Maurice Level

 

 

 

LES PORTES DE L'ENFER

 

 

 

(1910)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

SOUS LA LUMIÈRE ROUGE.. 4

SOLEIL.. 9

LE DROIT AU COUTEAU.. 15

LE COQ CHANTA.. 20

L’HORLOGE.. 25

LE MAUVAIS GUIDE.. 30

FASCINATION.. 34

CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 38

LE PUITS. 43

LE MIRACLE.. 47

LE DISPARU.. 53

LE BAISER.. 57

LE RAPIDE DE 10 H. 50.. 62

ILLUSION….. 67

UN SAVANT.. 72

« MES YEUX ». 77

L’ENCAISSEUR.. 83

LES CORBEAUX.. 88

UN PIQUET ?. 93

SUR LA ROUTE.. 98

LE COUPABLE.. 104

LE MENDIANT.. 108

CONFRONTATION.. 114

LA MAISON VIDE.. 118

UN MANIAQUE.. 122

LE PÈRE.. 126

À propos de cette édition électronique. 131

 

SOUS LA LUMIÈRE ROUGE

 

Assis dans un large fauteuil près de la cheminée, les coudes aux genoux, les mains tendues au feu, il parlait d’une voix lente, s’arrêtant brusquement pour murmurer : « Oui… oui… », comme s’il avait eu besoin de reconnaître ses souvenirs et d’approuver sa mémoire fatiguée, puis reprenait la phrase interrompue.

 

Sur la table traînaient des papiers, des chiffons, des livres. La lampe éclairait mal ; je ne voyais de lui que sa face un peu grise, et ses mains qui, sous la flamme du foyer, faisaient deux longues taches.

 

Le ronron du chat roulé devant le feu, et le crépitement des bûches où dansaient d’étranges lueurs, troublaient seuls le silence. Il semblait parler de très loin, comme dans un rêve :

 

– Oui… oui… Ce fut le grand, le plus grand malheur de ma vie. J’aurais pu supporter d’être réduit à la misère, de devenir infirme… tout… mais ça ! Avoir vécu dix ans auprès d’une femme adorée, la voir disparaître, et rester seul, tout seul, devant l’avenir solitaire… C’est dur !… Il y aura six mois bientôt qu’elle est partie !… Que c’est long ! et comme c’était court autrefois !… Encore, si je l’avais eue malade quelque temps, si l’on m’avait laissé comprendre !… C’est horrible à dire, mais quand on sait, n’est-ce pas, la raison se prépare… le cœur se vide peu à peu, et l’on s’habitue… tandis que là !…

 

– Je croyais, lui dis-je, qu’elle avait été souffrante quelque temps ?

 

Il hocha la tête :

 

– Du tout, du tout… Jamais les médecins ne purent me dire ce qu’elle avait eu… Elle a été emportée en deux jours. Depuis, je ne sais ni comment, ni pourquoi je vis. Tout le jour, je rôde dans les chambres, poursuivant un souvenir qui s’enfuit, m’imaginant qu’elle va m’apparaître derrière une tenture, qu’un peu de son odeur flotte encore parmi ces pièces inhabitées…

 

Il étendit la main vers la table :

 

– Hier, tiens, j’ai retrouvé cela… cette voilette, dans une de mes poches. Elle me l’avait confiée un soir, nous allions au théâtre, et il me semble qu’elle sent son parfum, qu’elle est encore tiède d’avoir effleuré son visage… Mais non ! Tout s’en va : seul le chagrin demeure… Il y a bien quelque chose, mais ça !…

 

Dans le premier moment de douleur, il vous vient parfois des idées extraordinaires… Croirais-tu que je l’ai photographiée sur son lit de mort ! Dans cette pauvre chambre d’où son âme venait de partir, j’ai installé mon appareil, j’ai allumé du magnésium ; enfin, à cette effroyable minute, j’ai fait avec un soin et des précautions méticuleuses, des choses qui me révoltent aujourd’hui… Malgré tout, quand j’y pense, je me dis qu’elle est là, que je pourrais la voir telle que je la vis pour la dernière fois !

 

– Et, où as-tu ce portrait ? demandai-je.

 

Il s’avança un peu, et me répondit à mi-voix :

 

– Je ne l’ai pas, ou plutôt, si… je l’ai… J’ai le cliché. Mais je ne me suis jamais senti le courage de le développer… Il est resté dans l’appareil… j’ai peur d’y toucher… Et pourtant ! comme je voudrais, comme je voudrais !…

 

Il posa sa main sur mon bras :

– Écoute : ce soir… ta présence… d’avoir parlé d’elle… je me sens mieux… je me sens fort… Veux-tu, viens avec moi dans mon laboratoire… Nous allons développer ce cliché ?…

 

Il interrogeait mon visage d’un regard anxieux d’enfant qui tremble qu’on lui refuse le jouet souhaité.

 

– Soit, lui dis-je.

 

Il se leva vivement.

 

– Oui… avec toi, ce ne sera pas la même chose… avec toi, je serai plus calme… et cela me fera du bien… beaucoup de bien… tu verras…

 

Nous entrâmes dans son laboratoire : un cabinet très sombre où des flacons étaient alignés sur des étagères. Une tablette chargée de cuvettes, de fioles et de livres, s’étendait d’un mur à l’autre.

 

Il ne parlait pas, vérifiant les étiquettes des bouteilles, essuyant les cuvettes, et la lueur de la bougie qui tremblait faisait danser autour de lui des ombres.

 

Il alluma une lanterne à verre rouge, éteignit sa bougie, et me dit :

 

– Ferme la porte.

 

Cette nuit déchirée par la lumière sanglante, avait quelque chose de dramatique. Des reflets inattendus s’accrochaient aux flancs des bouteilles, à ses joues sabrées de rides, à ses tempes creuses.

 

Il dit :

 

– La porte est bien fermée ? Alors, je commence.

 

Il ouvrit un châssis, et en tira le cliché. Il le prit avec soin, les doigts écartés, les pouces et les index posés aux angles, et le regarda longuement, comme si ses yeux avaient pu voir l’image endormie qui tout à l’heure allait s’éveiller.

 

Il murmura :

 

– Elle est là ! C’est horrible !…

 

Ensuite, lentement, il le laissa glisser dans le bain, et se mit à remuer la cuvette.

 

Je ne sais pourquoi, mais il me sembla que la porcelaine frappant à intervalles réguliers la planchette, rendait un son bizarre et douloureux. Sous la lumière rouge, le liquide caressait la plaque dans un va-et-vient monotone : le bruit léger qu’il faisait le long des parois évoquait un bruit de sanglots, et je ne pouvais détacher mes yeux de ce carré de verre à la couleur laiteuse qui, peu à peu, se teintait de noir, vers les bords.

 

Le bain, d’abord très clair, fonça insensiblement ; bientôt, une tache apparut au milieu de la plaque, une tache qui, peu à peu, s’élargit, adoucie par endroits de nuances plus claires.

 

Je regardai mon ami. Ses lèvres, agitées d’un tremblement, murmuraient d’inintelligibles paroles.

 

Il retira le cliché, l’éleva à la hauteur de ses yeux, et, comme je me penchais sur son épaule, il parla :

 

– Cela vient… doucement… Mon bain est trop faible… Mais ce n’est rien… Voici que les blancs apparaissent… Attends… tu vas voir…

 

Il replaça la plaque, qui s’enfonça dans le liquide avec un bruit de ventouse qu’on tire.

 

Elle avait pris une couleur presque uniformément grise. Il baissa la tête, et dit simplement :

 

– Ce rectangle noir, c’est le lit… Plus haut, ce carré que tu aperçois (il me l’indiqua d’un mouvement du menton), l’oreiller ; et, au milieu, cette zone plus claire avec une raie pâle qui tranche sur le fond noir… c’est Elle… avec le crucifix que j’avais mis entre ses doigts.

 

Sa voix s’étrangla un peu :

 

– Ma pauvre petite… ma chérie !…

 

Des larmes coulaient sur ses joues, de grands hoquets soulevaient sa poitrine… Et il pleura, sans effort, comme savent pleurer ceux qui ont l’habitude du chagrin, et à qui les sanglots sont devenus plus familiers que le sourire.

 

Parmi ses larmes, il disait :

 

– Les détails se précisent… Voici près d’Elle les cierges allumés et le rameau de buis bénit… ses cheveux que j’aimais tant… ses mains dont elle était si fière… et le petit chapelet blanc, retrouvé dans un livre de messe… Mon Dieu !… Cela me fait mal de revoir tout cela, et cependant, je suis heureux… très heureux… Il me semble que je la regarde, ma pauvre petite…

 

Sentant que l’émotion le gagnait, je voulus abréger, et lui dis :

 

– Ne crois-tu pas que le cliché soit assez venu… ?

 

Il prit la plaque, l’approcha de la lanterne, l’examina de près, la remit dans le bain, la retira de nouveau, l’examina encore, la replaça, et murmura :

 

– Non… non…

 

Je me souviens que le son de sa voix et la brusquerie de son geste me frappèrent. Mais je n’eus pas le temps de réfléchir, car il se remit à parler.

 

– Il y a des choses qui vont venir, encore… C’est un peu long, mais, je t’ai dit… mon bain est faible… Alors, les détails n’apparaissent que progressivement.

 

Il compta : Un… deux… trois… quatre… cinq…

 

– Cette fois, c’est suffisant. À trop vouloir pousser, j’abîmerais…

 

Il prit le cliché, le secoua verticalement, le passa dans l’eau, et me le tendit :

 

– Regarde.

 

Mais soudain, comme j’allongeais la main, je le vis reculer vivement, se courber, approcher la plaque de la lanterne et, dans cette seconde, son visage éclairé par la lumière rouge m’apparut si effrayant que je m’écriai :

 

– Qu’est-ce que tu as ?

 

Ses yeux étaient démesurément ouverts, ses lèvres relevées découvraient ses dents, ses mâchoires s’entrechoquaient ; j’entendais son cœur bondir dans sa poitrine, et je voyais son grand corps osciller d’avant en arrière.

 

Je mis la main sur son épaule, et, cherchant à me rendre compte de ce qui faisait naître en lui cette effroyable angoisse, je lui criai pour la seconde fois :

 

– Voyons… Réponds… Qu’est-ce que tu as ?

 

Alors, tournant vers moi une face qui n’avait plus rien d’humain, plongeant ses yeux sanglants dans mes yeux, il me saisit le poignet d’un mouvement si brutal que ses ongles entrèrent dans ma chair.

 

Par trois fois, il ouvrit la bouche, essayant de parler, et, tout à coup, brandissant le cliché au-dessus de sa tête, il hurla dans la nuit éclaboussée de rouge :

 

– J’ai !… J’ai !… Misérable ! Bandit ! Assassin que je suis ! J’ai… qu’elle n’était pas morte !… J’ai… Que les yeux ont bougé !…

 

SOLEIL

 

Comme il avait été ramassé un soir d’hiver, petite chose vagissante, près d’une borne ; comme rien dans ses pauvres langes n’indiquait même l’initiale d’un nom qui pût être le sien, et que les enfants douloureux sont ceux que le Seigneur préfère et qu’il réclame, on l’avait appelé Paradieu.

 

Jusqu’à douze ans, il était resté aux Enfants-Assistés, puis, un beau jour, s’était enfui, et avait pris la route, la besace au dos, la trique au poing.

 

Depuis, il avait vécu au hasard, un peu de charité, un peu en s’employant aux travaux des campagnes. Jamais, il ne restait longtemps au même endroit, craignant peut-être qu’on ne découvrît sa trace, peut-être seulement guidé par un obscur instinct qui le poussait vers le large horizon, vers les champs que l’été soulève, et les grands bois qui chantent d’éternelles chansons, avec des airs et des paroles que seuls ceux qui s’endorment dans leur ombre comprennent.

 

Il devint un homme. Un matin, les gendarmes l’éveillèrent au bord d’un fossé, et l’arrêtèrent pour vagabondage. On fit sur lui une enquête rapide ; on apprit qu’il appartenait au contingent qui partait et que, déclaré bon absent, il devait être rendu quelques jours plus tard à la caserne. On lui dit :

 

– Tu as de la chance d’avoir été rencontré ainsi !… Une semaine de plus, tu étais insoumis.

 

Il ne saisit pas très exactement quelle était cette chance, ce que signifiait ce mot : « insoumis » ; mais, comme il était doux et timide, il sourit :

 

– Oui, j’ai de la chance !

 

Il se laissa conduire au régiment sans révolte ni regret.

 

D’abord, la vie lui sembla facile et douce. Habitué à coucher le plus souvent à la belle étoile, à manger à la fortune du chemin, à grelotter, l’hiver, sous des haillons troués, à marcher tout le jour, le ventre creux, les jambes molles, il pensa, regardant le ciel d’automne, la terre nue, les arbres défeuillés et luisants, qu’en parlant de sa chance, on faisait allusion à son passé de misère, à ce présent de repos… Il s’étonnait d’entendre ses camarades se plaindre, et parlait peu, sachant très peu de mots.

 

L’hiver fut rude. L’exercice achevé, il contemplait les toits ouatés de neige, les oiseaux qui, dans les gouttières, piquaient la glace pour se désaltérer, les cheminées d’où la fumée montait, droite et légère, songeant :

 

– Je suis à l’abri, moi !… j’ai un lit !… Dans la chambrée, le poêle ronfle… je suis bien !…

 

Mais lorsque, avec le printemps revenu, les premiers bourgeons pointèrent au bout des branches, lorsqu’il revit le soleil, le ciel clair et les matinées lumineuses, un étrange malaise s’empara de lui.

 

Accoudé à la fenêtre, les poings au menton, les oreilles remplies d’un bruissement confus, les yeux mi-clos, il oublia l’abri des mauvais jours, les vêtements chauds ; la bouche grande ouverte, il aspirait à pleins poumons la brise, qui lui portait, avec le parfum des campagnes, le souffle immense des espaces sans fin, et le ressouvenir de sa liberté en haillons…

Il devint triste, préoccupé, nerveux. Le soir, après la soupe, il s’enfuyait à travers champs. Mais, si loin qu’il courût, il humait encore l’haleine de la ville, il voyait les toits bleus des maisons, les longues cheminées des usines ; il entendait les sonneries de la caserne, et cela l’empêchait de regarder les vastes horizons, d’écouter la musique des plaines… Il se parlait à lui-même :

 

– Tu n’es point fait pour cette existence-là !… Il faut reprendre ton bâton, ta besace !… Oui… mais… et la prison ?…

 

Il résista de toutes ses forces deux semaines. Il était si triste, si las, que des camarades lui dirent :

 

– Faut te faire porter malade, Paradieu !

 

Mais il hocha la tête, et un beau soir, n’y tenant plus, il sortit comme de coutume, à cinq heures, déroba chez un fripier un vieux pantalon, une blouse, jeta par-dessus le pont son uniforme, sa baïonnette… et ne rentra plus au quartier.

 

Il marcha toute la nuit et tout le jour. Une ivresse le tenait. Il allait sous le ciel profond, libre, joyeux, à l’aventure. À l’ombre des saules, assis près d’un ruisseau, il riait et pleurait à la fois, les mains jointes, en extase, devant l’eau transparente, suivant le vol des libellules, l’ondulation des herbes et la nappe verte des champs, où les bêtes, le genou fléchi, broutaient avec un bruit gras et cadencé.

 

Pourtant, ce n’était plus en lui l’insouciance d’autrefois. Du contact rapide pris avec les hommes réguliers, il avait conservé, obscure et menaçante, la notion du châtiment.

 

Certes, il aimait toujours les bois et les grands prés, les arbres qui pleurent et les sources qui chantent ; il les aimait peut-être plus qu’il ne les avait jamais aimés, et le soleil aussi, le compagnon géant qui fait les jours étincelants et permet les nuits tièdes ; il les aimait… mais avec la terreur de leur être arraché. Il n’osait plus traverser les villages ; il craignait les hommes, les fuyait, et, brusquement, au détour d’un chemin, des gendarmes lui mirent la main au collet.

 

Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné, pour désertion et destruction d’effets militaires, à cinq ans de prison.

 

Il ne comprit vraiment l’horreur – non de sa faute, mais de sa peine, – que lorsqu’il descendit de la voiture cellulaire, et pénétra dans le pénitencier.

 

Il endossa le pantalon et la vareuse bruns, le képi à longue visière, et, à la vue de la cour toute petite entourée de murs blancs, si hauts qu’il lui fallait jeter la tête en arrière pour voir le ciel ; devant les casemates sombres et les arbres étiques, un froid mortel coula sur sa nuque. Il essaya de se raisonner un peu :

 

– Je ne suis pas perdu tout à fait, puisque je vois encore le ciel… Tant qu’on voit le soleil et le ciel, il y a de l’espoir… Autrement, ce serait la mort…

 

Mais au bout de vingt-quatre heures, il se mit à souffrir atrocement. À la caserne, c’était presque la liberté. Il pouvait, la journée achevée, galoper dans les champs. À l’exercice même (on les menait sur les remparts), ses pieds foulaient l’herbe verte et, devant lui, il regardait ce qui, jadis, était son bien : l’espace !…

 

Tandis qu’ici, il fallait demeurer tout le jour à l’atelier, sous l’œil mauvais du sergent…

 

Il devint hargneux et sournois. Comprenant enfin son impuissance, il opposait à tout la force d’inertie, étouffant mal la révolte de son cœur.

 

Il devait rester apprenti trois mois. Au bout de ce temps, on le mit à l’ouvrage. Il dit :

 

– Je ne sais pas…

 

– Si votre tâche n’est pas faite, et bien faite, demain, vous aurez quatre jours de cellule…

 

Il répondit avec calme :

 

– Il est probable qu’elle ne le sera pas.

 

– Eh bien, vous allez y aller tout de suite !

 

On le poussa jusqu’aux cellules. Il entendit la porte se refermer sur lui, les clés grincer dans les serrures, et resta seul dans l’obscurité complète. Il s’arracha les cheveux.

 

Ah ! les bandits ! Comme du premier coup ils avaient bien trouvé le pire supplice ! Lui, pour qui la lumière c’était la vie, ils l’avaient jeté dans le noir ! On lui avait arraché le soleil par lambeaux… D’abord, un peu à la caserne… puis, à la prison… puis, dans les casemates… et puis, enfin, comme il lui en restait un peu, un tout petit peu, juste de quoi ne pas mourir… ils lui avaient tout enlevé…

 

Pourtant, à force d’écarquiller les yeux, il remarqua qu’un peu de jour glissait entre les barreaux scellés au-dessus de la porte. Il suivit le rayon. Il semblait venir du fond du couloir… puis se perdait. Il marcha dans sa cellule, cherchant à s’orienter, réfléchissant :

 

– Si la lumière vient jusqu’ici, c’est que le ciel n’est pas bien loin. Oui… Mais, le voir !… Voir le ciel… un tout petit peu… un petit coin… si petit, si petit…

 

Il mit les mains dans ses poches, et sentit quelque chose de lisse, un bout de glace que, peu de temps avant, il avait ramassé dans la cour. Il le prit dans la main, et la glace lui parut lumineuse. Il pensa :

 

– Tiens ?… Que veut dire cela ?…

 

Il se rendit compte qu’il était juste sur le trajet de la flèche de lumière. Et, soudain, comme, assis sur sa couchette, il fixait toujours le miroir, il poussa un cri.

 

Au fond de sa main, sur ce carré de verre, une miette de ciel se mirait ; une miette, mais bleue, limpide, et si brillante, qu’on eût dit une étoile dansant au fond d’un puits.

 

Sa détresse fondit en une joie immense. Il n’osait faire un mouvement, craignant de voir s’enfuir la chère image, et, peu à peu, une bizarre pensée le pénétra :

 

– Il était mieux ici qu’à l’atelier : il faisait froid ?… Il faisait noir ?… Hé non ! puisqu’il y avait du ciel !… Il était seul, du moins… Il pouvait penser, pleurer ou rire à sa guise, sans que pesât sur lui le regard féroce de l’adjudant. Prison pour prison, il préférait celle-là. Il n’y avait donc qu’une chose à faire : Y rester.

 

Dès lors, pour être puni de cellule, il apprit à ruser, supputant, au plus juste, le prix des fautes, se frottant les mains sitôt qu’on lui annonçait une augmentation, se faisant porter malade, sûr de n’être pas reconnu.

 

Quand il se vit 120 jours en perspective – car, dans les pénitenciers, la durée du temps de cellule n’a d’autre limite que celle de la résistance de l’homme – il respira.

 

Son coin de ciel dans le creux de sa main suffisait à son rêve. En s’éveillant, il se hâtait de le regarder, et disait :

 

– Il fait beau aujourd’hui.

 

Ou bien :

 

– Mauvais temps !… Nous aurons de la pluie…

 

Son imagination devenait de jour en jour plus aiguë ; il vivait pour lui seul, à lui seul, une vie intense et profonde, et si, par aventure, l’aile d’un oiseau rayait son ciel d’une flèche brune, il croyait voir tous les nids des forêts, entendre les trilles des milliers de becs qui font vibrer les branches.

 

Or, un matin qu’il était plongé dans sa contemplation, l’adjudant ouvrit sa cellule et l’appela :

 

– Ici, Paradieu !

 

Perdu dans son rêve, Paradieu ne répondit pas.

 

– Eh bien ! Vous êtes sourd ?… Allons ! Dehors !

 

Il ne bougea pas. L’adjudant le secoua par la manche :

 

– Faut-il que je vienne vous chercher ?

 

Comme il était très faible, il se laissa aller sans résistance, mais la lumière l’éblouit, et il se mit à trembler.

 

– Vous ne savez plus rectifier la position ?…

Il s’appuya au mur pour ne pas tomber, essayant de dissimuler son bout de miroir.

 

– Qu’est-ce que vous cachez là ?

 

Il balbutia :

 

– Rien… Rien…

 

L’adjudant lui ouvrit les doigts et, apercevant la minuscule glace, ricana :

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Il le regarda bien dans les yeux et répondit :

 

– Mon soleil !

 

– Voulez-vous me flanquer « votre soleil » en l’air !…

 

Paradieu referma vivement la main et s’adossa au mur.

 

– Allons, allons, grogna l’adjudant, au trot !

 

D’un revers de main, il lui frappa le poignet d’un coup si sec, que la glace tomba à terre et se brisa.

 

Une chose effrayante traversa le regard du prisonnier. Ses paupières s’ouvrirent, démesurées ; il ne dit pas une parole, avança d’un pas ; brusquement, ses mains s’abattirent sur le cou du sous-officier, s’y cramponnèrent si fort que la peau saigna sous ses ongles, que le corps fléchit, et roula inerte. Alors, penché sur la face violette, à bout de souffle, l’écume aux dents, il râla :

 

– Tu m’as volé mon soleil !… Tu me l’as volé… volé…

Puis, il s’agenouilla, ramassa d’une main tremblante les débris de son débris de glace, et se mit à pleurer à grands sanglots silencieux, comme pleurent les vieillards et les petits enfants…

 

LE DROIT AU COUTEAU

 

– Asseyez-vous, docteur, je vous prie, et pardonnez-moi de vous avoir fait attendre…

 

D’un hochement de tête, le docteur refusa le siège qu’on lui offrait.

 

C’était un tout petit homme mince, aux membres grêles. Il avait une figure très pâle avec de grands yeux fatigués, une barbe d’un blond indécis qui, par places, laissait voir ses joues maigres, barbe triste d’adolescent ou de malade. Il était vêtu tout de noir, de ce noir mat qui, lorsqu’il s’use, blanchit aux coudes et le long des coutures. Dans ses habits trop larges, il paraissait encore plus menu, plus souffreteux, et ses mains, à demi recouvertes par le bas des manches, semblaient fluettes et débiles, des mains d’enfant, de fillette malingre.

 

– Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

D’une voix qui tremblait, et si basse qu’on l’entendit à peine, il répondit :

 

– Je viens vous demander de m’arrêter, monsieur le commissaire…

 

Le magistrat ouvrait la bouche pour se récrier, il reprit :

 

– Oui, j’ai bien dit : je viens vous demander de m’arrêter.

 

Et, comme si ces mots avaient soudain fouetté son courage prêt à défaillir, le geste plus souple, et la voix raffermie, il parla :

– Vous savez que depuis deux ans, je suis installé dans le quartier. Je crois y avoir, en toutes circonstances, fait acte d’homme honnête et bon. Chaque fois que ce fut nécessaire, j’ai visité, soigné les indigents. Je n’ai jamais marchandé ni mon temps, ni ma peine. Mais, ce que vous ignorez peut-être, c’est la situation exacte dans laquelle je me trouve. J’ai besoin de vous dire cela après la démarche que j’ai faite auprès de vous, avant l’aveu que je vais faire.

 

J’avais quatorze ans quand mon père mourut. Je restais seul avec ma mère, sans autre ressource que les quelques billets de cent francs qui se trouvaient à la maison. J’aurais pu, j’aurais dû entrer dans le commerce, essayer tout de suite d’apprendre un métier, de gagner ma vie. Ma mère ne voulut point consentir à me retirer du collège. J’achevai donc mes études, et mécaniquement, sans consulter mes aptitudes ni mes goûts, on décida que je ferais ma Médecine… parce que j’étais fils de médecin. Je me trouvai donc, à vingt-cinq ans, un diplôme entre les mains, mais sans un centime en poche. C’est très beau d’avoir un titre… encore faut-il posséder le moyen de s’en servir !

 

Pourtant, je ne me décourageai pas. En quémandant de droite et de gauche je parvins à m’acheter quelques meubles, à réunir de quoi payer un terme ou deux. Je m’installai dans votre quartier.

 

J’étais rempli d’illusions. Au bout de six mois, il m’en fallut rabattre : j’avais mangé les quelques sous durement récoltés, et ce que j’avais gagné ou rien !…

 

Alors commença pour ma pauvre mère et pour moi l’existence horrible de ceux qui n’osent pas crier leur misère. Il y a des métiers où l’on n’a pas le droit d’être besogneux. Je perdis deux ou trois malades, parce que j’envoyais trop tôt la note de mes honoraires. Que voulez-vous ? Quand depuis deux jours nous n’avions mangé que du pain, quand je tremblais à l’approche du terme, et que je songeais : on te doit cent francs… Je les demandais. D’abord, je m’étais dit :

 

– Prends courage. Des jours meilleurs viendront.

 

Ah oui ! Plus ça allait, moins je voyais de malades. Quelquefois, pour donner à ma mère un bout de pain plus gros, je rentrais vers deux ou trois heures de l’après-midi, affirmant que j’avais déjeuné avec un camarade. Et les dettes montaient… montaient !… Des idées de suicide me traversaient par instants la cervelle. Mais, même ça, c’était trop cher pour moi. Il y avait des matins où je n’aurais pas eu de quoi m’acheter six sous de charbon pour me tuer.

 

Le courage, la force, ont des limites, et je les avais dépassées quand, une nuit, on sonna à ma porte. Il faut avoir été médecin débutant pour comprendre la joie du coup de sonnette qui vous fait sauter à bas du lit.

 

Je m’habillai en hâte, et me rendis au chevet du malade. Auprès de lui, il y avait sa femme, ses deux enfants, une bonne. Tous ces gens étaient affolés. Il avait été pris brusquement de douleurs, de vomissements, de hoquets. Je n’eus pas besoin d’un bien long examen pour établir mon diagnostic : c’était une appendicite. Je le dis à sa femme. Elle me demanda :

 

– Faut-il l’opérer ?

 

Le cas me parut si foudroyant, si grave, que, contrairement à la règle qu’on suit en général, et qui conseille d’attendre que la crise soit passée, je répondis :

 

– Oui.

 

Elle supplia. Quand ?

 

– Au plus tôt. Demain, à la première heure.

 

Jusqu’ici, rien que de très licite dans ma conduite. Mais, je n’eus pas plutôt prononcé le mot « opération » qu’une idée sauta devant mes yeux et ne s’en éloigna plus.

 

Je regardai autour de moi. La chambre à laquelle je n’avais pas prêté attention jusque-là, me parut élégante, presque luxueuse.

 

C’était la première fois que j’étais appelé dans un milieu riche depuis mon installation. Mon premier mouvement avait été pour dire :

 

– Faites appeler un chirurgien.

 

Mais la phrase ne sortit pas de ma bouche, car aussitôt je me répondis :

 

– Imbécile ! Tu vas faire profiter un autre de cette aubaine. Tu vas faire gagner cinquante ou cent louis à un monsieur que tu ne connais pas ! qui n’en a pas besoin, et toi, pauvre diable, tu auras dix francs pour ta visite de nuit, un point, c’est tout ! Opère donc toi-même !

 

Je me débattais bien un peu contre cette voix impérieuse.

 

– Mais je ne saurai pas… Je le tuerai… Je n’ai pas le droit…

 

La voix ricanait :

 

« Pas le droit ? On t’a délivré un diplôme, à quoi te sert-il donc ? Il ne te dit pas : Je te permets de faire ceci et non cela. Il te laisse carte blanche. Tu n’as que ta conscience pour arbitre, et c’est moi qui suis ta conscience et qui te crie : Va ! va ! c’est du pain ! Depuis deux jours, tu n’as pas mangé. Ta vieille mère meurt de faim. Dans quinze jours, ton propriétaire va vous jeter tous les deux à la rue… » Et ce fut cette voix abominable qui parla par ma bouche lorsque je dis :

 

– J’opérerai le malade demain matin.

 

Je dus trembler en prononçant ces mots. Si la famille avait élevé la moindre objection, je me serais récusé. Je vous dirai plus encore : je souhaitai qu’on me proposât un maître : on ne me dit rien. J’avais inspiré confiance à ces gens… ils se livraient à moi… De retour dans mon cabinet, je me pris la tête à deux mains, me disant : C’est de la folie ! C’est un crime ! À peine si tu sais disséquer, et tu t’arroges le droit de prendre un couteau et d’opérer sur le vivant !… Non… Non… Pour de l’argent, tu ne feras pas ça !…

 

Mais la canaille qui s’était déjà penchée sur moi tout à l’heure, me nargua encore :

 

– Sot ! timide ! lâche !

 

Elle siffla ainsi toute la nuit, et quand le jour parut, elle avait retourné ma raison.

 

– Eh ! parbleu ! Je serais trop bête, vraiment ! J’ai le droit ! Il n’y a dans le parchemin qui me confère le titre de docteur en médecine, rien qui m’interdise d’opérer ! J’ai le droit ! J’ai le droit !…

 

Alors, fiévreux, je me mis à feuilleter des livres, comme un candidat paresseux qui se hâte, une heure avant un examen. Je lus des pages et des pages. Les mots filaient devant mes yeux sans y laisser de trace… Les dessins, les titres couraient… couraient…

 

À huit heures je pris les rares instruments que je n’avais pas encore engagés ou vendus : quelques pinces, deux bistouris, des écarteurs, et me voilà en route. Je priai, en passant, un camarade encore étudiant de venir donner le chloroforme, et j’arrivai ainsi chez mes clients.

 

Je repris un peu de sang-froid pendant les préparatifs. Je fis tendre la chambre avec des draps, je mis une toile cirée sur la table. Je stérilisai tant bien que mal mes instruments. Mais je me rendais compte que je faisais traîner tout cela en longueur, pour retarder la minute décisive de l’acte opératoire. Enfin, je commençai.

 

Dès la première incision, tout se mit à tourner autour de moi. Je m’énervai pour une artériole qui donnait un peu et que je ne pus saisir dans ma pince. Toutes ces choses qui paraissent si simples quand on les voit faire par un autre me semblaient terriblement difficiles. Je coupais. Je pinçais. Je liais, sans voir ni savoir au juste ce que je faisais. Quand ma main entra dans la plaie, j’avais totalement perdu la tête. Je suis persuadé à présent qu’avec du sang-froid, j’aurais pu en venir à bout… Mais le remords, l’effroi devant la responsabilité morale, la peur, l’affreuse peur, m’avaient pris, et, après une heure d’efforts désordonnés, la raison à la dérive, avec la seule hâte de me sauver, d’être seul, la tête en feu, les reins broyés, sans avoir rien fait, rien, qu’une plaie béante, je fermai, multipliant les points de suture, comme s’ils avaient mieux pu cacher mon crime.

 

Une fois le patient étendu dans son lit, sa femme me remit une enveloppe. Elle contenait dix billets de cent francs. J’eus une seconde de joie. – Oh ! une seconde, une seule ! – Car aussitôt, la réalité se mit en travers de ma route, traînant le remords avec elle. La voix qui m’avait parlé dans la nuit se taisait. Je sais, à présent, quelle était cette voix ! Ce n’était pas ma conscience, comme elle disait : c’était une voleuse, une criminelle qui, pour mieux se glisser jusqu’à moi, en avait pris le nom et l’allure, c’était la Misère, la Misère hideuse ! Maintenant qu’elle avait fait le mal, elle avait sauté hors de moi comme un chat qui s’échappe, et me laissait tout seul.

 

Mon opéré vécut encore deux jours, qui furent pour moi deux jours de torture et d’effroi. D’heure en heure, je dus suivre les progrès de mon crime. Oui, de mon crime, car ayant vu la résistance désespérée que cet homme opposa à la mort, j’ai la certitude que, bien opéré, il était sauvé.

 

Quand tout fut fini, ces pauvres gens n’eurent pas une parole de reproche.

 

S’ils avaient su !…

 

Mais moi, je n’y puis plus tenir. Ces mille francs auxquels je n’ai pas touché, me brûlent les doigts. Je n’en veux plus… Vous comprenez… Tenez… les voilà…

 

J’ai beau me dire que la Loi ne peut rien contre moi, que j’avais le droit d’opérer, je ne m’en regarde pas moins comme un criminel. Et ceux qui n’ayant fait de moi, en cinq ans d’études, qu’un guérisseur, un rebouteux, m’ont donné le droit de m’abriter derrière un diplôme qui ment, sont des criminels, eux aussi… S’il n’y a pas de loi contre moi et contre eux, il faut en faire… il faut m’arrêter… J’ai tué froidement, sciemment… Je ne peux plus vivre libre avec cette peine dans le cœur… Arrêtez-moi, monsieur…

 

LE COQ CHANTA

 

– En voilà une surprise ! fit la vieille en m’apercevant. C’est gentil de nous revenir, c’est gentil !

 

Tout en grimpant le raidillon bordé de haies fleuries, elle me regardait, curieuse :

 

– Quand je pense qu’il y a quatre ans déjà que vous êtes parti ! Oh ! vous n’avez pas changé ; je vous ai remis tout de suite… C’est les autres qui seront étonnés !

 

Comme nous arrivions près de l’enclos, je lui demandai :

 

– Et le père, toujours solide ?

 

– Le père ?…

 

Sa voix tomba.

 

– Le père… vous ne savez pas, c’est vrai. Voilà deux ans tantôt qu’il est aveugle.

 

Aveugle ! Dans la splendeur de ce matin d’août, sous la lumière éblouissante qui descendait du ciel tranquille, et, passant entre les arbres aux lourdes branches, tigrait de feu les champs dorés, le mot « aveugle » me causa une impression étrange.

 

La barrière poussée, nous fûmes dans le jardin.

 

– Holà ! mon homme, cria la vieille, dis au petiot de t’aider à descendre. Voici une visite qui te fera plaisir.

