Maurice Leblanc

 

 

 

UNE AVENTURE D’ARSÈNE LUPIN

 

 

 

(1911)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PERSONNAGES. 4

À propos de cette édition électronique. 34

 

Cette saynète fut jouée du 15 septembre au 15 octobre 1911 au music-hall « La Cigale », alors en vogue. Elle était précédée d’une revue de Wilned, Elle l’a le sourire, qui faisait référence aux mésaventures survenues à la fin août à La Joconde, volée au Louvre.

 

La presse de l’époque fut chaleureuse à l’égard d’Une aventure d’Arsène Lupin. Excelsior écrit : « L’acte de M. Maurice Leblanc est fort pittoresque, et la nouvelle et fantastique histoire de collier qu’il nous conte ne tardera pas à devenir populaire. » Même enthousiasme dans Comœdia, ou dans Le Gaulois, qui écrit d’André Brulé, interprète de Lupin : « C’est une joie et un régal de le voir interpréter ce petit drame, agrémenté d’une note amoureuse au final. » Et Le Figaro : « Tout le monde voudra voir André Brulé en cambrioleur revêtu d’une blouse, la tignasse ébouriffée, le visage adorné d’une barbe rouge et inculte. » Le chroniqueur du Journal amusant est également élogieux pour le « sketch » de « M. Maurice Leblanc, le délicieux écrivain policier ». Le Journal du 18 septembre nous renseigne sur les comédiens : « M. André Brulé a été applaudi, acclamé et rappelé avec enthousiasme ; Marthe Derminy lui donnait la réplique, elle a été parfaite, ainsi que ses camarades Paul Clerc et Carlus. »

 

PERSONNAGES

ARSÈNE LUPIN

 

DIMBLEVAL, sculpteur, 55 ans

 

MARESCOT, sous-chef de la Sûreté

 

UN COMPLICE

 

UN AGENT DE POLICE

 

AGENTS DE LA SÛRETÉ ET AGENTS DE POLICE

 

MARCELINE, fille de DIMBLEVAL

 

La scène représente un atelier de sculpteur avec, sur la droite, en avant, un paravent qui dissimule à demi une sorte de cabinet de toilette pour les modèles.

 

Au fond, la porte principale. Quand elle est ouverte, on aperçoit un vestibule avec la porte d’entrée. À gauche, deux portes : à droite, tout à fait au premier plan, une porte plus lourde avec verrous et chaîne de sûreté.

 

L’atelier n’a pas de fenêtres, mais un vitrage en plan incliné formant une partie du plafond.

 

Un secrétaire, tabourets, stèles, ébauches, chevalets, quelques fauteuils et chaises de cuir, robes, manteaux et accessoires pour modèles. Téléphone sur la table. Une statue de Cupidon.

 

Au lever du rideau, la scène est vide, l’électricité éteinte.

 

La porte d’entrée du fond s’ouvre vivement. Marceline entre en robe de bal, suivie de son père.

 

 

Dimbleval, Marceline

 

MARCELINE, essoufflée. – Tu n’as vu personne dans l’escalier ?

 

DIMBLEVAL, tout en barricadant la porte du vestibule, chaîne et verrous. – Eh non, personne.

 

MARCELINE. – En tout cas, nous avons été suivis.

 

(Elle allume.)

 

DIMBLEVAL. – Mais par qui, mon Dieu !

 

MARCELINE. – Quelqu’un nous épiait à la porte de Mme Valton-Trémor.

 

DIMBLEVAL. – Marceline, tu es absurde avec tes frayeurs.

 

MARCELINE. – Absurde ! aussi pourquoi m’obliges-tu à mettre ce collier ?

 

(Elle va dans sa chambre par la porte de gauche, au fond, retire son manteau et revient.)

 

DIMBLEVAL. – Comment ! ma fille, un collier historique, qui m’a rendu célèbre : « Dimbleval ? Ah ! oui, le sculpteur qui offre à sa fille des colliers d’émeraudes ! » Ce qui m’a valu la commande de mon Cupidon, ma plus belle œuvre !…

 

MARCELINE. – Il ne m’appartient même pas…

 

DIMBLEVAL. – Qu’est-ce que tu chantes ? J’ai prêté dix mille francs à la duchesse de Brèves contre le dépôt de ce collier. Elle n’a pas pu me les rendre à la date fixée. Tant pis pour elle.

 

MARCELINE. – Mais il en vaut dix fois plus.

 

DIMBLEVAL. – Tant mieux pour moi.

 

MARCELINE. – Il paraît que tu n’as pas le droit, papa.

 

DIMBLEVAL. – Ah ! oui ! le prêt sur gage !… Que veux-tu, fifille, il faut bien se créer quelques ressources puisque l’art ne suffit plus aujourd’hui.

 

MARCELINE. – Cela te regarde, papa. En attendant, moi, je ne vis pas quand ton collier est ici. Un jour ou l’autre, quelque malfaiteur…

 

DIMBLEVAL. – Mais puisque je le reporte demain au Crédit Lyonnais.

 

MARCELINE. – Et si on vient, cette nuit ?

 

DIMBLEVAL. – Pourquoi, cette nuit ?

 

MARCELINE. – Ce matin, ton modèle, le vieux Russe, t’a parfaitement vu quand tu le mettais dans ce secrétaire.

 

DIMBLEVAL. – Ah ? Aussi le mettrai-je ailleurs… n’importe où… dans un endroit où précisément l’on ne cache rien de précieux… Tiens, dans ce vase, là, aucun danger…

 

(Il met le collier dans un vase de fleurs. Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Ils se regardent. Nouvelle sonnerie.)

 

DIMBLEVAL, à voix basse. – Le téléphone…

 

MARCELINE. – Oui, eh bien, vas-y, papa.

 

DIMBLEVAL. – Le téléphone à deux heures du matin. (Il décroche vivement.) Allô… oui, c’est moi… La Préfecture de police ?… Eh bien ? Vous dites ? (Avec une inquiétude grandissante :) Hein ?… Quoi ?… Est-ce possible ?… Allô… zut… coupé !

