Jack London

LES VAGABONDS DU RAIL

1907
The Roads
Traduction de Louis Postif

En somme, je les ai essayées toutes,

Les routes allègres qui vous conduisent au bout du monde ; dans un lit,

En somme, je les ai trouvées bonnes,

Moi qui, comme tant d’autres, ne peux dormir mon content,

Qui dois poursuivre mon chemin

Et continuer, jusqu’à ma mort, à voir passer la vie !

(Refrain du Royal Vagabond,

Les Sept mers, de Rudyard Kipling.)

I

CONFESSION


Quelque part dans l’État de Nevada, il existe une femme à qui j’ai menti sans vergogne pendant deux heures d’affilée. Je ne cherche point ici à faire mes excuses, loin de là ! Je désire seulement m’expliquer. Hélas, je ne connais pas son nom, encore moins son adresse actuelle. Si, par hasard, ces lignes lui tombent sous les yeux, j’espère qu’elle voudra bien m’écrire.

Je me trouvais à Réno durant l’été de 1892, à l’époque de la foire. La ville était infestée de malandrins et de clochards, sans parler d’une horde affamée de Hoboes[1], qui rendaient cette cité inhospitalière. Ils frappaient si souvent aux portes des maisons que les habitants finissaient par ne plus leur répondre.

Pour ma part, je me passai de plus d’un repas. Cependant je courais aussi vite que les autres au moindre bruit de porte qu’on ouvrait pour nous tendre de la nourriture, pour nous inviter à table ou nous offrir un cent.

À cette époque je battais tellement la dèche qu’un jour, dans une gare, après avoir évité un employé, je pénétrai dans le compartiment réservé d’un millionnaire au moment où le train démarrait. Je m’avançai résolument vers le richard, tandis que l’employé, à un pas de moi, essayait de m’atteindre : j’interpellai le millionnaire à l’instant où mon poursuivant sautait sur moi. Mais je ne m’attardai point en politesses :

« Donnez-moi un quart[2] pour manger ! » hurlai-je.

Aussi vrai que me voici, l’homme plongea sa main dans sa poche et me tendit… exactement… un quart. Ma demande l’avait abasourdi à ce point qu’il m’obéit machinalement : depuis, j’ai toujours regretté de ne point lui avoir réclamé un dollar ; je l’aurais sûrement obtenu.

Quand je descendis, l’employé, encore sur la plate-forme, voulut me lancer son pied en pleine figure : il manqua son coup. J’avais ce que je désirais !

Revenons à cette femme de Réno. C’était dans la soirée du dernier jour que je passai en cette ville. Je venais d’assister à une course de poneys et, n’ayant pas mangé à midi, je mourais littéralement d’inanition. Pour comble, un comité de sécurité publique s’était formé le matin même en vue de débarrasser la ville des crève-la-faim comme moi. Déjà un certain nombre de mes frères-vagabonds avaient été cueillis par Jean-la-Loi, et il me semblait entendre l’appel des vallées ensoleillées de Californie par-dessus les crêtes glacées des Sierras. Il me restait à accomplir deux exploits avant de secouer de mes souliers la poussière de Réno : d’abord trouver quelque nourriture, puis attraper le wagon postal du train du soir à destination de l’Ouest. Malgré ma jeunesse, j’hésitais devant la perspective d’un voyage d’une nuit entière, l’estomac vide, à l’extérieur d’un train roulant à toute allure à travers les abris contre la neige[3], les tunnels et les éternelles blancheurs des montagnes s’élevant jusqu’au ciel.

Mais ce repas constituait un problème presque insoluble. À une douzaine de portes on m’avait refusé tout secours, répondu par des insultes, ou indiqué la prison comme le seul domicile digne de moi. De tels propos n’étaient, hélas ! que trop justifiés. Voilà pourquoi je m’étais décidé à partir pour l’Ouest cette nuit-là. Jean-la-Loi régnait partout dans la ville, en quête des affamés et des sans-logis.

À d’autres maisons, on me claqua la porte au nez, pour couper court à mes requêtes humbles et polies. À une certaine demeure, on ne m’ouvrit même pas. Je restai sous la véranda et frappai : les gens vinrent me regarder par la fenêtre. Ils soulevèrent même un robuste petit garçon pour qu’il pût voir, par-dessus les épaules de ses aînés, le vagabond qui n’aurait rien à manger chez eux.

Je commençais à envisager la pénible obligation de m’adresser aux pauvres, qui constituent l’extrême ressource du vagabond. On peut toujours compter sur eux : jamais ils ne repoussent le mendiant. Maintes fois, à travers les États-Unis, on m’a refusé du pain dans les maisons cossues sur la colline, mais toujours on m’en a offert, près du ruisseau ou du marécage, dans la petite cabane aux carreaux cassés remplacés par des chiffons, où l’on aperçoit la mère au visage fatigué et ridé par le labeur. Ô ! vous qui prêchez la charité ! prenez exemple sur les pauvres, car seuls ils savent pratiquer cette vertu. Ils ne donnent pas leur superflu, car ils n’en possèdent point. Ils se privent parfois du nécessaire. Un os jeté au chien ne représente pas un acte charitable. La charité, c’est l’os partagé avec le chien lorsqu’on est aussi affamé que lui.

Ce même soir, je fus chassé d’une villa dont les fenêtres de la salle à manger donnaient sur la véranda. J’aperçus un homme dévorant un pâté, un énorme pâté de viande. Je me tenais debout devant la porte ouverte et, tandis qu’il me parlait, il continuait de manger. Il éclatait de prospérité et semblait éprouver une certaine rancœur contre ses frères moins fortunés.

Il coupa net ma requête par ces paroles :

– Vous ne m’avez pas l’air de vouloir travailler, vous !

Cette remarque était pour le moins déplacée, puisque je n’avais pas prononcé un mot à ce sujet. Je réclamais simplement de quoi manger. De fait, je ne désirais pas travailler, mais prendre le train de l’Ouest ce même soir.

– Vous ne travailleriez pas, même si on vous en donnait l’occasion ! rugit-il.

Je lançai un regard à sa femme au visage timide et je compris que, sans la présence de ce cerbère, je pourrais moi aussi mordre un brin au délicieux pâté. Mais le goinfre se rejeta sur son assiette, et je vis qu’il me faudrait l’amadouer si je voulais en obtenir ma petite part. Je poussai un soupir et acceptai ses observations.

– Mais si, je cherche du travail, affirmai-je avec aplomb.

– Je n’en crois pas un mot ! dit-il en reniflant.

– Essayez donc de m’en procurer ! répliquai-je, continuant de plus belle à mentir.

– Très bien. Soyez au coin de telle et telle rue (j’ai oublié l’adresse exacte) demain matin. Vous savez où se trouve la maison incendiée. Je vous embaucherai pour lancer des briques.

– Parfait, Monsieur. J’y serai.

Il grogna et se remit à bâfrer. J’attendais toujours. Après deux minutes, il leva les yeux sur moi avec un air qui voulait dire : « Tiens, je vous croyais déjà parti ! »

– Eh bien ? fit-il.

– J… j’attends quelque chose à manger, répondis-je d’une voix douce.

– Ah ! ah ! Je savais bien que vous ne vouliez pas travailler ! beugla-t-il.

Il avait raison, comme de juste : mais il dut arriver à cette déduction par la lecture de ma pensée, plutôt que par un raisonnement quelconque. Le mendiant à la porte doit faire preuve d’humilité ; aussi j’acceptai sa prétendue logique comme j’avais admis sa leçon de morale.

– Vous comprenez, j’ai faim maintenant, dis-je d’une voix plus douce. Demain matin, j’aurai encore plus faim. Songez à quel point j’en serai réduit lorsque demain j’aurai lancé des briques toute la journée sans rien me mettre sous la dent ! Alors que si vous me sustentez un peu, je serai en excellente forme pour travailler.

Il réfléchit gravement, tout en continuant d’ingurgiter son pâté. Sa femme, tremblante, s’apprêtait à prendre la parole en ma faveur, mais elle se contint.

– Voici ce que je vais faire, déclara-t-il entre deux bouchées. Venez au chantier demain et, au milieu de la journée, je vous avancerai une somme suffisante pour manger. Nous verrons si oui ou non vous êtes sincère.

– En attendant…, commençai-je ; mais il m’interrompit.

– Si je vous donnais quelque chose à présent, je ne vous reverrais plus. Oh ! je connais les gens de votre trempe ! Regardez-moi bien. Je ne dois rien à personne. De ma vie je ne me suis abaissé à mendier mon pain : je l’ai toujours gagné. Ce qui me déplaît, chez vous, c’est que vous êtes un fainéant et un débauché. Je lis cela sur votre figure. J’ai trimé et j’ai été honnête, moi. Je suis le fils de mes œuvres. Faites comme moi : travaillez et restez honnête !

– Comme vous ? demandai-je.

Hélas, aucun rayon d’humour n’avait pénétré l’âme sombre de cet homme, abruti par le travail.

– Oui, comme moi, insista-t-il.

– Vous parlez ainsi pour nous tous ?

– Parfaitement, pour vous tous, répondit-il, la voix vibrante de conviction.

– Mais si nous devenions tous comme vous, repris-je, permettez-moi de vous dire qu’il ne resterait plus personne pour lancer vos briques.

J’aperçus un soupçon de sourire dans le regard de son épouse. Quant à lui, il restait bouche bée, mais est-ce devant la vision d’une humanité réformée qui ne lui permettrait plus de louer quelqu’un pour lancer ses briques, ou est-ce devant mon insolence, cela je ne le saurai jamais.

– Je ne veux pas gaspiller ma salive avec vous ! hurla-t-il. Hors d’ici, mendiant ingrat !

Je reculai d’un pas pour lui montrer mon intention de m’en aller et j’ajoutai :

– Alors, je n’aurai rien à manger ?

Soudain, il se leva. C’était un vrai colosse. Moi, j’étais étranger dans la ville et Jean-la-Loi courait à mes trousses. Je pris la poudre d’escampette. Mais pourquoi ce mâche-dru m’a-t-il appelé « mendiant ingrat » ? me demandai-je en claquant la barrière. Que diable m’avait-il donné pour me traiter d’ingrat ? Je regardai derrière moi. Je vis encore le bonhomme à travers la fenêtre. Il s’activait de nouveau sur son pâté.

Je finissais par perdre courage. Je passai devant un grand nombre de maisons sans oser y frapper. Elles se ressemblaient toutes et aucune ne paraissait hospitalière. Enfin, je secouai mon abattement et repris quelque aplomb. Mendier sa nourriture n’était qu’un jeu, après tout, et si les cartes ne me plaisaient pas, j’avais toujours la faculté d’en demander de nouvelles. Je me décidai donc à risquer ma chance une fois de plus. Je m’approchai d’une autre habitation à l’heure où tombait le crépuscule : j’en fis le tour et me présentai à la porte de la cuisine.

Je frappai doucement. Lorsque j’aperçus le visage honnête de la femme entre deux âges qui vint m’ouvrir, l’histoire que j’allais lui raconter me vint comme une inspiration. Sachez que le succès du mendiant dépend de son habileté de conteur. Avant tout, il doit « jauger » d’un seul coup d’œil sa victime, et ensuite lui débiter un boniment en rapport avec le tempérament particulier de cette personne et inventé à souhait pour l’émouvoir. C’est ici que surgit la grande difficulté : dès qu’il voit à qui il a affaire, le mendiant commence son histoire. Pas une minute ne lui est accordée pour l’élaboration. Avec la rapidité de l’éclair, il lui faut deviner la nature de son client et concevoir le récit qui atteindra le but. Le hobo doit être un artiste et créer spontanément, non d’après un thème choisi dans l’épanouissement de sa propre imagination, mais suivant le thème qu’il lit sur le visage de l’individu qui ouvre la porte : homme, femme ou enfant, bourru, généreux ou avare, enjoué ou méchant, juif ou chrétien, noir ou blanc, qu’il ait ou non des préjugés de race, qu’il soit d’esprit large ou mesquin. J’ai souvent songé que c’est à cet entraînement particulier de mes jours de vagabondage que je dois une grande partie de ma renommée de conteur. Pour me procurer de quoi vivre, il me fallait inventer des histoires vraisemblables. Poussé par l’inexorable nécessité, on acquiert le don de convaincre et de faire naître l’émotion sincère, qualités qui sont l’apanage des bons romanciers. Je crois aussi que c’est mon apprentissage de gueux qui a fait de moi un réaliste. Le réalisme est la seule denrée présentable à la porte de la cuisine pour obtenir quelque pitance.

Après tout, l’art n’est qu’un artifice consommé, et, avec un peu d’adresse, on rend plausible le mensonge le plus éhonté. Un jour, je me trouvais au poste de police de Winnipeg, dans le Manitoba. Je me rendais vers l’Ouest par le chemin de fer du Canadian Pacific. Les policiers voulurent connaître mon « histoire », et je la leur débitai… à brûle-pourpoint. Eux n’avaient foulé que le plancher des vaches : pouvais-je mieux faire que de leur parler de la mer ? Sur ce sujet, ils étaient incapables de contrôler mes dires. Je leur servis donc un épisode larmoyant de ma vie sur le vaisseau d’enfer Glenmore. (J’avais vu une seule fois le Glenmore, mouillé dans la baie de San Francisco.)

J’étais un mousse anglais. Ils contestèrent aussitôt ma prononciation de la langue anglaise. Sur-le-champ je dus trouver une explication : j’étais né et j’avais été élevé aux États-Unis. À la mort de mes parents, on m’avait envoyé en Angleterre, chez mes grands-parents, qui m’avaient fait entrer comme mousse à bord du Glenmore. J’espère que le patron du Glenmore voudra bien me pardonner ; cette nuit-là, dans le poste de police de Winnipeg, je l’ai noirci des méfaits les plus horribles. Quelle cruauté ! Quelle brutalité ! Quel génie diabolique pour la torture ! Voilà les raisons qui m’avaient décidé à déserter le Glenmore à Montréal.

Mais puisque mes grands-parents habitaient l’Angleterre, pourquoi me trouvais-je au centre du Canada, et me dirigeant vers l’Ouest ? Instantanément je fabriquai une sœur mariée qui vivait en Californie. Elle allait s’occuper de moi. Je m’étendis longuement sur sa nature affectueuse. Mais ils ne voulaient pas me lâcher, ces policiers au cœur de pierre. J’avais rejoint le Glenmore en Angleterre, fort bien ; mais pendant les deux années qui avaient précédé ma désertion à Montréal, qu’était devenu ledit bateau ? Où avait-il navigué ? Je fis faire le tour du monde à ces policiers qui n’avaient jamais mis le pied sur un navire. Battus par les vagues tumultueuses et piqués par les poussières d’embruns, ils luttèrent en ma compagnie contre un typhon au large de la côte du Japon. Ils chargèrent et déchargèrent des cargaisons avec moi dans tous les ports des sept mers. Je les emmenai aux Indes, en Chine, à Rangoon, je leur fis briser la glace à coups de marteau autour du Cap Horn, et enfin mouiller à Montréal.

Ils me prièrent d’attendre un instant, et l’un des policiers disparut dans la nuit tandis que je me chauffais au poêle, me torturant l’esprit pendant tout ce temps pour deviner le piège qu’ils allaient me tendre.

Je pestai contre moi-même lorsque je vis l’homme arriver sur les talons du policeman. Ce n’était pas la fantaisie du Bohémien qui avait mis ces minuscules anneaux d’or aux lobes de ses oreilles ; aucun vent de prairie n’avait hâlé cette peau, la transformant en un cuir ridé ; nul tourbillon de neige dans les montagnes n’avait donné à sa démarche ce balancement évocateur. Et dans ces yeux-là, lorsqu’ils me dévisagèrent, j’aperçus la mer étincelante sous le soleil. Hélas ! on me présentait un thème, et une demi-douzaine de policiers m’examinaient tandis que j’essayais de le déchiffrer, moi qui n’avais jamais bourlingué dans les mers de Chine, qui n’avais pas doublé le Cap Horn, ni vu de mes yeux l’Inde et Rangoon !

J’étais désemparé. La catastrophe surgissait devant moi sous la forme de ce fils de l’Océan aux oreilles enjolivées de boucles d’or, et au teint cuivré.

Qui était-il ? D’où venait-il ? À moi de le deviner avant qu’il lût dans ma pensée. Je devais changer d’orientation, sans quoi les méchants policiers me conduiraient vers une cellule, un tribunal et d’autres cellules encore. S’il m’interrogeait le premier, avant que je possédasse son expérience, j’étais perdu !

Croyez-vous que j’aie trahi mon immense perplexité devant ces individus aux yeux de lynx, gardiens de la sécurité publique de Winnipeg ? Pas du tout. J’affrontai ce vieux loup de mer, l’œil joyeux et rayonnant, simulant tout le soulagement qu’éprouverait un homme sur le point de se noyer et qui, d’un dernier geste désespéré, s’accroche à une bouée de sauvetage. Enfin, voici quelqu’un qui comprenait et allait confirmer la véracité de mon récit à la face de ces limiers ignorants ; du moins tel était le rôle que j’essaierais de lui faire jouer. Je me jetai sur lui ; l’accablai de questions sur sa personne. Devant mes juges, je prouverais la bonne foi de mon sauveur avant qu’il vînt à mon secours.

C’était un brave marin, une bonne pâte. Les policiers commençaient à se lasser de mon interrogatoire. Enfin l’un deux m’ordonna de me taire. Je lui obéis, mais mon esprit était fort occupé à créer le scénario de l’acte suivant. J’en savais assez à présent pour me débrouiller. Le vieux matelot était un Français. Il avait toujours navigué sur les vaisseaux de la marine marchande française, à l’exception d’un seul voyage sur un bateau anglais. Et en fin de compte – Dieu soit loué ! – il n’avait pas été en mer depuis une vingtaine d’années !

Le policeman le pressa de me questionner.

– Vous avez visité Rangoon ? demanda-t-il.

Je fis un signe affirmatif.

– Nous avons mis notre troisième second à terre dans cette ville à cause de la fièvre.

S’il m’avait demandé quelle fièvre, j’aurais probablement répondu : « l’entérite », bien que je n’eusse aucune idée sur la nature de cette maladie. Mais il n’insista pas. Il poursuivit :

– Comment trouvez-vous Rangoon ?

– Très bien. Il a beaucoup plu pendant notre séjour.

– Vous a-t-on donné une permission.

– Bien sûr, répondis-je. Nous étions trois mousses à terre ensemble.

– Vous souvenez-vous du temple ?

– Quel temple ?

J’essayais de gagner du temps.

– Le grand, au haut de l’escalier.

Si je me souvenais du temple, il me faudrait le décrire. L’abîme s’ouvrait devant moi. Je secouai la tête.

– On le voit de partout dans le port, me dit-il. Il n’est même pas nécessaire de descendre en ville pour apercevoir ce temple.

Jamais je n’ai maudit un temple comme celui de Rangoon. Mais j’en arrivai tout de même à bout.

– On ne peut le voir du port ni de la ville, ni même du haut de l’escalier. Pour la bonne raison… (je fis une pause pour réussir mon effet). Pour la bonne raison qu’il n’y a pas de temple.

– Mais je l’ai vu de mes propres yeux ! s’écria-t-il.

– C’était en quelle année ?

– En soixante et onze.

– Il a été détruit par le grand tremblement de terre en 1887, expliquai-je. Il était très ancien.

Nouvelle pause. Le vieux matelot était en train de reconstruire, pour ses yeux usés, ce magnifique temple au bord de la mer, vision de sa jeunesse.

– L’escalier existe toujours, fis-je, venant à son aide. On l’aperçoit en effet de tout le port. Vous souvenez-vous de cette petite île à droite lorsqu’on entre dans le port ? (J’étais prêt à la transporter de l’autre côté, mais sans doute y avait-il une île à cet endroit, car il fit un signe d’assentiment.)

J’avais pris le temps de respirer. Tandis qu’il songeait aux changements apportés par les années, je préparais les dernières touches de mon histoire.

– Vous rappelez-vous la douane de Bombay ?

Il se la rappelait.

– Rasée par l’incendie, tranchai-je.

– Et Jim Wan, vous en souvenez-vous ? demanda-t-il à son tour.

– Mort, dis-je.

Mais je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être ce diable de Jim Wan.

Je piétinais sur de la glace trop mince.

– Et Billy Harper de Shanghaï ? lui demandai-je prestement.

Le vieux marin fouilla dans son cerveau, mais le Billy Harper de mon imagination dépassait les bornes de sa mémoire.

– Voyons, voyons, Billy Harper ! insistai-je. Il est connu là-bas comme le loup blanc. Voilà quarante ans qu’il vit à Shanghaï. Eh bien, il y est toujours !

Alors s’opéra le miracle. Le matelot se souvenait de Billy Harper. Peut-être existait-il un Billy Harper, et peut-être habitait-il Shanghaï depuis quarante ans et y vivait-il encore ; pour moi, c’était la première nouvelle.

Pendant une bonne demi-heure le marin et moi nous bavardâmes de cette façon. Enfin il annonça au policeman que je n’étais pas un imposteur. Après une nuit d’hébergement et un déjeuner, je fus relâché le lendemain matin et continuai mon chemin vers l’Ouest, à la recherche de ma sœur mariée à San Francisco.

Me voilà un peu loin de la femme de Réno qui m’avait ouvert la porte au crépuscule. Dès que j’aperçus son visage rayonnant de bonté, j’entrai dans mon rôle. Je devins un garçon doux, innocent, malheureux. Impossible de parler. J’ouvrais la bouche et la refermais sans proférer un seul mot. De ma vie je n’avais encore mendié mon pain. Mon extrême embarras était pénible à voir. Je pliais sous le poids de la honte. Moi qui considérais la mendicité comme une joyeuse fantaisie, je devins un vrai fils de Mme Grundy[4], accablé sous le fardeau de toute sa moralité bourgeoise. Seules les affres de la faim me contraignaient à m’abaisser à un expédient aussi ignoble que de sonner aux portes. Et j’essayai de donner à mon visage la pâleur anxieuse d’un jeune famélique ingénu.

– Vous avez faim, mon pauvre garçon, dit-elle.

Je l’avais laissé parler la première.

J’acquiesçai de la tête et marmottai :

– C’est la première fois que je… mendie.

– Entrez donc !

La porte s’ouvrit toute grande.

– Nous avons déjà fini notre repas, mais le feu marche encore, et je vais vous préparer quelque chose.

Elle m’observa attentivement lorsque je fus éclairé par la lampe.

– Je voudrais bien que mon fils fût solide comme vous, dit-elle. Mais il n’est pas fort. Il a des attaques et il tombe parfois. Cela lui est arrivé cet après-midi et il s’est fait beaucoup de mal, le pauvre chéri.

Elle le câlina de la voix, avec une tendresse ineffable après laquelle je soupirais. Je regardai le jeune homme assis de l’autre côté de la table, maigre et pâle, la tête enveloppée de bandages. Il ne bougeait pas, mais ses yeux brillants, à la lueur de la lampe, me fixaient d’un regard étonné.

– Tout comme mon pauvre père, dis-je. Lui aussi tombait du haut mal. Une sorte de vertige qui intriguait les médecins. Jamais ils ne purent trouver la cause de cette maladie.

– Il est mort ? demanda-t-elle d’une voix affectueuse, en plaçant devant moi une demi-douzaine d’œufs à la coque.

– Il est mort voilà deux semaines. J’étais avec lui quand le malheur arriva. Nous traversions la rue ensemble. Il s’affaissa subitement et ne revint plus à lui. On le transporta dans une pharmacie. C’est là qu’il rendit le dernier soupir.

Là-dessus je racontai la vie lamentable de mon père. Après la mort de ma mère, lui et moi nous avions quitté le ranch pour aller à San Francisco ; sa pension (c’était un ancien soldat), et le peu d’argent qu’il possédait ne lui suffisant pas pour vivre, il avait essayé de faire la place pour la vente des livres. Je racontai également à cette sainte femme mes propres souffrances durant les quelques jours que je passai après son décès, seul et abandonné dans les rues de San Francisco.

Tandis que la brave dame réchauffait des biscuits, faisait frire le lard et cuire d’autres œufs, que je m’empressais de dévorer dès qu’elle les plaçait devant moi, j’agrandissais l’image de ce pauvre orphelin et entrais dans les détails. Moi-même je devenais ce malheureux gosse. J’avais foi en lui comme dans les œufs superbes que j’avalais. J’aurais pu pleurer sur mon propre sort. À un certain moment j’avais des larmes dans la voix. L’effet produit était surprenant !

De fait, à chaque touche que j’ajoutais au tableau, cette bonne âme m’apportait un plat nouveau. Elle me prépara un lunch pour mon voyage. Elle y mit, entre autres choses, plusieurs œufs durs, du poivre et du sel, et aussi une grosse pomme. Elle me pourvut de trois paires de chaussettes de laine rouge très épaisse, me donna des mouchoirs propres et d’autres objets que j’oublie. Et tout le temps elle ne cessait de cuire des aliments que je mangeais sans discontinuer. Je me gavai comme un sauvage ; à vrai dire, c’était une longue randonnée que cette traversée des Sierras sur le toit d’un wagon postal. Tel un spectre dans un festin, son malheureux enfant, silencieux et immobile, restait assis et me dévisageait de l’autre côté de la table. Sans doute représentais-je pour lui le mystère, le romanesque, l’aventure, tout ce qui était refusé à la faible lueur de vie qui vacillait en lui. Et pourtant je ne pus m’empêcher de me demander une fois ou deux s’il ne devinait pas mon imposture.

– Mais où allez-vous ? me demanda sa mère.

– À Salt Lake City. J’ai une sœur dans cette ville, une sœur mariée. (Je fus sur le point d’en faire une Mormone, mais je changeai d’avis.) Son mari est plombier, entrepreneur de plomberie.

Je savais fort bien que les entrepreneurs de plomberie ont ordinairement la réputation de gagner beaucoup d’argent. Mais j’avais parlé. Il me restait à fournir une explication.

– Ils m’auraient sans nul doute envoyé le prix du voyage si je l’avais demandé, dis-je, mais ils ont été éprouvés par la maladie et des ennuis d’affaires. L’associé de mon beau-frère l’a roulé. Voilà pourquoi je n’ai pas voulu leur écrire pour réclamer de l’argent. Je n’ignorais pas que je trouverais le moyen de me rendre chez eux d’une façon quelconque et leur laissai croire que je possédais le montant de mon billet pour aller à Salt Lake City. Ma sœur est si jolie et si bonne ! Elle s’est toujours montrée bienveillante envers moi ! Je pense travailler dans la boutique et apprendre le métier. Elle a deux filles, plus jeunes que moi. L’une d’elles est encore un bébé.

Parmi toutes les sœurs mariées que j’ai inventées dans les villes des États-Unis, celle de Salt Lake City reste ma préférée. Quand je parle d’elle, il me semble qu’elle existe : je puis la voir, elle et ses deux petites filles, et aussi son brave homme de plombier. C’est une brune à l’air maternel, frisant un aimable embonpoint, une de ces femmes à l’humeur égale et qui toujours préparent d’excellents repas. Quant à son époux, je le tiens pour le meilleur garçon du monde. Qui sait ? Peut-être nous rencontrerons-nous un jour ? Si ce vieux matelot se souvenait de Billy Harper qui n’avait jamais existé, il n’y a pas de raison pour qu’un jour je ne retrouve le mari de ma sœur de Salt Lake City !

En revanche, j’ai la certitude que je ne verrai jamais mes nombreux pères et mères et grands-parents, car, voyez-vous, invariablement je les faisais mourir. La maladie de cœur était ma façon habituelle de me débarrasser de ma mère ; parfois, cependant, je la faisais disparaître victime de la tuberculose, de la pneumonie ou de la fièvre typhoïde. Il est vrai – ainsi qu’en pourraient témoigner les policiers de Winnipeg – que je possédais des grands-parents en Angleterre, mais il y a si longtemps de cela qu’on peut les supposer morts à l’heure actuelle. Quoi qu’il en soit, jamais ils ne m’ont donné signe de vie.

J’espère que si cette femme de Réno lit ces lignes, elle voudra bien me pardonner mon outrecuidance et ma fourberie. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne m’en excuse pas, car je n’en ressens aucun remords : la jeunesse, la joie de vivre, le goût de l’aventure m’amenèrent, seuls, à sa porte. L’expérience m’a été salutaire : j’ai connu par cette excellente dame la bonté intrinsèque de la nature humaine. Je souhaite que son acte charitable lui ait également procuré quelque compensation. En tout cas, elle peut rire à gorge déployée maintenant qu’elle connaît ma situation dans tous ses détails.

Pour elle, mon histoire était « vraie ». Elle croyait en moi et en toute ma famille, et elle m’entoura de sollicitude à l’idée du périlleux voyage que je devais effectuer avant d’atteindre Salt Lake City. Cette générosité faillit me causer de sérieux ennuis. Au moment où je prenais congé, les bras chargés de victuailles et les poches gonflées de chaussettes de laine, elle se souvint tout à coup d’un parent quelconque, oncle ou neveu, postier ambulant, et qui arriverait justement cette nuit-là par le train même sur lequel je comptais rouler en fraude. Les choses s’arrangeaient à merveille ! Elle allait me conduire à la gare, raconterait mes malheurs à son parent et le prierait de me cacher dans le wagon postal. Ainsi, sans aucun danger je serais transporté confortablement jusqu’à Ogden ; Salt Lake City ne se trouvait qu’à quelques kilomètres plus loin. Le cœur me manqua. La bonne dame s’animait en m’expliquant son plan et, l’âme défaillante, je dus feindre une allégresse et un enthousiasme infinis devant cette solution providentielle de mes difficultés.

Une drôle de solution ! Cette nuit-là même je voulais partir pour l’Ouest, et voici qu’on m’obligeait à aller à l’Est ! Quelle mauvaise plaisanterie ! Je n’eus pas le courage de lui avouer que toute mon odyssée n’était qu’un abominable mensonge. Tandis que je m’efforçais de lui laisser croire que je débordais de joie, je me mettais l’esprit à la torture pour trouver un moyen de m’échapper. Impossible. Elle tenait à m’accompagner au wagon postal, me dit-elle. Ensuite son parent postier me conduirait jusqu’à Ogden. Il me faudrait refaire le chemin à travers toutes ces centaines de kilomètres de désert !

Mais la chance me favorisa. À l’instant où mon hôtesse se préparait à mettre son chapeau, elle s’aperçut qu’elle commettait une erreur. Son parent ne devait pas arriver ce soir-là ; son itinéraire avait été modifié ; on ne le verrait que dans deux jours. J’étais sauvé, car ma folle jeunesse ne me permettrait pas d’attendre aussi longtemps. Je lui assurai avec bonne humeur que je me rendrais plus rapidement à Salt Lake City si je me mettais en route sur-le-champ et je fis mes adieux à tout le monde. Les bénédictions et les bons souhaits de la dame me tintent encore aux oreilles.

Ses chaussettes de laine étaient superbes ! Je sais à quoi m’en tenir : j’en enfilai une paire cette nuit-là sur le toit du wagon postal qui roulait vers l’Ouest.

II

COMMENT ON
“BRÛLE LE DUR”,
OU L’ART
DE VOYAGER SANS BILLET

Sauf accident, un hobo digne de ce nom, pourvu de jeunesse et d’agilité, arrive à se cramponner à un train en dépit de tous les efforts des employés pour le « jeter au fossé » : comme de juste, la nuit constitue un facteur essentiel de réussite. Quand un hobo, en de telles conditions, s’est mis dans la tête de « brûler le dur », s’il échoue, son affaire est bonne. À part le meurtre, il n’existe pour les employés aucun moyen infaillible de le débarquer. À la vérité, c’est un article de foi courant, parmi le peuple vagabond, que les équipes des trains n’en sont pas à un assassinat près. Mais je ne puis l’affirmer, n’en ayant pas fait l’expérience.

Lorsqu’un camarade parvient à se glisser sous les tringles qui se trouvent en dessous du châssis et que le train est en marche, il n’existe apparemment aucune possibilité de l’en déloger avant l’arrêt. Tranquille, bien abrité sur son boggie, avec, autour de lui, les quatre roues et tout le bâti, il dame le pion à l’équipe du train, du moins il se l’imagine, jusqu’au jour où il tombe sur une « mauvaise ligne ».

On appelle ainsi la ligne sur laquelle un ou plusieurs employés ont été tués par un vagabond peu de temps auparavant. Que le ciel ait en pitié le malheureux qui se fait prendre sur une de ces lignes, car son compte est réglé d’avance, même si le train file à quatre-vingts à l’heure.

Le garde-frein transporte, sur la plateforme placée en avant du boggie occupé par l’intrus, une clavette d’accouplement et une longueur de la corde qui sert à actionner la cloche du tender. Il attache le morceau de fer à la corde, le laisse glisser entre les deux wagons et donne du jeu. La clavette rencontre les traverses entre les rails, rebondit contre le plancher du wagon, retombe sur les traverses, et ainsi de suite. Le garde-frein l’agite tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, d’un côté et de l’autre, laissant glisser sa corde, la tirant, de façon à donner à son arme volante le plus de chocs et de soubresauts possible. Chaque coup peut être meurtrier et à quatre-vingts à l’heure cela devient une véritable danse de la mort. Le lendemain, on ramasse le long de la voie le cadavre déchiqueté du resquilleur, et la gazette locale consacre une ligne à l’inconnu, « sans doute un vagabond, probablement pris de boisson, qui a dû s’endormir sur les rails ».

Comme exemple typique de la façon dont un hobo adroit parvient à brûler le dur, je vais vous relater un de mes propres exploits.

Je me trouvais à Ottawa, en route vers l’Ouest par le Canadian Pacific. Devant moi s’allongeaient trois mille kilomètres de rail. On était en automne et je devais traverser le Manitoba et les montagnes Rocheuses. Un froid cinglant s’annonçait et chaque jour de retard augmentait les difficultés du voyage. Je me sentais découragé. La distance de Montréal à Ottawa est de cent quatre-vingts kilomètres. Je le savais, car je venais de la parcourir à pied et le trajet m’avait pris six jours, pendant lesquels je ne m’étais nourri, et encore insuffisamment, que de croûtes sèches, récoltées auprès des paysans canadiens français.

Pour comble, mon abattement s’était accru par la fatigue d’une journée passée à chercher des vêtements en vue de ce long voyage. Ottawa est la ville du Canada et des États-Unis où les gens montrent le moins d’empressement à lâcher leurs vieux habits, après Washington, la capitale, qui bat tous les records. Je suis resté deux semaines dans cette dernière ville en quête d’une paire de souliers et, en fin de compte, il m’a fallu partir bredouille pour Jersey City.

Mais revenons à Ottawa. À huit heures précises, je commençai ma chasse aux frusques. J’avais trimé sans arrêt, parcouru au moins soixante kilomètres et frappé à un millier de portes, sans même prendre le temps de manger. Eh bien ! à six heures du soir, après dix heures d’un labeur acharné et déprimant, il me manquait encore une chemise ; le pantalon que j’avais récolté était trop étroit et présentait, en outre, tous les symptômes d’une ruine imminente.

À six heures, je lâchai tout pour gagner le voisinage de la voie ferrée, avec l’espoir de trouver, chemin faisant, quelque nourriture. Mais la malchance me poursuivait. De porte en porte je me trouvais rebuté. Enfin je reçus une « aumône à la main » qui me remonta le cœur. C’était la plus généreuse qu’il m’eût jamais été donné de voir au cours d’une expérience longue et variée, en l’espèce un paquet enveloppé de journaux et de la dimension d’une assez grosse valise. Je me précipitai dans un terrain vague et l’ouvris. Dès l’abord j’aperçus des gâteaux, puis encore des gâteaux, il tomba une véritable avalanche de gâteaux de toutes formes et de toute nature. Et moi qui, par-dessus tout, abhorrais la pâtisserie !

En d’autres temps, sous d’autres cieux, on s’asseyait sur la rive du fleuve de Babylone, et on pleurait ! Dans l’orgueilleuse capitale du Canada, au milieu d’une espèce de maquis, moi aussi je m’assis pour verser des larmes… sur un monceau de gâteaux. Avec le désespoir d’une mère qui regarde, effondrée, le visage de son fils mort, je considérais cette abondante pâtisserie.

On me traitera sans doute de mendiant ingrat. Toujours est-il que je refusai de m’associer au geste généreux de la maison où avait eu lieu une réception la soirée précédente. Selon toute apparence, les invités, eux non plus, n’avaient pas dû apprécier les gâteaux.

Cette catastrophe me semblait marquer un tournant de mes destinées : en effet, que pouvait-il m’échoir de pire ! En bonne logique, les circonstances allaient s’améliorer.

Il en fut ainsi. À la maison d’à côté je fus gratifié d’un « gueuleton assis ». C’est là le comble de la félicité. On vous fait entrer ; souvent on vous permet de vous débarbouiller et puis vient l’heure du festin. Les trimardeurs raffolent d’allonger leurs jambes sous une table.

