Michel de Montaigne
« ESSAIS »
LIVRE PREMIER
Traduction en français moderne par
Guy de Pernon
d’après le texte de l’édition de 1595
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
Chapitre 1 Par divers moyens on arrive au même résultat.
Chapitre 3 Nos façons d’être nous survivent.
Chapitre 4 Comment on s’en prend à de faux objets, faute de pouvoir s’en prendre aux vrais.
Chapitre 5 Le chef d’une place assiégée doit-il sortir pour parlementer ?
Chapitre 6 L’heure des pourparlers est dangereuse.
Chapitre 7 L’intention juge nos actions.
Chapitre 10 Sur la répartie facile ou tardant à venir.
Chapitre 11 Sur les prophéties.
Chapitre 13 Le cérémonial de l’entrevue des Rois.
Chapitre 14 On est puni de s’obstiner à défendre une place forte contre toute raison.
Chapitre 15 De la punition de la couardise.
Chapitre 16 À propos de quelques ambassadeurs.
Chapitre 18 Il ne faut juger de notre bonheur qu’après la mort.
Chapitre 19 Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Chapitre 20 Sur la force de l’imagination.
Chapitre 21 Le profit de l’un est dommage pour l’autre.
Chapitre 22 Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi reçue.
Chapitre 23 Résultats différents d’un même projet.
Chapitre 24 Sur le pédantisme.
Chapitre 25 Sur l’éducation des enfants.
Chapitre 26 C’est une sottise de faire dépendre le vrai et le faux de notre jugement.
Chapitre 28 Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie.
Chapitre 29 Sur la modération.
Chapitre 30 Sur les Cannibales.
Chapitre 31 Qu’il faut peu se mêler des décrets divins.
Chapitre 32 Fuir les plaisirs au prix de la vie ?
Chapitre 33 Le hasard va souvent de pair avec la raison.
Chapitre 34 Choses qui manquent dans nos usages.
Chapitre 35 Sur l’usage de se vêtir.
Chapitre 36 Sur Caton le Jeune.
Chapitre 37 Comment nous pleurons et rions d’une même chose.
Chapitre 39 Considérations sur Cicéron.
Chapitre 40 Le Bien et le Mal dépendent surtout de l’idée que nous nous en faisons.
Chapitre 41 On ne transmet pas sa réputation à un autre.
Chapitre 42 Sur l’inégalité entre les hommes.
Chapitre 43 Sur les lois somptuaires
Chapitre 45 Sur la bataille de Dreux.
Chapitre 47 Sur l’incertitude de notre jugement.
Chapitre 49 Sur les anciennes coutumes.
Chapitre 50 Sur Démocrite et Héraclite.
Chapitre 51 Sur la vanité des mots.
Chapitre 52 Sur la parcimonie des Anciens.
Chapitre 53 Sur un mot de César.
Chapitre 54 Sur les raffinements inutiles.
À propos de cette édition électronique
Le texte qui a servi de base à ce travail est celui de l’édition de 1595, tel qu’on peut l’obtenir depuis la BNF-Gallica, et tel qu’il apparaît dans le volume de la collection « Pléiade », paru en juillet 2007 aux éditions Gallimard. Mais il tient compte des variantes de ce texte par rapport à l’exemplaire de Bordeaux, et celles-ci sont mentionnées en note lorsqu’elles sont autres que matérielles et ont pu affecter la traduction.
Les éditions dites « grand public » (« Folio », Garnier, Arléa…) qui ajoutent parfois la mention « mis en français moderne » ne font en réalité que reproduire le texte de 1595 avec des « améliorations » plus ou moins importantes en matière de ponctuation et d’orthographe… ce qui donne un texte d’apparence moderne en effet, mais tout aussi incompréhensible pour le lecteur ordinaire.
André Lanly est le seul à ma connaissance qui ait publié jusqu’ici une traduction. Mais il a cru devoir respecter pour l’essentiel la structure des phrases de Montaigne, largement influencée par la syntaxe latine. De ce fait, sa traduction demeure souvent difficile à lire pour un lecteur non-spécialiste…
J’ai donc jugé utile de refaire ce travail intégralement, et dans une autre optique : celle de permettre la lecture de Montaigne au plus grand nombre possible et pour cela adopter un français vraiment contemporain.
Le texte original ne comportait que très peu d’alinéas. J’ai découpé cette traduction en paragraphes que j’ai numérotés, pour rendre plus faciles les références ultérieures.
En ce qui concerne la traduction des citations, je les ai réécrites, en tenant compte de celles que proposent les éditions existantes.
GdP
2003 – 2008
Voici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès le début que je ne m’y suis fixé aucun autre but que personnel et privé ; je ne m’y suis pas soucié, ni de te rendre service, ni de ma propre gloire : mes forces ne sont pas à la hauteur d’un tel dessein.
Je l’ai dévolu à l’usage particulier de mes parents et de mes amis pour que, m’ayant perdu (ce qui se produira bientôt), ils puissent y retrouver les traits de mon comportement et de mon caractère, et que grâce à lui ils entretiennent de façon plus vivante et plus complète la connaissance qu’ils ont eue de moi.
S’il s’était agi de rechercher la faveur du monde, je me serais paré de beautés empruntées[1]. Je veux, au contraire, que l’on m’y voie dans toute ma simplicité, mon naturel et mon comportement ordinaire, sans recherche ni artifice, car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y verront sur le vif, mes imperfections et ma façon d’être naturellement, autant que le respect du public me l’a permis.
Si j’avais vécu dans un de ces peuples que l’on dit vivre encore selon la douce liberté des première lois de la nature, je t’assure que je m’y serais très volontiers peint tout entier et tout nu.
Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il n’est donc pas raisonnable d’occuper tes loisirs à un sujet si frivole et si vain.
Adieu donc.
De Montaigne, ce 12 Juin 1588.[2]
1. La façon la plus courante d’amadouer ceux qu’on a offensés, lorsque, prêts à se venger, ils nous tiennent à leur merci, c’est de susciter en eux, par notre soumission, la pitié et la commisération. Et pourtant, la bravade, la constance et la détermination, qui en sont l’inverse, ont parfois produit le même effet.
2. Édouard, le Prince de Galles, qui régna si longtemps sur notre Guyenne, personnage dont la condition et le destin ne manquent pas de grandeur, avait été gravement offensé par les Limousins. En s’emparant de leur ville, il ne se laissa pas attendrir par les cris du peuple, des femmes et des enfants abandonnés au massacre, implorant sa pitié et se jetant à ses pieds. Mais comme il avançait plus avant dans la ville, il aperçut trois gentilshommes français qui, faisant preuve d’une hardiesse incroyable, soutenaient à eux seuls l’assaut de son armée victorieuse. La considération et le respect que lui inspirèrent un courage aussi remarquable émoussa sa colère ; et après avoir accordé sa miséricorde à ces trois-là, il l’accorda à tous les autres habitants de la ville.
3. Scanderberch, Prince de l’Épire, poursuivait un de ses propres soldats pour le tuer ; celui-ci ayant essayé de l’apaiser par ses protestations d’humilité et ses supplications, se résolut en dernière extrémité à l’attendre l’épée au poing : cette résolution arrêta net la furie de son maître, qui lui voyant prendre un si honorable parti, lui accorda sa grâce. Mais il est vrai que ceux qui n’auraient pas eu connaissance de la vaillance et de la force prodigieuses de ce Prince pourraient donner à son attitude une autre interprétation.
4. L’Empereur Conrad III, ayant assiégé le Guelphe Duc de Bavière, ne voulut pas adoucir ses conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrît. Il permit seulement aux Dames qui étaient assiégées avec le Duc, de sortir sans qu’il fût porté atteinte à leur honneur, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Et elles d’un cœur magnanime, eurent l’idée de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants, et le Duc lui-même. L’Empereur fut tellement impressionné par la noblesse de leur attitude, qu’il en pleura de contentement, et que l’inimitié mortelle et totale qu’il éprouvait envers le Duc s’adoucit ; et à partir de ce moment, il le traita humainement, lui et les siens.
5. Quant à moi, je me laisserais entraîner aussi bien vers l’une que vers l’autre de ces attitudes, mais j’ai une certaine faiblesse pour la miséricorde et la mansuétude ; si bien qu’à mon avis, je me rendrais plus facilement à la compassion qu’à l’admiration. La pitié est pourtant, pour les Stoïciens un mauvais sentiment : ils considèrent que si l’on doit porter secours aux affligés, on ne doit pas se laisser fléchir au point de partager leurs souffrances.
6. Les exemples précédents me paraissent d’autant plus convaincants que l’on y voit des caractères, confrontés à ces deux attitudes, résister à l’une, et fléchir devant l’autre. On peut dire que se laisser toucher par la commisération, c’est céder à la facilité, la bonté et la faiblesse : et l’on voit bien que les natures les plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes. Mais qu’après avoir méprisé les sanglots et les larmes, on se rende simplement par dévotion envers le courage, c’est en fait la marque d’un caractère fort et inflexible, qui affectionne et honore la mâle vigueur et la détermination.
7. Et pourtant, en des âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent avoir le même effet. C’est ce dont témoigne le peuple thébain : ayant requis en justice la peine capitale à l’encontre de ses chefs, qu’il accusait d’avoir continué à exercer leur charge au-delà de la période prescrite et convenue, il pardonna difficilement à Pélopidas, écrasé par les accusations à son encontre et qui ne se défendait que par requêtes et supplications. Dans le cas d’Épaminondas au contraire, qui se complut à raconter ses hauts faits jusqu’à en faire honte au peuple, par fierté et arrogance, personne n’eut le cœur de procéder au scrutin, et on se sépara, l’assemblée louant grandement le remarquable courage de l’accusé.
8. Denys l’Ancien, qui avait pris la ville de Rege après un siège qui avait traîné en longueur et au prix de grandes difficultés, voulut faire du Capitaine Phyton, homme estimable, et qui avait obstinément défendu sa cité, un exemple de sa vengeance implacable. Il commença par lui dire comment il avait fait noyer son fils et toute sa famille le jour précédent ; à quoi Phyton répondit simplement qu’ils étaient donc d’un jour plus heureux que lui. Il le fit alors dépouiller de ses vêtements et le livra à des bourreaux, qui le traînèrent par la ville, en le fouettant de façon cruelle et ignominieuse, et l’accablant de paroles injurieuses et méchantes. Mais le malheureux conserva son courage et sa dignité.
9. D’un visage ferme, il rappelait au contraire la cause honorable et glorieuse de sa mort, qui était de n’avoir pas voulu remettre son pays entre les mains d’un tyran, et il le menaçait d’une prochaine punition divine. Au lieu de s’indigner des bravades de cet ennemi vaincu, et du mépris qu’il affichait pour leur chef et son triomphe, l’armée était émue et étonnée par une vertu si rare, elle songeait à se mutiner, et même à arracher Phyton d’entre les mains de ses tortionnaires. Alors Denys, lisant cela dans les yeux de ses soldats, fit cesser son martyre, et le fit secrètement noyer en mer.
10. Certes, c’est un sujet extraordinairement vain, divers, et ondoyant, que l’homme : il est malaisé de fonder à son égard un jugement constant et uniforme. Voilà Pompée, qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort irrité, en considération de la vertu et de la magnanimité du citoyen Zénon, qui prenait à son propre compte la faute publique, et ne demandait pas d’autre grâce que d’en supporter seul la punition. Mais l’hôte de Sylla, ayant fait preuve en la ville de Pérouse d’un semblable courage, n’y gagna rien, ni pour lui, ni pour les autres.
11. Et à l’inverse de mes premiers exemples, voici celui d’Alexandre, le plus hardi des hommes, si bienveillant pourtant envers les vaincus : emportant après bien des difficultés la ville de Gaza, il y trouva Bétis qui y commandait, et dont il avait pu apprécier la valeur, durant le siège, par des preuve extraordinaires ; Bétis était seul à ce moment, abandonné par les siens, ses armes mises en pièces, tout couvert de sang et de plaies, et combattant encore au milieu de Macédoniens qui le harcelaient de toutes parts.
12. Alexandre lui dit alors, irrité qu’il était d’une victoire si chèrement acquise (car il venait encore d’y être blessé deux fois) : « Tu ne mourras pas comme tu l’as voulu, Bétis. Sache qu’il te faudra subir toutes les tortures que l’on peut inventer pour un captif. »
13. Et l’autre, la mine non seulement assurée mais arrogante et hautaine, reçut ces menaces sans proférer le moindre mot. Alexandre, devant son mutisme obstiné, se disait : « A-t-il fléchi un genou ? Lui a-t-il échappé quelque supplication ? Oui vraiment, je vaincrai ce silence, et si je ne puis en arracher quelque parole, j’en arracherai au moins un gémissement. » Et sa colère devenant rage, il commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi traîner tout vif, déchirer et démembrer derrière une charrette.
14. Serait-ce que le courage lui était si commun et naturel qu’il ne le trouvait pas vraiment admirable, et que de ce fait il le respectait moins ? Ou parce qu’il le considérait tellement comme sa chose propre qu’il ne pouvait supporter de le voir à un tel degré chez un autre, sans en éprouver du dépit et de l’envie ? Ou encore que l’impétuosité naturelle de sa colère ne pouvait supporter d’être contrariée ?
15. En vérité, si elle avait pu être domptée, tout porte à croire que lors de la prise de Thèbes elle l’eût été, à voir passer au fil de l’épée tant de vaillants hommes qui n’avaient plus aucun moyen de se défendre. Car il y en eut bien six mille de tués, et aucun d’entre eux ne songea à fuir ni à demander grâce. Au contraire, ils cherchèrent encore, ici ou là, de par les rues, à affronter les ennemis victorieux et même les provoquaient pour obtenir d’eux une mort honorable. On n’en vit aucun qui n’essayât, dans ses derniers instants, de se venger encore, et avec l’énergie du désespoir, de se consoler de sa propre mort par celle de quelque ennemi. Leur courage désespéré ne suscita aucune pitié, et une journée entière ne suffit même pas à Alexandre pour assouvir sa vengeance : ce carnage dura jusqu’à ce qu’il n’y eût plus une seule goutte de sang à répandre, et il n’épargna que les personnes désarmées, les vieillards, les femmes et les enfants, dont on fit trente mille esclaves.
1. J’ignore tout de ce sentiment ; je ne l’aime ni ne l’estime, bien que les hommes aient pris l’habitude, comme si c’était un marché conclu d’avance, de lui faire une place particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement ! les Italiens ont de façon plus judicieuse donné son nom à la malignité. Car c’est une façon d’être toujours nuisible, toujours folle. Et les Stoïciens, la considérant comme toujours lâche et vile, défendent à leurs disciples de l’éprouver.
2. Mais on raconte que Psammenite, roi d’Égypte, ayant été vaincu et fait prisonnier par Cambyse, roi de Perse, et voyant passer devant lui sa fille prisonnière habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, alors que tous ses amis se lamentaient et pleuraient à ses côtés, se tint coi, les yeux à terre. Et quand il vit son fils qu’on menait au supplice, il fit encore de même. Mais ayant aperçu un de ses domestiques parmi les captifs, il se frappa la tête et manifesta une douleur extrême.
3. On pourrait comparer cela avec ce que l’on a pu voir récemment chez un de nos princes. Ayant appris à Trente, où il se trouvait, la mort de son frère aîné, sur qui reposait l’honneur de sa maison, et sitôt après celle d’un autre de ses frères plus jeune, il soutint ces deux épreuves avec une constance exemplaire ; mais quelques jours après, comme un de ses gens venait de mourir, il se laissa emporter par ce dernier malheur, et abandonnant sa résolution, s’abandonna à la douleur et aux regrets. Si bien qu’il y eut des gens pour dire qu’il n’avait été touché que par ce dernier coup du sort : mais c’est qu’en vérité, il était déjà tellement plein de chagrin, qu’à la moindre peine nouvelle, sa résistance s’effondra d’un coup.
4. Cette histoire, me semble-t-il, pourrait donc être comparée à la précédente, si ce n’est qu’elle y ajoute ceci : Cambyse avait demandé à Psammenite pourquoi il ne s’était guère ému du sort de sa fille et de son fils, alors qu’il n’avait pu supporter celui qui était fait à ses amis ; ce dernier répondit alors : « Seule cette dernière peine peut se manifester par des larmes, les deux premières étant bien au-delà de tout ce qui se peut exprimer. »
À ce sujet, il faudrait peut-être évoquer aussi l’invention de ce peintre antique qui, ayant à représenter la douleur de ceux qui assistèrent au sacrifice d’Iphigénie, en fonction de l’importance que revêtait pour chacun d’eux la mort de cette belle jeune fille innocente : ayant épuisé les dernières ressources de son art, et ayant à peindre le père de la jeune fille, il le représenta le visage couvert – comme si nulle expression n’était capable de représenter ce degré de la douleur.
5. Et voilà pourquoi les poètes imaginent que la malheureuse Niobé, ayant perdu d’abord ses sept fils, et sitôt après autant de filles, incapable de supporter une telle perte, fut finalement transformée en rocher,
pétrifiée de douleur
[Ovide, Métamorphoses, VI, 304] [3]
pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous saisit, lorsque les accident qui nous surviennent nous accablent au-delà de ce que nous pouvons endurer.
6. En vérité, une douleur, pour atteindre son point extrême, doit envahir l’âme entière, et lui ôter sa liberté d’action. C’est ainsi qu’il nous arrive, quand nous parvient une très mauvaise nouvelle, de nous sentir saisi, paralysé, et comme incapable du moindre mouvement ; et l’âme s’abandonnant ensuite aux larmes et aux plaintes, semble se libérer, se délier, s’épanouir et se mettre à son aise :
Et sa douleur enfin laissa passer la voix
[Virgile, Énéide, XI, 151]
7. Pendant la guerre que le roi Ferdinand mena contre la veuve du roi Jean de Hongrie, tout le monde remarqua, lors d’une grande mêlée qui eut lieu aux alentours de Buda, la conduite particulièrement admirable d’un homme d’armes[4], qui bien que fort louangé et plaint pour y avoir péri, demeurait inconnu de tous, et de Reichach[5], notamment, seigneur allemand, qu’un tel courage avait impressionné. Il s’approcha par curiosité du corps que l’on venait d’amener, pour savoir qui c’était, et l’armure du mort ayant été ôtée, il reconnu son fils. Cela mit un grand émoi dans l’assistance, mais lui, sans rien dire, et sans sourciller, se tint debout, contemplant tristement le corps, jusqu’à ce que la douleur, ayant surpassé sa force vitale, le fasse tomber raide mort à terre.
8. Qui peut dire son ardeur n’en éprouve que peu.[6]
[Pétrarque, Sonnets, CXXXVII]
disent les amoureux, qui veulent exprimer une passion insupportable.
Malheureux que je suis,
privé de tous mes sens ! Car à peine t’ai-je vue,
Lesbie, que je perds la raison,
je ne peux plus parler.
Ma langue est paralysée,
une flamme dévore mes membres,
mes oreilles bourdonnent,
la nuit couvre mes yeux.
[Catulle, LI, 5]
9. Ainsi ce n’est pas dans la plus vive, et la plus ardente chaleur de l’exaltation que nous sommes le mieux à même de faire entendre nos plaintes et d’user de persuasion : l’âme est alors alourdie de pensées profondes, et le corps abattu et languissant d’amour.
10. Et de là provient parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si mal à propos : cette glace qui les saisit à cause d’une ardeur extrême, au beau milieu de la jouissance elle-même. Toutes les passions qui se laissent déguster, et apprécier, ne sont que médiocres,
Les petits chagrins bavardent, les grands sont muets
[Sénèque, Hyppolite, A II, sc. 3,607]
De même, la surprise d’un plaisir inespéré nous bouleverse profondément,
Sitôt qu’elle me vit et les armes troyennes,
Elle perdit la tête et tout hallucinée,
le regard fixe, exsangue, elle tomba pâmée ;
La voix ne lui revint que très longtemps après.
[Virgile, Énéide, III, 306 sq.]
11. Il y eut cette femme romaine, morte de saisissement en voyant revenir son fils après le désastre de Cannes ; Sophocle et Denys le Tyran, qui tous deux trépassèrent d’aise ; Talva qui mourut en Corse, en apprenant les honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés. Mais à notre époque encore, le Pape Léon X, informé de la prise de Milan qu’il avait tellement espérée, eut un accès de joie tel que la fièvre le prit et qu’il en mourut. Et pour un témoignage plus remarquable encore de la sottise humaine, les Anciens avaient déjà remarqué que Diodore le Dialecticien mourut subitement, à cause de la honte extrême qu’il avait ressentie, parce que, en son école et en public, il n’avait pas réussi à réfuter une objection qu’on lui avait faite.
12. Je suis peu sujet à ces violentes émotions. Je suis de nature peu sensible, et je renforce tous les jours ma carapace en raisonnant.
1. Ceux qui blâment les hommes de toujours courir après le futur, nous apprennent à profiter du présent et à nous y tenir, puisque nous n’avons aucune influence sur ce qui adviendra, moins encore que sur le passé, – ceux-là montrent du doigt la plus commune des erreurs humaines. Car ils osent appeler erreur ce à quoi la nature elle-même nous conduit, pour servir à la perpétuation de son œuvre, en nous inspirant cette idée fausse parmi beaucoup d’autres, plus soucieuse qu’elle est de notre action que de notre connaissance.
2. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous projettent vers l’avenir et nous ôtent le sens de ce qui est, pour nous distraire avec ce qui sera, même lorsque nous n’y serons plus.
Malheureux l’esprit anxieux de l’avenir.
[Sénèque, Épîtres à Lucilius, 98]
On trouve souvent chez Platon ce grand précepte : « Fais ce que tu dois et connais-toi. »[7]
Chacun de ses éléments englobe tout ce que nous avons à faire, et englobe l’autre en même temps.
3. Celui qui aurait à s’occuper de ce qui le concerne verrait que la première des choses consiste à connaître ce qu’il est, ce qui lui est propre. Et qui connaît ce qu’il est ne prend plus pour sien ce qui relève d’autrui : il s’aime et s’occupe de lui-même d’abord, refuse les occupations superflues, les pensées et les opinions inutiles. Si la folie n’est pas pour autant satisfaite quand on lui octroie ce qu’elle réclame, la sagesse, elle, se contente de ce qu’elle a, et n’est jamais déçue d’elle-même.[8]
« Pour Épicure le sage n’a pas à être prévoyant ni se soucier de l’avenir ».[9]
4. Parmi les lois qui concernent les morts, celle qui veut que l’on juge les actions des Princes après leur mort me semble des plus importantes. Ils sont, sinon les maîtres, du moins les compagnons des lois : ce que la Justice n’a pu faire peser sur leurs têtes, il est bon qu’elle le fasse sur leur réputation et sur les biens de leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie elle-même. C’est un usage particulièrement commode pour les nations qui l’observent, et désirable pour tous les bons Princes qui ont à se plaindre de ce que l’on traite la mémoire des méchants de la même façon que la leur. Nous devons soumission et obéissance à tous les Rois également, car cela concerne leur charge. Mais l’estime, tout comme l’affection, nous ne la devons qu’à leur valeur elle-même.
5. Que dans l’ordre du politique on les supporte patiemment, même indignes, et qu’on dissimule leurs vices ; qu’on soutienne leurs médiocres actions tant que leur autorité réclame notre appui, soit. Mais quand nos relations avec eux sont terminées, il n’y a aucune raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l’expression de véritables sentiments. Et en particulier, refuser aux bons sujets la gloire d’avoir servi fidèlement et respectueusement un maître dont ils connaissaient si bien les imperfections, ce serait priver la postérité d’un exemple fort utile.
6. Ceux qui, par respect de quelque obligation privée, entretiennent de façon inique la mémoire d’un Prince qui fut blâmable font passer un intérêt privé avant l’intérêt général. Tite-Live dit à juste titre que le langage des hommes qui ont grandi sous la Royauté est toujours plein de vaines ostentations et de témoignages douteux, car chacun porte son propre Roi, quel qu’il soit, à l’extrême limite de la valeur et de la grandeur d’un souverain.
7. On peut réprouver la grandeur d’âme de ces deux soldats qui osèrent, à sa barbe, dire son fait à Néron[10] : le premier, à qui il demandait pourquoi il lui voulait du mal répondit : « Je t’aimais quand tu en étais digne. Mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, bateleur et conducteur de chars, je te hais comme tu le mérites ».
8. Et l’autre, à la question « pourquoi veux-tu me tuer ? » répondit : « Parce que je ne trouve pas d’autre remède à tes méchancetés continuelles »[11].
Mais les témoignages publics et universels de sa conduite tyrannique et abjecte, rendus après sa mort, et à tout jamais, quel homme sain d’esprit pourrait les récuser ?
9. Je n’admets pas qu’à un gouvernement aussi noble que celui de Sparte ait pu être associée une cérémonie aussi fausse que celle-ci : à la mort des Rois, tous les peuples confédérés et voisins, tous les Ilotes, hommes et femmes pêle-mêle, se tailladaient le front en témoignage de deuil. Et au milieu de leurs cris et de leurs lamentations, ils prétendaient que le défunt, quel qu’il ait pu être réellement, était le meilleur de tous les Rois. Ils attribuaient ainsi au rang dans la société des louanges qui n’auraient dû concerner que le mérite, reléguant de ce fait au tout dernier rang le mérite véritable.
10. Aristote, qui s’interroge sur tout, s’interroge sur le mot de Solon : nul avant de mourir ne peut être dit heureux, et se demande si celui-là même qui a vécu et est mort selon les règles, peut être dit heureux, si sa renommée est mauvaise, et sa postérité misérable.
11. Tant que nous sommes vivants, nous nous projetons par la pensée où il nous plaît. Mais n’étant plus, nous n’avons plus aucune communication avec ce qui est. Ne vaudrait-il pas mieux alors dire à Solon que jamais un homme n’est heureux, puisqu’il ne peut l’être qu’après qu’il n’est plus ?
[on] ne s’arrache pas radicalement à la vie,
mais à son insu même [on] suppose
qu’on laisse quelque chose de soi après soi
[on] ne se distingue pas de ce cadavre gisant là…
[Lucrèce, De Natura rerum, III, 890 sq.][12]
12. Bertrand Du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus peu après, on les obligea à porter les clés de la ville sur le corps du défunt. Barthélémy d’Alviane, Général de l’armée des Vénitiens, mourut à la guerre à Brescia, et son corps fut rapporté à Venise à travers le pays de Vérone, en territoire ennemi. La plupart des soldats étaient d’avis de demander un sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce fut d’avis contraire : il préféra passer en force, en prenant le risque d’un combat, car il ne jugeait pas convenable, dit-il, que celui qui de sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis fît la preuve qu’il les craignait après sa mort.
13. À vrai dire, et sur un sujet voisin, selon les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer renonçait à la victoire, et il ne pouvait plus dresser un trophée la commémorant : ce genre de requête faisait de l’autre le vainqueur. C’est ainsi que Nicias perdit l’avantage qu’il avait nettement pris sur les Corinthiens ; et à l’inverse, Agésilas affermit celui qu’il n’avait que partiellement pris sur les Béotiens.
14. Ces aspects pourraient sembler étranges si l’on n’avait pris depuis toujours l’habitude, non seulement d’étendre le soin de nous-mêmes au-delà de notre vie, mais encore de croire que bien souvent, les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et s’appliquent même à nos restes. Il y a tant d’exemples anciens de cela, sans parler de ceux de notre temps, qu’il n’est pas nécessaire que j’en fournisse ici.
15. Édouard 1er, Roi d’Angleterre, avait constaté au cours des longues guerres entre lui-même et Robert, Roi d’Écosse, combien sa présence était bénéfique à ses affaires, et attribuait toujours la victoire remportée au fait qu’il dirigeait les choses en personne ; au moment de mourir, il fit donc prendre à son fils, par serment solennel, l’engagement de faire bouillir son corps après sa mort, pour séparer la chair des os, de faire enterrer la chair et de conserver les os pour les emporter avec lui, dans son armée, toutes les fois qu’il entreprendrait une guerre contre les écossais : comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres ![13]
16. Jean Zischa, qui causa des troubles en Bohème pour soutenir les idées fausses de Wycliffe, voulut qu’on l’écorchât après sa mort, et qu’on fît avec sa peau un tambourin qu’on utiliserait dans les guerres contre ses ennemis : il pensait que cela contribuerait à ce que se maintiennent les succès qu’il avait remportés contre ses ennemis, quand il les conduisait lui-même. Certains Indiens arboraient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements d’un de leurs chefs, parce qu’il avait eu de la chance [au combat] de son vivant. Et bien d’autres peuples en ce monde emportent à la guerre les corps des hommes valeureux mort sur le champ de bataille, pensant qu’ils leurs seront propices et leur serviront d’encouragement.
17. Les premiers des exemples précédents ne font qu’associer au tombeau la réputation acquise par certains hommes du fait de leurs actions passées ; mais les derniers veulent aussi lui ajouter la puissance d’agir. La conduite du Capitaine Bayard est de meilleur aloi[14] : se sentant blessé à mort par un coup d’arquebuse, et comme on lui conseillait de se retirer de la mêlée, il répondit qu’il ne commencerait pas, étant près de sa fin, à tourner le dos à l’ennemi. Après avoir encore combattu tant qu’il en eut la force, et se sentant cette fois défaillir et sur le point de tomber de cheval, il commanda à son majordome de le coucher au pied d’un arbre, mais de telle façon que son visage soit tourné vers l’ennemi : ce qui fut fait.
18. Je dois ajouter cet autre exemple, aussi notable à mon point de vue qu’aucun des précédents. L’empereur Maximilien, bisaïeul du Roi Philippe qui règne à présent, était un prince doué de grandes qualités, et entre autres, d’une beauté singulière. Mais parmi ces dispositions de caractère, il en avait une bien contraire à celle des Princes qui, pour traiter les affaires les plus importantes, font de leur chaise percée un trône : il n’eut en effet jamais de valet de chambre si intime qu’il lui permit de le voir en sa garde-robe. [15] Il se cachait pour uriner, aussi scrupuleux qu’une demoiselle à ne découvrir, ni à un médecin, ni à qui que ce fût les parties que l’on a coutume de tenir cachées.
19. Moi qui parle si effrontément, je suis pourtant par nature sujet à cette pudeur. Sauf si j’y suis contraint par la nécessité ou par la volupté, je ne montre guère à qui que ce soit les membres et les actions que nos coutumes nous ordonnent de dissimuler. J’éprouve à ce sujet plus de contrainte que ce qui me semble normal pour un homme, et surtout à un homme de ma profession.
20. Mais pour en revenir à notre Empereur, il en arriva à ce point d’obsession qu’il ordonna expressément dans son testament qu’on lui mît des caleçons quand il serait mort. Il aurait dû ajouter aussi par codicille que celui qui les lui mettrait devrait avoir les yeux bandés !
21. La prescription faite par Cyrus à ses enfants que ni eux ni personne ne voie ni ne touche son corps après sa mort, je l’attribue à quelque dévotion qui lui était propre. Car lui-même et son historien[16], entre autres grandes qualités, ont fait preuve au cours de leur vie d’un soin et d’un respect extraordinaires envers la religion.
22. J’ai été contrarié par ce qu’un grand personnage m’a raconté, à propos d’un de mes proches, homme connu en temps de paix comme à la guerre. Mourant chez lui, vieux et torturé par les extrêmes douleurs des coliques néphrétiques, cet homme-là occupa, paraît-il, ses dernières heures, et avec un soin acharné, à organiser le cérémonial de son enterrement. Il exigea de tous les nobles qui venaient lui rendre visite qu’ils lui donnassent leur parole d’assister à son convoi. À ce prince lui-même, qui le vit dans ses derniers moments, il adressa un instant supplication pour que les gens de sa maison fussent contraints de s’y rendre, usant d’exemples et d’arguments divers pour prouver que c’était là chose due à quelqu’un comme lui. Il sembla expirer content, ayant obtenu cette promesse, et arrangé à sa guise le déroulement de ses obsèques. J’ai rarement vu de vanité aussi persévérante…
23. Un autre soin particulier pour lequel je ne manque pas non plus d’exemples parmi mes familiers, et qui me semble proche parent de celui-ci, c’est de se soucier et de se passionner au dernier moment pour organiser son convoi avec une parcimonie telle que n’y figure plus seulement qu’un serviteur avec une lanterne. Je vois qu’on loue cette attitude, de même que l’instruction donnée par Marcus Emilius Lepidus à ses héritiers[17], qui leur défendait d’organiser pour lui les cérémonies habituelles en ces circonstances.
24. Est-ce bien de la tempérance et de la frugalité que d’éviter dépenses et plaisirs dont l’usage et la connaissance demeurent hors de portée ? Voilà une réforme facile et peu coûteuse. S’il fallait légiférer là-dessus, je serais d’avis qu’en ces circonstances, comme dans toutes les actions de la vie, chacun adopte une règle de conduite en rapport avec sa condition. Ainsi le philosophe Lycon prescrit-il sagement à ses amis de mettre son corps où ils jugeront que ce soit le mieux ; et pour les funérailles, de ne les faire ni ostentatoires, ni mesquines.
25. Je laisserais simplement la cérémonie se faire selon coutume, et m’en remettrai à la discrétion des premières personnes sur lesquels retombera la charge de s’occuper de moi. « C’est un soin qu’il faut complètement mépriser pour soi et ne pas négliger pour les siens. » [Cicéron, Tusculanes, I, 45]
Et comme il est saintement dit à un saint :
« Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont plutôt la consolation des vivants qu’un secours pour les morts. »
[Saint Augustin, La Cité de Dieu, I, 12.]
À Criton qui lui demande, dans ses derniers moments, comment il veut être enterré, Socrate répond : « Comme vous voudrez ».
26. Si j’avais à m’en soucier davantage, je trouverais plus élégant d’imiter ceux qui veulent, de leur vivant, profiter d’une belle sépulture qui leur fait honneur, et qui prennent plaisir à voir leur maintien dans la mort inscrit dans le marbre. Heureux ceux qui savent réjouir et contenter leurs sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort !
27. Peu s’en faut que je n’éprouve une haine irréconciliable contre toute domination populaire, bien qu’elle me semble la plus naturelle et la plus équitable forme de pouvoir, quand je me souviens de l’inhumaine injustice dont fit preuve le peuple athénien, quand il décida de faire mourir sans rémission et sans même vouloir entendre leur défense, ses vaillants généraux. Ceux-ci venaient pourtant de remporter contre les Lacédémoniens la bataille navale des îles Arginuses, la bataille la plus disputée, la plus dure que les Grecs aient jamais livrée en mer avec leurs propres forces.
Mais c’est qu’après la victoire, ces chefs avaient profité des occasions que la loi de la guerre leur offrait, plutôt que de s’arrêter pour recueillir et inhumer leurs morts. Et ce qui rend cette exécution plus odieuse encore, c’est le cas de Diomédon.
28. C’était l’un des condamnés, homme de grande valeur, militaire et politique. Après avoir entendu l’arrêt qui les condamnait, et trouvant seulement alors un moment pour se faire entendre, il s’avança pour parler ; mais au lieu d’en profiter pour défendre sa cause et démontrer l’évidente iniquité d’une si cruelle décision, il n’exprima que son souci pour ceux qui l’avaient condamné, priant les Dieux de porter ce jugement à leur crédit. Il leur révéla les vœux que lui et ses compagnons avaient formés, en reconnaissance de la chance extraordinaire qu’ils avaient eue au combat, afin que, faute de les accomplir à leur place, ils ne s’attirassent la colère divine. Et sans ajouter un mot, il s’achemina courageusement au supplice.
29. Le sort rendit la pareille aux Athéniens quelques années plus tard. Car Chabrias, leur amiral, ayant eu le dessus contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos[18], perdit d’un coup le fruit d’une victoire pourtant cruciale, pour ne pas encourir le risque évoqué dans l’exemple précédent. Et pour ne pas perdre un petit nombre de corps de ses amis qui flottaient sur la mer, laissa s’échapper sains et saufs quantité d’ennemis vivants qui par la suite lui firent payer cher cette fâcheuse superstition.
Veux-tu savoir où tu seras après la mort ?
Où sont les êtres à naître encore.
[Sénèque, Les Troyennes, II, 30]
Ici, la sensation du repos est attribuée à un corps pourtant sans âme :
Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir,
De port où, déchargé du poids de la vie,
Son corps puisse reposer à l’abri des maux.
[Cicéron, Tusculanes, I, 44]
30. Mais il est vrai que la nature nous montre que des choses mortes ont encore des relations occultes avec la vie : le vin se transforme dans les caves, en fonction des saisons qui affectent la vigne qui l’a produit. Et la chair de la venaison change d’aspect et de goût dans les saloirs, selon les lois de la chair vive – à ce qu’on dit.
1. Un de nos gentilshommes gravement éprouvé par la goutte, et à qui les médecins voulaient interdire absolument de manger des viandes salées, leur répondit en plaisantant qu’il voulait savoir à quoi s’en prendre pour les tourments et souffrances qu’il endurait ; et que, incriminant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf ou le jambon, il se sentait en quelque sorte soulagé. Et de fait, de même que nous ressentons une douleur si le bras que nous levons pour frapper ne rencontre rien, et frappe dans le vide ; de même que pour être agréable un panorama ne doit pas laisser la vue se perdre au loin ou se disperser dans le vague, mais au contraire doit lui offrir quelque chose sur quoi buter, et qui la soutienne à distance raisonnable,
de même que le vent, si d’épaisses forêts n’y font obstacle,
se dissipe dans le vide,
[Lucain, La Pharsale, VI, v, 20]
de même il semble que l’esprit, ébranlé, agité, se perde en lui-même si on ne lui offre une prise : il faut lui fournir quelque chose sur quoi il puisse s’appuyer et s’exercer.
2. Plutarque dit à propos de ceux qui s’entichent des guenons ou autres petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, faute d’objet légitime sur lequel se porter, et plutôt que de demeurer inemployée, s’en forge un autre, déplacé et frivole.
Et nous constatons aussi que l’esprit se trompe lui-même dans ses passions, en se construisant des objets imaginaires et fantastiques, même contraires à ses propres croyances, plutôt que n’avoir rien contre quoi se dresser.
3. Ainsi leur rage conduit-elle les bêtes à s’attaquer à la pierre ou au fer qui les a blessées, et à se venger sur elles-mêmes à belles dents de la douleur qu’elles éprouvent,
L’ourse de Pannonie devient plus féroce quand le Lybien
lui décoche son javelot à la mince courroie,
Elle se roule sur sa blessure, et furieuse
cherche à mordre le trait qu’elle a reçu,
et s’en prend au fer qui tourne avec elle.
[Lucain, La Pharsale, VI, v. 220]
4. Quelles causes n’inventons-nous pas aux malheurs qui nous arrivent ? À quoi ne nous en prenons-nous pas, à tort ou à raison, pour avoir quelque chose contre quoi nous battre ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu arraches, ni la blancheur de cette poitrine, que, dans ton chagrin, tu frappes si cruellement, qui ont perdu ce frère bien-aimé en lui envoyant un plomb funeste, ce n’est pas à cela qu’il faut t’en prendre !
5. Tite-Live, parlant de l’armée d’Espagne, après la perte de deux frères qui étaient ses grands capitaines : « Tous aussitôt de pleurer et de se frapper la tête. » [Tite-Live, XXV, 37]
C’est un usage courant.
Le philosophe Bion, de ce Roi qui s’arrachait les cheveux en signe de deuil, disait plaisamment :
« Pense-t-il que la pelade atténue la peine ? »
Qui n’a vu un joueur mâcher et avaler ses cartes, ou avaler un cornet de dés, pour se venger sur eux de la perte de son argent ?
6. Xerxès fouetta la mer[19] et écrivit une lettre de défi au Mont Athos. Cyrus occupa toute une armée durant plusieurs jours à se venger de la rivière Gyndus, à cause de la peur qu’il avait éprouvée en la traversant. Et Caligula fit détruire une très belle maison à cause du plaisir[20] que sa mère y avait eu.
7. Dans ma jeunesse, le peuple disait qu’un Roi de nos voisins, ayant reçu de Dieu une correction, jura de s’en venger : il défendit de lui adresser des prières durant dix ans, de parler de lui, et pour autant que cela était en son pouvoir, de croire en lui. On voulait montrer par là, moins que la sottise, mais la gloriole naturelle dans la nation en question.
Ce sont là des défauts qui vont toujours ensemble : mais de telles attitudes relèvent, à la vérité, encore plus de l’outrecuidance que de la bêtise.
8. César Auguste ayant subi une tempête sur mer, se mit à défier le dieu Neptune, et lors de la cérémonie d’ouverture des jeux du Cirque, fit ôter son image d’entre celles des Dieux, pour se venger de lui. [21] En quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne le fut depuis, lorsque, Quintilius Varus ayant perdu une bataille en Allemagne, il se tapait la tête contre la muraille de colère et de désespoir, en criant « Varus, rends-moi mes soldats ! ». Car ceux qui s’en prennent à Dieu lui-même, ou au Destin[22], comme si ce dernier avait des oreilles susceptibles d’entendre nos plaintes, vont au-delà de la folie ordinaire, car ils joignent l’impiété à leurs actes.
9. Ainsi font les Thraces qui, quand il tonne ou qu’il fait des éclairs, se mettent à tirer leurs flèches contre le ciel, comme pour ramener Dieu à la raison, en une attitude de vengeance digne des Titans.
Or, comme le dit ce poète ancien[23] cité par Plutarque,
Ne nous fâchons pas contre les événements,
Ils n’ont cure de nos colères.
Mais nous ne serons jamais assez sévères contre les dérèglements de notre esprit.
1. Lucius Marcius, légat des Romains, pendant la guerre contre Persée, Roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était nécessaire pour achever de mettre son armée au point, formula des propositions en vue d’un accord ; le Roi s’y laissa prendre, et lui accorda une trêve de quelques jours, fournissant ainsi à son ennemi l’occasion et la possibilité de s’armer – causant ainsi en fin de compte sa propre ruine.
2. Les vieux sénateurs, se souvenant des mœurs de leurs pères, dénoncèrent cette pratique comme contraire à leurs anciennes traditions ; elles consistaient, disaient-ils, à combattre avec courage et non par la ruse, ni par surprise ou embuscades nocturnes, fuites simulées et contre-attaques inopinées ; de n’entreprendre une guerre qu’après l’avoir déclarée et souvent assigné l’heure et le lieu de la bataille.
3. C’est dans le même esprit qu’ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître médecin[24], et aux Falisques leur déloyal maître d’école[25]. C’étaient là les formes vraiment romaines, non celles de la subtilité grecque ou l’astuce punique, pour lesquelles la victoire obtenue par la force est moins glorieuse que celle obtenue par la fraude.
4. La tromperie peut être utile sur le moment. Mais seul se tient pour vaincu celui qui sait l’avoir été, non par la ruse ou la malchance, mais par la vaillance, troupe contre troupe, en une guerre loyale et régulière. On voit bien, par les propos de ces gens estimables, qu’ils n’avaient pas encore admis cette belle maxime :
« ruse ou courage, qu’importe, contre un ennemi ? »
[Virgile Énéide, II, v. 390.][26]
5. Les Achéens, dit Polybe, détestaient l’emploi de la ruse dans leurs guerres, ne se considérant comme victorieux que lorsque les ennemis n’avaient plus le cœur à se battre.
« que l’homme vénérable et sage sache que la vraie victoire est celle que l’on obtient sans manquer ni à la loyauté ni à l’honneur. »
[Juste Lipse, Politiques, V, 17.]
Et un autre dit :
« Si c’est à vous ou à moi que le sort réserve le trône,
que notre courage le montre. »
[Ennius, cité par Cicéron in Des devoirs, I, 12]
6. Au royaume de Ternate, parmi ces nations que nous appelons si facilement[27] barbares, la coutume est de ne pas entreprendre de guerre avant de l’avoir proclamée ; ils y ajoutent même tous les détails sur les moyens qu’ils comptent y employer : le nombre des combattants, les munitions, les armes offensives et défensives. Mais cela fait, si leurs ennemis ne cèdent pas et ne parviennent pas à un accord, ils se donnent le droit de se livrer aux pires extrémités, et n’estiment pas pour autant encourir de reproches pour trahison, ou ruse, ni pour tout autre moyen permettant de vaincre.[28]
7. Les anciens Florentins étaient si éloignés de l’idée de prendre l’avantage sur leurs ennemis par surprise qu’ils les avertissaient un mois avant de mettre leur armée en campagne, en faisant continuellement sonner une cloche qu’ils appelaient « Martinella ».
8. Quant à nous, moins scrupuleux, qui attribuons les honneurs de la guerre à celui qui en tire profit, et qui, après Lysandre, disons que si la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard, les occasions de surprise les plus courantes dérivent de cette pratique : et nous disons qu’il n’est pas d’heure où un chef doive avoir plus l’œil aux aguets que lors des traités et des pourparlers. C’est la raison pour laquelle, tous les hommes de guerre de notre temps vous le diront, il ne faut jamais que le Gouverneur d’une place assiégée sorte lui-même pour parlementer.
9. Du temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montmort et de l’Assigny, qui défendaient Mousson contre le Comte de Nassau. Mais à ce compte-là, celui qui sortirait de façon à ce que la sécurité et l’avantage demeurent de son côté serait excusable. C’est ce que fit, en la ville de Rege, le Comte Guy de Rangon (s’il faut en croire Du Bellay, car Guichardin dit que ce fut lui-même), quand le Seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer : il s’éloigna si peu de son fort qu’une échauffourée s’étant produit pendant les pourparlers, non seulement Monsieur de l’Escut et sa troupe, qui s’était approchée avec lui, se trouva avoir le dessous, et qu’Alexandre de Trivulce y fut tué, mais que lui-même fut contraint, pour plus de sécurité, de suivre le Comte, et de se mettre à l’abri, sur sa bonne foi, à l’intérieur de la ville.
10. Eumène, dans la ville de Nora, était assiégé par Antigonos. Ce dernier insistait pour qu’il sortît lui parler, alléguant que c’était normal, puisque lui, Antigonos, était le plus grand et le plus fort. Eumène lui fit cette noble réponse : « Je n’estimerai jamais qu’il y a un homme plus grand que moi tant que j’aurai mon épée sous la main », et il n’y consentit que quand Antigonos lui eut donné son neveu Ptolémée en otage, comme il le demandait.
11. Il en est pourtant qui se sont bien trouvés de sortir parce que l’assaillant leur avait donné sa parole : ainsi Henry de Vaux[29], chevalier champenois, lorsqu’il était assiégé dans le château de Commercy par les Anglais. Barthélémy de Bonnes, qui dirigeait le siège, ayant fait saper de l’extérieur la plus grande partie du château, de sorte qu’il ne restait plus qu’à mettre le feu pour écraser les assiégés sous les décombres, somma ledit Henry de sortir parlementer dans son propre intérêt, ce qu’il fit, avec trois autres. Sa ruine inéluctable lui ayant été mise devant les yeux, il se sentit du coup extrêmement redevable envers son ennemi, et se rendit donc à sa discrétion avec sa troupe. À la suite de quoi, le feu ayant été mis, et les étançons de bois venant à céder, le château s’effondra de fond en comble.
12. Je me fie aisément à la parole d’autrui. Mais je le ferais malaisément si je devais par là donner à penser que je le fais par désespoir, ou par manque de courage, plutôt que librement et par confiance en sa loyauté.
1. Je vis dernièrement, dans mon voisinage, à Mussidan, que ceux qui avaient été délogés de force par notre armée criaient à la trahison avec d’autres de leur parti, parce que pendant la recherche d’un accord, et alors que le traité qui avait été passé courait encore, on les avait surpris et mis en pièces. En un autre siècle, leurs protestations auraient pu avoir quelque apparence de raison ; mais comme je l’ai dit plus haut, nos façons d’aujourd’hui sont bien éloignées des règles qu’ils invoquent, et il n’est pas question de faire confiance à qui que ce soit avant que le dernier sceau ne soit apposé. Et même alors, il faut encore être prudent !
2. De toutes façons, il a toujours été risqué de laisser à la discrétion d’une armée victorieuse le respect de la parole donnée à une ville qui vient de se rendre après avoir adopté une attitude conciliante, et d’en laisser, quand l’affaire est encore chaude, l’entrée libre aux soldats.
L. Aemilius Regillus, prêteur romain[30], ayant perdu son temps à vouloir prendre la ville de Phocée par la force, du fait de la remarquable résistance dont faisaient preuve les habitants, passa avec eux une convention : ils seraient considérés comme amis du peuple romain, mais le laisseraient entrer chez eux comme dans une ville confédérée, sans avoir à craindre aucune hostilité. Mais quand il y eut introduit son armée pour s’y montrer plus pompeusement, il ne fut plus en mesure, malgré tous ses efforts, de contenir ses gens, et une bonne partie de la ville fut ravagée devant ses yeux : l’avidité et la vengeance avaient pris le pas sur son autorité et la discipline militaire.
3. Cléomène disait que quel que soit le mal que l’on puisse faire aux ennemis à la guerre, cela ne relevait pas de la justice mais se situait au-dessus d’elle, que ce soit celle des Dieux ou celle des hommes. Ayant conclu une trêve de sept jours avec les Argiens, il alla les attaquer pendant leur sommeil la troisième nuit, et les défit, en prétendant que dans la trêve qu’il avait conclue il n’avait pas été question des nuits… ! Mais les Dieux punirent cette perfide subtilité.
4. Pendant les pourparlers et pendant que les habitants passaient leur temps à discuter de leurs garanties, la ville de Casilinum fut enlevée par surprise. Et cela se produisit pourtant à l’époque des plus justes Capitaines et de l’art militaire romain le plus parfait. Car il n’est pas dit qu’en certaines circonstances, il ne nous soit pas permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, aussi bien que de leur lâcheté. Et la guerre, évidemment, a beaucoup de privilèges « raisonnables » au détriment de la raison elle-même. Ici n’est pas valable, on le voit, la règle : « que personne ne doit chercher à tirer profit de l’ignorance d’autrui » [Cicéron, De Officiis, III, 17]
Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon donne à ces privilèges, par les propos et par les divers exploits de son « parfait empereur », lui, auteur d’une telle importance, à la fois grand Capitaine et philosophe qui fut parmi les premiers disciples de Socrate. Et je ne souscris pas en tout et partout à ce qu’il considère comme permis.
5. Comme Monsieur d’Aubigny assiégeait Capoue, après une furieuse préparation d’artillerie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, commença à parlementer du haut d’un un bastion, et ses gens relâchèrent un peu leur garde. Du coup les nôtres s’en emparèrent, et mirent tout en pièces.[31]
Et plus récemment encore, à Yvoy, le Seigneur Jullian Romero, ayant fait ce pas de clerc[32] de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connétable, trouva au retour sa ville occupée.
6. Mais voici, en revanche, ce qui advint au Marquis de Pesquaire qui assiégeait Gênes[33], où le Duc Octavian Fregose commandait sous notre protection : l’accord entre eux ayant été poussé si loin qu’on le croyait presque fait, au moment de le conclure, voilà que les Espagnols s’étaient glissés dans la place et qu’ils s’y comportèrent comme en terrain conquis. Et encore depuis, à Ligny-en-Barrois, où le Comte de Brienne commandait, l’Empereur étant venu l’assiéger en personne, comme Bertheuille, Lieutenant dudit Comte était sorti pour parlementer, la ville fut prise justement pendant ce temps-là.
La victoire est toujours louable
Que ce soit par la chance ou par l’habileté
dit-on.
[Arioste, Roland furieux, XVI, 1]
7. Mais le philosophe Chrysippe n’eût pas été de cet avis, et moi je le suis aussi peu que lui. Car il disait que ceux qui rivalisent à la course doivent certes employer toutes leurs forces à la vitesse, mais qu’il ne leur est nullement permis de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter, ni de lui faire un croc-en-jambe pour le faire tomber[34].
Et plus noblement encore, le grand Alexandre, comme Polypercon lui conseillait de profiter de l’obscurité de la nuit pour assaillir Darius, lui répondit : « non, ce n’est pas moi qui chercherai des victoires volées » – « J’aime mieux me plaindre de la Fortune que de rougir de ma victoire »
[Quinte-Curce, IV, 13]
Il dédaigne de frapper Orode dans sa fuite,
De le blesser d’un trait qu’il ne verrait pas venir :
Il court vers lui, et c’est de front, d’homme à homme,
Qu’il l’attaque ; il ne veut pas être le meilleur
Par surprise, mais par la force des armes.
[Virgile, Énéide, X, 732]
1. La mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. Mais j’en connais qui ont vu les choses autrement.
Henri VII, roi d’Angleterre, s’entendit avec Dom Philippe, fils de l’Empereur Maximilien (ou encore, en termes plus flatteurs, père de l’Empereur Charles-Quint) en ces termes : Philippe remettrait entre ses mains le Duc de Suffolk de la Rose Blanche, son ennemi, qui s’était enfui et réfugié aux Pays-Bas, moyennant quoi lui, Henry, promettait de n’attenter en rien à la vie du Duc. Mais quant sa mort approcha, il ordonna par testament à son fils de le faire mourir aussitôt que lui même serait décédé[35].
2. Dernièrement, dans cette tragédie que le Duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles, concernant les Comtes de Horn et d’Egmont, il y eut bien des choses remarquables ; et entre autres le fait que ledit Comte d’Egmont, sur la parole et l’assurance duquel le Comte de Horn était venu se rendre au Duc d’Albe, demanda avec insistance qu’on le fît mourir en premier, afin que sa mort l’affranchisse de l’obligation qu’il avait envers le Comte de Horn.
Il semble que la mort ne libérait pas le roi d’Angleterre de la parole qu’il avait donnée, et que le Comte d’Egmont lui, en eût été quitte même sans mourir.
3. Nous ne pouvons être liés par un serment au-delà de nos forces et de nos moyens, pour la bonne raison que les faits et les actes ne dépendent pas de nous et qu’il n’est rien qui soit vraiment en notre pouvoir que la volonté : c’est sur elle que se fondent et s’établissent nécessairement toutes les règles concernant les devoirs de l’homme.
Ainsi le Comte d’Egmont qui maintenait son esprit et sa volonté engagés par sa promesse, alors même qu’il n’était pas en son pouvoir de la réaliser, était-il sans aucun doute absous de son devoir, quand bien même il eût survécu au Comte de Horn. Mais le roi d’Angleterre, lui, manquant volontairement à sa parole, ne peut trouver d’excuse dans le fait d’avoir retardé jusqu’après sa mort l’exécution de son plan déloyal. Pas plus que le « maçon » dont parle Hérodote[36], qui avait loyalement conservé durant toute sa vie le secret des trésors du Roi d’Égypte son maître, mais qui, au moment de mourir, le révéla à ses enfants.
4. J’ai vu plusieurs hommes de mon temps, qui détenaient des biens appartenant à d’autres et tourmentés par leur conscience, se disposer à soulager celle-ci par leur testament et après leur décès. Ils ne font là rien qui vaille, ni en repoussant à plus tard une chose si urgente, ni en voulant réparer un tort avec si peu de regret et de dommage pour eux-mêmes. Ils doivent y mettre plus du leur. Et plus le paiement sera pénible et gênant, plus leur satisfaction sera juste et méritoire. La pénitence veut qu’on ait un poids à porter.
5. Et ceux-là font encore bien pire, qui attendent jusqu’à leur dernier souffle pour avouer leur haine envers un de leurs proches, après l’avoir cachée leur vie durant. Ils montrent qu’ils ne se soucient guère de leur honneur, en suscitant ainsi chez l’offensé l’irritation envers leur propre mémoire ; et qu’ils ont encore moins le souci de leur conscience, n’ayant pas su respecter la mort elle-même en faisant mourir leurs mauvaises dispositions avec eux, et en étendant au contraire la vie de leur ressentiment au-delà de la leur.
6. Je prendrai garde, si je le puis, que ma mort ne dise quelque chose que ma vie n’ait d’abord dite ouvertement.
1. On voit que des terres en friche, quand elles sont grasses et fertiles, foisonnent d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les maintenir en bon état à notre usage, il faut les travailler et les ensemencer. On voit que des femmes produisent d’elles-mêmes des morceaux et des amas de chair informes[37], mais que pour obtenir une bonne génération naturelle, il faut les engrosser d’une semence extérieure.
2. Il en est de même de nos esprits : si on ne les occupe pas avec quelque chose qui les bride et les contraigne, ils se jettent sans retenue par-ci, par-là, dans le terrain vague de l’imagination.
Comme dans un vase d’airain, la surface de l’eau
réfléchit en tremblant le soleil ou la lune rayonnante,
la lumière voltige partout, s’élève dans les airs
et frappe tout en haut les lambris du plafond
[Virgile, Énéide, VIII, 22-26]
Et il n’est folie ni délire qu’ils ne produisent en cette agitation.
Ils se forgent des chimères,
qui sont comme des songes malades.
[Horace, Art Poétique, 7]
L’esprit qui n’a point de but se disperse car, comme on dit,
C’est n’être nulle part que d’être partout.
[Martial, VII, 3][38]
3. Dernièrement, je me suis retiré chez moi[39], décidé autant que le pourrais à ne rien faire d’autre que de passer en me reposant, à l’écart, le peu de temps qui me reste à vivre. Il me semblait que je ne pouvais faire une plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oisiveté, à s’entretenir lui-même, s’arrêter et se retirer en lui-même. J’espérais qu’il pourrait le faire désormais plus facilement, étant devenu, avec le temps, plus pondéré et plus mûr.
4. Mais je découvre que
L’oisiveté dissipe toujours l’esprit en tous sens
[Lucain, La Pharsale, IV, 704]
et que, au contraire, comme un cheval échappé, il se donne cent fois plus de mal pour lui-même qu’il n’en prenait pour les autres. Et il me fabrique tant de chimères et de monstres extraordinaires les uns sur les autres, sans ordre et sans raison, que pour en examiner à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé à mettre cela par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.[40]
1. Il n’est pas un homme à qui il convient moins que moi de vouloir parler de la mémoire : je n’en trouve quasi pas trace en moi, et je ne pense pas qu’il y en ait une autre au monde qui soit aussi étonnamment défaillante. Toutes mes autres facultés sont médiocres et banales, mais pour celle-là, je pense être exceptionnel et très rare, et digne en cela de me faire un nom et une réputation…
2. Outre l’inconvénient naturel que cela me cause – car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer grande et puissante déesse – si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, les gens disent qu’il n’a point de mémoire. Et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et refusent de me croire, comme si je m’accusais d’être un insensé : ils ne voient pas de différence entre mémoire et intelligence.
3. C’est bien aggraver mon cas et me faire du tort, car à l’expérience, on voit plutôt, au contraire, que les mémoires excellentes se trouvent généralement chez les simples d’esprit. Et par dessus le marché, alors que je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l’amitié, ce sont les mêmes mots dont on se sert pour accuser mon mal et désigner l’ingratitude ! On s’en prend à mon affection, et de là à ma « mémoire » ; d’un défaut de ma constitution, on fait un défaut de ma conscience… Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; il ne s’est pas souvenu de dire, ou de faire, ou de taire cela pour moi.
4. Certes, je peux facilement oublier ; mais pas négliger ce dont un ami m’a chargé. Qu’on se contente de mon handicap, sans en faire une sorte de méchanceté ! et une méchanceté si éloignée de mon tempérament… Je me console pourtant un peu, en me disant que c’est un mal dont j’ai surtout tiré le moyen d’en corriger un pire, et qui se serait facilement développé chez moi : à savoir, l’ambition. Car mon handicap est rédhibitoire pour qui veut se mêler de relations publiques.
5. Et comme le montrent plusieurs exemples du même type où la nature a fait son œuvre, à mesure que cette faculté s’est affaiblie, elle en a fortifié d’autres : je laisserais facilement reposer et s’alanguir mon esprit, comme font les autres, sans chercher à l’exercer, si les idées nouvelles et les opinions des autres m’étaient fournies par la mémoire. Et mon discours en est plus mesuré, car le magasin de la mémoire est généralement bien mieux fourni que ne l’est celui de l’invention. Si la mémoire m’eût secouru, j’eusse assommé tous mes amis de mon bavardage, car bien des sujets, éveillant en moi cette faculté que j’ai de les manier et de les employer, eussent suscité et activé mes discours.
6. C’est pitoyable. J’en vois la preuve chez certains de mes meilleurs amis : comme leur mémoire leur fournit les choses en entier et comme présentes, ils font commencer leur narration de si loin en arrière, et la chargent de tant de circonstances inutiles, que si l’histoire était bonne, elle s’en trouve comme étouffée, et que si elle ne l’était pas, vous maudissez bientôt, ou la qualité de leur mémoire, ou la médiocrité de leur jugement.
7. C’est une chose difficile que de terminer un exposé, et de l’interrompre quand on est lancé. Il n’est rien où l’on reconnaisse mieux la qualité d’un cheval qu’en le faisant s’arrêter net. Même parmi ceux qui savent parler avec à propos, j’en vois qui voudraient terminer leur course, mais ne le peuvent pas. Pendant qu’ils cherchent l’endroit où s’arrêter, ils débitent des balivernes en traînant la patte comme s’ils défaillaient de faiblesse. Les vieillards, surtout, sont dangereux : ils se souviennent des choses passées, mais oublient ce qu’ils ont déjà dit. J’ai vu des récits bien plaisants devenir très ennuyeux dans la bouche d’un grand personnage, chacun ayant déjà entendu cela cent fois !