 

MARCELINE. – Qu’y a-t-il ?

 

DIMBLEVAL, raccrochant le récepteur. – Un rapport au service de la Sûreté, nous sommes menacés d’un vol, pour cette nuit.

 

MARCELINE. – Le collier ! Tu vois ! Mais c’est affreux ! Et les domestiques à qui tu as donné congé !

 

DIMBLEVAL. – Six inspecteurs sont en route sous la direction du sous-chef Marescot, que je connais justement…

 

MARCELINE. – S’ils arrivaient trop tard !

 

DIMBLEVAL. – Eh bien quoi ! Je suis là ! Et puis, nous sommes trois locataires dans la maison.

 

MARCELINE. – Mais l’entrée particulière de tes modèles ?

 

DIMBLEVAL, après avoir vérifié la chaîne et le verrou. – Prends la clef.

 

MARCELINE. – Qu’est-ce que tu fais ?

 

DIMBLEVAL, saisissant le vase et allant vers la chambre de sa fille. – J’emporte le collier.

 

MARCELINE. – Dans ma chambre ?

 

DIMBLEVAL. – Oui, je reste avec toi jusqu’à l’arrivée…

 

MARCELINE. – Mais je n’en veux pas. Laisse-le ici.

 

DIMBLEVAL, il pose le vase sur le secrétaire. – Tu as raison. D’ailleurs, il n’y a pas de meilleure cachette. On le cherchera partout, excepté là, je suis tranquille.

 

MARCELINE. – Ça m’est égal. Il n’est pas dans ma chambre.

 

(Il éteint l’électricité et chacun entre chez soi. La scène reste vide, un moment, illuminée par un magnifique clair de lune qui pénètre par le vitrage. Soudain, un léger bruit, en haut. Un des carreaux se soulève et l’on voit une grosse corde qui descend peu à peu, se balance et dont l’extrémité s’arrête à deux mètres du parquet. Et tout de suite une ombre se laisse glisser de haut en bas.)

 

LUPIN, tout en cherchant l’électricité. – Cordon s’il vous plaît !… Un peu de lumière… (Il allume. Lupin est déguisé en apache, longue blouse, chapeau, barbe rousse en éventail. Il prend une glace à main sur la table de toilette et se regarde.) T’en as une bouillotte ! T’as l’air d’une arsouille… Arsouille Lupin. Oh ! un revolver, moi qui ai oublié le mien ; ça va bien. Oh ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Un vaporisateur ?

 

LE COMPLICE, se penchant à moitié par la lucarne. – Lupin !

 

LUPIN. – Quoi ?

 

LE COMPLICE. – Vous êtes fou !

 

LUPIN. – Pourquoi ?

 

LE COMPLICE. – La lumière !

 

LUPIN. – Elle te gêne ?

 

LE COMPLICE. – Oui.

 

LUPIN. – Ferme les yeux.

 

LE COMPLICE. – Mais…

 

LUPIN. – Ferme la bouche.

 

LE COMPLICE. – Patron…

 

LUPIN. – Ah ! dis donc, occupe-toi de ton échelle, Jacob.

 

LE COMPLICE. – Pourquoi m’appelez-vous Jacob ?

 

LUPIN, qui examine une photographie. – Tu ne comprendrais pas ! (À lui-même, se dirigeant vers le secrétaire.) Oh ! dis donc, c’est bien la jeune personne que j’ai aperçue au bal des Valton-Trémor… Toutes mes excuses, Mademoiselle, il a fallu revêtir l’humble uniforme du travailleur. Pauvre gosse, on va lui extraire ses émeraudes… Ah ! si le beurre n’était pas si cher ! (Il repose le portrait sur le secrétaire.) Voyons, d’après le plan du vieux Russe… (Il désigne les emplacements.) Le vestibule… le couloir précédant la chambre de la petite… celle de la victime… Ici, l’escalier des modèles… (Montrant le paravent.) Là, leur cabinet de toilette… Là, le secrétaire… Tout va bien. (Il tire de sa poche un sac dans lequel il y a un trousseau de clefs.) Le secrétaire… troisième tiroir, a dit le vieux Russe.

 

LE COMPLICE. – Oui, patron.

 

LUPIN. – Nous commençons. Le vol des émeraudes, drame en cinq actes, musique de Lupin. L’ouverture… en clef Arsène perfectionnée, à quatre temps… un… deux… trois… quatre… (Le meuble est ouvert.) Là !… comme une fleur… il te faudrait cinquante ans, à toi, pour trouver ça !… Ah ! ça ! par exemple.

 

LE COMPLICE. – Quoi ?

 

LUPIN. – Le troisième tiroir est vide.

 

LE COMPLICE. – Mais les autres ?

 

LUPIN, après un instant, se retournant furieux vers la porte de la chambre. – Goujat, va ! C’est vrai… on se dérange… on risque sa peau, et puis, la peau.

 

LE COMPLICE. – Alors, filons.

 

LUPIN, qui a un pied sur l’échelle, après une hésitation. – Ah ! non, pas encore, c’est trop bête. (Cherchant sur le secrétaire.) Il doit coucher avec, capon.

 

LE COMPLICE. – On va se faire pincer.

 

LUPIN. – La barbe ! (Il réfléchit, puis résolument :) Jacob !

 

LE COMPLICE. – Patron ?

 

LUPIN. – Remonte l’ascenseur !

 

LE COMPLICE. – Quoi ?

 

LUPIN. – Fais ce que je te dis.

 

(L’échelle est enlevée.)

 

LE COMPLICE. – Et après ?

 

LUPIN. – Reste à l’affût. Surveille le boulevard. Si j’ai besoin de toi, je siffle, va ! (Il se dirige vers l’interrupteur, éteint et murmure :) Les trois coups… (Il frappe trois fois le parquet.) Rideau ! (Il court derrière le paravent et se dissimule en épiant à travers une fente. La porte de la chambre s’ouvre. Dimbleval apparaît. Il passe la tête, inquiet, et, allongeant le bras, allume.)

