Paul Heyse

 

 

 

L’ARRABBIATA

LE GARDE-VIGNES

RÉSURRECTION

 

 

 

Traducteurs

L’Arrabbiata – Gustave Bayvet
Le Garde-vignes et Résurrection – Émile Jonveaux

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

L’ARRABBIATA.. 4

LE GARDE-VIGNES. 31

RÉSURRECTION.. 128

I. 128

II. 141

III. 159

IV.. 171

V.. 180

À propos de cette édition électronique. 185

 

 

 

L’ARRABBIATA

 

Le soleil n’était pas encore levé. Une large couche de vapeurs grisâtres s’allongeait sur le Vésuve en descendant sur Naples, et mettait dans l’ombre les petites villes de cette partie de la côte. La mer était tranquille.

 

Sur la marine qui s’étend le long d’une anse droite, au-dessous des rochers élevés de Sorrente, les pêcheurs étaient déjà en mouvement ; les femmes s’efforçaient de tirer à terre avec de gros câbles les bateaux et les filets qui, la nuit, avaient été tendus pour pêcher au large ; d’autres préparaient les barques, dressaient les voiles et sortaient silencieusement les rames et les vergues des voûtes creusées dans le rocher et fermées de grilles, où ils serrent la nuit leurs agrès. Aucun ne restait. Les plus vieux, qui ne vont plus en mer, se mettaient dans les longues rangées de haleurs et tiraient sur les filets. Çà et là, sur un toit plat, une femme filait, ou s’occupait des enfants pendant que sa fille aidait son mari.

 

– Vois-tu, Rachel ? Voici M. le curé, dit une vieille femme à une enfant de douze ans qui tournait près d’elle son petit fuseau ; il monte dans la barque ; Antonino va le conduire à Capri. Maria Santissima ! comme le digne homme paraît encore endormi.

 

Elle lui montrait du doigt un prêtre de petite taille, d’une physionomie bienveillante, qui venait de se placer dans la barque après avoir relevé avec soin sa robe noire et l’avoir étendue sur le banc. Sur le sable, les autres cessaient de travailler pour voir partir le prêtre, qui saluait amicalement de la tête à droite et à gauche.

 

– Pourquoi va-t-il à Capri, grand-mère ? demanda l’enfant, Est-ce que les gens de là-bas n’ont pas de prêtres, pour nous emprunter les nôtres ?

 

– Tu es bien sotte, répondit la vieille ; ils en ont bien assez, et de bien belles églises, et un ermite, comme nous n’en n’avons pas. Mais il y a là une excellente signora qui a habité longtemps à Sorrente ; elle était si malade, que bien souvent le padre lui a porté le bon Dieu, quand on croyait qu’elle ne passerait pas la nuit. La sainte Vierge l’a protégée ; elle est redevenue fraîche et bien portante, et prend des bains de mer tous les jours. Lorsqu’elle est partie d’ici pour Capri, elle a fait cadeau de beaucoup de ducats à l’Église et aux pauvres gens, et elle n’a pas voulu s’en aller, que le padre ne lui ait promis de l’aller voir là-bas, pour qu’elle pût se confesser à lui. C’est étonnant combien elle l’aime, et c’est une bénédiction qu’un pareil prêtre ; il reçoit des dons comme un archevêque, et les gens du grand monde le recherchent. La madone sort avec lui – et elle se retourna vers le bateau qui était sur le point de démarrer.

 

– Aurons-nous beau temps, mon fils ? demanda le prêtre en regardant vers Naples.

 

– Le soleil n’est pas encore levé, répondit le garçon ; il en aura bientôt fait de ces petits nuages.

 

– C’est bon ! marche que nous arrivions avant la chaleur.

 

Antonino saisissait sa longue rame pour pousser la barque dehors, lorsqu’il s’arrêta tout à coup et regarda en haut du sentier escarpé qui conduit de la petite ville de Sorrente à la marine.

 

On pouvait apercevoir, en haut, une jeune fille svelte, qui descendait rapidement les escaliers et faisait signe avec un mouchoir. Elle portait un petit paquet sous le bras, et son costume était assez pauvre. Elle avait seulement une façon distinguée, quoique un peu sauvage, de jeter la tête en arrière, et les noires tresses qu’elle portait enroulées sur son front, lui faisaient comme un diadème.

 

– Pourquoi attendons-nous ? demanda le prêtre.

 

– Il vient vers la barque quelqu’un qui veut sans doute aller aussi à Capri ; avec votre permission, padre, nous n’irons pas plus lentement, car ce n’est qu’une jeune fille d’à peine dix-huit ans.

 

À ce moment la jeune fille sortit de derrière le mur qui enserre le chemin sinueux.

 

– Laurella ! s’écria le prêtre, qu’a-t-elle à faire à Capri ?

 

Antonino leva les épaules ; la jeune fille arrivait à grands pas, en regardant devant elle.

 

– Bonjour, l’Arrabbiata, crièrent quelques-uns des jeunes marins. Ils en auraient sans doute dit plus long, si la présence du curé ne les avait tenus en respect, car l’attitude hautaine et muette avec laquelle la jeune fille accueillit ce salut, semblait irriter leur grossièreté.

 

– Bonjour pour Laurella, lui crie à son tour le prêtre, ça va bien ? Veux-tu venir avec nous à Capri ?

 

– Si vous le permettez, mon père.

 

– Demande à Antonino qui est le patron de la barque, il est maître chez lui, et Dieu est notre maître à tous.

 

– Voici un demi-carlin, dit Laurella sans regarder le jeune marin, si je puis aller avec vous pour ce prix.

 

– Tu en as plus besoin que moi, grommela le garçon en rangeant quelques paniers d’oranges pour lui faire place. Il allait les vendre à Capri, car cette île de rochers n’en rapporte pas assez pour les besoins des nombreux visiteurs.

 

– Je ne veux pas y aller pour rien, répondit la jeune fille ; et ses yeux noirs brillèrent.

 

– Viens donc, enfant, dit le prêtre. C’est un brave garçon, et il ne veut pas s’enrichir de ta pauvreté. Allons, monte, – et il lui tendit la main –, et assieds-toi là près de moi. Vois, il a mis là sa jaquette pour que tu sois mieux assise. Il n’a pas pris ce soin pour moi. Mais les jeunes gens n’en font pas d’autres. On fera toujours plus attention à une petite fille qu’à dix prêtres. Bon, bon, tu n’as pas besoin de t’excuser, Tonino. Dieu l’a ordonné ainsi. Les pareils doivent tenir à leurs pareils.

 

Laurella était montée pendant ce temps, et s’était assise après avoir mis de côté la jaquette sans dire un mot. Le jeune marin la laissa par terre et murmura quelque chose entre ses dents, puis il se pencha vivement contre le rivage, et le bateau flotta dans le golfe.

 

– Qu’as-tu dans ce paquet ? demanda le prêtre, pendant qu’ils avançaient dans la mer, éclairée par les premiers rayons du soleil.

 

– De la soie, du fil et un pain, mon père ; je vais vendre la soie à une dame de Capri qui fait des rubans, et le fil à une autre.

 

– Tu l’as filée toi-même ?

 

– Oui, mon père.

 

– Si je me rappelle bien, tu as appris à faire des rubans ?

 

– Oui, mais ma mère va de nouveau plus mal, je ne puis plus sortir de la maison, et nous ne pouvons pas nous acheter un métier.

 

– Elle est plus mal… Oh ! quand je suis allé chez vous à Pâques, elle était dans son fauteuil.

 

– Le printemps est toujours la plus mauvaise saison pour elle ; depuis que nous avons eu ces grandes tempêtes et le tremblement de terre, ses douleurs l’ont forcée à rester toujours couchée.

 

– Ne cesse pas de prier, mon enfant ; que la sainte Vierge intercède pour elle ! Sois bonne, active, afin que tes prières soient exaucées.

 

Après une pause, il reprit :

 

– Quand tu es descendue sur le sable, ils t’ont crié : « Bonjour, la Rabbiata ! » Pourquoi t’appellent-ils ainsi ? Ce n’est pas un beau nom pour une chrétienne, qui doit être douce et bienveillante.

 

La figure de la jeune fille devint toute rouge sous sa peau brune, et ses yeux brillèrent.

 

– Ils se moquent de moi parce que je ne veux ni danser, ni chanter, ni causer avec eux. Ils devraient me laisser tranquille, je ne leur fais rien.

 

– Tu pourrais, du moins, être aimable avec tout le monde ; les autres, à qui la vie est plus légère, peuvent danser et chanter ; mais dire une bonne parole convient aux malheureux.

 

Elle regardait devant elle à ses pieds et fronçait les sourcils, comme si elle voulait cacher ses yeux noirs. Ils restèrent un instant silencieux. Le soleil était alors radieux au-dessus des montagnes, le sommet du Vésuve sortait des vapeurs qui entouraient encore sa base, et les maisons du plateau de Sorrente se détachaient en blanc sur la sombre verdure des jardins d’orangers.

 

– Tu n’as plus entendu parler de ce peintre, Laurella, ce Napolitain qui voulait t’épouser ? demanda le prêtre.

 

Elle secoua la tête.

 

– Il vint dans le temps pour faire ton portrait ; pourquoi le lui as-tu refusé ?

 

– Qu’est-ce qu’il en voulait faire ? Il y en a d’autres plus belles que moi ; qui sait d’ailleurs ce qu’il en eût fait ? Il aurait pu me jeter un sort avec cela, et nuire à mon âme ou même me faire mourir, dit ma mère.

 

– Ne crois pas ces vilaines choses, dit le prêtre sérieusement. N’es-tu pas toujours dans les mains de Dieu, sans la volonté duquel pas un cheveu ne peut tomber de ta tête. Est-ce qu’un homme, un portrait à la main, peut être plus puissant que Dieu ? Tu as pu voir qu’il te voulait du bien. Est-ce qu’il ne t’avait pas demandée en mariage ?

 

Elle se tut.

 

– Pourquoi l’as-tu refusé ? C’est un brave et beau garçon. Il vous aurait soutenues, toi et ta mère, mieux que tu ne le peux en filant et en dévidant la soie.

 

– Nous sommes de pauvres gens, répondit-elle vivement, et ma mère est malade depuis si longtemps ; nous lui aurions été à charge. Je ne suis pas faite pour un monsieur. Si ses amis étaient venus le voir, il aurait eu honte de moi.

 

– Comme tu parles ! Je te dis que c’est un brave garçon… et par là-dessus, il voulait s’établir à Sorrente ; il n’en reviendra pas un pareil de sitôt. Celui-là était envoyé tout droit du ciel pour vous aider.

 

– Oh ! je ne veux pas de mari, jamais ! dit-elle d’un ton bien résolu et presque hors d’elle.

 

– As-tu fait un vœu, ou veux-tu entrer au couvent ?

 

Elle secoua la tête.

 

– Les gens ont raison de te reprocher ton opiniâtreté, quoique ce nom ne soit pas beau. Oublies-tu que tu n’es pas seule sur la terre, et que, par ton opiniâtreté tu rends plus amères la vie et la maladie de ta mère. Quelles raisons si importantes peux-tu avoir pour refuser cette main loyalement offerte qui veut vous soutenir, toi et ta mère ? Réponds-moi, Laurella.

 

– J’ai bien un motif, répondit-elle tout bas et en tremblant ; mais je ne puis pas le dire.

 

– Tu ne peux pas le dire ? pas même à moi ? pas même à ton confesseur ? Tu lui accorderas bien cependant qu’il t’aime ? Est-ce vrai ?

 

Elle fit un signe de tête.

 

– Soulage ton cœur, mon enfant ; si tu as raison, je serai le premier à t’approuver ; mais tu es jeune, tu connais peu le monde et tu pourrais regretter un jour d’avoir, par des idées d’enfant, refusé ton bonheur.

 

Elle jeta cependant un regard craintif sur le jeune marin qui ramait vigoureusement à l’arrière de la barque et qui avait enfoncé sur son front son bonnet de laine. Il tournait la tête du côté de la mer, et semblait abîmé dans ses propres pensées. Le prêtre vit son regard, et approcha son oreille plus près d’elle.

 

– Vous n’avez pas connu mon père ? dit-elle tout bas. Et ses yeux devinrent sombres.

 

– Ton père ? Il est mort, je crois, quand tu avais à peine dix ans. Qu’est-ce que ton père, dont l’âme puisse être en paradis, a à faire avec ton entêtement ?

 

– Vous ne l’avez pas connu, padre ? Vous ne savez pas qu’il est l’auteur de la maladie de ma mère ?

 

– Comment cela ?

 

– Parce qu’il l’a maltraitée, battue, foulée aux pieds. Je me rappelle encore les nuits où il rentrait à la maison en colère. Elle ne lui disait jamais rien et faisait tout ce qu’il voulait. Mais lui la battait, que le cœur m’en brisait. Je tirais la couverture sur ma tête et je faisais semblant de dormir, mais je pleurais toute la nuit. Mais quand il la voyait à terre, il changeait tout à coup, la relevait, l’embrassait tant qu’il l’étouffait presque. Ma mère m’a défendu d’en jamais parler ; mais il la maltraita tant que depuis qu’il est mort, elle n’a pas encore pu se remettre ; et si elle doit bientôt mourir, ce dont le Ciel la préserve, je sais bien qu’il est l’auteur de sa mort.

 

Le petit prêtre secoua la tête et sembla irrésolu ; jusqu’à quel point devait-il donner raison à sa pénitente ? Il dit enfin :

 

– Pardonne-lui, comme ta mère lui a pardonné. Ne pense plus à ce triste spectacle, Laurella. De meilleurs temps viendront pour toi, qui te feront tout oublier.

 

– Je ne l’oublierai jamais, dit-elle en frissonnant. Et savez-vous, mon père, pourquoi je veux rester fille ? Pour n’être pas soumise à quelqu’un qui me maltraite, et m’aime cependant. Si quelqu’un maintenant veut me frapper ou m’embrasser, je sais me défendre. Mais ma mère ne pouvait pas se défendre, elle ne pouvait repousser ni les coups ni les baisers, parce qu’elle l’aimait. Je ne veux aimer aucun homme au point de devenir malade et misérable pour lui.

 

– Tu n’es encore qu’une enfant ; tu parles comme une enfant qui ne sait pas ce qui se passe sur la terre. Tous les hommes sont-ils comme ton pauvre père pour s’abandonner à leurs colères et à leurs passions, et maltraiter leur femme ? N’as-tu pas vu assez de braves gens dans tout le voisinage et des femmes qui vivent en paix et bonne union avec leurs maris ?

 

– Personne ne sait comment mon père était pour ma mère, car elle serait morte mille fois plutôt que d’en parler et de s’en plaindre à quelqu’un. Et tout cela parce qu’elle l’aimait ; si l’amour est tel qu’il ferme les lèvres quand on devrait crier au secours, s’il nous abandonne sans défense à des maux pires que ceux que notre plus cruel ennemi pourrait nous causer, je ne donnerai jamais mon cœur à un homme.

 

– Je te dis que tu es une enfant, tu parles sans savoir. Tu obéiras à ton cœur, si tu dois aimer, quand le temps sera venu, et tout ce que tu te mets maintenant dans la tête ne te servira de rien.

 

Puis, après un instant de silence :

 

– Et ce jeune peintre, crois-tu qu’il t’aurait maltraitée ?

 

– Il faisait des yeux comme mon père quand il demandait pardon à ma mère, et voulait la prendre dans ses bras pour lui dire de bonnes paroles. Je connais ces yeux-là. Celui-là aussi sait les faire, qui a le cœur de battre la femme qui ne lui a jamais fait de mal. J’en ai le frisson, comme si je le voyais.

 

Puis elle tomba dans un silence obstiné. Le prêtre se taisait aussi : il réfléchissait aux beaux discours qu’il aurait pu faire à cette fille. Mais la présence du jeune batelier, qui était devenu plus agité à la fin de la confession, lui ferma la bouche.

 

Lorsque après deux heures de voyage ils arrivèrent dans le petit port de Capri, Antonino porta le prêtre hors de la barque pour lui faire passer les dernières flaques d’eau, et le déposa respectueusement à terre. Mais Laurella n’avait pas voulu attendre qu’il revînt la prendre et lui fît passer l’eau. Elle ramena sa jupe, prit ses sabots dans la main droite, son paquet dans la gauche, et se mit à l’eau pour gagner vivement la terre.

 

– Je resterai sans doute longtemps à Capri aujourd’hui, dit le prêtre. Tu n’as pas besoin de m’attendre ; peut-être ne reviendrai-je que demain à la maison. Et toi, Laurella, quand tu rentreras, salue ta mère. J’irai vous voir avant la fin de la semaine. Tu retournes avant la nuit, n’est-ce pas ?

 

– Si j’en ai l’occasion, dit la jeune fille, et elle se mit à arranger ses vêtements.

 

– Tu sais que je dois aussi retourner, dit Antonino, avec un ton qu’il crut très indifférent. Je t’attendrai jusqu’à l’Ave Maria. Mais si tu n’es pas arrivée, cela me sera bien égal.

 

Il faut que tu reviennes, Laurella, dit le prêtre ; tu ne peux pas laisser ta mère seule une nuit. Vas-tu loin ?

 

– À Anacapri, dans une vigne.

 

– Moi, je vais à Capri. Que Dieu te protège, mon enfant, et toi aussi, mon fils.

 

Laurella lui baisa la main et murmura un adieu que le prêtre et Antonino pouvaient se partager. Antonino n’en prit rien pour lui ; il tira son bonnet au padre, et ne regarda pas Laurella.

 

Mais lorsque tous deux lui eurent tourné le dos, ses yeux suivirent un instant le prêtre qui avançait péniblement sur un lit de cailloux roulants, puis il regarda du côté de la jeune fille qui s’était dirigée vers la hauteur à droite, tenant la main sur ses yeux pour se garantir de l’ardeur du soleil. Avant que le chemin disparût entre des murs, elle s’arrêta un instant comme pour respirer et regarda autour d’elle. À ses pieds était la marine, tout autour s’élevaient des rochers à pic. La mer était d’un bleu admirable. C’était un spectacle qui méritait bien qu’on s’arrêtât. Le hasard fit que, son regard tombant sur la barque d’Antonino, elle rencontra ses yeux dirigés vers elle. Tous deux firent un mouvement comme des gens qui veulent s’excuser d’un acte involontaire, et la jeune fille continua son chemin avec une expression de figure plus sombre.

 

Il était une heure de l’après-midi, et déjà Antonino était assis depuis deux heures sur un banc devant l’auberge des pêcheurs. Une pensée devait lui trotter dans la tête, car toutes les cinq minutes, il se levait, se mettait au soleil et regardait avec inquiétude les chemins qui, à droite et à gauche, conduisent aux deux petites villes de l’île. Il dit alors à l’hôtesse de l’Osterie que le temps l’inquiétait, quoiqu’il fût clair ; qu’il connaissait cette couleur du ciel et de la mer. Ils avaient cette apparence avant la dernière grande tempête pendant laquelle il avait eu tant de peine à ramener à terre cette famille anglaise. Elle devait se le rappeler.

 

– Non, dit la femme.

 

– Eh bien, pensez à moi, si le temps change avant la nuit.

 

– Y a-t-il beaucoup de monde là-bas ? demanda l’hôtesse après une pause.

 

– Cela commence. Jusqu’ici nous avons eu mauvais temps, ceux qui viennent pour les bains se font attendre ; le printemps est venu tard. Avez-vous gagné plus que nous à Capri ?

 

– Je n’aurais eu de quoi manger du macaroni que deux fois la semaine, si je n’avais eu que ma barque. J’ai eu de temps en temps une lettre à porter à Naples ou à promener ici même un monsieur qui voulait pêcher à la ligne. C’était tout. Mais vous savez que mon oncle a de grands jardins d’orangers et qu’il est riche. « Tonino, dit-il, tant que je vivrai, tu ne seras pas dans le besoin, et après moi, je penserai à toi. » C’est comme cela que j’ai passé l’hiver, avec l’aide de Dieu.

 

– A-t-il des enfants, votre oncle ?

 

– Non. Il n’a jamais été marié, et il est resté longtemps à l’étranger, où il a amassé beaucoup de piastres. Il pense maintenant à prendre une grande pêcherie, et il veut m’en charger, pour que j’aie l’œil à tout.

 

– Vous êtes maintenant un homme, Antonino. Le jeune batelier haussa les épaules :

 

– Chacun a son fardeau à porter, dit-il.

 

En même temps il s’avança de nouveau, et regarda le temps à droite et à gauche, quoiqu’il dût bien savoir qu’on regarde le temps d’un seul côté.

 

– Je vous apporte encore une bouteille… votre oncle peut payer, dit l’hôtesse.

 

– Rien qu’un verre, car vous avez là un vin terriblement fort ; j’ai déjà la tête toute chaude.

 

– Il ne va pas dans le sang ; vous pouvez en boire autant que vous voulez. Voilà mon mari qui revient. Vous allez vous asseoir encore un instant pour bavarder avec lui.

 

L’élégant patron du cabaret descendait en effet de la hauteur, un filet sur les épaules, son bonnet rouge sur ses cheveux frisés. Il avait porté à la ville du poisson frais, commandé par l’excellente dame pour l’offrir au padre de Sorrente. Lorsqu’il aperçut le jeune batelier, il lui fit de la main un bonjour amical, se mit près de lui sur le banc, et commença à raconter et à questionner. Sa femme venait d’apporter une seconde bouteille de vrai Capri pur, lorsque le sable du rivage commença à crier, et Laurella arriva par le chemin d’Anacapri. Elle salua légèrement de la main et s’arrêta avec hésitation, sans dire un mot. Antonino sauta de son banc.

 

– Il faut que je parte, dit-il, c’est une fille de Sorrente qui est venue ce matin avec le curé, et qui veut retourner pour la nuit auprès de sa mère malade.

 

– Bon, bon, la nuit est encore loin, dit le pêcheur, vous avez bien le temps de boire un verre de vin. Holà, femme, apporte encore un verre.

 

– Moi, je ne bois pas, dit Laurella, en restant un peu à l’écart.

 

– Apportes-en toujours un, femme, apportes-en un. Elle se laissera faire.

 

– Laissez-la, dit le batelier. Elle a la tête dure ; quand elle ne veut pas une chose, pas un saint du Paradis ne pourrait la persuader. Et en même temps il prit rapidement congé, descendit à sa barque, défit la corde et attendit la jeune fille. Elle dit encore une fois bonsoir à l’hôte du cabaret, et alla vers la barque à pas lents, regardant de tous côtés comme pour trouver d’autres compagnons de route. La marine était vide. Les pêcheurs dormaient ou étaient en mer avec leurs lignes et leurs filets. Quelques femmes et quelques enfants étaient assis sur les portes, dormant ou filant ; et les étrangers qui étaient venus le matin, attendaient la fraîcheur du soir pour retourner.

 

Elle n’eut pas longtemps à regarder autour d’elle, car avant qu’elle pût s’en défendre Antonino l’avait prise dans ses bras, et la portait comme un enfant dans la barque. Puis il sauta après elle et en quelques coups de rames, ils furent bientôt en pleine mer.

 

Elle s’était placée devant et lui tournait à moitié le dos, de sorte qu’il ne pouvait la voir que de profil.

 

Sa figure était encore plus sérieuse que de coutume. Ses cheveux couvraient son front bas, ses narines fines étaient gonflées par une expression de résolution, et ses lèvres pleines étaient serrées l’une contre l’autre. Lorsqu’ils eurent vogué un temps en silence, elle sentit la chaleur brûlante du soleil, ôta son pain de son mouchoir, qu’elle mit sur ses cheveux. Puis elle commença à manger son pain sec pour son repas de l’après-midi, car elle n’avait rien pris à Capri.

 

Antonino n’endura pas cela longtemps. Il tira deux oranges d’une corbeille qui en avait été pleine le matin, et dit :

 

– Voilà quelque chose pour manger avec ton pain, Laurella. Ne crois pas que je les aie gardées pour toi, elles sont tombées du panier dans la barque et je les ai trouvées quand j’ai remis en place mon panier vide.

 

– Mange-les, j’ai assez de mon pain.

 

– Elles sont rafraîchissantes par la chaleur, et tu as couru loin.

 

– Ils m’ont donné là-haut un verre d’eau, cela m’a rafraîchie.

 

– Comme tu voudras, dit-il, et il les laissa retomber dans le panier.

 

Nouveau silence, la mer était unie comme un miroir et bouillonnait. Seulement, autour de la barque, les oiseaux de mer, qui nichent dans les rochers du rivage, volaient eux-mêmes sans bruit.

 

– Tu pourrais porter ces deux oranges à ta mère ; à ta mère, reprit Antonino.

 

– Nous en avons encore à la maison, et quand elles seront finies, j’irai en acheter d’autres.

 

– Porte-les-lui de ma part.

 

– Elle ne te connaît pas.

 

– Tu peux lui dire qui je suis.

 

– Je ne te connais pas.

 

Ce n’était pas la première fois qu’elle le reniait ainsi. Un an avant, quand le peintre était venu à Sorrente, il arriva un soir qu’Antonino, avec d’autres garçons du pays, jouait sur une place, près de la rue principale de la Boccia. C’est là que le peintre rencontra pour la première fois Laurella qui portait une cruche d’eau sur la tête, marchant sans penser à rien. Le Napolitain, saisi à cette vue, s’arrêta, la regarda, quoiqu’il fût au milieu du jeu et eût pu en deux pas s’en éloigner ; une boule fort dure en rencontrant sa jambe lui rappela que ce n’était pas ici le lieu de se laisser aller à ses pensées. Il regarda autour de lui, et attendit une excuse. Le jeune batelier, qui avait jeté la boule, était silencieux et résolu au milieu de ses amis. Aussi l’étranger trouva prudent d’éviter une dispute et de s’en aller. On en avait parlé, et on en reparla plus encore lorsque le peintre se déclara ouvertement pour Laurella. « Je ne le connais pas », dit-elle involontairement, quand le peintre lui demanda si elle le repoussait à cause de ce gars peu poli. Cette réponse lui était venue aux oreilles. Et depuis ce temps, quand Antonino la rencontrait, elle faisait semblant de ne pas le reconnaître.

 

Ils étaient assis dans le bateau comme des ennemis acharnés. Le cœur leur tremblait terriblement fort. La figure, tout à l’heure bienveillante d’Antonino, était très rouge. Il frappait sur l’eau si fort que l’écume le couvrait, ses lèvres tremblaient comme s’il murmurait de mauvaises paroles. Elle fit semblant de ne pas s’en apercevoir, prit son visage le plus calme, se pencha sur le bord du bateau et laissa l’eau couler entre ses doigts. Puis elle renoua son fichu, arrangea ses cheveux comme si elle était seule dans la barque. Seulement ses yeux noirs brillaient, et ce fut en vain qu’elle mit ses mains mouillées sur ses joues brûlantes pour les rafraîchir.

 

Ils étaient maintenant au milieu de la mer et on ne voyait aucune voile à l’horizon, les îles étaient restées derrière, la côte était loin dans la vapeur du soleil ; pas une mouette ne troublait cette profonde solitude.

 

Antonino examinait tout autour de lui. Une pensée semblait lui monter au cerveau. Tout à coup ses joues pâlirent, et il laissa tomber ses rames. Involontairement Laurella le regarda, inquiète, mais sans montrer la moindre frayeur.

 

– Il faut que cela ait une fin, dit impétueusement le jeune batelier. Il y a trop longtemps que j’en souffre, et je suis étonné de ne pas en être mort. Tu ne me connais pas, dis-tu. Est-ce que tu ne m’as pas vu assez souvent passant près de toi comme un insensé, et le cœur gros d’envie de te parler ? Alors tu prenais ta figure en colère et tu me tournais le dos.

 

– Qu’avais-je à causer avec toi ? dit-elle bravement. J’ai bien vu que tu voulais te lier avec moi, mais je ne voulais pas faire parler de moi pour rien au monde, car je ne veux prendre pour mari ni toi ni personne.

 

– Personne ? Tu ne parleras pas toujours ainsi. Parce que tu as renvoyé le peintre ? Bah ! tu étais alors une enfant. Il viendra un jour où tu seras seule et alors, telle que tu es, tu prendras le premier venu.

 

– Nul ne connaît son sort. Peut-être ma volonté changera-t-elle : en quoi cela te regarde-t-il ?

 

– En quoi cela me regarde ? Et en disant ces mots, il sauta de son banc si vivement que le bateau chancela. En quoi cela me regarde ? et tu peux me le demander encore quand tu sais où j’en suis ? Puisse-t-il périr le malheureux que tu traiteras mieux que moi !

 

– Me suis-je promise à toi ? Le puis-je, si tu as perdu la tête ? Quel droit as-tu sur moi ?

 

– Oh ! s’écria-t-il, ce n’est pas écrit. Un avocat ne l’a pas mis en latin et scellé. Mais je sais que j’ai autant de droit sur toi que pour mon entrée au ciel, si j’ai été un brave garçon. Crois-tu que j’aurais la patience de te voir aller à l’église avec un autre, de voir les jeunes filles passer devant moi en levant les épaules ? Faut-il que je me fasse moquer de moi ?

 

– Fais ce que tu veux, je me laisserai d’autant moins fléchir, que tu me menaces. Moi aussi, je veux faire à ma volonté.

 

– Tu ne parleras pas longtemps comme cela, et il tremblait de tout son corps. Je suis assez homme pour ne pas laisser plus longtemps chagriner ma vie par une tête aussi entêtée. Sais-tu que tu es ici en mon pouvoir, et que tu dois faire ce que je veux ?

 

Elle se ramassa un peu et le regarda dans les yeux.

 

– Tue-moi si tu l’oses, répondit-elle lentement.

 

– Il ne faut pas faire les choses à moitié, et en disant ces mots, sa voix devint plus sourde. Il y a place pour nous deux dans la mer. Je ne puis pas te porter secours, enfant, – il parlait presque avec pitié, comme s’il rêvait –. Mais il faut que nous allions au fond tous les deux ensemble tout de suite, s’écria-t-il avec violence, et il la saisit dans ses bras. Mais au même moment il retira sa main ; le sang coulait ; elle l’avait mordu très profondément.

 

– Faut-il que je fasse ce que tu veux ? lui cria-t-elle en s’éloignant de lui rapidement. Tu vas voir si je suis en ton pouvoir, et elle sauta par-dessus le bord de la barque et disparut en un moment dans la mer.

 

Elle reparut bientôt à la surface ; ses vêtements la serraient étroitement, ses cheveux dénoués par les vagues pendaient lourdement sur son cou, elle faisait aller tranquillement ses bras et nageait vigoureusement vers la côte sans pousser un cri. Une frayeur subite semblait avoir paralysé Antonino. Il resta dans la barque, se pencha, le regard fixé sur elle, comme si un miracle se passait sous ses yeux. Alors il se secoua, se saisit de ses rames et la suivit de toutes les forces qu’il pouvait réunir, pendant que le fond du bateau était rougi par le sang qui coulait toujours. En un instant il fut près d’elle, si vite qu’elle nageât.

 

– Par la Vierge sainte, lui cria-t-il, reviens dans la barque. J’ai été fou. Dieu sait ce qui m’a obscurci l’esprit. Un coup de tonnerre m’avait frappé le front, je brûlais tout entier, et ne savais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. Ne me pardonne pas, Laurella ; sauve seulement ta vie, et remonte ici.

 

Elle continuait à nager comme si elle n’eût pas entendu.

 

– Tu ne peux pas atteindre la terre, il y a encore deux milles. Pense à ta mère ; s’il t’arrivait malheur, elle mourrait de t’avoir perdue.

 

D’un regard, elle mesura l’éloignement de la côte ; puis, sans répondre, elle nagea vers la barque, et saisit le bord avec ses mains. Comme il s’était levé pour l’aider, sa jaquette qui était sur le banc tomba à la mer au moment où la barque fléchit d’un côté sous le poids de la jeune fille ; elle s’élança lestement dedans, et regagna sa place ; lorsqu’il la vit en sûreté il reprit ses rames. Elle tordit ses vêtements trempés et exprima l’eau de ses tresses.

 

Alors elle jeta les yeux sur le fond de la barque et y vit du sang, elle regarda rapidement la main qui tenait la rame, comme si elle n’était pas blessée. « Tiens », lui dit-elle, et elle lui tendit son fichu. Il secoua la tête et continua à ramer. Enfin elle se leva, alla à lui, et banda fortement le fichu sur la profonde blessure ; puis, bien qu’il s’en défendît, elle lui prit une des rames et s’assit à côté de lui sans le regarder, ne quittant pas des yeux la rame qui était rouge de sang et poussant vigoureusement la barque. Ils étaient tous deux pâles et silencieux quand ils approchèrent de terre ; ils rencontrèrent des pêcheurs qui allaient jeter leurs filets pendant la nuit. Ils appelèrent Antonino et se moquèrent de Laurella. Aucun ne regarda ni ne répondit un mot.

 

Le soleil était encore assez haut au-dessus de Procida quand ils atteignirent la marine. Laurella secoua ses vêtements qui étaient presque secs et sauta à terre ; la vieille femme qui l’avait vue s’embarquer le matin, était revenue sur son toit.

 

– Qu’as-tu à la main, Tonino ? lui cria-t-elle d’en haut. Jésus-Christ ! la barque est pleine de sang.

 

– Ce n’est rien, la mère, répondit le batelier, je me suis déchiré à un clou qui était trop ressorti. Demain ce sera passé, ce damné sang vient de ma main, cela paraît plus grave que ce n’est en vérité.

 

– Je vais venir te mettre dessus des herbes, compadre, attends, j’y vais de suite.

 

– Ne vous donnez pas cette peine, commeare. Tout est arrangé, demain ce sera passé et oublié. J’ai une bonne peau qui repousse vite sur les blessures.

 

– Addio, dit Laurella, et elle se dirigea vers le sentier qui monte.

 

– Bonne nuit, lui cria le garçon sans la regarder. Puis il emporta du bateau les agrès et les paniers, et monta le petit escalier de pierre de sa cabane.

 

Il était seul dans ses deux chambres où il allait et venait. Par la fenêtre ouverte que fermaient de simples volets en bois, pénétrait un air plus frais que celui de la mer tranquille ; il se trouvait bien dans sa solitude. Longtemps il s’arrêta devant une petite image de la Vierge, et considéra l’auréole d’étoiles en papier d’argent, collées tout autour ; mais il ne pensa pas à prier.

 

Qu’avait-il à demander au ciel, puisqu’il n’avait plus d’espérance ?

 

Il lui semblait que le jour ne voulait pas finir, et cependant il aspirait à l’obscurité, car il était fatigué, et la perte de sang l’avait plus affaibli qu’il ne voulait se l’avouer. Comme il sentait à la main une vive douleur, il s’assit sur un escabeau et ôta le bandage. Le sang comprimé jaillit de nouveau, la blessure avait fait beaucoup enfler sa main. Il la lava avec soin et la rafraîchit longtemps. Lorsqu’il la regarda de nouveau, il vit clairement la marque des dents de Laurella. « Elle avait raison, dit-il ; je lui enverrai demain son fichu par Giuseppe, car il ne faut pas qu’elle me revoie. » Il lava avec soin le fichu, l’étendit au soleil, après avoir bandé de nouveau sa main, aussi bien que possible avec la main gauche et les dents, puis il se jeta sur son lit et ferma les yeux.

 

La lune brillante et en même temps la douleur de la main le tirèrent d’un demi-sommeil. Il se leva pour calmer dans l’eau l’affluence brûlante du sang, lorsqu’il entendit du bruit à sa porte.

 

– Qui est là ? demanda-t-il, en ouvrant.

 

Laurella était devant lui. Elle entra sans rien demander, elle jeta le mouchoir qu’elle avait sur la tête, posa sur la table un petit panier et poussa un profond soupir.

 

– Tu viens chercher ton fichu, dit-il, tu aurais pu t’épargner cette peine, car j’aurais prié, demain matin, Giuseppe de te le rapporter.

 

– Ce n’est pas pour mon fichu, répondit-elle rapidement. Je suis allée dans la montagne pour chercher des herbes qui sont bonnes contre les blessures. Les voici. Et elle enleva le couvercle du panier.

 

– C’est trop de peine, dit-il, sans aucune amertume ; c’est vraiment trop de peine. Cela va déjà mieux, beaucoup mieux, et si cela allait plus mal, je l’aurais bien mérité. Que veux-tu, ici, à cette heure ? Si quelqu’un te rencontrait ! Tu sais combien ils bavardent, quoiqu’ils ne sachent pas ce qu’ils disent.

 

– Je ne me soucie de personne, répondit-elle vivement, je veux voir ta main, mettre dessus ces herbes ; tu ne pourrais pas y arriver avec ta main gauche.

 

– Je te dis que c’est inutile.

 

– Laisse-moi voir.

 

Elle lui prit sans plus la main qui ne pouvait pas se défendre, et ôta les linges ; lorsqu’elle vit la grande inflammation, elle tressaillit et s’écria : « Jesus Maria ! »

 

– C’est un peu diminué, continua-t-il ; cela s’en ira en vingt-quatre heures, – elle secoua la tête, – avec cela ! tu ne peux pas ramer d’une main.

 

– Après-demain, je pense. Qu’est-ce que cela fait, après tout ?

 

Elle avait, pendant ce temps, pris une cuvette pour laver de nouveau la blessure, ce qu’il souffrit comme un enfant, puis elle mit dessus les feuilles bienfaisantes des herbes qui lui enlevèrent aussitôt la sensation brûlante, et banda la main avec de fines bandes de toile qu’elle avait apportées. Lorsque ce fut fait :

 

– Je te remercie, lui dit-il, et si tu veux me faire encore un plaisir, pardonne-moi d’avoir eu une pareille folie en tête, et oublie tout ce que j’ai dit et fait aujourd’hui. Je ne sais pas moi-même comment cela est venu. Tu ne m’en as jamais donné le sujet, jamais, et tu n’entendras plus de moi rien qui puisse te chagriner.

 

– C’est moi qui ai un pardon à te demander, reprit-elle, j’aurais dû être tout autre et meilleure avec toi, et ne pas t’irriter par ma stupide conduite ; et encore cette malheureuse blessure…

 

– Il était nécessaire, et bien temps, que je rentrasse en moi-même, et comme on dit, il n’y a pas eu de mal ; mais ne parle pas de pardon ; tu m’as fait du bien et je te remercie, maintenant va dormir et voici… voici ton mouchoir que tu peux emporter en même temps.

 

Il le lui tendit. Mais elle était toujours debout devant lui, et semblait en proie à un combat intérieur. Enfin, elle lui dit :

 

– Tu as perdu aussi ta jaquette à cause de moi, et je sais que l’argent des oranges était dedans. Je me suis souvenue de tout cela en chemin. Je ne puis pas t’indemniser tout de suite, parce que nous n’avons rien, et si nous avions quelque chose, cela serait à ma mère. Mais j’ai là une croix d’argent, que le peintre laissa sur la table, la dernière fois qu’il vint chez nous ; depuis ce temps, je ne l’ai jamais regardée et ne puis pas la conserver dans le coffre. Vends-la, elle vaut bien encore une couple de piastres, m’a dit dans le temps ma mère ; tu seras ainsi remboursé, et s’il manquait quelque chose, je tâcherai de le gagner en filant la nuit, quand ma mère dort.

 

– Je ne la prendrai pas, dit-il bravement en repoussant la petite croix blanche qu’elle avait sortie de sa poche.

 

– Il faut que tu la prennes. Qui sait pendant combien de temps tu ne pourras rien gagner avec ta main ? Je la laisse là et ne veux plus la voir devant mes yeux.

 

– Jette-la dans la mer.

 

– Ce n’est pas un cadeau que je te fais, ce n’est que ton dû et ce qui te revient.

 

– C’est bon, je n’ai droit sur rien de ce qui t’appartient. Si tu me rencontres jamais, fais-moi le plaisir de ne pas me regarder, pour que je ne pense pas que tu te souviens de ce dont je suis coupable envers toi, et maintenant bonne nuit. Que tout soit fini !

 

Il mit dans le panier le mouchoir et la croix, et referma le couvercle. Lorsqu’il leva les yeux sur son visage, il fut fort étonné : de grosses larmes coulaient sur ses joues, elle les laissait aller.

 

– Maria santissima ! Es-tu malade ? Tu trembles de la tête aux pieds !

 

– Ce n’est rien… je m’en vais chez nous.

 

Et elle se tourna en chancelant vers la porte ; les pleurs l’accablaient à tel point qu’elle heurta la porte du front en sanglotant violemment. Mais avant qu’il se fût approché pour la soutenir, elle se retourna tout à coup et s’élança à son cou.

 

– Non, je ne puis pas supporter cela ! s’écria-t-elle en se pressant contre lui comme une mourante qui s’attache à la vie, je ne puis pas entendre que tu me donnes de bonnes paroles, et que tu me laisses aller en prenant toute la faute sur ta conscience. Bats-moi, foule-moi aux pieds, maudis-moi, ou, s’il est vrai que tu m’aimes encore après tout le mal que je t’ai fait, prends-moi, garde-moi, fais de moi tout ce que tu voudras, mais ne me renvoie pas si vite.

 

De nouveaux sanglots l’interrompirent.

 

Il la tint un instant dans ses bras sans parler :

 

– Si je t’aime encore, dit-il enfin, sainte mère de Dieu ! Penses-tu que tout le sang de mon cœur soit parti par ma blessure ? Ne sens-tu pas qu’il saute dans ma poitrine comme s’il voulait en sortir et aller vers toi ? Si tu ne dis cela que pour m’éprouver ou parce que tu as peur de moi, va-t’en ; j’oublierai encore cela. Ne crois pas que tu me doives rien, parce que tu sais que je souffre à cause de toi…

 

– Non, reprit-elle avec violence en levant rapidement ses yeux humides vers lui, je t’aime ! Je te dirai seulement que je l’ai redouté longtemps, j’ai lutté ; mais maintenant je serai tout autre, car je ne puis plus supporter de ne pas te regarder quand je te rencontre dans la rue, Maintenant je veux t’embrasser, pour que tu puisses dire, si tu doutais encore de moi : « Elle m’a embrassé, et Laurella n’embrasse que celui qu’elle veut pour mari ! »

 

Elle l’embrassa trois fois, puis se sépara de lui en lui disant :

 

– Bonne nuit, mon bien-aimé ! Va dormir maintenant et guéris ta main. Ne viens pas avec moi… je n’ai plus peur de personne maintenant, si ce n’est de toi.

 

Elle se glissa à travers la porte et disparut dans l’ombre des murs. Longtemps encore il regarda par la fenêtre du côté de la mer, où les étoiles semblaient descendre.