8. Autre avantage de mon défaut de mémoire : j’oublie facilement les offenses reçues. Comme le disait un auteur ancien : il me faudrait un aide-mémoire, comme avait Darius qui, pour ne point oublier l’offense qu’il avait subie de la part des Athéniens, avait ordonné qu’un page vînt, à chaque fois qu’il se mettait à table, lui glisser dans l’oreille : « Sire, souvenez-vous des Athéniens ! » Et pour moi, les lieux et les livres que je revois m’apparaissent toujours sous les plaisantes couleurs de la nouveauté.
9. Ce n’est pas sans raison qu’on dit que celui qui n’a pas une bonne mémoire ne doit pas s’aviser de mentir. Je sais bien que les grammairiens[41] font une différence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu’un mensonge est une chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie, et que la définition du mot « mentir » en Latin, d’où vient notre Français, signifie « aller contre sa conscience » ; que par conséquent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu’ils savent être faux, et qui sont bien ceux dont je parle. Or ceux-là, ou bien inventent de toutes pièces, ou bien déguisent et modifient quelque chose qui était vrai à la base.
10. Quand ils déguisent et modifient, si on les amène à refaire souvent le même récit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu’ils racontent s’étant inscrit en premier dans la mémoire et s’y étant incrusté, par la voie de la connaissance et du savoir, il se présente forcément à l’imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut évidemment y être aussi fermement installée. Et les circonstances de la version originelle, revenant à tout coup à l’esprit, font perdre le souvenir de ce qui n’est que pièces rapportées, fausses, ou détournées.
11. Quand ils inventent tout, comme il n’y a nulle trace contraire qui puisse venir s’inscrire en faux, ils semblent craindre d’autant moins de se contredire. Mais ce qu’ils inventent, parce que c’est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n’est pas très sûre. J’en ai fait souvent l’expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui prétendent ne donner à leurs discours que la forme nécessaire aux affaires qu’ils négocient, et qui plaise aux puissants à qui ils parlent. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience étant sujettes à bien des changements, il faut que ce qu’ils disent change aussi à chaque fois.
12. D’où il découle que d’une même chose ils disent tantôt blanc, tantôt noir ; à telle personne d’une façon, et à telle autre d’une autre. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu’ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence ? Sans parler du fait qu’ils se coupent si souvent eux-mêmes ; car qui aurait assez de mémoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu’ils ont brodées autour d’un même sujet ? J’en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la réputation de cette belle habileté, et qui ne voyaient pas que si la réputation y est, l’efficacité y fait défaut.
13. En vérité, mentir est un vice abominable, car nous ne sommes des hommes et nous ne sommes liés les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions toute l’horreur et le poids, nous le poursuivrions pour le châtier par le feu, plus justement encore que d’autres crimes. Je trouve qu’on perd son temps bien souvent à châtier des erreurs innocentes chez les enfants, très mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actes inconsidérés, qui ne laissent pas de traces et n’ont pas de suite. Mais mentir, et un peu au-dessous, l’obstination, me semblent être ce dont il faudrait absolument combattre l’apparition et les progrès : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. Et quand on a laissé prendre ce mauvais pli à la langue, c’est étonnant de voir combien il est difficile de s’en défaire. C’est pour cette raison que nous voyons des hommes honnêtes par ailleurs y être sujets et asservis. J’ai un tailleur qui est un bon garçon, mais à qui je n’ai jamais entendu dire une seule vérité, même quand cela pourrait lui être utile !
14. Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, la situation serait meilleure, car il nous suffirait de prendre pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille formes et un champ d’action sans limites.
Pour les Pythagoriciens le bien est certain et défini, le mal infini et indéterminé. Mille traits ratent la cible, un seul l’atteint. Certes je ne prétends pas que je puisse m’empêcher, pour échapper à un danger évident et extrême, de proférer un gros et solennel mensonge… Un ancien Père[42] a dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu, qu’en celle d’un homme dont le langage nous est inconnu.
« En sorte que, pour l’homme, un étranger n’est pas un homme »
[Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 1]
Et combien le langage trompeur est moins sociable que le silence !
15. Le Roi François Ier se vantait d’avoir enfermé dans ses contradictions Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, Duc de Milan, homme très réputé dans l’art de la conversation. Ce dernier avait été envoyé pour excuser son maître auprès de Sa Majesté, à propos d’un fait de grande importance, qui était celui-ci : le Roi, pour maintenir malgré tout quelques connivences en Italie d’où il venait d’être chassé, et particulièrement dans le Duché de Milan, avait imaginé de mettre auprès du Duc un gentilhomme de son parti, qui serait son ambassadeur officieux, mais avec l’apparence d’être là à titre privé, faisant semblant d’y être pour ses affaires personnelles. Car le Duc, qui dépendait beaucoup plus de l’Empereur, étant en train de négocier un mariage avec la nièce de ce dernier – fille du Roi de Danemark, et maintenant Douairière de Lorraine – ne pouvait laisser voir sans danger pour lui qu’il avait quelques relations et conversations avec nous. À cette fin, donc, se trouva convenir un gentilhomme milanais, écuyer d’écurie chez le Roi, et nommé Merveille.
16. Celui-ci, dépêché avec des lettres de créance secrètes, et des instructions comme ambassadeur, mais aussi avec d’autres lettres de recommandation envers le Duc à propos de ses affaires particulières, pour le déguisement et l’apparence, demeura si longtemps auprès du Duc que l’Empereur en conçut quelque soupçon, et qu’il provoqua ce qui suit d’après ce que je sais : sous le prétexte de quelque meurtre, voilà le Duc qui fait trancher la tête de notre homme en pleine nuit, et le procès bâclé en deux jours.
17. Messire Francisque arriva bientôt, muni d’une longue version falsifiée de cette histoire, car le Roi s’était adressé, pour en demander raison, à tous les Princes de la Chrétienté et au Duc lui-même. Il fut entendu à l’audience du matin, et pour soutenir sa cause, avait établi et présenta plusieurs belles versions de l’événement.
18. Il prétendait que son maître n’avait jamais pris le pauvre homme que pour un gentilhomme privé, et un de ses sujets, venu à Milan pour ses affaires, et qui n’avait jamais vécu là sous une autre identité, niant avoir su qu’il appartenait à la maison du Roi, et prétendant même qu’il ne le connaissait pas, et que donc il n’avait pu le prendre pour un ambassadeur.
Alors le Roi, à son tour, le pressant de questions et d’objections, et l’attaquant de toutes parts, l’accula pour finir sur la question de l’exécution faite de nuit, comme à la dérobée. À quoi le pauvre homme, embarrassé, répondit, pour faire celui qui est au courant des usages, que pour le respect de Sa Majesté, le Duc eût été bien contrarié que cette exécution se fasse en plein jour !…
On peut penser comment il lui fut répondu, s’étant si lourdement trahi, et devant un nez aussi plein de flair que celui du Roi François [Ier]…
19. Le Pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d’Angleterre, pour le remonter contre le roi français. [43] L’ambassadeur ayant été interrogé sur sa charge, et le Roi d’Angleterre s’étant arrêté dans sa réponse aux difficultés qu’il rencontrait dans les préparatifs nécessaires pour combattre un roi si puissant, tout en évoquant quelques raisons à cela, l’ambassadeur répliqua mal à propos qu’il les avait lui aussi envisagées de son côté, et les avait bien expliquées au Pape. De ces paroles, si éloignées de ce qu’il venait de proposer, en le poussant à la guerre sans délai, le roi d’Angleterre en tira le premier indice de ce qu’il découvrit effectivement par la suite, à savoir que cet ambassadeur penchait personnellement du côté de la France. Il en avertit son maître : ses biens furent confisqués, et il s’en fallut de peu qu’il n’en perdît aussi la vie.
Jamais toutes les faveurs ne furent données à tous[44].
1. Aussi voyons-nous que pour le don de l’éloquence, les uns ont facilité et promptitude, et, comme on dit la répartie si aisée, qu’à tout bout de champ ils y sont prêts. Les autres, plus lents, ne disent jamais rien qui n’ait été élaboré et prémédité. On conseille aux dames de pratiquer les jeux et exercices du corps qui avantagent ce qu’elles ont de plus beau. De la même façon, si j’avais à donner mon avis sur les deux avantages différents de l’éloquence dont, à notre époque, il semble que les prédicateurs et les avocats fassent surtout profession, je verrais mieux le lent en prédicateur, et l’autre en avocat.
2. C’est que la charge du premier lui donne autant de loisir qu’il lui plaît pour se préparer, et que son intervention se déroule ensuite d’une seule traite, sans qu’il en perde le fil, alors que les occasions qui s’offrent à l’avocat le contraignent d’entrer en lice à toute heure, que les réponses imprévisibles de la partie adverse le font dévier de sa route et qu’il lui faut alors sur-le-champ adopter un nouveau plan.
3. Mais à l’inverse, pourtant, voici ce qui arriva lors de l’entrevue du Pape Clément[45] et du Roi François à Marseille : monsieur Poyet, homme nourri toute sa vie au barreau[46] et avocat de grande réputation, chargé de faire le discours à l’adresse du Pape, l’avait préparé longtemps à l’avance, au point, à ce qu’on dit, de l’avoir apporté de Paris tout fait.
4. Et voilà que le jour même où il devait prononcer son discours, le Pape, craignant qu’on lui tînt des propos qui eussent pu offenser les ambassadeurs des autres Princes qui l’entouraient, informa le Roi du sujet qui lui semblait le plus approprié au moment et au lieu, et qui se trouva malheureusement être complètement différent de celui sur lequel monsieur Poyet avait tant transpiré ! De sorte que sa harangue devenait inutile, et qu’il lui en fallait sur le champ recomposer une autre… Et comme il s’en sentait incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal Du Bellay s’en chargeât.
5. Le rôle de l’avocat est plus difficile que celui de prédicateur. Et pourtant nous trouvons plus de médiocres, à mon avis, chez les avocats que chez les prédicateurs, au moins en France.
6. Il semble que ce soit plutôt la caractéristique de l’esprit que d’avoir une réaction prompte et soudaine, et celle du jugement d’être lente et posée. Mais celui qui demeure complètement muet s’il n’a pas le loisir de se préparer, et celui à qui ce loisir même ne donne pas l’avantage de mieux parler, sont tous deux également bizarres. On dit de Severus Cassius[47] qu’il parlait mieux sans y avoir pensé, qu’il devait plus à la chance qu’à son talent, qu’il tirait avantage d’être dérangé quand il parlait, et que ses adversaires craignaient de le piquer au vif, de peur que la colère ne le fît redoubler d’éloquence.
7. Je connais par expérience ce tempérament qui ne peut supporter une réflexion préalable, appliquée et laborieuse : s’il ne procède gaiement et librement, il ne fait rien qui vaille. De certains ouvrages, nous disons qu’ils sentent la sueur, à cause de cette sorte de rudesse et d’âpreté que le travail imprime dans les œuvres où il a tenu une grande place. Mais outre cela, le souci de bien faire, et cette contraction de l’esprit trop tendu vers son entreprise le brise et le contrarie, comme l’eau qui, trop pressée par son abondance et sa violence, ne peut trouver d’issue suffisante, même s’il existe un orifice.
8. Le tempérament dont je parle ne demande pas à être secoué et aiguillonné par de fortes passions, comme la colère de Cassius, car ce mouvement serait trop brutal pour lui ; il lui faut être réchauffé et réveillé par des causes extérieures, immédiates et fortuites. S’il est laissé à lui-même, il ne fait que traîner et languir : l’agitation est sa vie et son charme.
9. Je n’ai pas une bonne maîtrise de moi : le hasard a chez moi un plus grand rôle que je n’en ai moi-même ; l’occasion qui se présente, la compagnie qui m’entoure, le mouvement même de ma voix, tout cela tire plus profit de mon esprit que lorsque que je le sonde et l’utilise par-devers moi. Aussi ses paroles valent mieux que ses écrits, si l’on peut faire un choix entre deux choses sans valeur.
10. Il m’arrive aussi de ne pas me trouver là où je me cherche, et je me trouve plus par le fait du hasard que par l’exercice de mon jugement. Supposons que je lance quelque subtilité en écrivant (disons plate pour un autre, mais piquante pour moi, – mais laissons toutes ces précautions oratoires, chacun le dit comme il peut). À peine ai-je lancé cette subtilité que je la perds de vue, et que je ne sais plus ce que je voulais dire ! Un étranger en découvre parfois le sens avant moi…
Si je prenais les ciseaux partout où cela m’arrive, je retrancherais tout de ce que j’ai écrit ! Le hasard viendra une autre fois tirer cela au clair, mieux encore qu’en plein midi, et je m’étonnerai alors de mes hésitations passées.
1. À propos des oracles, il est certain que bien avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à tomber en désuétude : Cicéron se demandait déjà quelle était la cause de leur déclin. Voici ses propres mots : « d’où vient qu’on ne rend plus d’oracles de cette sorte à Delphes, non seulement de nos jours, mais depuis longtemps, en sorte qu’il n’y a rien d’aussi méprisé ? » [Cicéron, De divinatione, II, 157]
2. Qu’il s’agisse des prédictions tirées de l’anatomie des bêtes lors des sacrifices, (prédictions qui selon Platon ont déterminé en partie l’arrangement naturel des organes internes) [48], ou tirées du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, (nous croyons que certains oiseaux sont nés pour servir l’art des augures[49], ou encore de la foudre, des tourbillons des rivières, les haruspices voient beaucoup de choses, les augures en prévoient beaucoup, beaucoup d’événements sont annoncés par les oracles, beaucoup par les devins, beaucoup par les songes, beaucoup par les prodiges[50] ou d’autres sortes de prédictions encore, sur lesquelles l’antiquité fondait la plupart de ses projets, tant publics que privés – notre religion les a abolies.
3. Il nous reste pourtant encore quelques moyens de divination par les astres, les esprits, les formes du corps, les songes, et ailleurs – exemple remarquable de la folle curiosité de notre nature, qui passe son temps à se préoccuper des choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire avec les présentes !
Pourquoi as-tu voulu, maître de l’Olympe,
ajouter cette angoisse aux maux des mortels,
qu’ils connaissent leurs malheurs futurs par de cruels présages ?
Que ton dessein conçu les frappe à l’improviste !
Que leur âme soit aveugle à leurs destins futurs !
Qu’ils puissent espérer au milieu de leurs craintes !
[Lucain, La Pharsale, II, 4,5, 6,14 et 19]
« Il n’y a aucun intérêt à connaître l’avenir. C’est en effet une misère de se tourmenter sans profit. »
[Cicéron, De natura deorum, XII, 6]
Mais l’autorité de la divination est désormais bien moindre.
4. Voilà pourquoi l’exemple de François Marquis de Saluces[51] m’a semblé remarquable. Lieutenant du Roi François 1er dans son armée d’Italie, infiniment favorisé par notre cour, et obligé du Roi pour le marquisat lui-même, qui avait été confisqué à son frère, alors qu’aucune occasion de faire cela ne se présentait, et que son affection même le lui interdisait, il fut terriblement épouvanté (cela est avéré), par les belles prédictions qu’on faisait alors courir de tous côtés à l’avantage de l’Empereur Charles-Quint, et à notre détriment (au point qu’en Italie, où ces folles prophéties avaient trouvé un large écho, une grande somme d’argent fut mise au change en raison de notre prétendue ruine prochaine). Tellement épouvanté, donc, qu’après s’être souvent plaint auprès de ses proches des malheurs qu’il voyait inévitablement se préparer pour la couronne de France et pour les amis qu’il y avait, il fit volte-face et changea de parti. Ce fut pourtant à son grand dommage, quelque constellation qu’il y eût alors dans le ciel…
5. Mais il se conduisit en homme tiraillé entre des passions opposées, car, ayant en son pouvoir des villes et des forces, l’armée ennemie sous les ordres d’Antoine de Leve étant à trois pas de lui, et que nous n’avions aucun soupçon de son revirement, il eût pu nous faire bien plus de mal qu’il ne nous en fit. Car sa trahison ne nous fit perdre aucun homme ni autre ville que Fossano – et encore, après l’avoir longtemps disputée.
C’est par prévoyance qu’un dieu
Cache dans l’ombre l’avenir ;
Et qu’il se rit de ce mortel
Qui s’affole plus que de raison.
Il est maître de lui, celui
Qui dit du jour « je l’ai vécu ! »
Qu’importe que demain, le Père
Emplisse le ciel d’un orage
Ou nous offre un pur soleil !
[Horace, Odes, III, XXIX, 29-32 et 40-44]
L’esprit, satisfait du présent,
Ne craint pas l’avenir.
[Horace, Odes, II, XVI, 25]
6. Et ceux qui croient le mot que voici, ont tort, au contraire :
Ils argumentent ainsi : s’il y a divination, il y a des dieux, et s’il y a des dieux, il y a divination.
Beaucoup plus sagement, Pacuvius écrit, lui :
Car ceux qui comprennent le langage des oiseaux,
ceux qu’un foie renseigne plus que leur raison,
mieux vaut les écouter que les croire.
7. Cet art de divination qu’on a tant vanté chez les Toscans[52], voici comment il naquit : un laboureur ouvrant profondément la terre de son coutre, en vit surgir Tagès, demi-dieu au visage enfantin, mais sage comme un vieillard. Et chacun d’accourir… Ses paroles et sa science, qui contenaient les principes et les moyens de cet art, furent recueillis et conservés pendant des siècles.
Voilà une naissance à l’image de ce qui s’en suivit…
8. J’aimerais mieux régler mes affaires en jouant aux dés que par ces balivernes. Il est vrai que dans tous les États on a toujours accordé un rôle important au hasard. Platon, dans l’organisation politique qu’il imagine à son gré[53], lui attribue la décision dans plusieurs domaines importants : il veut, entre autres choses, que les mariages se fassent par tirage au sort entre les « bons ». Et il donne tellement d’importance à ce choix par le sort que les enfants qui en naissent doivent être élevés dans le pays, tandis que ceux qui naissent des « mauvais » en seront chassés. Mais toutefois, si l’un de ces bannis venait par hasard à prouver en grandissant qu’on peut attendre quelque chose de lui, on pourra le faire revenir. Et à l’inverse, on pourra aussi exiler celui d’entre les élus qui décevrait, par son adolescence, les espoirs mis en lui.
9. J’en vois qui étudient et annotent leurs Almanachs, et nous en allèguent l’autorité pour tout ce qui se passe. Mais à dire tant de choses, il faut bien que s’y trouvent des vérités et des mensonges…
Quel est celui qui, tirant toute la journée, n’atteindrait pas le but, parfois ?
[Cicéron, De divinatione, II, 59]
Ce n’est pas parce qu’il leur arrive de tomber juste que mon estime pour eux en est renforcée.
10. Il y aurait plus de certitude dans ce qu’ils disent s’ils avaient pour règle de mentir toujours. D’autant que personne ne tient registre de leurs erreurs, parce qu’elles sont ordinaires et innombrables. Et pourtant on fait valoir leurs divinations parce qu’elles sont rares, difficiles à croire, et étonnantes. Comme Diagoras, surnommé « l’Athée », se trouvait dans l’île de Samothrace, celui qui lui montrait dans le Temple la quantité d’ex-voto et de portraits donnés par ceux qui avaient échappé au naufrage, lui dit alors : « Eh bien ! Vous qui pensez que les Dieux se désintéressent des choses humaines, que dites-vous de tant d’hommes sauvés par leur entremise ? » À quoi Diagoras répondit : « mais ceux qui sont morts noyés et qui sont bien plus nombreux, on ne les a pas peints. »
11. Cicéron dit que parmi tous les philosophes qui ont admis l’existence des Dieux, seul Xénophane de Collophon a essayé de déraciner toute sorte de divination. Il n’est donc guère étonnant que l’on ait pu voir certains de nos esprits princiers faire cas de ces sottises, et à leur détriment d’ailleurs.
12. Je voudrais bien avoir vu de mes propres yeux les deux merveilles que voici : la première est le livre de Joachim, abbé de Calabre, qui prédisait tous les Papes futurs, avec leurs noms et leurs traits. La deuxième est celui de Léon l’Empereur[54] qui prédisait les Empereurs et les Patriarche de la Grèce. Mais ce que j’ai vu de mes propres yeux, par contre, c’est que dans les troubles de la société, les hommes, frappés de stupeur par ce qui leur arrive, recherchent dans le ciel, comme dans toutes les superstitions, les causes et les signes annonciateurs de leurs misères.
13. Et ils y parviennent curieusement si bien, de nos jours, qu’ils ont fini par me persuader qu’il y a là un jeu pour les esprits subtils et oisifs, et que ceux qui sont habitués à cet art qui consiste à manipuler et dévoiler le sens des textes seraient bien capables, dans n’importe lequel, de trouver à la fin ce qu’ils y cherchent. Mais ils y ont beau jeu, car à ce langage obscur, ambigu et fantastique des textes prophétiques, leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité puisse lui appliquer celui qui lui conviendra.
14. Le démon de Socrate était peut-être une sorte d’impulsion de la volonté, qui lui venait sans le secours de la parole. En un esprit bien épuré comme le sien, et préparé par le continuel exercice de la sagesse et de la vertu, il est vraisemblable que ces avertissements, quoique prématurés et confus, de par leur importance, aient toujours mérité d’être suivis. Chacun de nous a ressenti en lui ces sortes d’agitations dues à une pensée qui le traverse, de façon aussi véhémente que fortuite. À moi de leur donner alors quelque autorité, moi qui en donne si peu à la sagesse.
15. J’ai éprouvé de semblables mouvements, peu raisonnés, mais faits de persuasion ou de dissuasion violentes, si fréquents chez Socrate dit-on, par lesquels je me suis laissé emporter si utilement et avec tant de succès que l’on pourrait les considérer comme ayant quelque chose à voir avec l’inspiration divine.
1. La règle de la résolution et de la constance n’implique pas que nous ne devons pas nous protéger, autant que possible, des maux et des difficultés qui nous menacent, ni par conséquent d’avoir peur qu’ils nous surprennent. Au contraire, tous les moyens honnêtes de se garantir contre les maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance consiste principalement à supporter vaillamment les malheurs pour lesquels il n’est pas de remède. Si bien qu’il n’y a pas d’acrobatie du corps ni de passe d’armes de main que nous devions trouver mauvaises si cela peut nous garantir contre le coup qu’on nous porte.
2. Plusieurs nations très belliqueuses se servaient, dans leurs faits d’armes, de la fuite comme avantage décisif, et en tournant le dos à l’ennemi se montraient en fait plus dangereux que face à face avec lui. Les Turcs en ont gardé quelque chose.
Et Socrate, dans l’ouvrage de Platon, se moque de Lachès, qui avait défini le courage ainsi : se tenir fermement à sa place contre les ennemis. « Quoi ? Ce serait donc une lâcheté que de les battre en leur laissant la place ? » Et de citer Homère, qui loue chez Énée la science de la fuite.
3. Et comme Lachès, se ravisant, reconnaît cet usage chez les Scythes, et pour en finir, chez tous les cavaliers, il lui donne encore l’exemple des fantassins de Sparte (nation entre toutes entraînée à se battre fermement) qui, pendant la bataille de Platées, ne parvenant pas à percer la phalange perse, imaginèrent de s’écarter et faire machine arrière, faisant croire ainsi à leur fuite, ce qui leur permit de rompre et disloquer cette masse quand elle fut lancée à leur poursuite, et de remporter ainsi la victoire.
4. À propos des Scythes, on dit d’eux[55] que quand Darius alla les soumettre, il fit à leur Roi force reproches parce qu’il le voyait toujours reculer devant lui, et éviter la mêlée. À quoi Indathyrsez (c’était son nom) répondit-il que ce n’était pas parce qu’il avait peur de lui, ni d’aucun homme vivant, mais que c’était la façon de faire de son peuple puisqu’elle n’avait ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, rien dont elle puisse redouter que l’ennemi fît son profit, mais que s’il avait tellement envie d’en découdre, qu’il approche un peu de leurs anciennes sépultures, et là, il trouverait à qui parler.
5. Toutefois, pendant les canonnades, quand on est pris pour cible, comme cela se produit souvent en temps de guerre, il ne convient pas de bouger sous la menace du coup : sa violence et sa rapidité le rendent inévitable, et il en est plus d’un qui, pour avoir levé la main ou baissé la tête a pour le moins fait rire ses compagnons.
6. Lors de l’expédition que l’Empereur Charles-Quint lança contre nous en Provence[56], le Marquis de Guast étant allé reconnaître la ville d’Arles, et s’étant mis hors du couvert que lui offrait un moulin à vent, grâce auquel il avait pu s’approcher, fut aperçu par le Seigneur de Bonneval et le Sénéchal de l’Agenais, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils l’indiquèrent au seigneur de Villiers, commissaire de l’artillerie, qui braqua si bien une couleuvrine, que si le Marquis n’avait vu à temps qu’on y mettait le feu et ne s’était jeté de côté, il eût reçu la décharge dans le corps, assurément[57].
7. De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, Duc d’Urbin, père de la Reine mère, assiégeant la ville de Mondolfo en Italie, dans les terres dites du Vicariat, voyant qu’on mettait le feu à une pièce braquée sur lui, plongea comme un canard – et bien lui en prit ; car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, l’eût certainement atteint en pleine poitrine.
8. À vrai dire, je ne crois pas que ces mouvements se fassent après réflexion… Car comment pourriez-vous juger si la visée est haute ou basse pour des choses aussi soudaines ? Il est bien plus vraisemblable que la chance récompensa leur frayeur et que ce serait, en une autre occasion, aussi bien le moyen de s’exposer au coup que de l’éviter.
9. Je ne puis m’empêcher de tressaillir au bruit d’une arquebuse tirée à l’improviste à mes oreilles, et en un lieu où je n’ai nulle raison de m’y attendre ; j’ai vu cela aussi chez beaucoup d’autres qui valent mieux que moi.
10. Les stoïciens eux-mêmes ne demandent pas que l’âme de leur sage puisse résister aux premières visions et imaginations qui lui surviennent ; ils admettent comme une sujétion naturelle qu’il puisse être ému par le fracas du tonnerre ou l’écroulement d’une bâtisse, jusqu’à en devenir pâle et oppressé. Il en est de même pour les autres émotions, pourvu que son opinion demeure sauve et intacte, et que le fond de son raisonnement n’en subisse aucune atteinte ou altération quelconque, et qu’il n’accorde aucune valeur à son effroi ni à sa souffrance. Pour celui qui n’est pas un sage, il en va de même pour la première partie cette règle, mais tout autrement dans la deuxième. Car l’effet des émotions, chez lui, ne demeure pas superficielle, mais elle le pénètre jusqu’à atteindre le siège même de sa raison, l’infecte et le corrompt. Il juge alors selon elles, et s’y soumet. Voyez ici clairement et complètement dans quel état se trouve le sage stoïque :
« Son esprit demeure inflexible, ses larmes coulent en vain. »
[Virgile, Énéide, IV, 449]
Le sage péripatéticien n’échappe pas à ces perturbations, mais il les tempère.
1. Il n’est pas de sujet, si minime soit-il, qui ne mérite de figurer dans cet assemblage[58].
Selon la règle courante, ce serait une notable impolitesse, s’il s’agit d’un égal, et plus encore s’il s’agit d’un personnage important, de ne pas être chez vous quand il vous aurait averti qu’il allait y venir. Et la reine de Navarre ajoutait à ce propos que c’était une impolitesse pour un gentilhomme que de partit de sa maison, comme on le fait généralement, pour aller au-devant de celui qui vient le voir, si puissant soit-il ; et qu’il est plus respectueux et poli de l’attendre, pour le recevoir, ne fût-ce que de peur de manquer sa route : il suffit de l’accompagner à son départ.
2. Pour moi, j’oublie souvent l’un et l’autre de ces vains devoirs, comme je retranche de ma maison autant que je le puis toute cérémonie. Quelqu’un s’en offense. Qu’y puis-je ? Il vaut mieux que je l’offense une fois que de me faire offense à moi-même tous les jours !… ce serait un esclavage permanent. À quoi bon fuir la servitude des cours, si c’est pour la ramener jusque dans sa tanière ?
3. C’est aussi une règle commune à toutes les assemblées que c’est aux moins importants de se trouver les premiers au rendez-vous, alors que les plus en vue ont en quelque sorte le droit de se faire attendre. Pourtant, lors de l’entrevue organisée entre le pape Clément V et le roi François 1er, à Marseille[59], le roi ayant ordonné les préparatifs, s’éloigna de la ville, et laissa deux ou trois jours au pape pour qu’il puisse faire son entrée et se reposer, avant de venir le trouver. De même, à l’arrivée du pape et de l’empereur à Boulogne, l’empereur permit au pape d’y être le premier, et y vint après lui.
4. C’est, dit-on, le cérémonial ordinaire dans les rencontres entre Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu convenu, et même avant celui chez qui se fait cette rencontre. Et cela, afin de montrer que c’est le plus grand que les inférieurs vont trouver, qu’ils sont les demandeurs, et non l’inverse.
5. Ce n’est pas seulement chaque pays, mais chaque cité et chaque métier qui a son cérémonial particulier. J’y ai été soigneusement éduqué dès l’enfance, et ai vécu en assez bonne compagnie pour ne pas ignorer les règles de notre politesse française, et je pourrais même les enseigner. J’aime les suivre, mais pas de façon si craintive que ma vie en soit prisonnière. Elles ont quelques aspects pénibles, mais ceux-là, si on les oublie délibérément, et non par erreur, on n’en est pas moins distingué pour autant. J’ai vu souvent des hommes impolis par trop de civilités, et devenir importuns à force de courtoisie.
6. C’est au demeurant une connaissance[60] très utile que celle de l’entregent. Elle favorise, comme la grâce et la beauté, les premiers contacts en société, et prépare la familiarité. Par conséquent, elle nous permet de nous instruire par les exemples d’autrui, et de faire valoir le nôtre, s’il a quelque chose d’instructif et qui soit communicable.
1. Comme toutes les autres vertus, la vaillance a ses limites. Si on les franchit, on se retrouve du côté du vice : en passant par chez elle, on peut aboutir à la témérité, à l’obstination et à la folie, si on n’en connaît pas bien les bornes, en vérité malaisées à déterminer sur les confins de ces trois-là. De ces considérations est née l’habitude que nous avons, dans les guerres, de punir, et même de mort, ceux qui s’obstinent à défendre une place-forte qui, selon les règles militaires, ne pourra résister au siège qui en est fait. Car sinon, et avec l’espoir de l’impunité, n’importe quelle bicoque suffirait pour tenter d’arrêter une armée !
2. Monsieur le Connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant été chargé de franchir le Tessin et de s’installer dans les faubourgs Saint-Antoine, et empêché de le faire par une tour située au bout du pont, qui s’obstina jusqu’au bout, fit pendre tous ceux qu’il trouva encore dedans.
3. Et depuis encore, comme il accompagnait Monsieur le Dauphin dans son voyage en Italie, ayant pris d’assaut le château de Villane, et tout ceux qui étaient dedans ayant été taillé en pièces par la furie des soldats, hormis le Capitaine et l’Enseigne, il les fit pendre et étrangler pour la même raison. C’est aussi ce que fit le Capitaine Martin Du Bellay, alors Gouverneur de Turin, dans le même pays, au Capitaine commandant Saint-Bony, le reste de ses gens ayant été massacré lors de la prise de la place.
4. Mais comme le jugement sur la valeur ou la faiblesse du lieu se fait selon l’estimation des forces qui l’assaillent (car on aurait raison de résister à deux couleuvrines seulement, alors qu’il faudrait être enragé pour affronter trente canons), et tient compte aussi de l’importance du Prince conquérant, de sa réputation, du respect qu’on lui doit, on risque fort de faire pencher un peu la balance de ce côté-là.
5. Et c’est pour les mêmes raisons que certains ont une si haute opinion d’eux-mêmes et de leurs capacités, que ne pouvant s’imaginer qu’il y ait qui que ce soit capable de leur tenir tête, ils portent le fer partout où ils trouvent de la résistance, tant que leur chance ne tourne pas ; c’est ce que l’on voit par les formes des sommations et des défis que les Princes d’Orient et leurs successeurs encore ont l’habitude de s’adresser, fières, hautaines, et pleines d’un ton barbare[61].
6. Et dans la région par laquelle les Portugais s’attaquèrent aux Indes, ils trouvèrent des États observant cette loi universelle et inviolables, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, est exclu de tout accord de rançon ou de grâce. Ainsi, par dessus tout, il faut se garder, si l’on peut, de tomber entre les mains d’un juge ennemi, victorieux et armé.
1. J’ai entendu autrefois un prince et très grand capitaine déclarer qu’un soldat ne pouvait être condamné à mort pour lâcheté. C’est qu’on venait justement, étant à table, de lui faire le récit du procès du seigneur de Vervins[62], qui fut condamné à mort pour avoir livré Boulogne.
En vérité, il est juste qu’on fasse une grande différence en entre les fautes qui nous viennent de notre faiblesse et celles qui nous viennent de notre malignité.
2. C’est que, en effet, avec ces dernières, nous nous sommes opposés sciemment aux règles de la raison que la nature a mises en nous, et que pour les premières, il semble que nous puissions en appeler à la nature elle-même qui nous a mis dans cet état d’imperfection et de défaillance. C’est pourquoi beaucoup de gens ont pensé qu’on ne pouvait nous reprocher que ce que nous faisons contre notre conscience : et c’est sur cette règle que se fonde en partie l’opinion de ceux qui réprouvent les punitions capitales infligées aux hérétiques et aux mécréants, et celle qui établit qu’un avocat et un juge ne puissent être incriminés de ce que, par ignorance, ils ont failli à leur charge.
3. Mais pour la couardise, il est certain que l’attitude la plus commune est de la châtier par la honte et l’ignominie. On dit que cette règle a été instituée par le législateur Charondas, et qu’avant lui, les lois de la Grèce punissaient de mort ceux qui s’étaient enfuis lors d’une bataille ; il ordonna seulement, quant à lui, qu’ils fussent exposés trois jours durant sur la place publique, vêtus de robes de femme. Et il espérait que leur ayant fait retrouver leur courage par ce traitement honteux, ils pourraient de nouveau être utiles.
Songe plutôt à faire monter le sang au visage d’un homme qu’à le répandre.
[Tertullien, Apologétique]
4. Il semble aussi que les lois romaines punissaient autrefois de mort celui qui avait fui, car Ammien Marcellin dit que l’empereur Julien condamna dix soldats, qui avaient tourné le dos à une charge contre les Parthes, à être dégradés, puis à être mis à mort suivant, dit-il, les lois anciennes. Et pourtant, ailleurs, pour une faute semblable, il en condamne d’autres seulement à se tenir parmi les prisonniers et y être considérés comme de simples bagages.
5. La sévère condamnation du peuple romain contre les soldats qui s’étaient échappés de la bataille de Cannes, et dans la même guerre, contre ceux qui accompagnèrent Cn. Fulvius dans la défaite, n’alla pas jusqu’à la mort. On peut pourtant craindre que la honte ne les désespère et les rende non seulement indifférents, mais ennemis.
6. Du temps de nos pères, le seigneur de Franget, jadis Lieutenant de la compagnie de Monsieur le Maréchal de Chastillon, ayant été nommé Gouverneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude par Monsieur le Maréchal de Chabannes, et ayant rendu cette place aux Espagnols, fut condamné à être dégradé de noblesse, tant lui-même que sa postérité, déclaré roturier, soumis à l’impôt de la taille et il lui fut interdit de porter les armes. Cette terrible sentence fut exécutée à Lyon.
7. Depuis ce temps-là, la même punition fut appliquée à tous les gentilshommes qui se trouvèrent dans Guise lorsque le Comte de Nassau y entra, et d’autres encore. Toutefois, dans le cas d’une ignorance ou couardise si apparente et si grossière qu’elle surpasse toutes les autres, ce serait justice de la considérer comme une preuve de méchanceté et de malignité et de la châtier comme telle.
1. Au cours de mes voyages, afin d’apprendre toujours quelque chose par les conversations que j’ai avec les gens (ce qui est une des meilleures écoles qu’on puisse trouver), j’ai pour habitude de ramener toujours ceux avec qui je parle aux sujets qu’ils connaissent le mieux.
Que le capitaine parle des vents,
Le laboureur des taureaux,
Le guerrier de ses blessures,
Et le berger des troupeaux.
[Properce, II, 1,43][63]
2. Car il advient bien souvent, au contraire, que chacun choisit de discourir d’un métier autre que le sien, estimant se faire ainsi une nouvelle réputation. En témoigne le reproche qu’Archidamos fit à Périandre en lui disant qu’il abandonnait la gloire d’un bon médecin pour celle d’un mauvais poète.
3. Voyez combien César passe de temps à nous exposer ses inventions dans la construction de ponts et de machines de guerre, et combien, à l’inverse, il est discret quand il parle des aspects propres à son métier, de sa vaillance et de la conduite de son armée. Ses exploits prouvent assez qu’il est un excellent capitaine ; mais il veut être reconnu comme un excellent ingénieur, ce qui est tout de même assez différent !
4. Denys l’Ancien était un grand chef de guerre, comme il convenait à son rang. Mais il se donnait un mal fou pour être reconnu plutôt par la poésie – à laquelle il n’entendait rien.
Un juriste, qu’on avait emmené il y a quelque temps visiter une étude bien fournie en toutes sortes de livres concernant son domaine et bien d’autres, ne trouva aucun commentaire à en faire ; mais il s’arrêta longuement pour critiquer durement et comme en connaisseur une balustrade qu’on avait installée sur l’escalier à vis de l’étude, que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans la remarquer et sans en être irrités.
Le bœuf aspire à la selle, le cheval aspire à labourer.
[Horace, Épîtres, I, 14]
Mais en se conduisant ainsi, on n’arrive jamais à rien.
5. Il faut donc s’efforcer de ramener toujours l’architecte, le peintre, le cordonnier et les autres, chacun à leur domaine. Et à ce propos, à la lecture des livres d’histoire, qui sont écrits par des gens de toutes sortes, j’ai pris l’habitude de chercher à savoir qui en sont les auteurs. Si ce sont des gens qui n’exercent que dans les Lettres, j’apprends chez eux particulièrement le style et le langage ; si ce sont des médecins, je les suis plus volontiers quand ils nous parlent de l’état de l’air, de la santé et de la complexion des princes, des blessures et des maladies. Si ce sont des jurisconsultes, il faut apprendre chez eux les controverses juridiques, les lois, l’organisation politique et autres choses du même genre. Si ce sont des théologiens, les affaires de l’Église, les règles de la censure ecclésiastique, les dispenses et les mariages. Si ce sont des courtisans, l’Étiquette et les cérémonials. Si ce sont des gens de guerre, ce qui est de leur compétence, et principalement les récits des exploits auxquels ils ont participé en personne. Si ce sont des ambassadeurs, les projets, les secrets, les opérations et la manière de les conduire.
6. Pour cette raison, ce sur quoi je serais passé sans m’arrêter chez un autre, je l’ai noté et remarqué en lisant l’Histoire du seigneur de Langey, très connaisseur en ces matières. Et voici de quoi il retourne :
L’empereur Charles-Quint avait fait de vives remontrances, durant le consistoire de Rome, en présence de l’évêque de Mâcon et du seigneur du Velly, nos ambassadeurs ; il y avait mêlé des paroles outrageuses à notre égard, et entre autres, que si ses capitaines et soldats n’étaient pas plus fidèles et plus experts en matière militaire que ceux du roi, il se passerait immédiatement la corde autour du cou pour aller lui demander sa miséricorde. (Et il semble bien qu’il en était persuadé, car deux ou trois fois dans sa vie, il répéta les mêmes choses). Il alla même jusqu’à défier le roi de combattre en chemise avec l’épée et le poignard, dans un bateau.
7. En racontant cela, le seigneur de Langey ajoute que les ambassadeurs, faisant leur rapport au roi sur cette affaire, lui en dissimulèrent la plus grande partie, et même lui cachèrent les deux derniers points. Or j’ai trouvé bien étonnant qu’il soit dans le pouvoir d’un ambassadeur de faire un choix dans les propos qu’il doit rapporter à son maître, surtout quand ils sont de si grande conséquence, venant d’une telle personne, et prononcés dans une si grande assemblée.
8. Il me semble que la fonction du serviteur devrait être plutôt de rapporter intégralement les choses, telles qu’elles se sont produites, afin que la liberté d’ordonner, de juger, et de choisir demeure celle du maître. Car lui altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à prendre quelque mauvais parti, en le laissant ignorant de ses affaires, cela me semble appartenir à celui qui dispense la loi, non à celui qui la reçoit, au tuteur et au maître d’école, non à celui qui doit se considérer comme inférieur, du point de vue de l’autorité, de la sagesse et du savoir-faire. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas être servi de cette façon dans mon modeste cas.
9. Nous nous soustrayons bien volontiers au commandement sous quelque prétexte, et accaparons un peu le pouvoir du maître : chacun aspire si naturellement à la liberté et à l’autorité, que rien n’est plus utile au supérieur, venant de ceux qui le servent, que leur simple et naturelle obéissance.
10. On corrompt la fonction du commandement quand on obéit par raison, et non par sujétion. P. Crassus, celui que les romains estimèrent cinq fois heureux lorsqu’il était consul en Asie, ayant ordonné à un ingénieur grec de lui faire amener le plus grand des deux mâts de navire qu’il avait vus à Athènes pour quelque engin de batterie qu’il voulait en faire, celui-ci, en vertu de sa science, se crut autorisé à faire un autre choix, et lui fit livrer le plus petit qui, selon son point de vue, était le plus convenable. Crassus, après avoir patiemment entendu ses explications, lui fit donner le fouet, accordant plus d’importance au respect de la discipline qu’à l’ouvrage lui-même.
11. On pourrait cependant considérer, d’autre part, qu’une obéissance aussi forcée ne concerne que les ordres précis et prévus à l’avance. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs points, dépend complètement de leur appréciation : ils n’exécutent pas simplement, mais forment et dirigent aussi, par l’avis qu’il donnent, la volonté du maître. J’ai vu de mon temps des personnes chargées de commandement réprimandées pour avoir obéi aux termes des lettres du roi plutôt qu’en fonction de la situation telle qu’elle se présentait à eux.
12. Les hommes de bon jugement critiquent encore aujourd’hui l’usage des rois de Perse de donner des ordres si précis à leurs agents et lieutenants que pour les moindres choses, ils devaient recourir de nouveau à leurs ordres. Dans un Empire aussi étendu, ce délai de transmission aurait souvent eu des conséquences néfastes sur leurs affaires. Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et l’informant de l’usage auquel il destinait ce mât, ne semblait-il pas lui demander son avis, et l’inciter à prendre une position personnelle ?
Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent,
Ma voix s’arrêta dans ma gorge » [Virgile, Énéide, II]
1. Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une étrange affection, et les médecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus dérailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : même pour le plus rassis, il est certain que pendant les accès, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaître tantôt les ancêtres sortis du tombeau et enveloppés dans leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mêmes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas changé un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers ? des roseaux et des bambous[64] en gendarmes et en lanciers ? Nos amis en ennemis ? Et la croix blanche en rouge[65] ?
2. Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était préposé à la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi à la première alarme, qu’il se jeta hors de la place, l’enseigne au poing, par une brèche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se réfugier à l’intérieur. Et ce n’est qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tête, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’où il était sorti ayant fait plus de trois cents pas à découvert[66].
3. Les choses ne tournèrent pas aussi bien pour l’enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol[67] nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il était si éperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtrière, et qu’il fut mis en pièces par les assaillants. Et pendant le même siège, on se souvient de la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort à terre, près d’une brèche, sans avoir reçu aucune blessure.
4. Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes opposées : l’une fuyait de l’endroit d’où l’autre partait.[68]
5. Tantôt la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantôt elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire à propos de l’Empereur Théophile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, il fut tellement frappé de stupeur et figé sur place qu’il ne pouvait se décider à fuir : « Tant la peur s’effraie même des secours »[69] jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant agrippé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutôt que de perdre l’Empire en étant fait prisonnier. »
6. La peur atteint son paroxysme, quand elle nous vient nous rendre le courage qu’elle a enlevé à notre devoir et à notre honneur. Lors de la première vraie[70] bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’épouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage à sa lâcheté, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfonça par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du même prix qu’elle eût payé une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur !
C’est qu’elle dépasse en âpreté toutes les autres épreuves.
7. Quelle émotion pourrait-elle être plus rude et plus juste que celle des amis de Pompée, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre ?[71]
8. Et cependant, la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à s’approcher d’eux, l’étouffa, d’une façon qui a été remarquée : ils ne se préoccupèrent alors que d’exhorter les mariniers à se presser, et de s’échapper à force de rames. Jusqu’au moment où, arrivés à Tyr, et libérés de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes, que cette émotion plus forte avait un moment suspendues.
« Alors la peur m’arrache du cœur toute espèce de sagesse. »
[Ennius, in Cicéron, Tusculanes, IV, VII]
9. À la guerre, ceux qui ont été bien éprouvés dans quelque bataille, on les ramène pourtant le lendemain au combat, encore blessés et ensanglantés. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez même pas regarder en face ! Ceux qui sont terrorisés à l’idée de perdre leurs biens, d’être exilés ou réduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, le serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d’être transpercés par la peur, se sont pendus, noyés ou précipités par terre [72] nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-même.
10. Les Grecs identifiaient une autre espèce de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais était due à une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des armées entières en étaient saisis. Comme ce fut le cas à Carthage, où elle produisit une extrême désolation. [73] On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis étaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que désordre et tumulte jusqu’au moment où, par des prières et des sacrifices, la colère des Dieux se trouva apaisée. On appelait cela « terreur panique ».
« Il faut toujours attendre la dernière heure d’un homme
et de personne on ne peut dire qu’il a été heureux
avant sa mort et ses funérailles »
[Ovide, Métamorphoses, III, 135]
1. Les enfants connaissent, à ce propos, l’histoire[74] du roi Crésus ; capturé par Cyrus et condamné à mort, sur le point d’être exécuté, il s’écria : « Ô Solon, Solon ! ». Cela fut rapporté à Cyrus, lequel s’enquit de ce que cela signifiait. Crésus lui expliqua qu’il vérifiait maintenant à ses dépens l’avertissement que lui avait donné autrefois Solon, selon lequel les hommes, quel que bonne figure que leur face le destin, ne peuvent se dire heureux avant d’avoir vu s’écouler le dernier jour de leur vie, tellement les choses humaines sont incertaines et diverses, au point qu’une variation minime peut les amener à passer d’un état à un autre complètement opposé.
2. Et pourtant voici ce que répondait Agésilas, à quelqu’un qui disait le roi de Perse heureux d’être parvenu fort jeune à une situation si importante : « Oui, mais Priam, à cet âge, n’était pas malheureux non plus[75]. » Parmi les rois de Macédoine successeurs du grand Alexandre, on trouve tantôt des menuisiers et des greffiers à Rome, des tyrans de Sicile, des maîtres d’école à Corinthe. Un conquérant de la moitié du monde, général de tant d’armées, devient un misérable suppliant aux pieds des médiocres fonctionnaires du roi d’Égypte : voilà ce qu’a coûté au grand Pompée la prolongation de sa vie pour cinq ou six mois…[76]
3. Et du temps de nos pères, Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité l’Italie contre nous, finit ses jours prisonnier à Loches, mais après y avoir passé dix ans, ce qui est bien le pire[77]. La plus belle reine, [78] veuve du plus grand roi de la chrétienté, ne vient-elle pas de mourir par la main du bourreau ? Indigne et barbare cruauté ! On pourrait citer mille exemples de la sorte. Car il semble que, comme les orages et les tempêtes sont piqués au vif par l’orgueilleuse allure de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits jaloux des grandeurs d’ici-bas : « Tant il est vrai qu’une force cachée renverse les puissances humaines, foule aux pieds l’orgueil des faisceaux et des haches impitoyables, et s’en fait un objet de dérision. »
4. Il semble que le destin guette précisément le dernier jour de notre vie, pour montrer qu’il est capable de renverser en un instant ce qu’il avait bâti de longues années durant, et nous fasse crier après Laberius : « Certes, ce jour est de trop dans ma vie. »
[Macrobe, Saturnales, II, vii][79]
5. Ainsi peut-on prendre l’avertissement donné par Solon. Mais comme c’est un philosophe, et que pour les philosophes les faveurs ou les disgrâces du sort ne sont ni des bonheurs ni des malheurs, que la grandeur et la puissance sont des accidents dont la valeur est pour ainsi dire négligeable, je considère comme vraisemblable qu’il ait pu voir un peu plus loin, et qu’il ait voulu dire ceci : le bonheur d’une vie, qui dépend de la tranquillité et de la satisfaction d’un esprit bien né, de la résolution et de l’assurance d’une âme bien trempée, ne doit jamais être attribué à un homme avant qu’on ne l’ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, qui est sans doute le plus difficile.
6. Car dans tout le reste, il peut y avoir du faux-semblant : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous qu’une attitude, ou bien au contraire, les avatars de l’existence ne nous atteignant pas, nous pouvons conserver un visage serein. Mais quand vient la dernière scène entre la mort et nous, il n’est plus question de feindre, il faut parler français[80] ; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.
« Car alors seulement, des paroles sincères nous sortent du fond du cœur, et le masque enlevé, la réalité demeure. »
[Lucrèce, III, v. 57]
7. Voilà pourquoi, ce dernier instant est la pierre de touche, l’épreuve même de toutes les autres actions de notre vie. C’est le jour suprême, le jour qui juge tous les autres ; « c’est le jour, disait un auteur ancien[81], qui doit juger de toutes mes années passées. » Je remets à la mort l’épreuve du fruit de mes études. Nous verrons alors si mes belles paroles me viennent de la bouche, ou du fond du cœur.
8. J’en ai vu plusieurs donner par leur mort donner à toute leur vie bonne ou mauvaise réputation. Scipion, beau-père[82] de Pompée, releva, en mourant bien, la mauvaise réputation qu’on avait eue de lui jusqu’alors. Épaminondas, à qui on demandait lequel des trois il estimait le plus : Chabrias, Iphicrates ou lui-même, répondit : « Il faut nous voir mourir, avant de pouvoir en décider ». Et de fait, on enlèverait beaucoup à celui que l’on jugerait sans tenir compte de l’honneur et de la grandeur de sa fin.
9. Dieu l’a voulu comme il lui a plu ; mais de mon temps, les trois plus exécrables personnes que j’ai connues pour avoir eu les vies les plus abominables et les plus infâmes, ont eu des morts réglées et arrangées en toutes circonstances jusqu’à la perfection.
10. Il est des morts belles et bienheureuses ; j’ai vu la mort trancher le fil d’une vie promise à un bel avenir ; je l’ai vue arrêter net quelqu’un en plein épanouissement, par une fin si remarquable qu’à mon avis, ses ambitieux et courageux desseins n’atteignaient pas la hauteur de leur interruption. Sans avoir besoin d’y aller, il arriva où il le souhaitait, plus noblement et plus glorieusement que ne l’envisageaient son désir et son espérance. Et il devança, par sa chute, le pouvoir et le nom auxquels il aspirait par son action.[83]
11. Pour juger de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est passé la fin. Et l’un des principaux soucis que j’ai de la mienne, c’est qu’elle se passe bien, c’est-à-dire tranquillement et sans bruit.
1. Cicéron dit que philosopher n’est autre chose que de se préparer à la mort. C’est qu’en effet, l’étude et la contemplation tirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et l’occupent indépendamment de notre corps, ce qui constitue une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir.
2. En vérité, ou la raison se moque de nous, ou bien elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail doit tendre en somme à nous faire bien vivre et vivre à notre aise, comme il est dit dans la Sainte Écriture. Toutes les conceptions que l’on peut se faire du monde en arrivent là : le plaisir est notre but, même si les moyens d’y parvenir peuvent être divers – sinon, on les repousserait aussitôt. Car enfin, qui écouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre mal-être ?
3. Les dissensions entre les sectes philosophiques là-dessus sont purement verbales. « Passons vite sur ces subtiles frivolités » [Sénèque, Épîtres, 117]. Il y a plus d’acharnement et d’agacerie qu’il ne convient à une aussi noble[84] profession. Mais quel que soit le personnage que l’homme s’efforce de jouer, il joue toujours aussi le sien propre en même temps[85]. Quoi qu’ils en disent, dans la vertu même, le but ultime de notre démarche, c’est la volupté. Il me plaît de leur rebattre les oreilles avec ce mot, qui les contrarie si fort : s’il signifie quelque plaisir suprême, et contentement excessif, il s’obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre[86].
4. Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile, cette volupté n’en est véritablement que plus voluptueuse. Et nous aurions dû la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus naturel et plus doux, plutôt que d’employer à son propos celui d’une « vigueur » – la vertu – comme nous l’avons fait[87].
5. Si cette volupté inférieure avait mérité ce beau nom de plaisir, cela n’aurait pas été le résultat d’un privilège, mais d’une concurrence. Car je lui trouve plus d’inconvénients et de difficultés qu’à la vertu. Outre que son goût est plus momentané, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeûnes, ses travaux, elle implique la sueur et le sang. Sans oublier des souffrances aiguës de toutes sortes, avec à ses côtés une satiété si lourde qu’elle équivaut à une pénitence.
6. Nous avons grand tort de penser que les incommodités du plaisir servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, à propos de la vertu, que les mêmes conséquences et difficultés l’accablent, la rendent austère et inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de la volupté, ces difficultés ennoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu’elle nous procure.
7. Celui qui met en balance son coût avec son profit est indigne de fréquenter la vertu : il n’en connaît ni les charme, ni le bon usage. Ceux qui vous disent que sa quête est difficile et laborieuse, et sa jouissance agréable, que nous disent-ils en fait, sinon qu’elle est toujours désagréable ? Car par quel moyen humain est-on jamais parvenu à sa jouissance ? Les plus parfaits se seraient contentés d’y aspirer, et de l’approcher sans la posséder…
8. Mais non. Ils se trompent. Car de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même de celui-ci est plaisante. La qualité d’une entreprise est en rapport avec la qualité de l’objet poursuivi : cette qualité constitue une bonne partie de l’effet recherché, elle est de la même nature que lui. Le bonheur et la béatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses dépendances et les avenues qui y conduisent, de la première entrée à son ultime barrière. Or, l’un des principaux bienfaits de la vertu, c’est le mépris de la mort, qui donne à notre vie une douce tranquillité, et nous en donne le goût pur et attachant, sans quoi toute autre volupté est fade.[88]
9. Voilà pourquoi c’est sur ce mépris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Et bien qu’elles nous conduisent toutes aussi d’un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n’est pas un souci de même ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté [89] ; d’autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie – comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite santé. Et qu’après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. La mort, elle, est inévitable.
Nous sommes tous poussés vers le même endroit
Notre sort à tous est agité dans l’urne[90] ; tôt ou tard
Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron[91]
Vers la mort éternelle.
[Horace, Odes, II, 3,25]
10. Et par conséquent, si elle nous fait peur, c’est un sujet de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune façon. Il n’est pas d’endroit où elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tête sans cesse d’un côté et de l’autre, comme en pays suspect : « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale »[92].
11. Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le lieu de leur crime pour y être exécutés. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu’ils fassent bonne chère autant qu’il vous plaira,
Les mets exquis de Sicile n’auront pas de saveur pour lui,
Ni les chants d’oiseaux, ni la cithare
ne pourront lui rendre le sommeil.
[Horace, Odes, III, 1,18]
12. Pensez-vous qu’ils puissent s’en réjouir, et que le but ultime de leur voyage, leur étant constamment présent devant les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût pour tous ces agréments ?
Il s’enquiert du chemin, compte les jours,
mesure sa vie à la longueur de la route,
tourmenté par l’idée du supplice qui l’attend.
[Claudien, In Rufinum, II, 137]
13. Le but de notre chemin, c’est la mort ; c’est l’objet inéluctable de notre destinée ; si elle nous effraie, comment faire un pas en avant sans être pris de fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidité de brute peut lui venir un aveuglement aussi grossier ? C’est brider l’âne par la queue.
Lui qui s’est mis dans la tête d’avancer à reculons.
[Lucrèce, IV, 472]
14. Ce n’est pas étonnant s’il est si souvent pris au piège. On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d’y mettre la main avant que le médecin ne leur ait signifié leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent !
15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris à l’adoucir ou à le délayer en périphrases. Au lieu de dire « il est mort », ils disent « il a cessé de vivre » ou encore « il a vécu ». Pourvu que ce soit le mot vie qu’ils emploient, fût-elle passée, ils sont rassurés. Nous en avons tiré notre expression « feu Maître Jean ».
16. Mais peut-être que, comme on dit, le jeu en vaut la chandelle. Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février mille cinq cent trente trois (comme nous comptons maintenant, en commençant l’année en janvier)[93]. Il n’y a que quinze jours tout juste que j’ai dépassé les trente-neuf ans. Et il m’en faut pour le moins encore autant… Ce serait de la folie que de s’embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi éloignées. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la même façon. Nul n’en sort autrement que s’il venait d’y entrer à l’instant. Ajoutez à cela qu’il n’est pas un homme, si décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu’il n’a pas atteint l’âge de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t’a fixé le terme de ta vie ? Tu te fondes sur ce que disent[94] les médecins. Regarde plutôt la réalité et l’expérience. Les choses étant ce qu’elles sont, c’est déjà une chance extraordinaire que tu sois en vie.
17. Tu as déjà dépassé le terme habituel de la vie ! La preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont morts avant ton âge : ils sont plus nombreux que ceux qui l’ont dépassé. Et parmi ceux dont la vie a été distinguée par la renommée, fais-en la liste, je gagerais bien d’en trouver plus qui sont morts avant qu’après trente-cinq ans. Il est raisonnable et pieux de se fonder sur l’humanité même de Jésus-Christ : et sa vie s’est achevée à trente-trois ans. Le plus grand des hommes, mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi à cet âge-là.
18. Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ?
Contre le danger à éviter
Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure.
[Horace, Odes, II, xiii, 13]
Je laisse à part les fièvres et les pleurésies. Qui eût jamais pensé qu’un duc de Bretagne dût être étouffé par la foule, comme fut celui-là[95], à l’arrivée du pape Clément mon voisin[96], à Lyon ? N’a-t-on pas vu un de nos rois tué en prenant part à un jeu[97] ? Et un de ses ancêtres ne mourut-il pas renversé par un pourceau[98] ? Eschyle, menacé par la chute d’une maison, a beau se tenir au-dehors, le voilà assommé par la carapace d’une tortue tombée des pattes d’un aigle au-dessus de lui[99]. Cet autre mourut à cause d’un grain de raisin. [100] Un empereur, d’une égratignure de peigne, alors qu’il se coiffait[101]. Emilius Lepidus mourut pour avoir heurté du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s’être cogné, en entrant, contre la porte de la Chambre du Conseil.
19. Quant à ceux qui moururent entre les cuisses des femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prêteur, Tiginillus, capitaine du Guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l’un de nos papes[102]. Le pauvre Bebius, juge, venait de donner un délai de huit jours à un plaignant : le voilà mort, son délai de vie à lui étant expiré aussi. Caius Julius, médecin, soignait les yeux d’un patient ; voilà la mort qui clôt les siens.
20. Et si je dois me mêler à cela : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin[103], âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà donné des preuves de sa valeur, jouant à la paume[104], reçut la balle un peu au-dessus de l’oreille droite, sans qu’il y ait aucune trace de contusion ni de blessure ; il ne prit pas la peine de s’asseoir ni de se reposer. Mais cinq ou six heures plus tard, il mourut d’une apoplexie que ce coup lui avait causée. Avec ces exemples, si fréquents et si ordinaires, qui nous passent devant les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser à la mort, au point qu’elle semble nous prendre sans cesse par le collet ?
21. Qu’importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera, du moment qu’on ne s’en soucie pas. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l’abri de ses coups, fût-ce en prenant l’apparence d’un veau, je ne suis pas homme à reculer. Car il me suffit de passer mes jours à mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble.
J’aimerais mieux passer pour un fou, un incapable,
Si mes défauts me plaisent ou me font illusion,
Que d’être sage et d’enrager.
[Horace, Épîtres, II, 2,126]
22. Mais c’est une folie que de penser y parvenir par là. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant à l’improviste et sans défense, quels tourments ! Quels cris ! Quelle rage et quel désespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu quelqu’un d’aussi humilié, d’aussi changé, de si confus ? Il faut se préparer à cela bien plus tôt. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait s’installer dans la tête d’un homme sensé, ce qui me semble tout à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé.
23. S’il s’agissait d’un ennemi que l’on puisse éviter, je conseillerais d’employer les armes de la couardise. Mais puisque c’est impossible, puisqu’il vous attrape aussi bien, que vous soyez un poltron qui s’enfuit ou un homme d’honneur,
Certes il poursuit le lâche qui fuit et n’épargne pas les jarrets
Ni le dos d’une jeunesse sans courage[105].
Et comme nulle cuirasse d’acier trempé ne vous protège,
Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze,
La mort fera bientôt sortir cette tête pourtant si protégée.
[Properce, IV, 18]
24. Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à celle que l’on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n’ayons rien d’aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. Quand un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d’un toit, à la moindre piqûre d’épingle, répétons-nous : « Eh bien ! Et si c’était la mort elle-même ? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même.
25. Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette allégresse est minée par la mort, et par combien d’endroits elle en est menacée. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d’un homme pour servir d’avertissement aux convives :
Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier,
Et tu seras comblé par chaque heure que tu n’espérais pas.