De la maison, une voix triste répondit :

 

– Qui donc ça ?

 

– M. Jean !

 

Le vieux parut sur le perron. Sa haute taille s’était voûtée ; ses cheveux noirs étaient devenus blancs, et ses mains calleuses hésitaient sur l’épaule du gamin qui lui servait de guide. J’allai à lui. Il était très ému, et ses lèvres tremblaient.

 

– Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ?

 

– Volontiers.

 

– Dis donc, la mère, qu’est-ce qu’on lui donnera de bon, au Parisien ?

 

– Ah ! fit-elle, si seulement vous étiez venu samedi, on aurait eu le choix. À présent, faudra se contenter de ce qu’on aura. On vous fera d’abord une omelette au lard, puis on tordra le cou à un poulet, on cueillera de beaux artichauts. Comme dessert, de la crème et des fruits. Ça vous va ?

 

– Parbleu ! C’est excellent !

 

Mais le vieux, qui avait écouté sans rien dire, intervint :

 

– Auquel poulet que tu tordras le cou ?

 

– N’y a pas de choix ; ils sont tous vieux, et les poules sont à couver. On prendra le petit coq rouge…

 

– Ah ! non, dit le vieux, faisant de la main un geste violent de refus. Ah ! non ! Faut point faire ça ! faut point défaire des paires. Il a sa poule, laisse-le.

En parlant, il avait gardé cette pose figée des aveugles qui conversent sans se détourner jamais, n’ayant plus à chercher les visages. Et, comme la vieille et moi nous nous taisions, il reprit :

 

– Écoutez-moi bien, monsieur Jean, et vous comprendrez pourquoi, même pour vous, je ne veux pas qu’on tue le petit coq.

 

Quand vous m’avez connu, malgré mes soixante ans sonnés, j’avais bon pied, bon œil, et ne me doutais guère que, vivant, il m’arriverait de ne plus voir la lumière du bon Dieu. Le mal m’a pris, un jour que nous venions de recevoir des amis de la ville. Ils étaient arrivés à l’improviste, et, les provisions étant épuisées, pour déjeuner, on décida de faire sauter une petite poule blanche qu’on avait achetée pour égayer le poulailler. J’allai la chercher moi-même ; mais quand je l’emportai, son coq – on aurait dit qu’elle comprenait, cette bête – me sauta dans les jambes, vola jusqu’à mes mains, criant, griffant, battant des ailes. Ça me fit drôle, je l’avoue ; mais, cinq minutes après, je n’y pensais plus. Le soir, en rentrant au logis, je m’aperçus que j’avais comme des mouches qui dansaient sur mes yeux. Je crus que c’était la fatigue. Pourtant, la nuit, la tête me fit mal, et le matin, à l’heure de partir aux champs, j’avais comme un brouillard devant moi. Cela dura ainsi près d’une semaine. Croyant que le soleil me faisait mal, je restai à la maison. La chaleur tombée, je sortais dans l’enclos, j’allais causer aux bêtes. Elles me connaissaient bien, allez, et quand j’entrais à la basse-cour, les poulets venaient picorer dans ma main. Mais le petit coq blanc se sauvait de moi. Dès que j’arrivais, il courait en battant des ailes, et se cachait près des couveuses. Si bien qu’une fois, je dis à ma femme :

 

– Regarde donc le petit coq. On dirait qu’il a peur, et que quelqu’un lui a fait des misères.

 

Aujourd’hui, je me souviens de ça ; mais, à l’époque, je n’y prêtai pas grande attention. D’autant que mes yeux ne guérissaient pas. Cela durait depuis deux mois, quand je me décidai à consulter un docteur de la ville. Tout de suite, il me dit que c’était très grave. J’eus peur, n’est-ce pas ; mettez-vous à ma place…

 

– C’est-il que vous croyez que je perdrai la vue ?

 

Il ne me dit pas oui, il ne me dit pas non ; mais il m’ordonna de rester couché sur le dos, à plat, sans bouger, même pour manger, pendant deux ou trois mois.

 

– Au moins, que je lui dis, je guérirai ?

 

– Peut-être…

 

De retour chez nous, je pleurai tout mon saoul. Je me doutais bien qu’il ne voulait pas tout me dire, que j’allais devenir aveugle. Je me mis à marcher par la maison, par le jardin, regardant de mes yeux grands ouverts où les mouches dansaient toujours, comme si j’avais pu enfermer là-dedans tout ce que, bientôt, je ne verrais plus : les meubles, le bon lit, et la pendule qui tic-taque dans sa gaine, et le vieux chien qui dort auprès de la broche qui tourne, les arbres du jardin et les fleurs des massifs ; le puits, d’où la fraîcheur monte pendant l’été, le gai poulailler où les bêtes tapent du bec entre les cailloux gris, et le petit coq blanc qui se cacha quand il me vit paraître, le petit coq si triste, avec ses plumes ternes et sa crête pâlie…

 

… Le lendemain, je commençai le traitement. Je me couchai ; on ferma les volets, et, afin qu’on puisse se guider dans la pièce pour me servir, on alluma sur la cheminée une veilleuse : c’est tout ce qu’on m’avait permis comme lumière. Ah ! ces journées ! en ai-je fait des réflexions, et tristes ! me suis-je creusé la tête, pour savoir d’où le mal pouvait venir !

 

Un matin, des voisins m’amenèrent un rebouteux du pays. Il me posa d’abord des questions à n’en plus finir, puis fit des tas de signes sur moi, et me dit brusquement :

 

– Est-ce que vous n’avez jamais fait de mal aux bêtes ?

 

Du coup, le petit coq revint à mon esprit. À lui, non certes, je n’en avais pas fait ; mais j’avais pris sa poule, et il l’avait bien défendue, et il dépérissait depuis !…

 

À partir de ce moment-là, ce fut une idée fixe. Tous les matins, je demandais des nouvelles de la bête ; on me répondait en haussant les épaules :

 

– Mais il va bien ! Qu’est-ce que tu as donc à t’en soucier si fort ?

 

Je n’osais point le dire, monsieur, ce que j’avais. Mais ce qui est bien sûr, c’est que le petit coq ne chantait plus, et que mon mal ne faisait qu’empirer. Je voyais moins distinctement la flamme de la veilleuse qu’aux premiers jours.

 

Une nuit, ma femme était étendue près de moi ; je m’assoupis. Au bout d’un moment, je m’éveillai. Je ne vis rien. Pas de veilleuse, pas une lueur. Au bruit que je fis en me retournant, ma femme s’éveilla à son tour :

 

– Qu’est-ce que tu veux ? qu’elle me dit. Tu as besoin de quelque chose ?

 

– Non.

 

– Alors, rendors-toi, mon homme.

 

– Je n’ai plus sommeil. Quelle heure peut-il être ?

 

– Je ne sais pas.

 

Vous savez, on est méchant quand on est malade. Je lui dis un peu durement :

 

– Vois comme tu prends mal soin de moi ! Tu n’as même pas préparé la veilleuse !…

 

– Comment cela ?

 

– Mais non. Elle est éteinte !

 

Elle se tut un instant, et fit avec un drôle d’air : « C’est vrai… Je te demande pardon… Veux-tu que je me lève ? »

 

J’eus regret de l’avoir brusquée, et je lui dis : « Non, ce n’est pas la peine, je n’en ai pas besoin, dors… »

 

Je demeurai éveillé. J’écoutais l’horloge battre. Ce que ça dure, une nuit sans sommeil ! et puis cette faible lumière de la veilleuse à laquelle j’étais habitué, me manquait.

 

Et, peu à peu, une pensée me vint : comment ma femme, si soigneuse à sa coutume, n’a-t-elle pas songé à la lumière ?… Quelle drôle de voix elle avait en me répondant ; elle était peut-être mal éveillée ?… Mais non ; elle m’avait causé avant… Alors ?…

 

Est-ce que la veilleuse serait allumée et que je ne la verrais pas ?… Mais… si c’est ça… c’est fini… Je suis aveugle…

 

J’appelai : « Hé, la mère ! »

 

Je n’avais pas achevé qu’elle me dit d’une voix bien claire, comme quelqu’un qui ne dormait pas :

 

– Quoi donc, mon homme ?

 

– Tu es sûre que la veilleuse est éteinte ?

 

Elle hésita :

 

– Oui… Mais oui…

 

– Ça n’est pas vrai ! Je suis aveugle !

 

– Mon pauvre homme… Mon pauvre homme…

 

– Lève-toi, criai-je… Ouvre les volets… que je voie.

 

– Mais ce n’est pas la peine ; il n’est pas jour encore…

 

– Si ! si ! Lève-toi ! Ouvre !

 

J’entendis la fenêtre grincer et les persiennes battre.

 

– Tu vois bien, murmura-t-elle, qu’il fait nuit.

 

– Ah ! bon Dieu ! Je respirai ! Elle m’avait dit vrai ! J’avais cru, tant les heures m’avaient paru longues, qu’il faisait jour, que la veilleuse brûlait et que je ne la voyais plus… Il faisait encore nuit, bien nuit !…

 

Alors, monsieur, dans le silence et dans ma nuit, le petit coq, muet depuis des jours, chanta ! Il chanta, d’une voix triomphante qui dut gonfler son cou et le dresser sur ses petites pattes.

 

Il chanta, et je compris que le jour que je ne verrais plus jamais était là, que la veilleuse éclairait la pièce, et que ma femme, depuis des heures, me mentait pieusement, pour retarder l’instant où j’aurais tout appris !…

Le coq chanta encore, joyeux, peut-être parce qu’il savait que j’étais aveugle, et j’entendis ma pauvre vieille qui pleurait.

 

L’HORLOGE

 

Presque cachée au fond d’un jardin inculte, avec ses volets toujours clos, ses murs qui s’effritaient, rôtis par le soleil, lavés par les averses, son toit de briques d’où jamais une fumée ne s’élevait, elle était vraiment bizarre cette petite maison que, dans le pays, on nommait la « Maison du Crime ».

 

J’avais toujours eu le désir de la visiter sans jamais en trouver le moyen, lorsqu’un jour je vis se balancer contre la porte un écriteau avec ces mots : « À louer ».

 

Je crus d’abord à une plaisanterie. Pourtant, je ne sais quelle curiosité me poussant, je sonnai. Grêle, avec un son fêlé, une cloche tinta. J’attendis… Enfin il me sembla qu’un bruit venait du fond de la maison. Je prêtai l’oreille… J’entendis un frôlement de pas traînants, des tintements de clefs… des grincements de serrures… et la porte, ayant crié sur ses gonds, s’ouvrit. Un grand vieillard s’avança vers moi. Sa mise était sévère, son allure cérémonieuse et digne, son visage impassible et sa démarche lente : c’était bien l’étrange habitant qu’il fallait à cette étrange demeure.

 

Il traversa l’allée, ouvrit la grille, et, s’effaçant pour me laisser passer, me dit d’une voix sans timbre :

 

– C’est pour louer, monsieur ?

 

À tout hasard, je répondis : « Oui ».

 

Dans ses yeux, un étonnement passa. Il s’inclina, puis, ayant avec soin refermé la grille, murmura :

– Fort bien. S’il vous plaît de me suivre…

 

La maison n’offrait par elle-même rien de particulièrement intéressant. Tout y était vieux, triste, délabré. Le long des murs, les papiers, par endroits, s’étaient déchirés et pendaient, laissant voir le plâtre jauni. Des cadres à la vitre embuée recouvraient des gravures passées ; les meubles, d’une forme antique, étaient couverts d’une couche épaisse de poussière, et les feuillages du jardin tamisaient si étroitement la lumière que les pièces s’éclairaient à peine d’une lueur indécise, quand on poussait les volets.

 

Le maître du logis me guidait dans l’appartement, refermant les portes avec un soin silencieux, me renseignant en quelques mots brefs :

 

– Ici, une chambre à coucher. Un cabinet de toilette. Là, une autre chambre. La lingerie communiquant avec une chambre d’amis. À l’étage supérieur, les communs, le grenier.

 

La visite achevée, je dis machinalement – pour dire quelque chose :

 

– C’est tout ?

 

Il s’arrêta, me fixa longuement, comme si ma question avait eu quelque chose d’insolite, puis, ayant choisi dans son trousseau une clef, il l’enfonça dans une serrure qu’il fit jouer, et me répondit d’une voix bizarre :

 

– Non. Il y a encore cette pièce.

 

J’entrai. Il y faisait très sombre, très humide. Je distinguai une fenêtre munie d’épais barreaux, deux escabeaux, une table carrée poussée le long d’un mur. Il entre-bâilla les volets, et, dans le demi-jour revenu, j’aperçus, pendant à un crochet du plafond, une corde avec un nœud coulant, et, dans un coin, une horloge de campagne, si poussiéreuse qu’elle n’avait plus de couleur, et qui, malgré qu’elle semblât, ainsi que tous les objets de cette maison, n’avoir pas été touchée depuis des années, battait l’heure d’un tic-tac lugubre et régulier.

 

De suite, cette simple horloge retint mes regards et ma pensée avec une force si extraordinaire que la parole de l’inconnu résonnant dans cette salle basse, me fit à peine tressaillir.

 

– C’est ici la chambre du crime.

 

Je me tournai vers lui. Il était immobile ; pas un muscle de son visage n’avait bougé. Il ajouta – et je crus discerner une sorte d’ironie dans sa voix :

 

– … Puisque cette maison est la maison du crime !…

 

Je le regardai, stupéfait, j’entendais derrière moi le tic-tac de l’horloge. Il n’eut l’air de remarquer ni ma surprise, ni ma pâleur, et, m’ayant désigné un des escabeaux, il s’assit sur l’autre, et poursuivit :

 

– Je vous dis cela, monsieur, car je n’ai pas cru un seul instant que vous fussiez venu ici pour louer… Ne protestez pas !… Vous êtes venu ici pour voir… Vous avez vu… Vous êtes venu ici pour savoir… Eh bien ! vous allez savoir…

 

Cela semble toujours ridicule lorsqu’un homme de mon âge – j’ai bien près de quatre-vingts ans, parle d’amour. Cependant, c’est une histoire d’amour que je vais vous conter. Elle remonte à plus d’un demi-siècle. La voici : je me suis marié très jeune – je n’avais pas vingt-trois ans – avec une femme que j’aimais à la folie, et qui m’aimait aussi – je le croyais du moins. Afin d’éviter les importuns, de jouir en paix de mon bonheur, j’avais acheté cette petite maison, et nous étions venus l’habiter. Pour être tout à fait sincère, je vous dirai qu’il y avait peut-être dans cette sorte d’exil autre chose que le souci d’abriter ma lune de miel. Il y avait surtout un vague besoin de soustraire ma femme aux tentations du monde, car j’étais d’une jalousie farouche. Nous vivions là depuis quelques mois, lorsqu’un jour je fus appelé auprès d’un parent malade.

 

Ici, c’est l’éternelle histoire de l’adultère. Je revins plus tôt que je ne le pensais, qu’elle ne le pensait surtout. J’ouvris la porte sans méfiance, j’entendis un murmure confus de voix ; comme par enchantement, toutes les lumières s’éteignirent… Je m’élançai dans l’escalier… une forme fuyait… Je me jetai à sa poursuite, et là, devant la porte de cette pièce, je saisis le fuyard au collet. Tout en le maintenant du poing contre le mur, je fouillai dans ma poche, je pris une allumette, et, devant moi, je vis un homme à demi vêtu, pieds nus, livide, qui essayait de se débattre sous mon étreinte.

 

Sur le premier moment, je crus avoir affaire à un voleur, mais, le désordre de sa mise fit naître en moi un terrible soupçon… J’appelai :

 

– Louise ! Louise !

 

Rien… Traînant l’homme par la gorge, j’allai jusqu’au fond du corridor, et, dans le retrait de l’escalier, j’aperçus ma femme, en chemise, échevelée, qui, dès qu’elle me vit, se mit à hurler : « Pitié ! Pitié !… »

 

… Un être ombrageux et jaloux comme moi, n’a pas été sans réfléchir, dans les heures les plus calmes, à ce que serait son attitude s’il surprenait sa femme aux bras d’un amant. Je m’étais toujours dit : « Ce serait plus fort que moi… Je les tuerais à coups de pied, à coups de poing !… »

 

Eh bien…, pas du tout !… Au lieu du geste impulsif et sauvage que je m’attendais à avoir, un calme effrayant terrassa mon instinct. Une haine froide, raisonnée, glaça ma fureur, et mon esprit fut assez lucide pour comprendre qu’en les tuant sur la seconde, je me vengerais mal, que, dans leur épouvante, ils ne sentiraient pas mes coups, et, décidé au crime, – mais au crime savant, raffiné, – je les pris tous deux comme des loques, je les poussai dans cette pièce, et, une fois que je les vis à terre, pantelants, je me penchai sur eux, et, sans un cri, sans un geste, je leur dis :

 

« Vous avez voulu être en tête-à-tête ? Soyez heureux ! Je vous y laisse. Mais prenez bien votre compte d’amour ! Il est minuit. Lorsqu’il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai comme des chiens !… »

 

Puis je sortis, fermant la porte à double tour. Je montai dans mon cabinet, et là, tout seul, j’eus une explosion de douleur, et sanglotai longtemps, la tête dans mes mains.

 

Soudain, la petite pendule de la cheminée sonna… Un… deux… trois… je tressaillis… trois heures !… Je regardai le cadran. Mais non ! C’étaient quatre heures moins un quart qui venaient de sonner… Je passai ma main sur mes yeux, comme au sortir d’un rêve, et tout haut, pour être sûr de moi, je prononçai :

 

– Allons ! Il faut punir maintenant !…

 

Dans le tiroir de mon bureau, je saisis mon revolver, j’y glissai six cartouches. Je pris un candélabre, et je descendis…

 

Je devais être effrayant à voir, mais je ne tremblais pas. Dans l’escalier, je prêtai l’oreille… Un tel silence planait sur toute la maison, que je me demandai une seconde : « Se seraient-ils enfuis ?… »

Je m’engageai dans le corridor. Je n’entendais toujours rien, si ce n’est le tic-tac profond de l’horloge qui, dans la salle basse, allait marquer l’heure des misérables. Je posai le candélabre à terre, et regardai ma montre : quatre heures !… D’un geste décidé, je saisis la clef… quand un éclat de rire… un éclat de rire effroyable, surhumain, me traversa les oreilles… Je restai, une seconde, étranglé de frayeur… Un silence… Je me crus le jouet de quelque hallucination, et j’ouvris violemment la porte.

 

Alors, monsieur, je vis une effrayante chose :

 

Attaché par le cou à cette corde, l’homme se balançait dans le vide, et, dans un coin, tapie comme une bête, les yeux hagards et les ongles aux dents, ma femme me dévisageait. Tout d’un coup, elle se mit à rire, de ce terrible rire qui m’avait glacé tout à l’heure. Elle riait aux éclats, puis se taisait. Sa figure prenait soudain une expression indicible d’angoisse, et, la face tournée vers un coin de la salle, fixant une chose que je ne voyais pas, elle disait des mots sans suite, parmi lesquels, un seul, toujours le même, revenait sans cesse :

 

– L’horloge !… L’horloge !…

 

Moi, venu en justicier, je restais effaré, entre ce pendu et cette folle qui geignait sans répit : « L’horloge… L’horloge !… » Je demeurais stupide devant cet inexplicable dénouement. Fallait-il croire que l’homme eût été assez lâche pour se suicider, n’osant affronter ma vengeance, et laisser sa complice seule en face de moi ?…

 

… La lueur sale de l’aube naissante glissait doucement dans la pièce. Brusque ment, ma femme poussa un cri en étendant les bras :

 

– Là ! Là !…

Mon regard, machinalement, suivit son geste, et, devant moi je ne vis rien que l’horloge.

 

D’abord, je ne compris pas ; puis, une chose d’apparence très simple me frappa : l’horloge battait. Dans la haute gaine, son tic-tac résonnait comme un cœur dans une poitrine. Son large cadran faisait tache dans le coin d’ombre ; on y pouvait lire les chiffres…

 

Mais ce cadran n’avait pas d’aiguilles !…

 

Et soudain, la vérité se fit jour en moi, l’effroyable agonie des deux misérables m’apparut. Je la suivis, je la vécus avec eux par la pensée, et, aujourd’hui, je peux, d’une façon certaine, expliquer comment les choses se passèrent. Je leur avais dit : « Quand il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai. » La porte fermée, ils avaient essayé de fuir ; mais quand ils s’étaient rendu compte que c’était impossible, que tous leurs efforts seraient vains, dans leur cerveau vidé par la peur, ils n’avaient plus entendu que ce tic-tac dont chaque note tirait une goutte de leur sang. Ensuite, perdant la tête, par ce reste d’instinct qui fait que le condamné se cramponne à l’existence au pied même de l’échafaud, ils avaient voulu se rendre compte de ce qui leur restait à vivre et s’étaient rués vers l’horloge… Mais, l’horloge sans aiguilles, l’horloge qui savait le temps, le martelait de son va-et-vient implacable, ne voulait plus dire son secret : elle l’avait dans le ventre, et le gardait bien !… Et ils eurent beau épier son souffle, compter ses battements, ils entendirent sa chanson lugubre, et ne la comprirent pas.

 

Alors, les secondes devinrent pour eux des heures, des nuits, des siècles ! Chaque bruit était peut-être le dernier ?… Autant de fois le balancier buta, autant de fois ils eurent l’angoisse du massacre. À chaque oscillation, ils crurent voir cette porte s’ouvrir… Ils moururent ainsi cent fois, mille fois, déchiquetés, par bribes !… Ah ! je n’avais pas prévu ce supplice-là, ce supplice grand comme le Destin qui leur étreignit lentement, d’une main pesante, impitoyable, le cœur, la peau, la raison.

 

Les hommes ne savent pas punir comme cela, monsieur, et dans cette minute, j’ai béni le ciel.

 

Bien entendu, je fus arrêté, et jugé. Devant le tribunal, j’ai cru inutile d’expliquer les événements… Je tenais si peu à la vie… Pourtant, il faut penser que mon heure n’était pas arrivée, puisque, accusé – et convaincu – d’assassinat, je bénéficiai de circonstances atténuantes, et fus condamné à cinq ans de prison seulement !

 

Après, je suis revenu ici. J’ai laissé toutes choses en place. Rien ne vit plus autour de moi que cette horloge, et je la remonte pieusement. Je reste parfois des heures à contempler son cadran vide… Je lui parle… Je crois, en vérité, que les choses ont une âme, car, par moments, il semble me regarder, ce cadran. – Mais, maintenant, c’est fini. L’horloge peut se taire : ma femme s’est éteinte, il y a deux jours, dans une maison de fous.

 

D’autres gens habiteront entre ces murs… Ils y auront des tristesses… des joies… Nul n’y goûtera plus les âpres voluptés de la vengeance que j’y connus…

 

Il parla encore longtemps… La nuit tombait… Des ombres s’étalaient aux murs gris de poussière. L’horloge avec son cadran vide, l’horloge qui avait vu tant d’effrayantes choses, l’horloge pleurait dans sa gaine de bois…

 

LE MAUVAIS GUIDE

 

Combien s’était-il écoulé de jours, de semaines ou de mois, depuis qu’il pourrissait au fond de ce cul de basse fosse ?… L’homme n’aurait pu le dire.

 

Dans son cachot tout rempli d’ombre, nulle lueur ne passait. En s’aidant des genoux et des mains, il avait, dressé sur sa couchette scellée au mur, tâté le plafond de sa prison. Mais, pas plus là qu’aux parois lisses, ni qu’aux dalles humides, ni qu’à la porte aux fers rouillés, ses doigts n’avaient trouvé le moindre trou, la moindre fente.

 

D’abord, il avait pensé que ses yeux s’habituant à la nuit cruelle finiraient par y distinguer les objets ; que, sa raison aidant ses sens exaspérés, il pourrait deviner, parmi ces ténèbres, un peu de l’âme impalpable du jour qui ne disparaît jamais tout à fait pour les vivants.

 

Mais ses yeux grands ouverts avaient en vain pleuré dans la nuit, ses paupières avaient saigné sous l’effort inutile : tout était noir, tout restait noir.

 

Il n’entendait, dans ce tombeau où traînait sa trop lente agonie, que, de temps en temps, le pas du geôlier qui lui apportait sa pitance. Pendant une seconde, la porte de son cachot s’entr’ouvrait. Ses yeux clignotants pouvaient voir la tache rousse d’une lanterne, et la tache plus pâle d’une face penchée ou d’une main tendue, car l’ombre des couloirs se mélangeait à l’ombre impénétrable de sa cellule. Puis, la porte se refermait. Le bruit de pas dans les corridors allait diminuant, et, de nouveau, le grand silence épaississait sa nuit.

Parfois aussi, il entendait le vent gémir, et le clapotis monotone de l’eau qui, dans les fossés, venait battre les murs du donjon. Des rêves fous de ciel, de liberté et de lumière avaient d’abord hanté son sommeil agité. Puis, de ses songes mêmes, la lumière désapprise s’en alla. Il ne lui resta plus que la seule obsession de s’échapper de ce sépulcre ; des plans s’enchevêtrèrent dans sa tête égarée, tous et toujours aboutissant au même but : la fuite !

 

Un jour – ou une nuit, il n’aurait su le dire – comme il songeait, assis sur sa couchette, le bruit des pas du geôlier le tira de sa torpeur. Bien que, depuis longtemps, il eût cessé d’éprouver, à l’approche de ce vivant, le moindre émoi, comme son estomac criait la faim, et que ses lèvres desséchées avaient besoin de se désaltérer, il se leva et se mit à marcher à tâtons.

 

Une bouffée d’air froid jeta autour de lui une odeur aigre de pierre humide. À la lueur du falot, il vit à terre sa cruche et son écuelle. L’huis entr’ouvert se referma. Il étendit la main vers la cruche de grès, mais, au moment de la saisir, il s’arrêta : un cri étrange avait traversé le silence. Il attendit, croyant avoir mal entendu. Il fit un pas : le même cri monta du sol. Il s’agenouilla, modulant doucement un claquement de lèvres, comme pour appeler un chien. Rien ne répondit. Rampant, à quatre pattes, il tâtait les dalles autour de lui. Ayant trouvé la cruche, il la prit et se mit à boire à grands coups, puis, la reposa dans un angle.

 

Soudain, un contact visqueux et froid le fit tressaillir. Sous sa main, une chose sembla fuir, et le cri qui l’avait étonné, tout à l’heure, s’éleva, flûté, étrange. Il resta, sans bouger, le poing fermé sur la masse gluante qui semblait palpiter, battre à coups rapides et rythmés entra ses doigts. Le cri, une nouvelle fois, vibra dans ses oreilles. La chose se ramassa sous son étreinte, pour s’échapper. Alors, au milieu de son dégoût et de son angoisse, une lueur se fit, et malgré lui, il dit, presque à voix haute :

– C’est une bête !…

 

Le son de sa propre voix lui fit peur.

 

Il répéta :

 

– C’est une bête… une bête…

 

Et, tout à coup, il frissonna de tous ses membres ; la sueur perla sur son front. Plus de doute : le cri étrange, le corps visqueux… c’était le cri, c’était le corps d’un crapaud. Un crapaud !… Il s’imagina voir la bête horrible, la bête impure, avec son dos zébré, son ventre blanc, et ses gros yeux dorés.

 

Ses doigts se détendirent. Le crapaud retomba avec un bruit mou.

 

Alors, l’instinct craintif, à la fois, et méchant de l’homme s’éveilla, et, d’un coup de talon, il voulut l’écraser. Son pied heurta la bête flasque. Il crut l’avoir tuée. Mais le crapaud, mutilé sans être mort, se remit à pousser son cri. L’homme le poursuivit, tapant le sol de ses mains ouvertes.

 

À son dégoût insurmontable se mêlait un obscur remords de bourreau. Il voulait tuer la bête, non plus seulement pour ne plus risquer de la frôler, mais encore pour étouffer sa plainte. Peine inutile. Le cri partait, d’ici… de là… et chaque fois que ses doigts croyaient atteindre la bête douloureuse, ils ne rencontraient que la dalle glacée ou le mur rêche.

 

Épuisé, les genoux tuméfiés et les paumes sanglantes, il s’étendit sur sa couchette, et s’endormit.

 

Dès qu’il fut éveillé, il songea :

 

– La bête doit être morte.

Il prêta l’oreille. Pendant un moment, il n’entendit que la plainte lointaine du vent. Il respira plus largement, soulagé. Il se leva, et, toujours tâtonnant, gagna la porte. Depuis longtemps, à l’aide d’un vieux bout de fer oublié dans un coin, il essayait d’en user les gonds. Il reprit son patient travail, raclant sans bruit.

 

Soudain, le cri du crapaud s’éleva :

 

– Ah ! bête immonde, gronda le prisonnier, je te ferai bien taire ! Il recommença sa chasse, mais en vain. Lorsqu’il croyait tenir la bête, elle glissait entre ses doigts.

 

Cela dura des jours et des jours. S’il ne travaillait pas à déchirer sa porte, il rampait pour atteindre l’invisible crapaud. L’appel de la bête blessée résonnait à intervalles réguliers. Et le captif, exaspéré, suant de peur, sentait par moments sa raison se troubler. Ah ! quelle volupté c’eût été d’écraser le monstre, de le voir éclater sous sa botte !…

 

Presque dément, il l’insultait, le provoquait :

 

– Viens donc ! viens donc !… Montre-toi !… ose te montrer !…

 

… Or, il advint qu’à force de limer les gonds de la porte, ils cédèrent et que le battant, ayant pivoté lourdement, s’ouvrit.

 

Une porte !… Qu’était-ce auprès de ces barrières effrayantes qu’il lui faudrait franchir, sans doute, avant que de revoir le jour !… Pourtant, une joie infinie réchauffa son courage. Il pensa :

 

– Puisque Dieu a permis qu’avec mes mains je puisse détruire la première, c’est peut-être qu’il veut que les autres s’écroulent devant moi.

 

Le couloir qui fuyait entre les murailles épaisses était à peu près aussi sombre que son oubliette. Ses yeux distinguèrent cependant une vague lueur venue, il ne savait pas d’où, mais qui adoucissait la nuit. Le cœur battant à faire éclater sa poitrine, il prêta l’oreille. Pas un bruit. Il se dit :

 

– Le geôlier dort… Les gardes fatigués sont, sans doute, assoupis… En route !

 

Il fit un pas :

 

– Par où ?… À droite ?… À gauche ?… Les minutes valent des siècles… une seconde, c’est une fortune… je ne puis en perdre une seule… De quel côté sont les issues ? De quel côté me dirigeant, fuirai-je vers la campagne claire ?

 

Il comprit qu’il allait se perdre, qu’il ne trouverait pas d’issue et qu’il se jetterait dans les bras des bourreaux. Une rage impuissante versa des larmes dans ses yeux. Il rugit :

 

« Oh ! toute ma raison inutile pour un éclair d’instinct ! » Il crispait ses doigts dans ses cheveux, ses ongles labourant sa peau.

 

Et voici que, dans le même instant, retentit le cri lugubre du crapaud. À la lueur mourante qui tout à l’heure, avait ravi ses yeux, il vit luire son corps gluant. Un attendrissement l’envahit, il regarda l’animal détesté comme un sauveur. Il se mit sur la pointe des pieds pour ne pas le gêner dans sa route, devinant que la bête allait d’instinct vers la lumière, et, qu’en suivant sur les dalles sonores la trace immonde de sa course, il marcherait, lui, vers le jour radieux.

 

La bête, estropiée jadis, avançait par sauts maladroits. Il ne la quittait plus des yeux, guettant sa piste. Derrière elle il rampa dans des corridors, montant et descendant des marches, murmurant avec un accent de prière :

 

– Va… va… Emmène-moi…

 

Tout à coup, un vent frais caressa son visage, et, devant lui, se détacha un pan de ciel, où des étoiles achevaient de briller. Au loin, un rais de lumière neigeuse frangé de nuages, lui apparut. Les deux mains jointes, il pleura.

 

Ensuite, secouant son émotion, il avança une jambe : son pied glissa. Il posa l’autre : l’autre glissa aussi. Le sol semblait se dérober sous lui, il enfonça jusqu’aux chevilles. Il essaya de dégager ses jambes prisonnières : il enfonça plus vite. Il était enlisé maintenant jusqu’aux genoux. Il étendit les mains, et, ses mains, qu’il croyait appuyer sur la terre solide, enfoncèrent dans une boue épaisse… Il descendait, descendait… Il voulut appeler : sa voix s’éteignit dans sa gorge. La boue montait. Il en avait jusqu’aux hanches… Elle étreignit son ventre, glissa jusqu’aux aisselles, effleura son menton et vint frôler ses lèvres…

 

Alors, comme dans un suprême effort, il ouvrait toute grande la bouche pour hurler, il entendit le cri qui avait obsédé ses veilles ; il sentit un corps mou contre sa face blême, et devant lui, ventre gonflé, pattes tendues, il vit passer le gros crapaud qui s’étala dans l’eau fétide.

 

L’homme gémit :

 

– Ah ! tu te venges !…

 

Puis, il ferma les yeux, râla : « Mea culpa » et disparut.

 

… De l’étang, soudain éveillé, s’élevèrent des coassements joyeux… La nuit mourait au bord du ciel changeant. Les rides du marais s’élargissaient dans l’ombre… L’eau se tut.

Un oiseau de ténèbres, fuyant le jour à tire d’ailes, effleura de son vol la moire sombre de l’étang, et l’aube lente, à travers la pluie grise, se hissa tout à fait sur l’horizon.

 

FASCINATION

 

Il y a une heure, j’étais un prisonnier. Et quel prisonnier ! Ce n’était pas ma liberté ou mon honneur que je jouais : c’était ma tête.

 

J’ai connu les sommeils terrifiés avec les cauchemars de guillotine. J’ai passé avec épouvante mes mains moites sur mon cou glacé, pour deviner la route étroite qu’allait y tracer le couteau. J’ai frémi aux murmures hostiles de la foule. À mes oreilles, j’ai entendu hurler : « À mort ! »

 

Tout cela, d’un seul mot, vient de s’évanouir. Je suis libre. J’ai retrouvé la rue bruyante et les lumières des magasins. Tout à l’heure, je vais dîner, bien à mon aise. Assis auprès du feu, je fumerai ma pipe, et, cette nuit, je m’endormirai calme, reposé, dans le lit tiède qui m’attend.

 

Et pourtant, je ne me suis jamais senti criminel autant qu’à cette heure où des juges viennent de m’absoudre. Je me demande par quelle aberration ils n’ont pas su voir l’être que je suis en réalité. Je demeure interdit devant la puissance de la dénégation, et j’ai besoin, pour bien reprendre mes esprits, d’écrire la vérité masquée depuis trois mois avec tant de cynisme, que j’en arrive, par instants, à me prendre moi-même à mes mensonges.

 

Car, en vérité, je suis un assassin : j’ai tué une femme.

 

Pourquoi ?… Je ne l’ai jamais su exactement.

 

Pas par jalousie, en tous cas : je ne l’aimais pas. Pas pour la voler : je suis riche, et les quelques francs qu’on a trouvés sur elle n’auraient pu me tenter. Pas par colère, non plus…

 

Nous étions dans cette chambre. Elle, debout auprès de cette glace ; moi, assis, comme je le suis à présent. Je lisais. Elle me dit :

 

– Descendons… Nous irons faire un tour au Bois.

