labakan l’idée de faire empaler une demi-douzaine de ses compatriotes pour apprendre à vivre aux autres ; mais il se rappela à temps que, tout prince qu’il était, – car il n’en doutait pas : son maître lui-même ne l’avait-il pas reconnu en disant qu’il avait l’air d’un prince perdu ! – il n’était pas encore suffisamment constitué en dignité pour pouvoir se permettre cette petite satisfaction, et il revint tout simplement à son projet de courir le monde à la recherche du trône de ses pères. Il lui semblait d’ailleurs que le bel habit du frère du sultan lui avait été envoyé tout exprès pour cet objet par une bonne fée, qui lui indiquait ainsi ce qu’il avait à faire, et lui promettait en même temps sa protection pour l’avenir. Tout exalté par cette belle idée, sa résolution fut prise aussitôt. Ramassant donc tout son petit pécule, il se glissa hors de la boutique, et, grâce à la nuit, il put gagner sans être vu les portes d’Alexandrie.
Notre nouveau prince ne laissa pas d’être quelque peu intimidé le lendemain par les regards curieux qui s’attachaient sur sa personne. Plus il se rengorgeait et portait la tête au vent, et plus on s’étonnait qu’un personnage si bien vêtu voyageât pédestrement comme un petit compagnon. Lorsqu’on l’interrogeait là-dessus, Labakan répondait bien d’un air mystérieux qu’il avait des raisons particulières pour en agir ainsi ; mais ayant remarqué que ses explications étaient accueillies le plus souvent avec des rires moqueurs, il résolut de compléter son équipage par l’achat d’un cheval. Moyennant un prix modique, il se procura donc une vieille rosse dont l’allure tranquille et la douceur ne pussent lui causer aucun embarras ; car, de se montrer cavalier accompli, maître Labakan ne pouvait avoir cette prétention, lui qui n’avait jamais chevauché jusqu’alors que sur son établi.
Un jour, comme il s’en allait au petit pas sur son Murva (il avait nommé ainsi son cheval), il fut rejoint par un cavalier qui lui demanda la permission de faire route avec lui, la conversation devant leur abréger à tous deux la longueur du chemin. Le nouveau venu était d’ailleurs un jeune et joyeux garçon, beau, bien fait dans toute sa personne, l’allure décidée, l’œil noir et fier, et Labakan l’eût volontiers traité comme son égal, s’il eût été plus richement vêtu. Cependant l’entretien s’était noué entre les deux voyageurs, et avant que la journée fût écoulée, Omar, c’était le nom du compagnon de Labakan, avait raconté toute son histoire à son nouvel ami. Celui-ci ne lui rendit cette politesse qu’à demi, en passant sous silence, bien entendu, le fil et les aiguilles, et en donnant seulement à entendre qu’il était d’une grande naissance et voyageait uniquement pour son plaisir.
Maître Labakan se fût bien gardé d’entrer dans plus de détails, après l’histoire qu’il venait d’entendre, et de laquelle il résultait que celui dont le costume lui avait paru si mesquin n’était pas moins qu’un fils de roi.
Voici en effet ce que lui avait dit Omar :
« Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été élevé et j’ai toujours vécu à la cour d’Elfi-Bey, le pacha du Caire. Je le croyais mon oncle. Dernièrement, il m’appela auprès de lui, et, seul avec moi, il me déclara que je n’étais point son neveu, mais le fils d’un puissant roi d’Arabie, lequel s’était vu contraint de m’éloigner de lui aussitôt après ma naissance, afin de conjurer une influence funeste qui devait, au dire des astrologues, menacer ma tête jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.
« Elfi-Bey ne m’a pas dit d’ailleurs le nom de ma famille, il lui était interdit de le faire ; mais voici les indications que j’ai reçues de lui et à l’aide desquelles je dois retrouver mon père : Le quatrième jour du mois de Ramadan, dans lequel nous allons entrer, j’aurai accompli ma vingt-deuxième année. Ce jour-là, je devrai me trouver au pied de la colonne El-Serujah, qui est située à quatre journées d’Alexandrie, vers l’est. Des hommes se rencontreront en ce lieu, auxquels je présenterai ce poignard que m’a remis Elfi-Bey, et je leur dirai en même temps :
Je suis celui que vous cherchez.
S’ils me répondent :
Loué soit le Prophète qui t’a sauvé !
j’ai ordre de les suivre. Ces hommes me conduiront auprès de mon père. »
Le garçon tailleur avait écouté toute cette histoire avec un étonnement toujours croissant. Dans ses jours de lubies, il lui était souvent arrivé de se faire le héros d’aventures analogues ; et voilà que, tout à coup, sous ses yeux, ses rêves prenaient corps et se réalisaient… mais au profit d’un autre. Cela lui paraissait souverainement injuste de la part de la Providence ; car il en revenait toujours là : que lui manquait-il pour être un prince, un véritable prince ? D’être le fils d’un roi, voilà tout. Et n’en était-il pas digne aussi bien que son compagnon ?
Labakan considéra dès lors le prince Omar avec des yeux jaloux. Ce qui l’irritait surtout, c’était que celui-ci, qui passait déjà pour le neveu d’un chef puissant, eût encore reçu du sort la dignité d’un fils de roi, tandis que lui, Labakan, n’avait obtenu qu’une naissance vulgaire et une carrière obscure.
Tout le jour, le garçon tailleur remâcha ces sottes idées. Elles obsédèrent son imagination la nuit entière et l’empêchèrent de fermer l’œil ; mais lorsque au matin son regard tomba sur Omar dormant paisiblement à ses côtés, et rêvant peut-être à son bonheur prochain, Labakan sentit une pensée odieuse se glisser dans son cœur comme un reptile empoisonné.
« S’il arrivait par un hasard quelconque que le prince vînt à périr, qui l’empêcherait, lui, Labakan, de se mettre à sa place, de prendre son nom et de se présenter comme le fils du roi ?… »
Omar dormait toujours. Le poignard qu’Elfi-Bey lui avait donné et qui devait servir à le faire reconnaître de son père sortait à demi de sa ceinture. C’était une arme magnifique ; sa poignée toute constellée de rubis en faisait un véritable joyau. Labakan s’approcha de plus près pour l’admirer… il y porta la main, le tira du fourreau et lut sur la lame ces mots, qui lui semblèrent encore une sorte d’oracle :
An cha Allah !
S’il plait à Dieu !
« Oui, répéta-t-il tout bas en considérant le prince avec des yeux égarés, oui, s’il plaît à Dieu, celui-ci ne se réveillera pas, et je serai, moi, le prince Omar ! » Sa main crispée serrait convulsivement la poignée de l’arme, il allait frapper… quand, à l’idée du sang, des cris de sa victime, d’une lutte peut-être, il sentit son cœur défaillir.
Mais, si la pensée du meurtre révoltait la timide nature du garçon tailleur, il n’en était pas de même de celle du vol ; et peu s’en fallut qu’en cette occurrence il ne considérât le prince Omar comme son obligé de ce qu’il voulait bien lui laisser la vie en se contentant de lui prendre son nom. « Au fait, s’était-il dit, de cette façon j’atteindrai tout aussi bien mon but, et, si l’autre vient réclamer… il arrivera trop tard, et ce sera lui qui passera pour l’imposteur. »
Là-dessus maître Labakan, plongeant le poignard dans sa ceinture, s’était hissé de son mieux sur la rapide monture du prince, et lorsque Omar s’éveilla son perfide compagnon avait déjà sur lui une avance de plusieurs milles.
C’était le premier du mois de Ramadan que ceci se passait, et par conséquent il restait encore trois jours à Labakan pour se rendre au lieu indiqué, ce qui était bien plus que suffisant pour la distance qu’il avait à parcourir ; mais, talonné par la peur de se voir rattraper par le vrai prince, il ne laissa pas cependant de se hâter le plus possible.
Vers la fin du deuxième jour, Labakan aperçut à l’horizon la colonne El-Serujah. Elle s’élevait au sommet d’une petite éminence, au milieu d’une vaste plaine, et pouvait ainsi être vue deux ou trois heures avant qu’on y arrivât. Le cœur de Labakan battit fortement à cet aspect. Il lui restait encore deux jours pour réfléchir au rôle qu’il avait à jouer et pour s’y préparer ; mais sa mauvaise conscience le tourmentait en lui remettant sans cesse sous les yeux le châtiment auquel il s’exposait si sa fourbe était découverte : il risquait en effet, dans ce cas, de se faire empaler bel et bien, et à tout le moins d’être essorillé et bâtonné comme un vil larron.
À cette idée, Labakan sentait des frissons lui couler dans le dos ; mais l’envie démesurée qu’il avait de faire le prince l’emporta finalement sur sa peur, et il résolut de pousser l’aventure jusqu’au bout.
Tout en se livrant à ses réflexions, il s’était glissé, en tirant son cheval après lui, dans un petit bois de palmiers, afin d’attendre dans cette retraite l’heure marquée par le destin.
Cette heure sonna enfin ; et lorsque, le matin du quatrième jour, Labakan promena ses regards sur la plaine, ses yeux éblouis contemplèrent avec ravissement un groupe de tentes magnifiques dressées au pied du monticule qui supportait la colonne.
Sans perdre de temps, Labakan répara le désordre apporté dans sa toilette par les accidents du voyage, – car, pour un homme qui attachait au costume une importance si haute, ce détail n’était pas à négliger, – et, malgré les rumeurs sourdes qu’essayait encore de faire entendre sa conscience, il s’élança sur son cheval, ramassa toute sa bravoure et toute sa science hippique pour marcher d’un galop régulier, et poussa droit au monticule.
Au pied de la colonne un vieillard était assis. Des esclaves, des gardes, des officiers en riche costume l’entouraient respectueusement et, de même que leur maître, paraissaient attendre avec anxiété l’arrivée de quelqu’un. Tous se levèrent en apercevant Labakan. Celui-ci, cependant, dissimulant son trouble et son agitation dans une inclination profonde, se prosterna aux pieds du vieillard, auquel il présenta le kandjar d’Elfi-Bey, en murmurant d’une voix tremblante d’émotion : « Je suis celui que vous cherchez.
– Loué soit le Prophète qui t’a sauvé ! répondit le vieillard avec des pleurs de joie ; viens dans mes bras ; viens ! que je baise ton front et que je te bénisse, mon très cher fils Omar. »
Ces paroles solennelles remuèrent bien quelque peu l’âme du garçon tailleur ; mais il s’était trop avancé pour reculer, et il se précipita en sanglotant dans les bras du vieux prince.
Il ne lui fut pas donné du reste de goûter longtemps sans inquiétude les délices de son nouvel état. Comme il se dégageait des bras du vieillard, il vit un cavalier accourir dans la plaine en se dirigeant vers la colline aussi vite que pouvait le lui permettre l’allure trébuchante de sa monture. Labakan n’eut pas besoin d’un second coup d’œil pour reconnaître son cheval Murva et le vrai prince Omar ; mais le détestable esprit du mensonge s’était insinué en lui et le poussa, quoi qu’il pût arriver, à soutenir audacieusement le rôle qu’il avait usurpé.
« Arrêtez ! s’écria le prince en atteignant épuisé le sommet de la colline ; arrêtez et ne vous laissez pas abuser par un infâme imposteur. C’est moi, moi seul, qui suis Omar ! »
À cette péripétie inattendue, un profond étonnement se peignit sur le visage des assistants, tandis que les regards du vieillard, errant de l’un à l’autre avec une anxiété toujours croissante, semblaient solliciter une indispensable explication.
Trop ému pour pouvoir parler, le prince Omar, appuyant ses deux mains sur son cœur, s’efforçait d’en comprimer les battements. Labakan profita de ce moment de répit, et d’un front d’airain et d’une voix hypocritement calme, il dit : « Gracieux seigneur et père, ne t’en laisse point imposer par cet homme-là : c’est, autant que je sache, un pauvre diable de garçon tailleur, une espèce de fou qui a la manie de se croire prince et qui mérite d’ailleurs bien moins notre colère que notre pitié. »
Ces paroles impudentes exaltèrent la colère du prince jusqu’à la fureur : écumant de rage, il voulait se précipiter sur Labakan ; mais des gardes s’élancèrent entre eux, et, sur l’ordre du vieillard, Omar fut étroitement garrotté.
Un moment, en se voyant soumis à cet indigne traitement, le malheureux jeune homme crut que réellement il allait devenir fou. Ses yeux injectés ne voyaient plus qu’à travers un nuage rougeâtre, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient à se rompre ; il allait expirer, si, par l’excès même de la douleur, une réaction ne s’était opérée, qui détendit subitement ses nerfs en rouvrant en lui la source des larmes.
Omar demeura dans une sorte de prostration pendant un assez long temps ; mais le vieux prince étant venu à passer à ses côtés, il ne put s’empêcher de lui crier en sanglotant : « Oui, oui ! mon cœur me dit que vous êtes mon père ! Oh ! je vous en conjure, par le souvenir de ma mère ! entendez-moi.
– Qu’Allah nous protège ! dit le vieillard en s’éloignant, voilà encore ce malheureux qui extravague. Comment donc d’aussi folles pensées peuvent-elles entrer dans la tête d’un homme ? »
Et, prenant le bras de Labakan, il descendit le coteau, en s’appuyant sur celui qu’il croyait son fils. Tous deux montèrent ensuite sur de magnifiques chevaux richement caparaçonnés, tandis que le malheureux prince était lié sur un des chameaux de l’escorte et mis dans l’impossibilité de faire aucun mouvement.
Le vieux prince dont l’amour paternel venait d’être ainsi trompé était Saaud, sultan des Méchabites. Après une vie déjà longue passée sans enfants, ses ardentes prières avaient été enfin exaucées : un fils lui était né ; mais les astrologues, consultés sur les destinées du jeune prince, avaient tiré cet horoscope : Que, jusqu’à sa vingt-deuxième année, le prince Omar serait en danger d’être supplanté par un rival ! » C’était alors que le vieux Saaud, espérant détourner ainsi les funestes conséquences de l’oracle, s’était résigné à confier son fils à son fidèle ami Elfi-Bey, afin qu’il le gardât auprès de lui et l’élevât dans l’ignorance de son véritable rang, jusqu’à sa vingt-deuxième année. Cette date passée, les conjonctions astrales redevenaient favorables au jeune prince et lui promettaient un règne long et prospère.
Tandis que le sultan racontait toute cette histoire à son prétendu fils, en chevauchant à ses côtés, Labakan s’habituait de plus en plus à son rôle de prince, et, quoique sa bouffissure fût toujours à peu près la même, il sut déployer un si bel aplomb en rentrant dans ses États, qu’aucun de ses sujets ne fut tenté de le prendre pour un prince de contre-bande.
Ce n’étaient de toutes parts, dans les villes et les villages qu’ils traversaient, qu’arcs de triomphes, illuminations, fantasias ; le sol était jonché de fleurs et de rameaux verts ; des tapisseries magnifiques décoraient le devant des maisons, et tout un peuple en délire remerciait à haute voix Allah et le Prophète du retour d’un si beau prince.
Cet appareil grandiose, cet enthousiasme populaire égaré chatouillaient d’ineffables délices l’incommensurable vanité du tailleur, en brisant le cœur du malheureux Omar, contraint d’assister, perdu dans la tourbe des domestiques, au triomphe menteur de son indigne rival. Nul ne s’inquiétait du triste prince au milieu de la joie universelle dont il était le véritable objet cependant ! Le nom d’Omar était dans toutes les bouches, et celui qui portait ce nom légitimement ne voyait aucun regard se détourner sur lui ! Tout au plus, de loin en loin, quelque bonne âme, ou plutôt quelque curieux désœuvré, demandait qui l’on conduisait ainsi garrotté ; et cette réponse tombait alors plus douloureuse que du plomb fondu dans l’oreille du prince :
« C’est un pauvre garçon tailleur qui a perdu l’esprit ! »
Au bout de huit jours de marche, l’expédition atteignit la capitale des États du sultan, où tout était préparé pour la réception des nobles voyageurs avec un faste plus grand encore que dans les autres villes.
La sultane Validé, femme d’un âge vénérable, attendait son époux et son fils au milieu de toute sa cour, dans la plus belle salle du palais. C’était le soir, et des milliers de lampes, enfermées dans des globes de cristal et suspendues dans les jardins, dans les escaliers, dans les galeries, faisaient de la nuit le jour, et, par leur éclat multicolore, donnaient à tout le palais un aspect féerique.
De même que son époux, la sultane n’avait pas revu son fils depuis le jour de sa naissance ; mais son image lui était apparue si souvent en rêve, et les traits toujours les mêmes sous lesquels il s’offrait à elle s’étaient imprimés si fortement dans son esprit, qu’elle eût voulu reconnaître entre mille l’enfant de ses entrailles.
Lors donc que Saaud, tenant Labakan parla main, s’approcha du trône de la sultane et lui dit :
« Voici que je te ramène l’enfant après lequel ton cœur a si longtemps soupiré ! »
La sultane, l’interrompant soudain avec un geste de violente répulsion :
« Celui-là, mon fils ? s’écria-t-elle ; non ! non ! ce ne sont pas là les traits que le Prophète m’a révélés. »
Saaud s’apprêtait à reprocher à la sultane sa folle superstition, quand les portes de la salle s’ouvrirent avec fracas et livrèrent passage au prince Omar, qui se précipita au milieu de l’assemblée, malgré les efforts de ses gardiens, qu’il entraînait après lui. Épuisé par la lutte qu’il venait de soutenir, il tomba au pied du trône : « Que je meure ici ! gémit-il d’une voix éteinte ; ordonne mon supplice, père cruel ! je ne saurais supporter plus longtemps cette ignominie.
Un trouble extrême suivit cette scène inattendue. De toutes parts on s’était jeté sur le malheureux prince, déjà ses gardiens l’avaient ressaisi et voulaient le garrotter de nouveau, lorsque la sultane, en proie à l’émotion la plus vive, s’élança de son trône en ordonnant aux gardes de s’éloigner. Ceux-ci obéissaient ; mais le sultan, enflammé de colère, leur cria d’une voix impérieuse : « Emparez-vous de ce maniaque. Moi seul, que tout le monde l’entende ! moi seul ai le droit de commander ici ! » Et se tournant vers les cheicks et les beys qui entouraient le trône, il ajouta en posant sa main sur l’épaule de Labakan : « Les songes d’une femme peuvent-ils entrer en balance contre des témoignages certains, infaillibles ? Celui-ci, je vous le répète, celui-ci est bien mon fils, car il m’a rapporté, selon qu’il était convenu, le poignard d’Elfi-Bey.
– Il me l’a volé ! rugit le jeune prince. J’ai rencontré ce fourbe sur ma route, je me suis laissé entraîner à lui raconter toute mon histoire, et le traître m’a supplanté. Hélas ! c’est ma naïve confiance qui m’a perdu ! »
Ces cris désespérés n’ébranlèrent pas le sultan. Les idées entraient difficilement dans sa tête ; mais, une fois qu’elles s’y étaient implantées, il était presque impossible de les en déloger. Il ordonna donc que le malheureux Omar fût entraîné de vive force hors de la salle, tandis que lui-même se rendait avec Labakan dans l’intérieur de ses appartements.
Cette aventure avait profondément ému la sultane. Quoique des preuves certaines lui manquassent, un secret pressentiment l’avertissait qu’un intrigant s’était emparé du cœur de son époux. Mais comment démasquer ce fourbe ? Comment arriver à la découverte de la vérité ? Comment parvenir surtout à ramener le sultan de son erreur ?
La sultane manda auprès d’elle tous les gens qui avaient accompagné son époux à la colonne d’El-Serujah, afin de se faire raconter en détail tous les incidents de la rencontre, et ensuite elle tint conseil avec ses plus fidèles esclaves. Plusieurs moyens furent successivement proposés et rejetés ; enfin une vieille et prudente Circassienne, nommée Melechsalah, prit la parole : « Si j’ai bien entendu, très-honorée maîtresse, le porteur du poignard prétendrait que celui que tu tiens pour ton fils est un pauvre garçon tailleur en démence, du nom de Labakan.
– Oui, c’est bien cela, répondit la sultane ; mais où veux-tu en venir ?
– Qu’en pensez-vous, maîtresse ? poursuivit Melechsalah ; si par un trait d’audace inouïe, cet imposteur, en même temps qu’il se substituait au prince Omar, avait affublé votre fils de son propre nom ?… Je ne sais ce qu’il faut en croire ; mais, s’il en était ainsi, il y aurait un moyen peut-être de découvrir la fraude et de forcer le faussaire à se déceler lui-même. » Melechsalah se pencha vers l’oreille de sa maîtresse, et lui dit tout bas quelques paroles qu’elle partit goûter, car elle se leva aussitôt pour se rendre auprès du sultan.
C’était une femme adroite et fine que la sultane : elle n’ignorait pas l’entêtement de son époux, mais elle connaissait bien aussi ses côtés faibles et savait en profiter. « Monseigneur, lui dit-elle, pardonnez à un premier mouvement dont je n’ai pu me rendre maîtresse. Pendant ces longues années d’attente ma pensée a volé bien souvent près de mon fils. Le bonheur de le voir m’étant refusé, j’essayais de tromper mon impatience maternelle en me le représentant tel que j’aurais voulu qu’il fût. Eh bien ! monseigneur, que vous dirai-je ? Celui que vous avez ramené n’a pas répondu tout d’abord à l’image que je m’étais faite ; j’ai craint… ne vous irritez pas, monseigneur ; c’est fini, je me rends, je vous crois et je suis prête à reconnaître devant tous pour mon fils le jeune homme qui vous a représenté le poignard d’Elfi-Bey.
– À la bonne heure donc ! dit le sultan radouci.
– Mais à une condition, se hâta d’ajouter la sultane ; et, prenant son ton le plus câlin : Je voudrais… dit-elle ; c’est une folie, un enfantillage, un caprice, mais j’y tiens, que vous importe après tout ? Je voudrais…, promettez que vous me l’accorderez.
– Soit ; mais quoi donc ? dit le sultan impatienté.
– Vous jurez d’accepter ma condition ?
– Je le jure : parlez.
– Je voudrais que le prince Omar et… et l’autre me donnassent auparavant une preuve de leur habileté. Je ne demande pas qu’ils montent à cheval, qu’ils fassent de la fantasia ou qu’ils accomplissent quelque prouesse guerrière, non ; ces joutes sont dangereuses parfois et peuvent avoir des suites funestes. Je les veux soumettre, moi, à une épreuve d’un autre genre. Je veux qu’ils me fabriquent chacun un cafetan, afin de voir celui qui, pour me plaire, aura le mieux travaillé. »
Le sultan se prit à rire en haussant les épaules. « Voilà, ma foi, quelque chose de bien judicieux, s’écria-t-il. Et mon fils devrait rivaliser avec cet idiot de tailleur à qui fera le mieux un cafetan ? Non certes, cela ne sera pas.
– Monseigneur, vous avez juré !
– J’ai juré, j’ai juré, grommela le sultan, sans doute ; mais je vous avoue que je ne m’attendais pas à une pareille extravagance.
– Vous avez juré, monseigneur. »
Le sultan était esclave de sa parole ; il dut s’exécuter, mais non sans protester à part soi que, quel que fût le résultat de l’épreuve, cela ne modifierait en rien ses résolutions.
Le sultan se rendit lui-même auprès de celui qu’il appelait son fils, et le pria de se prêter à la fantaisie de sa mère, qui souhaitait, pour une fois, avoir un cafetan fabriqué de sa main, et promettait à ce prix de lui accorder ses bonnes grâces.
À cette nouvelle, le cœur bondit de joie au naïf Labakan. « Que je puisse me faire bien venir de la sultane mère, pensait-il, et alors il ne me manquera plus rien. »
Cependant deux chambres avaient été préparées, l’une pour le prince, l’autre pour le tailleur, et l’on avait seulement donné à chacun une pièce de soie de grandeur suffisante, des ciseaux, des aiguilles et du fil.
Le sultan était très désireux de savoir ce qu’aurait pu faire son fils en manière de cafetan ; mais le cœur battait bien fort aussi à la sultane : son stratagème réussirait-il ?
On avait accordé quarante-huit heures aux deux reclus pour accomplir leur tâche. Le troisième jour, Labakan sortit d’un air de triomphe, et déployant son cafetan aux regards étonnés du sultan : « Vois, cher père, dit-il, voyez, ma noble mère, si ce cafetan n’est pas un chef-d’œuvre ? je gagerais que le plus habile tailleur de la cour n’est pas capable d’en faire un pareil. »
La sultane sourit, et se tournant vers Omar : « Et toi, qu’apportes-tu ? lui dit-elle. »
Le jeune prince lança au loin la soie et les ciseaux, et d’un accent indigné : « On m’a appris, s’écria-t-il, à dompter un cheval, à manier un sabre, et ma flèche va droit au but qu’a marqué ma pensée ; mais que mes doigts se déshonorent à tenir une aiguille, non, jamais ! cela serait indigne vraiment d’un élève d’Elfi-Bey, le vaillant souverain du Caire.
– Oh ! toi, tu es bien le fils de mon époux et maître, s’écria la sultane enivrée ; viens, viens que je t’embrasse ; toi, je puis te nommer mon fils ! Pardonnez-moi, monseigneur, dit-elle en se tournant vers le sultan, pardonnez-moi la ruse que j’ai employée ; mais ne voyez-vous pas bien maintenant lequel est le prince, lequel est le tailleur ? »
Le sultan ne répondait rien. Le dépit et la colère se disputaient son âme ; mais sa dignité de maître et d’époux lui ordonnait de commander à ses sentiments. « Cette preuve est insuffisante, dit-il enfin. Mais si j’ai été abusé… – et tout en parlant il regardait fixement Labakan, qui faisait en ce moment une assez sotte figure, – si j’ai été abusé, il me reste, qu’Allah en soit béni ! un moyen sûr de le savoir et de pénétrer ce mystère. Qu’on m’amène mon cheval le plus rapide. Je ne tarderai pas à revenir ; mais, en attendant, que personne ne s’éloigne de ce palais. »
Non loin de la ville il existait une antique forêt, au fond de laquelle la tradition plaçait la demeure d’une bonne fée nommée Goulgouli, qui, à ce qu’on rapportait, avait déjà plus d’une fois assisté les sultans de ses conseils à l’heure du besoin.
C’était vers Goulgouli que se rendait le vieux Saaud.
Lorsqu’il fut arrivé au centre d’une vaste clairière tout entourée de cèdres géants, et qui passait généralement pour la retraite de la fée, le sultan mit pied à terre, et d’une voix forte il dit :
« S’il est vrai que jadis tu aies assisté mes ancêtres de tes bons conseils à l’heure de la nécessité, ne refuse pas, ô Goulgouli, d’accueillir la prière de leur descendant, et daigne me venir en aide aujourd’hui ! »
Le sultan avait à peine achevé de prononcer ces mots, que l’un des cèdres s’entrouvrit et livra passage à une toute mignonne figure de femme, voilée de longues draperies blanches.
« Je sais pourquoi tu viens à moi, sultan Saaud, dit la fée d’une voix fraîche et cristalline comme un timbre d’harmonica. Tes intentions sont droites et pures ; aussi te prêterai-je volontiers mon appui. Prends ces deux petites cassettes, et que chacun des deux jeunes gens qui prétendent à l’honneur de ton nom fasse choix librement de l’une d’elles. Le prince Omar, je le sais, et bientôt la preuve en sera sous tes yeux, trouvera dans celle qu’il aura désignée la confirmation de son haut rang, tandis que le contenu de la seconde décèlera l’imposteur. Va ! et que le Prophète daigne faire descendre sur ton front blanchi la rosée de ses consolations ! » Ainsi parla la fée voilée, et, après avoir, remis entre les mains du sultan deux coffrets d’ivoire enrichis d’or et de pierreries, elle s’évanouit dans l’air ainsi qu’une vapeur.
Le sultan demeuré seul se sentit pris d’un vif mouvement de curiosité à l’endroit des coffrets ; mais, bien qu’on n’y aperçût aucune trace de serrure, il ne put venir à bout cependant d’en soulever les couvercles. Entièrement semblables de grandeur et d’aspect, les coffrets ne se distinguaient d’ailleurs l’un de l’autre que par les inscriptions différentes qu’ils portaient, et qui étaient formées de diamants incrustés. On lisait sur l’un : HONNEUR ET GLOIRE ; sur l’autre : BONHEUR ET RICHESSE.
Aussitôt que la sultane eut entendu de la bouche de son époux le récit de sa visite à Goulgouli et la promesse de la bonne fée, son cœur tressaillit de joie. Confiante dans la protectrice des sultans, elle ne doutait pas que celui vers lequel un secret instinct l’attirait ne pût enfin fournir la preuve de sa royale extraction ; et des ordres furent donnés en toute hâte pour que l’épreuve eût lieu sur-le-champ, en présence de toute la cour et d’une manière solennelle.
Les deux coffrets ayant été déposés sur une table de porphyre, devant le trône du sultan, les émirs et les pachas vinrent se ranger autour de leur souverain. Lorsqu’ils eurent tous pris place, Labakan fut introduit.
Le drôle avait eu le temps de se remettre de son trouble, et, puisqu’il n’avait pas été chassé déjà ignominieusement, il se disait que la partie n’était pas encore perdue. Il s’avança donc d’un pas hautain à travers la salle, s’inclina devant le trône et dit : « Que m’ordonne mon seigneur et père ? »
Après que le sultan lui eut expliqué ce qu’il avait à faire, Labakan se dirigea vers la table et se mit à considérer les deux cassettes. Il hésita longtemps, ne sachant à laquelle s’arrêter. « Très-honoré père, s’écria-t-il enfin, il n’est pas à mes yeux de bonheur plus grand que celui d’être ton fils, et celui-là possède toute richesse qui jouit de ton amour. À moi donc la cassette qui porte : BONHEUR ET RICHESSE.
– Nous saurons tout à l’heure si tu as bien choisi, dit le sultan ; et se tournant vers un esclave, il ajouta : « Que l’autre soit amené ! »
Omar s’avança lentement : son visage était abattu, son regard attristé ; tout son être paraissait brisé par les émotions violentes qu’il avait eu à supporter depuis quelques jours, et son aspect excita l’intérêt de tous les assistants. Il se prosterna devant le trône du sultan et lui demanda de lui faire connaître sa volonté.
La nature et le but de l’épreuve à laquelle il était soumis lui ayant été révélés, Omar se releva et marcha vers la table qu’on lui indiquait.
Il lut attentivement les deux inscriptions, parut se recueillir un moment, et d’une voix douce et ferme il dit :
« Élevé sur les marches d’un trône, j’avais cru jusqu’ici à l’excellence de la fortune, à la permanence de ses dons. Hélas ! ces derniers jours m’ont appris combien est fragile le bonheur, combien passagère la richesse ! Mais ce que je sais aussi, poursuivit-il en relevant la tête et l’œil flamboyant, c’est que la poitrine du brave recèle un bien impérissable, l’honneur, et que l’étoile brillante de la gloire ne s’éteint pas avec celle de la félicité. Oui, dussé-je y perdre un trône, le sort en est jeté : HONNEUR ET GLOIRE, je vous choisis. »
Déjà sa main s’étendait vers la cassette dont la noble devise avait séduit son âme ; mais Saaud l’arrêta d’un geste et commanda en même temps à Labakan de se rapprocher de la table et d’attendre ses ordres.
Tandis que les deux rivaux se tenaient ainsi côte à côte, l’un dissimulant avec peine le malaise de sa conscience sous une audace affectée, l’autre attendant l’arrêt du sort avec une assurance modeste, le sultan s’était fait apporter un bassin d’argent tout rempli d’une eau limpide puisée à la fontaine sacrée de la Mecque, que les croyants nomment Zemzem. Il fit les ablutions consacrées, tourna son visage vers l’Orient et se prosterna trois fois en disant : « Dieu, mon père ! toi qui conserves depuis des siècles notre race pure et sans mélange, ne permets pas qu’un être indigne puisse souiller le sang des Abassides ; et que par ton secours mon fils, mon vrai fils, me soit révélé dans cette épreuve suprême ! »
Sur un signe du sultan, les deux jeunes gens portèrent la main sur les coffrets qu’ils avaient choisis, et les couvercles qu’aucun effort n’avait pu soulever jusque-là s’ouvrirent soudain d’eux-mêmes.
Dans le coffret d’Omar reposait, sur un coussin de velours nacarat, une petite couronne et un sceptre d’or en miniature.
Au fond de celui de Labakan, une longue aiguille de tailleur était couchée à côté d’un petit peloton de fil.
À cette vue, les yeux du sultan furent enfin dessillés et son intelligence reconnut ce que le cœur maternel avait pressenti du premier coup. Mais pour qu’il fût confirmé mieux encore que la main du Destin, et non l’aveugle hasard, avait déterminé le choix des coffrets, à peine le sultan eut-il touché la petite couronne qu’elle grandit, grandit toujours, jusqu’à ce qu’elle eût atteint enfin la dimension d’une couronne véritable. Le vieux Saaud la plaça alors de ses mains tremblantes sur la tête de son fils Omar, qui s’était agenouillé devant lui, et le relevant, il le baisa au front et le fit asseoir à ses côtés.
Se tournant ensuite vers Labakan, qui ne savait quelle contenance garder et tremblait dans sa peau dans l’attente du châtiment qu’il avait mérité : « Quant à toi, chien maudit, s’écria le sultan, tu périras sous le bâton !
– Grâce pour lui ! mon père, dit le prince Omar ; ne me refuse pas la première prière que je t’adresse, et que la joie de mon retour ne soit pas attristée par des supplices.
– Sois donc épargné, misérable, puisque ainsi le veut mon fils, reprit le sultan ; mais que le soleil levant ne te retrouve pas dans mes États, si tu ne veux servir de pâture aux corbeaux. »
Confus, anéanti comme il l’était, le pauvre garçon tailleur était incapable d’articuler une parole. Il tomba la face contre terre devant le prince, et, le visage inondé de larmes, il ne put que faire entendre quelques remercîments inintelligibles. Pendant ce temps, les émirs, les pachas, les grands du royaume s’étaient levés et se pressaient autour du prince Omar, auquel ils souhaitaient toute sorte de prospérités. Au milieu de ces manifestations de l’enthousiasme des courtisans, qui la veille s’adressaient à lui, Labakan, auquel on ne prenait pas plus garde à présent qu’au dernier des esclaves, se glissa inaperçu hors de la salle, et, la menace du vieux Saaud retentissant encore dans son oreille, il reprit en toute hâte le chemin d’Alexandrie.
S’il eût su la réception qui l’attendait dans cette ville, il eût couru moins fort sans doute ; mais il était écrit qu’il devait recevoir encore cette leçon, afin d’être dégoûté à tout jamais des grandeurs et radicalement guéri de ses lubies princières.
Lors donc que Labakan se présenta chez son ancien maître, celui-ci, ne le reconnaissant pas d’abord, lui fit un grand salut en lui demandant ce qu’il y avait pour son service ; mais quand le drôle se fut approché et que le maître eut dévisagé son voleur d’habits, il appela ses compagnons et ses apprentis, et tous ensemble tombèrent sur Labakan comme des furieux, et l’accablèrent de coups et d’injures. Ils lui reprochaient son vol, ils raillaient ses prétentions extravagantes, ils le menaçaient du cadi ; et en même temps le pauvre diable se sentait pincé, piqué, mordu, déchiré, martyrisé de cent côtés à la fois par les pointes acérées des aiguilles et des ciseaux. Il réussit enfin à s’échapper des mains de ses compagnons, son habit en lambeaux, la figure meurtrie, à moitié mort ; mais les huées le poursuivirent encore à travers les rues, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un caravansérail où reposer sa tête.