 

DIMBLEVAL, à sa fille qui apparaît sur le seuil, vêtue d’une matinée. – Personne.

 

MARCELINE. – Papa, regarde bien.

 

DIMBLEVAL, avançant. – Puisque je te dis qu’il n’y a personne.

 

MARCELINE. – Et la porte ?

 

DIMBLEVAL traverse la scène et va vers la porte du vestibule. – Je te dis qu’il n’y a personne.

 

MARCELINE. – Ah ! ce collier…

 

DIMBLEVAL, prenant le vase sur le secrétaire. – Pour cela, je suis tranquille, rien à craindre. Il n’a pas bougé. (Il montre le collier et le remet.) Ah ! et puis, je t’en prie, du calme ! (Ils sortent, Dimbleval éteint l’électricité.) Tu finiras par m’effrayer !

 

LUPIN, rallumant et allant au secrétaire. Il a pris le vase et examiné le collier. – Il est gentil ! Tiens, pour la peine, je lui laisse le vase et les fleurs. (il empoche le collier, revient près du trépied, appelle son complice :) Psst ! (Un temps.) Tiens, qu’est-ce qu’il y a ?… Psst !… Jacob !…

 

LE COMPLICE, passant la tête, effaré. – Eh ! patron !

 

LUPIN. – Où étais-tu ?

 

LE COMPLICE. – De l’autre côté… Il y a des gens qui ont sonné en bas… une demi-douzaine d’hommes.

 

LUPIN. – Vite, l’ascenseur. (Le complice laisse glisser la corde.) Dépêche-toi donc… j’entends du bruit… Eh bien ? (À ce moment, on sonne à la porte du vestibule.)

 

LE COMPLICE. – Attention, patron, j’ai lâché la corde.

 

LUPIN. – Trop tard. Fiche ton camp.

 

LE COMPLICE. – Mais vous, patron ?

 

LUPIN. – Je m’arrangerai… grouille-toi… (Il éteint. La vitre reste ouverte, Lupin s’est caché derrière le paravent. Dimbleval sort de la chambre et allume.)

 

DIMBLEVAL. – Mais non, s’il y a du bruit, ce doit être la police. Qui est là ? Qui est là ?

 

UNE VOIX. – Marescot, sous-chef de la Sûreté.

 

DIMBLEVAL, en refermant. – Ah ! je commence à respirer. (Il traverse la scène, ouvre la porte du fond et passe dans le vestibule.) Voilà… j’arrive…

 

LUPIN court jusqu’au seuil du vestibule et observe. – Marescot, le sous-chef… eh bien, je suis frais, moi. (Il appelle à voix basse :) Jacob… Jacob… (Il déplace la table, la surmonte d’une stèle, mais la distance à la lucarne est trop grande, il murmure :) Impossible !… Eh bien quoi, je ne vais pourtant pas me faire pincer !… Si je remettais le bijou ?

 

(Après une seconde d’hésitation, il va vers la porte du fond et la ferme à clef On entend un tumulte et les deux battants sont ébranlés.)

 

DIMBLEVAL, criant dans la coulisse. – Y a personne ! Cassez pas ma porte, allez chercher le serrurier ! (En un tournemain, Lupin défait sa blouse et son chapeau, les jette sur la table, au pied de la stèle, bien en apparence, et va se cacher derrière le paravent. Entrée brusque du sous-chef et de ses inspecteurs. Dimbleval fait jouer l’électricité. Lupin, dissimulé par le paravent, est en habit. Il a enlevé sa barbe rousse, s’est assis, et tranquillement, se démaquille.)

 

DIMBLEVAL, affolé. – Où est-il ?

 

LE SOUS-CHEF. – Il s’est caché.

 

DIMBLEVAL. – Eh bien ! regardez dans ma chambre, Marescot, il n’y a que là. Passez devant.

 

LE SOUS-CHEF, ouvrant. – Personne… Et derrière ce paravent ? (Il traverse la scène, Lupin a un geste d’attention. Mais le sous-chef aperçoit la table et la stèle.) Mais non, pas ici… tenez…

 

DIMBLEVAL – Impossible.

 

LE SOUS-CHEF. – Cependant… cette table… ce trépied… c’est certain. Il s’est enfui par les toits…

 

DIMBLEVAL. – Mais par où serait-il venu ?

 

LE SOUS-CHEF. – Par le même chemin.

 

DIMBLEVAL – C’est beaucoup trop haut !

 

LE SOUS-CHEF. – Regardez… Il avait des complices… la lucarne est encore ouverte… Peut-on monter sur les toits ?

 

DIMBLEVAL. – Il faut redescendre et demander à la concierge, l’escalier de service. Notre homme sera loin… si tant est qu’il soit venu par là.

 

LE SOUS-CHEF. – Eh quoi, mon cher, vous êtes aveugle. (Montrant la blouse.) Et cela ? Qu’est-ce que c’est ? C’est à vous ?

 

DIMBLEVAL – Non.

 

LE SOUS-CHEF. – Parbleu ! C’est la blouse de notre homme… il s’en est débarrassé pour mieux fuir… Et son chapeau, absolument le signalement que m’a donné le vieux Russe.

 

DIMBLEVAL – Comment, le vieux Russe, mon modèle ?

 

LE SOUS-CHEF. – Oui, on l’a ramassé dans un ruisseau, ivre mort, il a bavardé.

 

DIMBLEVAL. – C’est donc un complice ?

 

LE SOUS-CHEF. Le complice d’un individu que nous recherchons depuis quelques jours… un homme à barbe rousse… un apache des plus dangereux. (Gestes appropriés de Lupin.) Nous savons par le Russe que le coup est pour cette nuit… on doit voler un collier.

 

DIMBLEVAL, tranquille. – Non.

 

LE SOUS-CHEF. – Mais si… un collier d’émeraudes enfermé dans un secrétaire.

 

DIMBLEVAL, ironique. – Dans celui-là, sans doute !