[Horace, Épîtres, I, 4]
26. Puisque nous ne savons pas où la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la liberté. Qui a appris à mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en être privé n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujétion ou contrainte. Paul-Émile répondit à celui que le misérable roi de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire défiler dans son triomphe[106] : « Qu’il s’en fasse la requête à lui-même ! ». [Plutarque, Vie dePaul-Émile, XVIII]
27. À vrai dire, en toute chose, si la nature n’y met un peu du sien, il y a peu de chances pour que l’art et l’habileté puissent aller bien loin. Je suis moi-même, non d’humeur noire, mais plutôt songe-creux. Il n’est rien dans quoi je me sois toujours plus entretenu que l’idée de la mort – et même à l’époque la plus légère de mon existence :
Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps
[Catulle, LXVIII, 16]
Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occupé à digérer par devers moi quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque espérance, alors que je songeais à je ne sais qui, surpris les jours précédents par une forte fièvre, et à sa fin, au sortir d’une fête semblable à celle-là, la tête pleine d’oisiveté, d’amour et du bon temps passé, comme moi – et que cela me pendait au nez à moi aussi.
Bientôt le présent sera passé
Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler.
[Lucrèce, III, v. 915]
28. Je ne ridais pas plus mon front à cette pensée que pour une autre. Il est impossible que nous ne sentions pas d’entrée de jeu l’aiguillon de ces idées-là. Mais en les manipulant et les ressassant, à la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. Car sinon, en ce qui me concerne, j’eusse été continuellement effrayé et agité : jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne se fit d’illusion sur sa durée. La santé dont j’ai joui jusqu’à présent, solide et rarement en défaut, ne me l’allongent, pas plus que les maladies ne la raccourcissent. À chaque instant, il me semble défaillir. Et je me répète sans cesse que tout ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd’hui. En fait, les hasards de l’existence et ses dangers ne nous rapprochent que peu ou même pas du tout de notre fin. Et si nous songeons un instant à combien il en reste de millions d’autres suspendus au-dessus de notre tête, en plus de celui qui semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux ou fiévreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille comme dans la paix, elle nous est également proche. « Aucun homme n’est plus fragile que son voisin, aucun n’est plus assuré du lendemain. » [Sénèque, Épîtres, XCI]
29. Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, le temps me paraît toujours trop court, même d’une heure[107]. Feuilletant l’autre jour mes papiers, quelqu’un trouva une note sur quelque chose que je voulais que l’on fît après ma mort. Je lui dis – et c’était la vérité – que n’étant qu’à une lieue de ma maison, vif et en bonne santé, je m’étais hâté de l’écrire là, n’étant pas sûr d’arriver jusque chez moi. Je suis un homme enveloppé par ses pensées, et qui en même temps les enferme en lui. Je suis donc à tout instant préparé autant que je puis l’être, et la mort, si elle survient, ne m’apprendra rien de plus.
30. Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et être prêt à partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller à ce qu’en cet instant on n’ait à s’occuper que de soi.
Pourquoi, infatigables que nous sommes,
Dans une vie bien courte former tant de projets ?
[Horace, Odes, II, 16,17]
Car nous aurons alors bien assez à faire, pour ne pas y avoir besoin d’un surcroît. Tel se plaint, plus que de la mort de ce qu’il est privé d’une belle victoire. Tel autre qu’il lui faut s’en aller sans avoir marié sa fille, ou surveillé l’éducation de ses enfants. L’un regrette la compagnie de sa femme, l’autre celle de son fils, qui faisaient les agréments essentiels de leur existence.
31. Je suis pour l’heure dans un état tel, Dieu merci, que je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit[108]. Je dénoue tout ce qui m’attache : mes adieux sont quasi[109] faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus simplement et plus complètement, et ne s’en détacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines.[110]
Malheureux, ô malheureux que je suis, disent-ils,
Un seul jour m’enlève tous mes biens, et tant de charmes de la vie.
[Lucrèce, III, v. 898]
Et le bâtisseur,
Mes œuvres demeurent inachevées,
Énormes murs qui menacent ruine.
[Virgile, Énéide, IX, 88]
32. Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec tant d’ardeur que l’on souffrira de ne pas en voir la fin. Nous sommes nés pour agir[111] :
Quand je mourrai, que je sois surpris au milieu de mon travail.
[Ovide, Amours, II, 10,36]
Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tâches de la vie autant qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de mon jardin inachevé. J’en ai vu mourir un qui, étant à la dernière extrémité, se plaignait constamment de ce que sa destinée coupait le fil de l’histoire qu’il tenait prête sur le quinzième ou seizième de nos rois. Ils n’ajoutent pas :
« Mais le regret de tous ces biens
Ne te suit pas et ne demeure pas attaché à tes restes ».
[Lucrèce, III, 90]
33. Il faut se défaire de ces idées vulgaires et nuisibles. De même qu’on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas s’effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d’ossements, de tombeaux, et de convois funèbres nous rappellent notre condition.
Bien plus, c’était la coutume jadis d’égayer les festins
Par des meurtres, d’y mêler le cruel spectacle
Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient
Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang.
[Silius Italicus, XI, 51]
34. Les Égyptiens, après leurs festins, faisaient présenter aux convives une grande image de la mort, par quelqu’un qui criait : « Bois, réjouis-toi, car voilà comment tu seras quand tu seras mort ». Aussi ai-je pris moi-même l’habitude d’avoir continuellement la mort présente, non seulement dans mon imagination, mais aussi à la bouche. Et il n’est rien dont je m’informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont proférée, quel visage et quelle contenance il y ont eu. Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires. On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j’ai une affection particulière pour ce sujet. Si j’étais un faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts de toutes sortes. Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre.
Dicéarque en fit un de ce genre, mais à une autre fin, et moins utile.
35. On me dira que la réalité de la mort dépasse tellement l’imagination qu’il n’y a pas d’escrime, si belle soit-elle, qui ne se montre dérisoire, quand on en arrive là. Mais laissons dire ces gens-là : la méditation préalable offre à coup sûr de grands avantages. Et puis encore : est-ce rien d’arriver au moins jusque-là sans encombre, et sans trouble ? Mais il y a plus encore ; la nature elle-même nous tend la main et nous encourage. S’il s’agit d’une mort courte et violente, nous n’avons pas le temps de la craindre. Et si elle est différente, je m’aperçois qu’au fur et à mesure que je m’enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte qu’il m’est bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la mort quand je suis en bonne santé que quand je vais mal. Et comme je ne tiens plus autant aux agréments de la vie dès lors que je commence à en perdre l’usage et n’en éprouve plus de plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante.
36. Cela me fait espérer que plus je m’éloignerai de celle-là, et plus je m’approcherai de celle-ci, plus je m’accommoderai facilement d’échanger l’une pour l’autre. De même que j’ai éprouvé en plusieurs occasions ce que dit César[112], que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près : ainsi j’ai constaté que quand j’étais en bonne santé, j’éprouvais une horreur bien plus grande à l’égard des maladies que lorsque j’en étais atteint. L’allégresse dans laquelle je suis, le plaisir et la force que je ressens, me font paraître l’autre état si disproportionné à celui-ci, que par imagination je grossis de moitié ses désagréments de moitié, et les trouve bien plus pénibles que quand je les ai sur les épaules. J’espère qu’il en sera de même, pour moi, de la mort.
37. Observons, par ces changements et déclins ordinaires que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue de notre perte et de notre déchéance. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ?
Hélas ! Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards ?
[Pseudo-Gallus, I, 16]
38. À un soldat de sa garde, épuisé et abîmé, qui était venu lui demander la permission de mettre fin à ses jours, César répondit : « Tu penses donc être en vie ? » Si nous tombions tout à coup dans l’état sénile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n’est la mort complète d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse ; car le saut du mal-être au non-être n’est pas aussi grand que celui d’un être doux et florissant à une état pénible et douloureux.
39. Notre corps courbé et plié en deux a moins de force pour soutenir un fardeau : notre âme aussi. Il faut la redresser et l’opposer à l’effort de cet adversaire, car s’il est impossible qu’elle trouve le repos pendant qu’elle est sous sa menace, si elle se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour ainsi dire au-delà de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l’inquiétude, les tourments et la peur, ou même le moindre déplaisir.
Rien n’ébranle sa fermeté,
Ni le visage menaçant d’un tyran,
Ni l’Auster faisant rage en mer Adriatique
Ni Jupiter à la main porte-foudre.
[Horace, Odes, III, iii, 3-6]
40. Ainsi l’âme devient-elle maîtresse de ses passions et de ses concupiscences, elle domine le besoin[113], la honte, la pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet avantage si nous le pouvons : c’est la vraie et souveraine liberté, celle qui nous permet de braver la force, l’injustice et de nous moquer des prisons et des chaînes.
Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garder
Par un geôlier farouche. – Un dieu m’affranchira
Dis plutôt : je mourrai. En la mort tout finit.
[Horace, Épîtres, I, XVI, 76-78]
41. Notre religion n’a pas eu de fondement humain plus sûr que le mépris de la vie. La raison elle-même nous y conduit : pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus être regrettée ? Mais de plus, puisque nous sommes menacés de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes ? Qu’est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu’elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrate : « Les trente tyrans t’ont condamné à mort » il répondit : « Eux, c’est la Nature. »
42. Qu’il est sot de nous tourmenter à propos du moment où nous serons dispensé de tout tourment ! C’est par notre naissance que toutes choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l’origine d’une autre vie. Il nous en coûta d’entrer en celle-ci et nous en avons pleuré. Car nous avons dû dépouiller notre ancien voile en y entrant.
43. Rien ne peut être vraiment pénible si cela n’a lieu qu’une seule fois. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps quelque chose qui dure aussi peu ? Vivre longtemps ou peu de temps, c’est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s’appliquer aux choses qui ne sont plus. Aristote dut qu’il y a sur la rivière Hypanis[114], de petites bêtes qui ne vivent qu’un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un bonheur ou un malheur un moment aussi court ? Et si nous comparons cela à l’éternité, à la durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un peu moins de vie, c’est aussi ridicule.
44. La nature d’ailleurs nous y contraint : « Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le passage qui fut le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est l’un des éléments de l’édifice de l’univers, c’est un élément de la vie du monde.
Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie,
Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau.
[Lucrèce, II, 76-79]
45. Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses ? La mort est la condition de votre création : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mêmes. Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu’à la vie.
La première heure, en la donnant, entame la vie.
[Sénèque, Hercule furieux, III, 874]
En naissant nous mourons ; la fin vient du début.
[Manilius, Astronomiques, IV, 16]
46. Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c’est à ses dépens. L’ouvrage continuel de votre vie, c’est de bâtir la mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie, puisque vous êtes au-delà de la mort quand vous n’êtes plus en vie. Ou, si vous préférez ainsi : vous êtes mort [115]après la vie, mais pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profondément. Si vous avez tiré profit de la vie, vous devez en être repu, allez vous-en satisfait.
Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasié ?
[Lucrèce, III, 938]
47. Si vous n’avez pas su en profiter, si elle vous a été inutile, que peut bien vous faire de l’avoir perdue ? À quoi bon la vouloir encore ?
Pourquoi donc cherches-tu à prolonger un temps
Que tu perdras toujours et achèveras sans fruit ?
[Lucrèce, II, 941-42]
La vie n’est en elle-même ni bien, ni mal. Le bien et le mal y ont la place que vous leur y donnez. Et si vous avez vécu ne serait-ce qu’un seul jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous les autres. Il n’y a point d’autre lumière ni d’autre nuit. Ce soleil, cette lune, les étoiles, cette ordonnance du monde, c’est de cela même que vos aïeux ont joui, et qui s’offrira[116] à vos petits-enfants.
Vos pères n’en ont pas vu d’autre,
Vos fils n’en verront pas non plus.
[Manilius, I, 522-523]
48. Et de toutes façons, la distribution et la variété des actes de ma comédie se présente en une année. Avez-vous remarqué que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse l’enfance, l’adolescence, l’âge mûr et la vieillesse du monde ? Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d’autre que recommencer. Il en sera toujours ainsi.
Nous tournons dans un cercle où nous restons toujours !
[Lucrèce, III, 1080]
Et sur ses propres pas, l’année roule sur elle-même.
[Virgile, Géorgiques, II, 402]
Je ne suis pas d’avis de vous forger de nouveaux passe-temps.
Je n’ai plus rien pour toi que je puisse inventer
Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mêmes.
[Lucrèce, III, 944-45]
49. Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour vous. L’égalité est le fondement de l’équité. Qui peut se plaindre d’être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ? Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous serez mort : cela n’est rien en regard de lui. Vous serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en nourrice :
Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux,
La mort n’en restera pas moins éternelle.
[Lucrèce, III, 1090-91]
Je vous mettrai dans une situation à laquelle vous ne verrez aucun inconvénient :
Ne sais-tu pas que la mort ne laissera
Aucun autre toi-même, vivant et debout,
déplorer sa propre perte ?
[Lucrèce, III, 885-887] [117]
50. Et vous ne désirerez même plus la vie que vous regrettez tant :
Nul, en effet, ne songe à sa vie, à soi-même,
Et nul regret de nous ne vient nous affliger.
[Lucrèce, III, 919 et 922]
La mort est moins à craindre que rien – s’il peut y avoir quelque chose de moins que rien[118]. Elle ne nous concerne ni mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque vous n’existez plus. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n’était pas plus le vôtre que celui d’avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui.
Considère en effet qu’ils ne sont rien pour nous,
Ces moments abolis d’avant l’éternité.
[Lucrèce, III, 972-73]
51. Quel que soit le moment où votre vie s’achève, elle y est toute entière. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu’on en a fait. Tel a vécu longtemps qui a pourtant peu vécu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu’elle est en vous. Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années. Pensiez-vous ne jamais arriver là où vous alliez sans cesse ? Il n’est pas de chemin qui n’ait d’issue. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il pas du même train que vous ?
Toutes choses vous suivront dans la mort
[Lucrèce, III, 968]
52. Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le vôtre ? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en même temps que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres créatures meurent à l’instant même où vous mourrez.
Car et la nuit au jour et le jour à la nuit
N’ont jamais succédé qu’on n’entende mêlés
À des vagissements le bruit des morts qu’on pleure
Et de leurs funérailles
[Lucrèce, II, 578 sq.]
53. À quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez vous y soustraire ? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouvés de mourir, échappant ainsi à de grandes misères. Mais quelqu’un qui n’y ait trouvé son compte, en avez-vous vu ? C’est vraiment d’une grande sottise que de condamner une chose que vous n’avez pas éprouvée, ni par vous-même, ni par l’entremise d’un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destinée ? Te faisons-nous du tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous de le faire de toi ? Même si ton âge n’a pas atteint son terme, ta vie elle, est achevée. Un petit homme est un homme complet, comme l’est un grand.
54. Il n’y a pas d’instrument pour mesurer les hommes ni leurs vies. Chiron refusa l’immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises, par le Dieu même du temps, et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l’homme, et plus pénible, que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J’y ai à bon escient mêlé quelque peu d’amertume, pour vous dissuader, voyant la commodité de son usage, de l’adopter trop avidement et sans discernement. Pour vous maintenir dans cette modération que j’attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas reculer devant la mort, j’ai tempéré l’une et l’autre entre douceur et aigreur.
55. J’ai enseigné à Thalès, le premier de vos sages, que vivre et mourir étaient équivalents. C’est pour cela que à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il répondit très sagement : « parce que cela n’a pas de sens ». L’eau, la terre, l’air, le feu, et les autres éléments qui forment mon édifice ne sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort. Pourquoi craindre ton dernier jour ? Il ne donne pas plus de sens à ta mort que chacun des autres. Ce n’est pas le dernier pas fait qui cause la lassitude ; il la révèle seulement. Tous les jours mènent à la mort : le dernier y parvient. »
56. Voilà les bons conseils de notre mère la Nature. J’ai pensé souvent à cela : comment se fait-il que dans les guerres, le visage de la mort, qu’il s’agisse de nous ou qu’il s’agisse d’autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos propres maisons ? C’est qu’autrement ce ne serait qu’une armée de médecins et de pleurnichards. Je me suis demandé aussi, la mort étant toujours elle-même, comment il se faisait qu’il y ait beaucoup plus de sérénité parmi les villageois et les gens de basse condition que chez les autres. Je crois, en vérité, que ce sont les mines que nous prenons et les cérémonies effroyables dont nous l’entourons, qui nous font plus de peur qu’elle-même.
57. Une toute nouvelle façon de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visite de personnes stupéfaites et émues, l’assistance de nombreux valets pâles et éplorés, une chambre obscure, des cierges allumés, notre chevet assiégé par des médecins et des prêcheurs : en somme, effroi et horreur tout autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur même de leurs amis quand ils les voient masqués. De même pour nous. Il faut ôter le masque, aussi bien des choses que des personnes ; quand il sera ôté, nous ne trouverons dessous que cette même mort par laquelle un valet ou une simple chambrière passèrent dernièrement sans peur.
Heureuse la mort qui ne laisse le temps d’un tel appareillage !
1. « Une forte imagination produit l’événement » disent les clercs.
Je suis de ceux qui ressentent fortement les effets de l’imagination. Chacun d’entre nous en est frappé, mais certains en sont même abasourdis. Ses effets me transpercent, et toute mon astuce consiste à lui échapper, faute de pouvoir lui résister. La seule présence de personnes gaies et en bonne santé me suffirait pour vivre, mais la vue des angoisses des autres m’angoisse pour de bon, et ce que je ressens provient souvent de ce que ressent un autre. Un tousseur continuel irrite mes poumons et ma gorge. Je visite moins volontiers les malades auxquels je m’intéresse par obligation que ceux auxquels je suis moins attaché, et pour qui j’ai moins de considération. Je m’empare du mal que j’examine, et je l’introduis en moi-même. Je ne trouve donc pas surprenant que l’imagination provoque la fièvre, et même la mort, à ceux qui la laissent faire, et qui l’encouragent.
2. Simon Thomas était en son temps un grand médecin. Je me souviens que me rencontrant un jour à Toulouse, chez un riche vieillard poitrinaire, et parlant avec lui des moyens à employer pour sa guérison, il lui dit que l’un de ceux-là consistait à me donner une occasion de me plaire en sa compagnie, et que, s’il fixait ses yeux sur la fraîcheur de mon visage, et sa pensée sur l’allégresse et la vigueur qui émanait de mon adolescence, s’il remplissait tous ses sens de l’état florissant dans lequel je me trouvais alors, son état pourrait s’en trouver amélioré. Mais il oubliait de dire que le mien pourrait bien du même coup empirer !
3. Gallus Vibius fit tellement d’efforts pour comprendre l’essence et les manifestations de la folie que son jugement s’évada hors de son cerveau et qu’il ne put jamais l’y faire rentrer : en voilà un qui pouvait se vanter d’être devenu fou par sagesse. Il en est d’autres qui, par frayeur, anticipent sur la main du bourreau ; et cet autre, que l’on détachait[119] pour lui lire le document qui le graciait, tomba raide mort sur l’échafaud, du seul fait de son imagination. Nous transpirons, nous tremblons, nous pâlissons et rougissons sous les secousses de nos imaginations, et renversés sur la couette, nous sentons notre corps agité de leurs mouvements, parfois jusqu’à en expirer.
4. La bouillante jeunesse s’excite tellement dans son sommeil, qu’elle assouvit en songe ses désirs amoureux.
Ainsi dans l’illusion d’avoir consommé l’acte,
la semence à grands flots souille les vêtements
[Lucrèce, III, v. 1305]
Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croître la nuit des cornes à celui qui ne les avait pas en se couchant, l’événement survenu à Cyppus roi d’Italie[120] est toutefois mémorable. Ayant assisté dans la journée à un combat de taureaux auquel il s’était vivement intéressé, il avait eu en songe toute la nuit des cornes sur la tête, et il en fit pousser sur son front par la seule force de son imagination. C’est l’émotion qui donna au fils de Crésus la voix que la nature lui avait refusée[121].
5. Antiochus fut pris de fièvre à cause de la beauté de Stratonice[122], qui l’avait trop vivement impressionné. Pline dit avoir vu Lucius Cossitius changé de femme en homme le jour de ses noces. Pontanus et d’autres racontent de semblables métamorphoses survenues en Italie aux siècles passés : sous le coup du désir impérieux de lui-même et de sa mère
Iphis remplit garçon les vœux qu’il formait femme.
[Ovide, Métamorphoses, IX, 793]
6. Passant à Vitry-le-François, je pus voir[123] un homme que l’évêque de Soissons avait nommé Germain pour confirmer son état, mais connu de tous les habitants du lieu, et considéré comme une fille jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, sous le nom de Marie. Il était à ce moment-là fort barbu, vieux, et n’était pas marié. C’est en faisant un effort pour sauter, racontait-il, que ses membres virils étaient apparus. Et les filles du village chantent encore une chanson dans laquelle elles s’avertissent de ne pas faire de trop grandes enjambées de peur de devenir des garçons comme Marie Germain. Ce n’est pas tellement surprenant que cette sorte d’accident se produise fréquemment, car si l’imagination peut produire de telles choses, elle est si continuellement et si fortement sollicitée sur ce sujet, que pour ne pas retomber sans cesse dans les mêmes pensées, et subir la véhémence du désir, elle s’en tire à meilleur compte en incorporant aux filles cette partie virile une fois pour toutes.
7. Certains attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du roi Dagobert[124] et de Saint-François[125]. On dit que parfois elle provoque la lévitation des corps. Et Celse parle d’un prêtre qui mettait son corps dans une extase telle qu’il en demeurait longtemps sans respirer et sans connaissance. Saint Augustin en nomme un autre, à qui il suffisait de faire entendre des cris de lamentations et de plaintes pour qu’il se mette à défaillir et perdait tellement conscience de lui-même qu’en vain on pouvait le secouer, hurler, le pincer, le brûler, jusqu’au moment où il ressuscitait. Alors il disait avoir entendu des voix, mais comme si elles venaient de loin, et il s’apercevait de ses brûlures et de ses meurtrissures. Et la preuve qu’il ne se raidissait pas volontairement contre sa sensibilité, c’est que pendant ce temps il n’avait ni pouls, ni haleine[126].
8. Il est vraisemblable que le principal crédit dont jouissent les miracles[127], visions, enchantements et effets extraordinaires de cette sorte soit dû à la puissance de l’imagination, qui agit surtout sur les esprits des gens du peuple, qui sont plus malléables. On les a si fortement influencés qu’ils en arrivent à penser voir ce qu’en réalité ils ne voient pas.
9. Je pense d’ailleurs que ces fameux « nouements d’aiguillettes[128] » dont notre monde est si embarrassé qu’on ne parle que de cela, sont probablement des effets de l’appréhension et de la crainte. Je sais cela d’après l’expérience de quelqu’un dont je puis répondre comme de moi-même, et qui ne pouvait être suspect de faiblesse ou d’envoûtement. Ayant entendu un de ses amis lui raconter une défaillance qui lui était survenue au plus mauvais moment, ce récit épouvantable frappa tellement son imagination que, se trouvant un jour dans la même situation, ce fut la même chose qui lui arriva. Et à partir de ce moment, il fut sujet à des rechutes, car le déplaisant souvenir de son échec le persécutait et le tyrannisait. Il trouva un remède à ce mal imaginaire par l’imagination : avouant lui-même et proclamant à l’avance son incapacité, son esprit s’en trouvait soulagé, dans la mesure où, ce mal étant attendu, sa gêne en était amoindrie, et devenait plus supportable. Quand il eut l’occasion, ayant l’esprit libre et détendu, et son corps en bonne disposition, de le faire d’abord essayer, puis éprouver et révéler enfin à quelqu’un d’autre : il s’en est trouvé guéri tout d’un coup[129]. Avec qui on a été capable de le faire une fois, on ne sera plus impuissant, sinon par véritable faiblesse.
10. Ce malheur n’est d’ailleurs à craindre que dans les entreprises où notre esprit se trouve exagérément tiraillée entre le désir et le respect, et notamment, lorsque les occasions s’en présentent de façon imprévue et urgente. Alors, il n’est guère de moyen d’échapper à ce trouble. J’en connais un à qui il a servi d’apporter un corps à demi rassasié par ailleurs, pour calmer l’ardeur de cette fureur, et qui, à cause de l’âge se trouve moins impuissant parce qu’il est moins puissant[130]. Et tel autre, à qui il a servi aussi qu’un ami l’ait assuré de disposer d’une batterie de sortilèges qui le protègeraient à coup sûr. Mieux vaut dire ici comment cela se passa.
11. Un comte de très bonne famille, dont j’étais l’ami intime, se mariait avec une belle dame qui avait été l’objet des assiduités de l’une des personnes présentes à la fête. Et cette situation donnait du souci à ses amis, notamment à une vieille dame, sa parente, qui présidait à ses noces, et chez qui elles avaient lieu. Elle craignait quelque sorcellerie, ce dont elle me fit part.
12. Je la priai de s’en remettre à moi. J’avais par chance en effet, dans mes coffres, une petite pièce d’or plate, où étaient gravées quelques figures célestes contre le coup de soleil et qui ôtaient aussi les maux de tête, quand on la plaçait exactement sur la suture du crâne. Et pour l’y maintenir, elle était cousue à un ruban que l’on pouvait nouer sous le menton. Sottise du même genre que celle dont nous parlons. Jacques Pelletier, qui vivait chez moi, m’avait fait ce curieux présent. Je m’avisai que je pouvais en tirer quelque usage, et je dis au comte qu’il pouvait courir quelque risque de mésaventure, car il y avait là des gens qui souhaitaient le voir en cet état, mais qu’il aille se coucher sans crainte : je lui prouverai mon amitié, et j’userai pour lui d’un pouvoir miraculeux dont je dispose, pourvu que sur son honneur, il me promette de le tenir très fidèlement secret. Il lui suffirait, quand on irait lui porter le réveillon[131], si cela ne s’était pas bien passé, de me faire un certain signe… Il avait eu l’esprit et les oreilles tellement rebattues de ces histoires qu’il se trouva impuissant à cause du trouble de son imagination, et me fit donc signe à l’heure dite.
13. Je lui dis donc à l’oreille qu’il se lève, sous prétexte de nous chasser, et qu’il prît comme par jeu la robe de chambre que je portais et s’en revêtît (nous étions de taille fort voisine), jusqu’à ce qu’il ait exécuté mes instructions : quand nous serions sortis qu’il se retire pour uriner ; qu’il répète trois fois certaines oraisons et fasse certains mouvements ; qu’à chacune de ces trois fois il attache le ruban que je lui mettais en mains et applique bien soigneusement sur ses reins la médaille qui s’y trouvait attachée, avec la face du symbole dans telle position. Cela fait, ayant encore une fois bien serré le ruban pour qu’il ne puisse se dénouer ni bouger de sa place, qu’il s’en revienne à la besogne prévue, et qu’il n’oublie pas de rejeter ma robe sur le lit, de façon à ce qu’elle les recouvre tous les deux.
14. Ces singeries sont l’élément principal du résultat : notre pensée ne peut se délivrer de l’idée que des moyens aussi étranges proviennent de quelque science abstruse. Leur stupidité même leur donne du poids et les fait respecter. Bref, il s’avéra que mes talismans se trouvèrent plus vénériens que solaires[132], et plus actifs qu’inhibiteurs. C’est une impulsion soudaine, jointe à la curiosité, qui m’a poussé à faire une chose pareille ; car je suis ennemi des procédés astucieux et déguisés : je déteste avoir recours à des finasseries, non seulement pour la distraction, mais même lorsque cela peut être profitable. Si l’action elle-même n’est pas vicieuse, le moyen employé l’est.
15. Amasis, roi d’Égypte, épousa Laodice, une très belle fille grecque. Et lui, qui se montrait gentil compagnon en toutes autres circonstances, se trouva dans l’incapacité de jouir d’elle : il menaça de la tuer, croyant qu’il s’agissait là de quelque tour de sorcellerie. Comme pour les choses qui relèvent de l’imagination, elle le renvoya à ses dévotions ; et quand il eut fait ses vœux et promesses à Vénus, il se trouva merveilleusement remis d’aplomb, dès la première nuit après ses offrandes et sacrifices.
16. Les femmes ont bien tort de nous accueillir avec ces mines renfrognées, querelleuses et fuyardes, qui nous éteignent alors que nous nous enflammons. La bru de Pythagore disait que la femme qui se couche avec un homme doit, avec ses jupons, laisser aussi la pudeur[133], et ne la reprendre qu’avec eux. L’assaillant, en proie à diverses alarmes, perd facilement la tête. Et celui à qui l’imagination a fait une fois subir cette honte (et elle ne la fait subir que lors des premières étreintes, du fait qu’elles sont plus ardentes et plus violentes, et aussi parce qu’en cette première fois, on craint justement encore plus de faillir), celui-là donc, ayant mal commencé, ressent fièvre et dépit du fait de cet accident, et cela le poursuit encore pendant les occasions suivantes.
17. Les gens mariés, ayant tout leur temps devant eux, ne doivent ni presser ni se lancer dans leur entreprise s’ils n’y sont pas prêts. Et il vaut mieux échouer sans gloire à étrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fièvre, en attendant une autre occasion plus intime et moins alarmante, que de connaître une perpétuelle misère pour s’être troublé et désespéré de ce premier refus. Avant la pleine possession, le patient doit par diverses tentatives à divers moments, s’offrir et s’exercer doucement, sans s’obstiner, ni se piquer d’amour-propre, pour se convaincre lui-même définitivement. Ceux qui savent leurs membres naturellement dociles doivent seulement maîtriser leurs craintes imaginaires.
18. On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre qui se manifeste de façon si inopportune lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant de façon tout aussi inopportune lorsque nous en avons le plus grand besoin, contestant si impérieusement l’autorité de notre volonté, et refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations mentales et manuelles.
19. Si toutefois j’avais été payé pour plaider sa cause, quand on réprimande sa rébellion et qu’on en tire une preuve pour le condamner, je jetterais peut-être la suspicion sur nos autres membres, ses compagnons, d’avoir cherché à lui faire, par jalousie envers l’importance et la douceur de son usage, cette querelle préméditée, et d’avoir comploté pour armer le monde à son encontre, imputant méchamment à lui seul leur faute commune[134]. Car je vous le demande, y a-t-il une seule partie de notre corps qui ne refuse pas souvent d’obéir à notre volonté, et qui souvent même s’exerce contre elle ? Elles ont chacune des passions qui leur sont propres, qui les éveillent et les endorment sans notre permission. Combien de fois les mouvements involontaires de notre visage ne viennent-ils pas révéler les pensées que nous tenions secrètes, nous trahissant ainsi à l’assistance ?
La cause qui anime ce membre, c’est la même qui, à notre insu, anime notre cœur, nos poumons, notre pouls, la vue d’un objet agréable répandant insensiblement en nous la flamme d’une émotion fiévreuse. N’y a-t-il que ces muscles et ces veines qui s’élèvent et s’abaissent sans l’accord, non seulement de notre volonté, mais même de notre pensée ?
20. Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, non plus qu’à notre peau de frémir de désir ou de crainte. Notre main se porte bien souvent là où ne l’avons pas envoyée. La langue s’engourdit et la parole se fige à sa guise. Même lorsque nous n’avons pas de quoi faire une friture, et que nous le leur défendrions volontiers, l’appétit et la soif ne manquent pas d’exciter les parties qui leur sont sujettes, ni plus ni moins que cet autre appétit, qui d’ailleurs nous abandonne aussi hors de propos et quand bon lui semble.
21. Les organes qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, qui se moquent de notre avis et même s’y opposent, comme ceux qui servent à vider nos glandes[135]. Pour montrer la puissance de notre volonté, saint Augustin prétend avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait[136]. Vivès renchérit d’un autre exemple de son temps, dans lequel les pets étaient organisés suivant le ton des vers[137] qu’on déclamait. Mais tout cela ne suppose pourtant pas la plus parfaite obéissance de cet organe.
22. En est-il en effet de plus ordinairement indiscret et désordonné ? Ajoutons à cela que j’en connais un si turbulent et si revêche qu’il y a quarante ans qu’il oblige son maître à péter constamment et sans interruption, et le conduit ainsi vers la mort[138].
23. Plût à Dieu que je n’eusse appris que par les histoires, combien de fois notre ventre, par le refus d’un seul pet, nous conduit jusqu’aux portes mêmes d’une mort pleine d’angoisse. Et l’empereur qui nous donna la liberté de péter partout eût dû nous donner aussi le pouvoir de nous en empêcher.
24. Mais notre volonté elle-même, au profit de qui nous formons ce reproche, est-ce que nous ne pourrions pas plutôt lui attribuer de la rébellion et de la sédition, du fait de son dérèglement et de sa désobéissance ? Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle veuille ? Ne veut-elle pas bien souvent ce que nous lui défendons de vouloir, et ce, pour notre évident préjudice ? ne se laisse-t-elle pas non plus amener aux conclusions de notre raison ? Et enfin, pour la défense de Monsieur mon client, je dirai que l’on veuille bien considérer qu’en cette affaire, sa cause étant inséparablement et indistinctement jointe à celle d’un associé[139], on ne fait pourtant de procès qu’à lui, et par des arguments et des charges qui ne peuvent s’appliquer audit associé[140].
25. Car son effet à lui est bien de convier inopportunément parfois, de ne refuser jamais, mais de convier silencieusement et tranquillement[141]. On voit par là l’animosité et l’illégalité manifeste des accusateurs. Quoi qu’il en soit, nous déclarons bien haut que les avocats et les juges ont beau se quereller et prononcer des sentences, la Nature pendant ce temps poursuivra son chemin. Et elle n’a rien fait que de raisonnable, en accordant à ce membre quelque privilège particulier, car il est l’auteur du seul ouvrage immortel chez les mortels. Ouvrage que Socrate considère comme divin : l’Amour est désir d’immortalité et démon immortel lui-même.
26. En voici un, par exemple, qui sous l’empire de l’imagination, croit laisser ici les scrofules que son compagnon rapporte en Espagne[142]. Voilà pourquoi dans ce genre de choses, on a l’habitude de demander un esprit « préparé ». Pourquoi donc les médecins cherchent-ils à gagner à l’avance la confiance de leur patient, avec tant de fausses promesses de guérison, si ce n’est pour que l’effet de l’imagination supplée l’imposture de leur potion ? Ils savent qu’un des maîtres en ce métier leur a laissé par écrit qu’il est des hommes pour qui la seule vue d’un remède[143] suffit à les guérir.
27. L’explication de cette bizarrerie[144] m’a été donnée récemment par le récit que m’a fait un domestique de feu mon père, un homme simple et d’origine suisse, nation plutôt active et honnête. Il disait avoir connu il y a longtemps, un marchand à Toulouse, maladif et sujet aux coliques néphrétiques[145]. Il avait souvent besoin de lavements et se les faisait ordonner par des médecins sous des formes diverses, selon les symptômes de son mal. Quand on les lui apportait, rien n’était omis des formes habituelles, et souvent il tâtait s’ils étaient trop chauds. Il se couchait, se renversait, tous les préparatifs étaient faits – sauf qu’on ne faisait jamais l’injection ! L’apothicaire s’étant retiré après cette cérémonie, et le patient installé comme s’il avait pris son lavement, il en ressentait les mêmes effets que ceux qui les prennent. Et si le médecin ne trouvait pas l’action suffisante, il lui en prescrivait deux ou trois autres, de la même façon. Mon témoin jure que pour faire des économies, (car il les payait comme s’il les eût pris), la femme de ce malade avait une fois essayé d’y faire mettre seulement de l’eau tiède : mais l’effet en révéla la tromperie, et il fallut en revenir à la première façon.
28. Une femme qui pensait avoir avalé une épingle avec son pain, criait et se tourmentait avec une douleur insupportable à la gorge, où elle pensait la sentir piquée. Mais comme il n’y paraissait ni enflure ni altération visible de l’extérieur, un homme habile, ayant jugé que ce n’était qu’une illusion, due à quelque morceau de pain qui l’avait piquée en passant, la fit vomir et jeta à la dérobée une épingle tordue dans ce qu’elle avait rendu. Et la femme, croyant avoir vomi son épingle, se sentit soudain soulagée de sa douleur.
29. Je sais qu’un gentilhomme ayant invité à dîner chez lui une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours plus tard, pour s’amuser (car il n’en était rien), de leur avoir fait manger un chat en pâté. Une demoiselle du groupe en conçut une telle horreur, qu’elle fut atteinte d’un grand trouble d’estomac et de fièvre, et qu’il fut impossible de la sauver. Les bêtes elles-mêmes se trouvent, tout comme nous, soumises à la force de l’imagination : en témoignent les chiens, qui se laissent mourir de chagrin quand ils perdent leur maître. Nous les voyons aussi japper et se démener en songe, et les chevaux hennir et se débattre.
30. Mais tout ceci peut être attribué au lien étroit qui existe en l’esprit et le corps, qui se communiquent l’un à l’autre ce qui leur advient. C’est autre chose, toutefois, de constater que l’imagination agit parfois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autrui, de même qu’un corps peut transmettre son mal à son voisin, comme on le constate quand il y a la peste, ou la variole, ou le mal des yeux, qu’on se repasse les uns aux autres,
En regardant des yeux malades, vos yeux le deviennent aussi
Beaucoup de maux se transmettent ainsi entre les corps.
[Ovide, « Remède d’amour », 615-16]
31. De même, l’imagination ébranlée violemment peut lancer des traits capables d’affecter un sujet étranger. Dans l’antiquité on a cru que certaines femmes Scythes, en colère et furieuses contre quelqu’un, pouvaient le tuer par leur seul regard. Les tortues et les autruches couvent leurs œufs simplement par la vue, ce qui prouve que leurs yeux ont quelque vertu éjaculatrice[146]. Et quant aux sorciers, on dit que leurs yeux sont dangereux et nuisibles.
Je ne sais quel œil fascine mes tendres agneaux
[Virgile, Églogues, II, 615]
32. Pour moi, ce que font les magiciens n’est pas garanti. Mais nous constatons par l’expérience que des femmes inscrivent sur le corps des enfants qu’elles portent les marques de leurs imaginations : en témoigne celle qui engendra le Maure[147]. On a présenté à Charles, roi de Bohème et empereur, une fille de la région de Pise, toute velue et ébouriffée ; sa mère disait qu’elle avait été conçue ainsi à cause d’une image de saint Jean baptiste accrochée au-dessus de son lit.
33. Il en est de même des animaux. En témoignent les brebis de Jacob[148], les perdrix et les lièvres que la neige blanchit quand ils vivent dans les montagnes. Dernièrement, chez moi, un chat guettait un oiseau en haut d’un arbre, et leurs regards s’étant rencontrés pendant quelque temps, l’oiseau s’est laissé choir comme mort entre les pattes du chat, troublé par sa propre imagination ou capté par la force attractive du chat. Ceux qui aiment la fauconnerie ont entendu parler du fauconnier qui, fixant intensément un milan en l’air, pariait qu’il le ramènerait à terre par la seule force de sa vue ; et il le faisait, à ce qu’on dit.
34. Les histoires que j’emprunte, j’en laisse la responsabilité à ceux chez qui je les ai trouvées[149]. Les réflexions sont de moi, et se fondent sur les preuves fournies par la raison, non sur l’expérience ; chacun peut y adjoindre ses exemples : et que celui qui n’en a pas sache bien qu’il en existe, vu le nombre et la variété des événements.
35. Si je ne commente pas bien, qu’un autre le fasse à ma place. Dans le sujet que je traite, où il est question de nos caractères et de nos émotions, les témoignages des fables, pourvu qu’ils soient possibles, y sont utilisés comme des vrais. Que cela soit arrivé ou pas, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un exemple de ce qui peut arriver aux hommes dont je suis utilement informé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit, directement ou indirectement. Et dans les diverses variantes qu’ont souvent les histoires qu’on raconte, je prends pour m’en servir celle qui est la plus rare et la plus mémorable. Il y a des auteurs pour qui le but est de raconter les événements. Le mien, si j’y parvenais, ce serait de dire ce qui peut arriver…
36. Dans les écoles, il est permis de supposer des similitudes quand il n’y en a pas. Quant à moi, je ne le fais pas, et je surpasse, de ce point de vue, de façon très scrupuleuse, toute fidélité historique. Aux exemples que je tire ici de ce que j’ai lu, entendu, fait ou dit, je me suis défendu d’oser même altérer jusqu’à la plus légère et la plus inutile des circonstances ; ma conscience ne falsifie pas un iota – mon savoir lui-même, je ne sais[150].
37. Et à ce propos, je me demande parfois si écrire l’histoire peut bien convenir à un théologien à un philosophe, à ces gens d’une rare et rigoureuse conscience et sagesse. Comment peuvent-ils engager leur parole sur celle du peuple ? Comment répondre des pensées de personnes qu’on ne connaît pas, et donner pour argent comptant leurs conjectures ? Ils refuseraient certainement d’attester par un témoignage en prêtant serment devant un juge, des actions multiples auxquelles ils ont été mêlés. Et il n’est pas un homme qui leur soit suffisamment familier pour qu’ils puissent prétendre répondre pleinement de ses intentions. Je tiens pour moins risqué d’écrire sur les choses passées que sur les présentes : l’écrivain n’y a à rendre compte que d’une vérité qu’il emprunte.
38. Certains me demandent d’écrire les affaires de mon temps, estimant que je les vois de façon moins faussée par la passion qu’un autre, et de plus près, à cause des relations que le hasard m’a permis d’avoir avec les chefs des divers partis. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que pour toute la gloire de Salluste je ne prendrais pas cette peine ; car je suis ennemi juré des obligations, de l’assiduité, de la persévérance. Il n’est rien de si contraire à mon style qu’une narration de quelque étendue : je m’interromps souvent par manque de souffle, je n’ai ni composition ni développement qui vaille, je suis plus ignorant qu’un enfant des mots et des phrases qu’on utilise dans les situations les plus communes.
39. Je me suis donc contenté de dire ce que je sais dire, accommodant la matière selon ma force. Si je prenais un sujet qui me serve de guide, ma mesure pourrait bien ne pas convenir à la sienne. Étant si libre, j’aurais publié à mon gré et à mon idée, des jugements considérés comme illégitimes et punissables. Plutarque nous dirait certainement de ce qu’il a fait que c’est l’ouvrage de quelqu’un d’autre si ses exemples sont en tout et partout véritables, mais que c’est bien le sien pour ce qui est utile en eux à la postérité, et qu’ils soient présentés d’une façon qui nous ouvre à la vertu.
Il n’est pas dangereux comme dans le cas d’une drogue médicinale, que dans un récit ancien il en soit ainsi ou autrement.
1. L’Athénien Demadès condamna un homme de sa ville qui faisait métier de vendre les choses nécessaires aux enterrements, sous prétexte qu’il y faisait trop de profit, et que ce profit ne pouvait lui venir que de la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble mal rendu, car il ne se fait jamais de profit qu’aux dépens d’autrui, et qu’à ce compte-là, il faudrait condamner toute sorte de gain.
2. Le marchand fait de bonnes affaires grâce à la débauche de la jeunesse, le laboureur grâce au prix élevé du blé, l’architecte grâce à la décrépitude des maisons, les officiers de justice grâce aux procès et aux querelles des hommes. Et même la dignité et la fonction des ministres de la religion provient de nos morts et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir à voir même ses amis en bonne santé, disait un ancien comique grec. Ni un soldat à la paix de sa ville. Et ainsi de suite.
3. Pire encore : que chacun s’interroge lui-même : il trouvera que nos souhaits profonds naissent et se nourrissent aux dépens des autres. En pensant à cela, il m’est venu à l’esprit que la Nature n’abandonne pas sa règle générale, car les naturalistes considèrent que la naissance, le développement et l’augmentation de chaque chose correspond à l’altération et à la corruption d’une autre.
Car lorsque quelque chose se transforme et sort de ses limites,
Aussitôt il y a mort de l’objet qui existait auparavant.
[Lucrèce, II, 753 ; III, 519]
1. Il me semble avoir très bien compris la force de l’habitude, celui qui inventa ce conte[151] selon lequel une villageoise, ayant été habituée à caresser et à porter entre ses bras un veau depuis sa naissance, et continuant à le faire, réussit grâce à l’accoutumance, à le porter encore quand il fut devenu grand. Car c’est, en vérité, une violente et traîtresse maîtresse d’école que l’habitude. Elle introduit en nous son autorité, peu à peu, à la dérobée ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant affermi et incrusté avec l’aide du temps, elle nous montre bientôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons même plus la liberté de lever les yeux. Nous voyons bien qu’à tous les coups elle enfreint les règles de la nature :
« L’usage, le plus puissant maître de toutes choses. »
[Pline l’Ancien, Hist. Natur., XXV, 2.]
2. Là-dessus, je crois ce que dit Platon avec sa « caverne » dans sa République[152], et je crois les médecins qui abandonnent si souvent les méthodes de leur art au profit de son autorité. Voilà un roi qui, en suivant ses principes, habitua son estomac à se nourrir de poison ; Albert le Grand raconte qu’une fille s’était habituée à vivre d’araignées. Et dans les Indes Nouvelles[153] on trouva de grands peuples, en des climats très divers, qui en vivaient, en faisaient provision, et même les élevaient, comme ils le faisaient aussi avec des sauterelles, des fourmis, des lézards, des chauves-souris. Un crapaud fut vendu six écus pendant une famine. Ils font cuire tout cela et les apprêtent avec différentes sauces. On en a trouvé d’autres encore pour qui nos viandes et nos aliments étaient mortels et vénéneux. « Grande est la force de l’habitude : les chasseurs passent leurs nuits dans la neige ; ils se brûlent au soleil des montagnes. Et les pugilistes meurtris par le ceste[154] ne se plaignent même pas. » [Cicéron, Tusculanes, II, 17]
3. Pour être étrangers, ces exemples ne sont pas étranges, si nous considérons ce que nous supportons d’ordinaire, et combien l’accoutumance hébète nos sens. Pas besoin d’aller chercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil[155], ni ce que les philosophes disent de la musique céleste. On sait en effet que les corps qui tournent sur ces cercles, étant solides et polis, et venant à s’effleurer et se frotter les uns aux autres dans leur course, ne peuvent manquer de produire une merveilleuse harmonie, dont les cadences et variations sont gouvernés par les changements et mouvements de la danse des astres[156]. Il suffit de savoir que de façon générale, les oreilles des créatures d’ici-bas, endormies comme celles des égyptiens, par la permanence de ce son, ne peuvent plus le percevoir, si grand qu’il soit.
4. Les maréchaux-ferrants, les meuniers, les armuriers, ne pourraient résister aux bruits qu’ils subissent s’ils les percevaient comme nous. Mon pourpoint parfumé[157] est agréable à mon nez ; mais si je le porte trois jours de suite, il ne l’est plus que pour le nez des gens de l’assistance. Et ce qui est encore plus étrange, c’est que malgré de longs intervalles et des périodes d’interruption, l’accoutumance puisse quand même marquer nos sens de son empreinte, comme le savent les voisins des clochers. Je loge, chez moi, dans une tour où, au lever du jour et au couvre-feu, une très grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre ébranle ma tour elle-même, et les premiers temps, je le trouvais insupportable. Mais en peu de temps, je m’y suis fait au point que je l’entends maintenant sans en être gêné, et même souvent sans qu’il me réveille.
5. Platon gronda un enfant qui jouait aux noix[158]. L’enfant répondit : « Tu me grondes pour peu de chose. – L’accoutumance, répliqua Platon, n’est pas une chose de peu d’importance. »
Je trouve que nos plus grands vices s’inscrivent en nous dès notre plus tendre enfance, et que la formation de notre caractère est entre les mains des nourrices. C’est une distraction pour les mères de voir un enfant tordre le cou à un poulet et s’amuser à torturer un chien ou un chat. Et c’est un sot, le père qui voit son fils frapper injustement un paysan, ou un laquais, et considère cela comme l’heureux augure d’un fort caractère, ou qui voit un signe de finesse dans le fait qu’il dupe son camarade par quelque méchante et déloyale tromperie.
6. Car ce sont là les vraies semences et racines de la cruauté, de la tyrannie et de la trahison : elles commencent à germer là, poussent ensuite vigoureusement, et prospèrent enfin par les soins de l’habitude. Et c’est une éducation très dangereuse que d’excuser ces détestables dispositions par le jeune âge et le caractère bénin des faits. Premièrement, parce que c’est la nature qui parle, et que sa voix est d’autant plus pure et plus naïve qu’elle est plus fragile et plus neuve[159]. Deuxièmement, la laideur de la tromperie n’a rien à voir avec le fait qu’il s’agit d’argent ou de haricots[160] ; elle réside en elle-même.
7. Je trouve bien plus juste de conclure ainsi : « Pourquoi ne tricherait-il pas avec de l’argent, puisqu’il triche avec des haricots ? » plutôt que de dire comme souvent : « Il ne triche qu’avec des haricots, il ne le ferait pas avec de l’argent. » Il faut apprendre soigneusement aux enfants à haïr les vices dans leur nature même, leur en apprendre la laideur foncière, de façon à ce qu’ils ne les fuient pas seulement dans leurs conséquences, mais surtout dans leur cœur. Il faut que la pensée même leur en soit odieuse, quel que soit le masque dont ils s’affublent.
8. J’ai toujours voulu, dans mon enfance, marcher droit sur les grands chemins, et toujours répugné à la tricherie ou à la ruse dans mes jeux. Et comme il ne faut pas considérer les jeux des enfants comme des jeux, mais comme leurs actions les plus sérieuses, il n’est de distraction si légère à laquelle je n’apporte aujourd’hui, intérieurement, par une propension naturelle, et sans avoir à m’y appliquer, une très grande répugnance à tricher. Je joue aux cartes contre ma femme et ma fille pour quelques sous, et qu’il me soit indifférent de gagner ou de perdre, ou qu’au contraire je me prenne au jeu, j’en tiens le compte comme si c’était des écus. En tout et partout, mes yeux suffisent à me maintenir dans mon devoir : il n’y a rien qui me surveille d’aussi près, et que je respecte plus.
9. Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes[161], né sans bras, qui a si bien entraîné ses pieds pour le service que lui devaient les mains, qu’ils en ont, en vérité, à moitié oublié leur fonction naturelle. D’ailleurs il les nomme ses mains ; il coupe, il charge un pistolet et le décharge, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il ôte son bonnet, se peigne, joue aux cartes et aux dés, et les agite avec autant de dextérité que n’importe qui d’autre. L’argent que je lui ai donné[162], il l’a pris dans son pied comme nous le faisons avec notre main. J’en ai vu un autre quand j’étais enfant qui maniait une épée à deux mains et une hallebarde, en les tenant avec le pli de son cou, faute de mains ; il les jetait en l’air et les rattrapait, lançait une dague, et faisait claquer un fouet aussi bien qu’un charretier de France.
10. Mais on voit bien mieux les effets de l’habitude aux étranges impressions qu’elle laisse en nos esprits, où elle ne trouve pas beaucoup de résistance. Que ne peut-elle sur nos jugements et nos croyances ? Je laisse à part la grossière imposture de nos religions, dont tant de grandes nations et tant de grands personnages se sont enivrés, car ce domaine échappant à notre raison humaine, il est plus excusable de s’y perdre, si l’on n’y est pas spécialement éclairé par la faveur divine. Mais à part cela, y a-t-il une opinion, si bizarre soit-elle, que l’habitude n’ait enracinée et établie par des lois dans les régions où bon lui a semblé ? Aussi est-elle juste, cette ancienne exclamation :
« N’est-il pas honteux pour un physicien dont le rôle est d’observer et de scruter la nature, de demander à des esprits prévenus par la coutume un témoignage sur la vérité ! »
[Cicéron, De la nature des Dieux, I, XXX]
11. Je pense qu’il n’apparaît dans l’imagination de l’homme aucune idée si folle soit-elle, qui n’ait d’exemple dans l’usage courant, et que par conséquent, notre raison n’étaye ni ne fonde. Il est des peuples où on tourne le dos à celui qu’on salue, où l’on ne regarde jamais celui qu’on veut honorer[163]. Il en est où, quand le roi crache, la plus favorite des dames de sa cour tend la main ; et dans une autre nation, les personnages les plus en vue qui l’entourent se baissent à terre pour ramasser son ordure dans un linge.
12. Prenons ici la place pour introduire un récit. Un gentilhomme français se mouchait toujours avec la main, (chose très contraire à nos usages). Se défendant sur ce point, (et il était réputé pour ses plaisanteries), il me demanda quel privilège pouvait bien avoir ce sale excrément pour qu’on lui fournisse un beau linge délicat pour le recevoir, et, qui plus est, pour l’empaqueter et le serrer sur nous ? Que cela devait causer plus de dégoût[164] que de le voir déverser n’importe où, comme nous le faisons pour tous nos autres excréments. J’ai trouvé qu’il ne parlait pas du tout sans raison : l’habitude m’avait ôté la possibilité de me rendre compte de cette bizarrerie, alors que nous trouvons pourtant si laides les bizarreries quand elles nous viennent d’un autre pays.
13. Les miracles viennent de l’ignorance en laquelle nous sommes de la nature, et non de la nature elle-même. L’accoutumance émousse notre jugement. Les Barbares ne sont en rien plus étonnants pour nous que nous pour eux, ils n’ont pas de raison de l’être, comme chacun l’admettrait, après s’être promené dans ces exemples venus de loin, s’il savait se pencher sur les siens propres, et les examiner avec soin. La raison humaine est une décoction faite à partir du poids sensiblement égal donné à toutes nos opinions et nos mœurs, de quelque forme qu’elles soient ; sa matière est infinie, infinie sa diversité.
14. Mais je reviens à mon propos. Il est des peuples où, sauf sa femme et ses enfants, personne ne parle au roi que par un intermédiaire[165]. Dans une même nation, les vierges montrent leur sexe à découvert, et les mariées le couvrent et le cachent soigneusement. À cela, une autre coutume, ailleurs, offre quelque relation : la chasteté n’y est prisée que pour le service du mariage, car les filles peuvent se donner librement, et si elles sont engrossées, se faire avorter avec les médicaments appropriés, au vu de tout un chacun. Et d’ailleurs, si c’est un marchand qui se marie, tous les marchands invités à la noce couchent avec l’épousée avant lui ; et plus ils sont nombreux, plus elle en tire d’honneur et de réputation de robustesse et de capacité. Si un officier se marie, il en va de même. Et de même si c’est un noble. Et ainsi des autres, sauf si c’est un laboureur ou quelqu’un du bas peuple, car alors, c’est au seigneur de le faire. Et on ne manque pas, pourtant, de recommander strictement la fidélité pendant le mariage…
15. Il est des peuples où il y a des bordels publics pour les hommes, et même des mariages entre eux ; où les femmes vont à la guerre avec leurs maris et ont leur place, non seulement au combat, mais au commandement[166]. Où l’on porte non seulement des bagues au nez, aux lèvres, aux joues, et aux orteils, mais aussi des baguettes d’or fort lourdes au travers des tétons et des fesses. Où en mangeant on s’essuie les doigts aux cuisses, aux bourses, et à la plante des pieds. Où les enfants ne sont pas héritiers, mais les frères et les neveux. Et ailleurs, les neveux seulement, sauf pour la succession du Prince. Où pour régler la communauté des biens qui est l’usage, certains magistrats souverains ont la charge collective de la culture des terres, et de la distribution des fruits, selon les besoins de chacun.
16. Où l’on pleure la mort des enfants et l’on fête celle des vieillards. Où les hommes couchent à dix ou douze ensemble dans le même lit avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente peuvent se remarier, et les autres non. Où l’on a si peu d’estime pour la condition des femmes qu’on tue les filles à la naissance, et que l’on achète des femmes aux peuples voisins en cas de besoin. Où les maris peuvent répudier leurs femmes sans alléguer aucun motif, et les femmes ne peuvent quitter leurs maris pour quelque raison que ce soit. Où les maris ont le droit de les vendre si elles sont stériles. Où les gens font cuire, puis piler, le corps du trépassé, jusqu’à ce qu’il soit réduit en une sorte de bouillie, qu’ils mélangent alors à leur vin, et qu’ils boivent. Où la plus désirable des sépultures consiste à être mangé par les chiens. Ou ailleurs, par des oiseaux.
17. Des peuples où l’on croit que les âmes heureuses vivent en toute liberté, dans des jardins délicieux, pourvus de toutes sortes d’agréments, et que ce sont elles qui produisent l’écho que nous entendons. Où les hommes combattent dans l’eau, et tirent droit au but des flèches avec leurs arcs tout en nageant. Où pour signe de sujétion, il faut hausser les épaules, et baisser la tête[167], et se déchausser quand on entre dans l’appartement du roi. Où les eunuques qui gardent les religieuses ont en plus le nez et les lèvres coupés, pour qu’ils ne puissent même pas être aimés ; et où les prêtres se crèvent les yeux pour s’aboucher avec les démons et recevoir leurs oracles. Où chacun fait un Dieu de ce qui lui plaît, le chasseur d’un lion ou d’un renard, le pêcheur de quelque poisson, et où chaque action ou passion humaine devient une idole ; où le soleil, la lune, et la terre sont les dieux principaux : pour prêter serment, on touche la terre en regardant le soleil. Où la viande et le poisson se mangent crus.
18. Des peuples où le grand serment[168] se fait en jurant par le nom d’un trépassé qui a joui d’une bonne réputation par le pays, en posant la main sur sa tombe. Où les étrennes que le roi envoie chaque année à ses vassaux, c’est du feu[169], et quand on l’apporte[170], on éteint tous les feux anciens, et à ce nouveau feu, les peuples voisins[171] sont tenus de venir prendre de quoi allumer le leur, chacun pour soi, sous peine de crime de lèse-majesté. Où, quand le roi abandonne sa charge pour se consacrer à la dévotion, ce qui arrive souvent, son successeur est obligé d’en faire autant, et passe la royauté au troisième successeur. Où l’on change la forme des institutions selon que les affaires l’exigent : on dépose le roi quand cela semble bon de le faire, et on le remplace par des anciens à la tête de l’état, ou encore on abandonne le pouvoir entre les mains du peuple.
19. Des peuples où les hommes et les femmes sont circoncis et baptisés de la même façon. Où le soldat qui, après un ou plusieurs combats, parvient à présenter à son roi sept têtes d’ennemis, est anobli. Où l’on vit avec l’opinion si rare et si peu sociable[172], de la mortalité des âmes. Où les femmes accouchent sans plainte et sans effroi. Où les femmes portent à l’une et l’autre jambe des jambières de cuivre, et où, si un pou les mord, elles sont tenues par un devoir de magnanimité, de le mordre à leur tour. Où elles n’osent pas prendre d’époux avant d’avoir offert leur pucelage à leur roi, s’il en veut. Où l’on salue en mettant le doigt à terre, puis en le levant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la tête et les femmes sur les épaules. Où elles pissent debout, et les hommes accroupis. Où ils envoient leur sang en signe d’amitié, et brûlent de l’encens pour les hommes qu’ils veulent honorer, comme pour leurs dieux. Où la parenté est interdite dans les mariages, non seulement jusqu’au quatrième degré, mais n’est licite à aucun degré. Où les enfants sont pendant quatre ans en nourrice, et souvent douze, alors que, dans le même pays, on juge mortel de donner à téter à l’enfant le premier jour. Où les pères ont la charge du châtiment des garçons, et les mères, à part, celui des filles. Et ce châtiment consiste à les enfumer, pendus par les pieds.
20. Un peuple où on fait circoncire les femmes[173]. Où l’on mange toutes sortes d’herbes, sans autre possibilité que de refuser celles qui leur semblent avoir une mauvaise odeur. Où tout est ouvert : les maisons pour belles et riches qu’elles soient, n’ont pas de porte, ni de fenêtre, ni de coffre qui puisse être fermé, et où les voleurs sont punis deux fois plus qu’ailleurs. Où l’on tue les poux avec les dents comme les macaques, et trouve horrible de les voir écraser avec les ongles. Où on ne se coupe la vie durant ni poil ni ongle ; ailleurs, on ne coupe que les ongles de la main droite, alors qu’on laisse pousser ceux de la gauche comme un signe de distinction. Où on laisse pousser les cheveux du côté droit, et on maintient ras l’autre côté. Et dans les provinces voisines, celle-ci laisse pousser les cheveux sur le devant, l’autre à l’arrière, et on rase le côté opposé. Voici un peuple où les pères prêtent leurs enfants, et les maris leurs femmes pour leurs hôtes, mais en les faisant payer. Où l’on peut honnêtement faire des enfants à sa mère, où les pères peuvent avoir commerce charnel avec leurs filles, et avec leurs fils. Où, dans les assemblées qui se tiennent pour festoyer, on se prête mutuellement les enfants sans souci de la parenté[174].
21. Ici on vit de chair humaine ; là c’est un signe de piété que de tuer son père à un certain âge ; ailleurs, les pères désignent, pendant qu’ils sont encore dans le ventre de leur mère, les enfants qu’ils souhaitent nourrir et conserver et ceux qu’ils veulent abandonner et tuer. Là, les vieux maris mettent leurs femmes au service de la jeunesse, et ailleurs elles sont communes à tous sans qu’il y ait péché, et même, dans certains pays, elles portent comme une marque d’honneur, sur le bord de leurs robes, autant de belles houppes à franges qu’elles ont connu d’hommes.