 

Lorsque le petit curé vint, la fois suivante, au confessionnal où Laurella était restée longtemps à genoux, il rit silencieusement en lui-même :

 

– Qui aurait pensé, se disait-il, que Dieu saurait émouvoir si vite cet incroyable cœur ? Je me faisais des reproches de n’avoir pas combattu plus vivement le démon en courant vers elle ; mais nos yeux ont la vue courte pour les chemins du ciel. Maintenant, Dieu soit béni ! puisse-t-il me laisser vivre assez longtemps pour que le premier garçon de Laurella me mène une fois dans la barque, à la place de son père. Eh ! eh ! eh ! l’Arrabbiata !

 

Baden-Baden, dimanche, 24 septembre 1865.

 

 

 

LE GARDE-VIGNES

 

Par une chaude journée de septembre d’une année déjà bien loin de nous, un jeune homme était assis au milieu des riches vignobles qui, couvrant les pentes méridionales du Küchelberg, se prolongent jusqu’à la ville de Méran. Les allées de pampres dépassaient la hauteur de l’homme, et les ceps étaient si beaux, si touffus, si chargés de raisins qu’ils interceptaient les rayons du soleil et faisaient régner partout une sorte de crépuscule. Aucun souffle n’agitait l’air sous ces voûtes de feuillage, aussi la chaleur y était-elle énervante, et si, pour respirer plus librement, on s’approchait des petits escaliers de pierre brute, qui conduisent d’une pièce de vigne à l’autre, on sentait une mer de vapeurs embrasées vous peser lourdement sur la tête et la poitrine. Peu de personnes s’aventuraient dans les chemins ; seuls, de nombreux lézards montaient, descendaient, se glissaient à travers les touffes de lierre qui tapissent les soubassements de chaque vignoble. Les grappes, aux grosses baies de couleur sombre, pendaient pressées les unes contre les autres, et un singulier pétillement était parfois perceptible au milieu du profond silence de midi, comme si l’oreille entendait la sève monter et bouillonner aux feux du soleil, dans la noble plante.

 

Le jeune homme qui était assis sous les pampres, paraissait insensible à ces voix muettes de la nature et absorbé dans de sombres réflexions. Il portait le costume bizarre des anciens gardes-vignes ou saltners : la veste de cuir – avec de larges épaulettes d’où pendaient des courroies qui rattachaient les manchettes de cuir – laissait apercevoir la toile blanche de la chemise : les culottes et les bretelles, également en cuir, étaient maintenues par une ceinture épaisse d’un doigt, sur laquelle était brodé le nom du propriétaire ; enfin, le saltner avait des bas blancs à jour, et à son cou s’étalaient divers ornements, tels que chaînes, défenses de sanglier, dents de marmotte, etc. Par terre, à côté du jeune garde, se trouvaient les insignes les plus caractéristiques de ses fonctions : le haut tricorne surchargé de plumes de coq et de paon, de queues de renard et d’écureuil, ce qui en faisait une coiffure fort lourde, assez peu commode à cette époque de l’année, et la longue hallebarde avec laquelle ces représentants de l’autorité rendaient leur apparition plus formidable encore aux délinquants surpris dans les vignes.

 

Le jour et la nuit, sans repos ni trêve, sans que le dimanche même leur apporte une heure de liberté, les saltners, ces épouvantails vivants des oiseaux, parcourent chacun le district qui lui est assigné, depuis le milieu de juillet où les premières baies du raisin commencent à devenir douces jusqu’à ce que la dernière grappe soit rapportée au pressoir. Leur pénible service, pendant lequel ils n’ont contre la pluie et le soleil d’autre abri qu’une misérable hutte en paille de maïs, est cependant une fonction très recherchée, à laquelle sont admis seulement les garçons les plus estimés du pays. Le métier de garde-vignes n’est du reste pas sans compensations : les nuits sereines et pures, alors que la chaleur du jour reste concentrée dans les maisons, ont bien leur charme en cette saison ; à cet avantage, les propriétaires de vignobles en ajoutent un autre mieux apprécié encore : pour entretenir la vigilance et la bonne humeur du saltner, ils le régalent de mets copieux, largement arrosés de leur meilleur vin.

 

Ce moyen ne semblait pourtant pas avoir réussi auprès du jeune homme que nous avons présenté au lecteur : la cruche de vin rouge et les épaisses tranches de viande fumée, apportées pour le repas de midi, étaient restées intactes sur la pierre plate qui lui servait de table ; il avait depuis longtemps retiré de sa bouche une petite pipe sculptée, garnie d’une chaînette d’argent, et, songeur, il mordillait un morceau de bois. Il pouvait avoir environ vingt-trois ans ; une barbe brune, légèrement frisée, encadrait son menton et ses joues ; les traits anguleux de son visage accusaient de précoces souffrances ; néanmoins, les cheveux bouclés qui garnissaient son front et ses tempes et qui retombaient jusque sur son cou, conservaient à sa physionomie la fraîcheur et la grâce de la jeunesse.

 

Le bruit d’un pas qui s’approchait lentement dans le sentier, au-dessous de la vigne, le fit soudain tressaillir ; il remit son chapeau et saisit sa hallebarde. Ce mouvement découvrit les belles proportions de sa taille, sa poitrine large et bombée, sa jambe finement modelée ; la tête seule paraissait un peu trop petite, et les mains avaient la délicatesse de celles d’une femme. Il se glissa doucement le long des allées, arriva sans être vu sur une éminence voisine, et du regard parcourut le chemin.

 

Un promeneur, vêtu d’une longue robe noire, coiffé d’un chapeau de forme haute, dont l’usure attestait les longs services, suivait à l’ombre des saules la route qui séparait les vignobles de la prairie ; il tenait à la main un livre ouvert dont ses yeux se détachaient de temps en temps pour se fixer, mais sans la moindre expression de convoitise, sur les belles grappes qui pendaient aux ceps. Aussi, même s’il n’eût pas porté la soutane, tout le monde aurait reconnu un ecclésiastique dans ce lecteur paisible et réfléchi. Nous ajouterons même que l’on retrouvait en lui quelques-uns des traits les plus aimables, propres à cette classe si nombreuse et si variée.

 

Les querelles religieuses étaient encore chose inconnue au Tyrol : dans cet heureux pays où le lait de la foi et le miel de la docilité coulent si abondamment, nul ne songeait à mettre en doute les anciennes croyances ; la capitale du vieux comté de Méran, il est vrai, avait vu son repos un instant troublé par de hardis novateurs, mais leurs efforts téméraires avaient complètement échoué, et les esprits jouissaient alors d’une paix profonde. Les serviteurs de l’Église n’avaient donc aucune raison pour brandir leur houlette comme une arme menaçante, et ils pouvaient vaquer tranquillement aux paisibles devoirs de leur ministère. Aussi n’était-il pas rare de rencontrer parmi eux ces visages contemplatifs dont la douce gravité semble indiquer le désir de faire respecter en soi-même la majesté du Dieu dont on porte la livrée, sans pour cela se rendre moins accessible aux hommes.

 

Le petit abbé que nous venons d’introduire n’était pas, tant s’en faut, une des grandes lumières du clergé. Il desservait, en qualité de vicaire, l’église paroissiale de Méran, disait sa messe à dix heures et recevait pour tout traitement un florin par jour, plus une petite chambre dans la Laubengasse. Mais le peuple, qui avait beaucoup de considération pour son saint caractère et lui accordait une grande confiance, ne perdait aucune occasion de lui prouver sa sympathie. Dès que le Vicaire de dix heures, comme on l’avait surnommé familièrement, se présentait dans une maison, la ménagère apportait aussitôt sur la table un pot de son meilleur vin, et parfois même un petit repas lui était servi. À la longue, ces témoignages expressifs de bienveillance avaient quelque peu modifié la maigreur naturelle du digne homme. Son ventre, légèrement arrondi, contrastait toutefois si fort avec le reste de sa personne osseuse, avec l’expression timide de son visage, qu’un œil profane n’aurait peut-être pas regardé sans sourire ce bizarre assemblage ; mais une telle pensée ne venait à l’esprit d’aucun des pénitents du bon vicaire ; personne ne songeait à l’accuser d’intempérance, et chacun, au contraire, se hâtait de lui faire accueil, car il n’y avait, disait-on, à dix lieues à la ronde, aucun palais qui fût comparable au sien pour apprécier la qualité des différents crus et pour évaluer le temps possible de leur conservation. Le petit abbé savait aussi, au besoin, donner un conseil utile, une recette pratique ; lui ressembler était, à cette époque, l’ambition de tous les connaisseurs.

 

Aux brillantes qualités du brave homme, la nature, il faut le dire, avait oublié de joindre le courage. Bien qu’il fût issu d’une famille de paysans qui avait donné au pays de braves défenseurs, l’honnête vicaire, à chaque épreuve imprévue, devait soutenir un grand combat intérieur avant de savoir s’il se sauverait lui-même, ou bien s’il accomplirait le devoir dicté par sa conscience. Aussi pour ajouter à sa vigueur morale, il avait soin de ne jamais laisser vide un petit tonneau de Ternaler blanc, auquel il attribuait des vertus fortifiantes. Ce jour-là cependant, comme il revenait de visiter ses malades au village voisin, sans avoir pris pour se soutenir une seule goutte de la généreuse liqueur, il n’était pas préparé à envisager le péril de sang-froid ; il s’effraya donc grandement quand il vit une forme humaine bondir du mur de la vigne et s’élancer vers lui.

 

– Que Dieu nous soit en aide ! s’écria-t-il en tremblant de tous ses membres.

 

Amen ! répondit le garde-vignes.

 

– Est-ce toi, André ? Dieu me pardonne, je croyais que l’ennemi qui rôde partout, cherchant à dévorer les brebis du Seigneur, me tombait sur le dos. Vois-tu, quand on est plongé dans de profondes méditations et que l’on a oublié les choses de ce monde, ton chapeau fait penser à la tête cornue de l’ange maudit. Enfin, c’est toi. Tu gardes ta vigne, je suppose, ou du moins celle de ta mère ?

 

Les yeux sombres du jeune homme prirent une expression plus sombre, et le sang lui monta au visage.

 

– Que je meure à l’instant, dit-il, si je mets jamais les pieds dans la vigne de ma mère ! Depuis qu’à la Chandeleur, elle m’a frappé au visage, je ne suis plus son fils, et je n’ai pas franchi une fois le seuil de sa maison.

 

Le prêtre s’aperçut qu’il avait mis le doigt sur une blessure profonde. Secouant la tête d’un air sérieux et plein de compassion :

 

– André, répondit-il, de telles paroles ne sont pas d’un bon chrétien. Notre-Seigneur n’a-t-il pas pardonné sur la croix à ses plus cruels ennemis ? Un fils gardera-t-il rancune à sa mère, même quand elle aurait été injuste envers lui ? Je sais qu’un tel langage peut te sembler dur ; ce n’était pas la première fois que ta mère te maltraitait, mais nous devons pardonner septante-sept fois, l’as-tu donc oublié, mon ami ?

 

– Non, mon révérend, répliqua le garde avec fermeté. Je me suis promis de ne plus penser à ce jour maudit, et je puis prendre cela sur moi tant que je serai loin de la maison. Si j’y rentrais, ma mère elle-même m’en ferait souvenir, car elle me déteste et ne cherche qu’à me tourmenter. Elle me dépouillera de mon héritage par son testament, je le sais et ne m’en plains pas ; j’en suis même bien aise à cause de ma sœur. Mais nous sommes séparés pour toujours, personne n’y peut rien, je suis sorti de chez nous sans un kreutzer, et je me suis engagé, là-bas, à Gratsch, comme premier vigneron chez Steirer. Cette année, me voilà garde. Quant à ma mère, elle m’enverrait six messagers et quatre chevaux pour me ramener, que je n’irais pas. Tout a une fin.

 

Le bon vicaire demeura un instant pensif. Il parut enfin croire plus prudent de faire trêve à ses exhortations spirituelles, et considérant d’un œil expérimenté les grappes placées au-dessus du mur :

 

– Steirer a bien fait, dit-il, de planter ici des Hertlinger au lieu de Bratreben ; ils sont encore jeunes, mais l’année prochaine ils donneront au moins le double.

 

– Vous n’êtes ici qu’à l’entrée de la vigne, répondit le jeune homme. Plus loin, presque tous les ceps sont des Farnatsch rouges ; là-bas, de l’autre côté, au-dessous du village, il y a des Ferseilen, mais on les arrachera, car ils sont presque morts cette année.

 

– Sur combien de muids comptez-vous, à peu près ?

 

– Sur cent quarante ou cent soixante, pour le moins.

 

– Et que te semble du métier de garde-vignes, André ? N’est-il pas un peu dur à la longue ?

 

– Pas trop, mon révérend ; je ne sens pas encore beaucoup la fatigue.

 

– La nuit, as-tu les yeux ouverts ?

 

– Mes yeux sont bons, mais je n’en ai que deux, et il m’en faudrait une douzaine pour voir en même temps de tous les côtés. Les habits blancs commencent à rôder la nuit dans les environs ; ils trouvent nos raisins à leur goût et ils viennent par bandes. Si l’on en attrape un, les autres se sauvent, et cela ne sert de rien ; le capitaine ne veut pas donner la plus petite indemnité.

 

– La ville devrait se plaindre.

 

– Ah bien oui ! la ville ! est-ce qu’elle ose ? Et puis, il faudrait des témoins, des preuves, que sais-je, moi ? Et pourtant, le matin quand nous voyons les plus belles grappes volées, et les ceps coupés comme une mauvaise herbe par le tranchant d’un sabre, qui pourrait dire que ce ne sont pas les soldats qui ont fait cela, par pur amour du désordre et de la destruction ? En prenons-nous un au collet ? Il jure qu’il est aussi innocent qu’un enfant dans le sein de sa mère. Il n’y a d’autre moyen de les punir que de leur donner sur les doigts pour leur ôter l’envie de recommencer. Aussi le premier qui me tombe sous la main, je le pends les jambes en l’air afin qu’il puisse faire l’exercice jusqu’au jour.

 

– Allons, André, pas de violence. Ce sont de pauvres diables, et la tentation est forte ; il faut avoir un peu d’humanité.

 

– Est-ce qu’ils n’agissent pas comme des bêtes sauvages ? Regardez, mon révérend, ajouta-t-il, en montrant un cep qui était coupé par le milieu, en sorte que le feuillage pendait jaune et flétri sur la tige. Le cœur ne saigne-t-il pas de voir une plante si belle et si bienfaisante, qui n’est au monde que pour remplir le tonneau de son maître, ravagée par de méchants coquins, uniquement pour le plaisir de nuire ? Si j’en prends un sur le fait, que Dieu ait pitié de son âme !

 

En disant ces mots, il brandit sa hallebarde d’un air de menace, puis il l’enfonça violemment dans le sable. Un léger tremblement agita les membres de l’ecclésiastique, mais il sut conserver sa dignité et reprit :

 

– J’irai aujourd’hui même parler au capitaine ; je lui recommanderai d’exercer une surveillance plus active et de ne laisser sortir aucun soldat de la caserne après la retraite. Quant à toi, André, songe que tu es ici au service de l’autorité et que tu dois laisser à la justice le soin de punir les coupables. Je vais aussi monter chez Hirzer ; n’as-tu rien à faire dire à Franz et à Rosina ?

 

– Non, mon révérend. Depuis bien des années, le vieux vigneron a quelque chose contre moi. Il ne veut pas entendre parler de nous, et moi, je ne m’occupe pas de lui. Les autres sont de braves gens, mais vous leur feriez peut-être du chagrin en leur parlant de moi en présence de leur père. Pourtant, si vous rencontriez ma sœur… non, ne lui dites rien non plus, cela vaut mieux.

 

Il s’inclina précipitamment, comme pour cacher son trouble, vers la main du prêtre qu’il baisa d’un air respectueux ; puis, s’aidant de sa longue hallebarde, il s’élança par-dessus le mur et disparut derrière les pampres épais.

 

Le vicaire continua sa route, tout préoccupé de ce qu’il venait d’entendre. Mais l’habitude d’assister aux tempêtes de l’âme, le devoir de prêcher la patience aux malheureux avaient émoussé en lui ce que la charité, cette seconde vie du cœur, a de plus vif et de plus pénétrant. Il ne devina pas l’angoisse qui agitait l’esprit du jeune homme, il ne se douta pas que l’infortuné, revenu dans sa hutte de paille, se jetait le visage contre terre, comme s’il voulait trouver dans le sein de cette Mère bienfaisante un refuge contre l’excès de sa douleur.

 

Il demeura ainsi pendant plus d’une heure ; un demi-sommeil venait enfin de l’affranchir de ses sombres pensées, quand un rire argentin l’éveilla brusquement. Il resta d’abord immobile, se demandant s’il n’était pas le jouet d’un rêve. Le même rire frais, mélodieux comme le chant éloigné d’un oiseau, se fit entendre pour la seconde fois ; il partait du chemin qui longeait le bas de la vigne. Le garde fut aussitôt debout ; appuyé contre une lucarne qui donnait sur la route, il promena autour de lui des regards anxieux. À l’ombre des saules où tout à l’heure nous avons vu l’ecclésiastique, venait, du côté de la ville, une jeune fille âgée de dix-sept ans au plus, blonde, bien prise dans sa petite taille et portant avec grâce le costume du pays. Ses mouvements étaient si doux et si gracieux que l’œil involontairement attiré ne pouvait nullement la quitter. Sa tête ronde et fine ne demeurait pas un instant immobile, elle s’agitait sans cesse sur son cou blanc et bien modelé ; la jolie enfant regardait avec insouciance autour d’elle, puis se tournait vers un jeune homme qui marchait à ses côtés, et dont la conversation devait sans doute être fort amusante, car chacune de ses paroles était accueillie par un éclat de rire. Celui-ci, compagnon de bonne mine, portait avec aisance la jaquette de soldat, l’étroite culotte bleue et la toque de même couleur placée sur l’oreille. Son visage brun, ses grands yeux noirs accusaient une origine étrangère, aussi prenait-il beaucoup de peine pour faire comprendre à la jeune fille son allemand incorrect ; malgré ses efforts, il provoquait toujours un nouvel accès d’hilarité. De temps en temps, il jetait sur la route des regards circulaires, et apercevant un villageois qui menait deux veaux à la ville voisine, il avançait avec une lenteur marquée, comme pour se débarrasser d’un témoin importun. Enfin, le paysan disparut au détour du sentier, et le soldat se disposait à se rapprocher un peu plus de sa compagne, quand ses yeux rencontrèrent tout à coup le visage menaçant du garde-vignes.

 

L’étranger s’arrêta, indécis ; la jeune fille leva aussi la tête : – Bonjour, André ! cria-t-elle sans paraître éprouver aucune émotion. C’est mon frère, dit-elle ensuite à l’inconnu, allez-vous-en, car il n’entend pas la plaisanterie.

 

Mais le soldat, rassuré par la distance qui le séparait de son ennemi, refusa de suivre ce prudent conseil :

 

– N’ayez pas peur, cara mia, répondit-il, moi lui donnerai de quoi comprare tabacco.

 

Il fouilla dans sa poche, et tirait déjà quelque menue monnaie, lorsque la voix irritée du garde le frappa de stupeur, et le cloua pour ainsi dire au sol.

 

– Arrière, misérable, ou je t’enfonce ma pique dans la tête pour t’ôter l’idée de revenir !

 

L’étranger, un peu remis de son trouble, mesura André d’un regard furieux.

 

– Ours allemand, murmura-t-il, les dents serrées, maledetto ! Il ne put cependant se résoudre à battre en retraite ; il lui semblait déshonorant de fuir ainsi en présence de sa belle, d’autant plus que la jeune fille semblait s’amuser beaucoup de son impuissante colère et riait aux éclats. Le garde-vignes ne trouva pas la scène aussi plaisante ; prompt comme la pensée, il sauta par-dessus le mur, et le soldat ne s’était pas encore aperçu de son approche, que deux yeux enflammés le regardaient en plein visage.

 

– As-tu des oreilles, drôle ? cria-t-il d’une voix vibrante, ne sais-tu pas que ce chemin est interdit aux gens de ton espèce ? As-tu oublié des raisins cette nuit et viens-tu maintenant marauder ici pour les prendre ? Faut-il que je t’arrache ta jaquette pour avoir une preuve contre toi, renard étranger ? Va-t’en à l’instant, ou sinon…

 

– À bas les mains ! grinça l’étranger, qu’André serrait à la gorge et secouait rudement. Oh ! si j’avais mon sdegena…

 

– Misérable ! répondit le jeune garde ; apporte la première fois ton sabre et encore ton fusil ; ce serait une preuve qui en vaudrait bien une autre. Maintenant, par la croix ! va-t’en ! ou je t’embroche comme une grenouille et je te jette dans la cour de ta caserne, sans te laisser le temps de dire ta prière !

 

En parlant ainsi, il poussa si violemment le soldat que celui-ci, heurtant contre une pierre, tomba sur ses genoux. Il se releva aussitôt, menaçant son ennemi de ses deux poings, vomissant contre lui un flot d’injures dans son patois étranger ; mais il comprit la nécessité de céder à la force et reprit en boitant le chemin de la ville.

 

– Tu l’as durement traité, frère, dit la jeune fille en regardant s’éloigner le galant malencontreux. Il parle d’une si drôle de manière, que je n’ai pu m’empêcher de rire. Mais, pourquoi es-tu devenu si méchant ?

 

André, tout entier à sa colère, ne répondit pas.

 

– Ce n’est pas fini entre nous, murmurait-il. Que je l’y reprenne, et sur mon âme ! je réglerai mon compte avec lui !

 

Puis, se tournant brusquement sur sa sœur :

 

– Eh bien ! Moïdi, c’est donc toujours la vieille chanson : « Qu’est-ce qui veut jouer ? je danserai. » N’avais-tu pas honte de parler ainsi à ce damné coquin, et de marcher à côté de lui ? S’il faut te faire rire pour te plaire, éloigne-toi de moi, car tu sais bien que le rire est aussi rare sur mon visage que la neige à la Pentecôte.

 

La jeune fille était devenue silencieuse ; elle baissa les yeux d’un air confus, passa ses deux mains sur son front, et son visage rougit légèrement.

 

– André, dit-elle enfin sans le regarder, est-ce que tu me renvoies ?

 

– Non, reste, répondit-il d’une voix brève. Est-ce pour moi que tu es venue ?

 

– Certainement. Voilà déjà une semaine que je n’ai pu sortir, et l’on ne te voit plus maintenant. La mère était endormie (il fait si chaud à la cuisine) alors j’ai pensé que je pouvais courir bien vite jusqu’ici pour savoir comment tu vas. Vois, je t’ai apporté un petit pain que Franz Hirzer m’a donné hier. Je ne l’ai pas mangé, je ne l’aime pas.

 

– Franz Hirzer ! qu’est-ce qu’il a donc à te faire des cadeaux ? Si son père le savait, il ne risquerait rien. T’a-t-il un peu fait rire aussi ?

 

– Lui ? il n’a le rire que dans sa poche, quand ses florins sonnent les uns contre les autres. Et puis, ma mère était là, et tu sais, la gaieté se cache à son approche comme les souris quand elles sentent le chat. Ça m’étonne même que je sois encore gaie. Après ça, si je ne riais pas, je serais morte depuis longtemps ; c’est bien triste, va, d’être seule avec elle dans notre vieille maison.

 

Le frère et la sœur gardèrent un instant le silence.

 

– Est-ce que tu n’aimes pas le pain blanc ? reprit la jeune fille ; il n’est pas rassis, il doit être bon. Tiens, voici encore deux figues bien mûres que j’ai cueillies pour toi dans notre jardin.

 

– Je te remercie, répondit le jeune homme. Viens, nous les mangerons ensemble là-haut, nous serons mieux qu’ici.

 

Il monta le premier l’escalier de la vigne, et sa sœur le suivit en babillant avec toute la vivacité de son âge. Ils s’assirent sous les pampres à la place que venait de quitter André ; puis la jeune fille le contraignit doucement à goûter les figues. Le visage taciturne du garde se déridait peu à peu ; un vent léger rafraîchissait l’air, apportant parfois le joyeux tic-tac d’un moulin éloigné, ou bien le bruit affaibli d’une détonation, car c’était l’heure où les carabiniers tiraient à la cible. Encouragée par la tranquillité qui régnait autour d’elle, Moïdi donna bientôt un libre cours à sa pétulance enfantine ; elle mit sur sa tête le lourd chapeau de son frère, retenant d’une main sous son menton les deux queues de renard dont il était orné, et encadrant ainsi entièrement sa figure, elle s’arma de la hallebarde et se mit à marcher à grands pas dans l’avenue de feuillage :

 

– André ! cria-t-elle, n’ai-je pas l’air bien effrayant ? Si ce n’était ma mère, je viendrais toutes les nuits, et je ferais le garde-vignes, pendant que tu te coucherais pour dormir un peu. Je pourrais tenir en respect les soldats et les voleurs, n’est-ce pas ?

 

Pour la première fois, un sourire vint effleurer les lèvres du jeune homme. Voyant qu’elle avait triomphé de sa tristesse, Moïdi courut auprès de lui, déposa le chapeau, la hallebarde, et s’asseyant à ses côtés sur le gazon :

 

– Si tu te voyais, André, tu es mille fois plus gentil quand tu ris ainsi, au lieu de te rider le front et de prendre un air triste comme Notre-Seigneur sur la croix ? N’es-tu pas jeune ? N’as-tu pas devant toi la vie et l’avenir ? Ta querelle avec notre mère doit te chagriner, j’en conviens ; mais tu n’as rien à te reprocher, tout le monde le sait, et moi, frère, je tâche de te consoler de mon mieux. Devant moi, la mère n’oserait rien dire contre toi, car je quitterais aussitôt la maison, je le lui ai dit. Qu’as-tu donc pour toujours pencher la tête, comme tu fais, et me regarder moi-même avec des yeux fâchés ? Ne suis-je pas ta petite sœur chérie ? Et puis dès qu’un garçon me dit un petit mot, on croirait que le feu est à la maison. Voyons, veux-tu faire de moi une religieuse, ou me laisser pendant toute ma vie avec notre mère pour que je devienne une vieille fille maussade ?

 

Tout en parlant, elle s’était rapprochée de son frère et lui avait passé le bras autour du cou. On eût dit que cette étreinte était celle d’un spectre : il repoussa violemment sa sœur, et, la poitrine agitée, le front pâle :

 

– Laisse-moi, s’écria-t-il, ne m’approche pas, ne me demande rien, va-t’en et ne reviens jamais !

 

Il s’était levé comme s’il voulait s’enfuir, mais il s’arrêta saisi d’effroi à la vue du spectacle qui s’offrit à lui. Moïdi était agenouillée au milieu du gazon, les mains croisées sur la poitrine, les yeux dilatés, le regard vague ; sa bouche à demi ouverte semblait prête à laisser échapper un cri de douleur. Ce n’était pas la première fois qu’André voyait le visage de la pauvre enfant prendre cette expression étrange. Oui, souvent quand elle était saisie d’une émotion soudaine, son rire joyeux se changeait en une contraction nerveuse qui se terminait par une crise violente. Mais, jusqu’ici du moins, André n’avait pas eu à se reprocher d’être cause de ces terribles accès ; on le faisait venir au contraire pour chasser le mauvais esprit, et sa présence suffisait d’habitude à calmer la malade. Aujourd’hui, lui seul était coupable, lui seul avait plongé sa sœur dans l’état où elle se trouvait. Il se frappa le front avec désespoir, en poussant de profonds gémissements, puis il se pencha vers elle et prit entre les siennes ses mains qui avaient la froideur du marbre.

 

– C’est moi, Moïdi, c’est André, regarde-moi, écoute-moi. J’étais fou tout à l’heure, mais c’est fini maintenant, pardonne-moi. Tu ne sais pas, vois-tu ce que je souffre, tu ne pouvais pas deviner combien tes paroles me faisaient mal.

 

Il s’était agenouillé auprès d’elle, et il attendait avec une indicible angoisse que la vie et l’intelligence revinssent animer ce pâle visage. La jeune fille demeurait toujours immobile, un souffle inégal sortait de sa poitrine, ses yeux fixes avaient une expression étrange et effrayante. En ce moment, les cloches de la paroisse commencèrent à sonner lentement la prière du soir ; le charme parut se rompre, la pauvre enfant soupira, comme si elle se réveillait d’un rêve pénible ; ses paupières appesanties retombèrent, et quand elle les rouvrit, de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Appuyant alors sa tête sur l’épaule de son frère, elle pleura sans prononcer une parole. Le cœur soulagé, elle prêta l’oreille au tintement cadencé de la cloche, et récita tout bas quelques prières sans suite. Aussitôt que le vent eut emporté la dernière vibration, son frère prit le broc de vin placé dans un coin de la hutte et le lui tendit ; elle en approcha ses lèvres, puis elle ferma les yeux et s’endormit, toujours agenouillée, les mains jointes sur sa poitrine.

 

André, l’entendant bientôt après respirer paisiblement, la souleva et l’assit commodément sur le sol incliné ; il étendit ensuite sa jaquette sous la tête de la jeune fille sans qu’elle se réveillât. Après avoir promené sur la pièce de vigne un regard rapide, il se plaça auprès de sa sœur, la tête appuyée sur sa main et contempla, d’un regard ardent et fixe, ce visage endormi dont le doux sourire semblait refléter les impressions d’un rêve agréable. Parfois un souffle de la brise, en agitant le feuillage, faisait jouer la lumière sur le front de Moïdi, un faible soupir s’échappait alors de sa poitrine. Néanmoins la crise touchait évidemment à son terme. Il n’en était pas de même pour André ; en proie à un sombre désespoir, agité de pensées tumultueuses, il trouvait dans la vue des traits paisibles de la jeune fille, un nouvel aliment à l’angoisse qui le torturait.

 

Quel sombre mystère planait donc sur l’existence du frère et de la sœur ? Nous devons, pour l’éclaircir, remonter assez loin dans le passé, raconter les événements d’une époque où la mère des deux jeunes gens, que nous voyons nourrir contre son fils une haine si étrange, avait à peu près l’âge de la blonde enfant qui dort sous les pampres. Ses parents possédaient au sommet du Küchelberg une métairie, modeste, il est vrai, mais d’où le regard embrassait toute la vallée, la ville de Méran et la campagne voisine jusqu’au Bozner. Le vieil Ingram avait reçu cette maison pour sa part de l’héritage paternel ; peu sensible à la beauté romantique du site, le bon paysan estimait bien davantage les vastes pièces de vignes qui s’étendaient autour de sa demeure, et dont le produit l’aidait à élever sa nombreuse famille. La plus jeune de ses enfants, Maria, qu’on appelait familièrement Moïdi, selon la coutume du Tyrol, était pour le vieillard un continuel sujet de trouble et de souci. Non seulement sa laideur repoussante attirait sur elle tous les regards quand elle se trouvait au milieu des fraîches et jolies Méraniennes ses compagnes, mais son caractère était encore plus rude et plus âpre que son extérieur. Dès son enfance, elle se montra turbulente et acariâtre, aussi recevait-elle de sa mère peu de caresses et force corrections. Plus tard, elle fut traitée avec moins de rigueur, car son père, homme doux et plein de sens, s’aperçut que les mauvais traitements irritaient cette nature sauvage ; d’ailleurs, et cela était facile à reconnaître, même pour l’œil d’un paysan, tout n’était pas en ordre dans sa pauvre cervelle. Le curé, consulté par le vieil Ingram, attribuait cependant la perversité de la jeune fille à une imagination fantasque, à un cœur exalté ; en effet, ceux qui ne l’observaient pas de trop près ne découvraient aucune lacune dans son intelligence, aucune bizarrerie choquante dans sa conduite. Elle savait au besoin se montrer raisonnable, et trouver des excuses pour ses fautes. Son travers le plus frappant consistait dans un amour immodéré de la parure, passion tout à fait inopportune et digne de pitié, car n’importe où elle se trouvait, son costume, sa démarche affectée attiraient l’attention sur une laideur qu’elle aurait dû plutôt tenir dans l’ombre. Elle provoquait ainsi le rire et les épithètes moqueuses de ses compagnes ; celles même qui la ménageaient le plus ne l’appelaient pas autrement que le « Paon noir » ou « Moïdi la négresse ». Ce dernier surnom s’appliquait bien à la pauvre fille, qui, outre son teint de bistre, ses yeux bruns ombragés d’épais sourcils, avait encore d’épais cheveux crépus, rebelles à l’action du peigne et aux efforts qu’elle faisait pour les assouplir en nattes ou en bandeaux. L’un des trois rois mages, que la mère de Moïdi avait imprudemment contemplé dans l’église de Botzen, était-il l’auteur de ce jeu bizarre de la nature, comme plusieurs le prétendaient ? Nous ne saurions l’affirmer ; toujours est-il que Moïdi la négresse, au lieu de se résigner humblement à sa disgrâce, avait recours aux expédients les plus ridicules ; elle s’affublait, en dépit de la mode, d’ornements bizarres et de colifichets aux couleurs voyantes, croyant se donner ainsi de la grâce et de la beauté. Tout l’argent qu’elle pouvait se procurer par ruse ou par adresse, était aussitôt employé à acheter des rubans, des fleurs artificielles dont elle entremêlait sa chevelure laineuse ; puis, le dimanche, elle se pavanait fièrement dans l’église sous cet accoutrement étrange, qui excitait l’indignation des vieillards et fournissait aux jeunes gens un texte inépuisable de railleries. Sa mère cependant, quand elle la surprenait à se parer de la sorte, lui arrachait avec colère ses malencontreux atours, et lui faisait expier sa coquetterie par le jeûne et les mauvais traitements. En grandissant Moïdi devint plus sensible aux amers sarcasmes dont elle était l’objet ; à mesure que le désir de plaire s’aiguisait en elle, sa toilette était moins singulière et moins extravagante, mais par malheur une folie plus dangereuse remplaça cette première folie enfantine. Parmi les nombreux garçons qui partageaient les jeux de ses frères, elle remarqua justement le plus beau, le mieux tourné, celui qui dès longtemps lui témoignait l’aversion la plus vive. C’était un jeune homme en qui se retrouvaient tous les caractères de l’ancienne race méranienne ; un cœur un peu mou, un esprit un peu faible dans un corps vigoureux et bien proportionné ; du reste, assidu à l’église, habile dans son métier de vigneron, il faisait peu de phrases et s’appliquait surtout à mettre en bon ordre ses affaires domestiques. Ce n’est pas à dire qu’il ne consacrât quelquefois son temps et son argent à de frivoles amours, mais il était trop positif pour s’engager imprudemment dans une passion romanesque : les paysans tyroliens, quand il s’agit du mariage, savent tout aussi bien calculer que les habitants des villes, et la vue des vallées pittoresques au milieu desquelles ils vivent, des sites admirables qui font rêver le voyageur, n’exalte nullement leur imagination. Pendant que la brune Moïdi s’éprenait du beau vigneron, le père de celui-ci, Aloys Hirzer, avait acheté d’un seigneur endetté un ancien château féodal situé à peu de distance de la ville, et il n’était pas médiocrement fier d’établir son exploitation vinicole sur les ruines de l’aristocratie déchue. Outre son fils Joseph, il avait une fille qui recevait chez l’un de ses parents l’éducation la plus soignée, et se préparait à être institutrice. Sur ces entrefaites, le vieil Aloys mourut subitement ; Joseph, pour n’avoir pas à partager le bien paternel, rappela sa sœur auprès de lui. C’était une jeune fille douce et pâle, aux grands yeux rêveurs et intelligents. Elle avait quelques années de plus que son frère, et bien des paysans d’alentour n’auraient pas été fâchés d’épouser l’héritière du château ; mais ils n’osaient se déclarer ouvertement, Anna était trop demoiselle, elle avait des habitudes trop délicates pour devenir la femme d’un simple vigneron. Bientôt même elle fut regardée dans tout le pays comme une véritable sainte, car elle fréquentait assidûment l’église ; on la voyait chez les malades et les pauvres, et jamais elle ne rencontrait un petit enfant sans le prendre dans ses bras, lui faire réciter sa prière et lui donner une image. Joseph la laissait parfaitement libre de vivre à sa guise ; il aimait à voir l’ordre et la propreté qu’elle maintenait dans la vieille maison ; peut-être même, car il connaissait l’arithmétique et ne se laissait pas égarer par le sentiment, trouvait-il convenable qu’Anna restât libre. Souvent, appuyé au balcon qui, semblable à un nid d’hirondelles, s’accrochait à la muraille grise de l’antique manoir, le vigneron, vêtu de la Loddenjoppe garnie de rouge, coiffé du large chapeau noir brodé d’une tresse écarlate, promenait autour de lui ses regards satisfaits et les arrêtait avec complaisance sur les monastères dont les croix s’élevaient çà et là dans la campagne. Ces murs, pensait-il, avaient souvent abrité les fils et les filles des nobles maîtres du château ; pourquoi sa sœur n’y chercherait-elle pas un refuge contre les dangers et les combats du monde ? Ce souhait fraternel ne fut cependant pas exaucé, la jeune fille ne paraissait avoir aucun goût pour le couvent. Joseph dut se contenter de l’auréole brillante qui, rayonnant autour d’Anna, se reflétait sur lui ; la maison de Goyen avait un grand renom de sainteté parmi les ecclésiastiques du voisinage, et le jeune vigneron sentait son amour-propre agréablement chatouillé lorsque ces révérends personnages, assis autour de sa table, s’entretenaient des affaires de l’Église, tout en buvant à petites gorgées un verre de vin rouge. Quant à se marier, Hirzer y songeait peu ; il ne voulait, en tous cas, épouser qu’une riche héritière, regardant comme un devoir d’augmenter le domaine que lui avait laissé sa famille. Certain de n’éprouver aucun refus, lui, la fine fleur des garçons du village, il passait en revue toutes les filles des environs, sans en trouver aucune qui fût digne de fixer son choix. Comme on peut le supposer, il reçut d’abord avec un profond dédain les marques de sympathie non équivoques de Moïdi la négresse. Mais à la longue, quand les plaisanteries de ses camarades au sujet de sa ridicule conquête devinrent plus vives et plus piquantes, la colère finit par lui monter à la tête et il résolut de se débarrasser des avances compromettantes qui le rendaient la fable du pays.

 

Un autre que Joseph aurait pu cependant avoir compassion de la pauvre fille, car sa malheureuse inclination s’exprimait seulement par la persévérance avec laquelle ses yeux s’attachaient sur le beau visage du jeune homme, en dépit de la haine qui éclatait souvent dans ses regards. Même à l’église, quoique Hirzer eût pris la précaution de se placer derrière elle, Moïdi savait se tourner de manière à l’apercevoir encore ; elle restait ensuite plongée dans une muette contemplation, au grand scandale des simples et honnêtes habitants de ces montagnes. La plupart étaient convaincus que la fille du vieil Ingram ne jouissait pas de toute sa raison ; il ne fallait pas, disaient-ils, l’éloigner du lieu saint, si l’on ne voulait la livrer sans défense au mauvais esprit. Les jeunes gens avaient moins d’indulgence, ils appelaient Moïdi la Folle amoureuse ; les jeunes filles s’éloignaient d’elle, et c’était un bizarre spectacle de voir la pauvre créature, déjà si disgraciée, gravir le dimanche, seule et sans compagne, la côte qui conduisait à l’église, fixant ses regards avides sur les hommes rassemblés au milieu de la place, afin de chercher parmi eux l’élu de son cœur. Alors, surtout après vêpres, quand les fumées du vin commençaient à monter au cerveau, les plus impitoyables se mettaient à chanter la burlesque complainte de la Belle affligée :

 

Que ferai-je donc, moi, pauvre fille,

Pour trouver enfin un mari ?

Les garçons restent insensibles,

Tous s’éloignent de moi.

 

Le refrain était repris en chœur au milieu du rire universel, puis venait la seconde strophe :

 

Qui m’enseignera le moyen de les attendrir ?

J’ai déjà fait vingt-cinq pèlerinages,

Nu-pieds, à jeun ; j’étais trop triste pour manger.

Dans cet état, je demandais avec ardeur

D’être fiancée avant le nouvel an.

Hélas ! hélas, cela ne m’a servi de rien,

Tous les garçons s’éloignent de moi ;

Qui m’enseignera le moyen de les attendrir ?

 

Joseph se croyait un personnage trop important pour mêler sa voix à celle de ses camarades, mais il écoutait avec une satisfaction évidente, dans l’espoir que cette humiliante leçon ferait évanouir les rêves de la pauvre folle. Il n’en était rien cependant ; dès que Moïdi apercevait le jeune vigneron, elle devenait insensible au reste de l’univers, et sourde aux paroles ironiques de la complainte, elle ne témoignait ni repentir ni découragement. Les dures réprimandes de ses frères, les avertissements sévères du curé n’avaient aucun pouvoir sur elle ; autant aurait valu sermonner un morceau de fer pour l’empêcher de rejoindre l’aimant placé auprès de lui.

 

Une jeune fille compatissante entreprit cependant de redresser cette tête malade. Elle rapporta, nous ignorons si c’était un conte fait à dessein, que Hirzer avait dit : « Quand je voudrai avoir pour enfants des caniches noirs, j’épouserai Maria. » Ces paroles produisirent sur Moïdi une impression profonde. Depuis ce moment, elle parut complètement changée ; au lieu de rechercher comme autrefois toutes les occasions de rencontrer Joseph, elle partait le dimanche avant la pointe du jour pour assister à la première messe, se tenait cachée dans le coin le plus obscur de l’église, et si, lorsqu’elle retournait chez elle, un garçon lui adressait une apostrophe moqueuse, elle détournait le visage sans répondre. Sa coquetterie avait également disparu ; elle choisissait les étoffes les plus sombres et les plus communes, et laissait sa chevelure flotter autour de sa tête sans en prendre soin, ce qui, nous devons l’avouer, n’ajoutait aucun charme à son extérieur.

 

Du reste, elle accomplissait sans murmurer ni se plaindre les plus durs travaux du ménage ; aussi ses parents, satisfaits de son activité, n’objectaient rien à sa nouvelle conduite. L’hiver se passa ainsi. Dès que le printemps eut fait reverdir les prairies, l’étrange fille alla trouver son père et lui demanda la permission de se retirer seule sur la montagne la plus haute et la plus solitaire des environs. Le vieil Ingram, surpris de ce caprice, ne voulut pas cependant s’y opposer, car il craignait, en l’irritant, d’ajouter au désordre de son esprit. Elle disparut donc tout un été ; à l’automne, les troupeaux descendirent des montagnes, et avec eux revint Moïdi la négresse. Mais quel ne fut pas l’émoi des bons habitants de Passeier en apprenant qu’elle avait rapporté dans ses bras un petit enfant blanc et rosé, dont le visage florissant de santé était entouré de cheveux fins et doux comme la soie ! Moïdi, malgré l’opprobre qui rejaillissait sur elle, semblait dans le ravissement ; elle supporta sans se plaindre les mauvais traitements dont l’accabla sa mère indignée, et refusa de faire connaître, même au vieil Ingram, le nom du père de son enfant. Chassée de la maison de ses parents, et réfugiée dans un misérable hangar, elle endurait patiemment les privations, pourvu qu’elle eût un berceau commode, des couvertures chaudes pour l’innocente créature dont elle ne se séparait ni le jour ni la nuit.