 

Sans lever les yeux, je répondis :

 

– Non, je suis fatigué. Restons.

 

Elle insista. Je m’obstinai dans mon refus. Elle insista encore, et sa voix m’énerva. Elle parlait d’un ton rageur, coupant ses phrases de petits ricanements, de haussements d’épaules. À plusieurs reprises, je tâchai de l’interrompre :

 

– Tais-toi, veux-tu ?… Tais-toi, je t’en prie…

 

Elle continuait. Je me levai, et me mis à marcher par la chambre, et, tout en marchant, j’aperçus sur la cheminée un petit revolver que j’ai coutume de porter sur moi, le soir. Machinalement, je le pris. Dès la seconde où je l’eus entre les mains, une chose bizarre se passa en moi. La voix de ma maîtresse, qui m’agaçait seulement, au début, m’horripila à un point tel que je ne saurais le dire. Ce n’étaient pas les paroles qu’elle prononçait qui m’exaspéraient, c’était sa voix, sa voix seule. Elle aurait dit des mots sans suite ou des vers admirables, que j’en aurais éprouvé la même crispation. Un besoin me venait de repos, de calme absolu. Comment, pourquoi s’établit-il dans ma tête un rapprochement entre le revolver que je maniais, et le silence que je ne pouvais obtenir ?… Toujours est-il que ce rapprochement, ce rapport, se précisèrent. Je me vis, braquant l’arme, appuyant sur la gâchette, et je vis aussi la femme tombant, sans un cri.

 

En général, ce sont là de ces hallucinations vertigineuses qui traversent le cerveau sans que la pensée s’y arrête. Mais, cette fois, on eût dit qu’en passant, cette vision s’était brusquement accrochée à ma raison, comme un ongle s’accroche dans de la soie, et qu’elle s’y emmêlait d’autant plus que j’essayais plus violemment de l’en arracher. Je posai le revolver sur la table. Je n’en pouvais détacher mes regards. Je voulus détourner la tête : mes yeux me rappelaient vers lui.

 

Il était là, devant moi, petite chose inanimée, avec sa crosse d’ivoire, son barillet et son canon brillants. Deux, trois fois, j’avançai, puis je retirai la main. C’était plus fort que moi. Un besoin me venait de le saisir, de le toucher.

 

On a parfois, penché sur le danger, de ces tentations inexplicables. Je me souviens qu’un jour, au parc des Buttes-Chaumont, je dus me cramponner au parapet, en cet endroit qu’on nomme le Pont des Suicidés, pour ne pas me jeter dans le vide. D’autres fois aussi, et souvent, me trouvant seul, en wagon, j’ai éprouvé le désir maladif de tirer le signal d’alarme. Cette poignée de nickel me sollicitait, m’attirait. J’avais beau me dire que l’acte que j’allais commettre était absurde, qu’on m’infligerait une peine sévère ; si le hasard d’un arrêt brusque, ou le passage d’un train, n’avaient détourné violemment ma pensée, je suis persuadé que j’aurais succombé à la tentation.

 

Eh bien ! dans ce moment, j’éprouvais le même vertige. Mes yeux et mes mains n’obéissaient plus à ma volonté. Je me regardais, comme s’il se fût agi d’un autre, et que j’eusse suivi ses gestes, sans comprendre où ils allaient aboutir.

 

Parlait-elle ?… Se taisait-elle ?… Je l’ignore. La seule chose dont je conserve la perception et le souvenir assez nets, c’est que, l’arme à la main, je marchai vers elle, que mon poing s’éleva, et que, lorsqu’il fut à la hauteur de son front, j’appuyai sur la détente. Cela fit un bruit sec comme un claquement de fouet. Je vis une tache rouge, toute petite, sous la paupière droite, et la femme tomba, molle, comme un jupon qu’on lâche et qui s’étale sur les tapis.

 

Alors, instantanément, la raison me revint. Une terreur folle s’empara de moi. Je jetai le revolver. Je courus comme un insensé dans tous les coins de la chambre, sans songer même à me pencher sur ma victime, et, je ne sais quel instinct de basse lâcheté me poussant, j’ouvris la porte, et, galopant dans l’escalier, je criai :

 

– Au secours !… Elle s’est tuée !…

 

Tout d’abord, on crut au suicide. Puis, des experts le trouvèrent bien improbable. Je fus arrêté. L’instruction fut longue. J’aurais pu, d’un seul mot, tout élucider. Je n’avais qu’à dire :

 

– Voilà comment les choses se passèrent.

 

Je persistai à nier, opiniâtre. Et comme en fin de compte, il faut toujours assigner un mobile à un acte criminel, et qu’aucun n’avait pu être retenu contre moi, je fus acquitté.

 

J’envisage tout cela de sang-froid, maintenant et je me demande si je n’eus pas tort de mentir. Si j’avais conté aux jurés ce que j’écris ici, m’auraient-ils cru ? m’auraient-ils absous ? Je crois que j’ai bien fait de nier. Il y a de ces vérités qui ressemblent, à s’y méprendre, au mensonge…

 

… Mon Dieu, que c’est donc bon d’être libre, de pouvoir aller et venir à sa guise !

 

De ma fenêtre, je vois la rue, les maisons et les arbres… C’est ici même que le drame s’est passé. On ne voulait pas me donner cette chambre. J’ai tenu, moi, à m’y retrouver. Je ne crains pas les spectres. Enfin, pour consigner ces notes, il valait mieux que je fusse là. Il semble que les souvenirs s’éveillent plus volontiers dans les endroits où ils naquirent.

 

… Vraiment, cette confession m’a tout à fait remis. J’ai l’âme claire, nette, comme lavée.

 

Je vais tâcher d’oublier ce mauvais rêve. J’irai vivre à la campagne, loin de Paris. On aura vite fait de ne plus se souvenir de mon nom. Je serai un autre homme, avec une existence nouvelle, des habits de paysan… Je ne me reconnaîtrai plus moi-même.

 

Il est une chose surtout que je ne veux pas conserver : c’est ce revolver que tout à l’heure on m’a rendu au greffe du tribunal. Il me rappellerait des heures trop pénibles. Si j’ai besoin d’une arme, j’en achèterai un autre.

 

Il est devant moi, tandis que j’écris, et sa vue me fait mal. Pourtant, c’est peu de chose !… Il est joli… on dirait d’un bijou, d’un bibelot coquet… Vu ainsi, ça n’a pas l’air méchant.

 

… Je viens de le prendre dans la main. Il est très léger et très doux. Il est aussi très froid… Il m’effraie un peu… C’est mystérieux, cette arme qui dort… Un couteau, on voit le danger ; on suit la pointe aiguë et la lame tranchante… Ça, rien : Il faut savoir… Je ne veux pas le conserver… Je le vendrai, dès demain… Oh ! le vendre ?… Je le donnerai… Eh bien ! non ! Je le jetterai…

 

Au fond, pourquoi ? En tous cas, je ne veux plus le voir de quelque temps. Je le regarde trop… C’est bien naturel, n’est-ce pas ?… Il est là, comme un témoin muet… Décidément, je ne le conserverai pas une heure de plus.

… J’écris toujours, avec cette arme devant moi.

 

– Les gens qui se suicident doivent tracer ainsi leurs volontés dernières. Quelles sensations peuvent-ils bien éprouver ?… Je les imagine fort justement. Ils n’osent pas regarder… d’abord, puis, leur résolution prise, qui sait si, au contraire, ils peuvent détacher leurs yeux du pistolet ?… s’ils ne sont pas invinciblement attirés, fascinés ?…

 

Vraiment, faut-il tant de courage pour se tuer ? – Le plus dur, ce doit être le simple geste d’étendre la main, de prendre l’arme, et d’en sentir le froid…

 

… Eh bien non ! Je le tiens dans ma main gauche… j’appuie le canon contre ma tempe… Ce n’est pas une sensation autrement désagréable… Un tout petit frisson… ensuite, l’acier s’échauffe au contact de la chair…

 

Non, ce n’est pas cela qui doit être le plus horrible… C’est la seconde où l’on presse la détente… le dernier ordre que l’âme va donner à la machine…

 

… Qui sait ?… Cela non plus n’est rien, peut-être ?… Quand le vertige vous a pris, on se sent attiré irrésistiblement.

 

Je sens très bien cela… … On n’est plus rien… … On ne sent plus rien… … L’inconnu vous appelle, … vous tire… vous happe… … Et on appuie sur la déten…

 

CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES

 

Ce fut par le journal que la Françoise apprit l’arrestation de son gars.

 

La chose lui sembla d’abord si monstrueuse qu’elle n’y voulut point croire.

 

Son gars, son petit gars, si poli, si timide, qui était venu un mois auparavant passer les congés de Pâques auprès d’elle ; son gars, un voleur et un assassin ?… Elle le revoyait ! dans son uniforme de fantassin, avec sa bonne figure ; elle sentait encore sur ses joues ridées la caresse de son gros baiser d’au revoir, et, remuant ces souvenirs doux et tranquilles, haussait les épaules, se répétant :

 

– Sûr, ils se sont trompés. Ce n’est pas lui.

 

Pourtant, c’était bien écrit, en grands caractères : « Un soldat criminel. » Ça se passait dans la garnison du petit, et l’on disait son nom, en toutes lettres.

 

Elle demeurait atterrée, les lunettes levées sur le front, les mains jointes, la bouche tremblante, parlant toute seule, dans le silence tiède de la cuisine, regardant sans les voir le vieux chien assoupi près de la porte ouverte, et l’horloge qui, dans sa gaine, coupait le temps de son tic-tac grave et traînant…

 

Quelqu’un entra. Elle sursauta :

 

– Qui est là ?

 

Ayant reconnu une voisine, et ne voulant pas laisser deviner son trouble, elle ajouta :

 

– Je dormais… Il fait si chaud…

 

Elle, d’habitude un peu silencieuse, réservée, parlait, parlait… posant les questions et faisant les réponses, de crainte qu’on ne l’interrogeât, se demandant, tandis qu’elle débitait ses phrases décousues :

 

– Sait-elle ?…

 

Elle se tut, ne trouvant plus de mots. Avec un drôle d’air, la voisine lui dit :

 

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez eu des nouvelles du fils ?

 

– Non… Ce matin.

 

Elle n’ajouta pas comment ! Tout aussitôt, un grand besoin lui vint d’être consolée, rassurée, d’entendre une autre voix que la sienne se révolter, proclamer : « C’est une erreur ! Ce n’est pas lui, voyons !… »

 

Elle montra le journal, et, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre plaisant :

 

– Vous avez lu ?… Est-ce drôle, hein ?

 

La gorge sèche, avec des larmes au bord des paupières, elle ajouta :

 

– On est bête, tout de même… Sur le premier moment, ça m’a donné un coup !… Faut-il !…

 

La voisine se taisait toujours. Elle répéta :

 

– C’est drôle, hein !… C’est drôle !…

 

– Oui, c’est drôle qu’ils soient deux à porter le même nom dans le même régiment.

 

Avec un grand soupir, la vieille s’écria :

 

– Je me disais bien, aussi !… Voilà… Ils sont deux… Ce n’est pas le mien !…

 

– Mais, je ne sais point, fit la commère. Je vous demande… Ce serait à souhaiter… parce que, une supposition que ce soit lui… On raconte déjà que c’est lui qui avait fait le coup chez le tonnelier… Oui, les 300 francs qu’on a volés, juste comme il était en permission.

 

La mère s’était dressée, toute pâle, les poings fermés :

 

– Peut-on dire !… Ça n’est pas lui, non, ça n’est pas lui… Vous n’avez pas honte !… Qu’est-ce qu’on vous a fait, pour que vous vous mettiez tous après nous ?… Pauvre petiot !… On va bien voir !…

 

Et, sans fermer la porte derrière elle, sans même prendre ses sabots, elle courut jusqu’à la gare.

 

Elle arriva à la ville sur le coup de sept heures. Durant le voyage, sa terreur n’avait fait que croître. Elle ne disait plus : « C’est impossible ! » mais : « Si c’était vrai !… » La route lui avait paru interminable, tandis que, devant elle, filaient la campagne, les champs, les poteaux télégraphiques et les fils qui montent et descendent dans un balancement vertigineux. Lorsque le train stoppa, elle se mit à trembler, trouvant presque que l’instant où elle allait savoir enfin était trop vite arrivé.

Elle murmurait des Pater et des Ave, ajoutant des supplications aux prières qui, machinalement, venaient à ses lèvres :

 

– Oh ! bonne Vierge, vous n’avez pas voulu ça, n’est-ce pas ?… Les belles prières que je vous ferai tout à l’heure !…

 

Derrière la grille, la cour de la caserne s’allongeait toute blanche, avec ses bâtiments carrés. Des soldats étaient assis sur le pas de la porte, causant, dans le calme du soir. Son petit lui avait appris à connaître les grades. Très humble, elle s’arrêta :

 

– Pardon, monsieur le sergent, je voudrais vous demander un petit mot. Voilà…

 

Elle hésita, n’osant dire tout de suite sa vraie peur.

 

– Voilà… C’est rapport à mon fils… Michon, Jules, de la 3e compagnie… Je voudrais savoir si… je pourrais le voir…

 

Elle essaya de sourire :

 

– Je suis sa mère… sa maman… Non ? Eh bien !… où est-il donc ?… il n’est pas malade, je pense ?… Alors ?… Si, je sais ?… Non, mais non… je ne sais pas… Il est puni ?… À la salle de police ?… non ?… En… en prison… vous dites ?… Il va passer en conseil de guerre ?…

 

Elle cacha sa tête dans ses mains :

 

– Bonne Dame, c’était donc vrai ! Bonne Dame !…

 

Elle s’éloigna, titubant presque. À la prison militaire, on lui dit que le petit était au secret, et ce mot de secret grandit encore son épouvante. Elle le vit seul, à jamais séparé du monde, enfermé. On lui dit d’aller voir son avocat, et, du même pas heurté, elle s’en fut chez l’avocat. Par lui, elle sut toute la vérité. Le doute n’était plus possible. Le petit avait tué pour voler ; on avait retrouvé l’argent – près de six cents francs – dans sa paillasse… Enfin, il avait avoué.

 

Quand elle eut vainement pleuré, supplié pour qu’on le lui laissât voir, elle rentra au village. Chacun savait. Craignant les paroles et les regards, elle revint chez elle, à la nuit. Comme une pauvre bête qui redoute les coups et qui se cache, elle n’osait plus sortir, gardant ses persiennes fermées, prenant chaque matin, en tremblant, le journal glissé sous sa porte.

 

Ainsi, elle lut tous les détails du crime et tout ce dont on accusait son enfant. Des gens avaient déposé devant le juge, et tous laissaient entendre que c’était le fils Michon qui avait volé le tonnelier. Ça, ça n’était pas vrai ! Elle en jurerait… Puis de cela aussi, elle se prenait à douter.

 

Au bout d’un mois, elle retourna chez l’avocat. Maintenant, elle ne demandait plus à voir son fils, non qu’elle eût cessé de l’aimer, grand Dieu !… Elle avait honte…

 

– Qu’est-ce qu’ils vont lui faire, mon bon monsieur ? Vous n’allez pas me le laisser prendre…

 

– Ma pauvre femme, j’ai bien peur… Si seulement je trouvais une circonstance atténuante…

 

– Comment dites-vous ça ? Une circonstance… qu’est-ce que ça signifie ?…

 

– Ça signifie quelque chose qui diminuerait sa faute aux yeux des juges. Tenez, par exemple : un homme vole ; si on peut prouver que la misère l’a poussé, qu’il a volé, c’est vrai, mais pour donner du pain à ses enfants, eh bien ! c’est une circonstance atténuante. Tandis que lui ! Il n’en est même pas à son coup d’essai. Cet autre vol – qu’il nie – mais… Enfin, je tenterai tout ce qu’il sera humainement possible de tenter.

 

La Françoise s’en retourna, plus lasse et plus douloureuse que jamais, l’esprit torturé par ces mots nouveaux : « Circonstances atténuantes ». Comme elle aurait voulu la trouver, cette excuse, à quoi s’accrocherait peut-être un peu de pardon !… Mais rien. Le crime seul restait évident, monstrueux, sans rien qui pût en amoindrir l’horreur…

 

Le jour du jugement arriva. Elle repartit, achevant de gravir son calvaire. Dans le train, elle priait, invoquant tous les saints, et, dans sa tête vide, ces mots, si souvent répétés, résonnaient : « Circonstances atténuantes… Circonstances atténuantes… »

 

Elle attendit dans une pièce triste, avec les témoins qui parlaient tout bas devant elle. Quand vint son tour, elle entra d’un pas incertain, clignant des paupières sous la lumière trop blanche, et, tout de suite, son regard fut sur le gars qui, la tête baissée, un mouchoir à grands carreaux bleus dans les doigts, pleurait à courts sanglots… Ensuite, elle se raidit devant les juges.

 

Elle avait voulu comparaître. À cette heure, elle se demandait pourquoi… Elle ne savait rien, la pauvre vieille ; elle n’avait rien à dire !… Qu’est-ce qu’elle était là ?… Rien. La mère de ce petit, simplement. Elle l’avait fait, oui… caressé, oui… élevé, oui… Il était à elle, pourtant… Mais non, il n’était plus à elle aujourd’hui.

 

À toutes les questions, elle répondait par des signes ou d’inintelligibles paroles. Un grand silence pesait sur la salle. Une infinie pitié descendait sur cette paysanne en deuil, tassée par le chagrin.

 

– C’est votre seul enfant ? dit le président.

– Oui, monsieur.

 

– Tant qu’il a été chez vous, avez-vous eu à vous plaindre de lui ?

 

– Oh non ! monsieur !…

 

– Lui connaissiez-vous de mauvaises fréquentations ?

 

– Jamais. Ni son père, que tout le monde aimait et respectait, ni moi, n’aurions permis… On peut dire que nous étions bien estimés, allez !…

 

– Nous savons, nous savons…

 

Puis se tournant vers l’accusé :

 

– Vous le saviez aussi, et c’est bien pour cela que, vous sentant à l’abri derrière l’honorabilité de vos parents, vous profitiez de votre séjour chez votre mère pour voler… Comment soupçonner le fils de si braves gens ?… D’aucuns peuvent dire : « Je ne suis qu’à demi responsable. Les mauvais exemples que j’eus sous les yeux m’ont perdu ». Vous, vous n’avez même pas cette excuse.

 

Alors, la vieille parut faire un puissant effort sur elle-même. Dans ses yeux tout petits, où les larmes avaient mangé les cils, une lueur étrange passa, et, le front baissé, sans un geste, d’une voix qui ne tremblait presque plus, elle parla.

 

– Pardonnez-moi, monsieur. Il faut que je vous dise la vérité. Le petit est coupable, bien coupable, c’est vrai… Mais il n’est pas le seul… Tout à l’heure, je vous ai dit que je n’ai jamais rien eu à me reprocher… J’ai menti. Les trois cents francs du tonnelier, c’est moi qui les ai volés, moi… Quand le petit est venu en permission, je lui ai avoué… Alors, cet enfant, il a pris peur… il s’est dit que sa mère allait être perdue d’honneur et de réputation… et c’est pour les rendre, pour que personne ne porte plainte, qu’il a volé à son tour… Enfin, il s’est affolé… il a été surpris… et le malheur s’est fait.

 

Elle se tut un instant, oppressée ; puis, d’un ton plus bas :

 

– J’ai menti… Je suis une mauvaise femme. C’est moi qui ai été le mauvais exemple… Il faut m’arrêter… C’est une circonstance atténuante pour lui, n’est-ce pas ?… Pardon, monsieur…

 

Plus courbée, les épaules plus humbles et la tête plus basse, elle semblait petite, petite…

 

… Le fils ne fut condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité. Elle, mourut peu après, réprouvée par tout le village. On dit pour elle une rapide messe, et l’on mit son corps en pleine terre, tout au bout du cimetière, en un coin où, dans les plus beaux jours, l’église et son clocher n’étendaient même pas leur ombre.

 

Cette histoire me fut contée près de sa tombe qu’ornaient seules une croix de bois noir, abîmée par le temps, et une couronne de perles rouillée, tordue, cassée, où, cependant, je pus lire ces mots :

 

À Françoise Michon. – Les juges de son fils.

 

LE PUITS

 

Assis au seuil de sa maison, les jambes écartées, les deux mains appuyées au pommeau de sa canne, le vieux gardait le silence, ce silence des paysans dont on ne saurait dire s’il est peuplé de souvenirs ou s’il est morne et sans pensée.

 

La journée s’achevait. Dans le ciel amolli montait l’appel lointain des bêtes à l’étable. Un vieux cheval passa, rentrant tout seul à l’écurie, tirant derrière lui ses traits qui traînaient sur la route.

 

Le vieux le suivit des yeux, hocha la tête, et soupira :

 

– Quand j’aurai ton âge, on ne me verra plus sur les chemins !…

 

– Il est donc si âgé que cela ? demandai-je.

 

– Vingt ans au moins. Ça fait quatre-vingts ans pour un homme.

 

– Et pourquoi ne vivriez-vous pas jusque-là ?

 

– Pourquoi ?… Regardez-moi. Je n’en ai seulement point cinquante… Vous m’auriez donné davantage ?… Eh oui ! Cinquante ans, et je ne peux plus travailler… C’est à peine si je tiens sur mes jambes.

 

– Vous avez fait une grave maladie ?…

 

– Non. Autant dire même, je ne me suis jamais purgé. Seulement ! – il heurta du poing son front ridé – seulement, c’est là que ça travaille… et on ne fait point des noces d’or avec certains souvenirs. Il y a des heures qui comptent plus que des années. Tenez, je vais vous conter mon histoire : vous jugerez vous-même.

 

Il y a de cela bien près de vingt-cinq ans. J’avais connu en allant à la ville la femme d’un cultivateur d’un village voisin. Le mari était vieux – il avait bien une couple de dix ans de plus que moi. La femme avait mon âge. Quand on est jeune, on ne réfléchit guère aux conséquences… Et puis, j’aurais réfléchi, voyez-vous, que cela n’aurait rien changé, vu que, quand l’amour parle, c’est que la raison est en courses.

 

Une nuit, j’étais auprès d’elle, son mari étant parti le matin pour mener des bœufs à la foire, quand j’entendis du bruit dans la maison… Je saute sur mes pieds… je passe mes souliers, ma veste ; je descends l’escalier à pas de loup, je traverse la salle du bas, l’enclos… Je n’y avais pas fait dix pas, que deux coups de fusil me partent dans le dos.

 

Instinctivement, je me jette à plat ventre. Je n’avais rien… Pas une égratignure. Mais, comme je me relevais, je vis, sur moi, le mari qui brandissait son fusil pour m’assommer. Je me mis à courir de toutes mes forces. Il se lança à ma poursuite. Je l’entendais qui hurlait :

 

– Gredin !… Canaille !… Voleur !… Arrêtez-le !…

 

En rase campagne, j’aurais eu vite fait de le dépasser, car mes jambes valaient mieux que les siennes, et pour galoper, on a plus de vent à vingt ans qu’à quarante. Mais, dans ce jardin que je ne connaissais pas, il avait l’avantage. Je butais dans les fils de fer, je heurtais les cloches à melons, et, chaque fois que je me relevais, j’entendais sa voix plus proche qui criait toujours :

– Arrêtez-le !… Arrêtez-le !…

 

J’arrivai enfin à la haie. M’arrachant la figure et les mains, je la franchis. De toute la vitesse de mes jambes je dévalai le coteau. Mais lui avait coupé au court, et me barrait la route, juste comme j’entrais dans une ferme abandonnée où je comptais bien l’égarer. Il se précipita sur moi à coups de pied, à coups de poing. Je tapais, moi aussi, comme un furieux. Je le pris à la gorge. Il cessa de cogner, et me saisit à bras-le-corps. Il me serrait à m’étouffer. Je voyais ses yeux qui lui sortaient de la tête. Mes jambes s’enchevêtraient dans les siennes. Il essayait de me mordre…

 

Mais, tout à coup, le terrain manqua sous nos pas. Il ouvrit les bras… je le lâchai… j’entendis à la fois son hurlement d’épouvante et le mien… Je me sentis tomber… tomber… et soudain, sous ce bras, sous l’aisselle, j’éprouvai une douleur terrible.

 

Il me sembla que j’avais été agrippé au vol… Quand je revins à moi, je ne compris d’abord ni où j’étais, ni comment j’étais retenu… Quelque chose m’arrachait les chairs de l’épaule et du bras. Mes deux pieds pendaient dans le vide… j’ouvris les yeux. Au-dessous de moi, quelque chose luisait, quelque chose de noir qui tremblait, où je voyais danser de petites lumières. J’essayai d’écarter les bras. Mais le mouvement que je tentai à gauche, me fit hurler de douleur. – J’étendis la main droite, et de ma paume ouverte, je cognai un mur froid, humide et gluant. Mes talons battaient aussi un mur, et, à chaque coup, cela faisait un bruit profond, comme un coup de pierre sur un tonneau vide.

 

Et voilà que, mes yeux s’étant habitués à l’obscurité, je vis devant moi, tellement près que si j’avais pu allonger la main, je l’aurais frôlée, une masse noire qui pendait à la paroi et tressaillait…

Petit à petit, dans cette masse d’abord confuse, je distinguai des bras… des jambes… et une tête… une effrayante tête aux yeux chavirés, à la bouche tordue… la tête de l’homme qui, tout à l’heure, avait roulé avec moi !…

 

Alors, seulement, je compris. En nous débattant, nous nous étions appuyés sur des planches qui recouvraient l’orifice d’un puits depuis longtemps abandonné. Les planches, pourries sans doute, avaient cédé sous notre poids, et, dans notre chute, nous avions été agrafés par deux crochets, vous savez, ces crochets qu’on mettait autrefois dans les puits pour y suspendre dans des paniers les bouteilles à rafraîchir, histoire d’éviter de dérouler la corde jusqu’en bas.

 

Nous étions pris, embrochés, comme des moutons à l’étal : moi, par l’aisselle, lui – je le voyais maintenant – par le flanc, le ventre déchiré, le corps pendant : d’un côté, les jambes, les cuisses – de l’autre, le tronc, la tête et les bras…

 

Jusqu’ici je n’avais entendu d’autre bruit que celui que je faisais moi-même en essayant de me débattre. – L’autre, en face, se mit à râler, et, dans le puits, son râle ronflait et s’allongeait avec un accent effroyable… En même temps, j’entendais un petit clapotis… toc… toc… toc… comme de l’eau qui tombe, goutte à goutte dans un vase… L’homme saignait lentement dans l’eau par sa terrible blessure… Je ne sais pas pourquoi, mais d’entendre ce gémissement, cela diminuait ma peur… Vous comprenez, je sentais quelqu’un, quelque chose près de moi…

 

Cela dura ainsi longtemps, très longtemps, puis l’obscurité commença de se dissiper. Le matin venait doucement… L’obscurité diminua encore… L’homme râlait plus court. Je vis, distinctement, dans ses moindres détails son effrayante tête… ses mains aux doigts crochus… les ronds que sur l’eau morte du puits faisaient les gouttes de son sang. Puis, la plainte se ralentit. Le corps eut une ou deux secousses. Il me sembla que la tête se tournait violemment vers moi, que les yeux cherchaient mes yeux, que la bouche s’ouvrait pour me crier encore : Gredin !… Canaille !… Plus rien… même plus le murmure des gouttes… le silence…

 

Devant ce mort, la peur, une effroyable peur s’empara de moi. Je ne sentais plus ma douleur. Je n’avais dans la tête qu’une pensée : j’étais là seul, perdu. Nul ne songerait à me chercher dans ce puits. J’y mourrais de souffrance, de faim. Crier ? Appeler au secours ? À quoi bon ! Pas de chemin à proximité… Pourtant, je criai ! j’appelai au secours… Rien. Personne ne répondit.

 

Le jour était venu tout à fait. Le soleil devait être haut sur l’horizon. Le coin de ciel que je pouvais apercevoir était d’un bleu sans tache… Je grelottais d’angoisse et de froid. Je sentais, je devinais cependant, que sur terre il faisait chaud, très chaud, car nous étions dans les premiers jours du mois d’août.

 

Je n’osais plus regarder le corps inerte. Je n’osais plus risquer un mouvement, un geste, tant le moindre tressaillement me causait d’intolérables souffrances.

 

Alors, dans mes oreilles, j’entendis un bourdonnement lointain, puis plus net et plus proche. Il me sembla que des brins d’herbe frôlaient ma figure. J’ouvris les yeux. Ah ! ce n’était pas un rêve, un cauchemar ! J’avais bien entendu. Ce qui bourdonnait autour de moi, c’étaient des mouches, des centaines, des milliers de mouches qui volaient près du corps immobile… près du mien !

 

Je ne sais plus combien de temps cela dura. Je sais seulement que je me sentis devenir fou. Autant que je pus raisonner, je me rendis compte que midi arrivait, ensuite que le soleil s’éloignait… Puis, le corps autour de qui dansaient les mouches me parut descendre insensiblement… glisser… glisser. J’entendis un grincement d’étoffe qu’on déchire… Le corps descendit plus vite… un autre grincement… un craquement comme quand on laisse traîner une brique le long d’un mur en pierres mal jointes… le bruit violent de quelque chose de lourd tombant dans l’eau du puits… Des gouttes rejaillirent jusqu’à moi. J’ouvris les yeux.

 

Le corps avait disparu. À sa place, un crochet tout rouge où se balançait un chiffon de drap… Après, je ne me souviens de rien.

 

On m’a raconté dans la suite qu’un gamin qui passait par là, s’étant penché pour jeter des cailloux, avait appelé au secours. D’après ce que j’ai calculé, j’étais resté là près de dix-huit heures.

 

Maintenant, je me demande si on n’aurait pas mieux fait de m’y laisser mourir. J’ai guéri, du corps, mais je peux dire qu’il ne s’écoule pas une heure sans que ça me revienne dans les yeux. Voilà vingt-cinq ans que j’ai devant moi cet homme accroché par le flanc, vingt-cinq ans que je vois sa figure, que je suis son corps déchiré, que je sens sur ma face les gouttes d’eau du puits…

 

– Et la femme ? demandai-je.

 

Il me dit à mi-voix :

 

– Folle.

 

Il poussa un long soupir :

 

– Ah ! je suis vieux, monsieur, bien vieux !

 

… La nuit était venue presque insensiblement. Une vapeur flottait sur la campagne. Au loin, un son de cloche s’éleva…

L’homme ôta son chapeau, s’agenouilla, fit un signe de croix, et me dit presque bas :

 

– C’est à cette heure qu’il est tombé…

 

Tout se tut. Un murmure tremblait encore dans le ciel. Au bout du chemin, un couple d’amoureux s’en allait à pas lents. – Le vieux priait en se frappant la poitrine…

 

LE MIRACLE

 

C’était venu tout doucement. D’abord, il avait senti devant ses yeux comme un voile, puis des ombres qui, par instants, obscurcissaient tous les objets. Les premiers temps, il se passait les mains sur les paupières, et n’y prenait point garde, se disant : C’est de trop travailler à la lumière. Il se reposa un peu. Mais le voile, insensiblement, s’épaissit ; les ombres s’allongèrent, plus grandes et, sans oser se l’avouer, il eut peur.

 

Un soir, après dîner, tout lui paraissant sombre dans la pièce, malgré le grand feu de sarments et la lampe allumée, il dit à sa femme :

 

– Lève donc la mèche ; on n’y voit goutte, ici…

 

– Comment ! on n’y voit goutte ? Mais la lampe éclaire fort bien !

 

Il fit : « Ah !… » et se mit à pleurer.

 

Stupéfaite, elle lui demanda :

 

– Qu’as-tu ?

 

Il sanglota :

 

– Je deviens aveugle !…

 

Et parmi ses larmes, il lui conta en phrases décousues tout ce qu’il avait ressenti depuis des mois, son insouciance du début, ses inquiétudes, ses angoisses, l’horreur de songer que, bientôt, tout allait disparaître pour lui, et qu’il n’y verrait plus, jamais… jamais !

 

Alors, commença le défilé des médecins. Aucun ne sut arrêter les progrès du mal, et bientôt il devint tout à fait aveugle.

 

Sa femme, ses amis, l’entouraient d’attentions et de soins. Il parut se faire à son existence nouvelle, à cette vie intérieure et profonde des aveugles. Sa face impassible s’éclaira parfois d’un sourire ; on eût dit qu’il se résignait.

 

On lui fit quitter Paris pour habiter la campagne. Il s’y trouva bien, se plaisant, durant des heures, à rêver, étendu sur une chaise longue, tandis que, près de lui, sa femme faisait de la musique ou lui lisait des vers. Il lui disait parfois :

 

– Je suis heureux… très heureux…

 

Et lorsque, par hasard, il l’entendait soupirer, il cherchait sa main, et lui murmurait doucement :

 

– Tu es là, près de moi… Les seuls qui m’aiment vraiment ne m’ont pas abandonné… Je ne regrette rien…

 

Mais, au fond de son cœur, une infinie tristesse sommeillait. Il se souvenait des soleils d’autrefois, de la lumière que, jadis, il aimait tant, rêvant, malgré lui, d’un miracle qui lui rendrait ses yeux éteints.

 

Un jour qu’il était assis devant sa porte, une vieille femme s’arrêta près de lui :

 

– Eh bien ! mon bon monsieur, ça ne va toujours pas mieux ?

 

– Non… Maintenant, c’est fini !… Il n’y a plus d’espoir…

– Et les docteurs, que disent-ils ?

 

– Rien… Des bêtises…

 

– Ah ! fit la vieille, j’en ai connu un, moi, un savant, celui-là, qui saurait vous guérir ! Quand mon défunt mari est tombé aveugle, il est allé le consulter, vu qu’il avait grande renommée dans le pays, et il lui dit comme ça : « Je ne vous promets rien, mon brave… Pourtant… on peut toujours essayer ! – Ah ! que mon homme lui réplique, si vous m’y faites voir, je vous donne la moitié de mon bien ! – Je ne vous demande rien, qu’il lui répond. Entrez à mon hôpital. » Au bout de deux mois, oui, monsieur, il commençait à voir. Il s’est éteint brusquement d’une congestion, sans ça !… Aussi, je ne serais que de vous…

 

Le soir même, sur la foi de ce conseil de paysanne, il partit, envahi d’un immense espoir sûr, certain que le sauveur était là.

 

Le docteur l’examina longuement, puis lui dit, comme à l’autre :

 

– Je ne promets rien… mais j’espère. Par exemple, ce sera long, très long…

 

Il se récria :

 

– Qu’est-ce que cela fait, pourvu que je guérisse !…

 

Quand il fut installé dans la maison de santé, il demanda :

 

Puis-je garder ma femme avec moi ?

 

– Non… D’ailleurs, comme vous allez rester deux mois, peut-être plus, dans l’obscurité, votre femme ne pourrait vous tenir compagnie. En outre, il vous faut du calme, un repos moral absolu. Votre femme vous rendra visite chaque semaine, et, si vous le désirez, on la tiendra, jour par jour, au courant de votre état.