L’habitation, spacieuse et confortable, se dressait au milieu de vastes espaces ombragés à bonne distance de la route. Les gens venaient de terminer leur repas et on m’introduisit tout droit dans la salle à manger, procédé des plus rares, car en général le chemineau assez chanceux pour recevoir à manger sur place n’est admis qu’à la cuisine. Un Anglais aux cheveux grisonnants, aux manières aisées, sa femme, d’âge respectable, et une belle et jeune Française voulurent bien me tenir conversation pendant que j’apaisais ma faim.

Quand j’arrivai au dépôt des machines, j’y trouvai déjà, à ma profonde contrariété, un groupe d’une vingtaine d’amateurs au moins, qui se disposaient à prendre d’assaut les fourgons du rapide. Deux ou trois vagabonds sur les « fourgons aveugles » d’un train, passe encore ! Ils restent inaperçus. Mais vingt ! Cela n’annonçait rien de bon. Jamais l’équipe ne consentirait à nous accepter tous.

Au fait, je vais vous expliquer en quoi consistent les « fourgons aveugles ». Certains wagons postaux n’ont pas de portes aux deux extrémités : de là leur surnom d’« aveugles ». Les portes du bout des autres fourgons sont normalement fermées à clef.

Supposez que, sitôt après le démarrage, un homme s’installe sur la plate-forme d’un de ces fourgons. Puisqu’il n’y a pas de porte, ou qu’elle est fermée, nul conducteur ou garde-frein ne peut arriver jusqu’à lui pour lui demander son billet ou l’expulser. Il est donc en sécurité jusqu’au prochain arrêt. La règle est de sauter sur la voie, de filer dans les ténèbres en tête du train et, quand il repart, de reprendre sa place sur le fourgon.

Mais il y a manière et manière, ainsi que vous allez vous en rendre compte.

Lorsque le train s’ébranla, mes vingt compagnons se précipitèrent sur les trois fourgons. Quelques-uns grimpèrent avant même qu’il eût parcouru l’espace d’une longueur de voiture. Parfaite stupidité de leur part ! Aussi je fus témoin de leur prompte déconfiture. L’équipe du train était en alerte et au premier arrêt la situation commença à se gâter. Je sautai et filai en avant le long de la voie, accompagné par les autres. Ils connaissaient ce principe : lorsqu’on prend au vol un rapide, il faut toujours gagner la tête au moment de l’arrêt. Je courus donc, et, un par un, mes collègues sautèrent sur la voie, me donnant ainsi la mesure de leur adresse et de leur courage dans l’art de brûler le dur.

Car voici en quoi consiste cet art : Au moment où le train démarre, le garde-frein descend du fourgon-aveugle qu’il surveille. Il n’existe pour lui d’autre moyen de pénétrer dans les voitures que de quitter le fourgon et d’attraper une plate-forme dont la porte ne soit pas fermée.

Quand le convoi a pris de la vitesse, mais pas trop cependant, car l’employé n’oserait se risquer, il descend, laisse passer quelques voitures et remonte. Le trimardeur devra se trouver suffisamment en tête pour que le garde ait déjà quitté le fourgon à l’instant où celui-ci arrive à sa hauteur.

Laissant le dernier de mes acolytes à une vingtaine de mètres en arrière, j’attendis. Le train s’avança. Je distinguais sur le premier fourgon la lanterne du garde aux aguets. Les novices stupides, debout le long des rails, le virent défiler devant eux sans témoigner la moindre velléité d’embarquer. Par leur propre incompétence, les malheureux se trouvaient hors de combat dès le départ.

À leur suite s’alignaient ceux qui connaissaient un peu mieux le manège. Ils laissèrent passer le premier fourgon-aveugle et le garde et sautèrent sur le second et le troisième.

Bien entendu, le garde abandonna son poste, sauta sur la plate-forme suivante où il s’escrima à en déloger les occupants.

Mais voici le piquant de la situation : lorsque le premier fourgon arriva à ma hauteur, l’employé l’avait déjà quitté et se démenait sur le second. Une demi-douzaine des trimardeurs les plus expérimentés, qui avaient gagné assez d’avance, purent me rejoindre.

À l’arrêt suivant, je comptai les coureurs qui prenaient du champ. Il n’en restait que quinze : cinq avaient été délogés.

L’extermination dignement commencée devait se poursuivre de gare en gare. Nous ne fûmes plus que quatorze, puis douze, puis onze… neuf… huit. Je songeais aux dix négrillons de la chanson et m’affermissais dans la résolution de demeurer de dernier de tous. Pourquoi pas ? N’étais-je pas gratifié de vigueur, d’agilité et de jeunesse, dans le plein épanouissement de mes dix-huit ans ? Ne possédais-je pas tout mon ressort ? Après tout, n’étais-je pas un « roi du trimard » ?

Comparés à moi, les autres ne représentaient que des novices, des pieds tendres, des amateurs. Si j’étais incapable de rester le dernier négrillon, autant valait lâcher la partie et m’embaucher n’importe où, voire dans une plantation d’alfa.

Quand notre nombre eut été réduit à quatre, toute l’équipe du train commença à prendre de l’intérêt à la compétition. Dans cet assaut d’adresse et de stratégie, les employés avaient les atouts en mains. Un par un, je portai manquants les trois autres survivants, et enfin je demeurai seul.

La fierté me gonflait la poitrine ! Un Crésus ne fut jamais plus orgueilleux de son premier million ! Je tenais le coup, tout seul, contre deux gardes-frein, un conducteur, un chauffeur et un mécanicien.

Et voici quelques-unes de mes tactiques :

En tête, dans les ténèbres, si loin que le garde doit forcément quitter le fourgon avant de m’avoir rejoint, je regrimpe sur le train. Parfait ! Encore une station de gagnée.

À cette station je recommence la manœuvre de filer devant. Le train repart ; je le regarde s’avancer. Pas de lanterne sur le fourgon. Ont-ils abandonné la partie ? Mystère. Mais on ne peut répondre de rien ; il faut, à n’importe quel moment, se tenir prêt à toute éventualité. Le premier fourgon me rejoint… je prends mon élan pour bondir… j’écarquille les yeux pour distinguer si le garde se cache sur la plate-forme. Il peut parfaitement s’y trouver, avec sa lanterne masquée, et quand je sauterai sur le marchepied, cette lanterne se brisera sur ma tête. Je sais ce que j’avance : cet accident m’est arrivé deux ou trois fois.

Mais non… la plate-forme est vide : la vitesse augmente. Hop ! encore bon pour une station. Est-ce bien sûr ? Il me semble qu’on ralentit. À l’instant je me tiens sur mes gardes. On exécute une manœuvre contre moi : en quoi consiste-t-elle ? Je cherche à voir des deux côtés du train à la fois, sans quitter des yeux le tender devant moi. L’ennemi peut m’assaillir d’une de ces directions ou des trois à la fois. Le voici. Le garde était sur la machine. Je m’en aperçois en l’entendant aborder le marchepied de droite de la plateforme. Rapide comme l’éclair, je saute à gauche et cours en avant sur la voie. Je me perds dans la nuit. La situation n’a pas changé depuis Ottawa. Je me retrouve en tête du train et, pour continuer ma route, j’attends que le convoi me dépasse. Mes chances de le reprendre restent les mêmes.

Je concentre toute mon attention. Une lanterne s’avance vers la machine…, puis je ne la vois plus. Elle doit être restée dessus et il est fort probable qu’un garde la tient par la poignée. Le train démarre : le premier fourgon est libre et je le prends. De nouveau le train ralentit, le garde saute sur ma plate-forme, je m’échappe de l’autre côté et file en avant.

Tandis que j’attends, un frisson d’orgueil me parcourt. Le rapide a stoppé deux fois à cause de moi, moi, pauvre hobo sur le trimard ! À moi tout seul j’ai fait arrêter à deux reprises le rapide aux nombreuses voitures pleines de voyageurs, le courrier de l’État, et les deux mille chevaux vapeur qui peinent dans la machine ! Dire que je pèse peut-être cent soixante livres et n’ai même pas une pièce de cinq cents dans ma poche !

Je revois la lanterne se diriger vers la locomotive. Cette fois elle s’avance franchement, un peu trop à mon gré, et cela m’intrigue. En tout cas, j’ai autre chose à craindre avec le garde sur la machine. Le train s’ébranle de nouveau. Juste à temps. À l’instant où je vais sauter, j’aperçois sur le premier fourgon la sombre silhouette d’un garde, sans lanterne cette fois. Je laisse filer le train et me prépare pour le second fourgon. Mais l’homme m’a rejoint. Par surcroît, j’aperçois la lanterne de celui qui était sur la machine. Lui aussi est descendu et les voilà tous deux à mes trousses du même côté de la voie. À cet instant j’aborde le second fourgon. Mais je n’y séjourne pas ; je vais exécuter ma contre-manœuvre. Comme je traverse la plateforme, j’entends sur le marchepied, derrière moi, les pas du garde. Je bondis de l’autre côté et cours parallèlement au train. Mon intention est de rattraper le premier fourgon.

C’est un coup hasardeux : la vitesse s’accroît et l’autre me suit de près. Je constate pourtant ma supériorité sur lui à la course, car je réussis, et du marchepied je le regarde me poursuivre : il se trouve à trois mètres derrière moi et s’efforce de m’atteindre. Mais le train a maintenant repris à peu près son allure normale, et la distance entre nous reste constante.

Je lui crie des encouragements, lui tends la main, mais il éclate en jurons énergiques, abandonne la partie et remonte dans une voiture de queue.

Le convoi fend l’air et je jubile à part moi, quand soudain et sans que rien me l’ait fait prévoir, un jet d’eau m’inonde. Le chauffeur a dirigé sur moi sa lance d’arrosage. Je quitte la plate-forme et me colle contre l’arrière du tender dont l’évasement me protège, et la cataracte passe inoffensive au-dessus de ma tête. Les doigts me démangent d’escalader le tender et de lapider le mauvais plaisant à coups de gaillettes. Oui, mais en ce cas il m’assommera avec l’aide du mécanicien ; aussi je m’abstiens.

Au prochain arrêt, même jeu. Cette fois, au départ les deux gardes-frein se tiennent sur la première plate-forme. Je devine leur intention : ils veulent me barrer la route. Impossible de reprendre la seconde plate-forme et de la traverser pour remonter sur la première. Au moment où le fourgon arrive à ma hauteur, ils le quittent et demeurent un de chaque côté de la voie. Je saute sur la seconde, avec la certitude qu’immédiatement ils vont m’y suivre et m’y cerner. C’est un piège en règle, mais il existe encore une issue : mon avenir est en l’air.

Je me garde bien d’attendre mes poursuivants. J’escalade la balustrade de fer de la plate-forme et me dresse sur le volant du frein à main. Mais l’avance de quelques secondes que je possédais est perdue et j’entends des deux côtés des pas sur les marchepieds. Pas le temps de regarder. J’étends les bras au-dessus de ma tête et place les mains sur la courbe que décrivent en bout les toitures des deux wagons, une main sur chacun d’eux. Pendant ce temps, les gardes ont monté. Je le sens, bien que je sois trop occupé pour m’en assurer. Toute cette scène s’est déroulée en quelques secondes. Je fais un appel des jambes et me voilà soutenu en équilibre sur les mains. À l’instant même où je raccourcis les jambes, les gardes s’élancent pour me saisir et n’attrapent que le vide. Je les vois en baissant la tête, et j’entends leurs imprécations.

Ma situation est des plus précaires : je suis écartelé sur l’espace qui sépare les deux fourgons. D’un mouvement rapide et précis je place les deux mains sur la courbe d’un des fourgons et les deux pieds sur l’autre. Puis m’agrippant au bord de la déclivité, je parviens à atteindre la partie plane du toit et je m’assieds pour reprendre haleine, tout en me retenant à un ventilateur qui dépasse.

Me voilà « sur le pont », comme nous disons pour qualifier cette manière de voyager. Permettez-moi d’avancer que seul un hobo jeune et fort peut se risquer à pareil exercice sur un train de voyageurs ; par surcroît, il lui faut des nerfs solides.

Bref, le train continue sa route. Je me sens en sûreté jusqu’au prochain arrêt… mais pas plus loin : si je ne déloge pas du toit à temps, les gardes me lapideront de morceaux de ballast. Un vigoureux gaillard peut lancer et laisser tomber sur le haut d’un toit, comme « une goutte de rosée », un bon petit chanteau de roc, disons dans les cinq à vingt livres. D’autre part, il y a de fortes probabilités pour qu’au prochain arrêt les gardes attendent ma descente à l’endroit même où je suis monté. À moi de savoir déguerpir.

Tout en nourrissant le fervent espoir qu’il n’existe aucun tunnel sur le prochain kilomètre, je me redresse et longe les toits de cinq ou six voitures. Je vous affirme que pour une balade de ce genre, il vaut mieux laisser derrière soi toute timidité : le dessus des compartiments à voyageurs n’est point construit pour s’y promener à minuit. Celui qui serait d’opinion contraire n’a qu’à essayer. Que cet amateur se déplace sur un wagon tanguant et cahotant, sans autre point d’appui que le vide obscur, et lorsqu’il gagnera le bout d’un toit incurvé vers le sol, mouillé de rosée et glissant, qu’il prenne son élan pour sauter sur le toit voisin. Croyez-moi, après cette expérience, l’amateur bénévole saura s’il a le cœur bien placé ou s’il est sujet au vertige !

Au premier ralentissement, je me laisse couler sur la plate-forme. Personne. Dès l’arrêt, je me glisse sur la voie. En tête, entre la machine et moi, deux lanternes vont et viennent. On me cherche sur les toitures. Je prends pourtant le temps de remarquer que le wagon voisin est équipé avec des boggies à quatre roues. (Quand on voyage en dessous, sur les tringles, éviter comme la peste les boggies à six roues : ils provoquent des catastrophes !)

Je plonge sous la voiture et tâtonne pour trouver les tringles : je me félicite que le train soit immobile. C’est la première fois que je m’aventure sous un wagon du Canadian Pacific et les aménagements de l’infrastructure me sont nouveaux. J’essaye de me caser entre le dessus du boggie et le plancher de la voiture ; mais l’espace libre est trop resserré. Aux États-Unis j’ai l’habitude de m’insinuer sous des trains en pleine marche. J’empoigne le longeron et je lance les pieds sur le triangle du frein ; de là je me glisse sur le boggie, puis à l’intérieur, où je m’assieds sur la traverse.

Voyons ici : tâtonnant dans les ténèbres, je me rends compte d’un certain espace entre le triangle et le sol ; il est étroit et je dois y ramper à plat ventre. Une fois dans le boggie, je m’installe sur la traverse, tout en me demandant ce que mes poursuivants pensent de ma disparition. Ils ne s’occupent plus de moi[5].

Mais est-ce bien sûr ?… À la première station j’aperçois une lumière sous l’extrémité de la voiture. Voici le moment de déguerpir, et sans tarder. Je repasse sous le triangle. Mais ils m’ont repéré.

À quatre pattes, je traverse la voie et, reprenant ma course vers la tête du train, je disparais dans l’ombre protectrice. La situation se renouvelle. Il faut que le train me rejoigne.

Il repart. Une lanterne brille sur le premier fourgon : je me dissimule et laisse passer le garde aux aguets.

Mais un autre qui se trouve sur la seconde plate-forme m’avise et appelle son acolyte. Tous deux descendent.

Bah ! je prendrai la toiture du troisième fourgon. Tonnerre ! Sur celui-là encore une lanterne ! C’est le conducteur. Je le laisse passer. En tout cas, je sais maintenant que toute l’équipe est en avant.

Je fais demi-tour et file vers la queue ; les trois lanternes suivent la voie. J’accélère et la moitié du train m’a déjà dépassé quand je l’escalade.

Je n’ignore pas que les trois loups affamés m’auront rejoint dans deux secondes.

Je me dresse sur le volant de frein et hop ! sur le toit ; tandis que groupés sur la plateforme, comme des chiens qui ont forcé un chat à se réfugier dans un arbre, ils hurlent des malédictions à mon adresse et prononcent sur mes ancêtres des appréciations peu flatteuses.

Que m’importe ! Avec le mécanicien et le chauffeur ils sont cinq contre moi, soutenus par la majesté de la loi et la puissance d’une grande compagnie, et je les tiens malgré tout en échec.

Estimant que je suis trop en arrière, je longe les toitures jusqu’à la cinquième ou sixième plate-forme de tête. Je l’inspecte avec précaution. Un garde-frein l’occupe. Qu’il m’ait repéré, je n’en doute pas à la façon rapide dont il entre dans la voiture ; il se tient sûrement aux aguets derrière la porte, prêt à fondre sur moi à l’instant où je descendrai. Laissons-le croire que je n’en sais rien et restons là pour l’affermir dans son erreur. Je ne puis le voir, mais je me rends compte qu’à un certain moment il entrouvre la porte pour s’assurer de ma présence.

Ralentissement. Je laisse pendre mes jambes pour l’amorcer. Le train stoppe. Mes jambes se balancent toujours. La porte s’ouvre doucement. Le voilà prêt à me sauter dessus.

Tout à coup je remonte et m’élance vers l’arrière de la voiture. La scène se passe juste au-dessus de la porte où il est tapi : dans la nuit paisible je m’efforce de faire le plus de bruit possible sur le toit métallique. Lui aussi court à l’intérieur pour me cueillir à la plate-forme arrière. Mais je me garde bien d’aller jusqu’au bout. À mi-chemin je fais demi-tour et à pas feutrés et rapides je regagne l’endroit que je viens de quitter. Le chemin est libre. J’en profite pour descendre à contre-voie, et je me perds dans les ténèbres. Personne ne m’a aperçu.

Je vais m’appuyer à la barrière, à droite de la ligne. J’observe. Tiens ! tiens ! qu’est ceci ? Une lanterne se promène sur les toitures, de la tête à la queue. Ils ne me croient pas descendu et me cherchent. Mieux encore : de chaque côté du convoi, parallèlement à celle d’en haut, marchent deux autres lumières. Ils font les rabatteurs, et c’est moi le lièvre. Quand j’aurai été levé, les deux d’en bas me prendront au piège.

Tout en roulant une cigarette, je regarde défiler le cortège. Il me dépasse, et rien ne s’oppose plus à ce que je rejoigne le premier fourgon : je le fais sans aucune gêne. Mais avant que le train ait pris de la vitesse, au moment où j’allume ma cigarette, j’aperçois le chauffeur, grimpé sur le charbon à l’arrière du tender, d’où il me considère. La crainte m’envahit. De cette position élevée il peut à coups de gaillettes, me réduire en marmelade. Loin de là ! Il m’adresse la parole et, dans le ton de sa voix, je constate avec soulagement une nuance d’admiration.

– Espèce de saligaud !

C’est là un compliment de valeur, et je frémis comme un écolier recevant une récompense méritée.

J’en profite pour lui dire, en guise de réponse :

– Ne t’avise plus de jouer de la lance sur moi, ou alors…

– Entendu, fait-il, et il retourne à son foyer.

Je me suis réconcilié avec la locomotive, mais les gardes restent sur le qui-vive : à l’arrêt ils occupent les trois premiers fourgons ; comme précédemment, je prends le milieu du train, sur le toit du wagon.

Débordants de colère, ils font stopper. Ils veulent m’expulser, coûte que coûte. À trois reprises le puissant rapide s’arrête pour moi, et à chaque fois j’élude la poursuite et remonte sur les toits. Cependant ma situation ne leur laisse aucun espoir, ils l’ont enfin compris. Je leur ai démontré qu’ils ne peuvent protéger le train contre moi : il leur faut trouver autre chose.

Au dernier arrêt, ils me prennent au débusqué. Je vois leur plan : c’est de m’éloigner. D’abord ils me rabattent vers la queue. J’aperçois le danger ; une fois que j’aurai dépassé le dernier wagon, le train partira, me laissant en arrière.

J’exécute des feintes, des crochets, des tours et réussis à gagner la tête. En vain : un garde reste attaché à mes pas. Eh bien, je vais lui faire faire la plus belle course de son existence, car mon souffle est bon. Je longe la voie. Cela n’a aucune importance ; même si le drôle me suit sur quinze kilomètres, il faudra bien qu’il rattrape son train, quelle que soit la vitesse, et, s’il le peut, moi aussi !

Je cours donc, juste assez pour ne pas me laisser rejoindre, et rivant mes yeux sur la route obscure pour éviter les barrières et les aiguilles qui font obstacle. Hélas ! je regarde trop loin devant moi : mes pieds butent contre je ne sais quel petit objet et je roule par terre après quelques faux pas. Je me relève d’un bond mais le garde me tient déjà au collet. Je n’essaie pas de résister. J’ai trop à faire de reprendre mon souffle et d’évaluer la force du bonhomme. Il est étroit d’épaules et je pèse au moins trente livres de plus que lui. Au reste, il est aussi harassé de fatigue que moi et, s’il essaie de me malmener, je lui apprendrai à vivre. Mais il ne le tente pas : voilà une question réglée. Au contraire, il me ramène vers le train. Un nouveau problème se pose : je vois les lanternes des autres, dont nous nous rapprochons. Ce n’est pas en vain que j’ai eu maille à partir avec la police new-yorkaise et que dans les wagons, au pied des châteaux d’eau et dans les geôles on m’a conté de sanglantes histoires de passage à tabac. Si ces trois individus allaient se jeter sur moi ? Dieu sait si je les ai assez provoqués ! Je ne perds pas mon temps à réfléchir, car nous nous rapprochons toujours. Je vise l’estomac et la mâchoire de mon homme et apprête déjà le double crochet du droit et du gauche dont je le gratifierai au premier geste hostile de sa part.

Peuh ! je connais encore un autre truc que j’aimerais à pratiquer sur lui et je regrette presque de ne l’avoir pas essayé dès le premier contact. J’en viendrai à bout, malgré sa prise sur mon collet. Ses doigts crispés se sont glissés sous mon col étroitement boutonné.

Savez-vous ce qu’est un tourniquet ? Eh bien, voici. Je n’aurai qu’à passer ma tête sous son bras et à continuer le mouvement de rotation, mais vivement, très vivement. Je connais la manière : il suffit de tourner sans hésitation, par saccades, en plongeant la tête sous le bras du type. Avant qu’il ait eu le temps de s’en rendre compte, ses doigts seront prisonniers et il ne pourra les dégager. Ce mouvement agit comme un puissant levier : vingt secondes après, le sang jaillira sous ses ongles, les tendons délicats se déchireront ; nerfs et muscles se meurtriront et s’écraseront. Essayez ce truc-là quand quelqu’un vous empoigne au collet, mais soyez rapide comme l’éclair, et n’oubliez pas surtout en pivotant de vous protéger le visage du bras gauche, et le ventre du droit. L’autre pourrait en effet tenter de vous arrêter net d’un coup de son poing libre.

Il n’est pas mauvais non plus d’exécuter la manœuvre en s’éloignant de ce poing libre et non en se rapprochant de lui : un coup donné est de beaucoup préférable à un coup reçu.

Ce garçon ne saura jamais à quel point il a failli se trouver sur le carreau. Son seul salut, c’est qu’il n’entre pas dans son intention de me passer à tabac. Arrivé à portée de leurs voix, il crie à ses collègues qu’il me tient et ils donnent le signal du départ. La locomotive et les trois fourgons nous dépassent. Ensuite, le conducteur et l’autre garde embarquent. Mais je reste toujours prisonnier. Je devine leur stratagème : ils vont me maintenir jusqu’à la fin du train. Là, mon gardien sautera dans le wagon et me laissera derrière… au fossé.

Mais le démarrage a été brusque : le mécanicien essaye de regagner du temps ; de plus, le convoi est long, il accroît sa vitesse, que le garde calcule avec inquiétude.

– Crois-tu pouvoir remonter ? lui demandé-je innocemment.

Il me lâche soudain, court quelques mètres et grimpe. Il reste encore quelques voitures après la sienne. Le garde demeure sur le marchepied, la tête penchée et me surveillant. Ma résolution est prise instantanément. Je prendrai la dernière plate-forme. La vitesse va en augmentant ; si je manque mon coup j’en serai quitte pour une chute sur la voie et ma confiance est celle de la jeunesse.

Je me tiens immobile, l’épaule affaissée, laissant croire que j’ai perdu tout espoir, mais du pied j’éprouve le ballast. C’est une piste parfaite. La tête du garde, que je n’ai pas perdue de vue, se retire : il est persuadé que le train va trop vite à présent pour que je puisse le rattraper.

Le fait est qu’il file plus rapidement qu’aucun train que j’ai pris au vol. Quand la dernière voiture arrive à ma hauteur, je pars d’un élan court et rapide, sans chercher à égaler cette vitesse, mais à réduire au minimum la différence qui nous sépare et, par là, la brutalité de l’abordage, quand je bondirai.

Dans les ténèbres, impossible de distinguer la balustrade de fer de la plate-forme et je n’ai pas le temps d’en chercher l’endroit. Je lance les mains où je juge qu’elle peut être et en même temps mes pieds quittent terre, tout cela d’un seul mouvement. Je risque à cet instant de me retrouver sur le ballast, avec les côtes, la tête ou un membre fracassés. Mais mes doigts agrippent l’appui : d’une saccade des bras je fais pivoter mon corps et mes pieds se plaquent violemment sur la marche. Je m’assieds, envahi d’un flot d’orgueil. De toute ma vie de vagabond, c’est là le meilleur saut que j’aie réussi.

Vers les dernières heures de la nuit, on peut brûler plusieurs stations si l’on s’installe sur la dernière plate-forme, mais je n’ai guère de confiance en la queue du train. Dès l’arrêt je me hâte, du côté de l’entre-voie, de dépasser les Pullman et je gîte sous une voiture de jour. À l’arrêt suivant, j’avance encore et change de boggie.

Je jouis maintenant d’une sécurité relative. On me suppose « au fossé ». Mais les fatigues de la journée et d’une nuit bien remplie commencent à réagir sur moi. À l’endroit où je me trouve, le vent et la froidure se font moins sentir et je glisse lentement au sommeil. Attention ! dormir sur les tringles équivaut à la mort. Aussi, à la première occasion je reprends la seconde plateforme, où je m’allonge et m’endors. Pendant combien de temps ? je l’ignore. Une lueur projetée sur mon visage me réveille. Les deux gardes me surprennent et me voilà déjà sur la défense, me demandant lequel des deux va s’aventurer à me porter le premier coup. Mais ils n’ont pas du tout l’intention de me maltraiter.

– Je te croyais au fossé ! dit celui qui m’avait arrêté.

– Si tu ne m’avais pas lâché à temps, tu y serais resté avec moi.

– Comment cela ?

– Car moi, je ne t’aurais pas lâché, voilà tout !

Ils tiennent conseil et énoncent enfin leur verdict.

– Allons, reste où tu es, hobo, puisqu’il est impossible de te vider du train.

Là-dessus ils s’éloignent et me laissent en paix jusqu’au bout de leur district.

Je vous ai raconté tout cela à titre d’exemple de ce que peut être l’opération de « brûler le dur ». Bien entendu, j’ai choisi une nuit où je jouai au bonheur ; je n’ai point parlé des nuits – trop nombreuses – où la chance ne m’ayant pas favorisé, je suis resté en panne.

Pour terminer, je veux vous dire ce qui est arrivé à la fin du district. Sur les lignes transcontinentales à voie unique, les trains de marchandises stationnent aux gares pour laisser passer les rapides. Je quittai le mien et me mis en quête du train de marchandises qui devait le suivre. Je ne tardai pas à le trouver, déjà formé et stationné sur une voie de garage, et me logeai dans un wagon couvert, à demi-plein de charbon. À peine installé, je m’endormis.

Je fus réveillé en sursaut par le grincement de la porte qui s’ouvrait. Le jour pointait, froid et gris, et nous étions toujours à l’arrêt. Un conducteur allongeait la tête par l’ouverture.

– Dehors, abruti ! hurla-t-il.

J’obéis et le regardai longer le convoi en inspectant chaque wagon. Quand je l’eus perdu de vue, je songeai qu’il ne me supposerait jamais le toupet de remonter dans le wagon même d’où il venait de me chasser. Je regagnai donc ma place.

Il faut croire pourtant que les raisonnements du conducteur s’élaboraient parallèlement aux miens, car il devina mes intentions et m’expulsa de nouveau.

Il ne s’imaginera jamais que j’aie pu recommencer le manège, me dis-je. L’innocent ! Mais cette fois je pris des précautions. Une seule des deux portes pouvait s’ouvrir, l’autre se trouvait clouée. Contre celle-ci je pratiquai dans le charbon une excavation où je me glissai.

J’entends la porte s’ouvrir. Le conducteur escalade le tas de charbon. Il ne m’aperçoit pas, mais il me crie de sortir.

En restant coi, je pensais lui donner le change, mais quand il commença de jeter des gaillettes dans mon trou, je me rendis et pour la troisième fois je dus partir. Il prit la peine de me menacer, en termes véhéments, du sort qui m’attendait s’il m’y reprenait.

Je crus bon de modifier ma tactique. Quand un homme tient le même raisonnement que vous, le mieux est d’abandonner prestement votre façon de voir et d’en adopter une autre.

Je me dissimulai donc entre les wagons sur une voie adjacente et j’attendis : comme j’y comptais, mon bonhomme revint, ouvrit la porte, monta, jeta du charbon dans le trou que j’avais quitté. Il rampa même sur le bord pour y regarder. Satisfait enfin, il s’éloigna.

Cinq minutes après, le train démarrait : personne en vue. Je courus, ouvris la porte du wagon et repris ma place. Le garde ne chercha pas à me retrouver et je demeurai dans le charbon sur un trajet de mille cinq cents kilomètres exactement, dormant la plupart du temps et ne sortant qu’aux têtes de division – où ces trains stationnent en général une heure environ – pour mendier.

À la fin de ce voyage, je perdis mon wagon à la suite d’une heureuse circonstance. Je reçus un « gueuleton assis », et le hobo n’est pas encore né qui hésiterait à plaquer un train pour un bon repas.

III

TABLEAUX


Pourvu qu’on garde la santé pour voir passer la vie,

Qu’importe où et comment l’on meurt ?

(Refrain du Royal Vagabond, Les Sept mers,

de Rudyard Kipling.)

Le plus grand charme de la vie de vagabond est, peut-être, l’absence de monotonie. Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c’est une fantasmagorie toujours variée, où l’impossible arrive et où l’inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route. Le vagabond ne sait jamais ce qui va se produire à l’instant suivant : voilà pourquoi il ne songe qu’au moment présent. Ayant appris la futilité de l’effort suivi, il savoure la joie de se laisser entraîner aux caprices du hasard.

Lorsqu’il m’arrive parfois d’évoquer mon existence de nomade, je reste confondu devant la rapide succession des images qui traversent ma mémoire comme des éclairs. Peu importe l’époque que je revois en imagination : pas un jour ne ressemble aux autres, chacun déroule son propre film cinématographique.

Ainsi, je me souviens d’un matin ensoleillé à Harrisbourg, en Pensylvanie ; aussitôt s’offre à mon esprit l’heureux début de cette journée, un « gueuleton assis » en compagnie de deux vieilles demoiselles, non pas dans la cuisine, mais dans la salle à manger, et elles sont assises près de moi à table.

Elles me servirent des œufs dans des coquetiers. C’était la première fois que je voyais ou que j’entendais parler de ces objets-là. Tout d’abord je fus quelque peu gauche, je l’avoue, mais la faim me fit perdre toute timidité. Je m’accommodai du coquetier et je vins à bout des œufs avec une maîtrise qui fit sursauter les deux vieilles filles.

Quant à elles, on eût dit un couple de canaris, à leur façon de manger leur œuf et de grignoter leurs petites rôties. La vie semblait s’éteindre dans leurs corps. Pourtant, elles avaient dormi toute la nuit dans un lit douillet, tandis que moi, après avoir parcouru à pied la distance qui sépare Harrisbourg d’Emporium, une ville du nord de la Pensylvanie, j’avais couché à la belle étoile, contraint de consumer mes propres calories pour conserver ma chaleur.

Leurs rôties ! Elles disparaissaient à vue d’œil. Je n’en faisais guère qu’une bouchée. Si vous saviez comme il est fastidieux de reprendre continuellement ces menues tranches de pain quand on a une faim de loup !

Lorsque j’étais petit gamin, je possédais un roquet appelé Punch. Je lui servais moi-même sa pâtée. Un de mes parents ayant rapporté plusieurs canards de la chasse, nous avions fait un excellent déjeuner. À l’issue du repas, je préparai celui de Punch, un énorme plat rempli d’os et de bons morceaux. Au moment où je sortais pour le lui donner, un visiteur arrivait à cheval d’un ranch voisin, accompagné d’un terre-neuve de la taille d’un veau. Je posai le plat à terre. Punch agita la queue et se mit tranquillement à l’œuvre. Il avait devant lui au moins une demi-heure délectable. Tout à coup une bousculade se produisit, Punch fut balayé de côté comme un fétu de paille sur le passage d’un cyclone, et le molosse fondit sur les restes. En dépit de sa grosse panse, il devait jeûner souvent, car dans la fraction de seconde qui précéda le coup de pied que je lui lançai dans les côtes, il avait complètement englouti le contenu du plat et, d’un dernier coup de langue, nettoyé jusqu’aux traces de graisse.

Je me comportai à la table de ces deux vieilles demoiselles de Harrisbourg tout comme le terre-neuve devant l’assiette de mon chien Punch. Je ne brisais rien, mais je faisais tout disparaître, œufs, rôties et café. La servante en apportait sans discontinuer. Le café était délicieux, mais pourquoi le servir dans de si petites tasses ?

Les deux braves demoiselles, au teint blanc et rose et aux boucles grises, n’avaient jamais contemplé le visage rayonnant de l’aventure. Ainsi que s’exprimerait un vagabond, toute leur vie elles avaient « travaillé dans la même équipe ». Parmi les doux parfums de leur existence calme et mesquine, j’apportais le grand souffle du monde, chargé des odeurs saines de la sueur et de la lutte, de l’arrière-goût et des senteurs des pays lointains. Et j’écorchai littéralement leurs tendres paumes avec les callosités de mes mains, le bout de corne d’un demi-pouce que produisent la manœuvre des cordages et les longues heures passées à caresser les manches de pelles. Je le fis, non par fanfaronnade juvénile, mais pour leur prouver, par ma besogne accomplie, le droit que j’avais à leur charité.

Ah ! je les revois encore, ces chères et excellentes âmes, tout comme voilà douze ans lorsque je pris place à leur foyer, discourant sur les pistes que j’avais parcourues. Je repoussais leurs conseils bénévoles en véritable garnement que j’étais, et les faisais frémir non seulement au récit de mes propres exploits, mais de ceux de tous les autres individus auxquels je m’étais frotté et qui m’avaient fait leurs confidences. Je m’appropriais toutes les aventures ; et si ces saintes femmes avaient été moins confiantes et moins naïves, elles eussent eu beau jeu à m’embrouiller dans ma chronologie. Eh bien, et après ? N’était-ce pas là un échange de bons procédés ? En retour de leurs nombreuses tasses de café, des œufs et des rôties, je leur donnais la pleine mesure. Je leur procurais généreusement de la distraction. Ma présence à leur table représentait pour elles une aventure, et l’aventure n’a pas de prix.

Après les avoir quittées, je descendis la rue et ramassai un journal sur le pas d’une porte, puis j’allai m’allonger dans l’herbe d’un parc et lire les nouvelles des dernières vingt-quatre heures du monde. Là, je rencontrai un de mes confrères en vagabondage qui me raconta sa vie et voulait à toute force me faire enrôler dans l’armée des États-Unis. Il s’était laissé embobiner par le sergent recruteur et se disposait à rejoindre son corps. Il ne comprenait pas pourquoi je n’imitais pas son exemple. Il avait fait partie des régiments de Coxey qui, plusieurs mois auparavant, avaient défilé à Washington, ce qui semblait lui avoir donné du goût pour la vie militaire.

Moi aussi j’étais un ancien soldat : n’avais-je point été simple recrue dans la Compagnie « L » de la seconde division de l’armée industrielle de Kelly, connue plus communément sous le nom de « Ruée de la Nevada » ? Mais mon expérience de l’armée avait produit sur moi un effet tout à fait contraire. Je laissai donc ce vagabond se livrer aux chiens de la guerre, et je me mis en quête de mon dîner.