 

Le dimanche qui suivit son retour, Moïdi, les yeux brillants d’orgueil maternel, descendit de sa demeure afin de porter son enfant à l’église pour y recevoir le baptême. Si parfois un passant s’approchait d’elle, curieux de contempler la petite merveille dont on parlait tant, la mère ramenait sur la figure du nouveau-né un vieux voile de gaze et disait avec ironie :

 

– Tu veux regarder le caniche noir, oh ! il n’a rien d’extraordinaire, va !

 

Puis elle riait aux éclats, et lorsque le spectateur, charmé de la beauté de l’enfant, ne trouvait rien à répondre, elle ajoutait :

 

– Tu vois, ce n’est qu’un caniche noir, ne ferait-on pas bien de le jeter dans la Passer !

 

Et elle riait de nouveau d’une façon étrange qui montrait clairement que le bonheur maternel n’avait pas amélioré sa pauvre intelligence.

 

Rarement un baptême attira foule aussi nombreuse dans la vieille église de Méran ; néanmoins, quand le curé, se tournant vers les paroissiens, demanda quels étaient les parrains de l’enfant, personne ne se présenta. Moïdi avait oublié ce point important, et dans toute l’assemblée, nul ne semblait disposé à lui rendre ce service ; ses parents eux-mêmes, honteux de la tache que sa conduite imprimait à leur famille, avaient refusé de paraître à la cérémonie. Enfin, un cœur, animé depuis longtemps de l’amour du prochain, eut compassion de la mère dédaignée : la fille du vieil Hirzer s’approcha des fonts baptismaux et prit le nouveau-né dans ses bras. Il ne vint à l’esprit d’aucun des assistants de trouver cette démarche étrange : il appartenait en effet à la pure et pieuse Anna de venir au secours de la pécheresse. Le sacristain, suivant ce charitable exemple, consentit à donner son nom à l’enfant qui fut appelé André. Après le baptême, Moïdi, rayonnante de joie, reprit son précieux fardeau et regagna la misérable hutte de paille qu’elle partageait avec les animaux domestiques.

 

Quelques mois se passèrent, puis le scandale et la surprise causés par ces événements furent oubliés ; la foule cessa de penser à la fille du vieil Ingram qui, du reste, évitait de sortir et semblait avoir concentré toute l’énergie de son caractère sauvage dans un seul sentiment, son amour pour le petit André. Elle employait souvent des heures entières à parer l’enfant ; on pouvait la voir, tantôt agenouillée auprès de lui, tresser des couronnes de fleurs, tantôt occupée à coudre de petites robes qu’elle avait taillées dans de vieux vêtements de soie. Personne ne songeait à contrarier son innocente folie ; seul, Joseph Hirzer lui témoignait une antipathie si profonde qu’il défendit expressément à sa sœur de s’occuper jamais de son filleul.

 

Moïdi s’en inquiéta peu ; elle ne parut même éprouver aucun chagrin quand, une année après, elle apprit le mariage du jeune vigneron avec la fille d’un riche cultivateur. Tout le passé semblait évanoui de sa mémoire ; la vie ne commençait pour elle qu’à la naissance d’André, le reste lui était devenu indifférent.

 

Vers cette époque, une épidémie terrible qui éclata dans la vallée de Méran, enleva en quelques jours le vieil Ingram, sa femme et ses fils. Cet événement changeait le sort de Moïdi ; elle devenait l’unique propriétaire de la vieille maison et des beaux vignobles qui l’entouraient ; c’était donc désormais un riche parti, mais par malheur, la difformité de ses traits, jointe au souvenir de sa première passion, suffisait pour effrayer les plus intrépides. Pourtant, comme les idées positives sont très développées chez les paysans, un jeune homme qui habitait Tirol, village situé à peu de distance de la célèbre forteresse du même nom, finit par réfléchir que les biens considérables de la noire Moïdi formaient un agréable contrepoids à ses défauts, et, son père encourageant une aussi sage résolution, il la demanda en mariage.

 

La fille du vieil Ingram, bien qu’elle fût demeurée insensible au mépris de ses voisins, n’était pas fâchée de reprendre parmi eux une position honorable. Elle accueillit donc les avances de Franz Wolfhart et reçut ses visites, tout en jouant avec le petit André, alors âgé de quatre ans. Celui-ci, blotti sur les genoux de sa mère, regardait l’étranger d’un œil boudeur et jaloux, mais cette aversion enfantine ne tenait pas contre le cornet de bonbons que le jeune paysan avait toujours dans sa poche. La paix étant ainsi rétablie entre André et son futur beau-père, les dernières hésitations de Moïdi furent vaincues. Pourtant si elle comparait son prétendu avec le beau Joseph, le rapprochement n’était nullement à l’avantage de Franz dont le visage plat, les joues roses, les cheveux d’un blond pâle rappelaient d’une manière frappante les images de madones, œuvres d’artistes naïfs, que l’on voit en Bavière dans les niches des murailles, sous le porche des maisons, et surtout dans les églises. À dire vrai, Moïdi était assez noire pour deux, et les ombres de son teint pouvaient contrebalancer l’éclat trop vif de celui de son fiancé. Leur union était convenue depuis longtemps déjà, mais Franz paraissait peu pressé de la conclure, et les langues charitables commençaient à s’exercer sur ce sujet, quand le jeune paysan leur imposa silence en se décidant enfin à devenir l’heureux propriétaire de la maison et des vignes de Küchelberg.

 

Au bout de deux ans, ce mariage donna naissance à une fille qui, non moins que le petit André, causa la surprise et l’admiration des voisins. C’était une jolie enfant, blanche et rose comme son père, avec une chevelure blonde et soyeuse. Rien en elle n’aurait rappelé la brune Moïdi, sans le caractère fantasque, l’imagination mobile, la coquetterie excessive qu’elle montra dès son plus jeune âge ; ces défauts étaient adoucis par le charme répandu sur toute sa petite personne, par ses manières aimables et gracieuses, mais ils n’étaient pas moins dangereux, car il n’y avait pas autour d’elle de main assez ferme et assez prudente pour tenir en bride sa légèreté, pour émonder soigneusement la luxuriante végétation de sa jeune âme.

 

En effet, à peine l’enfant sut-elle recourir à ces gentilles câlineries, si puissantes sur le cœur des mères, qu’elle captiva complètement l’affection de Moïdi, en enleva même à André sa part de l’amour maternel. Celui-ci, traité autrefois comme une idole, ne reçut plus que des marques d’indifférence, parfois d’aversion ; ce sentiment s’accrut avec les années, et prit, malgré les efforts du beau-père qui, naturellement bon, s’intéressait à l’enfant, les proportions d’une haine véritable. Les tentatives de la petite Maria en faveur de son frère ne furent pas plus heureuses ; elle, qui avait un si grand empire sur sa mère, ne put triompher cependant de cette antipathie dénaturée ; bien au contraire, la tendresse impétueuse que sa fille témoignait au pauvre déshérité avec toute la fougue de son caractère, parut augmenter la colère de Moïdi et faire naître dans son âme une jalousie sombre et mauvaise.

 

L’intervention de sa petite sœur servit toutefois à préserver André des mauvais traitements corporels, car, la première fois que sa mère porta la main sur lui, Maria fut prise de la singulière crise nerveuse que nous avons décrite au commencement de ce récit. Par bonheur, Franz Wolfhart était à la maison ; il empêcha les tentatives insensées que sa femme éperdue allait faire pour guérir l’enfant. À force de la caresser doucement de ses mains tremblantes, André réussit à calmer sa sœur, qui se mit à sangloter en lui jetant les bras autour du cou, et finit par s’endormir dans cette position.

 

Depuis cet accident, qui se renouvela plus d’une fois sous le coup d’émotions violentes, jusqu’au jour fatal de la séparation, la vieille Moïdi ne leva plus la main sur son fils, mais son aversion n’en resta pas moins vive. Elle paraissait vouloir oublier l’existence d’André, pour se consacrer tout entière à la petite Maria. Elle ne se lassait pas de consulter tour à tour médecins et bonnes femmes, d’accomplir des pèlerinages, de faire dire des messes pour la guérison de sa fille ; enfin, elle s’efforçait, par une condescendance sans bornes, de lui épargner la moindre contrariété. Le père d’un caractère faible et ami du repos, laissait Moïdi élever l’enfant à sa guise ; d’ailleurs, comme il ne se plaisait pas à la maison, il y restait rarement ; la ville était si près ! De sa porte, il apercevait les verts buissons qui garnissent l’entrée des cabarets, et il ne savait pas résister à cette muette invitation. Aussi célébrait-il consciencieusement les nombreuses fêtes qui surchargent le calendrier tyrolien, et il racontait même avec un certain orgueil que, depuis cinquante ans, trois membres de sa famille étaient morts du délire des ivrognes, ce qui n’est pas, disait-il, la plus méchante manière de quitter la vie.

 

Au reste, quelle que fût sa conduite, sa femme y demeurait parfaitement indifférente. Elle n’aimait au monde que la blonde Maria ; ses relations avec ses parents et ses voisins devenaient de plus en plus rares, car chacun blâmait son injustice envers André. La maison étant isolée sur la montagne et assez éloignée de la route, nul n’y entrait en passant ; de son côté, Moïdi n’allait chez personne, et, à l’église, où elle se rendait avant le jour, les places voisines de la sienne restaient toujours vides.

 

On ne s’étonnait donc pas de voir Joseph Hirzer fuir tout rapport avec elle ; non seulement il avait interdit à sa sœur le chemin de Küchelberg, mais il défendait encore à ses enfants, qui se trouvaient à l’école auprès d’André et de Maria, de jamais lui parler d’eux. Ses affaires avaient prospéré ; il passait pour un des propriétaires qui administraient le mieux leurs biens, pour un des vignerons les plus entendus et des hommes les plus honnêtes du pays. Sa sœur, de son côté, croissait en grâce devant Dieu et devant les hommes ; elle avait laissé par testament toute sa fortune au cloître et à l’église ; aussi les prêtres lui assuraient-ils que son âme monterait infailliblement au ciel. Son frère n’avait pu mettre obstacle à la pieuse résolution d’Anna, et elle savait que la richesse de leurs parents suffirait amplement au fils et aux trois charmantes filles de Joseph. Et comme leur mère, l’héritière d’Asgund, mourut fort jeune, la tante prit sa place et se consacra tout entière à ce devoir d’amour. Aussi le neveu et les nièces, bien qu’ils n’en dussent attendre aucun héritage, avaient pour elle une tendre affection.

 

Malgré les défenses de leur père et sa sévérité envers eux, les enfants étaient loin d’éviter complètement à l’école André et sa sœur. Moïdi, avec son esprit moqueur et un peu léger, ne semblait éprouver beaucoup d’attachement ni pour eux, ni pour aucun de ceux qui leur témoignaient de l’amitié ; André, sans les rechercher, les supportait pour l’amour de la tante Anna qu’il savait si bonne et si sainte. C’était du reste, dès son enfance, un garçon taciturne, réfléchi, facilement irritable, et qui déjà se montrait jaloux à l’excès de l’affection de la petite Maria. Il ne connaissait pas de plus grand bonheur que de se retirer avec elle loin de leurs jeunes compagnons et de voir Moïdi, dans sa coquetterie naïve, se parer pour lui seul. Ils avaient choisi pour retraite une grotte sur un rocher fort élevé, où croissaient en abondance des baies sauvages, et dont les parois étaient tapissées d’une épaisse couche de lierre ; là ils ne recevaient d’autre visite que celle des lézards. En été, ils y passaient la moitié du jour, la petite fille enfilait sans relâche les grains jaunes et polis du maïs, dont elle formait de longues guirlandes ; puis André s’agenouillait devant elle, et enlaçait de gracieux anneaux son cou, son front et ses bras. La solitude éveillait dans leurs jeunes têtes toute sorte d’idées confuses et bizarres. Moïdi trouvait un dangereux plaisir à se sentir admirée. Quant à André, grave et recueilli devant son idole, il aurait probablement mal reçu quiconque se serait présenté dans un tel moment et aurait troublé son hommage. Il en voulait à sa sœur chaque fois qu’elle partait d’un soudain éclat de rire, ou que, soit pétulance, soit ennui, elle brisait les guirlandes, dont les grains s’éparpillaient en rebondissant sur la montagne.

 

Pendant quelques années, la mère les laissa jouir paisiblement de leur retraite et de leurs jeux. Mais quand André eut grandi, et qu’elle vit ses yeux toujours plus perçants et plus interrogateurs paraître lui reprocher sa haine, elle mit tout en œuvre pour l’éloigner de la maison. Elle sut même persuader à son mari de confier au Vicaire de dix heures, pour en faire un ecclésiastique, le garçon inutile, qui ne prenait aucun goût au travail. Comme l’enfant paraissait doué d’une vive intelligence et plein du désir de s’instruire, ce plan fut approuvé, et André se rendit à la ville. Séparé de sa sœur, il devint silencieux et triste ; la petite Maria, au contraire, conserva sa gaieté, et continua de rire comme auparavant.

 

Le vicaire habitait au bout de la Laubengasse. Cette rue doit son nom à deux rangées d’arcades sous lesquelles le soleil ne pénètre jamais ; les maisons basses, aux cours étroites, aux vestibules obscurs, sont pour la plupart fort anciennes et tenues avec une propreté douteuse ; d’une grande profondeur, elles touchent, vers le nord, aux vastes vignobles qui s’étendent au pied de la montagne ; au sud, elles arrivent jusqu’au mur de la ville. De ce côté, l’horizon est moins rétréci, la vue s’étend le long des quais et de la rivière, dans la profonde et large vallée. La modeste habitation du prêtre auxiliaire jouissait de cet avantage. Néanmoins, André, habitué à l’air libre du Küchelberg, se regardait comme prisonnier dans sa nouvelle demeure. Il aurait certes échangé avec joie sa fenêtre éclairée par le soleil pour une étroite et sombre lucarne au nord, d’où il pût apercevoir la montagne et la grotte, théâtre de ses jeux. Il devint plus taciturne encore, malgré la bonté paternelle de son instituteur. L’étude lui était tout à coup devenue pesante, il mangeait peu, ne dormait pas, de sorte qu’après quelques semaines, les fraîches couleurs de son teint avaient disparu. Un jour enfin il dit à son maître que si on le retenait davantage à la ville, il mourrait infailliblement. Il n’avait pas prononcé une seule fois le nom de sa sœur ; mais le compatissant médecin de l’âme devina qu’une nostalgie dévorante l’entraînait vers elle ; consterné de l’état où il voyait le jeune homme, il se chargea de représenter à la mère la nécessité de son retour. La vieille Moïdi s’emporta, cria, ne voulut rien entendre ; le soir pourtant, André frappait à la porte de la chaumière, et après une scène violente qui se termina par une crise nerveuse de la petite Maria, il fut convenu que l’écolier déserteur rentrerait au logis, mais qu’il y remplirait l’office de valet, et coucherait dans le hangar, derrière la maison.

 

Sa sœur parut très heureuse de le revoir, et lui-même, pour demeurer auprès d’elle, ne trouvait durs ni le mépris ni les privations. Il s’acquittait avec zèle de tous les travaux dont le père le chargeait dans les vignes ou dans les champs, et ne paraissait en présence de la mère qu’à l’heure des repas, où ils n’échangeaient ensemble aucune parole. Comme il ne recevait pas de gages, et qu’en fait de vêtements on ne lui donnait que le strict nécessaire, l’entrée du cabaret où se réunissaient les garçons de son âge lui fut interdite, mais il ne semblait pas souffrir de son isolement. Les jours de fête, il demeurait assis auprès de sa sœur pendant des heures entières, et bien qu’ils fussent devenus, lui, un vigoureux jeune homme, elle, une belle jeune fille fort recherchée par les garçons du village, leurs rapports restaient enfantins, et leur conversation n’était toujours qu’un babil folâtre. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour adoucir la rude existence d’André, partageait avec lui les friandises que lui donnait la mère ou qu’elle achetait à la ville, et bien qu’il n’eût pas grand goût pour les sucreries, il recevait ses présents avec une joie visible. Le dimanche matin, quand le jeune homme, fatigué du travail pénible de la semaine, dormait encore dans son appentis sans fenêtre, Moïdi entrait sans bruit et s’asseyait près de son grabat, uniquement composé d’un mauvais drap et d’une vieille couverture ; elle lui tiraillait doucement les cheveux, et lui, encore endormi, cherchait à éviter sa main. Il s’éveillait alors, entendait le rire argentin de sa sœur, et feignait un instant le sommeil pour jouir plus longtemps de ses innocentes taquineries. Elle venait le chercher pour qu’il la conduisît à l’église, où le pauvre André ressentait dans le cœur une morsure aiguë, car il voyait les jeunes gens s’approcher d’elle, et elle ne semblait nullement désireuse de les éloigner. Il y rencontrait souvent aussi sa marraine, la tante Anna, qui l’accueillait d’un regard amical et paisible ; mais Joseph Hirzer marchait auprès d’elle, et sa contenance disait assez qu’il voulait éviter tout commerce avec un garçon dont personne ne connaissait le père. Les enfants du vigneron se bornaient à saluer André, mais la rieuse Moïdi assurait à son frère qu’en dépit de cette froideur apparente, elle avait vu Rosina, la plus jeune fille de Hirzer, le suivre d’un long regard, indice certain de ses sentiments secrets.

 

Chaque fois que la conversation tombait sur ce sujet, ou bien sur le mariage, le jeune homme devenait plus sombre et s’éloignait brusquement. Il regardait avec indifférence toutes les filles du pays, fuyait les propos d’amour, et ne paraissait avoir aucune intention de se créer une famille. Mais il considérait le visage de sa sœur avec une expression de profonde angoisse, lorsque ses sombres pensées embrassaient l’avenir et que l’éventualité d’une séparation se présentait à son esprit.

 

– Tu es une enfant, disait-il alors à Moïdi ; qui pourrait t’épouser ! D’ailleurs, les hommes sont trop mauvais, et l’état d’une femme mariée est bien loin d’être heureux. Tu resteras auprès de moi, je te ferai l’existence douce et tranquille. Que parles-tu d’autres hommes ! Avant que j’en aie trouvé un qui soit digne de toi, la Passer pourra bien remonter à sa source.

 

Ces propos la faisaient sourire, ils obtenaient même son acquiescement, parce qu’ils la flattaient. Aucune inclination sérieuse ne semblait du reste pouvoir prendre racine dans cette tête frivole, et la mère elle-même faisait tout son possible pour éloigner les amoureux. Les choses durèrent pendant des années, sans que l’on pût prévoir aucun changement.

 

Un jour cependant Franz Wolfhart succomba à l’influence de cet astre qui avait déjà précipité dans la tombe plusieurs de ses dignes ancêtres : il mourut du delirium tremens. À dater de ce moment tous les efforts de la veuve tendirent à faire sortir son fils de la maison. Nous épargnerons au lecteur le récit des scènes odieuses qui l’aidèrent à atteindre ce but. Le frère et la sœur durent se séparer, Moïdi ne se sentant pas le courage d’engager André à endurer plus longtemps les brutalités de sa mère.

 

– Va-t’en, lui dit-elle, cela vaut mieux. Je ne cesserai pas pour cela de te voir. Tu sais bien que je fais avec elle ce que je veux. Du reste, si elle me fermait la porte je sauterais par la fenêtre pour courir vers toi.

 

Elle tint parole en effet. Mais c’était bien peu de la voir une fois chaque semaine, pour lui qui était habitué autrefois à demeurer près d’elle, chaque jour, à toute heure. La nostalgie qui l’avait éloigné du Vicaire de dix heures le ressaisit avec une force irrésistible ; il en éprouvait surtout les accès quand, après une journée de fatigues, il s’asseyait sous l’ombrage des châtaigniers. Incapable de se tenir en repos, il s’élançait alors et gravissait d’un pas fiévreux la pente escarpée de la montagne, au-dessus du village de Gratsch, pour apercevoir avant de s’endormir le toit de la chaumière ou quelque chose enfin qui lui rappelât sa sœur. Il lui arriva même plus d’une fois, quand, les jours de fête, elle n’était pas exacte au rendez-vous, d’épier, avec une ardente jalousie, ce qui se passait sur la route conduisant à la maison, afin de découvrir quel motif la retenait au logis. Il restait alors en embuscade ; si par hasard un garçon survenait, il feignait de dormir pour mieux observer. En agissant ainsi il éprouvait cependant un certain embarras, car il sentait vaguement que sa conduite n’était ni digne ni honnête. Pourquoi refusait-il à sa sœur un droit qui appartient à toutes les jeunes filles, celui de se choisir librement un mari ? Il repoussait avec une douloureuse angoisse cette pensée qui revenait toujours plus indomptable.

 

Souvent aussi il se disait qu’en s’éloignant il allégerait ses tortures. Quel obstacle l’arrêtait ? Nulle part la vie ne lui serait plus rude qu’elle ne l’était ici. Qui sait, peut-être parviendrait-il à retrouver son père ? Quitter le pays était en tout cas le parti le plus sage ; mais il fallait avoir la force de s’y résoudre.

 

Telles étaient les réflexions qui agitaient son esprit pendant qu’il était dans la vigne auprès de la dormeuse, et qu’il suivait du regard le jeu de la lumière sur son front. La crise à laquelle avait succédé un repos rafraîchissant, exempt de souvenirs, se manifestait encore par le battement plus précipité des artères, et la vue de ce visage plein de calme et d’innocence augmentait le trouble du jeune homme. Il appelait à son aide toute son énergie pour faire enfin un vœu solennel qui l’arracherait de ces lieux, où l’attachaient les liens les plus chers. Près d’elle il comprenait trop bien la nécessité de s’enfuir ; mais quand il se retrouvait seul, il sentait sa résolution l’abandonner.

 

Il n’effleura pas de ses lèvres le visage de Moïdi, depuis son enfance il ne s’était pas permis de déposer un baiser sur sa joue rose et fraîche ; mais la timidité avec laquelle il la contemplait était mêlée d’une douleur sourde et passionnée, et ce souffle léger qui arrivait jusqu’à lui, faisait refluer tout son sang vers le cœur.

 

En ce moment, la dormeuse s’éveilla, se mit sur son séant au milieu du gazon et promena autour d’elle de grands yeux étonnés. En apercevant son frère, elle sourit doucement.

 

– Combien de temps ai-je dormi ? demanda-t-elle. Comment se fait-il que je sois ici ?

 

– Il faisait chaud, répondit le jeune homme. Maintenant retourne à la maison, Moïdi, il faut que j’aille là-haut voir si tout est en ordre.

 

Elle se leva et lui tendit la main.

 

– Bonne nuit, André, répliqua-t-elle ensuite avec précipitation, car elle commençait à se souvenir vaguement de ce qui s’était passé. C’est après-demain dimanche. Tu viendras à l’église, n’est-ce pas ?

 

– Non, Moïdi, tu sais que je ne dois pas quitter mon poste, tant que je remplirai les fonctions de saltner.

 

– C’est vrai, dit-elle d’un air pensif. À bientôt, bonne nuit. Une lutte intérieure s’éleva en lui, il se demanda s’il ne fallait pas la prier de ne plus revenir ; mais avant qu’il eût pu prononcer une parole, elle était déjà loin. Il la suivit des yeux, tandis qu’elle gravissait d’un pas rapide le petit escalier. Elle se retourna pour lui faire signe avec la main ; il ne répondit pas à ce salut amical ; la barrière contre laquelle il s’appuyait tremblait, et un gémissement depuis longtemps contenu s’échappa de sa poitrine.

 

Tout à coup il entendit un pas rapide s’approcher de lui ; en se retournant il aperçut un de ses camarades, vigoureux garçon à longue barbe, coiffé comme lui d’un chapeau d’uniforme, et tenant à la main, au lieu de pique, un gros épieu dont il brandissait, avec des gestes plaisants, la lourde extrémité.

 

– Eh bien ! André, dit-il, quand il fut assez près, comment nous arrangerons-nous pour cette nuit ? veux-tu que je veille avec toi ? Tu t’es pris de querelle avec cet Italien, je l’ai bien vu. Il ne te tient pas quitte, sois en sûr, et il reviendra avec du renfort. Regarde, j’ai apporté de quoi servir à ce chien un plat qui ne sera pas de son goût ! Et il tira de l’une des poches de sa veste de cuir, un petit pistolet dont il fit jouer la gâchette.

 

– Merci, Kobel, répondit le jeune homme, l’Italien est poltron comme le péché. Il ne viendra certainement pas seul, et s’il y en a une bande, à deux nous serions encore trop faibles pour lutter. Dans ce cas, je donnerai le signal, et tu peux dire aux autres de se tenir prêts. Quant à ceci (et il montrait le pistolet), nous n’en avons pas besoin ; on ne peut pas viser dans l’obscurité, et tu brûlerais ta poudre inutilement. Si nous en attrapons un, des coups bien assenés sur sa casaque vaudront mieux qu’un trou à la peau, qui pourrait plus tard lui servir de témoignage contre nous.

 

– Comme tu voudras, répondit son compagnon. Mais j’aimerais à les voir venir, car j’ai un compte à régler avec eux.

 

André garda le silence, et le saltner à la longue barbe s’éloigna en lui faisant un signe de tête amical. Chacun connaissait depuis longtemps son caractère taciturne, et on avait pris l’habitude de ne pas s’imposer à lui.

 

Le soleil était alors descendu derrière les montagnes, mais plusieurs heures devaient encore s’écouler avant que la nuit enveloppât la campagne. Car, à droite, on voyait la clarté du jour rayonner depuis le sommet du Wintschgau jusqu’à Ifinger, et des vapeurs bleuâtres, traversées par les reflets du soleil, se balançaient au-dessus de la rivière. Les bergers rassemblaient leurs troupeaux dans les prairies, et toutes les routes conduisant aux villages s’animaient de la présence des belles vaches couleur fauve, qui, depuis le matin, avaient pâturé le long des ruisseaux. Mais, au sud, le Trientiner et le Mendelspetz se voilaient sous les vapeurs humides que le sirocco poussait dans les vallées.

 

La lune ne montra que fort tard dans la soirée une portion de son disque ; elle jetait une lueur vague dans la vallée silencieuse et ne tarda pas à disparaître derrière les nuages épais qui s’avançaient lentement vers les hauteurs. Les derniers bruits de la ville où le travail cessait de bonne heure, les derniers sons des cloches s’éteignaient doucement ; bientôt on ne distingua plus que le bruissement rapide des eaux qui descendaient de la montagne, et le vent du sud dont on entendait le mugissement lointain, tandis qu’il chassait la poussière sur la route en légers tourbillons et balayait les feuilles séchées par l’automne. Vers onze heures, le silence devint plus profond encore, et la nuit noire, lourde, sans étoiles, sans le moindre souffle d’air, étendit ses vapeurs humides et chaudes sur la terre, distribuant à des milliers d’yeux la bienfaisante rosée du sommeil.

 

Les saltners ne dormaient pas et pour cause. Souvent déjà, pendant les nuits sombres, d’audacieux voleurs avaient fait irruption dans les vignes et commis des ravages considérables. André, assis dans sa hutte de paille, fumait une petite pipe et portait souvent à ses lèvres la cruche de vin que son maître avait fait remplir pour la nuit. La pluie filtrait lentement à travers la toiture, mais il la sentait à peine ; malgré sa rêverie pourtant, il prêtait l’oreille aux bruits de la ville, et quand onze heures sonnèrent, il se leva et se glissa en silence jusqu’à un endroit tout proche de la route, où le feuillage épais de quelques plantes potagères qui grimpaient sur un petit mur en saillie, formait un excellent poste d’observation. Il s’y blottit contre une pierre, sa hallebarde à sa portée, et alluma une nouvelle pipe. Son agitation fébrile s’était calmée ; il se réjouissait que le moment d’agir fût venu, car il espérait oublier dans le péril les pensées qui l’obsédaient, et il était bien sûr que le soldat italien profiterait de la nuit pour chercher à se venger.

 

Toutefois, l’ennemi ne se pressa pas, peut-être voulait-il endormir la vigilance des gardes. L’horloge avait sonné minuit, et tout restait calme aux alentours. Le saltner qui veillait dans la propriété voisine s’arrêta auprès d’André en faisant sa ronde.

 

– Ils ne viendront pas aujourd’hui, dit-il, et tu n’as pas besoin de moi pour fumer ta pipe ; adieu, je remonte dans ma hutte.

 

– Bonne nuit ! murmura André.

 

Il était bien aise que son compagnon allât dormir et le laissât seul régler son compte avec l’Italien.

 

Une demi-heure s’écoula encore. Tout à coup le garde prêta une oreille attentive. Un rugissement terrible venait de se faire entendre dans une métairie qui s’élevait à peu de distance des vignes ; presque aussitôt, une masse sombre, dont la forme n’avait rien d’humain, s’élança au milieu des barrières, qui craquèrent sous son poids. André se leva, son cœur battait avec violence, il se signa presque involontairement, et, retenant sa respiration, il porta ses regards autour de lui. Un mur et un escalier le séparaient de la pièce de vigne inférieure ; c’était de là que partaient maintenant les grondements furieux, semblables à ceux d’une bête féroce enchaînée ; les pierres se détachaient de leurs joints, les marches s’écroulaient sous les efforts du monstre mystérieux qui, se précipitant par cette brèche, vint tomber au milieu des pampres avec un tel fracas que le mur sur lequel André s’appuyait fut ébranlé comme par un tremblement de terre.

 

Tout retomba dans le silence ; seulement, par intervalles, un faible gémissement partait de l’endroit où l’animal venait de disparaître. Un sombre soupçon fit étinceler les yeux du garde ; il poussa deux sifflements aigus, puis il s’élança résolument du mur sur la route.

 

Comme André l’avait pensé, c’était une vache de la ferme voisine qui venait de causer tout ce tapage. La pauvre bête gisait sur le bord du chemin, à demi écrasée par les pierres ; elle avait enfoncé ses cornes dans le sol, mais elle paraissait délivrée de la torture qui tout à l’heure la rendait furieuse ; ses mugissements plaintifs semblaient appeler du secours et ses grands yeux se fixèrent, doux et patients, sur André quand il s’approcha.

 

Trois ou quatre jeunes gars arrivaient de différents points ; ils échangèrent à demi-voix quelques paroles, puis ils s’occupèrent de remettre l’animal sur ses pieds. André, silencieux, examinait attentivement la terre aux alentours. Tout à coup, il rencontra sous sa hallebarde un objet qui fumait encore.

 

– C’est cela, dit-il, je m’en doutais. Voilà bien un de leurs tours, regardez plutôt.

 

Et il montrait à ses camarades un paquet d’allumettes que l’humidité n’avait pu éteindre.

 

– Les misérables ! continua-t-il avec indignation ; ils ont mis cela dans l’oreille de cette pauvre vache ; si elle n’était pas tombée en voulant s’enfuir, elle se serait brûlée jusqu’à la cervelle et nous n’aurions plus maintenant qu’à la jeter à la voirie. Elle l’a échappé belle, le fermier peut se vanter d’avoir du bonheur. Mais, par la sainte croix ! si je tenais le lâche coquin qui a fait le coup…

 

Kobel arma son pistolet.

 

– Veux-tu venir avec moi, André ? dit-il.

 

– Non, j’irai seul, répondit le jeune homme d’un air sombre. Tâche seulement de remettre la bête sur ses pieds et de la ramener à l’étable.

 

Quittant alors ses compagnons, il se mit à courir rapidement et sans bruit à travers les grands saules. L’ardeur de la lutte et de la vengeance brûlait ses veines, il ne sentait pas la pluie qui tombait à grosses gouttes, il n’entendait pas les rafales du vent. Comme il approchait des portes de la ville, il crut distinguer sous les arbres un bruit de pas, et il aperçut à une assez grande distance deux ombres qui marchaient avec précaution et paraissaient vouloir se cacher. André eut peine à étouffer un cri de joie ; ses yeux perçants avaient reconnu la tunique blanche, odieux uniforme de ses ennemis. Une centaine de pas tout au plus séparaient les soldats du rempart, mais ils avançaient lentement ; l’un d’eux (le garde était assez près maintenant pour les observer) s’appuyait en boitant sur le bras de son camarade ; la vache sans doute s’était défendue avec ses cornes. Tout en marchant, ils parlaient et riaient de leur prouesse ; la voix du blessé, arrivant aux oreilles d’André, le fit tressaillir, car depuis le matin elle lui était trop connue. Mais l’accès de gaieté du misérable fit subitement place à un cri de terreur ; frappé d’un coup de hallebarde, il tomba sur ses genoux en demandant grâce. Un nouveau coup l’étendit sans voix sur le sol. Son compagnon, qui voulait le secourir, se sentit étreint par deux poignets d’acier. Une lutte sauvage s’engagea au milieu des ténèbres ; les deux adversaires ne prononçaient pas une parole, leurs dents grinçaient, leurs yeux jetaient des flammes. Ils étaient arrivés sur le bord d’un fossé ; le soldat s’aperçut de cette circonstance, il poussa brusquement son ennemi, en sorte que le pied lui glissa sur le sol détrempé par la pluie, et il tomba sur le dos. Avant qu’il se fût relevé, l’habit blanc avait pris la fuite, laissant le garde seul auprès des restes inanimés de son camarade.

 

– C’est bien fini ! dit André à haute voix après avoir secoué l’étranger pour s’assurer qu’il ne donnait plus aucun signe de vie. La masse inerte lui glissa des bras et le bruit de ses propres paroles le glaça de terreur.

 

Tout son passé se dressait devant lui comme pour l’accuser ; ce que sa conscience lui reprochait amèrement, ce n’était pas le meurtre qu’il venait de commettre ; les brigands coupables de tels méfaits méritaient bien, pensait-il, un juste châtiment. Mais s’il avait vu l’autre soldat, le fugitif qui lui était complètement inconnu, étendu dans une mare de sang, le jeune homme n’aurait pu se défendre d’un mouvement de compassion, tandis qu’un sentiment de haine l’avait poussé à frapper celui qui gisait maintenant devant lui. Et pourquoi le haïssait-il ? Parce qu’il avait attiré l’attention de Moïdi, de sa sœur. Pour la première fois, une lumière impitoyable l’éclairait sur les motifs de sa conduite. C’était avec des pensées de sang et de vengeance qu’il avait tenu ses yeux fixés sur la route pendant la journée entière et une partie de la nuit. Que lui importait le dommage causé aux ceps de vigne et à l’innocent animal ? Il avait à punir un tout autre attentat. L’audacieux étranger avait voulu plaire à la jeune fille ; Moïdi s’était amusée de ses propos, elle l’avait défendu contre l’emportement de son frère. Voilà le crime qu’il avait dû expier, voilà pourquoi il était maintenant étendu sans vie, et celui qui l’avait frappé n’était pas un défenseur de la loi, mais un meurtrier, condamné par sa propre conscience.

 

Kobel arrivait en ce moment ; le bruit de ses pas effraya le malheureux André qui, sans répondre à toutes ses questions, lui fit comprendre d’un geste qu’il fallait soulever le mort et le porter au cloître des capucins, bâti tout auprès des portes de la ville. Quand ils eurent déposé leur triste fardeau sur le seuil du couvent :

 

– Tire la cloche, Kobel, et attends qu’ils ouvrent, dit le jeune homme d’une voix sourde. Tu peux leur apprendre que c’est moi qui ai tué cet homme. Que le Seigneur te protège ! Adieu ! tu ne me reverras jamais.

 

Là-dessus, il s’éloigna brusquement, et disparut au milieu de l’obscurité.

 

Il avait hâte d’accomplir son projet, et cependant, dès qu’il fut assez loin pour n’être pas aperçu de son compagnon, il ralentit le pas sous le poids des pensées fiévreuses qui tourbillonnaient dans son cerveau. Il était alors dans la Langen Lauben, sombre rue dont les arcades le mettaient à l’abri de la pluie ; il s’assit sur un banc de pierre et appuya sa tête appesantie contre un pilier. À cette même place se tenait pendant le jour une bonne vieille qui vendait des châtaignes rôties ; les cosses dont la terre était encore couverte craquaient sous les épais souliers garnis de clous que portait André. Combien de fois était-il venu ici apaiser sa faim, alors qu’un sentiment de fierté blessée l’empêchait de demander de la nourriture à sa mère ! Et là, quelques maisons plus loin, se trouvait la boutique du confiseur chez lequel Moïdi avait l’habitude de porter ses petites économies. Il lui semblait voir encore le gros biscuit en forme de cœur, première friandise qu’elle se fût achetée. Elle avait voulu le partager avec lui, et comme il refusait, elle avait jeté le gâteau dans la Passer ; la pauvre enfant en aurait pourtant mangé volontiers, elle pleurait en faisant ce sacrifice. Le souvenir de ces larmes enfantines éveilla dans l’âme d’André un sentiment de joie et de triomphe, il était fier de la puissance qu’il avait eue sur cet esprit mutin ; puis il s’effraya de cette pensée, et il se leva, en proie à une vive agitation. Il s’avança en tâtonnant au milieu de la rue silencieuse, jusqu’à ce qu’il reconnût la maison du Vicaire de dix heures ; la porte se trouvait ouverte, mais le vestibule était si obscur, l’escalier si roide et si délabré, qu’à moins de connaître parfaitement les lieux, tout visiteur courait le risque de se rompre le cou. André monta lentement ; le bruit de ses pas effrayait les souris qui se sauvaient en poussant de petits cris aigus, comme pour se plaindre d’être dérangées à pareille heure. Le jeune homme, arrivé à la mansarde où logeait l’ecclésiastique, s’arrêta un moment, et prêta l’oreille, mais n’entendant aucun bruit, il prit le parti d’entrer.

 

La chambre était vide ; le vicaire ne se trouvait pas non plus dans la pièce voisine, celle qu’André avait habitée en qualité d’élève. Le malheureux se crut abandonné de Dieu et des hommes ; il se laissa tomber sur le lit, qui n’avait pas été défait, et repassant dans sa mémoire sa triste jeunesse, il se livra aux plus sombres réflexions.

 

Une belle chatte, unique gouvernante du prêtre, reconnut le jeune homme, et se glissa doucement auprès de lui, en faisant entendre un ronron joyeux. Elle finit par sauter sur ses genoux, et frotta son dos moelleux contre la poitrine d’André. Celui-ci répondit aux caresses de sa vieille amie en cachant son visage dans la fourrure soyeuse de l’animal, puis il se mit à verser d’abondantes larmes, et après s’être ainsi soulagé le cœur, il se leva et descendit l’escalier. Une heure sonnait à la vieille église, il ne pouvait plus hésiter, s’il voulait accomplir sa résolution.

 

Il suivit le chemin que le Vicaire de dix heures avait pris dans la matinée pour se rendre chez Hirzer. L’ecclésiastique était toujours très bien reçu au château de Goyen ; peut-être avait-il été retenu, soit par une conversation édifiante avec la tante Anna, soit par les instances du vigneron pour lui faire goûter de nouvelles pièces de vin. Le fugitif traversa la Laubengasse, sortit de la ville et se mit à gravir le sentier rocailleux qui domine la sauvage Passer. La pluie tombait plus doucement, l’air était moins lourd ; un vent assez vif, qui soufflait du nord, avait déjà chassé une partie des nuages, en sorte que les pâles rayons de la lune se reflétaient sur les vagues écumantes de la ravine rocheuse. Sur la gauche de la montagne, à un quart de lieue tout au plus, il aurait pu jeter un dernier regard sur la fenêtre auprès de laquelle sa sœur dormait. Non loin de là se trouvait un parapet de pierre… Une prière fervente, un saut rapide… Et tout serait dit, il serait délivré de ses douleurs terrestres. André détourna la tête, essuya la sueur qui couvrait son visage et se mit à marcher d’un pas rapide comme pour fuir ces deux tentations.

 

Plusieurs gardes-vignes l’aperçurent et l’appelèrent ; il échangea un salut avec eux, mais ne s’arrêta pas à leur parler ; ses yeux se fixaient avec une impatience de plus en plus vive sur la hauteur que dominait le vieux manoir, massif irrégulier de pierres noircies autour duquel bruissaient les hautes cimes des châtaigniers. André n’avait pas mis les pieds sur ce chemin depuis l’âge de dix-sept ans, un jour que, poussé par le désir de revoir sa marraine, la douce et pâle tante Anna, il était venu visiter les enfants de Joseph Hirzer. Mais le vigneron, qui était dans sa cour, l’avait accueilli avec de dures paroles, et lui avait défendu de jamais se montrer au château. Le jeune homme était parti, la rage au cœur, en se promettant de ne plus franchir le seuil de cette maison ; aujourd’hui pourtant, le besoin qu’il éprouvait d’aide et de conseil lui faisait oublier son ancienne querelle.

 

Quand il fut arrivé, après de pénibles détours, au sommet de la montagne, il s’arrêta indécis, songeant avec tristesse combien la demeure du vieux paysan lui était peu familière. Il apercevait bien le petit escalier de bois, construit à l’extérieur, qui venait s’attacher au mur en ruines, et donnait accès dans les chambres encore habitables. Mais il courait le risque d’éveiller ceux qui lui étaient hostiles ; que répondre à leurs questions ? comment expliquer sa visite nocturne ? Sa tête était si fatiguée, ses idées si confuses, qu’il ne savait quel parti prendre. En cet instant, les aboiements d’un chien, dont la niche donnait sur l’escalier, firent cesser son irrésolution.

 

En effet, à peine le vieux gardien, qui, grâce aux années, était devenu trop paresseux pour quitter sa place, avait-il fait entendre comme à regret des hurlements de mauvaise humeur, qu’une petite porte s’ouvrit, et une femme parut en haut de l’escalier. André l’entendit gronder le chien, qui empêchait la tante Anna de dormir.

 

– Rosine ! s’écria-t-il.

 

La jeune fille effrayée referma la porte. Puis elle écouta un moment, et le chien demeura silencieux. Quand, pour la seconde fois, son nom fut prononcé, elle s’avança et regarda par-dessus la balustrade de l’escalier.

 

– Qui est là ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. André, est-ce toi ?

 

– C’est moi, répondit le jeune homme. Le Vicaire de dix heures est-il ici ?

 

Elle ne parut pas entendre cette question. Elle était rentrée dans la maison, laissant le fugitif en proie à une vive anxiété. Elle ressortit bientôt, couverte d’un châle, et descendit les marches d’un pas agile :

 

– André ! Est-il possible ! murmura-t-elle, en se dirigeant précipitamment vers lui. Que viens-tu faire à cette heure ? s’est-il passé quelque chose avec Maria, ou bien…

 

– Je cherche le Vicaire de dix heures, interrompit le garde-vignes. Est-il ici, ou, s’il n’y est pas, sais-tu où je puis le trouver ?

 

– Il est ici, répondit vivement la jeune fille. Je vais te mener auprès de lui. Mon père dort en ce moment, et d’ailleurs personne, excepté la tante Anna, ne doit savoir que tu es venu.