Brisé, harassé, moulu, tous les membres endoloris, le malheureux Labakan demeura quarante-huit heures sur son lit sans pouvoir bouger ; mais ce temps de repos forcé ne fut pas du reste perdu pour lui. Il l’employa en réflexions sur ses fautes passées et sur la conduite qu’il devait tenir à l’avenir. « Le proverbe a bien raison, s’écria-t-il tout haut, qui dit : À chacun son métier. Pour avoir voulu faire le prince, j’ai failli me souiller d’un crime abominable, et peu s’en est fallu ensuite que mes compagnons ne me fissent périr à coups d’aiguilles. Allons, foin des grandeurs ! et si je puis trouver, comme je l’espère, quelque boutique où travailler et gagner modestement ma vie, je ne demande rien de plus au Prophète. »
Là-dessus Labakan s’endormit. À son réveil, comme il arrive d’ordinaire après une succession d’aventures extraordinaires et un grand ébranlement du cerveau, il ne se souvenait plus de rien, et, en regardant à travers sa fenêtre les minarets élancés des mosquées d’Alexandrie, qu’il lui semblait n’avoir jamais perdus de vue, les événements des derniers jours ne lui apparaissaient plus que comme un rêve étrange terminé par un horrible cauchemar.
Soudain un objet frappa ses yeux et le rappela à la réalité.
C’était le coffret de Goulgouli.
Labakan ne se souvenait en aucune façon de l’avoir emporté dans sa fuite ; mais, tout en en considérant curieusement le travail et la matière, il se disait tout bas qu’un pareil objet de luxe ne pouvait lui être bon à rien, et qu’il ferait bien mieux de le vendre à quelque juif qui lui en donnerait un bon prix, dont il pourrait faire un plus utile emploi.
Il se dirigea donc vers le bazar le plus proche, son coffret sous le bras et l’offrit à un honnête enfant d’Israèl qui le lui acheta vingt fois au-dessous de sa valeur. Cela faisait encore néanmoins une somme assez rondelette, et Labakan ayant serré son argent dans sa ceinture, s’en allait joyeux, quand il s’entendit héler par une voix nasillarde : « Hé ! jeune homme ! Hé ! holà ! » C’était son brocanteur qui lui tendait d’un air goguenard le petit peloton de fil et l’aiguille qu’il venait de trouver dans le coffret. « Tenez, jeune homme, je n’ai que faire de cela, moi, et ce n’est pas pour serrer des outils de ce genre que sont faits de pareils bijoux. D’ailleurs, ajouta-t-il en toisant le pauvre diable du haut en bas, cela pourra vous servir pour raccommoder votre cafetan, en attendant que vous en achetiez un autre.
Labakan prit machinalement les objets que lui tendait le juif, et jetant un coup d’œil sur sa personne, il s’aperçut qu’en effet les mains de ses compagnons avaient apporté un notable dommage à son ajustement. Comme il cherchait une boutique de fripier où se rhabiller d’une façon plus convenable, il en avisa une au-dessus de laquelle pendait un écriteau indiquant qu’elle était à louer. Il entra, et tout en changeant de costume, il regardait la boutique et son aménagement et se disait que cela ne devait pas être bien cher. Il adressa quelques questions au marchand, et celui-ci se montra si raisonnable dans ses prétentions, qu’en dix minutes l’affaire fut conclue, le premier terme payé d’avance, et Labakan installé, jambes croisées, sur son établi.
Pour première besogne, et en attendant qu’il eût occasion de travailler pour autrui, Labakan se mit à rapiécer et à repriser la veste que son ancien maître et ses compagnons lui avaient si déplorablement dévastée, et pour ce faire il employa justement l’aiguille et le fil que le brocanteur lui avait rendus. Le dommage était grand et demandait du temps pour être réparé. Avant qu’il en fût venu à bout, Labakan fut obligé de laisser là son travail pour aller quérir quelques provisions dont son estomac sentait l’impérieux besoin. Il demeura dehors une demi-heure environ. Mais à son retour, quel merveilleux spectacle s’offrit à lui ! l’aiguille cousait toute seule sans qu’aucune main la conduisît, et elle faisait des points d’une finesse et d’une élégance telle que Labakan lui même, si bon ouvrier qu’il fût, n’aurait pu que difficilement y atteindre. Autre prodige : le petit peloton de fil était inusable, et l’aiguille avait beau courir, courir toujours, la grosseur du peloton ne diminuait pas de l’épaisseur d’un cheveu.
Le pauvre garçon tailleur, qui au moment de l’ouverture des coffrets avait considéré d’abord avec rage et ensuite avec mépris la soie et l’aiguille accusatrices, comprit alors combien le plus mince présent d’une bonne fée est précieux et de valeur inestimable. Il entrevit le secours qu’il pourrait tirer de ces outils enchantés ; tombant à genoux, il remercia le Prophète avec larmes, et le doux nom de Goulgouli vint se mêler sur ses lèvres à celui d’Allah !
Désormais tout à sa profession, dont ne venaient plus le distraire de folles bouffées de vanité, Labakan ne tarda pas à recueillir des commandes de toutes parts, et, grâce à ces merveilleux instruments, il acquit sans grand’peine le renom du plus habile tailleur de la ville. Il n’avait qu’à couper les vêtements et à faire les premiers points, son aiguille poursuivait ensuite la tâche commencée et courait sans interruption jusqu’à ce que l’habit fût fini. Maître Labakan compta bientôt ses pratiques par centaines, car il travaillait vite et bien, et avec une modération de prix extraordinaire. Il n’y avait qu’une chose qui fit un peu hocher la tête aux bonnes gens d’Alexandrie lorsqu’on parlait de l’habile tailleur : c’est que maître Labakan n’avait point de compagnons ni d’apprentis et travaillait toujours toutes portes closes.
Ainsi fut accomplie la sentence de la cassette, promettant à son possesseur bonheur et richesse. Bonheur et richesse accompagnaient en effet dans une mesure modeste les entreprises de l’heureux tailleur ; et lorsqu’il entendait parler de la gloire du jeune sultan Omar, qui était dans toutes les bouches, lorsqu’on vantait devant lui ce héros comme l’orgueil de son peuple et l’effroi de ses ennemis ; lorsqu’on rapportait les vaillantises du prince, ses exploits guerriers, les dangers qu’il avait courus dans les combats et dont sa bravoure et son génie l’avaient tiré, le timide Labakan sentait, aux frissons involontaires qui lui parcouraient tout le corps, que le métier de prince et de héros n’était pas son fait, et qu’il eût joué un triste rôle sur les champs de bataille. Il se réjouissait alors du dénoûment de son aventure ; et tout en taillant, cousant et rapetassant, il s’affermissait de plus en plus dans la croyance de tout bon musulman, à savoir que nul ne peut changer sa destinée.
Le voyage de la caravane se poursuivait sans obstacles, et, grâce au passe-temps imaginé par Sélim, les voyageurs ne s’impatientaient pas trop pendant les longues haltes auxquelles les contraignait la chaleur trop ardente.
Le lendemain, après que les esclaves eurent desservi les restes du repas, l’étranger, prenant à partie Muley, l’un des marchands :
« Vous qui êtes le plus jeune d’entre nous, lui dit-il, et dont le caractère se montre toujours gai et enjoué, vous devez certainement avoir l’esprit garni de toutes sortes de bons contes. Cherchez-nous-en donc un des meilleurs que vous sachiez, et régalez-nous-en après notre sieste.
– Je ne demanderais pas mieux que de vous obéir, répondit en badinant Muley, mais on m’a toujours dit que la modestie seyait bien à la jeunesse ; je crois donc devoir me récuser aujourd’hui et laisser parler avant moi un autre de nos compagnons de voyage. »
En ce moment, le chef de l’escorte parut à la porte de la tente avec une mine soucieuse.
« Excusez-moi, seigneurs, dit-il, de venir vous interrompre, mais je crois qu’il serait imprudent de prolonger plus longtemps notre halte. Nous sommes précisément à l’endroit du désert où les caravanes sont ordinairement attaquées, et il est d’autant plus urgent de lever notre camp ou de nous mettre en défense, qu’un de mes hommes vient de me rapporter qu’il avait cru distinguer dans l’éloignement une grosse troupe de cavaliers. »
Le trouble qui s’empara des marchands à cette nouvelle parut étonner fort Sélim Baruch. « Ne sommes-nous pas assez nombreux et assez bien armés, leur dit-il avec sang-froid, pour n’avoir rien à redouter d’une poignée de brigands ?
– Sans doute, seigneur, répondit le guide, s’il s’agissait d’une bande ordinaire, il serait permis de n’en prendre aucun souci ; mais depuis quelque temps le terrible Mebrouk a reparu dans ces contrées, et celui-là mérite qu’on se tienne sur ses gardes.
– Et quel personnage est-ce donc que ce Mebrouk, pour inspirer de telles alarmes ? demanda l’étranger.
– Il court toutes sortes de bruits parmi le peuple sur cet homme extraordinaire, répondit le plus vieux des marchands. Certains le tiennent pour un être quasi surnaturel, parce qu’il a souvent engagé la lutte contre des caravanes entières avec quelques hommes seulement, et qu’il est toujours sorti vainqueur de ces audacieux coups de main. C’est de là, du reste, que lui vient ce nom de Mebrouk (l’heureux), sous lequel on le désigne communément ; car de son vrai nom et de sa patrie même, nul ne sait rien. D’autres pensent tout simplement que c’est un brave cheick que des révolutions, des malheurs domestiques, des crimes peut-être ont chassé de son pays et relégué dans ces contrées ; mais ce qui est sûr au fond, c’est que ce personnage est un abominable brigand et un voleur fieffé. »
Sélim Baruch ouvrait la bouche pour répondre lorsqu’il fut devancé par l’un des marchands nommé Lezah. « Il faut pourtant reconnaître, dit celui-ci, que, tout voleur qu’il est, Mebrouk a beaucoup de noblesse dans les sentiments. La conduite qu’il a tenue jadis avec mon frère en est la marque, comme je pourrai vous le raconter dans un moment plus opportun. Mais toujours est-il qu’il n’agit point à la façon des voleurs ordinaires, qui rançonnent et dépouillent sans merci les voyageurs. Il se contente, assure-t-on, de prélever un tribut sur les caravanes qu’il rencontre, et quiconque s’est une fois acquitté de ce péage peut poursuivre sa route sans crainte ; car Mebrouk est véritablement, ainsi qu’il aime à s’intituler lui-même, Roi du Désert, et nulle autre troupe que la sienne n’oserait battre le pays lorsqu’on le sait aux alentours. »
Tandis que les marchands conversaient ainsi, l’inquiétude des gardes allait toujours croissant. Depuis une demi-heure environ, une troupe assez nombreuse de cavaliers armés était en vue, et elle paraissait se diriger précisément sur le campement de la caravane.
L’une des sentinelles entra dans la tente pour donner avis que l’on allait vraisemblablement être attaqué. On tint conseil alors sur ce qu’il y avait à faire. Devait-on aller au-devant du combat, ou valait-il mieux l’attendre ? Achmet et les deux vieux marchands étaient pour le dernier parti, mais le bouillant Muley, ainsi que Lezah, appuyaient le premier et sollicitaient l’étranger de se ranger à leur opinion. Celui-ci tira silencieusement de sa ceinture un foulard bleu semé d’étoiles rouges, et l’ayant noué à la pointe d’une lance, il ordonna à un esclave de d’aller porter au sommet de la tente. Cela fait, il jura sur sa tête que les cavaliers passeraient devant eux sans les inquiéter.
Les marchands étaient cependant peu rassurés et se tenaient tous le sabre au poing, en suivant de l’œil la marche des cavaliers. Ceux-ci s’étaient arrêtés à la vue du pavillon mystérieux qui venait d’être arboré au-dessus de la tente. Ils parurent se consulter quelques secondes, puis, tournant bride subitement, ils disparurent au triple galop dans les profondeurs du désert.
Stupéfaits de ce résultat si prompt et si inattendu, les voyageurs regardaient tantôt les cavaliers et tantôt l’étranger. Celui-ci, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire, promenait indifféremment ses regards sur la plaine. À la fin, Muley rompit le silence. « Qui donc es-tu, puissant étranger, s’écria-t-il, pour disperser ainsi avec un simple signe les hordes du désert ?
– Ne vous abusez pas sur l’étendue de mon pouvoir, répondit en souriant Sélim Baruch ; je me suis simplement servi d’un signal que le hasard m’a fait découvrir pendant ma captivité. Ce qu’il signifie, je l’ignore ; je sais seulement que son usage peut être d’un puissant secours dans la traversée du désert. »
Les marchands remercièrent avec effusion l’étranger en le nommant leur sauveur ; et, en effet, d’après le nombre des cavaliers qu’ils avaient aperçus, il était évident qu’il leur eût été impossible d’opposer une longue résistance. Délivrés de cette crainte, ils se reposèrent avec un cœur plus léger et ne levèrent leur camp qu’après l’apparition des premières étoiles.
Le lendemain, il ne leur restait plus qu’une ou deux journées de marche pour atteindre aux limites du désert, et l’on pouvait se croire désormais à l’abri de tout danger.
« Puisque nous n’avons plus rien à redouter des voleurs, dit Lezah lorsque tous les marchands furent rassemblés, parlons donc tout à notre aise et sans crainte de ce mystérieux et terrible Mebrouk, sur lequel on fait tant de contes. Je vous disais hier que c’était un homme d’un noble caractère : permettez-moi de vous en donner une preuve en vous racontant aujourd’hui la singulière histoire de sa rencontre avec mon frère. Je serai forcé seulement, pour plus de clarté, de reprendre les événements d’un peu plus haut. »
Mon père était cadi dans la ville d’Acara. Il avait trois enfants ; j’étais l’aîné et j’avais un frère et une sœur beaucoup plus jeunes que moi. Lorsque j’eus atteint mes vingt ans, un frère de mon père, qui s’était établi en pays étranger, m’appela auprès de lui et m’institua l’héritier de tous ses biens, à condition que je demeurerais dans sa maison jusqu’à sa mort. Mon oncle était d’un âge avancé, et, avant que deux années se fussent écoulées, je reprenais le chemin de ma patrie. Mais pendant mon absence un coup terrible avait atteint notre maison, et je me hâtais d’autant plus d’arriver auprès de mon père, que j’ignorais encore par quel miracle de la bonté d’Allah notre malheur avait été réparé.
C’est l’histoire de cet événement que je veux vous retracer avec ses péripéties innombrables ; l’une des plus étranges, à coup sûr, fut la rencontre de Mebrouk et de mon frère.
Mon frère Mustapha et ma sœur Fatmé étaient à peu près du même âge ; il y avait à peine entre eux deux années de différence. Ils s’aimaient vivement l’un l’autre, et tous deux adoraient notre père et rivalisaient de soins et de tendresse pour l’aider à supporter le fardeau de son âge, rendu plus lourd encore par une santé maladive.
Quand vint le seizième anniversaire de la naissance de Fatmé, mon frère voulut à cette occasion lui ménager une petite fête. Ayant donc invité toutes ses jeunes compagnes, il les réunit dans le jardin de notre père et leur y fit servir une abondante et délicate collation, à la suite de laquelle il leur proposa une promenade en mer. Les jeunes filles accueillirent cette idée avec empressement, et la promenade leur causa tant de plaisir, qu’elles-mêmes excitèrent mon frère à s’avancer plus au large qu’il ne l’avait résolu.
Non loin de la ville, il existe un promontoire au delà duquel la vue, n’étant plus bornée par les découpures de la côte, s’étend vaste et libre, en même temps que de ce point la ville apparaît dans toute sa beauté avec ses maisons blanches disposées en amphithéâtre et qui semblent grimper les unes sur les autres, comme de jeunes curieuses qui se haussent sur la pointe des pieds afin de voir par-dessus les épaules de leurs compagnes. Ma sœur se fit l’interprète de ses jeunes amies et demanda à Mustapha de les conduire au moins jusque-là, afin qu’elles pussent admirer le soleil se couchant dans les flots. Mon frère hésitait : depuis quelques jours un corsaire s’était montré dans ces parages, ce qui lui inspirait de légitimes inquiétudes ; mais les jeunes folles insistèrent tellement, qu’il finit par céder à leur désir.
La pointe du promontoire venait à peine d’être dépassée, lorsque mon frère aperçut, à une faible distance, une embarcation de forme étroite et longue, dans laquelle se trouvaient des hommes armés. N’augurant rien de bon de cette rencontre, il ordonna aussitôt à ses rameurs de virer de bord et de gagner la terre au plus vite ; mais déjà la barque suspecte s’était élancée dans la même direction, et pourvue d’un plus grand nombre de rameurs, elle filait beaucoup plus rapidement, en ayant soin d’ailleurs de se maintenir toujours entre la terre et l’embarcation à laquelle elle donnait la chasse.
Cette manœuvre obstinée ne permettait plus de conserver le moindre doute : c’était un corsaire !
Lorsque les jeunes filles reconnurent le danger qui les menaçait, elles se dressèrent effrayées sur leurs bancs en poussant des cris de détresse. En vain Mustapha cherchait à les rassurer ; en vain il les suppliait de demeurer calmes, parce qu’en s’agitant ainsi elles entravaient la manœuvre : ses exhortations ne servaient de rien, et le corsaire avançait toujours. Quelques brasses encore, et les deux embarcations allaient se toucher ; déjà les grappins étaient levés, tout prêts à saisir leur proie avec leurs ongles de fer ; mais à ce moment les jeunes filles éperdues de terreur se jetèrent toutes à la fois d’un même côté du canot et le firent chavirer.
Cependant, depuis le rivage, on avait remarqué ce qui se passait ; et, comme depuis quelque temps on appréhendait la présence d’un corsaire dans les environs, la manœuvre de l’embarcation étrangère ayant éveillé les soupçons, plusieurs barques accouraient au secours des imprudents. Elles arrivèrent juste à temps pour recueillir les naufragés, mais non tous, hélas ! et, lorsqu’on put se reconnaître et se compter, ma pauvre sœur manquait ainsi qu’une de ses compagnes.
Dans la confusion produite par le renversement du canot, et grâce à la nuit qui commençait à venir, le corsaire s’était échappé.
Tout à coup on remarqua parmi les nôtres un individu que personne ne connaissait. Sur les menaces de Mustapha, éperdu de douleur et de colère, cet homme avoua qu’il appartenait à l’embarcation ennemie, qu’il était tombé à la mer au moment de l’abordage, et que dans leur précipitation à s’enfuir ses compagnons l’avaient abandonné. Il ajouta enfin que ceux-ci avaient réussi à s’emparer de deux jeunes filles, qu’ils avaient entraînées dans leur embarcation.
À la nouvelle de ce désastre aussi terrible qu’inattendu, la douleur de mon vieux père fut immense. Quant à celle de mon pauvre frère, je dois renoncer à vous la dépeindre : elle toucha presque à la folie. Ce n’était pas assez d’avoir perdu sa sœur adorée, il fallait encore qu’il eût à se reprocher d’être la cause de son malheur ! Et pour surcroît d’amertume, cette amie de Fatmé qui partageait son triste sort, mon frère l’aimait depuis son enfance ! elle était sa fiancée, et leur mariage devait être célébré aussitôt que Mustapha aurait atteint sa vingtième année !
Mon père était un homme d’un caractère sévère et même rigide. Lorsqu’il fut parvenu à dompter le premier emportement de sa douleur, il appela Mustapha et lui dit : « Ton imprudence m’a dérobé la consolation de ma vieillesse et la joie de mes yeux. Va-t’en ! je te bannis à toujours de ma présence ; je te maudis, toi et ceux qui naîtront de toi. Va ! et que ta tête demeure éternellement courbée sous la malédiction de ton père, si tu ne parviens pas à ramener Fatmé entre mes bras. »
Mon malheureux frère n’avait pas besoin de cet ordre ; dès le premier moment, il s’était dit qu’il n’avait plus qu’un devoir : retrouver sa sœur et son amie, dût-il, pour accomplir son entreprise, affronter mille morts. Il eût voulu seulement emporter avec lui comme un gage de succès, comme une consécration divine, la bénédiction de son père ; et loin de là, c’était sous le poids de l’anathème qu’il devait quitter l’auteur de ses jours, et courir le monde à la recherche de sa sœur chérie. Ce dernier coup du sort lui fut le plus cruel ; mais, si tout d’abord il s’était senti écrasé sous ce comble d’infortune imméritée, il finit par puiser dans l’horreur même de sa situation une énergie sauvage et surhumaine. Désormais il était prêt à tout.
Mustapha prit congé en pleurant des parents de Zoraïde (ainsi se nommait la fiancée qui lui avait été ravie), et il se mit aussitôt en route pour Balsora, où, d’après le dire du corsaire prisonnier, ses compagnons avaient coutume de se rendre pour s’y défaire de leurs prises.
On ne trouve pas facilement dans notre petite ville de navires pour Balsora. Mon frère avait donc dû prendre la route de terre, et il fallait qu’il marchât à journées pressées pour atteindre cette ville à peu près en même temps que le corsaire. Monté d’ailleurs sur un bon cheval et n’étant chargé d’aucun bagage, il avait l’espoir d’y arriver avant la fin du sixième jour ; mais sur le soir du quatrième, comme il se trouvait seul sur la route, trois cavaliers, le sabre au poing, fondirent sur lui si subitement qu’il n’eut même pas le temps de se mettre en défense. Pensant que c’étaient des voleurs et qu’ils en voulaient à son argent et à son cheval plus qu’à sa vie, mon frère leur cria qu’il consentait à leur abandonner tout ce qu’il possédait ; mais eux, sans mot dire, descendirent de leurs montures, et, après avoir lié les pieds de mon frère par-dessous le ventre de son cheval, ils l’entraînèrent rapidement sans donner la moindre attention à ses prières.
Mustapha et ses muets compagnons quittèrent la grand’route pour s’enfoncer dans une épaisse forêt, à travers laquelle ils chevauchèrent environ une heure, jusqu’à ce qu’ils arrivassent à une jolie clairière toute bordée de grands arbres, et qu’un cercle de rochers entourait presque entièrement comme une fortification naturelle. Quinze ou vingt tentes environ étaient dressées dans cet endroit ; et çà et là passaient des chameaux et des chevaux magnifiques. Après avoir délié mon frère, ses conducteurs lui firent signe de descendre de cheval et l’introduisirent dans une tente plus vaste que les autres, et dont l’intérieur était décoré avec une extrême richesse.
Sur un amas de riches coussins était accroupi un vieillard de petite taille. Son visage était laid, sa peau noire et luisante ; un caractère de méchanceté sournoise se lisait dans ses yeux verts, ainsi que dans sa bouche contractée, et donnait à toute sa physionomie quelque chose d’odieux et de repoussant. Mais, en dépit des airs d’importance qu’essayait de se donner cet homme, Mustapha pensa que ce n’était pas pour cette espèce de monstre que la tente était si somptueusement ornée, et l’interrogation de ses conducteurs ne tarda pas à justifier son pressentiment.
« Où est le Maître ? demandèrent-ils au nain.
– Il est à la chasse, répondit celui-ci ; mais il m’a chargé de le remplacer pendant son absence.
– Allons donc ! ce n’est pas ton affaire, repartit un des voleurs. Il s’agit de décider si ce chien doit périr ou payer, et le Maître seul a le droit de prononcer là-dessus. »
Le petit monstre se redressa dans le sentiment de sa dignité, et se fit aussi grand qu’il put pour saisir l’oreille de son contradicteur. Ses efforts furent vains, mais il se dédommagea de son insuccès en vomissant un torrent d’injures, que les autres d’ailleurs ne se firent pas faute de lui rendre ; si bien que c’était dans la tente un horrible vacarme. Soudain le rideau fut soulevé et donna passage à un homme de haute taille et de fière allure. Il était jeune et beau comme un prince persan ; ses vêtements et ses armes, à l’exception d’un poignard constellé de rubis, étaient ordinaires et simples ; mais son œil sévère et la dignité naturelle répandue dans toute sa personne commandaient le respect bien mieux que ne l’eussent pu faire les plus brillants insignes.
« Qui donc ose engager un combat dans ma tente ? » s’écria-t-il d’une voix terrible.
Pendant un long moment la peur lia toutes les langues. Enfin, l’un de ceux qui avaient amené Mustapha raconta ce qui s’était passé. On vit alors le visage du Maître, comme ils l’appelaient, s’empourprer de colère, et d’une voix formidable s’adressant au nain, il lui dit : « Qui t’a fait si hardi de te mettre à ma place, Hassan ? »
Celui-ci, tremblant de peur, s’était blotti dans un coin et se faisait le plus petit qu’il pouvait.
« Sors d’ici, drôle ! » lui cria le Maître avec un geste de menace. Et, sans répliquer, le nain s’élança hors de la tente aussi vite que ses petites jambes purent le lui permettre.
Mon frère fut amené alors devant le véritable chef, dont les yeux s’attachaient sur lui avec une sorte de fureur sauvage. « Pacha de Zuleïka, lui dit-il enfin, ta propre conscience te doit dire pourquoi tu es devant Mebrouk. »
À ce nom, qui lui était pour lors inconnu, mon frère se prosterna et répondit : « Ô seigneur ! tu parais être dans l’erreur sur mon compte ; je suis un pauvre voyageur, et non point le pacha que tu crois. »
Tous ceux qui étaient dans la tente firent un geste d’étonnement ; mais le chef, reprenant la parole aussitôt : « Ta feinte te sera d’un faible secours, dit-il, car je puis te mettre en présence de gens qui te connaissent bien et dont tu ne pourras récuser le témoignage. Qu’on amène Zuleïma ! » ordonna-t-il à un esclave.
Une vieille femme fut introduite. C’était précisément une esclave née dans le pachalik de Zuleïka, et qui, depuis peu, était venue se joindre ainsi que son fils à la bande de Mebrouk, pour échapper aux mauvais traitements dont ils étaient l’objet l’un et l’autre de la part du pacha.
« Quel est cet homme ? » lui demanda Mebrouk en désignant mon frère du doigt. À peine la vieille eut-elle levé les yeux sur lui qu’elle s’écria avec un geste d’effroi instinctif : « C’est lui ! c’est lui, le monstre ! qui m’a fait battre de verges ! c’est le pacha de Zuleïka ! Venge-moi, Mebrouk, et avec moi tous les braves cavaliers dont il a ordonné le supplice !
– Tu le vois, misérable ! dit Mebrouk en se tournant vers mon frère, à quoi t’a servi de vouloir ruser ? cette esclave qui a vécu de longues années auprès de toi n’a pas hésité un instant à te reconnaître. Je te méprise trop d’ailleurs pour salir mon bon poignard de ton ignoble sang ; mais demain matin, je veux te lier à la queue de mon cheval et chasser ainsi avec toi, à travers forêts et rochers, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. »
Mon frère sentit défaillir son courage. « C’est la malédiction de mon père qui me poursuit ! s’écria-t-il en pleurant. Et toi aussi, tu es perdue, douce sœur ! et toi aussi, Zoraïde !
– Ta plainte est inutile ! lui dit un des voleurs tout en lui liant fortement les mains derrière le dos. Et ne reste pas ici plus longtemps, crois-moi, car le Maître mord ses lèvres et tourmente son poignard : cesse donc de l’irriter par ta présence, si tu veux vivre une nuit encore. Allons ! suis-nous ! »
Tandis que les voleurs s’efforçaient d’entraîner mon frère hors de la tente, trois de leurs compagnons y entraient avec un nouveau prisonnier. Quoique la situation critique dans laquelle se trouvait mon pauvre Mustapha dût alors le préoccuper bien vivement, il ne put cependant s’empêcher de remarquer la prodigieuse ressemblance qui existait entre cet homme et lui. Seulement, le nouveau venu était plus brun de visage et portait la barbe beaucoup plus longue.
« Nous t’amenons le pacha que tu nous as désigné, dirent les voleurs en poussant leur prisonnier devant Mebrouk.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria le chef en portant alternativement ses regards de mon frère à celui qu’on lui présentait. Est-ce un miracle, une jonglerie ? » Et s’adressant aux prisonniers : « Êtes-vous donc parents, frères ? Mais parlez donc, misérables ! Lequel de vous est le pacha mon ennemi ?
– Si tu cherches le pacha de Zuleïka, répondit le dernier venu avec hauteur, c’est moi ! »
Le chef darda longuement sur lui son fauve regard, et l’on pouvait juger, à la crispation nerveuse de sa lèvre, la colère qui l’agitait en présence de son ennemi. Il réussit cependant à se dominer, et, sans mot dire, il fit signe d’emmener le pacha. S’approchant ensuite de mon frère, il détacha lui-même ses liens et l’invita à s’asseoir à côté de lui.
« Par le Prophète ! s’écria-t-il lorsqu’ils furent seuls, c’est une étrange direction du ciel, il faut l’avouer, qui t’a jeté dans les mains de mes hommes, précisément à l’heure ou je faisais rechercher le pacha de Zuleïka. Cela a failli mal tourner pour toi ; mais aussi, comment croire à une pareille ressemblance ? » Et, tout en continuant de considérer curieusement les traits de mon frère, Mebrouk s’excusait du tort qu’avait pu lui causer sa méprise.
Mon frère le pria pour unique faveur de lui permettre de reprendre aussitôt son voyage, parce que chaque minute de retard pouvait lui être funeste.
Mebrouk s’enquit alors des motifs qui exigeaient tant de hâte ; mais, après que Mustapha lui eut exposé la chose en peu de mots, il l’engagea néanmoins à passer cette nuit sous sa tente. « Toi et ton cheval, lui dit-il, vous devez être harassés de fatigue après quatre jours de marche forcée, et le repos vous est indispensable pendant une nuit au moins pour pouvoir continuer votre route. Demain matin, d’ailleurs, je t’indiquerai moi-même un chemin détourné qui, en un jour et demi, te rendra à Balsora. »
Mon frère acquiesça à cette proposition et dormit paisiblement jusqu’au matin dans la tente du voleur.
Des rumeurs confuses comme le bruit d’une dispute le réveillèrent. Il prêta l’oreille et reconnut la voix glapissante d’Hassan, le méchant nain de la veille. Il s’efforçait de persuader à ses compagnons que, dans l’intérêt de leur sûreté, ils devaient se défaire de mon frère, lequel ne manquerait pas, disait-il, de les trahir et de révéler leur retraite, si l’on avait la sottise de le laisser aller ; et le coquin, qui ne pardonnait pas à Mustapha la mystification qu’il avait subie à son sujet, opinait pour que le pauvre garçon fût étranglé sur l’heure.
« Si quelqu’un de vous a le malheur de toucher à un cheveu de sa tête, s’écria une voix terrible, je le tue comme un chien. »
Le calme se rétablit aussitôt, et Mebrouk, suivi d’un esclave tenant deux chevaux en main, apparut à la porte de la tente. « La paix soit avec toi, Mustapha, dit-il à mon frère, et puisse le Prophète te guider dans ton entreprise ! »
Mon frère fut debout en un clin d’œil, et, réconforté de corps et d’esprit par cette nuit de repos, il s’élança plein d’espoir sur son cheval, qui piaffait et bondissait sous lui, impatient de dévorer l’espace.
Après avoir dépassé les tentes, les deux cavaliers enfilèrent un étroit sentier dans lequel ils pouvaient à peine marcher de front, et, chemin faisant, Mebrouk raconta à mon frère que ce pacha, dont la ressemblance avait failli lui être si fatale, avait été pris par eux peu auparavant dans une de leurs chasses. Il leur avait promis alors, en guise de rançon, de tolérer leurs courses dans son gouvernement ; mais, au mépris de sa parole, il s’était emparé d’un des leurs peu de jours après et l’avait fait pendre impitoyablement. « Il a violé la foi jurée, il mourra ! » dit Mebrouk en terminant son récit ; et d’un ton méprisant il ajouta : « Chair de traître, pâture de corbeau ! »
Arrivé à la lisière de la forêt, le voleur arrêta son cheval ; il indiqua à mon frère le chemin qu’il devait suivre, et lui tendant la main en signe d’adieu : « Mustapha, lui dit-il, notre connaissance s’est faite d’une singulière façon ; mais, quoi qu’il en soit, tu n’en es pas moins devenu mon hôte, et c’est entre nous désormais un lien que la mort seule pourra briser. Prends ce poignard, ami, et, si jamais tu te trouves placé dans quelque conjoncture où tu aies besoin d’un cœur et d’un bras dévoués, envoie-le-moi et je volerai aussitôt à ton aide. Prends aussi cette bourse, elle peut t’être utile dans l’œuvre que tu as à accomplir.
– Merci, généreux Mebrouk, lui répondit mon frère. J’accepte ton poignard, car il se peut faire qu’avant peu je sois obligé de réclamer ton secours ; mais ma ceinture est suffisamment garnie, et je n’ai nul besoin d’argent. »
Sans ajouter un mot, Mebrouk lui serra la main dans une dernière étreinte, et laissant tomber sa bourse à terre, il disparut dans la forêt avec la rapidité d’un tourbillon.
Mon frère dut bien se résigner alors à accepter le présent que son hôte l’avait mis dans l’impossibilité de refuser, et sa munificence l’émerveilla, car la bourse contenait une énorme quantité d’or. Après s’être prosterné pour remercier Allah de sa délivrance, Mustapha implora encore sa miséricorde pour le noble voleur, et, remontant à cheval, il s’élança rapidement dans la direction de Balsora.
Lezah avait cessé de parler, et regardait le vieil Achmet, qui répondit aussitôt à cette interrogation muette :
« Après ce que tu viens de nous raconter, je consens volontiers à modifier mon jugement sur Mebrouk. J’en conviens, il a noblement agi avec ton frère, et son cœur paraît n’être pas fermé à tout bon sentiment.
– Il a agi comme un brave musulman ! s’écria Muley. Mais j’espère que tu n’as pas terminé ton histoire, mon cher Lezah : nous sommes tous désireux de t’entendre encore et de savoir la suite des aventures de ton frère, et comment ta sœur Fatmé et Zoraïde, sa fiancée, furent délivrées par lui.
– Puisque vous voulez bien me continuer votre attention, je poursuivrai avec plaisir, reprit Lezah, car l’histoire de mon frère est vraiment prodigieuse. »
Le matin du septième jour après son départ, Mustapha arrivait aux portes de Balsora, et il s’enquit sur-le-champ si le marché d’esclaves qui s’y tenait tous les ans était déjà ouvert.
« Vous êtes arrivé deux jours trop tard, seigneur » lui répondit-on ; et on le plaignit d’autant plus de ce contre temps que le marché avait été superbe. Le dernier jour même, il était arrivé deux jeunes esclaves d’une beauté si grande, qu’elles avaient causé une espèce d’émeute parmi les acheteurs. On s’était littéralement disputé et battu pour les voir, et on les avait vendues un prix énorme.
Mustapha se fit donner de nouveaux détails sur ces deux merveilles dont on ne parlait encore qu’avec des cris d’admiration, et, d’après la description qui lui en fut faite, il ne douta plus qu’elles ne fussent bien les deux infortunées qu’il cherchait, il apprit aussi que l’homme qui les avait achetées demeurait à quarante lieues de Balsora, qu’il se nommait Thiuli-Kos et que c’était un personnage très-singulier, excessivement riche et fort vieux, mais plus fou encore. Il avait été jadis capitan-pacha du Grand Seigneur, et vivait alors dans une retraite fastueuse, tourmenté par une soif inextinguible de plaisirs, mais retenu en même temps par une horrible crainte de la mort, qui lui faisait consulter à tort et à travers tous les charlatans qu’il rencontrait.
De prime abord, Mustapha voulait remonter à cheval et voler à la poursuite de Thiuli-Kos, qui avait à peine sur lui un jour d’avance ; mais un instant de réflexion lui démontra que lui, simple particulier, ne pourrait que bien difficilement aborder le puissant voyageur, et qu’il lui serait impossible surtout de lui ravir son précieux butin.
L’imagination de mon frère, naturellement fort inventive, et surexcitée encore dans cette circonstance par la nécessité, lui eut bientôt fourni un autre plan.
La conformité de ses traits avec ceux du pacha de Zuleïka, qui l’avait jeté naguère dans un si grand danger, lui suggéra l’idée de se présenter sous le nom du pacha dans la maison de Thiuli-Kos, et de tenter à l’aide de ce stratagème la délivrance des deux jeunes filles. Grâce à l’argent de Mebrouk, il put se composer un équipage suffisant d’hommes et de chevaux, et s’étant revêtu, ainsi que sa suite, d’habits magnifiques, il se mit en route pour le château de Thiuli-Kos, devant lequel il arriva au bout de cinq jours.