 

LE SOUS-CHEF. – Probablement.

 

DIMBLEVAL. – Non. Pas si bête…

 

LE SOUS-CHEF. – Cependant, vous avez un collier d’émeraudes.

 

DIMBLEVAL. – Oui… magnifique…

 

LE SOUS-CHEF. – Où est-il ?

 

DIMBLEVAL. – En lieu sûr, à l’abri de toutes recherches, j’en réponds.

 

LE SOUS-CHEF. – Mais encore ?

 

DIMBLEVAL. – Sous votre nez.

 

LE SOUS-CHEF. – Dimbleval !

 

DIMBLEVAL, désignant du doigt. – Là, dans ce vase… tout bonnement… Vous comprenez bien que jamais un cambrioleur ne pourra se douter. (Il regarde le vase, ahuri.) Ah !

 

LE SOUS-CHEF. – Quoi ?

 

DIMBLEVAL. – Volé ! (Il tombe assis sur un fauteuil.) Qu’on coure après lui… qu’on l’attrape… (Il se relève et se précipite vers la chambre de sa fille.) Marceline !… le collier !

 

MARCELINE, apparaissant. – Est-ce possible ?

 

DIMBLEVAL. – Hein ! je te l’avais assez dit… tu as voulu ce collier…

 

MARCELINE. – Mais qui l’a volé ?

 

DIMBLEVAL, avec une agitation croissante. – L’homme à barbe… à barbe rousse… un apache… un assassin.

 

LE SOUS-CHEF. – Un peu de calme, je vous en prie… Georges… Dupuis, montez là-haut.

 

DIMBLEVAL. – Oui ! Montez là-haut ! Ah ! si vous croyez qu’il les attendra !

 

LE SOUS-CHEF. – Cependant…

 

DIMBLEVAL, piétinant de rage. – Mais non ! Et l’autre maison ? L’hôtel du comte de Dreux, les toits communiquent.

 

LE SOUS-CHEF. – Eh bien… allons-y !

 

DIMBLEVAL, même jeu. – Et les jardins de l’hôtel ? Il sautera le mur.

 

LE SOUS-CHEF. – Nous arriverons avant lui.

 

DIMBLEVAL, même jeu. – Non, il faut faire un tour énorme par le boulevard. Ah ! c’est affreux !

 

LE SOUS-CHEF. – Cette porte…

 

DIMBLEVAL. – L’escalier de mes modèles.

 

LE SOUS-CHEF. – Où va-t-on ? Sur le boulevard ?

 

DIMBLEVAL, même jeu. – Non, sur la place. Donne la clef, Marceline.

 

MARCELINE. – Elle est dans ma chambre.

 

DIMBLEVAL. – Et puis non, pas la peine. (Il retombe sur le fauteuil.) Ça rallonge… Ah ! il vaut mieux, je ne sais pas, ah ! il…

 

LE SOUS-CHEF, à ses agents. – Varnier… sur la place, au bas de la sortie. Toi, Dupuis, cours au commissariat de la rue Nemours et ramène une demi-douzaine d’agents. Il a sûrement des complices.

 

DIMBLEVAL, se relevant et montrant la lucarne. – Et si le type revient par là… ma fille…

 

LE SOUS-CHEF. – Ah ! il n’y a pas d’apparence, mais que mademoiselle ne bouge pas de sa chambre… N’ouvrez à personne, mademoiselle, sauf à votre père et à moi… D’ailleurs… (À un des inspecteurs :) Gontrand, reste ici… et tire s’il le faut, nous avons affaire à un gaillard des plus dangereux.

 

DIMBLEVAL. – Une crapule, un assassin… Vite, Marescot, vite, passez le premier, je ferme à clef.

 

(Ils s’en vont tous, sauf Gontrand. Durant toute la scène, Lupin est resté paisiblement assis. Il s’est nettoyé la figure, curé les ongles, a peigné sa fausse barbe, et l’a empochée, puis s’est amusé avec les objets de toilette, flacons à odeur, pistolet-pulvérisateur, fers à friser… Maintenant, il se relève, énergique, prêt à l’action. L’inspecteur a fermé la porte du fond. Il s’avance sur le devant de la scène, et, tout en examinant le lieu, se dirige vers l’escalier des modèles, passe derrière le paravent et revient au milieu de la scène. Lupin a contourné le paravent en même temps que l’inspecteur qui ne l’a pas aperçu. Revenu à son point de départ, Lupin réfléchit un instant, puis il s’avance sur la pointe des pieds vers l’inspecteur qui roule une cigarette, lui applique sur la bouche une serviette qu’il a trouvée derrière le paravent, le renverse et lui braque un revolver à vingt centimètres du visage.)

 