Ce devoir accompli, je passai le pont du Susquehanna pour atteindre la rive ouest. Tandis que je me prélassais dans l’herbe ce matin-là, l’idée m’était venue d’aller à Baltimore. C’était donc à cette ville que je me rendrais par la voie ferrée qui, à cet endroit, longeait le fleuve. L’après-midi était torride et au milieu du pont j’aperçus une bande de nageurs qui s’ébattaient à quelque distance d’un des piliers. Je quittai mes habits et fis moi-même un plongeon. L’eau était excellente, mais lorsque j’en sortis pour me rhabiller, je découvris avec stupeur que quelqu’un avait fouillé mes vêtements. Dites-moi maintenant si cela ne constitue pas en soi assez d’aventure pour un jour ? J’ai connu des victimes d’un vol qui en ont parlé toute leur vie. En réalité, mon voleur ne récolta pas grand-chose : environ trente cents, mon tabac et mon papier à cigarettes, mais c’était toute ma fortune !

Après avoir franchi le pont, j’atteignis la rive ouest, où passait le train que je désirais prendre. Aucune gare en vue. Comment attraper le train de marchandises à cet endroit ? Je remarquai que la voie suivait une pente escarpée, au haut de laquelle je me trouvais. Certes, un convoi chargé ne pouvait monter très rapidement cette côte, mais à quelle vitesse marchait-il ? De l’autre côté de la voie, il y avait un talus élevé. Au sommet, sur le bord, la tête d’un homme émergeait de l’herbe. Peut-être pourrait-il me renseigner. Je lui criai des questions et il me fit signe de grimper.

Une fois sur le talus, je vis quatre autres hommes allongés près de lui. C’étaient des bohémiens. J’embrassai la scène d’un coup d’œil. À quelque distance derrière eux, dans un espace découvert entre des arbres, se trouvaient plusieurs roulottes indescriptibles d’aspect. Des enfants en guenilles, presque nus, grouillaient partout dans le campement, mais ils prenaient bien garde de ne point s’approcher des hommes et de ne pas les déranger dans leur sieste. Des femmes émaciées, ayant perdu toute beauté, au corps usé par le travail, vaquaient aux corvées.

J’en remarquai une, assise toute seule sur le siège d’une des voitures, la tête penchée en avant, son menton touchant ses genoux qu’elle entourait de ses bras. Elle ne paraissait pas heureuse. On eût dit qu’elle ne s’intéressait à rien, ce en quoi je me trompais, car un peu plus tard j’appris qu’elle se passionnait tout au moins pour quelque chose. Toute la souffrance humaine se lisait sur son visage, et, en plus, une expression tragique indiquait son impossibilité à soutenir plus longtemps la lutte. La mesure était comble, voilà ce que semblait dire son attitude ; mais, ici encore, je me leurrais.

Je m’étendis dans l’herbe au bord du talus et engageai la conversation avec les hommes. Nous appartenions à la même famille, nous étions des frères, moi le vagabond, et eux les romanichels. Nous connaissions suffisamment notre argot respectif pour nous comprendre. Deux d’entre eux venaient de traverser le fleuve et étaient allés à Harrisbourg pour exercer leur métier de « raccommodeurs de parapluies » ; mais on me cacha la véritable occupation qui se dissimulait derrière cette honorable profession, et il eût été malséant de s’en enquérir.

La journée était superbe, sans un souffle d’air, et nous nous chauffions aux rayons d’un éclatant soleil. De partout montait le bourdonnement engourdissant des insectes, et l’air embaumé se chargeait des douces senteurs de la terre et des pousses vertes. Nous étions trop indolents pour songer à autre chose qu’à échanger quelques propos.

Soudain la paix et la quiétude du lieu furent troublées par un homme.

Deux gamins de huit ou neuf ans, aux jambes nues, avaient enfreint légèrement quelque loi du campement. Je ne sus au juste ce dont il s’agissait, mais un des individus allongés près de moi se dressa pour les appeler.

C’était le chef de la tribu, un homme au front étroit, aux yeux fendus et dont les lèvres minces et les traits crispés, à l’expression sardonique, expliquaient pourquoi les deux galopins avaient bondi et s’étaient raidis au son de sa voix, comme des daims surpris. La frayeur se peignait sur leurs visages et ils se détournèrent pour fuir.

Il leur intima l’ordre de revenir vers lui. Un des garçons traînait en arrière, marchant à contre-cœur, et son petit corps fluet exprimait, en une pantomime, la lutte intérieure qui se livrait entre sa peur et sa raison. Il voulait rebrousser chemin. Son intelligence et l’expérience lui conseillaient de le faire. C’eût été moins répréhensible que de fuir, mais même si la punition devait être moins sévère, elle l’effrayait encore suffisamment pour le pousser à prendre le large.

Cependant il traînailla jusqu’à ce qu’il eut atteint l’abri des arbres où il fit halte. Le chef de la tribu ne se donna pas la peine de le poursuivre ; il alla tranquillement à une roulotte et revint avec un long fouet au milieu de l’espace libre, sans parler, sans faire le moindre geste. Il représentait la Loi, impitoyable et toute-puissante. Il resta planté là, simplement. Et je savais, tout comme les deux gamins réfugiés à l’ombre des arbres, ce qu’il attendait.

Le gosse revint lentement sur ses pas, avec hésitation. Mais il ne manifestait aucune faiblesse. Il était prêt à accepter sa punition. Et, sachez-le bien, celle-ci n’allait pas s’appliquer à l’offense initiale, mais à la tentative de fuite. En cela, le chef de la tribu se comportait absolument comme la société supérieure dans laquelle il vivait. Nous punissons nos criminels, mais lorsqu’ils s’échappent, nous les ramenons en prison et ajoutons à leur peine.

L’enfant avança droit vers le chef et s’arrêta à distance respectable. Le fouet siffla dans l’air et je demeurai surpris de la force du coup. Les petites jambes étaient si minces ! La chair devint blanche où la lanière s’était enroulée et avait mordu, puis le sauvage lacet de cuir se déroula, laissant de petites taches écarlates aux endroits où la chair s’était déchirée. De nouveau le fouet tournoya en l’air, et tout le corps du petit frémit dans l’expectative du coup, mais il ne bougea pas. Sa volonté tenait bon. La lanière se leva une seconde fois, puis une troisième. Au quatrième cinglement, le gamin cria, mais il ne put se contenir plus longtemps. À partir de cet instant, les coups se succédèrent sans interruption. Dans son angoisse, il se mit à sauter en hurlant, mais sans essayer de fuir. Lorsque ses cabrioles le mettaient hors d’atteinte des coups, il y revenait en dansant. Et quand tout fut terminé – une douzaine de coups – le gosse s’en alla parmi les roulottes, en gémissant et poussant des cris aigus.

Le chef, immobile, attendait le second gamin, qui se décida enfin à sortir du couvert d’arbres. Il ne vint pas directement, mais s’approcha comme un chien rampant, pris de petites paniques qui le faisaient reculer d’une demi-douzaine de pas. Cependant, il gagnait sensiblement du terrain et s’approchait de plus en plus de l’homme, en poussant des cris inarticulés comme ceux d’un animal. Pas une fois il ne regarda la brute. Il tenait constamment les yeux fixés sur le fouet, et je distinguai dans ses prunelles une terreur qui me fendit le cœur – la terreur éperdue d’un enfant maltraité au-delà de tout ce qu’on peut concevoir. J’ai vu des hommes forts tomber en pleine bataille et se tordre comme des vers dans les affres de la mort, et d’autres malheureux projetés en l’air et leurs corps mis en pièces sous les éclatements d’obus. Croyez-moi : tout cela n’était qu’un joyeux divertissement, des explosions de rires et des chansons, en comparaison de la scène atroce dont je fus témoin.

Le supplice commença. Les coups que reçut le premier gamin n’étaient que des caresses à côté de ceux-ci. En un rien de temps le sang gicla le long des petites jambes grêles. Il dansait, se tortillait, se ployait en deux, et bientôt on eût dit quelque grotesque marionnette mue par des ficelles, si ses cris aigus n’eussent donné le démenti à cette parodie. Vint le moment où l’enfant n’y put plus tenir. La raison lui manquant, il tenta de s’échapper. Mais le bourreau le poursuivit, le ramenant chaque fois par ses coups dans l’espace découvert.

Alors se produisit un intermède. J’entendis un cri sauvage, étouffé. La femme qui se tenait assise sur le siège de la voiture courut se jeter entre l’homme et l’enfant.

– Ah ! tu en veux aussi, toi ! rugit-il. En bien, tiens, attrape !

Il lança le fouet sur elle. Ses jupes étaient longues, aussi n’essaya-t-il pas de la frapper sur les jambes. Il la cingla au visage, qu’elle protégeait de son mieux de ses mains et de ses avant-bras, et en baissant la tête entre ses maigres épaules. Une pluie de coups s’abattit sur elle. Mère héroïque ! Elle savait bien ce qu’elle faisait. Le gamin, hurlant toujours, se faufila entre les roulottes.

Pendant ce temps, les quatre hommes allongés près de moi avaient suivi impassiblement la scène. Je ne bougeai pas davantage, je l’avoue sans honte, bien que ma raison dût lutter contre mon envie de me lever et de prendre part à l’affaire. Mais je connais la vie. Qu’aurait-il servi, à cette malheureuse ou à moi, que je fusse roué de coups par ces cinq brutes étendues là sur la rive du Susquehanna ? Jadis j’ai vu pendre un homme, et, encore que toute mon âme protestât, ma bouche ne proféra pas un cri. Si j’avais cédé à mon indignation, j’aurais eu probablement le crâne brisé par un revolver, car ce réfractaire devait, selon la loi, être pendu. Et ici, chez cette bande de bohémiens, la loi ordonnait que cette femme reçût les coups de fouet.

Cependant, dans les deux cas, ce n’est point la loi qui m’empêcha d’intervenir, mais le fait que cette loi s’avérait plus puissante que moi. Si ces quatre individus ne s’étaient pas trouvés là, j’eusse réglé son compte à l’homme au fouet. À moins qu’une des femmes ne se fût jetée sur moi un couteau ou une massue à la main, je suis certain que j’aurais mis le tortionnaire fort mal en point. Mais les quatre drôles étaient là, avec leur loi plus forte que moi-même.

L’homme, à bout de souffle, épongea sur la manche de sa veste la sueur qui lui coulait dans les yeux et me lança un regard plein de défi. Je lui rendis ce coup d’œil d’un air détaché ; ses manières d’agir ne me concernaient nullement. Je ne m’en allai pas tout de suite. Je restai là étendu une demi-heure encore, ce qui, étant donné les circonstances, était une preuve de tact et d’étiquette. Je roulai des cigarettes avec du tabac que je leur empruntai, et lorsque je me glissai du talus sur la voie du chemin de fer, j’étais pourvu des renseignements nécessaires pour attraper le prochain train de marchandises se dirigeant vers le sud.

Et puis après ? C’était une page de la vie, voilà tout, et j’en ai vu d’autres bien pires. J’ai souvent prétendu (mes auditeurs ont cru que je plaisantais) que l’homme se distingue des animaux surtout en ceci : il est le seul animal qui maltraite sa femelle, méfait dont jamais les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien dégénéré par la domestication. Sur ce point, notre frère « inférieur » conserve encore l’instinct sauvage, tandis que l’homme a perdu les siens, du moins la plupart des bons.

Je descendis la pente sur une centaine de mètres et arrivai à un endroit où le sentier bordant la voie était praticable. Là, je sauterais dans mon train de marchandises quand il remonterait lentement la colline.

Une demi-douzaine de vagabonds attendaient dans le même dessein. Plusieurs jouaient avec un vieux jeu de cartes. Je me joignis à la partie. Un nègre se mit à battre les cartes. Il était jeune et gras, avec une face de pleine lune, et rayonnait de bonne humeur. La gaieté transpirait de tous ses pores. Tandis qu’il me donnait la première carte, il s’arrêta en me dévisageant :

– Dis donc, toi, n’ai-je pas déjà vu ta binette quelque part ?

– Si, répondis-je, mais tu n’étais pas accoutré comme ça.

Il restait intrigué.

– Te souviens-tu de Buffalo ?

Cette fois ses souvenirs se précisèrent et avec des rires et des exclamations. Il me salua comme un frère ; car à Buffalo, où nous purgions une peine au Pénitencier du comté d’Érié, nous portions tous deux la livrée rayée des forçats.

La partie continua. J’appris quel en était l’enjeu : au bas du remblai, du côté du fleuve, un sentier raide et étroit conduisait à une source, huit mètres au-dessous. Nous jouions au haut du remblai. Le perdant devait prendre une petite boîte de lait condensé vide, la remplir d’eau et l’apporter aux gagnants.

Le moricaud avait perdu la première partie. Il prit le récipient, descendit le sentier et nous restâmes assis à nous moquer de lui. Nous bûmes comme des trous. Pour moi seul il dut faire quatre voyages, et les autres usèrent de la même immodération dans leur soif. Le chemin étant très rapide, le négro glissait parfois à mi-chemin, renversait le précieux liquide et retournait en chercher. Mais il demeurait imperturbable, riait même d’aussi bon cœur que nous ; c’est pourquoi il dégringolait si souvent.

Aussi nous promit-il d’avaler à son tour de prodigieuses quantités d’eau dès qu’un autre serait pincé.

Notre soif assouvie, une autre partie commença. De nouveau le nègre perdit, et une fois de plus nous bûmes tout notre saoul. Une troisième partie, puis une quatrième se terminèrent de même, et chaque fois ce négro à face de lune faillit mourir de joie devant cette obstination du sort contre lui. Notre hilarité ne le cédait en rien à la sienne. Nous riions comme des gosses insouciants, ou comme des dieux, devant ces puérilités. Je m’en donnai tellement que je sentis ma tête prête à éclater, et je bus dans la boîte à lait jusqu’à m’en noyer l’estomac.

Alors une discussion sérieuse s’éleva : réussirions-nous à sauter dans le train quand il gravirait la colline, avec nos corps gonflés d’eau comme des outres ? Ce côté inattendu de la situation acheva le nègre. Il dut s’arrêter de porter de l’eau pendant au moins cinq minutes, et se rouler à terre en se tordant les côtes.

Quand s’allongèrent, sur le fleuve, les ombres d’un crépuscule doux et tiède, nous buvions toujours, et notre porteur d’eau à tête d’ébène ne cessait de faire la navette. La femme battue de tout à l’heure était oubliée. Cette page était lue : une autre m’occupait à présent et lorsque la locomotive sifflerait sur la pente, cette nouvelle page serait tournée et une autre commencerait. Ainsi va de la vie, page après page, le livre sans aucune trêve, quand on a pour soi la jeunesse.

Nous engageâmes une dernière partie dans laquelle le noir ne fut pas perdant. La victime était un vagabond maigre, à l’air dyspeptique, celui qui avait ri le moins de nous tous. Nous lui annonçâmes que nous étions saturés d’eau, ce qui était la pure vérité. La promesse des trésors de l’Inde, pas plus que la pression d’une pompe pneumatique, n’auraient pu introduire une autre goutte dans mon estomac.

Le négro prit un air désappointé, puis, se mettant à la hauteur de la circonstance, il réclama à boire. Réellement il avait soif ! Le vagabond mélancolique ne cessa, pendant une demi-heure, de grimper le raidillon, et le noir, toujours altéré, redemandait de l’eau. Il en avala plus à lui seul que tout le reste de la bande.

Le crépuscule fit place à la nuit, les étoiles apparurent au ciel, et il buvait encore. Si le sifflet du train de marchandises ne s’était pas fait entendre, sans doute serait-il toujours là, se gorgeant de liquide et savourant sa revanche tandis que l’autre s’escrimait à le servir.

Mais un coup de sifflet déchira l’air. La page était achevée. D’un bond nous fûmes debout et nous nous mîmes en rangs d’oignons sur la voie. Le convoi montait la côte, toussant et crachotant ; la lanterne de tête, nous inondant de lumière, détacha nos silhouettes en un vigoureux relief.

La locomotive nous dépassa, et nous courûmes tous avec le train, quelques-uns sautant sur les marches latérales, d’autres se lançant aux portes des fourgons vides et grimpant dedans.

J’agrippai la plate-forme d’un wagon chargé de toutes sortes de marchandises et, à quatre pattes, je gagnai un coin confortable. Je m’étendis sur le dos après avoir placé sous ma tête un journal en guise d’oreiller.

Au-dessus de moi les étoiles clignotantes tournoyaient par escadres, chaque fois que le convoi prenait une courbe. Je m’endormis en les suivant des yeux.

La journée terminée était une simple journée parmi toutes les autres de ma vie. Demain s’annoncerait un jour nouveau, et je débordais de jeunesse.

IV

PINCÉ !


Je me rendis aux chutes du Niagara dans un fourgon, ou, pour employer l’argot des vagabonds, un « Pullman à glissières ».

J’arrivai dans la ville l’après-midi et me dirigeai tout droit vers les chutes. Une fois mes yeux emplis de cette merveilleuse vision, je perdis la notion des choses. Impossible de m’arracher à ce spectacle grandiose. J’abandonnai l’idée d’aller frapper aux portes. Même l’espoir d’un « gueuleton assis » n’aurait pu me décider à m’éloigner de la cataracte.

La nuit vint, une superbe nuit baignée de lune, et je m’attardai près des chutes jusqu’après onze heures.

Il me restait à trouver un toit pour dormir.

Ayant entendu dire quelque part que la ville de Niagara Falls était inhospitalière aux vagabonds, je m’enfonçai dans la campagne. J’escaladai une barrière et me couchai dans un champ. Persuadé que Jean-la-Loi ne viendrait pas m’y dénicher, je m’étendis sur le dos dans l’herbe et dormis comme un tout petit enfant. L’air embaumé était si tiède que je ne m’éveillai pas une seule fois de toute la nuit. Mais à la première lueur grise du jour mes yeux s’ouvrirent, et je revis en esprit les admirables chutes. Je sortis du champ en sautant à nouveau la barrière et descendis la route pour les admirer une dernière fois. Il était encore très bon matin, à peine cinq heures, et je ne pouvais guère déranger avant huit heures les habitants pour mendier mon déjeuner. Je passerai donc trois bonnes heures au moins près du fleuve. Hélas ! je ne devais jamais plus contempler ni le fleuve ni les chutes !

La ville était endormie quand j’y pénétrai. Comme je suivais une rue tranquille, je vis sur le trottoir trois hommes qui s’avançaient vers moi. Je crus tout d’abord que c’étaient des vagabonds qui, tout comme moi, s’étaient levés de bonne heure. Ma supposition n’était pas tout à fait exacte. Les individus qui se trouvaient de chaque côté étaient bel et bien des trimardeurs, mais il n’en était pas de même de celui qui marchait entre eux. Je longeai le bord du trottoir pour les laisser passer, mais sur un ordre de celui du milieu, ils s’arrêtèrent net et leur gardien m’adressa la parole.

À l’instant même je devinai à qui j’avais affaire. Il appartenait à la « mouche » et les deux vagabonds étaient ses prisonniers. Jean-la-Loi faisait la chasse aux vers matineux et j’étais un de ces vers. Eussé-je été riche de l’expérience acquise durant les mois suivants, j’aurais pris immédiatement la poudre d’escampette et détalé comme le diable. Il aurait pu tirer sur moi, mais je ne me serais pas laissé prendre à moins d’être blessé. Jamais il n’aurait osé me poursuivre, car deux prisonniers dans la main valent mieux qu’un en fuite. Je restais planté là comme un mannequin lorsqu’il m’interpella. Notre conversation fut des plus brèves.

– À quel hôtel logez-vous ? questionna-t-il.

Il me tenait. Je n’étais descendu nulle part, et, comme je ne connaissais le nom d’aucun hôtel de l’endroit, je ne pouvais prétendre résider dans l’un d’eux. En outre, j’étais dehors de trop bonne heure. Toutes les circonstances se tournaient contre moi.

– Je viens d’arriver, répondis-je.

– Bien. Demi-tour et filez devant moi, mais ne vous éloignez pas trop. Quelqu’un désire vous parler.

J’étais pincé. Je savais pertinemment qui voulait me parler. Avec ce mouchard et les deux vagabonds sur mes talons, et sous la conduite du premier, j’ouvris la marche vers la prison de la ville. Là on nous fouilla, et nous déclarâmes notre identité. J’ai oublié à présent sous quel nom je fus inscrit. Je donnai celui de Jack Drake, mais, lorsqu’on visita mes poches, on trouva sur moi des lettres adressées à un certain Jack London. Ce mensonge flagrant me causa beaucoup d’ennuis, mais tout cela est loin, et aujourd’hui je ne sais si j’ai été arrêté sous le nom de Jack Drake ou de Jack London. Quoi qu’il en soit, ma déclaration doit encore figurer sur le registre d’écrou de la prison de Niagara Falls. On peut se renseigner et vérifier ce point. C’était vers la fin de juin 1894. Quelques jours après mon incarcération éclatait la grande grève des cheminots.

Du bureau on nous conduisit au quartier des Vagabonds. Les « Vagabonds » sont cette partie de la prison où l’on enferme, dans une immense cage de fer, les coupables de petits délits ; elle doit son nom à ce que la majeure partie de sa clientèle se compose de gens ramassés sur la route.

Nous y rencontrâmes plusieurs frères de misère qui avaient déjà été pincés ce matin-là, et à chaque instant la clef tournait dans la serrure pour laisser pénétrer deux ou trois nouveaux venus.

Enfin, lorsque nous fûmes seize, on nous fit monter à la salle du tribunal. Je vais vous décrire fidèlement ce qui se passa dans ce prétoire, car, sachez-le, mes sentiments de citoyen américain et de patriote reçurent là un choc dont ils ne se sont jamais remis.

Dans cette pièce se trouvaient les seize prisonniers, et un juge flanqué de deux baillis. Le juge semblait remplir l’emploi de son propre greffier. Aucun témoin. Pas un seul citoyen de Niagara Falls n’était présent pour constater comment on rendait la justice dans sa cité.

Le juge parcourut la liste des arrestations placée devant lui et appela un nom. Un vagabond se leva. Le magistrat jeta un coup d’œil à l’un des baillis.

– Vagabondage, Votre Honneur, dit le bailli.

– Trente jours, fit Son Honneur.

Et le vagabond se rassit.

Le juge appela un autre nom et un deuxième vagabond se leva.

Le jugement du premier avait duré exactement quinze secondes. Celui du suivant fut rendu avec autant de célérité. Le bailli annonça :

– Vagabondage, Votre Honneur.

Et son Honneur prononça :

– Trente jours.

C’était réglé comme du papier à musique. Quinze secondes par vagabond, et trente jours !

C’est un pauvre bétail muet, pensai-je en moi-même. Mais attendez un peu que mon tour vienne : je vais faire voir à Son Honneur comment je m’appelle.

Au cours de l’audience, Son Honneur, poussé par je ne sais quel caprice, donna à l’un de nous l’occasion de placer son mot. Le hasard voulut que cet inculpé ne fût pas un véritable hobo. Il ne portait pas les marques distinctives du professionnel. S’il se fût approché de notre bande lorsque nous attendions un convoi de marchandises, sans hésiter nous l’aurions classé parmi les « chats gais », synonyme de « bleu » chez les vagabonds. Ce chat gai n’était pas de première jeunesse, environ quarante-cinq ans, à mon avis. Il avait les épaules légèrement voûtées et une figure toute ravagée par les intempéries.

Pendant plusieurs années, d’après ses dires, il avait conduit des chevaux pour le compte d’une usine quelconque de Lockport, dans l’État de New York, si je me souviens bien. L’usine avait cessé de prospérer, et, finalement, pendant la crise de chômage de 1893, on l’avait mis à pied assez fréquemment. Cependant, on l’avait gardé jusqu’au bout, mais les derniers temps il n’avait pas travaillé régulièrement. Il expliqua les multiples difficultés rencontrées à trouver de l’embauche durant les mois suivants, alors que le chômage sévissait partout. Enfin, espérant être plus chanceux du côté des lacs, il était parti pour Buffalo. Naturellement, il était fauché. Voilà toute son histoire.

– Trente jours, dit Son Honneur, puis il appela le nom d’un autre coupable.

L’interpellé se leva.

– Vagabondage, Votre Honneur, annonça le bailli.

– Trente jours, répéta Son Honneur.

Et cela continua ainsi, quinze secondes et trente jours pour chaque inculpé.

La machine justicière broyait sans heurts. Étant donné l’heure matinale, sans doute Son Honneur n’avait pas encore déjeuné, et il était pressé d’en finir.

Cependant, mon sang américain se révoltait. Derrière moi se dressaient de nombreuses générations. Mes ancêtres avaient lutté, ils étaient morts pour obtenir le droit d’être jugés par un jury. C’était là mon héritage sacré, marqué de leur sang : à moi de le revendiquer ! Fort bien, jurai-je en moi-même : mon tour va venir !

Il arriva enfin. Mon nom, peu importe lequel, fut appelé, et je me levai. À peine le bailli avait-il achevé sa sempiternelle formule : « Vagabondage, Votre Honneur », que je déliai ma langue.

Mais au même instant le juge prononça la condamnation :

– Trente jours !

Je voulus protester. Aussitôt Son Honneur laissa tomber de ses lèvres le nom du vagabond suivant. Son Honneur s’arrêta juste le temps de me dire : « Taisez-vous ! »

Le bailli me força à m’asseoir. Et l’instant d’après le vagabond sur la sellette avait trente jours, et un autre était en train de recevoir les siens.

Lorsque nous eûmes tous passé – trente jours à chaque trimardeur – Son Honneur, juste au moment où il allait nous renvoyer, se tourna soudain vers le conducteur de chevaux de l’usine de Lockport, le seul homme qu’il avait laissé parler.

– Pourquoi avez-vous quitté votre place ?

Le charretier avait déjà expliqué comment son travail l’avait lâché, et cette demande le surprit.

– Votre Honneur, commença-t-il, interloqué, en voilà une drôle de question ?

– Trente jours de plus pour avoir quitté votre travail, dit Son Honneur, et l’audience fut levée, avec ce résultat : le conducteur eut soixante jours et chacun des autres trente jours.

On nous fit redescendre, on nous enferma et on nous donna à manger. Pour un déjeuner de prison, rien à dire : c’était le meilleur que je recevrais avant un mois.

Quant à moi, j’en restais éberlué. J’étais condamné, après un simulacre de jugement, où l’on me refusait non seulement la décision d’un jury, mais encore le droit de plaider coupable ou non coupable. Une autre victoire de mes pères me vint à l’esprit : l’habeas corpus. J’allais leur montrer à qui ils avaient affaire. Mais quand je réclamai un avocat, on se gaussa de moi. Le décret d’habeas était excellent en soi, mais quel avantage pouvais-je en retirer s’il m’était interdit de communiquer avec toute personne du dehors ? Patience ! Ils ne me garderaient pas éternellement. Attendez seulement que je sorte ! Je les remettrais à leur place. Je connaissais suffisamment le code et mes droits de citoyen pour divulguer leur ignoble façon de rendre la justice ! Des visions de poursuites en dommages et intérêts et de sensationnelles manchettes dans les journaux sautillaient devant mes yeux, lorsque les geôliers arrivèrent et nous bousculèrent pour nous faire passer dans le bureau principal.

Un policeman m’accrocha une menotte au poignet droit. Ah ! ah ! pensai-je, une nouvelle infamie ! Oui, attendez un peu que je sorte ! Sur le poignet gauche d’un nègre claqua l’autre menotte de cette paire. C’était un véritable escogriffe – plus de six pieds de haut – si grand que lorsque nous nous tenions debout l’un près de l’autre sa main soulevait légèrement celle des miennes qu’emprisonnait la menotte. C’était le nègre le plus insouciant et le plus heureux que j’eusse jamais connu.

Nous fûmes tous ainsi ligotés par couples. Ensuite on nous apporta une brillante chaîne d’acier qui fut glissée dans les anneaux de toutes les paires de menottes et fixée solidement au premier et au dernier anneau. Nous étions tous à présent compagnons de chaîne. On nous donna l’ordre de marcher et nous sortîmes dans la rue, escortés de deux officiers. L’énorme nègre et moi avions la place d’honneur, en tête de la procession.

Après l’obscurité sépulcrale de la geôle, le soleil extérieur nous parut éblouissant. Jamais je ne l’avais trouvé si doux qu’à présent. Prisonnier aux chaînes cliquetantes, je savais que bientôt je ne le reverrais plus avant trente jours. Longeant les rues de Niagara Falls, nous allâmes à la gare, dévisagés par les curieux, et surtout par un groupe de touristes sous la véranda d’un hôtel.

Il y avait beaucoup de jeu dans la chaîne, et avec un vacarme assourdissant nous nous assîmes, deux par deux, sur les sièges d’un compartiment de fumeurs. Bouillant d’indignation devant l’outrage perpétré contre ma personne et mes aïeux, j’étais cependant trop prosaïquement pratique pour en perdre la tête. Toute cette aventure représentait du nouveau pour moi. Trente jours de mystère m’attendaient, et je regardai autour de moi pour trouver quelqu’un qui pût me renseigner. Je savais déjà qu’on ne nous conduisait pas dans une petite prison d’une centaine de détenus, mais dans un grand pénitencier où l’on comptait deux mille convicts, purgeant des peines allant de dix jours à dix années.

Derrière moi, attaché à la chaîne par son poignet, était assis un homme aux muscles puissants, au torse carré et massif. Il pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Je le jaugeai tout de suite. Aux coins de ses yeux je lus la gaieté, le rire et la bonté. Quant au reste de sa personne, on eût dit une véritable bête, complètement amorale et possédant toute la passion et la violence excessive du fauve. Ce qui me le rendit quelque peu sympathique, c’étaient, aux coins de ses yeux, la gaieté, le rire et la douceur de la brute au repos.

Je sentais confusément que je m’entendrais bien avec lui. Tandis que mon compagnon de menottes, l’interminable négro, se lamentait tout en gloussant et en riant au sujet de quelque lessive qu’il était en train de perdre par suite de son arrestation, et que le train filait vers Buffalo, je liai conversation avec l’homme assis derrière moi. Sa pipe était vide. Je la lui bourrai de mon précieux tabac : j’en mis dans une seule pipe de quoi faire une douzaine de cigarettes. Plus nous bavardions plus il m’attirait, au point que je partageai tout mon tabac avec lui.

Je possède par bonheur une sorte de fluide pénétrant et je m’accorde suffisamment avec la vie pour me trouver à l’aise un peu partout. Je dus me pencher pour parler à cet homme, mais j’étais loin d’imaginer tout le bien qui allait en résulter pour moi. Il ne connaissait pas ce pénitencier où nous allions, mais il avait tiré un, deux et cinq « points » (un point c’est une année) dans d’autres bagnes et il était rempli d’expérience. Nous devînmes deux bons amis et mon cœur palpita lorsqu’il me conseilla de l’imiter et de suivre ses conseils.

Le train s’arrêta à une station à huit kilomètres environ de Buffalo, et nous autres, la bande des enchaînés, descendîmes de wagon. Je ne me souviens plus du nom de cette gare, mais il me semble que c’est Newcastle. Peu importe !

Nous parcourûmes une courte distance à pied. On nous fit entrer dans un tram, une de ces vieilles pataches avec, de chaque côté, un banc sur toute la longueur. On pria les voyageurs de se mettre tous du même côté, et nous autres, avec force cliquetis de chaînes, prîmes place de l’autre. Je revois encore le visage terrifié des femmes qui, sans nul doute, nous prenaient pour des assassins ou des dévaliseurs de banques. Je fis de mon mieux pour affecter un air féroce, mais mon compagnon de menottes, le nègre béat, roulait ses yeux avec insistance, riant et répétant à bout de champ : « Oh ! les madames ! Les madames ! »

Enfin nous mîmes pied à terre, et après une autre petite marche, nous fûmes conduits dans le bureau du pénitencier du comté d’Érié. Ici nous devions nous faire inscrire, et on pourrait encore trouver un de mes noms sur le registre d’écrou de cet établissement.

En outre, on nous demanda de déposer tout ce que nous possédions : argent, tabac, allumettes, canifs, etc.

Mon nouveau camarade me regarda en hochant la tête.

– Si vous ne laissez pas vos affaires ici, elles vous seront confisquées à l’intérieur, avertit l’employé.

Mon camarade me fit un clin d’œil. Ses mains étaient occupées, dissimulant leurs gestes derrière les autres prisonniers. (On nous avait enlevé les menottes.) Je l’observai et l’imitai, enveloppant dans mon mouchoir de poche les objets que je voulais garder. Nous fourrâmes ces paquets dans nos chemises. Je remarquai que nos compagnons, à l’exception d’un ou deux qui possédaient des montres, ne confièrent pas leurs biens au fonctionnaire. Ils étaient décidés à les cacher de quelque façon, se fiant à la chance ; mais ils montrèrent moins d’adresse que mon copain, car ils négligèrent de faire un paquet.

Les gardiens qui nous avaient conduits jusqu’alors ramassèrent la chaîne et les menottes et repartirent pour Niagara Falls, et nous autres, sous la surveillance de nouveaux geôliers, gagnâmes la prison.

Pendant notre passage dans le bureau, notre nombre s’était augmenté d’autres escouades de nouveaux venus, si bien que maintenant nous formions une queue de quarante ou cinquante hommes.

Sachez, vous autres qui ignorez tout de la prison, que les allées et venues à l’intérieur d’un établissement important sont soumises à autant de formalités que l’était le commerce au Moyen Âge. Une fois dans le pénitencier, on ne peut circuler où l’on veut. Impossible de faire un pas sans buter contre de lourdes portes d’acier toujours fermées à clef.

On nous mena chez le coiffeur, mais il nous fallut subir de longs retards pendant qu’on nous ouvrait les portes. La première station eut lieu dans le « hall » où nous pénétrâmes. Un hall n’est pas un corridor. Figurez-vous un parallélépipède construit en briques et d’une hauteur de six étages, chaque étage formé d’une rangée de cellules, environ cinquante par rangée ; vous avez devant vous, en un mot, un colossal rayon de miel de forme cubique. Posez-le à terre et enfermez-le dans une construction couverte d’un toit avec des murs tout autour. Vous aurez ce qu’on appelle un hall, dans le pénitencier du comté d’Érié. Pour compléter le tableau, placez une étroite galerie avec des garde-fous d’acier courant sur toute la longueur de chaque rangée et, de chaque côté du parallélépipède, imaginez toutes ces galeries réunies par une espèce de sortie de secours en cas d’incendie, consistant en un étroit escalier d’acier.

Nous fîmes halte dans le premier hall, attendant que quelque gardien vînt nous ouvrir une porte. Çà et là allaient et venaient des prisonniers, la tête et la face rasées, et vêtus d’uniformes à raies. Je remarquai au-dessus de nous, debout dans la galerie du troisième étage de cellules, un de ces détenus qui se penchait en avant, les bras appuyés sur la balustrade, apparemment indifférent à notre présence. Il avait l’air de regarder dans le vide. Mon compagnon fit entendre un léger sifflement. Le prisonnier baissa les yeux. Ils échangèrent des signaux, puis le paquet enveloppé dans le mouchoir de mon ami vola en l’air. L’autre l’attrapa et, rapide comme l’éclair, il le fit disparaître, puis de nouveau regarda dans le vague. Mon copain m’ayant recommandé de suivre son exemple, je saisis le moment où le gardien avait le dos tourné et mon paquet suivit l’autre dans la chemise du détenu.

Une minute plus tard la porte était ouverte et nous entrions en file indienne chez le barbier. Ici se trouvaient d’autres hommes habillés en détenus. C’étaient les coiffeurs de la prison. On voyait des baignoires, de l’eau fumante, du savon et des brosses à laver. On nous ordonna de nous dépouiller de nos vêtements et de nous baigner, chaque homme devant frotter le dos de son voisin ; précaution inutile, ce bain forcé, car la prison fourmillait de vermine. Après le bain, on nous remit à chacun un sac de toile.

– Fourrez toutes vos frusques dans ce sac, dit le gardien. Il ne sert à rien d’essayer de passer quelque chose en fraude là-dedans. Placez-vous en rang, tout nus, pour l’inspection. Les hommes punis de trente jours ou moins garderont leurs chaussures et leurs bretelles. Interdiction aux autres de conserver quoi que ce soit.

Cet ordre fut reçu avec consternation. Comment des hommes nus pouvaient-ils espérer cacher quelque chose qui échappât à l’inspection ? Seuls mon compagnon et moi étions sauvés. À ce moment précis les coiffeurs, prisonniers eux-mêmes, commencèrent leur travail. Ils passèrent parmi les pauvres bougres, se chargèrent aimablement de leurs précieuses petites possessions, avec promesse de les leur rendre un peu plus tard dans la journée. Ces barbiers étaient des philanthropes, à les entendre parler.

Aussitôt chacun se dépouilla. Allumettes, tabac, papier à cigarettes, pipes, couteaux, argent, tout se précipita dans les amples chemises des coiffeurs, gonflées de butin. Les gardiens faisaient mine de ne rien voir. Pour couper court à cette histoire, rien ne fut jamais rendu. Les figaros n’avaient pas eu, un seul instant, l’intention de restituer leur prise. Ils considéraient ces objets comme leur appartenant légitimement. C’était la gratte du barbier. Il y avait plusieurs autres grattes dans cette prison, ainsi que je devais l’apprendre ; et moi aussi j’étais destiné à en toucher, grâce à mon nouvel ami.