En sa qualité d’ancien fonctionnaire impérial, et comme tel toujours plus ou moins exposé au cordon, le vieux Thiuli avait conservé une grande vénération pour tout personnage revêtu d’un titre officiel. Il accueillit donc mon frère avec un empressement marqué et même avec déférence. Il épuisa pour lui faire honneur la science de ses cuisiniers, et, après l’avoir promené de salle en salle en lui vantant les merveilles que recelait son château, il l’invita gracieusement à y demeurer tout le temps qu’il lui plairait.
Là-dessus, mon frère alla se coucher avec les plus belles espérances du monde.
Il y avait une heure environ qu’il était endormi, lorsqu’une vive lumière traversant ses rideaux le réveilla brusquement. Dressé sur sa couche, les yeux grands ouverts, Mustapha s’efforçait de rappeler ses esprits : il croyait rêver encore. À trois pas de lui, une lampe à la main, sa large bouche tordue, par un ricanement ignoble, se dressait la hideuse figure du petit monstre qu’il avait rencontré dans la tente de Mebrouk.
« J’ai le cauchemar, » pensa Mustapha ; et il se pinça les bras et se tirailla le nez en tous sens pour se réveiller.
L’apparition persista comme auparavant.
« Que veux-tu ? que fais-tu là ? s’écria enfin mon frère d’une voix étouffée.
– Plus bas ! plus bas ! cher seigneur, souffla le nain, plus bas ! dans votre intérêt ; car vous seriez peu désireux, j’imagine, que l’on connût le véritable motif de votre arrivée ici. Ce motif, je l’ai deviné, moi, ou surpris, comme vous voudrez, et je viens vous offrir mes petits services, s’il vous plaît de les agréer. »
La stupeur liait la langue de Mustapha. Le nain poursuivit :
« En vérité ! si je n’avais pas contribué de ma propre main à la pendaison du pacha, peut-être votre ressemblance avec lui m’eût-elle encore déçu ! mais le temps presse, causons sérieusement.
– Avant tout, dis-moi comment tu te trouves ici, répondit Mustapha, plein de dépit et de rage de se voir découvert.
– Voici la chose en deux mots, dit le petit homme. Depuis longtemps, les manières hautaines qu’affectait le Maître vis-à-vis de moi me déplaisaient, et la scène qu’il me fit à ton sujet acheva de me dégoûter du métier de voleur en sous-ordre. Devenir honnête homme tout d’un coup cependant, c’était difficile. Afin de ménager la transition, je résolus de me faire argousin et mouchard. Je n’ai pas réussi trop mal pour mon début, comme tu vois, puisque j’ai su découvrir le motif et le but de ton voyage et me présenter avant toi au seigneur Thiuli, dont j’ai l’honneur de diriger la chiourme. C’est un beau poste ! je vise plus haut cependant, et voici le petit plan que j’ai machiné pour y parvenir. Nous mettons le feu au château ; dans le tumulte de l’incendie, nous enlevons les deux captives, et, pour récompense de mon concours dans l’entreprise, tu me donnes ta sœur pour épouse. Cela te va-t-il ? Tope ! sinon, je retourne auprès de Thiuli et je lui raconte ce que je sais du prétendu pacha de Zuleïka. J’ai dit ; décide-toi.
– Misérable ! » s’écria Mustapha, dont la colère, toujours croissante pendant l’impudent récit du nain, avait atteint enfin son paroxysme. Et, bondissant de sa couche, il était résolu à se défaire violemment de l’obstacle qui se dressait devant lui ; mais le nain fit un saut en arrière, laissa tomber sa lampe qui s’éteignit aussitôt, et s’enfuit dans l’obscurité en criant : « Au secours ! au voleur ! à l’assassin ! »
La situation était terrible. Il fallait prendre une prompte décision, et mon frère n’eut pas besoin de réfléchir longuement pour comprendre que, s’il voulait sauver les deux pauvres recluses, il fallait d’abord qu’il commençât par se sauver lui-même.
Inutile d’ailleurs de songer aux portes, après l’alarme qui venait d’être donnée ; Mustapha s’élança donc vers la fenêtre. Vingt-cinq pieds environ le séparaient du sol. Les pas approchaient, des lumières couraient çà et là ; quelques minutes encore, et toute retraite allait être coupée. Il n’y avait pas à hésiter : mon frère ramassa ses habits à la hâte, prit son poignard entre les dents et sauta dans l’espace. La terre fraîchement remuée amortit sa chute. Restait à franchir une haute muraille qui fermait les jardins : il n’y réussit pas moins heureusement, grâce à quelques aspérités de la pierre, et bientôt il se trouva en rase campagne.
Sans perdre de temps, il courut vers un petit bois dans lequel il s’enfonça, jusqu’à ce qu’enfin il tombât sur le gazon, épuisé de corps, mais non vaincu d’esprit. Plus les obstacles s’accumulaient et plus la volonté de mon frère se roidissait contre eux. Ses défaites successives ne faisaient que l’acharner davantage à son entreprise. Il sentait s’agiter en lui quelque chose qui lui disait qu’il finirait par triompher.
Mais comment ? par quel moyen ? C’est à la solution de ce problème qu’il appliqua incontinent toutes les forces de son esprit.
Ses chevaux et ses serviteurs étaient perdus pour lui ; mais il constata avec satisfaction qu’il lui restait encore dans sa ceinture une bonne partie de son or. Rien n’était désespéré.
Mettant à profit les renseignements qui lui avaient été fournis jadis sur les excentricités de Thiuli-Kos et sur sa facilité particulière à se laisser duper par tous les vendeurs d’orviétan et de baume de longue vie, Mustapha eut bientôt tiré de sa féconde cervelle un nouveau moyen de délivrance.
À la première ville qu’il rencontra, il s’enquit d’un médecin habile, et, moyennant quelques pièces d’or, il le détermina à lui composer un narcotique puissant, mais dont on pût faire instantanément cesser les effets. Une fois en possession de la précieuse drogue, il acheta une fausse barbe de respectable longueur, un manteau noir, un grand bonnet de fourrure, un assortiment complet de fioles, de boîtes et de petits pots, tout l’attirail enfin de la charlatanerie, de manière à pouvoir facilement se faire passer pour un médecin ambulant ; et, tout son bagage médical étant chargé sur un âne, il repartit pour le château de Thiuli-Kos.
Il se flattait cette fois de n’être décelé par personne, car sa fausse barbe et le bistre dont il avait cerclé ses yeux le défiguraient tellement que lui-même avait peine à se reconnaître.
Parvenu au château de Thiuli, il se fit annoncer comme le fameux médecin arabe Chakamankabu-dibaba, descendant d’Averroès le Grand et natif de Grenade, d’où il arrivait en droite ligne, après avoir parcouru l’Asie, l’Europe, l’Afrique et autres lieux, afin de venir offrir les fruits de sa longue expérience au magnifique, au puissant, à l’incomparable seigneur Thiuli.
Ce que mon frère avait prévu ne manqua pas d’arriver. Son nom baroque et son compliment ampoulé le recommandèrent si bien auprès du vieux fou, qu’il le fit introduire aussitôt et l’invita à s’asseoir à sa table. Au bout d’une heure de conversation, ils étaient les meilleurs amis du monde, et mon frère, par son langage hérissé de termes scientifiques que le vieillard n’entendait pas et admirait d’autant plus, avait su capter la confiance de Thiuli à tel point qu’il le considérait comme le plus grand médecin du monde et jurait qu’il n’en consulterait jamais d’autre : Mustapha lui avait promis cent ans de vie, et même quelque chose avec, s’il voulait suivre bien exactement ses prescriptions !
« Pour commencer, Chadibaba, dit Thiuli, qui ne pouvait retenir le nom de mon frère et l’estropiait de vingt façons différentes, tu vas venir avec moi dans mon harem, et me dire un peu comment se portent mes femmes. Il y en a deux surtout dont la santé m’inquiète. »
Mustapha pouvait à peine contenir sa joie en songeant qu’il allait revoir sa sœur chérie, et son cœur se soulevait si fort dans sa poitrine, en suivant Thiuli, qu’il craignait qu’on n’en entendît les battements.
Ils arrivèrent dans une chambre élégamment décorée, mais complètement déserte. Thiuli s’approcha de la muraille, posa son doigt sur un bouton, et fit jouer un ressort sous la pression duquel une espèce de guichet s’ouvrit, grand à peine comme les deux mains.
« Voilà ! dit-il, mon cher Kamakan ; chacune de mes femmes va passer son bras par ce trou ; tu leur tâteras le pouls tout à ton aise, et tu pourras constater ainsi s’il en est quelqu’une dont la santé est altérée. »
Ce n’était pas tout à fait cela qu’attendait mon frère : aussi ne put-il s’empêcher de faire une grimace de désappointement, qu’il dissimula d’ailleurs de son mieux dans sa longue barbe.
Thiuli-Kos tira de sa ceinture une longue pancarte, et se mit à appeler à haute voix chacune de ses femmes. À chaque nom, une main sortait du mur, et le faux médecin interrogeait son pouls. Six d’entre elles avaient déjà subi cet examen, et s’étaient retirées munies d’une attestation de bonne santé, quand Thiuli appela : « Fatmé ! »
Une petite main blanchette se glissa hors du mur. Tremblant d’émotion, Mustapha la saisit, et déclara d’un air important qu’elle annonçait une maladie grave.
Thiuli en parut très-soucieux, et commanda à son médecin de préparer une potion convenable.
Mon frère sortit comme pour obéir à cet ordre, et, déchirant une feuille de ses tablettes, il y écrivit à la hâte ce qui suit :
« Ma chère Fatmé, je puis te délivrer si tu consens à prendre un breuvage qui t’endormira et te rendra comme morte pendant quelques heures. Sois sans crainte d’ailleurs ; je possède le moyen de dissiper instantanément ce sommeil. Oses-tu ?… Fais-moi dire seulement que le prétendu remède que je t’envoie ne t’a point soulagée, et ce sera un signe que tu adoptes mon projet. »
Mustapha rentra bientôt dans la chambre où Thiuli l’attendait, et, sous prétexte de tâter encore une fois le pouls de la malade, il glissa adroitement sa lettre sous son bracelet, en même temps qu’il lui faisait passer, par l’ouverture de la muraille, un breuvage inoffensif.
Thiuli paraissait être en grand souci au sujet de Fatmé, et renvoya l’inspection des autres à un temps plus opportun. Lorsqu’il fut sorti de la chambre avec Mustapha, il lui dit d’un ton affligé : « Kachimankababa, parle-moi franchement. Que penses-tu de la maladie de Fatmé ?
– Ah ! seigneur, répondit le faux médecin avec un profond soupir, puisse le Prophète vous envoyer des consolations ! La pauvre enfant est atteinte d’un mal auquel elle pourrait bien succomber. »
Enflammé de colère, Thiuli s’écria : « Que dis-tu, maudit chien de charlatan ? Elle, que j’ai payée mille sequiris ! elle, Fatmé, qui se portait si bien hier encore, elle mourrait ! Voilà donc ta science, misérable ! Si tu ne la sauves pas, entends-tu bien, je te fais empaler. »
En présence d’un tel emportement, mon frère comprit qu’il avait fait une lourde faute et qu’il risquait à tout le moins de se faire chasser. Il se mit donc en frais d’éloquence pour rendre quelque espoir à Thiuli. Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un esclave noir, attaché au service du harem, vint dire au médecin que la potion n’avait amené aucun soulagement.
« Épuise toutes les ressources de ton art, Chakamdababelda ! s’écria Thiuli ; sauve-la ! sauve-la ! ou tu sais ce que je t’ai promis.
– Je vais lui donner un calmant dont elle a besoin, » répondit Mustapha ; et, le cœur joyeux, il sortit pour aller chercher son narcotique. Après l’avoir remis à l’esclave noir, en lui indiquant bien comment il fallait le prendre, il revint dire à Thiuli qu’il avait encore besoin de recueillir sur le rivage quelques plantes médicinales, et il s’éloigna aussitôt.
La mer était proche. Arrivé sur le bord, Mustapha quitta à la hâte sa robe d’emprunt, son turban, sa fausse barbe, et les jeta dans les flots, qui les emportèrent çà et là : lui-même, pendant ce temps, se cacha dans les broussailles, et attendit que la nuit fût venue pour se glisser dans les caveaux funéraires du château.
Il y avait à peine une heure que Mustapha était sorti, lorsqu’on vint en grande rumeur, avertir Thiuli que son esclave Fatmé rendait l’âme. Éperdu, il envoya de tous côtés pour chercher le médecin ; mais ses messagers revinrent seuls quelques instants après, et lui rapportèrent que le malheureux Chakamankabudibaba était probablement tombé dans l’eau en voulant herboriser, et qu’il s’était noyé. On apercevait encore au loin, ajoutèrent-ils, son corps que les flots entraînaient.
Lorsque Thiuli vit qu’il n’y avait plus aucun espoir de salut, il s’emporta en malédictions contre ses esclaves, contre le médecin disparu, contre tout le monde et contre lui-même. « Fatmé ! Fatmé ! s’écriait-il ; elle était si belle ! si jeune ! ses yeux étaient si doux ! Deux mille sequins, deux mille sequins, tout autant ! pour un aspre de moins le juif ne me l’eût pas laissée. Et ses dents, quelles perles ! une si grosse somme ! un pareil trésor ! Ha ! ha ! » Et le vieux capitan sanglotait et pleurait d’un œil la beauté de Fatmé, et de l’autre son argent perdu.
Cependant Fatmé s’était endormie doucement entre les bras de ses compagnes ; ses yeux s’étaient voilés, son cœur avait cessé de battre, le carmin de ses lèvres s’était éteint : tous la croyaient morte.
D’après les ordres de Thiuli, dont l’instinct se révoltait, ainsi que je vous l’ai dit, contre l’idée de la destruction, et qui avait hâte d’éloigner de lui toutes les images de deuil, la jeune fille dut être descendue le soir même dans les caveaux funéraires.
Mustapha s’était caché parmi les tombes dont ce lieu était parsemé. Aussitôt que les esclaves qui portaient le cercueil se furent retirés, il se glissa hors de sa retraite, alluma une lampe qui pût guider ses pas, et tira de sa ceinture une petite fiole contenant l’antidote qui devait rappeler à la vie sa chère Fatmé.
Sa main tremblait en soulevant le couvercle de cèdre. Mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi lorsqu’à la lueur de sa lampe il découvrit des traits qui lui étaient complètement inconnus ! Ce n’était ni sa sœur, ni Zoraïde, mais une autre jeune fille qui était couchée dans le cercueil.
Mon frère demeura d’abord comme anéanti sous ce nouveau coup du sort. Il regardait avec des yeux hagards la malheureuse qui était couchée là, et, dominé par une sorte de vertige, il avait envie de se précipiter sur elle et de l’étrangler.
Mais peut-être est-elle innocente de cette funeste méprise, pensa-t-il, et d’ailleurs elle me peut fournir d’utiles renseignements.
Il déboucha son flacon et l’approcha des lèvres de la jeune fille. Celle-ci respira, ouvrit les yeux et fut assez longtemps à se reconnaître. Enfin, passant sa main sur son front, le souvenir parut lui revenir avec la vie, et, se dressant dans son cercueil au milieu de ses longs voiles blancs, elle vint tomber aux pieds de Mustapha, qu’elle appelait son sauveur, en arrosant ses mains de larmes de reconnaissance.
Mustapha interrompit l’effusion de ses remercîments pour lui demander comment il se faisait que ce fût elle et non pas sa sœur Fatmé qui se trouvât devant lui.
La jeune fille regarda mon frère avec stupeur et comme ne comprenant pas la question qu’il lui adressait ; puis tout à coup elle s’écria : « Je m’explique à présent le mystère de ma délivrance. Sache donc qu’ici je porte le nom de Fatmé, et que c’est à moi que ton billet est parvenu ainsi que ton breuvage.
– Mais ma sœur ! mais Zoraïde ! s’écria mon frère plein d’une mortelle angoisse, que sont-elles devenues ?
– Toutes deux sont dans le château, répondit la jeune fille ; mais, par suite d’une manie de Thiuli-Kos, elles ont reçu d’autres noms dès leur entrée, et s’appellent à présent Mirza et Nurmahal. Pour moi, mon véritable nom est Namouna. »
En apprenant cette dernière complication du sort, qui venait encore une fois de ruiner tous ses plans, mon frère leva les yeux au ciel en se tordant les bras avec un geste si profondément désespéré, que la jeune fille s’élança vers lui pour le soutenir ; car il chancelait comme un homme ivre, et il allait infailliblement se briser la tête à l’angle de quelque tombeau, si Namouna ne l’eût enlacé de ses bras.
« Au nom de ta sœur ! au nom de ta fiancée ! s’écria-t-elle, rappelle ton courage, Mustapha ! Peut-être, écoute-moi, pourrai-je t’indiquer un moyen de les délivrer toutes deux.
– Parle vite, dit Mustapha ranimé par cette pensée, et puisse l’espoir que tu me donnes ne pas s’évanouir encore comme tous ceux que j’ai conçus déjà.
– Je n’appartiens que depuis cinq mois à Thiuli, reprit Namouna ; mais, dès le premier jour de mon arrivée dans ce sérail, je n’ai eu qu’une seule pensée : m’enfuir ! et jour et nuit je n’ai fait que rêver aux moyens d’en venir à bout. As-tu remarqué dans la grande cour une fontaine magnifique ? Pour moi, dès mon entrée ici, la vue de cette fontaine me frappa. Des ouvriers étaient occupés alors à la réparer, et je pus examiner à loisir la construction de l’aqueduc par lequel elle est alimentée. L’eau vient ici de plus de mille pas, d’un ruisseau que l’on a détourné pour cet objet et qui coule sous une voûte d’au moins six pieds. Ah ! depuis que j’ai fait cette découverte, combien de fois j’ai déploré la faiblesse de mes bras ! si j’eusse pu, quelque nuit, soulever une seule pierre de la fontaine, il me semblait qu’il m’eût été facile alors de me glisser hors du château le long de l’aqueduc et de gagner la campagne. Mais cette route, à laquelle je songeais pour sortir du sérail, doit également y donner accès, et je ne doute pas que tu ne viennes à bout d’y pénétrer par cette voie, si tu peux seulement avoir avec toi deux ou trois hommes déterminés, afin de contenir les esclaves préposés pendant la nuit à la garde du harem. »
Ainsi parla la jeune fille, et le courage de mon frère renaissait à mesure qu’elle développait son plan. Cependant une pensée le troublait encore : où trouver ces hommes hardis et dévoués dont l’appui lui était nécessaire ? Tout en rêvant, Mustapha tourmentait le manche de son poignard, et soudain il se rappela la promesse que lui avait faite Mebrouk d’accourir à son premier appel.
« Viens ! » dit-il à Namouna ; et tous deux se glissèrent rapidement hors des caveaux de Thiuli.
À la première ville qu’ils rencontrèrent, Mustapha plaça Namouna chez une pauvre veuve qui demeurait seule au fond d’un faubourg, et lui-même ayant acheté un cheval avec le reste de son argent, il partit en toute hâte pour les montagnes où était établi le camp de Mebrouk. Celui-ci le reçut avec de grandes démonstrations d’amitié, et s’enquit affectueusement de ce qui le ramenait si vite. Mon frère lui raconta alors ses tentatives infructueuses et les obstacles qui l’étaient venus traverser. Le sérieux Mebrouk l’écouta avec attention, et ne put s’empêcher de sourire au nom grotesque et pharamineux de Chakamankabudibaba ; mais la trahison du nain l’exaspéra, et il jura d’étrangler ce misérable de sa propre main si jamais il parvenait à le rencontrer. « Quant à toi, ami, dit le voleur en serrant la main de mon frère, je te sais bon gré d’avoir fait fond sur ma parole ; dès demain nous partirons, et, par Allah ! il faudra bien que de façon ou d’autre, nous arrachions ta sœur et ta fiancée des griffes de ce vieux fou de Thiuli-Kos. »
Mon frère embrassa Mebrouk en pleurant, et le lendemain tous deux partaient suivis de trois hommes bien armés et prêts à tout. Ils firent si grande diligence qu’en deux jours ils atteignirent la petite ville où était demeurée Namouna, et l’ayant reprise avec eux afin de diriger leur expédition, ils se glissèrent tous ensemble dans le petit bois qui avait déjà offert un refuge à mon frère lors de la trahison du nain.
En attendant la nuit, Namouna leur découvrit minutieusement la disposition intérieure du sérail et les passages qu’ils devaient suivre pour arriver à l’appartement des femmes et à la chambre qu’occupaient en commun Fatmé et Zoraïde. Pendant ce temps, l’ombre propice était venue, et, sans perdre de temps, la petite troupe se dirigea vers le ruisseau qui alimentait l’aqueduc.
Namouna fut laissée en cet endroit sous la garde d’un des hommes, tandis que les deux autres, munis de torches résineuses, s’enfonçaient sous la voûte du canal, suivis de près par mon frère et par Mebrouk.
Il leur fallut marcher près d’une demi-heure, ayant de l’eau jusqu’à mi-corps, avant d’arriver à la fontaine même. Le mur en était épais et solide ; mais, attaqué à la fois par quatre hommes vigoureux et armés de pinces et de leviers, il s’ébranla bientôt : une dalle de marbre fut descellée et fournit une ouverture suffisante pour qu’on pût pénétrer dans la place. Mon frère s’y élança le premier, ses compagnons le suivirent, et l’on tint conseil en cherchant à se reconnaître.
Heureusement les indications de Namouna étaient si précises qu’il ne pouvait y avoir lieu à de longues hésitations. Ayant donc suivi, ainsi qu’elle le leur avait recommandé, une galerie couverte bordée d’orangers et de lauriers-roses, ils arrivèrent au pied d’une espèce de tour-fanal, à la suite de laquelle ils devaient compter six portes avant de rencontrer celle qui conduisait au harem : le fronton de cette dernière, évidé en trèfle, supportait un croissant.
Elle était là devant eux, cette porte, laissant filtrer à travers ses jointures un mince filet de lumière indiquant qu’on veillait à l’intérieur ; mais, pour la faire ouvrir, que faire ? à quel moyen avoir recours ? User de violence, c’était peut-être tout compromettre !
Mebrouk s’approcha, et d’une voix assourdie à dessein : « Holà ! qu’on ouvre ! » dit-il en frappant légèrement du pommeau de sa dague.
Trompé par ce ton de commandement, un esclave à moitié endormi eut à peine entre-bâillé la porte qu’elle fut jetée violemment dans l’intérieur.
Un cri se fit entendre et fut étouffé aussitôt ; Mebrouk avait reconnu la voix du nain. Plus prompt que la foudre, il s’était précipité sur lui et lui enfonçait ses dix doigts dans la gorge, tandis qu’un de ses hommes garrottait et bâillonnait fortement le petit monstre, qui se tordait convulsivement, pareil à un reptile, sous la main de fer qui l’étreignait.
Pendant ce temps, Mustapha, saisissant un des eunuques, le contraignait, le poignard sur la gorge, de le conduire à la cellule de Nurmahal et de Mirza, ou plutôt de Zoraïde et de Fatmé, qu’il retrouvait enfin et qu’il serrait dans ses bras, en proie à une sorte de délire.
« Partons vite, dit Mebrouk ; d’un moment à l’autre l’alarme peut être donnée. »
Néanmoins, avant de descendre lui-même dans l’aqueduc, il voulut régler ses comptes avec le nain, qu’il pendit haut et court à l’une des flèches de la fontaine. Il rejoignit enfin Mustapha et les deux jeunes filles, et tous ensemble, y compris Namouna, s’éloignèrent en toute hâte du château de Thiuli-Kos.
Ce fut avec un profond attendrissement que mon frère se sépara le lendemain du voleur son ami. La noblesse dont les manières et les discours de cet homme étaient empreints contrastait si singulièrement avec la vie de hasard et d’aventures qu’il menait, que mon frère ne pouvait douter qu’il n’eût été poussé dans cette voie mauvaise par quelque événement fatal et terrible ; mais la crainte de porter une main indiscrète sur une blessure toujours saignante ne lui permit pas d’interroger son hôte à cet égard.
Namouna se rendit à Balsora sous un déguisement, et prit passage à bord d’une felouque tunisienne qui la ramena heureusement dans sa patrie.
Pour les miens, après un très-court voyage, ils rentrèrent triomphalement à Acara, au milieu des joyeuses acclamations du peuple, sur qui nos malheurs domestiques avaient produit l’effet d’un désastre public.
Ce retour inespéré causa tout d’abord à mon vieux père un tel saisissement qu’il faillit presque en suffoquer. Un flot de larmes le soulagea, et bientôt ses forces se ranimèrent sous l’influence des douces caresses de sa chère Fatmé. Par son ordre, une grande fête fut préparée, à laquelle toute la ville dut prendre part ; et là, en présence d’une foule de parents et d’amis, il fallut que mon frère racontât les vicissitudes merveilleuses de son voyage et les péripéties qu’il avait traversées avant de retrouver les deux êtres adorés dont son imprudente condescendance avait causé la perte.
Lorsque Mustapha eut achevé son récit, mon père se leva en chancelant, soutenu d’un côté par Fatmé, de l’autre par Zoraïde, et poussant doucement cette dernière, confuse et réjouie à la fois, dans les bras de mon frère, il lui dit d’une voix attendrie :
« Qu’ainsi soit déchargée ta tête, ô mon fils ! de l’anathème que j’avais prononcé sur toi : prends cette enfant comme la récompense que t’a conquise ton zèle infatigable ; qu’un doux lien t’unisse à elle, et reçois en même temps la bénédiction de ton vieux père. »
Élevant ensuite vers le ciel ses mains tremblantes, il ajouta d’un ton plus solennel : « Puisse notre ville posséder toujours des hommes qui te ressemblent, et l’exemple de ton amour fraternel, de ta piété filiale et de ta bravoure, entretenir toujours dans les cœurs de nos jeunes concitoyens le feu sacré des nobles sentiments ! »
Lorsque le conteur eut fini son récit : « Je suis heureux, mon cher Lezah, lui dit Achmet, de l’incident qui nous a amenés à parler de Mebrouk, puisque cela nous a procuré l’intéressante histoire de l’enlèvement et de la délivrance de ta sœur. Ton frère Mustapha a fait preuve d’une constance rare au milieu des traverses qui sont venues l’assaillir, et Mebrouk, je l’avoue, s’est conduit noblement envers lui. »
Les autres marchands firent chorus avec Achmet, et, de même que lui, se plurent à vanter l’héroïsme du bandit, grandi encore à leurs yeux par le mystère qui l’enveloppait.
Sélim Baruch seul ne dit rien et se borna à serrer cordialement la main de Lezah en signe de remercîment.
Cependant la caravane allait bientôt atteindre aux limites du désert. Le sol poudreux et morne que foulaient les voyageurs depuis huit grands jours commençait à s’égayer çà et là de quelques îlots de gazon ; au-dessus de leurs têtes s’arrondissait un ciel d’azur qu’ils ne redoutaient plus de voir s’obscurcir sous le souffle embrasé du simoun, et devant eux, fermant l’horizon, se déployait, riant et doux à l’œil, un large pan de forêt.
La caravane descendit dans une jolie vallée, à l’extrémité de laquelle s’élevait une vaste hôtellerie, et, quoique l’habitation présentât par elle-même peu de commodités et d’agrément, nos voyageurs saluèrent cependant sa vue d’un cri de joie général : car, alors même qu’on n’y est point attaqué par les hordes errantes, le désert est toujours rude et pénible à traverser.
Tous les cœurs étaient donc disposés à la joie et s’épanouissaient d’aise en entrant dans le caravansérail. Le jeune Muley particulièrement se trouva en si belle humeur après le repas, qu’il se mit à danser et à chanter en même temps d’une façon tellement grotesque que le grave Achmet lui-même ne pouvait s’empêcher de rire. Mais non content d’avoir réjoui déjà ses compagnons par sa danse et son chant, Muley voulut encore les régaler à son tour de quelque histoire comique, et, lorsqu’il se fut un peu reposé de ses gambades, il commença ainsi :
Il y avait à Nicée, alors que j’étais enfant, un personnage bizarre que l’on appelait le petit Mouck. Je le vois encore là devant moi, avec son allure grotesque, et de fait, c’était bien la plus étrange physionomie qui se pût rencontrer, mais ce qui a contribué surtout, j’imagine, à fixer si nettement sa figure dans mon souvenir, c’est que je fus un jour battu d’importance par mon père à son sujet.
C’était déjà un vieux garçon que le petit Mouck, lorsque je fis sa connaissance, et cependant il était haut à peine de trois pieds et demi. Il offrait surtout une grande singularité. Tandis que son corps était demeuré chétif et grêle, sa tête avait pris un développement énorme et s’élevait au-dessus de ses épaules, qu’elle écrasait de sa masse, comme un dôme gigantesque au-dessus d’une frêle colonnette ; ou plutôt, pour me servir d’une comparaison moins ambitieuse et mieux appropriée à mon héros, cette tête avait l’air d’une citrouille plantée au bout d’un bâton, et M. Mouck tout entier, corps et tête, rappelait assez bien la figure d’un bilboquet.
Il demeurait tout seul dans sa maison et faisait lui-même sa cuisine ; aussi ne savait-on presque jamais dans la ville s’il était mort ou vivant, car il ne sortait qu’une fois par mois, sur le midi, et quand la chaleur tenait tout le monde renfermé. Parfois aussi, mais rarement, on le voyait le soir aller et venir sur sa terrasse, dont la balustrade le dérobait quasi tout entier, en sorte que, de la rue, il semblait que sa grosse tête se promenât toute seule autour du toit.
Mes camarades et moi nous étions d’assez méchants drôles, toujours en quête de quelque mauvais tour et volontiers disposés à nous moquer des gens. C’était donc pour nous une fête nouvelle chaque fois que sortait le petit Mouck.
Au jour indiqué, nous nous rassemblions devant sa maison, et nous attendions qu’il se montrât. La porte s’ouvrait, et la grosse tête, coiffée d’un gros turban en forme de potiron, apparaissait d’abord et jetait de droite et de gauche un regard d’exploration, à la suite duquel le reste du petit corps se hasardait à franchir le seuil. Mouck se manifestait alors à nos yeux dans toute sa gloire, les épaules couvertes d’un petit manteau râpé, les jambes perdues dans de vastes culottes et le ventre serré dans une large ceinture qui maintenait contre son flanc un grandissime poignard. Il se mettait en route enfin, et l’air retentissait de nos cris de joie : nous lancions nos bonnets en l’air et nous dansions comme des fous autour du petit homme. Lui cependant nous saluait à droite et à gauche avec un grand sérieux et descendait la rue à pas lents, forcé qu’il était de traîner les pieds en marchant pour ne pas perdre ses babouches, plus grandes de moitié qu’il n’eût été nécessaire. Nous le suivions alors en criant à tue-tête sur un rythme de tambour : « Petit Mouck ! petit Mouck ! » et nous lui chantions parfois une petite chanson goguenarde que nous avions composée à son intention. La voici à peu près :
Monsieur Mouck, Monsieur Moucheron,
Ron, ron,
Est sorti de sa maison.
Pour sa fête
Il est en quête
Il veut s’offrir un potiron,
Ron, ron.
Le potiron est sur sa tête :
Attrape, attrape, attrape donc
Petit, petit, petit moucheron.
Nous avions souvent déjà renouvelé ces plaisanteries, et je dois avouer à ma honte que j’étais un de ceux qui faisaient au pauvre Mouck le plus de méchancetés. Je lui criais qu’il perdait ses grands caleçons, je le tiraillais par son manteau, je criblais son turban de boulettes de papier mâché ; enfin, il n’était sorte de taquinerie à laquelle je n’eusse recours pour l’agacer. Un jour, je pris si bien mes mesures que je réussis à poser le bout de mon pied sur le derrière de ses grandes babouches et le pauvre petit alla donner rudement du nez contre terre. Cela ne fit d’abord que nous égayer encore plus ; mais je cessai bientôt de rire, lorsque je vis le petit Mouck rebrousser chemin et se diriger vers la maison de mon père. La sévérité paternelle m’était connue, et je ne prévoyais que trop quelle serait la fin de tout ceci. Cependant je m’étais glissé derrière la porte, et de là je vis ressortir le petit Mouck reconduit par mon père, qui le tenait respectueusement par la main et ne prit congé de lui qu’après beaucoup de salutations et d’excuses.
Tous ces salamalecs ne me présageaient rien de bon, et je commençais à m’inquiéter fort des suites de mon équipée. Je demeurai donc le plus longtemps que je pus dans ma cachette : mais finalement, la faim, que je redoutais encore plus que les coups, me poussa dehors, et, penaud et la tête basse, je me présentai devant mon juge.
« Tu as outragé le bon Mouck, méchant enfant, me dit-il du ton le plus sévère : approche ici, je veux te raconter l’histoire de ce pauvre petit homme, et, j’en suis bien persuadé, quand tu connaîtras ses merveilleuses aventures, tu ne songeras plus à te moquer de lui. »
Je me réjouissais déjà intérieurement de la tournure que prenaient les choses, quand mon père ajouta :
« Mais, afin que le souvenir s’en grave mieux dans ta mémoire, avant et après, tu recevras l’ordinaire. »
L’ordinaire, cela signifiait vingt-cinq coups de rotin que mon père était dans l’usage de m’appliquer lorsque j’étais en faute, en les comptant scrupuleusement ; et ce jour-là, il s’en acquitta plus rudement qu’il ne l’avait jamais fait.
Lorsque le vingt-cinquième coup eut résonné sur mes épaules endolories, mon père m’ordonna d’être attentif et commença en ces termes l’histoire du petit Mouck :
« Le père du petit Mouck, dont le vrai nom était Mouckrah, était un savant distingué, et, quoique peu favorisé de la fortune, il jouissait d’une grande considération à Nicée. Il vivait du reste presque aussi solitairement que le fait à présent son fils. Malheureusement il n’aimait pas cet enfant : sa taille de nain lui faisait honte. Le petit Mouck avait déjà pris ses seize ans qu’il s’amusait encore de babioles comme un tout jeune enfant ; et son père, homme des plus sérieux, lui reprochait sans cesse sa sottise et sa puérilité, sans qu’il jugeât à propos cependant de rien faire pour l’éducation du pauvre enfant, dont l’intelligence lui semblait non moins en retard que la taille.
« Un jour le vieux Mouckrah se laissa choir et se cassa la jambe. La fièvre le prit, il traîna quelque temps, puis mourut, laissant derrière lui le petit Mouck, pauvre et, qui pis est, ignorant, c’est-à-dire complètement incapable de subvenir par lui-même à ses besoins.
« Toujours plongé pendant sa vie dans ses abstractions scientifiques, Mouckrah ne s’était jamais préoccupé que fort médiocrement du soin de sa fortune, et, sans qu’il s’en doutât, il était à peu près ruiné au moment de sa mort. Des parents au cœur sec, qui jadis avaient obligé le vieux Mouckrah à gros intérêts, se présentèrent alors et évincèrent le petit Mouck de la maison paternelle, mais non toutefois sans lui donner un conseil.
« Va ! mon garçon, lui dirent-ils, cours le monde, remue-toi et tu finiras par trouver fortune. »
« Mouck n’avait reçu aucune instruction et sa naïveté dépassait toutes bornes ; mais il était doué d’une perspicacité naturelle qui lui fit comprendre aussitôt que des supplications seraient inutiles : sous le cousin il flairait le créancier.
« Soit ! dit-il, je pars ; mais du moins laissez-moi emporter les habits de mon père. »
« La défroque du défunt était peu somptueuse, on s’empressa de l’octroyer à son fils, en lui faisant sonner haut la magnificence du cadeau.