22. La coutume n’a-t-elle pas aussi fait une République de femmes ? Ne leur a-t-elle pas mis les armes à la main, fait lever des armées, et livrer des batailles ? Et ce que toute la philosophie ne peut parvenir à faire entrer dans la tête des plus sages, la coutume ne l’enseigne-t-elle pas par sa seule prescription aux plus grossiers des gens du peuple ?
23. Car on connaît des nations entières où, non seulement la mort était méprisée, mais fêtée : où les enfants de sept ans supportaient d’être fouettés jusqu’à la mort sans que leur visage en fût troublé. Où la richesse était tenue dans un tel mépris que le plus misérable citoyen de la ville n’eût pas daigné se baisser pour ramasser une bourse pleine. Et nous connaissons des régions très fertiles en toutes sortes de vivres, où pourtant les mets les plus ordinaires et les plus savoureux étaient le pain, le cresson, et l’eau.
24. La coutume ne fit-elle pas encore ce miracle à Chio[175], qu’il s’y passa cent ans sans que, de mémoire d’homme, fille ni femme n’ait failli à son honneur ? En somme, à mon avis, il n’est rien que la coutume ne fasse ou ne puisse faire. Et c’est à juste titre que Pindare l’appelle, à ce qu’on dit, la reine et l’impératrice du monde. Celui-ci, qu’on rencontra en train de battre son père répondit que c’était la coutume de sa maison ; que son père avait ainsi battu son aïeul, son aïeul son bisaïeul ; et montrant son fils, il dit : « celui-là me battra quand il aura atteint mon âge. »
25. Et ce père, que son fils tiraillait et malmenait au milieu de la rue, lui ordonna de s’arrêter à une certaine porte, car lui n’avait traîné son père que jusque-là, et c’était la borne des mauvais traitements héréditaires, ceux que les enfants avaient pour coutume de faire subir à leur père dans leur famille.
26. Par tradition, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s’arrachent les cheveux, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre. Et plus[176] par coutume que par nature, les hommes ont des relations avec les hommes.
27. Les lois de la conscience, dont nous disons qu’elles naissent de la nature, naissent de la tradition : chacun vénère intérieurement les opinions et les mœurs reçues et acceptées autour de lui, et il ne peut s’en détacher sans remords, ni s’y appliquer sans les approuver.
28. Quand les Crétois, dans les temps anciens, voulaient maudire quelqu’un, ils priaient les dieux de lui faire contracter quelque mauvaise habitude.
29. Mais le principal effet de la puissance de la tradition, c’est qu’elle nous saisit et nous enserre de telle façon que nous avons toutes les peines du monde à nous en dégager et à rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et discuter ce qu’elle nous impose.
30. En fait, parce que nous les absorbons avec notre lait à la naissance, et que le monde se présente à nous sous cet aspect la première fois que nous le voyons, il semble que nous soyons faits pour voir les choses comme cela. Et les opinions courantes que nous trouvons en vigueur autour de nous, infusées en notre esprit par la semence de nos pères, nous semblent de ce fait naturelles et universelles.
31. Il résulte de tout cela que ce qui est en dehors des limites de la coutume, on croit que c’est en dehors de limites de la raison : dieu sait combien cette idée est déraisonnable, le plus souvent[177].
Si comme nous, qui nous étudions, avons appris à le faire, chacun de ceux qui entendent une pensée juste cherchait aussitôt en quoi elle le concerne lui-même, il comprendrait que cette pensée n’est pas tant un bon mot qu’un bon coup de fouet à la bêtise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les avis de la vérité et ses préceptes comme s’ils étaient adressés à tous, et jamais à soi-même. Au lieu de les appliquer à ses propres comportements, on les enfouit dans sa mémoire, bêtement et inutilement. Mais revenons encore au pouvoir souverain de la coutume.
32. Les peuples élevés dans la liberté et habitués à se commander eux-mêmes estiment toute autre forme de gouvernement monstrueuse et contre-nature. Ceux qui sont formés dans l’idée de la monarchie pensent de même. Et quelque facilité que le sort leur offre pour un changement, alors même qu’ils se sont libérés avec bien des difficultés de la contrainte importune d’un maître, ils s’empressent aussitôt d’en réinstaller un nouveau, avec les mêmes difficultés.
C’est qu’ils ne peuvent pas se résoudre à prendre en haine l’autorité elle-même.
C’est par l’entremise de la tradition que chacun est content du lieu où la nature l’a placé : les sauvages d’Écosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie.
33. Darius demanda à des Grecs pour combien ils accepteraient d’adopter la coutume des Indes, et manger leurs pères morts (car c’était leur usage, et ils estimaient ne pas pourvoir leur trouver de meilleure sépulture qu’en eux-mêmes). Ils lui répondirent qu’ils ne le feraient pour rien au monde. Mais ayant aussi tenté de convaincre les Indiens d’abandonner leur coutume, et d’adopter celle des Grecs, qui était de brûler les corps de leurs pères, il leur fit encore plus horreur. Chacun réagit ainsi, parce l’usage nous dérobe le vrai visage des choses.
Il n’est rien de si grand et de si admirable d’abord
Qui peu à peu ne cesse de nous étonner
[Lucrèce, II, 1023]
34. Autrefois, ayant à faire valoir un de nos usages qui faisait autorité bien au delà de nous, et ne voulant pas, comme on le fait en général, l’établir seulement par la force des lois et des exemples, mais allant rechercher ses origines mêmes, je découvris que son fondement était si peu assuré qu’il s’en fallut de peu que ne m’en détache moi-même, moi qui avais pour tâche de la renforcer chez les autres.
35. C’est par ce genre de recette, qu’il estime fondamentale et souveraine, que Platon entreprend de chasser les amours perverses[178] et contre-nature de son temps ; à savoir, que l’opinion publique les condamne et que les poètes et tout un chacun en dise pis que pendre. Par ce moyen, les plus belles filles n’attireront plus l’amour de leurs pères, ni les frères, si beaux soient-ils, l’amour de leurs sœurs. Car les fables de Thyeste, d’Œdipe et de Macarée instilleront, par la beauté même de leurs vers, cette utile répugnance dans la tendre cervelle des enfants.
36. C’est vrai, la pudicité est une belle vertu, dont on connaît assez l’utilité ; mais la traiter et la faire valoir comme foncièrement naturelle est aussi malaisé qu’il est aisé de la faire valoir selon l’usage, les lois, les préceptes moraux. Ses premiers et universels fondements sont difficiles à examiner à fond ; nos maîtres les parcourent superficiellement, n’osent pas y regarder de près, s’empressent plutôt de se placer sous la protection de la coutume, et là gonflent leurs plumes et triomphent à bon compte.
37. Ceux qui ne veulent pas se laisser entraîner loin de la source originelle se trompent encore plus, et se voient contraints d’adopter des opinions barbares, comme Chrysippe, qui mit un peu partout dans ses écrits le peu de cas qu’il faisait des unions incestueuses, quelles qu’elles soient[179].
Celui qui voudra se détacher du tenace préjugé de la coutume trouvera que bien des choses reçues comme indiscutables n’ont cependant de fondement que dans la barbe blanche et les rides de l’usage qui les accompagne. Une fois ce masque arraché, et les choses amenées à la lumière de la vérité et de la raison, il sentira son jugement tout bouleversé, et pourtant ramené à des bases plus solides.
38. Par exemple, je lui demanderai alors s’il peut y avoir quelque chose de plus étrange que de voir un peuple obligé de suivre des lois auxquelles il n’a jamais rien compris ; de le voir soumis en toutes ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achats, à des règles qu’il ne peut connaître, parce qu’elles ne sont ni écrites ni publiées dans sa langue, et dont il est de ce fait contraint par nécessité d’acheter l’interprétation et l’usage ?
39. On ne suit pas en cela l’ingénieuse idée d’Isocrates qui conseillait à son roi de rendre libres, franches de taxes, et lucratives, les négociations commerciales entre ses sujets, et de rendre onéreuses en les frappant de lourdes taxes, leurs contestations et querelles. Au contraire, on suit là une monstrueuse tendance qui aboutit à mettre sur le marché la raison elle-même, et à donner aux lois un cours, comme pour les marchandises ! Je sais gré au sort de ce que – selon nos historiens – ce fut un gentilhomme gascon de mon pays qui le premier qui s’opposa à Charlemagne qui voulait nous donner des lois latines et impériales[180].
40. Qu’y a-t-il de plus barbare que de voir une nation où, par coutume légale, la charge de juger se vend ? Où les jugements se paient contre argent comptant ? Où la justice est refusée en toute légalité à celui qui n’a pas les moyens de la payer ? Et où cette marchandise a tellement d’importance qu’il se constitue dans la société un quatrième état, fait de ceux qui savent manipuler les procès, pour s’ajouter aux trois autres traditionnels : l’église, la noblesse, et le peuple ? Et où ce quatrième ayant la charge des lois, et une autorité souveraine sur les biens et les vies, fasse un corps à part de celui de la noblesse ?
41. Il y a de ce fait dualité de lois : celles de l’honneur, et celles de la justice, qui sont opposées en bien des points. Car celles-là condamnent aussi rigoureusement un démenti accepté que celles-ci un démenti vengé par les armes. Dans un cas, celui qui porte les armes et qui subit une injure sans broncher est considéré comme déshonoré et indigne de la noblesse, tandis que dans l’autre, celui qui a une charge civile et tire vengeance de l’injure subie encourt la peine capitale. Celui qui s’adresse aux lois pour demander raison d’une offense faite à son honneur se déshonore ; et celui qui ne s’y adresse est puni et châtié au nom de la loi. De ces deux corps si différents, et se rapportant pourtant à un seul et même chef – le roi, ceux-là ont en charge la paix, et ceux-ci la guerre ; ceux-là le gain, et ceux-ci l’honneur ; ceux-là le savoir, ceux-ci la valeur militaire ; ceux-là la parole, ceux-ci l’action ; ceux-là la justice, ceux-ci la vaillance ; ceux-là la raison, ceux-ci la force ; ceux-là la robe longue, ceux-ci la courte…
42. Quant aux choses de moindre importance, comme les vêtements, à celui qui voudrait les ramener à leur but véritable, qui est le service et la commodité du corps, et d’où ils tirent leur grâce et leur agrément originel, j’indiquerai, comme les plus extravagants qui se puissent imaginer, nos bonnets carrés, cette longue queue de velours plissé qui pend aux têtes de nos femmes avec son attirail bigarré, et cette vaine et inutile pièce moulant un membre que nous ne pouvons pas décemment nommer, mais dont nous faisons étalage et ostentation en public.
43. Ces considérations ne détournent pourtant pas un homme sensé de suivre le style ordinaire ; mais à l’inverse, il me semble que toutes les façons de faire trop extravagantes ou originales relèvent plus de la folie, ou de l’affectation ambitieuse, que du bon sens. Le sage, s’il doit isoler intérieurement son esprit de la foule, pour le maintenir capable de juger librement des choses, à l’extérieur, par contre, doit suivre entièrement les formes et les usages reçus. La société n’a que faire de ce que nous pensons ; mais le reste, c’est-à-dire nos actions, notre travail, nos situations et notre vie privée, il faut accorder et adapter cela à son service et aux opinions communes, comme le fit ce bon et grand Socrate, qui refusa de sauver sa vie en désobéissant à l’autorité publique, même très injuste, voire inique. (I. 22.37) Car c’est la règle des règles, la loi générale des lois : chacun doit observer celles du lieu où il se trouve :
On doit obéir aux lois de son pays.
[Sentences grecques, éd. Crispin]
44. Voici des choses d’une autre cuvée.
Il n’est pas du tout certain qu’il y ait véritablement autant de profit à changer une loi reçue, quelle qu’elle soit, qu’il y a d’inconvénient à l’ébranler. C’est qu’une organisation politique est comme un bâtiment fait de diverses pièces jointes ensemble de telle façon qu’il est impossible d’en faire bouger une sans que tout l’ensemble ne s’en ressente. Le législateur des Thuriens[181] ordonna que quiconque voudrait abolir une loi ancienne ou en instituer une nouvelle devrait se présenter au peuple la corde au cou, afin que si la nouveauté n’était pas approuvée de chacun, il fût immédiatement étranglé. Et celui de Lacédémone[182] passa sa vie à obtenir de ses concitoyens la promesse ferme qu’ils n’enfreindraient aucune de ses ordonnances.
45. L’éphore[183] qui coupa si brutalement les deux cordes que Phrinys avait ajoutées à la musique ne se mit pas en peine de savoir si elle s’en trouvait améliorée, ou si les accords en étaient plus pleins : il lui suffisait, pour les condamner, que cela constitue une altération de l’ancienne. C’est ce que signifiait le symbole de l’épée rouillée de la justice de Marseille[184].
46. J’ai du dégoût envers la nouveauté, quelle que visage qu’elle ait, et ai de bonnes raisons pour cela, car j’en ai vu des effets très dommageables. Celle qui nous accable depuis tant d’années[185], n’est pas responsable de tout, mais on peut dire avec vraisemblance que, de façon fortuite, elle a tout produit et engendré, y compris les maux et les ruines qui se font sans elle, et contre elle : c’est à elle de s’en blâmer :
Hélas, ce sont mes propres traits qui ont fait mes blessures.
[Ovide, Héroïdes, Épîtres de Phyllis à Démophon]
47. Ceux qui ébranlent un État sont généralement les premiers à être engloutis dans sa ruine. Le bénéfice du trouble ne profite guère à celui qui l’a initié : il agite et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. L’unité et la structure de la monarchie, ce grand bâtiment, ayant été disloqué et décomposé notamment sur ses vieux jours, par cette nouveauté[186], offre à l’envi des ouvertures et des entrées à de semblables dommages. La majesté royale[187] s’abaisse plus difficilement du sommet au milieu qu’elle ne tombe du milieu au fond.
48. Mais si les inventeurs sont plus pernicieux, les imitateurs[188] sont plus vicieux, car ils suivent des exemples dont ils ont pourtant ressenti et puni l’horreur et le mal. Et s’il y a quelque degré d’honneur, même quand on fait le mal, c’est aux autres, et non à eux-mêmes, que revient la gloire de l’invention et le courage du premier effort.
Toutes sortes de désordres nouveaux puisent commodément dans cette source première et féconde, et y trouvent les formes et les modèles qui permettent de troubler la société. On peut trouver dans nos lois elles-mêmes, faites pour porter remède à ce premier mal, la méthode à employer et le prétexte nécessaire pour réaliser toutes sortes de mauvaises entreprises. Il nous advient ce que Thucydide dit des guerres civiles de son temps, que pour atténuer les vices publics, on leur donnait des noms nouveaux et plus doux, comme pour les excuser, en édulcorant et en détournant leurs vrais titres. On fait cela sous prétexte de réformer nos consciences et nos croyances, Le prétexte est honnête. (I. 22.48) Mais le meilleur des prétextes de nouveauté est dangereux.
Tant il est vrai qu’aucun changement apporté aux anciennes institutions ne vaut d’être approuvé.
[Tite-Live, XXXIV, 54]
49. Il me semble donc, pour parler franchement, qu’il faut un grand orgueil et bien de la présomption pour attacher de la valeur à nos opinions au point que, pour les faire triompher, il faille renverser la paix publique, et introduire inévitablement tant de malheurs : la terrible corruption des mœurs que suscitent les guerres civiles, les bouleversements complets des choses fondamentales, et tout cela dans son propre pays. N’est-ce pas un mauvais calcul que de promouvoir tant de vices certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et discutables ? Y a-t-il des vices d’une espèce pire que ceux qui choquent notre conscience et nos sentiments naturels ?
50. Le Sénat osa faire cette concession, lors du différend qui l’opposa au peuple sur la question du ministère religieux, et déclara : Que cela concernait plus les dieux qu’eux-mêmes, que ces dieux veilleraient à ce que leur propre culte ne soit pas profané. C’est dans le même sens qu’avait répondu l’oracle à ceux de Delphes à propos de la guerre contre les Mèdes : craignant l’invasion des Perses, ils demandèrent au Dieu ce qu’ils devaient faire des trésors sacrés de son temple : les cacher ou les emporter ? Il leur répondit qu’ils ne touchent à rien et s’occupent d’eux-mêmes, car il était bien capable de s’occuper de ses propres affaires.
51. La religion chrétienne présente toutes les marques d’une extrême justice et d’une extrême utilité ; mais nulle qui soit plus évidente que la ferme recommandation de l’obéissance à l’autorité et du maintien de l’ordre établi. Quel merveilleux exemple nous en a donné la sagesse divine ! Pour assurer le salut du genre humain et remporter une glorieuse victoire contre la mort et le péché, elle n’a pourtant voulu agir qu’en accord avec notre système politique, et a soumis son progrès et la poursuite de son but si noble et salutaire à l’aveuglement et à l’injustice de nos coutumes et usages ; elle a laissé couler le sang innocent de tant d’élus, ses favoris, et accepté de passer tant d’années à mûrir cet inestimable fruit : notre salut !
52. Il y a une grande différence entre la cause de celui qui suit les usages et les lois de son pays et celle de celui qui entreprend de les manipuler et de les changer. Celui-là invoque comme excuse la simplicité, l’obéissance et l’exemple : quoi qu’il fasse, ce ne peut être un mal, tout au plus un malheur.
Qui pourrait, en effet, ne pas respecter une antiquité qui nous a été conservée et prouvée par les plus éclatants témoignages ?
[Cicéron, De divinatione, I, 11]
53. Et en outre, comme dit Isocrate, dans la modération, il y a plus d’insuffisance que d’excès. Celui qui veut tout changer se trouve dans une situation bien plus difficile, car qui se mêle de choisir et de changer s’arroge l’autorité de juger et doit faire la preuve qu’il est capable de voir le fautif dans ce qu’il chasse comme le bien dans ce qu’il introduit. Voici la considération fort simple qui m’a conforté dans ma position, et réfréné ma jeunesse même, plus téméraire pourtant : je ne dois pas charger mes épaules d’un poids aussi lourd que celui de parler au nom d’une connaissance si importante, et ne pas me risquer en celle-ci là où je n’oserais le faire en toute sérénité dans les domaines où j’ai été instruit, et dans lesquels la témérité de jugement ne cause pas de préjudice.
54. Car il me semble très mal venu de vouloir subordonner les lois et usages publics et stables, à l’instabilité de la fantaisie individuelle (car la raison individuelle n’a de valeur qu’individuelle), et entreprendre sur les lois divines ce que nulle société ne supporterait pour les lois civiles : même si la raison humaine a bien plus de rapport avec ces dernières, elles demeurent cependant pleinement juges de leurs juges. Et leur connaissance intime doit servir à expliquer et étendre l’usage qui en a été reçu, non à le détourner et en proposer un autre.
55. Si parfois la providence divine a transgressé les lois auxquelles elle nous a astreints, ce n’est pas pour nous en dispenser. Ce sont des interventions de sa propre main qu’il nous faut, non pas imiter, mais admirer ; des exemples extraordinaires, frappés au coin de sa volonté expresse, comme les miracles qu’elle nous fournit pour témoignage de sa toute puissance, et qui se situent bien au-delà de nos propres capacités. Et c’est folie et impiété que de chercher à les reproduire ; nous ne devons pas les suivre, mais les contempler, frappés d’admiration. Actes qui relèvent de son rôle – et non du nôtre.
56. Cotta déclare bien opportunément à ce sujet : « En matière de religion, mes autorités sont T. Coruncanius, P. Scipion, P. Scevola, les grands Pontifes, non Zénon, Cléanthe ou Chrysippe. »[189]
57. Dieu le sait : dans la querelle qui nous oppose en ce moment, (I. 22.54) et où il y a cent articles de foi à enlever et remplacer, graves et profonds, combien sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir précisément examiné les raisons profondes de l’un et de l’autre parti ? Leur nombre, s’il en est un, ne serait guère en mesure de nous troubler. Mais la foule des autres, où va-t-elle ? Sous quelle bannière se range-t-elle, de son côté ? Il advient de leur remède comme des autres médicaments faibles et mal appliqués : ce qu’il devait purger en nous, il l’échauffe, l’exaspère et l’aigrit par le conflit, et il nous reste dans le corps. Sa faiblesse n’a pas pu nous purger, mais elle nous a cependant affaiblis. De telle sorte que nous ne pouvons pas nous en débarrasser non plus, et que nous ne récoltons de son intervention que des souffrances prolongées et intestines[190].
58. Toujours est-il que le sort, dont l’autorité est toujours supérieure à celle de nos discours, nous présente parfois la nécessité comme si urgente qu’il faut bien que les lois lui accordent une place ; et quand on résiste au développement d’une innovation introduite de force, se tenir en tout et partout réservé et respectueux contre ceux qui agissent en toute liberté, dont les desseins sont par là susceptibles d’être favorisés, et qui n’ont d’autre loi ni d’autre règle que d’agir à leur avantage, c’est là une dangereuse obligation et un combat inégal.
Se fier à un perfide, c’est lui donner les moyens de nuire.
[Sénèque, Œdipe, III, 686]
59. D’autant plus que la règle ordinaire dans un État en bonne santé ne propose rien pour ces accidents extraordinaires : elle présuppose un corps stable dans ses principaux organes et services, et un consentement commun à l’observation de ses lois et à leur obéissance. Le comportement légitime est un comportement calme, pesant et contraint, qui n’est pas de nature à tenir bon devant un comportement libre et effréné.
60. On sait que l’on reproche encore à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, d’avoir, pendant les guerres civiles de Sylla et de César, laissé courir les plus grands dangers à leur patrie, plutôt que de la secourir au dépens de ses lois, et en modifiant l’ordre des choses. Car en vérité, à la dernière extrémité, quand il n’y a plus moyen de résister, il serait probablement plus sage de baisser la tête et de supporter les coups, que de s’obstiner au-delà du possible à ne rien lâcher, et donner occasion ainsi à la violence de tout fouler aux pieds. Il vaudrait mieux faire vouloir aux lois ce qu’elles peuvent faire, puisqu’elles ne peuvent faire ce qu’elles veulent. C’est ce que fit celui qui ordonna qu’elle fussent suspendues vingt-quatre heures[191], celui qui changea pour cette fois-là un jour du calendrier[192], et cet autre qui du mois de juin fit un second mois de mai[193].
61. Les Lacédémoniens eux-mêmes, pourtant si scrupuleux à respecter les lois de leur pays, se trouvant gênés par la loi qui défendait d’élire deux fois Amiral la même personne, alors que leurs affaires requéraient de toute nécessité que Lysandre prît de nouveau cette charge, nommèrent en effet un certain Aracus comme Amiral, mais Lysandre Surintendant de la Marine. Et ils usèrent encore d’une semblable subtilité, quand ils envoyèrent un de leurs ambassadeurs devant les Athéniens, pour obtenir le changement d’un règlement quelconque. Périclès alléguant qu’il était défendu d’enlever le tableau où une loi avait été inscrite, l’ambassadeur lui conseilla de le retourner seulement, puisque cela n’était pas défendu[194].
Et c’est de cela que Plutarque loue Philopœmen, disant que né pour commander, il savait non seulement commander selon les lois, mais commander aux lois elles-mêmes, quand la nécessité publique l’exigeait.
1. Jacques Amyot, grand Aumônier de France, m’a raconté l’histoire que voici, qui est tout à l’honneur d’un prince des nôtres[195] (et il l’était à juste titre, même s’il était d’origine étrangère). Durant nos premières difficultés au siège de Rouen, ce prince fut averti par la reine, mère du roi, d’un projet conçu pour attenter à sa vie, et eut précisément connaissance par ses lettres de l’identité de celui qui devait l’exécuter (un gentilhomme angevin ou manceau, devenu alors familier de sa maison dans ce but). Il ne parla à personne de cet avertissement ; mais se promenant le lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où partaient nos tirs d’artillerie vers Rouen, dont nous faisions alors le siège, et ayant à ses côtés Amyot et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme, qui lui avait été désigné, et le fit appeler.
2. Quand il fut en sa présence, le voyant déjà pâlir et frémir, troublé par sa conscience, il lui dit : « Monsieur de, vous vous doutez bien de ce que je veux vous dire, votre visage le montre. Vous n’avez rien à me cacher, car je suis si bien au courant de votre affaire que vous ne feriez qu’aggraver votre cas en essayant de la dissimuler. Vous savez bien ceci… et encore ceci… (les tenants et aboutissants des éléments les plus secrets de ce complot). Sur votre vie, vous allez donc me confesser la vérité de toute cette entreprise. »
3. Quand ce pauvre homme se rendit compte qu’il était pris et confondu, (car tout avait été dévoilé à la reine par un de ses complices), il ne put que joindre les mains et demander la grâce et la miséricorde du prince. Il voulut se jeter à ses pieds, mais Guise l’arrêta en ces termes : « Répondez-moi : vous ai-je nui dans le passé ? Ai-je poursuivi quelqu’un des vôtres d’une haine particulière ? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais ; quelle raison a pu vous déterminer à vouloir ma mort ? » Le gentilhomme répondit d’une voix tremblante qu’il n’avait aucune raison particulière à cela, mais qu’il en allait de l’intérêt de la cause générale de son parti, et qu’on l’avait persuadé que ce serait une action pleine de piété que de se débarrasser, de quelque manière que ce fût, d’un si puissant ennemi de leur religion.
4. « Maintenant, poursuivit le prince, je vais vous montrer combien cette religion qui est la mienne est plus douce que celle que vous professez. La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’entendre, bien que vous n’ayez subi aucune offense de ma part. La mienne me commande de vous pardonner, puisque vous voilà convaincu d’avoir voulu me tuer[196] sans raison. Allez vous-en, retirez-vous, je ne veux plus vous voir ici. Et si vous êtes sensé, prenez dorénavant pour ce que vous entreprenez, de meilleurs conseillers que ceux-là. »
5. L’empereur Auguste étant en Gaule, fut informé d’une conjuration que fomentait contre lui L. Cinna[197], et il décida d’en tirer vengeance. Il fit donc appeler pour le lendemain le conseil de ses amis ; mais la nuit précédente, il la passa dans une grande agitation, songeant qu’il allait devoir faire mourir un jeune homme de bonne famille, et neveu du grand Pompée. En se lamentant, il se tenait divers discours : « Quoi ! faudrait-il que je demeure en proie aux craintes et aux alarmes, et que pendant ce temps, je laisse mon meurtrier se promener à son aise ? S’en ira-t-il quitte, après s’en être pris à moi, moi qui ai survécu à tant de guerres civiles, tant de batailles, sur mer comme sur terre ? Moi qui ai établi la paix universelle, celui qui a décidé, non seulement de me tuer mais de me sacrifier, sera-t-il absous ? » (et en effet, la conjuration avait prévu de le tuer pendant qu’il ferait des sacrifices).
6. Après cela, étant resté silencieux quelque temps, il recommençait d’une voix plus forte, et s’en prenait à lui-même : « Pourquoi vis-tu, si tant de gens veulent que tu meures ? N’y aura-t-il pas de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut-elle que tant de mal soit fait pour la conserver ? » Livia, sa femme, le sentant dans ces angoisses, lui dit : « les conseils d’une femme seront-ils écoutés ? Fais ce que font les médecins quand les remèdes habituels ne servent à rien : ils en essaient de contraires. Par la sévérité, tu n’as jusqu’à présent rien obtenu : Lepius a suivi Savidienus ; Murena, Lepide ; Caepion, Murena ; Egnatus, Caepio. Essaie donc de savoir comment te réussiront la douceur et la clémence. Cinna est confondu : pardonne-lui ; dès lors il ne pourra plus te nuire, et servira ta gloire. »
7. Auguste fut bien aise d’avoir trouvé un avocat qui le comprît, et ayant remercié sa femme et décommandé ses amis, qu’il avait convoqués en Conseil, il demanda qu’on fasse venir Cinna pour le voir seul à seul. Ayant donc fait sortir tout le monde de sa chambre et fait donner un siège à Cinna, il lui parla en ces termes : « D’abord, Cinna, je te demande de m’écouter tranquillement : ne m’interromps pas, je te donnerai la possibilité et le temps nécessaire pour me répondre. Tu sais que je t’ai pris dans le camp de mes ennemis, non seulement parce que tu t’étais fait mon ennemi, mais parce que tu étais né ainsi, et que je t’ai laissé la vie sauve. Je te rendis tous tes biens, et j’ai fait de toi, en fin de compte, un homme si aisé et si bien pourvu que les vainqueurs eux-mêmes envient la condition faite au vaincu. Le sacerdoce que tu me demandas, je te l’ai accordé, alors que je l’avais refusé à d’autres, dont les pères avaient toujours combattu avec moi. Et après t’avoir tellement favorisé, voilà que tu projettes de me tuer. »
8. Cinna s’étant récrié qu’il était bien loin d’avoir une aussi mauvaise pensée, Auguste poursuivit : « Tu ne tiens pas ta promesse, Cinna ; tu m’avais assuré que je ne serais pas interrompu. Oui, tu as projeté de me tuer, en tel lieu et en tel jour, en telle compagnie, et de telle façon. » Le voyant accablé par ces révélations, silencieux et non plus cette fois à cause de sa promesse, mais tenaillé par sa conscience, il ajouta : « Pourquoi fais-tu cela ? Est-ce pour devenir empereur ? Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas dans État s’il n’y a que moi qui puisse t’empêcher d’arriver à la dignité suprême. »
9. « Tu n’es même pas capable de défendre ta maison, et tu as perdu dernièrement un procès contre un simple affranchi. Quoi ? Tu n’as donc rien d’autre en ton pouvoir que de t’en prendre à celui de César ? Je te l’abandonne, s’il n’y a que moi qui fais obstacle à tes espérances. Penses-tu que Paul, que Fabius, les Cosséens et les Serviliens te soutiennent, et une si grande foule de nobles, non seulement nobles par le nom, mais de gens qui par leur valeur, honorent la noblesse ? » Après lui avoir ainsi parlé pendant plus de deux heures, il lui dit enfin : « Allons, Cinna, je te laisse la vie en tant que traître et parricide comme je te l’ai laissée autrefois en tant qu’ennemi. Que ce jour marque le début de notre amitié. Et voyons celui qui prouvera le mieux sa bonne foi, moi de t’avoir donné la vie, et toi de l’avoir reçue. »
10. Sur ces mots, il se sépara de lui. Quelque temps après, il lui attribua le consulat, lui faisant reproche de ne pas avoir osé le lui demander. Il fut dorénavant son ami, et le fit son seul héritier. Et depuis cette affaire, qui se produisit quand Auguste avait atteint quarante ans, il n’y eut plus jamais de conjuration contre lui, juste récompense de sa clémence. Mais il n’en advint pas de même à notre prince : sa bienveillance ne l’empêcha pas de tomber par la suite dans le piège d’une semblable trahison. C’est donc une chose bien vaine et légère que la sagesse humaine : à travers tous nos projets, et malgré toutes nos réflexions et précautions, le sort[198] reste toujours maître des événements.
11. Nous disons des médecins qu’ils ont de la chance quand ils obtiennent une issue heureuse ; comme si leur art était le seul qui ne puisse se suffire à lui-même, et que ses fondements soient trop fragiles pour ne compter que sur ses propres forces ; comme si leur art était le seul à qui la chance était nécessaire pour réaliser son œuvre.
Je pense de la médecine tout le bien ou le mal que l’on voudra – nous n’avons, Dieu merci, jamais affaire ensemble. Je suis le contraire des autres : je la méprise volontiers d’ordinaire, et quand je suis malade, au lieu de m’amender, je me mets à la haïr et la craindre, et je réponds à ceux qui insistent pour que je prenne un médicament : « Attendez au moins que j’aie repris assez de forces pour pouvoir résister à l’effet et aux risques de votre breuvage ».
Je laisse faire la nature ; je présuppose qu’elle est pourvue de dents et de griffes pour se défendre des assauts qui sont portés contre elle, et pour maintenir cet assemblage dont elle cherche à éviter la dislocation… Et je crains, quand elle est aux prises étroitement et intimement avec la maladie, qu’au lieu de lui porter secours, ce ne soit à son adversaire au contraire qu’on vienne en aide, et qu’on ne la charge encore, elle, de nouveaux soucis.
12. Je dis donc que, non seulement en médecine, mais dans plusieurs autres arts, la chance a une part importante. Les élans poétiques, qui emportent leur auteur, et le mettent dans un état second, pourquoi ne pas les attribuer à sa chance, puisqu’il reconnaît lui-même qu’ils dépassent ses possibilités et ses forces, et qu’ils lui semblent venir d’ailleurs que de lui-même, sans qu’il en soit du tout le maître. De même les orateurs, qui ne prétendent pas maîtriser du tout ces mouvements et agitations extraordinaires qui les poussent au-delà de leurs objectifs. De même encore en peinture, où il arrive que des coups de pinceau échappent à la main du peintre, allant au-delà de ses conceptions et de ses connaissances, qu’il admire, et qui l’étonnent lui-même. Mais la chance montre de façon encore beaucoup plus évidente la part qu’elle prend en tout cela, par les grâces et les beautés qu’on y trouve, non seulement alors que l’auteur ne les avait pas préméditées, mais même sans qu’il en ait eu connaissance. Un lecteur intelligent découvre souvent dans les écrits des autres, des perfections autres que celles que l’auteur pensait y avoir mises, et leur prête des formes et des significations plus riches.
13. Quant aux entreprises militaires, chacun voit combien la chance y joue un rôle important. Dans nos propres réflexions et délibérations, il faut à coup sûr qu’il y ait un mélange de chance et de hasard, car ce que peut notre sagesse n’est pas grand-chose : plus elle est aiguë et vive, plus elle trouve en elle-même de faiblesses, et donc se défie d’autant plus d’elle-même. Je suis du même avis que Sylla[199] : quand je regarde de près les exploits les plus glorieux de la guerre, je vois, à ce qu’il me semble, que ceux qui les conduisent n’y emploient la réflexion et la délibération intérieure que par acquis de conscience, et que la partie la plus importante de l’entreprise est laissée à la chance. La confiance qu’ils ont en son secours va bien au-delà des bornes de tout discours raisonné. Il éprouvent, durent leurs réflexions, des allégresses fortuites, et des fureurs étonnantes, qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins fondé en apparence, et qui amplifie leur courage au-delà du raisonnable. C’est pourquoi il est arrivé à plusieurs grands capitaines anciens, pour donner du crédit à ces décisions téméraires, de faire croire à leurs gens qu’ils y étaient contraints par quelque inspiration, par quelque signe prémonitoire.
14. Voilà pourquoi, en raison des difficultés provoquées par les circonstances et accidents divers de chaque chose, l’impossibilité de voir et de choisir ce qui nous est le plus commode nous plonge dans l’incertitude et la perplexité. Le plus sûr, quand aucune autre considération ne nous y conduirait est à mon avis, de se ranger au parti où l’on trouve le plus d’honnêteté et de justice ; et puisqu’on doute sur le plus court, s’en tenir toujours au chemin le plus droit. Comme pour ces deux exemples que je viens de proposer : il ne fait pas de doute que pour celui qui avait subi l’offense, il était plus beau et plus généreux de pardonner que d’agir autrement. Si l’affaire a mal tourné pour le premier, il ne faut pas s’en prendre pour autant à ses bonnes intentions ; car on ne peut savoir si, ayant pris le parti contraire, il eût fini par échapper à la fin que le destin avait fixée pour lui, et il eût de toutes façons en ce cas perdu la gloire d’une si rare humanité.
15. On voit dans les livres d’histoire bien des gens vivant dans la crainte d’être assassinés. La plupart ont pris le parti de courir au-devant des conjurations qu’on montait contre eux, par la vengeance et les supplices. Mais j’en vois fort peu auxquels ce remède ait été utile, comme en témoigne le sort de tant d’empereurs romains. Celui qui se trouve soumis à un danger de ce genre ne doit pas espérer grand-chose de sa force ni de sa vigilance. Car comment se garantir contre un ennemi qui a le visage du plus serviable de nos amis ? Et comment connaître les volontés et les pensées intérieures de ceux qui nous assistent ? On a beau prendre des mercenaires pour sa garde, et être toujours entouré d’une haie d’hommes armés : celui qui fait peu de cas de sa propre vie se rendra toujours maître de celle d’autrui. Et ce perpétuel soupçon, qui le fait douter de tout le monde, constitue pour le prince un terrible tourment.
16. C’est pourquoi Dion, étant averti que Callipe guettait les moyens de le faire mourir, n’eut jamais le courage de chercher à en savoir plus, disant qu’il aimait mieux mourir que vivre dans la misérable situation d’avoir à se garder, non seulement de ses ennemis, mais même de ses amis. C’est ce qu’Alexandre montra avec bien plus de force encore, et plus concrètement, quand il fut averti par une lettre de Parmenion que Philippe son médecin favori avait été corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner. En même temps qu’il faisait lire la lettre en question à Philippe, il avala le breuvage qu’on lui présentait. N’était-ce pas une façon d’exprimer cette résolution selon laquelle, si ses amis voulaient le tuer, il consentait à ce qu’ils le fissent ? Ce prince est le souverain patron des actes risqués ; mais je ne sais s’il y a un seul trait de sa vie qui ait plus de fermeté que celui-là, et une beauté plus éclatante sous bien des aspects.
17. Ceux qui prêchent aux princes une défiance si attentive sous le prétexte de leur sécurité, leur prêchent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se fait sans risques. J’en connais un, très entreprenant, et de nature très courageuse, dont on corrompt chaque jour la bonne fortune en essayant de le persuader de se retirer parmi les siens, de ne se prêter à aucune réconciliation avec ses anciens ennemis, de rester à part, et de ne pas s’en remettre à des bras plus forts, quelque promesse qu’on lui fasse, et quelque utilité qu’il puisse y trouver. J’en connais un autre qui a fait progresser sa situation pour avoir fait un choix inverse.
18. La hardiesse, dont ils cherchent si avidement la gloire, se manifeste, en cas de besoin, aussi admirablement en pourpoint que sous les armes, dans un appartement que dans un camp, le bras pendant que le bras levé. La prudence, si douce et circonspecte, est l’ennemie mortelle des grands desseins. Scipion[200] sut, pour satisfaire la volonté de Syphax[201] de quitter son armée et abandonner l’Espagne, encore incertaine après sa conquête récente, et passer en Afrique dans deux simples navires pour se risquer en terre ennemie où régnait un roi barbare, dont la loyauté était inconnue, sans garanties, sans otages préalables, confiant sa sécurité à son seul courage, à sa chance et à l’espoir de voir s’accomplir ses hautes espérances.
La confiance que nous témoignons appelle le plus souvent la bonne foi.
[Tite-Live, XXII, 22]
19. Une vie ambitieuse et fameuse doit donc, à l’inverse de la prudence, faire peu de cas des soupçons et leur tenir la bride courte : la crainte et la défiance invitent aux mauvais coups et les attirent. C’est surtout en abandonnant volontairement sa vie et sa liberté entre les mains de ses ennemis que le plus méfiant de nos rois rétablit sa situation : il montra qu’il avait une entière confiance en eux, afin qu’ils eussent confiance en lui[202].
À ses légions mutinées et prenant les armes contre lui, César n’opposait que l’autorité de son visage et la fierté de ses paroles ; et il se fiait tellement à lui-même et à sa chance, qu’il ne craignait pas de faire dépendre celle-ci d’une armée séditieuse et rebelle.
Il parut sur un tertre, intrépide, debout,
Et qu’il n’ait peur de rien lui valut d’être craint
[Lucain, La Pharsale, V, 316-318]
20. Mais il est bien vrai que cette belle assurance ne peut être représentée entière et naturelle que par ceux chez qui l’idée de la mort et de l’issue fatale, possible après tout, ne provoque pas d’effroi. Car se montrer tremblant encore, hésitant et incertain, pour obtenir à une importante réconciliation, c’est ne faire rien qui vaille. C’est par contre un excellent moyen pour gagner le cœur et la volonté d’autrui que d’aller se soumettre et se fier à lui, pourvu que ce soit librement, sans aucune contrainte due à la nécessité, que cette confiance soit pure et nette, et qu’on arbore un front qui ne soit marqué d’aucun souci.
21. Je vis dans mon enfance un gentilhomme commandant une grande ville[203], confronté à la sédition d’un peuple furieux. Pour éteindre ce commencement de trouble, il prit le parti de sortir du lieu très sûr où il était pour se rendre en face de cette foule de mutins. Mal lui en prit, car il y trouva une mort misérable. Mais il ne me semble pas que sa faute tienne tant au fait qu’il soit sorti, ainsi qu’on le reproche ordinairement à sa mémoire, que d’avoir choisi la voie de la soumission et de la mollesse, et d’avoir voulu calmer cette rage plutôt en la suivant qu’en la guidant, en demandant plutôt qu’en exigeant. Et j’estime qu’une sévérité sereine, avec une attitude de commandement militaire assurée, confiante, comme il convenait à son rang et à sa charge, lui eût mieux réussi, au moins avec plus d’honneur et de dignité.
22. De ce monstre ainsi agité, il ne faut rien attendre en fait d’humanité et de douceur ; il n’est capable que de respect et de crainte[204]. Je reprocherais aussi à cet homme le fait que, ayant pris la résolution, plutôt brave que téméraire à mon avis, de se jeter, simplement en pourpoint et en état d’infériorité au milieu de cette mer agitée d’hommes hors d’eux-mêmes, il n’a pas conservé jusqu’au bout cette attitude. Quand il vit le danger de près, il s’effondra, adopta une contenance humble et flatteuse, qu’il changea encore par la suite contre une attitude effrayée, la voix et les yeux marqués par l’affolement et le repentir. Cherchant à se terrer comme un lapin, et à se dérober, il enflamma les émeutiers et les attira sur lui.
23. Il était question de faire une revue générale des différentes troupes en armes[205]. C’est le lieu des vengeances secrètes : il n’en est pas où on puisse les exercer avec une plus grande sécurité. Des signes évidents montraient que pour certains de ceux à qui incombait la charge de procéder à la revue, il ne ferait pas vraiment bon s’y trouver. On entendit donc des avis différents, comme il était normal pour une affaire aussi importante, et dont les conséquences pouvaient être graves. Le mien était qu’il fallait surtout éviter de donner quelque preuve que ce soit de cette crainte, qu’il fallait se montrer et se mêler aux défilés, la tête haute et le visage ouvert, et qu’au lieu de retrancher quoi que ce soit à la cérémonie (ce que les autres souhaitaient), il fallait au contraire demander aux capitaines d’avertir les soldats de faire leurs salves belles et fortes en l’honneur des assistants, et ne pas épargner la poudre. Cela servit de témoignage de faveur envers ces troupes suspectes, et produisit dès lors une mutuelle et utile confiance.
24. La voie suivie par Jules César me semble la plus belle qu’on puisse prendre en de pareilles circonstances. Premièrement, il s’efforça par la clémence de se faire aimer de ses ennemis eux-mêmes, se contentant, quand des conjurations lui étaient révélées, de déclarer simplement qu’il en était averti. Cela fait, il prit une très noble résolution : celle d’attendre sans effroi et sans inquiétude ce qui pourrait lui arriver, se remettant et s’abandonnant à la garde des dieux et du sort. Et c’est certainement dans cet état d’esprit qu’il se trouvait quand il fut tué.
25. Un étranger déclara et fit savoir partout qu’il pouvait fournir à Denys, Tyran de Syracuse, un moyen de connaître et de découvrir en toute certitude les machinations que ses sujets ourdiraient contre lui, moyennant une somme assez rondelette. Denis ayant appris la chose, le fit venir pour se faire révéler un art si nécessaire à sa survie. L’étranger lui dit alors que cet art consistait tout simplement à lui donner un talent[206] d’or, et à se vanter ensuite d’avoir appris un secret extraordinaire… Denys trouva cette idée fort bonne et lui fit compter six cents écus. Comme il n’était pas vraisemblable qu’il eût donné une si grosse somme à un inconnu, sauf à le récompenser d’un enseignement très utile, cette opinion se répandit et servit à maintenir ses ennemis dans la crainte[207].
26. C’est pour cela que les princes publient habilement les informations qu’ils reçoivent des complots que l’on prépare contre leur vie : pour faire croire qu’ils sont bien avertis et qu’on ne peut rien entreprendre sans qu’ils ne sentent en venir le vent.
Le duc d’Athènes fit plusieurs sottises en établissant récemment sa dictature[208] sur Florence ; mais la plus notable fut celle-ci : ayant reçu la première information concernant les complots que le peuple préparait contre lui de la bouche de Mattheo di Morozo, qui y était lui-même impliqué, il le fit mourir, pour supprimer cet avertissement, et ne pas laisser penser dans la ville que quiconque pût trouver sa domination insupportable[209].
27. Je me souviens d’avoir lu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage éminent, qui, fuyant la tyrannie du Triumvirat, avait échappé mille fois aux mains de ses poursuivants par la subtilité de ses stratagèmes. Il advint un jour qu’une troupe de cavaliers, chargée de s’emparer de lui, passa tout près d’un bois où il se cachait, et faillit le découvrir. Mais alors, considérant la peine et les difficultés qu’il supportait déjà depuis si longtemps pour échapper aux recherches continuelles et minutieuses lancées partout contre lui, et le peu de plaisir qu’il pouvait espérer d’une vie comme celle-là, il estima qu’il valait mieux cette fois sauter le pas plutôt que de demeurer toujours dans ces transes. Alors il les rappela lui-même, et leur révéla sa cachette, s’abandonnant volontairement à leur cruauté, pour leur ôter en même temps qu’à lui, une plus longue peine.
28. Appeler à soi les mains ennemies, c’est un choix un peu hardi ; je crois pourtant qu’il vaut mieux le faire, plutôt que de vivre en permanence dans la crainte d’un accident pour lequel il n’y a pas de remède. Mais puisque les dispositions que l’on peut prendre dans ce cas sont pleines d’incertitudes et d’inquiétudes, il vaut mieux se préparer avec une belle assurance à tout ce qui peut arriver. Et tirer quelque sujet de consolation du fait que l’on n’est pas certain que cela arrivera.
1. J’ai souvent été irrité, dans mon enfance, de voir que dans les comédies italiennes, un « pedante », ou précepteur, tenait toujours le rôle du sot, et que le surnom de « magister » n’avait guère parmi nous de signification plus honorable. Puisque j’étais sous leur garde et leur direction, pouvais-je faire moins que d’être soucieux de leur réputation ? Je cherchais à les excuser par la différence naturelle qu’il y a entre les gens vulgaires et les rares personnes dont le jugement et le savoir sont excellents : ce qui fait qu’ils vont les uns et les autres dans des sens tout à fait opposés. Mais j’y perdais mon latin, car les hommes les plus distingués étaient justement ceux qui les méprisaient le plus, comme en témoigne notre bon Du Bellay :
Je hais par dessus tout un savoir pédantesque.
[Du Bellay, Les Regrets, sonnet 68.]
2. Et cette habitude est ancienne, car Plutarque[210] dit que Grec et écolier étaient des mots péjoratifs et méprisants chez les Romains. Depuis, avec l’âge, j’ai trouvé qu’on avait tout à fait raison, et que « les plus grands savants ne sont pas les plus sages »[211]. Mais j’en suis encore à me demander comment il se fait qu’un esprit riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne pas plus vif et plus éveillé, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse faire siens, sans en être amélioré, les discours et les jugements des meilleurs esprits que le monde ait porté. Comme me le disait une jeune fille, la première de nos princesses[212], en parlant de quelqu’un : à s’imprégner de tant de cerveaux étrangers, si forts et si grands, il faut bien que le sien se rétracte, se resserre, et rapetisse, pour faire de la place aux autres…
3. Je dirais volontiers que le travail de l’esprit s’étouffe par trop d’étude et de connaissances, comme les plantes qui ont trop d’humidité et les lampes trop d’huile ; et que, encombré et prisonnier d’une trop grande diversité de choses, il ne parvient plus à s’en dépêtrer, et demeure courbé et accroupi sous ce fardeau. Mais il en va pourtant autrement : car notre esprit s’élargit au fur et à mesure qu’il se remplit. Et l’on voit bien, par les exemples des Anciens, que tout au contraire, des hommes très capables dans la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands conseillers[213] pour les affaires de l’État ont été en même temps des hommes très savants.
4. Quant aux philosophes, à l’écart de toute occupation publique, ils ont été aussi parfois méprisés, c’est vrai, par les auteurs comiques de leur temps, parce que leurs opinions et leurs façons les rendaient ridicules. Voulez-vous les faire juges de la régularité d’un procès, des actions d’un homme ? Ils y sont préparés ! Ils cherchent encore si la vie et le mouvement existent, et si l’homme est autre chose qu’un bœuf ; ce que c’est qu’agir et souffrir, et quelle sorte de bêtes sont les lois et la justice.
5. Parlent-ils d’un magistrat ou lui parlent-ils ? C’est avec une liberté irrévérencieuse ou incivile. Entendent-ils chanter la louange d’un prince ou d’un roi ? Ce n’est pour eux qu’une sorte de pâtre, un pâtre occupé à tondre ses bêtes – mais bien plus brutalement ! Avez-vous plus d’estime pour quelqu’un parce qu’il a deux mille arpents de terre ? Eux s’en moquent bien, habitués qu’ils sont à considérer le monde entier comme leur bien. Vous vantez-vous de votre noblesse, parce que vous en comptez sept parmi vos aïeux qui furent riches ? Ils font pourtant peu de cas de vous, parce que vous ne concevez pas la nature comme universelle, et que vous ne voyez pas que chacun d’entre nous a eu parmi ses prédécesseurs des riches, des pauvres, des rois, des valets, des Grecs et des Barbares[214]. Et quand bien même vous seriez le cinquantième descendant d’Hercule, ils vous trouveraient bien sot de vous targuer de ce qui n’est que le fait du hasard.
6. Le commun des mortels les dédaignait donc, considérant qu’ils ignoraient les choses essentielles et ordinaires, et parce qu’ils se montraient présomptueux et insolents.
Mais cette façon toute platonicienne[215] de présenter les philosophes est bien éloignée de celle qui leur convient. On les enviait, en fait, de se tenir au-dessus de la façon d’être commune, de mépriser les activités publiques, d’avoir fait de leur vie quelque chose de particulier et d’inimitable, obéissant à des principes élevés, et en dehors de l’usage. Nos pédants, au contraire, on les dédaigne, parce qu’ils se tiennent en dessous de la façon d’être commune, qu’ils sont incapables d’assumer des charges publiques, et mènent, suivant en cela le peuple, une vie et des mœurs basses et viles.
Je hais les hommes lâches dans l’action, philosophes en paroles seulement.
[Pacuvius, cité par Aulu-Gelle, XIII, VIII]
7. Grands par leur science, les philosophes étaient encore plus grands par leurs actions. On dit de ce Géomètre de Syracuse[216], qui s’était détourné de ses réflexions pour mettre quelque chose en pratique au service de son pays, qu’il conçut des engins épouvantables avec des effets dépassant tout ce que l’on peut croire, mais qu’il méprisait tout ce qu’il avait réalisé, car il estimait avoir corrompu par cela la dignité de son art, dont les ouvrages qu’il tirait n’étaient pour lui que des travaux d’apprentissage et de simples jouets.
8. Mis à l’épreuve de l’action, les philosophes en ont parfois acquis une telle hauteur de vues, qu’il semblait bien que leur cœur et leur âme se soient étonnamment nourris et enrichis par la compréhension intime des choses. Mais certains d’entre eux, voyant le gouvernement politique occupé par des incapables, s’en sont éloignés. À qui lui demandait jusqu’à quand il faudrait philosopher, Cratès[217] répondit : « jusqu’au moment où ce ne seront plus des âniers qui conduiront nos armées. » Héraclite abandonna la royauté à son frère, et aux Éphésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants devant le temple, il dit « N’est-ce pas mieux que de gouverner en votre compagnie ? »
9. D’autres, ayant placé leur esprit au-dessus des contingences et de la société, trouvèrent bas et vils les sièges de la justice et les trônes des rois eux-mêmes. Ainsi Empédocle refusa-t-il la royauté que les gens d’Agrigente lui offraient. Comme Thalès critiquait parfois le souci apporté à gérer des biens et à s’enrichir, on lui dit qu’il faisait comme le renard de la fable[218], et qu’il critiquait ce qu’il ne pouvait parvenir à faire. Il eut envie, pour se distraire, d’en faire l’expérience au grand jour, et ayant pour la circonstance ravalé son savoir au service du profit et du gain, mit sur pied un commerce qui, en un an, rapporta tellement que c’est à peine si, en toute leur vie, les plus expérimentés en la matière pouvaient en faire autant.
10. Aristote dit que certains appelaient Thalès, Anaxagore, et leurs semblables, sages mais imprudents, parce qu’ils n’apportaient pas assez de soins aux choses les plus utiles ; mais outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots[219], cela ne suffirait pas, de toutes façons, à excuser les pédants dont je parlais, et à voir la condition basse et nécessiteuse dont ils se contentent, ce serait plutôt l’occasion de dire d’eux qu’ils ne sont ni sages, ni prudents.
11. Mais laissons de côté cette première explication. Je crois qu’il vaut mieux dire que ce mal leur vient de leur mauvaise façon d’aborder les sciences ; car si l’on considère la façon dont nous sommes instruits, il n’est pas étonnant que ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants. En vérité, le souci de nos pères pour notre éducation et les dépenses qu’ils y consacrent ne visent qu’à nous remplir la tête de science, mais sans qu’il soit question de jugement ni de vertu. Dites de quelqu’un : « Oh qu’il est savant ! » et d’un autre : « Oh le brave homme ! ». La foule ne manquera pas de diriger son regard et son respect vers le premier. Il faudrait ajouter ici « Oh la grosse tête ! ». Nous demandons volontiers de quelqu’un : « Sait-il du grec ou du latin ? Écrit-il en vers ou en prose ? » Mais qu’il soit devenu meilleur ou mieux avisé, c’est là l’essentiel, et c’est ce qu’on laisse de côté. Il eût fallu s’enquérir du mieux savant, et non du plus savant.
12. Nous ne cherchons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’intelligence et la conscience vides. De même que les oiseaux vont parfois chercher du grain, et le portent en leur bec sans même y toucher, pour en donner la becquée à leurs petits, ainsi nos pédants vont grappillant leur science dans les livres, et ne la prennent que du bout des lèvres, pour la régurgiter et la livrer au vent.
13. Il est étonnant de voir comment cette sottise trouve sa place chez moi[220]. N’est-ce pas faire comme les autres, en effet, ce que je fais la plupart du temps dans cet ouvrage ? Je grappille par-ci, par-là dans les livres les sentences qui me plaisent ; non pour les conserver, car je n’ai pas de mémoire où les conserver, mais pour les transporter en celui-ci, où elles ne sont, à vrai dire, pas plus les miennes qu’en leur place d’origine.
14. Nous ne sommes, je crois, savants que de la science du présent ; non de celle du passé, aussi peu que de celle du futur. Mais le pire, c’est que les élèves et leurs petits ensuite ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus, mais elle ne fait que passer de main en main, à la seule fin d’être montrée, d’en faire part à autrui, d’en tenir le compte[221], comme une monnaie sans valeur et inutile à autre chose qu’à servir de jetons pour calculer.
Ils ont appris à parler aux autres, et non pas à eux-mêmes.
[Cicéron, Tusculanes, V, XXXVI.]
Il ne s’agit pas de parler, mais de gouverner
[Sénèque, Épîtres, CVIII.]
15. La Nature, pour montrer qu’il n’y a rien de sauvage en ce qu’elle dirige, fait naître souvent chez les nations les moins portées vers les arts, des œuvres de l’esprit qui rivalisent avec celles qui sont les plus conformes aux règles de l’art. Et pour illustrer mon propos, je citerai ce proverbe gascon, tiré d’une chansonnette qu’on accompagne à la flûte, et si délicieux :
Brouha prou brouha, mas a remuda lous dits qu’em.
(Souffler, souffler beaucoup, mais aussi remuer les doigts !)
16. Nous savons dire : « Cicéron a dit cela ; voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots mêmes d’Aristote ». Mais nous, que disons-nous, nous-mêmes ? Que pensons-nous ? Un perroquet en ferait bien autant. Cela me rappelle ce riche Romain[222], qui avait pris soin, en y dépensant beaucoup d’argent, de s’attacher des hommes très savants en toutes sortes de sciences, afin que, lorsqu’il se trouvait avec des amis, et que l’occasion s’en présentait, ils puissent le suppléer, et être prêts à lui fournir, qui un discours, qui un vers d’Homère, chacun selon sa spécialité ; et il croyait que ce savoir était le sien, parce qu’il se trouvait dans la tête de ses gens. Comme font ceux dont la science réside en leurs somptueuses bibliothèques.
17. Je connais quelqu’un qui, quand je lui demande ce qu’il sait, me demande un livre pour me le montrer ; et il n’oserait pas me dire qu’il a la gale au derrière sans aller chercher dans son dictionnaire ce que c’est que la gale et ce qu’est le derrière !…
18. Nous prenons en dépôt les opinions et le savoir des autres, et c’est tout – alors qu’il faudrait qu’elles deviennent les nôtres. Nous ressemblons en fait à celui qui, ayant besoin de feu, irait en demander chez son voisin, et trouvant qu’il y en a là un bien beau et bien grand, s’y arrêterait pour se chauffer, sans plus se souvenir qu’il voulait en ramener chez lui. À quoi bon avoir le ventre plein de viande, si elle ne se digère et ne se transforme en nous ? Si elle ne nous fait grandir et ne nous fortifie ? Pensons-nous que Lucullus, auquel suffirent ses lectures, sans même le secours de l’expérience, pour devenir un grand capitaine, eût pu y parvenir s’il eût étudié à notre façon ?
19. Nous nous reposons si bien sur autrui que nous laissons dépérir nos propres forces. Ai-je le désir de m’armer contre la crainte de la mort ? C’est aux dépens de Sénèque que je le fais. Ai-je besoin de consolation pour moi-même ou pour un autre ? J’emprunte cela à Cicéron. Je l’aurais pris en moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime pas cette capacité de seconde main et fruit de la mendicité.
20. Quand bien même nous pourrions devenir savants par le savoir d’autrui, nous ne pouvons devenir sages que par notre propre sagesse.
Je hais, dit-il, le sage qui n’est pas sage pour lui-même.
[Euripide, tiré de Stobée III]
Et Ennius : « Le sage ne sait rien s’il ne peut être utile à lui-même. »
[Cicéron, De Officiis, III, 15]
S’il est cupide et vain, s’il est plus lâche qu’une agnelle d’Euganée
[Juvénal, VIII, 14]
Car il ne sous suffit pas d’acquérir la sagesse, il faut en profiter.
[Cicéron, De finibus, I, 1]
21. Denys se moquait des grammairiens qui s’emploient à connaître les maladies d’Ulysse, et ignorent les leurs ; des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs, des orateurs qui étudient comment il faut parler de la justice, et non comment il faut la rendre.
22. Si son esprit ne s’en trouve pas mieux, si son jugement n’en est pas meilleur, j’aurais autant aimé que mon étudiant eût passé son temps à jouer à la balle, au moins son corps en eût-il été plus allègre. Voyez comment il revient de ces quinze ou seize ans passés à l’école : il est incapable de rien faire, le seul avantage qu’on puisse lui trouver, c’est que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux que lorsqu’il est parti de chez lui. Il devait en revenir avec l’âme pleine, il ne la rapporte que bouffie, il l’a seulement fait enfler au lieu de la faire grossir.
23. Les maîtres dont je parle, comme Platon le dit des Sophistes, leurs frères, sont de tous les gens ceux-là même qui promettent d’être le plus utiles aux hommes, et ce sont les seuls d’entre eux qui non seulement ne réalisent pas ce qu’on leur confie, comme le fait un charpentier ou un maçon, mais au contraire, l’abîment, et se font payer pour l’avoir abîmé.
24. Protagoras proposait à ses disciples qu’ils le payent comme il le demande, ou bien qu’ils aillent jurer dans un temple de combien ils estimaient le profit qu’ils avaient tiré de sa discipline, et le rétribuent pour cette peine[223]. Si cette loi était suivie, mes pédagogues se trouveraient bien marris, s’ils s’en étaient remis au serment fait d’après mon expérience !…
25. Dans mon parler périgourdin on appelle fort plaisamment ces savanteaux lettreférits, pour « lettres-férus », ceux à qui les lettres ont donné un coup de marteau, frappés par les lettres[224]. Et de fait, le plus souvent, ils semblent être tombés au-dessous du sens commun. Car si le paysan et le cordonnier se comportent simplement, parlant de ce qu’ils connaissent, ces gens-là, eux, à vouloir se donner de grands airs avec ce savoir qui nage à la surface de leur cervelle, s’embarrassent et s’empêtrent sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais c’est un autre qui devra les mettre en pratique à leur place. Ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade ; ils vous ont déjà rempli la tête avec les textes de lois alors qu’ils n’ont même pas encore saisi le nœud de la question qui fait débat ; ils connaissent la théorie de toutes choses – mais cherchez-en un qui la mette en pratique[225] !
26. J’ai vu un de mes amis, qui se trouvait chez moi, et ayant affaire à un de ces oiseaux-là, s’amuser à fabriquer un véritable galimatias de propos sans suite, composé de pièces rapportées, mais souvent entrelardé de mots à la mode dans leurs discussions[226]. Et il se divertit ainsi toute la journée à débattre avec ce sot, qui cherchait toujours à répondre aux objections qu’on lui faisait !… Et c’était pourtant un homme lettré et de grande réputation, et qui portait une belle robe magistrale !