Derrière des fauteuils, les « merlans » s’activaient à l’envi. Dans cette boutique on coupait les cheveux et on rasait avec une rapidité que je n’aurais jamais soupçonnée. Les hommes se savonnaient eux-mêmes et les coiffeurs les rasaient à la vitesse d’une minute par homme ! Une coupe de cheveux exigeait un peu plus de temps. En trois minutes le duvet de mes dix-huit printemps fut gratté sur mon visage, et ma tête apparut aussi lisse qu’une boule de billard.

Barbes, moustaches, comme nos vêtements et ce que nous possédions, tout disparut en un clin d’œil. Vous pouvez m’en croire, lorsque l’opération fut terminée, nous avions tous des mines patibulaires. À ce moment seulement je me rendis pleinement compte de notre aspect misérable.

Ensuite on nous plaça en rang, quarante ou cinquante, nus comme les héros de Kipling qui assaillirent Lungtungpen. Il ne restait plus que nos souliers et nous-mêmes. Deux ou trois esprits forts qui s’étaient méfiés des barbiers et avaient dissimulé des objets sur eux se virent confisquer leur tabac, leurs pipes, leurs allumettes et quelque menue monnaie.

Après la fouille, on nous apporta nos nouveaux vêtements, de grossières chemises, des vestes et des pantalons aux rayures éclatantes. Jusque-là j’avais toujours cru qu’on n’infligeait à un homme le port de l’uniforme rayé que lorsqu’il avait été reconnu coupable d’un crime. Je n’hésitai pas davantage et revêtis l’insigne de la honte et, pour la première fois, j’exécutai la promenade dégradante des prisonniers.

À la queue leu leu, les mains sur les épaules de l’homme qui marchait devant, nous arrivâmes dans un autre grand hall. Ici on nous rangea contre le mur en une longue file et on nous ordonna de découvrir nos bras gauches. Un jeune homme, étudiant en médecine, qui s’exerçait à son métier sur du bétail tel que nous, passa devant la rangée. Il vaccinait à peu près trois fois plus vite que les coiffeurs rasaient. Après nous avoir recommandé d’éviter de frotter nos bras à quoi que ce fût et de laisser le sang sécher de façon à former une croûte, on nous accompagna à nos cellules. Ici mon ami et moi fûmes séparés, mais pas avant qu’il m’eût glissé à l’oreille :

– Suce ton vaccin !

Aussitôt que je fus enfermé, je suçai à fond le vaccin de mon bras et le crachai. Par la suite je vis des hommes qui, ayant négligé cette précaution, souffraient d’horribles plaies au bras, des trous où j’aurais facilement introduit mon poing. Que n’avaient-ils fait comme moi ?

Dans ma cellule se trouvait un autre prisonnier. C’était un homme jeune, viril, peu expansif, mais très intelligent, un type merveilleux tel qu’on en rencontre rarement, et ceci en dépit du fait qu’il venait de purger une peine de deux ans dans quelque pénitencier de l’Ohio.

Nous étions enfermés depuis une demi-heure à peine lorsqu’un détenu déambula dans la galerie et jeta un coup d’œil à travers les barreaux de notre cellule. C’était mon copain. Il avait la liberté de circuler. On le lâchait à six heures du matin et on ne le renfermait qu’à neuf heures du soir. Il faisait partie de la clique qui gardait le hall, et celui qui lui avait assigné cet emploi était lui-même un prisonnier qui arborait le titre de « Premier homme de Hall ». On comptait treize hommes de garde, dix hommes surveillaient chacun une galerie de cellules, et au-dessus d’eux trônaient le Premier, le Second et le Troisième homme de Hall.

Nous autres, nouveaux venus, nous devions demeurer dans nos cellules pendant le reste de la journée, m’informa mon copain, afin que le vaccin eût le temps de prendre. Puis le lendemain matin nous serions envoyés aux travaux forcés dans la cour de la prison.

– Mais dès que je le pourrai, je te relèverai du travail, promit-il. Je vais faire chasser un des types du hall et te mettre à sa place.

Il fourra sa main dans sa chemise, en retira le mouchoir de poche contenant mes trésors, me le passa à travers les barreaux et repartit en longeant la galerie.

J’ouvris le paquet. Tout y était. Il n’y manquait pas même une allumette. J’offris à mon compagnon de cellule de quoi confectionner une cigarette.

Au moment où j’allais craquer une allumette, il m’arrêta. Une minable couverture sale recouvrait chacune de nos couchettes. Il en déchira une bande étroite et l’enroula très serrée en une mèche longue et mince. Il y mit le feu avec une précieuse allumette. Le rouleau de coton ne flamba pas. À son extrémité un charbon rouge couvait lentement. Cela pouvait durer des heures, et mon compagnon appelait cela un « amadou ». Lorsqu’il serait presque consumé, nous en préparerions un autre, que nous ferions prendre en le rapprochant du premier et en soufflant dessus. Par ma foi, nous aurions pu donner des conseils à Prométhée sur la conservation du feu !

À midi, on nous servit le dîner. Au bas de la porte de notre cage était aménagée une petite ouverture ressemblant à une chatière. Par cet orifice on glissa deux morceaux de pain sec et deux gamelles de « soupe ». Une portion de soupe consistait en un litre d’eau environ avec une goutte de graisse flottant à la surface et quelques grains de sel.

Nous bûmes la soupe, mais nous ne touchâmes pas au pain. Non parce que nous n’avions pas faim, ou que le pain fût immangeable. Mais nous avions nos raisons personnelles. Mon compagnon avait découvert que notre cellule grouillait de punaises. Dans toutes les crevasses et les interstices des briques, là où le ciment était tombé, florissaient de grandes colonies de ces puants insectes. Les indigènes s’aventuraient même au-dehors en plein jour et pullulaient par centaines sur les murs et le plafond. Mon compagnon connaissait à fond les mœurs de cette vermine. Tel l’intrépide Roland, il fit entendre le son du cor. Jamais on ne vit pareille bataille. Elle dura des heures. Et quand les derniers survivants de l’armée en déroute se réfugièrent dans leurs forteresses de briques et mortier, notre besogne n’était qu’à moitié faite. Nous mâchâmes des bouchées de notre pain de façon à le réduire à la consistance du mastic. Lorsqu’un fuyard se réfugiait dans une fente entre les briques, vite nous l’emmurions avec un morceau de cette pâte. Nous continuâmes notre extermination jusqu’à la nuit, et jusqu’à ce que chaque trou, chaque recoin et chaque fissure fussent bouchés. Je frémis en songeant aux tragédies de famine et de cannibalisme qui ont dû s’ensuivre derrière ces remparts plâtrés de pain.

Fatigués et affamés, nous nous jetâmes sur nos couchettes, dans l’attente de notre dîner. Nous avions, en réalité, abattu de la bonne besogne. Au moins, disions-nous, dans les semaines qui allaient suivre nous ne souffririons plus de ces infâmes bestioles que nous hospitalisions. Nous nous étions privés de manger, nous avions sauvé notre épiderme aux dépens de notre estomac, mais nous étions satisfaits. Hélas ! de quelle futilité est l’effort humain ! À peine notre long travail était-il achevé qu’un garde ouvrit la porte. On amenait dans la prison une nouvelle fournée de prisonniers. Il fallait changer de domicile. On nous transféra dans une autre cellule, deux étages plus haut, pour nous y enfermer.

Le lendemain matin de bonne heure on ouvrit nos cellules. En bas, dans le hall, avec les centaines de détenus assemblés là, nous nous rangeâmes à la queue leu leu, comme précédemment, et on nous conduisit dans la cour de prison pour travailler.

Le canal Érié coule au fond de la cour du pénitencier du comté. Notre tâche consistait à décharger les bateaux, à porter sur nos dos, jusqu’à la prison, d’énormes pièces de fer. Tout en trimant, j’étudiais la situation et supputais les chances d’une fuite. Il n’y en avait pas l’ombre. Au sommet des murs extérieurs, sur une espèce de chemin de ronde, circulaient des gardiens armés de fusils à répétition ; en outre, des mitrailleuses étaient braquées sur nous dans les tourelles des sentinelles.

Je ne me tracassai pas pour autant. Trente jours, après tout, s’écouleraient assez vite. Je les passerais donc, tout en accumulant des témoignages que j’emploierais, une fois sorti, contre les harpies de la justice. Je leur ferais voir ce dont était capable un jeune Américain qui s’était vu refuser le droit d’être jugé par un jury, le droit de se défendre, de plaider innocent ou coupable. On m’avait refusé même un jugement (je ne pouvais considérer comme un jugement ce qui s’était passé à Niagara Falls). On m’avait refusé de recourir à un avocat ou à toute autre personne, et par là même on m’interdisait de solliciter l’habeas corpus ; ma figure avait été rasée, mes cheveux coupés courts, on m’avait revêtu de l’infamante livrée à rayures ; on me forçait maintenant à travailler comme un cheval avec un régime de pain et d’eau, et je défilais dans cette marche dégradante sous la surveillance de gardiens. Pour quelle raison ? Qu’avais-je fait ? De quel crime m’étais-je rendu coupable envers les bons citoyens de Niagara Falls pour que tous ces châtiments s’abattissent sur moi ? Je n’avais même pas violé leur règlement interdisant de « coucher dehors ». J’avais dormi au-delà de leur juridiction, cette nuit-là. Je n’avais même pas mendié un repas, ni même des sous dans leurs rues. Je m’étais contenté de marcher sur leur trottoir et de tomber en extase devant leur sacrée cascade ! Et quel mal y avait-il à cela ? Strictement parlant, je ne me reprochais aucun délit. Fort bien ! Je le leur montrerais lorsque je serais libre !

Le lendemain j’interpellai un gardien. Je voulais à toute force que l’on me procurât un avocat. Le bonhomme éclata de rire. Ainsi firent les autres geôliers à qui je m’adressai. J’étais, en vérité, sans communication possible avec le monde extérieur. J’essayai d’écrire une lettre, mais j’appris que toutes les correspondances étaient lues, censurées ou confisquées par les autorités de la prison, et qu’en aucune façon les prisonniers à court terme n’avaient la permission d’écrire. Un peu plus tard, je tentai de faire passer des lettres en fraude par des détenus sortants, mais ils furent fouillés et les lettres détruites. Tant pis ! Toutes ces persécutions contribueraient à noircir encore l’affaire lorsqu’on me lâcherait.

Mais tandis que passaient mes jours de prison (que je décrirai dans le chapitre suivant), j’en appris de belles. On me raconta des choses incroyablement monstrueuses sur la police et les tribunaux. Des prisonniers me narrèrent leurs horribles expériences avec la police des grandes villes. Et plus horribles étaient encore les récits qu’ils tenaient de pauvres diables morts entre les mains des policiers et qui par conséquent ne pouvaient témoigner par eux-mêmes. Des années plus tard, dans le rapport du Comité de Lexow, je devais lire des histoires absolument authentiques et encore plus affreuses que celles-là. Mais durant les premiers jours de mon incarcération, je riais de ce que j’entendais.

Cependant, je finis par me convaincre. Je vis de mes propres yeux, là, dans cette prison, des faits abominables qui ancrèrent profondément en moi le respect pour les chiens de la Loi et l’entière institution de la justice criminelle.

Mon indignation s’effaça peu à peu pour être submergée par les flots de la peur. Je me rendis compte, nettement, contre quelle puissance je m’insurgeais. Je devins humble et soumis. Chaque jour j’étais de plus en plus décidé à ne pas causer de scandale lorsque je serais libéré. Tout ce que je demandais, en sortant, c’était de pouvoir m’éclipser du paysage. Et c’est exactement ce que je fis lorsqu’on me relâcha. Je gardai ma langue dans ma poche et, sans bruit, je m’enfuis en Pensylvanie. Mais j’étais cette fois un homme plus doux et plus riche d’expérience.

V

LE PÉNITENCIER


Pendant deux jours on m’employa dans la cour de la prison à de pénibles corvées.

Bien que j’eusse tiré au flanc chaque fois que j’en trouvais l’occasion, j’étais à bout de forces. Et tout cela à cause de la nourriture. Il était impossible à un homme de fournir un pareil labeur avec de tels aliments. Du pain et de l’eau, voilà tout ce qu’on nous donnait. Une fois par semaine nous étions supposés recevoir de la viande ; mais nombre d’entre nous s’en passaient. De plus, toutes les substances nutritives en ayant été préalablement extraites dans le bouillon, le fait d’en goûter une fois par hasard ne prenait aucune importance à nos yeux.

Ce régime de pain et d’eau constituait une anomalie capitale. Si nous recevions de l’eau en abondance, en revanche nous manquions de pain. Une ration était grosse à peu près comme les deux poings, et chaque prisonnier touchait trois rations par jour. Je dois ajouter que l’eau possédait une qualité essentielle : elle était chaude. Le matin nous la baptisions « café » ; à midi elle s’élevait à la dignité de « soupe », et le soir elle se déguisait en « thé ». Mais c’était toujours la même eau. Les convicts l’appelaient « l’eau enchantée ». Le matin, c’était de l’eau noire, et cette couleur provenait de ce qu’on y avait bouilli des croûtes de pain brûlé. À midi on la servait, moins la couleur, plus du sel et un soupçon de graisse. Le soir elle nous arrivait avec une nuance châtain pourpre qui défiait toutes conjectures : c’était du thé absolument infect, mais de la bonne eau chaude.

Quelle bande d’affamés nous étions dans ce pénitencier du comté d’Érié ! Seuls les prisonniers à long terme mangeaient à peu près à leur faim : à notre régime ils n’auraient pas tardé à claquer. Je sais à quoi m’en tenir, car il y en avait toute une rangée au rez-de-chaussée de notre hall, et lorsque j’étais homme de confiance j’avais l’habitude de leur soustraire des aliments pendant que je les servais. On ne peut vivre seulement de pain, surtout lorsqu’on n’en a pas à sa suffisance.

Cependant mon nouvel ami tint sa promesse. Après deux jours de corvée dans la cour on me tira de ma cellule et je devins prévôt, autrement dit « homme de hall ». Matin et soir nous distribuions le pain aux prisonniers dans leurs cellules ; mais à midi on employait un système différent. Les détenus rentraient du travail sur une longue file. En passant la porte ils rompaient les rangs.

À l’intérieur, des morceaux de pain étaient empilés sur des plateaux. Là se trouvaient le « premier homme de hall » et deux acolytes, dont moi-même. Notre tâche consistait à tenir les plateaux pendant le défilé des détenus. Dès que le mien était vide, mon compagnon prenait ma place avec un plateau plein. Et vice versa. Les hommes se succédaient, chacun prenant de sa main droite une ration de pain.

Le rôle du chef différait quelque peu du nôtre. Il se servait d’une matraque. Debout près du plateau, il surveillait la distribution.

Les malheureux affamés n’arrivaient pas à perdre l’illusion de prendre, au moins une fois, deux rations. Mais durant mon passage à ce poste, jamais je n’en vis un réussir dans cette tentative. La matraque du premier homme de hall, rapide comme le coup de griffe du tigre, s’abattait sur la main qui avait osé se montrer ambitieuse. Celui-là savait apprécier la distance ! Il avait abîmé tant de mains avec sa matraque qu’il ne ratait jamais son coup. En outre, il punissait ordinairement le coupable en lui supprimant sa propre ration et en l’envoyant à sa cellule faire son dîner d’eau chaude.

Souvent, lorsque tous ces pauvres diables étaient enfermés, j’ai vu des centaines de portions supplémentaires cachées dans les cellules des prévôts. On pourrait taxer d’absurde le fait de garder ainsi du pain. Mais il constituait une de nos grattes. Nous étions des maîtres en économie et agissions de la même manière que les seigneurs de la mercante en société civilisée. Nous avions la haute main sur l’approvisionnement de la population, et, tout comme nos frères bandits du dehors, nous pressurions le consommateur. Nous organisions en somme le trust du pain. Une fois par semaine, les hommes qui peinaient dans la cour recevaient une carotte de tabac à chiquer de cinq cents. Cette marchandise était la monnaie courante de notre royaume. Deux ou trois rations de pain pour une carotte était notre étalon d’échange, et les convicts troquaient leur tabac, non parce qu’ils l’aimaient moins, mais parce qu’ils préféraient le pain. Oui, je le sais, cet acte équivalait à voler des bonbons à un enfant, mais qu’y faire ? Tout d’abord il nous fallait vivre. Et, en toute justice, l’esprit d’initiative et d’entreprise devait recevoir sa récompense. Après tout, nous ne faisions que singer nos supérieurs en dehors de ces murs, qui, sur une grande échelle, et sous le respectable déguisement de négociants, de banquiers et de magnats d’industrie, emploient les mêmes ruses que les nôtres. Que de drames horribles auraient pu arriver à ces malheureux sans notre intervention, je n’ose l’imaginer ! Dieu seul sait tout le pain que nous fîmes circuler dans le pénitencier du comté d’Érié ! Somme toute, nous encouragions la frugalité et l’épargne… chez les pauvres diables qui se privaient de leur tabac. Nous prêchions aussi d’exemple. Dans le cœur de chaque détenu nous inculquions l’ambition de devenir nos égaux et de se faire de la gratte. N’étions-nous pas des sauveurs de la société ?

Prenons un affamé qui n’avait pas de tabac. Peut-être avais-je affaire à un vicieux qui avait tout fumé à lui seul. Très bien. Il possédait une paire de bretelles. Je l’échangeais contre une demi-douzaine de rations de pain – ou une douzaine si cet article me paraissait bon. Quant à moi, je n’ai jamais porté de bretelles, mais cela importait peu. À l’autre bout je connaissais un type qui purgeait dix années pour assassinat. Celui-ci se servait de bretelles et en réclamait une paire. Je les abandonnerais contre une certaine quantité de viande. De la viande, voilà ce que je cherchais ! Peut-être encore avait-il un roman broché en lambeaux, un vrai trésor ici. Je le lirais et ensuite je l’échangerais avec le boulanger contre du biscuit, ou avec les cuisiniers contre de la viande et des légumes, ou avec les pompiers contre du bon café, ou avec quelqu’un d’autre contre le journal qui, par hasard, pénétrait dans la prison, Dieu sait comment ! Les cuisiniers, les boulangers et les pompiers étaient des prisonniers tout comme moi, et ils habitaient notre hall dans la première rangée au-dessus de la nôtre.

En un mot, tout un système organisé de troc fonctionnait dans ce pénitencier. On y voyait même circuler de l’argent introduit parfois en fraude par des détenus à court terme ; fréquemment il provenait du « salon de coiffure » où les nouveaux arrivants l’avaient déposé vous savez comment, mais la plus grande partie sortait des cellules des prisonniers à long terme. Comment avait-il échoué là ? Mystère.

Étant donné son éminente situation, le « premier homme de hall » avait la réputation d’un gros richard. Outre ses diverses grattes, il nous soutirait des pots-de-vin. Nous exploitions la misère commune, et lui était le fermier général qui nous dominait tous. C’est avec sa permission que nous exercions nos trafics spéciaux, et il nous fallait payer ce privilège. Ainsi que je l’ai dit, il passait pour être riche, mais jamais nous ne vîmes la couleur de son argent ; il vivait seul dans sa cellule, retiré dans sa grandeur solitaire.

Voici comment j’eus la preuve qu’on faisait commerce d’argent dans le pénitencier. Pendant un certain temps je fus compagnon de cellule du troisième homme de hall. Il possédait plus de seize dollars. Chaque soir, vers neuf heures, lorsqu’on avait poussé les verrous, il avait l’habitude de compter son gain. Et chaque soir, il ne manquait pas de me prédire la vengeance qu’il m’infligerait si j’osais le vendre aux autres prévôts. Il redoutait d’être volé, et le danger imminent s’annonçait de trois côtés différents. D’abord les geôliers. Un couple de ceux-ci pouvaient sauter sur lui, le rouer de coups pour insubordination, et le jeter au « solitaire » (le cachot) ; dans la mêlée ses seize dollars prendraient des ailes. Ensuite, le premier homme de hall pouvait les lui soustraire en le menaçant de lui supprimer son emploi et de le renvoyer aux travaux forcés dans la cour de la prison. Puis enfin, il fallait compter avec les dix prévôts ordinaires. S’ils avaient vent de sa fortune, il courait de fortes chances qu’un beau jour toute la bande l’acculât dans un coin et le soulageât de son magot. Oh ! nous étions de véritables loups, vous pouvez m’en croire, tout comme les types qui traitent les affaires dans Wall Street.

Il avait d’excellentes raisons pour nous craindre, mais je me méfiais autant de lui. C’était une brute épaisse, un ancien pilleur d’huîtres de la baie de Chesapeake, récidiviste qui avait tiré cinq ans dans la prison de Sing-Sing, et de plus un stupide carnivore. Il prenait au piège les moineaux qui volaient à travers les barreaux de notre hall. Lorsqu’il en capturait un, il courait avec l’oiseau dans sa cellule, où je l’ai vu broyer des os et cracher des plumes, tandis qu’il le dévorait tout cru. Ah ! mais non ! Jamais je ne l’ai vendu aux autres hommes de hall. Et c’est la première fois que je me hasarde aujourd’hui à parler de ses seize dollars.

Mais j’engageai tout de même quelque négoce avec lui. Il était épris d’une détenue enfermée dans le quartier des femmes. Comme il ne savait ni lire ni écrire, je lui lisais les lettres de sa bonne amie et rédigeais les réponses. Et je lui faisais payer mes services. J’ajoute que mes billets doux étaient particulièrement soignés : j’y mettais toute mon âme et toute ma science. Bien mieux : je gagnai pour lui le cœur de la belle, et je crains fort qu’elle ne fût amoureuse de son soupirant, mais du pauvre scribe que j’étais. Je vous le répète, ces lettres étaient de vrais poèmes.

Un autre de nos petits commerces consistait à « passer l’amadou ». Nous étions les messagers célestes, les porteurs de feu, dans ce monde de fer, de verrous et de barreaux. Quand les convicts rentraient le soir et étaient enfermés dans leurs cellules, ils désiraient généralement fumer. Alors nous ranimions l’étincelle sacrée, parcourant les galeries, allant d’une cellule à l’autre, avec nos amadous rougis. Les plus expérimentés, ou ceux avec lesquels nous brocantions, tenaient leurs amadous prêts à être allumés. Mais tous ne recevaient pas l’étincelle divine. Le type qui ne voulait rien donner se couchait sans fumer. Qu’avions-nous à craindre ? Nous étions toujours les plus forts, et s’il essayait de protester, deux ou trois d’entre nous tombions dessus et lui réglions son compte.

Car voici ce qu’on attendait des hommes de hall. Nous étions au nombre de treize pour cinq cents prisonniers environ. Nous étions censés accomplir notre travail ordinaire et maintenir l’ordre. Cette dernière tâche était la fonction des geôliers, qui s’en déchargeaient sur nous. À nous de faire régner la paix ! Si nous n’y réussissions pas, on nous renverrait aux travaux forcés, après un petit séjour dans le cachot. Mais pourvu qu’aucun scandale n’éclatât, nous pouvions continuer tranquillement nos petites affaires.

Essayons un moment d’examiner ensemble le problème. Nous voici treize brutes ayant sous notre coupe un demi-mille d’autres brutes. Cette prison était un vrai enfer et il nous appartenait, à nous autres, d’appliquer les règlements. Étant donné la nature des détenus, impossible de les mener par la douceur. Nous devions employer la terreur. Bien entendu, derrière nous, toujours prêts à nous soutenir, se tenaient les geôliers. Dans les cas extrêmes nous avions recours à leur intervention ; mais nous évitions de les déranger trop souvent, de crainte qu’ils ne choisissent des hommes plus capables pour nous remplacer. Nous les appelions donc rarement, et d’une manière fort paisible, lorsque nous voulions, par exemple, faire ouvrir une cellule. Le rôle du garde consistait simplement à décadenasser la porte, puis il s’en allait pour ne pas être témoin de ce qui se passerait lorsqu’une demi-douzaine d’hommes de hall feraient irruption dans la cellule.

Quant aux détails du passage à tabac, je préfère n’en point parler. Après tout, ce n’était là qu’une des moindres horreurs impossibles à publier, dans l’enfer du pénitencier du comté d’Érié. Je dis « publier », mais en toute justice je devrais dire « impossibles à concevoir ». Je n’aurais jamais pu me les figurer avant de les avoir vues, et pourtant je n’étais pas l’innocent poussin qui sort de l’œuf devant les problèmes de la vie et les affreux abîmes de l’humaine dégradation. Il faudrait une sonde pour atteindre le fond du pénitencier, et je ne fais qu’effleurer et en plaisantant les faits dont je fus témoin.

À certains moments, par exemple le matin, lorsque les prisonniers descendaient se débarbouiller, nous autres treize nous trouvions seuls parmi toute la bande et tous, jusqu’au dernier, nous en voulaient à mort. Songez donc ! Treize contre cinq cents ! Nous ne pouvions dominer que par la terreur ! Nous ne tolérions ni la moindre infraction au règlement ni la plus légère insolence, sans quoi nous étions perdus. Notre principe général était de frapper un détenu dès qu’il ouvrait la bouche, de le frapper durement, et avec ce qui nous tombait sous la main. L’extrémité d’un manche à balai appliqué en plein visage produisait d’ordinaire un effet des plus calmants. Mais ce n’était pas tout. De temps à autre il fallait faire un exemple. Aussi notre devoir était-il de courir sur le délinquant. Tous les prévôts circulant à proximité venaient aussitôt se joindre à la poursuite : cela faisait partie du règlement. Dès qu’un homme de hall se trouvait aux prises avec un convict, tous ses camarades étaient venus lui prêter main-forte. Peu importe qui avait raison : on devait frapper, et frapper avec n’importe quoi, en un mot, maîtriser l’homme.

Je me souviens d’un joli mulâtre d’une vingtaine d’années qui eut un jour l’idée saugrenue de faire respecter ses droits. Sa cause était des plus justes, mais cela ne l’aida en rien. Il habitait la galerie supérieure. Huit hommes de hall se chargèrent, en une minute et demie exactement, de lui enlever cette fantaisie, juste le temps nécessaire pour se rendre à sa galerie et lui faire descendre les cinq étages par l’escalier d’acier. Il parcourut cette distance sur toutes les faces de son anatomie sauf sur pieds, et les huit prévôts ne perdaient pas leur temps. Le mulâtre vint s’abattre sur le pavé d’où je suivais la scène. Il se remit debout et pendant un instant resta en équilibre, écarta les bras tout grands et poussa un cri affreux de terreur, de souffrance et de désespoir. Au même instant, comme un brusque changement de décor, les lambeaux de ses rudes vêtements de prisonnier tombèrent, le laissant entièrement nu, et le corps ruisselant de sang. Puis il s’écroula en une masse inconsciente. Il venait d’apprendre une leçon, ainsi que tous les détenus de cette enceinte qui avaient entendu son cri. Et moi aussi, d’ailleurs. Ce n’est certes pas un spectacle réjouissant de voir le cœur d’un homme se briser en une minute et demie !

Ce qui va suivre illustrera la manière dont nous expédiions les affaires en passant l’amadou. Une rangée de nouveaux arrivants est installée dans les cellules. Vous circulez devant les barreaux avec votre amadou allumé. « Dis, vieux, passe-nous du feu ! » appelle quelqu’un.

Vous êtes averti que cet homme possède du tabac sur lui. Vous lui tendez l’amadou et continuez votre chemin. Un peu plus tard, vous revenez et, comme par hasard, vous vous penchez entre les barreaux. « Hé, vieux, ne pourrais-tu me donner un peu de tabac ? » S’il n’est pas à la coule, il déclarera solennellement, neuf fois sur dix, qu’il ne lui en reste plus un brin. Tout va bien jusque-là. Vous sympathisez avec lui et poursuivez votre route. Mais vous savez pertinemment que son amadou ne lui durera que pour le restant de la journée. Le lendemain, vous vous promenez devant sa cellule, et il vous rappelle : « Dis, vieux, passe-moi du feu ! » Et vous répondez : « Tu n’as plus de tabac, tu n’as donc pas besoin de feu. » Et vous lui en refusez. Une demi-heure après, ou une heure, voire deux ou trois heures après, vous circulerez encore par là et l’homme vous suppliera d’une voix doucereuse : « Hé, viens un peu ici ! » Et vous approchez. Vous fourrez votre main entre les barreaux et on vous la remplit de précieux tabac. Seulement alors vous lui offrez du feu.

Cependant, un nouveau arrive duquel on ne peut tirer aucune gratte. Un mot mystérieux a circulé qu’il faut bien le traiter. D’où est parti ce mot d’ordre ? Jamais je ne pus le savoir. Fait indéniable, ce détenu est « pistonné ». Peut-être par un des principaux hommes de hall ; peut-être par quelque geôlier d’une autre partie de la prison ; peut-être le traitement de faveur a-t-il été acheté en haut lieu ; mais, quoi qu’il en soit, nous savons que nous devons le ménager si nous tenons à nous éviter des ennuis.

Nous autres, hommes de hall, nous étions des intermédiaires et des messagers. Nous organisions les échanges entre prisonniers dans les différentes parties de la prison, et nous prélevions notre commission des deux côtés. Parfois les objets troqués devaient passer entre une demi-douzaine de mains, chacun d’entre nous retenait sa part, et de quelque façon se faisait payer son entremise.

Quelquefois on restait en dette pour des services, et en d’autres cas on vous était redevable. C’est ainsi que j’entrai dans la prison débiteur de l’homme qui m’avait fait passer mes objets personnels en fraude. Environ une semaine après, un pompier me fourra dans la main une lettre qu’un coiffeur lui avait remise. Celui-ci la tenait du convict qui m’avait obligé. En vertu de la dette que j’avais contractée envers lui, j’étais tenu de transmettre la lettre. Mais il ne l’avait pas écrite lui-même. L’expéditeur était un prisonnier à long terme qui se trouvait dans son hall. L’enveloppe devait être remise à une prisonnière dans le quartier des femmes. Que cette épître lui fût destinée ou que la destinataire fût, à son tour, un anneau de la chaîne, je l’ignorais. Tout ce que je savais, c’était son signalement.

Deux jours passèrent, pendant lesquels je gardai la lettre en ma possession. Alors l’occasion propice s’offrit à moi. Les femmes faisaient le raccommodage de tous les vêtements des détenus. Quelques hommes de hall se rendaient au quartier des femmes et rapportaient d’énormes ballots. Je m’arrangeai avec le chef pour être du nombre. Portes après portes s’ouvraient devant nous. Nous entrâmes dans une vaste salle où les ouvrières étaient assises. Écarquillant de grands yeux pour reconnaître celle qu’on m’avait décrite, je finis par la découvrir et j’arrivai près d’elle. Deux grosses matrones aux yeux de lynx montaient la garde. Ma lettre dans la paume de la main, je jetai à la destinataire un coup d’œil significatif. Elle savait que je lui apportais des nouvelles ; elle les attendait même, car dès notre entrée elle s’était efforcée de deviner lequel d’entre nous était le messager. Mais une des gardiennes se tenait à deux pieds d’elle. Déjà mes compagnons soulevaient leurs paquets pour les emporter. Le temps passait. Je m’attardai auprès de mon paquet, faisant le simulacre de le nouer plus solidement. Cette mégère ne détournerait-elle pas les yeux ? Allais-je échouer dans ma mission ? À cet instant même une autre détenue se mit à plaisanter avec un des hommes de hall ; elle lui donna un croc-en-jambe et le pinça. La surveillante se tourna dans cette direction et tança vertement la délinquante. Je ne saurais affirmer si toute cette scène était préparée pour donner le change à la bonne femme, mais je bondis sur l’occasion. À présent la femme qui m’intéressait tendait la main sur son côté. Je me baissai pour ramasser mon ballot. Dans cette position penchée, je glissai l’enveloppe dans sa main, et j’en reçus une autre en échange. Le moment suivant, le fardeau prenait le chemin de mon épaule. Le regard de la surveillante se reporta sur moi parce que j’étais le dernier à sortir, mais je me hâtai de rattraper mes compagnons et je remis la lettre au pompier ; puis, elle passa des mains du coiffeur dans celles du détenu qui m’avait rendu service, et enfin arriva au prisonnier à long terme, dernier anneau de la chaîne.

Souvent nous portions des messages dont les intermédiaires étaient si nombreux que nous ignorions totalement l’envoyeur et le destinataire. De telles faveurs me seraient rendues à l’occasion, lorsque je me trouverais en rapport avec un des principaux agents de liaison. La prison entière était couverte d’un réseau de lignes de communication dont nous autres tenions les bouts. Nous n’étions, après tout, qu’une imitation de la société capitaliste : nous prélevions sur nos clients un lourd tribut. C’étaient des services rendus dont nous tirions avantage ; cependant il nous arrivait parfois d’obliger notre prochain sans le moindre esprit de lucre.

Durant tout mon séjour au pénitencier, je m’employai à cimenter mon amitié avec mon camarade de rencontre. Il avait beaucoup fait pour moi, et en retour il s’attendait à ce que je lui rendisse la pareille. Quand nous sortirions, nous voyagerions de compagnie, et, cela va sans dire, nous ferions des « coups » ensemble. Car mon ami était un simple malfaiteur, oh ! pas un as du crime, mais un simple malfaiteur qui volerait, cambriolerait, et, se voyant pincé, ne reculerait pas devant un meurtre. Nous passâmes plus d’une heure assis à deviser tranquillement tous les deux, préparant deux ou trois affaires dans un avenir immédiat ; il me taillait ma part de la besogne et nous en discutions les détails. J’avais fréquenté beaucoup de criminels, mais celui-ci ne devina pas une seule fois mes véritables intentions. Il croyait que j’appartenais à la bonne espèce, il m’affectionnait parce que je n’étais pas un sot et un peu aussi, j’imagine, pour moi-même. Bien entendu, je n’avais nul dessein de m’associer à son existence médiocre et sordide, mais j’eusse été idiot de refuser tous les avantages que son amitié me rendait possibles. Une fois embourbé dans la lave brûlante de l’enfer, on ne peut plus choisir son chemin : tel était mon cas au pénitencier du comté d’Érié. Il me fallait vivre en bons termes avec ces embusqués ou me résigner aux travaux forcés avec un régime de pain sec et d’eau, et, pour rester dans la bande, je devais m’accommoder de cette amitié plutôt équivoque.

La vie n’avait rien de monotone dans le pénitencier. Chaque jour il se passait quelque fait saillant : des prisonniers avaient des crises, devenaient fous, se battaient, ou les prévôts s’enivraient. Jack-l’Errant, un des hommes de hall, était notre étoile. C’était un pur professionnel, et en cette qualité il jouissait de toutes sortes de faveurs de la part des gardes-chiourme. Joë-de-Pittsburg, le second homme de hall, se joignait d’ordinaire aux beuveries de Jack-l’Errant, et ils disaient en plaisantant que le pénitencier du comté d’Érié était le seul endroit où l’on pouvait prendre des cuites sans se faire coffrer. On m’a raconté qu’ils s’intoxiquaient avec du bromure de potassium, volé au dispensaire. Mais quelle que fût la drogue, ce dont je suis certain, c’est que tous deux se soûlaient parfois abominablement.

Notre hall était un ramassis des plus sordides, composé des débris et de la pourriture, des scories et de la lie de la société : individus tarés, dégénérés, fous, crétins, épileptiques, monstres, avortons, en résumé un vrai cauchemar d’humanité. D’où les crises fréquentes chez nous. Elles semblaient contagieuses. Quand un détenu commençait à piquer une crise, d’autres suivaient son exemple. J’ai compté jusqu’à sept malheureux pris d’accès au même moment, emplissant l’air de leurs cris affreux, cependant qu’un nombre égal de détraqués, devenus furieux, vociféraient du haut en bas de la prison. Aucun soin n’était donné aux épileptiques, sauf un seau d’eau froide. Inutile d’appeler le médecin ou l’étudiant de service : ces messieurs refusaient de se déranger pour des cas aussi communs.

Nous avions, entre autres, un jeune Hollandais d’environ dix-huit ans qui tombait du haut mal presque chaque jour. Pour cette raison nous le gardions au rez-de-chaussée, près de notre rangée de cellules, les geôliers de la cour de prison s’en étant déchargés sur notre dos. Il demeurait toute la journée enfermé dans sa cellule avec un cockney qu’on lui avait adjoint comme compagnon. Non que le faubourien de Londres lui fût de quelque utilité. Dès que le Hollandais avait l’écume à la bouche, l’autre devenait paralysé de terreur.