« Le vieux Mouckrah était grand et fort ; ses vêtements s’ajustèrent donc assez mal à la taille exiguë de son fils ; mais le petit eut bien vite trouvé un expédient. Ayant coupé tout ce qui excédait sa longueur, il endossa les habits paternels, sans paraître se douter du reste qu’il eût dû s’occuper aussi d’en faire réduire l’ampleur. De là vient le bizarre accoutrement qu’il porte encore aujourd’hui et qu’il paraît avoir fait vœu de porter toujours, car jamais on ne l’a vu vêtu autrement.
« Révérence faite à ses bons parents, le petit Mouck planta dans sa ceinture, comme un porte-respect, le vieux sabre de son père, et, le bâton en main, il se mit en route.
« Il marcha joyeusement toute la première moitié du jour ; car, puisqu’il était parti pour chercher la fortune, il lui paraissait indubitable qu’il dût la rencontrer. Ainsi raisonnait le naïf Mouck, auquel la rude expérience de la vie n’avait encore eu le temps d’enlever aucune illusion. Voyait-il scintiller au soleil, dans la poussière du chemin, quelque verroterie grossière, il la ramassait précieusement, croyant tenir un beau diamant ; apercevait-il dans le lointain des coupoles étincelantes d’une mosquée, ou la mer unie comme une glace et fermant l’horizon d’un cercle d’argent, il bondissait joyeux, se croyant aux portes de quelque pays enchanté. Mais hélas ! à mesure qu’il avançait, ces images décevantes perdaient tout leur prestige, et le pauvre Mouck reconnut bientôt à la lassitude qui alourdissait ses petites jambes, et surtout aux murmures de son estomac, qu’il n’était point encore entré dans le paradis qu’il rêvait.
« Il allait ainsi depuis deux jours, lassé, affamé, attristé, n’ayant pour nourriture que quelques sauvageons amers, pour oreiller que la terre dure et froide, et il commençait à s’assombrir et à douter de sa fortune future, quand un matin, du haut d’une éminence, il aperçut les murs d’une grande ville. Le croissant brillait clair et gai au-dessus des coupoles d’étain, et il semblait au petit Mouck que les drapeaux bariolés qui flottaient au vent lui faisaient signe d’entrer. Il demeura un instant immobile et comme perdu dans ses réflexions. « Oui, se dit-il enfin à lui-même : c’est ici que le petit Mouck doit trouver la fortune ! » Et malgré sa fatigue il fit un bond joyeux en répétant à voix haute : « Oui, oui, ici ou nulle part ! »
« Il rassembla donc ses forces et se dirigea vers la ville ; mais, quoiqu’elle lui parût tout proche, il ne put cependant l’atteindre que vers midi, car ses petites jambes lui refusaient presque entièrement leur service. Enfin il toucha au but. Il arrangea alors les plis de son manteau, rattacha son turban, élargit encore sa ceinture sur son petit ventre, et donnant à son long poignard une inclinaison plus martiale, il entra bravement dans la ville.
« Il avait déjà longé plusieurs rues, traversé plusieurs places, battu plusieurs carrefours, sans qu’aucune porte se fût ouverte pour lui. Nulle part on ne lui avait dit, comme il s’y était attendu : « Petit Mouck, es-tu las ? Petit Mouck, as-tu faim ? Viens ici, petit Mouck, et mange, et bois, et laisse reposer tes petites jambes. »
« Il était arrêté devant une grande et belle maison, qu’il considérait avec la mélancolie qu’inspire naturellement un estomac creux, lorsqu’à l’une des fenêtres une vieille femme parut qui se mit à chanter l’étrange chanson que voici :
Petits !
Petits !
Petits !
Venez à la fête,
La bouillie est prête,
Venez mes amis !
Fine
Cuisine,
Chez la voisine,
Se fait par vous.
La table est mise,
La chère exquise :
Accourez tous !
« Mouck était fort intrigué de savoir à qui s’adressait cet appel gastronomique, qui lui avait fait dresser les oreilles dès les premiers mots, quand soudain la porte s’ouvrit, et d’innombrables bandes de chiens et de chats accoururent de tous côtés et entrèrent dans la maison.
« À cette vue l’étonnement de Mouck redoubla et s’accrut jusqu’à la stupéfaction. Il demeura quelques instants en grande perplexité, hésitant s’il se rendrait, lui aussi, à l’invitation banale de la vieille, dont la physionomie hagarde et le bizarre accoutrement n’étaient pas sans lui inspirer quelque vague terreur. Enfin, son appétit croissant toujours, il prit courage et franchit le seuil de la maison. Devant lui trottinaient une paire de jeunes chats ; Mouck résolut de les suivre, conjecturant avec sagacité qu’ils le mèneraient tout droit à la cuisine.
« Arrivé au haut de l’escalier, il fut arrêté par la vieille de la fenêtre, qui lui demanda d’un ton bourru ce qu’il désirait.
« Je t’ai entendu inviter tout le monde à ta table, répondit Mouck, et, comme je suis horriblement affamé depuis trois jours que je marche, j’ai suivi ceux que j’ai vus entrer chez toi. »
« La vieille ricana en branlant la tête. « Mais, petit drôle, dit-elle, n’as-tu pas vu quels sont ceux que j’invitais ? Chiens et chats, voilà mes amis. Foin des hommes !
« – J’ai faim, j’ai bien faim ! répéta Mouck ; et puis, madame, je suis si petit, si petit, que je ne mangerai guère plus qu’un chat. »
« La vieille se laissa attendrir par ce discours naïf, et consentit à attabler Mouck avec une paire de matous qui roulaient de gros yeux et semblaient le regarder comme un intrus, ce dont notre ami se souciait peu en ce moment, tout occupé qu’il était à nettoyer son écuelle.
« Petit Mouck, lui dit la vieille lorsqu’il fut bien repu, veux-tu rester à mon service ? peu de peine et bonne nourriture, cela te va-t-il ! »
« Mouck, qui avait pris goût à la bouillie, accueillit avec joie cette proposition, et s’engagea sur l’heure au service de Mme Ahavzi ; ainsi se nommait la vieille.
« La charge qui lui fut confiée était légère en effet, mais des plus étranges.
« Outre les animaux du voisinage, pour lesquels Mme Ahavzi tenait table ouverte à certains jours, elle possédait en propre deux chats et quatre chattes qu’elle entourait d’un soin tout particulier ; Mouck fut attaché au service spécial de ces animaux. Chaque matin il devait laver leur fourrure, la peigner et l’oindre d’essences précieuses. Si la maîtresse sortait, le petit Mouck devait veiller sur les chats, présider à leurs repas, et, le soir, les coucher mollement sur des coussins de soie et les envelopper dans des couvertures de velours.
« Il y avait bien encore dans la maison quelques petits chiens confiés à la garde de Mouck ; mais pour ceux-là, il n’y avait pas besoin de tant de façons que pour les chats, qui étaient comme les enfants de Mme Ahavzi. Du reste, Mouck menait une vie quasi aussi solitaire que chez son père ; car, à l’exception de sa maîtresse, il ne voyait tout le jour que des chiens et des chats.
« Ce genre de vie ne laissa pas que de l’accommoder assez bien pendant quelque temps. Il mangeait à bouche que veux-tu, travaillait peu, et la vieille paraissait très-contente de lui. Mais cet état de quiétude ne tarda pas à s’altérer ; les chats devinrent difficiles à conduire et attirèrent au pauvre Mouck toutes sortes de désagréments. Lorsque la vieille était sortie, ils bondissaient à travers la chambre comme des possédés, jouant, s’agaçant, se poursuivant l’un l’autre, et bousculant dans leurs ébats tout ce qui se trouvait sur leur passage. Il leur arriva de briser ainsi plusieurs vases de grand prix. Entendaient-ils les pas de leur maîtresse dans l’escalier, ils couraient alors se blottir sous leurs coussins en se pourléchant d’un air si calme que Mme Ahavzi n’hésitait pas à regarder Mouck comme l’unique cause du désordre qui régnait dans son appartement. Le petit avait beau protester de son innocence et raconter la vérité, la vieille accordait plus de confiance aux mines papelardes de ses chats qu’aux paroles de leur serviteur, et elle en vint un jour jusqu’à le menacer de le châtier rudement, s’il ne veillait pas mieux sur ses pensionnaires.
« Fatigué et attristé de ces gronderies continuelles, qu’il n’était pas en son pouvoir d’éviter, Mouck résolut d’abandonner le service de Mme Ahavzi. Mais, comme il avait appris par son premier voyage combien il fait dur vivre sans argent, il chercha avant tout par quel moyen il pourrait obtenir les gages que sa maîtresse lui avait promis, mais dont il n’avait jamais pu se faire payer.
« Il y avait dans la maison une chambre mystérieuse que Mme Ahavzi tenait toujours soigneusement close, et dans laquelle Mouck l’avait entendue parfois faire un grand tapage. En songeant à ses gages, il lui vint en pensée que c’était probablement là que la vieille serrait ses trésors, et il ne rêva plus qu’aux moyens d’y pénétrer.
« Un matin que Mme Ahavzi était sortie, un des petits chiens, qu’elle traitait toujours assez mal, et dont Mouck, au contraire, s’était concilié la faveur par toutes sortes de bons offices, le tirailla par ses larges culottes, comme pour l’inviter à le suivre. Mouck, qui jouait volontiers avec cet animal et comprenait fort bien son muet langage, se laissa faire et arriva ainsi jusqu’à la chambre à coucher de la vieille. Le chien fit le tour de la pièce, flairant et grattant, et s’arrêta enfin devant un panneau de cèdre contre lequel il se dressa en aboyant et en regardant Mouck. Celui-ci frappa sur le panneau, qui sonna creux dans toute sa hauteur. Ce devait être une porte ; mais comment l’ouvrir ? Il n’existait aucune trace de serrure. Le chien aboyait toujours sourdement et semblait excité par la vue d’une espèce de figure de dragon dessinée au milieu du panneau à l’aide de clous de cuivre. Mouck promenait sa main sur cette figure, dont il examinait curieusement les contours, lorsque soudain l’un des clous céda sous la pression involontaire de son doigt, et le panneau tournant sur lui-même découvrit aux yeux émerveillés de Mouck la chambre dont il convoitait depuis si longtemps l’entrée.
« L’aspect en était étrange et saisissant. C’était un vrai capharnaüm, dans lequel gisaient confondus mille objets divers : costumes de tous les temps et de tous les pays, matras, cornues, ballons, oiseaux empaillés, serpents s’enroulant autour des colonnes ou rampant sur le sol, squelettes d’hommes et d’animaux, miroirs cabalistiques, cages, boussoles, télescopes, et que sais-je encore ? tout l’attirail enfin de la sorcellerie !
« Mouck était ébahi. Il allait d’un objet à l’autre, examinait tout avec une curiosité d’enfant et, comme un enfant, touchant à tout.
« Un magnifique vase de cristal de Bohême attira surtout son attention. Il le tournait et le retournait en tous sens, sans pouvoir se lasser d’en admirer le travail, quand soudain un bruit se fit entendre. Mouck tressaillit, et le vase, lui glissant des mains, se brisa en mille pièces sur le parquet en éclatant comme une bombe d’artifice.
« Ce n’était qu’une fausse alerte, mais le malheur qu’elle avait occasionné n’était que trop réel. Après une pareille équipée, il ne restait plus au pauvre petit qu’à décamper au plus vite, s’il ne voulait se faire assommer par la vieille.
« Sa résolution fut prise aussitôt. Mais n’oubliant pas l’objet qui l’avait amené, il se mit à fureter de tous côtés, espérant trouver, à défaut d’argent, quelque vêtement ou quelque ustensile dont il pût tirer profit. Dans cette recherche, ses yeux tombèrent sur une vieille paire de babouches d’une forme et d’un dessin des plus surannés, mais dont la dimension le séduisit. Elles avaient apparemment été destinées, dans le principe, à chausser quelque géant, et l’on eût pu sans peine y loger deux pieds comme celui de Mouck. Ce fut précisément ce qui lui plut. Avec de telles chaussures, il aurait l’air d’un homme, enfin, et l’on ne serait plus tenté, pensait-il, de le traiter comme un enfant !
« Un joli petit bambou, surmonté, en guise de pomme, d’une tête de lion ciselée, lui sembla également un meuble fort inutile pour Mme Ahavzi, tandis qu’il s’en servirait lui-même fort bien dans son voyage. Il s’en empara donc, et, sans pousser plus loin ses recherches, il sortit de la chambre et de la maison et courut sans regarder derrière lui jusqu’aux portes de la ville. Arrivé là, il ne se crut pas encore en sûreté, et continua de courir jusqu’à ce qu’enfin la respiration fut près de lui manquer.
« De sa vie, le petit Mouck n’avait fourni une course aussi longue et aussi rapide ; et cependant, malgré la fatigue qui l’accablait, il se sentait toujours sollicité à courir, et il lui semblait qu’une force surnaturelle l’entraînait en quelque sorte malgré lui. Mouck avait l’esprit subtil, ainsi que nous l’avons remarqué déjà ; il conjectura donc qu’il était sous l’influence de quelque charme qui devait tenir à ses chaussures nouvelles, et il se mit à leur crier comme lorsqu’on arrête un cheval lancé au galop : « Ho ! ho ! halte ! ho ! la ! la ! doucement ! doucement ! »
« Les babouches s’arrêtèrent aussitôt, et Mouck tomba épuisé sur la terre, où il s’endormit de lassitude.
« Tandis qu’il sommeillait lourdement, le petit chien de Mme Ahavzi lui apparut en songe et lui jappa ce qui suit :
« Cher Mouck, tu ne connais encore qu’imparfaitement l’usage de tes belles babouches. Sache donc que si, les ayant mises à tes pieds, tu tournes trois fois sur le talon, tu t’envoleras par les airs et te rendras ainsi en quelque endroit qu’il t’aura plu de choisir. Sache encore que ta petite canne recèle la vraie baguette de Jacob, et que par son moyen tu peux découvrir les trésors enfouis dans la terre ; car, là où il y a de l’or, elle doit frapper trois fois le sol, et deux fois pour indiquer de l’argent. »
« Ainsi rêva le petit Mouck, et il ne fut pas plutôt réveillé qu’il voulut vérifier la puissance de ses babouches, en attendant qu’il trouvât l’occasion d’essayer celle de sa canne. S’étant donc rechaussé vivement, il leva un pied en l’air et commença à tourner sur l’autre en s’appuyant sur le talon.
« Quiconque a tenté d’accomplir ce tour d’adresse trois fois de suite dans des chaussures trop larges ne doit pas s’étonner si le petit Mouck, que sa lourde tête entraînait tantôt à droite et tantôt à gauche, n’y réussit pas du premier coup.
« Il tomba plusieurs fois lourdement sur le nez. Cependant il ne se laissa pas décourager et recommença tant et si bien l’épreuve qu’à la fin il en sortit triomphant. Comme une toupie vigoureusement lancée, il tourna sur lui-même trois tours pleins, en souhaitant d’être transporté dans la grande ville la plus proche, et ses babouches l’enlevèrent aussitôt dans les airs. Elles couraient au-dessus des nuages comme si elles avaient eu des ailes, et, avant que le petit Mouck eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva rendu au beau milieu d’une grande place sur laquelle s’élevait un palais magnifique qu’il apprit bientôt être le palais du roi.
« Mouck était en possession de deux talismans précieux ; mais, en attendant qu’il pût les utiliser, il fallait vivre, et il n’avait pas la moindre piécette dans sa ceinture pour se procurer à manger. Une baguette indiquant les trésors cachés, c’était fort bon ; mais encore fallait-il traverser un endroit où des trésors fussent enfouis pour que la canne entrât en danse, et cela ne se rencontre pas tous les jours. Des babouches volantes, c’était superbe aussi ; mais courir sans but ne remplit pas le ventre. En ce moment, un messager du roi rentrait au palais, tout poudreux, efflanqué, n’en pouvant plus : « Eh mais ! se dit Mouck, voilà mon affaire ! ces gens-là sont bien payés, bien nourris ; je veux m’enrôler parmi eux et les surpasser tous, grâce à mes babouches ! » Et poussant droit au palais, il se fit conduire devant l’intendant général de la domesticité royale, auquel il offrit ses services comme coureur.
« L’intendant partit d’un grand éclat de rire en abaissant ses yeux sur l’avorton qui lui misait cette proposition saugrenue :
« Toi, coureur ? lui dit-il.
« – Oui, moi ! Mouck, fils de Mouckrah, surnommé le petit Mouck, et qui prétends dépasser à la course le plus alerte des coureurs de Sa Majesté. »
« L’aplomb du nain imposa à l’intendant. Il ne croyait pas un mot de ce que lui disait Mouck : la belle apparence qu’un pareil nabot pût lutter de vitesse avec des coureurs fendus comme des compas et dont chaque enjambée eût valu dix des siennes ! Mais il s’imagina que le petit bonhomme était quelque bouffon dont pourrait s’amuser Sa Majesté.
« Soit ! lui dit-il, je t’engage. Descends aux cuisines et fais-toi servir à manger ; mais en même temps, prépare-toi à fournir une course d’essai sous les yeux de Sa Majesté, Va ! et, si tu tiens à tes oreilles, songe à te tirer d’affaire convenablement. »
« Mouck ne se fit pas répéter deux fois l’invitation, et il descendit les escaliers quatre à quatre, conduit par un esclave qui recommanda au chef de l’office de lui donner tout ce qu’il voudrait.
« Une heure après, Mouck, bien repu, était amené sur une grande pelouse qui s’étendait au-dessous des fenêtres du château, et sur laquelle devait avoir lieu la lutte que lui avait annoncée l’intendant.
« On était en ce moment, à la cour, en grande disette de divertissements : Chinchilla, le singe favori du roi, était mort d’indigestion ; son beau kakotoës, surnommé l’arc-en-ciel, était dans sa mue et plus déplumé qu’un vieux coq qu’on va mettre à la broche ; restaient, il est vrai, les poissons rouges, mais au bout de quelque temps leur contemplation avait fini par paraître bien monotone à Sa Majesté. On accueillit donc avec empressement la proposition que fit l’intendant d’offrir à Leurs Altesses le spectacle d’une course dans laquelle un nain devrait dépasser, du moins le promettait-il, le plus agile coureur de Sa Majesté.
« Lorsque Mouck parut sur la prairie, toute la cour était déjà aux fenêtres, et ce fut une explosion d’hilarité universelle lorsqu’on vit s’avancer, en se dandinant comme un poussah, ce petit corps surmonté d’une grosse tête qui s’inclinait à droite et à gauche pour saluer l’assemblée. Mais notre ami ne se laissa pas décontenancer par les rieurs, et se campant fièrement sur la hanche aux côtés de son adversaire, plus maigre et plus efflanqué qu’un lévrier, il attendit sans sourciller le signal convenu.
« La princesse Amarza agita son éventail, et, de même que deux traits décochés vers le même but, les deux coureurs s’élancèrent sur la plaine.
« Tout d’abord l’adversaire de Mouck prit une avance notable ; mais celui-ci, emporté par ses babouches endiablées, l’atteignit bientôt, le dépassa et toucha le but longtemps avant l’autre, qui n’y arriva qu’essoufflé, tandis que Mouck respirait avec autant de calme que s’il eût fait la course au petit pas.
« Les spectateurs demeurèrent pendant quelques instants stupéfaits d’étonnement et d’admiration ; mais, lorsque le roi eut daigné applaudir, toute la cour en fit autant en s’écriant : « Vive le petit Mouck ! le petit Mouck est le roi des coureurs ! »
« À partir de ce moment, le petit Mouck fut attaché à la personne du roi en qualité de coureur ordinaire et extraordinaire, et chaque jour il entrait plus avant dans les bonnes grâces de son maître par la rapidité, l’intelligence et la fidélité qu’il apportait dans toutes les commissions qui lui étaient confiées. La faveur dont il jouissait ne tarda pas, du reste, ainsi qu’il est ordinaire, à susciter contre lui la jalousie des autres serviteurs ; qui ne manquaient jamais une occasion de témoigner au pauvre Mouck tout leur mauvais vouloir.
« Cet état de choses l’attristait. De nature aimante, et disposé lui-même à sympathiser avec tout le monde, il ne pouvait supporter non-seulement la haine des autres, mais même leur froideur. « Si je pouvais, se disait-il, rendre quelque service à mes compagnons, peut-être cela changerait-il. » Il se rappela alors son petit bâton, que le bonheur de sa nouvelle position lui avait fait complètement oublier. « Je ne tiens pas pour moi à trouver des trésors, pensait-il ; les libéralités du roi me suffisent. Mais, si je venais à rencontrer quelque aubaine, je la partagerais entre mes compagnons, et cela les disposerait sans doute favorablement à mon égard. » Depuis lors il ne sortit plus, soit en message, soit en promenade, sans être muni de sa petite canne, espérant qu’un jour le hasard le conduirait en quelque endroit ou des trésors seraient enfouis.
« Un soir qu’il errait solitaire dans la partie la plus reculée des jardins du roi, il sentit sa canne bondir trois fois dans sa main. Plein de joie, il tira aussitôt son poignard, afin d’entailler, de manière à reconnaître la place, les arbres qui entouraient ce lieu, et il regagna le palais.
« La nuit venue, il se munit d’une bêche et d’une lanterne sourde et retourna à la recherche de son trésor, qui lui donna d’ailleurs plus de mal qu’il ne s’y était attendu ; car ce n’est pas le tout que de trouver une mine, encore faut-il savoir et pouvoir l’exploiter. Or, les bras de Mouck étaient faibles, sa bêche grossière et pesante, et il dut piocher plus de trois grandes heures pour creuser deux pieds à peine. Enfin il heurta quelque chose de dur qui rendit sous sa bêche un son métallique. Il fouilla alors avec plus d’ardeur, pour dégager complètement l’objet dont il n’apercevait que l’un des côtés. C’était une urne immense, et, lorsqu’il eut réussi à en desceller le couvercle, il la trouva pleine jusqu’aux bords de monnaies d’or de toute espèce, mais dont la plupart portaient la date du dernier règne.
« L’urne était d’un poids trop lourd et surtout de trop grande dimension pour que Mouck songeât à l’emporter. Il se contenta donc d’emplir ses culottes et sa ceinture d’autant d’or qu’elles en purent contenir ; il en fourra encore une bonne partie dans son manteau, et, lesté ainsi, il regagna sa chambre, non sans avoir pris soin de recouvrir de gazon, de mousse et de branches d’arbre le trou qu’il avait creusé.
« Lorsque, le petit Mouck se vit en possession d’une si grosse somme, il crut que les choses allaient changer de face pour lui et qu’il allait acquérir du même coup autant de camarades et de chauds partisans qu’il comptait d’ennemis la veille. Bon petit Mouck ! les illusions qu’il se fit alors prouvent bien qu’il n’avait aucune expérience de la vie. Autrement, eût-il pu s’imaginer qu’avec de l’or on se crée de vraies amitiés ? Hélas ! qu’il eût bien mieux fait de graisser ses babouches, et, les poches pleines d’or, de s’éclipser au plus vite !
« On le jalousait sourdement auparavant, à cause de l’affection que lui témoignait le roi. On le détesta, on le vilipenda, on le maudit, on le calomnia dès que ses mains, toujours ouvertes, laissèrent couler l’or sans compter sur tout son entourage.
« Le cuisinier en chef, Ayoli, disait : « C’est un faux monnayeur.
« – Il a dépouillé quelqu’un, » répondait Achmet, l’intendant des esclaves.
« Mais Archaz, le trésorier, son ennemi le plus âpre, qui lui-même pratiquait de temps en temps des saignées occultes à la cassette de son maître, le traître Archaz ajoutait : « Certainement, il a volé le roi. »
« Vraies ou fausses, de pareilles accusations manquent rarement de perdre l’homme sur qui elles tombent ; et, s’il échappe au dernier supplice, ce n’est que pour expier plus durement peut-être, par son abaissement, la faveur dont il a joui.
« La bande des envieux s’étant donc concertée, le chef du gobelet, Korchuz, se présenta un jour, triste et abattu, devant le roi, qui parut d’abord n’y pas prendre garde ; mais Korchuz, affecta tant de désolation dans son maintien et poussa de tels soupirs, que le roi impatienté finit par lui demander ce qu’il avait à geindre ainsi.
« Hélas ! répondit le fourbe, je me désole d’avoir perdu les bonnes grâces de mon maître.
« – Que radotes-tu là, ami Korchuz ! » interrompit le roi ; « depuis quand le soleil de mes grâces a-t-il cessé de luire sur toi ? »
« Le chef du gobelet se prosterna et, dans une harangue des plus entortillées, où l’expression de son dévouement revenait à chaque phrase, il trouva le moyen de glisser que Mouck faisait un tel gaspillage d’argent depuis quelque temps, qu’il fallait que le roi eût mis sa cassette à sa disposition, à moins pourtant, ajouta-t-il benoîtement, que le malheureux nain ne fît de la fausse monnaie ou ne volât le trésor ; mais, en tout état de cause, il leur avait paru, à eux, fidèles serviteurs du roi, qu’ils ne pouvaient se dispenser de l’avertir de ce qui se passait.
« Les distributions d’or du petit Mouck parurent en effet fort suspectes au roi, et il ordonna de surveiller secrètement les démarches du nain, afin de le prendre, s’il était possible, la main dans le sac. Quant au trésorier, qui aimait fort à pêcher en eau trouble, il était dans la justification de voir la tournure que prenait cette affaire, et il espérait bien arriver ainsi à apurer ses comptes, qui n’étaient pas des plus clairs.
« Le soir de ce funeste jour, Mouck s’aperçut en retournant ses poches que ses prodigalités les avaient mises à sec, et, comme il n’avait eu vent de rien de ce qui s’était passé à son sujet, il résolut de retourner cette même nuit faire une visite à son trésor. Il était à cent lieues de soupçonner qu’on l’épiât, et que les gens apostés pour le perdre fussent ceux-là même auxquels il se proposait de partager les fruits de sa trouvaille !
« Au moment où, le trou étant déblayé, il venait de soulever le couvercle du vase et d’y plonger son bras, une main de fer saisit la sienne en criant : Ah ! je t’y prends ! voilà donc où tu serres tes épargnes ! » C’était Archiz, suivi d’Ayoli, d’Achmet, de Korchuz, de toute la meute enfin. Le petit Mouck abasourdi ne trouvait pas la force de dire un mot. Il fut aussitôt étroitement garrotté et conduit devant le roi.
« Sa Majesté, que l’interruption de son sommeil avait mise déjà de très-mauvaise humeur, reçut son pauvre coureur particulier avec beaucoup d’irritation, et commanda qu’on lui fit son procès sans désemparer. Le vase encore à demi plein d’or ayant été placé devant le roi, ainsi que la bêche et le petit manteau du malheureux Mouck, afin de servir de pièces de conviction, le trésorier prit la parole et dit qu’il avait surpris Mouck au moment même où il venait d’enfouir ce vase tout rempli d’or dans un endroit écarté du jardin.
« Mais pas du tout ! mais pas du tout ! » s’écria alors le petit Mouck dans le sentiment de son innocence, et s’imaginant qu’il suffisait d’un seul mot pour la faire briller aux yeux de tous : « bien loin d’avoir enfui cet or, je l’ai déterré au contraire, après l’avoir trouvé par hasard. »
Des murmures d’incrédulité et des ricanements ironiques accueillirent l’explication du nain et portèrent au comble la colère du roi, qui éclata d’une voix terrible : « Comment, misérable ! prétends-tu tromper ton roi d’une façon si grossière après l’avoir honteusement volé ? D’ailleurs, que tu l’aies enfoui ou non, cet or, il ne t’appartenait pas et tu n’avais pas le droit d’en disposer. Mais voici qui va te confondre : trésorier Archaz, n’as-tu pas remarqué depuis quelque temps que des sommes énormes étaient détournées de notre cassette, et n’as-tu pas alors dirigé tes soupçons sur quelqu’un ?
« – Oui ! oui ! oui ! se hâta de répondre Archaz ; et cet or provient bien de la cassette royale, et ce jeune drôle est bien le voleur. »
« Après cette impudente déclaration du trésorier, le roi, se trouvant suffisamment édifié, fit signe d’emmener le malheureux Mouck et ordonna de dresser une grande potence au haut de laquelle le pauvre petit devrait être hissé dès le lendemain.
« Mouck n’avait pas voulu tout d’abord révéler au roi le secret du bâton, de peur qu’on ne le dépouillât de son précieux talisman ; mais, lorsqu’il eut entendu prononcer sa condamnation et qu’il se fut bien rendu compte de l’impossibilité ou le mettaient ses liens de s’envoler à l’aide de ses babouches, il se décida à sacrifier la moitié de sa fortune pour sauver l’autre moitié en même temps que sa vie. Ayant donc sollicité du roi un entretien particulier, il se jeta tout en larmes aux pieds de Sa Majesté et lui dit :
« Grand roi, les apparences m’accablent, il est vrai ; mais, si tu daignes m’entendre un moment, tu sauras bientôt quels sont ceux qui te trahissent et si le petit Mouck est parmi eux. Donne-moi seulement ta parole royale de me laisser la vie sauve, et, par la barbe du Prophète ! je te jure de t’apprendre un secret qui te fera plus riche que ne le furent jamais Haroun-al-Raschid, le superbe calife, et le fameux voyageur Sindbad. »
« Le roi, dont les finances étaient des plus délabrées, dressa l’oreille à cette proposition et s’engagea, foi de monarque ! à gracier le petit Mouck, s’il pouvait en effet lui livrer un si beau secret.
« Mouck présenta alors sa petite canne à son maître, et lui en ayant expliqué tout le mystère, il ajouta :
« Et maintenant, ô roi, permets à ton fidèle et malheureux esclave de t’adresser une simple demande : l’expérience que j’ai faite ici de la vie des cours m’en a dégoûté à jamais ; souffre donc que je me retire d’un monde qui ne convient point à mes mœurs et dans lequel le hasard seul des circonstances m’avait poussé. »
« Mais, tandis que notre ami formulait sa requête, le roi songeait à part lui que le petit Mouck, qui découvrait des trésors avec un bâton, devait avoir encore plus d’un bon tour dans sa gibecière. Il pensait notamment que la vélocité du nain, dont les jambes avaient à peine la longueur d’une palme, ne pouvait tenir qu’à quelque engin de sorcellerie, et cette idée ne fut pas plutôt entrée dans sa tête qu’il résolut d’extorquer ce nouveau secret au pauvre Mouck par quelque moyen que ce fût. Sa parole royale le gênait bien un peu ; mais un expédient ingénieux, que lui avait enseigné jadis un savant mufti pour se tirer de semblables cas, lui revint en mémoire, et, d’un air paterne, se tournant vers son coureur, il lui dit :
« Je t’ai promis la vie sauve, ami Mouck, et je jure encore qu’il ne sera pas touché à un cheveu de ta tête ; mais le crime dont tu t’es rendu coupable en t’appropriant un trésor trouvé sur nos terres est trop grand pour qu’il me soit possible de t’accorder une grâce absolue ; la justice en murmurerait et l’exemple pourrait être dangereux. Tu vivras donc ; seulement tu passeras en prison le reste de tes jours… »
« Et après un silence pendant lequel le roi put étudier à loisir l’expression de terreur qui s’était répandue sur le visage du nain, il ajouta d’un ton doucereux :
« À moins pourtant que tu ne consentes à m’avouer de quel moyen tu te sers pour courir aussi rapidement, auquel cas je te ferais mettre immédiatement en liberté. »
« Le petit Mouck n’avait passé qu’une seule nuit dans les cachots du palais, mais c’en était assez pour qu’il n’eût pas envie d’y retourner, et surtout avec la perspective d’y pourrir éternellement ; il s’exécuta donc et convint que tout son art était dans ses babouches. Cependant il eut le bon esprit de retenir la moitié de son secret, et de ne pas apprendre au roi la manière de s’envoler en tournant trois fois sur le talon.
« Fort bien ! » dit le roi après avoir chaussé les babouches, dont il voulut incontinent essayer la puissance. « Fort bien ! vous êtes libre, monsieur Mouck, vous êtes libre de quitter mes États immédiatement, sans mot dire à personne et sans regarder derrière vous. Une heure de retard, un mot d’indiscrétion à qui que ce soit, et je vous fais écorcher vif. Allez ! »
« Et ce beau jugement rendu, les babouches et le petit bâton furent précieusement enfermés sous triple serrure par le roi lui-même, tout enchanté du succès de sa fourbe et jouissant par avance des plaisirs qu’il allait se procurer à l’aide de ses deux talismans.
« Pendant ce temps, Mouck gagnait la frontière, le ventre creux et tirant le pied. Il était redevenu aussi pauvre qu’à son départ de la maison paternelle ; mais alors du moins il pouvait rejeter sur la fortune contraire sa misérable condition, tandis qu’à présent il n’en devait accuser que sa niaiserie, sa sottise, sa stupidité ! Ainsi pensait tout bas le pauvre Mouck, et des regrets lui montaient au cœur en songeant au beau rôle qu’il eût pu jouer à la cour avec un peu plus d’adresse et de savoir-faire. Par bonheur, le royaume duquel il était chassé n’était pas des plus vastes, et au bout de huit heures de marche il en atteignit les confins, encore bien qu’habitué au secours de ses babouches merveilleuses, il eût été forcé de s’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine.
« Mouck avait été toujours tout droit jusque-là. Mais, dès qu’il eut franchi la frontière et qu’il ne fut plus talonné par la peur d’être poursuivi et rattrapé, il se jeta hors de la grande route et s’enfonça dans un bois qui bordait le chemin, avec l’intention de se fixer désormais dans ce lieu et d’y vivre solitaire, tant ses dernières aventures lui avaient inspiré la haine et l’horreur des hommes !
« En errant à travers les arbres, il rencontra une jolie clairière. Un frais ruisseau, coulant sans bruit sur un lit de cresson, traversait cet endroit que bordaient de tous côtés des figuiers au tronc noueux, au large feuillage, et dont les fruits abondants, pleins, colorés, semblaient inviter la main du voyageur à les cueillir. Ces figues étaient si belles qu’elles eussent fait venir l’eau à la bouche d’un homme bien repu ; à plus forte raison devaient-elles éveiller la sensualité du pauvre Mouck, dont l’estomac criait la faim depuis la matinée.
« En un clin d’œil il en eut englouti une douzaine. Elles étaient délicieuses, et Mouck ne se souvenait pas d’avoir jamais mangé de meilleurs fruits.
« Lorsqu’il fut à demi rassasié, il éprouva le besoin de se rafraîchir, et se coucha à plat ventre au bord du ruisseau afin d’y boire ; mais aussitôt il se rejeta en arrière par un violent soubresaut, épouvanté, l’œil hagard et comme s’il eût vu au fond de l’eau quelque hideux reptile.
« Il demeura un instant comme pétrifié ; puis le courage lui revint avec la réflexion : « Eh ! non, » se dit-il, « c’est impossible, je suis le jouet de quelque hallucination. » Et se rapprochant du ruisseau, il allongea lentement au-dessus de l’eau sa tête énorme, qui lui apparut alors, bien distinctement, ornée de deux immenses oreilles d’âne, tandis que son nez se projetait en avant de sa face semblable au grouin d’un tapir.
« Mes yeux me trompent, » s’écria Mouck éperdu, et il saisit sa tête à deux mains : ses oreilles avaient plus d’une demi-aune, et son nez s’allongeant toujours le faisait horriblement loucher. « C’est bien fait ! s’écria-t-il enfin avec amertume, c’est bien fait ! je me suis comporté comme un âne stupide, je mérite d’avoir les oreilles d’âne ! » Et, brisé par la fatigue de la route non moins que par le désespoir de sa hideuse métamorphose, il se laissa tomber sur le gazon, où il finit par s’endormir d’épuisement et de lassitude.