Ô vous nobles patriciens, à qui il est indifférent de voir ce qui se passe derrière vous,
prenez garde aux grimaces qui se font dans votre dos.
[Perse, I, 61]
27. Qui regardera de près ce genre de gens, si répandu, trouvera comme moi que le plus souvent, ils ne se comprennent pas, et ne comprennent pas les autres, et que s’ils ont la mémoire assez bien remplie, leur jugement est entièrement creux – à moins que leur nature ne les en ait doté d’elle-même d’un autre tout spécialement. J’ai vu cela chez Adrien Turnèbe, qui n’avait jamais exercé d’autre profession que celle des lettres, dans laquelle, à mon avis, il était le plus grand depuis mille ans, et qui n’avait pourtant rien de pédant, si ce n’est le port de la robe magistrale, et quelques autres usages qui pouvaient ne pas sembler civilisés à la façon des courtisans – choses de bien peu d’importance.
28. Je hais d’ailleurs ceux qui supportent plus difficilement une robe de travers qu’un esprit de travers, et fondent le jugement qu’ils portent sur quelqu’un d’après sa façon de faire la révérence, son maintien, et ses bottes[227].
Mais pour en revenir à Turnèbe, au-dedans, c’était l’esprit le plus raffiné du monde. Je l’ai souvent lancé volontairement sur des sujets éloignés de ses préoccupations habituelles, et il y voyait si clair, il était d’une intelligence si prompte et d’un jugement si sûr, qu’il semblait qu’il n’eût jamais fait d’autre métier que celui de la guerre et des affaires de État. Ce sont là des natures belles et fortes :
dont le titan [Prométhée] a formé l’esprit avec le meilleur limon et avec une faveur particulière de son art.
[Juvénal, XVI, 34]
et elles se maintiennent même au travers d’une mauvaise éducation. Mais que notre éducation ne nous abîme pas, ce n’est pas suffisant : il faut qu’elle nous améliore.
29. Certains de nos Parlements, quand il s’agit de recevoir des magistrats, les examinent seulement sur leur savoir ; d’autres y ajoutent encore l’épreuve de leur bon sens, en leur soumettant quelque cause à juger. Ceux-ci me semblent avoir une bien meilleure méthode : car si ces deux aspects sont nécessaires, encore faut-il qu’ils y soient tous les deux. Et après tout, le savoir lui-même est moins important que le jugement, car si ce dernier peut se passer de l’autre, l’autre ne peut se passer de celui-ci.
30. Car comme dit ce vers grec
[Stobée, Sermo III]
À quoi sert la science, si l’intelligence n’y est pas ?
Plût à Dieu que pour le bien de notre justice, ces gens-là fussent aussi bien fournis en intelligence et en conscience qu’ils le sont pour le savoir.
On nous instruit, non pour l’école, mais pour la vie
[Sénèque, Épîtres, XCV]
Or il ne faut pas attacher le savoir à l’esprit, il faut l’y incorporer ; il ne faut pas l’en arroser, il faut qu’il en soit imprégné[228]. Et si ce savoir ne le change, s’il n’améliore pas son état imparfait, il vaut certainement beaucoup mieux le laisser de côté. C’est un glaive dangereux : il embarrasse et blesse son maître si la main qui le tient est faible et n’en connaît pas l’usage : « de sorte qu’il aurait mieux valu n’avoir pas appris » [Cicéron, Tusculanes, II, 4]
31. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ni nous ni les théologiens ne demandons pas beaucoup de savoir aux femmes ; et François duc de Bretagne, fils de Jean V, quand on évoqua son mariage avec Isabeau, fille d’Écosse, et qu’on ajouta qu’elle avait été élevée simplement et sans aucune instruction en matière de lettres, répondait qu’il la préférait comme cela, et qu’une femme était bien assez savante si elle était capable de faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari[229].
32. Il n’est donc pas aussi étonnant qu’on veut bien le dire, que nos ancêtres n’aient pas fait grand cas du savoir[230], et qu’aujourd’hui encore on ne rencontre que par hasard des gens bien savants dans les principaux conseils de nos rois : si notre enrichissement personnel, qui est le seul objet qui nous soit aujourd’hui proposé par le biais de la jurisprudence, de la médecine, de la pédagogie et de la théologie, ne suffisait à les tenir en estime, on trouverait ces disciplines sans doute aussi dérisoires[231] qu’elles l’ont toujours été. Quel dommage, qu’elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien faire !
Depuis que les doctes ont paru, on ne voit plus de gens de bien.
[Sénèque, Épîtres, XCV]
33. Toute autre connaissance est mal venue à qui ne possède pas naturellement celle de la bonté. Et la raison que je cherchais tout à l’heure ne serait-elle pas que notre enseignement, en France, n’a pratiquement pas d’autre but que le profit ? Il en est bien peu, en effet, qui s’adonnent aux lettres, parmi ceux que la nature à destiné à des fonctions plus nobles que celles qui sont simplement lucratives ; ou alors, c’est seulement pour bien peu de temps : car avant d’y avoir vraiment pris goût, ils se rabattent sur une profession qui n’a plus rien à voir avec les livres. Il ne reste donc, en fin de compte, pour se consacrer tout à fait à l’étude, que les gens de basse extraction, qui y cherchent un moyen de gagner leur vie. Et les esprits de ces gens-là étant du plus mauvais aloi, à la fois par leur nature propre et par l’exemple reçu au cours de leur éducation dans un tel milieu, ils ne nous donnent évidemment qu’une piètre image des fruits que peut procurer la connaissance.
34. Car elle ne saurait donner de la lumière à l’esprit qui n’en a pas, ni faire voir un aveugle. Son office n’est pas de lui fournir la vue, mais de la lui éduquer, et de régler son allure, à condition qu’il ait de par lui-même les pieds et les jambes droits, et capables de marcher. C’est un bon remède que le savoir, mais aucun remède n’est assez puissant pour se préserver, sans altération ni corruption, des défauts du vase qui le contient. Tel a la vue claire, qui ne l’a pas droite ; et par conséquent, s’il voit où est le bien, il ne le suit pas pour autant ; il voit où est la connaissance, mais ne s’en sert pas. La principale disposition de Platon pour sa « République », c’est d’attribuer les charges de ses concitoyens en fonction de la nature de ces derniers. Nature peut tout, et fait tout.
35. Les boiteux sont mal faits pour les exercices du corps, et les exercices de l’esprit peu propices aux esprits boiteux. Les bâtards et les vulgaires, eux, sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n’est pas étonnant, puisqu’il est cordonnier[232]. De même, il semble bien que l’expérience nous montre souvent un médecin moins bien soigné, un théologien moins moral, et un savant moins compétent… que les hommes ordinaires !
36. Ariston de Chio avait bien raison de dire que les philosophes nuisaient à leurs auditeurs : la plupart des esprits ne sont pas aptes à tirer parti d’un tel enseignement qui, s’il n’a pas d’effets positifs, en aura au contraire qui seront négatifs.
Il sortait, disait-il, des débauchés de l’école d’Aristippe, et des sauvages de celle de Zénon.
[Cicéron, De natura deorum, III, 31]
37. Dans cette belle méthode d’enseignement que Xénophon prête aux Perses, on voit qu’ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme on leur enseigne les lettres dans d’autres nations. Platon dit qu’en fonction de leur mode de succession royale, le fils aîné était élevé ainsi : à sa naissance, on le confiait, non à des femmes, mais aux eunuques qui jouissaient de la plus haute autorité dans l’entourage des rois, à cause de leur vertu[233]. Ceux-ci assumaient la charge de faire que son corps soit beau et sain, et à sept ans révolus, lui apprenaient à monter à cheval et à chasser. Quand il avait atteint ses quatorze ans, ils le remettaient entre les mains de quatre personnages : le plus sage, le plus juste, le plus modéré, et le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion, le second, à toujours dire la vérité, le troisième à maîtriser ses désirs, le quatrième à ne rien craindre.
38. Que dans l’excellente constitution due à Lycurgue, vraiment prodigieuse dans sa perfection, et si soucieuse de l’éducation des enfants qu’elle tenait pour la principale charge de l’état, que dans le séjour des Muses elles-mêmes, donc, il soit aussi peu fait mention des doctrines à enseigner, voilà quelque chose qui mérite une très grande attention. Comme si cette jeunesse bien née et dédaignant tout autre joug que celui de la valeur morale n’avait eu besoin, au lieu de nos maîtres si savants, que de maître de vaillance, de sagesse et de justice. C’est cet exemple que Platon a repris dans ses lois.
Leur façon d’enseigner, c’était de poser aux enfants des questions concernant le jugement qu’ils portaient sur les hommes et leurs actions : s’ils condamnaient ou louaient tel personnage ou tel fait, il leur fallait justifier ce jugement, et par ce moyen, ils aiguisaient leur intelligence tout en apprenant le droit[234].
39. Dans Xénophon, Astyage[235] demande à Cyrus de lui rendre compte de sa dernière leçon. « La voici, dit-il : Dans notre école, un grand garçon ayant un vêtement[236] un peu court, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, et lui prit le sien, qui était plus grand. Notre précepteur m’ayant fait juge de ce cas, j’estimai qu’il fallait laisser les choses en l’état, car cela arrangeait à la fois l’un et l’autre. Sur quoi il me reprit, me disant que j’avais mal fait, car je m’en étais tenu à ce qui semblait le plus convenable, alors qu’il fallait avant tout considérer ce qui était juste, et que la justice exigeait que nul ne soit soumis à la contrainte pour ce qui lui appartient. » Et il ajouta qu’il fut fouetté pour cela, tout comme l’étions nous autres, dans nos villages, pour avoir oublié le premier aoriste de « »[237].
40. Mon maître d’alors devrait pour le moins me faire une belle harangue « sur le mode démonstratif » avant de parvenir à me persuader que son école valait celle-là… !
C’est qu’eux avaient voulu aller au plus court : et puisque les connaissances, même lorsqu’on les utilise dans le bon sens, ne peuvent nous enseigner que la sagesse, la loyauté et la résolution, ils avaient voulu tout de suite mettre leurs enfants en mesure de les expérimenter ; ils avaient voulu les éduquer, non par ouï-dire, mais par la pratique, en les formant et en les modelant de façon vivante, non seulement par des préceptes et des paroles, mais surtout par des exemples et des œuvres, afin que ce ne soit pas un simple savoir déposé en leur esprit, mais devienne sa façon d’être et de fonctionner ; que ce ne soit pas quelque chose d’ajouté, mais comme une disposition naturelle.
À ce propos, comme on demandait à Agésilas ce que les enfants devaient apprendre, selon lui, il répondit : « Ce qu’ils auront à faire étant devenus des hommes ». Il n’est pas étonnant qu’une telle éducation ait produit des effets si admirables.
41. On dit qu’on allait chercher des rhétoriciens, des peintres et des musiciens dans les autres villes de Grèce, mais que c’est à Lacédémone qu’on faisait appel pour les législateurs, les magistrats et les Empereurs. À Athènes on apprenait à bien dire, et ici à bien faire ; là à se sortir d’une argumentation sophistiquée, et à dévoiler l’imposture sous les mots hypocritement entrelacés ; ici, à se défaire des appâts de la volupté et à triompher par un grand courage des menaces de la destinée et de la mort. Là on s’empoignait avec les paroles, ici, avec les choses ; là c’était un continuel usage de la langue, ici un exercice perpétuel pour l’âme[238].
42. Il n’est donc pas étonnant que lorsqu’Antipater réclama aux Lacédémoniens cinquante enfants comme otages, ceux-ci répondirent – à l’inverse de ce que nous ferions –, qu’ils aimaient mieux donner deux fois plus d’hommes adultes. C’est dire à quel point ils estimaient que cette perte de jeunes intelligences eût été grave pour leur pays. Quand Agésilas convie Xénophon à envoyer ses enfants à Sparte pour y être élevés, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou la dialectique, mais pour apprendre – disait-il – la plus belle science qui soit, à savoir la science d’obéir et de commander.
43. Il est très amusant de voir Socrate se moquer, à sa façon, de Hippias qui lui raconte comment il a gagné de belles sommes d’argent à faire le maître d’école en certaines petites villes de Sicile, alors qu’à Sparte, il n’y a pas gagné un sou. Hippias déclare que les Spartiates sont des gens ignorants, qui ne savent ni mesurer ni compter, qui ne font aucun cas de la grammaire ni de la scansion poétique, et ne passent leur temps qu’à retenir la suite des rois, l’établissement et la décadence des états, et autres fariboles. Mais après cela, Socrate, lui ayant fait admettre par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement, ainsi que le bonheur et la qualité de leur vie privée, l’amène à deviner en conclusion l’inutilité de ces arts qu’il prônait pourtant jusque-là.
44. Les exemples nous montrent que dans cette martiale cité et en toutes ses semblables, l’étude rend les cœurs ramollis et efféminés, plus qu’elle ne les affermit et ne les aguerrit. Le plus fort état que l’on puisse voir aujourd’hui dans le monde est celui des Turcs, peuple également porté à estimer les armes et mépriser les lettres. Je trouve que Rome était plus vaillante avant d’être savante. Les nations les plus belliqueuses, de nos jours, sont les plus grossières et les plus ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamerlan nous le prouvent assez.
45. Ce qui sauva toutes les bibliothèques de l’incendie, quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce fut que l’un d’entre eux répandit l’idée qu’il fallait laisser à l’ennemi ces choses-là intactes, car elles étaient propres à le détourner de l’exercice militaire, et à lui faire perdre son temps en occupations oisives et sédentaires.
46. Quand notre roi Charles VIII se vit maître du royaume de Naples sans presque avoir eu à tirer l’épée hors du fourreau, les seigneurs de sa suite attribuèrent la facilité inespérée de cette conquête au fait que les princes et la noblesse d’Italie étaient plus préoccupés de se rendre intelligents et savants que vigoureux et guerriers[239]…
À Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson[240].
1. Je n’ai jamais vu un père, si bossu ou teigneux que fût son fils, qui ne le reconnût pas comme le sien. Ce n’est pas qu’il ne se rende compte de son défaut, – à moins d’être entièrement enivré par son affection – mais quoi qu’il en soit, c’est le sien. Pour moi, je vois mieux encore que tout autre que ce ne sont ici, dans ce livre, que des rêvasseries d’un homme qui n’a croqué, dans son enfance, que la croûte des sciences, et n’en a retenu qu’un aperçu général et informe : un peu de chaque chose, et rien d’approfondi, à la française. Car en somme, ce que je sais, c’est qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties dans la Mathématique[241], et en gros à quoi elles visent.
2. Je sais peut-être aussi quelle est l’ambition[242] des sciences en général, au service de notre vie. Mais m’y enfoncer plus loin, m’être rongé les ongles en étudiant Aristote, monarque de la science moderne, ou m’être obstiné dans certaine discipline, cela, je ne l’ai jamais fait. De même qu’il n’est pas un seul art dont je saurais décrire ne fût-ce que les premiers linéaments. Et il n’est pas un seul enfant des moyennes classes [du collège] qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis même pas capable de l’interroger sur sa première leçon. Et si l’on m’y force, je suis contraint assez bêtement d’en tirer la matière de quelque propos d’ordre général, sur lequel j’examine son jugement naturel, et cette « leçon » lui est alors aussi inconnue qu’à moi la sienne.
3. Je ne suis de connivence avec aucun livre important, sinon Plutarque et Sénèque, où je puise comme faisaient les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en tire quelque chose pour ce que j’écris, et pour moi-même, presque rien. L’histoire, c’est mon gibier en matière de livres[243], ou encore la poésie, pour laquelle j’ai une particulière inclination car, comme disait Cléanthe, de même que le son resserré dans l’étroit conduit d’une trompette sort plus aigu et plus fort, ainsi me semble-t-il que l’idée, subissant la contrainte du nombre de « pieds » de la poésie s’exprime bien plus vivement, et me secoue plus fortement.
4. Quant à mes facultés naturelles, et dont je fais ici l’épreuve, je les sens fléchir sous la charge ; mes conceptions et mon jugement ne progressent qu’à tâtons, en chancelant, avec des réticences et des faux-pas. Et quand je suis allé le plus loin que j’ai pu, je n’en suis pour autant nullement satisfait : je vois qu’il y a encore quelque chose au-delà, mais ma vue en est trouble, et comme dans un nuage où je ne puis rien démêler. En entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à mon esprit, et n’y employant que mes moyens naturels, s’il m’arrive, comme c’est souvent le cas, de rencontrer par hasard chez les bons auteurs les mêmes idées que celles que j’ai entrepris de traiter, – comme je viens de le faire à l’instant avec Plutarque avec son exposé sur la force de l’imagination, – alors, en me comparant à eux, moi si faible et si chétif, si lourd et si endormi, je me fais pitié ou me méprise moi-même.
5. Je me félicite donc de ce que mes opinions aient cet honneur de rencontrer souvent les leurs, et que je suive leurs traces, au moins de loin, en les approuvant. J’ai aussi quelque chose qui n’est pas donné à tout le monde : c’est de connaître la différence extrême qui les sépare de moi ; et je laisse néanmoins courir mes idées faibles et modestes, telles qu’elles me sont venues, sans en replâtrer et raccommoder les défauts que cette comparaison m’y a révélés : il faut avoir les reins bien solides pour entreprendre de marcher de front avec ces gens-là. Les écrivains à tout va de notre époque, qui au milieu de leurs ouvrages de rien du tout, sèment constamment des passages entiers des auteurs anciens, croyant ainsi gagner en considération, ne font en réalité qu’obtenir l’effet contraire ; car une différence d’éclat aussi énorme donne à ce qui vient d’eux-mêmes un aspect si pâle, si terne, et si laid, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent.
6. Voici des exemples de deux conceptions bien opposées : le philosophe Chrysippe, qui mélangeait à ses livres non seulement des passages, mais des livres entiers d’autres auteurs et dans l’un d’eux par exemple, la Médée d’Euripide. (Apollodore disait d’ailleurs que si l’on retranchait à son œuvre ce qu’il avait pris à d’autres, ce ne serait plus qu’une page blanche !) Et à l’inverse, Épicure qui, dans les trois cents volumes qu’il nous a laissés, n’a pas incorporé une seule citation.
7. Il m’advint l’autre jour de tomber sur un passage de cette sorte : j’avais traîné, en languissant, sur un français si exsangue, si décharné, si vide de matière et de sens que ce n’était vraiment que des mots. Au bout d’un long et ennuyeux chemin, je rencontrai un passage fort riche et d’une hauteur s’élevant jusqu’aux nues. Si j’avais trouvé la pente douce et la montée un peu longue, cela aurait pu constituer une explication. Mais j’étais devant un précipice si abrupt et si vertical que dès les six premiers mots, je compris que je m’envolais vers un autre monde ; et de là je découvris la fondrière d’où je venais, si basse et si profonde, que je n’eus plus jamais le cœur d’y redescendre. Si j’embellissais l’un de mes discours d’un si beau morceau, il ne montrerait que trop la sottise des autres.
8. Blâmer chez les autres les fautes que je commets moi-même ne me semble pas plus contradictoire que de blâmer, comme je le fais souvent, celles des autres chez moi. Il faut les condamner partout, et leur ôter tout refuge possible. Aussi je sais combien il est audacieux de ma part d’essayer toujours d’égaler les morceaux que j’emprunte, d’aller de concert avec eux, avec la téméraire espérance de pouvoir tromper les yeux des juges au point qu’ils ne puissent les discerner. Mais c’est autant par la façon dont je les utilise que par ma propre invention et mes propres forces. Et d’ailleurs je ne m’attaque pas de front à ces vieux champions-là, au corps à corps, mais en de multiples reprises, par des assauts brefs et peu poussés. Je ne m’acharne pas, je ne fais que tâter leur résistance, et ne vais jamais aussi loin que j’envisageais de le faire. Si je pouvais faire jeu égal avec eux[244], je serais bien habile, car je ne les attaque que là où ils sont les plus forts.
9. J’ai découvert que certains se couvrent de l’armure d’autrui, jusqu’à ne pas montrer même le bout de leurs doigts, et conduisent leur affaire – comme il est facile de le faire pour des gens savants en un domaine courant – grâce à des inventions anciennes et rapiécées par-ci, par-là. Ceux qui veulent ainsi cacher leurs emprunts et se les attribuer commettent d’abord une injustice et une lâcheté, parce que n’ayant rien de valable par où ils puissent se produire eux-mêmes, ils cherchent à se mettre en avant par une valeur purement étrangère. Et de plus, se contenter, par tricherie, de s’acquérir l’ignorante admiration du vulgaire est une grande sottise, car on s’attire du même coup le mépris des connaisseurs, qui froncent les sourcils devant cette incrustation d’éléments empruntés, et seules les louanges de ces derniers ont du poids. En ce qui me concerne, agir ainsi est donc la dernière des choses que je voudrais faire, et je ne fais parler les autres que pour mieux m’exprimer moi-même.
Ce que je dis là ne concerne pas les « centons » qui sont publiés comme tels. Et j’en ai vus de très ingénieux en mon temps, sans parler de plus anciens ; un notamment, et entre autres, qui fut publié sous le nom de Capilupus[245]. C’est une façon comme une autre pour certains esprits de se faire remarquer, comme Juste Lipse, dans le tissage[246] savant et fruit d’un dur labeur de ses « Politiques »[247].
10. Quoi qu’il en soit, et quelles que soient ces inepties que sont mes « Essais »[248], j’ai décidé de ne pas les dissimuler, pas plus que je ne le ferais d’un portrait de moi chauve et grisonnant, dans lequel le peintre aurait mis, non un visage parfait, mais le mien. Car ce sont ici mes sentiments et mes opinions : je les donne pour ce que je crois, et non pour ce qu’il faudrait croire. Je ne vise ici qu’à me montrer tel que je suis, moi qui serai peut-être différent demain, si de nouvelles choses que j’aurais apprises venaient à me changer. Je n’ai nulle autorité pour être cru, et ne le désire pas, me sachant trop mal instruit pour prétendre à instruire autrui.
11. Quelqu’un qui était chez moi, ayant lu le chapitre précédent, me disait l’autre jour que j’aurais dû m’étendre un peu plus sur le sujet de l’éducation des enfants. Or, Madame, si j’avais quelque connaissance sur le sujet, je ne saurais mieux l’employer que d’en faire le présent à ce petit homme qui promet de faire bientôt irruption chez vous (car vous êtes trop bien née pour commencer autrement que par un garçon) [249]. Car ayant pris une telle part à la conclusion de votre mariage, j’ai quelque droit et intérêt à la grandeur et à la prospérité de ce qui en adviendra. Sans parler de l’ancien titre que vous avez sur mon dévouement, et qui m’obligerait déjà à souhaiter honneur, bien et avantage pour tout ce qui vous concerne. Mais en vérité, je sais seulement cela : traiter de la façon d’élever et d’éduquer les enfants semble être la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine.
12. Dans l’agriculture, les opérations à faire avant de planter sont précises et faciles, et planter n’est pas plus difficile. Mais dès que ce qui a été planté prend vie, on se trouve devant de multiples façons de faire et de grandes difficultés. Il en est de même pour les hommes : les planter n’est pas un gros travail, mais dès qu’ils sont nés, on se trouve devant de multiples soucis, d’embarras et de craintes, quant à la façon de les élever et les éduquer.
13. La manifestation de leurs tendances est si ténue et si peu visible en ce bas-âge, les promesses si incertaines et si trompeuses, qu’il est bien difficile de fonder là-dessus un jugement solide. Voyez comment Cimon, Thémistocle, et mille autres personnages ont évolué au cours de leur vie[250]. Les petits des ours et des chiens manifestent leurs inclinations naturelles ; mais les hommes, eux, prennent facilement des habitudes, adoptent très vite des coutumes, des opinions et des règles, et donc se changent ou se déguisent facilement.
14. Il est pourtant difficile de forcer ses penchants naturels ; c’est pourquoi, à défaut d’avoir bien choisi leur voie, on se donne souvent du mal pour rien, et l’on passe beaucoup de temps à inculquer aux enfants des choses qu’ils ne peuvent parvenir à maîtriser. Pourtant, face à cette difficulté, mon opinion est qu’il faut toujours les diriger les vers les choses les meilleures et les plus profitables, et que l’on ne doit accorder que peu d’importance à ces prévisions et pronostics superficiels que nous formons à partir du comportement enfantin. Dans sa « République », Platon me semble leur accorder trop d’importance[251].
15. Madame, c’est une grande ressource[252] que la science, et un outil de la plus grande utilité, notamment pour les personnes que le destin a placées à un rang aussi élevé que le vôtre. En vérité elle n’est pas faite pour être mise entre des mains viles et basses. Elle est bien plus fière d’offrir ses moyens pour la conduite d’une guerre, pour diriger un peuple, pour gagner l’amitié d’un prince ou d’une nation étrangère, qu’à mettre au point un argument dialectique, à plaider en appel, ou prescrire une quantité de pilules. Ainsi Madame, vous qui en avez savouré la douceur et qui êtes d’une famille lettrée (car nous possédons encore les écrits de ces anciens comtes de Foix, dont vous descendez, monsieur le comte votre mari et vous ; et monsieur François de Candale, votre oncle, en fait naître de nouveaux tous les jours, qui étendront sur plusieurs siècles la reconnaissance de cette qualité pour votre famille) – je crois que vous n’oublierez pas cela dans l’éducation de vos enfants, et c’est pourquoi je vous dirai sur ce sujet la seule idée qui m’est propre, opposée à l’usage habituel. Et c’est là tout ce que je pourrai apporter comme contribution à ce sujet.
16. La mission du précepteur que vous donnerez à votre enfant – et dont le choix conditionne la réussite de son éducation – comporte plusieurs autres grandes tâches dont je ne parlerai pas, parce que je ne saurais rien en dire de valable. Et sur le point à propos duquel je me mêle de lui donner un avis, il m’en croira pour autant qu’il y verra quelque apparence de raison.
À un enfant de bonne famille, qui s’adonne à l’étude des lettres, non pas pour gagner de l’argent (car un but aussi abject est indigne de la grâce et de la faveur des Muses, et de toutes façons cela ne concerne que les autres et ne dépend que d’eux), et qui ne recherche pas non plus d’éventuels avantages extérieurs, mais plutôt les siens propres, pour s’en enrichir et s’en parer au-dedans, comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine[253]. Et qu’on exige de lui ces deux qualités, mais plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir, et qu’il se comporte dans l’exercice de sa charge d’une nouvelle manière.
17. Enfant, on ne cesse de crier à nos oreilles, comme si l’on versait dans un entonnoir, et l’on nous demande seulement de redire ce que l’on nous a dit. Je voudrais que le précepteur change cela, et que dès le début, selon la capacité de l’esprit dont il a la charge, il commence à mettre celui-ci sur la piste[254], lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui-même. Parfois lui ouvrant[255] le chemin, parfois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son élève parler à son tour. Socrate, et plus tard Arcésilas, faisaient d’abord parler leurs élèves, puis leur parlaient à leur tour.
L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à ceux qui veulent apprendre. [Cicéron, De natura deorum, I, 5]
18. Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, et jusqu’à quel point il doit descendre pour s’adapter à ses possibilités. Faute d’établir ce rapport, nous gâchons tout. Et savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec mesure, voilà une des tâches les plus ardues que je connaisse ; car c’est le propre d’une âme élevée et forte que de savoir descendre au niveau de l’enfant, et de le guider en restant à son pas. Car je marche plus sûrement et plus fermement en montant qu’en descendant.
19. Si, comme nous le faisons habituellement, on entreprend de diriger plusieurs esprits de formes et de capacités si différentes en une même leçon et par la même méthode, il n’est pas étonnant que sur tout un groupe d’enfants, il s’en trouve à peine deux ou trois qui tirent quelque profit mérité de l’enseignement qu’ils ont reçu.
20. Que le maître ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de sa leçon, mais de lui en donner le sens et la substance. Et qu’il juge du profit qu’il en aura tiré, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de son comportement. Qu’il lui fasse reprendre de cent façons différentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant à autant de sujets différents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimilé ; et qu’il règle sa progression[256] selon les principes pédagogiques de Platon[257]. Régurgiter la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir été transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer.
21. Notre esprit ne se met en branle que par contagion, lié et assujetti qu’il est aux désirs et aux pensées des autres, esclave et captif de l’autorité de leur exemple. On nous a tellement habitués à tourner à la longe[258], que nous n’avons plus d’allure qui nous soit propre : notre vigueur et notre liberté se sont éteintes.
« Ils sont toujours en tutelle »
[Sénèque, Épîtres, XXXIII]
22. J’ai vu personnellement[259], à Pise, un homme honorable, mais tellement aristotélicien, que son credo fondamental était celui-ci : la pierre de touche[260] et la règle de toutes les pensées solides et de toute vérité est leur conformité avec la doctrine d’Aristote. Il a tout vu et tout dit, et hors de cela, ce ne sont que chimères et inanité. Et cette opinion, pour avoir été interprétée un peu trop largement et en mauvaise part, le mit autrefois en grand embarras et pendant longtemps devant l’Inquisition à Rome[261].
23. Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine[262], et ne lui inculque rien par sa simple autorité ou en exploitant sa confiance. Que les principes d’Aristote, non plus que ceux des stoïciens ou des épicuriens ne soient pour lui des dogmes, mais qu’on lui présente cette diversité d’opinions : il choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute. Il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux et catégoriques[263].
Car moins que de savoir, douter m’est agréable.
[Dante, Enfer, XI, 93]
24. Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon au terme de sa propre démarche[264], ce ne seront plus alors leurs opinions, mais bien les siennes. Qui suit seulement un autre ne suit rien, en fait : il ne trouve rien, et même, ne cherche rien. « Nous ne sommes pas soumis à un roi ; que chacun dispose de lui-même » [Sénèque, Épîtres, XXXIII]. Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il s’imprègne de leur caractère, et non qu’il apprenne leurs préceptes. Qu’il oublie même sans remords d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier. La vérité et la raison appartiennent à tout le monde, et pas plus à celui qui les a exprimées la première fois qu’à celui qui les répète ensuite. Et telle chose n’est pas plus selon Platon que selon moi, dès l’instant où nous la voyons et la comprenons de la même façon. Les abeilles butinent les fleurs de-ci, de-là, mais ensuite elles en font du miel, qui est vraiment le leur : ce n’est plus ni du thym, ni de la marjolaine. Ainsi il transformera et mélangera les éléments empruntés à autrui pour en faire quelque chose qui soit vraiment de lui : son jugement. Et c’est ce jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail et son apprentissage.
25. Qu’il cache tout ce à quoi il a eu recours, et ne montre que ce qu’il en a fait. Les pilleurs et les emprunteurs, mettent en avant ce qu’ils ont bâti, ce qu’ils ont acquis, et non ce qu’ils ont tiré des autres. Vous ne voyez pas les présents faits à un membre du Parlement : vous ne voyez que les alliances qu’il a nouées, et les honneurs obtenus pour ses enfants. Nul ne livre au public ce qu’il a reçu, mais chacun fait étalage de ce qu’il a acquis[265].
Le gain de notre étude, c’est que l’on soit devenu meilleur, et plus sage, grâce à elle.
26. Épicharme disait que c’est l’intelligence qui voit et qui entend ; que c’est elle qui profite de tout, qui organise tout, qui agit, qui domine et qui règne, et que toutes les autres choses sont aveugles, sourdes, et sans âme. Et nous rendons cette intelligence servile et timorée en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit par elle-même. Qui demanda jamais à son élève ce qu’il pensait de la rhétorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cicéron ? On nous plante les choses dans la mémoire, comme des flèches[266], comme des oracles, dans lesquels les lettres et les syllabes elles-mêmes participent de sa substance[267].
Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est conserver ce que l’on a confié à sa mémoire. Ce que l’on sait véritablement, on en dispose, sans avoir à se référer au modèle, sans tourner les yeux vers son livre. Médiocre connaissance, qu’une connaissance purement livresque ! Je veux qu’elle serve d’ornement, et non de fondement, suivant en cela l’opinion de Platon, qui dit : la fermeté, la loyauté, la sincérité sont la vraie philosophie ; les autres sciences, qui ont d’autres buts, ne sont que du fard.
27. Je voudrais bien voir comment Le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps[268], pourraient nous enseigner à faire des cabrioles en nous les montrant seulement, sans que nous ayons à quitter nos places ! C’est pourtant ce que font ceux qui prétendent instruire notre intelligence sans la mettre en mouvement. Ou bien qu’on puisse nous apprendre à manier un cheval, une pique, un Luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme font ceux qui veulent nous apprendre à bien juger et à bien parler sans nous exercer à parler ni à juger ! Or, pour cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux nous sert de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de sujets nouveaux.
28. C’est pour cela que la fréquentation des hommes est extrêmement favorable à l’éducation, de même que la visite des pays étrangers : non pour en rapporter seulement, comme le font les gens de notre noblesse française, combien de pas fait Santa Rotodonda, ou la richesse des dessous de la signora Livia ; ou comme d’autres encore, combien le visage de Néron, sur quelque vieille pierre est plus long ou plus large que celui que l’on voit sur une vieille médaille. Mais au contraire, pour en rapporter surtout le caractère et les mœurs de ces nations, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui, je voudrais qu’on commence à le promener dès sa plus tendre enfance : d’abord pour faire d’une pierre deux coups, dans les nations voisines dont le langage est le plus éloigné du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne peut s’adapter.
29. D’ailleurs, tout le monde est d’accord là-dessus : il n’est pas bon d’élever un enfant dans le giron de ses parents. L’amour naturel les attendrit trop, et relâche même les plus raisonnables : ils ne sont pas à même de punir ses fautes, ni de le voir élevé rudement et non sans risques, comme il le faut. Ils ne pourraient supporter de le voir revenir de son exercice, tout suant et couvert de poussière, qu’il boive chaud, qu’il boive froid, non plus que de le voir sur un cheval rétif ou affronter un redoutable tireur, le fleuret au poing, ou manipuler sa première arquebuse. Il n’y a pourtant pas d’autre moyen : si l’on veut en faire un homme de bien, il ne faut pas l’épargner durant sa jeunesse, et souvent aller contre les règles de la médecine.
Qu’il vive en plein air et dans l’inquiétude.
[Horace, Odes, III, 2, v. 5]
30. Il ne suffit pas de lui fortifier l’âme, il faut aussi lui fortifier les muscles. Car l’âme est trop accablée si elle n’est pas soutenue, elle a trop à faire pour pouvoir faire face seule à ces deux fonctions à la fois. Je sais combien la mienne peine en compagnie d’un corps aussi sensible et aussi peu endurci, qui se repose tellement sur elle. Et je découvre souvent dans mes lectures que mes maîtres font passer pour des exemples de grandeur d’âme et de courage des choses qui relèveraient plutôt de l’épaisseur de la peau et de la solidité des os… ! J’ai vu des hommes, des femmes et même des enfants ainsi faits qu’une bastonnade leur fait moins d’effet qu’à moi une chiquenaude, qui ne pipent mot et ne froncent même pas les sourcils sous les coups qu’on leur donne. Quand les athlètes imitent l’endurance des philosophes, c’est plutôt par leur vigueur physique que par celle du cœur. Or l’accoutumance à supporter le travail[269] est une accoutumance à supporter la douleur :
le travail est une sorte de callosité contre la douleur.
[Cicéron, Tusculanes, II, 15]
31. Il faut habituer l’élève à la peine et à la dureté des exercices pour qu’il puisse supporter la douleur de la luxation, de la colique, du cautère[270], et même de la prison et de la torture. Car il pourrait bien avoir à subir ces deux dernières, par les temps qui courent : les bons y sont en effet tout autant exposés que les méchants. Nous en faisons l’expérience… Quiconque s’oppose aux lois menace les gens de bien du fouet et de la corde.
32. L’autorité du précepteur, qui doit être complète sur l’élève, est interrompue et entravée par la présence des parents. Et de plus, le fait qu’il puisse voir le respect que les gens de la maison lui témoignent, et avoir connaissance des richesses de sa famille et de sa distinction, voilà selon moi des inconvénients non négligeables à cet âge-là.
33. Dans cet apprentissage des relations avec les hommes, j’ai souvent remarqué ce défaut : au lieu de chercher à connaître les autres, nous ne travaillons guère qu’à donner connaissance de nous. Nous nous soucions bien plus de placer notre marchandise qu’à en acquérir de nouvelles. Or le silence et la modestie sont des qualités très favorables aux relations avec les autres. On éduquera cet enfant pour qu’il ne fasse pas étalage du savoir qu’il aura acquis, et à ne pas se formaliser des sottises et des fables que l’on pourra raconter en sa présence : car c’est une incivilité que de critiquer tout ce qui n’est pas à notre goût. Qu’il se contente plutôt de se corriger lui-même, et qu’il n’aille pas se donner l’air de reprocher à autrui ce qu’il se refuse à faire lui-même, ni se mettre en contradiction avec les règles générales du savoir-vivre.
On peut être sage sans ostentation et sans arrogance.
[Sénèque, Épîtres, CIII]
34. Qu’il fuie ces attitudes prétentieuses et peu aimables, cette puérile ambition d’être différent des autres pour se donner l’air plus fin, et comme si la critique et la nouveauté étaient une affaire délicate, vouloir s’en servir pour se faire un nom d’une valeur particulière. Comme il n’appartient qu’aux grands poètes d’user des licences de l’art, de même n’est-il supportable que de la part des âmes grandes et illustres de s’accorder des privilèges au-dessus des usages.
S’il est arrivé à un Socrate et à un Aristippe de s’écarter de la coutume et des usages, il ne faut pas se croire permis d’en faire autant : ceux-là méritaient cette licence par des qualités exceptionnelles et divines.
[Cicéron, De Officiis, I, XLI]
On lui apprendra à ne se mettre à contester et à raisonner que face à un adversaire digne de lutter avec lui ; et même dans ce cas, à ne pas employer tous les tours qui pourraient lui servir, mais seulement ceux qui peuvent le plus lui être utiles.
35. Qu’on le rende difficile pour le choix et le tri de ses arguments, qu’il soit soucieux de leur pertinence, et par conséquent, de la brièveté. Qu’on lui donne par-dessus tout l’habitude de s’avouer battu et de rendre les armes à la vérité dès qu’il l’apercevra, qu’elle apparaisse dans les mains de son adversaire, ou qu’elle se fasse jour en lui-même en changeant d’avis. Car il ne sera pas installé en chaire pour débiter un texte convenu, il n’est assujetti à aucune autre cause que celle qu’il approuve. Et il ne pratiquera pas ce métier où se vend en argent comptant la liberté de pouvoir changer d’avis et reconnaître son erreur[271].
Aucune nécessité ne le contraint à défendre des idées qu’on lui aurait prescrites et imposées.
[Cicéron, Académiques, II, 3]
36. Si son précepteur a le même caractère que le mien, il en fera un loyal serviteur de son prince, très zélé et très courageux ; mais il le détournera de la tentation de s’y attacher autrement que par devoir officiel. Outre plusieurs autres inconvénients, qui nuisent à notre liberté[272] à cause des obligations particulières que cela entraîne, le jugement d’un homme engagé et rétribué est forcément, ou moins impartial et moins libre, ou bien taxé d’incompétence et d’ingratitude.
37. Un vrai[273] courtisan ne peut avoir ni le pouvoir ni la volonté de parler et de penser autrement que de façon favorable à son maître qui, parmi tant de milliers d’autres qui sont ses sujets, l’a choisi pour l’entretenir et le faire valoir de sa propre main. Cette faveur et cet avantage l’éblouissent et corrompent sa liberté, non sans quelque raison d’ailleurs. C’est pourquoi le langage de ces gens-là est habituellement différent de ceux que l’on emploie dans les divers métiers, et l’on ne peut guère lui accorder de crédit.
38. Que la conscience et les qualités de l’élève, au contraire, brillent dans ses paroles, et qu’elles n’aient que la raison pour guide. Qu’on lui fasse comprendre ceci : reconnaître la faute qu’il découvre dans son propre raisonnement, même si elle n’est décelée que par lui, est la conséquence d’un jugement et d’une sincérité qui sont les objectifs mêmes qu’il doit poursuivre ; que s’obstiner et contester sont des manières bien communes, et que l’on rencontre surtout dans les âmes les plus basses ; que se raviser et se corriger, abandonner une position mauvaise dans le vif d’une discussion, ce sont là, au contraire, des qualités rares, fortes et philosophiques.
39. On l’avertira d’avoir les yeux partout quand il sera en société, car je trouve que les premiers sièges sont habituellement occupés par les hommes les moins capables, et que les situations aisées ne se trouvent que rarement correspondre aux capacités de ceux qui les détiennent. Et j’ai remarqué que pendant qu’on s’entretenait au haut bout de la table de la beauté d’une tapisserie, ou du goût de la malvoisie[274], beaucoup de belles pensées se perdaient à l’autre bout.
40. Il sondera les capacités de tout un chacun : bouvier, maçon, passant ; il faut tout exploiter et utiliser chacun pour ce qu’il a, car tout sert dans un ménage : et même la sottise et la faiblesse des autres l’instruiront. En examinant les attitudes et les manières de tout le monde, il ressentira de l’envie envers les bonnes et du mépris pour les mauvaises.
41. Qu’on lui mette dans l’esprit une honnête curiosité à connaître tout chose et tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une ancienne bataille, l’endroit où est passé César ou bien Charlemagne.
Quelle terre est engourdie par la glace,
Quelle autre est rendue poudreuse par la chaleur ;
Quel est le vent favorable pour pousser les voiles en Italie.
[Properce, IV, III, 39]
42. Il s’informera sur les mœurs, les moyens et les alliances de tel prince ou de tel autre : ce sont là des choses bien plaisantes à apprendre, et très utiles à connaître.
43. Dans cette fréquentation des hommes, j’entends inclure, et principalement, ceux qui ne vivent que par la mémoire des livres. L’élève devra donc fréquenter, par le biais des récits historiques, les grandes âmes des meilleurs siècles. C’est une étude qui peut paraître vaine à certains ; mais c’est aussi, pour d’autres, une étude dont le profit est inestimable ; et c’est aussi la seule étude, comme le dit Platon, que les Lacédémoniens eussent conservée en ce qui les concerne. Car quel profit ne tirera-t-il pas à la lecture des « Vies » de notre Plutarque ? [275] Mais que le guide selon mes vœux ne perde pas de vue son objectif, et qu’il fasse en sorte que son disciple se souvienne plutôt du caractère d’Hannibal et de Scipion que de la date de la ruine de Carthage ; et plutôt que de l’endroit où mourut Marcellus, qu’il se souvienne des raisons pour lesquelles il fut indigne de son devoir qu’il y mourut[276]. Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. Car c’est à mon avis, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de la façon la plus diverse.
44. J’ai lu dans Tite-Live cent choses que d’autres n’y ont pas lues. Plutarque y a lu cent autres que celles que j’ai su y lire, et peut-être même au-delà de ce que l’auteur y avait mis. Pour certains, c’est un simple objet d’étude pour la grammaire ; pour d’autres, c’est le corps même[277] de la Philosophie qui y est dévoilé, et c’est par là que les parties les plus cachées de notre nature se laissent pénétrer. Il y a dans Plutarque bien des développements dignes d’être connus, car à mon avis, il est le maître en ces matières ; mais il y en a mille autres qu’il n’a fait qu’effleurer : il indique seulement du doigt vers quoi nous pouvons aller si cela nous plaît, et se contente parfois de n’en donner qu’une esquisse au beau milieu d’un exposé. Il faut extraire ces choses-là, et les mettre en évidence[278]. Ainsi ce mot de lui, selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ».
45. Le fait même de lui voir souligner une petite action dans la vie d’un homme, ou même un simple mot, qui semble sans importance, est quelque chose qui donne à réfléchir. Il est dommage[279] que les gens intelligents aiment tant la brièveté : sans doute cela vaut-il mieux pour leur réputation, mais nous en tirons moins de profit. Plutarque aime mieux que nous le vantions pour son jugement que pour son savoir : il aime mieux nous laisser sur notre faim plutôt que d’être rassasiés. Il savait que même à propos des choses intéressantes on peut en dire trop, et que c’est à juste titre qu’Alexandridas[280] reprocha à celui qui tenait des propos sensés, mais trop longs, aux magistrats de Sparte : « Ô étranger, tu dis ce qu’il faut autrement qu’il ne le faut ! » Ceux qui ont le corps grêle le grossissent avec des rembourrages, et ceux qui n’ont que peu d’idées à exposer les gonflent avec des paroles.
46. La fréquentation du monde fournit un éclairage précieux pour la compréhension du genre humain. Nous sommes tous repliés sur nous-mêmes, et notre vue ne dépasse guère le bout de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était ; il ne répondit pas « d’Athènes », mais « du monde ». Lui qui avait un esprit mieux rempli et plus large que celui des autres, il embrassait l’univers comme sa ville, et dédiait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain ; à la différence de nous qui ne regardons que le bout de nos pieds. Quand les vignes gèlent dans mon village, mon curé en tire argument disant que c’est la manifestation de la colère de Dieu contre la race humaine, et il doit penser que les Cannibales eux-mêmes en auront bientôt la pépie…[281]
47. À voir nos guerres civiles, qui ne s’écrierait que le monde se détraque, et que nous somme bons pour le Jugement Dernier, sans voir que bien des choses pires encore se sont produites, et que pourtant la plus grande part de l’humanité continue de mener joyeuse vie pendant ce temps-là ? Et moi, devant l’impunité dont jouissent ces guerres-là, je m’étonne de les voir si douces et si tièdes. Celui à qui la grêle tombe sur la tête s’imagine volontiers que la tempête et l’orage règnent sur tout l’hémisphère. Et comme disait un Savoyard : « Si ce benêt de Roi de France avait mieux su mener sa barque, il aurait été capable de devenir Maître d’Hôtel de son Duc. » C’est que son esprit ne pouvait concevoir de situation plus haute que celle de son propre maître.
48. Nous faisons tous, insensiblement, cette erreur. Erreur qui a de grandes conséquences, et qui nous porte préjudice. Mais celui qui se représente, comme dans un tableau, cette grande image de notre Mère Nature, dans toute sa majesté ; celui qui lit sur son visage une telle constance dans la diversité ; celui qui voit là-dedans non lui-même seulement, mais tout un royaume, tracé d’une pointe fine et délicate, celui-là seulement donne aux choses leur véritable dimension.
49. Ce grand monde, que certains divisent en multiples espèces appartenant au même genre, c’est le miroir dans lequel il faut nous regarder pour bien nous voir. En somme, je veux que ce soit le livre de mon élève. On y voit tant de caractères, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, que cela nous apprend à juger sainement des nôtres, et enseigne à notre jugement de savoir reconnaître son imperfection et sa faiblesse naturelle – ce qui n’est pas un apprentissage si aisé. Tant de bouleversements politiques et de changements dans le destin commun[282] nous apprennent à ne pas faire grand cas de la nôtre. Tant de grands noms, tant de victoires et de conquêtes ensevelies par l’oubli rendent ridicule l’espoir d’immortaliser notre nom par la prise de dix arquebusiers à cheval[283] et d’une bicoque[284] dont le nom n’est connu que parce qu’elle a été prise. L’orgueil et la fierté de tant de cortèges étrangers, la majesté si ampoulée de tant de cours et de dignitaires, nous affermit la vue et nous permet de soutenir l’éclat des nôtres sans plisser[285] les yeux. Tant de millions d’hommes ont été enterrés avant nous que cela doit nous encourager à aller nous retrouver en si bonne compagnie… Et ainsi de tout le reste.
50. Notre vie, disait Pythagore, ressemble à la grande et populeuse assemblée des Jeux Olympiques : les uns y exercent leur corps, pour en obtenir la gloire des Jeux et d’autres y portent des marchandises à vendre, pour gagner de l’argent. Il en est encore d’autres (qui ne sont pas les pires), qui n’y cherchent d’autre bénéfice que celui de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et d’être spectateurs de la vie des autres pour en juger et ainsi diriger la leur.
51. On pourra faire correspondre à ces exemples les raisonnements les plus profitables de la philosophie, qui est la pierre de touche[286] des actions humaines, et qu’elles doivent prendre pour règle. On lui dira :
Ce qu’on peut souhaiter ; en quoi nous est utile
L’argent dur à gagner ; ce qu’exigent de nous
Et patrie et parents ; ce que Dieu a voulu
Que tu fusses ; le rôle qu’il t’a fixé en société ;
Ce que nous sommes, et quel dessein nous a donné le jour.
[Perse, Satire III, 69-73]
52. On lui dira aussi ce qu’est savoir et ignorer, ce qui doit être le but de l’étude ; ce que sont la vaillance, la tempérance et la justice ; la différence à faire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quels signes on reconnaît le vrai et solide bonheur ; jusqu’à quel point il faut craindre la mort, la douleur, et la honte,
Et comment éviter ou supporter chaque peine.
[Virgile, Énéide, III, 459]
53. On lui dira aussi quelles forces nous font agir, et à quoi sont dus les divers mouvements qui nous agitent. Car il me semble que les premiers raisonnements par lesquels on doit nourrir son intelligence, ce doit être ceux qui règlent sa conduite et son jugement, ceux qui lui apprendront à se connaître, et à savoir vivre et mourir comme il faut. Parmi les arts libéraux, commençons par celui qui nous fait libres.
54. Ils sont tous, à vrai dire, utiles en quelque façon à la formation et à la conduite de notre vie, comme toutes les autres choses d’ailleurs. Mais choisissons l’Art qui est ici le plus directement utile, et dont c’est précisément l’objectif.
55. Si nous étions capables de contenir les choses qui concernent notre vie dans leurs limites justes et naturelles, nous trouverions que la plus grande partie des sciences qui sont en usage se trouve au-delà de notre usage. Et dans celles dont nous nous servons, il y a des aspects et des détails très inutiles, que nous ferions mieux de laisser tels quels, et suivant le conseil de Socrate, nous devrions placer comme des bornes au champ de nos études celles qui ne sont d’aucune utilité.
Ose être sage,
Qui tarde à vivre bien est comme le campagnard,
Qui attend pour passer que le fleuve soit sec,
Alors que l’eau du fleuve éternellement coule.
[Horace, Épîtres, I, 2]
56. C’est une grande sottise d’apprendre à nos enfants
L’influence des Poissons, des signes enflammés du Lion,
De ceux du Capricorne dans les flots d’Hespérie
[Properce, IV, 4,85-86]
la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant de leur apprendre ce qui les concerne directement.
Que m’importent à moi les Pléiades,
Que m’importe la constellation du Bouvier ?
[Anacréon, Odes, XVII, 10-11]
57. Anaximène écrivait à Pythagore : « Comment pourrais-je m’amuser à chercher le secret des étoiles, quand j’ai sans cesse la mort et la servitude devant les yeux ? » C’était en effet l’époque où les rois de Perse préparaient la guerre contre son pays. Et c’est ce chacun doit se dire : « Dévoré par l’ambition, l’avarice, la témérité, la superstition, ayant en moi de tels ennemis de la vie, comment pourrais-je songer au mouvement du monde ? »
58. Quand on lui aura enseigné ce qui lui permet de devenir plus sage et meilleur, on lui exposera ce que c’est que la Logique, la Physique[287], la Géométrie, la Rhétorique ; et comme son jugement sera déjà formé, il viendra rapidement à bout de la science qu’il aura choisie. La leçon se fera tantôt par une discussion, tantôt avec des livres. Tantôt son précepteur lui fournira des textes d’auteurs concernant ce sujet, tantôt il lui en fournira la moelle et la substance toute mâchée. Et s’il n’est pas de lui-même suffisamment familier des livres pour être capable d’y trouver les belles idées qui y sont si nombreuses, alors on pourra lui adjoindre un homme de lettres qui l’aidera à réaliser son dessein, en lui fournissant à chaque fois que le besoin s’en fera sentir, les provisions qui lui seront nécessaires, pour qu’il puisse les distribuer et les dispenser à son « nourrisson ». Et qui douterait que ce genre d’enseignement ne soit plus facile et plus naturel que celui de Gaza[288] ? On ne trouve là que règles épineuses et peu plaisantes, mots sans importance et comme décharnés, où l’on ne trouve pas de prise, rien qui puisse vous éveiller l’esprit. Dans celui que je préconise, au contraire, l’esprit trouve où mordre et se nourrir. Et ce fruit-là, sans conteste plus grand, sera pourtant plus tôt mûri.
59. C’est étrange que les choses en soient venues à ce point à notre époque, et que la philosophie ne soit, même pour les gens intelligents, qu’un mot creux et chimérique, qui ne soit d’aucune utilité, et n’ait aucune valeur, ni dans l’opinion générale, ni dans la réalité. Je crois que la cause en est que ses grandes avenues ont été occupées par des discussions oiseuses[289]. On a grand tort de la décrire comme quelque chose d’inaccessible aux enfants, et de lui faire un visage renfrogné, sourcilleux et terrible : qui donc lui a mis ce masque d’un visage blême et hideux ? Il n’est rien de plus gai, de plus allègre et de plus enjoué, et pour un peu, je dirais même : folâtre… Elle ne prêche que la fête et le bon temps. Une mine triste et abattue : voilà qui montre bien que ce n’est pas là qu’elle habite.
60. Démétrius le Grammairien[290] rencontrant dans le temple de Delphes un groupe de philosophes assis, leur dit : « Ou je me trompe, ou vous n’êtes pas en grande discussion entre vous, à voir votre contenance si paisible et si gaie. » À quoi l’un d’eux, Héracléon le Mégarique répondit : c’est à ceux qui cherchent si le futur du verbe a deux l, ou qui cherchent la dérivation des comparatifs et et des superlatifs et qu’on voit plisser le front quand ils discutent de leur science. Mais les sujets philosophiques, d’ordinaire, égaient et réjouissent ceux qui les traitent, ils ne les attristent pas et ne leur font pas une mine renfrognée !
Dans un corps mal en point on sent l’âme inquiète,
Mais on peut aussi y deviner ses joies,
Car le visage exprime l’un et l’autre état.
[Juvénal, Satires, IX, 18-20]
61. Une âme où réside la philosophie doit, par sa bonne santé, rendre sain le corps lui aussi. Elle doit manifester au dehors sa tranquillité et son contentement. Elle doit former sur son propre modèle l’apparence extérieure, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un comportement actif et allègre, d’une physionomie avenante et détendue. La marque la plus caractéristique de la sagesse, c’est une bonne humeur permanente : son état est comme celui des choses au-delà de la lune, toujours serein. Ce sont « baroco » et « baralipton »[291] qui rendent leurs dévots ainsi crasseux et enfumés, ce n’est pas la sagesse, qu’ils ne connaissent que par ouï-dire. Ce qu’elle est ? Elle s’emploie à calmer les tempêtes de l’âme, à faire rire de la faim et des fièvres ; non par quelques épicycles imaginaires, mais par des arguments naturels et bien palpables. Elle a pour but la vertu, qui n’est pas, comme on le dit dans les Écoles, plantée au sommet d’une montagne abrupte, escarpée et inaccessible.
62. Ceux qui l’ont approchée la présentent, au contraire, comme demeurant sur un beau plateau fertile et fleuri, d’où elle voit bien toutes les choses qui sont en dessous d’elle. Et celui qui connaît où se situe cet endroit peut y parvenir, par des chemins ombragés, recouverts de gazon et de fleurs, agréablement, car leur pente est douce et régulière, comme celle des voûtes célestes. Ils n’ont pas réussi à devenir les familiers de cette vertu suprême, belle, triomphante, aimante, délicieuse et courageuse, ennemie déclarée et irréconciliable de l’aigreur, de la tristesse, de la crainte et de la contrainte, qui n’a pour guide que la nature, et pour compagnes la bonne fortune et la volupté. Et c’est pour cela, à cause de leur faiblesse, qu’ils en ont donné cette image triste, querelleuse, dépitée, menaçante, renfrognée, et qu’ils l’ont placée sur un rocher à l’écart, parmi les ronces, comme un fantôme bien fait pour effrayer les gens.
63. Mon précepteur, qui sait qu’il a pour tâche de former la volonté de son élève avec autant ou plus d’affection que de respect envers la vertu, lui dira que les poètes suivent eux aussi les sentiments communs, et il fera en sorte qu’il se rende compte de ce que les dieux ont mis la sueur dans les avenues qui mènent aux appartements de Vénus[292] plutôt que dans celles qui conduisent chez Pallas[293]. Et quand il commencera à s’éveiller à ces choses-là, il lui présentera Bradamante ou Angélique[294], comme maîtresses offertes à son amour ; la première, d’une beauté naturelle, active, généreuse, non pas hommasse, mais virile ; l’autre d’une beauté molle, recherchée, délicate, artificielle. L’une travestie en garçon, coiffée d’un casque luisant, l’autre vêtue en fille, portant un bonnet orné de perles. Il jugera que son amour est bien viril s’il fait le choix inverse de celui que fit cet efféminé pasteur de Phrygie[295]… Et il lui enseignera quelque chose de nouveau : le prix et la grandeur de la vraie vertu réside dans sa facilité, son utilité, et le plaisir que l’on en tire, et elle est tellement exempte de difficulté que les enfants peuvent l’atteindre aussi bien que les hommes, et les gens simples comme les plus malins. Car sa façon d’agir, c’est la modération, et non la force.
64. Socrate, qui fut son premier favori, cessa volontairement tout effort pour se laisser aller et adopter la démarche naturelle et aisée de cette maîtresse-là. Car c’est la mère nourricière des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. En les modérant, elle les tient en haleine et leur conserve l’appétit[296]. Nous enlevant ceux qu’elle condamne, elle excite d’autant notre désir envers ceux qu’elle nous laisse ; et elle nous laisse en abondance tous ceux que prodigue la nature, et jusqu’à la satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. À moins de prétendre que ce qui amène le buveur à s’arrêter avant l’ivresse, le mangeur avant l’indigestion, le paillard avant la pelade ne soit un comportement ennemi de nos plaisirs !… Si le plaisir commun lui fait défaut, elle lui échappe ou elle s’en passe, et s’en forge un autre qui lui est propre, et il n’est ni flottant ni mouvant : car elle sait être riche, puissante et savante, et coucher sur des matelas parfumés.
65. La sagesse aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais sa tâche particulière, c’est de savoir user de ces biens-là avec modération, et de savoir les perdre avec constance : c’est une tâche bien plus noble que rude, et sans laquelle le cours d’une vie est dénaturé, troublé, et déformé, et c’est alors que l’on peut lui associer ces écueils, ces fourrés et ces monstres [dont j’ai parlé tout à l’heure]. Si l’élève se montre si étrange qu’il aime mieux entendre une fable que le récit d’un beau voyage, ou un sage propos, quand il sera capable de le comprendre ; si, au son du tambourin qui suscite la jeune ardeur de ses compagnons, il préfère se tourner vers un autre qui l’appelle au jeu des bateleurs ; si son goût le conduit à trouver plus plaisant et plus doux de revenir du jeu de paume ou du bal avec le prix gagné à cet exercice, plutôt que revenir d’un combat poudreux et victorieux, alors je ne vois pas d’autre solution[297] que de le mettre comme pâtissier dans quelque bonne ville[298], fût-il le fils d’un Duc, suivant en cela le précepte de Platon, qu’il faut donner aux enfants une place dans la société, non selon les ressources de leur père, mais selon les ressources de leur âme.
66. Puisque la philosophie est ce qui nous apprend à vivre, et que même l’enfance, tout autant que les autres âges, y a des leçons à prendre, pourquoi ne pas la lui enseigner ?
L’argile est molle et humide : il faut nous hâter,
Et que la roue agile en tournant la façonne !
[Perse, III, 23-25]
67. On nous apprend à vivre quand la vie est passée : cent étudiants ont attrapé la vérole avant d’en être arrivés à la leçon d’Aristote leur enseignant la tempérance !… Cicéron disait que, même s’il vivait aussi longtemps que deux hommes, il ne prendrait pas la peine d’étudier les poètes lyriques[299]. Et je trouve ceux qu’on peut appeler des « ergoteurs »[300] encore plus tristement inutiles. L’enfant dont je parle est bien plus pressé : il ne doit à l’éducation que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le reste est dû à l’action. Il faut donc employer un temps si court aux enseignements nécessaires. Ôtez toutes les choses superflues, comme les subtilités épineuses de la dialectique qui sont sans effet sur notre vie, et prenez les sujets simples dont s’occupe la philosophie ; sachez les choisir et les traiter comme il faut, ils sont plus faciles à comprendre qu’un conte de Boccace : un enfant en est capable dès qu’il a quitté sa nourrice, bien mieux que d’apprendre à lire ou à écrire[301]. La philosophie traite du premier âge des hommes aussi bien que de leur décrépitude.
68. Je suis de l’avis de Plutarque : Aristote s’occupa moins d’apprendre à son éminent élève[302] l’art de composer des syllogismes, ou les principes de la Géométrie, qu’à lui enseigner les bons préceptes concernant la vaillance, la bravoure, la magnanimité, la modération et lui donner l’assurance que l’on a quand on n’a peur de rien. Et avec ce bagage, il envoya ensuite ce jeune homme[303] soumettre le monde entier avec 30 000 fantassins, 4000 chevaux et quarante deux mille écus seulement. Les autres arts et sciences, dit Plutarque, Alexandre les honorait, il louait leur excellence et leur noblesse, mais malgré le plaisir qu’il y prenait, il n’était pas homme à se laisser séduire au point de vouloir les pratiquer.