LUPIN. – Haut les mains, ne bouge pas, je ne te ferai pas de mal… (L’inspecteur essaie de se dégager et pousse un grognement.) Oh ! tais-toi… (Lupin fouille dans sa poche et sort un petit flacon.) Un peu de chloroforme… Ça va te rafraîchir les idées… (Sous le chloroforme, l’inspecteur s’est endormi.) À la bonne heure, le petit garçon, on est sage. Tiens, pour la peine, un peu d’odeur. (Il braque de nouveau le revolver-pulvérisateur de la toilette, et le saupoudre.) Fais dodo. (Puis il roule l’homme jusqu’à la chambre de Dimbleval. Il l’enferme.) Va… fais dodo… (Se relevant vivement, il ouvre la porte du fond, court vers celle du vestibule et sort ses instruments pour forcer la serrure. Mais il s’arrête, écoute et murmure :) Allons, bon ! ils m’ont barboté mes outils, voleurs, va ! (Il revient, ferme la porte de l’atelier, réfléchit, se dirige vers la porte des modèles.) Impossible !… il faudrait la clef… Mais alors !… alors quoi ?… enfermé… fichu ! Ah ! mais ! ah ! mais !… (Il tourne un instant de droite et de gauche, comme une bête fauve, puis s’assoit devant une table.) Allons, voyons, Lupin… (Il aperçoit le téléphone à côté de lui, réfléchit, regarde la sortie des modèles, puis la porte de Marceline et répète :) Oui, évidemment, mais il faudrait la clef. (Un temps.) Après tout, pourquoi pas ? (Consultant sa montre.) J’ai un quart d’heure, ça suffit. (Il décroche le récepteur, et d’une voix basse, mais nette, impérieuse :) Le 648.75. (Un temps.) Allô !… je demande le 648.75… (S’irritant :) Eh bien, quoi, pas moyen… La surveillante, alors, je veux la surveillante… (Un temps.) La surveillante ?… C’est toi, Caroline ? Écoute-moi bien, chérie. (Exaspéré :) Pas un mot, nom de Dieu ! Écoute-moi… Lâche ton service. Prends une auto. Passe à la permanence. Tu trouveras Bernard et Griffin. Dis-leur que je suis cerné dans l’appartement du sculpteur Dimbleval. Il y a des inspecteurs de faction, et d’autres au bas de l’escalier des modèles, sur la place. Qu’ils escamotent ceux-là et qu’ils m’attendent. Dans dix minutes… Ah ! s’il y a d’autres camarades à la permanence… qu’ils viennent tous… dans dix minutes… (Il raccroche l’appareil, consulte sa montre, puis va vers la porte de la chambre, écoute et, vivement, frappe.) Vite… ouvrez… c’est moi le sous-chef Marescot, je vous en prie… c’est urgent… prenez la clef de l’escalier des modèles. (La porte s’ouvre, Marceline paraît, pousse un cri étouffé.)

 

LUPIN, avec une autorité violente. – Taisez-vous ! c’est moi ! (Il l’empêche de refermer la porte, l’amène sur la scène toute tremblante.)

 

MARCELINE. – Qui êtes-vous ?

 

LUPIN. – Pas un mot !… Attendez… n’essayez pas de comprendre, je vais vous expliquer… (Marceline descend, effrayée.) Et surtout, surtout, n’ayez aucune crainte… je ne veux pas vous faire de mal.

 

MARCELINE. – Mais enfin, Monsieur.

 

LUPIN. – Plus bas, je vous en prie… il ne faut pas qu’on vous entende… ni qu’on m’entende. (Il va fermer la porte au fond.) Pour des raisons très graves. Il ne faut pas qu’on sache que je suis là auprès de vous et que je suis venu pour vous. (Plus vivement, comme s’il trouvait enfin l’explication :) Oui, pour vous ! Ce soir, vous étiez au bal des Valton-Trémor… Je vous ai vue… Oh ! ce n’était pas la première fois… Je vous suis partout… aux courses…

 

MARCELINE, qui l’écoute avec étonnement. – Aux courses… mais je n’y vais pas…

 

LUPIN. – Si, si, aux courses dans les magasins… Et chaque fois que vous allez au théâtre…

 

MARCELINE. – Jamais…

 

LUPIN, qui ne cesse de regarder autour de lui. – Oh ! je vous en prie, ne m’interrompez pas… nous n’avons que dix minutes… et depuis si longtemps je cherche une occasion de vous parler ! Depuis bien plus que ça ! Enfin, ce soir, il y a eu ce bal des Valton-Trémor, qui sont mes amis… une femme charmante… Tous les jours, au cercle, son mari et moi…

 

MARCELINE. – Mais elle est veuve…

 

LUPIN, même jeu, très vivement. – Oui, depuis que son mari est mort… Mais avant, il devait me présenter… Et je suis resté là, à vous regarder… (Lupin s’est approché d’elle.) Oh ! vous ne pouviez pas me voir… je me cachais de vous… je suis horriblement timide. Comment vous aborder ?… Alors, j’ai pensé qu’ici… et je suis venu, au hasard… Et c’est comme ça que j’ai été pris au milieu de ce cambriolage… ce soir… Je voulais vous voir… vous parler… et m’en aller aussitôt. Oui, m’en aller tout de suite… N’est-ce pas, il ne faut pas qu’on me rencontre… Je vais partir par cette issue… Il n’y a que celle-là de libre… et tout de suite… tout de suite… Vous comprenez, n’est-ce pas ?

 

MARCELINE, qui l’observe, défiante. – Non… Non… je ne comprends pas… Je suis rentrée avec mon père.

 

LUPIN. – Eh bien ?

 

MARCELINE, en qui le soupçon grandit. – Nous avons fermé… alors… vous… comment ?

 

LUPIN. – Eh bien voilà, ça n’a aucune importance.

 

MARCELINE, qui s’écarte. – Mais si, mais si… vous êtes venu avec cet homme…

 

LUPIN, indigné. – L’homme à barbe rousse !

 

MARCELINE, s’éloignant vivement. – Laissez-moi… je veux…

 

LUPIN, la retenant, avec brusquerie. – Où allez-vous ? (Elle s’arrête interdite. Un temps. Il se domine, et doucement l’obligeant peu à peu à se rasseoir.) Oh ! je vous demande pardon… pardonnez-moi… (Il regarde furtivement sa montre et murmure :) Nom de Dieu ! (Puis il reprend, très humble au hasard des paroles, sans s’écouter pour ainsi dire et se contredisant :) Eh bien, oui, je suis venu avec cet homme… (Mouvement de Marceline qui veut remonter à la porte du fond.) Non, non, soyez sans crainte, je ne suis pas son complice… Oh ! non ! un pareil gredin ! le dernier des misérables… mais je connaissais son projet et j’en ai profité pour venir… Je voulais emporter quelque chose de vous… non pas le collier… c’est lui qui l’a pris, je vous le jure… mais autre chose… n’importe quoi… votre portrait… oui, tenez, je l’ai pris, le voici… je vous le rends… vous voyez que je suis un honnête homme… Vous voyez… vous voyez… (Elle se rassure peu à peu et l’écoute malgré elle, tandis que Lupin, toujours distrait, d’une voix hachée, que le rôle qu’il joue et la hâte d’atteindre le but rendent plus pressante, continue :) Je vous en prie, renvoyez-moi… mettez-moi à la porte… je vous en prie… sans quoi je vous dirai des mots, des mots que vous ne devez pas entendre… J’aurais voulu me taire, et je ne peux pas… Je vous aime… Je ne pense qu’à vous et c’est une telle joie que vous le sachiez… et que vous ayez consenti à m’écouter… et je vous dis tout, mon amour, ma peine infinie, mon chagrin de ne plus vous voir et mon dernier adieu, puisque tout est fini et que c’est la minute horrible… Ah ! je vous aime… je vous aime… Donnez-moi la clef ! (Les mots ont grisé Marceline, le son de cette voix, l’étrangeté de la scène, tout l’a bouleversée. C’est un instant de vertige où elle perd conscience de la réalité. À son insu, presque, elle se laisse prendre la clef)