 

Il fit : « Bien », devenu soudain d’un égoïsme féroce, oubliant tout, à la seule pensée de sa vue reconquise.

 

… Lorsqu’au bout de trois mois, on lui fit quitter la chambre close, il demeura quelques instants sans oser lever les paupières, retardant la seconde décisive, dans la terreur de n’être pas guéri. Mais, tout d’un coup, ayant ouvert les yeux, il poussa un grand cri :

 

– J’ai vu !… J’y vois !…

 

Riant et pleurant à la fois, il happait d’un regard vorace le jour béni. Il ne distinguait pas encore autre chose qu’une vague lueur. C’était à peine, dans sa nuit, un reflet pâle et incertain ; pourtant, il criait :

 

– J’y vois !… Je veux sortir !… Emmenez-moi !…

 

– Oh ! lui dit le docteur, en le calmant d’une petite tape sur l’épaule, pas si vite ! C’est maintenant qu’il faut redoubler de soins ! Ne nous fatiguons pas… Pour aujourd’hui, cela suffit.

 

Il se laissa emmener, docile. Il resta éveillé toute la nuit, ouvrant et refermant les yeux très vite, juste assez pour apercevoir la lumière de la veilleuse.

 

Quand il fut un peu remis de sa joie, sa première pensée fut de faire écrire à sa femme. Comme elle serait contente ! Comme ils allaient être heureux à présent !…

 

Ensuite, l’idée lui vint d’une chose autrement exquise ! Puisqu’il devait rester ici encore plusieurs semaines, il ne lui annoncerait rien, et, un beau jour, comme si le miracle s’était produit brusquement, il lui dirait, d’un air très naturel :

 

– Tiens ! cette robe te va bien ! ou : « Tu as là un joli chapeau !… »

 

Elle le croirait fou ; alors, il lui jetterait dans un baiser :

 

– Non ! Je ne suis pas fou ! J’y vois !

 

Il demanda le médecin, les infirmiers, tous ceux qui le soignaient, et, avec une joie d’enfant, leur fit la leçon :

 

– C’est bien entendu ? Pas un sourire, pas un mot…

 

On lui promit. Peu à peu, il réapprit à connaître les objets, à distinguer les êtres, les visages. Il ne tâtonnait plus ; ses gestes devenaient précis. Mais, peu à peu aussi, une grande impatience s’empara de lui. Il ne tenait plus en place.

 

– Docteur, je vais tout à fait bien… Laissez-moi m’en aller…

 

– Non… Pas encore…

 

– Quand ?

 

– Bientôt. Il ne faut pas, pour quelques jours, risquer de tout compromettre.

 

Comme l’attente le rendait fiévreux, émotif à l’excès, on le laissa sortir. Il avait exigé qu’on ne prévînt personne. Il prendrait une voiture, et, tout seul, irait jusque chez lui.

 

Sur le pas de la porte, le médecin lui adressa ses dernières recommandations :

 

– Ne manquez pas de revenir chaque semaine, et surtout ne quittez pas vos verres fumés tant qu’il y aura du soleil. Le soleil, voilà votre grand ennemi. Si vous aviez une rechute…

 

– Oh ! soyez sans crainte !

 

Il partit.

 

C’était une admirable matinée de juin. Il avait rabattu les bords de son chapeau pour se garantir de la lumière. La route lui sembla interminable. Enfin, les premières maisons du village apparurent. La voiture traversa la Grande-Rue, la place du Marché. En bas de la côte, il dit au cocher d’arrêter.

 

– C’est bien là ?

 

– Oui, monsieur, voyez, droit devant vous.

 

Au bout du raidillon, la petite maison se dressait, toute blanche, baignée de lumière, dans le jardin déjà brûlé. L’ombre même était dorée, tant le soleil coulait gaiement le long des murs. Comme il était très ému, ses jambes tremblaient un peu sous lui. La chaleur de midi approchant l’étourdissait aussi. Il gravit la pente lentement. Passant la main entre les barreaux de la grille, il leva la targette, et, sur la pointe des pieds, de crainte que son pas fît crier les graviers du jardin, il avança. Il faisait si chaud que le chien endormi dans la niche ne l’entendit pas. Les volets étaient clos. Il voyait tout cela pour la première fois, et pourtant il se sentait chez lui. Il se disait :

 

– Oh ! la jolie, la joyeuse petite maison !

 

Il en imaginait l’intérieur, les chambres confortables et fraîches. Il murmurait :

 

– Mon Dieu, que c’est bon ! que c’est bon !

Il fut sur le point d’appeler : « Jeanne ! C’est moi ! Viens ! » Mais il se contint. Pour que la surprise fût complète, il heurterait à la porte, et, quand elle ouvrirait, il lui tendrait les bras. Il avait si souvent rêvé cette minute qu’il aurait pu la raconter dans ses moindres détails. Et voici que le rêve était une réalité, une réalité baignée de lumière et de joie… pareille au rêve… !

 

Un banc était adossé contre la maison, juste sous une fenêtre. La marche, l’émotion l’ayant un peu oppressé, il s’assit pour reprendre haleine. Un murmure de voix vint frapper son oreille. On causait, on riait, derrière les volets… Il écouta… Des mots sans suite… deux voix.

 

– Tiens !… Avec qui ma femme parle-t-elle ? Ah ! c’est mon ami Sournize… Que disent-ils ? Ils semblent bien gais… Sauraient-ils ?…

 

Il se leva, et, les yeux à la fente des persiennes, regarda dans la pièce. Les voix se turent, puis reprirent. Sa femme disait :

 

– Voyons, veux-tu être sage et me laisser mettre le couvert ?

 

Soudain, il les vit tous les deux dans un rayon de lumière. Elle, la tête renversée, les bras chargés de linge, s’abandonnait en riant aux bras de son ami qui l’embrassait dans la nuque, sur les yeux, sur les lèvres, avec de longs baisers qui la secouaient toute.

 

Il recula, d’un bond, la bouche ouverte pour hurler. Tout se mit à tourner autour de lui. De la main, il chercha le banc, et s’y laissa choir…

 

Ah ! l’horrible, l’épouvantable chose ! Ainsi, c’était là ce que lui réservait son retour ! Tandis que lui endurait le supplice de devenir aveugle, voilà ce que faisaient sa femme et son meilleur ami ! Les misérables !… Avaient-ils bien su mentir à sa face, narguer ses yeux vides !

 

Il se dressa, terrible, les poings levés, prêt au meurtre. Mais, comme il allait se jeter sur la porte, il sentit ses jambes fléchir. La vision des deux années d’ombre, si tranquilles, confiantes et douces qu’il venait de vivre, passa devant lui. Et sa faiblesse aussi lui apparut, son usure physique et morale, le sentiment qu’il n’était pas guéri, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, il les perdrait, ses yeux, et pour toujours ! Il lui faudrait alors vivre seul, farouche, comme une bête qui se cache pour mourir ! Cette effrayante pensée le glaça… Non ! Non ! Tout, mais pas cela !… Il devrait voir ces regards qui n’étaient pas pour lui ? ces baisers que les traîtres s’enverraient par-dessus son épaule ?… Jamais !

 

Qu’est-ce qui l’empêchait maintenant d’entrer, en feignant de n’avoir rien entendu, rien vu ?… Il se cogna la tête : Je ne veux pas ! Je ne saurais pas dissimuler. Alors ?…

 

… Alors, comme, du village, montaient lentement les douze coups de midi, comme le soleil, tout en haut de sa course, coulait une lumière ardente, une chaleur de fournaise, il s’assit.

 

D’un geste lent, il jeta son chapeau, enleva ses lunettes, et, les paupières grandes ouvertes, la face tendue vers le ciel, il donna ses yeux à manger au soleil.

 

D’abord, ce fut un éblouissement, puis un grand disque rouge s’aplatit sur sa face… Il lui sembla que quelque chose flambait, tout contre lui. Il eut une seconde de révolte. Il étendit la main vers ses lunettes… Il ne les voyait déjà plus…

 

La bonne nuit tranquille et calme, au bord de qui meurent les haines, s’était couchée sur lui, comme ces vagues fatiguées à la croupe alourdie qui, le soir, meurent à marée basse, sur le sable doré des grèves…

 

LE DISPARU

 

Depuis huit jours, Gaspard, homme de peine, avait disparu. Son signalement avait été fourni à tous les Parquets. Vainement on avait exploré les berges de la Seine, les terrains vagues où, la nuit, passent sinistres et stridents les coups de sifflet des rôdeurs, les bouges où les escarpes et les filles se réunissent pour préparer leurs crimes… Tout ce qu’on avait pu savoir, c’est que Gaspard était resté deux mois en traitement à l’hôpital, qu’il en était sorti le lundi vers midi, qu’on l’avait vu quelques heures plus tard avec un inconnu, dans un cabaret du quartier. Mais, à partir de ce moment, on perdait sa trace et celle de son compagnon. Comme il n’avait sur lui ni argent, ni bijoux, comme il était brave ouvrier, bon époux et bon père de famille, les recherches devenaient presque impossibles et l’affaire allait être classée, quand, un matin, un homme se présenta dans un bureau de police et demanda à parler au commissaire.

 

– Monsieur, déclara-t-il, vous cherchez un nommé Gaspard qui, depuis huit jours, n’a pas reparu à son domicile. Je puis vous dire, si vous voulez bien m’accorder quelques minutes d’attention, ce qu’il est devenu. Il me faudra d’abord vous exposer certaines choses qui vous sembleront inutiles, mais que j’estime, moi, indispensables.

 

Tel que vous me voyez, mal habillé, le linge maculé, la barbe inculte, je ne suis ni un inventeur famélique, ni un ouvrier sans travail qui désire, pour s’abriter durant l’hiver, se faire mettre en prison.

 

Je suis tout simplement un étudiant en médecine que le parti pris, la méchanceté, ou la sottise d’un examinateur malveillant ont réduit à la misère.

 

Lorsque j’ai commencé mes études, mes parents étaient, sinon riches, du moins assez à leur aise pour subvenir à mes besoins. Coup sur coup, je perdis mon père et ma mère. Tous mes comptes réglés, je me trouvai seul, sans un ami, à la tête de quelques billets de banque qui, en calculant au plus juste, me permettaient de prendre mon diplôme à la condition, toutefois, de faire vite, et de ne pas manquer un seul examen. Une fois en possession de mon titre de docteur, j’aurais trouvé dans quelque coin perdu, un poste qui m’eût assuré la vie provisoirement. Tout était donc bien et sagement calculé.

 

Il y a un mois, je me présentai à mon dernier examen. C’est un examen clinique, un de ceux que l’on considère comme une simple formalité. Lorsqu’on a passé des années à l’hôpital, il faut être bien maladroit pour ne pas s’en tirer. Contre toutes les prévisions, je fus refusé. D’après mon examinateur, j’avais fait une erreur grave de diagnostic. J’eus beau discuter, essayer en faisant appel à mes souvenirs, en mettant en valeur tous les symptômes, tous les signes, de défendre mon opinion : ce fut inutile, je fus refusé. Pour tout autre, pour moi-même, quelques mois auparavant, un échec n’eût été qu’un petit froissement d’amour-propre, qu’un retard de quelques semaines. Dans ma situation, il prenait les proportions d’un désastre. Il me restait quinze francs en poche : toute ma fortune. À moins de compter sur une pluie d’or, je ne pouvais plus rien attendre. Les amis de tous les jours m’avaient depuis longtemps quitté : c’était la détresse absolue, complète, irrémissible.

 

Or, je quittai la salle d’examen avec la conviction que mon malade avait bien ce que j’avais dit, que le professeur se trompait lourdement, que moi, le refusé, j’avais raison ! Je m’enfermai dans ma chambre. Toute la nuit, je compulsai mes notes, mes traités de médecine, et ma certitude se précisa encore.

 

Le lendemain, je retournai à l’hôpital. Salle Ambroise-Paré, lit 27, je vis mon homme. Il était étendu, maigre, hâve, décharné. Sa tête où les pommettes saillaient, s’enfonçait sur l’oreiller blanc. Sur son front moite, les cheveux pendaient rares, ternes, humides. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voir les gencives blêmes et les dents qui s’entre-choquaient dans un tremblement continu, tandis que les narines aux ailes dilatées battaient à petits coups pressés, pour aspirer l’air qui fuyait.

 

Le malade me reconnut et sourit. Pour la seconde fois, je l’interrogeai. Il me répondit de la même voix entrecoupée que j’avais entendue la veille. Pour la seconde fois, je l’examinai : je trouvai les mêmes symptômes et ma conviction se raffermit encore.

 

Je songeai : c’est l’autre qui se trompe. Cependant, je suis refusé. Réclamer ? À quoi bon ! Depuis quand donne-t-on raison à un candidat contre son juge ?…

 

Deux, trois jours de suite je revins, et, chaque fois, je sortis avec une conviction plus absolue. En admettant que les symptômes observés pussent être interprétés de différentes manières, la marche même de l’affection venait donner à mon diagnostic une valeur plus probante encore. Si j’avais dit vrai, il était dans la nécessité des événements que mon malade mourût. Un miracle seul pouvait – je ne dis pas même le guérir, mais le prolonger. Et, visiblement, mon malade déclinait, perdait ses forces : ce n’était plus qu’une question de jours.

 

Je ne suis pas méchant, je vous l’assure. J’ai pleuré mes parents, je ne me suis jamais consolé de leur mort. Mais là, en vérité, je puis dire que j’ai guetté avec une joie sauvage les progrès du mal, que je me suis penché sur cette agonie avec une jouissance véritable.

 

Pourquoi ?… Ce n’était même plus dans le but de faire revenir sur une sentence qui arrêtait mes études, sentence désormais sans appel. J’étais sollicité, poussé par une curiosité affreuse, par une curiosité féroce. Il n’y a qu’un enfant, un assassin ou un savant pour avoir de ces curiosités-là : et j’étais devenu les trois choses à la fois.

 

Depuis deux jours, l’homme râlait. Des sons rauques sortaient de sa bouche ; dans sa poitrine, l’air passait en ronflant ; ses doigts, d’un geste lent, tiraient les draps jusqu’au menton – on dit dans les campagnes que c’est signe de mort. On lui avait donné les derniers sacrements. Ses voisins courbés sur leur lit épiaient son hoquet : je triomphais !…

 

Or, un matin, comme je demandais ainsi que chaque jour à la surveillante :

 

– Eh bien ! notre 27 ?

 

Elle me répondit :

 

– Mais on dirait qu’il remonte !

 

Je haussai les épaules. Dans son lit, la face moins creuse, le regard plus précis, la respiration moins oppressée, l’homme me sourit presque. Pour la première fois, j’eus une hésitation.

 

– Est-ce que, par hasard, l’autre aurait dit vrai ?… Mais non ! C’était impossible !… Pourtant, le lendemain, les jours suivants, le mieux s’accentua. La fièvre tomba, l’appétit revint, le miracle s’accomplit : et ce fut la résurrection.

 

Une fureur s’empara de moi. Malgré la clarté apparente des faits, mes doutes du début s’étaient évanouis. Contre l’évidence même, je demeurais certain d’avoir raison : il allait mourir, il était impossible qu’il ne mourût pas !

 

Je me débattais comme un furieux entre les faits et ma conviction. Je sentais, par instants, ma tête s’égarer. À ma fenêtre, je croyais voir les faces grimaçantes, ironiques, de l’examinateur et du moribond, collées aux vitres pour me narguer. Le jour venu, je courais à l’hôpital.

 

– Le no 27 ?

 

– Sortant, ce matin.

 

Je faillis tomber à la renverse.

 

Debout dans ses vêtements fripés, encore maigre et débile, mais vivant, enfin, l’homme était devant moi ! Il me dit :

 

– Ah ! je reviens de loin ! N’est-ce pas, monsieur ? Je n’oublierai pas les soins que vous avez eus pour moi pendant ces dernières semaines.

 

Je dus me faire violence pour ne pas laisser voir l’éclair de mes yeux.

 

Cet être ressuscité était pour moi une sorte de problème insoluble, l’énigme vivante qui hanterait désormais mes nuits et mes jours. Depuis une semaine, je n’avais presque rien mangé. L’excitation cérébrale seule me soutenait, me faisait avancer.

 

Devant la porte de l’hospice, je l’attendis :

 

– Allons, mon brave, venez prendre un verre avec moi, lui dis-je.

Il me suivit, mais ne voulut point me laisser payer ; du reste, cela m’eût été impossible, je n’avais plus un sou.

 

– Venez chez moi, lui dis-je encore, voulez-vous ? Je vous examinerai à loisir.

 

– Certainement, monsieur !

 

À peine fus-je dans ma chambre, qu’une pensée horrible s’empara de moi. Là, sous l’épaisseur de quelques millimètres de peau, d’os et de muscle, dans les poumons de cet être, était cachée la clé du mystère qui me hantait. Savoir ! Je voulais savoir ! Je le pouvais !…

 

Tandis que j’appuyais l’oreille contre lui, j’entendais les battements de son cœur, les crépitements de sa respiration courte, et tout en haut des épaules, un souffle dur comme celui que fait la bouche sur les larges coquilles marines. Derrière mes paupières closes, je devinais par le regard, ce que percevaient mes oreilles : le poumon affaissé, d’un gris bleuté, troué comme une ruche, tacheté par endroits de points nacrés ou blancs, et, par endroits, rugueux comme une nappe sous laquelle traînent des miettes de pain durci…

 

Je me redressai. D’un bond, je fus près de l’homme. Sur ma table, je saisis un scalpel, et d’un seul coup, je lui coupai la gorge.

 

Il tomba, sans un cri.

 

Alors, je l’étendis sur le plancher, et je fis l’autopsie sur le corps pantelant.

 

… Eh bien ! monsieur, j’avais raison ! Cet homme était tuberculeux ! Par quel miracle avait-il survécu ?… Je l’ignore. Mais, en fin de compte, ce n’était point cela qu’on me demandait. Je ne m’étais pas trompé.

 

Je travaillai tout le jour, toute la nuit, et ainsi, pendant une semaine. Ce matin, j’ai mis le corps dans une malle. Je l’ai descendu avec l’aide de mon concierge, et je l’ai fait charger sur la voiture qui m’attend devant la porte. Vous le trouverez, proprement recousu. Il ne lui manque que les poumons : je les garde.

 

Quant à l’homme, c’est Gaspard, le disparu que vous cherchez. Voici, monsieur, son histoire et la mienne.

 

LE BAISER

 

– Oui, ma Sœur, c’est pour une femme qu’il s’est fait ça, mon pauvre petit ! Depuis qu’il l’avait connue, il n’était plus le même. Lui d’habitude doux, poli, il était devenu méchant et brusque. Il me contait des histoires pour ne pas me donner sa paye, le samedi. Des fois, je l’attendais jusqu’à des deux heures du matin, et, lorsque je l’avais entendu fermer la porte, et que, tout doucement, pour qu’il ne se doute pas que je le guettais, j’entrais à pas de loup dans sa chambre, je voyais qu’il avait les yeux gonflés et qu’il pleurait, tout en dormant.

 

D’abord, j’ai cru qu’il avait des ennuis à l’atelier. J’allai chez son patron, et son patron me dit : « Mais non. Seulement, nous remarquons aussi qu’il se dérange, qu’il n’est plus à son travail comme avant. Il doit avoir de mauvaises fréquentations. » Alors, en prenant bien garde qu’il ne s’aperçoive de rien, je l’ai surveillé, et j’ai appris qu’il était avec une fille du quartier, une drôlesse, une fille des rues – excusez-moi – qui, le soir, se promenait sur le trottoir pour chercher des hommes.

 

Ç’aurait été une ouvrière comme lui, malgré que je sois vieille et que j’aie besoin de ce qu’il gagnait pour vivre, je les aurais mariés. Mais ça !… Pourtant, j’allai la trouver. Je lui dis de me le laisser, que je n’avais que lui. Elle m’a mise à la porte, avec des mots… et, dans l’escalier, je l’entendais qui me criait :

 

– Te le prendre ? Eh bien ! tu vas voir si je vais te le renvoyer…

 

Le lendemain, on me rapporta mon petit sur une civière. Il avait une balle dans la poitrine. À ce que j’ai compris ou deviné, il avait dû se disputer avec elle, rapport à moi, et puis à cause qu’il ne lui donnait pas assez d’argent. Quand il a senti qu’elle s’était assez amusée, qu’elle ne voulait plus de lui, sans penser ni à son mal, ni à moi, ni à rien, perdant la tête, quoi, il a tenté de se suicider. Ah ! c’est bien de la peine, à mon âge !

 

Debout près du lit du blessé, la Religieuse avait écouté sans mot dire. Le malade, dans le coma, happait l’air par petits appels saccadés. La mère continua, toute tremblante :

 

– Et, qu’est-ce qu’a dit le médecin ?… Y a-t-il de l’espoir ?

 

– C’est bien grave, ma pauvre femme, mais il ne faut pas désespérer. Il est jeune… Maintenant, rentrez chez vous. Il ne faut pas, lorsqu’il ouvrira les yeux, qu’il ait l’émotion de vous voir. Soyez sans crainte, il sera bien soigné. Vous pourrez venir un moment demain, tous les jours.

 

Pleurant plus fort, mais se mordant les lèvres pour que, des autres lits, on n’entendît pas ses sanglots, la vieille s’en alla, se retournant à chaque pas vers la rangée des lits blancs tous pareils.

 

Un grand silence planait sur la salle. Le soir tombait très doucement. Le bruit, les chuchotements qu’avait fait naître l’arrivée d’un entrant s’étaient tus peu à peu. C’était l’heure où les malades fatigués s’assoupissent. La Sœur s’assit au chevet du blessé.

 

Elle était toute jeune. Ses yeux étaient clairs, et son regard avait l’étonnement des regards d’enfant. Sa bouche n’avait pas encore pris ce pli que donnent aux lèvres les prières chuchotées sans cesse. Son visage était rose et doux ; les cheveux qui, parfois, glissaient de la cornette sur son front, y mettaient un reflet d’or. Cependant, malgré son rire de petite fille, elle savait les mots qui calment les douleurs. Sa voix avait, pour parler aux malades, ces inflexions de tendresse qu’a la voix d’une maman ou d’une sœur aînée.

 

Vers le milieu de la nuit, le blessé reprit connaissance. La Sœur ne l’avait pas quitté. Il voulait questionner. Elle le fit taire. Il obéit, docile, et s’assoupit encore.

 

Durant les premiers jours, il la vit ainsi, presque sans cesse, assise près de lui. Il parlait peu, craintif, presque honteux, et demeurait des heures entières immobile, les yeux clos, soulevant seulement les paupières, quand la porte s’ouvrait, puis les refermant aussitôt pour retomber dans sa torpeur.

 

Dans ces très courts instants, une ou deux fois il avait dit, timidement :

 

– Ma Sœur…

 

Et quand la Sœur, penchée vers lui, avait répondu :

 

– Quoi donc, petit ?

 

Soudain replié sur lui-même, il avait murmuré :

 

– Rien… Rien…

 

Un matin, il s’enhardit :

 

– Dites-moi, ma Sœur, depuis que je suis là, personne n’est venu demander de mes nouvelles ?

 

– Mais si, votre maman, vous savez bien ?

 

– Oui… Mais, en dehors d’elle ?

 

– Non, personne.

Il hocha la tête, et ses cils se mouillèrent.

 

– Allons, petit, il ne faut pas pleurer.

 

Mais lui, pris à présent, après son long mutisme, d’un grand besoin de confier sa peine à quelqu’un :

 

– Ce n’est pas bien… Je peux vous dire tout, vous êtes bonne avec moi… et ça me soulagera de vous causer… Maman ne sait pas, elle croit que j’ai été blessé par accident… Eh bien ! ce n’est pas vrai. J’ai voulu me tuer…

 

La Sœur l’arrêta d’un geste :

 

– Elle sait…

 

– Ah !…

 

Il se tut, puis, hochant la tête :

 

– Ma pauvre vieille !… Je lui ai fait bien de la peine ! Il faut me pardonner… ce n’est pas de ma faute… J’étais si malheureux. Quand cette femme m’a quitté, j’ai cru que je ne pourrais plus vivre. Je l’aimais tant !… Elle aurait fait de moi ce qu’elle aurait voulu… Et vous voyez, elle me sait malade, bien malade à cause d’elle… Elle ne vient pas même me voir. Quand j’épiais, en entendant grincer la porte, c’est elle que j’attendais… je l’espérais. À présent, je suis bien sûr qu’elle ne viendra pas… Je préfère ça… Je ne penserai plus à elle… Je ne l’aimerai plus… Non, je ne l’aime plus…

 

Des larmes, coulant sur ses joues, démentaient ses paroles.

 

Il réfléchit, et reprit :

 

– C’est un grand péché, n’est-ce pas, ma Sœur, que de vouloir se suicider ?

 

– Un très grand péché. Le plus grand.

 

– Quand on est trop malheureux, cependant… Vous qui avez toujours prié le bon Dieu, vous ne connaissez pas ça…

 

Elle baissa la tête, joignit les mains, ses épaules parurent frissonner, les ailes de sa coiffe battirent, et d’une voix si basse qu’on ne pouvait savoir si des larmes n’y tremblaient pas :

 

– Chut… chut… Ne vous fatiguez pas… Reposez-vous, petit…

 

Le début de la nuit fut bon. Vers deux heures, le malade s’agita.

 

– Eh bien ! dit la Sœur qu’on avait éveillée, qu’est-ce que c’est ?… On n’est pas sage ?

 

Il répondit des mots incohérents, la parole dure, saccadée.

 

Elle avait pris une de ses mains dans la sienne, et de l’autre épongeait son visage couvert de sueur, essayant de le calmer.

 

Lui, à ce contact, sous cette lente caresse, s’apaisait. Sa voix se faisait moins tranchante, ses paroles moins heurtées, et leur sens devenait plus clair. Il parlait avec, parfois, une intonation de colère.

 

– Ah ! te voilà ?… Mais oui. Une autre fois, j’arriverai plus tôt. Je suis allé un peu loin pour t’apporter des fleurs… Pas jolies ?… Dimanche, si tu veux, nous sortirons ensemble. On ira déjeuner au bord de l’eau, et le soir, on se couchera de bonne heure. On aura toute la nuit pour s’aimer… Si tu savais comme je t’aime ! J’aime tes yeux, tes cheveux, ta peau qui sent bon.

 

Il disait tout cela d’une voix suppliante, comme une prière passionnée.

 

Ensuite, il se remit à parler vite, brouillant les mots.

 

La Sœur, le regard perdu, laissait passer sans les interrompre toutes ces phrases, et c’était comme une musique d’amour, sur qui chantait la prière que ses lèvres machinalement, murmuraient.

 

Le malade geignait. Tout à coup, comme il semblait près de s’assoupir, il se dressa, d’un brusque coup de reins.

 

– Qu’est-ce que tu dis ?… M’en aller ?… Ne plus revenir ?…

 

Il haletait, le souffle court, pénible, rauque, et cette sorte de râle fit tressaillir la religieuse.

 

Elle prit une lumière, et l’approcha de lui.

 

Il était blême, avec des yeux troubles et fous. De grandes ombres descendaient de ses joues aux commissures de ses lèvres. Ses tempes semblaient s’être aplaties. Ses cheveux, luisants de sueur, collaient par mèches à son front, et les ailes de son nez aminci battaient à coups précipités, tirant vers elles tout le visage.

 

Ah ! qu’elle les connaissait, ces faces d’agonie tourmentées et terribles, comme si l’âme voulait en une seconde y revivre toute sa vie…

 

À mi-voix, pour ne pas troubler le repos des autres malades, elle dit à une infirmière :

– Vite… vite… allez chercher l’interne de garde, l’aumônier… le 6 est bien mal…

 

Elle s’était agenouillée près du lit :

 

– Mon Dieu ! que votre volonté soit faite, mais pardonnez à cet enfant.

 

L’agonisant avait pris ses mains dans les siennes, et délirait encore, mais d’une voix lointaine, lointaine…

 

– Reste… Je te donnerai tout ce que tu voudras… Pourvu que tu ne me quittes pas… Si tu me laisses, je mourrai… Viens…

 

D’un geste lent, il attirait la Sœur vers lui.

 

– Viens…

 

Arc-bouté sur ses coudes, il se souleva :

 

– Viens… viens…

 

Sa tête effleurait le front de la religieuse. Le cou tendu, il se pencha vers elle.

 

– Viens… Je t’adore…

 

Il frôlait ses yeux et ses joues… Il descendit jusqu’à ses lèvres :

 

Elle eut un tressaillement, se raidit et voulut l’écarter.

 

Mais lui, la saisit aux épaules, et, traînant son rêve jusqu’au seuil de l’éternité, implora :

 

– Oh ! reste… je t’aime…

… Elle ferma les yeux, et inclina la tête. Le mourant prit sa bouche et la meurtrit d’un baiser silencieux, profond, un de ces grands baisers où les êtres se mêlent, un baiser pareil à ceux qu’il avait appris entre les bras de la prostituée.

 

Sous la caresse, les lèvres de la Sœur s’étaient disjointes et tremblaient… d’une dernière prière ou d’un premier frisson ?… ayant, en souvenir peut-être d’un amour défunt, prêté sa chair de vierge à cette illusion d’adieu.

 

LE RAPIDE DE 10 H. 50

 

– Comment ça, vous nous quittez ? me dit l’infirme…

 

– Il le faut. Je dois être à Marseille lundi matin. Je prends ce soir, à la gare de Lyon, le rapide de 10 heures 50. C’est un bon train… Mais, vous devez le connaître, puisque, si je ne me trompe, avant votre maladie, vous étiez employé au P.L.M. ?

 

Il ferma les yeux, et, devenu soudain très pâle, murmura :

 

– Oui… je le connais… oh ! oui !…

 

De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se tut un instant, et reprit :

 

– Personne ne le connaît mieux que moi !…

 

Croyant que le seul souvenir de son ancienne profession l’avait attendri, je lui dis :

 

– Ah ! c’est un beau métier ! Un métier intelligent !

 

Il tressaillit, et, son corps paralysé tendu dans un effort violent, les yeux secs, mais remplis d’angoisse, protesta :

 

– Oh ! monsieur ! Ne dites pas cela ! Un beau métier ?… Vous voulez dire un métier de terreur et de mort… Un métier d’épouvante et de cauchemars… Tenez… Je ne vous suis rien, pourtant, faites-moi un plaisir… Prenez le train que vous voudrez, mais pas celui de 10 heures 50…

 

– Pourquoi ? fis-je en souriant. Seriez-vous superstitieux ?

 

– Je ne suis pas superstitieux… Je suis simplement le mécanicien qui conduisait le rapide 17 le jour de la catastrophe du 24 juillet 1894. Et, c’est un tel souvenir dans ma vie, que rien ne pourra jamais l’effacer de ma mémoire…

 

Nous étions partis de la gare de Lyon à l’heure réglementaire, et nous roulions depuis deux heures environ. – Il avait fait une journée étouffante. – Sur la plate-forme de la machine, malgré la vitesse considérable à laquelle nous marchions, l’air nous arrivait dans la figure, lourd, écœurant. Un vrai temps d’orage, quoi…

 

Tout d’un coup, comme si l’on avait tourné le bouton d’une lampe électrique, tout s’éteignit dans le ciel. Plus une étoile. Plus de lune, et de grands éclairs qui rayaient la nuit d’une clarté si violente et si blanche, qu’après eux l’obscurité semblait aussi épaisse que de l’encre.

 

Je dis à mon chauffeur :

 

– Ça y est ! Il va pleuvoir !

 

– Il ne sera que temps ! C’est à n’y plus tenir dans cette fournaise. Par exemple, il faudra faire attention aux signaux.

 

– Pas peur ! J’ouvre l’œil !

 

Cela tonnait si fort que je n’entendais plus ni le fracas des roues, ni le souffle de la locomotive.

 

La pluie ne venait toujours pas, et l’orage se rapprochait. Nous filions dans sa direction. On aurait dit que nous courions après.

 

On a beau n’être pas poltron, cela fait tout de même quelque chose de se sentir lancé dans la tourmente sur cette bête d’acier qui fonce comme une folle.

 

Devant nous – oh ! pas à cent mètres – un éclair piqua droit au sol, et il flambait encore devant moi, qu’une détonation terrible retentit, puis une autre, si déchirante, que je fermai les yeux, et m’abattis sur les genoux.

 

Je demeurai ainsi quelques secondes, ahuri, assommé, dans cette espèce de torpeur où doivent se trouver les gens après un formidable coup de poing sur la nuque.

 

Enfin, je revins à moi. J’étais toujours sur les genoux, le dos appuyé à la paroi de la plate-forme. Il me semblait que je revenais de centaines de lieues. J’essayai de me relever. Impossible. Mes jambes restaient sous moi, molles, impuissantes. Je crus m’être cassé quelque chose dans ma chute. Pourtant, je n’éprouvais aucune douleur, si légère fût-elle. Je voulus, m’aidant de mes mains, me redresser… Mes bras pendaient inertes à mes côtés !

 

J’étais là, affolé, avec cette sensation vraiment extraordinaire que mes bras ni mes jambes n’étaient plus à moi ; que je ne leur commandais plus… ou qu’ils ne voulaient plus m’obéir… que c’étaient des choses sans vie, tout comme mes vêtements que le vent soulevait… Je ne sais quel sentiment ou quelle force m’empêchaient d’ouvrir les yeux.

 

Nous roulions à toute vitesse. L’orage grondait encore, mais moins rude, plus éloigné. La pluie tombait. Je l’entendais crépiter sur l’acier, et je sentais des gouttes tièdes sur ma figure.

 

Une grande détente s’était faite en moi. Je me sentais vraiment bien, tout à fait bien, un peu las seulement. Le souvenir de mon métier, de mon travail, m’arracha cependant à ma somnolence, et, ne comprenant pas encore par quel étrange phénomène j’étais comme paralysé, j’appelai mon chauffeur pour qu’il m’aidât à me relever :

 

Pas de réponse !

 

Il y a un bruit étourdissant sur une machine en vitesse. Je le hélai plus fort.

 

– François ! Hé ! François ! Un coup de main !…

 

Rien ! Alors, une angoisse me prit. J’eus peur. Peur de qui ? de quoi ?… Je ne savais pas… J’ouvris les yeux et je poussai un hurlement : oui, je dus hurler d’épouvante.

 

La plate-forme était vide. Mon chauffeur avait disparu !

 

Dans cette seconde, avec une rapidité, une clarté surprenantes, tout ce qui s’était passé depuis le coup de tonnerre m’apparut.

 

La foudre avait éclaté sur nous, tuant mon chauffeur qui avait roulé sur la voie. Moi, j’étais paralysé !…

 

Non, monsieur, quand je serais savant et que je chercherais des mots et des mots, nulle parole au monde ne saurait vous donner une idée de la terreur qui s’empara de moi.

 

Au feu, les soldats voient tomber leurs camarades autour d’eux, et n’en demeurent pas moins à leur poste, l’arme à la main. Mais ils savent d’où vient le coup qui les frappe. Ils regardent les corps effondrés. Ils redoutent la balle, et l’attendent pourtant. Mon compagnon à moi m’avait été enlevé comme par magie, arraché !… volatilisé !…

 

Ceci n’est rien encore. À peine cette première vision se fût-elle précisée, qu’une autre monta, et celle-là si terrible que je ne puis l’évoquer sans frémir.