Le pauvre diable ne connaissait pas un traître mot d’anglais. C’était un valet de ferme qui purgeait quatre-vingt-dix jours pour coups et blessures. Ses crises s’annonçaient par des hurlements pareils à ceux d’un loup. Pendant toute leur durée, il restait debout, puis il s’affalait de tout son long sur le carrelage. Dès que j’entendais ses cris féroces, je courais avec un balai vers sa cellule. Mais les hommes de hall n’ayant pas les clefs des cellules, je ne pouvais parvenir jusqu’à lui. Je le voyais cependant au milieu de sa cage étroite, tremblant convulsivement, les yeux roulés à l’envers en sorte qu’on ne voyait que le blanc, et hurlant comme un damné. J’avais beau faire, je n’arrivais pas à décider le cockney à lui prêter secours. Il s’aplatissait sur la couchette supérieure, le regard effrayé, n’en menant pas large. Sa propre raison n’était déjà pas elle-même très solide, et je m’étonne qu’il n’en soit pas devenu fou.

Je n’avais d’autre ressource que mon balai. Je l’introduisais à travers les barreaux, je l’appuyais sur la poitrine du malheureux, puis j’attendais. Au moment critique, il se balançait en avant et en arrière. Je suivais ses oscillations avec le balai, car on ne pouvait prévoir son terrible plongeon. Mais dès qu’il se produisait, je me trouvais là, soutenant l’homme et ralentissant sa chute autant que possible. Malgré tous mes efforts, jamais il ne s’affaissait doucement par terre ; habituellement son visage allait se meurtrir sur le dallage. Une fois sur le sol, tandis qu’il se tordait dans les convulsions, je lui lançais un seau d’eau. J’ignore si l’eau froide était un bon remède, mais je me conformais à l’usage en cours dans le pénitencier. Il restait là, étendu, trempé jusqu’aux os, pendant une heure environ, puis il se traînait jusqu’à sa couchette. Mon intervention sommaire valait mieux que de courir après un geôlier pour réclamer de l’aide. Et puis, que représentait ici un malade de cette espèce ?

Dans la cellule contiguë vivait un drôle de personnage, un homme qui faisait soixante jours pour avoir goûté au tonneau d’eaux grasses de Barnum : c’est du moins ce qu’il racontait. Ce pauvre crétin, au premier abord, paraissait doux et aimable. Les faits furent reconnus exacts. Il s’était introduit dans l’enceinte du cirque, et, se trouvant crever de faim ce jour-là, il s’était dirigé vers le tonneau de détritus et avait puisé dedans. « Et c’était du bon pain ! affirmait-il fréquemment, mais on ne voyait pas la viande, qui était sans doute au fond. » Un policier l’avait surpris et arrêté, et voilà pourquoi il séjournait ici.

Une fois je passais devant sa cellule avec, dans la main, un morceau de fil de fer. Il me le demanda avec tant d’insistance que je le lui tendis à travers les barreaux. En un clin d’œil, et sans autre outil que ses doigts, il le brisa en morceaux et transforma ceux-ci en une demi-douzaine d’épingles de sûreté. Il en aiguisa les pointes sur le carrelage. Par la suite j’organisai un véritable commerce de ces articles. Je fournissais la matière première, lui fabriquait, et je vendais le produit manufacturé. Comme salaire je lui donnais des rations supplémentaires de pain, et de temps à autre un morceau de viande, un os de soupe avec de la moelle.

Mais son emprisonnement agissait sur lui de façon fâcheuse. Chaque jour sa furie démente empirait. Les hommes de hall prenaient plaisir à l’exciter. Ils bourraient son pauvre crâne d’histoires abracadabrantes. Ils lui faisaient croire qu’une immense fortune lui avait été léguée. Afin de l’en dépouiller, on l’avait arrêté et jeté en prison. Il savait bien, parbleu, qu’il n’existait aucune loi empêchant quiconque de fourrager dans un baquet d’eaux grasses ! On l’avait donc emprisonné à tort. C’était simplement un coup monté pour le frustrer de son magot !

Je fus mis au courant par les hommes de hall qui se gaussaient de lui en racontant l’énorme blague qu’ils lui faisaient avaler. Ensuite il eut avec moi une sérieuse conversation au cours de laquelle il me parla de ses millions et du complot ourdi contre lui pour le voler. Puis il me nomma solennellement son détective privé. Je m’efforçai de le faire revenir à la réalité, lui affirmant qu’il s’agissait d’une erreur de nom. Je le quittai tout à fait calmé ; mais je ne pus empêcher les autres de s’acharner sur lui plus fort que jamais. En fin de compte, après une scène des plus violentes, il me supprima mon titre de détective et se mit en grève. Mon commerce d’épingles de sûreté cessa du coup. Il refusa d’en fabriquer davantage et il me criblait de bouts de fer à travers les barreaux quand je passais à portée de lui.

Il me fut impossible de renouer mes anciennes relations avec le pauvre toqué. Les autres hommes de hall lui racontèrent que j’étais un policier à la solde des conspirateurs. En attendant, ces sinistres farceurs lui firent perdre complètement la tête avec leurs sornettes. Ses malheurs fictifs minaient son esprit, et à la fin il devint fou furieux. Les geôliers refusèrent d’écouter son histoire de millions volés, et il les accusa de tremper dans le complot. Un jour il lança une gamelle de thé brûlant sur l’un d’eux. Alors on finit par étudier son cas. Le directeur de la prison s’entretint quelques minutes avec lui à travers les barreaux de sa cage, puis on vint le prendre pour le faire examiner par les médecins. Jamais plus on ne le revit. Je me demande parfois s’il est mort, ou s’il continue à radoter dans quelque cabanon.

Enfin arriva le plus beau des jours : mon élargissement. C’était aussi celui du troisième homme de hall, et la jeune femme que j’avais conquise pour lui l’attendait dehors à la porte. Ils s’éloignèrent ensemble, apparemment heureux.

Mon ami de rencontre et moi étions relâchés ensemble, et ensemble nous nous dirigeâmes vers Buffalo. Ne devions-nous pas rester inséparables ? Cette même journée nous mendiâmes des cents de compagnie dans la rue principale et les dépensâmes en bière. Sans cesse je cherchais l’occasion de filer. Un vagabond m’apprit à quelle heure partait un certain train de marchandises. Je calculai mon temps en conséquence. Au moment venu, mon « ami » et moi nous nous trouvions dans un débit devant deux bocks écumants. J’aurais bien voulu lui faire mes adieux ; il s’était montré bon envers moi. Mais je n’osai pas. Je m’enfuis par la porte du fond et sautai par-dessus la barrière.

Quelques minutes plus tard, je m’installais sur un train de la ligne du Western New York and Pensylvania Railroad roulant vers le sud du pays.

VI

VAGABONDS QUI PASSENT DANS LA NUIT


Au cours de mes vagabondages j’ai rencontré des centaines de trimardeurs en compagnie desquels j’ai fait les cent coups, qui ont passé et que je n’ai plus jamais revus. Certains croisaient et recroisaient ma route avec une périodicité surprenante, tandis que d’autres s’obstinaient à manifester tout près de moi leur présence, tout en restant invisibles comme des ombres.

C’est à la poursuite d’un de ces derniers que je traversai tout le Canada, plus de quatre mille cinq cents kilomètres de voie ferrée, et pas une fois mes yeux n’eurent la chance de s’arrêter sur lui. Il avait pour monica « Jack-le-contre-cacatois ».

Les monicas sont les « noms-de-rail » dont les vagabonds s’affublent entre eux. Joë Larry, par exemple, était timide : on lui donna le sobriquet de Joë-le-froussard. Aucun hobo qui se respecte n’aurait choisi de lui-même le nom de « Derrière-en-compote ». Très peu de vagabonds aimaient à évoquer le temps où ils trimaient ignoblement, aussi les monicas désignant des professions sont-elles très rares ; cependant, je me souviens d’avoir lu les suivantes : Noiraud-le-mouleur, Rouge-le-peintre, Chi-le-plombier, chaudronnier, matelot, le vagabond-imprimeur. « Chi » – prononcez tchaï – est, entre parenthèses, le nom argotique de Chicago.

D’ordinaire, les vagabonds préféraient former leurs monicas d’après la localité d’où ils venaient, tels que : Tommy-de-New-York, le Svelte-du-Pacifique, le Forgeron-de-Buffalo, Tim-de-Canton, Jack-de-Pittsburg, Brillant-de-Syracuse, Mickey-de-Troy, K. L. Bill et Jimmy-du-Connecticut. Puis il y avait encore « Jim-le-mince de la montagne du Vinaigre qui n’a jamais rien fait et n’en fichera jamais un coup ». Un « brillant » est toujours un nègre, ainsi dénommé sans doute à cause des reflets de son teint. Le « Brillant-du-Texas » et le « Brillant-de-Toledo » indiquaient à la fois la race et le lieu de naissance.

Parmi ceux qui faisaient connaître leur extraction, je me rappelle les suivants : « Le Brillant-de-Frisco », « l’Irlandais-de-New-York », le « Français-du-Michigan », « Jack-l’Anglais », le « Gosse Cockney », le « Hollandais-de-Milwaukee », « Ventre-jaune », « Créole-du-Mississipi », à qui, je crois, cette monica avait été imposée.

D’autres portaient le nom de leurs particularités physiques, comme le « Svelte-de-Vancouver », le « Courtaud-de-Détroit », le « Plein-de-Soupe-de-l’Ohio », « Jack-le-long », le « Grand-Jim », le « Petit-Joë », « Le Clin-d’œil-de-New-York », le « Pif-de-Chicago », et « Ben-le-Tortu ».

Sur le château d’eau de la gare de San-Marcial, dans le Nouveau-Mexique, l’avis suivant était inscrit voilà douze ans :

1. – Grand-rue, assez bonne.

2. – Taureaux, pas hostiles.

3. – Dépôt de locomotives, bon pour roupiller.

4. – Trains allant vers le Nord, pas bons.

5. – Habitants, pas bons.

6. – Restaurants bons seulement pour cuisiniers.

7. – Buffet, bon seulement pour travail de nuit.

Le numéro un signifie qu’on pouvait tendre la main dans la rue principale et récolter quelque argent ; le numéro deux, que la police ne tracassait pas les vagabonds ; le numéro trois, que l’on dormait dans le bâtiment servant de dépôt aux locomotives. Cependant, le numéro quatre me paraît ambigu. Les trains allant vers le Nord peuvent être difficiles à attraper ou ne rien valoir pour mendier. Le numéro cinq indique que l’habitant n’est pas charitable envers les mendiants, et le numéro six, que seuls les vagabonds qui ont été jadis cuisiniers peuvent tirer quelque pitance des restaurants. Le numéro sept m’intrigue. Je ne saurais dire si le buffet de la gare est un endroit propice pour mendier la nuit, ou si seuls les vagabonds-cuisiniers y ont accès, ou si tout autre trimardeur, cuistot ou non, y trouvera quelque emploi la nuit en aidant les gâte-sauce du buffet aux grosses besognes pour obtenir de quoi manger.

Mais revenons à mon Jack-le-contre-cacatois. Je remarquai sa monica pour la première fois sur un arbre, à Montréal. Gravée avec un couteau de poche, parfaitement dessinée, elle figurait la vergue de contre-cacatois d’un navire. Dessous on lisait : « Jack-le-contre-cacatois », et au-dessus « D. O. 15-10-94 » ; en d’autres termes, il avait passé par Montréal, se dirigeant vers l’Ouest, le 15 octobre 1894. Il avait un jour d’avance sur moi. À cette époque mon surnom était « Jack-le-Matelot ». Sans tarder je le gravai à côté du sien, avec la date et l’indication que, moi aussi, je me rendais à l’ouest du pays.

Certaines anicroches m’obligèrent à ralentir mon allure durant les kilomètres suivants ; néanmoins huit jours après je retrouvais sa piste à quatre cent cinquante kilomètres à l’ouest d’Ottawa. Son sobriquet était inscrit cette fois sur un château d’eau, et par la date il signalait que lui-même avait subi du retard. Il n’avait plus que deux jours d’avance sur moi. J’étais ce que nous appelions une « comète », un « royal vagabond » ; Jack-le-contre-cacatois également, et je devais, à mon amour-propre et à ma réputation, de le rattraper. Nuit et jour je « brûlai le dur » et j’arrivai à le dépasser ; puis ce fut son tour de prendre un ou deux jours d’avance. Par des vagabonds se rendant à l’Est, j’avais parfois de ses nouvelles lorsqu’il cheminait devant moi. On m’apprit, entre autres, que ce Jack-le-Matelot l’intriguait au plus haut point.

Nous serions devenus des amis inséparables, j’en suis convaincu, si nous nous étions rencontrés, mais nous n’y réussissions pas.

J’avais gagné du terrain sur lui dans le Manitoba, mais il prit sa revanche en traversant l’Alberta. De bonne heure, par un matin brumeux et glacial, au bout d’une ligne à l’est de la passe du Cheval-qui-rue, quelqu’un me raconta qu’il l’avait vu la veille au soir entre la passe du Cheval-qui-rue et la passe de Roger. Ce renseignement me parvint d’une façon assez bizarre. Après toute une nuit de voyage dans un « Pullman à glissières », j’étais sorti presque mort de froid au terminus pour quémander un peu de nourriture, et je tombai sur quelques chauffeurs dans le dépôt des locomotives. Ils m’offrirent des restes de leurs gamelles et y ajoutèrent un gobelet de divin « java » (café), que je mis immédiatement sur le feu.

Comme je m’asseyais pour manger, un train de marchandises arrivait de l’Ouest. Je vis s’ouvrir une porte de côté et descendre un « gosse du rail » (un novice). À travers le brouillard, il s’avança vers moi en clopinant, raidi par le froid, les lèvres bleuies. Je partageai avec lui mon « java » et ma boustifaille, et il me donna des nouvelles de Jack-le-contre-cacatois, puis me parla de lui-même. C’était un gars de ma ville natale d’Oakland, en Californie, et il faisait partie d’une célèbre bande de Hoboes, une bande à laquelle je m’étais affilié à de rares intervalles. Dans la demi-heure qui suivit, nous avalâmes notre maigre repas. Peu après, un convoi de marchandises s’en allait et je m’y installai en route vers l’Ouest, sur la piste de Jack-le-contre-cacatois.

Je fus retardé entre les passes, je restai deux jours sans nourriture, et je dus même parcourir dix-sept kilomètres à pied le troisième jour avant de trouver à manger ; cependant je réussis à brûler la politesse à Jack-le-contre-cacatois le long du fleuve Fraser, dans la Colombie britannique. Grimpé sur un train de voyageurs, je gagnais de la vitesse, mais lui aussi sans doute, et avec plus de chance et d’adresse que moi, car il arriva avant moi à la ville de Mission.

Mission, située à soixante kilomètres à l’est de Vancouver, est une gare de jonction d’où l’on peut aller vers le Sud par un embranchement qui rejoint le Northern Pacific en passant par les États de Washington et d’Oregon. Je me demandais quelle direction prendrait Jack-le-contre-cacatois, car je me figurais l’avoir devancé. Quant à moi, je suivais toujours la route de l’Ouest, vers Vancouver. Je me rendis au réservoir d’eau pour y graver ce renseignement ; là, fraîchement inscrit, à la même date, se lisait l’itinéraire de mon Jack. En toute hâte je repris le train pour Vancouver.

Quand je descendis, j’appris que Jack venait de prendre le bateau et filait toujours vers l’Ouest. En vérité, Jack-le-contre-cacatois, tu étais un « royal vagabond » et tu avais pour compagnon le « vent qui parcourt le monde ». Je te tire mon chapeau !

Une semaine plus tard, moi aussi je voyageais en bateau, et sur le vapeur Umatilla, s’il vous plaît ; dans le poste d’équipage, je travaillais pour payer mon passage le long de la côte jusqu’à San Francisco. Jack-le-contre-cacatois et Jack-le-Matelot ! Ah ! si au moins nous avions pu nous rencontrer !

Les châteaux d’eau servent d’annuaires aux vagabonds. Ce n’est pas uniquement pour distraire leurs loisirs qu’ils gravent ainsi leurs noms, la date de leur passage et leur itinéraire. À maintes reprises j’ai croisé des trimardeurs qui me pressaient de leur dire si je n’avais pas vu quelque part tel ou tel de leurs camarades, ou leurs monicas. Plus d’une fois j’ai pu leur indiquer une monica de date récente, le réservoir d’eau et la direction vers laquelle leurs copains se rendaient. Heureux de posséder ces renseignements, ils filaient à la poursuite des autres Hoboes. J’en ai connu certains qui, pour rejoindre un ami, le pourchassaient d’un bout à l’autre du pays, et en sens inverse, sans se lasser.

Je me souviens d’un autre que je rencontrai en Californie. C’était un Suédois, mais il vivait depuis si longtemps aux États-Unis qu’on n’aurait pu deviner sa nationalité. Il fallait qu’il l’avouât lui-même. Je le vis pour la première fois dans la ville montagneuse de Truckee.

– Où vas-tu, Hobo !

Telle fut notre salutation.

– À l’Est, répondîmes-nous en même temps.

Toute une bande de vagabonds prenaient, cette nuit-là, le rapide d’assaut. Non seulement je perdis le Suédois dans la bousculade, mais je ratai le train.

J’arrivai un dimanche matin à Réno, en Nevada, dans un fourgon qu’on rangea aussitôt sur une voie de garage. Après déjeuner, je me rendis au campement de Piute pour suivre les jeux de hasard des Indiens. Là se trouvait mon Suédois, qui se passionnait à regarder les parieurs. Ni l’un ni l’autre n’avions de relations dans cette région ; aussi nous passâmes la journée ensemble comme un couple d’ermites. Nous mendiâmes notre dîner et vers la fin de l’après-midi nous essayâmes d’attraper le même convoi. Mais on jeta mon Suédois « au fossé » et je continuai seul la route pour être moi-même débarqué dans une plaine désertique, trente kilomètres plus loin.

De ma vie je n’ai vu un lieu plus sinistre que celui-là. Ce n’était qu’une halte où se dressait une triste cabane stupidement construite dans le sable et sans autre verdure que des buissons de sauge. Une bise glacée soufflait, la nuit tombait et le télégraphiste qui occupait seul cette baraque semblait avoir peur de moi. Je savais que je n’obtiendrais de lui aucune hospitalité. Je ne le crus pas lorsqu’il m’annonça que les trains allant vers l’Est ne s’arrêtaient jamais à cet endroit. Ne venait-on pas, voilà cinq minutes à peine, de me jeter à bas d’un convoi filant dans cette direction ? Il m’affirma que le rapide avait stoppé par ordre spécial, et que ce cas-là ne se reproduirait sans doute pas avant au moins une année. Il m’apprit que Wadsworth ne se trouvait qu’à vingt ou vingt-cinq kilomètres de là et me conseilla vivement de déguerpir. Cependant, je crus bon d’attendre et j’eus la satisfaction de voir deux trains de marchandises à destination de l’Ouest brûler la station, et un autre allant vers l’Est. Savoir si le Suédois voyageait sur ce dernier ? Il ne me restait plus qu’à suivre la voie ferrée pour me rendre à Wadsworth, ce que je fis au grand soulagement du télégraphiste, car je partais sans mettre le feu à sa cabane ni l’assassiner.

Après cinq ou six kilomètres je descendis du remblai pour laisser passer le train de l’Est. Il filait vite mais j’eus le temps d’entrevoir sur le premier fourgon une forme qui me parut être le Suédois.

Ce fut la dernière fois que je le vis avant bien longtemps. Je traversai la région montagneuse de la Nevada, montant dans les rapides la nuit pour gagner de la vitesse, et pendant le jour sur les trains de marchandises, pour y dormir.

Nous étions au début de l’année et il faisait froid sur ces hauts plateaux. Çà et là, la neige couvrait le sol et les montagnes étaient enveloppées d’un immense manteau blanc. Durant la nuit il soufflait un vent terrible. Ce n’était pas là un pays où s’attarder. Ne perdez pas de vue, aimable lecteur, que le vagabond parcourant un tel désert sans argent doit mendier le long de sa route et dormir sans couvertures. Inutile d’expliquer ce dernier point : on ne peut s’en rendre compte si l’on n’est pas passé par là.

De bonne heure dans la soirée je descendis à la gare d’Ogden. Le rapide de l’Union Pacific allait partir et je tenais à étudier le terrain. Sur le réseau inextricable des rails en avant de la locomotive, je vis dans l’obscurité la silhouette d’un homme marchant à pas lourds. Je m’approchai de lui : c’était le Suédois ! Nous nous serrâmes vigoureusement la main comme deux frères qui se retrouvent après une longue séparation. Nous nous aperçûmes que nous portions tous deux des gants.

– D’où viennent les tiens ? demandai-je.

– De la cabine d’une locomotive, répondit-il. Et les tiens ?

– Ils appartenaient à un chauffeur, dis-je. Ils les a laissés traîner. Tant pis pour lui !

Nous sautâmes dans un fourgon à bagages au moment où le train sortait de la gare. Il y faisait diantrement froid ! Le rapide suivait sa route dans une gorge étroite entre deux montagnes couvertes de neige et grelottants, transis, nous nous racontâmes comment nous nous étions rendus de Réno à Ogden. Je n’avais guère fermé l’œil la nuit précédente et me trouvais médiocrement installé pour faire un bon somme. Je profitai d’un arrêt pour aller vers l’avant du train. Deux locomotives tiraient le train dans ce pays accidenté.

Le chasse-pierres de la locomotive-pilote serait trop froid, car il fendait le vent ; je grimpai donc sur celui de la seconde machine mais je trouvai l’endroit occupé par le corps d’un jeune garçon profondément endormi. En se serrant, il y avait place pour deux. Je poussai le gamin de côté et me fourrai près de lui. Peu de temps après nous ronflions tous deux. Ce fut ce que nous appelions une « bonne nuit » ; les gardes-frein ne vinrent pas nous tracasser. De temps à autre des escarbilles brûlantes ou de brusques cahots me réveillaient ; alors je me blottissais tout contre mon jeune compagnon et repiquais mon somme au toussotement des machines et au grincement des roues. Le Suédois avait trouvé moyen de se loger quelque part sur un des premiers wagons.

Le train s’arrêta à Evanston, dans le Wyoming. Un monceau de débris obstruait la voie. Le cadavre du mécanicien attestait la gravité de la catastrophe. Un vagabond avait également été tué, mais on ne s’était pas donné la peine de retirer son corps. Je questionnai le gamin. Il avait treize ans. Il s’était enfui de la maison de ses parents qui habitaient quelque part dans l’État d’Orégon et se rendait à l’Est chez sa grand-mère. Il me raconta une lamentable histoire de mauvais traitements. Son accent paraissait sincère. Pourquoi m’aurait-il menti, à moi vagabond inconnu rencontré au hasard de la route ?

Le gosse ne manquait pas de cran. Il voulait faire vite et les choses traînaient trop à son gré. Lorsqu’il eut appris que le train devait rebrousser chemin et rejoindre, par un long détour, la ligne de l’Union Pacific de l’autre côté de l’accident, il regrimpa sur son chasse-pierres et déclara qu’il y resterait coûte que coûte. Quant au Suédois et à moi, c’était trop nous demander de voyager le reste de cette nuit glaciale pour gagner une vingtaine de kilomètres. Nous décidâmes d’attendre que la voie fût déblayée. Pendant ce temps-là nous essaierions de bien nous reposer quelque part.

Ce n’est pas une mince affaire que d’arriver à minuit dans une ville inconnue, par un temps glacial, les poches vides pour ainsi dire, et de trouver un endroit convenable pour dormir. Le Suédois n’avait pas un sou. Toute ma fortune consistait en deux pièces de dix cents et une pièce de cinq cents. Quelques jeunes gens nous apprirent que la bière coûtait cinq cents le verre et que les bars restaient ouverts toute la nuit.

Nous étions sauvés ! Deux bocks reviendraient à dix cents et nous pourrions, assis près du poêle, dormir à notre aise jusqu’au matin.

Nous pressâmes le pas vers les lumières d’un cabaret, écrasant la neige sous nos pieds, un petit vent glacé nous soufflant dans le dos.

Hélas ! j’avais mal compris les renseignements qu’on nous avait donnés. On trouvait bien de la bière à cinq cents, mais seulement dans un certain bar et nous n’étions pas tombés sur le bon. Cependant, celui où nous venions d’entrer paraissait très confortable. Un poêle, chauffé à blanc, ronflait ; il y avait de vastes fauteuils cannés, mais le tenancier, à l’air rébarbatif, nous dévisagea avec méfiance.

On ne peut continuellement rester nuit et jour dans les mêmes vêtements, grimper sur les trains en marche, lutter contre la suie et les escarbilles, coucher n’importe où, et conserver une mise décente. Décidément notre apparence nous desservait. Mais qu’importait ? Ne possédais-je pas l’argent nécessaire dans mes profondes ?

– Deux bières ! commandai-je d’un ton détaché.

Tandis que le tenancier nous les tirait, le Suédois et moi nous nous appuyâmes contre le comptoir. En notre for intérieur, nous brûlions d’envie de nous asseoir sur les fauteuils auprès du poêle.

Le bistro posa devant nous les deux verres écumants, et avec fierté j’allongeai mes dix cents. J’étais beau joueur. Aussitôt que je découvrirais mon erreur dans le prix, j’étais prêt à tendre une autre pièce de dix cents. Tant pis s’il ne me restait que cinq cents, à moi étranger dans cette ville inconnue ! Je payerais sans sourciller. Mais le patron ne m’en donna pas le temps. Aussitôt qu’il aperçut les dix cents posés sur le comptoir, il attrapa les deux bocks, un dans chaque main, et renversa leur contenu dans l’évier derrière le comptoir. En même temps il nous foudroya d’un regard chargé de haine et nous jeta :

– Hors d’ici ! Vous avez le nez galeux !

Mon nez n’était pas galeux, et celui du Suédois pas davantage. Je ne saisis pas exactement l’insinuation du bonhomme, mais évidemment notre mine lui déplaisait, et la bière coûtait dix cents le verre.

Plongeant la main dans ma poche, je mis une autre pièce de dix cents sur le comptoir.

– Oh ! pardon, je croyais que c’était seulement cinq cents le verre ! dis-je en manière d’excuse.

– Je ne veux pas de votre argent, répondit-il, en lançant mes deux pièces à travers le comptoir.

Tristement je les remis dans ma poche, tristement nous regardâmes le poêle et les fauteuils, et tristement nous franchîmes le seuil pour nous retrouver dans la nuit glacée.

Au moment où nous sortions, le tenancier, les yeux toujours fixés sur nous, cria encore une fois :

– Vous avez le nez galeux !

Depuis lors j’ai beaucoup vu de pays et de peuples étrangers, j’ai ouvert bien des livres, je me suis assis dans de nombreuses salles de conférences ; mais jusqu’ici, encore que j’y eusse souvent et longuement réfléchi, j’ai été incapable de deviner le sens de cette phrase énigmatique du tenancier de bar d’Evanston, dans le Wyoming. Il n’y avait absolument rien à dire contre nos nez !

Cette nuit-là nous nous endormîmes sur les chaudières d’une station de force électrique. Comment nous découvrîmes cet endroit, je serais bien embarrassé de l’expliquer. Sans doute l’instinct nous y avait-il poussés, comme les chevaux vers l’écurie ou les pigeons voyageurs dans la direction de leur colombier. Quoi qu’il en soit, cette nuit me laisse plutôt un pénible souvenir. Une douzaine de Hoboes s’étaient déjà installés sur les couvercles des chaudières et il y faisait véritablement trop chaud pour nous tous. Pour comble de malchance, le mécanicien nous interdit de stationner dans la salle de chauffe. Il nous donna le choix entre les chaudières et la neige du dehors.

– Tu prétends avoir besoin de dormir, eh bien, dors, tonnerre de Dieu ! me dit-il, lorsque, furieux et incapable de supporter la chaleur, je descendis de mon perchoir.

– De l’eau ! murmurai-je en épongeant la sueur de mon front. De l’eau !

Il désigna la porte et m’assura que là-bas, quelque part dans les ténèbres, je trouverais le fleuve. Je m’y dirigeai, me perdis dans la nuit, tombai dans deux ou trois fossés, et revins en fin de compte à moitié gelé reprendre ma place au-dessus des chaudières. Une fois dégelé, j’étais plus altéré qu’auparavant. Autour de moi les vagabonds se lamentaient, grognaient, sanglotaient, soupiraient, haletaient, se retournaient et s’agitaient dans leur supplice. Nous étions autant d’âmes damnées ! grillant en enfer, et le mécanicien, Satan incarné, nous laissait l’alternative de brûler ici ou d’aller crever de froid dehors.

Le Suédois s’assit sur son séant et jeta furieusement l’anathème contre la folie de l’aventure qui l’avait amené à vagabonder et à souffrir d’aussi horribles privations.

– Quand je serai de retour à Chicago, fit-il en guise de péroraison, je choisirai un métier et m’y cramponnerai jusqu’à ce qu’il gèle en enfer ! Ensuite… je repartirai sur le trimard !

Ironie du sort ! Le lendemain, une fois la voie déblayée, le Suédois et moi nous quittâmes Evanston dans les wagons-frigorifiques d’un train spécial chargé d’oranges et venant de la Californie ensoleillée. Bien entendu, les glacières étaient vides, en raison du grand froid extérieur, ce qui ne les rendait pas plus chaudes pour nous. Nous y pénétrâmes par des espèces de trappes pratiquées sur le toit des voitures. Construites en tôle galvanisée, les glacières n’étaient pas d’un contact très agréable par cette température. Nous restâmes étendus, cahotés, claquant des dents. Après nous être concertés, nous décrétâmes de ne pas abandonner nos boîtes à glace tant que nous n’aurions pas quitté cette région inhospitalière et atteint la vallée du Mississipi.

Mais il nous fallait manger. Nous décidâmes qu’à la prochaine gare nous irions quêter de la nourriture et regagnerions en vitesse nos réfrigérants. Vers la fin de l’après-midi nous arrivâmes dans la ville de Green River, mais trop tôt pour le dîner. Le moment qui précède les repas est le plus défavorable pour mendier aux portes des cuisines. Prenant notre courage à deux mains, nous sautâmes des échelles de côté à la seconde où le convoi entrait en gare et nous courûmes en ville. Il fallait bientôt nous séparer, mais nous nous étions donné rendez-vous dans la glacière.

Au début je jouai de malheur, mais je finis par grappiller quelques aliments dans deux maisons. Ce trésor fourré dans ma chemise, je détalai à toutes jambes pour attraper le train. Il filait déjà à belle allure ! Le wagon-frigorifique où nous devions nous retrouver avait passé, et une demi-douzaine de voitures plus bas, je bondis sur une échelle de côté, escaladai le toit et me laissai choir dans une autre glacière.

Mais un garde-frein m’avait vu et, à l’arrêt suivant, quelques kilomètres plus loin, à Rock Springs, il fourra sa tête dans ma boîte et me cria à tue-tête :

– F…-moi le camp d’ici, chien d’ivrogne ! Et tout de suite !

Là-dessus il me saisit par les pieds et me lança dehors. J’atterris sur la voie et le train spécial d’oranges et le Suédois continuèrent à rouler sans moi.

La neige descendait mollement du ciel et une nuit polaire s’annonçait. À la faveur de l’obscurité, j’explorai les chantiers du chemin de fer et trouvai enfin un wagon-frigorifique vide. Je sautai dedans, non dans les chambres à glace, mais dans la voiture même. D’un coup violent je tirai sur moi les lourdes portes, et leurs bords, garnis de bandes de caoutchouc, fermèrent hermétiquement le wagon. Les murs en étaient épais. Mais on y gelait autant qu’à l’extérieur. Comment faire monter la température ? Voilà le problème qui se posait à moi. Mais fiez-vous, pour la solution, à un vrai professionnel. Je sortis de mes poches trois ou quatre journaux et en fis une flambée sur le parquet. La fumée s’envola au plafond : pas la moindre chaleur ne pouvait s’échapper. Bien au chaud, je passai une nuit très confortable, sans me réveiller une seule fois.

Au matin, il neigeait toujours. Pendant que je courais en quête de mon déjeuner, je ratai un train de marchandises allant vers l’Est. Plus tard dans la journée, je bondis sur deux autres convois d’où l’on me débarqua. Il n’en passa plus cet après-midi-là. La neige tombait plus épaisse que jamais, mais au crépuscule je me lançai sur le premier wagon postal du train de voyageurs. Comme je grimpais d’un côté, quelqu’un se hissait de l’autre. C’était le gamin qui s’était enfui de l’Orégon.

Se trouver sur le premier wagon postal d’un rapide dans une tourmente de neige ne constitue pas précisément une partie de plaisir. Le vent vous traverse, frappe le devant de la voiture et revient en arrière. Au premier arrêt, l’obscurité étant venue, j’allai à l’avant du train et interpellai le chauffeur. Je m’offris à charger le charbon à sa place jusqu’à Rawlins, terme de son trajet. Je m’occupai dehors, sur le tender, en pleine neige, à briser les morceaux de charbon avec un pic et à les lancer dans la cabine. Comme je travaillais par intermittences, j’en profitais pour aller me chauffer de temps à autre près du foyer.

À la première pause, je dis au chauffeur :

– Dites donc, il y a un pauvre gosse, là-bas, sur le premier wagon postal ! Il doit être gelé. Si on le prenait avec nous ?

Les cabines des locomotives de l’Union Pacific étant suffisamment spacieuses, nous installâmes le gamin dans un coin bien chaud, face au tabouret du chauffeur, et il ne tarda pas à s’endormir. Nous arrivâmes à Rawlins vers minuit. La bourrasque de neige continuait de plus belle. Ici on devait garer la locomotive dans le dépôt et la remplacer par une autre. À l’arrêt du train, je descendis rapidement de la locomotive pour tomber en plein dans les bras d’un fort gaillard vêtu d’un ample pardessus. Il me posa diverses questions. Vivement je lui demandai qui il était. Tout aussi vivement il m’apprit qu’il était le shérif. Je rentrai mes cornes et écoutai, prêt à répondre.

Il commença par me donner le signalement du gosse qui dormait encore sur la machine. Mes pensées tournoyaient dans ma tête. De toute évidence, la famille était sur la piste de l’enfant, et le shérif avait reçu par télégramme des instructions d’Orégon. Oui, j’avais vu ce garçon. Je l’avais d’abord rencontré à Ogden. La date concordait avec les renseignements personnels de l’officier. Mais le petit était resté quelque part en arrière, expliquai-je, car cette nuit-là même on l’avait jeté au fossé du train, à son départ de Rock Springs. Pendant tout ce temps je faisais des vœux pour que le jeune chenapan ne se réveillât point et ne descendît pas de la cabine. Il m’eût mis dans un joli pétrin !

Le shérif allait me quitter pour interroger les gardes-frein, quand il se ravisa :

– Vous, je vous défends de rester ici, me dit-il. Compris ? Vous allez bien vite remonter dans ce train quand il partira, hein ? Si jamais je vous pince en ville !…

Je lui jurai que je me trouvais ici bien malgré moi. Ma seule excuse c’était l’arrêt du train dans son fichu patelin, que j’avais hâte de quitter le plus tôt possible.

Tandis qu’il s’éloignait vers les employés, je regrimpai dans la cabine. Le gamin venait de s’éveiller et se frottait les yeux.

Je lui racontai la nouvelle et lui conseillai de rester dans la locomotive jusqu’à ce qu’elle fût garée au dépôt. Bref, mon jeune protégé, installé sur le chasse-pierres, repartit avec le même train. Je lui recommandai de prier le chauffeur, à l’arrêt suivant, de le laisser monter dans la cabine.

Quant à moi, je fus débarqué purement et simplement. Le nouveau chauffeur était jeune et trop zélé pour enfreindre les règlements de la compagnie interdisant l’accès de la locomotive aux vagabonds. Il repoussa donc mon offre de charger le charbon. Je me plais à croire que le gamin eut gain de cause, car passer la nuit entière sur un chasse-pierres par cette tempête, c’eût été la mort.

Chose étrange, je ne saurais dire ici de quelle façon on se débarrassa de moi à Rawlins. Je me revois seulement en train de regarder filer les wagons, qui furent aussitôt happés par la tourmente de neige. Ensuite je me rendis dans un bar pour me réchauffer. Au moins là, il y avait de la lumière et de la chaleur ! La boutique était flamboyante et l’entrée libre. Le pharaon, la roulette, les dés et le poker, toute la fête battait son plein, animée encore par la présence de quelques toucheurs de bœufs en bombe. Je venais précisément de me mettre dans leurs bonnes grâces et engloutissais mon premier verre à leurs frais, lorsqu’une lourde poigne s’abattit sur mon épaule. Je me détournai et poussai un soupir : c’était le shérif !

Sans mot dire il me conduisit dehors, dans la neige.

– Il y a, en gare, un train spécial d’oranges, annonça-t-il.

– Il fait bigrement froid cette nuit, alléguai-je timidement.