 

LUPIN. – Merci… Oh ! merci… (Il se relève triomphant et murmure :) ouf ! ça y est ! (Il va vers la porte, mais au moment d’introduire la clef il se retourne et il voit Marceline, la tête entre ses mains. Il s’arrête, réfléchit, devine ce qui s’est passé en elle, et revient, très ému, à son tour.) Ne dites rien, je vous en supplie (un temps) et pardonnez-moi… (L’attitude embarrassée, la voix émue :) Il y a la vie… vous ne pouvez pas savoir… les circonstances qui vous poussent à droite, à gauche… à gauche surtout, et puis, un jour, on se trouve en face de deux yeux comme les vôtres, qui vous regardent… alors…

 

MARCELINE, inquiète. – Allez-vous-en !

 

LUPIN. – Je ne veux pas vous voler votre sympathie, je ne veux pas vous laisser je ne sais quelle image d’amoureux héroïque. Oubliez toutes les paroles que je vous ai dites, ce sont des mensonges, un vilain rôle que je jouais.

 

MARCELINE. – Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

 

LUPIN. – Ah ! que la vie est bête, je me sens honnête à vous regarder… il est temps que je m’en aille. (Il se dirige vers la porte de l’escalier des modèles, et, vivement :) Trop tard !

 

MARCELINE. – Quoi ?

 

LUPIN. – Vous voyez ! Il ne faut pas trop m’en vouloir si j’ai menti pour avoir cette clef, votre joli geste de me la donner m’a rendu sincère, la sincérité est un luxe… Voilà votre clef, je ne peux plus m’en servir.

 

MARCELINE, inquiète. – Vous êtes fou ! Il est temps encore… Ah ! mon Dieu ! c’est vrai, j’entends !

 

LUPIN. – Non, non, ce n’est rien !

 

MARCELINE, joyeuse. – Ah !

 

LUPIN. – Mais non, c’est la police.

 

MARCELINE va se placer à côté de la table, côté gauche. – Mon Dieu !

 

DIMBLEVAL, rentrant avec Marescot. – Ah ! ça, mais… qu’est-ce que ça veut dire ?

 

(Lupin détache ses yeux de Marceline, regarde la porte des modèles, consulte sa montre et fait un geste d’agacement.)

 

DIMBLEVAL. – Qui êtes-vous, Monsieur ?

 

LUPIN, très dégagé. – J’étais justement en train de l’expliquer à Mademoiselle. Je me suis trompé d’étage.

 

(Il esquisse un mouvement vers le fond de la scène. Le sous-chef lui barre la route.)

 

DIMBLEVAL. – Trompé d’étage ! Je connais tout le monde ici ! Votre nom, Monsieur ? (Lupin tire une carte et la donne.) « Horace Daubry, explorateur ». (Méfiant :) Explorateur.

 

LUPIN, confirmant. – Explorateur… De passage à Paris, je rendais visite à un de mes amis, au-dessus.

 

DIMBLEVAL. – Au-dessus ! c’est le toit !…

 

LUPIN essaye de passer, le sous-chef s’y oppose. – Descendons, je vous expliquerai.

 

LE SOUS-CHEF, à haute voix. – Expliquez-vous avec Monsieur, d’abord.

 

DIMBLEVAL, le prenant par le bras. – Comment êtes-vous venu ici ?

 

LUPIN. – À pied.

 

DIMBLEVAL. – Je vous demande comment vous êtes entré.

 

LUPIN. – Par la porte.

 

DIMBLEVAL. – Impossible. Elle était fermée. Répondez-moi de la façon la plus précise, Monsieur, sans quoi… (Il regarde sa fille.) Sans quoi je pourrais supposer que quelqu’un vous a ouvert, Monsieur, et je voudrais savoir à quel moment, car la maison était gardée. (Brusquement, à sa fille :) Mais, réponds, toi, tu étais là !… Tu sais… tu parlais avec ce monsieur… alors… alors… réponds…

 

MARCELINE. – Eh bien, oui, papa.

 

DIMBLEVAL. – Ah ! (Un silence. Avec solennité :) Monsieur le sous-chef, ceci est une affaire de famille qui ne regarde pas la police. Mais réponds, toi.

 

LUPIN, intervenant. – Non, Mademoiselle, non, je n’accepte pas… non, pour rien au monde. (Se retournant.) Le nom que porte cette carte n’est pas le mien. Mon nom est plus scandaleux, mais c’est le nom d’un honnête homme à sa manière, d’un homme qui aimerait mieux vous tuer tous les deux (geste de terreur des deux hommes) que de faire le plus léger tort à une femme (il la salue) et je ne suis pas venu ici pour faire la cour à Mademoiselle… J’avoue pourtant que depuis que j’ai eu l’honneur de la voir, il est très possible que je revienne (à Dimbleval) ne fût-ce que pour vous demander sa main.

 

LE SOUS-CHEF, s’approchant. – En ce cas, Monsieur, pour quel motif ?

 

DIMBLEVAL. – Allons, voyons, Marescot, ne vous laissez pas berner. Je vous dis, moi, que cette affaire ne regarde pas la police.