 

Derrière moi, dans leurs wagons, deux cents voyageurs dormaient ou conversaient paisiblement ; deux cents êtres humains emportés dans une course vertigineuse ; deux cents, qui galopaient vers la mort, car ils n’avaient pour les conduire qu’une chose inerte et sans force, incapable même d’étendre un bras, un paralytique… un infirme… Moi !…

 

Et plus mon corps était incapable d’agir, plus ma pensée jonglait avec les visions, les souvenirs.

 

D’abord, ce fut le profil même de la ligne qui m’apparut. Devant moi, je voyais les rails luire sous le reflet de la lune. Nous filions ! Nous filions !… Ah ! je la retrouvais cette sensation de vitesse que l’habitude vous fait oublier ! Le train passa comme un éclair dans une petite gare. Si vertigineuse que fût sa course, j’eus cependant le temps de distinguer dans un bureau, sur le quai, un employé qui sommeillait près de l’appareil télégraphique. Une ou deux trépidations sur la plaque tournante ; le claquement des disques ; la voie rayée par les rails entrecroisés, soudain plus large puis plus rétrécie… la tranchée profonde, et, de nouveau, la course dans la nuit…

 

Après, ce fut le tunnel où nous nous engouffrâmes dans un galop d’ouragan… Encore une fois la route libre. Maintenant, car je savais où nous étions, je songeais :

 

– Cette fois, nous déraillons. Dans deux minutes, nous arrivons à une courbe si accentuée qu’à l’allure où je roule, nos roues vont chasser hors du rail…

 

Le bon Dieu, sans doute, ne voulait pas que ce fut là encore. La machine, tout le train pencha… les rails grincèrent sous les roues affolées… et nous passâmes !…

 

Cette rampe avait été ma grande terreur. Je respirai. Les feux n’étant plus alimentés allaient s’éteindre… La machine s’arrêterait… Le garde-freins accourrait en tête du train… Je lui dirais ce qui avait eu lieu… Il poserait des pétards à l’avant et à l’arrière… Nous étions sauvés !…

 

Mais mon calme ne dura pas longtemps ! Nous venions de brûler une gare, quand je vis une chose qui fit se dresser mes cheveux : le disque était fermé. La voie sur laquelle je m’engageais n’était pas libre…

 

Dès cet instant, comment je ne suis pas devenu fou, je ne sais pas. Imaginez ce qui peut se passer dans le cerveau d’un homme qui, lancé sur une locomotive à plus de cent à l’heure, est averti qu’un obstacle lui barre la route !…

 

Rien n’existait plus en moi que cette pensée :

 

– Si tu n’arrêtes pas, tu vas aller t’écraser avec tout ton train ! – Pour éviter cette effrayante chose, il faudrait un geste ! le simple geste de saisir les leviers qui sont à cinquante centimètres de toi… Mais ce geste, tu ne le feras pas. Tu ne peux pas le faire… et tu verras tout… tu assisteras au drame… tu vivras cette agonie cent fois plus effroyable que toutes les morts, d’apercevoir devant toi la chose sur laquelle tu iras te broyer… de la regarder grandir… de courir sur elle !…

 

Je voulais fermer les yeux… Je ne pouvais pas. C’était plus fort que moi, plus fort que tout. Il fallait… Et j’ai vu, oui, monsieur, j’ai vu ! Je devinai l’obstacle avant même qu’il apparût. Bientôt, je n’eus plus de doute… C’était un train en détresse qui obstruait la voie. Je distinguai son ombre et ses feux d’arrière ! Ça approchait… Ça approchait. Est-ce que je sais pourquoi je hurlai : « Au secours ! Arrêtez !… » Qui pouvait m’entendre ? Ça approchait. Tout était mort en moi, sauf la tête. Et celle-là vivait de l’effroyable vie de mes yeux qui voyaient dans la nuit, de mes oreilles qui percevaient tous les bruits par-dessus le ronflement des roues ; de ma volonté qui me lançait des ordres affolés, telle un chef qui essaie de ramener ses soldats en déroute.

 

Ça approchait !… Plus que cinq cents mètres… Plus que trois cents… Des ombres couraient sur la voie… plus que cent… Cent mètres, autant dire un éclair !… C’était la fin !… La rencontre… Le charnier… l’écrasement !…

 

Ah ! monsieur ! celui qui n’a pas vu ça !…

 

… Je suis revenu à moi sous un amas de décombres. Des appels affreux passaient dans la nuit. Je distinguai dans les champs des gens qui couraient en portant des lanternes, d’autres qui, dans leurs bras, soulevaient des blessés… et des cris… des pleurs…

 

Je voyais, j’entendais tout cela. Je ne souffrais pas. Je ne pensais pas… Je n’appelais pas à mon secours…

 

Entre deux poutres qui se croisaient au-dessus de ma tête, si près que mes lèvres les effleuraient, je regardais seulement un coin de ciel très doux, très pur, où une toute petite étoile tremblait, claire, jolie… et qui m’amusait…

 

ILLUSION…

 

Blême de froid, serrant au fond des poches les quelques sous qu’il avait récoltés depuis le matin à ouvrir et fermer les portières, la tête inclinée sur l’épaule, pour tenter d’échapper à la bise, le mendiant rôdait parmi la foule, trop las pour implorer les passants, trop glacé pour oser tendre sa main nue.

 

La neige descendait en tout petits flocons obliques, qui s’accrochaient dans sa barbe, ou fondaient dans son cou. Il ne s’en apercevait point et songeait :

 

– Si j’étais riche, une heure… – Je voudrais une voiture !…

 

Il s’arrêta, réfléchit un peu, hocha la tête, et se répondit à lui-même :

 

– Et puis après ?…

 

Il reprit son rêve. Et toujours, à peine l’avait-il formulé, il haussait les épaules.

 

– Ce n’est pas cela ! Est-il donc si difficile de trouver une minute de vrai bonheur…

 

… Comme il allait ainsi, il vit, sous le porche d’une maison, un autre mendiant qui grelottait, les traits tirés, la main tendue, demandant d’une voix si triste et si faible, qu’elle se perdait dans le murmure de la rue :

 

– La charité, s’il vous plaît… La charité…

 

Auprès du mendiant, un chien était assis, un pauvre chien au poil mouillé qui, transi, tremblant sur ses pattes, jappait très doucement en agitant la queue. Il s’arrêta. Le chien, devant cet autre compagnon de misère, jappa plus fort et le frôla de son museau.

 

Lui, regardait le mendiant, ses haillons, ses souliers éculés, ses pauvres mains bleuies de froid, sa face impassible, sa face livide aux yeux clos, et la pancarte grise qui s’étalait sur sa poitrine avec ce mot : « Aveugle. »

 

L’aveugle, sentant un homme arrêté près de lui, redit son refrain lamentable :

 

– Ayez pitié, monsieur… La charité…

 

Le mendiant demeurait immobile. Les passants pressaient le pas et détournaient la tête. Une femme emmitouflée de fourrures, suivie d’un valet en livrée qui l’abritait d’un parapluie, traversa la voûte, marchant vite, sur la pointe des pieds, garantissant sa bouche avec son manchon, et s’engouffra dans sa voiture.

 

L’aveugle murmurait toujours de sa voix monotone :

 

– Charité… S’il vous plaît…

 

Mais nul n’y faisait attention. Alors, le mendiant prit dans sa poche quelques sous, et les lui tendit. Le chien, voyant son geste, aboya de plaisir. L’aveugle referma ses doigts tremblants et dit :

 

– Merci, monsieur… Le bon Dieu vous le rende…

 

En s’entendant nommer « monsieur », le mendiant fut sur le point de s’écrier :

– Non ! Pas monsieur, mon pauvre vieux ! C’est un miséreux comme toi qui t’a écouté…

 

Mais il se tut, et sachant, lui, parler aux pauvres, répondit :

 

– Il n’y a pas de quoi, mon brave homme…

 

– Vous êtes bien bon, monsieur…, il fait si froid, d’avoir sorti la main de votre poche pour me donner. La saison n’est pas tendre aux infirmes !… Si vous saviez !…

 

Une immense pitié descendit dans le cœur du mendiant qui balbutia :

 

– Je sais… je sais…

 

Puis, oubliant devant cette infortune son infortune à lui, il ajouta :

 

– Vous êtes aveugle de naissance ?

 

– Non… c’est avec l’âge, que c’est venu… Aux Quinze-Vingts, on m’a dit que c’était une maladie de vieillesse… la cataracte, qu’ils appellent, je crois… Mais je sais bien, moi, que ce n’est pas la vieillesse seulement qui m’a mis là !… C’est à force de souffrir, de pleurer… J’ai trop pleuré…

 

– Vous avez donc été bien malheureux ?…

 

L’aveugle joignit les mains :

 

– Oh ! monsieur !… Dans l’espace d’une année, j’ai perdu ma femme, ma fille, mes deux fils… tout ce que j’aimais… tout ce qui m’aimait… J’ai failli mourir moi-même, puis, j’ai guéri… Mais, je ne pouvais plus travailler… Alors, la misère est venue… la grande misère… Je ne mange pas tous tes jours, allez !… Je n’ai rien pris depuis hier qu’un bout de pain dont j’ai donné la moitié à mon chien… Avec ce que vous m’avez donné, je m’en achèterai un peu pour ce soir et demain.

 

Tout en l’écoutant, le mendiant remuait les sous au fond de sa poche. Il les tâtait, les palpait, distinguant au toucher les gros des petits. Il en compta vingt-trois. Alors, il dit :

 

– Venez avec moi. Il fait trop froid ici. Je vais vous emmener manger quelque chose.

 

L’aveugle rougit de plaisir, et balbutia :

 

– Oh ! monsieur… vous êtes trop bon…

 

– Venez…

 

Il le prit par le bras, évitant de le frôler de ses bandes, pour que l’autre ne sentit point l’étoffe humide et trop légère : et ils se mirent en route. Le chien, le nez au vent, l’oreille vive, attentif, se faufilait entre les passants, tirant brusquement sur sa chaîne pour traverser au milieu des voitures. Ils marchèrent ainsi longtemps, puis s’arrêtèrent devant un petit restaurant, dans une rue obscure.

 

Le mendiant ouvrit la porte, et dit à l’aveugle :

 

– Entrez…

 

Ensuite, ayant cherché une table près du poêle, il le fit asseoir, et s’assit près de lui.

 

Des ouvriers, silencieux, mangeaient dans de petites assiettes lourdes. L’aveugle ayant détaché la laisse de son chien tendit les mains au feu, et soupira :

 

– Il fait bon, ici…

 

Le mendiant appela la fille qui servait et lui dit :

 

– Une soupe et du bouilli.

 

La bonne demanda :

 

– Et pour vous ?…

 

– Rien.

 

Quand la soupe qui sentait bon les légumes et la viande fut devant lui, l’aveugle se mit à manger, lentement, sans parler. Le mendiant le contemplait, coupant de petits bouts de pain qu’il tendait au chien, sous la table. La soupe et la viande finies, il dit :

 

– Buvez un verre, ça vous donnera des jambes !

 

Ensuite, il héla la servante :

 

– Combien ?

 

– Un franc cinq.

 

Il paya, laissa deux sous de pourboire, et fit lever son compagnon. Quand ils furent de nouveau dans la rue, il demanda :

 

– Est-ce loin, là où vous logez ?

 

– Où sommes-nous ?

 

– Près de la gare Saint-Lazare.

 

– Encore assez… Je couche dans un hangar, de l’autre côté de l’eau.

 

– Eh bien ! je vais vous faire un bout de conduite.

 

L’aveugle remerciait toujours. Lui répliquait :

 

– Non… non… ça ne vaut pas la peine…

 

Sans qu’il s’expliquât pourquoi, il se sentait heureux, profondément heureux, plus heureux qu’il ne se souvenait d’avoir jamais été. Il marchait, perdu dans un rêve, ne songeant même pas que, lui non plus, n’avait pas mangé depuis la veille, qu’il n’avait pas un abri où coucher, oubliant sa misère, ses loques, et qu’il était un mendiant. De temps en temps, il disait doucement à l’aveugle :

 

– Je ne vais pas trop vite ?… Vous n’êtes pas fatigué ?…

 

L’aveugle, humble et reconnaissant, répondait :

 

– Non… oh ! non, monsieur !…

 

Et lui, souriait de s’entendre appeler ainsi, bercé par cette illusion qu’il donnait à l’autre, et que l’autre lui rendait, d’être un heureux, un riche charitable…

 

Sur les quais, l’aveugle, sentant la fraîcheur de l’eau voisine, lui dit :

 

– Maintenant, je trouverai bien mon chemin tout seul. J’ai mon chien.

 

– Oui, je vais vous laisser, fit le mendiant, d’une voix grave.

 

Car une étrange pensée venait de naître en lui : ce mirage qu’il avait tant et si souvent souhaité, ne venait-il pas de se produire ? N’avait-il pas eu quelques instants l’illusion du bonheur ?… Ce que, dans son imagination, ni le luxe entrevu, ni la bonne chère, ni l’amour, n’avaient pu lui procurer, la route faite auprès de ce très humble ne venait-elle pas de le lui offrir ?… Cet aveugle se douterait-il qu’il s’était appuyé au bras d’un mendiant pareil à lui ? Lui-même n’avait-il pas pu se croire riche, et retrouverait-il jamais la joie profonde, sans mélange, de ce soir ?…

 

Tandis qu’il songeait, son rêve semblait se troubler. La réalité revenait. Il dit une seconde fois :

 

– Oui… je vais vous laisser.

 

Ils étaient parvenus au milieu du pont. Il s’arrêta, fouillant encore dans ses poches, pour voir s’il n’y retrouverait pas quelques sous… Plus rien…

 

Alors, il prit la main de l’aveugle, la serra longuement, et, comme l’autre lui disait :

 

– Merci, monsieur… Dites-moi votre nom, pour que je le répète dans mes prières…

 

Il lui murmura, presque bas :

 

– Ce n’est pas la peine… Rentrez maintenant… C’est moi qui suis très heureux… Au revoir…

 

Il fit quelques pas, s’arrêta, regardant fixement l’eau qui frissonnait devant lui, dit encore d’une voix plus forte :

 

– Au revoir…

 

Et, brusquement, enjamba le parapet…

 

… Un grand bruit d’eau… des appels : « Au secours !… Courez sur la berge ! »

 

L’aveugle, immobile, bousculé par les gens qui galopaient, cria :

 

– Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…

 

Un gamin qui l’avait presque renversé en le heurtant, répondit sans s’arrêter :

 

– Un mendigot qui vient de piquer une tête !

 

Alors, d’un geste las, il haussa les épaules, et murmura :

 

– Il a eu au moins le courage, celui-là !…

 

Puis, du bout du pied, il toucha les flancs de son chien, et se remit en route, tâtant le sol de son bâton, la face tendue vers le ciel, les reins cambrés… sans savoir…

 

UN SAVANT

 

Nadal, le grand Nadal, professeur à la Faculté de médecine, membre de l’Institut, grand-officier de la Légion d’honneur, allait mourir.

 

Depuis quarante ans, il avait été la gloire et l’orgueil de sa profession. Fils d’ouvriers, il s’était élevé, par la seule puissance de son travail, aux plus hautes dignités. Les plus sévères s’inclinaient devant sa probité scientifique, les plus pauvres devant son inépuisable bonté. Il aurait pu être millionnaire, et vivait à peine à son aise dans un appartement modeste de la rive gauche. Par tous les temps, été, hiver, il s’en allait à pied dans les quartiers populeux, s’asseyant au chevet des plus humbles.

 

Avec lui, disparaissait une belle figure, un de ces rares échantillons d’humanité qui, à eux seuls, consolent de toutes les laideurs de la vie. Son existence avait été celle d’un savant et d’un sage. Sa fin avait l’harmonie calme d’un beau soir.

 

Quand il sentit que la mort était là, il manda auprès de lui ses élèves préférés.

 

Lorsqu’ils furent tous rassemblés autour de son lit, il leur fit signe d’approcher, et, le corps plié en deux, les bras ramenés en avant, les doigts un peu crispés à la couverture, il demeura quelques instants silencieux.

 

Déjà des ombres grises descendaient de son immense front jusqu’aux lignes pâles de son visage.

 

Dans un coin, un vieillard pleurait en silence. Les autres se taisaient, recueillis.

 

Il ouvrit les yeux, et, de cette belle voix large et grave que connaissaient si bien les pauvres qu’il avait consolés et ses disciples dont il avait façonné le cerveau, il parla :

 

– Mes chers amis, je vous remercie profondément d’être venus écouter les dernières recommandations du vieux maître qui s’en va.

 

Il s’arrêta, cherchant les mots. Sa voix un instant vivante et claire s’assourdissait. Les phrases qui, jadis, venaient en foule sous les lèvres, imagées, fortes, précises, semblaient fuir.

 

Un de ses élèves lui dit très doucement :

 

– Maître, il ne faut pas vous fatiguer…

 

Il releva la tête, passa ses doigts sur ses tempes, et reprit :

 

– Je ne me fatigue pas… Ce n’est pas encore la mort qui étouffe ma voix et embarrasse ma parole… c’est la peur !…

 

Tous, à ce mot qu’il n’avait jamais prononcé, se regardèrent, interdits. Il ajouta :

 

– Oui… la peur… la peur de ce que je vais vous dire, car c’est une si effrayante chose, que mon poil se hérisse à la seule pensée de vous le révéler, et que vous-mêmes serez glacés d’effroi lorsque vous l’aurez entendu !…

 

Approchez… c’est toute ma vie que je vous livre… tout mon crime que je vais expier.

 

J’ai vu des meurtriers… J’ai vu des parricides… Il n’est pas un seul des plus infâmes criminels que je ne tremble de retrouver là-bas…

 

Écoutez-moi…

 

Tous ici, vous savez, pour en avoir partagé parfois les travaux, à quelle recherche j’avais consacré ma vie. Vous savez avec quelle opiniâtreté sauvage j’ai voulu découvrir la nature du cancer, son traitement, sa guérison… J’ai passé des jours et des nuits penché sur des cultures, enfermé dans mon laboratoire. J’ai connu toutes les affres des inventeurs… vous les avez ressenties avec moi. Puis, un beau jour, quand, à force de travaux, de calculs, d’essais, nous fûmes arrivés à un résultat… souvenez-vous… J’ai fait la première application de mon sérum.

 

Je vous demandai sur l’honneur de n’en souffler mot à âme qui vive. Dieu m’est témoin qu’alors, je n’avais aucune intention coupable. Je voulais seulement pouvoir poursuivre mes essais dans le calme et dans le recueillement. Vous-mêmes ignoriez sur quel sujet j’expérimentais, et nul de vous ne chercha à le savoir…

 

Il prit sa tête entre ses mains, appuyant sur ses yeux comme pour écraser une vision passagère, et reprit d’une voix forte :

 

– Eh bien ! La malade traitée par moi guérit !…

 

Croyant d’abord à une simple coïncidence, j’hésitai à vous en faire part. Je tentai donc une seconde expérience, une troisième… dix… vingt… trente !… toutes furent concluantes !

 

N’ayant dit, ni aux malades, ni à leur entourage de quel mal ils étaient atteints, ils ne purent colporter les cures merveilleuses. Et je fus seul au monde, seul, à savoir quelle chose formidable j’avais découverte !…

 

Pour la seconde fois, il se tut, et soupira :

 

– C’est épouvantable !

 

Tout autre, à ma place, aurait exulté de joie. Un orgueil sans limites aurait inondé son cœur… Pas moi ! Il se produisit en moi une chose extraordinaire… Il me sembla qu’un vide immense venait de se creuser dans ma vie, que, brusquement, tout ce qui en faisait le but, la raison, avait disparu !

 

Songez que pendant trente ans, toutes mes journées, toutes mes veilles avaient été hantées par ce seul problème : la guérison du cancer ! Et voilà que d’un coup ma pensée ne savait plus où s’accrocher, mon activité sur quel champ se déployer !

 

J’avais suivi cet effroyable mal ainsi qu’un jardinier patient suit le bourgeon dont les feuilles s’entr’ouvrent insensiblement. Certes, j’avais compati aux douleurs des hommes, mais – je m’en rendais bien compte à présent – la maladie m’intéressait bien plus que le malade.

 

Chose horrible ! J’éprouvais plus de plaisir, de volupté, à étudier le fléau qu’à le combattre !…

 

Maintenant, c’était fini. Envolées les heures longues et légères durant lesquelles je travaillais comme travaille un poète qui suit son rêve. Au lieu du soin de chaque jour, de l’angoisse de chaque seconde ; au lieu de ces sensations du joueur qui, de loin, accompagne des yeux sur un champ de courses le galop du cheval qui porte sa fortune, au lieu de tout cela… quelques centimètres cubes de liquide sous la peau, et la guérison brutale… stupide !…

 

Vous n’osez plus me regarder ! Vous détournez la tête… Pourtant, vous ne savez pas tout, et je veux tout vous dire.

 

Sa voix faiblissait. Son front se couvrait de sueur. Il demanda : « À boire ! » et vida d’un trait le verre d’eau qu’on lui tendit. D’un revers de manche, il essuya ses lèvres, et reprit, parlant vite :

 

– Je me hâte, car il faut que j’aille jusqu’au bout. Vous tous qui êtes ici, rappelez-vous ce jour où je vous déclarai tristement : Notre expérience n’a rien donné… pas un semblant de résultat… Tout est à refaire.

 

Vous m’avez cru. Hélas ! vous m’avez plaint, et je mentais ! Ici se place l’épisode le plus effroyable de mon effroyable forfait.

 

Il tourna lentement la tête vers le vieillard qui, tout à l’heure, pleurait en silence :

 

– Écoute, Dornoy, viens ici… viens tout près… C’est à ce moment que ta femme se mourait du cancer… ta femme, la compagne adorée de toute ta vie… celle qui avait, près de toi, traversé souriante les plus dures épreuves, et que tu chérissais par-dessus tout… Je t’ai vu chez moi, dans cette chambre, un soir, sanglotant, car tu la savais perdue, et tu disais :

 

– Pourquoi ai-je appris tant de choses, puisque tout ce que j’en retire aujourd’hui, c’est la certitude que nulle puissance au monde ne saurait la sauver !

 

En t’écoutant, des pensées diaboliques me vinrent. Je l’avais, moi, cette puissance surhumaine, je l’avais !… Mais la voix mauvaise, la hideuse voix de l’implacable curiosité scientifique, hurlait si fort à mes oreilles, que je n’entendais plus celle de ma conscience. Je luttais, cependant. Je fus sur le point de crier : « Tiens ! Voilà ! Prends ! ta femme est sauvée !… » Tu as murmuré : « Donne-moi de ton sérum… qu’il soit dit que j’ai tout essayé… » Et, soudain, je me suis senti de marbre. Plus une fibre de mon cœur n’a tressailli, et je t’ai répondu : « À quoi bon ?… Ce serait augmenter ses souffrances !… »

 

Tu es parti, et, quand la porte se fut fermée sur toi, je courus à mon laboratoire, et, pour être certain de ne pas succomber à la tentation, je brisai mes tubes… j’écrasai mes cultures… je déchirai tous mes papiers, afin que, moi vivant, nul ne pût retrouver la trace de ma découverte… et de mon crime. Sûr enfin que mon secret était à tout jamais enseveli, que désormais je pourrais encore suivre ce mal hideux et guetter son allure, je repris mes recherches, sur d’autres bases… de nouveau séparé du monde par l’ivresse égoïste de la recherche !

 

Mais – et ce fut le début de l’expiation – toujours je revenais à mon point de départ. Toujours je voyais devant moi ce que j’avais cru déchirer, et dont je n’avais rien détruit, car ma pensée ne s’en pouvait plus détacher. La recherche était sans charme pour moi, puisque à peine le problème posé, j’en trouvais la solution…

 

Pour la première fois de ma vie, je dus cesser tout travail !

 

Il prit un temps, cherchant à ressaisir sa respiration qui devenait sifflante et courte :

 

– Tel est mon crime, le plus effroyable des crimes, car c’est un crime contre l’humanité tout entière.

 

Pour que ma punition soit complète, il faut que vous sachiez ce qu’était le remède. Vous le publierez. Mais, je vous supplie, je vous ordonne de n’y pas mêler mon nom. Je ne mérite pas cette gloire.

 

Il suffoquait. Quelqu’un voulut le soulever dans son lit. Il le repoussa, et, la face tordue, les yeux fixes, il haleta avec une telle autorité que tous obéirent :

 

– Écrivez ! La fabrication de mon sérum est fondée sur ce fait qu’une solution…

 

Il se rejeta brusquement en arrière, la bouche grande ouverte, la face terreuse. Insensiblement, il glissa sur ses oreillers ; d’un geste lent, ses mains plissèrent le drap, un frisson le secoua…

 

… Alors, celui qui, tout à l’heure, avait pleuré, celui dont il avait laissé mourir la femme, se pencha vers lui, mit les doigts sur ses yeux éteints, ferma ses paupières, et, doucement, d’une voix sans colère, mais qui tremblait un peu, dit aux autres :

 

– C’est fini… Allez… Je reste auprès de lui…

 

« MES YEUX »

 

Debout dans sa large capote d’hôpital qui la faisait paraître plus maigre encore, la petite malade se tenait immobile au pied de son lit.

 

Elle avait une figure mince, avec des yeux bleutés si grands que tout son visage en était éclairé : des yeux douloureux, profonds et bistrés. De ses joues pâles, piquées de rouge aux deux pommettes, un sillon descendait, chemin que les pleurs avaient tracé.

 

Quand l’interne s’arrêta devant elle, elle inclina la tête.

 

– Eh bien ! petite 4, qu’est-ce que l’on me dit ? Vous voulez sortir ?

 

Elle répondit, presque bas :

 

– Oui, monsieur…

 

– Ce n’est pas raisonnable. À peine si vous vous levez depuis huit jours ! Avec le temps qu’il fait, vous allez retomber malade. Attendez. Vous n’êtes pas malheureuse, ici ?… Personne ne vous fait de misères ?

 

Du même ton humble et très doux, elle répondit encore :

 

– Non… Oh ! non, monsieur…

 

– Alors ?…

 

Cette fois, avec un peu plus d’énergie dans la voix, elle dit :

 

– Il faut que je sorte.

 

Et, parlant vite, allant au-devant de la question, elle continua :

 

– C’est aujourd’hui la Toussaint. J’ai promis d’apporter des fleurs sur la tombe de mon ami… J’ai juré… Il n’a plus que moi… Si je n’y allais pas, personne n’y viendrait… J’ai juré…

 

Une larme glissait sous sa paupière. Elle l’écrasa du doigt.

 

Un peu ému par cette douleur craintive, peut-être par curiosité, peut-être machinalement, ou bien encore pour ne pas rester coi et s’en aller sans un mot de pitié, l’interne demanda :

 

– Il y a longtemps qu’il est mort ?

 

– Un an bientôt…

 

– De quoi ? Savez-vous ?…

 

Elle parut soudain plus menue, ses épaules semblèrent plus rentrées, ses mains plus blêmes, et, les yeux mi-clos, les lèvres tremblantes, murmura :

 

– Il a été exécuté…

 

L’interne se mordit les lèvres, et dit très bas :

 

– Oh ! pardon, ma pauvre petite. Puisque vous le voulez absolument, sortez… Ne prenez pas froid. Vous rentrerez demain.

 

… La grille de l’hôpital franchie, elle frissonna.

C’était une matinée chagrine d’automne. De l’eau suintait le long des murs. Tout était gris : le ciel, les maisons, les arbres dénudés et l’horizon brumeux où les gens passaient vite, fuyant la tristesse des rues.

 

Comme elle était tombée malade en plein été, elle portait une jupe très mince, un pauvre caraco de toile claire. Le ruban froissé qui entourait son cou décharné la faisait encore plus lamentable. Jupe, corsage, ruban que le soleil, peut-être, faisait sourire, et qui semblaient pleurer dans le jour hésitant…

 

Elle se mit en marche d’un pas indécis, s’arrêtant à chaque minute, essoufflée et la tête lourde. Les gens qui la croisaient se retournaient quelques secondes. Elle semblait hésiter, prête à parler, puis, peureuse, regardant de droite et de gauche, reprenait son chemin… Elle traversa ainsi la moitié de Paris. Sur les quais, elle resta immobile, contemplant le flot lourd et boueux. Un grand froid la secoua, et craignant de ne plus pouvoir avancer, elle se remit en route.

 

La place Maubert, l’avenue des Gobelins franchies, elle se sentait presque chez elle, dans son quartier. Bientôt, elle rencontra des figures de connaissance, des gens qui, la voyant passer, disaient :

 

– Mais… est-ce que ce n’est pas la maîtresse de Vandat ?… Qu’elle est changée !…

 

– Quel Vandat ?

 

– Mais Vandat l’assa…

 

Elle pressait le pas, crispant ses doigts sur sa face pour ne pas entendre la fin du mot…

 

Le jour commençait à décroître quand elle arriva devant l’hôtel borgne où elle demeurait avant sa maladie. Elle entra. Des souteneurs et des filles jouaient aux cartes dans le petit café d’en bas. Dès qu’ils la virent, ils s’écrièrent :

 

– Tiens ! Voilà « Mes Yeux » ! (On l’appelait ainsi, autrefois.) Tu prends quelque chose, « Mes Yeux » ? Assieds-toi…

 

Un peu émue, suffoquée par la fumée qui flottait épaisse et âcre, elle toussa, soudain très rouge, et répondit :

 

– Non… Je n’ai pas le temps… La patronne est là ?

 

– Oui. La voilà.

 

Elle sourit, d’un air gêné :

 

– Madame, ce serait pour avoir quelques vêtements. J’ai un peu froid avec ceux-là…

 

– On a dû monter vos frusques au grenier, je ne sais pas au juste où elles sont. En attendant qu’on les trouve, restez toujours ici à vous chauffer.

 

– Non, je n’ai pas le temps… Je reviendrai tout à l’heure.

 

Elle se dirigea vers la porte. Un homme ricana :

 

– Déjà au travail ? Tu ne perds pas de temps !

 

Elle sortit, et le froid lui parut encore plus piquant, maintenant qu’elle avait séjourné dans cette atmosphère trop chaude. Sur le trottoir, des gens passaient, des bouquets, des couronnes dans les bras ; des gens en deuil à la démarche lente ; d’autres endimanchés, portant aussi des bouquets, mais causant et riant, allant au cimetière sans grand émoi, comme on accomplit un devoir où il entre autant d’habitude que de sentiment. Et, rien qu’à voir ces hommes, ces femmes, ces enfants, l’on pouvait deviner ceux dont les deuils étaient proches et la douleur mal assoupie.

 

Le long de la chaussée, de petites voitures de fleurs étaient arrêtées. Des chrysanthèmes aux pétales fléchis se penchaient, en bottes, sur des roses : de-ci, de-là, des mimosas laissaient tomber sur des violettes leur poudre d’or. Plus près du cimetière, devant les marbriers, des pots de fleurs s’étageaient, tristes, pareils, fusains au feuillage assombri, pensées à la face inquiétante ; plus loin, des immortelles et de larges couronnes perlées…

 

Elle regardait tout cela d’un œil d’envie, songeant :

 

– Si je pouvais lui en porter, à Lui !… dans le fond du cimetière, dans ce pauvre carré triste et désert, où il dort sans une croix, sans un mot !

 

– Assassin !

 

Elle n’y pensait guère ! C’était l’homme adoré, l’amant, qui était là, l’amant qui avait eu son corps, toute son âme… Dans un moment de folie, il avait tué… N’avait-il pas payé sa dette horrible ?…

 

Du jour où on le lui avait enlevé, elle s’était juré de n’être plus à un autre, jamais, d’abandonner sa vie de fille perdue, de travailler, de redevenir honnête et de se laisser oublier… N’était-ce pas assez qu’elle se souvînt !…

 

Elle regardait toujours les fleurs. Le marchand lui dit :

 

– Un bouquet ? Des chrysanthèmes ? Des roses ?…

 

Elle s’en alla sans répondre, car elle n’avait pas un sou.

 

Alors, une idée se planta en elle : « Des fleurs. Il me faut des fleurs… Il faut que je lui en donne… J’ai juré. »

 

Elle tombait de fatigue et de faim, mais n’y songeait guère. Elle ne songeait plus qu’à la terre si nue, là-bas, à la terre qu’un pauvre bouquet égaierait quelques heures… Oui, mais de l’argent !… Tout naturellement, une idée lui vint qui n’effleura même pas sa pudeur revenue depuis son vœu d’honnêteté.

 

Comme un bon ouvrier qui s’en retourne à l’atelier reprendre ses outils et sa tâche, ayant, d’un geste machinal, rehaussé son chignon et tendu son corsage, elle se mit en marche par les rues où, tant de fois, tandis que son homme jouait au cabaret, elle avait rôdé le soir, faisant, sans tristesse ni joie, son métier…

 

Elle marchait, l’œil aux aguets, cambrant la taille, provocante, sifflant aux hommes, entre les dents :

 

– Psstt !… Écoute un peu…

 

Mais tous, en la voyant si hâve, pressaient le pas. Car son visage n’était plus fait, vraiment, pour le plaisir, son visage ravagé, ni son corps efflanqué, ni son buste dont les épaules saillaient, sous la toile trop claire.

 

Autrefois, quand elle était jolie, quand elle était « Mes Yeux », elle ne restait pas longtemps inactive ; mais à présent !…

 

– Psstt !… Écoute un peu !… Psstt ! joli blond…

 

Tous passaient, sans même détourner la tête. Le jour diminuait plus vite. Tout en arpentant le trottoir, elle pensait :

 

– Ça va fermer avant que j’aie pu acheter des fleurs…

Un petit brouillard tombait, impalpable, silencieux, et les formes, déjà, se noyaient d’ombre. Dans sa figure émaciée, on ne voyait presque plus que les yeux, ses deux grands yeux douloureux et ardents.

 

Au coin d’une rue déserte, un homme allait, le col du pardessus levé, les mains aux poches. Elle le frôla, et, dans sa voix voilée, mettant toute la force de son désir, murmura :

 

– Écoute… Viens chez moi…

 

Il la regarda un instant. Elle s’était approchée de lui, enfonçant son regard dans le sien, son regard infini qui n’était plus son regard prometteur de fille.

 

Il lui prit le bras. Alors, elle l’entraîna vers l’hôtel borgne où elle était entrée tout à l’heure. Vite, elle demanda, entr’ouvrant la porte :

 

– Ma clef… Une bougie…

 

La patronne lui glissa, à mi-voix :

 

– Au 23, deuxième étage, troisième porte.

 

Elle dit, de même :

 

– Je sais…

 

Les hommes et les filles s’étaient penchés, et, tout en montant l’escalier, elle entendit des exclamations et des rires.

 

… Quand elle descendit, la nuit arrivait presque. Elle jeta un rapide « Au revoir » à son compagnon d’un instant, et se mit à courir. Elle s’arrêta devant le marchand de fleurs, prit un bouquet au hasard, et jeta les deux pièces blanches qui sonnaient dans sa main.