Prenez là, jeunes gens et vieillards, une règle ferme de conduite,
et un viatique pour l’âge misérable des cheveux blancs.
[Perse, V, 5,64]
69. C’est bien ce que disait Épicure au début de sa lettre à Ménicée : « Que le plus jeune ne se refuse à philosopher, et que le plus vieux ne s’en lasse. Celui qui fait autrement semble dire, ou bien que n’est pas encore venu le moment de vivre avec bonheur, ou bien que ce n’est plus le moment. »
70. Et pour tout ce qui vient d’être dit[304], je ne veux pas que l’on emprisonne ce garçon[305], je ne veux pas qu’on le livre à l’humeur colérique et mélancolique d’un maître à l’esprit dérangé. Je ne veux pas corrompre son esprit en le soumettant à la torture et au travail[306], comme les autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix. Si on le voyait trop absorbé par l’étude des livres du fait de sa prédisposition naturelle à la solitude et à la mélancolie, je ne trouverais pas bon non plus qu’on entretînt ce penchant-là. Car cela rend les enfants incapables de prendre part à la vie en société, et les détourne d’occupations plus importantes. Combien en ai-je vu, de mon temps, de ces hommes abêtis par une avidité de science inconsidérée ? Carnéade s’en trouva tellement accaparé qu’il ne trouvait même plus le temps de se couper les cheveux ni de se faire les ongles !…
71. Je ne veux pas non plus que les bonnes dispositions de l’enfant se trouvent gâtées par la grossièreté et la brutalité des autres. On disait autrefois de la sagesse française, en guise de proverbe, qu’elle commençait de bonne heure, mais ne durait guère… Et c’est vrai qu’aujourd’hui, si les petits enfants de France semblent d’abord très attachants, ils déçoivent ensuite généralement les espoirs qu’on avait nourris à leur sujet. Parvenus à l’âge adulte, on ne trouve chez eux rien de remarquable. J’ai entendu dire par des gens intelligents que ce sont les collèges où on les envoie, et qui sont très nombreux, qui les abrutissent ainsi.
72. Pour notre élève, une chambre, un jardin, une table et un lit ; la solitude et la compagnie, le matin et le soir, à toute heure, et à tout endroit comme salle d’étude. Car la philosophie, qui sera son principal objet d’étude, en tant qu’elle forme le jugement et le caractère, a cet avantage de pouvoir s’introduire partout. L’orateur Isocrate, que l’on priait de parler de son art au cours d’un festin, eut bien raison de répondre : « Ce n’est pas le moment de montrer ce que je sais faire, et ce qu’il faudrait justement montrer je ne sais pas le faire. »
73. Et en effet, présenter des harangues ou des joutes de rhétorique à une compagnie de gens assemblés pour rire et faire bonne chère, ce serait mélanger des choses trop disparates. Et l’on pourrait en dire autant des autres sciences. Mais la philosophie, elle, en ce qu’elle traite de l’homme, de ses devoirs et de ses actions, tous les sages ont toujours estimé qu’elle était propice à la conversation et que pour cette raison elle ne devait pas être rejetée, ni des festins, ni des jeux. Et Platon l’ayant invitée à son banquet[307], on peut voir comment elle y entretient l’assistance d’une façon douce et en accord avec le temps et le lieu, bien que ses sujets soient des plus élevés et des plus salutaires.
Elle est utile aux pauvres comme aux riches, et s’ils la négligent,
jeunes et vieux auront également à s’en repentir.
[Horace, Épîtres, I, 1]
74. Ainsi, sans doute, chômera-t-il moins que les autres. Mais de même qu’en nous promenant dans une galerie nous faisons trois fois plus de pas qu’il n’en faudrait et que nous ne nous en lassons pas, à la différence de ceux que nous devons faire pour suivre un chemin prévu d’avance, de même notre leçon, qui se fait comme par hasard, sans contrainte de temps ni de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se déroulera sans même se faire sentir. Les jeux eux-mêmes et les exercices constitueront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bonne tenue extérieure, la façon de se comporter en société, et la souplesse du caractère se façonnent en même temps l’esprit.
75. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme ; il ne faut donc pas les traiter séparément. Et comme le dit Platon, il ne faut pas former l’un sans l’autre, mais les conduire ensemble au même pas, comme un couple de chevaux attelés à un même timon. Et si on le comprend bien : ne semble-t-il pas accorder plus de temps et de sollicitude aux exercices physiques, parce que l’esprit en tire profit en même temps – alors que le contraire n’est pas vrai ?
76. En tout état de cause, cette éducation doit être conduite avec une douce sévérité, et non comme on le fait. Au lieu d’inciter les enfants à l’étude des lettres, on ne leur présente en fait qu’horreur et cruauté ; supprimez la violence et la force : il n’est rien, à mon avis, qui rabaisse et abrutisse à ce point une bonne nature. Si vous voulez que cet enfant craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas ! Endurcissez-le à supporter la sueur et le froid, le vent et le soleil, et à mépriser le danger. Ôtez-lui le goût des choses molles et délicates pour le vêtir et le dormir, pour le manger et pour le boire. Habituez-le à tout : que ce ne soit pas un beau garçon efféminé, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme mûr ou vieux, j’ai toujours été de cet avis. Mais entre autres choses, [je dois dire que] la façon dont on s’y prend dans la plupart de nos collèges m’a toujours déplu. On eût causé moins de dommages en faisant preuve de plus d’indulgence – car ce sont là de vraies geôles pour une jeunesse captive…
77. Et l’on rend ces jeunes gens débauchés en les punissant avant même qu’ils ne le soient. Arrivez au moment où ils sont au travail : vous n’entendez que des cris, ceux des enfants maltraités et ceux de leurs maîtres en colère. Voilà une belle façon, vraiment, pour intéresser à sa leçon cet âge tendre et craintif encore, que de lui montrer une trogne effrayante, en brandissant des fouets ! Ce n’est qu’une habitude inique et pernicieuse. Ajoutons-y ce que Quintilien a fort bien remarqué, à savoir que cette impérieuse autorité entraîne des conséquences dangereuses : et notamment en ce qui concerne les châtiments appliqués. Ne serait-il pas plus décent de voir les classes jonchées de fleurs et de feuilles que de badines d’osiers sanglantes ! J’y ferais peindre, moi, des fresques représentant la joie, l’allégresse, Flora et les Trois Grâces, comme le fit dans sa propre école le philosophe Speusippe. Là où les enfants trouvent leur profit, qu’ils y trouvent aussi du plaisir. Il faut mettre du sucre sur les nourritures qui sont bonnes pour eux, et mettre du fiel sur celles qui leur sont nuisibles.
78. Il est remarquable de voir combien Platon se montre soucieux, dans ses « Lois », de la gaieté et des distractions de la jeunesse de sa cité, et comment il s’intéresse de près à leurs courses et à leurs jeux, à leurs chansons, à leurs sauts et à leurs danses. Il dit d’ailleurs que dans la plus haute antiquité, on en avait confié la conduite et le patronage aux dieux eux-mêmes : à Apollon, à Minerve, et aux Muses. Il étend ce souci jusqu’à donner mille préceptes pour ses gymnases. Mais il s’intéresse fort peu aux études littéraires, et ne semble recommander la poésie que pour la musique [qui l’accompagne][308].
79. Toute bizarrerie et singularité dans nos manières et façons de vivre doit être évitée, parce qu’elle est l’ennemie de la communication en société et contre nature. Qui ne s’étonnerait du tempérament de Démophon, intendant[309] d’Alexandre, qui suait à l’ombre et tremblait au soleil ? J’en ai vu qui fuyaient l’odeur des pommes bien plus que les tirs d’arquebuse ; d’autres qui s’effrayaient d’une souris ; qui vomissaient rien qu’à voir de la crème, ou quand on secouait un lit de plume, de même que Germanicus ne pouvait supporter la vue ni le chant des coqs. Il se peut qu’il y ait à cela quelque disposition cachée, mais on l’inhiberait à mon avis en s’y prenant de bonne heure[310]. L’éducation a eu sur moi cet effet que mon appétit s’accommode de tout ce que l’on mange d’ordinaire, sauf de la bière. Mais il est vrai que cela ne s’est pas fait tout seul.
80. Quand le corps est encore souple, on doit en profiter pour le faire se plier à toutes sortes de manières et d’habitudes. Pourvu que l’on puisse garder le contrôle de ses désirs et de sa volonté, qu’on n’hésite pas à rendre un jeune homme apte à se sentir à l’aise dans n’importe quel pays et n’importe quelle compagnie, et même à supporter les dérèglements et les excès s’il le faut. Que sa conduite se conforme aux usages. Qu’il soit capable de tout faire, et n’aime à faire que les choses bonnes. Les philosophes eux-mêmes reprochent à Callisthène d’avoir perdu les bonnes grâces du grand Alexandre son maître pour n’avoir pas voulu boire autant que lui. Il rira donc, fera le fou, et se débauchera avec son prince. Je veux qu’en la débauche elle-même, il surpasse ses compagnons par sa vigueur et sa détermination, et qu’il évite de faire le mal, non par manque de force ou de savoir, mais par sa seule volonté. Il y a une grande différence entre ne pas vouloir faire le mal et ne pas savoir le faire [Sénèque, Épîtres, XC].
81. J’ai demandé un jour à un seigneur aussi éloigné de ces débordements qu’il se peut trouver en France, et alors que nous étions en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s’était enivré par nécessité, et pour le service du Roi en Allemagne. C’était sans vouloir faire de tort à son honneur : il le comprit, et me répondit que cela s’était produit trois fois, qu’il me raconta. J’en connais qui, faute d’en avoir été capables, se sont mis dans de grands embarras, alors qu’ils avaient affaire à cette nation. J’ai souvent noté avec une grande admiration l’étonnante nature d’Alcibiade, qui lui permettait de se transformer de si diverses façons, et sans se soucier de sa santé : il surpassait tantôt la somptuosité et la magnificence perses, tantôt l’austérité et la frugalité lacédémonienne ; il était aussi « réformé » à Sparte que voluptueux en Ionie.
Aristippe s’accommoda de tout : costume, condition, ou fortune.
[Horace, Épîtres, I, XVII, 23]
82. C’est ainsi que je voudrais former mon élève,
J’admirerai celui qui, avec patience, se revêt de deux lambeaux de drap, s’il s’accommode de tout changement dans sa vie et s’il joue les deux rôles avec grâce.
[Horace, Épîtres, I, xvii, 25, 26, 29]
Voici mes préceptes[311] : Celui qui les met en pratique en profite mieux que celui qui se contente de les connaître. Ce qu’on voit, on le comprend ; ce qu’on comprend, on le voit[312].
83. Qu’à Dieu ne plaise, dit quelqu’un dans Platon, que philosopher ce soit apprendre beaucoup de choses et traiter aussi des lettres et des arts !
« Cet art le plus important de tous, celui de bien vivre, c’est par leur vie plutôt que par l’étude, qu’ils l’ont acquis. »
[Cicéron, Tusculanes, IV, iii].
84. Comme Léon, prince des Phliasiens[313], demandait à Héraclide du Pont de quelle science ou de quel art il faisait profession, celui-ci répondit : « Je ne connais ni art ni science, mais je suis philosophe[314]. »
85. On reprochait à Diogène, lui si ignorant, de se mêler de philosophie. « Je m’en mêle d’autant mieux », dit-il.
86. Hégésias lui demandait de lui lire quelque livre : « Vous m’amusez », lui répondit-il, « les figues que vous prenez, ce sont des vraies et naturelles, pas celles qui sont peintes ; pourquoi ne pas choisir aussi les actions naturelles, les vraies, celles qui ne sont pas écrites ? »
87. L’élève ne récitera pas sa leçon, mais il la pratiquera plutôt. C’est en actes qu’il la répétera. On verra s’il est prudent dans ses entreprises ; s’il y a de la bonté et de la justice dans sa conduite ; s’il a du jugement et si son langage est distingué ; de la résistance dans ses maladies ; de la retenue dans ses jeux ; de la modération dans ses plaisirs ; de l’ordre dans la gestion de ses biens ; de l’indifférence dans ses goûts, pour la viande, le poisson, le vin ou l’eau.
Qui fait de sa science, non un sujet d’ostentation, mais la règle de sa vie et qui sait s’obéir à soi-même, se soumettre à ses propres principes.
[Cicéron, Tusculanes, II, iv]
88. Le vrai miroir de nos pensées, c’est le cours de nos vies.
89. À celui qui lui demandait pourquoi les Lacédémoniens ne mettaient pas par écrit les règles de la vaillance, pour les donner à lire à leur jeunes gens, Zeuxidamos répondit que c’était parce qu’ils voulaient les habituer aux actes, et non aux paroles. Comparez un de ces jeunes gens au bout de 15 ou 16 ans, à un de ces latineurs de collège qui aura mis autant de temps pour apprendre seulement à parler ! Le monde n’est que du bavardage : on parle bien souvent plus qu’on ne le devrait, et la moitié de notre vie se passe à cela ! On nous prend quatre ou cinq ans pour comprendre les mots et en former des phrases ; autant encore à édifier selon des proportions fixées un grand ensemble, organisé en quatre ou cinq parties, et cinq autres encore pour le moins, pour apprendre à les mêler rapidement et les entrelacer de façon subtile. Laissons donc cela à ceux qui en font leur profession !
90. Allant un jour à Orléans, je rencontrai dans la plaine avant Cléry, deux maîtres d’école qui venaient à Bordeaux, à cinquante pas environ l’un de l’autre. Et plus loin, derrière eux, je vis une troupe avec à sa tête un Maître qui était feu Monsieur le Comte de La Rochefoucauld. Un de mes gens demanda au premier des maîtres qui était ce gentilhomme qui venait après lui ; et comme il n’avait pas vu la colonne qui le suivait, il pensa que c’était de son compagnon qu’il était question, et fit cette réponse amusante : « Il n’est pas gentilhomme, il est grammairien. Et moi je suis logicien. » Or nous, qui cherchons, au contraire, à former, non pas un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons-les perdre leur temps : nous avons autre chose à faire.
91. Pourvu que notre disciple ait un bon bagage, les paroles ne suivront que trop : il les traînera si elles ne veulent suivre. J’entends des gens qui s’excusent de ne pouvoir s’exprimer, et se donnent l’air de ceux qui ont la tête pleine de bien belles choses, mais à qui manque l’éloquence pour les mettre en évidence. Ce n’est que tromperie. Et savez-vous ce qu’il en est en réalité, selon moi ? Ce ne sont que des apparences qui leur viennent de quelques idées informes qu’ils ne peuvent ni démêler ni éclaircir en eux-mêmes, et qu’ils sont donc bien incapables de produire au dehors. Ils ne se comprennent même pas eux-mêmes ! Voyez comment ils se mettent à bégayer au moment d’enfanter quelque pensée : vous comprendrez que leur travail[315] n’en est pas encore parvenu à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font encore que relécher[316] cette matière imparfaite. En ce qui me concerne je pense, et Socrate en a décidé ainsi, que quiconque a dans l’esprit une idée forte et claire la manifestera, soit dans son patois[317], soit en la mimant, s’il est muet :
Si l’on possède son sujet, les mots viennent sans difficulté.
[Horace, Art poétique, v. 311]
92. Et comme disait celui-là en prose, mais aussi poétiquement : « Quand les choses ont saisi l’esprit, les mots viennent sans difficulté » [Sénèque, Controverses, III, Prœmium]. Et encore cet autre : « Les choses d’elles-mêmes entraînent les paroles » [Cicéron, De finibus, III, v]. Il ne sait pas ce qu’est l’ablatif, ni le conjonctif, ni le substantif, ni la grammaire elle-même. Son laquais ne le sait pas non plus, ni la harengère du Petit Pont : et pourtant ils vous entretiendront tout votre saoul, si vous le voulez, et probablement ne s’empêtreront pas plus dans les règles de leur langage que le meilleur des Maîtres ès Lettres de France. Il ne connaît pas la rhétorique, et ne sait pas capter la bienveillance du lecteur de bonne foi dans son avant-propos : mais peut lui chaut[318] de le savoir. Et en vérité, tout ce beau vernis est bien vite annulé par l’éclat d’une vérité simple et naturelle.
93. Ces fariboles ne servent qu’à amuser les gens incapables de se nourrir de façon plus substantielle et plus solide, comme on le voit clairement par l’anecdote d’Afer[319] dans Tacite : les ambassadeurs de Samos étaient venus voir Cléomène, roi de Sparte, ayant préparé un long et beau discours pour le persuader de faire la guerre au tyran Polycrate. Après les avoir laissés dire, il leur répondit : « Pour ce qui est de votre commencement et de votre exorde, je ne m’en souviens plus, ni par conséquent du milieu. Et quant à votre conclusion, je m’en moque. » Voilà une belle réponse, me semble-t-il, et des orateurs qui s’étaient bien cassé le nez !
94. Et ceci encore : les Athéniens avaient à choisir entre deux architectes pour diriger de grands travaux ; le premier beau parleur, se présenta avec un joli discours préparé sur le sujet, et semblait avoir la faveur du peuple, quand l’autre l’emporta en trois mots, disant : « Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai[320]. »
95. Quand Cicéron faisait montre de sa plus belle éloquence, la plupart des gens l’admiraient, mais Caton ne faisait qu’en rire : « Nous avons, disait-il, un consul bien amusant ». Quelle qu’en soit la place, une maxime utile, un beau trait est toujours bien venu. S’il ne convient pas à ce qui vient avant, ni à ce qui vient après, il se suffit à lui-même. Je suis pas de ceux qui pensent que le bon rythme fait le bon poème : laissez le poète allonger une syllabe courte s’il veut, c’est sans importance ; si les images y sont plaisantes, si l’esprit et le jugement y ont bien joué leur rôle, voilà un bon poète, dirai-je, mais un mauvais versificateur.
Son vers a bon goût, mais il est dur.
[Horace, Satires, I, 4, vers 8]
96. Qu’on fasse, dit Horace, perdre à une œuvre toutes ses liaisons et ses mesures,
Ôtez rythme et mesure, changez l’ordre des mots,
Ce qui était premier, mettez-le en dernier,
Les membres dispersés du poète seront toujours là.
[Horace, Satires, I, x, 58-63]
97. Elle n’aura pas pour cela perdu toute valeur : les morceaux en demeureront beaux. C’est ce que répondit Ménandre, comme on le rappelait à l’ordre, parce que le jour pour lequel il avait promis une comédie approchait, et qu’il n’y avait encore mis la main : « Elle est composée et toute prête, il ne reste plus qu’à ajouter les vers. » Du moment qu’il avait le sujet et la matière présents à l’esprit, le reste lui importait peu. Depuis que Ronsard et Du Bellay ont donné du crédit à notre poésie française, je ne vois pas d’apprenti-poète, si petit soit-il, qui ne donne de l’enflure à ses mots et qui ne cadence ses vers à peu près comme eux. « Plus de bruit que de sens[321]. » Pour le vulgaire, il n’y eut jamais autant de poètes ; mais autant leur a été facile d’imiter leurs rythmes, autant en revanche il leur est difficile d’imiter les riches descriptions de l’un et les délicates évocations de l’autre.
98. Oui, mais que fera-t-il, si on l’enferme dans la subtilité sophistiquée de quelque syllogisme, telle que : le jambon fait boire, boire désaltère, donc le jambon désaltère ? Qu’il s’en moque. Il est plus intelligent de s’en moquer que d’y répondre…
99. Qu’il emprunte à Aristippe cette amusante réplique : « Pourquoi dénouer ce qui, même attaché, me met dans l’embarras[322] ? » Comme quelqu’un présentait contre Cléanthe des finesses dialectiques, Chrysippe déclara : « utilise ces tours de passe-passe avec les enfants, mais ne détourne pas pour cela les sérieuses pensées d’un homme mûr ». Si ces sottes arguties « sophismes entortillés et subtils » [Cicéron, Académiques, II, 24] doivent lui faire croire ce qui n’est qu’un mensonge, c’est un jeu dangereux. Mais si elles demeurent sans effet, ou lui donnent seulement envie de rire, je ne vois pas pourquoi il devrait s’en défier. Il y a des gens tellement sots qu’ils feraient un quart de lieue pour courir après un bon mot : « ou qui, au lieu de choisir les mots adaptés au sujet, vont chercher loin de lui des choses auxquelles les mots puissent convenir. » [Quintilien, Institution Oratoire, VIII, iii] Et ceci, encore : « Il en est qui, pour placer un mot qui leur plaît, écrivent sur un sujet qu’ils n’avaient pas songé à traiter. » [Sénèque, Lettres, LIX]
100. J’arrange bien plus volontiers une belle sentence pour me l’approprier que je ne quitte mon propos pour aller la chercher. Au contraire, c’est aux mots de servir et de suivre [la pensée], et que le Gascon y parvienne si le Français ne le peut. Je veux que les idées soient les plus importantes, et qu’elles emplissent l’esprit de celui qui écoute, de façon à ce qu’il n’ait aucun souvenir des mots eux-mêmes. Le langage que j’aime, c’est un langage simple et naturel, qu’il soit sur le papier comme en la bouche : un langage appétissant et ferme, bref et concis, moins délicat et châtié que véhément et brusque :
L’expression sera bonne si elle frappe.
[épitaphe du poète Lucain]
101. Un langage plutôt difficile qu’ennuyeux, sans affectation, sans règles, décousu et hardi ; où chaque morceau se suffit à lui-même ; qui ne soit ni pédant, ni prêchi-prêcha, ni juridique, mais plutôt soldatesque, comme Suétone qualifie celui de Jules César – et pourtant je ne vois pas toujours bien pourquoi il dit cela.[323]
102. J’ai volontiers imité cette désinvolture de notre jeunesse envers leurs vêtements : un manteau en écharpe, la cape sur l’épaule, un bas mal ajusté, tout ce qui manifeste une fierté dédaigneuse à l’égard de ces fioritures étrangères, une certaine insouciance à l’égard des artifices. Mais je la trouve encore mieux employée s’agissant de la façon de parler. Tout ce qui se remarque, et notamment cette gaieté et cette liberté bien françaises, est mal venue chez le courtisan. Et dans une monarchie, tout gentilhomme doit être formé à prendre la contenance d’un courtisan. C’est pourquoi il n’est pas mauvais de dévier un peu vers le naturel et le mépris des convenances…
103. Je n’aime pas les tissus dans lesquels on distingue les raccords et les coutures. De même que sur un beau corps on ne doit voir ni les os ni les veines.
Le discours au service de la vérité doit être simple et sans artifice.
[Sénèque, Épîtres, XL]
Qui s’étudie à parler, sinon celui qui veut parler avec affectation ?
[Sénèque, Lettres, LXXV]
L’éloquence fait du tort aux choses réelles, car elle nous en détourne.
104. De même que dans ses vêtements, il est puéril de vouloir se démarquer par des tenues particulières et inusitées, de même dans le langage, la recherche d’expressions nouvelles et de mots peu connus témoigne d’une ambition pédantesque et puérile. Que ne puis-je me servir seulement de ceux qu’on utilise aux halles à Paris[324] ! Aristophane le Grammairien ne comprenait rien, quand il critiquait la simplicité des mots Épicure, et le but de son art oratoire, qui n’était autre que d’obtenir la pertinence du langage employé. Tout un peuple apprend immédiatement un langage, car l’imitation du parler est facile. Mais imiter le jugement, et l’invention ne se fait pas si vite ! Et nombreux sont les lecteurs qui croient, bien à tort, tenir le corps d’un livre quand ils n’en tiennent que le vêtement. La force et les muscles ne peuvent s’emprunter : seuls les parures et le manteau.
105. La plupart des gens que je fréquente parlent de la même façon que je le fais dans les « Essais » ; mais je ne suis pas sûr qu’ils pensent aussi de cette façon.
106. Dans leur façon de parler, dit Platon[325], Les Athéniens ont le souci de l’abondance et de l’élégance, les Lacédémoniens de la brièveté, et ceux de Crète de la fécondité de leurs idées plus que du langage lui-même : ce sont donc ces derniers les meilleurs. Zénon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns, qu’il nommait , curieux d’apprendre des choses, ses favoris, et les autres , qui ne se souciaient que du langage. Non que bien parler ne soit une belle et bonne chose ; mais elle n’est pas aussi bonne qu’on le prétend, et je suis bien déçu de la façon dont elle occupe toute notre vie. Je voudrais d’abord bien connaître ma langue, et celle de mes voisins, avec lesquels j’ai le plus de relations. C’est sans aucun doute un grand et bel ornement que de savoir le Grec et le Latin, mais on l’achète trop cher[326]… Je raconterai ici comment on peut l’acquérir à moindres frais que de coutume. Cette méthode a été essayée sur moi : s’en servira qui voudra.
107. Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et intelligents, d’une excellente méthode d’éducation, s’avisa de cet inconvénient, habituel à l’époque : on lui dit que le temps que nous mettions à apprendre ces langues, travail qui aux Anciens ne coûtait rien, était la raison pour laquelle nous ne pouvions parvenir à la grandeur d’âme et à la connaissance qu’avaient les Grecs et les Romains. Pour moi, je ne crois pas que cela en soit la seule raison.
108. Toujours est-il que la méthode trouvée par mon père fut que dès le moment où je fus mis en nourrice, et avant même que ma langue se déliât, il me confia à un allemand, qui depuis est mort alors qu’il était médecin très fameux en France[327], ignorant complètement notre langue, mais très versé dans le latin. Mon père l’avait fait venir exprès pour cela, le payait fort bien, et il s’occupait donc de moi constamment. Mais mon père engagea encore deux autres précepteurs, moins savants, pour soulager le premier et suivre mon travail, qui ne me parlaient qu’en latin. Quant au reste de la maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela.
109. Le bénéfice que tout le monde en tira fut extraordinaire : mon père et ma mère apprirent assez de latin pour le comprendre, et en acquirent une connaissance suffisante pour s’en servir au besoin, de même que les domestiques qui étaient spécialement attachés à mon service. En somme, nous latinisâmes tous tant et si bien, que les villages alentour en furent contaminés, et que l’on y trouve encore employés, enracinés dans l’usage, des appellations latines pour des artisans et des outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans que je ne comprenais pas encore plus le français ou le périgourdin que l’arabe. Sans méthode, sans livre, sans grammaire ni règles, sans fouet et sans larmes, j’avais appris le latin, et un latin aussi pur que celui de mon maître, car je ne pouvais l’avoir ni altéré ni mélangé à quoi que ce soit.
110. Si, en guise de contrôle, on voulait me donner un thème à faire, comme dans les collèges, au lieu de me le donner en français comme on le fait pour les autres, à moi il fallait me le donner en mauvais latin pour que je le remette en latin correct !… Et mes précepteurs privés[328], Nicolas Groucchi, qui a écrit « De comitiis Romanorum », Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, Georges Buchanan, ce grand poète écossais, Marc-Antoine Muret – que la France et l’Italie considèrent comme le meilleur orateur de ce temps, m’ont souvent dit que dans mon enfance, j’avais une telle familiarité avec ce langage, que je l’avais tellement « sous la main », qu’ils craignaient de m’aborder. Buchanan, que je vis depuis dans la suite de feu Monsieur le Maréchal de Brissac, me dit qu’il était occupé à écrire au sujet de l’éducation des enfants et qu’il prenait la mienne comme modèle, car il avait alors en charge celle du Comte de Brissac que nous avons vu depuis si valeureux et si brave[329].
111. Quant au Grec, que je ne comprends quasiment pas, mon père voulut me le faire enseigner, mais par une méthode nouvelle, avec des exercices sous forme de jeux : on se renvoyait les déclinaisons comme des balles[330], j’apprenais à la manière de ceux qui, par certains jeux de tables[331], apprennent l’arithmétique et la géométrie. Car entre autres choses, on avait conseillé à mon père de me faire apprécier la science et le devoir sans forcer ma volonté, mais en suivant mes désirs, et d’élever mon âme en toute liberté et avec la plus grande douceur, sans rigueur, et sans contrainte. Et parce qu’on prétend qu’éveiller les enfants le matin en sursaut, les arracher au sommeil (dans lequel ils sont plongés beaucoup profondément plus que nous) d’un seul coup et brutalement, trouble leur cerveau fragile, il alla même, par excès de précaution, jusqu’à me faire éveiller par le son de quelque instrument, et il y eut toujours auprès de moi quelqu’un pour cela.
112. Cet exemple suffira pour juger du reste, et pour souligner la sagesse et l’affection d’un si bon père, auquel on ne doit pas s’en prendre s’il n’a pas récolté de fruits d’une aussi délicate culture… Deux choses en furent la cause : en premier lieu, un terrain stérile et défavorable. Car si ma santé était bonne et solide, et mon caractère doux et accommodant, j’étais en même temps si balourd, mou et endormi qu’on ne pouvait m’arracher à l’oisiveté, fût-ce pour me faire jouer. Mais ce que je voyais, je le voyais bien. Et sous cette apathie apparente, je cachais des idées hardies et des opinions au-dessus de mon âge. J’avais l’esprit si lent, qu’il fallait le secouer pour qu’il se mette en marche. Ma compréhension était toujours en retard, mon imagination faible, et par-dessus tout cela, ma mémoire incroyablement défaillante.
113. Si mon père ne put rien tirer de tout cela, ce n’est pas étonnant. Par la suite, comme ceux qui veulent absolument guérir vite sont prêts à suivre n’importe quel conseil, le brave homme, qui craignait beaucoup d’échouer sur un sujet qui lui tenait tellement à cœur, finit par adopter l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme font les grues. Il se résigna donc à faire comme tout le monde, car il n’avait plus auprès de lui ceux qui lui avaient enseigné les méthodes rapportées d’Italie et qu’il avait d’abord employées : quand j’eus six ans environ, il m’envoya au Collège de Guyenne, qui était alors très renommé, et le meilleur de France. On ne peut rien lui reprocher du soin qu’il prit alors pour me trouver des répétiteurs compétents, comme du souci qu’il eut pour les autres aspects de mon éducation. Il maintint d’ailleurs pour celle-ci plusieurs méthodes particulières, contraires à celles qui étaient en usage dans les collèges. Mais quoi qu’il en soit, c’était tout de même le collège. Mon latin se détériora aussitôt, et j’en ai perdu complètement l’usage depuis, par manque d’habitude. Le seul bénéfice que je tirai de la façon spéciale qu’on avait eue de me l’enseigner fut de me faire d’emblée sauter des classes : à treize ans, quand je sortis du collège, j’avais achevé mon « cursus », comme on dit, et en vérité sans aucun résultat dont je puisse faire état aujourd’hui.
114. Mon premier amour pour les livres, je le dois au plaisir que j’eus à lire les « Métamorphoses » d’Ovide. Car aux environs de sept ou huit ans, je renonçais à tout autre plaisir pour celui de les lire, d’autant plus que cette langue était comme ma langue maternelle, que c’était le livre le plus facile que je connusse, et le plus adapté à mon âge par son contenu. Des « Lancelot du Lac », des « Amadis », des « Huon de Bordeaux »[332] et de tout ce fatras de livres dans lesquels les enfants trouvent à se distraire, je ne connaissais même pas les noms, et j’en ignore encore le contenu, tant l’enseignement que je recevais était exactement délimité. Et ce goût de la lecture me rendait plus nonchalant pour l’étude des autres leçons qui m’étaient imposées.
115. C’est alors, et par chance, que j’eus affaire à un précepteur qui était un homme intelligent, et qui sut habilement fermer les yeux sur cette incartade et quelques autres encore. Grâce à cela, en effet, je lus d’une traite l’« Énéide » de Virgile, puis Térence, Plaute, et des comédies italiennes, toujours captivé par l’agrément du sujet. Si mon précepteur avait commis la bêtise de briser mon élan, je pense que je n’aurais rapporté du collège que de la haine pour les livres, comme c’est le cas pour la majeure partie de notre noblesse… Mais il agit fort habilement, faisant semblant de ne s’apercevoir de rien ; il aiguisait mon appétit en ne me laissant dévorer ces livres qu’à la dérobée, et me maintenant doucement sur le bon chemin pour les matières d’étude réglementaires. Car ce que mon père recherchait surtout chez ceux à qui il me confiait, c’était la bonté et la facilité du caractère ; ce qui fait que le mien n’avait d’autre défaut que la langueur et la paresse. Le danger n’était pas que je fasse mal, mais que je ne fasse rien. Personne n’envisageait que je doive devenir mauvais, mais plutôt inutile : on prévoyait en moi de la fainéantise, mais pas de la malhonnêteté.
116. Et je me rends bien compte que c’est cela qui s’est produit. Les plaintes qui me bourdonnent aux oreilles sont du genre : « Il est oisif, peu enclin aux devoirs de l’amitié et de la parenté ; pour les charges publiques, il est trop personnel et trop dédaigneux »[333]. Même les plus injurieux ne disent pas « Pourquoi a-t-il pris ? Pourquoi n’a-t-il pas payé ? » Ils disent au contraire : « Pourquoi ne fait-il pas remise de cette dette ? Pourquoi ne donne-t-il pas ? »
117. Je considérerais comme une faveur le fait qu’on n’attende de moi rien d’autre que ces attitudes-là, qui ne sont pas de celles que l’on peut normalement exiger. Et ceux qui exigent plus de moi sont injustes, car ils exigent plus que je ne dois, et bien plus qu’ils n’exigent d’eux-mêmes. Par là même, ils annulent la qualité d’une action désintéressée et la gratitude qui me serait due en retour. Si je fais une bonne action, elle devrait avoir d’autant plus de poids venant de moi que je n’ai moi-même bénéficié d’aucune de cette sorte. Je puis d’autant mieux disposer de ma fortune que c’est la mienne… et disposer de moi parce qu’il s’agit de moi[334]. Toutefois, si j’étais vraiment préoccupé d’embellir mes actions, peut-être que je combattrais ces reproches. Et j’apprendrais alors à quelques-uns qu’ils ne sont pas vraiment irrités parce que je n’en fais pas assez, mais plutôt parce que je pourrais en faire bien plus que je fais[335].
118. Mon esprit ne manquait pourtant pas, en même temps, d’avoir en lui-même des impressions fortes et des jugements sûrs et ouverts à propos des sujets qu’il rencontrait, et il les assimilait tout seul, sans en faire part à qui que ce soit. Et en fait, je crois vraiment qu’il eût été tout à fait incapable de se soumettre à la force et à la violence.
119. Ferai-je état de cette faculté de mon enfance : un visage assuré, une souplesse de la voix et du geste, qui me permettaient de m’adapter aux rôles que je jouais ? Car avant l’âge,
à peine avais-je atteint ma douzième année
[Virgile, Bucoliques, VIII]
j’ai joué les premiers rôles, dans les tragédies latines de Buchanan, de Guerente et de Muret, que l’on représenta fort dignement dans notre Collège de Guyenne. Et si notre Principal, André de Gouvéa se montra alors, sans comparaison possible, le meilleur Principal de France (comme d’ailleurs dans tous les autres aspects de sa charge), je fus néanmoins considéré comme la cheville-ouvrière de l’événement. C’est un exercice que je ne désapprouve pas pour les jeunes enfants des bonnes maisons. Et j’ai d’ailleurs vu nos princes s’y adonner depuis en personne, à l’exemple de certains des Anciens, honorablement et louablement.
120. En Grèce, il était même possible sans déroger d’en faire son métier :
« Il découvre son projet à l’acteur tragique Ariston. C’était un homme distingué par sa naissance et par sa fortune. Et sa profession, comme les occupations de ce genre n’ont rien de déshonorant chez les Grecs, ne le rabaissait nullement. »
[Tite-Live, XXIV, xxiv]
121. J’ai toujours accusé d’inconséquence ceux qui condamnent ces divertissements, et d’injustice ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens de valeur, et reprochent au peuple ces plaisirs en public. Les bons gouvernements prennent soin de rassembler les citoyens en les réunissant pour des activités communes et des jeux, comme on le fait pour les cérémonies solennelles de la dévotion : la sociabilité et les liens d’amitié s’en trouvent renforcés. Et puis on ne saurait accorder à la foule de passe-temps plus réglés que ceux qui se déroulent devant tout le monde, à la vue même des autorités. Je trouverais bon que le prince[336] en gratifiât quelquefois la population à ses frais, par une affection et une bonté toutes paternelles. Et que dans les villes populeuses il y eût des lieux destinés à ces spectacles, et prévus pour cela : une façon de détourner les gens d’actes bien pires et dissimulés.
122. Et pour en revenir à mon propos, il n’y a rien de tel que d’ouvrir l’appétit et de susciter l’affection – autrement on ne fait que des ânes chargés de livres. On leur impose, à coups de fouet, la garde d’une valise pleine de science. Il faudrait, pour bien faire, qu’ils ne se contentent pas de la loger chez eux, mais qu’ils l’épousent.
1. Ce n’est peut-être pas sans raison que nous attribuons à la naïveté et à l’ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader. Car il me semble avoir appris autrefois que la croyance était une sorte de marque qui s’imprimait en notre âme ; et à mesure que celle-ci se trouvait plus molle et de moindre résistance, il était plus aisé d’y imprimer quelque chose. « De même que nécessairement, les poids qu’on y met font pencher le plateau de la balance, de même, l’évidence entraîne l’esprit. » [Cicéron, Académiques, II, 12] Plus l’âme est vide, moins elle fait contrepoids, et plus elle s’abaisse facilement sous la charge de la première influence qu’elle subit. Voilà pourquoi les enfants, les gens du commun, les femmes et les malades sont plus sujets que les autres[337] à être menés par le bout du nez[338]. Mais d’un autre côté, c’est faire preuve de présomption que de dédaigner et de condamner comme faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable ; c’est le défaut habituel de ceux qui se croient plus malins que les autres. Je faisais de même autrefois, et si j’entendais parler des revenants, de la prédiction de l’avenir, des enchantements, de la sorcellerie, ou de quelque autre chose à laquelle je ne pouvais pas croire,
Songes, terreurs magiques, prodiges, sorcières,
Apparitions nocturnes et prodiges de Thessalie…
[Horace, Épîtres, II, v. 208]
2. j’éprouvais de la compassion pour le pauvre peuple abusé par ces folies. Et maintenant je trouve que j’étais pour le moins autant à plaindre moi-même. Non que l’expérience m’ait fait voir quoi que ce soit depuis, qui soit venu contrarier mes premières convictions – et ce n’est pas par manque de curiosité. Mais la raison m’a enseigné que décréter ainsi catégoriquement qu’une chose est fausse et impossible, c’est faire comme si on avait dans la tête les bornes et les limites qui sont celles de Dieu lui-même et celles des possibilités de notre mère la Nature. Et il n’y a pas de pire folie que de les ramener aux dimensions de notre capacité de comprendre et de juger. Si nous appelons monstres ou miracles les choses que notre raison ne peut admettre, est-ce qu’il ne s’en présente pas continuellement à nos yeux ? Considérons comment on nous mène, à tâtons, et à travers les brumes, à la connaissance de la plupart des choses qui sont à notre portée, et nous trouverons que c’est plutôt l’habitude que la connaissance qui leur a enlevé leur étrangeté :
tellement nous sommes habitués à le voir,
nul ne daigne plus lever les yeux vers le ciel lumineux.
[Lucrèce, II, v. 1038-1039]
3. et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées pour la première fois, nous les trouverions autant ou plus incroyables que les autres.
S’ils se manifestaient en ce jour aux mortels,
Si d’un seul coup ils surgissaient devant nos yeux,
On ne connaîtrait rien de plus merveilleux,
Rien qui soit moins conforme à ce qu’on aurait cru.
[Lucrèce, II, 1032-1035]
4. Celui qui n’avait jamais vu de rivière, à la première qu’il rencontra, pensa que c’était l’océan ; et les choses les plus grandes que nous connaissions, nous pensons que ce sont les plus grandes que la nature puisse faire.
Un fleuve aussi, pour qui n’en a vu de plus grand,
paraît immense, gigantesque.
De même un arbre, un homme ; et tout et en tout genre,
Ce qu’on voit de plus grand, on le tient pour immense.
[Lucrèce, VI, 674-677]
L’accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses ; ils ne s’étonnent plus de ce qu’ils voient sans cesse, et n’en recherchent plus les causes. [Cicéron, De natura deorum, II, 38] C’est la nouveauté des choses, plus que leur grandeur, qui nous incite à en rechercher les causes.
5. Il faut avoir plus de respect envers la puissance infinie de la Nature[339], et reconnaître notre propre ignorance et notre faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, dont des gens dignes de foi ont témoigné, et que, si nous ne pouvons être persuadés de leur existence, nous devons au moins laisser en suspens ! Car les condamner comme impossibles, c’est prétendre connaître, par une téméraire présomption, jusqu’où va la possibilité de l’existence des choses. Si l’on comprenait bien la différence qu’il y a entre l’impossible et l’inusité, de même que la différence entre ce qui est contraire à l’ordre des choses et ce qui est contraire à l’opinion commune, en évitant de croire à la légère et sans renoncer trop facilement non plus à ce que l’on croit, on observerait alors la règle du « rien de trop » énoncée par Chilon.
6. Quand on trouve dans Froissart[340] que le Comte de Foix eut connaissance, dès le lendemain, alors qu’il était dans le Béarn, de la défaite du roi Jean de Castille à Juberoth[341], et les moyens qu’il allègue pour cela, on peut s’en moquer ; de même à propos de ce que disent nos Annales[342], que le jour même où le roi Philippe Auguste mourut[343] à Mantes, le Pape Honorius lui fit faire des funérailles publiques et les proclama dans toute l’Italie. Car l’autorité de ces témoins n’est peut-être pas suffisante pour nous en convaincre. Mais quoi ! Si Plutarque, outre plusieurs exemples qu’il tire de l’antiquité, dit savoir de façon certaine qu’au temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemagne à plusieurs journées de là, fut connue à Rome et se répandit dans le monde le jour même ; et si César prétend qu’il est souvent arrivé que la nouvelle ait précédé l’événement lui-même, dirons-nous que ces gens sont des naïfs qui se sont laissé tromper comme n’importe qui, parce qu’ils ne sont pas aussi clairvoyants que nous ? Est-il rien de plus fin, de plus clair et de plus vif que le jugement de Pline [l’Ancien], quand il lui plaît de l’exercer, et rien de plus éloigné de la légèreté ? Je laisse de côté l’excellence de ses connaissances, dont je fais moins de cas ; dans laquelle de ces deux qualités le surpassons-nous ? Et pourtant, il n’est si petit écolier qui ne soit prêt à le convaincre de mensonge, et qui ne veuille lui donner des leçons sur la marche des œuvres de la nature.
7. Quand nous lisons dans Bouchet les miracles faits par les reliques de Saint-Hilaire, passe encore : son autorité n’est pas assez grande pour nous empêcher de le contredire. Mais il me semble bien imprudent de condamner du même coup toutes les histoires du même genre. Le grand saint Augustin[344] témoigne avoir vu sur les reliques de saint Gervais et saint Protais à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue ; une femme, à Carthage, guérie d’un cancer par le signe de la croix qu’une autre nouvellement baptisée lui fit ; Hespérius, un de ses familiers, chasser les esprits qui infestaient sa maison avec un peu de terre du sépulcre de Notre Seigneur, et cette terre ayant été transportée à l’église, un paralytique guérir soudainement à cause d’elle ; une femme, dans une procession, ayant touché la châsse de saint Étienne avec un bouquet, et s’étant ensuite frotté les yeux avec, recouvrer la vue qu’elle avait perdue depuis longtemps ; et plusieurs autres miracles, auxquels il dit avoir assisté lui-même. De quoi donc l’accuserons-nous, lui et les deux saints évêques, Aurelius et Maximinus[345], qu’il cite comme témoins ? Les accuserons-nous d’ignorance, de naïveté, de débilité, ou de malice et d’imposture ? Est-il, à notre époque, quelqu’un d’assez prétentieux pour oser se comparer à eux, soit par la vertu et la piété, soit par le savoir, le jugement, et la capacité intellectuelle ?
Quand bien même ils ne fourniraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité. [Cicéron, Tusculanes, I, 21]
8. C’est une hardiesse grave et dangereuse, outre l’absurde légèreté qu’elle traîne avec elle, que de mépriser ce que nous ne pouvons concevoir. En effet, quand vous avez établi les limites de la vérité et du mensonge, grâce à votre belle intelligence, et qu’il se trouve que vous êtes contraint de croire des choses encore plus étranges que celles que vous avez refusé d’admettre, vous voilà déjà contraint d’abandonner ces limites que vous aviez vous-même fixées. Or ce qui me semble amener tout autant de désordre en nos consciences, dans les temps troublés où nous sommes, à propos de la religion, c’est cette façon qu’ont les catholiques d’abandonner une partie de leur foi. Ils s’imaginent adopter une attitude intelligente et modérée quand ils concèdent à leurs adversaires certains des articles qui sont sujets à controverse. Mais outre le fait qu’ils ne voient pas l’avantage que cela constitue pour celui qui vous attaque que de commencer à céder et à reculer devant lui, et combien cela l’encourage à aller de l’avant, ces articles-là, qu’ils considèrent comme les plus anodins, sont parfois très importants. Ou bien il faut s’en remettre en tout à l’autorité de notre autorité ecclésiastique, ou bien il faut entièrement s’en dispenser : ce n’est pas à nous d’établir quelle part d’obéissance nous lui devons.
9. Et en outre je puis le dire, pour l’avoir éprouvé : j’ai autrefois usé de cette liberté de faire un choix et un tri personnels en mettant de côté certains points de la règle de notre Église qui semblent avoir un air ou plus creux ou plus étrange ; mais après en avoir parlé avec des hommes experts en ces matières, j’ai découvert que ces choses-là ont un fondement substantiel et solide, et que ce n’est que la bêtise et l’ignorance qui nous les font considérer comme moins dignes de respect que les autres. Pourquoi donc oublions-nous combien nous ressentons de contradiction dans notre jugement même ? Combien de choses étaient pour nous hier des articles de foi, que nous tenons pour des sottises aujourd’hui ? La prétention et la curiosité sont les fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à fourrer notre nez partout, et celle-là nous empêche de laisser quoi que ce soit dans le flou et l’incertitude.
1. En observant la façon dont procède un peintre que j’ai à mon service, l’envie m’a pris de l’imiter. Il choisit le plus bel endroit et le milieu de chaque mur pour y placer un tableau élaboré avec tout son talent. Puis il remplit l’espace tout autour de « grotesques », qui sont des peintures bizarres, n’ayant d’agrément que par leur variété et leur étrangeté. Et en vérité, que sont ces « Essais », sinon des « grotesques », des corps monstrueux, affublés de membres divers, sans forme bien déterminée, dont l’agencement, l’ordre et les proportions ne sont que l’effet du hasard ?
C’est le corps d’une belle femme, que termine une queue de poisson.
[Horace, Art Poétique, 4]
2. Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail. C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible. Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable.
3. Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier[346] célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place[347]. C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà[348]. Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains. Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles.
4. Il n’est rien vers quoi la nature nous ait plus portés, semble-t-il, que la vie en société, et Aristote dit[349] que les bons législateurs se sont plus souciés de l’amitié que de la justice. Et c’est bien par l’amitié, en effet, que la vie en société atteint sa perfection. Car en général, les relations qui sont bâties sur le plaisir ou le profit, celles que le besoin, public ou privé, provoque et entretient, sont d’autant moins belles et nobles, sont d’autant plus éloignées de l’amitié véritable, qu’elles mélangent avec celle-ci d’autres causes, d’autres buts, et d’autres fruits qu’elle-même.
Et aucune de ces quatre sortes anciennes d’amitié : ordinaire, de condition sociale, d’hospitalité, ou amitié amoureuse, ne lui correspondent vraiment, même si on les prend ensemble.
5. Entre un père et ses enfants, il s’agit plutôt de respect : l’amitié se nourrit de communication, et elle ne peut s’établir entre eux, à cause de leur trop grande différence. Et d’ailleurs elle nuirait peut-être aux obligations naturelles, car les pensées secrètes des pères ne peuvent être communiquées aux enfants sous peine de favoriser une inconvenante intimité, pas plus que les avertissements et les remontrances – qui sont parmi les principaux devoirs de l’amitié – ne peuvent être adressées par des enfants à leur père. Il s’est trouvé des peuples où l’usage voulait que les enfants tuent leurs pères ; et d’autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter les inconvénients qu’ils peuvent se causer l’un à l’autre, et dans ce cas, le sort de l’un dépendait du sort de l’autre. Certains philosophes ont méprisé ce lien naturel entre père et fils, comme le fit Aristippe. Comme on le pressait de reconnaître l’affection qu’il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela aussi était sorti de lui, et que nous donnions bien naissance aussi à des poux et des vers. Et à Plutarque qui tentait de le rapprocher de son frère, cet autre déclara : « je ne fais pas plus grand cas de lui parce qu’il est sorti du même trou que moi. »
6. C’est en vérité un beau nom, et plein d’affection que le nom de frère, et c’est pourquoi nous en avions fait, La Boétie et moi, le symbole de notre alliance. Mais le mélange des biens, leur partage, le fait que la richesse de l’un fasse la pauvreté de l’autre[350], cela affaiblit beaucoup et tend à relâcher le lien fraternel. Puisque des frères doivent mener la conduite de leur vie et de leur carrière par les mêmes voies, et au même rythme, ils en viennent forcément à se heurter et se gêner mutuellement très souvent. Et d’ailleurs, pourquoi la sympathie, la correspondance intime qui est à l’origine des amitiés véritables et parfaites se retrouverait-elle forcément entre deux frères ? Un père et son fils peuvent avoir des caractères extrêmement différents, et de même pour des frères : « C’est mon fils, c’est mon parent », mais c’est un ours, un méchant ou un imbécile.
7. Et puis, dans la mesure où ces amitiés-là nous sont comme imposées par la loi naturelle et ses obligations, elles relèvent d’autant moins de notre volonté et de notre libre choix ; or notre libre choix, justement, n’a rien qui lui soit plus en propre que l’affection et l’amitié. J’ai pourtant eu, de ce côté-là, de tout ce que l’on peut avoir, ayant eu le meilleur père qui fut jamais, et le plus indulgent, jusqu’à ses derniers jours. Et appartenant à une famille renommée de père en fils, et exemplaire en ce qui concerne la concorde fraternelle,
et moi-même,
connu aussi pour mon affection paternelle envers mes frères.
[Horace, Odes, II 2, v. 6]
8. On ne peut comparer l’amitié à l’affection envers les femmes, quoique cette dernière relève aussi de notre choix, et on ne peut pas non plus la classer dans cette catégorie. Son ardeur, je l’avoue,
car nous ne sommes pas inconnus à la déesse qui mêle aux soucis de l’amour une douce amertume,
[Catulle, Épigrammes, LXVIII, 17]
est plus active, plus cuisante, et plus brutale. Mais c’est un feu téméraire et volage, variable et varié, une fièvre sujette à des accès et des rémissions, qui ne nous tient que par un coin de nous-même. L’amitié, au contraire, est une chaleur générale et universelle, au demeurant tempérée et égale à elle-même, une chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de délicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant.
9. Et de plus, l’amour n’est qu’un désir forcené envers ce qui nous fuit,
Tel le chasseur qui poursuit le lièvre,
Par le froid, par le chaud, dans la montagne et la vallée ;
Et il n’en fait plus aucun cas quand il le voit pris,
C’est seulement quand la proie se dérobe qu’il se hâte à sa poursuite.
[Arioste, Roland furieux, X, stance VII]
10. Dès que l’amour se coule dans les limites de l’amitié, c’est-à-dire dans l’accord des volontés réciproques, il s’évanouit et s’alanguit ; la jouissance fait sa perte, car elle constitue une fin corporelle et elle est sujette à la satiété. De l’amitié, au contraire, on jouit à mesure qu’on la désire, elle ne s’élève, ne se nourrit et ne s’accroît que dans sa jouissance même, car elle est d’ordre spirituel, et que l’âme s’affine par son usage. Des sentiments amoureux et éphémères ont pourtant trouvé place chez moi, en dessous de cette parfaite amitié, pour ne rien dire de lui, qui n’en parle que trop dans ses vers. Ces deux passions ont donc coexisté chez moi, en connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais entrer en compétition : la première, de haute volée, maintenant son cap avec orgueil, et contemplant dédaigneusement les jeux de l’autre, bien loin en dessous d’elle.
11. Quant au mariage[351], outre le fait qu’il s’agit d’un marché dont l’entrée seule est libre, sa durée étant contrainte et forcée et ne dépendant pas de notre volonté, outre que c’est un marché qui d’ordinaire est passé à d’autres fins que l’amitié, il y survient quantité de complications extérieures dont l’écheveau est difficile à démêler, mais qui peuvent suffire à briser le lien et troubler le cours d’une réelle affection. Pour l’amitié, au contraire, il n’y a pas d’autre affaire ni de commerce que d’elle-même. Ajoutons à cela qu’à vrai dire, la disposition naturelle des femmes ne les met pas en mesure de répondre à ces rapports intimes dont se nourrit cette divine liaison, et que leur âme ne semble pas assez ferme pour supporter l’étreinte d’un nœud si serré et si durable. Certes, si cela n’était, s’il pouvait s’établir une telle connivence libre et volontaire, où non seulement les âmes puissent trouver une entière jouissance, mais où les corps eux aussi puissent avoir leur part, et où l’individu soit engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus complète et plus pleine. Mais il n’est pas d’exemple jusqu’ici que l’autre sexe ait encore pu y parvenir, et il en a toujours été traditionnellement exclu.
12. Quant à cette autre forme de liaison, que pratiquaient les Grecs, elle est fort justement abhorrée par nos mœurs. Et d’ailleurs, l’usage qu’ils en faisaient requérait une telle disparité dans l’âge, une telle différence de comportement entre les amants, qu’elle ne correspond pas à la parfaite union prônée ici : « Qu’est-ce en effet, que cet amour d’amitié ? d’où vient que l’on n’aime pas un adolescent laid ni un beau vieillard ? [352] » Épicharme elle-même ne me contredira pas, il me semble, si je présente ainsi la peinture qu’elle en fait : cette première folie, inspirée par le fils de Vénus dans le cœur de l’amant, pour la fleur d’une tendre jeunesse, et à laquelle les Grecs permettaient tous les élans passionnés et les débordements que peut entraîner une passion immodérée, n’était fondée que sur la beauté extérieure. Et celle-ci n’était qu’une représentation fallacieuse du développement du corps[353], car l’esprit ne pouvait y avoir sa part, étant encore invisible, et seulement en train de naître, avant même d’avoir l’âge où il commence à germer.
13. Si cette fureur s’emparait d’un cœur de piètre qualité, les moyens employés pour séduire étaient alors les richesses, les présents, les faveurs dans l’accession aux charges honorifiques et autres profits de bas étage – que par ailleurs ils réprouvaient[354]. Mais si elle s’emparait d’un cœur plus noble, les moyens eux aussi se faisaient nobles : leçons de philosophie, incitations à révérer la religion, à obéir aux lois, à mourir pour son pays, exemples de vaillance, de sagesse, de justice. Alors l’amant s’efforçait de se faire accepter par l’agrément et la beauté de son âme, celle de son corps étant déjà depuis longtemps fanée, et il espérait par cette connivence mentale établir une entente plus solide et plus durable. S’ils ne demandaient pas à l’amant qu’ils mène son entreprise avec patience et discrétion, c’est cela même, au contraire, qu’ils exigeaient de l’aimé, car il lui fallait juger d’une beauté intérieure, difficile à découvrir et à connaître. Quand cette quête arrivait à son terme, et au moment convenable, alors naissait en l’aimé un désir de spiritualité, suscité par la spiritualité de la beauté. Et c’est cette beauté-là qui était primordiale, la beauté corporelle n’étant alors qu’accidentelle et accessoire, à l’inverse de ce qui se passait pour l’amant.
14. C’est pour cela qu’ils préféraient l’aimé à l’amant. Ils prouvaient que les Dieux aussi le préféraient, et ils reprochaient vivement au poète Eschyle, dans le cas des amours d’Achille et de Patrocle, d’avoir donné le rôle de l’amant à Achille, lui qui était en la prime et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. De cette communion, dont la partie la plus élevée et la plus noble était prédominante et jouait ainsi pleinement son rôle, ils disaient qu’en découlaient des conséquences très positives pour la vie privée aussi bien que publique ; que c’était ce qui faisait la force des nations chez qui elle était en usage, et la principale défense de l’équité et de la liberté. En témoignaient, selon eux, les amours héroïques d’Harmodius et d’Aristogiton. Et c’est pourquoi ils la considéraient comme sacrée et divine, et ne lui voyaient comme adversaires que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. Pour finir, tout ce que l’on peut dire en faveur de l’Académie, c’est qu’il s’agissait pour ces gens-là d’un amour se terminant en amitié : et que l’on n’était donc pas si loin de la définition stoïque de l’amour :
« L’amour est le désir d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté. » [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv]
15. Mais je reviens à ma description de l’amitié, de façon plus juste et plus exacte :
On ne peut pleinement juger des amitiés que lorsque, avec l’âge, les caractères se sont formés et affermis. [Cicéron, De amicitia, XX]
Au demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si on insiste pour me faire dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi[355].
16. Au-delà de tout ce que je peux en dire, et même en entrant dans les détails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union[356]. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser. Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville[357], nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre.
17. Il écrivit une satire en latin, excellente, qui a été publiée, et dans laquelle il excuse et explique la précipitation avec laquelle se produisit notre connivence, parvenue si rapidement à sa perfection. Destinée à durer si peu, parce qu’elle avait débuté si tard (alors que nous étions déjà des hommes mûrs, et lui, ayant quelques années de plus que moi), elle n’avait pas de temps à perdre… Et elle n’avait pas non plus à se régler sur le modèle des amitiés ordinaires et faibles, qui ont tellement besoin par précaution de longs entretiens préalables. Cette amitié-ci n’a point d’autre modèle idéal qu’elle-même et ne peut se référer qu’à elle-même. Ce n’est pas une observation spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui s’étant emparé de ma volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la sienne ; qui s’étant emparé de sa volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la mienne, avec le même appétit, et d’un même élan. Et je dis « perdre », vraiment, car nous n’avions plus rien en propre, rien qui fût encore à lui ou à moi.
18. Après la condamnation de Tiberius Gracchus, les consuls romains poursuivaient tous ceux qui avaient fait partie de son complot. Quand Lélius demanda, devant eux, à Caius Blossius[358], qui était le meilleur ami de Gracchus, ce qu’il aurait voulu faire pour lui, celui-ci répondit : « Tout. » – Comment, tout ? poursuivit l’autre. Et s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? – Il ne me l’aurait jamais demandé, répondit Blossius. – Mais s’il l’avait fait tout de même ? ajouta Lélius. – Alors je lui aurais obéi, répondit-il. S’il était si totalement l’ami de Gracchus, comme le disent les historiens, il était bien inutile d’offenser les Consuls par ce dernier aveu, si provocant : il n’aurait pas dû abandonner la certitude qu’il avait de la volonté de Gracchus.
19. Mais ceux qui jugent cette réponse séditieuse ne comprennent pas bien ce mystère et ne supposent même pas, comme c’est pourtant la vérité, que Blossius tenait Gracchus entièrement sous sa coupe, parce qu’il avait de l’ascendant sur lui, et qu’il le connaissait bien. En fait, ils étaient plus amis qu’ils n’étaient citoyens, plus amis qu’amis ou ennemis de leur pays, plus amis qu’amis de l’ambition et des troubles. S’étant complètement adonnés l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de leur inclination réciproque. Faites donc alors guider cet attelage par la vertu et selon la raison (car il est impossible de l’atteler sans cela) et vous comprendrez que la réponse de Blossius fut bien ce qu’elle devait être. Si leurs actions cependant ont ensuite divergé, c’est qu’à mon avis ils n’étaient ni vraiment amis l’un de l’autre ni amis d’eux-mêmes.
20. Et après tout, cette réponse n’a pas plus de sens que n’en aurait la mienne, si je répondais affirmativement à celui qui me demanderait : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, le feriez-vous ? » Car cela ne prouverait nullement que je consente vraiment à le faire, parce que si je ne doute absolument pas de ma volonté, je ne doute pas non plus de celle d’un ami comme celui-là. Tous les raisonnements du monde ne m’enlèveront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de son jugement ; et aucune de ses actions ne saurait m’être présentée, de quelque façon que ce soit, que je n’en devine aussitôt quel en a pu être le mobile. Nos âmes ont marché tellement de concert, elles se sont prises d’une affection si profonde, et se sont découvertes l’une à l’autre si profondément, jusqu’aux entrailles, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi pour ce qui me concerne moi-même.
21. Qu’on ne mette pas sur le même plan ces autres amitiés, plus communes : j’en ai autant qu’un autre, et même des plus parfaites dans leur genre. Mais on se tromperait en confondant leurs règles, et je ne le conseille pas. Avec celles-là, il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution, car la liaison n’en est pas établie de manière à ce que l’on n’ait jamais à s’en méfier. « Aimez-le », disait Chilon, « comme si vous deviez quelque jour le haïr. Haïssez-le comme si vous deviez un jour l’aimer. » Ce précepte, qui est si abominable quand il s’agit de la pleine et entière amitié, est salubre quand il s’agit des amitiés ordinaires et communes, à propos desquelles s’applique le mot qu’Aristote employait souvent : « Ô mes amis, il n’existe pas d’ami ! »
22. Dans ces relations de qualité, l’intervention et les bienfaits qui nourrissent les autres amitiés ne méritent même pas d’être pris en compte, de par la fusion complète de nos volontés. Car de la même façon que l’amitié que je me porte n’est pas augmentée par l’aide que je m’apporte à l’occasion, quoi qu’en disent les Stoïciens, et de même que je ne me sais aucun gré du service que je me rends, de même l’union de tels amis étant vraiment parfaite, elle leur fait perdre le sentiment des obligations de ce genre, et chasser d’entre eux les mots de division et de différence tels que : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement – et autres du même genre. C’est qu’en effet, tout étant commun entre eux : souhaits, pensées, jugements, biens, femmes, honneur et vie, et comme il n’ont qu’une seule âme en deux corps, selon la définition très juste d’Aristote, ils ne peuvent évidemment rien se prêter ni se donner.