 

– Non, pas même elle, dit résolument le jeune homme. Je n’ai pas un instant à perdre. Donne-moi la main pour me guider ; je monte et redescends aussitôt.

 

Ils gravirent l’escalier ; le chien poussa quelques grognements, mais il les laissa passer sans autre résistance.

 

– Je rêvais de toi, juste au moment où tu es arrivé, dit Rosine tandis qu’elle allumait une petite lampe, et mon rêve était effrayant. Je te voyais étendu mort sur le quai ; on t’avait retiré de la Passer, et l’on voulait te rappeler à la vie, mais je répétais toujours : « Laissez-le, vos soins ne servent à rien. » Je me sentais glacée dans tous mes membres, ma voix me faisait peur, pourtant je continuais à dire : « Laissez-le, vos soins ne servent à rien, il est mort ! » Là-dessus le chien s’est mis à aboyer, et tu es vivant, tu es auprès de moi, André. Dieu soit béni !

 

– Les rêves sont vrais quelquefois, murmura le garde entre ses dents. Mais il ne voulut pas effrayer la jeune fille, et il ajouta : Oui, Rosine, je suis en vie, mais il faut que je quitte Méran, que je m’en aille bien loin, tu sauras assez tôt pourquoi. Je partirai cette nuit même, dès que j’aurai parlé au Révérend.

 

Le visage pâle et délicat de la jeune fille se colora d’une vive rougeur ; ses beaux yeux bruns exprimèrent l’étonnement et le trouble.

 

– Partir, André ! s’écria-t-elle. Est-ce possible ? Voudrais-tu abandonner Moïdi, nous quitter tous ? Et quand reviendras-tu ? Qu’est-il donc arrivé ? Ta mère aurait-elle encore…

 

– Ne parle pas de la mère, dit-il d’une voix brève. Ne m’en demande pas davantage, plus tard tu sauras tout. Et maintenant, montre-moi la chambre de mon révérend maître, car le temps presse.

 

Rosine, silencieuse et découragée, prit la petite lampe et marcha devant lui ; ils traversèrent le vestibule dont les murs, blanchis à la chaux, faisaient ressortir deux figures de saints, brunies par le temps, et que la brosse du badigeonneur avait épargnées ; un étroit escalier de pierre conduisait à l’étage supérieur, partout on respirait le parfum pénétrant de belles pommes mûres, qui étaient rangées dans un coin ; le balancier d’une vieille horloge faisait entendre son battement sonore, et les souris, effrayées par le bruit des pas, s’enfuyaient pêle-mêle dans leurs trous.

 

– C’est ici, dit la jeune fille, en s’arrêtant devant une haute porte délabrée.

 

Elle remit la lampe entre les mains du garde, et resta dans le corridor jusqu’à ce qu’il fût entré. Un moment, elle éprouva la tentation d’appliquer son oreille au trou de la serrure, mais elle fit un effort sur elle-même, et, secouant la tête, elle redescendit rapidement dans la cuisine pour y attendre le retour d’André.

 

Celui-ci demeura quelques instants immobile dans l’immense pièce lambrissée de bois sombre, où un lit avait été préparé pour le bon vicaire. André ne pouvait se résoudre à éveiller le paisible dormeur. Pour la première fois, il eut le vague pressentiment que son pasteur et maître n’aurait pas le pouvoir d’apaiser la tempête qui se déchaînait dans son âme. Un désir anxieux de trouver quelque secours pour calmer les reproches de sa conscience, l’avait poussé ici ; mais la paix empreinte sur ce visage légèrement coloré, au souffle si doux et si calme, n’était pas faite pour lui. Pourquoi dévoilerait-il la cause de son angoisse, puisque personne ne pouvait le secourir ?

 

Il se retirait à pas silencieux, quand le vicaire, troublé par la lumière de la petite lampe, fit un léger mouvement et sans ouvrir les yeux, dit :

 

– Le vin de cette année est bon ; mais celui de la récolte précédente était meilleur. Fais-y bien attention, André, le Farnatsch rouge…

 

– Mon vénéré maître, dit le jeune homme à voix haute, je suis ici et je vous prie de me pardonner si je trouble votre repos. Cependant je ne voudrais pas partir sans prendre congé de vous.

 

Le dormeur effrayé promena sur le visiteur inattendu ses yeux tout grands ouverts.

 

– Bonté divine ! s’écria-t-il, qu’est-il donc arrivé ? Est-ce bien toi, André, ici, dans le château de Goyen, au milieu de la nuit et avec un visage plus mort que vif ?

 

– J’ai quelque chose sur la conscience, mon Révérend, répliqua le jeune homme. Je dois fuir comme Caïn, j’ai tué un homme, et il n’est plus pour moi de repos sur la terre.

 

– André ! s’écria le vicaire effrayé. Tu as…

 

La parole expira sur ses lèvres ; le visage presque hagard, il se mit sur son séant, et croisa machinalement les mains sur la couverture à carreaux rouges. Le saltner lui apprit en peu de mots ce qui s’était passé : quant à sa sœur, il n’en dit pas un mot.

 

Il ajouta en finissant qu’il voulait avant tout chercher asile dans un cloître, et qu’il priait son cher maître de lui donner une recommandation afin qu’on ne le repoussât pas, s’il se présentait sans être muni de tous les papiers nécessaires. Il se tut alors et attendit avec impatience la réponse de son confesseur.

 

Mais celui-ci, absorbé par ses réflexions, regardait fixement devant lui.

 

– Cela ne vaut rien, mon fils, dit-il enfin d’un air soucieux. Les tribunaux obtiendront ton extradition, et comme tu n’as encore reçu aucune consécration, tu seras ramené devant eux. Et d’ailleurs, que peut-il t’arriver de si fâcheux ? Tu n’as pas été l’agresseur, tu as frappé dans les ténèbres, et la pauvre âme de ce misérable soldat ne peut t’accuser devant le trône de Dieu. Ainsi je pense que tu dois te rendre tranquillement auprès du magistrat, lui faire ta déclaration et attendre. Songes-y, si tu t’exilais, que deviendrait ta sœur ? Elle n’aura d’autre protecteur que toi quand la mère aura fermé les yeux.

 

Le rouge monta au visage du jeune homme, et il détourna la tête pour cacher son trouble.

 

– Rien ne changera ma résolution, dit-il d’une voix sourde. Je ne resterai pas ici pour y être l’objet de tous les commentaires, pour me voir condamner et pour exciter une pitié humiliante. Plutôt aller en enfer ! Que Dieu me pardonne mes péchés ! Si Votre Révérence refuse de me secourir, je n’en poursuivrai pas moins mon chemin ; car il y a, reprit-il plus lentement, une chose que je ne puis vous dire, et c’est pour cela que je pars. Il me semble que j’étoufferais ici, si je ne cherchais pas au milieu de ces montagnes un lieu où je puisse respirer plus librement. Quand bien même tout se terminerait sans encombre avec la justice, je ne resterais pas dans le pays, j’irais au couvent. C’est le seul parti qu’il me reste à prendre, puisque Dieu nous défend de sortir autrement de ce monde, ce que je ferais pourtant avec joie. Mais n’importe où je serai, je serai mort aux yeux de tous, je veux oublier moi-même qu’il existe encore des hommes sur la terre. De cette façon, je pourrai peut-être supporter l’existence ; sans cela, je n’y parviendrais pas, aussi vrai que je suis devant vous.

 

Le prêtre fronça ses noirs sourcils et hocha la tête en le regardant avec attention.

 

– Qu’est-ce que ces secrets et ces mystères ? dit-il sévèrement ; ne les avoueras-tu pas à ton confesseur ?

 

– À lui, soit, répliqua le jeune homme intimidé et rougissant sous l’œil du vicaire, mais seulement quand je serai dans le cloître. Voilà pourquoi, mon Révérend, je vous supplie de m’aider à retrouver un peu de calme et de ne pas me laisser partir sans recommandation.

 

– Prends courage, mon pauvre enfant, dit le prêtre avec compassion. Tu as déjà bien commencé tes études ecclésiastiques, et quant au latin, il t’en est, je pense, resté quelque chose dans la tête. Je puis te recommander au Père Bénédictus. Et il lui nomma un couvent de capucins, situé au sommet du Wintschgau, qui, à cause de l’air âpre qu’on y respirait, recevait peu de visiteurs. Salue-le de ma part ; dans la matinée, j’enverrai une lettre qui lui apprendra quelle est ta situation. En attendant, je te remets à la sainte protection de Notre-Seigneur Jésus et de sa Mère pleine de grâces. Si ton cœur éprouve le besoin de se décharger de sa peine secrète, tu sais que tu peux m’écrire et qu’en tout temps tu trouveras en moi un ami. Que Dieu soit avec toi, mon enfant.

 

Visiblement ému, il tendit une main que, pour toute réponse, le jeune homme pressa respectueusement sur ses lèvres. Puis il se retira, l’âme moins oppressée, et ferma derrière lui la porte massive.

 

Mais si légèrement qu’il eût traversé le corridor voûté, car il appréhendait de rencontrer le vieux vigneron, son pas fit battre deux cœurs. Une petite main pâle et délicate ouvrit une chambre située à côté de la cuisine, et un visage vieilli par le chagrin plutôt que par les années se tourna vers l’étroit escalier de pierre. C’était la tante Anna qui avait entendu Rosine aller et venir autour du foyer, et l’avait appelée auprès d’elle.

 

– Il ne veut voir personne que le Révérend, avait dit la jeune fille.

 

– Il faudra qu’il me voie aussi, avait répondu Anna d’une voix douce et ferme.

 

Aidée de sa nièce, elle s’était habillée à la hâte, et sans ajouter une parole, elle avait attendu sur son fauteuil que le fugitif redescendît. Les pâles rayons de la lune, qui pénétraient à travers les vitres, éclairaient seuls la pièce où se trouvaient les deux femmes. Le Christ d’ivoire placé au-dessus du lit, le prie-Dieu, les meubles rangés symétriquement le long des murs, tout dans cette chambre respirait un calme mélancolique, comme si la pauvre fille qui l’habitait voulait éloigner d’elle le bruit et l’agitation du monde, puisqu’elle n’en connaissait plus les espérances. Cette retraite avait vu couler plus d’une larme et entendu s’exhaler plus d’une ardente prière. Rosine pouvait encore en ce moment même voir les lèvres de sa tante s’agiter en silence, et elle n’osait la troubler.

 

Bientôt un pas retentit à l’étage supérieur ; la pieuse fille se leva et s’avança vers la porte : « André ! » appela-t-elle à demi-voix.

 

Le jeune homme s’arrêta irrésolu ; il aurait voulu continuer sa marche, mais il n’eut pas la force de passer outre, d’autant plus qu’il pensait ne jamais revoir en ce monde les yeux calmes et pleins de bonté de la tante Anna.

 

– On vous a réveillée, marraine, dit-il enfin. J’avais cependant prié Rosine…

 

– Je me suis réveillée de moi-même, répondit-elle. Mais viens ici, André, continua-t-elle en l’entraînant dans la chambre, et maintenant apprends-moi ce qui t’est arrivé et ce que tu projettes, pour être venu ici à cette heure. N’es-tu plus saltner ? Comment se fait-il que tu aies quitté ton poste ?

 

Elle avait pris sa main et prononcé ces paroles à la hâte, comme pour étouffer une angoisse intérieure. Le jeune homme regardait à terre d’un air troublé, et s’interrogeait sur le degré de confiance qu’il pouvait avoir dans la tante Anna. Depuis des années, il n’avait pas échangé un mot avec sa marraine ; mais il avait beaucoup pensé à elle, et il avait vivement souhaité de la rencontrer une fois seule pour lui dire combien il lui était attaché du fond du cœur, et combien il lui était pénible de se voir contraint à l’éviter. Il sentait que si jamais il pouvait avouer à quelqu’un sa souffrance secrète, ce ne serait à personne d’autre qu’elle. Malheureusement Rosine se trouvait là, près de la fenêtre, le temps pressait, et d’ailleurs quelle aide pouvait-il recevoir ? Cette sainte elle-même ne saurait lui rendre la paix.

 

– Marraine, dit-il, le révérend Père vous dira demain ce qui me force à m’éloigner du pays. J’ai été malheureux dès ma naissance ; sans père ni mère, je n’ai jamais connu le bonheur et l’espoir. Mieux vaut que je meure au monde avant de perdre courage tout à fait ; voilà pourquoi je veux aller dans un couvent. Il m’est doux de vous avoir vue avant de partir, car de tout temps j’ai eu pour vous un grand amour et un grand respect. Le ciel sait que j’aurais été meilleur si j’avais pu vous voir et vous parler plus souvent ; près de vous seule, mon âme a trouvé du calme et de la paix. Je vous remercie, marraine, de m’avoir tenu sur les fonts de baptême alors que j’étais un enfant abandonné, et je vous supplie de vouloir prier pour moi, afin que le Seigneur me prenne en pitié, car véritablement j’en ai besoin.

 

En achevant ces paroles, il lui serra les mains et voulut s’enfuir, mais la tante le retint en lui disant :

 

– Au couvent ! Et je ne te reverrai jamais ! Je veux tout savoir, André. Laisse-nous, Rosine, va lui tirer un verre de vin ; il est pâle et froid comme la mort. Sainte Mère de Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

 

– Ne renvoyez pas Rosine, marraine, répliqua-t-il avec anxiété, car il sentait que s’il restait seul avec Anna, ses lèvres ne pourraient retenir son secret, tant avaient sur lui de puissance cette douce voix et ces grands yeux compatissants. Ne m’en voulez pas, continua-t-il, vous ne pourriez rien changer à ma résolution, et si je pensais que vous souffrez de ma misère, je serais encore plus malheureux. Mais si vous voulez me donner une preuve de tendresse, posez votre main sur ma tête et bénissez-moi, parce que notre séparation doit être éternelle.

 

Il se mit à genoux, et elle fit ce qu’il demandait. Quand elle le releva, il avait le visage inondé de larmes ; elle l’attira dans ses bras, et l’embrassa longuement et passionnément sur la bouche et sur les yeux, de sorte qu’il éclata en sanglots. Ils restèrent ainsi quelques instants, subjugués par l’émotion et la douleur.

 

– Marraine, reprit-il enfin, je n’oublierai jamais combien vous avez été bonne pour moi ; ne m’oubliez pas non plus, c’est tout ce que je demande. Le coq va bientôt chanter, je ne puis m’arrêter davantage.

 

– André… mon pauvre enfant ! s’écria la tante Anna.

 

Et elle retomba sans force sur le siège en le voyant s’avancer sur le seuil. Tout à coup elle se leva, une pensée soudaine traversait son esprit. Elle appela le jeune homme, mais son regard tomba sur l’image du Christ, et elle s’arrêta, comme si cette vue lui rappelait un danger imminent. Secouant tristement la tête, elle s’avança d’un pas défaillant vers la fenêtre, pour chercher à suivre André du regard au milieu des ténèbres. « Au couvent ! murmurait-elle. Dieu miséricordieux, que ta volonté soit faite ! »

 

Rosine, qui s’était retirée sans bruit de la chambre, attendait en dehors, sous la porte de la maison.

 

– André, dit-elle, quand le jeune homme s’approcha, tu es tête nue et tu as encore ta casaque de garde. J’ai été te chercher des habits de mon frère, et un vieux chapeau qui vient aussi de lui. Il est à Innsbrück et n’en aura plus besoin.

 

Le fugitif prit à la hâte la Loddenjoppe et la mit à la place de sa tunique de cuir.

 

– Je te remercie, Rosel, tu es bonne, tu ressembles à ta tante. Pense à moi quand je serai parti.

 

La jeune fille se tut ; elle n’aurait pu parler sans laisser jaillir ses larmes.

 

– Moïdi sait-elle ce que tu vas faire ? demanda-t-elle enfin.

 

– Non, tu le lui apprendras, Rosel. Salue-la encore une dernière fois et… adieu pour toujours, Rosel.

 

Pressant à la hâte les mains tremblantes de la jeune fille, il traversa la cour et disparut dans la nuit silencieuse qui s’étendait maintenant, claire et froide, sur les montagnes et les vallées.

 

Le lendemain, dès le point du jour, le Vicaire de dix heures descendait à la hâte du château de Goyen ; il était accompagné de Rosine qui devait rapporter à la tante Anna des détails plus circonstanciés sur l’aventure sanglante de la nuit et transmettre à Moïdi le dernier adieu du fugitif. Une grande agitation régnait à Méran quand ils y arrivèrent ; les paysans, réunis dans la rue, échangeaient des paroles hostiles avec les soldats ; le nom d’André était sur toutes les lèvres, et dès qu’un uniforme se montrait, les regards devenaient plus sombres, et les poings se levaient en signe de menace.

 

L’homme de paix poursuivait sa route avec une inquiétude croissante ; son visage s’éclaircit cependant quand il apprit des capucins que l’étranger n’était pas mort ; après un long évanouissement, il avait rouvert les yeux et le médecin espérait le remettre promptement sur pied. Les renseignements qu’il obtint à l’état-major ne furent pas moins satisfaisants ; on paraissait disposé à laisser tomber l’affaire si le fugitif se retirait au couvent, et l’on promettait qu’à l’avenir une discipline plus sévère préviendrait le retour de semblables querelles. Le complice du soldat avait été mis aux arrêts, le propriétaire de la vigne dévastée devait recevoir un dédommagement ; ainsi, tout faisait espérer une réconciliation. L’apôtre de la charité pouvait donc consoler la tante Anna par de bonnes nouvelles, et il adressa au Wintschgau deux lettres, l’une destinée au prieur, l’autre à son pénitent. Il conjurait ce dernier, au nom de son avenir et de sa conscience, de lui révéler le secret qui pesait sur son cœur.

 

Des semaines et des mois se passèrent cependant sans qu’il reçût aucune réponse de son ancien élève. Le prieur seul lui fit savoir qu’André Ingram était effectivement arrivé au Wintschgau, et qu’il avait déjà endossé le froc des frères lais, car il exprimait de la manière la plus énergique son inébranlable résolution de vivre et de mourir dans le cloître. Une lettre postérieure, datée de Noël, mentionnait brièvement que la conduite du novice André donnait toute satisfaction ; il accomplissait ses devoirs en silence et avec ponctualité, il employait à l’étude ses heures de loisir, mais il ne se décidait pas à écrire aux siens. Il va sans dire que le prieur ne parlait nullement des secrets du pénitent.

 

À cette lecture, le vicaire secoua la tête d’un air pensif, et la tante Anna se tint renfermée tout le jour dans sa chambre afin de pouvoir, par le jeûne et la prière, appeler sur son filleul les miséricordes célestes. Rosine, les yeux rouges et l’air préoccupé, allait et venait dans la maison ; la mère elle-même, Moïdi la négresse, montra que son cœur n’était pas encore complètement endurci ; quelques paroles firent voir qu’elle se reprochait ses mauvais traitements et sa dureté envers le pauvre banni. Sa sœur seule, la blonde Maria, celle qui pourtant perdait le plus au départ d’André, manifesta très peu d’inquiétude. Avec sa légèreté habituelle, elle prétendait qu’elle mourrait de rire si elle voyait le jeune homme avec le froc et la tonsure ; elle ne pouvait se persuader qu’il habitât réellement le cloître ; il n’avait aucune sorte de vocation religieuse, et sa disparition n’était qu’un stratagème inventé pour endormir le tribunal militaire. Il n’était allé au Wintschgau, disait-elle, que pour tirer des chamois et boire du bon vin.

 

Les nouvelles que le prieur donna vers Noël commencèrent à lui causer de l’étonnement. Pendant deux jours, le sourire disparut de ses lèvres ; elle se mit à écrire à son frère une lettre pleine de moqueries piquantes, mais qui contenait à la fin la pressante prière de revenir bientôt, car, « elle ne pouvait supporter plus longtemps son absence ». Elle montra cette épître à Rosine, qu’elle voyait plus souvent alors, le châtelain de Goyen ayant permis à ses enfants, maintenant qu’André était éloigné, d’entretenir des relations avec la jeune fille. Rosine lut en silence ; elle songeait combien le fugitif s’était montré indifférent pour elle.

 

– Si après cela il ne revient pas, ajouta Moïdi, il faudra qu’il ait trouvé un trésor dans les montagnes du Wintschgau.

 

– Où penses-tu qu’il soit ? demanda son amie. Le messager d’Algund l’a vu de ses propres yeux revêtu du froc.

 

Maria devint pâle :

 

– Si cela était, je mourrais de chagrin, et il faudrait en accuser… sa mère, voulait-elle dire, mais elle n’acheva pas, car elle entendit tousser et gémir dans la chambre voisine. La veuve de Franz Wolfhart avait pris le lit à la suite d’une chute grave sur la glace ; la rigueur du temps augmentait son mal, et chaque nuit, une fièvre violente lui arrachait des paroles incohérentes que Moïdi, plongée dans le sommeil de la jeunesse, n’entendait heureusement pas. Le Vicaire de dix heures visitait souvent la malade, et la bonne tante Anna vint aussi s’asseoir à son chevet quand, vers la fin de l’hiver, son état parut empirer. Parfois, Franz Hirzer, qui était de retour d’Innsbrück, accompagnait la pieuse fille, mais il s’arrêtait à l’entrée de la maison et entamait une conversation enjouée avec la blonde Moïdi. Celle-ci riait des galanteries et des propos du jeune homme, affectant de ne pas voir combien il était sérieusement épris.

 

– Maria, lui dit un jour Rosine, est-il vrai que tu encourages Franz ? Il prétend que tu le reçois bien, et certainement je le désirerais ; pourtant, je ne sais pourquoi, je ne puis le croire.

 

– Pourquoi pas ? répliqua Moïdi pendant qu’elle lissait ses cheveux d’un air de parfaite indifférence. Il faudra bien que je me marie, autant vaut Franz qu’un autre. Mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot ; tu comprends, Rosel, je ne puis quitter la mère. Du reste, cela ne presse pas. Seulement je m’ennuie depuis le départ d’André, et quand Franz vient, qu’il me conte les nouvelles, ou bien qu’il s’assied là sur le banc et me regarde d’un air langoureux en se brûlant presque le nez avec sa pipe, cela m’amuse et me fait rire.

 

Rosine l’écoutait sans répondre. Elle ne concevait pas comment on parlait d’amour avec une telle légèreté.

 

Le printemps était revenu, les prés avaient repris leur verdure, les châtaigniers se couvraient de frais bourgeons, et la Passer, grossie par la fonte des neiges, mugissait avec un si grand fracas qu’on pouvait l’entendre de la métairie du Küchelberg. Ce grondement était triste et effrayant, aussi les dernières nuits de Moïdi la négresse se passèrent sans sommeil pour elle et pour sa fille. Celle-ci restait seule auprès de la malade, elle n’avait pas mandé son frère, sachant trop qu’il ne viendrait pas ; la mère ne témoignait non plus aucun désir de revoir encore une fois son fils, bien que dans le délire de la fièvre elle prononçât souvent son nom. Ce fut la dernière parole qui s’échappa de ses lèvres quand, au milieu d’une orageuse nuit d’avril, elle mourut après une longue et cruelle agonie.

 

La jeune fille ne se sentit pas le courage de rester seule avec la morte. Elle lui ferma les yeux, récita une prière et sortit, le cœur gros ; elle s’arrêta sur le sommet du Küchelberg, plongea ses regards dans la longue vallée de l’Adige où la tempête se déchaînait dans toute sa fureur, et se sentit si malheureuse, si seule au monde, qu’elle fondit en larmes. Une colère violente contre André s’empara d’elle. Comment pouvait-il se cacher dans la cellule de son couvent et laisser sa sœur sans appui, sans consolation, au milieu des dangers et des terreurs qui l’assiégeaient ? La pluie tombait plus fort, un vent frais et âpre soufflait sur le versant de la montagne. L’orpheline tremblante se traîna le long des murs jusqu’à l’appentis qui avait servi de gîte à André. Là, dans l’obscurité, elle se mit à la place qu’il occupait autrefois ; ses pleurs redoublèrent à ce souvenir et elle s’endormit, en sanglotant, sur sa couche de maïs, assiégée par mille craintes superstitieuses que lui causait le voisinage de sa mère morte.

 

Le sommeil réparateur de la jeunesse apaisa son chagrin ; mais quand elle se réveilla le lendemain assez tard dans la matinée, la triste réalité revint à sa mémoire. Elle hésita longtemps avant d’ouvrir la porte de la maison, et elle se trouva soulagée quand elle aperçut le Vicaire de dix heures et son amie Rosine.

 

Le jour même, après l’enterrement, elle s’asseyait au soleil sur un banc placé à l’entrée de sa demeure, et elle riait aux éclats des gambades de trois jeunes chats qui se roulaient sur le sol en jouant avec un épi. Quinze jours plus tard, elle montait avec Rosine dans une voiture légère que Franz conduisait d’un air de triomphe. Ils suivirent la route qui conduit au Wintschgau, attirant tous les regards sur leur passage, car chacun s’arrêtait pour contempler la jolie blonde dont la fraîche figure et le rire joyeux contrastaient si fort avec les vêtements de deuil qu’elle portait.

 

Mais dès qu’elle aperçut le vieux cloître qui s’élève au sommet de la montagne, sur un cône de granit sombre et nu, autour duquel une maigre végétation laisse apercevoir le précipice béant et terrible, semblable à une porte de l’enfer, son visage prit une expression sérieuse ; à partir de ce moment, elle n’adressa plus une seule parole à Rosine qui, elle aussi, regardait le monastère d’un air pensif. Au pied du Wintschgau, s’étendait un pauvre village, entouré, comme tous les hameaux voisins de Méran, de figuiers, de vignobles et de magnifiques châtaigniers. Moïdi ne s’était jamais éloignée du Küchelberg, elle se représentait le monde avec son imagination de dix-huit ans ; aussi, quand elle descendit de voiture, toute timide et tout attristée, et qu’elle se trouva devant la porte d’une salle de cabaret de campagne, elle refusa d’entrer, préférant gravir aussitôt avec Rosine le chemin de la montagne, afin de voir son frère avant la nuit. Franz resta pour s’occuper des chevaux ; il était d’ailleurs bien aise d’éviter la présence d’André.

 

Les deux jeunes filles s’avançaient du pas égal et facile des paysannes ; elles se tenaient par la main, baissant la tête et n’échangeant pas une parole. Quand elles furent arrivées près du monastère, et qu’elles purent apercevoir la mousse qui croissait sur le toit, Moïdi s’arrêta tout à coup et regardant avec effroi les murailles nues :

 

– Pourrais-tu demeurer là, Rosine ? dit-elle. Son amie secoua la tête.

 

– Le cœur me saignerait, je n’en aurais pas le courage, reprit Maria ; pas la moindre verdure autour de ce couvent, pas de vignes, pas de champs de blé. Tu verras que j’avais raison ; il n’a pas passé l’hiver ici, nous ne le trouverons certainement pas. Qui sait où il se cache ?

 

Rosine ne répondit pas ; elle savait trop qu’il habitait cette sombre demeure. Quand elles sonnèrent à la porte du cloître, et demandèrent André Ingram, le frère portier regarda les jolies filles d’un œil scrutateur. « Il faut qu’il vienne, ajouta précipitamment Maria ; dites-lui que c’est un message de Méran, mais ne lui faites pas savoir qui l’apporte. »

 

Elles s’assirent sur un banc de pierre à côté de la porte et attendirent.

 

– C’est bien vrai, Rosel, il est ici. Mais comment a-t-il supporté une telle existence ? s’écria la sœur d’André. Elle passa sa main sur son front qui était brûlant, et rajusta sa coiffure pour cacher son trouble. Rosine demeurait en silence, appuyée au mur, les mains sur son sein, les yeux fermés ; on eût dit qu’elle ne pouvait supporter la vue des lueurs rougeâtres qui apparaissaient au-dessus du sommet de la montagne.

 

La lourde porte cria de nouveau sur ses gonds. « André, c’est moi ! » s’écria Moïdi en se jetant au cou de celui qui entrait. Mais au même instant elle se recula tout effrayée. C’était bien lui, et cependant elle hésitait à le reconnaître. Un seul hiver l’avait vieilli de plus de dix ans. Il restait devant elle, la regardant fixement avec des yeux sombres et pleins d’angoisse, comme si elle eût été un spectre, ou comme si lui-même eût été plongé dans un rêve terrible. La jeune fille s’était promis de le taquiner, mais maintenant elle était plus près de pleurer que de rire.

 

– André, reprit-elle enfin, comme tu me regardes d’un air farouche ! Ai-je mal fait de venir ? Voilà aussi Rosel, ne lui diras-tu rien ? C’est Franz qui nous a amenées, et nous devons repartir demain. Que tout ici est triste et désert ! Comment as-tu pu y rester ? En vérité, à te voir si maigre et si pâle, on croirait que tu reviens de l’autre monde. L’air est si âpre sur cette montagne ! Il faut que tu reviennes avec nous à Méran ; le vicaire se chargera d’écrire à M. le prieur, il en est temps encore, l’année n’est pas révolue. Tu habiteras au Küchelberg, dans notre maisonnette, car tu ne sais pas, André, la mère est morte !

 

Tandis qu’elle parlait, son émotion s’était calmée, ses traits avaient repris leur expression enfantine, et, chose étrange, elle prononça les dernières paroles, celles qui annonçaient la mort de sa mère, avec une bouche presque souriante. Son frère parut aussi rappelé au sentiment de la réalité, et il lui répondit du même ton qu’autrefois :

 

– Je te remercie d’être venue, Moïdi, et toi aussi, Rosine. Mais ce que tu viens de m’apprendre ne change rien à ma résolution ; je ne retournerai pas à Méran, il faut plutôt que je m’éloigne davantage, que j’aille dans un couvent d’Italie ou de France, car tu as raison, l’air d’ici ne me convient pas.

 

En disant ces mots, il abaissait son regard sombre sur les dalles qui formaient le sol.

 

– André ! s’écria Moïdi, ne me parle pas ainsi ; tu me fais du chagrin. J’ai été bien triste sans toi pendant l’hiver ; si j’avais pu, j’aurais tout quitté pour venir à toi. Et maintenant tu parles d’aller dans des pays étrangers ! Est-ce que tu ne m’aimes plus ? Je suis tentée de croire que la mère disait vrai, lorsque dans sa fièvre elle répétait que tu n’étais pas son fils, qu’elle t’avait reçu d’une autre femme. Non, tu n’es pas mon frère, puisque tu as pour moi un cœur si dur.

 

André avait fait involontairement un pas en arrière, et il la regardait avec des yeux dilatés par l’émotion :

 

– Moïdi ! balbutia-t-il enfin, cela est-il possible ? Pourrais-tu jurer que tu as bien entendu ?

 

Elle voulut s’emparer de sa main, mais il la retira précipitamment, s’adressant à Rosine, qui était restée debout à quelque distance, afin de les laisser libres de s’entretenir ensemble : « Rosel, dit-il, j’ai besoin de parler à Moïdi, nous reviendrons dans un instant. » Puis faisant signe à sa sœur de le suivre, il se dirigea vers une porte qui donnait dans le potager. Une métamorphose complète semblait s’opérer en lui, son visage avait pris une animation soudaine, la vigueur et l’éclat de la jeunesse brillaient de nouveau sur ses traits. Quand ils furent seuls :

 

– Maria, commença-t-il d’une voix tremblante, répète encore une fois les paroles de la mère ; si mon bonheur t’est cher, dis-moi bien tout ; ma vie et ma mort en dépendent.

 

Il avait saisi ses mains, et il les serrait par un mouvement fiévreux.

 

– Voilà un étrange discours ! répondit-elle tranquillement. Quand même la mère aurait dit cela, et elle l’a dit en effet, mot pour mot, à plusieurs reprises, qu’est-ce que cela prouverait ? Tu sais qu’elle ne t’aimait pas, peut-être croyait-elle ainsi te priver de ta part d’héritage ; ou bien peut-être se repentait-elle du mal qu’elle t’avait fait pendant sa vie et voulait-elle faire entendre par là que tu avais été pour elle un étranger, puisqu’elle ne t’avait jamais traité comme son fils.

 

– Cherche à te rappeler, reprit-il avec insistance. N’a-t-elle pas nommé la personne qui lui avait amené l’enfant ? Ces paroles lui sont-elles échappées dans le délire de la fièvre, ou bien la nuit, quand elle croyait que tu ne l’entendais pas ?

 

– La personne qui t’avait remis entre ses mains ! Non, elle n’en a jamais parlé, répliqua la jeune fille qui devenait sérieuse et s’efforçait de rassembler ses souvenirs. Mais attends… je me rappelle qu’un jour le Vicaire de dix heures était à son chevet ; elle avait le délire et il cherchait à la calmer, alors elle s’est jetée brusquement hors de son lit, disant qu’elle voulait aller trouver M. le Curé, les juges, l’empereur même, afin de déclarer que tu n’étais pas son fils. J’entrai dans la chambre et j’aperçus le Révérend qui, tout effrayé, se tenait près d’elle. En me voyant approcher, il se pencha pour murmurer à son oreille des choses que je ne pus entendre, mais qui parurent la décider à garder le silence. Et maintenant que tout cela soit un effet de la fièvre, ou un jeu de son imagination, qu’est-ce que cela te fait, André ! Si c’était vrai, m’en aimerais-tu moins ? N’avons-nous pas toujours été l’un pour l’autre un frère et une sœur ? Pourrions-nous jamais l’oublier ? Pour moi, André, je ne saurais changer ainsi tout à coup, et l’empereur aurait beau publier un décret pour nous séparer, comme la mère le demandait, tu n’en serais pas moins mon frère, et la petite maison t’appartiendrait, et les vignes, et tout. D’ailleurs, je n’ai plus bien longtemps à demeurer au Küchelberg, car, il faut que tu le saches, je suis fiancée à Franz Hirzer ; l’automne prochain est fixé pour le mariage, et demain j’irai à Goyen. Tu ne m’en veux pas de ne point t’avoir consulté à ce sujet, dis, André ?

 

Elle était troublée sans savoir pourquoi et n’osait le regarder ; il lui semblait en ce moment qu’elle avait mal agi en engageant sa parole à Franz, car elle n’ignorait pas que son frère et lui étaient en désaccord. Elle baissait la tête, confuse et tremblante comme un écolier pris en faute. Elle s’attendait à être grondée ; elle espérait se défendre et obtenir son pardon, mais André se taisait, et le cœur de la pauvre fille se serrait douloureusement ; enfin, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent sur son frais visage.

 

– Moïdi, as-tu fait cela de ton plein gré ? dit alors le jeune homme ; ou bien as-tu cédé seulement parce que tu étais fatiguée de leurs sollicitations ?

 

Elle tourna vers lui ses yeux pleins de larmes :

 

– Ah ! André, répondit-elle, pardonne-moi. Je ne sais pas moi-même comment cela est arrivé. Ils m’ont emmenée à Goyen lorsque la mère est morte ; je couchais avec Rosel et j’étais comme l’enfant de la maison. La tante Anna me répétait toujours que Franz était un brave garçon, et que si je l’agréais je n’aurais pas à me repentir. Et puis, il a l’air de tant m’aimer ! Si tu avais été là, André, je n’aurais peut-être pas consenti, mais tu étais bien loin, je ne pouvais te demander conseil.

 

– Et si je t’avais défendu de l’épouser, est-ce que tu en aurais du chagrin ? dit-il précipitamment.

 

Elle passa son bras autour du cou du jeune homme et le regarda avec une expression touchante d’enjouement et d’affection.

 

– Je ne l’aime pas autant que toi, répondit-elle, et j’ai plus de plaisir à suivre tes avis qu’à écouter ses prières. Mais la chose est faite, il n’y a plus à y revenir. Si je refusais maintenant, ce serait réveiller la haine qui a si longtemps existé entre les deux familles. Pardonne-moi et accompagne-nous au château. La tante Anna s’informe souvent de toi ; elle désire te voir, car elle a beaucoup de choses à te dire. Elle qui est une sainte, elle serait pourtant bien joyeuse si tu jetais aux orties ce vilain froc avec lequel tu ne seras jamais notre gentil André d’autrefois. Fais cela pour l’amour de moi ; je ne pourrai jamais être heureuse avec la pensée que tu vis dans cette triste maison, et que si tu venais à être malade, je ne serais pas là pour te soigner. Promets-moi du moins, mon bon André, que tu assisteras à mon mariage et que tu parleras à la tante.

 

En achevant ces mots, elle lui caressait doucement le visage, et il la laissait faire en baissant la tête, tandis que le léger tremblement de ses lèvres trahissait seul sa lutte intérieure.

 

– Pas un mot de plus maintenant, reprit-il avec effort ; je descendrai demain de bonne heure pour te voir encore une fois, et je te dirai ce qu’il faudra faire. Prends courage, Moïdi ; remettons toutes choses entre les mains de Dieu. Bonne nuit.

 

Il s’éloigna rapidement, traversa le petit jardin pour rentrer dans le cloître, et referma la porte sans avoir jeté un regard vers la jeune fille qui le suivait des yeux avec inquiétude. Elle songeait au peu de paroles qu’il lui avait adressées, se demandait quels sentiments l’agitaient, quels projets il pouvait nourrir ; en proie à une grande tristesse, elle retourna auprès de Rosel. Celle-ci n’avait pas quitté le parloir et commençait à être fort inquiète ; son cœur se brisa quand elle vit sa compagne revenir seule : André n’avait donc pas même pensé à lui dire un mot d’adieu !

 

– Je savais bien, dit Maria, qu’il ne serait pas content de mon mariage. Comment faire, pourtant ? Demain matin, il m’apprendra ce qu’il a décidé. Il me regardait à peine, et je n’ai pu obtenir qu’il revienne avec nous. Si du moins j’étais sûre d’avoir eu raison d’accepter Franz, si j’avais bien le désir d’être sa femme, je pourrais ne pas m’inquiéter d’André, et agir à ma guise sans lui demander conseil. Mais du plus loin que je me souvienne, j’ai été habituée à l’écouter ; il a toujours été si bon pour moi ! Ah ! pourquoi tout cela est-il arrivé !

 

En s’entretenant ainsi, les jeunes filles descendirent la montagne, et le reste de la journée se passa pour elles dans la contrainte et le silence. Franz n’avait jamais été grand parleur ; il ne se préoccupait pas le moins du monde de ce qui s’était passé avec André ; il ne s’étonna pas de la réserve de Rosel et de Maria, et resta gaiement à boire et à fumer, en compagnie de quelques paysans, jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.

 

Le jour commençait à peine à poindre quand Rosine, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, entendit des pas résonner dans la cour et s’arrêter sous la fenêtre basse de leur chambre à coucher. Les chiens aboyèrent, mais ils furent bientôt apaisés. Le cœur de la jeune fille battit avec violence ; elle se leva en toute hâte, agitée d’un triste pressentiment. Maria dormait d’un sommeil paisible.

 

Une main frappa légèrement aux vitres :

 

– Moïdi ! cria une voix bien connue.

 

– Moïdi dort encore, répondit Rosine à voix basse. Faut-il l’éveiller ?

 

– Oui, Rosel, réveille-la ; qu’elle se dépêche et s’habille au plus vite ; j’ai à lui parler de beaucoup de choses avant son départ.

 

Au bout d’un quart d’heure, la porte s’ouvrit doucement et Maria parut, tournant vers son frère un visage qui exprimait la crainte et la curiosité.

 

– Bonjour, dit-elle, tu es venu bien matin ; est-ce au moins pour m’apporter une bonne nouvelle et me rendre ma gaieté ?

 

– Prends ton manteau, reprit-il pour toute réponse. Il fait frais, et tu n’es pas accoutumée à un air aussi vif. Viens, nous ferons ensemble quelques pas.

 

Elle y consentit et s’avança vers lui en souriant. Le silence qui les environnait, l’étrangeté du lieu, la solitude de la montagne, le froc qui couvrait son frère, tout lui semblait bizarre, tout charmait son imagination enfantine. Elle retrouva son espièglerie, ramena sur sa tête un pan de son manteau en disant : « Vois-tu, frère, je suis ta capucine ». Mais André lui prit la main et sortit avec elle en silence. Les chevaux s’agitaient dans les écuries ; les oiseaux secouaient leurs ailes ; un jeune coq saluait joyeusement le matin. Tout le monde néanmoins dormait encore dans la maison, hormis une pauvre fille qui, de la fenêtre, regardait dans la cour, et qui, brûlante à la fois et glacée par la fièvre, se remit au lit pour attendre le lever du soleil.

 

La matinée s’avançait, et ni le frère ni la sœur n’étaient de retour. Franz Hirzer, le front plissé, assis dans la chambre de l’auberge près d’une bouteille, sortait à chaque instant pour voir s’il n’apercevrait pas sa fiancée. Enfin il fit avancer la carriole en proférant contre André mille malédictions. Rosine ne disait pas une parole, mais son cœur était triste à mourir ; la vie désormais lui semblait vide de joie et d’espérance.

 

Vers dix heures, un des religieux du monastère apporta une lettre qu’André avait écrite dans la nuit et par laquelle il annonçait à Rosine son intention d’aller faire un pèlerinage pour le repos de l’âme de sa mère. Comme il comptait emmener Maria, il engageait Rosine et son frère à retourner sans elle à Méran, où Moïdi arriverait en même temps qu’eux.

 

Quand Franz apprit cette nouvelle, il frappa sur la table un coup si violent que les verres faillirent se briser ; dans le premier mouvement de sa colère, il voulait se mettre à la poursuite d’André, mais il ignorait le lieu de pèlerinage, et le messager ne savait rien à cet égard, sinon que le prieur avait accordé au frère André la permission nécessaire. Le jeune homme dut alors refouler sa fureur et sa haine, en attendant une occasion de leur donner un libre cours.

 

Le voyage fut pénible pour la pauvre Rosine, qui, placée près de son frère furieux, l’entendait continuer ses imprécations contre le perfide ravisseur et jurer, si Maria devenait un jour sa femme, de fermer sa porte à André, comme Joseph Hirzer, son père, l’avait toujours fait. « Il avait, disait-il, repoussé de toutes ses forces le projet de cette visite au misérable enfant trouvé qui jamais, aux yeux de la loi, ne serait son légitime beau-frère. Cependant les femmes, surtout la tante Anna, s’étaient mis cette idée en tête, et il avait eu la folie d’y consentir. Mais, sans Rosine, il n’aurait pas cédé à la tante ; c’était elle qui avait fait le mal ; elle n’aurait pas dû souffrir, le matin, qu’André sortît avec Maria. » Puis il vomissait un flot d’injures qui, à la vérité, faisaient peu d’impression sur sa sœur, car le chagrin plus violent dont son âme était remplie la rendait insensible à toute autre douleur.