– Le train part dans dix minutes !

Ce fut tout. Aucune discussion possible. Lorsque ce convoi spécial d’oranges quitta la gare, j’étais, une fois de plus, installé dans la boîte à glace. À une trentaine de kilomètres de Laramie, craignant que mes pieds ne fussent gelés avant le matin, je me redressai entièrement, ma tête sortant par l’ouverture du toit, et me mis à battre la semelle. La neige tombait trop épaisse pour que l’on pût me voir. Après tout, qu’importait ?

Mon quart de dollar me procura un repas chaud à Laramie ; sitôt après je sautais sur le wagon postal d’un train de voyageurs qui grimpait sur la crête des montagnes Rocheuses. On ne monte pas, en général, sur un tel wagon en plein jour, mais par ce blizzard je doutais que les gardes-frein eussent le courage de me chasser. Et ils s’abstinrent, en effet.

Cependant, à chaque arrêt ils se firent un devoir de venir voir si je n’étais pas encore gelé.

Au monument d’Ames, tout au sommet de des montagnes Rocheuses, je ne sais plus à quelle altitude, un garde-frein s’approcha de moi une dernière fois.

– Eh ! vagabond, vois-tu ce convoi garé là-bas pour nous laisser passer ?

Je l’aperçus sur l’autre voie, à six pieds de distance. Quelques pieds de plus et dans cette tempête je n’aurais rien pu distinguer.

– Eh bien, l’arrière-garde de l’armée de Kelly se trouve dans une de ces voitures.

Ils ont deux pieds de paille sous eux, et ils sont si nombreux qu’ils se tiennent bien au chaud.

Son conseil me paraissant judicieux, je jugeai bon de le suivre, décidé toutefois, si le garde-frein m’avait conté une blague, à reprendre ma place sur le wagon postal dès que s’ébranlerait le train de voyageurs.

Mais le renseignement était excellent. Je trouvai le wagon en question, un immense frigorifique, avec la porte ouverte pour l’aération. Je grimpai dedans, marchai sur la jambe d’un homme, puis sur le bras d’un autre. Dans la demi-obscurité je distinguais seulement des bras, des jambes et des corps dans un pêle-mêle inextricable. Jamais je n’avais vu une telle confusion de corps humains. Tous les hommes étaient allongés dans la paille, par-dessus, par-dessous, et enlacés l’un autour de l’autre. Quatre vingt-quatre robustes vagabonds étendus de tout leur long tiennent de la place ! Les corps que je piétinais se soulevaient sous moi comme les vagues de la mer et me poussaient en avant. À un certain moment, je perdis pied et tombai assis brusquement sur la tête d’un homme. L’instant d’après celui-ci se dressait, furieux, sur ses mains et ses genoux et j’étais projeté en l’air. Ce qui monte au ciel doit en redescendre, et je m’abattis sur le crâne d’un autre.

Les événements qui se déroulèrent ensuite se brouillent un peu dans ma mémoire. J’eus l’impression de passer dans une batteuse mécanique. Je fus lancé comme un paquet d’un bout à l’autre du wagon. Ces quatre-vingt-quatre Hoboes jouèrent ainsi au ballon avec moi jusqu’à ce que mon corps trouvât, par suite de quelque miracle, un peu de paille où se poser. Je venais de payer mon entrée dans cette bande joyeuse.

Tout le reste de la journée, nous roulâmes dans la tempête. Pour tuer le temps, il fut décidé que chacun raconterait une histoire, une bonne histoire, et, surtout, inédite. La pénitence serait la machine à battre. Personne ne faillit à la règle. Jamais de ma vie je n’ai entendu pareille débauche d’aventures. Ici se trouvaient réunis quatre-vingt-quatre lascars venus de tous les coins du monde (je faisais le quatre-vingt-cinquième). Chacun sortit un chef-d’œuvre. Il le fallait, sans quoi le délinquant eût passé à la batteuse.

Vers la fin de l’après-midi nous atteignîmes Cheyenne. La tempête touchait à son point culminant, et bien que nous n’eussions rien mangé depuis le matin, aucun de nous ne se sentait l’envie d’aller mendier son dîner. Pendant toute la nuit nous roulâmes à travers la tourmente de neige, et le lendemain nous entrions dans les douces plaines de Nébraska. Le soleil étincelait sur une terre souriante, mais nous ne nous étions rien mis sous la dent depuis quarante-huit heures. Nous apprîmes que le convoi arriverait vers midi à Grand Island, si je me souviens bien.

Après avoir réuni entre nous l’argent nécessaire, nous envoyâmes un télégramme aux autorités de la ville. Le texte du message annonçait le débarquement, vers midi, de quatre-vingt-cinq Hoboes affamés et nous ajoutions qu’il serait expédient de leur tenir un déjeuner tout prêt. Les édiles de Grand Island avaient deux moyens d’en sortir : nous nourrir ou nous jeter en prison. Dans cette dernière éventualité, ils devraient tout de même nous sustenter ; aussi prirent-ils la sage précaution de nous offrir un repas, solution d’ailleurs économique entre toutes !

Lorsqu’à midi le convoi pénétra dans Grand Island, nous étions assis sur le toit des wagons, balançant nos jambes au soleil. Tous les policiers de la ville faisaient partie du comité de réception. On nous conduisit par escouades aux différents hôtels et restaurants où nous trouvâmes la table servie. Nous jeûnions depuis quarante-huit heures ; aussi nous nous mîmes à l’œuvre sans tarder. L’administration de la police avait eu l’excellente idée d’obliger le train à nous attendre. Il s’ébranla lentement et les quatre-vingt-cinq bonshommes, échelonnés sur la voie, prirent les wagons d’assaut.

Ce soir-là nous nous passâmes de dîner, tout au moins les autres, car je fis exception. Juste à l’heure du repas, le convoi quitta une petite ville, et un individu grimpa dans notre voiture où je jouais au pédro avec trois autres types. La chemise de l’homme était gonflée de façon suspecte. À la main il portait un récipient bosselé et tout fumant. Je humai le « java », remis mes cartes à l’un de ceux qui nous regardaient, et lâchai la partie en m’excusant. Puis, à l’autre bout du wagon, poursuivi de coups d’œil envieux, je m’assis à côté du nouveau venu et partageai son « java » et les quelques vivres qu’il tenait sous sa chemise.

C’était mon Suédois !

Vers dix heures du soir nous arrivions à Omaha.

– Laissons donc tomber tous ces gars-là, me dit le Suédois.

– J’allais te le proposer, répondis-je.

Lorsque le convoi entra dans Omaha, le Suédois et moi nous songeâmes à descendre. Suspendus aux échelles de côté, nous étions prêts à nous laisser choir, mais le train ne s’arrêta pas. De longues files de policiers, dont les boutons et les étoiles de cuivre étincelaient sous les becs électriques, s’alignaient de chaque côté de la voie. Nous savions bel et bien ce qui nous attendait si nous tombions dans leurs bras ! Nous ne quittâmes pas nos échelles, et le train traversa le fleuve Missouri dans la direction de Council Bluffs.

Le « général » Kelly[6], avec une armée de deux mille vagabonds, campait dans le parc de Chautauqua, à plusieurs kilomètres de là. Notre bande formait l’arrière-garde. Abandonnant nos wagons à Council Bluffs, nous nous préparâmes à rejoindre le campement. La nuit était devenue froide et de violentes bourrasques accompagnées de pluie nous glaçaient et nous trempaient jusqu’aux os. Plusieurs policiers nous conduisaient vers le camp. Le Suédois et moi guettâmes l’occasion et nous réussîmes à nous échapper.

La pluie se mit ensuite à tomber à torrents ; dans l’obscurité, si épaisse que nous ne distinguions pas nos propres mains lorsque nous les placions devant nos visages, semblables à deux aveugles, nous tâtonnâmes en quête d’un abri. Notre instinct dut nous guider, car en un rien de temps nous butions contre un bar, non pas un bar qui était ouvert et accueillait des clients, ni un bar fermé la nuit, ou encore un bar avec une adresse fixe, mais un bar étayé d’énormes piliers de bois, monté sur roues et qui se transportait d’un endroit à un autre. Les portes en étaient fermées à clef. Une rafale s’abattit sur nous. Nous n’hésitâmes plus. La porte vola en morceaux et nous pénétrâmes à l’intérieur.

J’avais passé de bien horribles nuits, « porté la bannière »[7] dans d’infernales métropoles, je m’étais couché dans des mares d’eau, j’avais dormi dans la neige avec deux couvertures quand le thermomètre à alcool marquait soixante-quatorze degrés au-dessous de zéro (soit la bagatelle de vingt-trois degrés centigrades au-dessous de zéro), mais je tiens à affirmer ici que je n’ai jamais connu de nuit aussi misérable que celle que j’ai endurée en compagnie du Suédois dans la buvette roulante de Council Bluffs. D’abord, cette baraque surélevée offrait une multitude d’ouvertures dans le plancher disjoint à travers lequel sifflait le vent. Ensuite, la cave était vide : pas de bouteilles d’eau-de-vie pour nous ravigoter et nous faire oublier notre guigne. Nous ne possédions pas de couvertures et dans nos frusques détrempées nous essayâmes de dormir. Je me roulai sous le comptoir, et mon camarade se mit sous la table. Les trous et les crevasses du plancher rendaient la position intenable. Au bout d’une demi-heure, je m’étendais sur le comptoir et peu après le Suédois s’allongeait sur sa table.

Et là nous grelottâmes en attendant le jour. Je tremblais au point que mes muscles, épuisés, me causèrent d’horribles douleurs. Le Suédois ne faisait que gémir et grogner. À chaque instant, je l’entendais marmotter en claquant des dents : « Jamais plus, jamais plus ! »

Il répéta ces mots sans arrêt, même lorsqu’il fut gagné enfin par le sommeil.

À la première grisaille de l’aurore nous quittâmes notre lieu de souffrance. Dehors nous nous trouvâmes dans un brouillard dense et glacé. Nous atteignîmes à grand-peine la voie ferrée, trébuchant à chaque pas. Je retournai à Omaha pour mendier mon déjeuner ; mon compagnon continuait jusqu’à Chicago.

L’heure de la séparation avait sonné. Nous nous tendîmes nos mains engourdies. Quand nous essayâmes de parler, nos dents se mirent à claquer et nous fûmes incapables de proférer une parole. Nous étions seuls, séparés du monde : tout ce que nous en voyions était un court ruban de rails dont les deux extrémités se perdaient dans la brume mouvante.

Muets, nous nous regardions fixement l’un l’autre, nos mains s’étreignant avec sympathie. Le visage du Suédois était bleui par le froid et le mien devait être semblable.

Je réussis tout de même à lui poser cette question :

– Jamais plus quoi, disais-tu cette nuit ?

Les mots luttaient pour sortir de son gosier ; puis ils me parvinrent, faibles et lointains, dans un léger murmure de son âme glacée.

– Jamais plus un vagabond !

Il fit une pause, et sa voix, s’affermissant, devint rauque comme pour confirmer sa volonté.

– Fini, pour moi, le vagabondage ! Je vais chercher du turbin. Tu devrais en faire autant ! Des nuits comme celle-ci donnent des rhumatismes.

Cette fois il me secoua la main avec quelque vigueur.

– Au revoir, Bo[8] ! dit-il.

– Salut, Bo ! répondis-je.

L’instant d’après nous étions séparés et engloutis par le brouillard.

Ce fut notre dernière rencontre. Mais à la tienne, monsieur le Suédois, où que tu te trouves ! Je souhaite que tu aies déniché ton fameux turbin !

VII

“GOSSES DU RAIL” ET
“CHATS GAIS”


De temps à autre, dans les journaux, magazines et annuaires biographiques, je lis des articles où l’on m’apprend, en termes choisis, que si je me suis mêlé aux vagabonds, c’est afin d’étudier la sociologie. Excellente attention de la part des biographes, mais la vérité est tout autre : c’est que la vie qui débordait en moi, l’amour de l’aventure qui coulait dans mes veines, ne me laissaient aucun répit. La sociologie ne fut pour moi qu’un accident : elle vint ensuite, tout comme on se mouille la peau en faisant un plongeon dans l’eau. Je « brûlai le dur » parce que je ne pouvais faire autrement, parce que je ne possédais pas, dans mon gousset, le prix d’un billet de chemin de fer, parce qu’il me répugnait de moisir sur place, parce que, ma foi, tout simplement… parce que cela me semblait plus facile que de m’abstenir.

Je débutai dans ma ville natale, à Oakland, vers l’âge de seize ans. À cette époque j’avais déjà acquis une renommée prodigieuse dans le monde d’aventuriers où j’évoluais. On me connaissait sous le nom de « Prince des Pilleurs d’huîtres ». Il convient d’ajouter que les individus placés immédiatement en dehors de ce milieu : honnêtes matelots de la baie, caboteurs, yachtmen et propriétaires légitimes des bancs d’huîtres, me traitaient de voyou, de gouape, de voleur, de bandit, et employaient à mon égard d’autres épithètes non moins courtoises, que je prenais pour des louanges. Cette réputation ne servit qu’à augmenter le vertige où me plongeait alors ma haute situation. Plus tard, lorsque je tombai sur la fameuse phrase de Milton dans le Paradis perdu : « Mieux vaut régner en enfer que servir au ciel ! » je m’aperçus que réellement, parfois, les grands esprits se rencontrent.

Un concours fortuit de circonstances me conduisit tout droit vers ma première aventure sur les essieux. Le chômage sévissait sur les bancs d’huîtres et je me disposais à partir pour Bénicia, à soixante kilomètres de là, pour chercher quelques couvertures que j’y avais laissées. À Port Costa, non loin de Bénicia, un bateau volé était au mouillage, sous la surveillance d’un agent de police. Or ce bateau appartenait à un de mes amis, nommé Mac Crea. Whiskey Bob, un autre de mes amis, le lui avait volé et l’avait abandonné à Port Costa. (Ce pauvre Whis-key Bob ! Ce même hiver son cadavre fut ramassé sur la grève, criblé de balles par on ne sait qui !) J’avais descendu le fleuve quelque temps auparavant et appris à Dinny Mac Crea l’endroit où se trouvait son embarcation ; spontanément il m’offrit dix dollars si je la lui ramenais à Oakland.

Je m’assis sur le quai et parlai de cette proposition à Nickey-le-Grec, un autre pilleur d’huîtres sans emploi. « Allons-y », lui dis-je, et Nickey consentit à m’accompagner. Il était, ce jour-là, absolument fauché. Pour tout potage, je possédais cinquante cents et un petit esquif. Avec l’argent j’achetai des crackers[9], des boîtes de bœuf en conserve et un pot de moutarde française de dix cents. (À cette époque, nous raffolions de la moutarde française.)

Tard dans l’après-midi, nous hissâmes notre livarde et nous nous mîmes en route. Nous naviguâmes toute la nuit et, le lendemain matin, au début d’une superbe marée, poussés par un vent favorable, nous atteignions à toute allure le détroit de Carquinez et arrivions bientôt à Port Costa. Là se trouvait le bateau en question, à moins de vingt-cinq pieds du quai. Nous approchâmes et j’envoyai Nickey à l’avant pour lever l’ancre pendant que j’abattais les garcettes.

Le policier vint en courant au bord du quai et nous interpella. Soudain je me rappelai que j’avais oublié de demander à Dinny Mac Crea une autorisation par écrit pour prendre possession de son bateau. De plus, je n’ignorais pas que le constable exigerait au moins vingt-cinq dollars d’honoraires pour avoir capturé le canot et l’avoir surveillé. Or, mes derniers cinquante cents avaient été absorbés par mes récents achats de victuailles et la récompense promise par Mac Crea ne s’élevait qu’à dix dollars. J’échangeai un coup d’œil avec Nickey. Il s’exténuait à lever l’ancre, qui était à pic.

– Remonte-la vite ! lui murmurai-je.

Puis je me détournai et répondis au constable par des hurlements. Lui se mit à crier à tue-tête, nous parlions tous deux à la fois, et l’air s’emplissait d’une véritable cacophonie.

Sa voix devenant plus impérieuse, force me fut de l’écouter. Nickey s’acharnait toujours sur l’ancre, au point que je craignais un moment lui voir éclater une veine. Lorsque l’autre en eut fini de ses objurgations et menaces, je lui demandai candidement qui il était. Le temps perdu en explications permit enfin à mon compagnon de hisser l’ancre à bord. Au pied du policier une échelle descendait du quai dans l’eau, et à cette échelle était amarrée une barque munie de ses rames ; mais elle était cadenassée. La brise me caressait le visage. La marée montait. Je regardai les dernières garcettes qui retenaient la voile, promenai mes regards des drisses aux palans. Tout était en ordre. Je rejetai alors toute dissimulation.

– Amène ! hurlai-je à Nickey, puis je bondis sur les garcettes, les détachai et remerciai ma bonne étoile de ce que Whiskey Bob les eût liées en nœuds plats et non en nœuds tors.

Le policier, au bas de l’échelle, farfouillait avec sa clef dans le cadenas. L’ancre fut hissée à bord et la dernière garcette détachée au moment précis où le policier libérait son bateau et sautait sur ses rames.

– Drisse de pic ! ordonnai-je à mon équipage, tandis que je ramenais les drisses de mât. La voile se tendit sur la coulée arrière. Je tournai une manœuvre et courus vers le gouvernail.

– Force de voiles au plus près ! criai-je à Nickey qui s’actionnait de son mieux. Le policier allait atteindre l’arrière de notre bateau. Poussés par une bouffée de vent, nous filâmes au large.

Quel coup magnifique ! Si j’avais eu un pavillon, je l’eusse hissé en signe de triomphe. Debout dans son esquif et nous abreuvant d’injures, le policier fut le seul point noir de cette fête. Il pestait de ne point avoir son revolver. C’était un autre risque auquel nous n’avions pas songé. Nous étions gagnants sur toute la ligne.

Quoi qu’il en soit, nous ne lui volions pas ce bateau, puisqu’il ne lui appartenait pas. Nous le frustrions simplement de ses honoraires de surveillance, forme particulière de sa « gratte », et non pour nous-mêmes, mais en faveur de mon ami Dinny Mac Crea.

En quelques minutes nous arrivions à Bénicia, et peu après, mes couvertures étaient à bord. J’amarrai l’embarcation, à laquelle j’avais attaché mon petit canot, à l’extrémité du quai des Vapeurs d’où nous pouvions apercevoir quiconque viendrait vers nous. Qui sait ? Peut-être le policier de Port Costa téléphonerait-il à son confrère de Bénicia… Nickey et moi examinâmes la situation. Nous étions étendus sur le pont, en plein soleil, une brise fraîche nous caressait les joues et nous nous laissions bercer par les clapotis et les remous de la marée. Impossible de retourner à Oakland avant l’après-midi, à l’heure du jusant. Mais nous pensions bien que l’agent de police ouvrirait l’œil à ce moment-là sur le détroit de Carquinez. Il ne nous restait qu’à attendre la marée suivante, à deux heures du matin, et nous profiterions ainsi de l’obscurité pour filer sous le nez du cerbère.

Nous continuâmes à lézarder sur le pont, tout en grillant des cigarettes, heureux de vivre.

Je crachai par-dessus bord pour mesurer la vitesse du courant.

– Avec un pareil vent, dis-je, nous pourrions nous laisser entraîner jusqu’à Rio Visita.

– C’est la saison des fruits le long du fleuve, remarqua Nickey.

– L’eau est basse, continuai-je. C’est la meilleure époque de l’année pour se rendre à Sacramento.

Nous nous assîmes sur notre séant et nous nous interrogeâmes du regard. Le magnifique vent d’Ouest nous enivrait comme du vin. Tous deux nous crachâmes dans l’eau pour connaître la vitesse du courant. J’attribue tout ce qui va suivre à la marée et au vent favorables. Ils réveillèrent nos instincts de matelots. Sans eux toute la chaîne d’événements qui me conduisirent sur le trimard eût été brisée.

Silencieusement, nous détachâmes nos amarres et hissâmes la voile. Passons sur nos aventures en amont du fleuve Sacramento, qui ne font point partie de ce récit. Nous poussâmes jusqu’à la ville de Sacramento et fixâmes notre bateau à un quai. L’eau était si tentante que nous passâmes la plus grande partie de notre temps à nager. Sur un banc de sable, au-dessus du pont du chemin de fer, nous rencontrâmes un groupe de jeunes nageurs. Entre deux coupes nous nous allongeâmes sur la berge pour les entendre bavarder. Ils avaient un parler tout à fait différent de celui des aventuriers que j’avais hantés jusqu’alors. C’étaient des « gosses du rail ». Je buvais leurs paroles et l’envie de les suivre s’emparait de moi impérieusement.

– Quand j’étais à Alabama, disait l’un… Sur le C. et A. il n’y a pas de marchepieds aux wagons, continuait un autre. Un troisième reprenait : cette aventure se passait dans une petite ville de l’Ohio, sur la ligne Lake Shore and Michigan Southern. Puis un autre : as-tu jamais escaladé le Cannon-Ball sur la ligne de Wabash ? Non, répondait son compagnon, mais j’ai fait le White Mail en quittant Chicago. Le Northern Pacific ne vaut rien, mais attends d’arriver au pays français de Montréal ; on n’y parle pas un mot d’anglais. Tu dis : « Mongie, Madame, mongie, no spika da French », tu te frottes la panse pour montrer que tu crèves de faim. Alors la bonne femme t’allonge une tranche de poitrine de truie et un bout de pain sec.

… Étendu sur le sable, je prêtais l’oreille aux conversations de ces nomades, qui me faisaient considérer comme bien mesquins les exploits des pilleurs d’huîtres. À chacune de leurs paroles, un nouveau monde s’ouvrait devant moi, un monde d’essieux, de wagons à bagages, de « Pullman à glissières », de policiers, etc. Tout cela s’appelait l’Aventure. Parfait ! Je tâterais, moi aussi, de cette vie-là.

Je me comparai ensuite à tous ces gosses du rail. J’étais aussi fort qu’eux, aussi vif, aussi nerveux, et mon cerveau valait bien le leur !

Après leur baignade, à la tombée de la nuit, ils se rhabillèrent et montèrent en ville. Je les suivis. Ils se mirent à mendier de l’argent dans la rue principale. De ma vie je n’avais encore tendu la main ; ce fut la plus dure épreuve dont j’eus à souffrir en partant sur le trimard. Sur ce chapitre j’avais des notions absurdes. D’après ma philosophie, il était plus digne de voler que de demander l’aumône : le vol était plus noble, parce que le risque et le châtiment étaient proportionnellement plus grands. En tant que pilleur d’huîtres, j’avais déjà récolté des condamnations qui m’eussent valu, si j’avais dû les purger, un séjour d’un millier d’années dans les prisons d’État. Voler était un acte viril ; mendier était sordide et méprisable. Mais je devais modifier plus tard cette façon de voir ; je finis par considérer la mendicité comme une joyeuse farce, une aimable plaisanterie, une gymnastique de l’audace.

J’avoue humblement que le premier soir je ne fus pas à la hauteur de ma tâche. Les autres vagabonds avaient gagné leur pitance alors que je n’avais pu me résoudre à soutirer un sou aux bonnes âmes. Meiny-Kid m’ayant avancé le prix d’un repas, je pus rejoindre la bande au restaurant. Mais, tout en mangeant, je réfléchissais. Le receleur, dit-on, ne vaut pas mieux que le voleur. Or, Meiny-Kid avait mendié et je bénéficiais de son acte. J’étais donc bien pire que lui. Pareille chose ne se renouvellerait plus. En effet, le lendemain et les jours suivants je quémandais, tout comme les autres.

Nickey-le-Grec ne se sentait pas la vocation du trimard. La mendicité n’étant pas son fort, il sauta une nuit sur un chaland et descendit le fleuve jusqu’à San Francisco. Je l’ai rencontré, voilà une semaine à peine, dans une fête athlétique. Il est maintenant manager de boxeurs professionnels et il en crève d’orgueil. De fait, dans notre monde local des sports, il est devenu une personnalité brillante.

Nul vagabond n’est consacré « gosse du rail » s’il n’a passé « par-dessus une montagne ». Tel est l’article de loi que j’ai entendu exposer à Sacramento. Fort bien : je traverserais la Sierra Nevada et prendrais, moi aussi, mon immatriculation. Toute la bande se disposait à accomplir cet exploit, et je l’accompagnai. Kid-le-Français allait brûler le dur pour la première fois. Il venait de s’enfuir de la maison paternelle, à San Francisco. À nous deux de montrer de quoi nous étions capables !

Apprenez en passant, que mon ancien titre de « Prince des Pilleurs d’huîtres » s’était évanoui. J’avais reçu ma monica : on m’appelait à présent Kid-le-Matelot et, plus tard, lorsque j’eus mis les montagnes Rocheuses entre moi et l’État où je suis né, je devais être connu sous le nom de Kid-de-Frisco.

À dix heures du soir, le rapide de Central Pacific sortit de la gare de Sacramento pour se diriger vers l’Est, ce détail d’horaire reste gravé dans ma mémoire. Notre bande se composait d’une douzaine d’individus et nous nous rangeâmes dans la nuit, en tête du train, pour le prendre d’assaut. Tous les gosses du rail qui se trouvaient dans cette ville vinrent nous faire leurs adieux, et, histoire de rire, essayèrent de nous déloger. Pour nous jouer ce vilain tour, ils se mirent à quarante. Le chef de la bande, un loustic nommé Bob, originaire de Sacramento, avait brûlé le dur à travers toute l’Amérique. Il nous prit à part, Kid-le-Français et moi, et nous parla à peu près en ces termes : « Nous allons tenter de débarquer vos copains. Votre manque d’expérience, à vous deux, me fait pitié. Mais les autres peuvent se tirer d’affaire. Dès que vous verrez un wagon postal, sautez sur le toit et collez-vous-y jusqu’à ce que vous ayez dépassé Roseville. Méfiez-vous ! Les policemen sont des rosses dans ce patelin-là. »

Après le coup de sifflet habituel, la locomotive démarra. Il y avait trois wagons postaux sur lesquels nous trouvâmes tous de la place. La douzaine d’entre nous qui essayions de grimper eût préféré agir sans bruit, mais nos quarante amis s’attroupèrent avec la plus stupéfiante ostentation. Suivant le conseil de Bob, je m’installai prestement sur le « pont » d’un des wagons.

Je m’allongeai et, le cœur battant, attendis les événements. Les employés du train se trouvaient en tête. En un clin d’œil, mes compagnons furent brutalement jetés au fossé !

Lorsque le convoi eut parcouru huit cents mètres, les gardes-frein revinrent à la charge et firent descendre ceux qui s’étaient raccrochés. Moi seul remportais la victoire complète !

Tel fut mon baptême du Rail.

Deux ans après, les hasards de la route me mirent de nouveau en présence de Kid-le-Français. Le malheureux, ayant glissé du train, avait eu les deux jambes coupées. Il insista pour me montrer ses moignons et je ne pus lui refuser ce plaisir. Il est curieux de constater, en effet, que les estropiés aiment à exhiber leurs misères. La rencontre de deux amputés, sur le trimard, ne manque jamais de pittoresque ; leur détresse commune devient pour eux un sujet inépuisable de conversation ; ils se racontent les détails de l’accident qui les a mis dans cet état, décrivent ce qu’ils savent de l’opération chirurgicale, passent un jugement critique sur leur propre carabin ou sur celui de l’autre et finissent infailliblement par se retirer à l’écart pour enlever leurs bandages et comparer leurs blessures.

J’appris plus tard que, quelques jours après l’accident survenu à Kid-le-Français, un déraillement s’était produit dans un abri contre la neige ; Joë-l’Heureux eut les deux jambes broyées et les autres camarades souffrirent de contusions et de légères blessures.

Quant à moi, j’étais resté allongé sur le toit de mon wagon, essayant de me rappeler si l’embranchement de Roseville, dont m’avait parlé Bob, était le premier ou le second arrêt. Pour m’en assurer, je me préparais à descendre sur la plate-forme du wagon au prochain arrêt, mais, réflexion faite, je m’abstins. J’étais un néophyte à ce jeu-là et je préférais demeurer où j’étais.

Cependant, jamais je n’avouai à mes compagnons que cette nuit-là je n’avais pas quitté le « pont » de mon wagon postal, que j’avais passé sous les abris et les tunnels, jusqu’à Truckee, où j’arrivai à sept heures du matin, sans avoir osé bouger. J’avais traversé la Sierra, collé au toit du wagon, sans le moindre incident ni le moindre ennui. Je ne me vantai à personne de cet exploit, car toute la bande se serait moquée de moi. C’est aujourd’hui la première fois que je me hasarde à raconter la vérité au sujet de ce premier voyage par-dessus la montagne.

Quand je repassai la Sierra pour revenir à Sacramento, mes camarades décrétèrent, à l’unanimité, que je leur faisais honneur et reconnurent en moi un parfait gosse du rail.

Pourtant il me restait encore beaucoup à apprendre. Bob guidait mes premiers pas, heureusement, et j’étais à bonne école. Pendant la foire de Sacramento, un soir que nous nous baladions dans la ville en nous donnant du bon temps, je perdis mon chapeau au cours d’une bagarre. Me voilà donc nu-tête dans la rue. Bob me prit à l’écart et m’indiqua le moyen d’y remédier. J’éprouvais cependant quelque hésitation à suivre ses conseils. Songez donc : je venais de sortir de prison, où j’étais resté trois jours, et je savais que si la police me pinçait de nouveau, cette fois mon affaire serait claire. D’autre part, je ne pouvais montrer ma frousse : n’avais-je pas déjà donné maintes preuves de mon audace ? Je faisais à présent partie de la bande : impossible de reculer.

Nous nous postâmes au coin de la Cinquième Rue et de la rue K. C’était au début de la soirée et de tous côtés le monde fourmillait. Bob étudiait le couvre-chef de chaque Chinois qui passait devant nous. Jusque-là je m’étais étonné de voir les gosses du rail arborer des chapeaux « Stetson » de cinq dollars à bords raides. Je suis édifié maintenant sur leur provenance. Ils se servaient sur la tête des Chinois, de la même manière que j’allais le faire dans un instant. J’étais troublé – il y avait tant de gens autour de moi – mais Bob demeurait aussi froid qu’un iceberg. Plusieurs fois, lorsque, bien décidé, je m’avançai vers un Chinois, Bob me tira en arrière. Il voulait me choisir une bonne coiffure, à son goût. De temps à autre se profilait devant nous un chapeau à ma mesure, mais un peu usagé ; et après une douzaine d’infâmes galurins, un neuf apparaissait, mais celui-ci n’avait pas le tour de tête voulu. Lorsqu’il s’en présentait un flambant neuf, le bord était trop large ou trop étroit. Dieu, que Bob se montrait donc difficile ! Quant à moi, j’étais si exténué que je me serais contenté de n’importe quel pétase.

Enfin parut le chapeau de mes rêves, le seul chapeau fait exprès pour moi, semblait-il, dans tout Sacramento. À première vue, il me captiva. J’échangeai un coup d’œil avec Bob. Il regarda autour de nous pour s’assurer qu’aucun policeman ne rôdait dans les parages, puis il me fit un signe de tête. Je soulevai aussitôt le Stetson de dessus le crâne du Chinois et l’enfonçai sur ma tête. Il m’allait comme un gant ! Soudain je sursautai. Bob poussait les hauts cris. Je l’aperçus en train de barrer la route au Mongol furieux, qu’il renversa d’un croc-en-jambe. Je détalai à toute vitesse, disparus au coin de la rue et enfilai le deuxième tournant. Ici, les passants se faisaient plus rares ; je longeai le trottoir d’un pas tranquille et repris haleine en me félicitant de mon aubaine.

Tout à coup, au coin de la rue derrière moi, surgit le Chinois, nu-tête, accompagné de deux autres compatriotes et d’une demi-douzaine d’individus. Je filai jusqu’au prochain tournant, traversai la chaussée et m’engageai dans une ruelle. Persuadé, cette fois, d’avoir déjoué le Fils du Ciel, je me remis à marcher d’un pas modéré. Mais, sur mes talons, quelques secondes plus tard, arrivait de nouveau le tenace Mongol. C’était la vieille histoire du lièvre et de la tortue. Il ne pouvait courir plus vite que moi, mais il continuait à me poursuivre de son pas lourd et me lançait des imprécations qui lui coupaient le souffle.

Il appelait tout Sacramento pour être témoin de son déshonneur ; une bonne partie de la ville s’attroupait derrière lui. Je détalais comme le lièvre et cette opiniâtre tortue mongole, suivie de la populace qui augmentait sans cesse, perdait du terrain. Finalement, lorsqu’un policier eut rejoint le groupe, je m’enfuis à toutes jambes. Je fis des zigzags, embrouillai ma piste, et d’une traite je couvris la longueur d’au moins vingt pâtés de maisons.

Jamais plus je ne revis mon Chinois. Son chapeau, un élégant Stetson sortant de la boutique du chapelier, fit pâlir d’envie toute la bande. Pour moi, il représentait le souvenir d’un magnifique exploit et je le portai pendant plus d’une année.

Les gosses du rail sont de charmants camarades, à condition que vous les rencontriez individuellement et qu’il leur plaise de vous raconter leurs aventures. Mais croyez-m’en : ne vous fiez pas à eux lorsqu’ils courent en bande. Alors ils se montrent féroces comme des loups et viennent à bout de l’homme le plus fort. Ils se lancent sur un type et s’y agrippent de toutes leurs forces jusqu’à ce qu’ils l’aient terrassé et rendu impuissant. Plus d’une fois je les ai vus à l’œuvre et je sais ce que j’avance. Le vol est ordinairement leur mobile. Et attention au coup du « bras fort » ! Tous les gosses de la bande que je suivais étaient experts à ce jeu-là. Même Kid-le-Français avant qu’il perdît ses jambes.

J’ai encore la vision nette du spectacle dont je fus témoin aux « Saules ». Les « Saules » sont un bouquet d’arbres au milieu d’un terrain vague, près de la gare et à cinq minutes au plus du centre de Sacramento. J’aperçois un robuste journalier aux prises avec une bande de gosses du rail. Furieux, pas un brin effrayé et confiant en sa force, il les couvre d’injures. C’est un rude gaillard qui pèse au moins cent quatre-vingts livres et dont les muscles sont durs comme de l’acier ; mais il ne se doute pas du sort qui l’attend. Les vagabonds hurlent, se ruent de tous côtés à la fois, tandis que l’homme frappe à droite et à gauche en virevoltant sur lui-même.

Kid-le-Barbier, qui se trouve à deux pas de moi, bondit en avant et applique son genou dans le dos de l’homme, lui passe son bras droit autour du cou, l’os du poignet pressant la veine jugulaire ; puis il se lance en arrière de tout son poids, coupant ainsi, de ce puissant levier, la respiration du pauvre diable. Voilà ce qu’on appelle le coup du « bras fort ».

L’homme résiste, mais il est pour ainsi dire immobilisé. Les gosses du rail fondent sur lui de toutes parts, s’accrochent aux bras, aux jambes et au corps de leur victime comme des loups attaquant un élan. Kid-le-Barbier se pend au cou du bonhomme et continue à tirer par-derrière. L’autre s’effondre par terre, sous le tas de vagabonds. Kid-le-Barbier change alors de position, mais sans lâcher sa proie. Tandis que certains fouillent l’individu, les autres lui tiennent les jambes pour l’empêcher de ruer. Pour plus de sûreté, ils déchaussent l’homme, vaincu à présent. Le « bras fort » le serre à la gorge. Il pousse de petits cris étouffés et les gosses poursuivent leur besogne. Mais ils n’ont aucune envie de le tuer.

Maintenant tout est fini. À un mot d’ordre, les étreintes se relâchent et les gosses s’éparpillent à la ronde. L’un d’eux emporte les souliers, il sait où il pourra en obtenir un demi-dollar. L’homme, assis sur son séant, regarde autour de lui d’un air ahuri. Il est hors de combat. Même s’il voulait la risquer, une poursuite pieds nus dans l’obscurité ne lui donnerait aucun résultat.

Je m’attarde un instant. Le malheureux se tâte la gorge, émet des bruits secs, graillonnants, et hoche la tête à coups saccadés, comme pour s’assurer que son cou n’est pas disloqué. Je m’éloigne furtivement pour rejoindre la bande et fuir le spectacle de cet homme, mais je le reverrai toujours, assis là sous la lueur des étoiles, quelque peu étourdi, terrorisé et échevelé, remuant bizarrement la tête et le cou.