« Au bout d’une heure environ il se réveilla, sollicité par les murmures de son estomac, et se mit à chercher aux environs s’il ne trouverait pas quelque chose de plus substantiel que des figues à se mettre sous la dent. Mais il eut beau tourner, retourner, aller, venir, battre le bois de long en large, il lui fut impossible de découvrir autre chose que des figues et toujours des figues. Il est vrai qu’elles étaient d’espèces différentes, les unes vertes, les autres jaunes, celles-ci rougeâtres, celles-là violettes. Faute de mieux, Mouck dut se contenter de cette variété dans son ordinaire, et, comme il avait goûté déjà les violettes, il en cueillit une belle douzaine de vertes, qu’il trouva d’ailleurs non moins savoureuses que les premières.
« Il se dirigeait vers le ruisseau pour arroser d’une lampée d’eau fraîche son frugal repas, quand soudain il s’arrêta, retenu par l’idée de se retrouver encore face à face avec son ignoble portraiture. Il voulut essayer du moins de fourrer sous la calotte de son turban les oreilles monstrueuses qui décoraient son chef et s’élevaient à droite et à gauche de sa grosse tête, pareilles à deux minarets flanquant le dôme d’une mosquée ; mais ses mains eurent beau explorer tout le pourtour de sa coiffure, elles n’y trouvèrent plus trace d’oreilles. Tremblant de joie, il courut au ruisseau et constata avec une indicible satisfaction que sa tête avait repris son aspect ordinaire.
« Mais le petit Mouck n’était point de ces esprits légers qui voient s’accomplir un phénomène sous leurs yeux et profitent de ses conséquences ou les subissent sans chercher à s’en rendre compte.
« Examen fait des circonstances qui avaient précédé et suivi sa métamorphose, il fut convaincu qu’elle devait tenir aux figues qu’il avait mangées, les unes provoquant le développement horrifique de nez et d’oreilles dont il avait été victime et les autres étant comme l’antidote des premières.
« Continuant à méditer sur cette aventure, Mouck, reconnut que son bon génie lui mettait encore une fois dans la main le moyen de faire fortune ou de rattraper à tout le moins ce qu’il avait laissé échapper.
« Il cueillit donc des figues violettes et des vertes autant qu’il en put tenir dans son manteau, dont il fit une sorte de bissac qu’il jeta sur son épaule ; et, chargé de la sorte, il reprit le chemin du pays qu’il venait de quitter. À la première ville qu’il rencontra, il revêtit un déguisement afin de n’être point inquiété dans sa marche, et poursuivit sa route sans s’arrêter jusqu’à la capitale où résidait le roi.
« On était précisément en un temps de l’année où les fruits mûrs sont encore rares ; et Mouck, qui connaissait les habitudes du palais, ne doutait pas que ses figues n’attirassent la vue des pourvoyeurs de Sa Majesté, très-friande de primeurs de toute sorte. En effet, il venait à peine de s’installer sur la grande place, au milieu des autres marchands, qu’il vit arriver du plus loin le chef des cuisines et le majordome qui faisaient leur ronde accoutumée. Ils avaient passé déjà devant la plupart des étalages sans que rien eût paru les satisfaire, lorsque leurs regards tombèrent enfin sur la corbeille de figues du petit Mouck.
« À la bonne heure ! s’écria le majordome, voici qui est digne de la table du roi. Combien veux-tu de toute ta corbeille ? » demanda-t-il au faux marchand.
« Celui-ci demanda un prix modéré qui lui fut accordé sans débat, et le majordome ayant remis la corbeille aux mains d’un esclave pour la porter au palais, il poussa plus loin afin de continuer son inspection.
« Cependant Mouck, son marché conclu, avait jugé à propos de s’esquiver afin d’aller se préparer au nouveau rôle qu’il avait encore à jouer pour mener à bien le dénoûment de cette aventure.
« Le soir du même jour, il y avait grand gala au palais : on fêtait le vingtième anniversaire de l’avènement du roi au trône. Le maître d’hôtel s’était surpassé et Sa Majesté avait daigné à plusieurs reprises lui en témoigner sa satisfaction, lorsque apparurent au milieu d’un dessert choisi, les superbes figues de Mouck, s’élevant en pyramide dans une riche corbeille en filigrane d’or.
« Ce fut un cri d’admiration universelle à cette vue, et le roi, qui avait épuisé déjà toutes ses formules laudatives à propos des mets servis précédemment, détacha de son propre bonnet son grand ordre de la Fourchette, et voulut en décorer lui-même son maître d’hôtel, qui reçut à genoux cette précieuse distinction.
« Sa Majesté ordonna ensuite galamment que l’on présentât la corbeille à la reine ainsi qu’aux princesses ses filles, et s’étant servi lui-même, il abandonna le reste aux autres convives, parmi lesquels se trouvaient tous les princes de sa famille, mêlés aux grands fonctionnaires de l’État.
« L’un de ces derniers, le grand mufti, qui se piquait d’éloquence, avait réservé pour ce moment le discours qu’il était dans l’habitude d’adresser au roi à cette époque, discours toujours le même et que le roi écoutait toujours avec le même sérieux ; mais ce jour-là, à peine le grand mufti eut-il déroulé son papier et prononcé le « Grand roi » sacramentel du début, qu’il entendit des rires étouffés éclater tout autour de lui.
« L’orateur ne laissa pas d’abord que d’être passablement interloqué par cet étrange accueil fait à sa rhétorique officielle ; mais, après qu’à son tour il eut promené ses regards sur ses voisins, il se mit à pouffer comme eux, et ce ne fut plus alors dans toute la salle qu’un formidable éclat de rire.
« Du reste, si l’accès fut violent, il dura peu. Chacun des convives, en voyant les oreilles de ses voisins, éprouva le besoin de s’assurer de l’état des siennes, et tous s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient rien à s’envier les uns aux autres à l’endroit de ce cartilage. Quant aux oreilles du roi, elles s’étaient si majestueusement allongées que le grand mufti lui-même ne semblait à côté de lui qu’un ânon, encore bien qu’il en portât plus d’un bon pied par-dessus son bonnet.
« Grande fut la désolation de la cour en se voyant accoutrée de la sorte. On manda aussitôt le ban et l’arrière-ban des médecins ; et tous ensemble et chacun séparément furent consultés sur ce cas extraordinaire, qu’ils ne purent guérir en aucune façon, mais sur lequel ils glosèrent d’ailleurs fort savamment.
« Un chirurgien ingénieux se présenta alors, qui proposa tout simplement de couper tout ce qui excédait la longueur ordinaire, et s’offrit de refaire des nez et des oreilles présentables au goût des personnes qui voudraient bien l’honorer de leur confiance. Mais tous trouvèrent le remède pire que le mal, hors la princesse Amarza, qui ne pouvait se consoler de la perte de son petit nez rosé et de ses oreilles mignonnes si finement ourlées. Mais hélas ! ce fut en vain quelle affronta l’horrible opération, la pauvre enfant ! L’acier s’était à peine éloigné de son visage délicat qu’oreilles et nez avaient repoussé de plus belle.
« Sur ces entrefaites on vint annoncer au roi qu’un vieux derviche demandait à lui parler et qu’il se faisait fort de remédier à l’affreux accident dont se désolait la cour.
« Qu’on l’amène sur l’heure, » dit le roi.
« Un vieux petit homme tout ratatiné par l’âge, enveloppé dans une large robe noire, coiffé d’un turban pyramidal, et dont la longue barbe blanche descendait jusqu’aux pieds, fut introduit par les esclaves avec force salamalecs.
« Le mal qui t’a frappé, toi et les tiens, » dit-il au roi, « n’est point un mal naturel et que puissent atteindre les remèdes ordinaires de la médecine. Ce doit être la punition de quelque grand crime commis par toi jadis, et pour lequel tu auras négligé de faire les expiations voulues. Avec la grâce d’Allah, je puis te guérir cependant, je puis vous guérir tous ; et pour t’en donner une preuve, vois ! »
« Tout en parlant, le derviche s’était approché de la princesse Amarza, qui se tenait toute honteuse en un coin et s’efforçait de dissimuler sa laideur en plongeant son visage dans ses deux petites mains. « Tenez, mon enfant, mangez ceci, » lui dit-il en lui présentant dans une petite boîte de jonc une espèce de confiture sèche et de couleur verdâtre.
« La princesse eût avalé des couleuvres vivantes, s’il l’eût fallu, pour reconquérir sa beauté ! Elle ne se fit donc pas prier pour goûter à la drogue du derviche, et soudain un cri d’admiration s’éleva dans toute la salle : la princesse était redevenue plus jolie que jamais, ce dont elle s’assura aussitôt elle-même avec un empressement charmant, en se précipitant devant une glace dont le témoignage lui rendit enfin toute sa bonne humeur.
« Cependant le derviche, se retournant vers le roi qui contemplait sa fille d’un œil enivré :
« Que me donneras-tu, lui dit-il, si, par la puissance de mon art, je fais pour toi, pour vous tous, ce que j’ai fait pour la princesse Amarza ?
« – Parle, bon derviche, dis-moi ce que tu veux et je promets de te l’accorder. »
« Le derviche se taisait, comme hésitant à formuler une demande ou doutant peut-être de la parole royale.
« Tiens ! lui dit le roi, viens ! » Et l’entraînant vers son trésor, il étala sous ses yeux toutes les richesses qui y étaient entassées, en le suppliant de choisir ce qui lui plairait, ou même de prendre tout si bon lui semblait, pourvu qu’il lui rendît un visage humain.
« Dès l’entrée, le derviche, ou plutôt Mouck, car c’était lui, vous l’avez déjà reconnu sans doute, avait aperçu dans un coin ses chères babouches et sa petite canne, et tout en feignant d’examiner attentivement les merveilleux objets qui décoraient la salle, il s’avançait petit à petit dans cette direction.
« Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pas des babouches, il sauta dedans d’un seul bond, saisit sa petite canne d’une main, de l’autre arracha sa fausse barbe et se montra aux yeux étonnés du roi sous les traits bien connus de l’exilé Mouck.
« Roi perfide !, s’écria-t-il, monarque imbécile ! qui payes d’ingratitude les fidèles services de tes vrais amis, tandis que tu te laisses sottement tromper par des coquins audacieux, la difformité qui t’a atteint est la juste punition de ta fourberie et de ta sottise. Tu garderas tes oreilles d’âne ; tu les garderas éternellement, afin qu’elles te rappellent sans cesse l’indigne traitement que tu as fait subir au pauvre Mouck.
« – Coquin ! » dit le roi, sortant de son ébahissement, tu périras sous le bâton ; » et de tous ses poumons il appela ses serviteurs à son aide.
« Mais Mouck tourna rapidement trois fois sur lui-même en souhaitant d’être transporté à cent lieues de là, et s’élançant par la fenêtre ainsi qu’un oiseau, il était hors de vue avant qu’aucun esclave fût arrivé.
« Après avoir couru le monde quelque temps et gagné par le moyen de ses deux talismans une très-grande aisance, le petit Mouck revint se fixer à Nicée, où il n’a pas cessé de vivre depuis lors, mais toujours solitaire ; car il a gardé, non de la haine, son âme douce en est incapable, mais un profond mépris et presque du dégoût pour les hommes, par suite du commerce qu’il a eu avec eux. Il a du reste acquis dans ses voyages une expérience et une sagesse rares ; et, malgré son extérieur étrange, le petit Mouck, – retiens bien ceci, me dit mon père en finissant – le bon petit Mouck a droit, par ses malheurs et ses vertus, aux respects et à l’admiration de tous bien plus qu’à leurs moqueries. »
Tout le temps qu’avait duré ce récit, je n’avais pas cessé d’y apporter la plus grande attention, et, lorsqu’il fut achevé, je protestai avec effusion des regrets que je ressentais de ma conduite indigne envers le petit homme. Mon père me félicita beaucoup de ce retour à des sentiments meilleurs et m’engagea à y persévérer ; mais, comme il ne revenait jamais sur ce qu’il avait une fois résolu, il reprit en même temps son rotin et m’administra scrupuleusement la seconde moitié de la correction qu’il m’avait promise.
Je m’empressai de raconter à mes petits camarades les merveilleuses aventures du petit Mouck : et sa bonté d’enfant, non moins que les puissances occultes dont il disposait, nous inspirèrent pour lui une telle vénération, que jamais depuis lors aucun de nous ne s’avisa de lui faire la moindre niche. Tout au contraire, nous l’entourâmes aussi longtemps qu’il vécut des plus grandes marques de considération, et, s’il venait à passer devant nous dans ses jours de sortie, nous nous inclinions devant ses grandes babouches avec autant de respect que nous l’eussions pu faire devant le cadi lui-même ou le mufti de la grande mosquée.
La plaisante narration de Muley obtint un succès de fou rire unanime. M. Mouck et ses babouches endiablées trottèrent toute la nuit par la cervelle de nos voyageurs, et le lendemain matin, ils riaient encore aux éclats des mésaventures et de la malicieuse vengeance du petit homme, dont la mirifique histoire fut presque l’unique objet de leurs conversations de tout le jour. Après le repas du soir, cependant, Muley, le conteur de la veille, s’adressant au vieil Achmet avec tout le respect dû à sa barbe blanche : « Ne consentirez-vous pas aussi, lui dit-il, à nous raconter quelque chose, histoire ou conte, légende ou souvenir ? car votre vie, ô mon père ! ajouta le jeune homme en s’inclinant profondément, a dû être fertile en aventures de tout genre. »
Achmet parut acquiescer à cette invitation par un léger signe de tête ; mais il demeura un moment sans répondre et comme se demandant à lui-même ce qu’il devait raconter.
« Chers amis, dit-il enfin, vous vous êtes montrés pour moi, pendant tout le cours de notre voyage, des compagnons attentifs et dévoués, et Sélim aussi, depuis le peu de jours que nous nous connaissons, a su gagner ma confiance : ce n’est donc pas un conte inventé à plaisir que je vous redirai, mais une histoire, une histoire prodigieuse et effroyable, qui m’est arrivée dans ma jeunesse et à laquelle je ne puis songer encore sans une insurmontable horreur : c’est ma rencontre avec le vaisseau maudit. »
Mon père possédait une petite boutique dans la ville de Balsora. Ni pauvre ni riche, il était d’ailleurs de ces gens qui ne se risquent pas volontiers dans les spéculations aventureuses, de peur d’y perdre en un jour le fruit de longues années de travail. Il redoutait la mer particulièrement, et jamais il n’avait osé hasarder la moindre cargaison sur les flots. Un jour cependant, un de ses amis vint lui proposer une affaire de ce genre qui présentait de si magnifiques chances de gain, que mon père se laissa séduire et consentit à entrer pour mille besans, le plus clair de son bien, dans le nolisement d’un navire. Huit jours après, nous apprîmes que le navire avait été assailli par une tempête, presque au sortir du port, et qu’il avait péri corps et biens. Le saisissement qu’éprouva mon père en recevant cette nouvelle fut si violent, qu’il en mourut subitement sans avoir pu prononcer un seul mot. Pour moi, qui venais d’atteindre mes dix-huit ans, ce désastre n’abattit pas mon jeune courage. Je fis argent de tout ce que mon père avait laissé, et je résolus de partir, afin d’aller chercher fortune à l’étranger. Un seul de nos vieux serviteurs, qui avait conçu pour moi un réel attachement, ne voulut pas séparer sa destinée de la mienne. Je l’emmenai donc.
Nous nous embarquâmes dans le port de Balsora, par un vent favorable, à bord d’un navire en destination de l’Inde. Depuis quinze jours déjà nous étions en mer, lorsque le capitaine nous annonça une tempête prochaine. Son visage bouleversé semblait indiquer qu’il ne connaissait pas suffisamment sa route dans ces parages pour qu’il pût sans appréhension y subir une tempête. Il ordonna de ferler toutes les voiles, et nous attendîmes ainsi les événements.
La nuit était venue claire et froide, et déjà le capitaine croyait s’être mépris sur les signes avant-coureurs de la tempête, quand tout à coup un navire, que nous n’avions pas aperçu jusque-là, glissa si près du nôtre qu’il semblait presque le toucher. Un immense cri de terreur retentit sur notre pont. Le capitaine, qui était à mes côtés, devint plus pâle qu’un linceul. « Mon navire est perdu, s’écria-t-il, la Mort fait voile avec nous. » Avant que j’eusse pu l’interroger sur le sens de cette exclamation, les matelots se précipitèrent autour de lui en criant et se lamentant. « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ? répétaient-ils avec angoisse. Malheureux que nous sommes ! c’est fait de nous ! »
Après avoir essayé de se calmer par la lecture de quelques versets du Coran, le capitaine alla lui-même se mettre à la barre afin de diriger notre marche. Vains efforts ! La tempête nous gagnait à vue d’œil, et, avant qu’une heure se fût écoulée, notre vaisseau se coucha sur le flanc avec un craquement horrible. Cependant nous nous étions jetés dans les chaloupes, et nous nous efforcions, non de nous diriger, c’était impossible, mais de nous soutenir au moins sur les flots en fureur. La tempête durait toujours, et cette effroyable nuit semblait ne devoir jamais finir. Nous appelions le jour ardemment, ignorant quel nouveau désastre il devait encore nous apporter ! En effet, aux premières lueurs de l’aube, le vent enveloppa notre barque dans un tourbillon et la renversa. Depuis lors, je ne revis plus aucun de ceux qui s’étaient trouvés sur le vaisseau. L’orage m’avait abasourdi, et quand je revins à moi, après un long évanouissement, je fus tout étonné de me trouver dans les bras de mon vieux serviteur, qui s’était cramponné à la barque chavirée et m’avait tiré après lui.
La mer s’était calmée enfin, et, debout sur notre chaloupe aux trois quarts brisée, nous interrogions avidement l’horizon sans bornes, quand tout à coup, dans un lointain vaporeux, un navire nous apparut, vers lequel, par bonheur, la brise nous poussait. Lorsque nous nous en fûmes un peu rapprochés, je reconnus ce même vaisseau qui nous avait serrés de si près pendant la nuit, et dont la vue avait jeté le capitaine dans un si grand effroi. Je me sentis frissonner à mon tour. L’exclamation du capitaine, qui s’était si épouvantablement confirmée, l’apparence déserte du navire, les cris que nous poussions et auxquels nulle voix ne répondait, tout cela m’épouvantait étrangement ! et cependant c’était notre unique moyen de salut, et nous bénissions le Prophète de nous l’avoir si miraculeusement offert.
À force de manœuvrer des pieds et des mains en guise d’avirons, nous finîmes par aborder le vaisseau mystérieux ; mais nous eûmes beau alors héler et crier de toute la force de nos poumons, rien ne bougea au-dessus de nos têtes, pas une voix ne nous répondit. Un long cordage pendait le long des flancs du navire ; je m’en saisis, et en un moment je fus sur le pont.
Quel spectacle m’y attendait ! Aujourd’hui encore, après tant d’années, je ne puis me le rappeler sans frémir d’horreur.
Le pont était rouge de sang. Vingt ou trente cadavres, en costume turc, étaient étendus pêle-mêle sur le plancher. Au pied du grand mât se dressait un homme richement habillé et le sabre à la main ; mais son visage était livide et décomposé. Lui aussi était mort !… Une longue cheville de fer, qui lui traversait le crâne, le clouait au mât et le maintenait debout.
La terreur enchaînait mes pas. De même que dans un cauchemar, j’osais à peine respirer. Enfin mon compagnon me rejoignit, et son saisissement fut égal au mien, à la vue de ces cadavres amoncelés. Nous nous hasardâmes cependant, après avoir invoqué le Prophète, à pousser plus avant ; mais, à chaque pas que nous faisions, nous découvrions des choses de plus en plus horribles. Autour de nous, d’ailleurs, toujours même silence et même calme lugubre, pas un souffle, pas un bruit : rien ne bougeait ici ni là, rien ne vivait que nous et l’Océan, dont le sein se gonflait et s’abaissait à intervalles égaux comme une poitrine humaine. Nous étions arrivés ainsi à l’entrée d’un escalier conduisant aux chambres du navire. Là nous fîmes halte et nous nous regardâmes l’un l’autre, comme pour nous demander s’il fallait pousser plus avant.
« Ô maître ! dit enfin mon fidèle serviteur, il s’est passé ici quelque chose d’effroyable, et peut-être les meurtriers occupent-ils encore le navire ; mais, quoi qu’il doive nous arriver, descendons, je ne saurais supporter plus longtemps cet horrible spectacle. »
En bas comme en haut régnait un silence de mort que troublait seul le bruit de nos pas. Nous arrivâmes à la porte de la cabine. J’y appliquai mon oreille et j’écoutai. Aucun bruit ne s’étant fait entendre, je poussai la porte. La chambre offrait l’image du plus complet désordre. Des habits, des armes, des objets de toute sorte y gisaient pêle-mêle ; rien n’était à sa place. L’équipage, ou du moins le capitaine et ses officiers, devaient avoir fait dans ce lieu quelque orgie récente suivie sans doute d’une rixe acharnée, car des taches de sang et de vin maculaient encore le plancher. Nous poursuivîmes notre inspection de chambre en chambre et d’étage en étage, et partout nous trouvâmes une riche cargaison de soie, de perles, de poudre d’or et d’autres marchandises rares et précieuses. Cette découverte m’arracha pour un instant à mes sinistres préoccupations. Personne que nous ne se trouvant sur le navire, je me croyais autorisé à m’approprier le tout, et déjà je voyais ma fortune faite ; mais Ibrahim, de sens plus rassis, me fit observer que ma joie était au moins prématurée et qu’il fallait avant tout songer à gagner la terre.
Après que nous nous fûmes un peu réconfortés avec des mets et des liqueurs que nous trouvâmes en abondance dans la cabine, nous nous décidâmes enfin à remonter sur le pont ; mais l’épouvante revint encore s’emparer de nous comme la première fois à l’aspect des cadavres.
« Délivrons-nous-en en les jetant par-dessus le bord, » dis-je à Ibrahim. Mais jugez, si vous le pouvez, de notre terreur, quand nous nous aperçûmes que nous ne pouvions déranger de sa place aucun de ces morts : ils tenaient au vaisseau par des liens enchantés ! Le capitaine non plus ne voulut pas se laisser détacher de son mât, et nous ne pûmes même pas arracher son cimeterre de sa main roide et glacée.
Lorsque la nuit commença à tomber, j’engageai le vieil Ibrahim à dormir un peu pour réparer ses forces, voulant moi-même veiller sur le pont et guetter s’il ne nous arriverait pas quelque secours.
La lune venait de se lever, et, d’après la position des étoiles, je calculais qu’il devait être environ onze heures, lorsqu’un besoin de sommeil si irrésistible s’empara de moi, qu’involontairement je me laissai tomber derrière un tonneau qui se trouvait sur le pont. Je ne dormais qu’à moitié cependant ; car j’entendais très-distinctement la mer battre contre les flancs du vaisseau et le vent gémir et siffler dans les voiles et les cordages. Tout à coup, je crus distinguer à mes côtés des voix et des pas d’hommes. Je voulus me relever pour m’assurer du fait, mais une puissance invincible tenait mes membres enchaînés, et il me fut impossible même d’entr’ouvrir les yeux. Cependant les voix devenaient toujours plus distinctes, et il me semblait qu’un nombreux équipage s’agitait sur le pont. Par instants, le sifflet du commandement retentissait à mes oreilles, et je percevais très-nettement alors le bruit de la manœuvre. Mais peu à peu le sentiment m’abandonna et, malgré mes efforts pour résister à l’engourdissement qui me gagnait, je tombai dans un lourd sommeil, pendant lequel je crus entendre encore, mais un instant seulement, et d’une manière tout à fait confuse, les cris des matelots et comme un cliquetis d’armes.
Lorsque je me réveillai, le soleil était déjà haut sur l’horizon et me brûlait le visage. Sur le pont les cadavres gisaient immobiles ; immobile était le capitaine cloué à son mât. Décidément, le vacarme que j’avais cru entendre pendant la nuit s’était passé dans ma tête. J’avais rêvé. Je me levai pour aller chercher mon vieux serviteur.
Il était assis dans la cabine et paraissait plongé dans une méditation profonde.
« Ô maître ! s’écria-t-il lorsque j’entrai, j’aimerais mieux être enseveli au plus profond de la mer que de passer encore une nuit dans ce damné vaisseau.
– Que t’est-il arrivé ? lui demandai-je, avec anxiété.
– Après que j’eus dormi quelques heures, reprit Ibrahim, je me réveillai, et il me sembla que j’entendais courir bruyamment au-dessus de ma tête. Je pensai d’abord que ce pouvait être vous ; mais en écoutant mieux, je reconnus qu’ils devaient être au moins une trentaine là-haut, à faire leur vacarme. Enfin, des pas lourds retentirent sur l’escalier… On venait de ce côté… Cette porte s’ouvrit… Et je vis alors ce même homme qui est cloué au mât ; je le vis s’asseoir ici, à cette table, et chanter et boire et fumer ; et celui qui est revêtu d’un habit écarlate, et qui gît non loin de lui sur le pont, était assis en face de lui. Après avoir bu et fumé ensemble, ils parurent se prendre de querelle et s’élancèrent hors de la cabine comme pour aller se battre sur le pont. Pour moi, saisi d’horreur, mes forces m’avaient abandonné. Je m’étais évanoui. »
Ainsi parla mon vieux serviteur ; et vous devez penser dans quel trouble me jeta ce récit. Ce n’était donc pas une illusion ; je n’avais pas rêvé : c’étaient bien les morts que, moi aussi, j’avais entendu crier et courir et se battre autour de moi. L’idée de naviguer en pareille compagnie me causait une indicible horreur ; et je ne sais à quelle extrémité fatale j’allais me résoudre, lorsque mon vieil Ibrahim, qui s’était replongé dans ses réflexions, s’écria tout à coup : « Je les tiens, à présent ! » Il venait de se rappeler une petite formule que son grand-père, homme de longue expérience et très-versé dans les choses occultes, lui avait apprise autrefois, et qui pouvait, disait-il, protéger contre les esprits et les fantômes. « Il faut seulement, ajouta Ibrahim, que nous puissions lutter dans la prochaine nuit contre le sommeil surnaturel qui nous surprend, et nous y parviendrons en priant avec ferveur. » Les paroles du vieillard me raffermirent un peu ; mais ce ne fut pas néanmoins sans un grand sentiment de terreur que nous vîmes s’approcher la nuit.
Il y avait à côté de la cabine une petite chambrette dans laquelle nous convînmes de nous retirer. Ibrahim écrivit le nom du Prophète sur les quatre murailles, et nous attendîmes ainsi les épouvantements de la nuit.
Il pouvait être onze heures environ lorsque je me sentis gagner par une violente envie de dormir. Mon compagnon commença alors à réciter quelques versets du Coran ; je l’imitai, et nous réussîmes par ce moyen à nous tenir éveillés. Au bout de peu d’instants, cela parut s’animer au-dessus de nous : les cordages crièrent et l’on distingua nettement sur le pont des pas et des voix. Quelques minutes pleines d’angoisses s’écoulèrent. Soudain un bruit plus rapproché se fit entendre. On descendit l’escalier de la cabine. À ce moment, le vieillard se mit à réciter la formule qu’il tenait de son grand-père pour conjurer les esprits :
Sylphes,
Descendez des hauteurs de l’Éther !
Montez des abîmes de la mer,
Ondines !
Lémures,
Glissez-vous hors de vos noirs tombeaux !
Sortez de vos flammes,
Gnomes et salamandres !
Allah est votre seigneur et maître :
Tous les esprits lui sont soumis !
Je dois l’avouer, je n’avais qu’une médiocre confiance dans l’efficacité de cette évocation, et je sentis tout mon être frémir quand la porte s’ouvrit.
Revêtu d’un costume magnifique et se dressant de toute la hauteur de sa taille, l’homme, du grand mât venait d’entrer. Le clou lui traversait toujours le crâne, mais il avait remis son glaive au fourreau. Derrière lui marchait un autre personnage un peu moins richement habillé ; et celui-là aussi je le reconnus pour l’avoir vu étendu sur le pont.
Le capitaine, – car c’était lui, on ne pouvait s’y tromper, – avait un visage pâle qu’encadrait une longue barbe noire. Une ardeur sauvage brillait dans ses yeux. Je pus le voir très-distinctement lorsqu’il passa devant nous avec son compagnon ; mais ni l’un ni l’autre ne parurent prendre garde à la porte qui nous abritait. Tous deux s’assirent à la table qui occupait le milieu de la cabine, et s’entretinrent avec de grands éclats de voix dans une langue inconnue. Ils paraissaient s’animer et s’échauffer toujours de plus en plus, lorsqu’enfin le capitaine lança sur la table un coup de poing si violent que la chambre en trembla. L’autre bondit avec un rire sauvage et fit signe au capitaine de le suivre. Celui-ci se leva, tira son sabre du fourreau, et tous deux s’élancèrent hors de la cabine.
Lorsqu’ils furent sortis, nous respirâmes plus librement ; mais nos angoisses n’étaient pas encore terminées. Le tumulte allait toujours grandissant sur le pont. On entendait courir çà et là à pas précipités, et crier et rire et hurler. Puis un cliquetis d’armes retentit, un grand cri fut poussé, et tout à coup il se fit un profond silence.
Lorsqu’après plusieurs heures nous osâmes remonter sur le pont, nous y retrouvâmes toutes choses dans l’état où nous les avions laissées : pas un des cadavres n’était changé de place ; tous étaient roides et glacés et dans les mêmes attitudes.
Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours sur ce vaisseau maudit, chaque nuit ramenant les mêmes scènes d’horreur. Cependant nous nous dirigions toujours vers l’est, où, d’après mes calculs, devait se trouver une terre ; mais, si pendant le jour nous réussissions à faire plusieurs milles en avant, il semblait que pendant la nuit nous en fissions autant en arrière, car nous nous retrouvions toujours dans les mêmes parages au lever du soleil. À force de nous creuser la tête pour découvrir la raison de ce phénomène, nous pensâmes que sans doute les morts, orientaient chaque nuit le navire dans le sens opposé à la direction que nous voulions suivre, et nous faisaient perdre ainsi le chemin parcouru.
Afin de parer à ce nouveau danger, qui menaçait de nous retenir éternellement captifs au milieu de l’Océan, nous résolûmes de ferler toutes les voiles avant que la nuit fût venue, et de les mettre à l’abri des atteintes des morts à l’aide du même moyen dont nous avions usé déjà pour la porte de la cabine. Nous écrivîmes donc le nom du Prophète sur un parchemin, ainsi que la formule du grand-père, et nous attachâmes le tout sur chacune des voiles. Cela fait, nous attendîmes avec anxiété dans notre cachette ce qu’il en adviendrait. Le vacarme parut être cette fois plus violent encore qu’à l’ordinaire ; mais au matin nous nous aperçûmes avec bonheur que les voiles n’avaient pas été déroulées. Nous ne les tendîmes plus dès lors que pendant le jour, et, grâce à cet heureux stratagème, nous avançâmes enfin, lentement il est vrai, mais régulièrement.
Le matin du sixième jour nous découvrîmes la terre, et par un mouvement spontané nous tombâmes à genoux, mon vieil Ibrahim et moi, et nous bénîmes le Seigneur pour notre délivrance miraculeuse. Nous allions donc rentrer dans le monde des vivants !
L’espoir d’échapper bientôt à notre tombeau flottant triplant nos forces, nous parvînmes à mouiller une ancre qui toucha le fond presque aussitôt, et mettant à la mer une petite chaloupe qui se trouvait sur le pont, nous fîmes force de rames vers le rivage.
Après avoir pris dans un caravansérail quelque repos dont nous avions grand besoin, afin de nous remettre de tant de fatigues et d’émotions, je m’enquis d’un homme sage et judicieux, en donnant à entendre à l’hôte que j’avais à consulter sur des choses touchant à la magie. Il me comprit et me conduisit dans une rue écartée, vers une maison de peu d’apparence, à laquelle il frappa en me disant que je n’avais qu’à demander le sage Muley.
« Vraisemblablement, me dit le sage Muley après avoir entendu mon histoire, c’est par suite de quelque crime que les gens de ce vaisseau sont retenus par enchantement sur la mer. Le charme cesserait, je pense, si on les transportait à terre ; mais on n’en pourrait venir à bout qu’en enlevant avec eux les planches sur lesquelles ils sont couchés. »
Je promis à Muley de le bien récompenser s’il voulait m’aider dans cette opération. Il y consentit, et nous nous mîmes en route, suivis de cinq esclaves munis de scies et de haches. Chemin faisant, le vieux magicien ne pouvait assez louer la bonne inspiration que nous avions eue d’enrouler autour des voiles des versets du Coran : « Sans cette heureuse idée, répétait-il sans cesse, vous n’auriez jamais pu aborder aucune terre. »
Il était de bonne heure encore lorsque nous arrivâmes au navire. Nous nous mîmes tous à l’œuvre, et au bout de peu de temps quatre des morts étaient déjà descendus dans notre barque. Deux esclaves les conduisirent à terre aussitôt pour les y ensevelir ; mais lorsqu’ils revinrent, ils nous racontèrent que les morts leur avaient épargné la peine de l’inhumation : à peine avaient-ils touché le rivage qu’ils étaient tombés en poussière. Nous continuâmes notre œuvre, et avant le soir tous les morts furent transportés à terre. Il n’en restait plus qu’un seul à bord, celui qui était cloué au mât ; mais nous cherchâmes vainement à arracher du bois le clou qui lui traversait le crâne : aucun effort, aucun outil ne put le déplacer d’une ligne. Je ne savais plus à quel moyen avoir recours, à moins de couper le mât, lorsque Muley s’avisa d’un expédient. S’étant fait apporter par un esclave un vase rempli de terre, il prononça dessus quelques paroles mystérieuses et le versa sur la tête du mort. Aussitôt les yeux du cadavre roulèrent dans leur orbite ; il fit une profonde aspiration, et, dans le même moment, la plaie de son front commençant à saigner, le clou se détacha de lui-même et le blessé tomba dans les bras d’un esclave.
« Qui m’a conduit ici ? » dit-il d’une voix affaiblie. Et Muley m’ayant désigné du doigt : Ah ! soyez béni, jeune étranger, poursuivit-il avec effort, vous m’avez arraché à un bien long martyre. Depuis cinquante années mon corps était errant sur ces flots dans l’état où vous l’avez trouvé, et chaque nuit mon esprit était condamné à revenir l’animer d’une horrible vie. Mais à présent la terre a touché mon front et je puis, réconcilié désormais, retourner vers mon père. »
Je le priai de nous dire comment il était tombé dans cette déplorable condition, et il reprit :
« Il y a cinquante ans, j’étais un puissant seigneur et j’habitais Alger. J’avais assez de fortune pour ne faire aucun commerce ; mais, poussé par la soif du lucre et pensant d’ailleurs pouvoir me livrer plus aisément ainsi à mes penchants déréglés, j’équipai un navire avec lequel je me mis à faire la course. Je menais ce train de vie depuis quelque temps déjà, lorsque je pris un jour à mon bord, à Zante, un pauvre derviche qui revenait de la Mecque. Mes compagnons et moi nous étions de rudes gens, et nous avions fort peu de souci de la sainteté du bonhomme. Plus d’une fois même il fut, de notre part, l’objet d’indécentes moqueries qu’il supportait toujours avec douceur, se contentant de nous en reprendre doucement. Mais un jour où j’avais bu outre mesure, et que dans son saint zèle il me reprochait les dérèglements de ma conduite, la colère me saisit, je l’abattis à mes pieds et lui plantai mon poignard dans la gorge. En expirant il nous maudit tous et nous condamna, moi et mon équipage, à ne pouvoir ni vivre ni mourir, jusqu’à ce que notre tête eût été couverte de terre. Nous lançâmes le malheureux derviche à la mer en nous raillant de ses menaces ; mais la nuit n’était pas encore achevée, qu’elles avaient déjà reçu leur épouvantable accomplissement. Une partie de l’équipage, entraînée par mon lieutenant, se révolta contre moi, et nous nous battîmes avec une rage inouïe, jusqu’à ce que tous ceux qui s’étaient rangés de mon parti fussent couchés à mes pieds. Pour moi, je fus cloué au grand mât par ces forcenés, qui ne tardèrent pas à succomber eux-mêmes aux graves blessures qu’ils avaient reçues ; et bientôt mon navire ne fut plus qu’un immense tombeau !