 

La belle saison était revenue ; les ceps de vigne avaient depuis longtemps fleuri sur le Küchelberg ; les grappes de raisin se gonflaient et rougissaient ; la première récolte des figues était proche, et les deux pèlerins n’avaient pas encore reparu. Quand la vendange se fut passée sans aucune nouvelle des fugitifs, presque tout le monde pensa qu’on ne les reverrait jamais. Comme on ne pouvait deviner quel motif avait poussé André à s’enfuir du couvent, et qu’en général on s’intéressait médiocrement à lui, il ne fut bientôt plus question de cette histoire. Mille conjectures avaient d’abord été faites. Le plus étrange de l’aventure n’était pas le pèlerinage simulé, car les Tyroliens ont un goût particulier pour ces sortes d’excursions, mais comment expliquer qu’une heure seulement après la sortie du cloître, toute trace des jeunes gens eût pu être complètement perdue ? Le chevrier du village les avait encore aperçus au moment où, s’entretenant avec animation, ils suivaient lentement un sentier de montagne. Le couple était assez remarquable, en effet, pour attirer l’attention, car le pâle novice au visage sérieux formait un singulier contraste avec la blonde et fraîche enfant qui marchait à ses côtés. Et cependant, quelques semaines après, quand, sur les instances du Vicaire de dix heures, on fit des recherches dans les villages les plus voisins, aucun aubergiste, aucun cultivateur ne se souvint de les avoir vus. La police du pays intervint sans obtenir de résultat plus satisfaisant. Un mystère impénétrable continua d’envelopper la disparition du frère et de la sœur ; on eût dit que la montagne s’était entrouverte pour les recevoir dans ses retraites souterraines et les dérober aux regards des hommes.

 

Ces étonnantes nouvelles, apportées au château de Goyen par le prêtre auxiliaire, y firent naître des émotions qui avaient leur source dans les sentiments les plus opposés. Le vieux Hirzer avala tranquillement un verre de vin et dit qu’il se réjouissait fort de n’avoir plus à entendre parler de la maudite engeance des Ingram. « Quant à Moïdi, si cette écervelée s’avisait de franchir désormais le seuil de sa maison, elle apprendrait qu’on ne se jouait pas ainsi de lui. » Il accompagna ces menaces d’imprécations que d’habitude il ne se permettait pas devant le Vicaire de dix heures ; puis il enjoignit à son fils de partir dès le matin suivant pour aller faire sa cour à une riche veuve du voisinage dont les terres, situées près de Goyen, pouvaient arrondir agréablement le domaine. Franz ne prit pas la chose avec autant de calme ; Maria l’avait véritablement ensorcelé ; le sentiment qu’il éprouvait pour l’espiègle jeune fille était la seule passion qui eût jamais porté la flamme dans son indolente nature. Il répondit d’abord par un brusque refus à l’ordre de son père, épancha sa mauvaise humeur sur tout ce qui l’entourait, et chacun dans la maison eut beaucoup à souffrir de ses emportements. La tante Anna se retira pendant plusieurs semaines dans sa chambre et prit des vêtements de deuil, car elle était convaincue que les deux jeunes gens avaient péri, puisqu’ils ne s’étaient pas adressés à elle. Elle pleurait jour et nuit, et ne voulait voir personne, à l’exception du vicaire et de Rosine. Avec sa résignation silencieuse, elle passait les heures en prière, égrenant un chapelet entre ses doigts pâles et amaigris ; sa nièce seule croyait fermement au retour des fugitifs, et elle s’efforçait, mais en vain, de lui faire partager sa conviction.

 

Quant au bon ecclésiastique, malgré son attachement pour son ancien élève, il paraissait fort calme ; on eût dit que le bannissement volontaire d’André soulageait son cœur d’un grand poids. Il allait toujours assidûment à Goyen, écoutait chacun, répondait à tous avec bonté et finissait ordinairement par amener la conversation sur un terrain moins dangereux : les espérances des vignerons, la manière dont se présentaient les récoltes, sujets qui l’intéressaient vivement et qu’il traitait avec une science profonde.

 

Le mois de novembre s’avançait. La maison du Küchelberg restait toujours vide au milieu des vignobles ; à ses pieds, dans la ville de Méran, le mouvement animé du marché annuel de bestiaux remplissait les rues étroites de bruit et de foule ; les derniers tintements de la sonnerie du samedi expiraient dans le clocher de la vieille église, et le Vicaire de dix heures, qui n’avait plus l’intention de sortir, venait de prendre son violon pour improviser un morceau à la faible lueur du crépuscule, en attendant que la servante lui apportât de la lumière en servant le repas du soir. Le chat faisait commodément son ronron dans un fauteuil, le feu pétillait dans le foyer pour la première fois de la saison, car la nuit semblait devoir être froide ; deux beaux pots de géraniums, placés près de la fenêtre, exhalaient un doux parfum que l’ecclésiastique aspirait avec délices. Il marchait en mesure dans sa petite chambre, tirant du vieil instrument des sons plus mélodieux que ceux dont les oiseaux font retentir les bois ; son cœur débordait de reconnaissance envers Dieu qui lui rendait la vie si douce, et sa pensée se reportait avec satisfaction sur un présent que les religieux de Saint-Valentin lui avaient envoyé le matin même ; c’étaient quelques bouteilles d’un vin généreux que les pieux solitaires recueillaient sur leurs coteaux ensoleillés et dont le vicaire se proposait d’arroser son modeste repas.

 

En ce moment on frappe à la porte, et, persuadé que c’est la servante avec la précieuse liqueur, l’ecclésiastique s’écrie joyeusement : « Entrez » sans interrompre son improvisation musicale. Mais l’archet lui tombe des mains, car dans l’ombre qui s’avance lentement il reconnaît cet André que depuis longtemps on croyait mort.

 

– N’ayez pas peur, mon Révérend, c’est moi, dit le jeune homme. Vous le voyez, le chat ne m’a pas oublié ; son poil se hérisserait si je n’étais qu’une apparition. J’aurais bien écrit pour annoncer mon retour, mais dans l’endroit d’où nous venons, il n’y a pas de poste aux lettres.

 

Il se pencha, pour cacher son émotion, vers l’animal qui le caressait ; son visage, son attitude respiraient une tendresse, une douceur mélancolique qui semblaient le transformer complètement.

 

Le vicaire était resté debout au milieu de la chambre ; l’émotion couvrait ses tempes d’une sueur froide, et sa stupeur était si grande que d’abord il garda le silence.

 

– Et Moïdi ? demanda-t-il enfin.

 

– Elle est ici. Vous saurez tout, mon Révérend, car je n’ai d’autre ami que vous, et si vous ne pouviez m’aider de vos conseils, je serais perdu dans ce monde et dans l’autre.

 

Les pas de la servante se firent alors entendre dans l’escalier, et tandis que la vieille femme, qui reconnaissait André avec une frayeur mêlée de joie, mettait le couvert, allumait la bougie et témoignait son étonnement par des exclamations incohérentes, les deux hommes avaient eu le temps de se recueillir et de se préparer à la conversation qui allait suivre. La servante tardait à se retirer, elle aurait voulu faire bien des questions, mais elle était retenue par l’expression de gravité sévère qu’elle lisait sur le visage de son maître ; il avait pris place à table, s’essuyait le front avec son mouchoir, se versait un verre de vin qu’il oubliait de porter à ses lèvres, car il sentait l’avant-goût amer des paroles irritantes qui allaient être prononcées.

 

André rompit le premier le silence.

 

– Vous m’excuserez, mon Révérend, si je prends la liberté de m’asseoir. Nous avons marché aujourd’hui quatorze heures dans les montagnes ; ajoutez à cela mon angoisse et ma détresse en voyant la pauvre femme exténuée de fatigue et de besoin. Mes genoux ne veulent plus me porter. Si vous saviez ce que nous avons souffert, vous ne détourneriez pas vos regards avec tant de sévérité, car vous n’avez jamais renvoyé aucun pécheur repentant sans encouragement ni sans consolation.

 

Le vicaire parut ému de ces humbles paroles. Il leva son verre, en fit miroiter la couleur vermeille devant la bougie, avala lentement une gorgée, puis tendit le verre à son élève qu’il se hasardait pour la première fois à regarder en face.

 

– Goûte ce vin, André, dit-il, cela te fera du bien. C’est du Valentiner de choix ; je l’ai reçu ce matin même.

 

André prit le verre, et s’inclinant avec respect il le vida d’un trait.

 

– Je vous remercie, mon Révérend, dit-il en le reposant sur la table. Mais la question que je viens vous adresser et à laquelle vous devez me répondre comme si nous étions devant Dieu, est celle-ci : Maria Ingram, le Seigneur ait pitié de son âme ! est-elle oui ou non ma mère ?

 

En prononçant ces mots, il s’était levé, car malgré son état d’épuisement, il ne pouvait tenir en place ; de ses deux poings fermés il s’appuyait sur la table ; et ses yeux interrogeaient avec anxiété le vicaire qui ne s’agitait pas dans son fauteuil avec moins d’inquiétude.

 

– Mon fils, reprit-il enfin, si tu me promets de ne pas m’interroger davantage, je répondrai à ta demande. Maria Ingram n’a mis au monde qu’une seule enfant, sa fille Moïdi. Maintenant, tu as appris ce que tu désirais savoir, tiens-toi en paix sur tout le reste, car mon obédience ecclésiastique me défend de rien révéler de plus, et d’ailleurs cela te serait inutile.

 

Les traits du jeune homme prirent une expression de désespoir.

 

– Je vous remercie, répliqua-t-il ; mais je savais déjà cela, je l’aurais deviné quand personne ne me l’aurait dit, je sentais bien que cette femme ne pouvait être ma mère, et je me consolais de ne pas avoir de famille ; car si mes parents se passent de moi, je suis en état de me passer d’eux. Mais Moïdi, mon Révérend, n’a de repos ni le jour ni la nuit ; elle croit que tout cela est une pure invention de la mère, qui m’a toujours détesté parce que j’aimais ma sœur. Non, non, vos paroles ne me servent pas plus qu’une lettre cachetée ; pourtant il faut sauver la pauvre femme, elle se consume de chagrin, et si cela durait, elle n’en aurait pas pour longtemps. Sa tête a toujours été un peu faible, vous le savez, et elle ne veut rien entendre.

 

André paraissait profondément découragé ; le vicaire mangeait et buvait d’une manière machinale, moins par appétit que pour cacher son trouble.

 

– Raconte-moi tout au long, dit-il, comment les choses se sont passées ; nous verrons ensuite le parti que nous devons prendre. Qu’as-tu fait depuis que tu nous as quittés avec tant de mystère ?

 

– J’ai commencé par rejeter le froc, répondit le jeune homme dont les traits s’éclaircirent un peu à ce souvenir. Voyez-vous, mon Révérend, quand Maria m’apprit que j’étais un orphelin apporté Dieu sait d’où, ce fut pour moi comme une vie nouvelle ; il me sembla que j’étais tout à coup délivré des chaînes et des liens brûlants qui me torturaient, et que j’avais traînés jusque dans ma cellule ; car, même au tribunal de la pénitence, ma langue n’a jamais pu exprimer ce que j’ai souffert pendant plusieurs années à cause de Moïdi ; si un autre l’avait épousée, je n’y aurais pas survécu. Je savais fort bien que pour moi, son frère, cet amour était un péché mortel, et pourtant je ne pouvais l’arracher de mon cœur ; il était plus fort que ma volonté, plus fort que ma religion, que le souvenir de ce que vous m’aviez enseigné, de ce que j’avais lu moi-même dans les livres saints. Mais quand je sus qu’elle n’était pas ma sœur, une joie folle s’empara de moi ; je me dis qu’elle deviendrait ma femme quand bien même l’empereur voudrait nous séparer. Après son départ, je me mis à sangloter, puis à chanter si fort que l’on aurait dû m’entendre de Méran. J’avais à régler des affaires, j’écrivis aussi à Rosine, et enfin la nuit se passa. Dès que le jour parut, je descendis et j’emmenai la pauvre enfant qui ne se doutait de rien. Pendant les premières heures de marche, je conservai tout mon calme et ne lui parlai d’autre chose que de notre prétendu pèlerinage ; mais comme nous arrivions en haut de la montagne, et qu’elle me demandait avec une curiosité croissante dans quelle église nous devions nous rendre, je la fis asseoir sur la mousse, je me retirai derrière un rocher, et lorsque je revins auprès d’elle, je portais, non plus la robe de capucin, mais les vêtements avec lesquels j’avais quitté Goyen, car je ne les avais pas encore renvoyés à Franz. Elle rit de bon cœur, prétendit que je lui plaisais beaucoup mieux ainsi, et nous mangeâmes ensemble les petites provisions que j’avais emportées. Cependant ma joie et le changement de mes manières l’étonnaient, elle devint d’abord silencieuse, puis elle me pressa de questions, et je lui avouai que notre pèlerinage avait pour but, non une chapelle, mais un pays éloigné où je l’emmenais comme ma femme. Elle fut alors saisie d’un grand effroi, et fondit en larmes. Je la calmai par de bonnes paroles, m’efforçant de garder moi-même mon sang-froid, car je craignais le retour de ses anciennes crises nerveuses. Je lui expliquai qu’il n’était pas possible de retourner à Méran, qu’on s’opposerait à notre mariage, et qu’on nous renverrait de Pilate à Hérode sans faire droit à nos demandes. Notre disparition causerait beaucoup moins de scandale et de rumeur, et si plus tard le mal du pays nous prenait, si nous revenions dans notre maisonnette, il faudrait bien que chacun acceptât les choses comme elles seraient. « Pense, ajoutai-je, au vieux Hirzer et à Franz qui t’a demandée en mariage ; quelle sera leur fureur quand je me présenterai devant eux en disant : « Moïdi est à moi et je ne la rendrai jamais ! Pense à la tante Anna, à la ville entière qui si longtemps nous a regardés comme frère et sœur ; on s’indignera, on fera appel à l’autorité, à tous les diables. » Enfin, pour achever de la convaincre, je lui demandais si déjà il n’était pas trop tard, quand bien même Franz lui plairait plus que moi, pour retourner sur nos pas et nous séparer à jamais. Elle ne résista pas davantage, se jeta dans mes bras, et me répondit, au milieu de ses rires et de ses larmes, qu’elle n’avait pas d’autre volonté que la mienne ; elle m’aida ensuite elle-même à faire rouler de grosses pierres sur le froc, afin que personne ne pût le découvrir et suivre nos traces. Ravis de notre solitude, nous passâmes le reste de la journée à errer dans les montagnes ; nous tournions souvent nos regards vers le point de l’horizon où devait être Méran, et nous songions avec un plaisir malin à la déconvenue de Franz, qui regagnait son logis sans fiancée et allait être l’objet des railleries de tous. Je pensai aussi à vous, mon Révérend, qui me blâmeriez peut-être, et à ma marraine, et à Rosel, qui ont toujours été si bienveillantes pour moi. Mais la tristesse que me causait ce souvenir ne dura pas longtemps : je voyais près de moi Maria ; je pouvais la chérir, lui consacrer ma vie ; et elle ne repoussait pas ma tendresse ! Si vous saviez, mon Révérend, ce qu’éprouve celui qui erre tout seul avec son trésor sous le ciel libre, si vous aviez pu goûter cette joie, surtout après de longues souffrances, vous ne seriez pas un juge impitoyable et vous nous pardonneriez notre bonheur qui n’a pas duré longtemps.

 

Il se tut de nouveau et regarda tristement devant lui, car il n’osait porter ses regards sur le vicaire. Celui-ci éloigna son assiette, poussa un profond soupir et remplit de nouveau le verre pour le présenter à son pénitent. Après avoir bu, André continua du même ton monotone et découragé :

 

– Nous passâmes la première nuit dans un chalet ; le pâtre nous offrit à souper et ne nous demanda pas qui nous étions, car il devinait facilement ce qu’il y avait entre nous. Il nous promit aussi de ne dire à âme qui vive qu’il nous avait reçus dans sa cabane. Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers les hautes montagnes, toujours plus épris, toujours plus heureux. Le pays m’était complètement étranger ; je savais seulement qu’en allant vers l’ouest nous arriverions en Suisse, et que là, chacun a la liberté de vivre à sa guise. Je ne craignais pas non plus qu’on nous demandât notre passeport à la frontière ; nous suivions la crête des montagnes, dont l’escarpement est si rapide que les chasseurs eux-mêmes n’osent s’y aventurer. Le troisième jour, nous atteignîmes un rocher à pic sur lequel on avait dressé une croix avec l’image du Sauveur. La sculpture était grossière ; un pâtre, sans doute, l’avait faite avec son couteau, mais cela importait peu. Pendant que Moïdi, silencieuse et satisfaite, contemplait la vue qui de là s’étendait devant elle, je lui pris la main et m’agenouillai avec elle devant la croix. Nous priâmes d’abord ensemble, puis elle voulut se relever, mais je la retins : « Reste encore à genoux, lui dis-je, ce n’est pas fini. » Alors je commençai à réciter en latin les formules du mariage, je lui retirai du doigt son anneau d’argent et je mis le mien à la place ; je posai aussi la main sur sa tête pendant que je prononçai la bénédiction nuptiale. « Il faut bien s’aider soi-même, pensais-je ; on peut ondoyer un enfant lorsqu’il y a danger de mort, pourquoi ne pourrait-on faire aussi des mariages d’urgence qui seraient plus tard ratifiés à l’église ? » Moïdi le croyait sans doute comme moi, car elle resta dévotement agenouillée, murmurant avec ferveur quelques prières tout le temps que dura la cérémonie. Quand je fus au bout de mon latin, je l’embrassai tendrement et lui dis : « Maintenant, je suis ton mari, tu es « ma femme, et la mort seule doit nous séparer. » Elle me répondit par un signe de tête ; son cœur souriait dans ses yeux ; nous nous relevâmes singulièrement émus par le silence solennel qui nous entourait ; un immense horizon s’ouvrait devant nous ; nous apercevions au loin des villes, des villages, des rivières, et personne n’était auprès de nous, personne, que le bon Dieu en présence de qui nous nous étions juré fidélité jusqu’au tombeau. Vous connaissez Moïdi, mon Révérend, vous savez qu’elle rit plus volontiers qu’elle ne pleure, et que, pour son âge, elle a peut-être dans l’esprit un peu trop de folies enfantines ; eh bien ! pendant toute la journée de nos noces, nous n’avons presque pas ri ; nous nous promenions sous le clair soleil aussi sérieusement que si la montagne avait été une grande église ; seulement Moïdi cueillait des fleurs en marchant, elle me mit un bouquet à la boutonnière et tressa pour elle une petite guirlande. Comme nous avions encore de l’argent, nous allâmes dans le chalet le plus proche et nous demandâmes au pâtre de nous servir ce qu’il avait de meilleur. Rien ne vint troubler le bonheur de cet heureux jour ; ni elle ni moi ne pensions à ce que nous avions souffert, à ce que l’avenir nous réservait peut-être.

 

« Tout cela nous revint à l’esprit quand notre argent fut près de s’épuiser. Nous étions encore loin de la Suisse, car nous errions à l’aventure, ne suivant aucune route. Le premier soir où nous trouvâmes nos poches vides, fort embarrassés de nous procurer un gîte pour la nuit, j’aperçus une ferme et, au fond de la cour, un fenil ; j’y grimpai avec Moïdi ; mais au lieu de repartir le lendemain, nous restâmes six mois. La ferme appartenait à une veuve qui la faisait valoir avec deux valets et deux servantes ; quelque temps auparavant elle avait épousé son garçon, mais il s’était tué en fendant du bois, et la fermière portait son deuil, comme elle avait fait pour son premier mari. Je lui contai que, ayant blessé un Italien, j’avais dû m’enfuir, et que ma sœur – je donnai Maria pour telle, parce que la fermière aurait refusé de prendre des gens mariés – n’avait pas voulu me laisser partir seul. J’ajoutai qu’il ne nous restait pas un kreutzer. La veuve nous offrit d’entrer tous deux à son service. Rien en ce moment ne pouvait venir plus à propos ; nous nous empressâmes d’accepter. Seulement Moïdi me reprocha plus tard de n’avoir pas avoué qu’elle était ma femme, et j’eus grand-peine à obtenir mon pardon. Nous demeurâmes cependant, et l’été se passa. Nous étions bien traités, car la fermière avait jeté les yeux sur moi, comme il me fut facile de le remarquer en plusieurs occasions. Elle me choisit pour son premier valet, afin de me favoriser par la suite encore davantage. Je la laissai faire, me réservant de dire non quand il le faudrait. Mais Moïdi devint tout à coup si triste, que je n’eus plus un instant de repos. Je fauchais depuis une semaine environ dans une prairie située assez loin de la maison, quand je vis venir ma femme qui, le visage bouleversé, se jette à genoux et me conjure, les mains levées au ciel, d’avoir pitié de sa douleur. Elle me dit qu’elle ne peut vivre avec le péché qui charge sa conscience, qu’elle porte un enfant dans son sein et que, cette nuit même, sa mère lui est apparue en lui adressant ces paroles terribles : « André est cependant « mon fils, et son enfant, qui est aussi le tien, sera maudit pour toute l’éternité. »

 

« Vous pouvez vous imaginer, mon Révérend, combien je fus effrayé ; tandis qu’elle restait là, immobile et glacée, une affreuse angoisse s’empara de moi, car je n’avais aucune preuve positive que les choses étaient comme nous l’avions cru jusqu’alors, et que son rêve provenait seulement d’un jeu de l’imagination. « Grand Dieu ! pensai-je, si pourtant c’était vrai ! » Un frisson glacial parcourut mes membres, ma raison se troubla, et, considérant la pauvre femme qui se tordait les mains avec désespoir, je me dis un moment : « Le mieux serait peut-être de t’en aller bien loin, et arrivé devant un précipice, de t’y jeter avec elle en fermant les yeux. » Je me calmai bientôt, car en réfléchissant je fus convaincu que Moïdi ne pouvait être ma sœur. Mais cela ne suffisait pas pour consoler la pauvre femme ; elle ne demandait plus à mourir, cela aurait été un double crime à cause de l’enfant ; elle voulait retourner au Küchelberg afin d’éclaircir les doutes qui la rongeaient. Cette solution me causa un amer chagrin, car je savais bien que notre retour dans le pays causerait bien du bruit et du scandale. Mais chaque jour le regard de Moïdi devenait plus égaré, et comme la fermière, qui se doutait de quelque chose, parlait de renvoyer ma sœur, il ne nous restait d’autre parti à prendre que de quitter la métairie et de suivre le rude chemin de la pénitence ; l’expiation allait commencer pour nous.

 

« Je ne vous fatiguerai pas, mon Révérend, du récit de nos souffrances pendant la route ; nous repassâmes par les endroits qui, six mois auparavant, semblaient sourire à notre bonheur ; et maintenant, la pauvre femme, dans chaque souffle de l’air, croyait entendre des voix qui la maudissaient. Si nous avions péché en devenant mari et femme sans demander la bénédiction de l’Église, nous en étions bien cruellement punis, moi surtout qui l’avais entraînée et devais répondre pour elle. Nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne, près du rocher qui, au printemps, avait été témoin de notre union. La croix n’y était plus. Une tempête l’avait sans doute renversée. Mais ce fut pour Moïdi un coup cruel. Elle pensait que la sainte image n’était qu’une illusion diabolique, au moyen de laquelle l’esprit des ténèbres nous avait précipités dans le crime. Elle tomba dans mes bras sans connaissance, et pendant plus d’une heure je m’efforçai inutilement de la rappeler à elle… »

 

André se tut, et l’on pouvait voir le frisson de la fièvre agiter ses membres au souvenir des angoisses qu’il avait ressenties dans ce moment terrible. L’ecclésiastique s’était levé, il parcourait la chambre à pas lents et puisait de plus en plus fréquemment dans sa tabatière d’écorce de bouleau. Il garda la dernière prise entre le pouce et l’index, et contempla longtemps une gravure, seul ornement de sa pauvre demeure, qui représentait la Madeleine dans le désert. Il ne se sentait pas le courage de se tourner vers le malheureux qui lui demandait protection, car l’affaire était grave, et il avait peu d’espoir de la mener à bonne fin.

 

– Où est-elle, à cette heure ? demanda-t-il enfin avec hésitation.

 

– Dans notre maison du Küchelberg. Nous sommes arrivés il y a deux heures au village de Tirol ; les paysans nous ont reconnus et nous ont montrés du doigt. La nouvelle de notre retour s’est vite répandue ; tandis que je descendais seul la Laubengasse, chacun se détournait de moi comme d’une bête venimeuse. Moïdi est là-haut, elle attend que je vous l’amène ; si vous n’avez aucune bonne parole à lui dire, tout est fini pour nous, le désespoir et la folie se montrent déjà dans ses regards, et sa pauvre intelligence ne tient plus qu’à un fil bien léger ; encore une secousse, et rien ne pourra la sauver, vous vous en apercevrez peut-être trop tard, mon Révérend.

 

Il se leva, comme pour engager l’ecclésiastique à prendre une décision ; celui-ci, néanmoins, demeurait silencieux devant la gravure, dont l’obscurité de la pièce, faiblement éclairée par la petite lampe, ne lui permettait guère cependant d’apercevoir les traits. La cloche de l’église, qui sonnait lentement huit heures, parut seule lui rappeler qu’il y avait péril à tarder davantage. Il se tourna vers André, lui fit signe qu’il allait revenir aussitôt, et emportant la lumière, il descendit l’escalier. Quelques minutes après, le digne vicaire revint tout essoufflé, tenant sous son bras une bouteille de vin paillet ; il était suivi de la servante qui apportait de nouveaux verres.

 

– Vois, dit-il à André qui le regardait d’un air impatient et préoccupé, c’est là le véritable consolateur ; avant de chercher à relever autrui, il convient de raffermir notre propre courage. Bois, mon pauvre enfant ; tu n’as pas oublié ce cru-là, j’en suis sûr ; depuis dix ans, il est devenu un peu sec, mais il n’est pas moins bon pour cela.

 

Le visage plus calme, il éleva la liqueur dorée à la hauteur de la lampe, pour en mieux admirer le limpide éclat, puis il choqua cordialement son verre contre celui de son pénitent.

 

Gaudete in Domino semper, reprit-il, car la vue de la généreuse boisson exerçait déjà sur lui son action réconfortante. Ainsi bois, mon ami, et nous remplirons après un flacon pour la malheureuse femme, car elle doit en avoir besoin.

 

André ne répondit rien ; le vicaire allait et venait dans la chambre, comme un général qui, sous la tente, médite le plan d’une bataille. De temps en temps, il avalait une copieuse gorgée de son vin favori, et chaque fois faisait retentir bruyamment le verre en le reposant sur la table. Quand la bouteille fut à demi vidée, il saisit le violon suspendu à la muraille et commença une vieille cantate italienne, brodée de nombreuses fioritures, qu’il avait invariablement coutume de jouer dans les jours mémorables ; ce morceau avait aussi l’approbation du chat, qui sauta sur la table en faisant entendre de joyeux ronrons, tourna autour de la lampe en regardant André avec ses grands yeux verts, comme pour l’engager à jouir aussi de cette belle musique. Mais l’impatience brûlait le sang du jeune homme, et s’il n’eût été retenu par le respect et par la conscience de sa faute, il aurait interrompu l’ecclésiastique pour lui rappeler que Maria comptait les minutes en attendant ses consolations.

 

Enfin l’ecclésiastique déposa son instrument, essuya son front avec le revers de sa manche, et endossa rapidement sa soutane. La servante arriva, versa rapidement le reste du Terlaner dans un petit flacon qu’elle remit à André, et les deux hommes sortirent ensemble. Le silence s’était fait dans la Laubengasse ; on n’entendait plus que les chants et les rires des journaliers italiens attablés dans le cabaret, rires entremêlés parfois d’imprécations et de querelles ; les veilleurs étaient assis auprès de leurs guérites, enveloppés dans leurs manteaux. Lorsqu’ils arrivèrent sur la place où s’élève l’église, le vicaire dit à son compagnon :

 

– Va en avant, mon fils ; j’ai à entretenir M. le Doyen d’une affaire pour laquelle ta présence est inutile. Je te rejoindrai dans une demi-heure ; rassure, en attendant, Maria, et annonce-lui de ma part que tout ira bien.

 

Il tendit à André sa main que celui-ci baisa respectueusement. Quand le jeune homme se fut éloigné, l’ecclésiastique s’arrêta quelques minutes devant la porte du presbytère avant de se résoudre à entrer. Mais le Terlaner lui vint en aide, et si son cœur battait en arrivant dans la chambre de son supérieur, c’était seulement à cause de la pente roide de l’escalier.

 

Ce qu’il dit au curé ce soir-là et ce qui lui fut répondu, personne n’a jamais pu le savoir. Seulement, lorsqu’il redescendit, un quart d’heure plus tard, son attitude avait bien changé. L’influence du Terlaner avait fait place à un extrême abattement, et il poussait de profonds soupirs, tout en gravissant la rue tortueuse, pour se rendre au Küchelberg. Une faible lueur s’échappait de la maisonnette ; le vicaire soupira plus profondément encore et fut tenté de retourner sur ses pas. Mais s’il ne pouvait secourir les pauvres jeunes gens, il voulait au moins ne pas les laisser seuls dans leur affliction ; il ouvrit donc sans frapper la petite porte basse et franchit le seuil.

 

Maria était assise sur le lit, dans la cuisine où la mère avait rendu le dernier soupir. André agenouillé devant le foyer, soufflait le feu afin de faire cuire la polenta. La jeune femme, silencieuse et en apparence insensible, gardait encore son manteau de voyage, comme si elle n’était pas dans sa propre demeure, et ne pouvait trouver nulle part ni repos ni patrie. Quand l’ecclésiastique s’approcha, elle parut vouloir rassembler ses souvenirs, fit un mouvement pour se lever, retomba sans force et cacha son visage dans ses mains, sans prononcer une parole.

 

– Maria, dit le Vicaire, est-ce que tu ne me reconnais pas ? Elle répondit par un signe de tête affirmatif.

 

– Ne veux-tu pas me regarder ? n’as-tu plus de confiance en moi ?

 

Elle restait toujours silencieuse, mais ses membres étaient agités d’un tremblement convulsif.

 

– André, reprit le prêtre, va dans la pièce voisine ; j’ai besoin d’être seul avec Moïdi.

 

Le jeune homme obéit aussitôt ; mais au lieu de se retirer dans la chambre, il sortit pour respirer plus librement ; il étouffait dans cette maison où il avait tant souffert.

 

– Maintenant, ma fille, continua l’ecclésiastique, prends courage, et écoute ce que j’ai à te dire. Vous avez, en effet, péché l’un et l’autre, et, si vous êtes rudement frappés, vous devez vous soumettre au châtiment que le Seigneur vous inflige. Mais votre faute n’est pas si grave que le pardon soit impossible, et, quant au doute qui te tourmente, il m’est permis, – le ciel en soit loué ! – il m’est permis d’en délivrer ton âme. Je te l’affirme sur mon salut éternel, André n’est pas le fils de ta mère ; l’Église, peut, en vous bénissant, faire de vous des époux chrétiens. Ainsi, console-toi, relève la tête et n’attriste plus André de tes folles terreurs ; elles ne servent qu’à envenimer le mal et sont inspirées par le mauvais esprit.

 

Il pensait que ces paroles allaient la calmer, et qu’enfin elle sortirait de sa torpeur ; mais elle demeura immobile comme si elle n’avait rien entendu. Il s’approcha d’elle plus près encore, et, avec une douce violence, écarta de son visage ses mains qui étaient froides et humides. Il vit alors que ses traits enfantins et doux avaient subi, dans l’espace de quelques mois, une altération profonde ; ses yeux étaient fermés, ses sourcils contractés par l’effet d’une lutte intérieure, ses lèvres à demi ouvertes, et ses joues d’une pâleur mortelle.

 

Pendant que le vicaire la contemplait avec compassion, une subite rougeur remplaça la blancheur mate de sa figure.

 

– Réponds-moi, Maria, je t’en prie. Je ne puis te venir en aide si j’ignore la cause de ton chagrin. Ne te suffit-il pas de savoir qu’André n’est pas ton frère ?

 

Elle secoua la tête et ouvrit les yeux d’un air hagard qui effraya le prêtre.

 

– Je sais bien qu’il l’est, répliqua-t-elle d’une voix sourde. La mère est sortie de son tombeau pour le dire. Elle nous trompait, quand elle parlait de s’adresser au tribunal, à l’empereur même ; mais on ne trompe pas le Seigneur. Vous prétendez qu’André n’est pas mon frère ! Mais alors, où donc est sa mère ? Comment ne se montre-t-elle pas aujourd’hui qu’il est malheureux ? Non, non, personne ne peut nous secourir, personne ne nous unira que la mort. Maintenant, laissez-moi ; que venez-vous faire ici ? Je voudrais seulement que l’enfant…

 

Elle s’arrêta et se mit à trembler de nouveau. Tout à coup, frappée d’une idée subite :

 

– Est-il vrai, dit-elle avec un rire effrayant, que je doive aller à l’église pour recevoir votre bénédiction ? S’il en est ainsi, la fête sera belle, vous verrez. Quand vous élèverez la voix pour demander si personne ne connaît d’empêchement au mariage d’André avec Moïdi, la mère apparaîtra devant le grand autel et déclarera, en se moquant, qu’elle vous a trompé et que vous ne devez pas nous unir. Oh ! cela arrivera, je le sais bien.

 

– Maria, répondit l’ecclésiastique d’un ton d’autorité, tu n’es qu’une enfant ignorante, et tout ce que tu débites là est une illusion du malin esprit pour t’entraîner à des péchés plus grands encore. Je connais le père et la mère d’André, et je te les nommerais si cela ne m’était pas défendu par ceux à qui je dois obéissance.

 

Elle fixa sur lui ses yeux dilatés par l’émotion, et remua les lèvres sans parvenir à prononcer une parole. Mais on lisait sur son visage une supplication si douloureuse qu’il se sentit profondément troublé et détourna la tête pour ne pas fléchir. La jeune femme fit entendre un éclat de rire plein d’amertume et de dédain.

 

– Vous voyez bien, s’écria-t-elle, vous n’osez pas me regarder en face. André vous aura supplié de me dire ces mensonges, il voudrait tant me voir heureuse comme autrefois ! Mais personne ne saurait nous venir en aide. Si vous connaissiez ses parents, vous iriez les trouver et vous leur diriez qu’on nous montre du doigt, que nous sommes malheureux et désespérés. Vous ne pouvez pas faire cela, je le sais, car je connais, moi, la mère d’André, elle m’a parlé en rêve, et l’on ne me trompera pas…

 

Le vicaire vit bien que tout raisonnement serait superflu.

 

– Écoute, dit-il, je n’ai pas le courage de te laisser plus longtemps dans un si misérable état. Je vais t’apprendre ce que je sais, ce qui est vrai, aussi vrai qu’il y a dans le ciel un Dieu miséricordieux. Mais jure-moi d’abord de ne répéter mes paroles à personne, à André moins qu’à tout autre ; car en te confiant ce secret, je manque à mon devoir, à mon obéissance ecclésiastique ; mais si je me taisais, ton esprit qui est profondément troublé, deviendrait plus malade encore. Veux-tu me promettre par le saint sacrement, de garder sur cette révélation, un silence absolu ?

 

Elle fit trois fois un signe de tête affirmatif, et ses yeux s’éclairèrent pour la première fois d’une faible lueur d’espérance.

 

– André n’a aucun besoin d’une telle confidence, continua le prêtre, sa conscience n’est pas troublée, il te conduira sans crainte à l’église. Et sa mère aussi sera présente à votre mariage, elle implorera en silence sur vos têtes la bénédiction céleste ; mais ce ne sera pas le spectre de Maria Ingram, ce sera – et il se pencha tout près de son oreille – la tante de Rosine, Anna Hirzer, qui a tenu André sur les fonts du baptême ; c’est elle, mon enfant, qui priera pour vous, et qui, certes, ne s’opposera pas à votre union.

 

Il avait murmuré ces paroles à la hâte, comme effrayé du son de sa propre voix. Moïdi resta silencieuse et le regard fixe ; on eût dit que la révélation de ce secret ne faisait aucune impression sur elle.

 

– Puisque je t’en ai tant appris, ma fille, continua le vicaire, il faut que tu saches aussi comment les choses sont arrivées ; sans quoi tu ne croirais peut-être pas à ma parole. Tu te souviens que ta mère rapporta le petit André après un séjour de plusieurs mois qu’elle fit dans un chalet sur la montagne ; c’était là qu’Anna Hirzer l’avait mis au monde. Un an auparavant, un officier, blessé dans une campagne contre Napoléon, avait quitté l’Allemagne pour se rendre à Innsbrück, et de là au village de Tirol, dont l’air pur devait, pensait-il, achever sa guérison. Il rencontrait souvent la tante Anna dans la rue ; il lui parla et parvint à lui plaire, car c’était une nature vive, chevaleresque, et de plus il n’abandonnait pas aisément ce qu’il avait une fois résolu, exactement comme André dès son enfance. Mais cette liaison avait un côté dangereux, – l’étranger… Tu m’écoutes, Maria ? demanda-t-il en voyant la tranquillité singulière de la jeune femme.

 

Elle fit signe que oui, puis elle leva les deux mains d’un air suppliant comme pour le prier de continuer son récit.

 

– Cet officier du reste était brave, noble et riche ; il voulait épouser celle qu’il aimait ; malheureusement il appartenait à la religion luthérienne, il refusait d’entendre parler de notre sainte Église, et la tante Anna pleurait nuit et jour, en pensant qu’il serait damné. Voyant que ses larmes et ses prières ne pouvaient le fléchir, elle alla trouver son confesseur qui lui donna le conseil d’offrir à Dieu le sacrifice de son amour et de se dérober par la fuite à son séducteur. Elle a l’âme naturellement droite et pure, aussi quitta-t-elle Innsbrück dans le plus grand secret, et quand l’étranger apprit son départ, elle était déjà chez son frère au château de Goyen. Joseph approuva beaucoup sa conduite, car, tu le sais, les Hirzer ont été de tout temps pleins de zèle pour la foi, et le vieil Aloys avait coutume de dire qu’il aimerait mieux se couper la main droite que de laisser un membre de sa famille se perdre avec les hérétiques et les ennemis du Christ. Mais les forces d’Anna ne répondaient pas à son courage ; au bout de quelques jours, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, mangeait à peine, errait silencieusement dans la vieille maison, et je pensais qu’elle allait s’éteindre comme une lampe sans huile. Dieu sait ce que j’aurais donné pour que les pauvres gens puissent être unis ; j’en parlais avec M. le Doyen, mais l’étranger voulait que ses enfants fussent luthériens, on ne devait pas sacrifier le salut de ces innocents petits êtres, et Anna elle-même reconnut la nécessité de rompre pour toujours. Une semaine environ se passa ainsi. Un matin, Joseph arrive, rouge de fureur et d’indignation ; il m’apprend que l’hérétique maudit a découvert la retraite d’Anna et qu’il habite dans le voisinage le manoir de Trautmannsdorf, dont le seigneur est un de ses amis. Qu’allait-il se passer ? Je retourne chez M. le Doyen, je vais chez Anna, je vais chez l’officier.

 

« Toute ma vie, je me rappellerai ces jours de fatigue et d’angoisse. Nous donnions à chacun nos soins, nos consolations et nos conseils, et j’espérais presque, d’après l’accueil respectueux de l’étranger, que nous ramènerions à l’Église cette brebis égarée. Hélas ! je me trompais grandement. Cet homme audacieux et hautain sut pénétrer au château de Goyen et malgré la vigilance de Joseph, il revit sa fiancée. Leurs entrevues demeurèrent secrètes pendant près d’un mois ; mais un matin, comme l’étranger voulait profiter des dernières ombres de la nuit pour se retirer et qu’il descendait par la fenêtre, s’aidant des rameaux épais d’un pin qui s’élevait près de la muraille, Hirzer, levé plus tôt que de coutume, l’aperçut et comprit tout. Une lutte sauvage s’engagea entre eux ; de sa fenêtre, la tante Anna dut voir son frère terrasser son amant et le fouler aux pieds dans un transport de rage. L’étranger avait, en tombant, heurté contre une pierre et s’était blessé si grièvement, qu’il eut bien de la peine, quand vint le jour, à se traîner jusqu’au village de Trautmann. Il s’évanouit en arrivant chez le comte ; quand il eut repris ses sens, il voulut être conduit à Venise, et trois semaines ne s’étaient pas écoulées, que l’on reçut la nouvelle de sa mort.

 

Le vicaire garda quelques instants le silence, puisa dans sa tabatière de bouleau une large prise de tabac et reprit comme en se parlant à lui-même :

 

– Paix soit à son âme ! c’était un hardi cavalier, un noble caractère, beau de taille et de visage. André lui ressemble ; il est seulement un peu plus petit et il a les yeux de sa mère. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il y ait entre les hommes une telle diversité de croyance ! Pourquoi les uns naissent-ils dans l’erreur, tandis que les autres jouissent des lumières et des bienfaits de la vraie religion ? Mais les choses sont ainsi, et les hommes dont la vue est si courte, doivent se soumettre sans murmure. On me chargea de porter à Anna la lettre de Venise, et ce fut une triste démarche, je t’assure, ma fille. Aucune mauvaise parole ne fut échangée néanmoins entre le frère et la sœur ; tous deux étaient coupables, tous deux avaient besoin de pardon. Lorsque l’été arriva, la tante Anna dit qu’elle allait partir pour Botzen, mais elle se rendit secrètement au chalet, près de ta mère, et à l’exception de nous cinq, personne n’a jamais su ce qui était arrivé. Personne à Trautmannsdorf ne découvrit jamais le nom de la jeune fille que l’étranger avait été voir pendant cette nuit fatale. Quand Maria Ingram ramena l’enfant avec elle à la maison du Küchelberg, Anna fit son testament ; elle légua la moitié de son bien à notre église, l’autre à celle d’Innsbrück, où elle avait pour la première fois rencontré son fiancé, et où l’on dit chaque année un grand nombre de messes pour le repos de son âme. Voilà, mon enfant, ce que j’avais à t’apprendre ; mais comme on ne saurait rien changer à ce qui est passé, il vaut mieux aujourd’hui ne pas réveiller ces tristes souvenirs. André ne peut d’ailleurs avoir la pensée d’attaquer le testament, et de priver son père des prières de l’Église ; il est donc préférable qu’il ne connaisse rien de cette histoire. Tu te rappelleras, mon enfant, que tu m’as promis le secret. Maintenant, aie bon courage, la sainte Mère de Dieu priera pour vous, et vous obtiendrez, après tant d’épreuves, le pardon de vos péchés, une vie paisible et agréable au Seigneur. Amen !