Tout comme la mouche est la nourriture favorite de l’araignée, les ivrognes sont la proie favorite des gosses du rail. Pour eux, dévaliser un poivrot s’appelle « rouler un cadavre », et partout ils guettent ce genre de gibier facile. C’est parfois un spectacle divertissant, particulièrement lorsque l’intervention de la police n’est pas à redouter. Au premier assaut, l’argent et les bijoux de l’ivrogne sont raflés. Puis les vagabonds tiennent autour de leur victime une sorte de conseil de guerre. S’il prend à l’un d’eux la fantaisie de posséder la cravate du « cadavre », il la lui arrache. Un autre désire-t-il la chemise et le caleçon ? Vite il les lui enlève et avec un couteau raccourcit les bras et les jambes. On appelle parfois d’autres copains-vagabonds pour qu’ils s’emparent du paletot et du pantalon, trop grand pour les gosses du rail, qui, enfin, s’en vont en abandonnant à côté du pochard les haillons dont ils ne veulent pas.

Une autre vision se présente à mon esprit. C’est par une nuit noire. La bande à laquelle j’appartiens longe un trottoir dans une ville de banlieue. À quelque distance, sous un bec électrique, un passant traverse la rue de biais. Sa démarche est hésitante. Les vagabonds ont vite fait de flairer le gibier : c’est encore un pochard. Il fait des embardées en montant sur le trottoir d’en face et se perd dans l’obscurité. Sans proférer le moindre cri, la bande se précipite à la poursuite de l’homme qu’elle rejoint au milieu d’une sorte de maquis. Mais que vois-je ? Des formes bizarres et hurlantes, ramassées et confuses, s’interposent entre la meute et sa proie. C’est un autre clan de gosses du rail. Dans la minute suivante, ils revendiquent leur gibier. En effet, ils pourchassent l’homme depuis une douzaine de pâtés de maisons et nous venons d’entrer en collision avec eux. Monde primitif où ces loups sont des louveteaux. De fait, je ne crois pas qu’un seul d’entre eux ait plus de douze ou treize ans. Quelque temps après je leur parlai ; ils m’apprirent qu’ils venaient ce jour même de passer la montagne et arrivaient de Denver et de Salt Lake City.

Notre bande se jette en avant. Les jeunes loups hurlent et se battent comme des petits démons. Tout autour du poivrot la lutte fait rage entre les deux camps. L’homme s’effondre au centre de la mêlée et le combat se poursuit avec acharnement. Au milieu des cris, des larmes et des gémissements, les louveteaux sont contraints d’abandonner la partie et ma bande « roule le cadavre ». Mais je me rappellerai toujours la face hébétée du pauvre type en voyant se déclencher la bataille autour de lui. En cet instant même je distingue encore dans les ténèbres la forme confuse de l’homme, titubant, essayant, d’un air paterne, d’intervenir en pacifiste dans cette lutte à laquelle il ne comprenait goutte, et l’expression pénible de son visage lorsqu’il se vit, lui, l’être le plus inoffensif de la terre, agrippé par d’innombrables mains et traîné au plus épais de la bande.

Le « porte-baluchon », ou chemineau, est également une des proies préférées des gosses du rail. Comme le chemineau travaille et porte des couvertures roulées, les autres s’attendent à trouver sur lui quelque menue monnaie. Les meilleurs terrains de chasse pour ce genre de gibier sont les hangars, les granges, les chantiers de bois, de chemin de fer, etc., sur les confins d’une ville, où le chemineau cherche un endroit pour dormir.

Les « chats gais » n’en mènent pas large non plus entre les mains des gosses du rail. Un chat gai est un novice adulte, ou tout au moins adolescent, nouveau venu sur le rail.

Pendant une courte période durant laquelle j’échangeai mon nom de rail Kid-de-Frisco pour celui de Jack-le-Matelot, on me soupçonna d’être un chat gai. Mais on dut bientôt changer d’avis, car en peu de temps j’avais acquis tous les signes extérieurs d’un véritable professionnel. Sachez que ceux-ci sont les aristocrates du rail, les seigneurs et maîtres, les belliqueux, les nobles primitifs, les bêtes blondes si chères à Nietzsche.

En revenant de Nevada, j’appris que quelque pirate avait volé le bateau de Dinny Mac Crea, auquel se trouvait attaché mon esquif. Il ne me restait donc d’autre ressource que de « brûler le dur ».

Lorsque j’en eus plein le dos de Sacramento, je pris congé de la bande, qui, en témoignage d’amitié, essaya de me déloger du train au moment où je quittais la ville. Je descendis ensuite dans la vallée de San Joaquim. Le vagabondage m’avait empoigné et ne voulait plus me lâcher. Plus tard, quand j’eus voyagé en mer et fait toutes sortes de métiers, je brûlai le dur pour de plus longues étapes et devins une « comète », puis un « professionnel » et me plongeai enfin dans un bain de sociologie qui me trempa jusqu’aux os.

VIII

L’ARMÉE INDUSTRIELLE DE KELLY


J’eus autrefois la bonne fortune de voyager durant plusieurs semaines en compagnie d’une horde de deux mille vagabonds, connue sous le nom d’« armée industrielle de Kelly ». À travers l’Ouest sauvage et brumeux, venant directement de Californie, le général Kelly et ses héros avaient toujours réussi à capturer des trains, mais ils échouèrent en traversant le Missouri pour gagner l’Est stérile. La Compagnie de l’Est n’avait pas la moindre intention de transporter gratuitement deux mille Hoboes. En désespoir de cause, l’armée de Kelly stationna quelque temps à Council Bluffs et, le jour où je la rejoignis, exaspérée par l’attente, elle se remettait en marche pour prendre un train d’assaut.

Quel imposant spectacle ! Le général Kelly montait un superbe cheval de bataille noir, et, bannières déployées, à la musique martiale des fifres et des tambours, compagnie par compagnie, partagés en deux divisions, les deux mille vagabonds défilaient devant lui sur la route carrossable qui conduisait au petit village de Weston à une dizaine de kilomètres de là. Étant la dernière recrue, je fus incorporé dans la dernière compagnie du dernier régiment de la Seconde Division, et, de plus, dans le dernier rang de l’arrière-garde. L’armée campa à Weston, à proximité de deux lignes de chemin de fer, celle de Chicago-Milwaukee-St-Paul et celle de Rock-Island.

Notre but était de prendre le premier train sortant de la gare, mais les employés du chemin de fer déjouèrent nos plans. Il n’y eut pas de premier train : les deux voies demeurèrent inutilisées, aucun convoi ne passa. Pendant ce temps, tandis que nous installions notre campement à proximité des lignes abandonnées, les braves bourgeois d’Omaha et de Council Bluffs se démenaient à l’envi. Ils cherchaient à pousser la populace à s’emparer d’un train en gare de Council Bluffs pour l’amener vers nous et le mettre à notre disposition. Mais les employés du chemin de fer devancèrent la foule. Le lendemain de bonne heure, une locomotive, suivie d’une seule voiture, arriva en gare et bifurqua sur une voie de garage. À ce premier signe de vie sur les rails, l’armée entière se rangea le long de la voie.

L’activité reprit instantanément sur les deux lignes à la fois. De l’Ouest, on entendit le sifflet strident et prolongé d’une locomotive qui venait vers nous. Tout le monde s’apprêtait à monter. Le train, avec un bruit de tonnerre, nous fila devant le nez à une allure foudroyante. Le vagabond n’était pas encore né qui aurait pu le prendre en marche ! Une deuxième locomotive siffla, et un autre train traversa la gare à toute vitesse, puis une autre, et ainsi de suite sans discontinuer pendant des heures. Vers la fin les convois étaient composés de voitures de passagers, de fourgons, de trucks, de vieilles locomotives réformées, de wagons postaux, de machines de secours et de tout le bric-à-brac de matériel roulant qui s’accumule dans les chantiers des grandes gares. Lorsque le chantier de Council Bluffs eut été complètement vidé, la voiture et la locomotive partirent vers l’Est et les voies furent de nouveau abandonnées.

La journée se passa, puis la suivante, sans événement. Pendant ce temps, accablés par la pluie, la grêle, le vent, les deux mille vagabonds se morfondaient près de la voie. Mais cette nuit-là, la brave population de Council joua un tour pendable aux employés du chemin de fer. Une foule immense rassemblée à Council Bluffs traversa le fleuve sur le pont d’Omaha et se joignit à une autre bande pour opérer une rafle dans les chantiers de l’Union Pacific. D’abord les gens s’emparèrent d’une locomotive, puis d’un train entier. Ils s’entassèrent dans les wagons pour repasser le Missouri et, par la ligne de Rock-Island, venir nous remettre le convoi. Les employés essayèrent bien de faire échouer l’entreprise, mais ils n’y réussirent pas, pour la plus grande frousse de l’ingénieur en chef de Weston et d’un de ses subalternes. Ces deux individus, en exécution d’ordres secrets reçus par télégramme, tentèrent de faire dérailler notre train de secours en enlevant les rails. Rendus méfiants, nous avions envoyé des patrouilles en reconnaissance sur les voies. Pris en flagrant délit de sabotage, l’ingénieur et son aide furent bientôt entourés par deux mille vagabonds furieux, prêts à les lyncher, et ne durent leur vie sauve qu’à la brusque arrivée du train.

Nous n’étions pas au bout de nos peines. Dans leur hâte, les habitants n’avaient point songé à former un train suffisamment long. Il n’y avait pas de place pour y loger deux mille hommes. Aussi la foule et les vagabonds, après avoir fraternisé, bavardé et chanté ensemble, durent se séparer : les gens de Council Bluffs remontèrent sur leur train capturé pour retourner à Omaha et, le lendemain matin, les vagabonds se mirent en route pour effectuer à pied la distance de deux cent dix kilomètres qui les séparait de Des Moines. À partir de ce moment, l’armée de Kelly ne remonta plus en chemin de fer. Les Compagnies savent ce qu’il leur en a coûté. Mais elles agissaient par principe, et, en fin de compte, elles gagnèrent à ce jeu.

Underwood, Leola, Menden, Avoca, Walnut, Marno, Atlantic, Wyoto, Anita, Adair, Adam, Casey, Stuart, Dexter, Carlham, De Soto, Van Meter, Booneville, Commerce, Valley Junction, les noms de toutes ces villes me reviennent en mémoire, tandis que je consulte la carte pour retracer notre itinéraire à travers les grasses campagnes d’Iowa. Et les fermiers hospitaliers d’Iowa ! Ils venaient au-devant de nous avec des carrioles et emmenaient nos paquets ; ils nous offraient des repas chauds à midi, au bord de la route ; des maires de confortables petites villes prononçaient des discours de bienvenue et à l’heure du départ nous souhaitaient bon voyage ; des députations de jeunes filles étaient envoyées à notre rencontre, les bons citoyens sortaient par centaines de leurs maisons, et marchaient en notre compagnie, bras dessus, bras dessous, dans les rues principales. Tout le monde était en liesse lorsque nous entrions dans les villes et chaque jour la fête recommençait, car les villes étaient nombreuses et rapprochées.

Le soir, nos campements étaient envahis par les populations entières. Chaque compagnie dressait son feu de campement et l’on s’amusait ferme autour de chaque foyer. Les cuisiniers de ma compagnie, la Compagnie L., des artistes du chant et de la danse, contribuaient énormément à notre succès. Dans un autre coin du camp, on écoutait la chorale du club de l’Allégresse : une de ses étoiles était le « Dentiste », fourni par la Compagnie L., et nous en étions très fiers. Toutes les mâchoires de l’armée avaient passé par ses pinces, et comme les extractions avaient lieu généralement à l’heure des repas, nos digestions étaient stimulées par de nombreux incidents comiques. Le dentiste ne disposait pas d’anesthésiques, mais deux ou trois d’entre nous étions toujours prêts à tenir solidement le patient.

En plus des réjouissances des compagnies et du club de l’Allégresse, nous assistions habituellement aux services religieux. Des pasteurs locaux officiaient et les sermons étaient suivis d’une grande abondance de discours politiques. On eût dit une vraie foire battant son plein. On peut tirer beaucoup de talent de deux mille vagabonds. Je me souviens que nous avions une fameuse équipe de base-ball qui se mesurait le dimanche avec l’équipe locale. Souvent nous la battions deux fois de suite.

L’année dernière, lors d’une tournée de conférences, il m’arriva de passer à Des Moines dans un Pullman, pas un « Pullman à glissières », mais un véritable wagon de luxe. Aux abords de la ville je revis la vieille forge et mon cœur se mit à bondir. C’est là, dans cette même forge, que, douze ans plus tôt, les hommes de Kelly avaient campé et juré solennellement que, leurs pieds étant meurtris, ils ne marcheraient plus. Nous avions pris possession de la forge et fait savoir aux habitants de Des Moines que si nous étions entrés à pied dans leur ville, nous ne voulions pas en sortir de la même manière. Des Moines est une cité hospitalière, mais cette fois nous étions vraiment trop exigeants. Faites ce petit calcul mental, ami lecteur : deux mille vagabonds mangeant trois substantiels repas, cela fait six mille repas par jour, quarante-deux mille par semaine, et cent soixante-huit mille pour le mois le plus court du calendrier. Cela dépassait les bornes. Nous n’avions pas un sou vaillant : à la population de se débrouiller pour nous ravitailler !

La ville était affolée. Nous flânions dans le camp, nous discutions politique, nous donnions des concerts religieux, nous arrachions des dents, jouions au base-ball, et engloutissions nos six mille repas par jour, aux frais de Des Moines. La municipalité supplia la compagnie de chemin de fer de lui venir en aide, mais celle-ci demeura inexorable ; elle avait décrété qu’elle ne nous prêterait pas de train : c’était son dernier mot. Elle ne voulait, sous aucun prétexte, créer un précédent. Cependant nous continuions à manger. La situation devenait terriblement critique. Nous voulions aller à Washington et Des Moines serait tenu d’ouvrir un emprunt pour payer nos billets, même à un tarif spécial, et, si nous séjournions plus longtemps, de recourir à un autre emprunt pour nous nourrir.

Alors un homme de génie trancha la difficulté. Nous refusions de partir à pied. Fort bien. Nous irions en bateau. De Des Moines à Keokuk, sur le Mississipi, coule le fleuve Des Moines, sur une longueur de cinq cents kilomètres. Munis d’une bonne cargaison flottante, nous pouvions naviguer, affirmait le génie local, et poursuivre notre route sur le Mississipi jusqu’à l’Ohio, et gagner Washington après un court portage par-dessus les montagnes.

La ville de Des Moines ouvrit une souscription. De généreux citoyens y participèrent pour plusieurs milliers de dollars. Du bois, des cordages, des clous et de l’étoupe pour calfater furent achetés en quantités considérables et, sur les rives du fleuve Des Moines, on inaugura un formidable chantier de constructions navales. Or, le fleuve Des Moines est un méchant cours d’eau, indûment élevé à la dignité de « fleuve ». Dans notre immense pays de l’Ouest, on appellerait ça un « ruisselet ». Les plus anciens habitants branlaient la tête en déclarant que jamais nous ne pourrions naviguer sur ce fleuve, qu’il n’y avait pas assez d’eau pour nous porter. Les autorités de Des Moines n’en avaient cure ; l’essentiel était de se débarrasser de nous ; et nous étions nous-mêmes des optimistes si gras et si prospères que nous ne nous en souciions pas davantage.

Un mercredi, le 9 mai 1894, nous nous mîmes en route pour notre colossale partie de plaisir. En somme, la ville de Des Moines s’en était aisément tirée et elle doit une statue de bronze au citoyen de génie qui l’a sortie de cette impasse. Il est vrai qu’elle dut payer nos bateaux ; nous avions absorbé soixante-six mille repas à la forge et pris avec nous douze mille repas supplémentaires pour notre ravitaillement, en prévision de la famine dans les régions désertiques. Mais songez que nous aurions pu rester onze mois à Des Moines, au lieu de onze jours ! Avant de partir, nous jurâmes de revenir si le fleuve refusait de nous porter.

C’était une excellente idée d’emmener avec nous douze mille repas, du moins selon l’avis des « débrouillards » du bateau ravitailleur ; car rapidement celui-ci s’égara et nous ne le revîmes plus.

La formation par compagnies fut complètement disloquée dès le début du voyage. Dans toutes les agglomérations d’hommes on trouve un certain pourcentage de tire-au-flanc, d’incapables, de gens ordinaires et de malins. Nous étions dix as dans notre bateau, la crème de la compagnie L. Je faisais partie de cette escouade pour deux raisons : d’abord il n’y avait pas plus habile que moi pour trouver des vivres, et ensuite, n’étais-je pas Jack-le-Matelot ? Je connaissais les bateaux et la navigation. Sans nous préoccuper des quarante camarades de la compagnie L., nous décidâmes, dès que nos provisions vinrent à manquer, de nous en procurer par nos propres moyens. Nous descendîmes donc le fleuve tout seuls, récoltant çà et là de quoi manger, dépassant tous les bateaux de la flottille, et, hélas ! je dois l’avouer, nous emparant parfois des provisions que les fermiers tenaient à la disposition de l’armée.

Pendant une grande partie de ce voyage de cinq cents kilomètres, nous fûmes en avance d’une demi-journée ou d’un jour entier sur le gros de l’armée. Ayant réussi à nous procurer quelques drapeaux américains, dès que nous approchions d’une petite ville, ou que nous apercevions un groupe de paysans sur la rive, nous hissions nos pavillons, nous nous présentions comme les fourriers et demandions à voir les vivres recueillis pour l’armée de Kelly. Illico, on nous les remettait. Il n’y avait rien de mesquin dans notre façon d’agir : jamais nous n’enlevions plus que nous ne pouvions emporter. Mais nous raflions le meilleur. Par exemple, si quelque fermier philanthrope avait fait un don de tabac d’une valeur de plusieurs dollars, nous enlevions le tout, de même le sucre, le beurre, le café et les conserves ; mais si l’on nous offrait des sacs de haricots et de farine, ou deux ou trois veaux tués, résolument nous nous abstenions et continuions notre route, non sans avoir laissé des ordres de délivrer ces denrées aux bateaux de l’intendance qui devaient nous suivre.

Dieu ! que nous vivions grassement dans cette contrée d’abondance ! En vain le général Kelly essaya-t-il de nous dépasser. Il envoya deux rameurs dans une légère barque à coque ronde, pour nous rattraper et mettre un terme à nos pirateries. Ils nous rejoignirent, en effet, mais ils étaient deux contre dix. Ils nous déclarèrent que le général leur avait ordonné de nous faire prisonniers. Devant notre refus de nous laisser emmener, ils filèrent jusqu’à la ville suivante pour réclamer l’aide des autorités. Aussitôt nous descendîmes à terre et fîmes cuire un léger souper, et, protégés par l’obscurité, nous dépassâmes la ville et sa police.

J’ai tenu un journal de cette partie du voyage, et en le relisant maintenant je retrouve une expression qui revenait sans cesse sous mon crayon : « Nourriture excellente. » Certes, nous faisions bonne chère ! Nous dédaignions même de préparer notre café avec de l’eau bouillie. Nous employions du lait pur et, si j’ai bonne mémoire, nous avions baptisé ce merveilleux breuvage du nom de « Vienne pâle ».

Tandis que nous courions en avant, écumant le meilleur des produits de ce pays, et que l’intendance était perdue, le gros de l’armée mourait de faim. J’avoue que cet état de choses était pénible pour les camarades, mais, que voulez-vous, nous étions tous les dix des individualistes, pleins d’initiative et de témérité. Nous croyions dur comme fer que la nourriture appartenait aux premiers arrivants et la « Vienne pâle » aux forts. Une fois l’armée se passa de manger pendant quarante-huit heures ; puis elle arriva dans un petit village d’environ trois cents habitants, à Red Rock. Cette localité, comme toutes celles que traversait l’armée, avait nommé un comité de défense. En comptant cinq membres par famille, le village de Red Rock comprenait soixante habitations. Son comité de défense fut terrorisé par l’irruption de deux mille vagabonds affamés qui alignèrent leurs bateaux sur deux ou trois rangs le long de la rive. Le général Kelly était un brave homme. Il n’avait nullement l’intention de pressurer les paysans. Il ne s’attendait pas à ce que soixante familles lui fournissent deux mille repas. En outre, l’armée possédait son trésor de guerre.

Mais le comité de défense de Red Rock perdit la tête. « Pas d’encouragement à l’envahisseur. » Tel était le mot d’ordre. Lorsque le général se présenta pour acheter des vivres, le comité refusa net de lui en vendre. Il ne possédait rien et n’avait que faire de l’argent du général Kelly. Alors celui-ci employa les grands moyens. Il fit sonner les clairons. L’armée quitta les bateaux et, au haut de la rive, se forma en rangs de bataille, devant le comité qui contemplait ce spectacle.

La harangue du général fut brève.

– Mes petits, dit-il, depuis quand n’avez-vous pas mangé ?

– Depuis avant-hier !

– Avez-vous faim ?

Un cri d’affirmation sortant de deux mille gosiers ébranla l’atmosphère. Puis le général se tourna vers le comité de Red Rock.

– Messieurs, comprenez bien la situation. Mes gars n’ont rien dans le ventre depuis quarante-huit heures. Si je les lâche dans votre ville, je ne réponds pas des conséquences. Ils sont à bout de patience. Je me proposais de leur acheter de la nourriture, mais vous avez refusé de m’en vendre. Ce n’est plus une prière que je vous adresse, mais un ordre. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir. Ou bien vous abattrez six bouvillons et me livrerez quatre mille rations, ou je lâche mes hommes. Vous avez cinq minutes, Messieurs !

Les membres du comité, terrifiés, regardèrent les deux mille vagabonds affamés et se rendirent, sans plus attendre. Ils n’allaient pas risquer le pire. On tua les six jeunes bœufs et la distribution des rations commença aussitôt. L’armée put dîner ce soir-là.

En attendant, les dix individualistes forcenés conservaient leur avance et ramassaient tout ce qui s’offrait de bon à leur vue. Mais le général Kelly déjoua notre ruse. Il dépêcha des cavaliers le long de chaque berge pour mettre en garde les fermiers et les citadins contre notre arrivée. Cette mission fut admirablement remplie. Les fermiers, jusqu’ici très hospitaliers, nous firent un accueil glacial. De plus, lorsque nous nous attardions près de la rive, ils donnaient des ordres aux constables de lancer leurs chiens à nos trousses. J’en sais quelque chose. Un jour je fus surpris par deux de ces molosses devant une barrière de fils barbelés qui me séparait du fleuve. Je portais deux seaux de lait pour préparer la « Vienne pâle ». Je n’endommageai pas la clôture, mais nous dûmes boire du café plébéien préparé avec de l’eau vulgaire, et il me resta à mendigoter un nouveau pantalon. Essayez donc, aimable lecteur, d’escalader une telle barrière avec un seau de lait dans chaque main ! Depuis ce jour j’ai conservé un parti pris contre le fil de fer barbelé et je pourrais vous fournir des renseignements édifiants sur ce sujet.

Incapables de satisfaire notre appétit tant que le général Kelly enverrait ces deux cavaliers en reconnaissance devant nous, nous rejoignîmes l’armée et fomentâmes une véritable mutinerie. C’était une affaire sans importance ; néanmoins, elle désorganisa la compagnie L. de la seconde division. Le capitaine refusa de nous réintégrer dans sa compagnie, nous traita de déserteurs, de traîtres, de faux-frères et, lorsqu’il reçut de l’Intendance des rations pour la compagnie L., il défendit qu’on nous donnât désormais notre part. Décidément, ce capitaine ne savait pas apprécier la valeur de ses hommes.

Nous ne tardâmes pas à intriguer auprès du premier lieutenant. Cet officier se joignit à nous avec les dix hommes de son bateau. En retour, nous lui conférâmes le grade de capitaine de la compagnie M. Le capitaine de la compagnie L. poussa les hauts cris. Le général Kelly, le colonel Speed et le colonel Baker tombèrent sur nous. Mais notre petite compagnie de vingt hommes tint bon et, finalement, nous eûmes gain de cause.

Désormais nous nous passions de l’Intendance. Nos débrouillards soutiraient les meilleures rations aux villageois. Cependant nous n’inspirions guère confiance à notre nouveau chef. Lorsqu’il nous regardait partir, il n’était jamais sûr de nous revoir. Il appela donc un forgeron pour consolider son autorité. Celui-ci fixa deux gros anneaux de fer à la poupe de notre bateau et deux crochets correspondants à la proue du sien. Les deux bateaux furent amenés bout à bout, les crochets tombèrent dans les anneaux, et nous fûmes bel et bien amarrés. Impossible désormais de perdre notre capitaine. Mais rien ne pouvait réprimer notre esprit inventif. Avec nos liens même nous réussîmes à imaginer un stratagème qui nous permit de dépasser tous les bateaux de la flotte.

Ainsi que toutes les grandes découvertes, la nôtre était due au hasard. La première fois que nous abordâmes un tronc d’arbre dans un petit rapide, le bateau de tête fut accroché et retenu comme par une ancre, et le bateau de queue tournoya dans le courant, faisant pivoter le bateau de tête sur le tronc en dérive. J’étais au gouvernail du bateau de queue. Vainement, nous essayâmes de pousser en avant. Alors j’ordonnai aux hommes du bateau de tête de venir dans le bateau de queue. Aussitôt le premier bateau se dégagea et les hommes y retournèrent.

Après cette expérience, troncs d’arbres, récifs, hauts-fonds et bancs de sable ne nous causèrent plus aucune terreur. Dès que le bateau d’avant heurtait un obstacle, les dix hommes sautaient dans le bateau de queue. Dès que le premier bateau se dégageait, le bateau de queue se trouvait coincé à son tour. Comme des automates, les vingt hommes sautaient dans le bateau de tête, et le bateau de queue passait.

Les bateaux de l’armée se ressemblaient tous. Fabriqués en série, ils étaient plats et de forme rectangulaire, mesurant six pieds de large, dix pieds de long et un pied et demi de profondeur. Lorsque je me trouvais au gouvernail de mes deux bateaux accrochés ensemble, j’étais à la poupe d’une embarcation de vingt pieds de long, chargée de couvertures, d’ustensiles de cuisine et de notre magasin de vivres, contenant en outre vingt robustes vagabonds, qui se relayaient sans relâche aux rames et aux avirons.

Nous ne pouvions demeurer tranquilles et nous causâmes encore des ennuis au général Kelly. Il avait rappelé ses cavaliers et leur avait confié trois bateaux de police qui marchaient de front et ne permettaient à aucun autre de les devancer. La double-barque contenant la compagnie M. serrait de près les cotres des policiers. Nous les aurions aisément dépassés, mais c’eût été violer le règlement. Nous nous tenions donc à une distance respectueuse, dans l’attente des événements.

Nous savions que plus loin s’étendait une riche campagne, non encore exploitée par les vagabonds. Un bouillonnement sur l’eau, voilà tout ce que nous souhaitions. Quand nous contournions un coude du fleuve et que nous apercevions un remous à distance, nous pressentions ce qui allait se passer. Bing ! le cotre numéro un se jetait contre un récif et restait en panne. Boum ! le numéro deux l’imitait. Bang ! le numéro trois rencontrait le même sort. Naturellement notre premier bateau allait se heurter sur l’obstacle. Mais… un, deux ! les hommes du bateau d’avant sautaient dans celui de l’arrière, un, deux ! ils regagnaient celui de l’avant ; un, deux ! les hommes du bateau de queue y revenaient… et nous continuions notre route.

– Hé, là-bas ! Halte-là ! criaient les policiers.

Comment faire ? C’était la faute de ce sacré torrent ! et nous feignions de gémir tout en filant, soulevés par le courant impitoyable qui nous emportait hors de vue, jusque dans la campagne généreuse où nous ramasserions de quoi emplir notre magasin de vivres. De nouveau nous buvions de la « Vienne pâle » et nous soutenions mordicus que la nourriture appartenait au premier arrivant.

Pauvre général Kelly ! Il inaugura une nouvelle tactique. La flotte entière partit en tête, la compagnie M. de la seconde division reprenant sa vraie place dans le rang, c’est-à-dire la dernière. Dès le second jour, nous avions brouillé les cartes. Devant nous s’allongeaient quarante kilomètres de rapides, hauts-fonds, bancs de sable et récifs. À propos de cette partie de notre voyage, les vieilles gens de Des Moines avaient hoché la tête. Près de deux cents embarcations, déjà engagées avant nous dans le courant, s’étaient entassées de la façon la plus inextricable. Nous nous frayâmes un chemin dans cette flotille échouée aussi facilement qu’une salamandre passe à travers le feu. On ne pouvait éviter les rochers, les bancs de sable et les troncs d’arbres… Nous les franchîmes.

Un, deux ! un, deux ! bateau de tête, bateau de queue ! bateau de queue, bateau de tête ! Tout le monde en arrière ! Tous en avant ! et encore en arrière ! Cette nuit-là, nous campâmes seuls et le jour suivant nous flânâmes dans notre camp, tandis que les autres s’occupaient à réparer les avaries de leurs bateaux.

Impossible de mettre un frein à notre ingéniosité. Nous gréâmes un mât, hissâmes la voile (en l’espèce, des couvertures), ce qui nous permit d’accomplir en un rien de temps le trajet, alors que l’armée s’échinait pour nous rattraper. Le général Kelly, voulant avoir l’œil sur nous, eut recours à la diplomatie. Aucun bateau ne pouvait nous suivre. Nous étions, sans conteste, les plus fortes têtes qui eussent jamais descendu le fleuve de Des Moines. Les bateaux-policiers furent supprimés et on mit à notre bord le colonel Speed. Avec cet officier de valeur nous eûmes l’honneur d’arriver premiers à Keokuk, sur le Mississipi.

Général Kelly et colonel Speed, je veux, sans plus tarder, vous rendre hommage ! Vous étiez des héros, tous les deux, vous étiez des hommes ! Et je fais amende honorable pour au moins dix pour cent des ennuis que vous a causés le bateau de tête de la compagnie M.

À Keokuk, toute la flotte fut amarrée, bateau contre bateau, pour former un immense radeau. Poussés par une bonne brise pendant une journée entière, nous fûmes pris en remorque par un vapeur le long du Mississipi, jusqu’à Quincy, dans l’Illinois, où nous campâmes sur l’île de l’Oie, au milieu du fleuve.

L’idée du radeau fut abandonnée et les bateaux réunis par groupes de quatre et pontés. Quelqu’un m’ayant appris que Quincy était proportionnellement la ville la plus riche des États-Unis, je fus aussitôt pris d’une envie irrésistible d’y aller mendier. Un vrai professionnel ne pouvait réellement passer dans une localité si prometteuse sans s’y arrêter. Je traversai le fleuve pour me rendre en ville dans un tout petit canot, mais en revenant je montai dans une grande embarcation avec le produit de ma mendicité dont le poids faisait enfoncer le bateau jusqu’au plat-bord. Bien entendu, je gardai tout l’argent pour moi après avoir payé le passeur ; je fis un choix de caleçons, de chaussettes, d’habits et chemises usagés, de vestes et de grimpants ; puis, lorsque la compagnie M. eut raflé tout ce qu’elle voulait, il restait encore un paquet respectable que nous offrîmes à la compagnie L. Hélas ! j’étais jeune et prodigue à cette époque ! Je racontai mille histoires aux braves gens de Quincy et chacune d’elles était excellente ; depuis que j’écris dans les revues, j’ai souvent regretté la richesse des contes, la fécondité de mon imagination, que je galvaudai ce jour-là à Quincy, en Illinois.

Ce fut à Hanibla, dans le Missouri, que les dix invincibles se séparèrent. La dislocation se fit tout naturellement. Le chaudronnier et moi nous filâmes à l’anglaise. Le même jour, l’Écossais et Davy prirent la fuite pour l’Illinois ; Mac Avoy et le Poisson réussirent également à s’évader. Voilà pour les dix premiers ; qu’advint-il des quatre autres de la compagnie M. ? Je n’en ai jamais rien su.

Pour vous donner un échantillon de notre genre de vie sur le Rail, j’extrais la citation suivante de mon journal durant les journées qui suivirent ma désertion de l’armée de Kelly :

« Vendredi, 25 mai. Le Chaudronnier et moi nous quittons le camp dans l’île. Nous gagnons la terre sur la rive de l’Illinois dans un canot et, après dix kilomètres de marche, nous atteignons Hull sur le Wabash. Là, nous faisons la rencontre de Mac Avoy, du Poisson, de l’Écossais et de Davy, qui avaient également abandonné l’armée.

« Samedi, 26 mai. À 2 heures du matin, nous attrapons le rapide de Cannon-Ball, à l’endroit où il ralentit au passage à niveau. Scotty et Davy sont débarqués. Nous quatre nous sommes jetés au fossé sur les falaises, à soixante kilomètres de là. L’après-midi, le Poisson et Mac Avoy sautent sur un train de marchandises pendant que le Chaudronnier et moi nous parcourions la ville en quête de quelque chose à nous mettre sous la dent.

« Dimanche, 27 mai. À 3 h 21 du matin, nous rattrapons le train de Cannon-Ball, où nous trouvons Scotty et Davy sur le wagon postal. Au petit jour, nous sommes délogés à Jacksonville. Le C. et A. passe là, nous allons le prendre. Nous ne revoyons plus le Chaudronnier ; sans doute a-t-il réussi à monter sur un train de marchandises.

« Lundi, 28 mai. Pas de nouvelles du Chaudronnier. Scotty et Davy, partis pour dormir dans un coin, ne sont pas revenus à temps pour prendre le train de passagers de 3 h 30 du matin. J’arrive à Masson City (vingt-cinq mille habitants) après le lever du soleil. Le soir, je monte sur un train à bestiaux et je voyage toute la nuit.

« Mardi, 29 mai. Arrivée à Chicago à sept heures du matin… »

 

Longtemps après, pendant un séjour en Chine, j’appris avec chagrin que le stratagème employé par nous sur les rapides du fleuve Des Moines – le système un, deux ! un, deux ! bateau de tête, bateau de queue ! – n’était pas nouveau. Les bateliers chinois s’en servent, paraît-il, depuis des milliers d’années pour naviguer sur les cours d’eau dangereux. Tout de même, voilà une belle invention, même si la gloire ne nous en revient pas. Elle répond parfaitement à ce critérium de vérité du docteur Jordan :

« Cela fonctionne-t-il ? Y confieriez-vous votre vie ? »

IX

LES “TAUREAUX”
[10]

Si, brusquement, les vagabonds disparaissaient des États-Unis, quantité de familles tomberaient dans la misère. Le vagabondage permet à des milliers d’individus de gagner honnêtement leur pain, d’éduquer leurs enfants et de les élever dans l’amour du travail et la crainte du Seigneur. Je sais de quoi je parle. À une époque de sa vie, mon père fut constable et traquait les Hoboes pour assurer notre subsistance. La société lui octroyait tant par tête de rôdeur qu’il attrapait, et aussi, je crois, des indemnités de route. Nouer les deux bouts constituait toujours chez nous un pressant problème. La viande sur la table, une paire de souliers neufs, un jour de sortie, ou le livre de classe, tout cela dépendait de la chance de mon père dans cette chasse à l’homme.

Je me souviens fort bien avec quelle impatience je désirais apprendre chaque matin les résultats de sa randonnée nocturne, le nombre de vagabonds ramassés et les condamnations dont ils étaient passibles. Lorsque plus tard, vagabond moi-même, je réussissais à éviter quelque policier famélique, je m’apitoyais malgré moi sur le sort des petits garçons et des petites filles qui attendaient à la maison le retour de leur papa. Il me semblait frustrer en quelque sorte ces enfants de certaines joies de l’existence.

Mais tout cela est dans l’ordre. Le vagabond défie la société et les chiens de garde de la société vivent du vagabond. Certains Hoboes cherchent même à se faire prendre par la police, surtout en hiver. Ils choisissent naturellement les agglomérations où la prison n’impose pas de corvées aux prisonniers et fournit une nourriture substantielle. Il y a eu, et il y a peut-être encore, des limiers qui partagent leurs primes avec les vagabonds qu’ils arrêtent. Ceux-là n’ont pas besoin de courir. Ils sifflent et le gibier leur tombe pour ainsi dire dans le bec. Il est surprenant que de pauvres diables sans le sou puissent faire vivre tant de gens !

Dans toute la région du Sud – du moins à l’époque où j’étais sur le trimard – on rencontre des camps de convicts et des plantations où les prisonniers travaillent pour les fermiers qui les paient. Mais j’ai ouï parler d’endroits, comme par exemple les carrières de Ruthland, dans le Vermont, où ces malheureux sont exploités, et l’énergie insolente de leurs corps, entretenue par la mendicité aux portes ou dans la rue, épuisée au profit de ces négriers.

Personnellement, je ne connais pas du tout les carrières de Ruthland, et je m’en flatte, car je faillis bien y être embauché. Les vagabonds se passent le mot, et je l’entendis pour la première fois un jour que je cheminais dans l’Indiana. Arrivé dans la Nouvelle-Angleterre, continuellement je fus mis en garde contre ces carrières que tous considéraient comme une infâme punition. « Ils ont besoin de main-d’œuvre aux carrières, disait le hobo en passant. Si tu te fais arrêter, tu n’y coupes pas pour au moins quatre-vingt-dix jours. » Quand je franchis le New-Hampshire, je savais parfaitement à quoi m’en tenir au sujet de ce bagne, et je me débattis, comme jamais auparavant, pour éviter les gardes-frein, la police des gares et les « taureaux ».