« Mes yeux se fermèrent, ma respiration s’arrêta ; je crus mourir, mais hélas ! ce n’était qu’une sorte d’engourdissement passager qui m’avait saisi. La nuit suivante, à la même heure où nous avions lancé le derviche à la mer, je me réveillai et tous mes compagnons avec moi : la vie nous était rendue pour quelques heures, mais sans que nous pussions rien faire ni rien dire que ce que nous avions dit et fait pendant cette lugubre nuit.
« Ce supplice horrible a duré cinquante années !…
« C’était avec une joie sauvage que nous nous lancions, toutes voiles dehors, dans la tempête, espérant qu’enfin les éléments seraient plus forts que l’anathème du derviche, et que nous pourrions nous briser sur quelque écueil. Malheureux que nous étions ! la mort ne voulait pas de nous !… Mais à présent, je suis délivré ! je sens ma vie s’écouler peu à peu avec mon sang… Merci encore une fois, ô mon sauveur inconnu !… Si des trésors… te peuvent récompenser… prends mon vaisseau… je te le donne… comme un faible témoignage… de ma reconnaissance… Adieu ! »
Ainsi dit le capitaine, et laissant tomber sa tête sur sa poitrine, il expira.
Après que j’eus échangé, avec un grand bénéfice, les marchandises que j’avais à bord, j’enrôlai des matelots, je récompensai richement le sage Muley, et je mis à la voile pour retourner dans ma patrie.
Mes compatriotes furent grandement étonnés de ma fortune rapide et se livrèrent à mon sujet aux suppositions les plus étranges, sans arriver à la vérité. Il fallait à tout le moins, disaient-ils, que j’eusse retrouvé la fameuse vallée de diamants du célèbre voyageur Sindbad. Je les laissai dans leur croyance, et depuis lors, à peine les jeunes gens de Balsora ont-ils atteint leur dix-huitième année, qu’on les envoie courir le monde pour tâcher d’y trouver une fortune semblable à la mienne. Mais le monde est vaste, la mer est profonde, les trésors sont rares ; aussi dis-je toujours à mes jeunes compatriotes partant pour les lointains voyages, le cœur plein de désirs, la tête pleine d’illusions : « Enfants, s’il vous arrive de faire quelque heureuse trouvaille, profitez-en et remerciez le Seigneur : mais le trésor le plus précieux, sachez-le bien, c’est le courage et la persévérance. Avec celui-là on acquiert tous les autres. »
« Brrr ! fit Muley, lorsque Achmet eut cessé de parler, quoique tout ait fini par s’arranger au mieux, je suis encore tout frissonnant du supplice de ce malheureux capitaine, avec son grand diable de clou dans le front. Je ne veux pas aller dormir là-dessus, j’en rêverais sûrement ! Aussi bien, mon cher Abdul, poursuivit-il en se tournant vers le cinquième marchand, il faut acquitter votre dette ce soir même, si vous ne voulez pas nous faire banqueroute. C’est demain que nous nous séparons tous, vous le savez. Allons ! ami, nous vous écoutons ! et quelque chose de vif et de gai, si c’est possible, afin d’effacer de notre esprit les sinistres images du vaisseau maudit.
– J’y ferai de mon mieux, dit Abdul en laissant retomber sur ses genoux le long tuyau de son narguileh, et, si votre attention n’est pas trop fatiguée, peut-être prendrez-vous quelque intérêt au récit des épreuves, des combats et des prouesses de mon compatriote Saïd, dont le nom et l’histoire, après tant d’années, sont encore si populaires à Bagdad ! »
Du temps d’Haroun-al-Raschid, le fameux calife de Bagdad, il y avait à Balsora un brave homme du nom de Benezar, que l’on citait à l’envi comme un modèle de bonheur et de sagesse. Il avait juste assez de bien pour vivre à son aise et paisiblement sans se livrer à aucun métier ni négoce, et lorsque étant déjà sur l’âge, il lui naquit un fils, il ne pensa pas devoir pour cela modifier son train de vie habituel. « Pourquoi me mettrais-je à trafiquer ou à spéculer dans ma vieillesse ? dit-il à ses voisins : pour laisser à mon fils Saïd mille tomans de plus, si mes entreprises tournent bien, ou mille de moins, peut-être, si cela va mal ? À quoi bon tenter le sort ? Où deux se rassasient, un troisième peut se nourrir, dit le proverbe. Que mon fils devienne seulement un bon et brave garçon, c’est l’essentiel, et, quant à la fortune, il en aura toujours assez. » Ainsi dit Benezar de Balsora, et il conforma sa conduite à ses paroles. Mais s’il ne crut devoir donner à son fils ni métier ni profession d’aucune sorte, il ne négligea pas cependant d’étudier attentivement avec lui le livre de la sagesse par excellence, le divin Coran ! Et comme, à son sens, rien ne décorait plus un jeune homme, à part l’instruction et le respect pour la vieillesse, qu’un bras puissant et un cœur hardi, il fit en même temps exercer Saïd au rude métier des armes. Celui-ci, grâce à cette mâle éducation, acquit bientôt parmi la jeunesse de Balsora la renommée d’un vaillant champion ; et, de fait, il n’était surpassé par aucun des garçons de son âge, ni même par de plus âgés, dans l’art de la natation, de l’équitation ou de l’escrime.
Lorsqu’il eut atteint ses dix-huit ans, son père jugea à propos de l’envoyer à la Mecque, afin qu’il accomplît ses devoirs religieux au tombeau du Prophète, ainsi qu’il est ordonné par la coutume et par la loi.
Saïd avait terminé ses préparatifs, et il était sur le point de se mettre en route, quand son père le manda une dernière fois et lui dit : « J’ai accordé à ta conduite passée, mon enfant, les éloges qu’elle mérite ; je t’ai donné pour l’avenir les conseils que m’a suggérés mon expérience, et je t’ai remis l’argent nécessaire à ton voyage ; cependant il me reste encore une communication à te faire, non plus en mon nom, cette fois, mais au nom vénéré de ta mère, morte, hélas ! depuis douze ans déjà, et que tes yeux ont bien peu connue. » Benezar essuya une larme que ce souvenir avait fait monter de son cœur à ses yeux et poursuivit en ces termes : « Je ne partage aucunement, pour ce qui me regarde, les idées du peuple au sujet de la magie, et je ne crois point du tout, par exemple, comme le font tant de gens, qu’il existe des génies, des fées, des enchanteurs, des magiciens, – qu’on les appelle comme on voudra, – dont les conjurations puissent exercer une influence quelconque sur la vie et la destinée des hommes. Ta mère, au contraire, croyait à toutes ces choses aussi fermement qu’au Coran, et, dans un moment d’abandon, après m’avoir fait jurer de ne révéler ce secret qu’au fils qui naîtrait d’elle, elle m’a confié qu’elle-même entretenait depuis son enfance des relations avec une fée. Jugeant inutile d’essayer de la désabuser, je me contentai de sourire de sa naïve croyance ; et cependant, je dois reconnaître, mon cher enfant, que ta naissance a été accompagnée de certains phénomènes qui m’ont moi-même étonné.
« Il avait plu et tonné tout le jour, et le ciel était si noir que l’on ne pouvait lire sans lumière. Vers quatre heures de l’après-midi on vint m’annoncer qu’il m’était né un fils. Je courus aussitôt à l’appartement de ta mère ; mais ses femmes me barrèrent le passage en me disant que personne ne pouvait entrer en ce moment, leur maîtresse les ayant renvoyées toutes en leur ordonnant de la laisser seule et de ne laisser pénétrer qui que ce fût auprès d’elle. Sans tenir compte de leurs dires, je heurtai à diverses reprises, j’appelai, je me nommai, mais le tout en vain : la porte demeura close.
« Dans le temps que je me morfondais ainsi dans le vestibule, au milieu des filles de service, le ciel s’éclaircit soudain avec une rapidité dont je n’avais jamais vu d’exemple ; mais ce qui me frappa surtout, c’est que, tandis qu’un ciel du plus pur azur s’arrondissait ainsi qu’un pavillon au-dessus de notre chère ville de Balsora, tout autour continuaient de rouler, avec des grondements sourds, des nuages aux flancs sombres, d’où s’échappaient incessamment d’éblouissants éclairs. J’étais encore absorbé par la contemplation de ce spectacle étrange quand la porte de ta mère s’ouvrit. Avide de voir et de bénir mon premier-né, je me précipitai aussitôt dans sa chambre ; mais, au moment où j’en franchissais le seuil, je fus frappé d’une si forte odeur de roses, que j’en demeurai pendant quelques secondes comme étourdi. Sans paraître le moins du monde incommodée au milieu de cette atmosphère enivrante, ta mère s’empressa alors de te soulever dans ses bras et de te déposer dans les miens, en me faisant remarquer un petit sifflet d’argent que tu portais pendu au cou par une longue chaîne d’or aussi fine qu’un fil de soie.
« La bonne fée dont je t’ai parlé un jour est venue ici, me dit ta mère, et c’est elle qui a fait ce cadeau à ton petit garçon.
« – Est-ce donc aussi la fée, lui répondis-je en riant, qui a éclairci le ciel si soudainement et répandu ici cette odeur de roses ? Mais, puisqu’elle est si puissante, elle eût bien pu, ce me semble, ajoutai-je par manière de raillerie, gratifier notre Saïd de quelque chose de mieux que ce petit sifflet. »
« Ta mère me ferma la bouche avec sa main en me conjurant de ne pas plaisanter là-dessus. Taisez-vous, me dit-elle ; les fées sont très-susceptibles, elles s’irritent facilement et peuvent, en un clin d’œil, changer leurs faveurs en disgrâces. »
« Je n’insistai pas, de peur de la contrarier, et même il ne fut plus question entre nous de cette singulière aventure, que six ans après, alors que la pauvre Zemira, quoique jeune encore, sentit que sa fin était proche. Elle me confia à ce moment le petit sifflet d’argent, et me chargea de te le remettre un jour, lorsque tu aurais atteint tes vingt ans, car elle ne voulait pas que je te quittasse avant cet âge. Peu après elle mourut. Et maintenant, mon enfant, voici le cadeau qui t’a été fait, poursuivit Benezar en tirant le joyau d’une petite cassette. De quelque part qu’il vienne, je te le remets ainsi qu’il a été recommandé ; et, si je m’en dessaisis avant le terme marqué, c’est que tu vas te mettre en route, et qu’avant ton retour, – je me fais vieux, mon enfant ! – il pourrait arriver que je fusse moi-même réuni à mes ancêtres. Je ne vois d’ailleurs aucune raison sérieuse pour que tu demeures encore ici deux années comme le désirait la sollicitude de ta mère : tu es un bon et prudent jeune homme, tu manies les armes avec autant de vigueur que pas un garçon de vingt-cinq ans ; je puis donc l’émanciper dès à présent tout aussi bien que si tu avais atteint déjà ta vingtième année. Va donc, mon enfant, que ma bénédiction t’accompagne ! et, dans le bonheur ou dans l’infortune, – dont puisse le ciel te préserver ! – pense quelquefois à ton vieux père. »
Telles furent les paroles de Benezar de Balsora en congédiant son fils ; et celui-ci, après avoir baisé les cheveux blancs du vieillard, s’éloigna vivement ému. Il avait passé autour de son cou la chaîne d’or de la fée, et glissé dans sa ceinture le petit sifflet d’argent. Son cheval était prêt, il sauta légèrement sur son dos et se dirigea vers le lieu désigné pour le rassemblement de la caravane. Au bout de peu de temps, près de quatre-vingts chameaux et plus de cent cavaliers étaient réunis. Le signal du départ fut donné, et, moins d’une heure après, Saïd avait laissé derrière lui les portes de Balsora, qu’il ne devait plus revoir qu’après de longues années.
Le charme et la nouveauté d’un pareil voyage, les incidents de la route et les mille objets inconnus qui, pour la première fois, s’offraient aux regards de notre héros, absorbèrent son attention tout entière pendant les premiers jours. Mais, lorsqu’on approcha du désert, que la contrée devint toujours plus nue et l’horizon plus vaste, Saïd, se repliant sur lui-même, commença à réfléchir sur maintes choses, et entre autres sur l’étrange confidence que son père lui avait faite en partant.
Il tira le petit sifflet de sa ceinture, l’examina curieusement de tous les côtés, et finalement le porta à sa bouche pour l’essayer ; mais aucun son n’en sortit : Saïd eut beau enfler ses joues et souffler de toutes ses forces, le sifflet demeura muet.
« Voilà, se dit-il tout bas, un joyau assez inutile ; » et, le replaçant dans sa ceinture, il se mit à songer à autre chose.
Cependant les paroles mystérieuses de sa mère obsédaient toujours son esprit.
Maintes fois, en effet, durant son enfance, Saïd avait entendu raconter des histoires de fées ou d’enchanteurs ; mais n’ayant jamais appris que tel ou tel de ses voisins de Balsora eût été en rapport avec un de ces êtres surnaturels, et ayant toujours, au contraire, remarqué que les récits de ce genre se rapportaient à des pays lointains ou a des temps reculés, notre héros en avait conclu naturellement que le temps de semblables apparitions était passé et que les fées avaient cessé de visiter les hommes et de prendre part à leurs aventures. Mais, aujourd’hui, après l’étrange récit que lui avait fait son père que devait-il penser ? À force de repasser dans sa tête toutes les circonstances mystérieuses qui avaient entouré sa naissance, en s’efforçant de leur trouver une explication naturelle, Saïd s’absorba dans une rêverie si profonde qu’il demeura quasi tout un jour sur son cheval comme un homme endormi, sans se mêler aux entretiens de ses compagnons et sans entendre même leurs chansons ni leurs rires.
Saïd était un très-beau jeune homme. Son œil était vif et hardi, sa bouche pleine de grâce, et quoiqu’il eût dix-huit ans à peine, il possédait cependant déjà dans toute sa personne une certaine dignité que l’on rencontre rarement à cet âge. Sa bonne mine, encore rehaussée par son costume de guerre, et la manière élégante et ferme à la fois avec laquelle il manœuvrait son cheval, attirèrent donc naturellement sur lui l’attention de plusieurs de ses compagnons.
Un homme déjà avancé en âge, qui chevauchait à ses côtés et qui paraissait se complaire particulièrement dans sa société, essaya, par quelques questions, de mettre son esprit à l’épreuve. Saïd, profondément imbu du respect qu’on doit aux têtes blanches, répondit discrètement, mais avec esprit et convenance, à son interlocuteur. Celui-ci en éprouva une grande joie et ne fit que se montrer plus désireux encore de se lier avec son jeune compagnon. Ils s’entretinrent donc avec abandon sur toutes sortes de sujets ; mais Saïd n’ayant été occupé tout le jour que d’un seul objet, il arriva, comme il est ordinaire, que la conversation reprit peu à peu la pente où l’entraînait son esprit et finit par tomber sur le mystérieux pouvoir des fées. Le jeune homme fut amené ainsi à demander en termes positifs à son compagnon s’il croyait qu’il y eût des fées, des génies, enfin de bons et de mauvais esprits, et que les hommes fussent persécutés ou protégés par eux.
Le vieillard passa sa main dans sa longue barbe, hocha la tête et dit : « Pour ce qui est de moi, je n’ai jamais vu ni nains, ni géants, ni sylphes, ni gnomes, ni fées, ni enchanteurs, et cependant je dois avouer qu’il y a nombre d’histoires que l’on ne peut révoquer en doute et dans lesquelles on est bien forcé de reconnaître l’intervention de puissances surhumaines. » Et là-dessus le vieillard se mit à redire à son jeune ami tant et tant d’aventures merveilleuses, que Saïd, en proie à une sorte de vertige, et s’efforçant toujours de s’expliquer sa propre histoire, finit par conclure que tout ce qui s’était passé à sa naissance, cet orage si subitement dissipé et ces odeurs balsamiques répandues dans la chambre de sa mère, présageaient sans doute qu’il était placé lui-même sous la protection d’une bonne fée, laquelle ne lui avait donné le petit sifflet qu’afin qu’il pût l’appeler en cas de besoin.
Toute la nuit Saïd rêva châteaux forts, palais enchantés, chevaux volants, dragons, djins, etc., et vécut enfin en plein monde de féerie.
Hélas ! il devait éprouver dès le lendemain, le pauvre garçon, combien étaient vains les rêves qu’il avait caressés dans la veille et dans le sommeil ! La caravane avait cheminé paisiblement la plus grande partie du jour, Saïd continuant de se tenir aux côtés du vieillard, son ami, lorsque apparut à l’extrême limite du désert une sorte d’ombre épaisse et mal définie. Selon les uns c’était un monticule de sable, selon d’autres un simple nuage ; d’après d’autres encore, cela ressemblait plutôt à une nouvelle caravane ; mais le vieillard, qui avait fait déjà plusieurs traversées dans le désert, cria à haute voix que l’on se mit sur ses gardes, car cet objet inconnu n’était rien moins, selon lui, qu’une troupe d’Arabes pillards qui s’avançait sur eux. Les hommes s’élancèrent aussitôt sur leurs armes, les femmes et les bagages furent groupés au centre, et tout fut préparé pour faire tête à l’attaque. La masse suspecte continuait de se dérouler lentement sur la plaine et ressemblait en ce moment à une immense troupe de cigognes lorsqu’elles émigrent vers les lointaines contrées. Peu à peu cependant sa marche s’accéléra, et à peine commençait-on à discerner nettement les cavaliers et leurs longues lances, que la bande tout entière se précipita sur la caravane avec la rapidité du simoun, et l’enveloppa comme un tourbillon.
Les voyageurs se défendirent bravement, mais les assaillants étaient plus de quatre cents. Après avoir fait pleuvoir sur la caravane une grêle de traits qui causèrent déjà beaucoup de ravages dans ses rangs, ils s’apprêtèrent à la charger à la lance. Dans cet instant critique, notre héros, qui n’avait pas cessé de combattre au premier rang et de se signaler parmi les plus braves, Saïd se rappela tout à coup son petit sifflet ; il le saisit, l’emboucha, souffla dedans de toutes ses forces, et le laissa retomber tristement : il n’avait pas donné le plus léger son. Furieux de cette déception cruelle, et voulant du moins vendre chèrement sa vie, le vaillant jeune homme banda son arc avec violence, et, visant un des voleurs qui se faisait remarquer entre tous par la magnificence de ses vêtements, il le perça d’outre en outre. Le blessé vacilla un instant sur sa selle comme un homme ivre et tomba lourdement de cheval.
« Par Allah ! qu’avez-vous fait, jeune homme ? s’écria le vieillard ; nous sommes perdus à cette heure. » L’événement ne tarda pas à justifier cette parole ; car à peine les voleurs eurent-ils vu tomber la victime de Saïd qu’ils poussèrent un effroyable cri et se ruèrent sur la caravane avec une telle rage, que le peu d’hommes qui avaient réussi à tenir bon jusque-là furent terrassés en un clin d’œil. Saïd, pour sa part, se vit enveloppé par cinq ou six Arabes ; mais il maniait sa lance avec une rapidité et une vigueur telles qu’il faisait tête à tous. Déjà il avait fait mordre la poussière à deux de ses assaillants, quand une secousse violente le renversa lui-même sur la croupe de son cheval : l’un des voleurs avait réussi à lui lancer sur la tête une sorte de filet avec un nœud coulant que tous les efforts de notre malheureux héros ne purent parvenir à rompre. Plus il s’agitait au contraire, et plus la corde se nouait et se serrait fortement autour de son cou. Et voilà comment, en dépit de sa vaillance et de sa résistance désespérée, Saïd tomba vivant aux mains de ses ennemis.
La caravane tout entière était hors de combat, les uns tués, les autres prisonniers ; et les Arabes, qui n’appartenaient pas à une seule tribu, procédèrent sur-le-champ au partage des captifs et du reste du butin. Cela fait, une partie des voleurs prit la direction du sud, tandis que les autres remontèrent vers le levant. Saïd marchait entouré de quatre cavaliers armés jusqu’aux dents et qui dardaient sur lui des regards pleins de rage, en même temps qu’ils lui adressaient les plus violentes injures. Cela lui donna à penser que l’homme qu’il avait tué était sans doute un personnage distingué, peut-être même un prince ; mais les questions qu’il hasarda à ce sujet ne firent qu’exciter dans la bande un redoublement de fureur, sans qu’on daignât lui répondre un seul mot.
Après trois jours d’une marche fatigante, pendant laquelle on ne s’arrêta que juste le temps nécessaire pour laisser souffler les chevaux, on aperçut enfin dans le lointain des arbres et des tentes. C’était le principal noyau de la tribu. Lorsque la troupe n’en fut plus qu’à peu de distance, une foule de femmes et d’enfants se précipita à sa rencontre ; mais à peine les survenants eurent-ils échangé quelques mots avec les voleurs qu’un cri terrible sortit de toutes les poitrines : tous les regards se tournèrent vers Saïd, mille bras furent levés contre lui, et des imprécations sortirent de toutes les bouches : « C’est celui-là, s’écriait-on, c’est ce misérable chien qui a frappé le grand Almanzor, le brave des braves ! Il faut qu’il meure et que sa chair soit donnée en pâture aux chacals du désert. »
La troupe avançait toujours au milieu de ces cris de mort. Lorsqu’on fut parvenu à une sorte de place ménagée au milieu du camp, on fit halte. Les prisonniers furent liés deux à deux et répartis dans les tentes en même temps que le butin. Cependant Saïd, garrotté aussi, mais seul, fut entraîné dans une tente plus grande que les autres, où se tenait un vieillard richement vêtu et dont la mine fière et grave dénotait le haut rang. Les hommes qui conduisaient Saïd pénétrèrent dans la tente silencieux et la tête basse : « Les lamentations des femmes me font pressentir un malheur, dit le vieillard en parcourant d’un regard anxieux les rangs des soldats ; oui, votre attitude me le confirme, mon fils…
– Ton fils n’est plus, dirent les soldats d’une voix gémissante ; mais voici son meurtrier. Commande, Sélim ! de quelle mort doit-il périr ? Faut-il le percer de nos flèches, ou le chasser à coups de lances, comme une bête fauve ? Veux-tu qu’il soit pendu, ou que nous le fassions écarteler par nos chevaux ?
– Qui es-tu, misérable ? » demanda Sélim en jetant un regard assombri sur le prisonnier dont la mort se préparait, mais qui gardait néanmoins une contenance ferme et digne.
Saïd satisfit à sa demande.
« Meurtrier de mon fils ! tu l’as tué, j’en suis sûr, comme un vil assassin. Tu n’aurais pas osé le combattre en face : c’est par derrière, en trahison, que ta lance l’a percé.
– Non, seigneur, répondit Saïd ; je l’ai frappé en face, en loyal combat, à l’attaque de notre caravane, et alors que j’avais déjà vu huit des nôtres tomber sous ses coups.
– Dis-tu vrai ? demanda Sélim.
– Il dit vrai, répondit un des soldats.
– Alors, poursuivit Sélim, commandant par un effort d’héroïsme à sa juste douleur, alors il n’a fait que ce que nous voulions lui faire à lui-même. Il a combattu et frappé un ennemi qui voulait lui ravir la liberté et la vie. Que ses liens lui soient ôtés sur l’heure ! »
Les soldats regardaient leur maître avec un étonnement stupide, et se montraient peu empressés d’obéir. « Ainsi, dit l’un d’eux, le meurtrier de ton fils, l’assassin du brave Almanzor échappera au supplice ! Nous eussions mieux fait de l’égorger sur le lieu même du combat, en présence du cadavre de sa victime.
– Non, je ne veux pas qu’il meure ! s’écria Sélim ; et même je prétends le garder dans ma propre tente : Je le réclame pour la juste part de butin qui m’est due : il sera mon serviteur. »
Saïd, trop ému pour remercier le magnanime vieillard, ne put que s’agenouiller devant lui et presser son front sur la main de son sauveur en signe de reconnaissance et de soumission. Cependant les soldats avaient quitté la tente en murmurant, et, lorsqu’ils eurent appris aux femmes et aux enfants rassemblés au dehors la résolution du vieux Sélim, toute la horde fit entendre des hurlements lugubres et s’écria qu’elle vengerait de ses mains la mort d’Almanzor dans le sang de son meurtrier, puisque son propre père renonçait à appliquer lui-même la peine du talion.
Le restant des prisonniers avait été partagé entre les différentes familles de la tribu. Quelques-uns furent affranchis moyennant rançon, les autres furent chargés de soigner les troupeaux, de cultiver les terres, etc., et parmi ceux-là plus d’un qui, auparavant, n’avait pas moins de dix esclaves pour le servir, dut se résigner alors à accomplir lui-même les travaux les plus vils.
Il n’en alla point ainsi de Saïd. Fut-ce sa bonne mine, sa contenance héroïque, ou bien quelque charme secret de la fée sa protectrice, qui prévint le vieillard en sa faveur ? on l’ignore ; mais il vivait dans la tente de Sélim bien plus comme un fils que comme un esclave. Cependant la haine que lui avait vouée la horde ne s’était pas apaisée. S’il errait seul à travers le camp, des imprécations et des menaces lui arrivaient de toutes parts, et plusieurs fois même il entendit siffler à son oreille des traits qui lui étaient manifestement destinés. Il eut beau se plaindre à diverses reprises à Sélim de ces attaques dirigées contre sa vie, les recherches ordonnées afin d’en découvrir les auteurs demeurèrent toujours infructueuses : la horde tout entière s’était liguée contre le favori du vieillard. Celui-ci parla donc un jour ainsi à Saïd : « J’avais compté que tu pourrais peut-être remplacer auprès de moi le fils que ta main m’a ravi ; je dois renoncer à cet espoir : tous ici sont animés contre toi d’une égale haine, et je sens, hélas ! que la protection du vieux Sélim est impuissante à te couvrir. J’ai donc résolu de te renvoyer dans ton pays sous la conduite de quelques hommes fidèles qui te guideront à travers le désert.
– Mais, s’écria Saïd, en est-il un seul ici, hors toi, noble Sélim, à qui je me puisse fier ? une fois loin de tes yeux, ne m’égorgeront-ils pas dans la traversée du désert !
– Ta vie sera sous la sauvegarde de leur serment, répondit Sélim avec le plus grand calme, et tu peux être sans crainte, la parole d’un Arabe est sacrée. »
Au bout de quelques jours, une nouvelle embûche dont Saïd faillit être victime vint rappeler douloureusement au vieillard la promesse qu’il avait faite à son fils d’adoption, et il se mit aussitôt en devoir de l’exécuter. Après avoir donné à notre héros des armes, des habits, un cheval, il choisit cinq des plus vaillants hommes de la tribu pour escorter Saïd, et leur ayant fait jurer par les plus formidables serments de respecter la vie du jeune homme, il prit congé de lui en pleurant.
Les cinq Arabes chevauchaient sombres et silencieux aux côtés de Saïd en s’avançant à travers le désert. Il ne pouvait échapper au perspicace jeune homme qu’ils ne remplissaient leur mission qu’à contre-cœur, et ce qui augmentait encore son souci, c’est que deux d’entre eux avaient figuré dans le combat où Almanzor avait péri. Le troisième jour de marche, il remarqua que les visages de ses guides s’assombrissaient de plus en plus, et il les entendit échanger quelques mots à demi-voix. Il tendit l’oreille en s’efforçant de saisir leurs discours. Les voleurs s’entretenaient dans un dialecte particulier connu seulement de cette horde, et dont il n’était fait usage aussi que lorsqu’il s’agissait d’entreprises dont le secret le plus impénétrable pût seul garantir le succès ; mais, dans le temps que le vieux Sélim avait formé le projet de garder le jeune homme auprès de lui, il avait consacré, maintes heures nocturnes à lui enseigner cette langue mystérieuse, et ce que Saïd entendit alors n’était pas fait pour calmer les craintes qu’il avait conçues.
« Voici l’endroit, dit l’un des hommes, où nous avons attaqué la caravane. C’est ici que le plus vaillant des guerriers tomba sous la main d’un enfant.
– Le vent a balayé la trace des pas de son cheval, dit un autre ; mais moi, j’ai gardé dans mon cœur le souvenir du héros.
– Et pour notre éternelle honte, s’écria sourdement un troisième, celui qui l’a frappé vit encore, et il est libre ! Vit-on jamais un père ne pas venger la mort de son fils unique ? Mais Sélim devient vieux et tombe en enfance !
– Où le père fait défaut, dit un quatrième, c’est le devoir de l’ami de venger son ami. C’est ici, à cette place même, que le meurtrier doit périr. Ainsi le veulent le droit et la coutume des ancêtres.
– Mais nous avons juré entre les mains du vieux, reprit le premier ; nous ne pouvons le tuer, notre serment nous lie.
– C’est vrai ! dirent les autres ; nous avons juré. Le meurtrier nous échappe.
– Pas encore ! dit l’un des voleurs, le plus farouche de tous ; le vieux Sélim est prudent et rusé, mais pas autant qu’il se l’imagine, cependant. Lui avons-nous juré de conduire ce garçon ici ou là ! non. Nous nous sommes engagés à respecter sa vie, c’est tout. Qu’il soit donc épargné par nos armes ; mais le soleil du désert et les dents aiguës des chacals se chargeront de notre vengeance. Nous n’avons qu’à l’abandonner ici étroitement garrotté. »
Ainsi dit le voleur ; mais déjà depuis quelques minutes Saïd se tenait prêt à tout événement. Au moment où ces derniers mots furent prononcés, il jeta brusquement son cheval de côté, et le faisant bondir sous l’éperon, il vola sur la plaine comme un oiseau. Les cinq brigands eurent un instant de stupéfaction en s’apercevant que le jeune homme les avait compris ; mais leur hésitation dura peu. Rompus aux chasses de ce genre, ils se partagèrent aussitôt en deux groupes et s’élancèrent à la poursuite du fugitif. Connaissant mieux d’ailleurs que le malheureux Saïd les difficultés qu’offre le désert et la manière de les éviter, deux d’entre eux l’eurent bientôt dépassé et lui barrèrent la route ; Saïd voulut essayer encore de se jeter de côté, mais deux autres cavaliers étaient là lui faisant face, et le cinquième était sur son dos. Le serment qu’ils avaient fait de ne point tuer le jeune homme ne leur permettant pas de se servir de leurs armes contre lui, les brigands eurent encore recours cette fois à leur terrible lacet pour renverser Saïd de son cheval ; et tous ensemble, se précipitant sur lui comme des furieux, ils le frappèrent à coups redoublés avec le bois de leurs lances, et, lui ayant lié fortement les pieds et les mains, ils le jetèrent ainsi qu’une masse inerte sur le sable embrasé.
Saïd invoqua tour à tour leur pitié, leur serment, tous les sentiments enfin qu’il crut capables de faire vibrer leur âme ; il leur promit une énorme rançon, sa fortune entière !… Mais à toutes ses prières, à ses promesses, à ses cris lamentables, les vengeurs d’Almanzor ne répondirent que par des rires, féroces, et, remontant à cheval sans plus attendre, ils partirent au galop. Pendant quelques instants encore, le malheureux abandonné entendit retentir sourdement les pas de leurs montures, qui bientôt se perdirent dans l’éloignement ; et le désert retomba dans son morne silence.
Alors le pauvre Saïd se crut tout à fait perdu. Il pensa à son père, au chagrin du vieillard en ne voyant pas revenir son fils !… puis, faisant un retour sur lui-même, il s’attendrit sur sa misérable destinée : si jeune et mourir ! car, il n’en pouvait plus douter à cette heure, il était condamné à périr d’inanition sur le sable en feu du désert, ou – martyre plus horrible encore ! – à se voir déchirer tout vivant par la dent d’un chacal immonde.
Le soleil montait toujours et dardait ses implacables rayons sur le front de l’infortuné. Avec des peines inouïes il parvint à se retourner en se roulant sur le sable. Dans ce mouvement, le petit sifflet qu’il portait toujours suspendu à son cou tomba de ses vêtements. C’était une lueur d’espoir, et le malheureux garrotté s’épuisa en efforts surhumains pour en approcher sa bouche. Il réussit enfin à l’effleurer de ses lèvres, à le saisir, à l’emplir de son souffle… mais, hélas ! même dans cette effroyable situation, le sifflet ne rendit aucun son, le talisman demeura sans vertu ! Désespéré, n’en pouvant plus, l’âme et le corps brisés, Saïd laissa rouler sa tête en arrière, et, ses idées s’égarant peu à peu sous les ardeurs toujours croissantes du soleil, il finit par tomber dans un profond évanouissement ou, pour mieux dire, dans un anéantissement absolu.
Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, au bout desquelles Saïd fut réveillé par un grand bruit qui se faisait à ses côtés. Dans le même moment il se sentit violemment secouer l’épaule et poussa un cri d’effroi, car il s’imaginait déjà être entouré d’une troupe de chacals s’apprêtant à le dévorer. Mais des voix humaines retentissant à son oreille lui eurent bientôt fait reconnaître qu’il n’avait point affaire aux griffes d’une bête sauvage, mais aux mains d’un homme qui s’occupait de lui avec sollicitude et défaisait ses liens tout en causant avec deux ou trois autres individus. « Il respire encore, se disaient-ils entre eux, mais sa tête paraît égarée ; il nous prend pour des ennemis. »
Enfin Saïd ouvrit les yeux tout grands et aperçut devant lui la figure d’un gros homme court, à face rougeaude, avec de petits yeux rusés et une longue barbe. Ce personnage lui parla amicalement, l’aida à se dresser sur ses pieds et lui offrit à boire et à manger, ce dont le pauvre Saïd avait grand besoin. Tandis qu’il reprenait peu à peu ses forces, son sauveur se mit à lui raconter compendieusement qu’il était un marchand de Bagdad, qu’on l’appelait Kaloum-Bek, et qu’il faisait le commerce des châles, des voiles et autres fins tissus à l’usage des femmes. Il ajouta qu’il traversait le désert, revenant vers sa patrie, lorsqu’il avait trouvé Saïd étendu sur le sable, évanoui, à demi mort : ce spectacle avait éveillé sa pitié ; il s’était arrêté et avait tout mis en œuvre pour ranimer le moribond, que ses soins avaient fini par rappeler à la vie.
Quand le marchand eut fini sa narration, Saïd le remercia avec effusion en l’assurant de son éternelle reconnaissance ; car il était évident pour lui que sans l’intervention fortuite de ce digne homme, il n’aurait pas tardé à expirer misérablement. Kaloum-Bek s’excusa beaucoup de ne pouvoir le remettre dans sa route ; mais il était lui-même pressé par le temps, on l’attendait à Bagdad, ses affaires réclamaient sa présence, etc., etc., etc. Bref, il invita au contraire le jeune homme à l’accompagner. Bien que cela dût l’éloigner beaucoup du but de son voyage, Saïd n’avait guère d’autre parti à prendre que d’accepter cette offre, et il s’y résigna d’autant plus volontiers que le marchand lui donna l’assurance qu’il ne manquerait pas de trouver à Bagdad une occasion prochaine de regagner Balsora.