 

Il avait prononcé ces dernières paroles d’une voix plus haute et d’un ton solennel ; il attendait que la jeune femme lui adressât une question ou lui fît des excuses. Mais elle demeurait complètement immobile, les yeux fermés, la tête appuyée contre la muraille, les mains croisées sur son sein. L’expression de douleur et de sombre désespoir qui contractait son visage quelques instants auparavant, avait disparu, ses blonds cheveux se jouaient sur son front éclairci, un souffle paisible s’échappait de sa poitrine. Bientôt, sa tête alourdie s’inclina sur son épaule, et ses mains entrelacées retombèrent sur ses genoux. Le récit du vicaire, en dissipant ses angoisses, avait bercé la pauvre enfant comme un chant de nourrice, et pour la première fois, depuis bien des jours de fatigue et de maladie, elle goûtait un sommeil réparateur.

 

L’ecclésiastique se leva désappointé ; il n’avait pas prévu que ses paroles produiraient un tel effet, il ne lui vint pas à l’esprit que ce repos sauvait la raison de Maria ; une seule crainte le préoccupait : il avait confié son secret à une pauvre créature incapable d’en comprendre l’importance, et il ne lui avait même pas fait jurer de se taire, il s’était contenté d’un signe de tête et d’un vague regard, indice du trouble de son intelligence. Mais s’il avait commis une faute, le mal était irréparable, et pour cette nuit du moins, puisqu’elle dormait, il n’y avait à craindre aucun malheur. « Nous aviserons demain ; à chaque jour suffit sa peine », se dit le bon vicaire.

 

Il sortit doucement et franchit le seuil. André était assis sur le banc devant la porte ; mais il ne se leva pas quand le prêtre passa près de lui. Sachant sa pauvre femme sous la protection de cet ami dévoué, il avait cessé de lutter contre l’épuisement et la fatigue, et le sommeil, doux médecin de la jeunesse, s’était emparé de ses sens.

 

Une scène bien différente se passait à la même heure au château de Goyen.

 

Un jeune homme du village de Tirol, qui avait autrefois fait la cour à Moïdi, était venu trouver Franz assez tard dans la soirée ; il lui avait appris le retour des deux fugitifs, les liens qui paraissaient les unir et que la situation de la jeune fille rendait assez visibles. « Chacun, avait-il ajouté, était saisi d’indignation, on s’écriait que l’autorité ecclésiastique devait faire prompte justice et purger le pays, par l’exil ou par la mort, des monstres qui le souillaient. »

 

Franz était justement dans un accès d’humeur noire ; il avait eu une querelle avec la riche veuve, sa fiancée, et il saisit avidement l’occasion de décharger sa colère. Il entra dans la chambre où son père, assis devant une table, lisait tranquillement la gazette en buvant un verre de vin ; auprès de lui Rosine et Anna s’occupaient à filer. Franz leur raconta l’histoire des voyageurs en l’ornant des épithètes les plus énergiques, et il eut la satisfaction de voir sa tante devenir pâle comme la mort, tandis que Rosel, tremblante, laissait tomber ses bras d’étonnement et d’effroi. Elles avaient toujours pris la défense d’André ; mais que pouvaient-elles dire maintenant ? Il était perdu, perdu de la manière la plus honteuse et la plus misérable. Il leur souhaita le bonsoir d’une voix railleuse, ferma la porte derrière lui et descendit par un étroit sentier jusqu’à la ville, où il se proposait de passer la nuit et de tout disposer pour mettre à exécution ses projets de vengeance.

 

Restés seuls, les trois hôtes de Goyen demeurèrent silencieux au moins pendant un quart d’heure ; la tante Anna s’était promptement remise, elle paraissait prier avec ferveur ; Rosel, incapable de penser, regardait son père qui tenait toujours ses yeux fixés sur le journal et aspirait avec énergie la fumée de sa pipe. Enfin il se leva, secoua soigneusement les cendres du tabac et donna l’ordre à sa fille de se retirer. Quand elle fut partie, il s’avança tout près d’Anna :

 

– Laisse là ta prière ; c’est un pauvre moyen de surmonter les obstacles que le diable met sur notre route. Tu as entendu que ce vagabond – je ne puis l’appeler autrement – est revenu dans le pays ; peut-être se doute-t-il de quelque chose au sujet de ses parents et veut-il faire un esclandre pour nous forcer à le tirer d’embarras. Mais, je te le répète, il ne franchira pas le seuil de la maison, ni lui, ni son effrontée de Moïdi. Je n’aurai pas mené quarante ans une vie honorable pour voir, sur mes vieux jours, un misérable enfant trouvé, le fils d’un hérétique, couvrir de honte notre famille. Je ne veux pas que la sœur de Joseph Hirzer passe par la langue des médisants ; si tes prières, si ta sainteté n’avaient servi qu’à te rendre au bout de vingt ans l’objet de la risée publique, il aurait mieux valu…

 

Il s’arrêta, et retint la malédiction qui était sur ses lèvres, car il venait de rencontrer le regard de sa sœur, et l’attitude calme et fière d’Anna lui imposait involontairement le respect.

 

– En voilà assez, continua-t-il d’un ton radouci, je n’ai pas besoin de t’en dire davantage ; tu sais aussi bien que moi ce qui arriverait si tu manquais de jugement et de fermeté. Demain de bonne heure, je ferai atteler le cheval et je te conduirai à Lana auprès de notre cousin ; il y a foire dans le pays, tu y resteras jusqu’à ce que l’air de Goyen soit devenu meilleur ; je pense que ce ne sera pas long. Je mettrai, s’il le faut, la main à la poche et je lui offrirai une somme ronde à la condition qu’il s’éloigne pour toujours. On pourrait aussi acheter la maison et les terres du Küchelberg, on lui donnerait la fille par-dessus le marché ; de cette façon nous serions débarrassés de lui, et nous n’aurions aucun reproche à nous faire. J’y réfléchirai. La matinée suffit pour notre voyage ; à midi je serai de retour, et je m’entendrai avec le vicaire ; car c’est lui, je crois, qui a le plus d’empire sur ce tapageur sans cervelle. Mais si tu t’opposes à ma volonté, je t’en préviens, ma sœur, tu t’en repentiras. Je ne te donnerai pas un kreutzer de ton héritage, je plaiderai plutôt jusqu’au tombeau ; dans toutes les occasions tu trouveras en moi un ennemi. Tu es avertie maintenant, sois donc raisonnable ; ne me parle plus de cette affaire et ne cherche ni ruse ni détour, ce serait peine perdue.

 

Il sortit sans attendre sa réponse, mais elle l’entendit descendre à la cave ; sans doute, malgré l’assurance qu’il avait montrée, l’excitation du vin lui était encore nécessaire pour fortifier sa résolution. Rosine rentra et vit sa tante les yeux remplis de larmes.

 

– Viens avec moi dans ma chambre, lui dit Anna, j’ai à te parler.

 

Elle se leva d’un air calme ; sa main ne tremblait pas en tenant la lumière pour traverser le vestibule. Pendant que Joseph lui faisait connaître son impitoyable volonté, elle avait, elle aussi, pris une décision irrévocable. Le sang des Hirzer coulait dans ses veines, et son frère le savait bien, aussi pressentait-il une révolte. Le regard d’Anna l’avait profondément troublé ; il n’avait jamais lu dans ses yeux cette expression fière, triste, presque menaçante, jamais depuis le jour où il avait paru devant elle après sa lutte sanglante avec l’étranger.

 

Le vin chassa de son esprit ses sombres pensées. Quand, le lendemain, les cloches de Méran sonnèrent la première messe, le maître du château de Goyen était encore plongé dans un sommeil profond ; aussi n’entendit-il pas les aboiements du chien de garde, et le bruit de sa chaîne, que secouaient ses bonds joyeux. Le fidèle animal avait reconnu les deux femmes qui, enveloppées de leurs vêtements d’hiver, descendaient en silence l’escalier de bois, et disparaissaient bientôt au milieu des brumes du matin.

 

Elles avaient veillé pendant la nuit entière et vu poindre le jour. Anna venait de raconter à sa nièce la mélancolique histoire dont la jeune fille avait un vague pressentiment, d’après quelques paroles échappées à son père pendant l’ivresse. Les cachettes les plus mystérieuses de la grande armoire avaient été ouvertes ; des lettres d’amour, un petit portrait, quelques présents pieusement conservés, furent alors, pour la première fois, étalés devant d’autres yeux que ceux qui avaient répandu tant de larmes en les contemplant. Mais, cette nuit-là, un éclat extraordinaire les animait : le visage de la tante Anna semblait rajeuni, ses joues s’étaient colorées, et elle marchait d’un pas si rapide que Rosine avait peine à la suivre.

 

Un brouillard épais s’étendait sur la vallée, enveloppait le Küchelberg et les pics aigus des montagnes voisines ; on entendait le bouillonnement de la Passer qui se précipitait en mugissant sur son lit rocailleux ; de temps en temps, sur les chemins qui menaient à l’église, les deux femmes entendaient, sans les voir, plusieurs paysans s’entretenir avec animation ; au milieu de leurs paroles revenait sans cesse un nom qui faisait battre le cœur d’Anna Hirzer et de sa nièce. Comme elles approchaient de l’église, un groupe d’hommes les salua respectueusement et s’ouvrit pour leur livrer passage. Mais elles ne se dirigèrent pas, comme à l’ordinaire, vers la porte du temple, où une foule nombreuse était déjà réunie ; chacun les vit avec étonnement tourner vers la droite et prendre les sentiers escarpés qui conduisent au Küchelberg. Qu’allait chercher Anna, la pieuse fille, dans ce lieu maudit ? Que dirait-elle au couple égaré ? Voulait-elle protéger, par sa sainteté, les pauvres pécheurs, ou bien lancer elle-même contre eux l’arrêt de réprobation ?

 

Voilà ce que les paysans se disaient les uns aux autres, mais Anna ne s’inquiétait ni de leurs chuchotements, ni de leur nombre ; elle ne remarquait pas que les routes, solitaires d’habitude, étaient ce jour-là pleines de monde ; à peine répondait-elle par un léger mouvement de tête aux saluts qu’on lui adressait. Elle gravissait le chemin raboteux comme si, dégagée des liens du corps, insensible aux paroles humaines, elle eût acquis en même temps la force de surmonter tous les obstacles terrestres. Derrière elle venait Rosine, dont le calme et doux visage était aujourd’hui si pâle, que les femmes se la montraient du doigt, d’un air de compassion. Elles ne prirent pas le temps de se reposer à mi-chemin, sur le banc adossé aux rochers ; elles semblaient poussées par le pressentiment qu’il n’y avait pas une minute à perdre.

 

Et en effet, pendant la nuit, la haine et la vengeance avaient accompli leur œuvre de ténèbres et amoncelé sur la petite maison une redoutable tempête.

 

Un peu après minuit, André, réveillé par le froid, entra doucement dans la chambre, et voyant que la pauvre Maria dormait d’un sommeil paisible, il s’étendit devant le foyer pour prendre encore quelques heures de repos. Dès les premières lueurs de l’aube, il entendit avec inquiétude un bruit de voix devant la fenêtre, et aperçut des ombres confuses qui semblaient épier ce qui se passait dans l’intérieur. Il avait heureusement fermé la porte au verrou ; il s’approcha de la serrure, prêta l’oreille et en entendit assez pour ne conserver aucun doute sur le danger qui le menaçait. Il jeta au-dehors un regard furtif, et la scène qu’il découvrit, au milieu du brouillard froid et triste comme un linceul, lui fit dresser les cheveux sur la tête.

 

La moitié de la population des villages de Tirol, de Gratsch et d’Algund, qu’il avait traversés, la veille, dans un état si misérable, s’était rassemblée autour de la maison, sans songer à la messe du dimanche qui allait bientôt sonner. Dans quel but ces hommes entouraient-ils la petite métairie ? Aucun d’eux peut-être ne le savait bien clairement, mais tous pensaient que les coupables avaient mérité une punition terrible. Le sentiment d’intérêt et de compassion que Moïdi aurait inspiré peut-être, était complètement étouffé par la malveillance universelle qui s’attachait au taciturne et fier André. Aussi n’entendait-on dans les groupes de curieux que des paroles sinistres, et ne voyait-on que des visages animés par la colère. Les habitants de Méran étaient venus en grand nombre ; parmi eux les tuniques blanches, qui n’avaient pas oublié l’aventure de leur camarade, ne se montraient pas les moins hostiles. À mesure que la cloche de l’église appelait les fidèles à l’office divin, les paysans des villages de la Passer gravissaient en foule les sentiers escarpés de la montagne, car, de mémoire d’homme, nul n’avait été témoin d’un scandale aussi monstrueux.

 

Les murmures et le tumulte augmentaient toujours, mêles à la grande voix du clocher qui semblait, elle aussi, accuser les pécheurs. Alors un homme, dont les traits avaient une hideuse expression de fureur sauvage, s’élança hors des groupes en criant :

 

– Qu’on mette le feu à la porte ! je saurai bien le faire sortir de sa tanière, le scélérat ! le misérable ! Je veux le traîner moi-même sur la place ; là, nous le mettrons en pièces ; il sera écartelé par quatre chevaux et nous jetterons ses membres dans la Passer ; je l’ai juré, moi, Franz Hirzer ! c’est le seul supplice qui convienne à ce chien, à ce fils de Satan, et je ne conseille à personne de s’y opposer.

 

Pendant ce discours, la foule était restée muette et immobile ; tous les regards se dirigeaient du côté de Franz qui s’avançait vers la maison, accompagné des camarades avec lesquels il avait passé la nuit à boire et à fumer. Il était sans chapeau, son visage enluminé portait encore les traces de l’orgie, mais ni sa démarche, ni son accent n’annonçaient l’ivresse ; la jalousie, la haine, l’orgueil de jouer un rôle important, l’avaient complètement dégrisé.

 

Le prisonnier entendit ces paroles furieuses, il entendit les acclamations qui répondirent à Franz Hirzer, l’encourageant à se faire l’exécuteur de la justice du peuple. Le tumulte de la foule se rapprochait, André sentit un frisson mortel parcourir ses membres ; peu lui importait sa propre vie, elle lui était devenue odieuse dès sa jeunesse, mais comment sauverait-il la pauvre créature qui reposait si paisiblement sous sa garde ? La verrait-il subir, à cause de lui, un martyre terrible ? Devait-il essayer de s’offrir seul en sacrifice et prendre sur lui toute la faute ? Mais qui l’écouterait ? qui voudrait le croire ? Cependant, il fallait prendre un parti, car le bruit et l’agitation croissaient de minute en minute. En ce moment son ancien compagnon, le garde-vignes Kobel, tenta de s’interposer en sa faveur ; il fallait, disait-il, attendre la décision de l’autorité, appeler M. le Doyen ou le Vicaire de dix heures qui avait confessé Maria Ingram sur son lit de mort ; peut-être pourrait-il donner des détails sur cette triste affaire ; dans tous les cas, nul n’avait le droit de s’ériger en juge. Il fut interrompu par les imprécations de la multitude, au milieu desquelles on distinguait les clameurs des soldats, les paroles conciliatrices de quelques vieillards, les lamentations et les cris des femmes.

 

André se croyait perdu. Il se demandait s’il n’éveillerait pas Moïdi, s’il ne saisirait pas sa carabine pour la tuer et se tuer ensuite lui-même, afin d’éviter une mort plus cruelle, quand tout à coup un grand calme se fit au-dehors ; plusieurs voix s’élevèrent pour demander le silence ; Franz seul continuait ses vociférations, mais il se tut bientôt, et le prisonnier entendit la tante Anna qui, d’un accent doux et ferme, disait à son neveu :

 

– Tu devrais avoir honte, Franz, de blasphémer et de maudire en ce saint jour de dimanche. C’est toi qui as excité ce tumulte et entraîné tes compagnons, dont aucun peut-être ne savait ce qu’il venait faire en arrivant ici. Retourne à la maison sur-le-champ, va mettre d’autres habits, puis reviens à l’église supplier à genoux notre Sauveur de ne pas punir plus sévèrement tes fautes que celles d’André et de Maria. Tu veux être leur juge, toi, misérable créature, et tu n’es qu’un pécheur ignorant, comme nous le sommes tous. Allons, poursuivit-elle d’une voix plus haute, ne reste pas davantage, et vous qui êtes rassemblés ici, regagnez aussi vos demeures. Moi seule, j’ai le droit de frapper à cette porte ; car, sachez-le tous, là se trouve mon fils, mon fils bien-aimé que j’ai enfanté dans la douleur et que j’ai remis pendant de longues années en des mains étrangères ; j’ai consenti à cela parce que j’étais faible et que je redoutais l’opinion du monde, mais maintenant je le déclare en présence de Dieu le Père, de notre Sauveur Jésus et du Saint-Esprit, en face de tous ceux qui m’écoutent, il est mon fils. Avant donc de l’accuser, commencez par m’accuser moi-même ; s’il est tombé dans la honte et le péché, c’est moi qui suis coupable ; je ne l’ai pas conduit par la main comme une mère doit conduire son enfant, je l’ai livré à une autre femme qui ne pouvait l’aimer. À présent que vous savez ces choses, descendez à l’église et priez pour une pauvre pécheresse, pour celle que vous avez honorée pendant si longtemps, et qui sera la dernière, la plus misérable des créatures, si Dieu ne prend en pitié son repentir et ses souffrances.

 

Quand elle eut achevé ces paroles, la foule demeura silencieuse, étonnée ; Franz, interdit, se retira lentement, et Anna s’avança vers la porte de la maison qui s’ouvrit aussitôt. André, debout sur le seuil, se croyait le jouet d’un rêve ; mais il vit le visage de sa mère inondé de larmes, il vit ses genoux chanceler, alors il se précipita pour la soutenir et l’étreignit avec amour dans ses bras. Les paysans se dispersaient sans bruit, les femmes s’essuyaient les yeux avec leur mouchoir, les hommes émus reprenaient en silence la route de Méran ; beaucoup demeuraient en arrière pour regarder par la porte entrouverte la scène qui allait se passer dans l’intérieur de la maison.

 

Peu d’instants après, André, sa mère et Maria reparaissaient, se tenant par la main. Une sérénité tranquille se lisait sur leurs traits transfigurés par le bonheur ; quand Moïdi aperçut Rosine, elle quitta un moment Anna pour se jeter au cou de sa fidèle amie ; puis ces quatre personnes, si étroitement unies l’une à l’autre, traversèrent les groupes immobiles et prirent la route qui conduisait à l’église.

 

La grande nouvelle les avait précédés ; dans les rues, à toutes les fenêtres, on voyait des bourgeois, des vignerons, des artisans attendre le passage d’Anna Hirzer, de celle qu’ils avaient crue sainte et qui aujourd’hui montrait son fils à la ville entière, se déclarant elle-même une pécheresse indigne de la miséricorde divine.

 

Ce matin-là même, à la messe de dix heures, l’humble pénitente s’agenouillait près du chœur, sur les froides dalles ; le prêtre l’aperçut de l’autel, sa voix trembla en prononçant les premières prières, mais bientôt elle retentit pleine et joyeuse dans la vaste nef, et quand l’orgue se fit entendre, il leva ses regards vers le ciel, invoquant avec ferveur les bénédictions d’en haut sur la tête d’Anna et sur celle des deux jeunes gens qui se tenaient à ses côtés.

 

RÉSURRECTION

 

I

Au sud du Tyrol, à l’endroit où le lac de Garde prolonge jusque dans les montagnes ses rives pittoresques, un vieux château se dresse fièrement sur une pointe de rocher, pareil à un nid de mouettes accroché à un écueil ; il est si favorablement situé à l’endroit où la vallée tourne et se rétrécit, qu’une poignée d’hommes résolus pourraient, avec quelques bouches à feu, le défendre contre une armée entière. Les antiques murs crénelés, qui s’élèvent à une hauteur considérable, portent encore la trace des blessures qu’ils ont reçues dans maint combat dont le souvenir s’est depuis longtemps effacé de la mémoire des habitants. On ignore même le nom de la famille baronniale qui habitait autrefois ces lieux, et si un étranger avait, il y a trente ans, cherché quelques renseignements dans les maisonnettes éparses au fond du vallon sous les noyers et les châtaigniers, il n’aurait pu rien apprendre sur la mystérieuse demeure, sinon qu’on la nommait « la Citadelle » et qu’elle appartenait à un marquis dont on ignorait le nom.

 

La Lombardie était alors, comme chacun sait, province autrichienne ; bien peu de gens, même parmi les plus ardents patriotes italiens, s’attendaient à voir ce riche fleuron se détacher aussi promptement de la couronne des Habsbourg. Ce n’est pas cependant, que, dans les districts des frontières, les deux races eussent fait alliance et fraternisé. Une méfiance inhospitalière, parfois même une hostilité ouverte, était tout l’accueil auquel dût s’attendre un voyageur allemand, appelé par ses affaires dans les vallées du lac de Garde, et il ne se passait guère d’années sans que des meurtres, dont la justice impériale ne parvenait jamais à découvrir les auteurs, vinssent ensanglanter ces belles régions.

 

On ne s’étonnera donc pas de la froideur silencieuse que gardaient l’un vers l’autre les deux hommes qui, par un chaud après-midi du mois d’août, gravissaient ensemble la route mal entretenue de la Citadelle. Cependant, le jeune homme auquel le paysan italien servait de guide avait échangé à Riva son uniforme de capitaine autrichien contre un habit bourgeois et un chapeau de paille à larges bords. Il parlait en outre la langue du pays aussi couramment que s’il eût été baptisé dans les eaux du lac. Mais, en dépit de lui-même, sa démarche avait quelque chose de martial qui décelait l’officier, et les vêtements qu’il avait pris semblaient, aux yeux défiants de son compagnon, trahir de secrets et dangereux desseins. Le jeune Allemand ne parvint à tirer de son guide taciturne que les détails qui lui avaient déjà été donnés au village : depuis deux ans, un étranger, un marquis habitait la Citadelle avec un petit nombre de serviteurs ; il était fort misanthrope et ne voyait personne, à l’exception du religieux qui, chaque dimanche, descendait du monastère situé au sommet de la montagne, pour dire la messe dans la chapelle du manoir. Quant à la route que suivait notre voyageur, elle était seulement foulée à de rares intervalles, par les voitures qui, tous les quinze jours ou tous les mois, apportaient au château les approvisionnements nécessaires. L’officier s’informa du caractère du marquis, demanda s’il était bienfaisant, comment il traitait ses domestiques, etc. Il ne put rien apprendre, sinon que le nouveau propriétaire de la Citadelle distribuait aux paysans le gibier qu’il tuait sur la montagne.

 

Voyant que son compagnon était décidé à n’en pas dire davantage, l’étranger cessa de lui adresser aucune question ; il marchait le long du chemin sillonné d’ornières profondes, réfléchissant aux conséquences probables de la démarche qu’il allait faire. Quoiqu’il fût jeune, il avait trop souvent affronté le danger pour manquer d’énergie virile ; cependant, à mesure qu’il approchait du but de son voyage, il ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude, d’une impatience anxieuse. Le château avait un aspect sombre et menaçant ; ses rares fenêtres étaient fermées par d’épais volets, comme si les habitants eussent voulu rompre avec le monde extérieur ; ses tourelles, garnies de créneaux, ombragées de châtaigniers touffus, semblaient se cacher pour épier d’un œil soupçonneux la campagne voisine ; enfin, ce qui ajoutait encore à l’étrangeté lugubre de cette scène, trois antiques cyprès étendaient leurs rameaux funèbres de chaque côté de la porte principale, et donnaient au noir édifice l’air d’un mausolée.

 

Quand le voyageur eut gravi les derniers escarpements qui conduisaient à la Citadelle, le crépuscule était déjà venu et les oiseaux de nuit commençaient à décrire leurs cercles fantastiques. L’officier jeta son cigare qui s’était depuis longtemps éteint sans qu’il s’en fût aperçu, puis il s’avança vers la porte massive. Mais il dut frapper à plusieurs reprises avant qu’on parût l’entendre. Un volet de bois, placé devant une sorte de meurtrière, s’ouvrit comme à regret et laissa voir un visage à l’expression peu bienveillante. Les traits annonçaient encore la jeunesse, mais ils étaient horriblement défigurés par la petite vérole ; la maladie ou peut-être une blessure, avait enlevé l’un des yeux, dont l’orbite rouge, enflammée, disparaissait à demi sous une touffe de poils noirs. La souffrance et une sorte de colère sourde contre le destin donnaient à la physionomie quelque chose de sinistre. D’un ton bref et rude :

 

– Que demandez-vous ? dit l’homme ; le château n’est pas une auberge.

 

– Puis-je parler au marquis ? demanda sèchement le visiteur, blessé de la brutalité du cerbère.

 

– Non, répondit le borgne.

 

Et il allait refermer le volet, quand deux mots, murmurés par le guide de façon à n’être pas compris de l’officier, changèrent tout à coup sa résolution. Il demanda le nom du jeune homme, et dix minutes après, la lourde porte tournait sur ses gonds.

 

– Monsieur le marquis recevra Monsieur le capitaine, dit d’un air renfrogné le gardien de la Citadelle. Toi, reste dehors, ajouta-t-il en s’adressant au paysan.

 

– Et les bagages ? demanda celui-ci, qui avait provisoirement déposé sur le pont-levis la valise du voyageur.

 

– Apporte-les dans la cour, reprit l’officier, tu viendras ensuite m’attendre à l’entrée du château.

 

Il trouvait étrange qu’on défendît au guide de le suivre, mais cet homme ne lui inspirait pas assez de confiance pour qu’il laissât les effets à sa garde.

 

Précédé du borgne, qui avait refermé soigneusement les verrous, il traversa la cour solitaire où ses pas réveillaient des échos mélancoliques.

 

L’ombre des hauts créneaux cachait les derniers rayons du jour ; le ciel même était voilé par un large platane dont les rameaux touffus formaient une sombre voûte au-dessus d’un puits. D’innombrables oiseaux, tirés de leur sommeil par le bruit insolite qu’ils avaient entendu, voletaient effarés autour des deux hommes. Parvenu à l’extrémité de la cour, l’officier aperçut une antique grille de fer qui fermait un petit jardin, où croissaient pêle-mêle des roses et des cyprès, mais cette porte n’avait pas été ouverte depuis bien longtemps, car un figuier étendait ses branches chargées de fruits le long des barreaux, ainsi transformés en espalier.

 

Une porte basse donnait accès dans l’intérieur de la maison ; l’étranger s’attendait à y trouver partout le désordre et le délabrement ; il fut surpris de voir les marches de l’escalier balayées avec soin ; les pièces, quoique fort simples, étaient confortables ; les vitres des fenêtres, d’une irréprochable netteté, disparaissaient à demi derrière des tentures de soie aux couleurs vives et fraîches.

 

Tournant les yeux vers le serviteur borgne, il s’aperçut aussi qu’il portait une livrée de chasseur et que la poignée de son couteau était ornée d’incrustations de nacre. Ils traversèrent deux ou trois antichambres situées au premier étage, puis le domestique ouvrit une porte, et, se tenant respectueusement sur le seuil, il fit signe au voyageur d’entrer.

 

Un homme de haute taille était assis devant un bureau couvert de papiers et de livres, qui remplissait l’embrasure d’une fenêtre et recevait encore les dernières lueurs du jour. Le châtelain se tourna vers le visiteur, et, s’inclinant légèrement, attendit qu’il parlât. Ce mouvement permit de distinguer ses traits ; le front, haut et large, entouré de cheveux grisonnants, révélait la pensée profonde, la volonté inébranlable ; les yeux, beaux et calmes, semblaient avoir, par une longue habitude, appris à tout voir et à ne rien trahir. Quelle âme se cachait sous cette froide apparence ? C’était un problème sur lequel le reste du visage, immobile et impénétrable, ne jetait aucune lumière.

 

– J’ai à m’excuser, Monsieur le marquis, dit le jeune homme, de me présenter aussi tard. Mon domestique est tombé malade à Riva ; il m’a fallu prendre un guide étranger, ce qui m’a fait perdre quelques heures. Quand j’ai su que je n’arriverais point ici avant la nuit, j’ai cherché à me procurer un logement dans le village, afin de remettre ma visite à demain ; mais j’ai trouvé partout des visages si malveillants et surtout une malpropreté si repoussante que, tout soldat que je suis, j’ai reculé devant la perspective d’une hospitalité si maussade. Je me suis donc hasardé…

 

Le marquis s’était levé pour lui offrir un siège. Il reprit ensuite sa place près de la table, les yeux tournés vers son interlocuteur.

 

– Je serai bref, continua celui-ci. Ce n’est point une affaire personnelle qui m’amène, je viens par un ordre supérieur. Je me nomme Eugène de R…, et je fais partie de l’état-major du feld-maréchal Radetsky dont le quartier général est à Vérone, vous le savez sans doute. Depuis longtemps on songe à élever un fort sur cette rive du lac, afin de s’assurer des passages qui conduisent vers le nord. La vallée où nous sommes, réunit toutes les conditions désirables, elle offre un sûr point d’appui aux opérations militaires. Vous avez servi avec distinction dans l’armée piémontaise, Monsieur le marquis, il n’est donc pas besoin de longues explications pour vous faire comprendre l’importance stratégique de ce défilé, la situation avantageuse de votre château. J’ai été chargé par le maréchal de réviser la carte topographique du canton, et aussi de vous demander si vous consentiriez à céder votre domaine au gouvernement impérial. Vous voyez que je vais droit au but ; les ruses diplomatiques me sont étrangères, et je n’aurais point accepté cette mission si l’on ne m’avait autorisé à vous parler en toute sincérité.

 

Il y eut un moment de silence troublé seulement par le bruit lent et monotone des pas du serviteur qui se tenait près de la porte.

 

– Je vous remercie de votre franchise, Monsieur le capitaine, répliqua le marquis ; permettez-moi de vous répondre aussi sans détour. Je suis complètement résolu à ne jamais vendre ce château à qui que ce soit, pour quelque motif que ce soit. Je ne connais pas assez les lois autrichiennes pour savoir si le gouvernement impérial peut me déposséder de ma demeure, mais, je vous le déclare, je ne céderai qu’à la violence.

 

Une légère rougeur couvrit le visage de l’officier.

 

– Vous vous trompez, Monsieur le marquis, reprit-il en se levant ; on estime trop votre nom et votre personne pour user contre vous des droits que l’expropriation confère peut-être à l’État. Je dis peut-être, car j’ignore les dispositions précises du décret. Si votre refus devait être irrévocable, le maréchal renoncerait à ce château, mais il n’abandonnerait pas pour cela ses plans stratégiques. On peut trouver au-dessus de vos terres un endroit approprié à la construction d’un fort. Vous vous êtes retiré depuis plusieurs années dans cette solitude, Monsieur le marquis ; aura-t-elle pour vous le même charme quand le silence en sera troublé par le bruit d’une garnison ? Dans le cas où une mûre réflexion changerait votre dessein, je suis chargé de vous faire savoir que l’État accepterait votre évaluation sans en discuter le prix, car il est juste de vous indemniser d’un déplacement qui vous serait aussi désagréable.

 

Il se tut et chercha, mais en vain, à découvrir sur le visage impassible du marquis l’impression que ses paroles avaient produite. D’une voix un peu sourde, mais toujours calme, celui-ci répondit :

 

– Je vous serais reconnaissant, Monsieur, de m’épargner toute discussion nouvelle à ce sujet. Je suis déterminé à rester ici, quoi qu’il arrive. Du reste, si je puis vous rendre personnellement quelque service…

 

– Je vous remercie de cette offre, Monsieur le marquis, et dans la situation où je me trouve, je serai heureux de l’accepter. Pour exécuter les ordres que j’ai reçus, il me faut étudier la montagne, lever les plans ; je vous ai avoué déjà combien il me serait pénible de loger dans le village ; je sais qu’ici non plus ma présence n’est pas très souhaitée ; mais puisque vous voulez bien oublier les fonctions que je remplis pour ne voir en moi que l’homme, j’oserai vous demander l’hospitalité pendant quelques jours. Je n’ai pas besoin d’ajouter que mon séjour ne troublera en rien les habitudes de votre maison ; tout ce dont j’ai besoin, c’est un gîte pour la nuit, et je me contenterai du coin le plus retiré du château.

 

En ce moment le borgne entra. S’efforçant de cacher sous un air d’indifférence l’émotion visible qui l’agitait, il dit à son maître :

 

– Le paysan qui a conduit ici Monsieur le capitaine refuse d’attendre plus longtemps. Il doit être de retour au village avant minuit.

 

« Ce drôle n’a pas bougé de l’antichambre, pensa le jeune Allemand. Il voudrait me voir dehors, et ce qu’il nous débite là n’est qu’un impudent mensonge. » Il fut d’autant plus touché d’entendre le marquis répondre après un instant de silence :

 

– Renvoie-le, Taddeo. Monsieur le capitaine reste avec nous. Tu vas le conduire dans la chambre de la tour et lui faire un lit. Surtout, qu’il n’ait pas à se plaindre de toi. Je réclame votre indulgence, Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Eugène : ma maison n’est pas organisée pour recevoir des hôtes, et vous manquerez, je le crains, de beaucoup de choses. Je vous prie aussi de ne pas m’en vouloir si mes habitudes de retraite ne me permettent pas de vous faire moi-même les honneurs du château. Je me réjouis, croyez-le bien, de pouvoir rendre service à un brave et loyal officier tel que vous. Bonne nuit, Monsieur le capitaine !

 

À ces mots, il salua le jeune homme, sans toutefois prendre la main que lui offrait celui-ci. S’adressant ensuite au serviteur stupéfait, qui tantôt regardait son maître, et tantôt regardait l’étranger, il lui dit à demi-voix quelques mots : le visage de Taddeo s’éclaircit, il toussa, cligna son œil unique, et d’un pas qui rappelait celui du chat-tigre, il courut ouvrir la porte. Après avoir allumé une petite lanterne, car la nuit était tout à fait venue, il conduisit l’officier allemand vers la vieille tour. Une porte bardée de fer cria sur ses gonds ; et la lumière douteuse éclaira un escalier tournant, aux marches hautes et roides. Eugène recula d’un pas, regrettant presque de n’avoir pas demandé l’hospitalité aux vignerons du village, dont les chétives cabanes lui semblaient maintenant préférables à ce donjon solitaire, à ces murailles froides et nues comme celles d’un cachot.

 

Cette impression disparut néanmoins quand, arrivé au deuxième étage, il entra dans la chambre qui lui était destinée. Un lit et des tentures du meilleur style Renaissance, une table, un fauteuil, un bahut en bois sculpté de la même époque, garnissaient la pièce, qui était de forme octogonale et percée de deux fenêtres ; une boiserie brune recouvrait les murs ; le plafond arrondi en coupole, représentait un ciel d’azur, parsemé de nuages pourpres au milieu desquels voltigeaient des oiseaux et s’ébattaient des Amours qui versaient des roses à pleines mains. Rien dans cette élégante retraite ne sentait la prison. Le jeune homme s’avança vers la fenêtre qu’ombrageaient les branches d’un châtaignier chargées de leurs fruits épineux ; l’air pur de la nuit vint rafraîchir son visage et porter dans son cœur un bien-être profond. Taddeo allait et venait apportant les bagages, préparant le lit, mettant toutes choses en ordre. Eugène demeura une heure au moins immobile dans l’étroite embrasure, absorbé par la contemplation de la vallée que baignaient les rayons de la lune. Au-delà des vignes et des jardins d’oliviers, s’étendaient, pareils à une nappe d’argent, les flots limpides du lac ; un silence solennel enveloppait la campagne ; nulle lumière ne brillait dans les blanches maisonnettes à demi cachées par les arbres ; le ruisseau desséché qu’il avait côtoyé pendant le jour empruntait une apparence de vie à la blanche clarté qui se jouait sur son lit pierreux ; on eût dit un large courant aux ondes de cristal. La paisible magnificence de cette nuit étoilée avait un si grand charme que l’étranger n’en pouvait détacher ses yeux.

 

Ce fut seulement quand il entendit fermer la porte que, sortant de sa rêverie, il s’aperçut des préparatifs faits par Taddeo. Une lampe de bronze à trois branches, déposée sur la table, éclairait un souper succulent, de la venaison froide, des olives, du pain, un flacon de vin. Des draps d’une blancheur éclatante couvraient le lit, la valise avait été déposée sur un siège, et l’on n’avait rien négligé pour donner à l’hôte inattendu tout le confort qu’il était possible d’improviser dans un château perdu au milieu des montagnes. Eugène néanmoins ne put s’empêcher de trouver étrange la conduite de cet hôte mystérieux qui le laissait seul, tandis que peut-être au même instant il s’asseyait lui-même à une table solitaire. Bien que toute curiosité indiscrète fût éloignée de son esprit loyal et franc, uniquement occupé des sérieuses études de sa profession, il se souvint d’avoir entendu prononcer le nom du marquis, dont la disparition subite avait donné lieu dans le monde à plus d’un commentaire. Il faisait d’ordinaire peu d’attention aux propos des oisifs ; le récit des aventures de gens qu’il ne connaissait pas le trouvait fort indifférent, et, tandis qu’il prêtait à ses compagnons une oreille distraite, il lui arrivait souvent de repasser en lui-même un problème ardu de mathématiques. Aussi était-il bien mieux instruit des moindres détails topographiques de la vallée que des bruits qui circulaient sur le maître du château. Mais en ce moment, après l’entretien qu’il venait d’avoir avec son hôte, il se sentait attiré vers lui par une sympathie réelle ; il aurait donné beaucoup pour être près de lui et le remercier avec toute la chaleur de son âme de l’accueil fait à un étranger, qui devait à ses yeux être presque un ennemi.

 

Il avait, sans y songer, vidé la bouteille, et le capiteux vin de la Lombardie commençait à enflammer ses veines. Il chercha de l’eau ; n’en trouvant pas, il finit par saisir la carafe pour descendre la remplir au puits. Quel ne fut pas son étonnement de voir que l’on avait fermé la lourde porte de la tour ! Il eut beau frapper, appeler, personne ne répondit. Était-il donc prisonnier ? Les égards dont on l’entourait n’avaient-ils d’autre objet que d’endormir sa défiance ? Il rejeta bien vite ce soupçon, et, rentré chez lui, il se confirma dans sa sécurité en constatant que sa chambre était munie à l’intérieur d’un verrou. Cependant il ne crut pas inutile de visiter avec soin l’endroit où il allait passer la nuit. Il ne découvrit d’abord rien de suspect, mais tout à coup l’idée lui vint de tirer le grand bahut de chêne. Derrière le meuble il aperçut une porte ; la clef, il est vrai, se trouvait dans la serrure. Eugène ouvrit d’une main fiévreuse et pénétra dans une salle basse et longue, à laquelle conduisaient quelques marches de pierre.

 

Cette pièce n’avait d’autre issue que sa propre chambre ; les murailles, complètement nues, n’offraient aucune ouverture, sauf trois lucarnes couvertes de poussière. Les boiseries étaient vermoulues, et la salle, qui semblait n’avoir pas été habitée depuis fort longtemps, exhalait une telle odeur de moisissure que l’officier s’empressa d’ouvrir une des fenêtres ; l’air de la nuit s’engouffrant par l’étroit passage, éteignit sa lampe. La lucarne donnait sur la cour ; il regarda le platane qui cachait sous son ombre le puits où il aurait si vivement souhaité d’étancher sa soif ; un peu plus loin, le petit jardin étalait à la pâle clarté de la lune ses cyprès et ses massifs de roses. Tous les objets semblaient revêtus d’un aspect lugubre ; le jeune homme allait se retirer de la fenêtre lorsqu’il aperçut, à travers les branches des arbres, un rayon de lumière qui sortait d’une des pièces du rez-de-chaussée. Les volets étaient fermés, mais une ouverture, pratiquée dans le haut pour laisser pénétrer l’air, permettait au regard de plonger dans la chambre ; un couvert était disposé sur une petite table ronde, près de laquelle se trouvait une chaise de jonc ; une vieille femme parut, tenant une carafe d’eau et une assiette remplie de figues ; elle coupa un morceau de pain qu’elle mit dans une corbeille, puis elle apporta un plat fumant et sortit de nouveau, sans doute pour annoncer que le repas était servi.

 

Eugène profita de cet intervalle pour tirer une longue-vue qu’il portait toujours sur lui. Il l’avait à peine dirigée vers la cour, que la duègne rentra, mais cette fois elle n’était plus seule. Une jeune femme, vêtue d’une robe grise, la suivait d’un pas lent et triste ; son abondants chevelure blonde, partagée sur le front en simples bandeaux, se réunissait par-derrière pour former un chignon épais ; le visage et les mains, d’une admirable pureté de lignes, avaient une blancheur transparente qui attestait les ravages du chagrin ou de la maladie. Un souvenir, rapide comme l’éclair, traversa l’esprit du jeune officier ; il avait déjà vu cette femme, mais quel changement profond s’était fait en elle ! Elle brillait alors du plein épanouissement de la vie ; maintenant il la retrouvait pâlie par la souffrance ; son attitude exprimait une résignation morne sans espoir ; son regard, las et rêveur, semblait vouloir se détacher des objets terrestres pour considérer d’autres horizons ; rien dans sa physionomie ne laissait soupçonner qu’elle entendît ce que la vieille lui disait avec force gestes et mouvements de tête. Elle s’était mise machinalement à table et suivait d’un œil distrait la servante qui lui présentait du potage, la polenta nationale, autant qu’Eugène en pouvait juger à la distance où il se trouvait. La duègne paraissait inviter sa maîtresse à manger, mais à la première cuillerée la jeune femme repoussa l’assiette. Elle prit alors une figue avec un peu de pain, tandis que son regard se fixait sur la flamme de la lampe posée devant elle. Ses yeux se remplirent de larmes, elle passa ses mains amaigries sur son front et se leva précipitamment. En face d’elle un prie-Dieu, surmonté d’un crucifix de bois noir, se dressait contre le mur. Elle se jeta à genoux, et demeura longtemps absorbée dans la prière.

 

La servante la considéra d’un air attristé, puis se mit en devoir de desservir. Elle avait fini depuis longtemps et avait pris un ouvrage de couture, quand sa maîtresse se leva, le visage plus abattu encore qu’auparavant. La vieille lui dit quelques paroles, désignant du doigt la tourelle à plusieurs reprises. Évidemment elle lui apprenait qu’un hôte était arrivé au château, événement qui semblait avoir pour elle une grande importance ; mais la jeune femme parut à peine l’entendre, elle ne tourna pas la tête et ne répondit rien. Peu après, toutes deux quittaient la chambre. Eugène, le cœur ému, attendit vainement pendant une heure le retour des mystérieuses apparitions, il ne vit plus rien et dut se décider à quitter son poste.