23. Voilà pourquoi le législateur, pour honorer le mariage par une ressemblance, d’ailleurs imaginaire, avec cette divine union, interdit les donations entre mari et femme. Il veut signifier par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ou se répartir. Si, dans l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner quelque chose à l’autre, ce serait en fait celui qui recevrait qui obligerait son compagnon. Car ils cherchent l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire mutuellement du bien, et c’est en fait celui qui en fournit l’occasion qui se montre généreux, puisqu’il offre à son ami ce plaisir de faire pour lui ce qu’il désire le plus. Quand le philosophe Diogène manquait d’argent, il disait qu’il le redemandait à ses amis, et non qu’il leur en demandait[359]. Et pour montrer ce qu’il en est dans la réalité j’en donnerai un exemple ancien et remarquable.
24. Le Corinthien Eudamidas avait deux amis : Charixènos un Sycionien[360], et Aréthéos, un Corinthien. Sur le point de mourir, étant pauvre et ses deux amis riches, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthéos le soin de nourrir ma mère, et de subvenir à ses besoins durant sa vieillesse ; à Charixenos, celui de marier ma fille, et de lui donner le douaire le plus grand qu’il pourra ; et au cas où l’un d’eux viendrait à défaillir, je reporte sa part sur celui qui lui survivra. » Les premiers qui virent ce testament s’en moquèrent ; mais ses héritiers, ayant été avertis, l’acceptèrent avec une grande satisfaction. Et l’un d’eux, Charixènos, ayant trépassé cinq jours après, la substitution s’opérant en faveur d’Aréthéos, il nourrit scrupuleusement la mère, et des cinq talens qu’il possédait, il en donna deux et demi en mariage à sa fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, et les noces se firent le même jour[361].
25. Cet exemple est excellent. Si l’on peut y trouver à redire, c’est à propos de la pluralité d’amis : car cette parfaite amitié dont je parle est indivisible. Chacun se donne tellement en entier à son amis, qu’il ne lui reste rien à donner ailleurs ; au contraire, il déplore de n’être pas double, triple, quadruple, de ne pas avoir plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les attribuer toutes à son ami. Les amitiés ordinaires, elles, peuvent se diviser : on peut aimer la beauté chez l’un, la facilité de mœurs chez un autre, la libéralité chez un troisième, la qualité de père chez celui-ci, celle de frère chez celui-là, et ainsi de suite. Mais cette amitié-là, qui s’empare de l’âme, et règne sur elle en toute autorité, il est impossible qu’elle soit double. Si deux amis vous demandaient à être secourus au même moment, vers lequel vous précipiteriez-vous ? S’ils exigeaient de vous des services opposés, comment feriez-vous ? Si l’un vous confiait sous le sceau du silence quelque chose qui serait utile à connaître pour l’autre, comment vous en tireriez-vous ?
26. Une amitié unique et essentielle délie de toutes les autres obligations. Le secret que j’ai juré de ne révéler à personne d’autre, je puis, sans me parjurer, le communiquer à celui qui n’est pas un autre, puisqu’il est moi. C’est une chose assez extraordinaire de pouvoir se dédoubler, et ils n’en connaissent pas la valeur, ceux qui prétendent se diviser en trois[362]. À qui a son pareil rien n’est excessif. Et qui pourrait penser que des deux j’aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’aiment aussi entre eux, et qu’ils m’aiment autant que je les aime ? La chose la plus unique et la plus unie, la voici qui se multiplie en une confrérie, et pourtant c’est la chose la plus rare qu’on puisse trouver au monde.
27. Le reste de cette histoire illustre bien ce que je disais : Eudamidas accorde à ses amis la grâce et la faveur de les employer à son secours : il les fait héritiers de cette libéralité qui consiste à leur offrir les moyens d’œuvrer pour son bien à lui. Et ainsi la force de l’amitié se montre bien plus nettement dans son cas que dans celui d’Aréthéos. Bref, ces choses-là sont inimaginables pour qui ne les a pas éprouvées ; et elles m’amènent à vouer une grande considération à la réponse de ce jeune soldat à Cyrus, qui lui demandait pour combien il céderait le cheval avec lequel il venait de gagner une course, et s’il l’échangerait contre un royaume. « Non certes, sire, mais je le donnerais bien volontiers en échange d’un ami, si je trouvais un homme qui en soit digne[363]. »
28. Il ne parlait pas si mal en disant : « si je trouvais ». Car si l’on trouve facilement des hommes enclins à une fréquentation superficielle, pour celle dont je parle, dans laquelle on a des correspondances qui viennent du tréfonds du cœur, et qui ne préserve rien, il faut vraiment que tous les ressorts en soient parfaitement clairs et sûrs.
29. Dans les associations qui ne tiennent que par un bout, on n’a à s’occuper que des imperfections qui affectent précisément ce bout-là. Je me moque de savoir quelle est la religion de mon médecin et de mon avocat ; cette considération n’a rien à voir avec les services qu’ils me rendent par amitié pour moi. De même pour l’organisation domestique, dont s’occupent avec moi ceux qui sont à mon service : je cherche peu à savoir si un laquais est chaste, mais s’il est diligent ; et je préfère un muletier joueur plutôt qu’imbécile ; un cuisinier qui jure plutôt qu’ignorant. Je n’ai pas la prétention de dire au monde ce qu’il faut faire : d’autres s’en chargent suffisamment. Mais de ce que j’y fais.
Pour moi, c’est ainsi que j’en use ; vous, faites comme vous jugerez bon.
[Térence, Heautontimorumenos, I, 1]
30. Aux relations familières de la table, j’associe l’agréable, non le sérieux. Au lit, je préfère la beauté à la bonté. Et dans la conversation, la compétence, même sans la probité. Et ainsi de suite.
31. On dit que celui qui fut trouvé chevauchant un bâton en jouant avec ses enfants[364] pria l’homme qui l’avait surpris de ne pas le raconter jusqu’à ce qu’il ait des enfants lui-même, pensant que la passion qui s’emparerait alors de son âme lui donnerait la possibilité de juger équitablement de sa conduite. De même, je souhaiterais moi aussi m’adresser à des gens qui auraient expérimenté ce que je dis. Mais sachant combien une telle amitié est éloignée de l’usage commun, combien elle est rare, je ne m’attends guère à trouver quelqu’un qui en soit bon juge.
32. Car même les traités que l’Antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent bien faibles au regard du sentiment que j’éprouve, et sur ce point, les faits surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.
Tant que je serai sain d’esprit, il n’y a rien que je comparerai à un tendre ami.
[Horace, Satires, I, 44]
33. Le poète ancien Ménandre disait qu’il était heureux celui qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il avait bien raison de le dire, surtout s’il en avait lui-même fait l’expérience. Car en vérité, si je compare tout le reste de ma vie, qui, grâce à Dieu, a été douce, facile, et – sauf la perte d’un tel ami – exempte de graves afflictions, pleine de tranquillité d’esprit, car je me suis contenté de mes dons naturels et originels, sans en rechercher d’autres, si je la compare, dis-je, aux quatre années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie et de la fréquentation agréables de cette personnalité, tout cela n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu,
Jour qui me sera douloureux à jamais,
Et qu’à jamais j’honorerai,
– Telle a été votre volonté, Ô Dieux !
[Virgile, Énéide, V, 49-50]
34. je ne fais que me traîner en languissant, et même les plaisirs qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, ne font que redoubler le regret de sa perte. Nous avions la moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part.
Et j’ai décidé que je ne devais plus prendre aucun plaisir,
N’ayant plus celui qui partageait ma vie.
[Térence, Heautontimorumenos, I, 1,149-150]
35. J’étais déjà si formé et habitué à être le deuxième partout, qu’il me semble maintenant n’être plus qu’à demi.
Puisqu’un coup prématuré m’a ravi la moitié de mon âme,
Pourquoi moi, l’autre moitié, demeuré-je,
Moi qui suis dégoûté de moi-même,
et qui ne survis pas tout entier ?
[Horace, Odes, II, 17, vv. 5 et sq.]
36. Il n’est pas d’action ni de pensée où il ne me manque, comme je lui aurais manqué moi-même. Car il me dépassait d’une distance infinie pour l’amitié comme en toutes autres capacités et vertus.
Pourquoi rougir et me contraindre
En pleurant une tête si chère ?
[Horace, Odes, I, 24, v. 1]
Ô malheureux que je suis, frère, de t’avoir perdu !
Avec toi d’un seul coup ont disparu ces joies
Que ta douce amitié nourrissait dans ma vie !
Tu mourus, mon bonheur en fut brisé, mon frère,
Et la tombe, avec toi, prit notre âme à tous deux.
Ta mort a de mes jours aboli tout entiers
Les studieux loisirs, plaisirs de la pensée.
Ne saurai-je donc plus te parler ni t’entendre ?
Ô frère plus aimable encore que la vie,
Ne te verrai-je plus, si je t’aime toujours ?
[Catulle, LXVIII, 20 et LXV, 9]
37. Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans[365].
Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres[366].
38. Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci[367].
En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué[368].
À Madame de Grammont, Comtesse de Guissen[370].
1. Madame, je ne vous offre rien qui soit ici de moi : dans ce que je fais, ce que je pourrais vous offrir, vous le possédez déjà, ou bien je n’y vois rien qui soit digne de vous. Mais j’ai voulu que ces vers-là, en quelque lieu qu’on les puisse voir, portent votre nom en exergue, pour l’honneur qu’ils en tireront d’avoir pour patronne la grande Corisandre d’Andouins. Ce présent m’a semblé vous convenir, car il est peu de dames en France qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous de la poésie. Et puisqu’il n’est personne qui puisse la rendre vivante et alerte comme vous le faîtes grâce à ces beaux et riches accords dont la nature vous a fait don, parmi un million d’autres beautés. Madame, ces vers méritent que vous les chérissiez ; car vous serez de mon avis : il n’en est point, sortis de la Gascogne, qui témoignent de plus d’invention et de noblesse, et qui témoignent aussi qu’ils sont issus d’une plus riche main.
2. Et ne soyez pas jalouse parce que vous n’avez que le reste de ceux que j’ai déjà fait imprimer sous l’égide de monsieur de Foix, votre noble parent, car en vérité ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif et de plus bouillant, car il les fit dans sa tendre jeunesse, alors qu’il brûlait d’une belle et noble ardeur dont je vous dirai l’objet, Madame, un jour à l’oreille. Les autres furent faits depuis, alors qu’il songeait à se marier, en l’honneur de sa future femme, et ils ont déjà je ne sais quoi de froideur maritale. Et moi, je suis de ceux qui tiennent que la poésie n’est pas aussi plaisante ailleurs que dans les sujets badins et débridés.
Ces vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie qui figuraient ici ont été depuis imprimés avec ses œuvres[371].
1. Comme si notre toucher était vénéneux, nous corrompons en les manipulant les choses qui d’elles-mêmes sont belles et bonnes. Nous pouvons rendre la vertu vicieuse si nous l’étreignons avec un désir trop âpre et trop violent. Ceux qui disent que la vertu ne peut jamais être excessive, car alors il ne s’agit plus de vertu, ne font que jouer sur les mots.
Le sage doit être appelé insensé, et le juste injuste, s’ils vont trop loin dans leur effort pour atteindre la vertu même.
[Horace, Épîtres, I, 6, v. 15]
2. C’est là une réflexion philosophique subtile. On peut aimer trop la vertu, et commettre des excès au cours d’une action juste. C’est le sens de la parole divine : « Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut : soyez sages avec modération. »[372]
3. J’ai vu un grand personnage nuire à la réputation de sa religion à force de se montrer religieux au delà de toute mesure pour un homme de sa condition.
4. J’aime les gens dont le caractère est tempéré et moyen. Le manque de modération, même pour le bien, ne m’offense pas, mais m’étonne, et je ne sais comment nommer cette attitude. Je trouve plus étrange que juste l’attitude de la mère de Pausanias, qui donna la première information sur son fils et lui jeta la première pierre à sa mort ; de même pour le dictateur Posthumius, qui fit mourir son fils que l’ardeur de la jeunesse avait jeté sur les ennemis avec succès, mais en outrepassant le rôle qui aurait dû rester le sien. Je ne conseillerais pas, je ne suivrai pas non plus une vertu si féroce et qu’il faut payer si cher.
5. L’archer dont la flèche va au-delà du but manque son coup tout comme celui qui ne parvient même pas à l’atteindre. Et mes yeux se troublent également, que je les tourne brusquement vers une lumière vive ou vers l’obscurité. Dans Platon[373], Calliclès dit que l’excès de philosophie est dommageable, et il conseille de ne pas s’y aventurer plus loin qu’il n’est utile. Prise avec modération, elle est agréable et avantageuse, mais qu’à la fin elle rend l’homme sauvage et vicieux : dédaigneux des religions et des lois communes, ennemi de la conversation en société, des plaisirs humains, et incapable de toute responsabilité politique, incapable de secourir autrui, aussi bien que soi-même… bref il mériterait une bonne paire de claques ! Et il dit vrai, car par ses excès, la philosophie asservit notre liberté naturelle, et nous fait quitter, par d’importunes subtilités, le beau chemin bien droit que la nature nous a tracé.
6. Le sentiment que nous avons envers nos femmes est tout à fait légitime. Et pourtant, la théologie ne laisse pas de le brider, de le restreindre. Il me semble avoir lu autrefois chez saint Thomas, en un passage où il condamne les mariages entre parents aux degrés défendus, cette raison parmi les autres : il y a danger que ce sentiment que nous portons à une telle femme soit immodéré, car si, comme il se doit, l’affection maritale s’y trouve entière et parfaite, et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parentèle, il n’y a guère de doute que ce surcroît emportera le mari bien au-delà des limites de la raison.
7. Les disciplines qui règlent les mœurs des hommes, comme la théologie et la philosophie, se mêlent de tout. Il n’est pas d’action, si privée et si secrète soit-elle, qui échappe à leur connaissance et à leurs règlements. Bien naïfs sont ceux qui plaident pour la liberté des femmes : elles-mêmes laissent tripoter autant qu’on veut leurs avantages, alors qu’en médecine, la pudeur le leur défend[374]. Je veux donc, de leur part, apprendre ceci aux maris, s’ils s’en trouve encore qui soient trop acharnés, à savoir : que les plaisirs qu’ils éprouvent à approcher leurs femmes sont condamnables si la modération n’y est respectée. Et qu’il y a là de quoi sombrer dans la licence et les débordements, tout comme lorsqu’il s’agit de plaisirs illégitimes. Ces caresses impudiques auxquelles l’ardeur première nous incite dans les jeux de l’amour ne sont pas seulement indécentes envers nos femmes, mais dommageables pour elles. Qu’elles apprennent plutôt l’impudeur en d’autres mains ! Elles sont toujours bien assez stimulées pour nos besoins. Je n’ai jamais pratiqué en ces matières que ce qui relève d’une éducation naturelle et simple[375].
8. Le mariage est une liaison religieuse et sainte ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire doit être un plaisir retenu, sérieux, et mêlé à quelque sévérité ; ce doit être une volupté plutôt sage et consciencieuse. Et comme sa finalité principale est la procréation, il en est pour se demander s’il est permis de chercher encore à faire l’amour avec nos épouses, lorsque nous ne pouvons pas espérer en obtenir de fruit, soit parce qu’elles en ont dépassé l’âge, soit parce qu’elles sont déjà enceintes. Selon Platon, c’est un homicide[376]. Certaines nations (et entre autres la mahométane) considèrent comme une abomination le fait de s’unir à une femme enceinte. D’autres condamnent de même pour les rapports durant les règles. Zénobie ne recevait son mari que pour une seule étreinte, et cela fait, elle le laissait courir tout le temps de sa conception, lui donnant seulement après la permission de recommencer : bel et noble exemple de mariage.
9. Platon emprunta à quelque poète privé et affamé de ce plaisir ce récit : Jupiter fut pris un jour d’un désir si ardent envers sa femme que, ne pouvant attendre qu’elle eût gagné son lit, il la culbuta sur le plancher ; et dans la violence du plaisir qu’il en eut, il oublia les grandes et importantes résolutions qu’il venait de prendre avec les autres dieux en sa cour céleste. Et se vantait depuis qu’il avait trouvé aussi bon ce coup-là que lorsqu’il l’avait dépucelée en cachette de ses parents[377].
10. Les rois de Perse faisaient venir leurs femmes à leurs festins, mais quand le vin venait à les échauffer pour de bon, et qu’il fallait lâcher la bride à la volupté, ils les renvoyaient dans leurs appartements, pour qu’elles ne participent pas à l’assouvissement de leurs désirs débridés ; et ils faisaient venir à leur place, des femmes envers lesquelles ils n’avaient pas la même obligation de respect[378].
11. Tous les plaisirs et toutes les faveurs ne sont pas également bons pour tous les gens. Epaminondas avait fait emprisonner un garçon débauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté par faveur pour lui, mais il refusa, et l’accorda à une fille de sa connaissance, qui le lui avait aussi demandé, disant que c’était là une faveur bonne pour une amie, pas pour un capitaine. Sophocle, quand il était collègue de Périclès dans la magistrature, voyant par hasard passer un beau garçon, s’écria : « Ô le beau garçon que voilà ! ». – « Ce serait bon pour tout autre qu’à un magistrat, qui doit avoir non seulement les mains, mais aussi les yeux chastes » lui dit Périclès.
12. À sa femme qui se plaignait de ce qu’il se laissait aller à aimer d’autres femmes, l’empereur Elius Verus répondit qu’il le faisait par raison de conscience, le mariage étant un honneur et une dignité, nom une occasion de folâtre et lascive concupiscence. Et notre histoire ecclésiastique a conservé avec honneur la mémoire de cette femme qui répudia son mari parce qu’elle ne supportait pas ses attouchements par trop insolents et dévergondés. Il n’est en somme aucune volupté, si légitime soit-elle, dans laquelle l’excès et l’intempérance ne puisse nous être reprochés.
13. Mais à vrai dire, n’est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir, de par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir pur et entier, qu’il se met aussitôt en peine de le réprimer en raisonnant… Comme s’il n’était pas assez misérable, son habileté et ses efforts tendent à augmenter sa misère.
Nous employons notre habileté à augmenter la misère de notre sort.
[Properce, II, vii, 32]
14. La sagesse humaine fait bien sottement l’ingénieuse, en s’exerçant à réduire le nombre et la douceur des plaisirs qui sont les nôtres, de la même façon qu’elle parvient, favorablement et habilement, grâce à ses artifices, à nous peigner et nous farder les maux pour nous en alléger la sensation. Si j’avais été le chef d’un parti [religieux], j’eusse pris une autre voie, plus naturelle, et en somme, celle de la vérité, commode et sainte. Et j’eusse peut-être été assez fort pour lui imposer des bornes.
15. Nos médecins spirituels et corporels, comme s’ils avaient lié complot entre eux, ne trouvent aucun autre moyen de guérison, ni remède aux maladies du corps et de l’âme, que par les tourments, la douleur et la peine. Les veilles, les jeûnes, les chemises de crin, les exils lointains et solitaires, les prisons perpétuelles, les verges et autres souffrances ont été institués pour cela. Mais à condition toutefois que ce soient de véritables souffrances, qu’il y ait en eux une amertume poignante, et qu’il n’en soit point comme dans le cas d’un certain Gallio[379] que l’on avait envoyé en exil en l’île de Lesbos : on fut averti à Rome qu’il s’y donnait du bon temps et que ce qu’on lui avait imposé comme une sanction tournait à son avantage. Du coup on se ravisa, on le rappela auprès de sa femme, en sa maison, et on lui enjoignit de s’y tenir, pour que la punition soit vraiment adaptée à ce qu’il était condamné à ressentir.
16. Car pour celui dont le jeûne renforcerait la santé et l’allégresse, à qui le poisson serait plus appétissant que la viande, ce ne seraient plus alors des remèdes salutaires. Pas plus que dans l’autre médecine – celle des corps – les drogues n’ont d’effet pour celui qui les prend avec appétit et plaisir : car l’amertume et la difficulté sont des conditions favorables à leur action. Celui qui prendrait la rhubarbe comme une drogue familière en gâcherait l’usage : il faut que ce soit quelque chose qui blesse notre estomac pour le guérir. Et ici l’on voit que la règle commune, qui veut que les choses guérissent par leur contraire est en défaut, car c’est le mal qui guérit le mal[380].
17. Cette façon de voir se rapporte à cette autre, très ancienne, qui consiste à croire qu’il est agréable au Ciel et à la Nature de nous voir nous massacrer et nous entre-tuer, opinion d’ailleurs universellement adoptée par toutes les religions. Du temps de nos pères encore, Amurat, lors de la prise de l’isthme de Corinthe, immola six cents jeunes hommes grecs à l’âme de son père, afin que ce sang servît à favoriser l’expiation des péchés du trépassé. Et dans les nouvelles terres découvertes à notre époque, encore pures et vierges auprès des nôtres, cet usage [des sacrifices] est communément admis. Toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans de multiples exemples d’horrible cruauté : on brûle vives les victimes ; on les retire à demi-brûlées du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles. D’autres, et même des femmes, sont écorchées vives et on en revêt d’autres avec ces peaux sanglantes, ou on leur en fait des masques. Et les exemple de courage et de résolution ne manquent pas : ces pauvres gens que l’on va sacrifier, vieillards, femmes, enfants, vont eux-mêmes quêter les aumônes pour les offrandes de leur sacrifice, et se présentent à cette boucherie en chantant et dansant avec les assistants[381].
18. Les ambassadeurs du roi de Mexico, pour faire sentir à Fernand Cortez la grandeur de leur maître, après lui avoir dit qu’il avait trente vassaux dont chacun pouvait rassembler mille combattants, et qu’il résidait dans la plus belle et la plus forte ville qui soit sous le Ciel, ajoutèrent qu’il pouvait sacrifier aux dieux cinquante mille hommes par ans. Et on dit en effet qu’il entretenait la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’entraînement de la jeunesse de son pays, mais surtout pour avoir des prisonniers de guerre disponibles comme victimes pour ses sacrifices. Et ailleurs, en une certaine ville, en l’honneur de la venue dudit Cortès, on sacrifia cinquante hommes d’un seul coup.
19. Et je raconterai encore ceci : certains des peuples qui avaient été vaincus par Cortez, lui envoyèrent des messagers pour lui dire qu’ils le reconnaissaient comme leur maître et tâcher d’obtenir son amitié. Ils lui présentèrent pour cela trois sortes de présents : « Seigneur, voilà cinq esclaves ; si tu es un dieu cruel qui se repaît de chair et de sang, mange-les, et nous t’en amènerons d’autres. Si tu es un dieu bienveillant, voilà de l’encens et des plumes. Si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici. »
1. Quand le roi Pyrrhus passa en Italie, et qu’il eut constaté l’organisation de l’armée que les Romains envoyaient contre lui, il déclara : « Je ne sais quelle sorte de barbares ce sont là (car les Grecs appelaient ainsi tous les peuples étrangers), mais la disposition de l’armée que je vois n’est certainement pas barbare. » Les Grecs en dirent autant de celle que Flaminius[382] fit passer en leur pays, et Philippe[383] lui aussi, observant d’une hauteur l’ordonnance et la disposition d’un camp romain installé en son royaume sous Publius Sulpicius Galba. On voit qu’il faut éviter d’adopter les opinions courantes, et qu’il faut en juger, non en fonction des idées reçues, mais sous l’angle de la raison.
2. J’ai eu longtemps auprès de moi un homme[384] qui avait vécu dix ou douze ans dans cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, à l’endroit où Villegaignon toucha terre, et qu’il baptisa la France Antarctique. Cette découverte d’un pays immense semble importante. Mais je ne puis garantir qu’on n’en fera pas d’autre à l’avenir, car bien des gens plus qualifiés que nous se sont trompés à propos de celle-ci. J’ai bien peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacités : nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent.
3. Platon fait dire à Solon, qui l’aurait lui-même appris des prêtres de la ville de Saïs en Égypte, que jadis, avant le déluge, il y avait une grande île nommée Atlantide, au débouché du détroit de Gibraltar, et qui était plus étendue que l’Afrique et l’Asie ensemble. Et les rois de cette contrée, qui ne possédaient pas seulement l’île en question, mais s’étaient avancés en terre ferme si loin qu’ils régnaient sur toute la largeur de l’Afrique jusqu’en Égypte, et sur toute la longueur de l’Europe jusqu’en Toscane, entreprirent d’aller jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations qui bordent la Méditerranée, jusqu’à la mer Noire. Et que pour cela ils traversèrent l’Espagne, la Gaule, l’Italie, jusqu’en Grèce, où les Athéniens les combattirent. Mais quelque temps après, les Athéniens, et eux et leur île Atlantide, tout fut englouti par le Déluge.
4. Il est assez vraisemblable que ces extrêmes ravages commis par les eaux aient amené des changements surprenants à la configuration de la terre : on considère par exemple que la mer a séparé la Sicile d’avec l’Italie.
Ces terres, dit-on, se sont séparées dans une violente convulsion,
alors qu’elles ne formaient qu’un seul continent.
[Virgile, Énéide, III, v. 414]
De même, Chypre s’est séparée d’avec la Syrie, l’île d’Eubée d’avec la terre ferme de la Béotie ; ailleurs la mer a fait se rejoindre des terres qui étaient séparées, comblant de limon et de sable les fosses qui se trouvaient entre les deux.
Et un marais qui fut longtemps stérile et battu par les rames
Nourrit maintenant les villes voisines et supporte la lourde charrue.
[Horace, Art poétique, 65]
5. Mais il ne semble pas que cette île Atlantide soit ce nouveau monde que nous venons de découvrir, car elle touchait presque l’Espagne, et ce serait un effet d’inondation incroyable que de l’avoir fait reculer ainsi de plus de douze cents lieues. D’autant que les navigateurs modernes ont déjà presque acquis la certitude que ce nouveau monde n’est pas une île, mais de la terre ferme, et même un continent, attenant à l’Inde Orientale d’un côté et aux terres qui sont sous les pôles de l’autre, ou que s’il en est séparé, ce n’est que par un si petit détroit qu’il ne mérite pas d’être appelé « île » pour cela[385].
6. Il semble qu’il y ait des mouvements dans ces grands corps, comme dans le nôtre : les uns naturels, les autres fiévreux. Quand j’observe l’effet de ma rivière Dordogne, de mon temps, sur la rive droite de son cours, et que je constate qu’en vingt ans elle a tant gagné sur la terre, et qu’elle a sapé le fondement de plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est là un mouvement extraordinaire : car si elle était toujours allée à ce train, ou si elle devait se comporter ainsi à l’avenir, l’aspect du pays en serait complètement bouleversé. Mais ces mouvements sont sujets à des changements : tantôt la rivière se répand d’un côté, tantôt elle se répand de l’autre, et tantôt encore elle se restreint à son cours.
7. Je ne parle pas des inondations soudaines, dont nous comprenons les causes : en Médoc, le long de la mer, mon frère le Sieur d’Arsac, voit soudain une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer vomit devant elle, et seul le faîte de certains de ses bâtiments se voit encore. Ses fermes et ses domaines se sont changés en pacages bien maigres. Les habitants du pays disent que depuis quelque temps, la mer s’avance si fort vers l’intérieur qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont comme son avant-garde, et nous voyons de grandes dunes de sable mouvant progresser à une demi-lieue en avant de la mer, et gagner sur le pays.
8. L’autre témoignage de l’antiquité, avec lequel on peut mettre en rapport cette découverte d’un nouveau monde est dans Aristote, si du moins ce petit livre intitulé « Des merveilles inouïes » est bien de lui[386]. Il y raconte que certains Carthaginois s’étaient lancés pour la traversée de l’océan atlantique, au-delà du détroit de Gibraltar. Après avoir navigué longtemps, ils avaient fini par découvrir une grande île fertile, entièrement couverte de forêts, arrosée par de grandes et profondes rivières, et fort éloignée de toute terre ferme, et qu’eux-mêmes et d’autres depuis, attirés par la richesse et la fertilité des terres, allèrent s’y installer avec leurs femmes et leurs enfants.
9. Les seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se dépeuplait peu à peu, défendirent expressément à quiconque, sous peine de mort, d’aller là-bas, et en chassèrent les récents habitants, craignant, à ce que l’on dit, qu’avec le temps, ils ne viennent à se multiplier tellement qu’ils ne fissent par les supplanter eux-mêmes, et ne ruinent leur État. Ce récit d’Aristote ne s’accorde pas non plus avec ce que l’on sait des terres nouvellement découvertes.
10. Cet homme qui était à mon service, était simple et fruste, ce qui est une condition favorable pour fournir un témoignage véridique. Car les gens à l’esprit plus délié font preuve de plus de curiosité, et remarquent plus de choses, mais ils les commentent. Et pour faire valoir leur interprétation, et en persuader les autres, ils ne peuvent s’empêcher d’altérer un peu l’Histoire : ils ne vous rapportent jamais les choses telles qu’elles sont vraiment, mais les sollicitent et les déforment un peu en fonction de la façon dont ils les ont vues. Et pour donner du crédit à leur jugement et vous y faire adhérer, ils ajoutent volontiers quelque chose à leur matière, l’allongent et l’amplifient. Au contraire, il faut disposer comme témoin, soit d’un homme dont la mémoire soit très fidèle, soit d’un homme si simple qu’il ne puisse trouver lui-même de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fallacieuses, et qui n’ait là-dessus aucun préjugé. C’était le cas du mien : et pourtant, il m’a fait voir à plusieurs reprises des matelots et des marchands qu’il avait connus pendant son voyage. C’est pourquoi je me contente de cette information-là, sans m’occuper de ce que les cosmographes disent sur la question.
11. Il nous faudrait des topographes qui nous fassent une description précise des lieux où ils sont allés. Mais parce qu’ils ont cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils en profitent toujours pour nous donner aussi des nouvelles de tout le reste du monde !… Je voudrais que chacun écrive ce qu’il sait, et pas plus qu’il n’en sait, sur tous les sujets. Car tel peut avoir quelque connaissance ou expérience particulière d’une rivière, ou d’une fontaine, et ne savoir, sur tout le reste, rien de plus que chacun en sait. Mais malheureusement, pour exposer son petit domaine, il entreprend généralement de réécrire toute la Physique ! Et ce travers génère de graves inconvénients.
12. Pour revenir à mon propos, et selon ce qu’on m’en a rapporté, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. Car il est vrai que nous n’avons pas d’autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que nous observons et les idées et les usages qui ont cours dans le pays où nous vivons. C’est là que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses.
Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit d’elle-même communément, alors qu’en fait ce sont plutôt ceux que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages ». Les premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de notre goût corrompu.
13. Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons. Il n’est donc pas justifié de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises.
Et le lierre vient mieux de lui-même
Et l’arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires,
Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux.
[Properce, I, 2,10.]
14. Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons même pas à reproduire le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté, et son utilité, pas plus que le tissage de la moindre araignée ! Toutes les choses, dit Platon, sont produites, ou par la Nature, ou par le hasard, ou par l’Art. Les plus grandes et les plus belles par l’une ou l’autre des deux premiers ; les moindres et les moins parfaites par le dernier.
15. Ces peuples me semblent donc « barbares » parce qu’ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et qu’ils sont demeurés très proches de leur état originel. Ce sont encore les lois naturelles qui les gouvernent, fort peu abâtardies par les nôtres. Devant une telle pureté, je me prends parfois à regretter que la connaissance ne nous en soit parvenue plus tôt, à l’époque où il y avait des hommes plus qualifiés que nous pour en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon n’en aient pas eu connaissance, car il me semble que ce que nous pouvons observer chez ces peuples-là dépasse non seulement toutes les représentations par lesquelles la poésie a embelli l’Âge d’Or et tout le talent qu’elle a déployé pour imaginer une condition heureuse pour l’homme, aussi bien que la naissance de la philosophie et le besoin qui l’a suscitée. Les Anciens n’ont pu imaginer un état naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons par expérience, et ils n’ont pas pu croire non plus que la société puisse se maintenir avec si peu d’artifices et de liens entre les hommes.
16. C’est un peuple, dirais-je à Platon, qui ne connaît aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaît même pas le terme de magistrat, et qui ignore la hiérarchie ; qui ne fait pas usage de serviteurs, et ne connaît ni la richesse, ni la pauvreté ; qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a d’autre occupation que l’oisiveté, nul respect pour la parenté autre qu’immédiate ; qui ne porte pas de vêtements, n’a pas d’agriculture, ne connaît pas le métal, pas plus que l’usage du vin ou du blé. Les mots eux-mêmes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie, médisance, pardon y sont inconnus. Platon trouverait-il la République qu’il a imaginée si éloignée de cette perfection ?
« Voilà les premières lois qu’ait données la nature. »
[Virgile, Géorgiques, II, 20]
17. Au demeurant, ils vivent dans un pays très plaisant et bien tempéré. De telle sorte que, aux dires de mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade. Ils m’ont même assuré qu’ils n’en avaient vu aucun de tremblant, ou aux yeux purulents, ou édenté, ou courbé de vieillesse. Ils se sont établis le long de la mer, et sont protégés du côté de la terre par de grandes et hautes montagnes ; entre les deux, il y a environ cent lieues de large. Ils disposent en abondance de poisson et de viande, qui ne ressemblent pas du tout aux nôtres, et les mangent sans autre préparation que de les cuire. Le premier qui y conduisit un cheval, bien qu’il les ait déjà rencontrés au cours de plusieurs autre voyages, leur fit tellement horreur dans cette posture qu’ils le tuèrent à coups de flèches avant même de l’avoir reconnu.
18. Leurs cases sont fort longues, et peuvent abriter deux ou trois cents âmes. Elles sont tapissées d’écorces de grands arbres, un de leurs côtés touche terre et elles se soutiennent et s’appuient l’une l’autre par le faîte, comme certaines de nos granges, dont le toit descend jusqu’à terre et sert de mur. Ils ont un bois si dur qu’ils s’en servent pour couper, en font leurs épées et des grils pour cuire leur nourriture. Leurs lits sont faits d’un tissu de coton, et suspendus au toit, comme ceux de nos navires. Chacun a le sien, car les femmes ne dorment pas avec leurs maris. Ils se lèvent avec le soleil, et mangent sitôt après, pour toute la journée, car ils ne font pas d’autre repas que celui-là. Ils ne boivent pas à ce moment-là, comme Suidas l’a observé aussi chez certains autres peuples, en Orient, qui boivent en dehors des repas. Ils boivent plusieurs fois par jour, et beaucoup. Leur boisson est faite avec certaines racines, et a la couleur de nos vins clairets. Ils ne la boivent que tiède, et elle se conserve deux ou trois jours ; elle a un goût un peu piquant, ne monte pas à la tête, est bonne pour l’estomac. Elle est laxative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, mais c’est une boisson très agréable pour ceux qui s’y sont accoutumés. En guise de pain, ils utilisent une certaine matière blanche, semblable à de la coriandre confite. J’en ai fait l’essai : le goût en est doux et un peu fade[387].
19. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes vont chasser les bêtes sauvages, avec des arcs. Pendant ce temps, une partie des femmes s’occupe à faire chauffer leur boisson, et c’est là leur principale fonction. Il en est un, parmi les vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, prêche en toute la chambrée en même temps, en se promenant d’un bout à l’autre, et répétant une même phrase plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il ait achevé le tour du bâtiment, qui fait bien cent pas de long. Et il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis, et l’affection pour leurs femmes.
20. Et eux ne manquent jamais de souligner cette obligation, en reprenant comme un refrain que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et aromatisée. On peut voir en plusieurs lieux, et notamment chez moi, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs épées et des bracelets de bois avec lesquels ils protègent leurs poignets dans les combats, et les grandes cannes ouvertes à un bout, par le son desquelles ils marquent la cadence pendant leurs danses. Ils sont entièrement rasés, et se rasent de bien plus près que nous ne le faisons, sans autre rasoirs pourtant que faits de bois ou de pierre. Ils croient que les âmes sont éternelles, et que celles qui ont bien mérité des dieux sont logées à l’endroit du ciel où le soleil se lève, les maudites, elles, étant du côté de l’Occident.
21. Ils ont des sortes de prêtres ou des prophètes qui se montrent rarement en public, car ils résident dans les montagnes. Mais quand ils arrivent, c’est l’occasion d’une grande fête et d’une assemblée solennelle de plusieurs villages (car chacune de leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village, et elles sont à une lieue française les unes des autres). Ce prophète s’adresse à eux en public, les exhortant à la vertu et à l’observance de leur devoir. Mais toute leur science morale ne comporte que ces deux articles : le courage à la guerre et l’attachement à leurs femmes. Il leur prédit les choses à venir et les conséquences qu’ils doivent attendre de leurs entreprises. Il les achemine vers la guerre ou les en détourne, mais à cette condition que, lorsqu’il échoue dans ses prévisions, et que les événements prennent un autre tour que celui qu’il leur avait prédit, il est découpé en mille morceaux s’ils l’attrapent, et condamné comme faux Prophète. Et c’est pourquoi on ne revoit jamais celui qui une fois s’est trompé.
22. C’est un don de Dieu que la divination : voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable que d’en abuser. Chez les Scythes, quand les devins avaient failli dans leurs prédictions, on les couchait, les pieds et les mains chargés de fers, sur des charrettes pleines de broussailles tirées par des bœufs, et que l’on faisait brûler. Ceux qui traitent des affaires dont l’issue dépend des capacités humaines sont excusables de n’y faire que ce qu’ils peuvent. Mais ceux qui trompent leur monde en se targuant de facultés extraordinaires échappant à notre entendement, ne faut-il pas les punir de ne pas tenir leurs promesses, et de l’impudence de leur imposture ?
23. Les Cannibales font la guerre aux peuples qui habitent au-delà de leurs montagnes, plus loin dans les terres, et ils y vont tout nus, sans autres armes que des arcs ou des épées de bois épointées à un bout, comme les fers de nos épieux. Il est terrifiant de voir leur acharnement dans les combats qui ne s’achèvent que par la mort et le sang, car ils ignorent la déroute et l’effroi. Chacun rapporte comme trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis[388]. Après avoir bien traité leurs prisonniers pendant un temps assez long, et leur avoir fourni toutes les commodités possibles, celui qui en est le maître rassemble tous les gens de sa connaissance en une grande assemblée. Il attache une corde au bras d’un prisonnier, par laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur qu’il ne le blesse, et donne l’autre bras à tenir de la même façon à l’un de ses plus chers amis. Puis ils l’assomment tous les deux à coups d’épée, et cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Et ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir, ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester une vengeance extrême.
24. En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alliés à leurs adversaires, les mettaient à mort quand ils étaient pris d’une autre manière, en les enterrant jusqu’à la ceinture, puis en tirant sur le reste du corps force flèches avant de les pendre, ils pensèrent que ces gens venus de l’autre monde (qui avaient déjà répandu bien des vices aux alentours, et qui leur étaient bien supérieurs en matière de perversité) n’adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu’elle devait donc être plus atroce que la leur. Ils abandonnèrent alors peu à peu leur ancienne façon de faire, et adoptèrent celle des Portugais.
Je ne suis certes pas fâché que l’on stigmatise l’horreur et la barbarie d’un tel comportement ; mais je le suis grandement de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous demeurions à ce point aveugles envers les nôtres.
25. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort ; à déchirer par des tortures et des supplices un corps encore capable de sentir, à le faire rôtir par petits morceaux, le faire mordre et dévorer par les chiens et les porcs (comme je ne l’ai pas seulement lu, mais vu faire il y a peu, et non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion)… Il y a plus de barbarie en cela, dis-je, que de rôtir et de manger un corps après sa mort.
26. Chrysippe et Zénon, chefs de l’école des Stoïciens, ont estimé qu’il n’y avait aucun mal à utiliser notre charogne à quelque fin que ce soit, en cas de besoin, et en tirer de la nourriture ; comme le firent nos ancêtres, assiégés par César dans Alésia, et qui se résolurent à lutter contre la famine causée par ce siège en utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat.
On dit que les Gascons, avec tels aliments,
prolongèrent leur vie.
[Juvénal, XV, 93]
Et les médecins ne craignent pas de s’en servir pour toutes sortes d’usages concernant notre santé, soit par voie orale, soit en applications externes[389]. Mais il n’y eut jamais personne d’assez déraisonnable pour excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
27. Nous pouvons donc bien les appeler barbares, par rapport aux règles de la raison, mais certainement pas par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est tout à fait noble et chevaleresque, et a autant d’excuses et de beauté que cette maladie humaine peut en avoir : elle n’a d’autre fondement pour eux que la seule recherche de la valeur. Ils ne contestent pas à d’autres la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette fécondité naturelle qui leur procure sans travail et sans peine toutes les choses nécessaires, et en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leur territoire. Ils sont encore en cet état bienheureux qui consiste à ne désirer que ce que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est pour eux superflu.
28. Ceux qui sont du même âge s’appellent entre eux « frères », et ils appellent « enfants » ceux qui sont plus jeunes. Les vieillards sont des « pères » pour tous les autres. Ceux-ci laissent en commun à leurs héritiers la pleine possession de leurs biens indivis, sans autre titre que celui, tout pur, que nature donne à ses créatures en les mettant au monde.
Si leurs voisins passent les montagnes pour venir les assaillir, et qu’ils remportent la victoire, le prix pour le vainqueur c’est la gloire et l’avantage d’être demeuré le plus valeureux et le plus vaillant, car ils n’ont que faire des biens des vaincus. Puis ils s’en retournent dans leur pays, où rien de nécessaire ne leur fait défaut, de même qu’ils ne manquent pas non plus de cette grande qualité qui est de savoir jouir de leur heureuse condition, et de s’en contenter. Les autres font de même : ils ne demandent à leurs prisonniers d’autre rançon que l’aveu et la reconnaissance d’avoir été vaincus.
29. Mais parmi ces prisonniers, il n’en est pas un seul par siècle qui n’aime mieux mourir que d’abdiquer, par son attitude ou par sa parole, si peu que ce soit de la grandeur d’un courage invincible. On n’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé que de seulement demander que cela lui soit épargné. On les traite très libéralement, afin que la vie leur soit d’autant plus chère. Et on leur parle très souvent de leur mort future, des tourments qu’ils auront à y endurer, des préparatifs que l’on fait pour cela, de la façon dont leurs membres seront découpés, et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela, à seule fin de leur arracher de la bouche quelque parole lâche ou vile, ou leur donner envie de s’enfuir. Pour obtenir cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir triomphé de leur constance. Car en fait, à tout prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire :
Il n’y a de véritable victoire que celle
Qui, domptant l’âme, force l’ennemi à s’avouer vaincu.
[Claudien, De sexto consulatu Honorii, v. 248]
30. Les Hongrois, autrefois, guerriers très belliqueux, ne poussaient pas plus loin leur avantage quand ils avaient réduit l’ennemi à leur merci. Et lui ayant arraché l’aveu de sa défaite, ils le laissaient aller sans le maltraiter, et sans le rançonner. Sauf, tout au plus, pour en obtenir l’engagement de ne plus s’armer contre eux désormais.
32. Aussi y a-t-il des défaites qui sont des triomphes à l’égal des victoires. Et même ces quatre victoires qui sont comme sœurs, les plus belles que le soleil ait jamais vu de ses yeux : celle de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n’ont jamais osé opposer leur gloire même toutes ensemble à celle de la défaite totale du roi Léonidas et des siens au défilé des Thermopyles.
33. Qui courut jamais, avec une plus glorieuse et plus ambitieuse envie de gagner le combat, que le capitaine Ischolas le fit pour le perdre ? Qui mit jamais plus d’intelligence et de soin pour assurer son salut que lui sa perte ? Il était chargé de défendre un passage du Péloponnèse contre les Arcadiens. S’estimant tout à fait incapable de le faire, étant donné la nature du lieu et l’inégalité des forces en présence, considérant que tout ce qui se présenterait aux ennemis devrait nécessairement demeurer sur le terrain, et estimant d’autre part indigne à la fois de sa vaillance, de sa grandeur d’âme, et du nom de Lacédémonien, de faillir à la tâche qui lui était confiée, il prit un parti intermédiaire entre ces deux extrémités : il conserva les hommes les plus jeunes et les plus valides de sa troupe pour la défense et le service de leur pays, en les y renvoyant ; et avec ceux dont le manque serait moins ressenti, il décida de défendre ce passage, et par leur sacrifice, d’en faire payer l’entrée le plus chèrement possible aux ennemis. Et c’est bien là ce qu’il advint en effet.
34. En effet, environnés de toutes parts par les Arcadiens, dont ils firent d’abord un grand massacre, ils furent tous finalement, lui et les siens, passés au fil de l’épée. Existe-t-il un trophée, destiné à des vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? La véritable victoire s’obtient par le combat, non par le salut ; et l’honneur de la valeur militaire consiste à combattre, non à battre.
35. Pour en revenir à notre histoire de Cannibales, il s’en faut de beaucoup que les prisonniers s’avouent vaincus, malgré tout ce qu’on leur fait subir ; au contraire, durant les deux ou trois mois qu’on les garde, ils affichent de la gaieté, ils pressent leurs maîtres de se hâter de leur faire subir l’épreuve finale, ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté, et le nombre de batailles perdues contre les leurs. Je possède une chanson faite par un prisonnier, où l’on trouve ce trait ironique, leur disant qu’ils viennent hardiment tous autant qu’ils sont, et se réunissent pour faire leur dîner de lui, car ils mangeront du même coup leur père et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps…
« Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fous que vous êtes. Vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres y est encore ! Savourez-les bien, et vous y trouverez le goût de votre propre chair ».
Voilà une idée qui ne relève pas de la « barbarie ».
36. Ceux qui les peignent quand ils sont mis à mort, et qui les représentent quand on les assomme, montrent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant des grimaces. Et de fait, ils ne cessent, jusqu’à leur dernier soupir, de les braver et de les défier, par la parole et par leur contenance. Sans mentir, en comparaison de nous, voilà des hommes bien sauvages. Car il faut, ou bien qu’ils le soient vraiment, ou que ce soit nous : il y a une distance étonnante entre leur façon d’être et la nôtre.
37. Les hommes ont dans ce pays plusieurs femmes, et en ont un nombre d’autant plus grand que leur réputation de vaillance est plus grande. C’est une chose vraiment remarquable dans leurs mariages : si la jalousie de nos épouses nous prive de l’amour et de la bienveillance des autres femmes, chez ces gens-là au contraire, c’est la jalousie qui favorise de telles relations. Plus soucieuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles s’efforcent et mettent toute leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles le peuvent, car c’est un signe de la vaillance du mari.
38. Les nôtres crieront au miracle ; mais ce n’est pas cela. C’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut niveau. D’ailleurs dans la Bible, Léa, Rachel, Sarah, et les femmes de Jacob mirent leurs belles servantes à la disposition de leurs maris, et Livia favorisa les appétits d’Auguste, à son propre détriment. La femme du roi Dejotarus, Stratonique, ne fournit pas seulement à son mari une fille de chambre fort belle, qui était à son service, mais éleva soigneusement leurs enfants, et les aida pour la succession de leur père.
39. Et pour qu’on n’aille pas s’imaginer que tout cela se fait à cause d’une simple servilité à l’égard des usages, et sous la pression de l’autorité de leurs anciennes coutumes, sans réflexion ni jugement, et parce qu’ils auraient l’esprit tellement stupide qu’ils ne sauraient prendre un autre parti, il faut montrer quelques uns des traits de leur intelligence. Outre celui que je viens de rapporter de l’une de leurs chansons guerrières, en voici une autre, d’amour cette fois, qui commence ainsi : « Couleuvre arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, afin que ma sœur prenne ton image comme modèle pour la forme et la façon d’un riche cordon que je donnerai à mon amie ; et qu’ainsi à tout jamais ta beauté et ta prestance soient préférées à celles de tous les autres serpents. »
40. Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or je suis assez familier de la poésie pour dire que ceci, non seulement n’est en rien « barbare », mais que c’est même tout à fait dans le genre anacréontique. Leur langage, au demeurant, est un langage doux, dont le son est agréable, et qui tire un peu sur le grec par ses terminaisons.
41. Trois d’entre eux vinrent à Rouen, au moment où feu le roi Charles IX s’y trouvait. Ils ignoraient combien cela pourrait nuire plus tard à leur tranquillité et à leur bonheur que de connaître les corruptions de chez nous, et ne songèrent pas un instant que de cette fréquentation puisse venir leur ruine, que je devine pourtant déjà bien avancée (car ils sont bien misérables de s’être laissés séduire par le désir de la nouveauté, et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre). Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, ce que c’est qu’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant. Ils répondirent trois choses ; j’ai oublié la troisième et j’en suis bien mécontent. Mais j’ai encore les deux autres en mémoire : ils dirent qu’ils trouvaient d’abord très étrange que tant d’hommes portant la barbe, grands, forts et armés (ils parlaient certainement des Suisses de sa garde), et qui entouraient le roi, acceptent d’obéir à un enfant et qu’on ne choisisse pas plutôt l’un d’entre eux pour les commander.
42. Deuxièmement (dans leur langage, ils divisent les hommes en deux « moitiés ») ils dirent qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes sortes de commodités, alors que ceux de l’autre « moitié » mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; ils trouvaient donc étrange que ces « moitiés »-là puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons.
43. J’ai parlé à l’un d’entre eux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui me suivait si mal, et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes idées, que je ne pus guère tirer de plaisir de cette conversation[390]. Comme je lui demandais quel bénéfice il tirait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots l’appelaient « Roi »), il me dit que c’était de marcher le premier à la guerre. Pour me dire de combien d’hommes il était suivi, il me montra un certain espace, pour signifier que c’était autant qu’on pourrait en mettre là, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille hommes. Quand je lui demandai si en dehors de la guerre, toute son autorité prenait fin, il répondit que ce qui lui en restait, c’était que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui traçait des sentiers à travers les fourrés de leurs bois, pour qu’il puisse y passer commodément.
44. Tout cela n’est pas si mal. Mais quoi ! ils ne portent pas de pantalon.
1. Le domaine de prédilection, les sujets favoris de l’imposture, ce sont les choses que nous ne connaissons pas. D’autant plus que leur étrangeté même leur donne d’abord du crédit et que ne faisant pas l’objet de nos réflexions ordinaires, elles nous privent du même coup du moyen qui nous permettrait de les combattre. C’est la raison pour laquelle, dit Platon, il est bien plus facile de satisfaire ses auditeurs en parlant de la nature des dieux que de la nature des hommes : l’ignorance permet en effet de développer en toute liberté un sujet comme celui-là, puisqu’il s’agit de choses dont on ne sait rien.
2. Il en résulte qu’il n’est rien qui soit cru aussi fermement que ce que l’on connaît le moins, et qu’il n’y a pas de gens plus sûrs d’eux-mêmes que ceux qui affabulent, comme font les alchimistes, les devins, les astrologues, les chiromanciens, les médecins, « tous les gens de cette espèce » [Horace, Satires, I, 2]. Je leur adjoindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs habituels des desseins de Dieu, qui prétendent trouver les causes de chaque événement, et de voir dans les secrets de la volonté divine, les motivations incompréhensibles de ses œuvres. Et bien que la variété et la discordance continuelle des événements les fassent sauter, comme des joueurs, d’un coin à l’autre et d’un côté à l’autre, ils ne cessent pas pour autant de courir après leur balle, et d’un même crayon, de peindre à la fois le blanc et le noir.
3. Chez un peuple des Indes il y a cette louable habitude, quand les choses vont mal pour eux dans un engagement ou une bataille, d’en demander publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme s’il s’agissait d’une action injuste. Ils font ainsi dépendre leur bonheur ou leur malheur de la raison divine, à laquelle ils soumettent leurs jugements et leurs réflexions.
4. Il suffit à un chrétien de croire que toutes choses viennent de Dieu, d’y reconnaître sa divine et insondable sagesse, et donc les prendre en bonne part, sous quelque forme qu’elles lui soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce que je vois en usage aujourd’hui, c’est-à-dire de chercher à affermir et imposer notre religion par la prospérité[391] de nos entreprises. Notre foi a suffisamment d’autres fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de fonder son autorité sur les événements. Car il y a danger quand le peuple, habitué à ces arguments plausibles et bien de son goût, voit sa foi ébranlée par des événements qui lui sont contraires et défavorables.
5. Ainsi en est-il des guerres de religion dans lesquelles nous sommes plongés. Ceux qui eurent l’avantage dans la rencontre de Rochelabeille, et qui firent de cet événement une grande fête, se servirent de cette chance comme si elle témoignait pour l’approbation de leur parti. Mais quand ensuite il en arrivent à excuser leurs déboires de Montcontour et de Jarnac comme s’il s’agissait d’un châtiment paternel, s’ils n’ont pas un peuple entièrement à leur dévotion, ils lui donnent assez facilement l’idée qu’ils prennent deux farines dans un seul et même sac, et soufflent le chaud et le froid par la même bouche…
6. Il vaudrait mieux parler au peuple des véritables fondements de la vérité. C’est une belle bataille navale qui s’est gagnée ces mois derniers contre les Turcs, sous la conduite de dom Juan d’Austria ; mais il a plu aussi à Dieu, en d’autres occasions, d’en faire voir d’aussi belles à nos dépens. Il est donc malaisé de ramener les choses divines à notre appréciation, sans qu’elles n’aient à en souffrir. Arius et son Pape Léon, chefs principaux de cette hérésie, moururent à des moments différents, mais de morts très semblables et très étranges, puisque tous deux durent quitter un débat pour se rendre au cabinet d’aisance à cause de maux de ventre, et y moururent. Mais celui qui voudrait considérer cela comme une vengeance divine, encore amplifiée pour s’être produite en un tel lieu, pourrait alors aussi bien y associer la mort d’Héliogabale, lui aussi tué en ce genre d’endroit… !
7. Mais quoi ? Irénée a connu le même sort. Dieu, voulant nous apprendre que les bons ont autre chose à espérer, et les méchants autre chose à craindre que les événements heureux ou malheureux de ce monde, les manie et les applique selon son pouvoir occulte, et nous ôte le moyen d’en faire sottement notre profit. Bien légers ceux qui veulent s’en prévaloir selon la raison humaine. Comme des escrimeurs, ils ne font jamais mouche sans recevoir deux touches en retour ! Saint Augustin [dans la Cité de Dieu] en donne une belle preuve contre ses adversaires. C’est un conflit qui se résout plus par la mémoire que par la raison. Il faut se contenter de la lumière qu’il plaît au soleil de nous communiquer par ses rayons, et celui qui lèvera les yeux directement vers lui pour en prendre plus ne doit pas s’étonner si pour punition de son exagération il y perd la vue. Qui, parmi les hommes peut connaître les desseins de Dieu ? Qui peut imaginer ce que veut le Seigneur ? [Bible, Le livre de la Sagesse, IX, 13].
1. J’avais bien vu que la plupart des opinions anciennes étaient d’accord sur ce point : il est temps de mourir quand il y a plus de mal que de bien à vivre, et conserver notre vie au prix de la souffrance et de la déchéance, c’est aller contre les règles mêmes de la nature. Comme disent ces vieilles règles en effet :
Ou une vie tranquille ou une mort heureuse.
Il est bien de mourir quand la vie devient une charge.
Plutôt ne pas vivre que vivre dans le malheur.
[Poètes gnomiques, éd. Crispin, 1569]
2. Mais pousser le mépris de la mort au point de l’employer pour se défaire des honneurs, des richesses, des grandeurs et autre faveurs, de tous ces biens que nous devons à un sort favorable, comme si la raison n’avait pas assez à faire pour nous persuader de les abandonner sans qu’il faille y ajouter encore ce nouveau poids, cela je ne l’avais jamais vu ni prescrire ni mettre en pratique, jusqu’à ce que me tombe entre les mains ce passage de Sénèque, dans lequel il conseille à Lucilius, personnage puissant et jouissant d’une grande autorité auprès de l’empereur, de changer la vie voluptueuse et pompeuse qu’il mène et renoncer aux ambitions du monde, pour quelque vie solitaire, tranquille et philosophique.
3. Et comme Lucilius y alléguait quelques difficultés : « À mon avis, dit Sénèque, ou tu quittes cette vie-là, ou tu quittes la vie tout à fait. Je te conseille de suivre la voie la plus douce, et de détacher plutôt que de trancher ce que tu as mal noué ; à la condition que, s’il est impossible de le détacher autrement, tu le tranches. Il n’est pas d’homme, si peureux soit-il, qui ne préfère tomber une fois que de demeurer dans un équilibre instable. » J’aurais trouvé ce conseil bien assorti à la rudesse des Stoïciens, mais il est plus étonnant qu’il soit emprunté à Épicure, qui écrit sur ce sujet des choses semblables à Idoménée.
4. Je pense avoir remarqué quelque chose de semblable parmi les gens de chez nous, mais avec la modération chrétienne. Saint-Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, alors qu’il était en Syrie, fut informé qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissée là-bas avec sa mère, était recherchée en mariage par les plus brillants seigneurs du pays, parce qu’elle était bien élevée, belle et riche, et dans la fleur de son âge. Il lui écrivit alors – comme on peut le voir en lisant son histoire – pour qu’elle renonce à tous ces plaisirs et avantages qu’on lui faisait miroiter ; qu’il lui avait trouvé pendant son voyage un bien meilleur parti, bien plus digne d’elle, un mari d’un tout autre pouvoir et d’une toute autre magnificence, qui lui donnerait en présent des robes et des joyaux d’un prix inestimable.
5. Son dessein était de lui faire perdre le goût et l’usage des plaisirs mondains, pour l’unir entièrement à Dieu. Mais pour cela, le plus court et le plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa, par ses vœux, ses prières et oraisons, de demander à Dieu de l’ôter de ce monde et de la rappeler à lui. Et c’est ce qu’il advint ; car peu de temps après son retour, elle mourut, et il en montra une joie extraordinaire.
Ce personnage semble enchérir sur les autres, du fait qu’il emploie ce moyen en premier lieu, alors que les autres n’y font appel que subsidiairement, et aussi parce qu’il s’agit de sa fille unique.
6. Mais je ne veux pas passer sous silence la fin de cette histoire, bien qu’elle sorte un peu de mon propos : la femme de saint Hilaire ayant appris de sa bouche comment la mort de leur fille avait été le résultat de son dessein et de sa volonté, et combien celle-ci connaissait une plus grande félicité d’être enlevée à ce monde plutôt que d’y demeurer, elle éprouva une telle attirance envers la béatitude éternelle et céleste qu’elle sollicita son mari avec une extrême insistance pour qu’il fasse la même chose pour elle. Et Dieu, cédant à leurs prières communes, l’ayant rappelée à lui peu de temps après, ce fut une mort accueillie avec un extrême contentement par eux deux.
1. Le hasard[392] est tellement sujet à variations qu’il se présente à nous sous de multiples aspects.
Y a-t-il justice plus expéditive que celle-ci ?
Le duc de Valentinois ayant résolu d’empoisonner Adrian, cardinal de Cornete, chez qui le pape Alexandre VI son père et lui allaient souper au Vatican, lui fit porter auparavant une bouteille de vin empoisonné, et ordonna au sommelier qu’il la garde bien soigneusement. Le pape étant arrivé avant son fils et ayant demandé à boire, le sommelier, qui pensait que ce vin ne lui avait été recommandé que pour sa qualité, en servit au pape, et le duc lui-même, arrivant au moment de la collation, et persuadé qu’on n’avait pas touché à sa bouteille, en but à son tour, de sorte que le père en mourut brutalement, et que le fils, malade, après avoir longtemps souffert, connut un autre sort, bien pire encore[393].
2. Il semble parfois que le hasard se joue de nous à point nommé.[394]
Ainsi le seigneur d’Estrée, alors porte-enseigne de Monsieur de Vendôme, et le seigneur de Licques, lieutenant de la compagnie du duc d’Ascot, alors qu’ils étaient tous deux les soupirants de la sœur du sieur de Foungueselles, bien que de partis opposés (comme cela arrive chez des gens voisins de la frontière), ce fut le sieur de Licques qui l’emporta. Mais le jour même des noces, et qui pis est, avant d’aller se coucher, le marié eut envie de rompre une lance en l’honneur de sa nouvelle épouse, et sortit pour prendre part à une escarmouche près de Saint-Omer. Or le sieur d’Estrée, qui s’y trouvait et y fut vainqueur, le fit prisonnier. Et pour ajouter encore à son avantage, il fallut que la demoiselle,
Contrainte de s’arracher aux bras d’un jeune époux
Avant qu’un autre hiver et puis un autre encore
Eussent en de longues nuits rassasié leurs feux…
[Catulle, LXVIII, 81-83]
lui présente elle-même la requête, en invoquant sa courtoisie, de lui rendre le prisonnier. Ce qu’il fit, la noblesse française ne refusant jamais rien aux Dames.