 

LUPIN. – Eh bien, qu’est-ce qu’il vous faut ?

 

DIMBLEVAL, ironique. – Vous voudriez nous faire croire, peut-être, que vous êtes venu pour le collier ?

 

LUPIN, qui l’a remis. – Le voici, sur la table.

 

LE SOUS-CHEF. – Hein ?

 

DIMBLEVAL, s’approchant. – Voleur !

 

LUPIN. – Ingrat !

 

LE SOUS-CHEF. – Voyons ! Voyons ! le signalement parle d’un homme à barbe rousse. Ah ! ça !

 

LUPIN, montrant sa fausse barbe. – La barbe.

 

LE SOUS-CHEF. – C’est bien celle-là. Et l’agent que j’avais laissé en faction ?

 

LUPIN. – Oh ! il était si fatigué, je l’ai envoyé coucher.

 

LE SOUS-CHEF. – Ah ! ça, mais qui êtes-vous donc ?

 

LUPIN lui passe une carte. – Tiens-toi bien, gendarme.

 

DIMBLEVAL ET LE SOUS-CHEF, lisant. – Arsène Lupin !

 

LUPIN. – Mon Dieu, oui ! on fait ce qu’on peut ! (Le sous-chef court jusqu’à la porte du vestibule. Lupin s’incline devant Marceline, et vivement :) Mademoiselle, il va se passer ici des choses un peu brutales, le sang va couler, peut-être… ce n’est pas très joli… (Ouvrant la porte de la chambre.) Je vous en prie.

 

DIMBLEVAL, poussant sa fille. – Va !

 

(Elle s’arrête sur le seuil, hésite, et passe sans paraître voir Lupin. Il la suit des yeux. Elle sort.)

 

LUPIN, apostrophant Dimbleval. – Es-tu bien sûr d’être le père de ta fille ?

 

DIMBLEVAL. – Hein ! vous dites ?

 

LUPIN. – Je dis qu’il est matériellement impossible qu’un homme comme toi soit le père d’une fille comme elle (et puis brusquement, il se tourne vers le sous-chef) et maintenant, la rigolade. J’espère que tu n’es pas tout seul.

 

(Il s’assoit sur la table et prépare une cigarette.)

 

LE SOUS-CHEF. – J’ai des hommes sur le toit. J’en ai d’autres au bas de cet escalier, ça n’est pas trop, si tu es Lupin. Le commissariat est prévenu, rends-toi.

 

LUPIN, prenant une cigarette. – La garde meurt… Et encore je dis ça parce que je suis poli.

 

LE SOUS-CHEF, braquant son revolver. – Rends-toi, je te dis.

 

LUPIN, face au revolver, et d’un signe de main. – Un peu plus à droite… encore… un peu plus haut !

 

LE SOUS-CHEF. – Pas de blague ! Tu te rends ?

 

LUPIN. – À l’évidence, toujours.

 

LE SOUS-CHEF. – Tes armes. (Lupin lui donne le pistolet-pulvérisateur que le sous-chef empoche vivement sans le regarder.)

 

LUPIN. – Attention il est chargé !

 

LE SOUS-CHEF. – Maintenant, suis-moi.

 

LUPIN, faisant craquer une allumette. – Jusqu’au bout du monde.

 

(Le sous-chef s’avance menaçant.)

 

LUPIN, présentant l’allumette qui flambe. – Le premier qui avance, je lui brûle la cervelle.

 

LE SOUS-CHEF. – Tant pis pour toi ! Je tire.

 

LUPIN. – T’oserais pas.

 

LE SOUS-CHEF. – Une… deux…

 

LUPIN. – Pouce !

 

LE SOUS-CHEF, ahuri. – Quoi ?

 

LUPIN, se levant. – Pouce… J’ai dit pouce… par conséquent… (d’un ton grave) puisque le destin cruel m’oblige à mourir, voilà, je tiens à faire remarquer que le collier est encore ici, sur cette table.

 

DIMBLEVAL. – Mon collier…

 

LE SOUS-CHEF. – Ah ça ! mais…

 

LUPIN. – Pardon, j’ai dit pouce. (À Dimbleval :) Monsieur, puisque ce collier, contrairement à ce que je croyais, vous appartient…

 

DIMBLEVAL. – Je l’ai acheté à la duchesse de Brèves.

 

LUPIN. – Allons donc ! mais j’ai entendu parler de cette histoire-là. Pas très propre… En tout cas, je ne me considère pas comme responsable de ce collier. Il y a ici des individus…

 

LE SOUS-CHEF, résolu. – Ça va mal finir ! (Il le vise de nouveau.)

 

LUPIN, qui s’est jeté derrière la statue de Cupidon. – Bas les armes, ou il y a de la casse.

 

DIMBLEVAL, se précipitant affolé sur le sous-chef – Mais vous êtes fou ! Ma statue !

 

LUPIN, ébranlant le marbre. – Allons-y !

 

DIMBLEVAL. – Un moment ! Voyons, Marescot, laissez-le donc tranquille, cet homme. Il a rendu le collier.

 

LUPIN, qui a reculé jusqu’à l’entrée des modèles. – Évidemment, Marescot. Et puis, vois-tu, t’es trop bête. Qu’est-ce qui m’obligeait à me démasquer, l’affaire est dans le sac, va. (On frappe à la porte. On entend des coups, en effet, à la porte des modèles.) Tiens… on frappe, du renfort qui t’arrive. C’est pas possible, tu as convoqué la garde républicaine. Veux-tu que je t’aide. À nous trois, on arrivera peut-être.

 

(Il passe son bras derrière lui. On voit qu’il a la clef dans la main. Il est contre la porte des modèles, au premier plan.)

 

LE SOUS-CHEF. – Assez parlé… Les menottes !

 

LUPIN. – Ah ! non, c’est drôle !

 

LE SOUS-CHEF. – Enfin, quoi ? que veux-tu ?

 

LUPIN. – Du respect !

 

LE SOUS-CHEF. – Et avec ça ?