 

La lune répandait une telle clarté qu’il était inutile de rallumer la lampe. Il regagna son appartement, mais son esprit agité se refusait au sommeil. Le front brûlant, il se tint debout devant la fenêtre, le regard perdu dans la vallée profonde. « Si belle ! si jeune ! pourquoi est-elle enfermée dans cette triste prison ? » se disait-il. Puis il se reportait à l’époque où il l’avait vue pour la première fois ; c’était quatre ans auparavant, chez un général français qui passait l’hiver à Venise et avait réuni dans une fête splendide l’élite de la société italienne. Elle avait alors dix-sept ans au plus et venait au bal avec sa mère, noble Milanaise fort considérée dans le grand monde. La jeune fille avait tant de grâce, une voix si harmonieuse, des yeux noirs si souriants et si doux que l’officier allemand, malgré son indifférence habituelle pour le beau sexe, n’avait pu, de toute la soirée, détacher ses yeux de ce charmant visage. Il ne réussit cependant à danser qu’une seule fois avec elle ; un comte, son cousin, jeune fat tout rempli de sa propre importance, s’était fait son cavalier et ne la quittait guère ; elle-même, du reste, semblait préférer à tout autre, l’hommage de son élégant compatriote. Eugène avait échangé avec elle peu de paroles ; néanmoins, pendant plusieurs semaines, la musique de cette voix avait retenti sans cesse à ses oreilles. Quelques jours après, il rencontra la jeune fille assise dans une gondole, entre sa mère et l’inévitable cousin ; il la salua respectueusement, elle s’inclina d’un air surpris comme si elle ne l’eût pas reconnu. La semaine suivante, elle quittait Venise.

 

Quels événements, depuis lors, avaient ravi les roses de ses joues et dérobé à ses yeux leur éclat ? Comment se trouvait-elle dans cette solitude ? Qu’était pour elle le marquis ? Pourquoi la cachait-il avec ce soin jaloux ? Était-il son mari, ou bien, cédant à la fureur d’un amour méprisé, l’avait-il enfermée dans ce château fort pour briser son orgueil et vaincre sa résistance ? Mais il se rappela l’air noble, le maintien plein de dignité de son hôte, et il repoussa la pensée d’un crime si odieux.

 

II

Eugène s’était mis au lit, l’âme oppressée de tristesse ; la fatigue de la route qu’il avait faite pendant le jour lui donna enfin quelques heures d’un sommeil agité, plein de rêves douloureux. Il vit la belle jeune femme couchée dans une bière, ayant auprès d’elle la vieille servante qui lui offrait de la polenta. Mais comme la morte ne bougeait pas, la duègne poussa une plainte déchirante ; ses cris retentissaient toujours plus sonores et plus perçants, jusqu’à ce qu’enfin le dormeur s’éveillât. Tout n’était pas illusion dans le songe qu’il venait d’avoir. Il faisait déjà grand jour, et au pied de la tourelle, une femme chantait d’une voix aiguë des paroles qu’il ne comprit pas. Il s’élança d’un bond vers la fenêtre et aperçut la vieille servante qui, un panier au bras, gravissait le chemin escarpé de la montagne. Elle s’interrompait parfois, puis, se tournant vers le château, reprenait son refrain avec l’intention évidente d’être entendue de l’étranger. Quand elle le vit, elle répéta d’un ton plus accentué encore son improvisation monotone, dont il ne put distinguer que le mot « couvent ». Elle mit ensuite un doigt sur ses lèvres, en signe de prudence, et disparut derrière un rocher.

 

Eugène, fort surpris, se retira de la fenêtre. Derrière lui se tenait Taddeo, dont l’œil scrutateur suivait tous ses mouvements. Il affecta aussitôt l’indifférence et demanda d’un ton respectueux si M. le capitaine avait des ordres à lui donner. Eugène cependant remarqua que, tout en parlant, il écoutait attentivement la voix de la vieille, qui retentissait encore dans le lointain.

 

– Monsieur le marquis vous prie de l’excuser, ajouta-t-il, tandis qu’il se disposait à emporter les vêtements de l’étranger ; il est obligé de sortir aujourd’hui et ne reviendra que tard. Demain matin, si Monsieur le capitaine prolonge son séjour, il compte lui rendre visite.

 

Eugène répondit en peu de mots et d’un air distrait. Puis il demanda s’il n’y avait pas au château d’autre domestique, car il avait besoin de quelqu’un pour porter ses instruments d’arpentage.

 

– Il n’y a personne qu’une vieille femme qui fait la cuisine, répondit vivement Taddeo, mais elle a la tête un peu dérangée, elle pourrait perdre ou casser quelque chose. Quant à moi, continua-t-il en s’approchant du bahut, il m’est défendu de quitter le château en l’absence de mon maître. Sans cela, je me trouverais fort honoré d’accompagner Monsieur le capitaine. Mais il y a près d’ici des petits bergers qui rendraient volontiers tous les services dont on aurait besoin.

 

L’officier n’entendit pas ces dernières paroles. Le but principal de son séjour dans le pays était maintenant si loin de sa pensée que, sortant une demi-heure après de la Citadelle pour explorer les environs, il oublia de prendre ses cartes. Il ne tarda pas à s’en apercevoir, et continua lentement sa marche, l’esprit préoccupé de la sombre énigme de la nuit. Arrivé au sommet de la chaîne de collines qui enserre la vallée, il s’arrêta et porta ses regards sur le chemin qu’il venait de parcourir. À une centaine de pieds au-dessous de lui, le château dressait ses murailles grisâtres ; du point où Eugène était placé, il pouvait embrasser l’ensemble de l’édifice et plonger son regard dans le petit jardin qui, malgré ses rosiers en fleur, éveillait des pensées lugubres comme la vue d’une tombe. Aucune forme humaine ne se montrait dans la cour, et les fenêtres qui donnaient sur la montagne étaient fermées par d’épaisses jalousies. On aurait cru la maison inhabitée, sans la légère colonne de fumée qui s’élevait au-dessus des arbres, seul signe de vie que l’on pût observer dans cette demeure entourée de cyprès.

 

Un sentiment voisin de la haine s’alluma dans le cœur d’Eugène contre le maître du château. Quelle joie n’aurait-il pas, en cas de guerre, à s’emparer de la citadelle, à en briser les portes et à mettre au jour les secrets qui s’abritaient derrière ces murs ? Il demanderait à la pâle prisonnière quel était l’homme qui avait flétri sa jeunesse, et il tirerait vengeance de l’oppresseur.

 

Mais il était seul, impuissant, il n’avait d’autre arme à employer que la patience. Il laissa échapper un soupir, et, s’arrachant à la contemplation de la vallée, il s’avança vers le plateau qui surmonte les derniers escarpements de la montagne. Une dépression rocheuse du sol s’étendait au milieu des buissons dans la direction de l’ouest ; à l’extrémité, un monastère élevait son modeste clocher au-dessus d’un petit bois de pins. Il n’avait pas besoin de lever le plan de ce lieu, puisque le sentier de la vallée tournait au contraire à l’est ; il se dirigea néanmoins vers le cloître, poussé par le vague espoir d’obtenir quelque information sur les habitants du château. Son guide lui avait appris, la veille, que tous les dimanches un moine se rendait à la Citadelle pour y dire la messe ; sans doute ce religieux devait avoir vu la triste recluse.

 

Il avait à peine fait la moitié du chemin, qu’une forme humaine se leva tout à coup, près de lui, derrière les buissons. C’était la vieille servante dont le chant l’avait éveillé le matin. Elle avait couvert son visage d’une mante aux couleurs sombres qui empêcha d’abord Eugène de la reconnaître ; elle fit signe au jeune homme de la suivre, et, repliant sa tête dans ses épaules avec un mouvement d’oiseau de nuit effarouché par la lumière, elle se glissa silencieusement au milieu des rochers et des broussailles vers une cabane abandonnée.

 

– Jurez-moi, par la Madone, que vous ne me trahirez pas, lui dit-elle. Vous paraissez bon et loyal, mais je ne prononcerai pas une parole avant que vous ayez prêté ce serment.

 

L’officier prit sans hésiter l’engagement qu’elle demandait.

 

– Qu’attendez-vous de moi ? ajouta-t-il ; je suis prêt à faire tout ce qui peut se concilier avec l’honneur d’un soldat.

 

Elle ne répondit pas sur-le-champ. Elle s’était assise sur une pierre au fond de la cabane et semblait trouver une amère jouissance à verser en liberté des larmes que, sans doute, elle était souvent contrainte de cacher. Eugène lui toucha l’épaule ; elle tressaillit et parut chercher à se rappeler quel motif l’avait amenée en ce lieu.

 

– Dites-moi d’abord qui vous êtes et ce que vous venez faire au château, reprit-elle en l’examinant avec défiance de la tête aux pieds, malgré le serment qu’elle avait exigé de lui. Comment a-t-il pu vous recevoir dans la Citadelle, où personne n’habite, excepté nous et le désespoir ? Si vous êtes son ami, la vieille Barberine n’a rien à vous dire.

 

Il lui donna, en termes brefs, des explications qui parurent la satisfaire. Le regard de la vieille femme devint plus paisible ; elle tira de sa poche une tabatière d’écorce de bouleau, dont elle aspira une prise, puis elle ajouta :

 

– Connaissez-vous Milan, monsieur ?

 

– Un peu, répliqua Eugène. Cette ville a été ma première garnison, et j’y suis demeuré une année entière.

 

– Y retournerez-vous ? Il faudrait que ce fût bientôt, sans quoi, il serait trop tard.

 

– Dites-moi ce que je dois y faire. Si la chose est importante…

 

– Si elle est importante ! répondit Barberine en levant les yeux au ciel. Hélas ! il y va de la vie ou de la mort ! Avez-vous entendu parler du comte T… ? L’avez-vous connu ? Du reste, que vous l’ayez connu ou non, cela est égal ; si vous êtes réellement un homme d’honneur, un chrétien, si vous avez pitié du malheur, vous ne refuserez pas de porter une lettre à la comtesse. Voilà tout ce que j’avais à vous demander ; faites-le, et le ciel vous bénira.

 

– Donnez-moi cette lettre ; avant huit jours, elle sera remise fidèlement.

 

– Huit jours, murmura-t-elle, c’est long. La lampe peut s’éteindre d’ici là ; mais s’il faut qu’il en soit ainsi, Dieu sans doute sera miséricordieux. N’avez-vous pas sur vous du papier ?

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour écrire la lettre. Moi, pauvre femme ignorante, je n’en suis pas capable ; tout au plus ai-je appris à lire. Et ma maîtresse n’aurait jamais voulu tracer une ligne ; si elle savait même que je vous ai parlé, je n’oserais plus me présenter devant elle. C’est pour cela que, après avoir attendu bien longtemps, je me décide à demander votre aide. Mes vieilles jambes m’auraient bien portée à Milan, mais Monsieur m’aurait tuée, comme il l’a dit un jour. Et pourtant elle aurait été sauvée ! Je craignais d’agir contre sa défense, j’espérais qu’elle changerait d’avis ; aujourd’hui les choses en sont venues à un tel point qu’il est impossible d’attendre davantage.

 

Des sanglots éteignirent sa voix ; l’égarement se peignit de nouveau dans ses yeux, et elle parut ne plus songer à la présence d’Eugène. Celui-ci avait tiré son carnet, dont il détacha une feuille.

 

– Que faut-il écrire ? demanda-t-il.

 

– Ah ! oui ! dit la vieille en s’essuyant les yeux du revers de la main. Voyons, commencez toujours : « Chère Madame la comtesse ». – Je puis bien la nommer ainsi, sans ajouter gentilissima et illustrissima. Je suis entrée dans la maison à la naissance de son premier enfant ; j’y étais quand le jeune comte est mort ; puis la petite Giovanna est venue au monde : « Barberine, me dit Madame la comtesse, tu n’as pas de lait pour la chère petite ; mais tu donnerais pour elle, je le sais, le sang de ton cœur ; ainsi tu resteras avec nous, je la confie à tes soins ». Hélas ! mon doux Sauveur ! si j’avais pu savoir tout ce qui devait arriver, j’aurais mieux aimé mourir aux galères que d’élever l’enfant et de la voir ensuite se consumer de désespoir.

 

– Expliquez-vous plus vite, s’écria Eugène avec impatience, le temps est précieux.

 

– Vous avez raison, Monsieur, mais vous connaissez le proverbe : « La patience et l’argent triomphent du monde entier. » Un autre dit aussi : « Celui qui supporte tout sans murmure est un saint ou un âne ». Écrivez donc ce que je vais vous dicter, car je ne puis souffrir plus longtemps et garder le silence.

 

– « Chère Madame la comtesse », reprit l’officier.

 

– « La personne qui vous fait écrire est votre fidèle Barberine. Elle veut vous apprendre que vous êtes trompée d’une manière infâme par quelqu’un, – que Dieu lui pardonne ! – qui se conduit envers votre fille comme un Turc et un païen. Il vous a promis, à vous et au Seigneur Dieu, d’être pour elle un appui, de la porter sur ses mains, comme il est dit dans l’Évangile, de peur que son pied ne heurte contre quelque pierre. » – Avez-vous écrit ? Bien. Maintenant, continuez : « Au lieu de cela, il fait courir le bruit que ma jeune maîtresse est devenue folle, et qu’à cause de son mal, il la retient ici, où elle ne veut voir personne, pas même son père et sa mère. Mais c’est un odieux mensonge ; elle a sa raison, tout aussi bien que moi et Votre Seigneurie, soit dit avec le respect que je vous dois. Elle a été enlevée de la ville et enfermée dans la Citadelle. Voilà ce qu’il a fait, celui que je ne nommerai pas, car il m’a menacée de me tuer comme une bête enragée si je révélais son crime. Mais je souffrirais mille morts plutôt que de garder le silence ; cela me brise le cœur de voir ma jeune maîtresse refuser de boire et de manger, passer les nuits sans dormir, comme si elle voulait être bientôt sous terre. Cela ne durera pas longtemps ainsi ; mon pauvre ange mourra ou perdra réellement la raison ; il le sait bien celui qui est coupable de tout le mal, mais il veut que les choses arrivent ainsi, et il ferme son cœur à la pitié. C’est pourquoi, ma gracieuse et chère dame, si vous voulez sauver votre enfant… » – Avez-vous mis cela ? Nous arrivons maintenant au plus difficile ; je ne sais moi-même que faire. Si j’écris, les parents viendront pour enlever ma maîtresse ; voudra-t-elle les suivre ? Car, il faut vous le dire, Monsieur le capitaine, elle ne parle que de pénitence et de mort ; elle prétend qu’elle ne reverra jamais le monde, et qu’il n’y a plus de bonheur pour elle sur la terre. Ah ! il a bien réussi, le cruel ! Un chagrin noir comme la tombe la dévore lentement ; il aurait mieux valu pour elle qu’il lui plongeât un couteau dans le cœur que de la faire ainsi mourir à petit feu.

 

Elle croisa les mains sur sa poitrine et se mit à pleurer. Eugène entendit au-dehors un troupeau s’approcher de la cabane : c’étaient des chèvres que le berger poursuivait à grands cris ; un moment, il parut sur le seuil, puis il s’éloigna aussitôt avec les bêtes indociles. L’officier, caché dans l’ombre, ne sut pas s’il avait été vu du paysan, mais la vieille devait avoir été remarquée.

 

– Apprends-moi tout, Barberine, parle vite, reprit-il, on pourrait nous troubler ici, et je ne serais plus en état de te venir en aide. Que s’est-il passé entre le marquis et ta maîtresse ? Il paraît impossible qu’un homme soit assez barbare pour ensevelir vivante une femme jeune et belle, si elle a sa raison et si elle est innocente.

 

La vieille le regarda et parut hésiter à lui répondre. Enfin, saisissant de nouveau avec ses doigts noueux une prise de tabac, elle dit, après s’être avancée vers la porte pour s’assurer que le berger ne revenait point :

 

– Innocente ! qui est-ce qui est innocent, mon cher monsieur ? Le juste pèche sept fois par jour, et le châtiment suit la faute d’un pas boiteux, mais nul n’y échappe. Est-il possible qu’une jeune fille de dix-sept ans, que l’on force à épouser un homme qu’elle n’aime pas, étouffe les battements de son cœur ? Ajoutez à cela que la pauvre enfant avait déjà donné le sien. Je crois encore l’entendre me dire : « Barberine, s’il faut que je devienne la femme du marquis, sois sûre qu’il arrivera un malheur ! » Comme je la connaissais et comme je savais aussi que rien ne changerait la volonté de son père, je pris le parti de m’éloigner pour ne pas voir ce triste mariage. « Ma chérie, mon unique tendresse, lui dis-je, la vieille Barberine n’a pas le courage d’être témoin de ton malheur. Je retournerai dans le village où je suis née ; là je prierai pour toi nuit et jour. » Ainsi disais-je, et je ne me laissai point retenir, car la noce était proche. Le cousin que ma pauvre Giovanna aimait depuis son enfance, Gino, était lieutenant de marine ; il ne pouvait venir à Milan ; le vieux comte ne m’aurait pas permis d’ouvrir la bouche en faveur du pauvre garçon ; la comtesse elle-même appuyait le marquis, à cause de son titre et de ses richesses ; c’était, du reste, un honnête homme, fort considéré, et qui méritait de l’être. Mais est-ce là ce que demande un cœur de dix-sept ans ? « Le premier amour est le meilleur », dit le proverbe. Je partis donc et je demeurai dans mon pays une année entière, vivant comme s’il n’y avait pas eu au monde de comtesse Giovanna. Pourtant je sentais bien, à la tristesse de mon pauvre cœur, que les choses n’allaient pas bien.

 

« Jugez de mon saisissement, quand, un jour, je reçois une lettre dans laquelle on me demande de me rendre sur-le-champ à la villa du marquis, parce que ma jeune maîtresse a besoin de moi. Une espérance joyeuse me remplit d’abord : « Si elle avait un petit enfant ! pensais-je, son mariage a peut-être tourné mieux que je ne croyais. » Mais ce n’était pas Giovanna qui avait écrit la lettre, c’était lui, et la crainte me revint. J’arrivai le lendemain, à la nuit tombante. Ce fut Taddeo qui me reçut : il avait alors l’œil caché par un bandeau : du reste, il était aussi laid qu’à présent. Sans me laisser seulement secouer la poussière qui me couvrait, il m’amena, non pas auprès de ma maîtresse, mais à la chambre du marquis. Je ne l’avais encore vu que deux fois ; cependant, je remarquai une grande altération sur son visage, et, à coup sûr, il n’y avait aucune trace de joie paternelle.

 

« – Barberine, me dit-il, je vous ai fait venir afin que vous teniez compagnie à la marquise ; elle est malade, d’esprit, du moins, et je sais que vous lui êtes dévouée.

 

« – Bonté divine ! m’écriai-je, que m’apprenez-vous là, Monsieur le marquis ! ma petite Giovanna, qui était si gaie et qui remplissait toute la maison de ses rires !

 

« Il soupira si profondément que j’en eus compassion. Il me raconta ensuite qu’un voleur avait pénétré, la nuit, dans l’appartement de la marquise, que lui et Taddeo l’avaient poursuivi, et qu’il en était résulté une lutte dans laquelle le serviteur avait perdu un œil. La frayeur et l’émotion avaient fait sur ma jeune maîtresse une impression si profonde, que depuis ce temps elle refusait de voir personne et voulait s’enfuir dans un lieu où elle fût plus en sûreté que dans la villa. Il avait songé à son château du lac de Garde ; il se proposait de s’y rendre dès le lendemain matin, et d’y rester jusqu’à ce que l’agitation de sa femme fût calmée.

 

« Il me disait cela d’un ton si triste et en même temps si ferme, si résolu, qu’il ne me vint pas à l’esprit le moindre doute. Il me congédia d’un signe et donna l’ordre à son domestique de me conduire chez ma maîtresse. Dans quel état je trouvai le pauvre ange ! Elle n’était pas reconnaissable. Je la vois encore, pâle et muette, assise sur un fauteuil ; pas une larme dans ses yeux, pas une parole à ses lèvres. Je fus bouleversée, car on dit, et on a raison : « Qui renferme son mal en lui-même ne guérira pas ». Croiriez-vous qu’elle ne tourna seulement pas la tête pour me regarder ? À tous mes témoignages d’affection, elle ne répondait rien ; enfin elle me donna l’ordre de la laisser seule. Sainte Mère de Dieu ! combien cela me brisa le cœur ! Le lendemain, nous partîmes ; nous étions, la marquise et moi, dans la voiture ; Taddeo conduisait ; à côté de lui avait pris place la cuisinière Martina, que tout le monde croit simple d’esprit, parce qu’elle ne parle guère, mais cela ne l’empêche pas d’être plus avisée que bien d’autres. Le marquis nous suivait à cheval. Après avoir marché de la sorte nuit et jour, nous arrivâmes à ce cachot maudit ; la voiture roula sur le pont, et il me sembla entendre le bruit des pelletées de terre que l’on jette sur un cercueil. Ma maîtresse paraissait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle. Dès qu’elle fut entrée dans sa chambre, elle se jeta sur un canapé où elle demeura comme une morte. Pas un mot ne fut échangé entre elle et son mari. La porte s’était à peine fermée sur nous que le marquis repartit à cheval, nous laissant seules avec l’affreux Taddeo, qui devint notre maître et notre geôlier.

 

« Quand j’y réfléchis davantage, tout cela, vous le pensez bien, ne me parut pas clair. J’interrogeai Taddeo : autant eût valu questionner le mur que voilà. Je ne fus pas plus heureuse avec ma maîtresse ; mais le soir, comme j’étais auprès de Martina, car la marquise m’avait encore éloignée d’elle, je parvins à connaître la vérité. Je puis comprendre le langage de Martina, quoiqu’elle bégaie beaucoup et mette du temps à s’exprimer. Quel était, croyez-vous, le voleur qui avait si fort effrayé Madame ? Ah ! mon cher monsieur, personne autre que Gino, et la prétendue frayeur ressemblait à la joie comme une goutte de lait à une autre. Il faut vous dire que ma jeune maîtresse dépérissait à Milan ; elle faisait de son mieux pour cacher sa tristesse, mais elle tomba malade, il fallut la conduire à la campagne. Que voulez-vous, Monsieur le capitaine ? on n’a qu’une fois dix-sept ans et il n’y a qu’un premier amour. Une semaine se passe ainsi à la villa. Un soir, Martina voit entrer dans la cuisine un paysan, une lettre à la main. Il met le doigt sur ses lèvres, et voyant qu’elle est seule, il glisse le billet dans la poche de son tablier, puis le voilà parti. Martina regarde l’adresse, c’était le nom de la marquise, elle lui porte la lettre. En la lisant, elle devient rouge de joie, la pauvre chérie ; elle écrit à la hâte quelques lignes et dit à Martina de les donner au paysan quand il se présentera. Il ne reparut que deux jours après ; sans doute, il avait peur de Taddeo. Il aurait bien mieux fait de ne pas revenir, car il n’y a pas en enfer de démon plus rusé que ce misérable borgne, et alors, il avait encore ses deux yeux.

 

« Que vous dirai-je ? Monsieur le capitaine. Le soir, Gino entra dans la villa ; il croyait n’avoir été vu de personne, mais déjà tout était connu. Il avait à peine eu le temps d’échanger quelques mots avec son amie quand la porte de la maison s’ouvre avec fracas ; le marquis, que Taddeo avait fait prévenir, passe devant Martina, pareil à un ange vengeur et armé de la foudre ; c’était son épée qui lançait des éclairs. Elle pense qu’il va tuer sa maîtresse, et elle monte pour la secourir. Seigneur ! que pouvait la pauvre créature contre un tel furieux ! Le marquis était debout, immobile au milieu de la chambre ; il cherchait à se contenir, mais la tempête intérieure qui grondait en lui était si violente, que la lame de son épée tremblait dans sa main comme une flamme agitée par le vent. Il ne prononçait pas une parole, ni sa femme non plus. Elle s’était laissée tomber sur une chaise placée près du lit. Elle ne semblait pas avoir peur, on eût dit une morte qui n’a plus rien à craindre en ce monde. Martina voyait tout cela, car on ne l’avait pas entendue venir, et elle se tenait cachée dans l’ombre d’une armoire.

 

« Soudain il se fit au-dehors un grand bruit. La fenêtre était restée ouverte, on distinguait la voix de Taddeo. « Au « meurtre ! criait-il, au secours ! » Le marquis s’avança vers sa femme, et leva son épée ; mais elle tourna les yeux vers lui, d’un air qui semblait dire : « Frappe, si tu en as le cœur ! » Il ne put supporter ce regard. Saisissant son épée, il en appuya la pointe contre le plancher, la brisa et jeta au loin les tronçons. En ce moment Taddeo entra, le sang inondait son visage et il tenait, – chose horrible à voir, – dans une de ses mains, l’œil que le fugitif lui avait arraché pendant la lutte. Il présenta au marquis une montre avec une petite chaîne. « Voici, Excellence, dit-il, tout ce que j’ai pu avoir. Il m’a échappé, le misérable assassin. » Il sortit aussitôt, et ses cris de douleur retentirent dans la maison. La bonne Martina courut panser sa blessure, mais il la jugeait trop bornée pour lui parler de cette affaire. Il écumait de rage et proférait d’épouvantables malédictions. Personne ne dormit dans la villa ; ce que nos maîtres se dirent l’un à l’autre, Dieu seul le sait, Martina entendit Monsieur le marquis entrer dans sa chambre, et s’y enfermer, Madame en fit autant. Elle n’ouvrit ni ne répondit quand Martina vint lui offrir ses services ; mais sa lumière brûla toute la nuit.

 

« Le lendemain, le marquis dit à Martina qu’un voleur s’était introduit dans la maison, et il la chargea de porter au village voisin, où se trouvait un poste de gendarmerie, la déclaration qu’il venait d’écrire. Puis il envoya Taddeo, la figure encore toute sanglante, chez le chirurgien le plus proche. La plaie se guérit vite, mais aucun docteur au monde ne pouvait lui rendre un œil, voilà pourquoi il a tant de haine contre ma maîtresse. J’en savais assez maintenant. Le matin de très bonne heure j’allai chez Madame, quoiqu’elle ne m’eût pas appelée. Elle était éveillée déjà, et je vis bien qu’elle n’avait guère reposé. Je lui dis que je savais tout, mais qu’elle ne devait pas s’affliger de la sorte, la pauvre chère âme ; que ce n’était pas un si grand péché d’avoir adressé quelques paroles à son cousin, et que, pour moi, si l’on m’avait contrainte d’épouser un vieillard, j’aurais fait encore pis. « Bien sûr, ajoutai-je, si M. Gino savait « où vous êtes, ni le ciel ni l’enfer ne l’empêcheraient de vous délivrer, dût-il pour cela mettre le feu aux quatre coins de la Citadelle, ou s’ouvrir un passage à travers les rochers. » Mais si vous croyez, Monsieur, que tous mes discours l’aient consolée, vous vous trompez grandement, c’était comme si j’avais parlé à un sourd. Enfin, par manière de conversation, je lui dis que le marquis avait quitté le château. « Où est-il allé ? » demanda-t-elle en se levant précipitamment. Et comme je ne le savais pas, elle se mit à trembler de tous ses membres. « Il va le chercher, disait-elle, il n’aura point de repos qu’il ne l’ait rejoint, et alors, c’en est fait de lui. » – « Ou de votre tyran, dis-je pour la calmer ; dans ce cas, vous seriez libre. » Elle ne m’entendait pas ; jusqu’au retour du marquis elle fut inquiète et agitée comme une âme en peine. Il apportait des lettres de ses parents qui la calmèrent un peu. Ces lettres disaient qu’il était demeuré tout le temps à la ville pour mettre ordre à ses affaires, et qu’il avait donné sa démission afin de se consacrer entièrement aux soins qu’exigeait la santé de sa femme. Madame la comtesse recommandait à sa fille de chasser les idées noires, elle l’assurait de sa tendresse et du chagrin qu’elle avait d’être empêchée de venir au château. Puis elle apprenait toutes sortes de nouvelles de la ville, entre autres que son cousin Gino s’était embarqué à Gênes pour aller en Afrique avec la flotte. Ce fut la meilleure consolation. Il était à l’abri de la vengeance du marquis. Elle me donna la lettre à lire, mais elle ne me dit rien, car elle n’ouvrait guère la bouche, si ce n’est pour prier. Ah ! Monsieur le capitaine, un tigre pleurerait des larmes de sang, s’il la voyait, mais ce monstre, son mari…

 

– Le marquis vit-il tout à fait séparé de sa femme ? demanda Eugène, qui avait écouté avec une attention croissante le récit de la nourrice.

 

– Il ne lui parle jamais, répondit Barberine, et il ne la rencontre que le dimanche à la chapelle, où ils viennent tous les deux entendre la messe. Il s’agenouille à ses côtés, mais il ne la regarde pas ; en sortant, il s’incline devant elle sans prononcer un mot, puis il retourne à sa chambre. Du reste, il ne la laisse manquer de rien ; il lui envoie des livres, des ouvrages d’aiguille, et j’ai reçu l’ordre de lui servir pour ses repas tout ce qu’il y a de plus délicat. Mais vous le savez : « Mieux vaut du pain bis avec le contentement que des chapons avec le cœur chagrin », et « une demi-once de liberté est préférable à dix livres d’or » ; c’est au moins mon idée. Aussi après avoir passé plusieurs mois dans cette affreuse prison, voyant les jours raccourcir et l’hiver approcher, je pris mon courage à deux mains. J’allai trouver Monsieur, je lui dis que les choses ne pouvaient pas durer ainsi, que Madame ne vivrait pas longtemps si cela continuait, qu’il y avait honte à faire souffrir la pauvre créature et que s’il croyait de la sorte gagner son amour, il en était à deux cents lieues, car on apprivoise mieux un chien avec des caresses qu’avec la chaîne. « Je sais très bien, ajoutai-je, qu’elle n’est pas aussi folle qu’on le dit, c’est pour autre chose que vous la retenez dans ce château, mais cela ne m’étonnerait pas si elle perdait à la fin la raison. » J’ignore aujourd’hui comment j’ai pu prendre sur moi d’avoir tant d’audace ; il me laissait aller, et un mot amenait l’autre. Quand j’eus fini, il me répondit d’une voix aussi tranquille que s’il m’eût dit bonjour : « Je vous ferai remarquer, Barberine, que j’ai toujours dans mon cabinet des armes chargées ; je vous engage donc à ne parler de tout ceci ni à moi ni à d’autres, sans cela je serais obligé de vous tuer comme un chien. Maintenant sortez, et répétez à Martina ce que je viens de vous dire, dans le cas où ce serait elle qui vous aurait mis ces idées dans la tête. » Sainte Mère de Dieu ! quelle fut ma frayeur ! Je ne sais pas comment je gagnai la porte, tant il était terrible avec son air calme ! Depuis ce temps, je ne me suis plus jamais senti le courage de revenir là-dessus avec lui. Six mois se passèrent encore. Un jour, Madame reçut une lettre de sa mère ; elle ne me la montra pas, mais je la lus en cachette. Il y avait là-dedans que son cousin était venu à Paris, qu’il avait eu un duel avec un officier parce que tous les deux faisaient la cour à une danseuse, qu’il avait reçu une balle au cœur et qu’il était mort sur le coup. La comtesse écrivait cela, sans se douter de l’effet que cette nouvelle devait produire sur sa fille. La lettre arriva un vendredi ; Madame eut un accès de fièvre qui dura jusqu’au dimanche. Je lui conseillai de ne pas aller à la chapelle, mais il n’y avait pas moyen de la retenir. Elle part donc. Après la messe, quand au moment de sortir elle se trouve près du marquis, elle commence à lui parler d’une voix si basse que je n’entendais rien.

 

« Il l’écoute d’abord en silence, puis il tire de sa poche une montre, celle-là même que Taddeo lui avait remise ; l’aiguille était sur la douzième heure : « Il est minuit, signora Marchesa », dit-il. Là-dessus, il la salue respectueusement et sort si vite que j’ai à peine le temps de m’élancer pour recevoir dans mes bras Madame, qui perdait connaissance.

 

« Que dites-vous de cela, Monsieur le capitaine ? Un chrétien peut-il croire que ses péchés lui seront pardonnés s’il ne pardonne pas ? Est-ce qu’elle ne méritait pas l’indulgence ? Elle était si jeune ! Et puis elle avait donné son cœur à Gino, dès qu’elle avait commencé à s’occuper d’autre chose que de ses poupées. D’ailleurs, n’était-elle pas assez cruellement punie, puisque son cousin l’avait sacrifiée et s’était sacrifié lui-même pour une danseuse ? »

 

La vieille aspira violemment une prise de tabac et parut attendre qu’Eugène éclatât en malédictions contre le marquis ; mais il demeura pensif, enfonçant dans la terre le bout de sa canne.

 

– Et depuis cette époque ? dit-il enfin.

 

– Depuis, nous avons vécu comme si nous avions volé au ciel le soleil, la lune et les étoiles. Oui, mon cher monsieur, quand on se promène dans les montagnes, et que l’on aperçoit de loin la Citadelle au milieu des arbres, on peut trouver cela très joli. Plusieurs fois des étrangers sont venus s’asseoir sur le pont et dessiner le château. Mais plus d’une belle noisette a une amande noire, émiettée par les vers. Personne ne pense que nous étouffons entre ces murs et que le chagrin nous ronge. Après le jour où il lui avait fait voir la montre, ma maîtresse eut pendant plusieurs semaines des accès de fièvre. Frère Ambroise, qui se connaît aux maladies, venait chaque jour lui tâter le pouls, et il allait ensuite chez Monsieur pour lui donner des nouvelles. Le marquis a le cœur bien dur, n’est-ce pas ? Cependant, une fois que j’entrais dans sa chambre sans être attendue, j’ai vu qu’il avait pleuré. Quelques instants après, comme Madame se trouvait mieux, je lui conseillai de faire une nouvelle tentative. Elle m’envoya le remercier de ses attentions et lui demander s’il consentirait à la recevoir. Il me regarda avec son grand air froid et répondit qu’il regrettait de ne pouvoir lui parler, mais que des occupations pressantes l’en empêchaient. Que dites-vous de cela, Monsieur le capitaine ? On venait à peine de l’arracher à la mort. Oh ! le meurtrier, le Caraïbe ! Elle ne laissa échapper aucune plainte, aucun murmure ; elle était toujours plus muette et plus résignée, comme quelqu’un qui ne vit que pour mourir. Même envers Taddeo qui lui veut tant de mal, elle est la douceur même. Elle m’a dit, il n’y a pas longtemps, que ses yeux ne pouvaient plus supporter la lumière du soleil. Je le crois bien, elle pleure tant quand elle est seule ! Maintenant, elle veille la nuit et se couche le jour ; j’ai beau lui répéter que les ténèbres la rendent plus triste, lui enfoncent son chagrin plus avant dans le cœur, elle ne m’écoute pas et nous vivons comme des chauves-souris. Monsieur ne paraît guère s’occuper de nous ; à la messe, il est toujours le même : il porte sans cesse sur lui la montre, on peut le voir à la chaîne, de sorte qu’elle n’a pas le cœur de lui adresser la parole. Pauvre âme ! À quoi pense-t-elle ? Uniquement à descendre dans la tombe, et c’est un mot bien vrai que celui qui dit : « Perdre son argent, c’est beaucoup, mais perdre l’espoir, c’est tout perdre ». Par la Madone ! cher monsieur, si rien ne lui vient en aide, la vie se tarira en elle comme le ruisseau de notre vallée pendant les grandes chaleurs. Le chagrin sèche son sang dans ses veines, et un matin il faudra que j’aille trouver Monsieur pour lui dire : « Vous avez réussi ; notre pauvre ange est dans un monde où nos péchés seront pardonnés par un Sauveur miséricordieux. Et maintenant, tuez-moi comme vous m’en avez menacée, sans cela, j’irai à Milan et je crierai dans toutes les rues que vous êtes un assassin ».

 

En parlant ainsi, elle se mit à sangloter.

 

– Calme-toi, bonne Barberine, dit l’officier ; nous n’en sommes pas là ; tout ce qu’il sera possible de faire pour empêcher ce malheur affreux, je le ferai, je te le promets, comme si ta maîtresse était ma propre sœur. Mais à quoi servira-t-il de porter cette lettre à Milan ? Je crains que cela n’aggrave le mal au lieu d’y remédier. Selon toute apparence, Madame la marquise ne songe point à chercher l’appui de ses parents. C’est chose délicate que de se mêler des affaires de famille ; il est indispensable que je voie ta maîtresse pour m’assurer de son consentement. Tu pourrais m’ouvrir, cette nuit, la grille du jardin ; de mon côté, j’aurai soin de ne pas laisser fermer celle de la tour.

 

– Y pensez-vous ? dit la vieille d’un air d’effroi. Vous ne savez pas comme on nous surveille. Nous ne prenons pas l’air un moment, sans que Taddeo nous épie. Il a peur que nous nous sauvions, comme des chats, par-dessus les murs du jardin ; et que deviendrait-il s’il n’avait plus personne à tourmenter ? D’ailleurs, Madame ne consentirait pas à vous voir.

 

– Mais tu peux lui dire, Barberine, que c’est un ami qui voudrait, avant de partir pour Milan, lui demander si elle n’aurait pas à lui confier quelque message pour sa mère. Tu sauras que je ne suis pas un étranger pour ta maîtresse ; j’ai dansé avec elle à Venise, lorsqu’elle n’était encore qu’une belle et rieuse jeune fille.

 

– Serait-il vrai ? dit la vieille, en le regardant d’un air de surprise mêlé de joie. Oui, cela est, je n’en doute pas ; on ne saurait mentir avec un visage honnête et beau comme le vôtre. C’est le ciel même qui vous envoie pour nous délivrer, j’en suis sûre maintenant. Si donc vous croyez ne pouvoir agir autrement, je ferai de mon mieux pour vous aider. Tenez, mon cher monsieur, j’ai dit en quittant le château que j’allais au couvent demander de la poudre pour faire dormir Madame, qui n’a pas fermé l’œil depuis trois jours : ce n’était qu’un prétexte pour vous parler ; ma maîtresse ne prend presque pas de cette drogue, et nous en avons encore beaucoup. Eh bien ! ce soir, je mettrai le tout dans la bouteille de vin que Martina va chercher au cellier pour ce brigand de Taddeo. Nous sommes obligées de passer par sa chambre pour entrer dans le jardin, car la grille ne s’ouvre jamais. Une fois qu’il sera endormi, je viendrai vous ouvrir, et je m’arrangerai de façon à conduire Madame prendre l’air ; le bon Dieu fera le reste. Ah ! si vous la voyiez, Monsieur, vous auriez d’elle une si grande compassion que, pour la sauver, vous couperiez votre main droite !

 

– À quelle heure m’ouvriras-tu ? demanda-t-il.

 

– Je ne puis pas vous le dire encore ; Madame dormira peut-être. Dans tous les cas je viendrai puiser de l’eau dans la cour, et en même temps je chanterai ; écoutez bien mes paroles, elles vous feront connaître l’heure. Maintenant, que la Mère de bénédiction vous protège, mon cher monsieur ! Restez ici jusqu’à ce que je sois loin, car si ce démon de Taddeo flairait la moindre chose, il serait capable de ne pas boire aujourd’hui une seule goutte de vin, pour mieux tenir ouvert son méchant œil. Moi, je vais aller au couvent, car dimanche, il ne manquera pas de s’informer si l’on m’a vue. Adieu, Monsieur le capitaine, que le ciel vous bénisse mille fois !

 

Elle reprit son panier, serra autour d’elle les plis de son manteau, et quitta la cabane d’un pas furtif, regardant sans cesse autour d’elle si personne ne l’épiait.

 

III

Il faisait une chaleur suffocante ; les rayons du soleil, tombant sur le sol rocailleux, le rendaient si brûlant qu’Eugène se hâta de descendre dans la vallée chercher un peu d’ombre et de fraîcheur. Afin de n’avoir pas à se reprocher de négliger entièrement sa mission officielle, il suivit le lit desséché du ruisseau dans la direction du nord, sautant de rocher en rocher, prenant note des divers accidents du terrain, sans parvenir à calmer par le travail les pensées qui agitaient son esprit. Quelques heures après, il fit halte dans une maisonnette en ruines dont l’aspect suspect annonçait qu’elle devait servir d’abri à des contrebandiers plutôt qu’à d’honnêtes voyageurs. Une femme en haillons lui offrit du pain de maïs, un morceau de fromage et un verre de mauvaise piquette. Quand il eut terminé ce maigre repas, il s’enfonça dans le taillis, marchant à l’aventure et suivant d’un œil pensif les capricieuses spirales de la fumée de son cigare. Vaincu enfin par la fatigue, il s’étendit au pied d’un arbre et s’endormit. Les derniers rayons du soleil qui, avant de disparaître, illuminaient la vallée, le tirèrent de son sommeil. Il eut peine d’abord à se rappeler les événements de ce jour si pleins d’émotions ; bientôt la mémoire de ce qu’il avait promis à Barberine lui revint, et il s’achemina en toute hâte vers le château.

 

Il faisait déjà nuit noire lorsqu’il y arriva. Un quart d’heure plus tard, le marquis rentrait, chargé d’une pesante gibecière, et regagnait son appartement, suivi de Taddeo. Celui-ci, après avoir déchargé son maître et lui avoir ôté ses guêtres de chasse, dit du ton bourru qui lui était habituel :

 

– L’Allemand a dérangé le bahut hier au soir, il est allé dans la salle d’à côté, car la fenêtre du milieu est restée ouverte, et j’ai trouvé sur le plancher une goutte d’huile.

 

– De quoi t’inquiètes-tu ? répondit le marquis en taillant une plume.

 

Taddeo toussa légèrement.

 

– C’est que de là, répliqua-t-il, on peut voir dans l’appartement de Madame. Si Monsieur le marquis trouve que cela ne fait rien, je n’ai pas à m’en occuper. On n’a pas demandé mon avis pour recevoir cet officier, et peut-être bien que tout lui est permis, même de bavarder pendant deux heures sur la montagne avec Barberine…

 

– Qui a dit cela ? qui l’a vu ?

 

– Dominique, le berger. La vieille et l’Allemand s’étaient cachés dans la cabane, il a chassé son troupeau de ce côté-là, et c’est lui qui m’a tout raconté.

 

– Pourquoi Barberine était-elle sortie ?

 

– Pour aller demander à frère Ambroise de l’opium ; il paraît que Madame en a besoin, d’autres aussi pourront en profiter.

 

Il y eut un instant de silence. Le marquis s’était jeté en arrière dans son fauteuil, il avait repoussé la plume et fermé les yeux. Taddeo, qui savait lire dans la physionomie de son maître, parut content de l’effet que ses paroles avaient produit.

 

– Je dois ajouter encore, reprit-il en mettant dans l’armoire la poire à poudre et en plaçant sur son épaule le fusil qu’il allait emporter pour le nettoyer au-dehors, que Monsieur le capitaine m’a défendu de fermer la porte de la tour. Je lui ai dit que c’était l’habitude ; il m’a répondu qu’il aimait à boire de l’eau fraîche et que s’il avait besoin, la nuit, de remplir sa carafe dans la cour, il ne voulait pas être comme un prisonnier, enfermé derrière des verrous. Qu’est-ce que Monsieur le marquis m’ordonne de faire ?

 

Le marquis se leva brusquement. Les bras croisés, l’œil sombre, il marchait à grands pas dans la chambre. Puis il s’approcha de la fenêtre et regarda la vallée remplie de ténèbres.