Chemin faisant, Kaloum-Bek, qui était fort bavard, ne fit qu’entretenir son compagnon de voyage du magnifique Haroun-al-Raschid, le commandeur des croyants. Il lui vanta son amour de la justice, sa sagacité, la manière simple et vraiment admirable avec laquelle il vidait les procès les plus embrouillés ; et, entre autres exemples à l’appui, il lui raconta l’histoire du Cordier, celle du Pot et des olives, histoires que connaît aujourd’hui chaque enfant et dont Saïd s’émerveilla fort. « Notre calife, poursuivit le marchand, est un homme prodigieux ! Vous imaginez-vous qu’il passe la nuit à dormir comme le commun des hommes ? Détrompez-vous : deux ou trois heures de sommeil vers le matin, c’est tout ce qu’il lui faut. Je sais ce qu’il en est, voyez-vous ! Messour, son premier chambellan, est mon cousin. Au lieu donc de se coucher comme tout le monde, le calife se promène la plus grande partie de la nuit à travers les rues de Bagdad, et rarement il se passe une semaine sans qu’il rencontre quelque aventure ; car, ainsi que vous l’avez pu voir dans l’histoire du Pot aux olives, qui est aussi vraie que la parole du Prophète, il ne fait pas sa ronde à cheval, en brillant costume, entouré de gardes et de porte-flambeaux, ce qu’il pourrait bien faire certes, si cela lui plaisait ; mais point : c’est sous l’habit d’un marchand, d’un soldat, d’un batelier, d’un mufti qu’il erre çà et là et s’assure par lui-même que tout marche bien et régulièrement. De là vient qu’il n’y a pas de ville au monde où l’on soit aussi poli qu’à Bagdad envers les gens inconnus qu’on rencontre la nuit. En effet, tel individu, qui a la mine d’un misérable Arabe du désert, pourrait fort bien être le calife en personne, et quelque méprise malencontreuse vous attirerait à coup sûr une rude bastonnade. »
Ainsi dit le marchand, et, bien que Saïd fût tourmenté d’un ardent désir de revoir son père, il se réjouit cependant de l’occasion qui s’offrait à lui de visiter la cité fameuse sur laquelle régnait le célèbre Haroun-al-Raschid. Après dix jours de route, nos voyageurs atteignirent Bagdad, et, malgré les descriptions qui lui en avaient été faites, Saïd ne put s’empêcher de s’étonner et de s’écrier sur la magnificence de cette ville, qui était précisément alors au plus haut point de sa splendeur. Le marchand invita gracieusement le jeune homme à ne pas chercher d’autre demeure que la sienne. « J’accepte, s’écria Saïd, et vous mettez le comble ainsi, mon cher Kaloum, aux obligations que je vous ai ; car, tout en m’avançant au milieu de cette succession de merveilles, je viens de me rappeler tout à coup le dénûment dans lequel m’ont laissé les brigands, et je me disais qu’excepté l’air et l’eau du Tigre et les degrés d’une mosquée pour oreiller, cette ville – si riche qu’elle soit – ne m’offrirait d’ailleurs rien gratuitement. Vous êtes une seconde fois mon sauveur, mon cher Kaloum ! » Le marchand grimaça une espèce de sourire modeste, comme s’il ne voulait pas être loué d’une action aussi simple, et il entraîna le jeune homme vers sa maison.
Le lendemain de son arrivée, notre héros venait de s’habiller pour aller se promener dans Bagdad, et, comme tout jeune homme, il se réjouissait déjà par avance des regards que ne manquerait pas d’attirer sur lui son brillant costume de cavalier, lorsque son hôte entra dans sa chambre. Après avoir examiné Saïd des pieds à la tête, il lui dit avec un petit ricanement ironique : « Tout cet accoutrement est certainement fort beau, jeune homme ! mais à quoi diable songez-vous ? Vous êtes, à ce qu’il me paraît, une tête légère et qui se soucie peu du lendemain. Avez-vous donc assez d’argent pour vivre d’une manière conforme à l’habit que vous portez ?
– Très-cher seigneur, dit le jeune homme confus, et rougissant Je n’ai point d’argent en ce moment, il est vrai ; les brigands qui m’ont abandonné dans le désert m’avaient dépouillé auparavant de tout ce que je possédais, ainsi que je vous l’ai dit ; mais si, comme je suis autorisé à le croire par la manière dont vous m’avez traité jusqu’ici, si, dis-je, vous voulez bien m’avancer une petite somme, de quoi seulement regagner ma patrie, vous pouvez être sûr que mon père vous indemnisera largement de vos déboursés et des frais de toute nature que j’aurai pu vous occasionner.
– Ton père ! ton père ! s’écria le marchand en changeant subitement de ton et en éclatant de rire insolemment, vraiment ! mon garçon, je crois que le soleil t’a brûlé le cerveau, comme on dit. T’imagines-tu donc que je me sois laissé prendre à toutes les histoires que tu m’as racontées dans le désert ? Allons donc ! dès le premier moment, sache-le bien, j’ai découvert tes mensonges effrontés, et ton impudence m’a indigné.
« D’abord, je connais tous les riches marchands de Balsora, j’ai fait des affaires avec tous, et j’aurais certainement entendu parler de ce nom de Benezar, si ton père avait seulement six mille tomans de revenu. Il est donc avéré pour moi, ou que tu n’es pas de Balsora, ou que ton père est un pauvre diable au fils duquel je ne voudrais pas prêter un aspros. Premier mensonge !
« Et puis cette attaque dans le désert ! Depuis que le sage Haroun-al-Raschid a purgé les routes du commerce des bandes qui les infestaient, quand est-il arrivé que des voleurs aient osé piller une caravane, et plus encore, en emmener les hommes en esclavage ? Mais, en admettant même que ton récit soit vrai, le fait devrait être connu ; et sur toute ma route, et ici même à Bagdad, où affluent des voyageurs de toutes les contrées du monde, jamais, au grand jamais, on n’a entendu parler de rien de semblable. Voilà ton deuxième mensonge, jeune impudent ! »
Pâle de colère et de honte, Saïd voulait couper la parole au méchant petit homme. Mais celui-ci criait plus fort que lui. « Et ton troisième mensonge, effronté hâbleur ! poursuivit-il, c’est ton séjour au camp de Sélim. Certes, le nom de Sélim est bien connu de quiconque a jamais conversé avec un Arabe du désert, mais Sélim est réputé pour le plus terrible et le plus impitoyable bandit qui soit ! et tu oses bien nous raconter que tu as tué son fils et qu’il n’a tiré de toi aucune vengeance, quand il aurait dû, tel qu’on le connaît, te faire mettre en morceaux ! Ton audace dans le mensonge va plus loin encore, et jusqu’à vouloir nous faire croire aux inventions les plus absurdes. Sélim t’aurait défendu contre la fureur de sa horde, il t’aurait recueilli dans sa propre tente, enfin il t’aurait renvoyé sans rançon au lieu de te faire pendre à l’arbre le plus voisin, lui qui souvent a fait périr ainsi des voyageurs contre lesquels il n’avait aucun sujet de haine, et seulement pour voir quelle grimace ils feraient pendant l’opération ! Oh ! tu l’avoueras, tu es un abominable menteur !
– Non ! s’écria le jeune homme suffoquant d’émotion contenue, non, je n’ai pas menti ! Tout ce que je vous ai dit est vrai, tout ; j’en jure par mon âme !
– Par ton âme ? en vérité ! cria le marchand ; par ton âme fourbe et mensongère ! Voilà une belle garantie !
– Je ne puis, il est vrai, vous donner de preuves positives, évidentes, de la vérité de mes paroles, reprit Saïd en s’efforçant de réprimer son indignation ; mais ne m’avez-vous pas trouvé garrotté et mourant au milieu du désert ?
– Cela ne prouve rien, répondit le marchand. Tu es habillé en somme comme un riche voleur, et j’incline à penser que tu n’es pas autre chose. Peut-être, que sais-je, moi ? as-tu attaqué inconsidérément quelque voyageur plus fort que toi, lequel t’aura vaincu et lié comme je t’ai vu. »
En présence de cet entêtement stupide et grossier, Saïd jugea inutile d’insister plus longtemps. « Vous m’avez sauvé la vie, dit-il, et, malgré vos soupçons injurieux, je veux vous en remercier encore. Mais enfin, où voulez-vous en venir à cette heure ? Si vous refusez de me venir en aide, il me faudra donc mendier ? Certes, je ne tendrai jamais la main à aucun de mes égaux, j’irai droit au calife et je lui dirai…
– Vraiment ! dit le marchand d’un ton narquois, tu ne veux l’adresser à personne autre qu’à notre gracieux souverain ? Voilà ce qui s’appelle mendier d’une façon peu commune ! Hé ! hé ! réfléchis cependant, mon jeune aventurier, que le chemin qui conduit chez le calife passe par chez mon cousin Messour, et qu’il me suffit d’un mot pour avertir le premier chambellan de l’art prodigieux avec lequel tu sais mentir. Mais, tiens, parlons sérieusement, j’ai pitié de ta jeunesse, Saïd ; tu peux te corriger, devenir meilleur ; il est possible encore, ce me semble, de faire quelque chose de toi. Je veux t’arracher à ta vie vagabonde, et, pour cela, j’ai l’intention de te placer dans ma boutique du bazar. Tu m’y serviras en qualité de commis pendant un an. Ce temps passé, s’il ne te plaît pas de demeurer chez moi, je te paye tes gages et te laisse aller où tu voudras, à Alep, à Médine, à Stamboul, à Balsora, chez les mécréants même, si cela te convient, je ne m’y oppose pas. Je te donne jusqu’à midi pour réfléchir à ma proposition. Acceptes-tu ? c’est bien ; refuses-tu ? je suppute alors au plus juste les frais que tu m’as occasionnés, je me paye tant bien que mal avec ce beau costume dont tu parais si vain, et je te jette nu dans la rue. Tu pourras alors, mon garçon, aller mendier à ta guise chez le calife ou chez le mufti, et tu me donneras des nouvelles de la réception qu’on t’y aura faite. »
Cela dit, l’odieux boutiquier sortit de la chambre et laissa le jeune homme à ses réflexions. Saïd le regarda s’éloigner d’un œil plein de mépris. La bassesse de ce misérable, qui ne l’avait secouru, hébergé et attiré dans sa maison, où il le tenait en son pouvoir, que dans un ignoble intérêt de lucre et pour en faire son esclave, lui inspirait plus de dégoût encore que de colère. Il essaya s’il ne pourrait pas s’enfuir ; mais les fenêtres de sa chambre étaient grillées et les portes soigneusement closes. Finalement, après de longs débats intérieurs, il résolut d’accepter, pour le moment du moins, la proposition du marchand ; il comprit que, dans sa situation, c’était encore le meilleur parti qu’il eût à prendre. Comment d’ailleurs, dépourvu de toute ressource aurait-il pu regagner Balsora ? Mais il se promit bien à part lui d’invoquer aussitôt que possible la protection du calife. Le surlendemain, Kaloum-Bek installa son nouveau commis dans son magasin du bazar. Il lui montra ses châles, ses voiles, ses riches étoffes de soie, et lui indiqua l’office particulier qu’il aurait à remplir. Vêtu comme un garçon de boutique et non plus comme un élégant cavalier, un châle d’une main, de l’autre un voile brodé d’or, Saïd devait se tenir sur la porte du magasin, appeler les passants, faire chatoyer ses marchandises à leurs yeux, leur en crier le prix et les inviter à entrer et à acheter. En confiant cet emploi au jeune homme, le rusé marchand entendait fort bien ses intérêts. Kaloum-Bek, ainsi que nous l’avons dit déjà, était un petit vieillard fort laid, et, lorsqu’il se tenait lui-même devant sa boutique, déployant et vantant sa marchandise, il n’était pas rare qu’un voisin ou un promeneur lui jetât au nez en passant quelque mot de raillerie. Tantôt c’étaient des enfants dont il excitait la verve moqueuse, tantôt des femmes dont il entendait les rires étouffés sous leurs longs voiles et qui s’éloignaient en disant : « Fi ! l’épouvantail ! » Chacun, au contraire, arrêtait volontiers les yeux sur le jeune et beau Saïd, qui savait, en outre, appeler avec convenance l’attention des passants et leur présenter avec une adresse pleine de séduction ses élégants tissus.
Lorsque Kaloum-Bek se fut aperçu que sa boutique du bazar recevait tous les jours un plus grand nombre de chalands depuis que Saïd la dirigeait, il se montra plus amical envers le jeune homme ; il le nourrit mieux qu’auparavant, et il eut soin en outre de lui fournir toujours des habits convenables et même élégants. Mais ces témoignages d’un attachement intéressé ne pouvaient adoucir le chagrin de notre héros, et ses jours et ses nuits se passaient à rêver aux moyens qu’il pourrait employer pour regagner sa patrie.
Un jour que la vente avait été très-active et que les garçons de boutique, chargés de porter les marchandises au domicile des acheteurs, étaient tous en course, une femme d’un certain âge entra dans le magasin et fit encore quelques emplettes. Tout en payant maître Kaloum-Bek ; elle lui demanda s’il n’avait pas là un garçon pour l’accompagner et porter ses marchandises chez elle. « Dans une demi-heure, je vous les enverrai, répondit Kaloum-Bek ; il m’est impossible de vous satisfaire auparavant, à moins que vous ne consentiez à prendre à vos frais un commissionnaire étranger.
– Non, vraiment ! maître Kaloum-Bek, s’écria la dame, et, pour un marchand en réputation, vous n’êtes qu’un ladre et votre boutique est fort mal tenue. Non, vous dis-je, je ne veux pas prendre un commissionnaire de place. Votre devoir, d’après les usages et les règles du commerce, vous oblige à me faire porter mon paquet chez moi, et j’exige qu’il en soit ainsi.
– Mais veuillez attendre seulement une petite demi-heure, très-noble dame, dit le marchand d’un air piteux, en se tortillant avec l’embarras le plus comique ; tous mes garçons sont en course pour l’instant.
– Voilà vraiment une piètre boutique, dans laquelle il ne reste seulement pas un valet, dit l’impatiente acheteuse. Mais que fait là ce grand fainéant ? ajouta-t-elle en se tournant du côté de Saïd ; allons ! viens, jeune drôle. Prends mon paquet et suis-moi.
– Halte-là ! halte-là ! s’écria Kaloum-Bek ahuri ; celui-là est mon enseigne vivante, mon annonceur, mon aimant ! il ne doit pas quitter le seuil de ma porte.
– Qu’est-ce à dire ? répliqua la dame avec dédain, tout en jetant son paquet sur les bras de Saïd et sans se soucier des cris du petit vieux. Voilà un beau marchand, en vérité ! et de belles marchandises, qui ne se recommandent pas suffisamment par elles-mêmes, et qui ont besoin d’un grand dadais de cette espèce pour les faire valoir ! Allons, en route, jeune homme ! tu ne perdras pas ton temps d’ailleurs, et je te promets une bonne récompense.
– Cours-y donc ! au nom d’Ariman et de tous les diables ! murmurait en même temps Kaloum-Bek à l’oreille de son commis. Vole et reviens aussi vite que possible ; la vieille fée ameuterait contre moi tout le bazar, si je refusais plus longtemps de la satisfaire. »
Saïd suivit l’exigeante vieille, qui marchait à travers les rues et se glissait dans la foule d’une allure beaucoup plus légère qu’on n’aurait dû l’attendre de son âge. Elle s’arrêta enfin devant une magnifique maison située dans un quartier retiré ; elle frappa un coup, aussitôt les portes s’ouvrirent à deux battants et laissèrent voir un riche escalier de marbre que la vieille dame gravit lestement en faisant signe à Saïd de prendre le même chemin. Ils arrivèrent ainsi dans une salle vaste et haute, et décorée avec un luxe et une élégance jusque-là inconnus à Saïd. La vieille dame se laissa tomber comme épuisée de fatigue sur un moelleux divan qui occupait tout le fond de la salle ; elle fit signe au jeune homme de déposer son paquet, et, après l’avoir gratifié d’une petite pièce d’argent, elle lui ordonna de s’éloigner.
Il était déjà à la porte, lorsqu’une voix douce et harmonieuse cria : « Saïd ! » Étonné d’entendre prononcer son nom dans un endroit où il ne se savait connu de personne, le jeune commis se retourna soudain. Une dame merveilleusement belle, entourée d’une foule d’esclaves et de jeunes filles, était assise sur le divan à la place de la vieille acheteuse du bazar. Saïd, stupéfait d’étonnement, muet d’admiration, ne put que croiser ses bras sur sa poitrine, et s’incliner profondément devant cette ravissante apparition.
« Saïd, mon cher enfant, dit la dame ou plutôt l’enchanteresse, je déplore beaucoup les tristes accidents qui t’ont conduit à Bagdad, et cependant c’était la seule ville marquée par le sort pour le rachat de ta destinée, s’il arrivait que tu quittasses ta ville natale avant tes vingt ans accomplis. Saïd, as-tu encore ton petit sifflet ?
– Si je l’ai ? certes ! s’écria joyeusement le jeune homme en tirant de son sein la chaîne d’or qui soutenait le joyau. Mais… vous-même… noble dame, et sa voix tremblait d’émotion, ne seriez-vous pas la bonne fée qui m’a fait ce cadeau le jour de ma naissance ?
– Oui, j’étais l’amie de ta mère, répondit la fée, et je veux également être la tienne aussi longtemps que tu resteras toi-même un bon et noble cœur. Ah ! que ton père (mais ces gens raisonnables n’en font pas d’autres !), que ton père n’a-t-il écouté les naïfs conseils de sa femme ! tu aurais évité bien des traverses.
– Eh bien ! c’est qu’il en devait être ainsi, répliqua gaiement Saïd, sans plus se plaindre du passé ; mais, très-gracieuse fée, daignez atteler un bon vent de nord-est à votre char de nuages, prenez-moi à vos côtés, et dans deux minutes nous serons à Balsora auprès de mon bon vieux père. J’attendrai là patiemment, je vous le promets, que les six mois qui restent encore à courir jusqu’à ma vingtième année soient entièrement écoulés. »
La fée sourit légèrement. « C’est fort bien parlé, mon pauvre Saïd, dit-elle avec un soupir ; mais hélas ! cela n’est pas possible. Je ne puis, à présent que tu as quitté ta patrie, faire pour toi aucun prodige. Tant que tu seras au pouvoir de Kaloum-Bek, je ne pourrai te délivrer ; il est lui-même sous la protection d’une fée puissante, ta plus terrible ennemie.
– Quoi ! je n’ai pas seulement une bonne fée, demanda Saïd, mais une mauvaise aussi ? Eh bien ! que m’importe, après tout ! Puisque je vous ai retrouvée, ô ma noble protectrice, je ne redoute plus la maligne influence de l’autre, et, si vous ne pouvez encore m’arracher de ses griffes, il vous est permis, du moins je l’espère, de m’aider de vos conseils. Ferais-je pas bien, dites-moi, d’aller trouver le calife, de lui raconter mon aventure et d’implorer son secours ? C’est un homme sage et juste, et il me défendra contre les méchancetés de Kaloum-Bek.
– Oui, il est vrai, Haroun est un sage, mais il est homme, dit la fée en soupirant : il se fie à son chambellan Messour comme à lui-même, et il a raison, car il a souvent éprouvé Messour et l’a toujours trouvé fidèle. Malheureusement le chambellan, à son tour, accorde à son ami Kaloum-Bek une confiance semblable, et en cela il a tort ; car le marchand est un très vilain homme, quoiqu’il soit le parent de Messour. Kaloum-Bek est un homme pétri d’astuce. Aussitôt de retour ici, prévoyant ce qui pourrait arriver, il a bâti sur toi je ne sais quelle fable qu’il a débitée à son cousin ; celui-ci l’a redite au calife, qui veut être informé sur l’heure de tout ce qui se passe dans la ville, et tu peux facilement t’imaginer que le portrait qu’on a fait de toi dans cette circonstance n’est rien moins que flatté. En sorte, mon pauvre Saïd, que, lors même que tu pourrais obtenir l’entrée du palais d’Haroun, tu y serais fort mal reçu, car le prince et son ministre sont prévenus contre toi et ne croiraient pas un mot de ta trop véridique histoire.
– Mais c’est abominable, dit Saïd attristé ; me voilà donc forcé d’être encore six grands mois le garde-boutique de cet odieux Kaloum-Bek ! Ne pourriez-vous du moins, bonne fée, me concéder une grâce ? J’ai été élevé au métier des armes, et le plus grand plaisir que je connaisse, c’est un beau tournoi dans lequel on s’escrime vigoureusement avec des lances, des javelines et des épées émoussées. Les jeunes gens les plus distingués de cette ville se livrent chaque semaine à des joutes de ce genre ; mais il faut un riche costume, et surtout il faut n’être pas de condition servile, pour pouvoir entrer dans la lice. Un garçon de bazar en serait ignominieusement chassé. Si donc vous daigniez faire seulement, ô ma belle protectrice, que je pusse trouver ici chaque semaine un cheval, des habits, des armes, et que mon visage ne pût être reconnu…
– Bien cela, interrompit la fée. Ton désir est d’un noble jeune homme. Le père de ta mère était le plus brave guerrier de toute la Syrie, et son esprit paraît revivre en toi. Remarque donc bien cette maison ; chaque semaine tu trouveras ici un cheval et deux valets équipés, des habits convenables, des armes, et enfin une eau dont il suffira de quelques gouttes sur ton visage pour te rendre méconnaissable à tous les yeux. Et maintenant, Saïd, mon gentil protégé, adieu ! Sois patient ; que la prudence et la vertu t’accompagnent toujours ! Et surtout, quelque épreuve qu’il te reste encore à supporter, ne désespère jamais : si grandes que puissent être les misères humaines, la bonté d’Allah est plus grande encore. »
Le jeune homme prit congé de la fée avec de grandes protestations de dévouement et de respect, et, après avoir examiné soigneusement la maison et la rue, il reprit le chemin du bazar.
Il y arriva juste à temps pour tirer son patron d’une situation passablement critique. Un rassemblement tumultueux s’était formé devant la boutique du marchand, qui paraissait avoir un débat très-vif avec deux individus. Une bande d’enfants effrontés, attirée par le bruit, gambadait autour du bonhomme en poussant des huées, en lui faisant des grimaces, et les plus hardis venaient jusque dans ses jambes le tirailler par ses vêtements, ce dont les passants paraissaient s’égayer fort. Voici ce qui avait amené cette scène grotesque :
Pendant l’absence de Saïd, Kaloum avait pris la place de son jeune commis sur le seuil de sa boutique. Mais personne ne s’arrêtait et ne faisait attention aux agaceries du vieux singe. Sur ces entrefaites, deux hommes entrèrent dans le bazar et le parcoururent plusieurs fois dans tous les sens, en promenant leurs yeux de tous côtés comme s’ils cherchaient quelque chose. Leurs regards vinrent à tomber sur Kaloum-Bek. Celui-ci, qui les observait depuis leur entrée et qui avait remarqué leur embarras, voulut essayer de le mettre à profit. Il leur cria donc de sa voix la plus insinuante : « Par ici ! mes beaux seigneurs, par ici ! que cherchez-vous ? Vous trouverez chez moi tout ce que vous pouvez désirer : beaux châles, beaux voiles, beaux tapis, beaux…
– Bonhomme, dit l’un des deux interpellés en interrompant Kaloum, il est inutile de t’enrouer à crier. Tes marchandises peuvent être toutes fort belles, ainsi que tu l’annonces, mais nos femmes sont d’humeur bizarre et capricieuse, et il est de mode aujourd’hui à Bagdad de ne se fournir de voiles qu’auprès du beau Saïd. C’est lui que nous cherchons depuis une heure sans pouvoir parvenir à le trouver. Indique-nous-le donc si tu le peux ; nous ferons des acquisitions chez toi un autre jour.
– Allah ! Allah ! Allah ! s’écria joyeusement Kaloum-Bek, le Prophète vous a précisément conduits devant sa porte. Vous cherchez le beau jeune commis pour lui acheter des voiles ? Entrez donc, mes seigneurs, c’est ici sa boutique. »
Sur ce propos, l’un des deux hommes éclata de rire au nez de Kaloum-Bek ; mais l’autre, s’imaginant qu’il osait se railler d’eux, ne voulut pas demeurer en reste avec lui, et se mit à l’accabler d’injures. Hors de lui de dépit, Kaloum appela ses voisins et les adjura de témoigner qu’il n’y avait pas dans tout le bazar une autre boutique que la sienne connue sous le nom du Magasin du beau Marchand ; mais les voisins, qui lui en voulaient et le jalousaient à cause de sa vogue récente, prétendirent ne rien savoir de cela, et les deux hommes, s’avançant alors sur le vieux hâbleur, comme ils l’appelaient, s’apprêtèrent à lui infliger une correction manuelle qui lui apprît à adresser mieux une autre fois ses inconvenantes plaisanteries. Kaloum, empêtré dans ses châles et ses voiles, qu’il redoutait surtout de voir déchirer dans la bagarre, ne pouvait se défendre qu’imparfaitement. Dans l’espoir d’attirer du secours, il se mit à pousser des hurlements lamentables qui eurent bientôt amassé devant sa boutique une foule énorme, mais parmi laquelle il ne trouva pas un défenseur. Le personnage étant connu de la moitié de la ville pour un ladre fieffé et un maître fripon, tous les assistants se réjouissaient au contraire de le voir malmener. Déjà l’un des deux hommes l’avait empoigné par la barbe, lorsque, saisi lui-même par un bras vigoureux, il fut enlevé de terre et renversé avec tant de violence, que son turban roula sur le sol tandis que ses pantoufles volaient au loin.
La foule, qui vraisemblablement eût applaudi le coup s’il se fût agi de Kaloum-Bek, fit entendre des murmures de mécontentement. Le compagnon du terrassé promena autour de lui des regards furieux, cherchant qui avait osé porter la main sur son ami ; mais en se trouvant face à face avec un grand garçon bien découplé, à l’œil de feu, à la mine hardie, il jugea prudent de ne pas envenimer les choses par trop de susceptibilité, et tendant la main à son ami pour l’aider à se relever, ils s’éloignèrent tous deux du plus vite qu’ils purent, et sans acheter ni châles ni voiles du beau commis qui venait de se faire connaître à eux d’une façon si désagréable.
« Ô la perle des commis ! Soleil du bazar ! s’exclamait Kaloum en entraînant le jeune homme dans son arrière-boutique. Par Allah ! voilà ce que j’appelle arriver à temps et mettre à propos la main à la pâte. Dix minutes plus tard, et de ma vie je n’aurais eu besoin de barbier pour me peigner et me parfumer la barbe ! Comment pourrai-je te récompenser ? »
Cependant le cœur et la main de Saïd n’avaient fait qu’obéir dans cette circonstance à un mouvement de compassion involontaire. Ce premier sentiment passé, il se repentait presque d’avoir épargné au vieux drôle une bonne correction. Une douzaine de poils de barbe de moins, pensait-il, l’eussent rendu pour douze jours doux et traitable. Néanmoins il chercha à mettre à profit les favorables dispositions du marchand et il lui demanda, pour récompense du service qu’il lui avait rendu, de lui accorder toutes les semaines une soirée de liberté. Kaloum y consentit. Il savait bien que le jeune homme était trop sensé pour essayer de s’enfuir sans argent et sans ressources d’aucune sorte.
Saïd avait obtenu ce qu’il voulait. Le mercredi suivant, qui était le jour où les jeunes gens des familles nobles se réunissaient sur une des places publiques de la ville pour se livrer à leurs exercices guerriers, il prévint son patron qu’il désirait disposer librement de sa soirée, et se dirigea en toute hâte vers le logis de sa protectrice. À peine eut-il touché le marteau de la porte, qu’aussitôt elle s’ouvrit toute grande. Les domestiques paraissaient attendre son arrivée ; car, sans qu’il eût besoin d’exprimer un désir, ils l’invitèrent à monter le bel escalier de marbre et l’introduisirent dans une chambre magnifique. Là, ils lui présentèrent d’abord dans une aiguière d’argent l’eau à laver qui devait le rendre méconnaissable. Saïd en baigna légèrement son visage et, s’étant regardé ensuite dans un miroir de métal poli, il put à peine se reconnaître lui-même : son teint s’était fortement bruni, une belle barbe noire encadrait son visage, et il paraissait au moins dix années plus que son âge.
Cela fait, les esclaves le conduisirent dans une seconde chambre où l’attendait un costume complet et d’une richesse extrême. Outre un turban du plus fin tissu, surmonté d’une aigrette de plumes rares que rattachait une agrafe de diamants ; outre un ample cafetan de soie rouge, brodé et passementé d’or, Saïd trouva là une cotte de mailles si artistement travaillée, que, bien qu’elle se prêtât à tous les mouvements du corps, elle était en même temps assez solide pour que ni lance ni épée ne pût l’entamer. Un glaive de Damas, plongé dans un élégant fourreau de velours, complétait l’équipement guerrier de notre héros. Sa toilette achevée, il se dirigeait vers la porte, lorsqu’un esclave noir lui remit un fin mouchoir de soie de la part de la maîtresse du logis. Elle lui faisait dire en même temps qu’il lui suffirait de s’essuyer légèrement le visage avec ce tissu magique pour voir disparaître aussitôt sa couleur brune et sa barbe.
Trois chevaux superbement harnachés piaffaient dans la cour de la maison. Saïd s’élança sur le plus beau et le plus fougueux des trois, ses écuyers montèrent les deux autres, et tous ensemble prirent le chemin du tournoi. La réunion était composée des plus nobles et des plus vaillants jeunes hommes de Bagdad ; et parmi eux ne dédaignaient pas de se ranger, pour courir ou rompre des lances, les frères mêmes du calife. Lorsque Saïd se présenta à la barrière, le fils du grand vizir galopa à sa rencontre avec quelques-uns de ses amis et, après avoir salué courtoisement le jeune homme, il l’invita à se mêler à leurs jeux, en le priant de vouloir bien faire connaître son nom et sa patrie. Saïd, ne jugeant pas à propos de rompre dès ce moment son incognito, répondit simplement qu’il se nommait Almanzor et venait du Caire ; qu’il était en voyage pour se rendre à la Mecque, mais qu’on lui avait tant vanté la vaillance et l’habileté aux armes des jeunes gens de Bagdad, qu’il n’avait pas hésité, très-amoureux lui-même de semblables exercices, à se détourner de sa route pour venir prendre part à leurs jeux, s’ils voulaient bien y consentir.
L’aisance et la bonne grâce de Saïd-Almanzor le firent aussitôt bienvenir des jeunes gens. Sans lui demander de plus amples explications, ils lui présentèrent une lance et l’invitèrent à choisir son camp, la société tout entière se partageant en deux bandes qui devaient jouter l’une contre l’autre d’abord par masses, et ensuite seul à seul.
Mais, si l’extérieur séduisant de Saïd avait dès le début fixé l’attention sur lui, ce fut bien autre chose encore lorsqu’il eut pu faire montre de sa merveilleuse adresse. Son cheval était plus rapide qu’un oiseau, et son épée brillait dans sa main ainsi qu’un éclair ; il maniait sa lance comme il eût fait d’une plume, et, malgré les réactions de son coursier, ses flèches volaient au but aussi sûrement que si ses pieds eussent été fermement posés sur le sol. Après avoir accompli quelques passes brillantes mêlé à ses compagnons, Saïd parut seul dans la lice et combattit, c’est-à-dire vainquit successivement les plus renommés champions du camp opposé, ce qui lui valut l’honneur insigne d’être proclamé d’une commune voix le maître des joutes.
Le lendemain, on ne parlait dans tout Bagdad que du jeune et bel étranger. Tous ceux qui l’avaient vu, sans excepter même ceux qu’il avait vaincus, ne tarissaient pas sur ses nobles manières, son élégance, sa bravoure, etc. Ce fut pendant huit jours l’unique objet des conversations des oisifs, et plus d’une fois l’oreille charmée de Saïd put recueillir son propre éloge jusque dans la boutique de Kaloum-Bek. On ne regrettait qu’une seule chose, c’est que personne ne connût la demeure du noble Almanzor ; mais ce mystère, dont paraissait s’envelopper le jeune cavalier, ne faisait qu’ajouter encore à l’attrait qu’inspirait sa personne en irritant la curiosité.
Au prochain tournoi, notre héros trouva dans la maison de la fée un costume et une armure plus magnifiques encore que le premier jour. Cette fois, la moitié de Bagdad se pressait aux abords de la lice, et le calife lui-même voulut voir la joute de l’un des balcons de son palais. Comme tout le monde, il admira l’adresse de Saïd, et, quand les jeux furent terminés, il daigna passer de sa royale main au cou du jeune vainqueur une lourde chaîne d’or, en témoignage de sa vive satisfaction.
Depuis plus de quatre mois Saïd émerveillait Bagdad de ses prouesses, lorsqu’un soir, comme il regagnait son logis après les joutes, il entendit des voix dont l’accent le frappa. Devant lui quatre hommes marchaient à pas lents, en paraissant se consulter l’un l’autre. Saïd continua d’avancer et tout à coup il reconnut, non sans un certain saisissement, que ces hommes s’entretenaient dans le dialecte mystérieux de la horde de Sélim. Il pensa sur-le-champ, connaissant leurs habitudes, qu’ils n’étaient entrés dans la ville que pour y commettre quelque vol, et son premier mouvement fut de s’éloigner en toute hâte de pareils bandits ; mais en songeant qu’il lui serait peut-être possible d’entraver leurs mauvais desseins, il changea d’idée et se glissa au contraire encore plus près d’eux dans l’espoir d’éventer leur complot.
« Rue du Bazar, dit l’un deux, paraissant répéter une indication à ses acolytes ; cette nuit, avec le vizir.
– Bon ! dit un autre, le vizir ne m’effraye pas ! le bonhomme me fait l’effet d’un médiocre batailleur ; mais le calife, c’est une autre affaire : il est jeune, lui, et doit être bien armé ; sans compter qu’il a sans doute autour de lui, ou du moins à très-courte portée, dix ou douze gardes du corps ?
– Pour cela non, repartit un troisième ; toutes les fois qu’on l’a rencontré et reconnu la nuit, il était toujours seul avec le grand vizir ou son premier chambellan. Il n’y a donc aucune crainte à avoir, et nous pouvons facilement cette nuit nous emparer de sa personne, mais bien entendu sans lui faire aucun mal.
– Certes, reprit le premier, sa mort pourrait nous coûter trop cher ! il vaut bien mieux d’ailleurs le tenir à merci, nous en tirerons la rançon que nous voudrons. Voici donc le plan que je proposerais, moi, pour arriver à nos fins sans danger : occuper le calife en face par une attaque feinte, et, pendant ce temps, le coiffer par derrière d’un bon filet qui nous le livre sans défense. Je ne parle pas de son compagnon ; le vieux singe a fait pendre assez des nôtres pour que nous puissions bien à notre tour nous passer la fantaisie d’étrangler un vizir.
– Oui, c’est cela, dirent les trois autres en riant aux éclats de cette brutale saillie : de sa vie, le vieux Sélim n’aura accompli une aussi belle expédition. Eh bien ! c’est dit, à onze heures, rue du Bazar, » ajoutèrent-ils à mi-voix. Et se séparant aussitôt, ils s’éloignèrent dans diverses directions.
Épouvanté de ce qu’il venait d’entendre, Saïd ne songea tout d’abord qu’à une seule chose : courir au palais du calife et l’avertir du danger qui le menaçait. Mais, tout en marchant, les paroles de la fée lui revinrent en mémoire : il se rappela ce qu’elle lui avait dit des mauvais renseignements qu’on avait transmis au calife sur son compte ; il réfléchit qu’on allait se moquer de sa déclaration peut-être, ou bien encore affecter d’y voir uniquement la tentative audacieuse d’un aventurier pour s’insinuer auprès d’Haroun. Et si, pour le punir d’en savoir plus long que la police, on allait l’arrêter, le retenir en prison !… Saïd suspendit sa course et, tout bien pesé, il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se fier à sa bonne épée pour délivrer personnellement le calife des mains des voleurs.
Au lieu donc de regagner la maison de Kaloum-Bek, notre héros s’assit sur les marches d’une mosquée et attendit là que la nuit fût tout à fait close. Il se dirigea alors vers la rue du Bazar, et ayant avisé, environ vers son milieu, une encoignure assez profonde formée par la saillie d’une maison, il s’y cacha du mieux qu’il put. Au bout d’une heure à peu près, son œil, tendu vers l’entrée de la rue, aperçut deux ombres qui s’avançaient de son côté d’une allure prudente et circonspecte. Saïd croyait déjà que c’était le calife et son grand vizir, quand l’un des promeneurs nocturnes ayant frappé légèrement dans ses mains, deux autres accoururent aussitôt à pas de loup d’une petite rue qui longeait le bazar. Les quatre hommes, les quatre voleurs, car c’était eux à n’en pas douter, chuchotèrent un moment et se séparèrent. Trois d’entre eux vinrent se poster non loin de Saïd, tandis que le quatrième, faisant le guet, se promenait de long en large, de manière à pouvoir signaler du plus loin à ses compagnons l’approche des personnages qu’ils attendaient.