Un soir, je descendais dans les chantiers de la gare de la ville de Concord, quand j’aperçus un train de marchandises en partance. Je repérai un fourgon vide, ouvris la porte de côté et y grimpai… J’espérais passer la White River au matin, ce qui m’amènerait dans le Vermont, à un millier de kilomètres environ de Ruthland ; mais ensuite, comme je me dirigeais vers le Nord, la distance entre moi et le danger ne ferait qu’augmenter. À mon entrée dans le wagon, j’y trouvai un « chat gai » qui manifesta à ma vue une frayeur extraordinaire. Il me prenait pour un garde-frein. Quand il apprit qu’il avait affaire à un vagabond comme lui, il m’avoua qu’il éprouvait une peur terrible des carrières de Ruthland. C’était un jeune gars de la campagne, et il n’avait encore voyagé en fraude que sur des petites voies d’intérêt local.

Le convoi s’ébranla. Nous nous allongeâmes dans un bout de la voiture et nous nous endormîmes. Deux ou trois heures après, à un arrêt, je fus éveillé par le bruit de la porte de droite qu’on glissait doucement. Le « chat gai » continuait de dormir. Sans faire un geste, je voilai mes yeux de mes cils en laissant une petite fente à travers laquelle je pouvais voir ce qui se passait. Une lanterne apparut dans l’encadrement de la porte, puis la tête d’un garde-frein. Il nous observa un moment sans mot dire. Je m’attendais à une explosion de colère, ou à l’habituel « Descendez, chien d’ivrogne ! » À mon étonnement, il retira sa lanterne avec précaution et, lentement, très lentement, il fit glisser la porte. Je devinai dans les manières de cet homme quelque manigance extraordinaire autant que louche. Prêtant l’oreille, j’entendis le loquet extérieur tomber doucement sur son mentonnet. La porte se trouvait fermée en dehors. Impossible de l’ouvrir de l’intérieur. Nos chances de fuite étaient compromises. Diable ! l’affaire se compliquait.

J’attendis quelques secondes, rampai jusqu’à la porte de gauche et essayai de l’ouvrir. Elle n’était pas encore fermée au loquet. Je l’ouvris, me laissai tomber sur le ballast et la fermai en la glissant simplement. Me faufilant entre deux voitures, je me rendis à droite du wagon, j’ouvris la porte que le garde avait fermée, je grimpai et la refermai derrière moi. De nouveau les deux issues étaient libres et… le « chat gai » dormait toujours.

Le train se remit en marche. À l’arrêt suivant, je perçus des pas sur la voie. Puis la porte de gauche s’ouvrit bruyamment. Le « chat gai » s’éveilla et je fis semblant de l’imiter. Nous nous mîmes sur notre séant et regardâmes fixement le garde et sa lanterne. Lui ne perdit pas son temps en discours.

– Allongez trois dollars ! dit-il.

Une fois debout, nous nous approchâmes de lui pour conférer. Nous étions certes animés du désir le plus vif et le plus sincère de lui allonger ces trois dollars, mais notre sacrée déveine, à notre grand regret, nous empêchait de lui donner satisfaction. Le garde restait incrédule. Il chercha à transiger avec nous. Il descendrait à deux dollars. Hélas ! nous étions dans une purée noire. Il nous répondit par des propos peu flatteurs, nous traita de voyous et nous accabla d’autres injures du même acabit. Puis, passant aux menaces, il nous laissa comprendre que si nous ne voulions pas payer, il nous enfermerait dans le fourgon jusqu’à White River pour nous remettre aux mains des autorités. Il nous fournit de longs détails sur les carrières de Ruthland.

Ce mercenaire croyait bien avoir raison de nous. Ne gardait-il pas une des portes et n’avait-il pas fermé l’autre extérieurement, quelques minutes plus tôt ? En l’entendant parler des carrières, le chat gai, effrayé, marcha vers la porte. Le garde éclata d’un gros rire :

– Inutile de te sauver, dit-il, j’ai fermé celle-là au dernier arrêt.

Il y croyait si fermement lui-même que le ton de ses paroles ne laissait aucun doute. Le chat gai s’y laissa prendre et fut au désespoir.

Le garde nous lança son ultimatum. Ou bien nous lui remettrions deux dollars, ou il nous enfermerait et nous livrerait au constable de White-River, ce qui signifiait pour nous quatre-vingt-dix jours de travail forcé dans les carrières.

Suppose un moment, aimable lecteur, que la porte de gauche ait été fermée ; réfléchis à la précarité de le vie humaine. Faute d’un dollar, j’étais bon pour les carrières et durant trois mois j’aurais trimé comme un esclave. De même le chat gai. Ne parlons pas de moi, je savais à quoi m’en tenir. Mais songe à mon compagnon. Après ces quatre-vingt-dix jours de labeur abrutissant, il serait sorti de prison, voué à une vie criminelle. Plus tard, il aurait pu te briser le crâne, – oui, le tien ! ou celui de quelque inoffensive créature – avec une matraque, pour essayer de prendre possession de ton argent.

Mais l’autre porte n’était pas fermée et moi seul le savais. Moi et mon compagnon nous implorâmes la pitié du garde. Je joignis mes lamentations et mes supplications à celles du chat gai, sans doute par simple malignité. Je fis mieux encore : je racontai une « histoire » qui aurait fait fondre le cœur le plus dur, mais ce garde cupide demeura inflexible. Quand il fut persuadé que nous ne possédions pas un sou, il fit glisser la porte et la ferma au loquet, puis s’attarda tout de même un instant dans l’espoir que nous nous étions peut-être joués de lui et qu’à présent nous allions lui verser notre rançon.

Alors je cessai de contenir mon indignation. À mon tour je le traitai de saligaud et lui renvoyai ses propres insultes, augmentées d’injures fortes et colorées de mon cru. Je venais de l’Ouest, où les hommes savent jurer, et je n’allais pas me laisser damer le pion par ce galeux de garde-frein, crânant sur un vulgaire tortillard de la Nouvelle-Angleterre. Tout d’abord il crut me calmer en riant à gorge déployée. Puis il commit l’erreur de riposter. Je sortis alors de mes gonds et tranchai dans le vif, lui lançant des épithètes enflammées. Ma frénésie ne tenait pas entièrement du caprice et de la littérature ; je me révoltais contre cet être vil qui, faute d’un dollar, allait m’astreindre à trois mois de bagne. De plus, j’avais quelque idée qu’il touchait encore une part sur la prime du constable.

Mais je pris ma revanche. Je lui rabattis son arrogance pour une valeur de plusieurs dollars. Il voulut m’intimider en me menaçant de venir m’arracher les boyaux. En retour, je lui promis mon pied en pleine figure s’il osait monter dans la voiture. Comprenant que les avantages étaient de mon côté, il ne rouvrit pas la porte et appela à l’aide les autres employés. Je les entendis accourir vers lui sur le ballast. Pendant toute cette scène, l’autre porte était restée ouverte et ils ne s’en doutaient pas : quant au chat gai, il faillit mourir de peur.

Oh ! je fus un héros, avec ma retraite assurée derrière moi. Je continuai à insulter le garde et ses compagnons jusqu’à l’instant où ils ouvrirent la porte. Je vis alors leurs masques furieux à la clarté des lanternes. L’affaire était si simple pour eux ! Ils nous tenaient là coincés dans la voiture où ils allaient monter en nombre pour nous passer à tabac. Ils grimpaient déjà… Je ne lançai mon pied à la figure de personne. D’une secousse j’ouvris la porte opposée et le chat gai et moi nous sautâmes sur la voie. L’équipe se mit à notre poursuite.

Si j’ai bonne mémoire, nous escaladâmes un mur de pierre. Mais je n’ai aucun doute sur l’endroit où nous atterrîmes. Dans l’obscurité je butai sur une pierre tombale. Le chat gai alla s’étaler sur une autre. Puis ce fut une course effrénée dans ce cimetière.

Les esprits des morts ont dû croire que nous étions des diables déchaînés. Ce dut être également l’opinion de nos poursuivants, car lorsque nous sortîmes de ce lieu sinistre pour traverser une route et nous enfoncer dans un bois sombre, ils abandonnèrent la chasse et retournèrent à leur train.

Un peu plus tard, cette nuit-là, le chat gai et moi nous découvrîmes par hasard le puits d’une ferme. Quelle aubaine ! Nous voulions justement boire un coup d’eau. Une corde mince descendait d’un côté du puits. Nous tirâmes dessus et au bout nous trouvâmes un grand pot d’au moins cinq litres rempli de crème.

Voilà comment j’ai bien manqué d’aller aux carrières de Ruthland, dans le Vermont.

Lorsque des frères vagabonds vous avertissent que dans telle ou telle ville les « taureaux sont rosses », évitez ces villes, ou si vous devez les traverser, tenez-vous sur vos gardes ; on ne saurait prendre trop de précautions. La ville de Cheyenne, par exemple, sur la ligne de l’Union Pacific a cette mauvaise réputation dans tout le pays. Et cela grâce au zèle indiscret d’un nommé Jeff Carr. Ce Jeff Carr jaugeait son hobo du premier coup d’œil. Jamais il n’entrait en discussion avec lui. Il le toisait, et, l’instant d’après, il cognait dessus des deux poings, avec une matraque, ou n’importe quel ustensile à portée de sa main. Une fois son bonhomme maté, il le conduisait hors de la ville, en lui promettant pis encore si jamais il retombait sous ses griffes. Jeff Carr connaissait admirablement son métier. Au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest, jusqu’aux confins les plus reculés des États-Unis (le Canada et le Mexique y compris), les vagabonds ainsi brutalisés recommandaient à leurs congénères d’éviter Cheyenne comme la peste. Heureusement pour moi, je n’ai jamais rencontré Jeff Carr. J’ai traversé Cheyenne durant une tourmente de neige, en compagnie de quatre-vingts autres vagabonds. La force du nombre nous rendait indifférents à beaucoup de dangers, mais la crainte de Jeff Carr engourdissait notre imagination, émasculait notre virilité. La bande entière était terrorisée à l’idée de le voir surgir au coin d’une rue.

En bien des cas il est inutile de parlementer avec les policiers lorsque leurs têtes ne vous reviennent pas. Fuir à toutes jambes, voilà la seule tactique à adopter. Je fus assez long à le comprendre. C’est un « taureau » de New York qui paracheva mon éducation sur ce point. Depuis, dès qu’un de ces gaillards-là se dirige vers moi, automatiquement je déguerpis. Cet acte m’est devenu si naturel que je n’arriverai jamais à m’en débarrasser. On dirait un ressort monté à fond et prêt à se détendre au moment voulu. Vieillard de quatre-vingts ans, clopinant dans la rue sur des béquilles, j’enverrais les béquilles au diable et filerais comme un zèbre, si soudain un policeman essayait de mettre la main sur ma personne.

Ceci se passait un jour d’été à New York, durant une vague de chaleur qui dura une semaine. J’avais pris l’habitude de mendier le matin et de passer l’après-midi dans un petit parc non loin de Newspaper Row et de l’Hôtel de Ville. Dans ces parages je pouvais acheter, sur de petites voitures, moyennant quelques cents, des livres nouveaux soldés pour défauts de fabrication ou de reliure. Dans le parc même se dressaient des petites baraques où l’on se procurait du lait stérilisé et délicieusement glacé, et du lait écrémé, à un cent le verre. Chaque après-midi, j’allais m’asseoir sur un banc pour lire et m’adonnais à une véritable débauche de lait. J’en buvais de cinq à dix verres par jour. Il est vrai qu’il faisait une chaleur torride.

Me voilà donc vagabond studieux, paisible et buveur de lait. Mais… attendez la suite. Un après-midi, je me dirige vers le parc, un livre sous le bras, avec une terrible soif quand, au milieu de la rue, en face de l’Hôtel de Ville, je remarque un rassemblement, à l’endroit même où je dois traverser la chaussée. Je m’arrête par curiosité. Tout d’abord, je ne vois rien. Quelques bribes de conversation et un coup d’œil que je parvins à glisser m’apprirent que c’était une bande de gamins qui jouaient aux billes, jeu interdit dans les rues de New York. Je l’ignorais alors, mais je ne tardai pas à le savoir. Je m’étais arrêté peut-être trente secondes, lorsqu’un gosse se mit à crier : « Les flics ! » Ces gamins étaient d’habiles tacticiens : ils prirent leurs jambes à leurs cous. Moi pas.

Immédiatement la foule se dispersa et gagna les deux trottoirs. Je me dirigeai vers le trottoir du côté du parc, avec une cinquantaine d’autres badauds, éparpillés çà et là. Je vis le policeman, un fort gaillard vêtu d’un uniforme gris, avancer au milieu de la chaussée, sans se presser, presque en se dandinant. Par hasard, je remarquai qu’il avançait obliquement vers le point où je me rendais en ligne droite. Nous allions fatalement nous croiser, mais je me sentais si innocent, qu’en dépit de mon expérience sur les procédés des « taureaux », je ne redoutais rien de cet homme dont j’étais à cent lieues de deviner les intentions. Par respect pour l’autorité, j’étais tout disposé à m’arrêter pour lui céder le pas. Je m’arrêtai en effet, mais involontairement : ce fut une halte à reculons. Sans avertissement, ce « taureau » s’était soudain précipité sur moi et ses deux poings s’abattaient sur ma poitrine, tandis qu’il déversait un flot d’injures sur ma généalogie.

Mon sang d’Américain libre ne fit qu’un tour dans mes veines. Tous mes ancêtres assoiffés d’indépendance se révoltaient en moi. « Que me voulez-vous ? » demandai-je. Remarquez-le bien : je désirais une explication. Il me l’octroya. Bang ! Sa matraque descendit sur le sommet de mon crâne. Je vacillai comme un ivrogne, les visages des spectateurs montaient et descendaient autour de moi comme les vagues de la mer, mon précieux livre tomba dans la boue et le flic s’apprêtait à m’administrer un autre coup. Dans cet instant d’étourdissement, j’eus une vision : cette matraque s’abattait plusieurs fois sur ma tête ; je comparaissais, sanglant et humilié, devant un tribunal, accusé d’insubordination, d’insultes à un gardien de l’ordre et de quelques autres méfaits, lus par un greffier. Je me vis aussi exilé à l’île Blackwell. Oh ! je savais ce qui m’attendait. Je ne m’inquiétai plus de recevoir des explications. Je ne pris même pas la peine de ramasser mon livre et tournai les talons. Je m’enfuis, à toutes jambes, encore que je fusse mal en point.

Jusqu’au jour de ma mort je me mettrai à courir dès qu’un « taureau » voudra parlementer avec moi à coups de matraque.

Longtemps après mes jours de vagabondage, à l’époque où j’étudiais à l’Université de Californie, un soir j’allai au cirque. Après la représentation, je m’attardai à suivre le déménagement de ce grand cirque et qui s’en allait cette nuit-là même. Près d’un feu de joie, je tombai au milieu d’une vingtaine de gamins qui projetaient de partir avec les roulottes. Mais les saltimbanques ne voulaient pas s’encombrer de cette bande de gosses. Un coup de téléphone au commissariat amena dix policiers sur les lieux, afin de procéder à l’arrestation de cette marmaille, pour violation de la loi sur le couvre-feu de neuf heures. Les « taureaux » entourèrent le brasier et s’en approchèrent à la faveur de l’obscurité. À un signal donné, ils se précipitèrent tous sur les gamins et les empoignèrent avec la même célérité qu’ils auraient déployée devant un panier grouillant d’anguilles essayant de se sauver.

Or, j’ignorais totalement la présence de la police. Devant cette soudaine irruption d’uniformes à boutons de cuivre, toutes les forces de mon être furent ébranlées. Je n’avais qu’une seule ressource : fuir. Et je me mis à courir. C’était, comme je l’ai déjà dit, un geste instinctif. Je n’avais aucune raison de me sauver. Je n’étais pas un vagabond, mais un citoyen, étudiant dans l’Université de ma ville natale. On ne pouvait me reprocher aucun méfait. Mon nom avait même paru dans les journaux et je portais d’excellents vêtements dans lesquels je n’avais jamais dormi. Et pourtant je détalai aveuglément, éperdument, comme un cerf aux abois. Ayant dépassé un pâté de maisons, je me rendis compte que je courais. Il me fallut un effort positif de volonté pour immobiliser mes jambes.

Non ! Jamais je ne me corrigerai de cette habitude, plus forte que moi. Lorsqu’un « taureau » s’approche de moi, hop ! me voilà parti. De plus, je possède une facilité déplorable à me faire mettre en prison. J’ai été coffré plus souvent depuis que je mène une vie normale que du temps où je brûlais le dur. Un dimanche matin, je me promène à bicyclette, accompagné d’une jeune fille. Avant que nous ayons franchi les limites de la ville, nous voilà arrêtés pour avoir bousculé un piéton sur le trottoir.

Je prends la résolution de me tenir désormais sur mes gardes. Un soir, la lampe à acétylène de ma bicyclette ne fonctionne pas bien. Je soigne cette flamme souffreteuse avec mille précautions pour ne point contrevenir à l’ordonnance de police. Je suis très pressé, mais j’avance comme un escargot afin de ne pas éteindre ma lanterne. Dès que je dépasse les limites de la juridiction municipale, je pédale à toute vitesse pour rattraper le temps perdu. Huit cents mètres plus loin, un « taureau » me pince et le lendemain matin je dois payer une amende au bureau de police. La cité avait traîtreusement reculé ses portes d’un kilomètre dans la campagne et je l’ignorais, voilà tout !

Usant de mon droit inaliénable de parler librement au milieu de gens paisibles, je monte un jour sur une caisse à savon et laisse échapper les abeilles qui bourdonnent sous mon chapeau, lorsqu’un « taureau » me fait descendre et me conduit en prison, d’où je ne sortis qu’après avoir déposé une caution. Toutes mes précautions ne servent à rien. En Corée, je me faisais ramasser à peu près tous les deux jours. De même en Mandchourie. Pendant mon dernier séjour au Japon, je fus jeté en prison sous l’inculpation d’espionnage. Je parvins à me justifier, mais on me mit tout de même à l’ombre. Ma situation est sans issue. Je suis voué au sort du prisonnier de Chillon. La fatalité me poursuit.

Une fois, j’ai hypnotisé un « taureau » à Boston. Il était passé minuit et l’homme allait certainement me posséder, mais à ma grande surprise il m’allongea une pièce d’argent et me donna l’adresse d’un restaurant ouvert toute la nuit.

À Bristol, dans le New-Jersey, un « taureau » m’arrêta et dut me relâcher aussitôt. Dieu seul sait pourtant si je l’avais provoqué ! Je le cognai si fort qu’il n’avait sans doute jamais reçu pareille raclée. Voici comment les choses se passèrent. Vers minuit, j’attrapai un train qui arrivait de Philadelphie. Les gardes-frein me jetèrent au fossé au moment où le convoi sortait du labyrinthe des rails. Je grimpai de nouveau ; de nouveau on me débarqua. Sachez que je devais voyager à l’extérieur du train, toutes les issues étant fermées au verrou et scellées.

La deuxième fois que je fus descendu, le garde me fit un petit sermon. Selon lui, je risquais ma vie à vouloir monter sur ce rapide. Je lui répondis que cela ne me faisait pas peur, mais il ne voulut rien entendre, et me prévint qu’il ne me permettrait pas de me suicider. Je me laissai donc tomber sur le ballast. Une troisième fois je m’installai sur les tampons entre deux voitures. Je ne veux pas parler des vrais tampons de fer rapprochés par une chaîne d’accouplement, qui s’appuient et frottent en grinçant l’un contre l’autre ; je fais allusion aux taquets placés directement au-dessus des tampons. Le vagabond se tient debout, un pied sur chacun des taquets, les tampons entre ses pieds juste au-dessous de lui.

Mais les taquets sur lesquels je voyageais n’étaient pas larges et spacieux comme ceux qu’on trouvait ordinairement à cette époque aux extrémités des fourgons. Au contraire, ils étaient très étroits, à peine un pouce et demi de large. Je ne pouvais y poser plus de la moitié de la semelle de mes chaussures et je n’avais rien pour me retenir à l’aide des mains. En réalité, je n’aurais pu utiliser les angles des deux fourgons, ces surfaces glissantes n’offrant aucune prise. Je pouvais seulement appuyer mes paumes contre les côtés plats des voitures. Cela eût suffi si les taquets où reposaient mes pieds avaient été de largeur raisonnable.

En sortant de la gare de Philadelphie, le convoi commença à prendre de la vitesse. Alors je compris les avertissements du garde-frein. Le train marchait de plus en plus rapidement. Cette ligne de Pensylvanie comprenait quatre voies parallèles et mon train se dirigeant vers l’Est n’avait pas à redouter ceux qui allaient à l’Ouest. La voie qu’il suivait lui était réservée. Je me trouvais dans une situation précaire : debout, les bords de mes semelles appuyés sur les étroites saillies, les paumes de mes mains pressées désespérément contre les parois des voitures secouées de haut en bas, en avant et en arrière.

Avez-vous jamais vu une écuyère de cirque en équilibre sur deux chevaux au galop, posant un pied sur le dos de chaque animal ? Eh bien, voilà quelle était ma position, avec quelques variantes, cependant. L’écuyère se sert des guides pour se retenir, moi je ne me raccrochais à rien ; elle se tient sur ses larges semelles, et je m’appuyais avec difficulté sur le bord des miennes. Elle ploie gracieusement ses jambes et son corps, s’arc-boute et acquiert ainsi plus de stabilité et de force en abaissant son centre de gravité, tandis que moi je devais me tenir tout droit et raidir les jambes ; l’écuyère regarde la tête de son cheval, et mon visage était tourné de profil ; en outre, si elle tombe, elle roule tout bonnement dans de la sciure, et moi, en pareil cas, j’aurais été écrabouillé sous les roues du train.

Et je vous prie de croire que ce train marchait à belle allure ! Il rugissait, grinçait, se balançait comme un fou dans les courbes, passait sur les ponts suspendus avec un grondement de tonnerre ; une voiture bondissait en l’air et l’autre descendait ou était secouée vers la droite à l’instant même où l’autre faisait une embardée à gauche. Pendant tout ce temps je priais pour que le train s’arrêtât. Mon souhait ne fut pas exaucé de sitôt. Le train était direct. Cette fois-là j’eus tout mon soûl de ce genre de voyage. Abandonnant les tampons, je réussis à gagner une échelle de côté ; ce n’était pas une mince besogne, car jamais je n’ai vu de wagon aussi avare d’endroits où se raccrocher.

Au premier coup de sifflet de la locomotive, je me rendis compte que le train diminuait peu à peu de vitesse. Il n’allait pas s’arrêter, mais j’étais résolu à risquer ma chance s’il ralentissait un tant soit peu. À ce point du parcours il franchissait une courbe, puis devait passer sur un pont au-dessus d’un canal et traverser la ville de Bristol. Je m’agrippai à l’échelle et attendis les événements.

À tout prix, je voulais descendre. Je m’efforçais de distinguer dans l’obscurité un endroit où je pourrais atterrir. Je me trouvais plutôt à l’arrière du train et avant que ma voiture entrât dans la ville, la locomotive avait déjà dépassé la gare et reprenait de la vitesse.

Alors j’aperçus une rue. Il faisait trop sombre pour que je pusse me rendre compte de sa largeur ou de ce qu’il y avait en face de moi. Or, il me fallait toute la largeur de la rue si je voulais toucher terre en retombant sur mes pieds. Arrivé à l’angle des maisons, je sautai du wagon, exercice qui paraît facile, mais voici exactement en quoi consiste ce véritable tour d’acrobatie : tout d’abord, debout sur l’échelle, je penchai mon corps aussi loin que possible dans la direction du train pour me permettre de reculer en prenant mon élan. Ensuite je me balançai dans le vide en me rejetant en arrière de toutes mes forces, comme si je voulais frapper le sol du derrière de ma tête… puis je lâchai tout. Tous ces efforts avaient pour but de neutraliser le mouvement en avant imprimé à mon corps par le train. Quand mes pieds touchèrent la terre, mon corps formait avec la chaussée un angle de quarante-cinq degrés. J’avais réussi à réduire quelque peu la poussée en avant et je ne tombai pas immédiatement la face sur le pavé. En réalité je conservais une certaine force d’impulsion dans le buste tandis que mes pieds l’avaient perdue entièrement par leur contact avec le sol. Je devais y suppléer en les soulevant rapidement et en courant coûte que coûte, faute de quoi j’allais piquer une tête en avant et m’endommager sérieusement la figure.

Projectile involontaire, je me tourmentais pour savoir ce qu’il y avait de l’autre côté de la rue, espérant que ce ne fût pas un mur de pierre ou un poteau télégraphique. En ce même instant, je heurtais quelque chose. Horreur ! Je l’aperçus juste avant la catastrophe, un « taureau » debout là dans les ténèbres. Nous roulâmes à terre l’un sur l’autre, et chez cet être vil la réaction fut si instinctive qu’au moment de la chute il m’attrapa et me serra sans vouloir me lâcher. Nous étions tous deux « knocked out », et lorsqu’il se remit de son émotion, il tenait toujours dans ses bras un vagabond doux comme un agneau.

Si ce taureau avait été doué de quelque imagination, il m’aurait pris pour un voyageur tombant des nues, débarquant directement de la planète Mars, car dans la nuit il ne m’avait pas vu sauter du train.

– D’où viens-tu ? me demanda-t-il. Puis, sans me donner le temps de répondre : J’ai bien envie de te fourrer au violon.

Cette dernière phrase, j’en suis convaincu, lui était venue tout naturellement. Au fond, c’était un brave taureau ; lorsque je lui eus raconté une histoire de mon cru et l’eus aidé à secouer la poussière de son uniforme, il m’ordonna de quitter la ville au passage du prochain train de marchandises. Je stipulai deux conditions : d’abord, que le train allât vers l’Est, et ensuite, qu’il ne fût pas direct, avec toutes portes fermées et scellées. Le policier acquiesça à mon désir, et voilà comment, aux termes du traité de Bristol, j’échappai à la prison.

Je me souviens d’une nuit, dans cette même partie du pays, où je faillis tomber sur un autre taureau. Si je l’avais touché, je l’aurais littéralement télescopé, car je m’étais lancé de très haut avec quelques policiers à deux pas derrière moi.

À cette époque, je logeais dans une écurie de remise à Washington. Pour moi seul je disposais d’un box et d’un nombre incalculable de couvertures. En paiement d’un logement aussi confortable, je soignais chaque matin une file de canassons. J’y serais sans doute encore, n’eussent été les taureaux.

Un soir, vers neuf heures, je rentrais me coucher. C’était jour de marché, les nègres avaient de l’argent et s’occupaient ferme à jouer aux dés.

L’écurie donnait sur deux rues. J’entrai par la porte de devant, traversai le bureau et arrivai entre deux rangées de stalles dans le passage qui longeait le bâtiment et débouchait sur l’autre rue. À mi-chemin, sous un bec de gaz, une quarantaine de nègres s’étaient rassemblés. Je me joignis à leur groupe en simple spectateur. J’étais sans le sou et ne pouvais participer au jeu. Un nègre faisait des martingales et laissait s’accumuler ses gains. La chance le favorisait, il voyait à chaque coup doubler la mise totale. Les pièces de monnaie jonchaient le sol, et l’émotion était à son comble. À chaque partie le nombre des enjeux augmentait. Alors un craquement formidable ébranla les grosses portes donnant sur la rue de derrière.

Quelques-uns des nègres se précipitèrent dans la direction opposée. Je m’arrêtai un instant pour rafler ce que je pus des pièces de monnaie répandues à terre. Ce n’était pas du vol, mais simplement une coutume : tous ceux qui n’avaient pas fui avaient le droit de ramasser l’argent. Avec fracas, les portes s’ouvrirent toutes grandes, et les policiers firent irruption. Nous nous sauvâmes de l’autre côté. Il faisait noir dans le bureau et l’étroite porte ne nous permit pas à tous de sortir ensemble dans la rue. Un engorgement s’ensuivit. Un nègre passa par une fenêtre, d’autres l’imitèrent, décongestionnant ainsi l’entrée. Derrière nous, les taureaux faisaient des prisonniers. Un énorme noir et moi nous nous ruâmes en même temps vers la porte. Comme il était le plus grand de nous deux, il me fit pivoter et sortit le premier. L’instant d’après, une matraque s’abattait sur sa tête et l’envoyait rouler comme une bête assommée. Une autre escouade de policiers nous attendait au-dehors. Sachant pertinemment qu’ils ne parviendraient pas à enrayer autrement notre fuite, ils assénaient à tour de bras de grands coups de matraques. Je tombai sur cet escogriffe de nègre, j’évitai un coup en me baissant et me glissai entre les jambes d’un flic. Enfin, me voilà libre ! Alors je pris la poudre d’escampette. Devant moi courait un petit mulâtre ; je le suivis, car il connaissait la ville mieux que moi et où il irait je serais en sûreté. Mais lui, me prenant pour un taureau à ses trousses, ne détourna pas une fois la tête. J’avais bon souffle et je courus si bien que je le fis crever à la course. Enfin il trébucha sur ses genoux et se rendit. Lorsqu’il s’aperçut que je n’étais pas un policier, il m’aurait tué sur place s’il n’eût été à bout de forces. Voilà pourquoi j’ai quitté Washington, non à cause du mulâtre, mais pour éviter les taureaux.

Je me dirigeai vers la gare et pris le premier wagon postal de l’express de Pensylvanie. Une fois le train bien en marche, sa vitesse m’inquiéta. La ligne avait quatre voies, et les locomotives prenaient leur eau à la volée. Des vagabonds m’avaient mis en garde contre le premier wagon de ces trains-là. Laissez-moi m’expliquer : entre les rails sont aménagées des auges de métal étroites ; lorsque la locomotive, en pleine vitesse, passe au-dessus, une sorte de tuyau traîne dans l’auge et aspire l’eau qui va remplir le tender.

Quelque part, entre Washington et Baltimore, alors que j’étais assis sur la plateforme du wagon postal, je vis une sorte de léger crachin remplir l’air. Cela ne paraissait nullement dangereux. Ah ! ah ! pensai-je, quelle bonne blague ! En quoi cette prise d’eau en marche peut-elle être redoutable au vagabond installé sur le premier wagon ? Ce petit brouillard n’a pas l’air bien méchant. Puis, je m’émerveillai de ce système d’alimentation hydraulique du tender. Voilà le vrai progrès ! Qu’on ne me parle plus de ces primitifs chemins de fer de l’Ouest ! À ce moment, le tender se remplit jusqu’au bord sans avoir entièrement épuisé l’auge.

Une trombe d’eau se déversa par-dessus le bord du tender et m’inonda. Je fus trempé jusqu’aux os.

Le train pénétra en gare de Baltimore. Selon la coutume dans les grandes villes de l’Est, les voies ferrées sont situées à un niveau inférieur à celui des rues. Comme le convoi entrait dans la station pleine de lumières, je m’aplatis autant que possible contre le toit du wagon postal. Mais un flic de service m’avait vu et me donna la chasse ; deux autres le rejoignirent. Une fois sorti de la gare, je descendis sur la voie. Je me trouvais pris dans une sorte de piège. De chaque côté s’élevaient des murs à pic. Si j’essayais de les grimper et si je manquais mon coup, je tomberais infailliblement dans les griffes des policiers. Je me mis à courir, cherchant sur les murailles un endroit favorable pour monter. Enfin, après avoir passé un pont, je découvris ce que je cherchais. Je gravis la pente raide en m’aidant des pieds et des mains, les trois policiers au-dessous de moi.

Arrivé au sommet, je me trouvai dans un terrain vague séparé de la rue par un petit mur. Je n’avais guère le temps de réfléchir.

Je m’approchai du mur et sautai par-dessus. À ce moment, j’éprouvai la plus grande surprise de ma vie : habituellement un mur a la même hauteur de chaque côté, mais celui-ci faisait exception à la règle, et le terrain vague était à un niveau beaucoup plus élevé que la rue. Il me sembla tomber au fond d’un précipice. Au-dessous de moi, sur le trottoir, éclairé par la lumière d’un réverbère, se tenait un taureau. Je crus atterrir sur lui ; mes habits le frôlèrent au moment où mes pieds résonnaient sur le sol. Je m’étonne qu’il ne soit pas mort de frayeur, car il ne m’avait pas entendu venir et, une fois encore, je ressemblais à l’homme qui tombe de Mars. Le flic sursauta, se gara de moi comme un cheval d’une automobile, puis me courut après. Je ne m’arrêtai pas pour lui fournir des explications, laissant ce soin à mes poursuivants qui dégringolaient sur la muraille avec mille précautions. Mais on me talonna tout de même. Je montai une rue, en descendis une autre, me cachai aux tournants et enfin échappai à la poursuite.

Après avoir dépensé une partie de l’argent ramassé au jeu de dés et m’être baladé pendant une heure, je retournai aux approches de la gare, en dehors des lumières, et attendis le passage d’un train. Mon sang, échauffé par la course, s’était calmé, mais je grelottais misérablement sous mes vêtements mouillés par la trombe du tender. Enfin un train arriva dans la gare. Tapi dans l’obscurité, je réussis à l’attraper ; mais je pris bien soin, cette fois, de monter sur le deuxième wagon postal. Plus d’eau à la volée pour moi ! Le train couvrit soixante kilomètres avant le premier arrêt. Je descendis dans une gare qui me parut étrangement familière : J’étais de retour à Washington ! Dans l’émotion de ma fuite à Baltimore, après avoir dévalé dans des rues inconnues, fait mille tours et détours pour dépister mes poursuivants, j’étais revenu à l’autre bout de la gare. J’avais pris un train qui allait dans une direction contraire. J’avais perdu une nuit de sommeil, j’étais trempé comme une soupe, et j’avais dû courir pour sauver ma peau. En récompense de toutes ces peines, je me retrouvais au point de départ.

Oh, non ! croyez-moi, tout n’est pas rose dans la vie des Vagabonds du Rail ! Toujours est-il que jamais plus je ne retournai à l’écurie de remise. J’avais ramassé un joli butin et ne tenais pas à rendre des comptes aux moricauds. J’attrapai donc le train suivant et déjeunai à Baltimore.

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Janvier 2013

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, Jean-Marc, MichelB, Coolmicro.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Hoboes, nom donné par les Américains aux vagabonds qui vivent en bandes.

[2] Vingt-cinq cents.

[3] Dans ce pays neigeux, on construit ces sortes d’abris, principalement au flanc des montagnes, pour protéger le train contre les avalanches.

[4] Personnage symbolique de la bourgeoisie anglaise, d’une pruderie affectée.

[5] Dans la Biographie de Jack London écrite par la veuve de l’écrivain, Mme Charmian London, nous lisons que Jack London conservait, en précieux souvenir de ses vagabondages, ce qu’il appelait en plaisantant son « billet de chemin de fer ». C’est une planchette de deux centimètres et demi d’épaisseur sur quinze centimètres de large en travers de laquelle Jack London avait lui-même, à l’aide de son couteau de poche, pratiqué une entaille. Avouons que, comme équipement, c’était plutôt sommaire ! À la prière de sa femme, Jack fit l’inscription suivante sur une étiquette qu’il attacha de ses propres mains au morceau de bois : « Mon « billet », qui me servit durant l’année 1894, lors de mes vagabondages. L’encoche s’adaptait sur la traverse qui se trouve dans le boggie à quatre roues des compartiments de voyageurs. JACK LONDON, 12 août 1914. » (N.d.T.)

[6] Vers 1890, l’Amérique traversait une crise économique aiguë. Le chômage et la misère sévissaient partout. Un nommé Kelly, soutenu financièrement par des milliers de citoyens, fit une campagne à travers le pays et enrôla une véritable armée de sans-travail qui défila dans les capitales des principaux États. Un autre « général », appelé Coxey, fit encore plus parler de lui. À Washington, ses troupes causèrent même des troubles assez graves ; un grand nombre de ses soldats furent assommés par la police. Kelly réquisitionnait d’autorité, comme on le verra plus loin, les trains de marchandises pour le transport de ses hommes. Ces manifestations populaires forcèrent le Congrès à voter, en 1892, certaines lois d’utilité publique, entre autres la construction de bonnes routes, ce qui permit d’employer des milliers de travailleurs. – N.d.T.

[7] Expression qui signifie, dans l’argot des vagabonds, errer la nuit dans les grandes villes, pourchassé par les policiers.

[8] Abréviation de hobo. (N. du T.)

[9] Biscuit mince et croquant. (N. du T.)

[10] Bulls : agents de police, constables, dans l’argot des vagabonds américains. (N. du T.)