 

Vite, vite, elle marcha vers le cimetière. Des gens en sortaient par groupes. Elle tremblait :

 

– Pourvu que j’arrive à temps !…

 

Sous la porte, un gardien lui dit :

 

– Trop tard. On ferme !

 

Elle supplia :

 

– Oh ! monsieur ! Le temps d’entrer et de sortir… deux secondes…

 

– Allez, alors, mais vite.

 

À travers les allées, elle courut, butant aux pierres. Le chemin était long. Elle respirait à peine, avec une sensation de braise dans la poitrine. Au Mur des Suppliciés, elle s’arrêta, tomba sur les genoux, et ses fleurs se répandirent sur le sol. De grandes larmes coulaient sur ses joues, sur les paumes de ses mains dont elle cachait sa figure. Elle essaya de prier : mais elle ne savait plus de prières, et les lèvres sur la terre, elle sanglota :

 

– Oh ! mon petit ! mon petit !…

 

Puis, lasse, si lasse qu’elle ne sentait plus ses jambes, pourtant, avec un peu de joie dans le cœur, elle se releva, et s’en alla.

 

Elle sourit au gardien :

 

– Vous voyez, je n’ai pas été longue.

 

Maintenant qu’elle avait visité son homme, elle se rendait compte de la fatigue et du froid. Elle se traîna pour tousser, s’appuyant contre les murs.

 

Arrivée à l’hôtel, elle ouvrit. Dans la salle, trop chaude, enfumée, les filles et les souteneurs jouaient toujours. Elle se tint immobile sur le seuil et fit : « Bonjour. »

 

Les conversations s’étaient tues. Elle s’efforça de rire.

 

Dans le fond, une femme se renversa sur sa chaise, et cria :

 

– Dis donc, « Mes Yeux » ! T’as fait un joli chopin pour ta rentrée !…

 

Elle haussa les épaules. L’autre continua :

 

– Tu sais pas qui c’est ?

 

– Non…

 

– Eh bien ! c’est le Bingue !

 

« Mes Yeux » balbutia :

 

– Qu’est-ce que tu dis ? Le…

 

Et la fille, avalant une lampée et reprenant sa partie, lui jeta :

 

– Le Bingue… Le bourreau, quoi !…

 

L’ENCAISSEUR

 

Ravenot, encaisseur depuis dix ans dans la même banque, était un employé modèle. Jamais on n’avait eu la moindre observation à lui adresser, jamais on n’avait relevé la plus petite erreur dans ses comptes.

 

Vivant seul, évitant avec soin les relations nouvelles, n’allant pas au café, n’ayant pas de maîtresse, il semblait heureux, sans désirs. Si parfois quelqu’un disait devant lui :

 

– Ce doit être tentant de manier de si grosses sommes !

 

Il répondait simplement :

 

– Pourquoi ? L’argent qui ne vous appartient pas n’est pas de l’argent.

 

Il était l’homme intègre de son quartier, l’arbitre des questions délicates.

 

Un soir d’échéances, il ne rentra pas chez lui. L’idée d’un acte délictueux de sa part n’effleura même pas ceux qui le connaissaient. L’hypothèse d’un crime était seule possible. La police vérifia sa tournée. Il avait ponctuellement présenté ses billets, encaissé sa dernière valeur près de la porte de Montrouge, vers sept heures. Sa recette se montait alors à plus de deux cent mille francs. Depuis, on pendait sa trace. On fit des rafles, des battues dans les terrains vagues qui bordent les fortifications. On fouilla les cahutes sordides qui, de loin en loin, se dressent dans la zone militaire : rien. Par acquit de conscience, on télégraphia dans toutes les directions, dans toutes les gares-frontières. Mais pour les directeurs de la banque aussi bien que pour la Sûreté, il était hors de doute que des rôdeurs l’avaient suivi, dévalisé et jeté à l’eau. D’après certains indices même, on crut pouvoir affirmer que le coup était préparé de longue date par des professionnels du crime.

 

Un seul homme dans Paris haussait les épaules en lisant cela dans les journaux : cet homme, c’était Ravenot.

 

À l’heure où les plus fins limiers de la préfecture perdaient sa piste, il avait rejoint la Seine par les boulevards extérieurs. Sous l’arche d’un pont, il avait pris des vêtements bourgeois déposés par lui en cet endroit depuis la veille, mis dans ses poches les deux cent mille francs encaissés, fait de son uniforme et de sa sacoche un ballot lesté d’une énorme pierre, jeté le tout dans le fleuve, et, tranquillement, était rentré dans Paris. Il coucha à l’hôtel, et dormit d’un sommeil paisible. En quelques heures, il était devenu un voleur émérite.

 

Il aurait pu, profitant de son avance, prendre le train et passer la frontière. Mais il était trop avisé pour croire que quelques centaines de kilomètres vous mettent à l’abri des gendarmes, et ne se faisait pas d’illusion sur le sort qui l’attendait. Il serait pris, il n’y avait aucun doute à cet égard. Aussi bien, son raisonnement était-il tout autre.

 

Le jour venu, il glissa les deux cent mille francs dans une enveloppe qu’il scella de cinq cachets, et se rendit chez un notaire.

 

– Monsieur, dit-il, voici ce dont il s’agit. J’ai dans cette enveloppe des valeurs, des papiers que je désire mettre en sûreté. Je pars pour un lointain voyage, et je ne sais quand je reviendrai. Je vais vous confier ce pli. Rien ne s’oppose, je pense, à ce que j’effectue ce dépôt entre vos mains ?

 

– Rien. Je vous établis un reçu…

 

Il acquiesça, puis réfléchit. Un reçu ? Où le mettre ? À qui le confier ? Si je le conserve sur moi, je perds tout le bénéfice de mon dépôt… Il hésita, n’ayant pas prévu cette complication, puis, d’un air très naturel :

 

– Mon Dieu, je suis seul au monde, sans parents, sans amis. Le voyage que j’entreprends est très… hasardeux. Mon reçu courrait le risque d’être perdu… détruit… Pour la régularité des choses – on ne sait ni qui vit, ni qui meurt – ne pourriez-vous conserver ce papier par devers vous, dans vos archives ? Ainsi, lors de mon retour, il me suffirait de dire mon nom soit à vous, soit à votre successeur…

 

– C’est que…

 

– Notez sur le reçu qu’il ne peut être réclamé que sous cette forme. En somme, si risque il y a, je suis seul à le courir.

 

– Soit ! Veuillez me dire votre nom. Il répondit sans hésiter :

 

– Duverger, Henri Duverger.

 

Quand il fut dans la rue, il poussa un soupir de soulagement. La première partie de son programme était achevée. On pouvait lui mettre la main au collet : le produit de son vol était hors d’atteinte.

 

Il avait froidement calculé : À l’expiration de ma peine, je délivre mon dépôt. Nul ne saurait m’en contester la propriété. Quatre ou cinq mauvaises années à passer, et me voilà riche. C’est moins bête que de trimer toute sa vie ! J’irai vivre à la campagne. Pour tous, je serai M. Duverger. Je vieillirai tranquille, en brave homme, faisant le bien, sans remords.

Il attendit encore vingt-quatre heures pour être certain qu’on ne possédait pas les numéros des billets de banque, et, rassuré sur ce point, délibérément, la cigarette aux lèvres, alla se constituer prisonnier.

 

Un autre, à sa place, eût imaginé quelque histoire. Il préféra dire la vérité, avouer son vol. À quoi bon perdre du temps ? Mais à l’instruction, pas plus qu’aux assises, on ne put lui arracher un mot concernant l’usage qu’il avait fait des 200 000 francs. Il se borna à dire :

 

– Je ne sais plus. Je me suis endormi sur un banc… J’ai été dévalisé à mon tour.

 

Grâce à ses antécédents irréprochables, il ne fut condamné qu’à cinq ans de prison. Il accueillit l’arrêt sans sourciller. Il avait trente-cinq ans. À quarante, il serait libre et riche. Il considérait cela comme un petit sacrifice nécessaire.

 

À la maison centrale où il purgea sa peine, il fut le modèle des détenus, comme il avait été le modèle des employés. Il regardait passer les jours sans impatience ni émoi, soucieux seulement de sa santé… Enfin, le jour de sa libération arriva ! On lui avait remis son petit pécule, mais il voulut aller de suite chez le notaire. L’avait-il assez rêvée, cette heure ! Dans sa tête, il voyait la scène telle qu’elle allait se passer :

 

Il arrivait. On le faisait entrer dans le grand bureau solennel. Le notaire le reconnaîtrait-il ?

 

Il se regarda dans une glace. Vraiment, il était bien vieilli, ravagé… Non, certes, le notaire ne le reconnaîtrait pas. Ha ! Ha ! Ce ne serait que plus drôle !

 

– Vous désirez, monsieur ?

 

– Je viens pour un dépôt effectué entre vos mains il y a cinq ans.

 

– Quel dépôt… ? À quel nom ?

 

– Au nom de Monsieur…

 

Il s’arrêta brusquement, et murmura :

 

– Ça, c’est un peu fort… ! Je ne me souviens plus du nom que j’ai donné !

 

Il chercha, chercha… Rien ! Il s’assit sur un banc et, sentant l’énervement le gagner, se dit à lui-même :

 

– Voyons… du calme… ! Monsieur… Monsieur… Ça commençait par… quelle lettre… ?

 

Pendant une heure, il tourna, retourna sa mémoire, essayant de trouver un point de repère, un indice… Peine perdue. Le nom dansait devant lui, autour de lui ; il voyait ses lettres sauter, ses syllabes fuir… À chaque seconde il avait la sensation de le tenir, de l’avoir sous les yeux, sur la langue… Non ! D’abord, cela n’avait été qu’un agacement ; puis, n’était devenu irritant, lancinant… précis, douloureux, presque physiquement … ! Des bouffées de chaleur montaient de ses reins à sa nuque. Ses muscles se crispaient ; il ne pouvait plus demeurer en place. Des tics agitaient ses mains. Il mordait ses lèvres sèches. Il avait à la fois envie de pleurer et de battre. Mais, plus il forçait son attention, plus le nom semblait s’éloigner. Il frappa du pied, se leva et dit :

 

– À quoi bon chercher… ? Je ne trouverai pas. Je n’ai qu’à ne pas y penser, il viendra tout seul !

 

Mais, on n’arrache pas ainsi de sa tête une idée obsédante. Il avait beau dévisager les passants, s’arrêter aux étalages, écouter les bruits de la rue, derrière ce qu’il écoutait sans entendre et ce qu’il regardait sans voir, une seule question persistait :

 

– Monsieur… ? Monsieur… ?

 

La nuit vint. Les trottoirs se firent déserts. Harassé de fatigue, il entra dans un hôtel, demanda une chambre et se jeta tout habilla sur son lit. Il cherchait toujours. À l’aube, il s’endormit. Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Il s’étira longuement, satisfait, et, tout à coup, l’obsession, un instant envolée, lui revint :

 

– Monsieur… ? Monsieur… ?

 

Un sentiment nouveau s’ajoutait à son angoisse : la peur ! La peur de ne plus trouver ce nom, jamais. Il se leva, sortit, marcha des heures, à l’aventure, rôdant autour de la maison du notaire. Pour la deuxième fois, la nuit tomba. Il enfonçait ses ongles dans son crâne, gémissant :

 

– C’est à devenir fou !

 

Une effrayante idée s’étalait devant lui. Il avait 200.000 francs en billets de banque, 200.000 francs – mal acquis, entendu – mais, à lui, et il ne pourrait pas les tenir en sa possession ! Pour les prendre, il avait fait cinq ans de bagne, et ils lui échappaient ! Il les voyait, à portée de sa main, et un mot, un simple mot qui ne voulait pas venir, lui faisait perdre tout cela ! Il se frappait la tête à grands coups, sentant sa raison chavirer, se heurtant aux becs de gaz, battant la rue comme un nomme ivre, butant aux rebords des trottoirs. Ce n’était plus de l’obsession, de la douleur, c’était une frénésie de tout son être, de son cerveau et de sa chair ! La certitude était en lui qu’il ne trouverait plus. Il lui semblait qu’une voix ricanait à ses oreilles, que tes passants le montraient du doigt. Il se mit à courir, droit devant lui, bousculant les gens, n’évitant plus les voitures. Il aurait voulu que quelqu’un levât la main sur lui, afin de pouvoir frapper à son tour ; qu’un cheval le roulât sur le sol, piétinât sa peau…

 

– Monsieur… ? Monsieur… ?

 

À ses pieds, la Seine coulait glauque, scintillant sous les étoiles. Il sanglota :

 

– Monsieur… ? Oh ! ce nom… ! Ce nom… !

 

Il descendit les marches qui menaient à la rive et, à plat ventre, s’allongea vers le fleuve, pour y rafraîchir ses mains et son visage. Il haletait… ; l’eau l’attira… prit ses yeux… ses oreilles… tout son corps… Il se sentit glisser, n’eut même pas un geste pour se cramponner à la berge… et tomba… Le froid le cingla. Il se débattit… tendit les bras… dressa la tête… disparut… revint à la surface, et, soudain, dans un effort désespéré, les yeux effrayants, hurla :

 

– J’ai trouvé… ! Au secours ! Duverger ! Du…

 

… Le quai était désert. L’eau clapotait contre les piles du pont ; l’écho de l’arche sombra redit le nom dans le silence… Le fleuve ondulait, paresseux ; des lueurs y dansaient, blanches et rouges… Une vague un peu plus forte lécha la berge près des anneaux… Tout se tut…

 

LES CORBEAUX

 

Quand il eut fini sa soupe, le père Camus repoussa son assiette, et, les coudes sur la table, les poings au menton, se mit à regarder l’âtre fixement, suivant les lueurs et les ombres que la flamme étalait sur les cendres.

 

Dans le fond de la salle, sa femme allait et venait, remuant les plats, rangeant les assiettes. Une nappe de lumière descendue de la petite lampe coiffée de son abat-jour vert flottait entre le plancher et te plafond rayé de poutres sombres, éclairant seulement ses jupes et ses hanches. Elle ferma le buffet, repoussa les tiroirs et demanda :

 

– Tu ne veux pas autre chose ?

 

– Non, fit Camus.

 

Et il se mit à siffloter un air entra ses dents. La femme écarta un rideau, colla son front à la vitre, revint auprès de la table et s’assit :

 

– Tu ne dis rien… À quoi penses-tu ?

 

Il laissa tomber sur elle un regard trouble et dit lentement :

 

– À quoi je pense… ?

 

Puis, sa voix changea et il acheva d’un ton détaché :

 

– Je pense qu’il ferait bon rester ici, au chaud, mais qu’il n’est pas loin de neuf heures, et qu’il me faut partir si je ne veux pas manquer mon train.

 

Il passa un manteau, enfonça sa casquette sur sa tête, prit sa trique dans un coin, et s’arrêta une seconde sur le pas de la porte.

 

– Tu n’auras pas peur toute seule ?

 

Elle se mit à rire. Il releva d’un coup d’épaule son caban qui glissait.

 

– Alors je m’en vais. Ne m’attends pas avant demain soir.

 

… La nuit était profonde et calme. Le chemin, blanc de neige, se confondait avec les champs. Au lieu de descendre droit devant lui, vers le village dont les feux brillaient au fond de la vallée, il prit par un sentier, se retournant de temps en temps vers sa maison qui semblait s’enfoncer à mesure qu’il descendait la côte. Le perron disparut d’abord, puis les fenêtres ; le toit de chaume toucha le sol ; la fumée qui montait toute droite devint moins épaisse, fut un nuage, une ombre, et il ne distingua plus rien que la campagne, blanche a perte de vue, hérissée par endroits de monticules et d’arbres dont les branches ployaient sous les flocons, comme sous des fruits lourds et savoureux.

 

Alors, il s’arrêta, pour reconnaître le sentier, tâtant le sol du bout de son gourdin, avançant les pieds avec précautions. Des pierres roulèrent sous son sabot. Il recula d’un pas, et prêta l’oreille. Un petit bruit sec de caillou crevant la glace vint jusqu’à lui ; il murmura : « Je suis dans la bonne route. » Et, s’étant assis sur un tas de fagots, le manteau ramené sur les genoux, il réfléchit.

 

Depuis trois jours, la même pensée le tenait si fort que son cerveau s’ouvrait au point exact où il l’avait laissée, ainsi qu’un livre de chevet s’ouvre à la page cent fois relue.

 

Sa femme le trompait, sa femme qu’il avait prise sans un sou ; elle le trompait avec Pierre le bouvier ! D’abord, il avait cru que c’étaient médisances de jaloux, et puis à force de relire la lettre sans signature qui dénonçait les coupables, il avait fini par douter… puis par croire. Bien sûr, il avait eu tort de la prendre, si belle fille, si solide et si jeune, lui qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. Il ne l’avait pas rendue malheureuse, pourtant, satisfaisant tous ses caprices, attentif à ses moindres désirs. Elle était la plus riche et la mieux habillée du village, et, pour le récompenser de tout cela !… Dans sa mémoire, mille souvenirs se bousculaient : des silences, des mauvaises humeurs sans raison, des petites choses, inexplicables d’abord, et qui deviennent si claires quand on sait !… Malgré tout, il hésitait encore, et, voulant en avoir le cœur net, prétextant un voyage, il avait pris pour quitter sa maison le sentier par où le galant ne manquerait pas de passer afin de n’être pas rencontré sur la route.

 

Au loin, il lui sembla entendre un bruit de pas étouffés par la neige. Il courba l’échine et se ramassa sur lui-même. Le bruit devint plus proche ; une ombre se haussa en travers du sentier, grandit, et quand elle fut devant lui, il se dressa brusquement.

 

– Halte-là !

 

L’ombre s’arrêta. Camus distingua un homme, reconnut ses traits, l’empoigna au collet et lui cria dans la figure :

 

– Ah ! ce coup-ci, je te tiens, crapule !

 

– Vous vous trompez, bégaya l’homme, vous…

 

Camus se mit à rire d’un rire terrible :

– Ah ! ah ! Je me trompe ! Tu n’es pas Pierre le bouvier, peut-être… ? Dis-moi un peu ce que tu viens faire par ici, à cette heure… Tu ne réponds pas… ? Je vais te le dire, moi : tu vas chez ma femme, dans ma maison !

 

– Mais pas du tout…

 

Le vieux grinça des dents :

 

– Tais-toi, menteur ! Tu y vas… ! Tu voulais la voir ? Eh bien ! je vais t’y amener ! Allez ! Marche !

 

Et il le poussa de toutes ses forces, hurlant comme pour faire partir un cheval rétif :

 

– Allez ! Avance ! Hue !

 

– Puisque je vous dis, répétait l’autre à demi étranglé, que je n’y vais pas…

 

– Avance !

 

– Puisque je vous répète…

 

En se débattant, l’homme glissa et tomba à la renverse. Pris d’une rage folle, Camus le voyant à terre, se mit à lui taper sur ta figure à coups de pied, à coups de poing. Le gars se releva d’un coup de reins, essuya d’un revers de main sa face éclaboussée de sang et lui cria :

 

– Eh bien ! oui ! J’y vais, chez ta femme ! Tu es content ! Et j’y retournerai, parce qu’elle ne veut plus de toi, elle ne veut plus…

 

Mais, comme il ouvrait encore la bouche pour cracher des injures, le vieux lui abattit sa trique sur la tête. Il poussa un grand cri, recula de deux pas… s’effondra… disparut…

 

Il y eut une demi-seconde de silence effrayant, quelques cailloux roulèrent en claquant… un bruit se fit entendre, large, profond…

 

Camus, le bâton à la main, les yeux dilatés ; écouta… Rien ne remuait… Rien ne vivait autour de lui… Il bégaya :

 

– Je l’ai jeté dans le ravin !

 

Et, tout d’un coup, la terreur aux flancs, suant l’horreur et l’épouvante, il se mit à courir.

 

En apercevant sa maison, un peu de calme lui revint, avec une sorte d’orgueil. Il se sentait plus grand d’avoir frappé si fort. Il levait le poing pour heurter aux voleta quand la porte s’ouvrit. Sur le seuil, il aperçut sa femme qui, la lampe à la main, le corps penché, disait d’une voix tendre :

 

– C’est toi, mon chéri ?

 

Il fut sur le point de lui sauter à la gorge et de crier, avec une joie sauvage :

 

– Ton chéri ! Va le rejoindre dans le trou ! Mais il se ressaisit :

 

– C’est moi, Camus !

 

Le rond de clarté que la lampe étendait sur la neige se mit à danser, et la femme recula. Il entra. Sans rien dire, il défit son manteau, jeta sa casquette sur la table, retira ses sabots, et s’assit. Il grelottait près du foyer ardent et parlait bas.

– J’ai manqué mon train… La route est si mauvaise…

 

Il se leva :

 

– Si on allait se coucher ?

 

Dans le lit, il se remit à trembler. Il sentait sa femme près de lui, il écoutait son souffle, épiait ses mouvements et songeait avec une joie sauvage :

 

– Elle ne dort pas ! Elle se demande pourquoi il n’est pas venu, s’il m’a vu… si je me doute… et elle a peur… ! Et nul ne connaîtra jamais la vérité. Si quelque jour on retrouve le corps, on se dira : le bouvier s’est trompé de chemin et il est allé se jeter dans la carrière.

 

Mais, peu à peu, une terreur l’envahit :

 

– Si je ne l’avais pas tué, pourtant ! S’il allait sortir mutilé, sanglant, et m’accuser, et dire : c’est Camus qui m’a poussé.

 

À cette pensée, une vision de gendarmes, de juges passa devant ses yeux, et il enfouit sa tête dans l’oreiller.

 

Au matin, il se leva, brisé de fatigue. La neige tombait sans arrêt. Tout le jour, il resta, assis auprès de la fenêtre, les yeux perdus entre le ciel épais et la campagne blanche, regardant parfois sa femme aller et venir. Elle avait les joues pâles, les yeux battus, et tressaillait au craquement d’une branche, à l’aboiement sonore et lointain d’un chien de ferme. Elle se sait à coudra, sans rien dire, puis laissa tomber l’ouvrage sur ses genoux… Le crépuscule descendit. La nuit vint. Camus, pour la première fois, rompit le silence.

 

– À quoi penses-tu ? Tu ne peux plus coudre, il fait noir…

 

Elle murmura : « C’est vrai » et alluma la lampe. Il s’aperçut que de grandes larmes avaient laissé une traînée luisante sur ses joues ; il détourna la tête.

 

Il ne ferma pas l’œil de la nuit, et, au soleil levant, reprit sa place de la veille, près de la fenêtre, le regard invinciblement attiré vers ce même coin d’horizon, devinant sous le tapis plus épais et plus blanc le trou dans lequel l’autre avait roulé.

 

Ce fut ainsi pendant cinq jours ; puis, un après-midi, la neige ayant cessé de tomber et le soleil jaunissant les nuages, il vit tournoyer un vol de corbeaux. Cela faisait sur le ciel morne une tache très noire et mouvante. De temps en temps, un des oiseaux se laissait choir, puis remontait, et d’autres descendaient, d’autres encore…

 

D’abord, il suivit machinalement leur manège, et, soudain, leurs cris traversant le silence, une réflexion lui vint :

 

– Mais ils sont au-dessus du trou… ! Alors… ? Ils viennent là, attirés par quelque chose… par une proie… par le corps de l’autre… !

 

Il repoussa sa chaise d’un geste si violent que sa femme leva les yeux vers lui, et, suivant son regard, aperçut, elle aussi, les corbeaux noirs dans te ciel pâle. Il pencha la tête de son côté, l’œil allumé de haine. Une grimace tira sa figure ridée, il ramassa sa chaise, se frotta les mains, alluma sa pipe, se rassit, et se mit à fumer, les mains aux poches, les jambes allongées.

 

La femme demeurait immobile, regardant les oiseaux. L’un d’eux s’enleva plus haut que les autres, tenant une loque dans son bec. Le vieux se mit à ricaner ; et la femme, tes yeux grands ouverts, joignit les mains et se cacha la tête dans son tablier.

 

Le jour baissait. L’ombre glissait des poutres au plancher. Les corbeaux innombrables montaient et descendaient d’un vol plus lourd, avec des appels moins stridents, et, peu à peu, mystérieuse et calme, la nuit se ferma sur le ciel morne.

 

UN PIQUET ?

 

Lorsque Ranaille s’entendit condamner à la peine de mort, on le vit d’un geste brusque rentrer la tête dans les épaules, serrer les mâchoires et considérer d’un regard indéfinissable ses énormes mains, inutiles à présent. Son émoi, d’ailleurs, dura peu, et comme dans le fond de la salle, d’où montait une buée poussiéreuse et chaude, éclataient des bravos, il se mit à hurler :

 

– Tas de feignants ! Tas de lâches ! ! !

 

Avec une telle rage et d’un élan si furieux qu’on dut le traîner hors de son banc, mordant, tapant, à demi fou.

 

Le soir, il refusa toute nourriture, et, jusqu’au matin, ses gardiens l’entendirent se tordre dans la camisole de force, essayant de rompre ses liens. Il s’endormit enfin, maté par la fatigue, et le lendemain, son avocat le trouva calme, narquois et crâneur. Comme il était redevenu tranquille et semblait ne plus même se souvenir de sa crise, on lui retira, le jour, ses entraves. Libre, il s’étira, tendit ses bras puissants, passa la main sur son cou de taureau, où les cheveux déjà coupés à la tondeuse laissaient une petite route froide, frissonna comme un homme qui s’éveille dans un train au soleil levant, et dit à son gardien :

 

– Un petit piquet… ?

 

Dehors, il faisait beau, et, bien que retardés par les hauts murs de la prison, des rayons de soleil, coulant entre les barreaux, mettaient dans la cellule des taches dorées, des traînées rousses, mobiles et changeantes, qui donnaient aux murs gris et à la grosse table, avec ses gobelets, sa bouteille et ses cartes, un air vague de guinguette un jour d’été.

 

Ayant gagné, il se renversa un peu sur son escabeau et dit en riant :

 

– Eh bien, mon vieux ? une autre ?

 

– Une autre, fit le gardien.

 

Ranaille battit les cartes lentement, et, le pouce levé pour la donne, demanda :

 

– Cela ne dure guère plus de quarante jours ? Sans attendre la réponse, il ajouta :

 

– Moi. d’abord, je m’en fous. Ici ou à la Nouvelle…

 

Il ne songeait pas un instant que sa grâce pût être refusée. Durant de si longs mois il avait, par ses muscles de colosse, ses fureurs, son audace, si bien terrorisé tout un quartier, qu’il se demandait comment on avait osé l’arrêter, et qu’il s’imaginait maintenant qu’« on y regarderait à deux fois » avant de l’envoyer à l’échafaud. Parfois, cependant, traversé d’un doute, il contemplait ses bras, serrait les poings, faisant saillir ses biceps et se tendre sa chemise, puis haussait les épaules, rassuré au spectacle de sa force. Faisant des projets, rêvant de sa case sous les tropiques, de bonnes siestes à l’ombre des palmiers, d’une existence calme, un peu monotone peut-être, mais égayée par la possibilité de l’évasion, il oublia sa condamnation, l’arrêt menaçant, et franchit sans angoisse le cap de la troisième semaine, fumant, chantant et dormant bien.

 

Mais, au milieu de la vingt-deuxième nuit, il eut un cauchemar et s’éveilla trempé de sueur, livide, en appelant : « Au secours ! » – Quand on lui demanda ce qu’il avait eu, il hocha la tête, répondit : « Rien… Rien… » d’une voix étranglée, jeta sur les murs, sur son gardien et sur son propre corps des regards farouches. Il ne se rendormit qu’au grand jour, ayant gardé les yeux constamment fixés sur la porte qui, dans l’aube pâle, s’éclaira la dernière.

 

À partir de cette nuit, il devint nerveux, irritable. Toujours entre ses gardiens et lui, une chose dont il ne parlait pas se dressait, une chose terrible sans doute, dont l’apparition te faisait brusquement se taire au milieu d’une phrase et le laissait ensuite, pendant des heures, grelottant, la gorge sèche. Il ne chantait plus et, pris de soudaines colères, menaçait avec des cris furieux de tout casser, de tuer quelqu’un, levant les poings, hurlant « qu’il était un homme, qu’on n’avait pas le droit ! » Et cette phrase « on n’a pas le droit ! » devait répondre à une pensée obstinément accrochée dans son cerveau, car il la répétait sans cesse, à propos de tout, à propos de rien, dans la rage ou dans l’affaissement, interrompant un mot, arrêtant un geste pour la redire avec le même accent têtu :

 

– On n’a pas le droit. On n’a pas te droit… ! Un jour, comme il était plus sombre encore que de coutume, son gardien lui proposa une partie de piquet. Il fit « Oui » sans enthousiasme et joua distraitement. Peu à peu, la partie sembla l’intéresser. Quand elle fut achevée, il discuta un coup, montra à son partenaire comment, pourquoi il avait mal joué, et proposa :

 

– Une autre ?

 

Il gagna encore. Sa belle insouciance des premiers jours l’avait repris. Il riait, sifflotait, toute sa pensée concentrée sur les douze cartes qu’il tenait dans sa main gauche, tout le mystère de l’avenir enfermé dans son écart qu’il balançait en l’air de la main droite, avec une dernière réflexion, puis d’un geste décidé : – « Allons-y ! » – Mais la veine qui l’avait favorisé au début le quitta. – Il avait de mauvais jeux, les cartes rentraient mal. Il sifflotait encore, mais avec rage. Sur un soixante que compta son gardien, il jeta ses cartes, s’emporta :

 

– Qu’est-ce que tu veux faire avec des jeux pareils ?

 

Il perdit et déclara :

 

– Je ne joue plus.

 

Le voyant avec sa tête des mauvais jours, son gardien risqua :

 

– Allons… ? Encore une petite ?

 

Il se rassit en maugréant et perdit de nouveau. Alors, il entra dans une terrible colère :

 

– On ne doit pas compter comme ça ! Ce n’est pas loyal !

 

Il vérifia l’addition ; sa fureur s’exaspéra encore. Il cracha sa cigarette, hurla, les yeux injectés, les veines des tempes gonflées à éclater. Il fallut lui passer la camisole de force, comme le premier jour, et comme le premier jour encore, il bondit dans ses liens ainsi qu’une bête prise au piège, jusqu’à ce que, passant à la prière, il suppliât :

 

– On n’a pas le droit… Enlevez-moi ça…

 

Le lendemain, il demanda timidement :

 

– Un piquet ?…

 

Devant les cartes, il reprit un peu de gaieté. Mais hargneux, mauvais joueur, quand la partie ne s’annonçait pas bonne pour lui, ses dents se serraient, il crispait les poings. Seule la menace de la camisole le calmait et il se remettait à jouer en griffant la table, grondant des injures et des jurons entrecoupés. Il avait pris son gardien en haine, suivait du regard le moindre de ses gestes, avec des yeux incendiés de tigre qui guette l’instant propice pour sauter sur sa proie, si bien que, pour éviter un drame, on lui en donna un nouveau.

 

Il le considéra d’abord avec méfiance. Bien qu’il eût souhaité étrangler le premier avec joie, il s’était en quelque manière habitué à ses façons, à sa parole tantôt brusque, tantôt blagueuse ; il s’était habitué à le haïr, surtout, et cela lui manquait. Pourtant, le nouveau lui ayant, à son tour, proposé un piquet, il accepta. À ce moment, il en était au trentième jour de cellule, et commençait à s’inquiéter, à se tourner dans son lit jusqu’à l’aube. – Il gagna, fit une seconde partie, la gagna encore, et ainsi jusqu’au soir tombant. Jamais, depuis quatre semaines, la journée n’avait fui pour lui si légère. Il aimait le jeu, moins pour les émotions que pour la victoire, et puis – il osait à peine se l’avouer – chaque partie était pour lui une réussite, et la perte l’irritait et le terrifiait à la fois. Cette nuit-là, il dormit bien. À peine levé, il demanda les cartes et se remit à jouer et à gagner.

 

Le gardien, auquel on avait fait la leçon, s’appliquait à perdre. Ranaille, apaisé, ne pensait plus à rien. Les heures et les jours passaient tristes et lents. Au bout d’une huitaine, sa veine ne se démentant pas, il conçut quelques soupçons. À différentes reprises, le gardien avait omis de compter un quatorze ou une quatrième et joué en véritable apprenti, lui laissant, comme à plaisir, prendre l’avantage. Il l’observa, fut sur le point de le lui dire ; mais à la fin, sa conviction étant faite, songeant non pas : « Il perd exprès », mais : « Il a peur de gagner », et éprouvant quelque orgueil à faire peur, même enchaîné, il se tut, satisfait : car la peur est un hommage pour la brute ; c’est son respect.

 

Ainsi quelques après-midi s’écoulèrent encore, mais l’échéance du quarantième jour approchant, le condamné fut repris par ses frayeurs nocturnes. Le jeu ne suffisait plus à engourdir sa pensée. Au bout de deux ou trois parties, il repoussait les cartes, le regard vague, les traits tirés :

 

– J’en ai assez.

 

Et il fallait le prier :

 

– Allons… voyons… je voudrais ma revanche, une fois…

 

Il ramassait son jeu, gagnait encore, et, désintéressé, maintenant qu’il était sûr de gagner, pensait à autre chose, regardait tout à coup fixement son gardien avec une angoisse muette, cherchant à deviner dans ses yeux son arrêt, torturé par un soupçon :

 

– Il sait, lui, peut-être ?…

 

Et la nuit, chassant d’un coup de tête l’horrible vision comme on chasse une mouche acharnée, il roulait dans sa tête cette seule pensée : « Mon gardien saura un jour avant moi, tout un jour… le dernier… et nous serons face à face, et rien ne me dira : C’est fini… ça y est… Il aura ça derrière son front !… »

 

Il était devenu poli, soumis et doux avec chacun, comme si chacun avait détenu une parcelle du pouvoir décisif, comme si chacun avait pu d’un mot appeler sur lui la grâce présidentielle. Mais sans cesse il dévisageait ceux qui l’approchaient avec une angoisse grandissante, guettant sur leur visage, dans leur attitude un signe capable de le renseigner, souhaitant et redoutant ce signe avec une terreur égale.

 

Durant la quarante-troisième nuit, il ne dormit pas, épiant les bruits de la rue, claquant des dents si fort que, les bras immobilisés, il appuyait son menton contre sa poitrine pour ne pas se mordre. Il n’eut pas la force de s’assoupir le jour venu et enfila son pantalon en pensant qu’il ferait les mêmes gestes à l’aube du lendemain, peut-être au milieu d’hommes venus le chercher pour mourir. Sitôt qu’il fut debout, il planta ses yeux dans les yeux du gardien. Mais il n’y vit rien que l’expression accoutumée et lui dit, tout en s’habillant :

 

– C’est long, bon Dieu de bon Dieu ! C’est long !

 

L’autre répondit :

 

– C’est bon signe… Un piquet ?