À peine une demi-heure s’était-elle écoulée que des pas retentirent dans la direction du bazar. Le guetteur poussa un cri convenu, et soudain les trois brigands s’élancèrent de leur cachette. Mais aussitôt, tirant son glaive de fin acier de Damas, Saïd se précipita sur les voleurs avec la rapidité de la foudre en criant d’une voix formidable : « À mort ! à mort ! les ennemis du grand Haroun ! » Et du premier choc il en étendit un à ses pieds. Deux autres étaient occupés à contenir et à désarmer le calife, qu’ils avaient réussi à coiffer de leur terrible filet ; Saïd fondit sur eux sans leur laisser le temps de se reconnaître, et prit si bien ses mesures que d’un seul et même coup il réussit à trancher la corde du filet et le poignet de l’un des brigands. Au cri que poussa le mutilé en s’affaissant sur ses genoux, celui de ses compagnons qui luttait contre le vizir s’empressa d’accourir de son côté pour le secourir ou le venger ; mais le calife, qui grâce à Saïd était parvenu à se dépêtrer enfin de la corde qui l’étranglait, le brave Haroun put alors se mêler à la lutte, et tirant vivement son poignard, il le planta jusqu’à la garde dans la gorge de ce nouvel assaillant. Le quatrième voleur s’était enfui ; la place était libre : le combat tout entier n’avait pas duré plus d’une minute.
« Par Allah ! l’aventure est étrange ! s’écria le calife en s’avançant vers notre héros, et cette audacieuse attaque et ton intervention si soudaine et si heureuse m’étonnent également. Mais comment sais-tu qui je suis, et comment as-tu appris les criminels projets de ces misérables ?
– Commandeur des croyants, répondit Saïd, je suivais ce soir la rue El Malek ; ces hommes étaient devant moi et s’entretenaient dans une langue étrangère que j’ai eu l’occasion d’apprendre autrefois : ils complotaient de te faire prisonnier et de tuer ton grand vizir. Le temps me manquait pour te faire parvenir un avis. Me trouver moi-même à l’endroit où ils devaient t’attendre, c’est tout ce que je pouvais. J’y suis venu, et, avec l’aide de Dieu, j’ai réussi à déjouer les embûches des méchants.
– Merci ! noble jeune homme, dit Haroun ; mais le lieu est peu propice aux longs discours. Prends cet anneau et viens demain me le rapporter au palais ; nous causerons alors plus à loisir de cette aventure et de toi-même, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour toi. Allons ! vizir, partons ! la place n’est pas sûre, et le drôle qui s’est échappé pourrait bien ramener contre nous une troupe nouvelle. C’en est assez pour cette nuit ; demain nous éclaircirons tout cela ! »
Ainsi dit Haroun. Mais, avant de s’éloigner avec son maître, le grand vizir s’approcha à son tour de Saïd, et déposant dans ses mains une lourde bourse : « Prends toujours cela en attendant mieux, lui dit-il ; demain nous nous reverrons, je l’espère ; mais aujourd’hui est à nous, demain est à Dieu ! »
Ivre de joie, Saïd ne fit qu’un saut jusqu’à la maison de son patron. Il y fut reçu avec un déluge d’injures par l’avide marchand, qui croyait déjà que son commis s’était enfui, et qui supputait, tout en maugréant, les sommes que son départ allait lui faire perdre.
Cependant le jeune homme, qui avait jeté un regard dans la bourse et l’avait trouvée richement garnie, laissait Kaloum-Bek épancher sa bile tout à son aise, sûr qu’il était désormais de pouvoir reprendre le chemin de Balsora quand il le voudrait. Le marchand s’arrêta enfin de lassitude. Alors, et sans daigner lui donner la moindre explication au sujet de sa longue absence, Saïd se contenta de déclarer nettement et brièvement au vieux dogue qu’il eût à chercher un autre commis, que pour lui il était las de ses insolences et de ses grossièretés, et qu’il prétendait s’en aller sur l’heure. « Tu peux d’ailleurs, ajouta-t-il en jetant au boutiquier un regard de souverain mépris, tu peux garder les gages que tu m’avais promis ; je te tiens quitte de tout payement : adieu ! »
Il dit et gagna la porte aussitôt, sans que Kaloum-Bek, muet d’étonnement, songeât à s’y opposer.
Mais le lendemain, le marchand, qui avait réfléchi toute la nuit sur sa mésaventure, fit battre la ville dans tous les sens par ses garçons de magasin afin de découvrir le fugitif. Longtemps leurs recherches furent vaines. À la fin cependant, l’un des coureurs revint et dit qu’il avait vu Saïd sortir d’une mosquée et entrer dans un caravansérail : « seulement, ajouta-t-il, il est complètement changé et porte maintenant un riche costume de cavalier. »
En entendant cela, Kaloum-Bek se répandit en imprécations et s’écria : « Il faut qu’il m’ait volé, le misérable, pour être ainsi vêtu ! » Et sans perdre de temps, il courut à la direction de la police. Comme il était connu là pour un parent de Messour, le premier chambellan, il ne lui fut pas difficile d’obtenir quelques agents avec un ordre pour arrêter Saïd. Celui-ci était assis devant un caravansérail et causait tranquillement, avec un marchand qu’il venait de rencontrer, des occasions que l’on pouvait avoir pour se rendre à Balsora, lorsque soudain il se vit enveloppé par une bande d’argousins qui, en dépit de ses cris et de sa résistance, lui lièrent les mains derrière le dos, et se bornèrent à répondre à ses questions, qu’ils agissaient en vertu de la loi et d’après la plainte de son légitime seigneur et maître Kaloum-Bek. Sur ces entrefaites, le petit monstre arriva, et, tout en raillant et persiflant Saïd sur son évasion manquée, il fouillait dans ses poches, dont il retira tout d’un coup, à la stupéfaction de tous les assistants et à la sienne propre, une longue bourse de soie toute gonflée d’or.
« Voyez ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, voyez ce qu’il m’a soustrait, le maître filou ! » Là-dessus les gens que cette scène avait amassés se détournèrent avec horreur du jeune homme, en se disant l’un à l’autre : « Qui aurait pu croire cela, avec son air candide ? – Voyez donc, c’est le beau commis du bazar ! – Si jeune et si corrompu ! – Quel petit serpent ! » Et tous ensemble de hurler : « Chez le cadi ! chez le cadi ! qu’il reçoive la bastonnade ! »
Le cadi accueillit rudement le voleur supposé. Saïd voulait s’expliquer, mais il lui fut enjoint de se taire et de laisser d’abord interroger le plaignant.
Le juge, se tournant alors vers le marchand, lui représenta la bourse et lui demanda s’il la reconnaissait pour sienne et si l’or qu’elle contenait lui avait été dérobé.
Kaloum-Bek le jura.
« C’est faux ! s’écria Saïd.
– Il ne suffît pas de nier, dit le juge d’un ton brusque : tous les voleurs en font autant. Peux-tu prouver que cet or t’appartenait légitimement ?
– Je l’en défie bien ! dit Kaloum, prévenant la réponse du jeune homme : il ne possédait rien quand je l’ai trouvé dans le désert ; depuis quatre mois qu’il est à mon service, je ne lui ai rien donné. Comment donc l’aurait-il acquis ?
– On m’en a fait don, répliqua Saïd.
– En guise de pourboire peut-être ? dit ironiquement Kaloum. La bonne folie ! et comme cela est vraisemblable ! Tu mentais mieux jadis. Et moi, je le jure encore, et mon serment vaut mieux que le tien, misérable aventurier ! cet or m’a été dérobé, et c’est en abusant de la confiance que je te témoignais que tu as réussi à tromper ma vigilance et à détourner peu à peu de ma caisse cette somme énorme.
– Il suffît, dit le juge, la cause est entendue. Reprends ta bourse, Kaloum. » Et se tournant vers Saïd, il ajouta : « Aux termes d’une loi récente de Sa Hautesse, tout vol commis dans l’intérieur du bazar et s’élevant à cent pièces d’or emporte la peine du bannissement perpétuel dans une île déserte. Tu partiras demain, mon jeune drôle, avec une vingtaine d’honnêtes gens de ton espèce, pour le lieu de ton exil. En attendant, en prison ! »
Et tout fier du beau jugement qu’il venait de prononcer tout d’une haleine et sans ânonner, le cadi descendit de son tribunal et s’éloigna sans daigner écouter les cris et les supplications de Saïd, qui demandait instamment qu’on le conduisit devant le calife, Sa Hautesse pouvant seule entendre, disait-il, les explications qu’il avait à donner. Mais l’unique réponse qu’obtinrent ses prières, ce fut un haussement d’épaules du juge, accompagné d’un ricanement de Kaloum-Bek, et le malheureux jeune homme resta livré aux mains des stupides chiaoux, qui l’entraînèrent à coups de bâton vers la felouque qui devait l’emporter le lendemain.
Dans un étroit espace, et si bas qu’on ne pouvait s’y tenir debout, vingt hommes étaient entassés déjà, étendus pêle-mêle sur une paille fétide, ainsi qu’un ignoble bétail. L’entrée de notre héros, qu’ils croyaient un des leurs, fut saluée par eux de hourras frénétiques entremêlés d’injures et d’imprécations grossières contre le juge et le calife ; mais en y apercevant la noble physionomie du jeune homme et les pleurs silencieux qui baignaient son visage, désolé, ils reconnurent que celui-là n’était pas de leur bande, et dès lors ils lui tournèrent le dos avec une pitié méprisante.
Tel était le lieu, tels étaient les hôtes au milieu desquels Saïd venait d’être plongé. Du reste, ainsi que l’avait annoncé le juge, la felouque démarra le lendemain et commença de suivre le courant du Tigre pour de là gagner le golfe Persique et la mer des Indes.
Une fois par jour seulement on descendait dans la cale un baquet de riz gâté et une cruche remplie d’une eau saumâtre ; c’était toute la nourriture des prisonniers, et, si dégoûtante qu’elle fût, Saïd dut se résigner à en prendre sa part pour ne pas mourir de faim.
Il y avait plus d’une semaine déjà qu’ils naviguaient ainsi, lorsqu’un matin les malheureux captifs se sentirent plus rudement secoués qu’à l’ordinaire dans leur geôle flottante. Les vagues battaient avec fureur les flancs du vaisseau, et l’on entendait courir çà et là sur le pont d’une façon désordonnée. Soudain une secousse terrible se fit sentir et fut suivie aussitôt d’un sinistre craquement : le navire avait touché.
« Malédiction ! l’eau nous envahit, s’écria dans le même moment l’un des prisonniers ; et tous ensemble frappèrent à coups redoublés aux écoutilles, afin de les faire ouvrir ; mais aucune voix ne leur répondit, rien ne bougea au-dessus d’eux.
Ils essayèrent alors, à l’aide de leurs vêtements, de calfater la voie d’eau qui s’était ouverte dans les parois du vaisseau ; mais la brèche était trop large, leurs moyens trop restreints pour qu’ils pussent y parvenir ; et la mer continuait de monter à vue d’œil dans l’étroit espace qui les tenait enfermés. Quelques minutes encore et ils périssaient tous, lorsqu’enfin, par un suprême effort, ils réussirent à faire sauter la porte de leur tombeau.
Ils s’élancèrent tumultueusement au haut de l’escalier ; mais, en arrivant sur le pont, ils le trouvèrent complètement désert : tout l’équipage s’était sauvé dans les embarcations. À cet aspect, un immense cri de rage s’échappa de la poitrine des déportés, comme un rugissement de bêtes fauves, et troublés jusqu’à la démence par l’idée de la mort, ces êtres dégradés ne songèrent plus alors qu’à chercher dans l’orgie l’oubli de leur situation. Éperdus, ivres, n’ayant plus conscience de ce qui se passait autour d’eux, ils riaient, chantaient, dansaient ou se roulaient sur le pont, au milieu des barriques défoncées et des bouteilles vides, lorsque la tempête, redoublant d’effort, arracha enfin le navire de l’écueil sur lequel il s’était échoué, l’enleva comme une plume légère sur la crête d’une vague, et presque au même moment le rejeta en débris à l’abîme.
Saïd, cependant, plus sage que ses compagnons, et sachant contempler la mort sans forfanterie et sans lâche terreur, avait réussi à se cramponner au grand mât au moment où le navire s’en alla en mille pièces. Les vagues, toujours courroucées, le faisaient rouler ça et là, au hasard, et par instants le submergeaient entièrement ; mais, grâce à son habileté dans la natation et surtout à son indomptable énergie, notre héros finissait toujours par revenir à la surface. Il nageait ainsi depuis une demi-heure, toujours en danger de mort, lorsqu’en appuyant sa main sur sa poitrine oppressée de fatigue, il sentit rouler sous ses doigts son petit sifflet d’argent.
Bien souvent déjà et bien cruellement le pauvre Saïd avait été déçu par son prétendu talisman. Il se ressouvint cependant de la parole de la fée : Ne désespère jamais ! et demandant à ses poumons épuisés tout le souffle qu’ils pouvaient contenir, il porta le sifflet à ses lèvres… Un son clair et perçant retentit, dominant le bruit de la tempête, et soudain, ô miracle ! les flots s’apaisèrent, et la mer, tout à l’heure troublée jusqu’au fond de ses abîmes, fut en un clin d’œil unie comme une glace.
À peine Saïd avait-il eu le temps de reprendre haleine et de jeter autour de lui un regard d’exploration, qu’il lui sembla que le mât sur lequel il était assis se dilatait et s’agitait sous lui d’une étrange façon, et il ne put se défendre d’un certain effroi en reconnaissant qu’il n’était plus à cheval sur un morceau de bois inerte, mais sur un énorme poisson de l’espèce des dauphins. Il ne tarda pas à se remettre cependant, et, quand il vit que son aquatique coursier nageait rapidement, il est vrai, mais régulièrement, sans secousses et toujours à fleur d’eau, il n’hésita plus à attribuer cette merveilleuse transformation à l’appel de son sifflet et à l’influence de la bonne fée, à laquelle il adressa alors à travers les airs mille remercîments enflammés.
Le dauphin filait sur la plaine humide avec une telle rapidité qu’avant la fin du jour Saïd aperçut la terre et reconnut l’embouchure d’un large fleuve dans lequel le dauphin pénétra aussitôt. Mais, à ce moment, notre héros commença à ressentir des tiraillements d’estomac qui lui rappelèrent qu’il n’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. « Si j’essayais encore la puissance de mon talisman ! » pensa-t-il ; et tirant un son aigu de son sifflet, il souhaita d’avoir sur l’heure un bon repas. À l’instant même, le dauphin s’arrêta, et, du fond de l’eau, portée sur la queue d’un poisson arrondie en volute, surgit une table chargée des mets les plus exquis. Pas n’est besoin de dire qu’elle était aussi peu mouillée que si depuis huit jours elle eût été exposée au soleil. Notre héros s’en donna à cœur joie ; nous savons à quel ordinaire insuffisant et misérable il avait été soumis pendant sa captivité : il avait besoin de reprendre des forces. Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, il remercia encore la bonne fée, comme il avait fait précédemment, ne doutant pas que ses paroles ne lui parvinssent, puisque son oreille subtile savait entendre de si loin son sifflet ; la table replongea, et, sans qu’il fût besoin de nouveau souhait de la part de Saïd, le dauphin se remit en route.
Le jour commençait à baisser, quand, sur la rive droite du fleuve, un château d’une architecture à la fois élégante et grandiose apparut aux regards du jeune homme. Il n’avait pas eu le temps d’exprimer le désir de s’y arrêter, qu’il s’aperçut que son poisson se dirigeait précisément de ce côté.
Sur la terrasse de la maison on apercevait deux hommes en riche costume ; des esclaves nombreux se pressaient sur le rivage, et tous, maîtres et serviteurs, suivaient d’un œil curieux les mouvements de notre héros et battaient des mains d’admiration. Le dauphin s’arrêta au pied d’un escalier de marbre blanc qui, de la rivière, où venaient baigner ses derniers degrés, conduisait au château par une allée plantée d’arbres rares. Une demi-douzaine d’esclaves s’élancèrent au-devant de Saïd afin de l’aider à prendre terre, et l’invitèrent de la part de leur maître à se rendre au château. Le jeune homme les suivit et trouva sur la terrasse du palais deux hommes de haute mine qui le reçurent avec affabilité et courtoisie.
« Qui donc es-tu ? merveilleux étranger, lui demanda le plus jeune des deux ; comment te nomme-t-on, toi qui sais apprivoiser et conduire les monstres des mers comme le meilleur écuyer son cheval de bataille ? Es-tu un enchanteur ou un homme comme nous ? parle.
– Seigneur, répondit Saïd, je ne suis qu’un simple mortel, mais dont la destinée a traversé d’étranges crises dans ces derniers temps, et si vous pouvez y prendre quelque intérêt, je vous en ferai le récit volontiers.
– Parle ! nous sommes avides de t’entendre. »
Saïd se mit alors à raconter à ses hôtes toute l’histoire de sa vie, et cette prodigieuse succession de catastrophes qui étaient venues fondre sur lui depuis le moment où il avait quitté la maison de son père jusqu’au naufrage auquel il avait échappé le matin même d’une manière si miraculeuse. Tandis qu’il parlait, il put remarquer plusieurs fois sur le visage de ses auditeurs des signes de profond étonnement. L’épisode de l’embuscade nocturne dressée par les brigands contre le calife, et dont l’adresse et la bravoure de Saïd avaient réussi à le tirer, cet épisode en particulier parut émouvoir beaucoup les deux hommes et leur arracha des cris d’admiration ; mais, lorsque le jeune homme eut achevé son récit, celui qui l’avait interrogé déjà et qui paraissait le maître de la maison, reprenant la parole à son tour, lui dit vivement : « Quelque étranges que soient tes aventures, Saïd, je les crois vraies du premier mot au dernier ; il y a dans ton regard et dans tout ton air un accent de franchise qui ne saurait tromper. Mais enfin, s’il se rencontrait des incrédules qui te demandassent des preuves matérielles, ne pourrais-tu leur en fournir quelqu’une ? Tu nous disais tout à l’heure que le calife t’avait remis un jour une chaîne d’or à la suite d’un tournoi, et qu’après l’attaque des brigands il t’avait fait don d’un anneau ; ne pourrais-tu du moins représenter ces objets ?
– Les voici ! répondit Saïd, en tirant de son sein la chaîne et l’anneau.
– Par la barbe du Prophète ? c’est bien cela ! c’est bien mon anneau ! s’écria le plus grand des deux hommes. Grand vizir ! notre sauveur est devant nous ! »
Mais Saïd, se prosternant aussitôt : « Pardonne-moi, dit-il, commandeur des croyants, d’avoir osé te parler comme je l’ai fait ; j’ignorais que je fusse devant le noble Haroun-al-Raschid, le tout-puissant calife de Bagdad.
– Oui, je suis le calife et ton ami sincère et dévoué, répondit Haroun en embrassant le jeune homme. Dès maintenant tes tribulations sont finies : je t’emmène à Bagdad, et j’entends que désormais tu n’aies pas d’autre demeure que mon propre palais. »
Saïd remercia le calife de ses bontés et lui promit de se conformer à son désir, mais seulement après qu’il aurait été revoir son vieux père, qui devait être en grande inquiétude à son sujet. Haroun approuva cette résolution du jeune homme et loua hautement le sentiment qui la lui dictait. Peu après, ils montèrent tous à cheval et reprirent le chemin de Bagdad, où ils rentrèrent à la nuit tombante.
Le lendemain, Saïd se trouvait précisément auprès du calife avec le grand vizir, lorsque Messour, le premier chambellan, entra dans la salle et dit : « Commandeur des croyants, daigneras-tu permettre à ton serviteur de solliciter une grâce de Ta Hautesse ?
– De quoi s’agit-il ! demanda Haroun.
– Mon bon et cher cousin Kaloum-Bek, un des plus fameux marchands du bazar, vient de venir me trouver, reprit Messour ; il a une singulière contestation avec un homme de Balsora, dont le fils a été son commis. Ce garçon s’est enfui de chez mon cousin après l’avoir volé, et l’on ne sait où il est à présent. Le père, cependant, veut que Kaloum lui rende son fils ; et comment le pourrait-il faire, puisqu’il n’est plus chez lui ? Mon cousin fait donc appel au soleil de ta justice, et il invoque ta haute intervention pour le délivrer des obsessions de l’homme de Balsora.
– Oui, je jugerai ce différend, dit le calife. Dans une demi-heure que ton cousin soit ici avec l’homme contre lequel il réclame.
– Par Allah ! mon cher Saïd, s’écria Haroun quand Messour se fut éloigné, les choses s’arrangent d’elles-mêmes, et voici une affaire qui ne pouvait arriver plus à propos. Tu voulais partir pour Balsora afin d’aller embrasser ton vieux père, il est à Bagdad ; je me proposais de punir Kaloum-Bek, et c’est le traître lui-même qui accourt au-devant du châtiment ! Certes, il faut reconnaître dans ce concours d’événements la direction divine. Mais, puisque le sort a bien voulu que j’apprisse de la manière la plus inespérée comment tout s’est passé, je veux rendre ici un jugement digne du grand roi Salomon. Toi, Saïd, cache-toi derrière les draperies de mon trône jusqu’à ce que je t’appelle ; et toi, grand vizir, fais mander au plus vite le trop empressé et trop partial cadi : je veux l’interroger moi-même. »
Le cœur de Saïd battit bien fort dans sa poitrine lorsqu’il vit Benezar, le visage pâle et vieilli encore par le chagrin, entrer d’un pas chancelant dans la salle de justice. Il se sentait une envie immodérée de courir à lui et de se jeter dans ses bras en criant : « Me voici, pauvre père ! sèche tes pleurs ; ton Saïd est retrouvé. »
L’entrée de Kaloum-Bek vint donner un autre tour à ses idées. Celui-ci, la mine assurée, la démarche superbe, se prélassait aux côtés de son cousin le chambellan, avec lequel il chuchotait en ricanant et en clignotant de ses petits yeux ternes. La vue de ce misérable jeta Saïd dans une telle colère qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas s’élancer de sa cachette pour lui sauter à la gorge et l’obliger à confesser sur l’heure ses perfidies infâmes.
Après que le calife Haroun eut pris place sur son trône, le grand vizir ordonna de faire silence, et demanda d’une voix haute qui se présentait comme plaignant devant son maître.
Le front cuirassé d’impudence, Kaloum-Bek s’avança et dit : « Il y a quelques jours, je me trouvais sur le seuil de ma boutique du bazar, lorsqu’un crieur, tenant une bourse à la main, s’arrêta devant ma porte et cria : « Une bourse d’or à celui qui pourra donner des nouvelles de Saïd de Balsora ! » Ce Saïd avait été précisément un de mes commis ; j’appelai donc le crieur : « Par ici, par ici, camarade, je puis gagner la bourse. » Cet homme… (et d’un geste dédaigneux il indiqua Benezar), cet homme, qui me fatigue présentement de ses réclamations, accompagnait le crieur. Il s’avança alors vers moi d’un air amical et me pria de lui dire ce que je savais de son fils. Je m’empressai de lui raconter dans quelles circonstances je l’avais trouvé au milieu du désert, comment je l’avais secouru, soigné, hébergé, et comment enfin je l’avais ramené avec moi à Bagdad. En entendant cela, il me remit sur-le-champ la bourse promise. Mais voyez, noble calife, quelle est la folie de cet homme ! Lorsque, pour compléter les renseignements qu’il demandait, je lui dis que son fils avait travaillé chez moi, mais qu’il s’y était mal conduit, qu’il m’avait volé et s’était enfui de ma maison, il refusa de me croire ; il m’injuria, m’accusa d’imposture, et voilà plusieurs jours déjà qu’il me poursuit et me fatigue de ses plaintes, en me réclamant à la fois son fils et son argent. Or, je ne puis et ne dois lui rendre ni l’un ni l’autre ; car l’argent m’appartient pour la nouvelle que je lui ai donnée, et, quant à son méchant garnement de fils, est-ce donc à moi de le retrouver ? »
Benezar prit la parole à son tour. Il représenta son fils comme un noble et fier jeune homme, incapable de l’action indigne dont on l’accusait, et il adjura le calife de daigner provoquer à cet égard une enquête minutieuse auprès de tous les gens qui l’avaient connu.
« Cela sera fait s’il en est besoin, » dit le calife. Puis, se tournant vers Kaloum-Bek : « N’as-tu pas dénoncé le vol comme c’était ton devoir ?
– Eh ! sans doute, s’écria le marchand ; j’ai traduit mon voleur devant le cadi.
– Qu’on introduise le cadi ! » dit Haroun.
À la stupéfaction de tous, celui-ci entra sur-le-champ, comme s’il eût été transporté là par quelque charme, et, sur la demande du calife, il déclara se rappeler parfaitement l’affaire dont il s’agissait.
« Tu as interrogé le jeune homme ? demanda Haroun ; a-t-il avoué son crime ?
– Je l’ai interrogé, seigneur, mais je n’ai pu obtenir de lui un aveu précis et formel : il prétendait ne pouvoir s’expliquer que devant Votre Hautesse.
– Je ne me souviens pas de l’avoir vu, dit le calife.
– Pourquoi aurais-je satisfait à son désir ? répondit le juge : s’il fallait écouter de pareils drôles, c’est par bandes qu’on devrait les amener chaque jour au pied du trône de Votre Hautesse.
– Tu sais que mon oreille est ouverte à tous, objecta le calife avec sévérité ; mais sans doute le crime était tellement avéré qu’il n’était pas besoin d’amener le jeune homme à mon tribunal. Et toi, d’ailleurs, Kaloum, tu as produit certainement des témoins irrécusables du vol dont tu te plaignais ?
– Des témoins ? répondit le marchand, ne pouvant dissimuler un léger trouble ; des témoins ? non. Comme on dit, seigneur, vous savez, rien ne ressemble plus à une pièce d’or qu’une autre pièce d’or. Quels témoins aurais-je donc pu produire pour établir que l’or volé avait été détourné de ma caisse ?
– Mais alors à quoi donc as-tu reconnu que la somme t’appartenait ? demanda le calife.
– À la bourse qui la renfermait, répondit le marchand.
– Tu l’as sur toi, cette bourse ? poursuivit Haroun.
– La voici ! dit Kaloum-Bek en la tendant au vizir pour la faire passer au calife.
– Mais, s’écria le vizir jouant d’étonnement, que vois-je ! cette bourse est à toi, dis-tu, chien maudit ? et moi j’affirme qu’elle m’appartenait et que je l’ai donnée avec son contenu, une centaine de pièces d’or environ, à un brave jeune homme qui m’avait secouru dans un danger pressant.
– En jurerais-tu ? demanda le calife en se tournant vers son ministre.
– Certes ! par ma place au paradis ! répondit le vizir. Je ne saurais la méconnaître, d’ailleurs ; c’est ma fille elle-même qui l’a brodée.
– Tu as donc mal jugé, cadi ? dit Haroun ; mais, puisqu’il n’existait ni preuves ni témoins d’aucune sorte, qu’est-ce donc qui t’a pu faire croire que la bourse appartenait au marchand ?
– Il me l’a juré, dit le juge, commençant à s’effrayer de la tournure que prenaient les choses.
– Ainsi, tu as fait un faux serment ! s’écria le calife d’une voix de tonnerre en s’adressant au marchand, qui se tenait devant lui tremblant et blême.
– Allah ! Allah ! gémit celui-ci, je ne voudrais pas donner un démenti au seigneur grand vizir ; assurément, sa parole est digne de foi ; mais cependant… peut-être… cela s’est vu… on se trompe quelquefois. Ah ! traître Saïd ! je donnerais mille tomans pour qu’il fût ici ! il faudrait bien qu’il confessât son crime !
– Qu’as-tu donc ordonné de ce Saïd ? demanda le calife au juge ; où se trouve-t-il à cette heure ?
– D’après la loi, balbutia le juge, j’ai dû le condamner au bannissement perpétuel dans une île déserte.
– Ô Saïd, mon enfant, mon pauvre enfant ! » gémit le malheureux père éclatant en sanglots.
Mais Kaloum, criant plus haut que tout le monde, répétait avec des gestes d’un désespoir extravagant : « Oui, mille tomans, dix mille ! je les donnerais pour que Saïd fût là.
– Parais donc, Saïd ! s’écria le calife, et viens confondre tes accusateurs. »
À ce cri, à la vue du jeune homme, le marchand et le cadi demeurèrent pétrifiés comme s’ils se fussent trouvés en présence d’un fantôme ; roulant les yeux çà et là d’un air hagard, essayant de parler et ne faisant entendre que des sons inarticulés, ils tombèrent à genoux enfin et frappèrent le pavé de leur front. Mais le calife, poursuivant son interrogatoire avec une inflexible rigueur : « Kaloum ! Saïd est devant toi ; t’avait-il volé ?
– Non ! non ! grâce ! hurla le misérable.
– Cadi, tu invoquais la loi tout à l’heure : la loi ordonne d’entendre tout accusé, quel qu’il soit et qui que ce soit qui l’accuse ; elle ordonne surtout de ne condamner que des coupables. Quelle preuve avais-tu de la culpabilité de Saïd ?
– Le témoignage de Kaloum-Bek seulement ; je m’en étais contenté parce que c’est un homme notable.
– Eh ! t’ai-je donc institué juge et placé au-dessus de tous pour n’écouter que les gens notables ? s’écria le calife dans un noble mouvement de colère. Je te bannis pour dix ans dans une île déserte. Tu réfléchiras là sur l’essence de la justice et sur les obligations qu’elle impose à ceux qui sont chargés de l’exercer.
« Quant à toi, misérable ! dit-il au marchand, vil et lâche coquin, qui recueilles et secours les mourants, non par commisération, mais pour en faire tes esclaves, tu offrais tout à l’heure de donner dix mille tomans si Saïd pouvait reparaître et porter témoignage ; tu vas payer cette somme sur-le-champ. »
Kaloum se réjouissait déjà de se tirer de cette méchante affaire à si bon marché, et il était sur le point de se prosterner pour remercier le calife de son indulgence, quand celui-ci ajouta : « En outre, et en punition de ton faux serment pour les cent pièces d’or, il te sera appliqué, avant de sortir de ce palais, cent coups de bâton sous la plante des pieds. » Une épouvantable grimace contracta les traits de Kaloum, « Ce n’est pas tout encore, poursuivit le calife : je laisse le choix à Saïd de prendre ta boutique tout entière avec toi pour porte-balle, ou bien de recevoir dix sultanins d’or pour chaque jour qu’il a passé indûment dans ton magasin.
– Laissez, laissez aller ce drôle, noble calife, s’écria le jeune homme ; je ne veux rien de ce qui lui appartient.
– Non, par Allah ! repartit Haroun. Je veux que tu sois indemnisé de tous les déboires que l’avarice de ce misérable t’a causés. Et puisque tu ne veux pas prononcer, je choisis pour toi les dix sultanins d’or par jour ; tu n’as qu’à faire le compte du temps que tu as passé dans les griffes de ce vampire. C’est l’amour de l’or qui l’a poussé au mal ; qu’il soit puni par la perte de son or ! » Et, sur un geste du calife, le marchand faussaire et le juge indigne furent entraînés par les gardes au milieu des huées de la foule.
Haroun conduisit alors Benezar et Saïd dans une salle plus retirée de son palais, et là, il voulut raconter lui-même au vieillard l’aventure étrange dans laquelle il avait appris à connaître la vaillance, l’adresse et le noble dévouement de Saïd. Benezar pleurait de joie en écoutant ce récit, qui fut coupé seulement çà et là par un bruit cadencé de bâtons mêlé à des hurlements nazillards. Cet intermède était dû à maître Kaloum-Bek, auquel on était précisément en train d’appliquer, dans une des cours du palais, les cent coups de bâton que le fourbe avait si bien gagnés.
Invité par le calife à se fixer à Bagdad, auprès de son fils, Benezar accueillit avec joie une proposition qui répondait à son plus cher désir. Il venait d’éprouver trop cruellement pendant ces dernières années les douleurs de la séparation et de l’isolement pour consentir encore à quitter son enfant bien-aimé, l’orgueil et la joie de ses cheveux blancs !
Et depuis lors Saïd vécut comme un prince dans le palais qu’il tenait de la reconnaissance d’Haroun, aimé de son souverain, honoré de tous et comptant parmi ses plus chers commensaux les frères mêmes du calife et le fils du grand-vizir. Sa douceur, sa noblesse, sa générosité avaient fini par désarmer l’envie, ce lierre empoisonné qui s’attache à tout ce qui monte !… Il avait su conquérir à la fois (chose rare !) l’amour et l’admiration de ses concitoyens, et ce fut longtemps une sorte de dicton proverbial à Bagdad que de souhaiter à quelqu’un la fortune et la bravoure de Saïd, le fils de Benezar.
La chevaleresque histoire de Saïd et ses aventures tragi-comiques divertirent beaucoup les voyageurs, qui continuèrent encore quelque temps à s’entretenir de sujets merveilleux, tout en fumant et en prenant le café, cet indispensable accessoire de la conversation chez les Orientaux.
Ils se séparèrent ensuite pour aller se reposer quelque peu avant de se remettre en route ; car il leur restait une assez longue étape à fournir pour atteindre le Caire. Mais, au moment du départ, les marchands s’aperçurent tout à coup que leur nouvel ami, Sélim Baruch, manquait à l’appel. Ils le cherchèrent de tous côtés avec de grands cris, mais aucune voix ne répondit à la leur, et ils se perdaient en conjectures sur cette disparition étrange, lorsque le guide se présenta devant eux et leur dit que, tandis qu’ils dormaient encore, l’étranger lui avait ordonné de seller son cheval, en prétextant une affaire urgente qui l’obligeait à partir avant le gros de la caravane. « Mais, ajouta le guide avec une intention de finesse, je ne sais quelle affaire ce peut être ; car, au lieu de prendre la route du Caire, il a tourné bride dès le sortir de la vallée, et s’est élancé au grand galop dans la direction du désert. »
Les marchands se regardaient l’un l’autre, se demandant ce que cela pouvait signifier.
« Pour ma part d’ailleurs, reprit le guide, je n’ai pas à me plaindre de lui : si j’ai pu lui rendre quelques petits services, il m’en a généreusement récompensé. Mais, à propos, s’écria le bavard, j’ai là aussi quelque chose qu’il m’a remis pour vous, seigneur. » Et, fouillant dans sa ceinture, il en tira un billet qu’il remit à Lezah. Celui-ci se hâta de l’ouvrir et lut à haute voix ce qui suit :
« Averti par mes éclaireurs du passage de votre caravane et sachant que toi, le frère de mon hôte, tu te trouvais au nombre des voyageurs, j’ai voulu, étendant à toi et aux tiens les lois sacrées de l’hospitalité, qu’aucun accident ne traversât votre route. Quelque horde errante aurait pu cependant, à mon insu, vous molester ou vous voler dans le parcours du désert. Je suis donc venu à vous sous un déguisement, et j’ai cheminé dans votre compagnie afin de protéger votre marche. Vous êtes au terme de votre voyage : ma tâche est accomplie. Adieu ! les heures rapides que nous avons passées ensemble m’ont été douces en me faisant oublier pour un instant ma sombre destinée. Rentrez au sein de vos familles, ô vous dont le Prophète a béni l’existence ! Je vais rejoindre ma bande, moi, le banni du monde, le roi du désert.
« Mebrouck. »
Un long cri d’étonnement suivit cette lecture, qui stupéfia particulièrement le guide bavard ; mais, comme tous les sots importants qui ont la prétention de ne rien ignorer, il essaya d’insinuer que dès le premier moment il s’était bien douté de la chose.
« Monsieur le guide, vous n’êtes qu’un hâbleur ! lui dit Muley ; mais allez donc vous occuper un peu de notre départ : il faut que ce soir nous couchions au Caire. »
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Janvier 2007
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