 

– Agis comme tu voudras, dit-il enfin à Taddeo, qui semblait fort occupé de frotter avec son mouchoir le canon du fusil. Je crois qu’à force de regarder les choses de trop près, tu finis par juger mal, mais j’ai confiance en ta fidélité. Fais ce que l’étranger te demande, et tâche de paraître sourd et aveugle, c’est le meilleur moyen de tout voir et de tout entendre. Va maintenant ; tu diras au capitaine que, fatigué de la chasse, je me suis mis au lit, mais que demain, je compte lui rendre visite.

 

Taddeo sortit. À peine avait-il franchi le seuil, qu’il rentra précipitamment sur la pointe des pieds, en laissant derrière lui la porte ouverte.

 

– Entendez-vous ? fit-il très bas.

 

Une voix de femme, glapissante et monotone, retentissait dans la cour.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda le marquis. Barberine chante ?

 

– Et que dit-elle ? ajouta le borgne.

 

– Je ne puis comprendre un seul mot, reprit le marquis après avoir un instant prêté l’oreille. Que m’importe après tout sa vieille romance ? Retire-toi, j’ai besoin d’être seul.

 

– Voilà le refrain, répliqua Taddeo en fermant l’œil comme s’il eût aiguisé de la sorte le sens de l’ouïe, écoutez, écoutez, Monsieur.

 

Dans le jardin, derrière notre maison,

Rampe un serpent, rampe un serpent.

 

Ah ! dit le marquis, cette fois, j’ai entendu. C’est la ballade de la Donna Lombarda, que chantent toutes nos paysannes.

 

– Attendez. Vous souvenez-vous des paroles qui viennent ensuite ? Il y a, si je me rappelle bien :

 

Écrasez dans un mortier la tête du serpent ;

Écrasez-la, écrasez-la.

 

– Pourquoi la maudite sorcière chante-t-elle autre chose ? Au même instant la voix reprenait :

 

Après le lever de la lune,

Attendez-moi, attendez-moi ;

J’aurai alors dans le jardin

Endormi le serpent, endormi le serpent.

 

Le maître et le serviteur se regardèrent, et l’œil perçant de Taddeo remarqua que le marquis tremblait de fureur. Il fit un mouvement comme pour se précipiter sur la chanteuse. Mais il redevint aussitôt maître de lui-même :

 

– Va, reprit-il d’une voix calme, souviens-toi de ce que je t’ai dit.

 

Quand Taddeo se fut retiré, le marquis se jeta sur un siège et cacha son visage dans ses mains.

 

La lune parut tard cette nuit-là. Eugène était depuis longtemps à la fenêtre, attendant qu’elle montrât sa pâle lumière. Quand ses premiers rayons vinrent éclairer le sommet de la colline, il ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’effroi. Mille sentiments divers combattaient en lui ; tantôt, plein d’une vive pitié pour la jeune maîtresse de Barberine, il eût voulu hâter l’instant de l’entrevue ; tantôt il se représentait au contraire le visage grave et triste du marquis, et il souhaitait de n’avoir jamais mis le pied dans cette maison. Il se rendit de nouveau dans la salle déserte dont les fenêtres ouvraient sur la cour. L’obscurité la plus profonde régnait partout. Il pensa au sombre drame qui se cachait dans ce château, au rôle qu’il allait lui-même y jouer, et son cœur battit avec force. Le moment convenu avec la vieille nourrice était venu, il descendit à tâtons l’escalier de la tour, tenant à la main un verre pour puiser de l’eau, afin de pouvoir motiver sa sortie nocturne, s’il rencontrait le borgne. Mais il ne vit personne dans la cour, et l’air de la nuit, qui agitait le platane, était le seul bruit qu’il pût entendre. La clarté de la lune se répandait dans le petit jardin, dessinant les noirs contours des cyprès, se réfléchissant sur les feuilles lisses du figuier, prêtant un aspect fantastique au mur blanchâtre, surmonté de créneaux argentés.

 

Tout à coup une porte s’ouvrit, une forme humaine se dirigea de son côté. C’était Barberine qui lui dit à voix basse :

 

– Venez !

 

Il la suivit, marchant avec précaution pour étouffer le bruit de ses pas sur les dalles de la cour. La nourrice continua :

 

– Tout va bien. Par bonheur, Taddeo avait soif comme une éponge. Il est au lit maintenant, et il ronfle si fort qu’un régiment passerait, musique en tête, près de lui sans l’éveiller. Ainsi, nous pouvons traverser sa chambre, il n’y a rien à craindre. Voyez plutôt.

 

Et elle introduisit son compagnon dans une pièce étroite, éclairée par une lucarne qui laissait pénétrer quelques rayons de la lune. Sur une couchette basse reposait un homme qui, surpris sans doute par le sommeil, n’avait pas pris le temps d’ôter ses vêtements. « Grand bien lui fasse ! » murmura Barberine, et elle montra le poing à l’objet de sa haine. « Je lui ai fait avaler la moitié de notre poudre, et il dort d’un bon somme ; je voudrais qu’il fût étouffé par un chat sauvage, et que son œil infernal ne se rouvrît jamais ! Venez par ici, Monsieur le capitaine ! » Et elle entra dans l’appartement où, la veille, il avait aperçu la marquise. « Madame est dans la chambre d’à côté ; depuis deux heures, elle écrit, elle écrit, Dieu sait quoi, sur un gros cahier qu’elle ferme aussitôt que j’approche. La porte que voici mène à ce jardin, je vais vous y conduire, puis j’engagerai ma maîtresse à venir respirer l’air. Tenez-vous dans l’ombre, et ne vous montrez pas avant de m’avoir entendue tousser, car elle ne se doute de rien encore. »

 

Là-dessus elle le fit entrer dans le petit jardin. Il était si étroit, si hautes étaient les murailles qui l’enfermaient, qu’il semblait à Eugène être au fond d’un puits desséché où un reste de fraîcheur avait fait pousser une végétation chétive. Il ne pouvait se défendre d’une douleur poignante à la pensée qu’une jeune et belle existence, cachée à la lumière du jour, se flétrissait dans cette morne retraite. Quelques minutes auparavant, il se reprochait de violer les lois de l’hospitalité en s’immisçant dans les secrets d’une union malheureuse, mais alors ses scrupules s’effacèrent. Il frémissait d’indignation et cherchait dans son esprit comment il serait possible d’escalader les murailles, s’il n’y avait pas d’autres moyens de délivrance. La voix de la nourrice le tira de ses réflexions ; il gagna l’ombre de deux cyprès qui croissaient près du mur ; au même instant la porte s’ouvrit.

 

Au lieu de descendre dans le jardin, la jeune femme se tenait debout, pareille à une statue, sur les marches de pierre ; ses grands yeux noirs étaient fixés, avec une indicible expression de mélancolie, sur le ciel étoilé, que n’assombrissait aucun nuage ; elle portait une robe grise, dépourvue de tout ornement, et une petite croix d’or, retenue par un ruban noir, pendait sur sa poitrine. À l’invitation de Barberine, elle fit quelques pas dans l’étroit enclos, mais sa marche semblait incertaine, chancelante. Eugène se sentit ému. Était-ce bien la brillante jeune fille, légère et vive comme un oiseau, qu’il avait tenue à son bras dans la salle de bal ?

 

Elle paraissait prêter peu d’attention à ce que lui disait Barberine. Elle s’était arrêtée auprès d’un buisson, et elle effeuillait une rose. Soudain, à une parole de la nourrice, elle tressaillit et jeta autour d’elle un regard effaré. En ce moment, la vieille toussa. L’officier, qui avait eu grand-peine à se contenir, sortit de sa cachette, mais il s’arrêta effrayé en voyant l’expression d’angoisse mortelle du visage de la jeune femme. Une rougeur brûlante couvrit ses joues ; elle voulut parler, ses lèvres s’agitèrent sans articuler aucun son, elle avança les deux mains, comme pour repousser une apparition terrible. Eugène fit un pas vers elle ; d’un ton de profond respect, il s’excusa de l’audace qu’il avait eue de tenter une pareille démarche. Il obéissait au sentiment le plus pur, et son unique but était de lui offrir ses services. Qu’elle consentît seulement à dire une parole, et il n’hésiterait pas à risquer sa vie pour la sauver.

 

– Je ne suis pas tout à fait un inconnu pour vous, Madame la marquise, ajouta-t-il en terminant. Je vous ai vue il y a quelques années ; vous m’avez oublié sans doute ; moi, j’ai toujours gardé votre souvenir, et maintenant…

 

– Allez, interrompit-elle, sans le regarder, retirez-vous Monsieur… Où es-tu, Barberine ? Dis-lui…

 

– Écoutez-le, ma chère maîtresse, supplia la vieille. Tout ce qu’il vous demande, c’est de l’autoriser à se rendre près de Madame votre mère pour l’instruire de ce qui se passe ici. Cela lui fait de la peine, comme à moi, de voir que vous vous laissez mourir.

 

– Si je le veux, qui m’en empêchera ? reprit la marquise en se redressant avec une dignité fière qui décontenança Eugène et l’obligea de baisser les yeux. Laissez-moi, Monsieur, et ne tentez jamais de vous introduire dans ma vie. Vos intentions sont droites, personne donc ne saura ce que vous avez osé faire ; mais si vous risquiez une nouvelle tentative, je me verrais forcée de tout dire à celui qui est le maître de mon sort. Ne revenez jamais, jamais… vous entendez… Vous connaissez maintenant ma volonté.

 

Elle se dirigea rapidement vers la maison, et, avant qu’il pût répondre, elle avait disparu.

 

– Ô Mère de miséricorde ! s’écria la nourrice en joignant les mains. Il n’y a pas moyen de lui parler. Seigneur ! faudra-t-il que je vive assez pour la voir se briser la tête contre la muraille, si la mort ne vient pas assez vite à son gré ? Elle finira, cela est sûr, par perdre la raison. « Si je le veux, qui m’en empêchera ? » Y a-t-il ombre de bon sens à s’exprimer ainsi quand on n’a que vingt-deux ans et qu’on est belle, riche, noble ? Pour l’amour de Dieu, Monsieur le capitaine, répondez quelque chose ; sans cela, le désespoir me déchirera le cœur. Je ne puis renfermer en moi tant de souffrance.

 

– Nous nous sommes grandement trompés, Barberine, dit-il, les yeux fixés sur le sol d’un air sombre et pensif. Nous aurions dû penser que depuis deux ans elle n’a jamais vu de figure étrangère, et que la crainte de rendre sa destinée plus terrible encore doit l’obliger à repousser toute offre de délivrance. Hélas, nous n’y avons pas songé ! Combien de temps faudra-t-il pour la réconcilier avec la pensée de la lumière et de la liberté ?

 

Il se tut, les larmes étouffaient sa voix.

 

– Reconduis-moi, reprit-il ensuite ; ne désespère de rien ; je veux faire une autre tentative. Insensé que je suis, de n’avoir pas d’abord commencé par là ! Crois-tu que, si je lui envoyais une lettre, elle la refuserait ? Dans tous les cas, tu pourrais la prendre, et, qu’elle le veuille ou non, tu lui en lirais le contenu. À la longue, elle se laisserait peut-être convaincre.

 

– Oui, oui, Monsieur le capitaine, faites cela, répondit la nourrice, tandis qu’ils traversaient ensemble l’obscur appartement. Tenez, il dort toujours, le misérable coquin ; j’ai peur qu’il ne se doute qu’on ait mis quelque chose dans sa bouteille, et alors, gare à moi ! Aussi faut-il que je redouble de prudence. Je n’oserai plus vous approcher, mais si vous glissez la lettre sous la pierre qui est devant le puits, personne que moi n’ira la prendre. Parlez-lui de sa mère, cela lui donnera du courage, car après son Gino, c’est elle qu’elle aimait le plus au monde, et si elle ne m’avait si sévèrement défendu…

 

En disant ces mots, elle entrait dans la cour. À peine avait-elle franchi le seuil de la porte, que le dormeur se leva, et se glissa en rampant jusqu’à la lucarne pour regarder au-dehors. Quand Barberine revint, il avait repris sa première position comme s’il ne l’eût jamais quittée.

 

Un quart d’heure après, Taddeo frappait à la porte de son maître, et de son air habituel, moitié rusé, moitié simple, il s’avança dans la chambre où le marquis était assis, un livre à la main. Mais qu’il y eût jeté les yeux, c’est ce que le borgne ne crut pas un instant.

 

– Mes soupçons ne me trompaient pas. Après avoir laissé la porte de la tour ouverte, j’ai demandé mon vin à Martina. Il était assaisonné d’une bonne dose d’opium ; alors, je me suis laissé tomber sur mon lit comme une souche, la vieille Barberine est venue, m’a enlevé la clef, puis le temps seulement de dire un Pater, elle reparaît avec l’Allemand, qu’elle conduit dans le jardin.

 

Le marquis avait fait un mouvement, mais il se mordit les lèvres et garda le silence.

 

– Il m’a fallu rester tranquille encore quelques minutes. Quand tous les trois ont été ensemble, j’ai ôté mes bottes pour gagner l’appartement de Madame.

 

– Pouvais-tu les entendre ?

 

– Oui, Monsieur le marquis. Il racontait les choses à sa manière, mais au fond, c’était à peu près la vérité. Tout à coup Madame part comme une flèche, et passe près de la porte où je me tenais, de sorte que je me dis à moi-même : « Pour sûr, elle t’a vu ». Mais non. Elle se précipite vers sa chambre à coucher, et je l’entends qui s’enferme. Je retourne à mon lit où je fais de plus belle semblant de dormir. J’apprends alors que le capitaine veut écrire à Madame la marquise et que cette entremetteuse de Barberine ira prendre la lettre sous la pierre du puits. La damnée vieille ne mérite-t-elle pas qu’on lui torde le cou ?

 

Sans répondre à cette question, le marquis se leva, en proie à l’agitation la plus vive. Il parcourut plusieurs fois la chambre, laissa échapper des mots entrecoupés, puis se souvenant qu’il n’était pas seul :

 

– Tu n’as rien de plus à m’apprendre ? dit-il. Et il fixa sur Taddeo un regard pénétrant.

 

– N’est-ce pas assez comme cela ? fit le borgne avec un mauvais sourire. Mais rencontrant l’œil sévère de son maître, il ajouta d’un ton respectueux :

 

– Monsieur le marquis m’ordonne-t-il de prendre la lettre ?

 

Après un moment de silence, le marquis répondit :

 

– Va te reposer, Taddeo, et continue à m’instruire de tout ce qui arrivera. Quant à la lettre, je ne veux pas la voir… tu me diras seulement si elle a été reçue. Bonne nuit.

 

– Dormez bien, Monsieur le marquis.

 

Le serviteur quitta la chambre peu satisfait. Il ne pouvait comprendre la conduite de son maître.

 

« C’est égal, maudite empoisonneuse, murmura-t-il, tu ne perdras rien pour attendre ! Ah ! Ah ! Monsieur le marquis n’est pas curieux de lire la lettre, eh bien, moi, je veux prendre le crabe dans son trou, dût-il me déchirer les mains. »

 

La lumière d’une lampe brilla longtemps à la fenêtre de la tour. Eugène, assis devant une table, écrivait au crayon sur une page arrachée de son carnet. Il avait longtemps hésité à le faire, non qu’il fût effrayé de la menace de la marquise et qu’il craignît ses révélations ; mais il avait peur de déplaire à la jeune femme, de perdre son estime. Pourtant s’il se taisait, saurait-elle jamais ce qu’il avait voulu tenter pour elle ? car, dans l’émotion du moment, il se rappelait à peine les explications qu’il lui avait données. Peut-être ne l’avait-elle pas bien compris et il lui était insupportable de penser qu’en quittant le château, il y laisserait le même désespoir, faute d’avoir eu assez de persévérance dans sa résolution. Il se mit donc à écrire avec toute l’effusion d’un cœur loyal, avec la mâle simplicité d’un soldat, la pressant de ne pas sacrifier à jamais sa vie. Il connaissait peu, disait-il, les causes qui l’avaient poussée à rechercher cette morne solitude, mais il ne pouvait la voir s’éteindre dans une lente agonie avant d’être convaincu qu’il n’y avait aucun remède au chagrin qui la tuait. Il l’assurait qu’en s’offrant à la servir, il n’était point guidé par une passion égoïste ; tout ce qu’il souhaitait, c’était de l’arracher au tombeau où elle s’ensevelissait vivante. Si l’espérance était morte dans son cœur, si elle refusait de rien entendre, il ne lui resterait, à lui, autre chose à faire que d’agir selon sa propre inspiration, au risque d’empirer encore une situation déjà si pénible. Il la priait de lui permettre de parler à sa mère ; elle avait des devoirs aussi envers la comtesse, n’y avait-il point de cruauté à la priver de son enfant ? La lettre achevée, il signa, plia la feuille du mieux qu’il put, puis comme il n’avait pas de cire, il alluma une bougie dont il fit tomber quelques gouttes sur le billet pour le fermer, et il y mit l’empreinte de son cachet. Avant l’aube, il se rendit près du puits, souleva la pierre avec précaution et plaça la lettre dessous. La fraîcheur de l’air calmait le trouble de son âme, il puisa de l’eau qu’il but à longs traits. Il s’assit ensuite sur la margelle, considérant avec tristesse la grille qui fermait le petit jardin. Il repassa dans sa mémoire ce qu’il avait écrit, pesa chaque parole ; il n’y en avait pas une qu’il regrettât ; cependant, il fut tenté plus d’une fois de reprendre le billet et de le déchirer. Pour mettre fin à cette lutte intérieure, il regagna sa chambre et s’efforça de trouver dans le sommeil quelques instants d’oubli.

 

IV

Le lendemain, le jour se leva triste et orageux ; un vent sourd poussait dans la montagne les vapeurs du lac que le soleil était impuissant à percer. Sous le platane de la cour, près du puits, régnait une obscurité presque complète.

 

– Déjà debout, vieille mégère, dit à Barberine Taddeo, qui descendait de la tour, tenant à la main les bottes du capitaine. Pourtant tu t’es promenée assez tard, hier soir.

 

– Qu’en sais-tu ? grommela la nourrice. Tu ronflais à faire crouler les murailles.

 

– Grâce au ciel, répondit le borgne avec un rire haineux, mon sommeil est profond comme celui du juste. Pour celui qui a une mauvaise conscience, le duvet même se change en épine.

 

– On te connaît, répliqua la vieille, un charbon ardent n’aurait pas de prise sur toi, tison d’enfer que tu es. Va, va, passe ton chemin ; de bonnes paroles n’écorchent pas la bouche, mais j’aimerais mieux appeler la mort et la tempête mon père et ma mère que de te dire un mot d’amitié.

 

Elle remplit rapidement son seau et rentra dans la maison. « Aurait-il vu la lettre ? se demanda-t-elle ; je ne l’avais pas encore mise dans ma poche lorsqu’il est sorti de la tour. D’ailleurs, je ne vais pas d’habitude si matin puiser de l’eau. N’importe, si le ciel s’en mêle, il faudra bien que le diable se retire, l’oreille basse. Hélas ! pauvre âme ! Elle s’agite toujours sans repos ni sommeil. »

 

La vieille était arrivée devant la porte de l’appartement de sa maîtresse, elle frappa doucement : « Madame la marquise ! – Rien. Elle tâche de me faire croire qu’elle dort, mais Barberine ne s’y trompe pas. Elle ne veut pas me voir, je le sais bien. Que va-t-elle me dire ? Elle est fâchée contre moi parce que j’ai laissé entrer Monsieur le capitaine ; cependant personne au monde ne lui est plus attaché que sa pauvre vieille nourrice. Mais comment lui donner la lettre ? Si je la glissais sous la porte ? Oui, c’est cela ; maintenant, qu’elle la prenne ou non, je m’en lave les mains. »

 

La fente était large ; Barberine put lancer le billet assez loin pour qu’il fût impossible de ne pas le voir. Cela fait, la nourrice vint d’un air de satisfaction se placer auprès de la fenêtre dont les volets laissaient pénétrer quelque lueur de jour. Elle reprit alors la ballade de la Donna Lombarda :

 

Écrasez dans un mortier la tête du serpent,

Écrasez-la, écrasez-la.

Mettez cette poussière dans le vin de l’époux,

Et qu’il boive, et qu’il boive,

Quand il reviendra le soir de la chasse,

Ayant grand soif, ayant grand soif.

 

La porte de la chambre de la marquise s’ouvrit tout à coup.

 

– Barberine, dit la jeune femme, dont les beaux yeux noirs brillaient d’indignation, je m’étais promis de ne pas t’adresser un mot de reproche au sujet de ta folle conduite d’hier soir ; un dévouement sincère, quoique mal inspiré, t’avait poussée à cette démarche et je te la pardonnais. Mais que tu aies l’audace de persister malgré ma défense, c’est ce que je ne puis souffrir ; s’il t’arrive une fois encore de désobéir à mes ordres, nous serons séparées pour toujours. Quant à ce capitaine, il m’inspire plus de compassion que de colère ; je veux donc ignorer sa lettre et n’en rien dire au marquis ; il ne sortirait pas vivant du château si mon mari en avait connaissance. Les choses cependant ne peuvent continuer ainsi. Tu vas aller au couvent demander à frère Ambroise de venir ; il faut qu’il apprenne ma volonté à l’audacieux étranger et qu’il lui conseille de quitter le château. Le plus tôt sera le mieux. Tu m’as entendue ?

 

La vieille femme, bouche béante, regardait sa maîtresse.

 

– Madame, pour l’amour de Dieu, à quoi bon appeler le frère Ambroise ? Ne pourrais-je moi-même…

 

– Silence ! fit la marquise d’un ton d’autorité. Je te le répète, si tu échanges seulement une parole avec l’étranger, ne te présente plus devant moi. Hâte-toi d’amener le bon frère, j’ai à l’entretenir de différentes choses.

 

Elle rentra sans attendre la réponse de la nourrice et s’enferma de nouveau. La vieille la connaissait trop pour ne pas savoir qu’elle n’avait d’autre parti à prendre que celui d’obéir, mais jamais elle ne s’y était résignée avec autant d’amertume. Son chagrin était si vif qu’avant de partir, elle oublia sa tabatière. Comme elle ne pouvait sortir sans que Taddeo lui ouvrît, elle dut lui apprendre la commission pressante dont elle était chargée. À son air de trouble, le borgne jugea que la lettre n’avait pas produit l’effet qu’en attendait Barberine ; mais il se creusa inutilement la tête pour deviner ce que le religieux viendrait faire au château. N’y réussissant pas, il se résolut à porter simplement la nouvelle à son maître.

 

Le marquis était debout, l’œil impatient et inquiet, comme s’il l’eût attendu depuis longtemps. Il écouta en silence le récit du domestique ; une résolution fermement arrêtée se lisait sur ses traits rigides :

 

– Taddeo, dit-il en mettant dans une petite cassette des lettres et des billets de banque, je pars dans une heure et cette fois tu m’accompagnes. Va de ma part trouver Madame la marquise, et annonce-lui que mon absence sera peut-être longue ; si elle a un désir que je puisse satisfaire, si j’ai eu envers elle un tort que je puisse réparer, je lui demande aujourd’hui de les faire connaître. Pourquoi restes-tu là debout devant moi et as-tu l’air si surpris ?

 

– Comment, monsieur, balbutia Taddeo qui doutait que son maître eût toute sa raison, vous voudriez… vous pourriez… mais c’est impossible !

 

– C’est décidé. Va préparer ma malle, tu la porteras avec Martina au bord du lac, où nous trouverons un bateau. Ne prends pour toi-même que le strict nécessaire, et surtout ne me fais pas attendre.

 

Quand Taddeo fut sorti, le marquis se laissa tomber dans un fauteuil, d’un air d’accablement profond. Il demeura ainsi longtemps, les yeux fixés sur la porte, écoutant ce qui se passait au-dehors. Rien ne troublait le silence de la chambre que le bruit monotone de la montre de Gino, posée sur la table près de la cassette. Enfin, des pas lents et craintifs se firent entendre dans le vestibule ; il tressaillit, puis de la main droite il s’appuya sur le bras de son fauteuil avec une indifférence affectée, tandis que de la gauche il comprimait les battements de son cœur, qui semblait près de rompre sa poitrine. On frappa timidement.

 

– Entrez, dit le marquis d’une voix à peine distincte. Au même instant, sa femme parut sur le seuil.

 

Depuis deux ans il ne l’avait vue que dans l’ombre de la chapelle ; maintenant que la lumière du jour l’éclairait, il s’effraya de la pâleur de son visage. Elle s’avança tremblante ; tout à coup une vive rougeur envahit ses joues, peut-être avait-elle aperçu la montre à côté de la cassette.

 

Elle fit involontairement un pas en arrière, mais elle appuya sa main à la boiserie et rassembla son courage.

 

– Vous voulez partir, dit-elle d’une voix altérée, en pressant dans ses doigts amaigris la croix suspendue à son cou. Il ne m’appartient pas de vous demander où vous allez ni pourquoi vous quittez le château. Mais une crainte m’a saisie. Un malheur est peut-être arrivé à ma mère, elle vous appelle à Milan. J’ai fait un rêve affreux ; je la voyais mourante. Dites-moi par pitié si je me trompe.

 

– Je pense que la comtesse se porte bien, répliqua-t-il sans trahir aucune émotion ; du moins je n’ai pas reçu de nouvelle qui m’apprenne le contraire. Des raisons différentes m’obligent à voyager. J’ai voulu auparavant m’assurer si l’air, peut-être trop vif, de la montagne ne vous est pas défavorable. Je crains aussi que la tristesse de cette retraite nuise à votre santé. Dites-le moi franchement. Je m’arrangerais de façon à vous faire passer l’hiver à Venise, où sans aucun doute vous seriez mieux que dans ce château.

 

– Je vous remercie, dit-elle ; et sa voix tremblait. Je ne mérite ni tant de bontés, ni tant d’égards. Laissez-moi où je suis. Je ne voudrais mourir nulle part ailleurs que dans cette solitude. Cependant, si vous me permettez de vous adresser une prière, ne partez pas aujourd’hui, attendez à demain…

 

– Et pour quelle raison ?

 

– J’aimerais mieux ne pas vous la dire. Si vous vouliez consentir à ma demande sans exiger d’explication… Mais votre confiance serait une trop grande faveur pour moi…

 

Il ne répondit rien et tint ses regards attachés sur sa femme, qui demeurait debout devant lui, immobile et les yeux baissés.

 

– Il faut donc que je parle, reprit-elle. Mon intention était de consulter auparavant frère Ambroise, car il ne s’agit pas seulement de vous et de moi, – je n’aurais alors aucun besoin de conseil, – un tiers est intéressé aussi, et j’ai peur… Mais vous partez si vite qu’il faut prendre une décision et me confier à votre générosité.

 

– Que voulez-vous dire, Giovanna ?

 

Elle ferma la porte derrière elle et se rapprocha du marquis.

 

– Il y a au château, répondit-elle, un étranger qui, à mon insu et contre ma volonté, a été instruit qu’il se trouvait ici une femme dont l’existence n’est plus qu’une longue misère. Il a réussi à s’introduire la nuit dans le jardin. J’ai refusé de l’entendre et je lui ai déclaré que je ne lui pardonnerais pas s’il essayait une seconde fois d’intervenir dans ma vie. Une compassion opiniâtre, presque insensée pour une situation dont il juge mal, la connaissant trop peu, lui a inspiré l’audace de m’écrire… Voici sa lettre, lisez-la. Elle vous convaincra que je ne serais peut-être pas ici en sûreté, si j’y demeurais seule. Je voulais demander à frère Ambroise d’exiger de lui le serment de ne parler à âme qui vive de ce qu’il a vu. Mais vous agirez en tout cela comme vous l’entendrez. Laissez-moi seulement vous supplier à genoux de ne faire tomber votre colère ni sur lui ni sur personne. Ils ont eu de bonnes intentions, ils ne savent pas que je ne désire nulle autre chose que de rester ici.

 

Elle lui tendit la lettre et hasarda de le regarder. Son empire sur lui-même était si absolu que pas un muscle de son visage ne trahissait la moindre émotion. Il lut le billet, puis d’un ton impassible :

 

– Ce jeune homme a tout à fait raison ; il voit les choses de sang-froid, et il en juge mieux ; il ne mérite pas que vous l’accusiez de folie. La pensée m’est venue plus d’une fois de vous engager à changer votre manière de vivre ; je ne trouve aucun plaisir à me charger la conscience d’un meurtre, alors que je ne l’ai pu dans l’emportement de la colère ; c’est cependant ce qui arrivera si les choses continuent de la sorte.

 

– Certainement, dit-elle, je mourrai, mais vous n’en êtes pas coupable, et quand même vous le seriez, je vous remercierais au lieu de me plaindre, car je n’ai plus rien à espérer de la vie.

 

– Vous êtes jeune, Giovanna ; l’ombre qui vous enveloppe s’éclaircira. Le souvenir de ce qui vous est arrivé s’évanouira enfin, et vous vous étonnerez d’être restée si longtemps dans ce deuil. Moi, qui suis de beaucoup plus âgé, je laisserai peut-être bientôt libre cette main que je n’aurais jamais dû souhaiter, car je n’ignorais pas que votre cœur se détournait de moi…

 

– Cessez de vous accuser, interrompit-elle, je ne vous avais point dit que j’eusse aimé avant de vous connaître.

 

– Mais je le savais. Seulement, je me laissais aveugler par la passion ; je me flattais, quand vous seriez à moi, de vous faire, à force de tendresse, oublier mon rival. Je n’avais pas pensé qu’une première inclination dans une âme comme la vôtre, jette toujours de profondes racines. Il est arrivé ce que la plus vulgaire prudence devait prévoir.

 

– Non, dit-elle. Et son visage s’anima, et un éclair passa dans son regard ; vous êtes injuste envers vous-même en parlant ainsi. J’étais jeune, il est vrai, mais pas assez pour être incapable d’apprécier votre valeur, si je ne m’étais pas abandonnée à un regret insensé. Plus vous avez été noble et bon, plus j’ai été coupable de vous rester étrangère et de mettre entre nous l’abîme d’une faute mortelle, que nul repentir ne peut effacer. Si ces choses arrivent dans le monde, s’il était possible de les prévoir, je ne le sais point ; mais vous avez agi comme bien peu l’eussent fait à votre place ; cela, j’en ai la conviction profonde. Vous aviez le droit de m’envoyer, et lui aussi, dans la nuit éternelle ; personne ne vous eût appelé meurtrier. Mais vous auriez couvert de honte mon nom, celui de ma famille ; une généreuse compassion a retenu votre main. Plus tard, au lieu de m’abandonner comme l’opprobre de mon sexe, de me laisser seule, livrée à mes remords, vous avez consenti à respirer le même air que moi, vous m’avez mise en état de rentrer en moi-même, de me connaître et de sentir combien je suis au-dessous de vous. Revenir dans le monde, moi ! Mais j’éprouve un insurmontable dégoût pour toutes les joies auxquelles j’avais eu la folie d’attacher mon cœur. Que m’offrirait la vie, maintenant que je ne puis plus vivre pour vous ? Cependant, puisque nous avons touché à cette blessure, puisque vous avez bien voulu m’entendre, et je vous en remercie du fond de l’âme, vous ne repousserez pas la prière que je vous adresse dans cette heure bénie. Quand je serai sur mon lit de mort, ce qui ne tardera guère, si je vous fais appeler, venez, je vous en conjure. Peut-être ne pourrai-je plus parler, mais mon dernier regard vous cherchera ; vous saurez qu’il vous supplie de poser votre main sur mon front, et de dire : « Je t’ai pardonné ! »

 

Il garda un instant le silence, en proie à la plus violente lutte intérieure.

 

– Non, s’écria-t-il enfin, c’est impossible !

 

– Quoi ? demanda-t-elle effrayée.

 

– Que j’attende ta mort pour te dire cette parole !

 

Il se précipita vers elle, tandis qu’un torrent de larmes jaillissait de ses yeux.

 

– Ma femme ! ma pauvre Giovanna ! viens sur mon cœur !… pardonne-moi d’avoir été cruel… Dieu de miséricorde ! vivre une heure comme celle-ci et puis mourir, c’est assez pour te remercier toute l’éternité !

 

Il allait lui saisir les mains, mais, brisée par la violence de son émotion, elle tomba sans connaissance. Il s’agenouilla près d’elle, appuya contre sa poitrine la tête insensible de la jeune femme, couvrit de baisers et de larmes son front et ses lèvres.

 

– Éveille-toi, ma bien-aimée, lui disait-il, nous commençons seulement à vivre ! Nous avons acheté chèrement le bonheur, jouissons de ces instants si doux ! Éveille-toi, ma Giovanna, éveille-toi !

 

Enfin, ses paupières s’ouvrirent lentement, mais elle ne pouvait encore parler. Elle restait immobile dans ses bras, les regardant de ses grands yeux fixes, comme si elle eût craint d’être le jouet d’un rêve.

 

– Laisse-moi, reprit-il, te donner le baiser des fiançailles. Tu as beaucoup souffert, Giovanna, mais l’amour chassera ces nuages. Le passé n’existe plus, et je bénis Dieu qui t’a fait pour moi une âme nouvelle. Lève-toi. Non, attends un moment que je te prenne dans mes bras.

 

Il la replaça doucement dans sa position première, lui ferma les yeux avec ses lèvres, puis il prit à la hâte sur la table quelque chose qu’il lança dans la vallée.

 

– L’air est pur, dit-il, viens, ma bien-aimée, nous allons nous entretenir ensemble comme deux fiancés qui font leurs plans d’avenir.

 

Il la souleva doucement, la conduisit à un fauteuil près de la fenêtre, s’assit et l’attira sur ses genoux ; elle se laissa faire, écoutant sa voix comme on écoute une douce musique. Il lui disait sa tendresse et son bonheur, et elle se taisait, craignant de perdre une parole de cette bouche aimée. Lui, de temps en temps, s’interrompait pour prendre sa main, qu’il baisait avec passion.

 

V

Après une pluie légère, le temps s’était éclairci. Eugène erra longtemps au milieu des rochers où, pour la première fois il avait rencontré Barberine. Mais c’était en vain que le soleil brillait, la tempête n’avait point cessé dans son âme, et ses yeux que nul sommeil n’était venu visiter pendant la nuit, erraient tristement sur l’aride plateau.

 

Il avait vu le matin la nourrice passer sur le pont-levis et prendre le chemin qui conduit au couvent. Elle ne chanta pas et ne fit aucun signe. Bien plus, lorsque, se détournant par hasard, elle l’avait aperçu à la fenêtre, elle avait ramené sa mante sur son visage avec un mouvement d’effroi. Que devait-il penser ? Sa lettre avait-elle été repoussée avec colère, ou bien un danger menaçait-il, et Barberine voulait-elle l’attirer sur la montagne pour soulager son cœur ? Il avait inutilement attendu pendant une heure entière. Le soleil, perçant les nuages, l’obligea à chercher dans la cabane un abri contre ses rayons brûlants. Il se dit d’ailleurs que la vieille saurait l’y trouver si elle avait quelque chose à lui apprendre.

 

La cabane lui parut encore plus triste que la première fois. Pas une chèvre ne s’égara dans les environs ; l’araignée qui avait suspendu sa toile aux noires solives, reposait paresseuse, attendant que le soleil eût achevé de boire des gouttes de pluie que la toiture mal jointe avait laissées filtrer sur le fragile réseau. Eugène se retira dans le coin le plus sombre, l’oreille attentive au moindre bruit ; mais gagné par le calme profond du milieu du jour, il ne tarda pas à s’endormir.

 

Un violent orage le réveilla en sursaut quelques heures plus tard. Il se leva, le cœur allégé, résolu de sortir au plus vite de la situation fausse où il se trouvait ; debout sur le seuil de la cabane, où il attendait que le temps lui permît de se remettre en marche, il prit en lui-même un parti décisif. La volonté si formellement énoncée par le marquis de ne point vendre son château, mettait fin à la mission dont le maréchal Radetzky avait chargé le jeune officier ; car, malgré ses préoccupations de la veille, son œil exercé avait vite reconnu que toute fortification qui ne comprendrait point la Citadelle, serait complètement inutile. Il décida donc d’attendre jusqu’au lendemain la réponse de la marquise ; si la jeune femme gardait le silence, il n’avait point le droit d’agir en dépit d’elle ; il devait se résoudre à laisser à la destinée le soin de dénouer ce lugubre drame.

 

La pluie avait cessé ; il quitta la cabane d’un pas ferme, s’arrêtant toutefois de temps à autre pour regarder si la vieille ne paraîtrait pas derrière un buisson, de sorte qu’il lui fallut plus d’une heure pour regagner le château. À sa grande surprise, il trouva la porte ouverte et le pont-levis encombré par une foule de femmes et d’enfants qui plongeaient dans l’intérieur des regards curieux ; l’officier se fraya un passage avec peine et vit dans la cour une carriole dans laquelle étaient entassés des paquets, des malles, des bagages de toute sorte. Barberine et une autre servante à la mine maussade allaient et venaient d’un air effaré ; sans cesse elles apportaient de nouveaux objets, qu’elles rangeaient avec soin. Quand la nourrice aperçut Eugène, elle murmura quelques mots inintelligibles, courut à sa rencontre et l’entraîna dans la maison, où elle se laissa tomber sur le lit de Taddeo, suffoquant de joie, faisant mille gestes auxquels son interlocuteur étonné ne comprenait absolument rien.

 

– En croiriez-vous vos yeux, Monsieur le capitaine ? Et elle aspira une forte prise de tabac pour s’éclaircir les idées. « Sainte Mère de miséricorde ! Qui pouvait s’y attendre ? Ce matin encore, je pensais que vous et moi nous n’échangerions plus jamais un mot ensemble, car elle avait menacé de me chasser si seulement je vous disais bonjour. Tout cela, Monsieur, à cause de votre lettre. Le Seigneur Dieu, qui m’a créée, sait combien je pleurais en gravissant la montagne pour aller chercher frère Ambroise. Je croyais qu’elle se sentait mourir, et qu’elle voulait se confesser pour la dernière fois. Aussi, tout le long de la route, que de mal j’ai senti dans le côté gauche, à l’endroit dont je souffre toutes les fois que j’ai du chagrin. Frère Ambroise tâchait de me consoler, mais ses paroles ne faisaient pas plus d’effet sur moi que la limonade sur un homme qui a le froid de la fièvre. Enfin nous arrivons. Je demande à Taddeo : « Où est Madame ? » Il me répond avec la mine de quelqu’un qui annoncerait le jugement dernier : « Elle est chez Monsieur. » Je lui dis : « Tu te moques de moi, menteur, c’est impossible. » Il reprend : « Impossible ou non, cela est, vieille ; nous allons partir et j’espère ne plus voir ton vilain museau. » Je grimpe quatre à quatre l’escalier, suivie de frère Ambroise. Qui pensez-vous que nous voyons près de Monsieur, et se laissant tout doucement cajoler ? C’était elle, oui vraiment c’était bien elle. Au bruit que nous faisons en entrant, elle saute sur ses pieds, rouge comme une fillette que l’on aurait surprise en amoureuse conversation. Comment tout cela était arrivé, je ne puis pas vous le dire, je ne le sais pas ; mais je vivrais cent ans, que je ne verrais jamais un pareil jour.

 

« J’essayai d’interroger Martina ; pour les bonnes nouvelles, elle est sourde et muette. Je voulus faire parler Taddeo ; il est bien discret et bien rusé, le coquin ! J’ai deviné cependant qu’il n’avait pu rien entendre, et c’est ce qui le mettait en si méchante humeur. Alors Madame est descendue dans la cour, elle est allée à lui, a dit quelques mots à voix basse et lui a tendu sa main qu’il s’est efforcé de retenir et de baiser, mais elle n’a pas voulu. Il avait l’air d’être tout retourné. Il sifflait, il chantait, il n’était que miel et sucre. À moi, au contraire, Madame ne dit rien, ni à Martina ; elle fut pourtant très bonne et nous donna les vêtements qu’elle a portés depuis qu’elle est ici. Puis elle alla chercher au fond de son armoire une robe blanche qui n’avait pas vu le jour depuis deux ans. Et comme sa toilette était finie : « Sur mon âme, m’écriai-je, on vous prendrait pour une fiancée ! » – « Je le suis aussi, répondit-elle, viens avec moi, Barberine. » Je montai à la chapelle, où étaient déjà le marquis et Taddeo ; frère Ambroise fit agenouiller Monsieur et Madame au pied de l’autel afin de leur donner sa bénédiction, comme s’ils étaient unis pour la première fois. Je pleurais de contentement, et Taddeo lui-même, le pécheur endurci, grimaçait d’une manière affreuse avec sa bouche et son œil.

 

« Ah ! cher Monsieur, combien les choses ont tourné autrement que nous croyions hier à pareille heure ! À peine le frère avait-il fini que Monsieur se leva, embrassa Madame et sortit avec elle. Il ne regarda pas une seule fois de mon côté, mais je voyais bien qu’il n’était pas en colère contre moi. Madame s’appuyait sur son bras et ils allaient ensemble, tantôt marchant, tantôt s’arrêtant. Taddeo me dit alors de tout emballer, parce que nous devons partir demain matin avec les maîtres. « Voici un billet, ajouta-t-il, que tu remettras au capitaine. » Il courut ensuite retrouver Monsieur qui était sur le pont-levis avec frère Ambroise. C’est là tout ce que je sais, peut-être y en a-t-il davantage dans cette lettre. »

 

Le papier qu’Eugène déplia d’une main fébrile, contenait seulement ces mots tracés au crayon par le marquis : « Vous êtes un homme d’honneur, n’oubliez pas à l’avenir ce que l’on doit à l’hospitalité. Adieu. »

 

L’ombre du soir enveloppait déjà la vallée quand une heure plus tard Eugène traversa le pont-levis, accompagné d’un jeune garçon qui portait ses bagages. Il n’avait pu se résoudre, malgré les instances de Barberine, à passer la nuit au château, et il descendait lentement le sentier, plongé dans ses rêveries. Tout à coup il aperçut au milieu des rochers blanchâtres du ruisseau quelque chose de brillant qui attira son attention. Il dit au montagnard de l’attendre, et se glissant avec précaution entre les broussailles, il se dirigea vers l’objet de sa curiosité, c’était une montre, celle-là même – il n’en douta pas un instant – qui avait marqué tant d’heures amères depuis ce fatal minuit où Taddeo l’avait apportée à son maître. Maintenant elle était pour toujours silencieuse, car le choc en avait brisé les rouages.

 

Le jeune officier la mit machinalement dans sa poche ; elle lui rappellerait, pensait-il avec tristesse, le souvenir de ce voyage. Mais au moment où le bateau qui devait le conduire à Riva quittait le bord du lac, il tira brusquement la montre et la jeta dans l’eau profonde.

 

 

 

 


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Décembre 2006

 

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