 

Il fit « Non » et marcha dans sa cellule jusqu’au déjeuner. Il mangea peu, s’étendit sur son lit, demeura immobile. Vers trois heures, il demanda à jouer et tendit une cigarette à son gardien. Le gardien, les yeux vers le sol, refusa. Il cessa de battre les cartes et bégaya :

 

– Qu’est-ce que…

 

Il n’acheva pas la question et se mit à jouer sans desserrer les dents, mais pâle, pâle, et avec des mains qui tremblaient. Le gardien, lui non plus, ne parlait pas ; on n’entendait entre eux que le bruit mat des cartes tombant à plat sur le bois, et tous les deux, le front penché, fixaient obstinément leurs jeux sans se regarder. Ils jouaient vite, nerveux, ne ramassant plus leurs levées.

 

– Tu dois avoir fini ? fit tout à coup Ranaille.

 

– Non, répliqua le gardien comme si brusquement il sortait d’un rêve, non…

 

Ranaille compta :

 

– … Je pose 2 et je retiens 3, et 2 cinq, et 4 neuf, et 4 treize, et 5 dix-huit, et 6 vingt-quatre… 242… Tu as gagné. Tu as…

Et soudain, les yeux démesurément ouverts, il balbutia :

 

– Ça y est… Je suis foutu… Tu le sais… On t’a dit…

 

– Quoi ?… Quoi donc ?… Moi ?… Mais non, fit le gardien aussi tremblant que lui.

 

Mais Ranaille, roulé sur son lit, les ongles aux oreilles, sanglotait :

 

– Ça y est, je te dis… ça y est… ça se voyait sur ta figure… Et puis, t’as oublié de perdre…

 

Le gardien entre-bâilla la porte et dit à mi-voix à son camarade, dans le couloir :

 

– Arrive un peu… voilà qu’il sait…

 

Ranaille hoquetait :

 

– Ça y est… on n’a pas le droit… pas le droit… pas le droit…

 

Les gardiens se taisaient, immobiles. Un bruit de sabots traîna dans une cour. De la rue arrivaient assourdis les murmures du soir… Le soleil achevait de descendre doucement dans le ciel calme, laissant un peu de rouge à l’horizon.

 

SUR LA ROUTE

 

Le chemineau s’était assis au bord du chemin.

 

Depuis deux jours, il marchait, à l’aventure, sous le lourd soleil, se reposant, la nuit, à l’abri d’une meule, et reprenant dès l’aube, sa course vagabonde. Sur le seuil des maisons, rien qu’à voir sa mine sauvage, sa barbe inculte, et les loques qui le couvraient, les femmes serraient leurs petits blottis contre leurs jupes. Dans les champs, lorsqu’il demandait du travail, prêt à toutes les besognes, on le repoussait durement. La tête un peu basse, et le bâton traînant, il repartait, résigné. Mais, quand, ayant fait quelques pas, il était sûr qu’on ne pouvait le voir, du revers de sa main, il essuyait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues.

 

À cette heure, pourtant, une révolte lui venait, la révolte qui monte des ventres affamés, et des mots, malgré lui, s’échappaient de ses lèvres.

 

– C’est pas juste !… Il n’y a pas de non Dieu !

 

Il leva sa trique en mâchant un juron, mais, comme elle heurtait le sol, il vit sauter une chose brillante qui retomba avec un son clair.

 

Il se leva, cherchant dans la poussière :

 

– Ça, c’est de la chance !…

 

Entre ses doigts, il tournait, retournait une pièce d’or qu’il venait de ramasser. Il la faisait sauter, n’osant croire à pareille aubaine.

 

– Un louis !… un vrai !… Y a-t-il longtemps que je n’en ai pas tenu un ! Je vais donc manger à ma faim, boire à ma soif, et dormir dans un lit… Avec ça, en travaillant sur mon chemin, j’arriverai tout doucement jusqu’à la ville… Là, je me débrouillerai toujours.

 

Il réfléchit : Cet argent-là n’est pas à moi !… Si quelqu’un m’avait vu ?… Il regarda de tous côtés. Personne. Il était seul, bien seul sur la route.

 

Loin, vers la droite, par-dessus l’or des blés, un village semblait faire le gros dos, à l’horizon. Il en apercevait juste les toits de chaume et le clocher pointu. – Gaiement, à travers champs, faisant chanter sur son passage, les longs épis qui le frôlaient, il se mit en marche.

 

Devant une auberge, il s’arrêta :

 

– Salut, la compagnie !…

 

La patronne barrait la porte, et demanda :

 

– Qu’est-ce que vous voulez ?

 

– Je voudrais manger.

 

– Nous n’avons point de restes… Passez votre chemin…

 

Il cligna de l’œil :

 

– Oh !… je ne demande point la charité ! Je paie !

 

Il fit sauter le louis dans sa main. – Étonnée de voir de l’or entre les doigts d’un vagabond, la paysanne héla son mari. Celui-ci regarda, méfiant, l’homme et les vingt francs, puis interrogea :

 

– D’où que vous tenez ça ?

 

– Qu’est-ce que ça peut vous faire, puisque je paie ?

 

– Eh bien ! moi, je ne veux pas vous vendre à manger !…

 

Le chemineau demeura quelques secondes interdit. Puis, il remit sa pièce d’or dans sa poche, haussa l’épaule, et s’en alla.

 

L’aubergiste et sa femme le suivirent des yeux.

 

– Encore un qu’aura fait un mauvais coup par là.

 

– Si on prévenait le garde ?

 

Un client arrivait. On lui conta l’aventure, l’exagérant déjà :

 

– Un miséreux, avec une mine à faire peur, qui voulut me payer d’un louis. – Ce n’est pas naturel. – Il en faisait sonner d’autres dans ses poches. Ces gueux-là, sait-on jamais d’où ça vient, où ça va ?…

 

En cinq minutes, il fut signalé dans le village. Des gamins le suivaient de loin, hostiles, et lui, tirant son pas fatigué, s’étonnait, sans comprendre, des figures qui le dévisageaient.

 

Tout autre jour, il en eût pris ombrage, mais, ayant de l’argent, il ne s’en préoccupait guère.

 

La boulangère, dans sa boutique, rangeait des pains, de gros pains bis, à la croûte croquante et rousse.

– Bonjour, la patronne. Il me faudrait une miche.

 

– Passez votre chemin.

 

– Oh ! on n’est guère confiant, dans votre pays ! Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de beaux habits qu’on tend la main. Payez-vous.

 

Il tendit son louis.

 

– Puisqu’on vous dit de passer votre chemin !

 

Il demeura le bras tendu, bouche bée.

 

– Ah ! vous ne voulez pas ?… Vous…

 

Il hocha la tête, murmura : « Imbécile !… » et partit.

 

Partout, chez l’épicier, chez le boucher, le charcutier, même réponse.

 

Il se demandait : Pourquoi ne veulent-ils pas me vendre, puisque j’ai de quoi payer ? Peut-être que ma pièce n’est pas bonne ?…

 

Il n’osait plus la sortir. Il la tâtait, toute petite, chaude de son contact, luisante et douce, parmi les grumeaux de pain durci, et les miettes de tabac, au fond de sa poche.

 

Le soir vint. Il n’avait pas encore mangé. Il avait repris la grande route, et, tout en marchant, réfléchissait :

 

– Je ne vais pourtant pas crever de faim avec vingt francs sur moi !

 

Peu à peu, cependant, il commençait à comprendre.

– Non, je n’ai pas une tête à avoir un louis. De l’or, entre les mains d’un traîne-misère comme moi, ça semble louche. On se demande d’où je le tiens… On croit peut-être que je l’ai volé… que j’ai attaqué un passant, au coin du bois. Cela vous donne une si drôle de figure, la faim !…

 

Comme il monologuait ainsi, au tournant du chemin, il vit un homme s’avancer vers lui. – Lui aussi allait, d’un pas traînant, courbant l’échine. Il portait des vêtements usés. Un vieux chapeau couvrait sa tête, et sa barbe inculte, grise de poussière, faisait mieux ressortir le hâle de son visage.

 

Les deux vagabonds s’arrêtèrent, et comme si tous ceux qui souffrent se connaissaient, se tendirent la main.

 

– Où vas-tu ainsi, compagnon ? dit l’homme au louis.

 

– Je tâche de gagner le village, là-bas, pour y passer la nuit. Faisons-nous route ensemble ?

 

– Non. Je vais à l’opposé. Et même, si j’ai un conseil à te donner, c’est de rebrousser chemin… On n’est guère accueillant aux chemineaux, là-bas… J’en viens. Tu ne trouveras pas un coin de grange où coucher.

 

– Baste ! avec de l’argent !…

 

– Même avec de l’argent.

 

Il allait dire « surtout ». Il se tut. L’autre reprit :

 

– Les paysans sont les mêmes partout. Tant qu’ils croient qu’on leur demande la charité, ils font la sourde oreille. Mais, sitôt qu’on leur montre ça…

 

Il fit sauter quelques sous dans sa main, et se mit à rire :

– Ce n’est pas beaucoup, pourtant ! Dix-sept sous ! Mais ça me tiendra bien trois jours !

 

Tandis qu’il parlait, celui qui n’avait pas mangé se disait :

 

– Avec dix-sept sous, le voilà plus riche que moi avec vingt francs ! Lui, trouvera du pain, une botte de paille pour reposer sa tête…

 

Une idée lui vint :

 

– Écoute, donne-moi quelque chose…

 

Tout de suite, l’autre ferma la main sur ses sous :

 

– Je ne peux pas, dame ! J’ai juste de quoi gagner la ville… et encore !…

 

– Tu n’as pas de pain ?

 

L’autre serra sa besace et dit :

 

– Non… Au revoir.

 

Il fit un pas. Le chemineau le retint.

 

– Tu ne vas pas t’en aller comme ça et me laisser crever sur place…

 

– Je n’ai rien.

 

– Mais si, tu as des sous !… Voyons… On est des frères de la route…

 

– Je ne peux pas… Je viens de t’expliquer… Chemin faisant, tu pourras travailler…

La faim, l’horrible faim tenaillait le ventre du vagabond, glissant en lui comme une étrange ivresse.

 

– Écoute un peu. Je te les achète, tes sous, oui, et je te les paie bien… Je t’en donne vingt francs…

 

L’autre ouvrait de grands yeux. Il continua, très vite :

 

– Oui, vingt francs. Je les ai trouvés, ce matin, dans la poussière. Mais, partout, on me les refuse, parce que je suis trop déguenillé. Regarde. Ce n’est plus des vêtements que j’ai… C’est des loques. Puis, la faim, ça fait briller les yeux, ça donne une figure mauvaise… alors les gens ont peur. Tandis que toi tu as des habits plus propres. Avec ton grand caban de limousine, tu as l’air d’un berger qui voyage… Vingt francs entre tes mains, ça n’étonnera pas. Et puis, tu n’as peut-être pas tant souffert que moi… tu as mangé, tantôt… et moi, depuis deux jours… j’ai faim…

 

Il dit ces derniers mots à voix basse, honteux et terrible, le visage sous l’haleine de l’autre.

 

– Tu vois que le marché est bon… Tu as peur qu’elle soit fausse ? Tiens… écoute-la sonner… La voilà… Donne-moi tes sous…

 

Mais l’homme s’écartait, repoussant la pièce tendue.

 

– Hé ! garde ton argent ! Tu es plus riche que moi !

 

– Tu n’as pas compris. Je ne peux pas m’en servir… Ils n’en veulent pas… Donne…

 

– Non… Non… Au revoir !…

 

Une folie passa dans la tête du chemineau. Une rage de vol et de meurtre crispa ses mâchoires, serra ses poings, et, violemment, il saisit l’autre à la gorge :

 

– Donne-les…

 

L’homme se débattit, essayant d’échapper à l’étreinte. Il tendit les bras, glissa, les doigts crochus. Sa bouche s’élargit essayant un appel ; ses yeux, désorbités, tournèrent, éperdus… Il s’abattit… Les sous roulèrent sur le sol.

 

À quatre pattes, à tâtons, le meurtrier les ramassa, sans compter, et se mit à courir.

 

Quand il vit apparaître les premiers feux du village, il s’arrêta, haletant. Il s’aperçut alors qu’il tenait le louis entre ses dents. Dans sa poche, il sentit la monnaie de billon. L’horreur de son crime descendit devant lui… Il eut peur. Mais la faim lui tordait les entrailles. Il prit la pièce d’or et la jeta, à la volée.

 

Dans les feuilles, ce fut comme un petit frisson, comme la chute d’une branche glissant jusqu’à la mousse… À grandes enjambées, il gagna le village :

 

– Quatre sous de pain, s’il vous plaît ?

 

La boulangère prit une miche, la lui tendit. Il paya. Le contact des sous tout rugueux de poussière le fit trembler.

 

Mais la mie était blanche, et la croûte dorée. Il y mordit, glouton, sortit en titubant, et s’enfonça dans la nuit calme que troublait seulement, de temps en temps, la chute d’une branche sur les feuilles séchées… Juste le bruit que, tout à l’heure, sa pièce avait fait en tombant.

 

LE COUPABLE

 

– Votre nom, votre âge, votre profession ?

 

Dans le prétoire, sous la lumière crue tombant des vitres hautes, au banc des accusés, on vit se lever un petit vieillard au visage très doux encadré de favoris blancs.

 

Tourné vers le président, il répondit d’une voix un peu chevrotante :

 

– Maindrot, Jacques, quatre-vingts ans, rentier.

 

– C’est bien, vous pouvez vous asseoir.

 

La lecture de l’acte d’accusation terminée, le président reprit la parole :

 

– Vous avez entendu. Vous êtes prévenu d’avoir, dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier, assassiné votre femme, âgée de soixante-quinze ans. Vous étiez jusqu’ici un honnête homme. Vous n’avez jamais eu de condamnation. Pouvez-vous dire quelque chose pour votre défense ?

 

– Monsieur le président, j’aurai, si vous le permettez, quelques explications à fournir.

 

– Parlez. Adressez-vous à messieurs les jurés.

 

Alors, ayant salué d’une courte inclinaison de son buste, le petit vieux se mit à parler lentement, cherchant ses mots, comme avec un souci de la correction du langage, de sa voix lointaine et perdue, son chapeau dans les mains, poliment, doucement, et, malgré eux, émus par la majesté de son âge, la cour et les jurés écoutèrent, sans l’interrompre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui, devant eux, en termes choisis, venait défendre sa tête.

 

– Pour m’expliquer, sinon pour me justifier à vos yeux, il me faut remonter très loin dans mes souvenirs. À vingt-cinq ans, n’ayant plus de parents, seul au monde, possesseur d’une petite aisance qui me permettait de vivre sans souci du lendemain, je fis un mariage d’amour. Ces mots résonnent mal dans la bouche d’un vieillard, mais il faut cependant que vous les sachiez.

 

Pendant dix ans, je fus l’homme le plus heureux du monde. J’adorais ma femme : elle m’aimait. Il y avait bien un nuage : nous n’avions pas d’enfant, mais nous nous aimions tant, que je ne sais quelle place nous aurions pu donner dans notre tendresse à ce petit être s’il était venu, et nous finîmes par n’y plus penser, par ne rien regretter.

 

Notre vie s’écoulait ainsi, très douce, très légère, sans un heurt et sans un soupçon.

 

Dès maintenant, messieurs les jurés, je dois vous dire qu’à mon âge on défend moins son avenir que son passé, et que je vous parle dans toute la franchise et la vérité de mon âme, comme à des confesseurs qui serez sans doute les derniers.

 

Il fit une pause, de ses mains tremblantes prit son mouchoir, et s’épongea le front.

 

Il reprit :

 

– Je devais payer cher tout cela ? Un jour, le soupçon se glissa dans mon bonheur. Un de mes amis, le plus ancien, le meilleur, devint auprès de ma femme d’une assiduité inquiétante ; elle ne repoussait point ses hommages. À quoi je m’en suis aperçu ?… À des gestes, à des mots, à des « rien », à toutes ces choses infimes qui suffisent pourtant à chavirer le cœur, à troubler la raison. Dès lors, je connus le doute ; les heures que l’on passe à chercher dans la nuit la lueur fugitive qui doit guider vos pas. Je les épiai. Je les suivis. Je ne trouvai rien. Je devins haineux et méchant, mais pouvais-je sur un soupçon, sans un indice, faire un éclat ? Cependant, je vous le jure, si je les avais surpris aux bras l’un de l’autre, j’aurais pu, dans un accès de fureur, les tuer tous les deux, mais je n’aurais pas eu une seconde d’étonnement, tant j’étais sûr, tant je sentais la trahison sur moi.

 

Cette vie dura des années. Des années je cherchai sans trouver ; puis te temps passa, mettant sur toutes choses sa couche de pardon et d’oubli. Je finis par croire que je m’étais trompé, et le calme revint, comme par le passé, sans que ni mon ami, ni ma femme se fussent jamais doutés de rien.

 

Tout cela était même si loin que, lorsque mon ami mourut, il y a quelques années, je le pleurai comme on pleure un frère, et ne m’étonnai point des larmes que ma femme versa sur lui. Nous étions déjà vieux : elle soixante-cinq ans, moi soixante-dix.

 

Encore des années ; puis, un jour, je ne sais quelle vision de l’avenir me poussant, une pensée me vint de notre fin prochaine. Je me dis qu’à mon âge toutes les heures sont gagnées, et qu’il fait bon, au déclin de la vie, quand la journée s’achève, savoir où l’on reposera sa tête pour l’éternité. J’avais assez vécu, ayant été heureux, et je songeais, avec une grande douceur, à la tombe abritée sous les arbres penchés, aux fleurs qui l’orneraient, à la dalle de marbre…

 

J’en parlai à ma femme, elle sourit :

– J’ai réfléchi à tout cela bien avant toi, dit-elle, et, dans le fond du cimetière de Montmartre, dans un coin très calme et perdu, j’ai choisi notre place, où nous dormirons côte à côte.

 

Elle me l’indiqua. J’y allai.

 

Tout en marchant parmi les tombes, je songeais :

 

« Comme l’amour dicte à deux êtres des pensées pareilles, et comme nous sommes encore rapprochés l’un de l’autre, pour que des rêves semblables viennent nous bercer tous deux ! »

 

Tout au bout d’une allée, je m’arrêtai. C’était là : un coin de terre avec des herbes incultes, tout entouré de tombes.

 

Par curiosité, comme on regarde en wagon les gens qui voyagent près de vous, je regardai tes tombes voisines. Et voilà que sur l’une, la plus proche, je lus le nom de mon ami.

 

Je me ressouvins alors du chemin si souvent parcouru. Je reconnus les fleurs sèches et les couronnes que nous y portions tous les ans.

 

Ce fut cinglant comme un coup de cravache, éblouissant comme une lueur d’incendie. D’un coup, tout mon passé, tous mes soupçons, toutes mes haines, s’étaient dressés devant moi.

 

Notre place ? Près de lui ? Et c’est elle qui avait choisi cette place ?

 

Je rentrai à la maison. Je devais avoir l’air d’un fou. Au dîner je ne mangeai pas.

 

C’était le 17 novembre.

 

– Mais, qu’as-tu, mon ami ? me demanda ma femme.

– Moi ?… Rien.

 

– Si, tu as quelque chose…

 

Il pouvait être dix heures. De la rue, tous les bruits arrivaient assourdis, dans la tristesse de cette nuit d’automne.

 

– Eh bien, tu as raison, j’ai quelque chose, et je vais te dire ce que j’ai. C’est que tu étais la maîtresse de Fromont, et que pendant vingt ans vous m’avez trompé, misérables !

 

Elle pâlit. Dans sa pauvre petite figure toute vieille, une terreur passa.

 

Je ne sais plus maintenant si ce fut de surprise ou d’effroi.

 

– Pendant vingt ans, tu m’entends, vingt ans, toute notre jeunesse, toute ma vie… Ah ? comme j’y vois clair ? Comme je comprends tout maintenant ? Et combien mes soupçons étaient justes ? Et moi qui me repentais d’avoir osé t’effleurer de l’ombre d’un doute ? Sûre de l’impunité, tu as voulu le lâche jusque dans la mort ? Il fallait que tu reposes entre ton mari et ton amant ? Tu voyais ça… sous terre ?

 

Une folie me prit. Je marchai vers elle. Je lui saisis le cou dans mes mains. J’ai dû serrer follement, je ne sais plus. Je ne sais plus que l’angoisse qui chavira ses pauvres yeux. Et puis, la lampe s’éteignit. Dans la rue, un chien se mit à hurler à la lune. On m’a trouvé là, au matin… C’est tout…

 

Il s’assit. De grosses larmes coulaient sur ses joues couleur d’ivoire.

 

Brièvement, l’avocat reprit la défense. Le procureur répondit quelques mots, et le jury revint avec un verdict négatif.

 

LE MENDIANT

 

Comme le soir tombait, le mendiant choisit un coin dans un fossé sur le bord de la route, s’enroula dans le sac qui lui servait de manteau, mit sous sa tête son maigre paquet qu’il portait au bout d’un bâton, et, tombant de fatigue et de faim, regarda au ciel sombre s’allumer les étoiles.

 

La route qui s’allongeait entre les bois touffus, était déserte. Les oiseaux dormaient dans les arbres. Le village, au lointain, faisait une grosse tache noire, et le vieux se mit à pleurer, tout seul, dans le calme et dans le silence.

 

Il n’avait jamais connu ses parents. Élevé par charité dans une ferme, depuis qu’il était tout petit, il rôdait sur les grands chemins, en quête d’un peu de travail et de pain. La vie avait été dure pour lui. Il en avait connu toutes les tristesses : les nuits d’hiver si longues au pied des meules ; la honte d’implorer, le désir de mourir, de s’endormir une bonne fois pour ne plus s’éveiller. Il n’avait jamais rencontré que des hommes soupçonneux et méchants. Son chagrin était que les plus simples semblaient le craindre : les enfants fuyaient en le voyant passer ; les chiens aboyaient à ses haillons poudreux.

 

Pourtant, il était sans rancune et sans haine ; triste seulement et très doux.

 

Il allait s’assoupir, quand, au loin, tintèrent des grelots. Il releva la tête et vit, tout au bout de la route, une lueur qui dansait au-dessus du sol. Machinalement, il regarda. Il distingua un lourd chariot que traînait un gros cheval. La charge montait si haut et s’étendait si large, qu’elle avait l’air de tenir toute la chaussée. Un homme marchait auprès du cheval, en chantant un refrain.

 

Bientôt, la chanson se tut. Le chemin montait. Les sabots du cheval heurtaient et râpaient plus rudement les cailloux. L’homme excitait la bête de la voix et du fouet :

 

– Hue-là !… Hue !

 

La bête tirait à plein poitrail, le cou tendu. Deux ou trois fois, elle glissa, s’abattit presque sur les genoux, se releva, fit un effort qui rida tout son poil, de son épaule à sa hanche puissante. Mais elle était à bout de souffle, et la voiture s’arrêta.

 

Le charretier, l’épaule à la roue, les mains aux rayons, criait plus fort :

 

– Hé ! Hue… hue !…

 

Le cheval avait beau tirer de tous ses muscles, la voiture restait immobile.

 

– Hue donc ! hue !…

 

L’animal, les pattes écartées, les narines battantes, ne bougeait plus, tremblant sur ses membres, cramponné au sol de ses quatre fers enfoncés par la pince, pour n’être pas entraîné en arrière par l’énorme poids.

 

Le charretier toujours arc-bouté vit le mendiant assis sur le bord du fossé, et le héla :

 

– La main, camarade ! La bourrique ne veut plus avancer. Viens m’aider à pousser un coup.

 

Le mendiant se leva, et joignit à l’effort du gars, son maigre effort. Tous deux criaient :

 

– Hue, hue !…

 

Peine inutile.

 

Vite épuisé, et pitoyable, le pauvre dit :

 

– Laissez-le voir souffler. C’est trop lourd pour lui.

 

– Bien sûr que non. C’est feignantise ! Si on le quitte là-dessus, on ne pourra plus le mettre en route en pleine côte. Hue ! ho !… Passe un caillou pour caler la roue. On va y faire grimper par le travers pour démarrer…

 

Le mendiant prit un caillou et le tendit :

 

– Tiens voir, dit le charretier. Moi, je reste à la roue. Voilà le fouet. Prends le bidet par la figure, et mets-y de la mèche à grands coups dans les jambes, en appuyant à gauche. Il va partir.

 

Cinglé par la douleur, le cheval essaya un effort. Le sol flamba sous ses sabots, et des cailloux grincèrent.

 

– Ça va ! ça va !

 

Mais, comme le cheval se jetait de côté, le charretier penché pour placer le pavé sous la roue, fit un faux pas. Le cheval eut un léger recul. L’homme poussa un cri et tomba.

 

Il était sur le dos, la face convulsée, les yeux hagards, les deux coudes rivés au sol, ses mains solides crispées au cercle de la roue, l’empêchant de lui défoncer la poitrine.

 

D’une voix affolée, il cria au mendiant :

 

– Avance ! avance ! Il m’écrase !…

 

L’autre, devinant sans le voir, ce qui venait de se passer, se mit à cogner le cheval, au hasard, de la mèche et du manche. Mais, le cheval fourbu fléchit sur les genoux, roula sur le côté, la charrette piqua de l’avant, ses deux brancards à terre, la lanterne qui pendait sous le fond s’éteignit, et l’on n’entendit plus dans la nuit noire, que le souffle court du cheval, et le râle étouffé de l’homme gémissant :

 

– Avance !… avance !…

 

Impuissant à faire relever l’animal, le mendiant courut au charretier, essayant de le dégager. Mais il était bien pris sous la roue. Par un effort prodigieux, il la retenait à quelques centimètres de son torse : un faux mouvement, une défaillance, c’était l’écrasement, la mort… Il la comprenait si bien, que lorsqu’il vit le mendiant se pencher, il hurla :

 

– Touche pas ! touche pas !… cours au village… vite… chez mes parents… les Luchat… la dernière ferme à droite… tu leur diras… d’arriver au secours avec du monde… Je tiens bon encore dix minutes… Va vite…

 

À toutes jambes, le mendiant gravit le raidillon. Il entra dans le village, toujours courant, droit devant lui. Tous les volets étaient clos. Pas une lumière ; derrière les grilles les cours étaient désertes. Une odeur en venait, aigre, prenante et chaude, odeur de fumier, d’étable, de laitage suri. Des chiens aboyèrent sur son passage. Mais il n’entendait rien, ne regardait rien, gardant au fond des yeux l’affreuse vision de l’homme renversé, là, en bas, tenant au bout des poings la charge prête à l’écraser.

 

Il s’arrêta enfin. Devant lui, le chemin s’étalait, tout plat. À sa droite, une bâtisse que bordait une cour. Un peu de lumière glissait entre les fentes des persiennes. Il se dit : « C’est là ! » Et, du poing, heurta aux volets.

 

Une voix demanda :

 

– C’est toi, Jules ?

 

Étranglé par la vitesse de sa course, il ne put répondre, et heurta encore. Il entendit le bruit d’un lit qui craque, des pas sur le plancher. La fenêtre s’ouvrit, et, dans un carré de lumière, une tête d’homme apparut ensommeillée.

 

– C’est-il toi, Jules ?

 

Il avait un peu repris sa respiration, et dit, la parole courte :

 

– Non, mais je viens pour…

 

Le fermier ne le laissa pas achever :

 

– En voilà des façons ! Réveiller le monde à cette heure !

 

Il ferma violemment la fenêtre et grogna dans sa chambre.

 

– Un galvaudeux !… Un traîneur de routes !…

 

Le mendiant était resté immobile, hébété, sans un mot, tant la réponse avait été brutale. Il songea :

 

– Qu’est-ce qu’il croyait donc que je voulais ? Je ne fais pas le mal, pourtant… Je l’ai, sans doute, surpris dans son sommeil… S’il savait pourquoi, bonnes gens !…

 

De nouveau, timidement, il se remit à frapper au volet.

De l’intérieur, la voix cria :

 

– C’est-il fini, hé ?… Attends un peu, si je me lève !

 

Le courage et le souffle revenus, il cria :

 

– Ouvrez !…

 

– Tu vas passer ton chemin…

 

– Ouvrez !…

 

Cette fois, la fenêtre s’ouvrit, et si fort, qu’il dut faire un saut de côté pour ne pas être giflé par les volets. Le fermier se montra, l’air mauvais, un fusil à la main.

 

– Tu entends, crève-la-faim, si tu ne files pas, et vivement, je te flanque un coup de fusil !

 

Du fond du lit, une voix aigre de femme criait :

 

– Tire donc… Ça rendra service à tout le monde. C’est bon qu’à faire le mal, ces rôdeurs… bon qu’à voler… et pire encore !

 

Devant le fusil braqué, le mendiant avait eu peur et s’était rejeté dans l’ombre. Il grelottait, oubliant presque le malheureux qui, sur la route, mourait peut-être en cet instant. Pour la première fois, une rancune montait de son cœur. Jamais, autant qu’à cette heure, il ne s’était senti lamentable et repoussé.

 

Et s’il avait eu faim, pourtant, s’il avait frappé pour qu’on lui prêtât abri ? N’avait-il pas le droit, lui, misérable, de trouver un tas de paille près des bêtes, un bout de pain près des chiens ?… Il n’était donc pas, sous ses haillons, une créature du bon Dieu, comme les autres, puisque les riches pouvaient le menacer de mort ?…

La frayeur, d’un seul coup, l’avait rendu méchant.

 

D’abord, il voulut se ruer à coups de trique sur les volets, puis, il réfléchit :

 

– Si je frappe encore, il tire… Si j’appelle, il va ameuter le village et je serai assommé avant d’avoir pu dire d’où je viens… Si je m’adresse ailleurs, ce sera pareil…

 

Sa résolution prise, il se mit à courir, refaisant le chemin parcouru, pour essayer de sauver tout seul le compagnon d’une seconde. Il courait, avec la terreur de ce qui avait pu se passer durant son absence…

 

– Qu’est-ce que je vais voir en bas !…

 

Pour dévaler la côte, il retrouva des jambes de vingt ans. Quand il approcha de l’endroit où la voiture s’était arrêtée, il cria :

 

– Camarade !

 

Pas de réponse. Il cria encore :

 

– Camarade !

 

L’obscurité était si profonde, qu’il ne distinguait même pas l’attelage. Soudain, il entendit un hennissement. Il avança. À quelques pas de lui, le cheval était toujours couché sur le flanc, et la voiture plongeait de l’avant.

 

– Camarade ! camarade !

 

Il se baissa, et, comme la lune apparaissait derrière un nuage, il vit l’homme étendu, les bras en croix, les yeux clos, la bouche sanglante, et la roue qui lui sembla géante, enfoncée dans sa poitrine, ainsi que dans une ornière !

 

Alors, n’étant plus bon à rien près du pauvre être mutilé, repris contre les parents d’une colère furieuse, envahi d’un affreux besoin de vengeance, il galopa d’un trait jusqu’à la ferme, et, cette fois, sans souci de la menace du fusil, pris tout entier par la pensée de la joie sauvage qu’il allait avoir, à poings fermés, il heurte aux volets.

 

– C’est toi, Jules ?

 

Il ne répondit rien. Quand la fenêtre s’ouvrit, qu’il vit la face mauvaise du père et qu’il l’entendit demander encore :

 

– C’est-il toi, Jules ?

 

Il lui cria :

 

– Non ! C’est le crève-la-faim de tout à l’heure qui était venu pour vous dire que votre gars était en train de mourir sur la route.

 

Deux voix terrifiées, – celle du père et celle de la mère – se croisèrent :

 

– Qu’est-ce qu’il dit… qu’est-ce qu’il dit ?… Entre vite…

 

Mais lui, enfonçant son chapeau sur ses yeux, et s’éloignant à petits pas :

 

– Excusez… Je suis pressé, à présent… Mais, ne vous hâtez point. C’est trop tard… C’est quand je suis venu en premier qu’il fallait se presser. À cette heure, il a toute la charge de foin sur les côtes !

 

La femme sanglotait :

 

– Vas-y, mon homme… Cours…

 

Et le mari criait, cherchant à tâtons ses habits :

 

– Où ça qu’il est ?… Écoute ici… Pour l’amour de Dieu…

 

Le mendiant, son bâton sur le dos, s’était enfoncé dans la nuit, que déchiraient les gémissements des deux vieux.

 

Dans la cour, sur le tas de fumier, un coq éveillé tôt par tout ce bruit chantait, et le chien, le nez à la grille, pleurait longuement à la lune.

 

CONFRONTATION

 

Devant la morte, l’homme ne sourcilla pas.

 

Les yeux mi-clos, il regardait, sur la dalle de marbre, cette chair blanche, d’un blanc laiteux, tachée entre les seins par l’entaille rosée d’un coup de couteau. Le corps rigide avait gardé sa forme harmonieuse et semblait vivre. Seules, les mains, avec leurs ongles violetés, leur peau trop diaphane, et le visage aux yeux glauques et mous, grands ouverts, le visage où la bouche noircie riait d’un horrible rire, donnaient la sensation de l’éternel sommeil.

 

Dans la salle aux murs froids, aux dalles grises, pesait un silence oppressant. À terre, près de la morte, le drap que l’on avait rejeté tout à l’heure portait quelques traces de sang. Les magistrats observaient l’accusé qui, tout droit, entre deux gardes, conservait son attitude hautaine, les mains croisées derrière le dos, le buste un peu rejeté en arrière, impassible.

 

Le juge d’instruction prit la parole :

 

– Eh bien, Gautet, reconnaissez-vous votre victime ?

 

L’homme tourna la tête, regarda tout à tour le juge et la morte comme s’il cherchait dans sa mémoire quelque très lointain souvenir, puis répondit d’une voix lente :

 

– Je ne connais pas cette femme, monsieur le juge. Je ne l’ai jamais vue.

 

– Des témoins affirment pourtant, et de la façon la plus formelle, que vous étiez son amant…

 

– Les témoins se trompent, monsieur ; je ne connais pas cette femme.

 

– Voyons, fit le juge après un instant de silence, à quoi bon essayer de nous donner le change ? Cette confrontation est une simple formalité, bien inutile dans le cas présent. Vous êtes intelligent, et, dans votre intérêt, si vous voulez acquérir quelques droits à la clémence du jury, avouez !…

 

– Je ne peux avouer, étant innocent.

 

– Encore une fois, souvenez-vous que vos dénégations demeurent sans portée aucune. Je ne serais pas éloigné de croire, pour ma part, que vous avez cédé à un mouvement de passion, à un de ces coups de folie qui font voir rouge… Mais regardez votre victime… Vous n’avez même pas devant elle une seconde de repentir, d’émotion…

 

– De repentir ?… En effet. Je ne saurais en avoir, n’étant pas criminel… Quant à mon émotion, mon Dieu, elle a été sinon détruite, du moins fortement amoindrie, pour cette raison bien simple que je savais en entrant ici ce qu’on allait m’y faire voir. Je ne suis pas plus ému que vous ne l’êtes vous-même. Je ne vous fais pas un crime de votre impassibilité : de quel droit me reprochez-vous la mienne ?

 

Il parlait d’une voix blanche, sans un geste, en homme parfaitement maître de lui, sans paraître s’inquiéter des charges accablantes entassées par l’accusation, bornant toutes ses explications à une dénégation froide, obstinée.

 

Un des assistants dit à mi-voix :

 

– On n’en tirera rien… Il niera jusque sur l’échafaud.

 

Et Gautet répondit sans colère :

 

– En effet, monsieur, jusque sur l’échafaud.