 

LUPIN, qui a introduit la clef – Une distance convenable entre toi et moi.

 

LE SOUS-CHEF. – Sinon.

 

LUPIN. – Sinon, je fous le camp.

 

(Il s’est retourné et a ouvert la porte. Deux agents de police en uniforme lui barrent le chemin.) Imbéciles, laissez-moi donc passer ! (Au moment où il les écarte, le sous-chef arrive. Ils repoussent la porte, Lupin se dégage et s’accule au mur.)

 

LE SOUS-CHEF, éclatant de rire. – Raté, Lupin ! Je crois que cette fois…

 

LUPIN, prenant son parti. – T’as raison… Je suis pincé…

 

LE SOUS-CHEF, triomphant. – Ah ! ah !

 

LUPIN. – Seulement, mets-y des formes, hein ? Un peu de courtoisie.

 

LE SOUS-CHEF, aux agents de police. – Merci, les amis. Alors, le poste est prévenu ?

 

UN DES AGENTS DE POLICE. – Oui, les camarades ont fait le tour par le boulevard. Vos inspecteurs les conduisent.

 

LE SOUS-CHEF, à Dimbleval. – Allez donc leur ouvrir.

 

DIMBLEVAL. – J’y vais, j’y vais… (Il sort, les deux agents de police encadrent Lupin.)

 

LE SOUS-CHEF, à Lupin. – Pas trop mal, tout ça, hein, Lupin ?

 

LUPIN. – C’est gentil, mais il y a mieux.

 

LE SOUS-CHEF. – Quoi ? Ce n’est pas fini ?

 

LUPIN. – Mais si, mais si… après tout, la prison, ça ne dure qu’un temps, le temps d’entrer et de sortir.

 

LE SOUS-CHEF. – Commençons par y entrer, veux-tu ?

 

LUPIN, riant. – T’es pas très rassuré !

 

LE SOUS-CHEF, à l’un des deux agents. – Cours en avant chercher un fiacre, nous te suivons.

 

LUPIN. – Pas la peine. J’ai mon auto. Au coin du boulevard. Le chauffeur Ernest, des Batignolles.

 

LE SOUS-CHEF, courant vers Lupin. – Allons, en route. (Au moment où il tourne le dos, les deux agents de police qui encadrent Lupin saisissent les bras du sous-chef Il se débat, stupéfait.) Eh bien quoi ? qu’est-ce que ça veut dire ? (Un temps, il les regarde, regarde Lupin et s’écrie :) Crénom de Dieu, des complices ! (Il les repousse violemment, se jette sur la porte du fond.) À moi les amis, à moi ! (Il ouvre. Dans le vestibule, on aperçoit six agents de police en uniforme, solides, puissants. Dimbleval et les agents de la Sûreté sont auprès d’eux, ligotés, bâillonnés et ficelés sur des chaises. Il balbutie :) Ah ! les bandits !

 

LUPIN, présentant. – Ma garde personnelle… service de la contre-Sûreté… De beaux gars, hein ?

 

(Sur un signe de Lupin, un des deux premiers agents de police a immobilisé le sous-chef à l’aide de vieilles étoffes. Lupin demande à l’autre :) Tu ne m’as donc pas reconnu tout à l’heure ?

 

L’AGENT DE POLICE. – Non, chef, je suis nouveau et il faisait noir… Et puis, d’après Caroline, on s’attendait…

 

LUPIN. – À la barbe rousse, n’est-ce pas ? C’est de ma faute. (Il s’est retourné vers les captifs.) Et maintenant, la retraite ! Spectacle enchanteur ! Si je pouvais prendre un petit croquis ! (Tirant de sa poche un petit appareil de photographie et une lampe de magnésium, il braque l’appareil et la tête penchée sur le viseur :) Le groupe est délicieux !… tout à fait réussi… Marescot, pas de grimaces… mais oui, mon gros, t’as l’air pensif… Dimbleval, une risette… bien, ne bougeons plus… Crac ! ça y est !… un instantané pour le journal ! (Mais la porte s’est ouverte précipitamment et un agent en uniforme bondit en criant :) La police !… (Alors, débandade, effarement.)

 

LUPIN, très calme. – Demi-tour ! par l’escalier des modèles et en bon ordre ! (Les agents se sauvent. On sonne au vestibule.) Va donc ouvrir, Marescot !… (Il crie :) On n’entre pas ! Où sont mes affaires ? Marescot, qu’est-ce que tu as fait de mes défroques ? (On sonne encore.) Une seconde, nom d’un chien, vous ne voudriez pourtant pas que je sorte sans chapeau ! Dis donc, tu as bien un petit manteau. (Il en trouve un.) Ah ! voilà ! merci ! te dérange pas… (Par la porte des modèles entre un des complices en uniforme.) Chef, l’auto est avancée !

 

LUPIN. – Je viens. (Il salue et sort, les prisonniers font des efforts désespérés pour se délivrer de leurs liens. Lupin, rentrant comme s’il avait oublié quelque chose, va prendre tranquillement le collier dans la poche de Dimbleval.) Maintenant que je sais qu’il n’est plus à toi, j’ai moins de scrupules. Tu vois, le bien mal acquis ne profite jamais… qu’à moi.

 

(Il va pour repartir, quand Marescot qui a réussi à dégager un de ses bras a braqué le revolver-vaporisateur que lui avait donné Lupin, et il tire, en criant :) Tiens, canaille !

 

LUPIN. – Ah ! merci ! Encore ! j’adore ce parfum. C’est le parfum de Caroline. À bientôt ! Monsieur… sans rancune, hein ? Je t’aime bien, au fond.

 

(Il sort, le sous-chef et Dimbleval se sont levés, à moitié ligotés, à moitié bâillonnés, ils crient, se démènent, la statue de Cupidon est renversée.)

 

DIMBLEVAL, empoignant le sous-chef – Ma statue ! Cupidon ! Imbécile ! Maladroit !

 

RIDEAU

 

 

 

 

 


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Avril 2007

 

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