 

Cette lutte pied à pied entre l’accusation et l’accusé ; ce « non » opiniâtre opposé à toutes les questions, contre ce qui semblait être l’évidence des faits, avait quelque chose d’énervant qu’exagérait encore la température orageuse du dehors. Par les vitrages dépolis, le soleil descendait, éclairant le cadavre d’une lueur uniformément jaune.

 

– Soit, reprit le juge d’instruction : vous ne connaissez pas la victime. Mais ceci ?

 

Il mit sous les yeux du prévenu un couteau à manche d’ivoire, un couteau large à la puissante lame éclaboussée de sang.

 

L’homme prit l’arme entre ses mains, la regarda quelques instants, puis la tendit à l’un des gardes, et s’essuya les doigts.

 

– Ceci ?… Je ne connais pas davantage.

 

– C’est un système, ricana le juge. Ce couteau est à vous. Il était suspendu dans votre cabinet de travail. Vingt personnes l’ont vu dans votre appartement.

 

L’accusé inclina la tête.

 

– Cela prouve tout simplement que vingt personnes se sont trompées.

 

– Finissons-en, dit le magistrat. Bien que votre culpabilité ne puisse faire l’ombre d’un doute, nous allons tenter une démonstration décisive.

 

La victime porte sur le cou des marques de strangulation. On y voit la trace très nette de cinq doigts, particulièrement longs, nous a dit le médecin légiste. Montrez vos mains à ces messieurs. Bien.

 

Le juge releva le menton de la morte.

 

Sur le cou apparurent des lignes violetées qui tranchaient sur la peau blanche ; et, à l’extrémité de chaque ecchymose, la chair était profondément entamée, comme si un ongle s’y était enfoncé. On eût dit les nervures sombres d’une feuille géante.

 

– Voilà votre œuvre. Pendant que, de la main gauche, vous tentiez d’étrangler cette malheureuse, de votre main droite restée libre vous lui enfonciez ce couteau dans la poitrine. Appr ochez-vous, et faites comme dans la nuit du meurtre. Mettez vos doigts sur les ecchymoses que je viens de vous montrer… Allons…

 

Gautet eut une seconde d’hésitation, puis, haussant les épaules et d’une voix plus sourde :

 

– Vous voulez voir si mes doigts concordent ?… Et après ?… Qu’est-ce que cela prouvera ?

 

Il s’avança, un peu plus pâle, vers la dalle, les dents serrées et les yeux dilatés. Un instant, il demeura immobile, son regard attaché au cadavre raidi, puis, d’un geste d’automate, il étendit la main et l’appliqua sur la chair.

 

Le froid visqueux du contact lui donna un imperceptible frisson, une contraction brusque des doigts qui se crispèrent, comme pour étrangler.

 

Sous l’étreinte, les muscles figés de la morte parurent s’éveiller. On put les voir se tendre obliquement depuis les clavicules jusqu’aux angles des mâchoires ; la bouche abandonna son rictus d’épouvante et s’ouvrit dans un atroce bâillement, laissant libres les lèvres séchées où les dents, recouvertes d’un enduit brun, s’étaient incrustées.

 

Un frisson passa sur l’assistance.

 

Cette bouche béante dans cette face impassible, cette bouche qui s’ouvrait comme pour un râle d’outre-tombe, avec, au fond, tordue sur elle-même, la langue sèche, râpeuse et bleue, avait quelque chose d’énigmatique et d’effrayant.

 

Et, tout à coup, de ce trou noir sortit un murmure confus, une sorte de bourdonnement de ruche, tandis qu’une mouche énorme au ventre bleu, aux ailes miroitantes, une de ces mouches de charnier qui vivent sur la mort, une mouche immonde, s’envolait, tourbillonnait en sifflant autour de l’antre, comme pour en garder l’approche, et brusquement venait se poser sur les lèvres blêmes de Gautet.

 

D’un geste de dégoût, il essaya de la chasser ; mais la bête revint, s’agrippant à sa chair, de toute la force de ses pattes empoisonnées.

 

Alors, d’un bond, l’homme se rejeta en arrière, les yeux hagards, les cheveux hérissés, les mains tendues, tout son corps grelottant, et se mit à hurler d’une voix folle :

 

– J’avoue !… C’est moi !… Emmenez-moi !… Emportez-la !…

LA MAISON VIDE

 

La serrure crochetée, l’homme entra, ferma la porte avec soin, prêta l’oreille et s’arrêta.

 

Il avait beau savoir la maison vide, ce silence profond et cette grande nuit l’impressionnaient. Jamais il n’avait éprouvé à un tel point le désir et la peur de la solitude. Il avança la main, frôla le mur et poussa le verrou. Alors, seulement, un peu rassuré, il tira de sa poche une petite lampe électrique et regarda autour de lui. La lumière projetait sur l’ombre des taches pâles et qui dansaient à chaque battement de son cœur. Pour se donner du courage, il murmura :

 

– Je suis chez moi !

 

Il se mit à rire, puis pénétra dans la salle à manger.

 

Tout y était d’une propreté méticuleuse. Autour de la table, quatre chaises étaient posées ; une autre, près de la fenêtre, mirait dans le plancher luisant ses pieds grêles. Un parfum vague de fruits et de tabac flottait dans l’air. Il ouvrit les tiroirs du buffet où quelques couverts d’argent étaient soigneusement rangés, songea : « Ça vaut toujours mieux que rien », et les mit dans sa poche. Mais, à chacun de ses mouvements, les couverts, se heurtant, sonnaient contre lui, et, toujours par crainte de ce bruit, qui ne pouvait éveiller personne, il recula sur la pointe des pieds, négligeant des cuillers en vermeil et de petits couteaux à manche de nacre entrevus au fond d’un écrin. Pour excuser sa faiblesse, il se dit :

 

– Ce n’est pas pour ça que je suis venu…

Pourtant, arrivé auprès de la table, il demeura indécis, tâtant les fourchettes qui pesaient au fond de sa poche, hésitant à pénétrer dans le petit salon où l’ombre – grâce aux rideaux tirés, sans doute – semblait plus mystérieuse. Honteux de se sentir si lâche, il fit un pas, puis un autre, franchement, posément, comme un bourgeois paisible et pas poltron qui rentre chez lui le soir, sa partie achevée. Il n’avait plus froid, il n’avait plus peur, et, avisant sur un meuble un flambeau garni de bougies, il le prit, l’alluma et, l’élevant un peu, examina les murs où dans des cadres d’or pendaient des photographies, les bibelots, le piano, la cheminée d’où montait une odeur de cendres froides et de suie. Il jeta encore un regard circulaire autour de la pièce, souleva d’un doigt quelques papiers, soupesa une statuette, la remit en place, reposa le flambeau, souffla les bougies et poussa la porte de la chambre à coucher.

 

Là, plus d’hésitations. Il se souvenait, pour y être venu quelques jours auparavant sous prétexte de visiter l’appartement, de la place de chaque meuble, de la forme du moindre objet. Un coup d’œil lui avait suffi pour voir, et bien voir, la commode trapue où le vieux enfermait ses valeurs, le coffret où il devait mettre son argent, le lit à demi caché par l’alcôve et l’armoire à glace dont il pourrait tout à l’heure faire un rapide et peut-être fructueux inventaire. Il éteignit donc sa lampe et, sans heurter une chaise, le bras tendu, marcha directement vers la commode. Il en tâta le marbre, glissa la main le long de ses flancs comme un maquignon qui flatte le ventre d’une pouliche, et, en bon ouvrier, un doigt de la main gauche posé sur la serrure, il chercha dans sa poche son trousseau de clés.

 

Il était un peu moins calme que tout à l’heure. Ce qui l’énervait, ce n’était plus l’angoisse d’être seul, la nuit, pour voler dans la maison d’un autre, mais une hâte fiévreuse de joueur qui tient sa carte, la serre et la soupèse avant de la retourner. Qu’allait-il trouver dans une seconde ?… Des titres ?… Des billets ?… Et combien ? Quelle fortune dormait pour une minute encore derrière le rempart d’une planchette ?…

 

Il cherchait toujours son trousseau sans parvenir à l’atteindre. Tout à l’heure, en mettant l’argenterie dans sa poche, il n’avait pas songé à en retirer ses outils et tout cela s’était enchevêtré.

 

Les cuillers passant dans les anneaux des crochets, les fourchettes entre-croisant leurs dents se tordaient sous son effort déchirant la doublure de sa poche, griffant sa peau. Pressé d’en finir, il tapa du pied, jura, serra les mâchoires et tira si brutalement que l’étoffe céda, tandis que fausses clés et couverts tombaient pêle-mêle sur le plancher avec un grand bruit de ferraille… Il s’énervait toujours… le but était si proche, et puis, le temps passait !… Il ne se rendait plus très exactement compte de l’heure ; il lui semblait seulement que de longues minutes s’étaient écoulées depuis son entrée. La pendule, dont il n’avait pas jusqu’ici remarqué le tic-tac, battait sa courte et rapide cadence…

 

À genoux devant la commode, il prit un des crochets, l’essaya, l’oreille collée à la serrure : le pêne résista. Il en prit un autre, un nouveau, un autre encore, tournant à petits coups prudents… Rien ! Toujours rien !… Gagné de nouveau par la colère, il éclata de rire :

 

– Non, mais des fois !… je ne vais pas ménager le mobilier !

 

Et, saisissant un ciseau à froid, d’une seule pesée il fit sauter la serrure. Alors, il ouvrit le tiroir et alluma sa lampe.

 

Devant les billets épinglés par liasses, il eut un soupir de joie. Lentement, posément, il les prenait, les comptait, les regardait par transparence, puis les lissait d’un revers de main. Pour être mieux à son aise, il s’assit et continua ses recherches. Sous un rouleau d’or, il y avait un gros paquet de titres nominatifs, pour près de vingt mille francs – une fortune !… Il songea :

 

– Quel malheur de laisser ça !… Enfin !…

 

Il les remit en place. Sûr du butin, il s’attardait, soupesant les pièces d’or, lisant leur millésime, comparant la surface et le poids de celles de cinquante et de quarante francs avant de les faire disparaître dans la poche de sa veste. Il n’avait plus ni hâte ni colère, rien qu’un grand sentiment de bien-être, de détente, la réussite ayant chassé l’effroi. Une lourde voiture traversa la rue, ébranlant les vitres, faisant trembler les meubles et vibrer imperceptiblement les pièces éparses sur le plancher. Ce simple bruit le ramena à la réalité des choses. Il regarda sa montre : quatre heures, – et pensa : « Déjà ?… » – Ramassant les pièces sans les compter, il fouilla les autres tiroirs. Mais il n’y trouva rien d’intéressant. Parmi des papiers et des lettres, un peu d’argent avait été oublié. Il le mit dans son gousset, d’un geste machinal, se releva, les genoux engourdis, et murmura :

 

– C’est pour mon dérangement.

 

Devant lui, sur une table, il vit encore un presse-papier en bronze. Il avait été assez sage, négligeant les bijoux et les titres nominatifs trop compromettants, pour s’offrir, à côté de l’utile, un petit souvenir agréable… Il avança donc la main. Mais, dans le même instant, la pendule, dont le tic-tac pressé se hâtait vers l’heure, sonna un petit coup aigrelet… et il demeura la main allongée, les doigts ouverts… Le silence, un instant traversé par ce très faible bruit, semblait soudain pesant et solennel. Rien ne vibrait plus entre ces quatre murs ; pas même le murmure imperceptible des étoffes dont les plis se tassent, ni le craquement du bois sec qui sommeille le jour et met des nuits et des nuits à mourir… Et ses oreilles s’emplirent du bourdonnement du sang qui travaillait dans sa tête, battant ses tempes, tendant ses vaisseaux… La peur l’avait repris, stupide, imprévue, la peur de ne plus rien entendre : d’où venait cet étrange silence qu’il n’osait troubler même d’un geste ?… Il avait lâché le bouton de sa lampe, et, dans le noir, les épaules rondes, tendant le cou, les narines ouvertes, l’oreille au guet, il se pencha vers la cheminée, où tout à l’heure la petite pendule tapait si vite… Le tic-tac s’était tu ! la pendule s’était arrêtée. Quoi de plus simple ?… Et cependant, un frisson courut le long de sa nuque ; il eut la sensation d’un danger sournois, immédiat ; empoigna son couteau, alluma sa lampe, et se retourna d’une pièce.

 

Dans l’alcôve, sortant de l’ombre à demi, une face à la bouche entr’ouverte, aux yeux terribles, le regardait ; et il sentit que sa présence n’effrayait pas cette face, que ces yeux ne fuyaient pas les siens, que cette longue main cramponnée au drap ne tremblait pas, que cette jambe maigre qui pendait hors des couvertures allait s’allonger, se détendre ; qu’un homme allait enfin se dresser devant lui, le prendre à la gorge, et qu’il sentirait sur son visage le souffle de ce vieux pâle et impassible.

 

Sans oser remuer la tête, il chercha la porte des yeux. Il ne songeait plus aux billets de banque oubliés à terre : il songeait seulement à fuir. Mais, sous la menace de ce regard, il comprit que jamais il ne pourrait atteindre cette porte, il devina que le vieux allait ouvrir la bouche pour crier : « À l’aide ! » qu’après ce cri il n’aurait plus le temps de s’échapper, et, sans plus réfléchir, d’un bond, comme une bête à l’attaque, il se rua vers le lit, leva son couteau et, par deux fois, avec des halètements de rage, l’enfonça jusqu’au manche. Il n’y eut pas un cri, pas un râle ; seule, la chute molle et sans écho d’un oreiller troubla le silence, et la tête retomba, un peu en avant du traversin, les lèvres entr’ouvertes et le menton sur la poitrine.

 

Tremblant encore de peur et de colère, il recula d’un pas et contempla son œuvre. Sa lampe donnait une clarté si faible qu’il ne distinguait, dans le désordre de la chemise froissée, ni la trace de sa lame, ni le sang des blessures. Il avait dû frapper bien fort et bien juste, car la face du vieux n’avait point changé. Du premier coup, rapide et formidable, il l’avait arrêté net en plein élan, en pleine vie, comme aurait pu faire une balle. Un orgueil lui vint de sa maîtrise, et il grogna, menaçant :

 

– Ah ! tu étais là ?… Eh bien, tu as vu, hein ?…

 

Or, penché sur le visage immobile, la pensée lui vint subitement, tant les traits avaient peu changé, qu’il avait lardé la couverture, mais que le vieillard n’était pas mort, et qu’il le regardait toujours avec une souveraine ironie.

 

Pour la seconde fois, il leva son arme et l’abattit, la releva et l’abattit encore avec une frénésie sauvage, grisé par le bruit sourd de la pointe trouant la poitrine, s’excitant à frapper par des jurons et par des cris, indifférent au danger d’éveiller la maison. La chemise n’était plus qu’une loque et la chair qu’une plaie. Seul, le visage, qu’aucune blessure n’avait entamé, gardait son impassibilité redoutable. Alors, l’homme, à demi fou, jeta sa lampe et prit sa victime à la gorge pour frapper une dernière fois.

 

Mais son poing droit levé resta en l’air et un cri s’arrêta sur ses lèvres : car, sous sa main, il venait de sentir, non pas la chair humide et pantelante d’où la vie vient de s’échapper avec des flots de sang, mais une chair que nul frisson ne faisait tressaillir, froide de ce terrible froid auquel rien n’est pareil ; une chair morte, morte depuis de longues heures !… Et son bras retomba…

 

Le crime, cependant, ne l’avait jamais effrayé. Souvent, il avait vu son couteau rouge ; il avait reçu au visage la giclée chaude lâchée par les artères crevées ; il connaissait l’odeur du sang, le râle du corps qui se vide… La mort qu’on donne n’est rien… Mais ça ! !… Un respect soudain éveillé en son âme d’assassin le tenait immobile, une terreur superstitieuse du grand mystère le glaçait… Il avait cru la maison vide, et il était entré chez un mort !… Il avait volé près d’un mort !… Un mort !… Voilà donc d’où venaient cet effrayant silence et cette ombre si calme !…

 

Et comme au loin, très loin, une horloge sonnait cinq heures, sans oser tourner la tête vers le butin oublié, sa casquette aux doigts, avec une grande peur traversée par des souvenirs de prières, les yeux dilatés, attirés dans la nuit vers ce mort qu’il n’avait pas fait, butant contre les meubles, il sortit de la pièce à reculons…

 

UN MANIAQUE

 

Il n’était ni méchant, ni sanguinaire. Il avait seulement une conception très spéciale des plaisirs de l’existence. Peut-être parce que, les ayant tous pratiqués, il ne trouvait plus d’imprévu à aucun.

 

Il allait au théâtre, non pour suivre le spectacle, ou pour lorgner de droite et de gauche, dans la salle, mais dans le seul espoir d’être, un jour, témoin d’un incendie. À la foire de Neuilly, il suivait toutes les séances des ménageries dans l’attente de la catastrophe : le dompteur dévoré par ses fauves. Il avait essayé des courses de taureaux, mais s’en était dégoûté vite, la tuerie prenant ici un aspect trop réglé, trop naturel, et il lui répugnait de regarder souffrir.

 

Il cherchait uniquement l’angoisse horrible et fugitive du « jamais vu ». À telle enseigne que, s’étant trouvé à l’incendie de l’Opéra-Comique et en étant sorti indemne ; qu’ayant été à deux pas de la cage des fauves le jour où Fred avait été dévoré par ses lions, il s’était presque désintéressé du théâtre et des ménageries. À ceux qui s’étonnaient de cet apparent changement dans ses goûts, il répondait :

 

– Maintenant, j’ai vu. Ça ne me ferait plus rien. Je voulais me rendre compte de l’effet produit sur les autres et sur moi.

 

Lorsqu’il fut privé de ces deux plaisirs favoris – il avait employé dix ans de sa vie avant d’arriver à leur réalisation – il vécut de longs mois dans le marasme, sortant peu, désœuvré.

 

Or, un matin, les murs de Paris se couvrirent d’affiches multicolores représentant, sur un fond azuré, une piste étrange inclinée, qui se nouait et retombait comme un ruban. Tout en haut, un cycliste, point minuscule, semblait attendre un signal pour se lancer vers le plongeon vertigineux.

 

En même temps, dans les journaux, on lut le récit d’un extraordinaire tour de force et l’on eut ainsi l’explication de cette affiche bizarre.

 

Il s’agissait pour l’homme de filer à toute allure sur la piste étroite, de remonter la boucle et de la redescendre. Dans cette course fantastique, l’acrobate se trouvait pendant une seconde la tête en bas et les pieds en l’air.

 

Le gymnasiarque convia la presse à venir examiner son engin, à tourner et à retourner sa machine, pour qu’il fût bien établi que le tour était honnête, franc, dénué de tout subterfuge, basé sur des calculs d’une précision extrême, immanquable avec du sang-froid.

 

Mais dès l’instant où la vie d’un homme tient à ces mots : le sang-froid, elle tient à peu de chose !

 

Notre maniaque, depuis l’annonce du spectacle, avait repris un peu de sa bonne humeur. Ayant assisté aux premières démonstrations, il avait la conviction de trouver là une émotion neuve, et, le soir des débuts, il fut aux premières places pour voir « boucler la boucle ».

 

Il avait loué une loge qui se trouvait dans le prolongement de la piste, et de là, seul, n’ayant voulu près de lui personne qui pût distraire son attention, il put suivre le saut vertigineux.

 

Le tout durait quelques secondes à peine. Il eut juste le temps de voir la tache noire foncer sur la blancheur de la piste, un formidable élan, un plongeon, un bond gigantesque, c’était tout. Cette fois il avait eu une angoisse aussi prompte qu’un éclair.

 

Mais, tandis qu’il sortait, se mêlant à la foule, il réfléchit que deux, trois fois peut-être, ce spectacle lui ferait passer un frisson, puis qu’il se blaserait sur celui-là comme sur les autres.

 

Il revenait donc un peu ennuyé, songeant : « Ce n’est pas encore ça ! », quand il réfléchit que le sang-froid d’un homme a des limites, que la solidité d’une bicyclette n’est, après tout, qu’une chose relative, et qu’il n’est pas de piste si résistante qu’elle ne puisse, à un moment donné, fléchir. Il en arriva donc à cette conclusion que, fatalement, un accident devait se produire.

 

De là à décider de guetter cet accident il n’y avait qu’un pas.

 

– J’irai, décida-t-il, voir boucler la boucle tous les soirs, jusqu’à ce que l’homme se casse la figure. Et si cela n’arrive pas durant les trois mois qu’il passera à Paris, je le suivrai ailleurs !

 

Pendant deux mois, tous les soirs, à la même heure, il entra dans la même loge, se mit à la même place… L’accident ne se produisait pas. On avait fini par le connaître au contrôle. Il avait du reste loué la loge pour toute la série des représentations, et l’on se demandait la raison de cette fantaisie coûteuse, sans la pouvoir découvrir.

 

Un soir que l’acrobate avait fait son tour plus tôt que de coutume, il le rencontra dans un corridor et vint à lui. Il n’eut pas besoin de se présenter longuement.

 

– Je sais, monsieur, lui répondit le gymnasiarque, que vous êtes un habitué de la maison. Vous y venez tous les soirs.

 

Il parut surpris et demanda :

 

– En effet, je m’intéresse vivement à votre exercice… Mais, qui a pu vous dire ?…

 

L’homme sourit :

 

– Oh ! personne. Je vous vois, simplement.

 

– Voilà qui est surprenant. À une hauteur pareille… dans un pareil moment… vous avez l’esprit assez libre pour considérer les spectateurs dans la salle ?

 

– Oh ! pardon. Je ne considère pas les spectateurs dans la salle. Ce serait fort dangereux pour moi, et j’ai trop besoin de toute ma présence d’esprit pour chercher des visages dans cette foule qui s’agite et murmure. En toutes choses concernant notre profession, à côté du tour en lui-même, de sa théorie et de sa pratique, il y a un procédé, un truc…

 

Il sursauta :

 

– Un truc ?…

 

– Entendons-nous, ce n’est pas une supercherie que je veux dire. J’entends par là quelque chose dont le public ne se doute pas, et qui constitue le point le plus délicat de l’exercice. Suivez-moi bien. Je mets en fait qu’il est impossible de se vider le cerveau au point de ne plus avoir qu’une seule pensée, au point que votre volonté ne s’éparpille pas, si je peux dire. Eh bien, moi, je choisis dans toute la salle un objet, un point fixe sur lequel je rive mes regards. Je ne vois que ce point, cet objet. Dès la seconde où il est dans mes yeux, rien d’autre n’existe plus. Je suis en selle. Mes mains cramponnées au guidon, je ne me préoccupe de rien : ni de mon équilibre, ni de ma direction. Je suis sûr de mes muscles. Ils sont fermes comme l’acier. Il n’y a qu’une partie de moi-même contre laquelle je me mette en garde : mes yeux. Mais quand une fois ils sont attachés, ils ne me font plus peur. Eh bien, le soir où j’ai débuté, je ne sais pas pour quelle raison, mes regards sont tombés sur votre loge. Je vous ai vu. Je n’ai plus vu que vous. Vous avez sans le savoir pris mes yeux… Vous avez été ce point, cet objet, dont je vous parlais tout à l’heure. Le second jour je vous ai cherché à la même place. Ainsi les jours suivants. Si bien qu’à présent, dès que je suis entré, d’instinct mon regard vous cherche, vous suit. Vous êtes, sans vous en rendre compte, l’auxiliaire précieux, indispensable de mon tour. Vous comprenez, dans ces conditions, que je puisse vous connaître.

 

Le lendemain, ainsi que de coutume, le maniaque était dans sa loge. Dans la salle, c’était un mouvement, un bruit confus. Brusquement le silence se fit, profond ; on eût dit que pas un souffle ne sortait de ces poitrines. L’acrobate était monté sur sa machine, que deux hommes tenaient, attendant le signal du départ. Il était bien d’aplomb, les poings au guidon, la tête droite, le regard fixé devant lui.

 

Il cria : « Hop ! » et les hommes le poussèrent.

 

Mais au même moment, le plus naturellement du monde, le maniaque se leva, repoussa son siège et s’assit de l’autre côté de la loge. Alors on vit une chose effroyable. L’acrobate eut un violent haut-le-corps. Sa machine, qui piquait en avant, fit une embardée formidable, bondit en dehors de la piste et alla au milieu des hurlements d’épouvante s’écraser sur le sol.

 

D’un geste méthodique, le maniaque enfila son pardessus, lissa son chapeau d’un revers de manche et sortit.

 

LE PÈRE

 

Quand la dernière pelletée de terre fut retombée, et qu’ils eurent donné la dernière poignée de mains, le père et le fils rentrèrent chez eux à petits pas, sans rien dire, les jambes lourdes, la tête vide, pris soudain de cette grande lassitude qui suit les efforts trop longtemps soutenus.

 

La maison imprégnée encore du parfum des fleurs, la maison redevenue calme après l’affolement, les allées et venues de ces deux jours, leur parut étrangement vide et neuve. La vieille bonne qui les avait précédés avait tout remis en ordre. Il leur sembla qu’ils revenaient d’un long voyage, mais qu’ils se retrouvaient chez eux sans joie, sans ce large soupir qui dit : « Ah ! qu’on est bien chez soi !… » Tout était propre, net. Près de la cheminée, le chat couché en rond ronronnait doucement, et le soleil d’hiver étalait sa gaieté timide sur les vitres.

 

Le père s’assit près du feu, hocha la tête et soupira :

 

– Ta pauvre maman !…

 

Et deux larmes glissèrent sur sa bonne figure toute ronde, sa bonne figure que le chagrin, le froid de la rue et la tiédeur de la pièce avaient congestionnée un peu.

 

Ensuite, par besoin d’entendre autre chose que le ronron du chat, le tic-tac de l’horloge et le crépitement du bois sur les chenets envahi, à son insu, par cet orgueil de vivre après ceux qui s’en sont allés pour jamais, il se mit à parler :

 

– Tu as vu les Dupont ? Ils étaient tous là, et la présence du grand-père m’a beaucoup touché… Ta maman les aimait bien… Mais, comment se fait-il que ton ami Brémaud ne soit pas venu ?… Oui, je sais… Au milieu de tout ce monde, il se peut que je ne l’aie pas remarqué…

 

Il soupira encore : « Mon pauvre petit !… » repris d’une tendresse câline pour ce grand garçon de vingt-cinq ans qui, près de lui, pleurait silencieux.

 

La vieille bonne entra sur la pointe des pieds, si doucement qu’ils ne l’entendirent pas ouvrir la porte.

 

– Allons, monsieur ! il ne faut pas rester comme ça ! Il faut manger !

 

Ils levèrent la tête.

 

C’était vrai ! Il fallait manger. La vie les reprenait. Ils avaient faim, non pas cette faim heureuse des jours où l’on aime à s’installer commodément à table, mais la faim de la bête qui se sent l’estomac vide. Jusqu’ici, une pudeur les avait retenus. Maintenant, ils se regardaient sans rien dire, désirant et redoutant à la fois ce premier tête-à-tête à la table trop grande, près de la place vide.

 

Et le père, les yeux gros de larmes, murmura :

 

– Oui, vous avez raison… Faites-nous à manger… Il faut, mon petit…

 

Le fils approuva de la tête et se leva :

 

– Je passe un vêtement et je reviens.

 

Il sortit. La porte refermée, comme il allait entrer machinalement dans la chambre de sa mère, la vieille bonne s’approcha de lui, et lui dit presque bas :

 

– Monsieur Jean, j’ai quelque chose pour vous… une lettre que votre maman m’a confiée, voilà huit jours, quand elle s’est sentie perdue… Elle m’a recommandé de vous la remettre… après seulement… La voilà.

 

Il s’arrêta, surpris, regarda la servante. Elle se tenait devant lui, hésitante, l’enveloppe qu’elle lui tendait tremblait au bout de ses doigts, et, tout d’un coup, il eut la sensation précise qu’une grande douleur, un grand secret, étaient là, près de lui.

 

Il dit, la gorge serrée :

 

– Donne… et entra.

 

Dès qu’il fut seul, sans réfléchir, il s’enferma à double tour. La chambre, avec son lit trop plat, ses rideaux trop tirés, sa cheminée sans feu, et ses meubles trop bien rangés, avait déjà l’aspect abandonné.

 

Il tournait et retournait la lettre entre ses doigts, glacé devant cette écriture vivante de la morte, cette écriture chère, si souvent regardée jadis, et qui, sur le papier un peu froissé, s’étalait, déjà tremblée.

 

À travers la cloison, il entendait la bonne aller et venir, mettant le couvert.

 

Il déchira l’enveloppe et lut :

 

« Mon enfant chéri,

 

« Je sens que l’heure de l’éternel adieu est proche. Je m’en vais sans faiblesse, et presque sans regret, puisque tu es un homme maintenant et que le temps est loin où je t’étais indispensable. J’ai conscience d’avoir été une mère irréprochable. Mais, un très lourd secret dort entre nous, que je n’eus pas le courage de te révéler, qu’il est nécessaire pourtant que tu saches.

 

« Celle que tu as aimée, respectée par-dessus tout, celle à qui tu contais tes peines de tout petit et tes tristesses d’homme, ta maman, mon chéri, est une grande coupable :

 

« Tu n’es pas le fils de celui que tu as toujours appelé « père ». Il y a eu dans ma vie un grand, un immense amour, et mon seul crime est de ne l’avoir pas avoué. Ton père, ton vrai père, existe. Il t’a vu grandir de loin, et t’aime, je le sais. Tu es à l’âge où l’on peut prendre les plus graves décisions. Toute ta vie est à refaire, si tu le veux. Tu peux être riche demain, si tu trouves en toi le courage qui m’a manqué. L’acte que je commets est lâche, je le sais… Ayant mal vécu, je ne pouvais que mal mourir. Cent fois j’ai été sur le point de fuir cette maison, de t’emporter avec moi. L’énergie m’a fait défaut… Il eût suffi de peu de chose pour me la donner, sans doute : un soupçon… une parole mauvaise… Mais rien !… Pas un nuage… »

 

Il s’arrêta, écrasé par cette révélation.

 

Ainsi, sa mère avait eu un amour !… Elle avait pu porter si longtemps ce secret. Elle avait pu parler, sourire, sans qu’un tressaillement trahît sa faute et son remords ! Et lui, jadis impitoyable aux faiblesses des autres femmes, lui pour qui tout orgueil, toute vénération, toute joie se résumaient en ce seul mot : « Maman !… » il avait grandi là, étranger, vivante insulte à ce brave homme qui n’avait eu pour lui que tendresse et bonté !…

 

Toute son enfance se levait devant lui. Il se revoyait petit, petit, passant par les rues de la ville, donnant la main à son papa… Il grandissait… Une très grave maladie le tenait durant de longs mois entre la vie et la mort, et il voyait encore son papa assis à son chevet essayant de sourire avec des larmes dans les yeux… Le temps passe… Les affaires vont mal, et ce sont d’autres souvenirs, plus aigus, plus poignants… les conversations qu’il écoute, le soir, pelotonné dans son lit. La mère parle peu ; le papa dit : « Je me restreindrai… Je ne fumerai plus, je n’irai plus au café… Mes vêtements sont encore très bons… Il ne faut surtout pas que le gamin pâtisse… C’est un mauvais moment à passer, voilà tout… En rognant de-ci, de-là, nous pourrons lui donner des douceurs… Les petits ont toute la vie devant eux pour souffrir… À quoi bon les attrister si tôt !… »

 

Et voilà l’homme qu’elle a trompé !…

 

Il se mit à pleurer. La phrase de la lettre revenait à sa mémoire : « Tu es à l’âge où on peut prendre les plus graves décisions ».

 

C’était vrai. Il n’avait même pas le droit d’hésiter. Pas une seconde, l’idée de la richesse n’effleura son esprit. Il aurait simplement le courage qui lui avait manqué, à Elle. Il quitterait cette demeure sans rien dire… Il s’en irait très loin, très loin, pour ne plus revenir. Ainsi, la honte, la honte qu’il savait, partirait avec lui. Comment pourrait-il, à présent, sans rougir, s’asseoir à cette table ? entendre la bonne voix lui dire : « Mon petit », et rappeler le souvenir de la « pauvre maman… » ?

 

Sa résolution était prise. Il sanglota :

 

– Oh ! maman, maman ! qu’est-ce que tu as fait !…

 

Adieu la vie tranquille et calme, le retour au foyer, le regard attendri sur le passé défunt, car, il n’avait pas le droit, en vérité, de continuer le mensonge et la faute.

 

Il restait immobile, abîmé dans sa douleur.

 

Un bruit venait de la salle à manger.

 

– … Pauvre petit !… Il a du chagrin !… Il est dans la chambre de sa maman… Laissez-le pleurer… Ah ! nous sommes bien malheureux… Je me sens si vieux ! Il me reste, heureusement ! C’est un brave enfant, il ne me quittera pas !

 

Il releva la tête et se mordit les lèvres. Le père parlait toujours, et, peu à peu, en l’écoutant, ses pensées prenaient un autre cours. La voie qu’il devait suivre lui semblait moins facile, son devoir lui apparaissait plus obscur.

 

« Il ne me quittera pas… »

 

Avait-il le droit d’abandonner ce pauvre être, de le laisser vieillir tout seul au foyer déserté ?… Partir ! Voilà tout ce qu’il trouvait pour payer sa tendresse, ses efforts, ses privations… Oui…

 

Mais il n’était pas son fils… Sa présence ici, sous son toit, avait quelque chose d’intolérable, d’odieux… Pourtant, il fallait se décider, de suite ; après, il serait trop tard.

 

Il tenait toujours la lettre de sa mère. Il se remit à lire :

 

« Il eût suffi de peu de chose pour me donner cette énergie, sans doute : un soupçon, une parole mauvaise… Mais rien, pas un nuage… »

 

La voix du père reprit, derrière la cloison :

– Oui, j’ai vécu vingt-sept ans avec elle, et, durant vingt-sept ans, entre nous, rien, pas un nuage…

 

Les mêmes mots… la même phrase !…

 

Il reprit sa lecture :

 

« Et maintenant, je vais te dire le nom de ton vrai père. C’est… »

 

La lettre tremblait dans ses doigts. Un regard, et le nom serait à jamais gravé dans ses yeux, dans tout son Être… et alors… alors… il ne pourrait plus…

 

La voix appela doucement :

 

– Allons, viens, mon petit, viens à table…

 

Il eut un grand frisson et ferma les yeux une seconde. Ensuite il prit une allumette, leva le bras et mit le feu au papier. Il le regarda brûler, lentement, et, quand la flamme vint lécher ses ongles, il ouvrit les doigts. Un carré de cendre noire tomba sur le plancher. Un coin blanc, très étroit acheva de se consumer… Plus rien…

 

Alors, il tira la porte, demeura un instant immobile sur le seuil, et, voyant devant lui le brave homme, avec sa bonne figure, ses yeux rougis et ses mains qui tremblaient, il le prit dans ses bras, l’embrassa passionnément, comme on embrasse un être cher que l’on croyait à tout jamais perdu et sanglota :

 

– Papa ! Mon vieux papa !…

 

 

 

 

 

 

 

 

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Novembre 2005

 

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