3. Le hasard ne se fait-il pas parfois artiste ? Constantin, fils d’Hélène, fonda l’empire de Constantinople ; et bien des siècles plu tard, ce fut Constantin, fils d’Hélène, qui l’acheva.
4. Quelquefois il se plaît à rivaliser avec les miracles. On dit que lors du siège d’Angoulême par le roi Clovis, les murailles de la cité tombèrent d’elles-mêmes par la faveur divine. Et Bouchet emprunte à quelque auteur ce récit : le roi Robert assiégeant une ville, avait quitté le siège pour aller à Orléans et donner de la solennité à la fête de saint Aignan. Comme il était dans ses dévotions, à un certain moment de la messe, les murailles de la ville assiégée s’effondrèrent d’elles-mêmes.
Dans les guerres d’Italie, ce fut tout le contraire : le capitaine Rense assiégeant pour nous la ville d’Éronne, avait fait mettre une mine sous un grand pan de mur. Mais le mur se trouvant brutalement projeté en l’air, retomba d’un bloc tout droit dans ses fondations, tant et si bien que les assiégés n’en furent pas moins protégés.
5. Parfois aussi, le hasard se fait médecin. Jason de Phères[395], abandonné par les médecins, à cause d’une tumeur qu’il avait dans la poitrine, résolut de s’en débarrasser, même par la mort, et se jeta à corps perdu dans une bataille au beau milieu des ennemis. Il y reçut une blessure qui le transperça, et tellement au bon endroit, que sa tumeur en fut ôtée, et qu’il en guérit.
6. Le hasard ne surpassa-t-il pas le peintre Protogène dans la maîtrise de son art ? Celui-ci ayant achevé l’image d’un chien las et épuisé, se trouvait satisfait de toutes les parties du tableau sauf de celle où il ne parvenait pas à représenter comme il l’aurait voulu l’écume et la bave de la bête ; fort dépité à cause de cela, il prit son éponge, et comme elle était imbibée de toutes sortes de teintes, il la jeta sur le tableau, pour tout effacer. Et voilà que par un hasard extraordinaire, l’éponge frappa le tableau exactement à l’endroit de la bouche du chien, et y porta la touche finale, ce à quoi l’art n’avait pu parvenir.
7. Le hasard ne dirige-t-il pas aussi parfois nos projets pour les corriger ? Isabelle, reine d’Angleterre, devait revenir de Zélande vers son royaume avec une armée en faveur de son fils et contre son mari. Elle eût été perdue si elle était arrivée au port qu’elle avait choisi, car ses ennemis l’y attendaient. Mais le hasard l’entraîna ailleurs contre son gré, et elle toucha terre en toute sécurité. Que l’on pense aussi à cet homme de l’Antiquité qui, croyant jeter une pierre à un chien, en frappa et tua sa marâtre… N’eut-il pas raison de prononcer ce vers :
Le hasard est plus sage que nous.
[Ménandre, in Poètes gnomiques, édit. Crispin, 1569]
8. Icetès avait suborné deux soldats pour assassiner Timoléon, qui séjournait à Adrane, en Sicile. Ils décidèrent de le faire au moment où celui-ci procéderait à quelque sacrifice. S’étant mêlés à la foule, et comme ils se faisaient signe que l’occasion était favorable à leur entreprise, voici un troisième homme qui, d’un grand coup d’épée frappe l’un d’eux à la tête, le laisse mort à terre et s’enfuit. L’autre, se croyant alors découvert et perdu, cherche refuge auprès de l’autel, supplie qu’on le protège, en promettant de dire toute la vérité. Et comme il faisait le récit de la conjuration, voici qu’on se saisit du troisième homme, et que le peuple le pousse et le malmène, comme meurtrier, à travers la cohue, pour le conduire à Timoléon et les membres les plus importants de l’assemblée.
9. Arrivé là, il demande grâce, et dit qu’il n’a fait que justice en tuant l’assassin de son père. Il prouve sur le champ, grâce à des témoins qu’un heureux hasard lui fournit fort à propos, qu’en la ville des Léontins, son père avait vraiment été tué par celui dont il venait de tirer vengeance. On lui accorda dix mines attiques pour avoir par bonheur, à cause de la mort de son père, sauvé de la mort le « père de tous les siciliens ».
Ce hasard-là dépasse en efficacité les dispositions de la sagesse humaine.
10. Et pour finir, ne découvre-t-on pas dans ce qui suit une remarquable manifestation de sa faveur, d’une bonté et d’une bienveillance singulières ?
Les Ignatius, père et fils, proscrits par les triumvirs de Rome, se résolurent à accomplir ce noble devoir : remettre leurs vies dans les mains l’un de l’autre, et en frustrer ainsi la cruauté des tyrans. Ils se précipitèrent les uns sur les autres, l’épée au point, mais le hasard dirigea leurs pointes et en fit deux coups également mortels ; mais il fit aussi que, en l’honneur d’une si belle amitié, il eussent encore tout juste la force de retirer des plaies leurs bras ensanglantés et armés pour s’étreindre en cet état, et si fortement, que les bourreaux durent couper ensemble leurs deux têtes, laissant leurs corps unis par ce noble nœud, leurs plaies jointes aspirant avec amour l’une de l’autre leur sang et leurs restes de vie.
1. Feu mon père, homme dont le jugement était très sûr, pour quelqu’un qui n’avait que l’aide de son expérience et de ses qualités naturelles, m’a dit autrefois qu’il aurait voulu faire en sorte que dans chaque ville il y eût un endroit prévu pour cela et bien indiqué, où ceux qui auraient besoin de quelque chose puissent se rendre et faire enregistrer leur demande auprès d’un employé dont ce serait la tâche. Ainsi par exemple : « je cherche à vendre des perles » ou « je cherche des perles à vendre ». Untel cherche des gens pour l’accompagner à Paris. Tel autre voudrait employer quelqu’un qui ait telle qualification. Tel autre cherche un employeur. Tel autre a besoin d’un ouvrier. Qui ceci, qui cela, chacun selon ses besoins. Et il semble bien que ce moyen de nous mettre en relation les uns avec les autres apporterait une amélioration non négligeable dans les rapports entre les gens. Car il est évident qu’il y a toujours des situations dans lesquelles on a besoin les uns des autres, et qui, parce qu’on ne trouve pas à s’entendre, laissent les gens dans un grand embarras.
2. J’apprends, et c’est une grande honte pour notre siècle, que sous nos yeux, deux personnages éminents par leur savoir sont morts de faim : Lilius Giraldus en Italie et Sébastien Castalio en Allemagne. Et je crois pourtant qu’il y a des milliers de gens qui les auraient fait venir chez eux avec de très avantageuses situations, ou même les auraient secourus là où ils étaient, s’ils l’avaient su. Le monde n’est pas à ce point corrompu qu’il ne puisse s’y trouver un homme qui souhaiterait vivement que les moyens dont il dispose grâce aux siens, et tant qu’il plaira au destin de lui permettre d’en profiter, puissent être employés pour mettre à l’abri de la nécessité les personnages rares et remarquables en quelque domaine que ce soit, et que le malheur accable parfois jusqu’à la dernière extrémité. Il pourrait à tout le moins les mettre dans une situation telle que, si elle ne leur plaisait pas, cela ne pourrait relever que d’un défaut de leur esprit.
3. En matière de gestion domestique, mon père avait une méthode, que j’approuve, mais que je ne parviens nullement à suivre. C’est qu’en plus du registre des affaires du ménage, où se notent les menus comptes, paiements, marchés, qui ne nécessitent pas le recours à un Notaire, et dont un intendant a la charge, il ordonnait à celui de ses domestiques qui lui servait de secrétaire, de tenir un journal dans lequel il devait insérer ce qui se produisait de notable, et ainsi jour par jour, tout ce qui pourrait servir à l’histoire de sa maison. Cette histoire est très agréable à relire, quand le temps commence à en effacer le souvenir, et elle est souvent très utile pour nous tirer d’embarras : quand fut commencée telle chose ? quand fut-elle achevée ? Quels grands personnages et leurs suites sont-ils passés chez nous ? Combien de temps y sont-ils demeurés ? Nos voyages, nos absences, les mariages, les décès ; les bonnes ou mauvaises nouvelles reçues ; les changements des principaux serviteurs – bref, toutes ces choses-là. C’est une coutume ancienne, mais je pense qu’il faudrait la reprendre, chacun à sa façon. Et je m’en veux de ne l’avoir fait.
1. Où que je veuille aller, il me faut forcer quelque barrière érigée par l’usage, tant il a soigneusement barré toutes nos avenues. Je me demandais, en cette saison frileuse, si cette façon qu’ont les peuples dernièrement découverts d’aller tout nus était due à la chaude température de l’air, comme nous le disons à propos des Indiens et des Maures, ou si elle est originelle chez l’homme. Sur des sujets comme celui-ci, où il faut distinguer les lois naturelles de celles qui ont été inventées, et d’autant que tout ce qui est sous le ciel, comme le dit la Sainte Écriture[396], est astreint aux même lois, les gens intelligents allèguent ordinairement l’ordonnance générale du monde, où rien n’est artificiel.
Or, comme tout par ailleurs est exactement pourvu de fil et d’aiguille pour pouvoir se maintenir en état, il est peu vraisemblable que nous soyons les seuls à avoir été faits dans un état défectueux et indigent, dans un état qui ne puisse se maintenir sans secours extérieur. C’est pourquoi, de même que les plantes, les arbres, les animaux, tout ce qui vit se trouve naturellement pourvu d’une protection suffisante pour se défendre contre les injures du temps,
Aussi la plupart des corps sont-ils enveloppés
De cuir, de coquille, de callosités ou d’écailles.
[Lucrèce, IV, 936-37]
de même je pense que nous l’étions nous aussi.
2. Mais comme ceux qui éteignent la lumière du jour par une lumière artificielle, nous avons éteint nos propres moyens par des moyens empruntés. Et il est aisé de voir que c’est l’habitude qui nous rend impossible ce qui ne l’est pas. Car parmi ces peuples qui ne connaissent pas les vêtements, il s’en trouve qui habitent à peu près sous le même climat que le nôtre ; et de plus, la partie la plus délicate de nous-mêmes est celle qui se trouve toujours à découvert : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; chez nos paysans comme chez nos aïeux, la poitrine et le ventre également. Si nous étions nés avec l’obligation de porter des cotillons et des culottes « à la grecque », il ne fait pas de doute que la nature n’eût muni d’une peau plus épaisse ce qu’elle eût abandonné à l’injure des saisons, comme elle l’a fait pour le bout des doigts et pour la plante des pieds.
3. Pourquoi cela semble-t-il difficile à croire ? Entre ma façon d’être vêtu et celle d’un paysan de chez nous, je trouve qu’il y a bien plus de différence qu’entre la sienne et celle d’un homme qui n’est vêtu que de sa peau.
Et combien d’hommes, surtout en Turquie, vont nus par dévotion !
4. Je ne sais plus qui[397] demanda un jour à un de nos gueux, qu’il voyait en chemise en plein hiver, et d’aussi bonne humeur que celui qui se tient emmitouflé jusqu’aux oreilles dans des fourrures de martre : « comment pouvez-vous endurer cela ? » – « Vous, monsieur, répondit-il, vous avez le visage découvert. Eh bien ! moi je suis tout entier un visage ! »
Les Italiens racontent que le fou du duc de Florence, il me semble, à qui son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait supporter le froid, qu’il ne pouvait supporter lui-même, répondit : « Suivez ma recette : mettez sur vous tous les vêtements dont vous disposez, comme je fais avec les miens, et vous n’en souffrirez pas plus que moi. »
On ne put jamais convaincre le roi Massinissa, même dans son extrême vieillesse, de se couvrir la tête, quelque froid, orage ou pluie qu’il fît ; et l’on dit aussi cela de l’empereur Sévère.
5. Dans les batailles entre les Égyptiens et les Perses, Hérodote dit avoir remarqué, et d’autres aussi, que parmi les morts, le crâne des Égyptiens était incontestablement plus dur que celui des Perses, pour la bonne raison que ces derniers portaient toujours des coiffes ou des turbans, alors que les autres avaient la tête rasée dès l’enfance et allaient toujours nu-tête.[398]
6. Jusqu’à sa fin, le roi Agésilas s’était fait une règle de porter les mêmes vêtements été comme hiver. Selon Suétone[399], César marchait toujours devant ses troupes, et le plus souvent à pied, tête nue, qu’il fasse soleil ou pluie ; et l’on dit aussi la même chose d’Hannibal,
Alors, sur sa tête nue, il reçut à torrents
La pluie et les cataractes du ciel.
[Silius Italicus, Les Puniques, I, 250-51]
7. Un Vénitien[400], qui vécut longtemps dans les Indes Orientales[401], et qui en revient tout juste, dit que là-bas les hommes et les femmes couvrent leur corps mais vont toujours pieds nus, même à cheval. Et Platon conseille bizarrement, pour la santé de tout le corps, de ne donner à la tête et aux pieds d’autre couverture que celle que la nature y a mise.
8. Étienne Bathory que les Polonais ont choisi comme roi, après Henri d’Anjou qui a été ensuite le nôtre sous le nom d’Henri III, et qui est à la vérité un des plus grands princes de notre siècle, ne porte jamais de gants, et ne change jamais quand il sort le bonnet qu’il porte à l’intérieur, quel que soit le temps qu’il fait, même en hiver.
9. Si je ne puis supporter d’être déboutonné et débraillé, les laboureur de mon voisinage, eux, se sentiraient bien gênés de ne pas l’être. Varron prétend que, quand on ordonna que nous gardions la tête nue en présence des dieux ou du magistrat, on le fit plus par souci de notre santé et pour nous protéger des injures du temps que comme une marque de respect.
10. Et puisque nous sommes sur le froid, et que nous, Français, sommes habitués à mettre des vêtements bigarrés (mais pas moi, je ne m’habille guère que de noir ou de blanc, comme le faisait mon père), ajoutons ceci : le Capitaine Martin Du Bellay raconte avoir vu, pendant l’expédition au Luxembourg, les gelées si rudes, que le vin des provisions était coupé à coups de hache, qu’il était distribué au poids aux soldats, et qu’ils l’emportaient dans des paniers. Ovide dit des choses du même genre :
Le vin conserve la forme de la cruche.
Ce n’est plus un breuvage : on le boit en morceaux !
[Ovide, Tristes, III, x, 23]
11. Les gelées sont si rudes à l’embouchure du Marais Méotide[402], qu’à l’endroit même où le lieutenant de Mithridate avait livré bataille aux ennemis à pied sec, et les avait vaincus, il gagna encore contre eux, l’été venu, une bataille navale !
12. Les Romains furent très désavantagés dans le combat qu’ils livrèrent contre les Carthaginois près de Plaisance[403], parce qu’ils montèrent à la charge le sang figé et les membres transis de froid ; Hannibal, de son côté, avait fait faire du feu dans tout son camp pour réchauffer ses soldats, et distribuer de l’huile dans les compagnies, afin qu’ils puissent en frictionner leurs membres engourdis et rendre ainsi leurs nerfs plus souples et protéger les pores de leur peau contre les bourrasques et le vent glacé qui soufflait alors.
13. La retraite des Grecs, revenant de Babylone vers leur pays[404], est célèbre par les difficultés et les souffrances qu’ils eurent à surmonter. C’est ainsi par exemple, qu’ils furent accueillis dans les montagnes d’Arménie par une terrible tempête de neige, et qu’ils en perdirent leur chemin, ne reconnaissant plus le pays. Étant soudain attaqués, ils durent rester un jour et une nuit sans boire ni manger, et la plupart de leurs bêtes moururent. Parmi eux, il y eut beaucoup de morts ; nombre d’entre eux devinrent aveugles à cause du grésil et de la lumière éblouissante de la neige ; beaucoup d’autres avaient les extrémités des membres gelées, d’autres encore étaient raides, transis, et immobilisés par le froid, et pourtant encore pleinement conscients.
14. Alexandre vit un peuple chez qui on enterre les arbres fruitiers en hiver pour les protéger de la gelée. Nous pouvons aussi voir cela chez nous.
15. À propos de vêtements : le roi du Mexique changeait quatre fois par jour de vêtements et jamais ne les remettait. Il employait ceux qu’il ôtait à ses libéralités et récompenses continuelles, de même que jamais ni pot, ni plat, ni ustensile de sa cuisine et de sa table ne lui étaient présentés deux fois[405].
1. Je ne commets pas l’erreur courante qui consiste à juger autrui d’après moi-même. Je lui accorde volontiers des qualités différentes des miennes. Si je me suis engagé dans quelque chose, je n’oblige pas tout le monde à me suivre, comme font la plupart des gens. Je crois, et je conçois mille façons différentes de vivre. À l’inverse de la plupart des gens, j’accepte plus facilement la différence que la ressemblance. Je décharge bien volontiers cet autre que moi de mes propres règles et principes, et le considère simplement en lui-même, sans le comparer à moi, me le représentant selon son propre modèle. Bien que je ne sois pas chaste, je n’en admire pas moins la chasteté des Feuillants et des Capucins, et je trouve bonne leur façon de vivre. Je me mets à leur place en imagination et les aime et les honore d’autant plus qu’ils sont différents de moi. Je voudrais vraiment que l’on nous juge chacun en particulier et qu’on ne me traite pas en fonction des exemples communs.
2. Ma propre faiblesse n’altère aucunement la bonne opinion que je dois avoir de la force et de la vigueur de ceux qui le méritent. « Il est des gens qui ne louent que ce qu’ils croient pouvoir imiter. » Je rampe sur le limon de la terre, mais cela ne m’empêche pas de remarquer dans le ciel la hauteur inimitable de certaines âmes héroïques. C’est déjà beaucoup pour moi si je puis avoir un jugement correct, si mes actes ne peuvent l’être, et de maintenir au moins cette partie essentielle de moi exempte de corruption. C’est déjà quelque chose que ma volonté soit en bon étant quand mes jambes, elles, sont défaillantes.
3. Ce siècle dans lequel nous vivons, au moins dans nos contrées, est si grossier, que ce n’est même pas la pratique, mais l’imagination de la vertu qui y fait défaut ; et le mot lui-même ne semble pas être autre chose qu’un jargon de collège :
ils croient que la vertu n’est qu’un mot,
et que le bois sacré n’est que du bois
[Horace, Épîtres, VI, 31]
[La vertu] qu’ils devraient honorer,
Quand bien même ils seraient incapables de la comprendre…
[Cicéron, Tusculanes, V, 2]
C’est une breloque[406] à accrocher au mur, au bout de la langue, ou au bout de l’oreille, pour faire joli…
4. On ne voit plus d’action vertueuse : celles qui en ont l’allure n’en sont pas vraiment, car nous y sommes incités par le profit, la gloire, la crainte, l’accoutumance, et autres causes qui n’ont rien à voir avec la vertu. La justice, la vaillance et la bienveillance dont nous faisons preuve alors peuvent bien porter ce nom, pour l’apparence qu’elles offrent à autrui et qu’elles affichent en public. Mais pour leur auteur, ce n’est nullement de la vertu. C’est un autre objectif qui est visé, une autre cause qui le meut. Or la vertu ne reconnaît comme sien que ce qui se fait par elle et pour elle seule.
5. Après cette grande et fameuse bataille de Potidée[407], que les Grecs commandés par Pausanias remportèrent contre Mardonius et les Perses, les vainqueurs, selon leur coutume, se partagèrent la gloire de l’exploit, et attribuèrent au peuple de Sparte la valeur la plus haute en ce combat. Les Spartiates, eux-mêmes excellents juges en ces matières, ayant à décider auquel des leurs il fallait décerner l’honneur de s’être le mieux comporté, jugèrent qu’Aristodème était celui qui s’était battu le plus courageusement. Mais ils ne lui attribuèrent pourtant pas le prix, parce que son héroïsme avait été provoqué par le désir de se laver du reproche qu’il avait encouru à la bataille des Thermopyles, par une ardente volonté de mourir courageusement pour effacer sa honte passée.
6. Nos jugements sont malades[408], ils ne font que suivre la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des esprits de mon temps s’ingénier à obscurcir la gloire des belles et généreuses action d’antan, en leur donnant de viles interprétations et en leur inventant des circonstances et des causes sans fondement. Quelle subtilité, vraiment ! Qu’on me donne l’action la meilleure et la plus pure, et je vais lui trouver cinquante intentions vicieuses… et vraisemblables ! Pour qui veut s’y prêter, Dieu sait de quelle diversité d’idées souffre notre volonté intérieure. Et eux, avec toutes leurs médisances, ils croient faire les malins, mais ils sont plus bêtes que méchants, ils sont seulement lourds et grossiers.
7. À l’inverse, je prendrais volontiers pour épauler ces grands noms la même peine et la même liberté que celles que l’on prend pour les dénigrer. Ces caractères exceptionnels, sélectionnés par l’opinion commune des sages[409] pour servir d’exemple au monde, je n’hésiterai pas à les remettre à l’honneur, pour autant que je puisse les interpréter et les représenter sous un jour favorable. Et il faut bien admettre que les efforts que cela demande à la pensée sont très au-dessous de leur mérite. C’est le devoir des gens de bien que de peindre la vertu de la plus belle façon possible. Et on ne devrait pas être mécontent si la passion nous emportait à faire d’aussi admirables portraits. Ce que font les autres au contraire, ils le font par méchanceté ou par ce vice qu’ils ont de ramener leurs croyances à leur portée, comme je l’ai déjà montré ; ou bien, comme je le pense plutôt, c’est qu’ils n’ont pas la vue assez bonne ni assez nette, ni suffisamment habituée à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naturelle. Comme le dit Plutarque : de son temps, certains attribuaient la mort de Caton Le Jeune à la crainte qu’il aurait eue de César. Cela l’irrite à juste titre. Et l’on peut juger par là de combien il eût été encore plus choqué par ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens ! Pour cet homme-là, mieux eût valu encourir l’ignominie en faisant une belle action, juste et généreuse, plutôt que d’agir pour la gloire. Ce fut véritablement un modèle, choisi par la nature, pour montrer jusqu’où la vertu et la force morale de l’homme peuvent s’élever.
8. Mais je ne suis pas à même ici de traiter ce grand sujet. Je voudrais seulement faire œuvrer ensemble les beaux vers de cinq poètes latins qui ont chanté les louanges de Caton, dans son intérêt, et incidemment, pour le leur aussi. Un enfant bien éduqué trouvera que, par rapport aux autres, les deux premiers sont un peu languissants, le troisième plus vif, mais auquel nuit l’excès même de sa force. Il jugera qu’il y aurait place encore pour deux ou trois genres d’imagination pour en arriver au quatrième, devant lequel il joindra les mains en signe d’admiration. Le dernier devance les autres de quelque distance, mais une distance qu’il jurera ne pouvoir être comblée par nul esprit humain. Et devant lui il sera comme frappé de stupeur, et ému à l’extrême.
9. Et voici une chose étonnante : nous avons bien plus de poètes que de critiques et de commentateurs de la poésie. Il est plus aisé d’en écrire que de la comprendre ! À un premier niveau, on peut la juger selon les règles de l’art. Mais la bonne, la suprême, la divine est au-delà des règles et de l’entendement. Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et tranquille ne la voit pas réellement, pas plus qu’on ne voit la splendeur d’un éclair. Elle n’emprunte pas les voies de notre jugement, elle le transporte et y fait des ravages. Cette fureur, qui aiguillonne celui qui parvient à la pénétrer, frappe aussi celui à qui l’on en parle et à qui on la récite, de même que l’aimant ne se contente pas d’attirer une aiguille, mais lui communique aussi son pouvoir d’en attirer d’autres. Et on peut observer clairement au théâtre que l’inspiration sacrée des Muses, qui a d’abord insufflé au poète la colère, le deuil, la haine, qui l’a fait sortir de lui-même et l’a mené où elle a voulu, se communique aussi à travers lui à l’acteur, et par l’acteur, au public tout entier. Ce sont comme des aiguilles aimantées suspendues les unes aux autres.
10. Dès ma plus tendre enfance, la poésie a eu sur moi cet effet de me transporter. Mais cet effet très vif, qui est naturel chez moi, a été modifié de diverses façons, par la diversité des styles ; non qu’il y en eût de très hauts et d’autres plus bas, car ils s’agissait toujours des plus élevés dans chaque genre, mais c’était comme s’il y en avait de différentes couleurs[410]. Tout d’abord une fluidité gaie et inventive ; puis une subtilité aiguë et élevée ; et enfin, une force arrivée à maturité, et ferme. Mais les exemples le montreront bien mieux : Ovide, Lucain, Virgile, voilà nos gens à l’œuvre[411].
Caton de son vivant bien plus grand que César. [Martial, VI, 32] dit l’un,
Caton, invincible, ayant vaincu la mort. [Manilius, Astronomiques, IV, 87] dit l’autre.
Et celui-là, parlant des guerres civiles entre César et Pompée,
La cause du vainqueur est agréable aux dieux,
Mais celle des vaincus avait Caton pour elle.
[Lucain, La Pharsale, I, 128]
Le quatrième parmi les louanges de César, ajoute
L’univers était à ses pieds,
Sauf l’âme de Caton, l’insoumis.
[Horace, Odes, II, 1,23]
Et enfin, le maître du chœur, après avoir égrené les noms des plus grands Romains, termine ainsi :
À eux Caton dicte des lois.
[Virgile, Énéide, VIII, 70]
1. On lit dans l’histoire ancienne qu’Antigonos fut très fâché contre son fils quand celui-ci lui présenta la tête du roi Pyrrhus, qui était pourtant son ennemi, et venait à l’instant d’être tué en combattant contre lui, et que l’ayant vue, il se mit à pleurer très fort ; que le duc René de Lorraine déplora lui aussi la mort du duc Charles de Bourgogne qu’il venait de vaincre, et vint porter le deuil à son enterrement ; qu’à la bataille d’Auray, gagnée par le comte de Montfort contre Charles de Blois, son adversaire pour le duché de Bretagne, celui qui était victorieux se montra très affligé devant le corps de son ennemi trépassé… Quand on lit tout cela, il ne faut pas s’écrier soudain,
Et c’est ainsi que l’âme cache ses passions
Dans une apparence contraire,
Sous un visage tantôt joyeux, tantôt sombre.
[Pétrarque, Sonnets, 21]
2. Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu’il détourna la tête, comme pour éviter la vue d’un spectacle laid et déplaisant. Il y avait eu entre eux une si longue intelligence, une telle entente dans la gestion des affaires publiques, tant de communauté de fortune, tant de services réciproquement rendus et d’alliances qu’il ne faut pas croire que cette attitude ait été fausse et contrefaite, comme le pense cet autre :
Il pensa sans danger pouvoir être beau-père.
Il se forçait à se tirer des larmes,
Et ses gémissements sortaient d’un cœur joyeux.
[Lucain, La Pharsale, IX]
3. En vérité la plupart de nos actions ne sont que masque et fard, et il est parfois vrai que
les pleurs d’un héritier sont des rires sous le masque.
[Publius Syrus, d’après Aulu-Gelle, XVII, 14]
Mais en jugeant ces choses-là, il faut tout de même tenir compte du fait que notre âme se trouve souvent agitée de passions contraires. Et de même que dans notre corps, à ce qu’on nous dit, il y a un assemblage d’humeurs diverses, dont la maîtresse est celle qui nous dirige le plus souvent du fait de notre complexion, de même dans notre âme, bien qu’elle soit elle aussi agitée de tendances diverses, il faut bien qu’il y en ait une qui demeure maîtresse du terrain. Mais cette domination n’est toutefois pas entière : du fait de la mobilité et de la souplesse de notre âme, il arrive que les plus faibles de ces tendances reprennent encore par moments le dessus, et pour une courte offensive.
4. C’est pourquoi nous voyons les enfants, qui suivent spontanément la nature, rire et pleurer souvent pour la même chose. Mais ils ne sont pas les seuls : nul d’entre nous ne peut se vanter, quand il part en voyage pour son plaisir, qu’en quittant sa famille et ses amis, ils ne sente frissonner son cœur. Et si les larmes ne lui échappent pas tout à fait, il n’en met pas moins le pied à l’étrier avec un visage triste et morne. Et même quand une belle flamme échauffe le cœur des filles bien nées, il faut pourtant encore les arracher de force au cou de leurs mères, pour les remettre à leur époux, quoi qu’en dise ce bon compagnon :
Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées,
Ou bien se moquent-elles de la joie de leurs parents
Par toutes ces fausses larmes abondamment versées,
Au seuil de la chambre nuptiale ?
Par les dieux ! Ces larmes ne sont que feintes ! [Catulle, LXVI, 15]
Aussi n’est-il pas surprenant de regretter, quand il est mort, celui qu’on n’aimait pas vivant !
5. Quand je réprimande mon valet, je le fais de bon cœur : mes imprécations ne sont pas feintes. Mais ce nuage dissipé, s’il a besoin de moi, je vais l’aider bien volontiers : je tourne aussitôt la page. Quand je le traite de nigaud, de veau, je ne cherche pas à lui coller définitivement ces étiquettes, et je n’ai même pas le sentiment de me dédire quand je lui donne de « l’honnête homme » sitôt après. Aucun qualificatif ne nous définit parfaitement et universellement. Si je ne craignais de passer pour fou, il n’est guère de jour, ni même d’heure, où l’on ne m’entendrait pester contre moi-même : « Quel crétin ! »[412] Et pourtant, je ne crois pas que j’en sois vraiment un…
6. Si on pensait, parce qu’on me voit faire tantôt grise mine à ma femme, tantôt la regarder amoureusement, que l’une ou l’autre de ces deux attitudes soit feinte, on se tromperait bêtement. Néron, prenant congé de sa mère qu’il envoyait noyer, ressentit malgré tout l’émotion de ces adieux maternels, et il en éprouva à la fois horreur et pitié[413].
On dit que la lumière du soleil n’est pas de nature continue, mais qu’il nous envoie sans cesse des rayons si rapprochés les uns des autres que nous ne pouvons nous rendre compte de ce qui les sépare.
Large source de fluide lumière, le soleil
baigne le ciel d’un éclat toujours renaissant,
et de lumière aussitôt rénove la lumière.
[Lucrèce, V, 282-284]
Et de même notre âme lance ses traits divers imperceptiblement.
7. Artabanos observant à son insu Xerxès son neveu, lui reprocha son changement soudain de contenance. Celui-ci était en effet en train de considérer la grandeur extraordinaire de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour sa campagne contre la Grèce. Il avait éprouvé d’abord un tressaillement d’aise, de voir tant de milliers d’hommes à son service, et l’allégresse et le contentement s’étaient lus sur son visage. Mais au même instant, venant à penser que toutes ces vies devaient fatalement s’éteindre au plus tard dans un siècle, sa mine s’était rembrunie, et il était devenu triste à en pleurer.
8. Nous avons poursuivi avec ténacité la vengeance d’une injure, et ressenti un singulier plaisir de la victoire. Et pourtant, nous en pleurons ! Ce n’est pas de cela que nous pleurons, car il n’y a rien de changé ; mais nous voyons maintenant la chose d’un autre œil, et nous lui trouvons un autre visage. Car chaque chose a plusieurs aspects, plusieurs faces. La parenté, les amitiés et connaissances anciennes, s’emparent de notre imagination et selon leur caractère, y suscitent sur le moment des passions. Mais les changements y sont si brusques qu’ils nous échappent.
9.
Rien de plus rapide que le projet
Et le début d’une action par l’esprit.
C’est donc que l’esprit est plus mobile que tout
Ce que Nature offre à nos sens et à nos yeux.
[Lucrèce, III, 182-185]
10. Et c’est pourquoi, si nous pensons donner un corps unique à cette cohorte de sentiments, nous avons tort. Quand Timoléon pleure après le meurtre qu’il a commis de façon mûrie et délibérée, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frère. La première partie de son devoir accomplie, il lui faut maintenant assumer l’autre.
1. Laissons de côté la classique comparaison[414] de la vie solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidité ? Osons nous en rapporter là-dessus à ceux qui mènent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience : les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutôt recherchées, au contraire, pour tirer du public un profit personnel ? Les mauvais moyens par lesquels, à notre époque, on y parvient, montrent bien que l’objectif est peu louable. Et répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne le goût de la solitude. Car fuit-elle rien tant que la société ? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les coudées franches ?
2. On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon » :
Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant
Que de portes à Thèbes ou de bouches au Nil.
[Juvénal, XIII, 26-27]
Alors, dans la foule, la contagion est très dangereuse : il faut imiter les vicieux, ou les haïr. Mais les deux attitudes sont dangereuses : soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont différents de nous.
3. Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller à ce que ceux qui montent à bord du même vaisseau ne soient ni dissolus, ni blasphémateurs, ni méchants, car ils estiment qu’une telle société ne peut leur porter chance.
4. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant à ceux qui partageaient avec lui le danger d’une grande tempête, et appelaient les dieux à leur secours : « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici avec moi ! »
Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, étant en extrême péril lors d’une tempête, prit sur ses épaules un jeune garçon : leur sort devenant commun, il voulait se servir de son innocence comme garantie et comme recommandation envers la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie.
5. Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même seul dans la foule d’un palais : mais s’il a le choix, il en fuira, dit-il, même la vue[415]. Il supportera cela s’il le faut, mais s’il en a la liberté, c’est la deuxième attitude qu’il choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment détaché des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres.
Charondas punissait comme mauvais ceux qui étaient connus pour vivre en mauvaise compagnie.
6. Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable à la fois que l’homme : il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisthène ne semble pas avoir approuvé celui qui lui reprochait de fréquenter de mauvaises gens, car il lui dit : « les médecins vivent bien parmi les malades ! S’ils améliorent la santé de leurs patients, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies.
7. Le but de la solitude, il me semble, est tout à la fois de vivre plus tranquillement et mieux à son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin : on croit souvent avoir quitté les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a guère moins de soucis à gérer une famille qu’à gérer un état tout entier. Si l’esprit est occupé par si peu que ce soit, il l’est complètement. Et pour être moins importantes, les occupations domestiques n’en sont pas moins importunes… Si nous nous sommes débarrassés de la justice et du négoce, nous ne sommes pas pour autant débarrassés des principaux soucis de notre vie.
C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines,
Non les lieux d’où l’on voit l’horizon marin.
[Horace, Épîtres, I, II, 25-26]
8. L’ambition, la cupidité, l’irrésolution, la peur et la concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir changé de pays :
Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier.
[Horace, Odes, III, i, 40]
Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les grottes, ni la chemise de crin[416], ni les jeûnes, ne nous en détachent :
Une flèche mortelle au flanc reste attachée.
[Virgile, Énéide, IV, 73]
9. On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené avec lui. »
Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher ?
En quittant son pays, ne se fuit-on pas ?
[Horace, Odes, II, XVI, 18-20]
10. Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ; de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de même que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite et les secoue. On voit par là que ce n’est pas assez de s’être mis à l’écart du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il faut, c’est s’écarter des manières d’être du peuple : il faut se séquestrer soi-même et s’en remettre à soi.
Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous.
Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaîne :
Dans sa fuite, il en traîne un long bout à son cou.
[Perse, V, 158-160]
11. Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une entière liberté, puisque nous regardons encore ce que nous avons laissé, et que nous en avons la tête pleine.
Mais si notre cœur n’est purifié, quels combats,
Quels dangers devrons-nous affronter malgré nous ?
Quels soucis violents dès lors déchirent l’homme
Tourmenté de passions, quelles terreurs aussi !
Combien l’orgueil, la débauche, l’emportement
Exercent de ravages ! Et le faste, et la paresse ! [Lucrèce, V, 43-48]
Notre mal est en notre âme ; et elle ne peut échapper à elle-même.
12. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en elle-même : c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commodément à l’écart.
13. Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne dépende que de nous : déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise.
14. Stilpon avait échappé à l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. Démétrios Poliorcète, voyant qu’il n’avait pas l’air effrayé par un tel désastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il répondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu qui lui fût propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisthène, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent échapper avec lui au naufrage.
15. Certes l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-même. Quand la ville de Nola fut saccagée par les Barbares, Paulin, qui en était l’évêque, qui avait tout perdu et qui était leur prisonnier, adressa cette prière à Dieu : « Seigneur, garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore touché à rien de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon étaient encore préservés. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui puissent échapper aux atteintes et de les cacher en un lieu où personne n’aille, et qui ne puisse être révélé que par nous-mêmes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout la santé si l’on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende.
16. Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes, et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur elle-même ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse,
Sois dans la solitude une foule à toi-même.
[Tibulle, IV, xiii, 12]
La vertu se contente d’elle-même : sans règles, sans paroles, sans rien faire.
17. Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment[417]. Celui qu’on voit grimpant après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes ? C’est plutôt pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés[418], crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage ? Pas du tout. Il y mourra, ou bien enseignera à la postérité la scansion des vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. Qui n’échange volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la gloire ? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons encore à notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la tête, celles de nos voisins et de nos amis.
Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tête
D’aimer quelque objet plus que lui-même ?
[Térence, Adelphes, I, i, 38-39]
18. La solitude me semble avoir plus de raison et de sens pour ceux qui ont voué le meilleur de leurs années à la société, comme ce fut le cas pour Thalès.
19. C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-être[419] nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer[420] en lieu sûr, et cela va nous occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nous-mêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant, et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même. C’est-à-dire : être en relation avec tout, mais non pas joint et collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir être à soi.
20. Il est temps de nous séparer de la société puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter doit s’interdire d’emprunter. Nos forces déclinent : gardons-les pour nous, rassemblons-les en nous. Si l’on peut retourner la situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur présence sans en avoir honte. « Il est rare en effet qu’on se respecte assez soi-même » [Quintilien, X, vii].
21. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les hommes mûrs s’exercer à bien faire, et les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans être obligés à rien.
22. Il y a des gens plus aptes que les autres à mettre en œuvre ces préceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une sensibilité et une volonté délicates, qui ne se plient pas et ne se laissent pas aisément exploiter par les autres, seront mieux à même, par leur nature et leur comportement, à suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occupés, qui embrassent tout à la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout, s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut se servir de ces avantages fortuits et extérieurs à nous dans la mesure où ils nous sont agréables, mais sans en faire la base de notre existence, car cela ne l’est pas : ni la raison ni la nature ne l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui ?
23. C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous pouvons disposer, comme certains l’ont fait par dévotion, et quelques philosophes par conviction : se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens à la rivière, rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie pour gagner la béatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur la dernière marche pour éviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite elle-même quelque chose de glorieux et d’exemplaire.
Sans fortune je vante un petit avoir sûr,
Et suis content de peu ; mais qu’un destin meilleur
Me donne l’opulence, alors je dis bien haut
Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux
Dont les revenus sont fondés en bonne terre.
[Horace, Épîtres, I, xv, 42-46]
24. Je trouve qu’il y a bien assez à faire sans aller si loin[421]. Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me préparer à ses retournements, et envisager, étant bien à mon aise, le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagination y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons à la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois.
25. Je n’estime pas que le philosophe Arcésilas soit moins vertueux parce que je sais qu’il a utilisé de la vaisselle d’or et d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus au contraire parce qu’il en a usé modérément et avec libéralité, que s’il s’en était privé.
26. Je vois quelles sont les limites de la nécessité naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent plus enjoué et en meilleure santé que moi[422], je me mets à sa place ; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas croire qu’un esprit borné fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les effets du raisonnement ne puissent parvenir à égaler ceux de l’accoutumance. Alors sachant combien les commodités de l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir : qu’il me rende content de moi-même et du bien dont je puis être la cause.
27. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont néanmoins dans leur malle quantité de pilules pour les avoir sous la main quand le rhume les attaquera ; rhume qu’ils craignent d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du remède qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire ; et mieux encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus grave, se munir des médicaments qui calment et endorment la partie malade.
28. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération :
Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens.
[Horace, Épîtres, I, i, 19]
Car sinon c’est une tâche d’esclave que le soin du ménage, comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le soin du jardin, que Xénophon attribue à Cyrus. Et il doit être possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse et vile, astreignante et préoccupante, dans laquelle sombrent les hommes qui s’y consacrent entièrement, et cette profonde et extrême nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller à l’abandon.
Démocrite au troupeau laisse manger ses blés,
Tandis que son esprit vogue loin de son corps.
Horace, Épîtres, I, xii, 12]
29. Mais écoutons plutôt ce conseil que donne Pline Le Jeune à Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude[423] : « Je te conseille, dans cette complète et opulente retraite où tu te trouves, de laisser à tes gens le soin de la maison, sordide et détestable, et de t’adonner à l’étude des lettres, pour faire quelque chose qui soit totalement à toi. » Il s’agit pour lui de la réputation, de même que Cicéron, qui disait vouloir employer sa solitude et son détachement des affaires publiques pour obtenir par ses écrits une vie immortelle.
Ton savoir n’est-il rien dès qu’il laisse ignorer
Aux autres que tu sais ?
[Perse, I, 23-24]
30. Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du monde, de regarder au-delà de lui. Mais ceux dont je viens de parler ne le font qu’à demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus ; mais par une ridicule contradiction, ils prétendent récolter les fruits de leur dessein dans un monde dont ils seront absents ! L’idée de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude des promesses divines dans l’autre vie, est plus cohérente. Ils se donnent Dieu comme but, lui dont la bonté et la puissance sont infinies. L’âme peut trouver en lui de quoi rassasier ses désirs en toute liberté. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent à obtenir une santé[424] et une félicité éternelles ; et la mort vient à point, puisqu’elle marque le passage à un état aussi parfait. La rigueur de leurs règles est vite atténuée par l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur dénégation, car rien ne les entretient tant que leur usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalité, mérite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agréments de la nôtre. Et celui qui peut embraser son âme de cette foi et de cette espérance si vives, réellement et constamment, se construit, dans la solitude, une vie voluptueuse et délicieuse, bien au-delà de toute autre vie possible.
31. En fin de compte, ni le but fixé par Pline, ni le moyen qu’il indique ne me contentent : c’est remplacer la fièvre par la fébrilité ! Écrire des livres est un travail aussi pénible que les autres. Et aussi mauvais pour la santé, ce dont il faut surtout tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir qu’on y prend, car c’est ce plaisir-là qui cause la perte de celui qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et de l’ambitieux[425]. Les sages nous apprennent pourtant à nous garder de la trahison que nous causent nos appétits, et à discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mêlés et frelatés de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et nous embrassent pour mieux nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens appelaient « Philistes[426] ». Si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ! Mais la volupté, pour nos tromper, vient d’abord, et nous cache la suite. Les livres sont agréables, mais si à cause de leur fréquentation nous finissons par en perdre la gaieté et la santé, qui sont nos biens les plus précieux, quittons-les : je suis de ceux qui pensent que leur bénéfice ne peut compenser cette perte[427].
32. De même que ceux qui se sentent affaiblis depuis longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre à la médecine, qui leur prescrit certaines règles de vie à respecter, de même celui qui se retire, dégoûté qu’il est de la vie en société, doit se soumettre aux lois de la raison, et préparer en y réfléchissant à l’avance la façon d’ordonner cette nouvelle existence. Il doit avoir pris congé de toute espèce de peine[428], quelle que soit son apparence, et d’une façon générale, fuir toutes les passions qui nuisent à la tranquillité du corps et de l’âme, puis choisir son chemin selon son caractère.
Unus quisque sua noverit ire via.[429]
[Properce, II, 25]
33. Aux affaires domestiques, à l’étude, à la chasse, comme à tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’à l’extrême limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, là où la souffrance commence à poindre. Il ne faut accorder à sa besogne que ce qui est nécessaire pour se tenir en bon état[430], et se préserver des inconvénients que recèle, à l’extrême inverse, l’oisiveté molle et assoupie. Il y a des sciences stériles et difficiles, qui la plupart du temps sont destinées à la foule ; il faut les laisser à ceux qui ont des fonctions dans la société. Pour moi, je n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent agréablement, ou ceux qui me consolent et m’aident à régler ma vie et ma mort.
En silence je vais en des bois salutaires
Occupé de ce dont s’occupe un sage, un honnête homme.
[Properce, II, 25]
34. Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux, j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des mains, les uns après les autres[431].
Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est à nous ;
Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable.
[Perse, V, 252]
35. Et quant au but que Pline et Cicéron nous proposent, la gloire, cela ne fait pas mon compte ; la disposition d’esprit la plus contraire à une vie retirée, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le même toit. Et à ce que je vois, ces gens-là n’ont que les bras et les jambes hors de la société : leur âme et leur intention y demeurent plus engagées que jamais.
Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreilles des autres ?
[Perse, I, 19]
36. Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire une percée plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus d’élan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court ? Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux écoles très différentes, et écrivant, l’un à Idoménée[432], l’autre à Lucilius[433], qui sont leurs amis, pour les inciter à abandonner les affaires de la société et se retirer dans la solitude : « Vous avez vécu jusqu’à présent, disent-ils, en nageant et flottant ; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacré l’essentiel de votre vie à la lumière, accordez le reste à l’obscurité. Il est impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renommée et de votre gloire. Il est à craindre que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de l’approbation d’autrui ; et quant à votre savoir et votre compétence, ne vous inquiétez pas, ils ne perdront pas leur valeur si vous en tirez plus pour vous-même.
37. Souvenez-vous de celui à qui on demandait pourquoi il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait guère séduire beaucoup de gens : « il me suffit de peu, répondit-il, un seul amateur me suffit, et même aucun ». Il disait vrai : un ami et vous-même, vous faites un théâtre bien suffisant l’un pour l’autre, et même vous seul pour vous-même. Que le public vous soit comme un seul et un seul comme le public ; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son détachement des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces à la porte de leur tanière. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous parler à vous-même. Retirez-vous en vous-même, mais préparez-vous d’abord à vous y accueillir : ce serait folie de vous fier à vous-même si vous ne savez pas vous gouverner.
38. On peut faire des erreurs dans la solitude comme dans la société. Jusqu’à ce que vous n’osiez broncher devant vous-même, jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vous-même, emplissez votre esprit d’images vertueuses, représentez-vous toujours Caton, Phocion et Aristide, en présence desquels même les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrôleurs de toutes vos intentions : si elles se détraquent, le respect que vous avez envers eux les remettra sur la bonne voie ; ils vous y maintiendront, et vous aideront à vous contenter de vous-même, de n’emprunter rien qu’à vous, de tenir fermement votre âme dans des réflexions mesurées où elle puisse se plaire, et connaissant le véritable bien, dont on jouit à mesure qu’on le découvre, s’en contenter, sans désirer prolonger sa vie ni son nom. Voilà le conseil de la philosophie naturelle et véritable, non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme celle de Pline et de Cicéron[434].
1. Encore un mot sur la comparaison des couples de philosophes dont j’ai parlé plus haut : on peut trouver dans les écrits de Cicéron et de Pline le Jeune (qui ne ressemble guère, à mon avis, à son oncle), quantité d’éléments qui marquent bien chez eux une nature exagérément ambitieuse. Le fait, entre autres, qu’ils demandent aux historiens de leur temps, au vu et au su de tout le monde, de ne pas les oublier dans leurs travaux. Et l’ironie du sort a fait parvenir jusqu’à nous la vanité de ces requêtes, alors que les ouvrages historiques en question, eux, ont sombré dans l’oubli. Mais ce qui est pire que tout, pour des personnages de cette qualité, c’est d’avoir voulu tirer quelque gloire de leurs bavardages et caquetages jusqu’à se servir des lettres qu’ils ont écrites en privé à leurs amis : à telle enseigne qu’ils ont même fait publier certaines d’entre elles qu’ils n’avaient pas eu l’occasion d’envoyer, avec cette belle excuse qu’ils n’ont pas voulu perdre le fruit de leur travail et de leurs veilles… !
2. Voilà une belle occupation pour deux consuls romains, magistrats souverains de la république qui domine le monde, que d’employer leurs loisirs à arranger et concocter habilement une belle missive pour s’attirer la réputation de bien connaître la langue de leur nourrice ! Que pourrait faire de pire un simple maître d’école, qui en ferait son gagne-pain ? Si les actes de Xénophon et de César n’avaient dépassé de beaucoup leur éloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais relatés. Ce qu’ils ont voulu faire connaître, ce ne sont pas leurs discours mais leurs actes. Et si la perfection du langage pouvait apporter quelque gloire convenable à un grand personnage, Scipion et Lélius n’auraient pas laissé un esclave africain tirer gloire de leurs comédies et de toutes les subtilités et délices du latin ; son excellence montre bien que cette œuvre est la leur, et Térence l’avoue lui-même. Et l’on m’ennuierait beaucoup de vouloir me faire changer d’idée là-dessus.[435]
3. C’est une sorte de moquerie ou même d’injure que de vouloir faire valoir quelqu’un par des qualités qui ne sont pas dignes de son rang, même si par ailleurs elles sont louables, ou encore par des qualités qui ne doivent pas être principalement les siennes. C’est comme si on faisait la louange d’un roi parce qu’il est bon peintre, bon architecte, bon arquebusier, ou bon coureur au jeu de la bague : ces louanges ne lui font honneur que si elles sont présentées en grand nombre à la suite des qualités qui lui sont propres, à savoir : le sens de la justice, et la capacité de conduire son peuple en temps de paix comme en temps de guerre. Dans ces conditions, l’agriculture fait honneur à Cyrus, et à Charlemagne l’éloquence et la connaissance des belles-lettres. Veut-on un exemple plus frappant ? J’ai vu de mon temps des gens qui tiraient de l’écriture leurs titres et leur réputation renier ce qu’ils avaient appris, corrompre leur style, et affecter d’ignorer ces qualités parce qu’elles sont tellement communes[436] qu’on ne les attribue généralement pas à des gens savants ; mais c’est qu’ils avaient de meilleures qualités pour se faire valoir.
4. Les compagnons de Démosthène, lors de leur ambassade auprès de Philippe de Macédoine, louaient ce prince d’être beau, éloquent, et grand buveur. Démosthène disait que c’étaient des louanges qui convenaient mieux à une femme, un avocat, et une éponge, qu’à un roi[437].
Qu’il commande, vainqueur de l’ennemi qui lutte,
Mais soit clément envers lui terrassé.
[Horace, Chant séculaire, 15]
Ce n’est pas sa profession de savoir bien chasser ou bien danser :
D’autres sauront plaider, mesurer au compas
Les mouvements célestes, nommer les astres,
Qu’il sache, lui, commander aux peuples !
[Virgile, Énéide, VI, 849-51]
5. Plutarque dit encore qu’apparaître si éminent dans ces domaines secondaires, c’est témoigner contre soi-même du fait que l’on a mal utilisé son temps en le consacrant à des études peu nécessaires et peu utiles. C’est pour cela que Philippe de Macédoine, ayant entendu son fils le grand Alexandre chanter dans un festin, aussi bien que les meilleurs musiciens, lui dit : « N’as-tu pas honte de chanter si bien ? ». Et qu’à ce même Philippe, un musicien avec lequel il débattait de son art, déclara : « À Dieu ne plaise, sire, qu’il ne t’advienne jamais d’aussi grand malheur que de posséder ces choses-là mieux que moi. »
6. Un roi doit pouvoir répondre, comme le fit Iphicrate à l’orateur qui l’invectivait ainsi : « Eh bien, qu’es-tu donc, pour faire tant le brave ? Es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier ? » – « Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ceux-là. » Et Antisthène prit comme argument du peu de valeur d’Ismenias le fait qu’on le vantait d’être un excellent joueur de flûte.
7. Quand j’entends quelqu’un parler du style des « Essais », j’aimerais mieux qu’il ne dise rien. Car ce n’est pas tant priser la forme que mépriser le sens, et ce de façon d’autant plus ironique qu’elle est plus oblique. Et pourtant, ou je me trompe, ou il n’y en a guère d’autres que moi qui offrent une matière plus riche, où il y ait plus à prendre ; et sous quelque forme que ce soit, si quelque écrivain l’a fait, bien ou mal, ce n’est guère plus substantiel, ni même plus dru. Pour en mettre davantage, je n’entasse ici, moi, que les idées essentielles. Si je les développais, je multiplierais plusieurs fois ce volume. Et combien d’histoires y ai-je évoqué sans les commenter, dont celui qui voudrait les éplucher avec un peu d’attention tirerait une infinité d’« Essais » ! Ni ces histoires, ni mes citations ne sont simplement là pour servir d’exemple, d’autorité ou d’ornement ; je ne les considère pas seulement en fonction de l’usage que j’en fais : elles véhiculent souvent, au-delà de mon propos, les germes d’une matière plus riche et plus audacieuse, et résonnent souvent, parallèlement, d’une façon plus subtile, à la foi pour moi qui ne veux pas en exprimer davantage ici, et pour ceux qui seront sensibles à ma façon de penser[438].
8. Mais pour en revenir à la vertu du langage, je ne trouve pas grande différence entre ne savoir que mal dire et savoir seulement bien dire.
« Ce n’est pas un ornement viril que l’arrangement des mots. »
[Sénèque, Lettres, CXV]
Les sages disent que, en matière de connaissance, il n’y a que la philosophie, et pour l’action, que la vertu, qui puissent convenir à tous, quels que soient leur rang et leur situation.
9. Il y a chez les deux autres philosophes dont j’ai parlé, Épicure et Sénèque, quelque chose de semblable aux deux premiers, puisqu’ils promettent aussi l’éternité aux lettres qu’ils écrivent à leurs amis. Mais c’est d’une autre façon, qui s’adapte pour une fin louable, à la vanité des autres. À ceux qui craignent la solitude et la vie retirée, à quoi ils voudraient justement les inciter, et que le soin de leur renommée et le besoin de se faire connaître aux siècles futurs retiennent encore aux affaires, ils disent qu’ils n’ont pourtant rien à craindre : eux, philosophes, sont assez familiers avec la postérité pour leur garantir que les lettres qu’ils leur écrivent suffiront à rendre leurs noms aussi connus et aussi fameux qu’eux-mêmes pourraient le faire par leurs actions publiques. Et outre cette différence, les lettres en question ne sont pas vides ou creuses, elles ne valent pas seulement par un habile choix des mots, entassés et rangés selon un rythme choisi, mais au contraire pleines de beaux discours savants par lesquels on se rend, non pas plus éloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent, non à bien dire, mais à bien faire.
10. Fi de l’éloquence qui nous donne envie d’elle-même et non des choses – quoique l’on dise pourtant de celle de Cicéron que son extrême perfection lui donne une véritable consistance. J’ajouterai encore à ce propos une anecdote qui le concerne, pour nous faire toucher du doigt son caractère. Il avait à parler en public, et manquait un peu de temps pour s’y préparer à son aise. Éros, un de ses esclaves, vint le prévenir que l’audience était remise au lendemain ; il en fut si content qu’il l’affranchit pour cette bonne nouvelle.
11. À propos des lettres[439], j’ajouterai ceci : c’est un genre d’écriture pour laquelle mes amis prétendent que j’ai quelque talent. Et j’aurais pris plus volontiers cette forme pour exprimer ma verve si j’avais eu à qui parler. Il m’aurait fallu, comme autrefois, une relation particulière pour m’attirer, me soutenir, me soulever. Car parler en l’air, comme d’autres le font, je ne le saurais, sauf en songe ; pas plus que m’inventer des correspondants à qui parler de choses sérieuses – car je suis ennemi juré de toute espèce de tricherie. J’aurais été plus attentif et plus sûr de moi si j’avais eu une relation forte et amie qu’à regarder comme je le fais les diverses manières d’être des gens. Et cela m’aurait mieux réussi, j’en suis sûr.
12. J’ai naturellement un style familier[440], en privé. Mais il m’est propre, et n’est pas adapté aux affaires publiques, comme mon langage, de toutes façons : il est trop resserré, désordonné, abrupt, particulier. Et je ne suis pas habile en matière de lettres cérémonieuses, qui ne sont rien d’autre qu’une belle enfilade de paroles courtoises : je n’ai ni la capacité ni le goût de ces longs témoignages d’affection ou d’offres de service. Je n’en crois pas grand-chose, et il me déplaît d’en dire plus que je ne crois. C’est se tenir bien loin de l’usage actuel, car on ne vit jamais si abjecte et servile prostitution des formules de la politesse : vie, âme, dévotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y traînent si couramment, que quand on[441] voudrait leur faire manifester une volonté plus affirmée et plus respectueuse, ils ne sont plus en état de l’exprimer.
13. J’ai horreur de sentir le flatteur ; ce qui fait que j’adopte naturellement une façon de parler sèche, ronde et crue, qui peut passer d’ailleurs pour qui ne me connaît, pour dédaigneuse. Ceux que j’honore le plus sont ceux à qui je rends le moins d’honneurs. Là où mon âme est dans une grande allégresse, j’oublie d’être conforme aux convenances. Je m’offre maigrement et fièrement à ceux dont je dépends, et me donne moins à ceux à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu’ils doivent lire dans mon cœur et que des paroles ne pourraient que trahir mes sentiments.
14. Pour souhaiter la bienvenue, prendre congé, remercier, saluer, faire mes offres de service, et tous ces compliments verbeux qu’exigent les lois cérémonieuses de notre politesse, je ne connais personne qui soit aussi bêtement à court de paroles que moi. Et je n’ai jamais su faire de lettres de faveur ou de recommandation sans que ceux à qui elles étaient destinées les trouvent sèches et tièdes.
15. Les Italiens sont de grands imprimeurs de lettres : j’en ai, je crois bien, cent volumes divers. Celles d’Annibale Caro me semblent les meilleures. S’il subsistait encore quelque chose de tout le papier que j’ai autrefois barbouillé pour les dames, alors que ma main était comme emportée par ma passion, il s’en trouverait peut-être quelque page digne d’être communiquée à la jeunesse oisive et entichée de cette fureur. J’écris toujours mes lettres à la hâte, et de façon si précipitée, que même si j’écris horriblement mal, je préfère écrire de ma main plutôt que d’y employer quelqu’un d’autre, car je ne trouve personne qui puisse me suivre sous la dictée, et je ne fais jamais de copies. J’ai habitué les grands personnages qui me connaissent à un papier non plié et sans marge et à y supporter des ratures et des rayures. Les lettres qui me coûtent le plus, ce sont celles qui m’importent le moins ; dès lors que je les fais traîner, c’est le signe que je ne me retrouve pas en elles. Je commence volontiers à écrire sans projet précis : la première idée amène la seconde.
16. Les lettres d’aujourd’hui sont plus faites de préfaces et de préliminaires[442] que de matière elle-même. Je préfère écrire deux lettres que d’en plier et cacheter une, et laisse toujours ce soin à quelqu’un d’autre ; de même, quand j’en ai terminé avec l’essentiel, je laisserais volontiers à quelqu’un la charge d’y ajouter ces longs discours, offres et prières que nous mettons à la fin, et j’aimerais que quelque nouvelle mode vienne nous en décharger, de même que d’y faire figurer la liste des titres et qualités du destinataire. Pour ne pas m’y tromper, j’ai bien des fois renoncé à écrire, notamment à des gens de justice et de la finance, tant il y a de nouveautés dans les charges, et tant la disposition et l’ordonnance des divers titres honorifiques est difficile. Or ces titres sont achetés si chers qu’ils ne peuvent être modifiés ou oubliés sans offense ! De la même façon, je trouve mal venu d’en charger le frontispice et la page de titre des livres que nous faisons imprimer.
1. Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourmentés par les opinions qu’ils ont sur les choses, non par les choses elles-mêmes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre misérable condition humaine si l’on pouvait établir la vérité de cette opinion dans tous les cas. Car si c’est notre jugement seul qui permet aux maux d’entrer en nous, il semble que nous puissions alors les mépriser ou les tourner en bien. Si les choses se rendent à notre merci, pourquoi ne pas les traiter en maître ou les accommoder à notre avantage ? Si ce que nous appelons mal et tourment n’est ni mal ni tourment en soi mais que c’est notre imagination qui lui attribue ce caractère, il est en notre pouvoir de le changer. Et puisque nous avons le choix, il est parfaitement idiot de nous accrocher au parti qui est le plus ennuyeux pour nous, et de donner aux maladies, à l’indigence et au mépris un goût aigre et mauvais, alors que nous pouvons leur en donner un bon, et que, le destin nous fournissant simplement la matière, c’est à nous que revient de lui donner forme.
2. Ce que nous appelons « mal » ne l’est donc peut-être pas en soi, ou du moins, et quel qu’il soit en réalité, peut-être dépend-il de nous de lui donner une autre saveur, ou – ce qui revient au même – un autre visage. Voyons si c’est là une idée que l’on peut soutenir.
3. Si l’essence originelle des choses que nous craignons avait la possibilité de s’installer en nous de sa propre autorité, il s’installerait de même en tous les hommes, car les hommes sont tous d’une même espèce, et à part une différence de quelques degrés en plus ou en moins, ils disposent tous des mêmes outils et instruments pour concevoir et juger. Mais la diversité des opinions que nous avons à l’égard de ces choses-là montre clairement qu’elles n’entrent en nous que d’un commun accord avec elles : tel les loge chez lui avec leur sens originel, mais mille autres leur donnent chez eux un sens nouveau et opposé.
4. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principaux adversaires. Or cette mort que les uns appellent la plus horrible des choses horribles, qui ne sait que d’autres la nomment l’unique port des tourments de la vie, le souverain bien de la nature, le seul appui pour notre liberté, le remède naturel et immédiat contre tous les maux ? Et de même que les uns l’attendent effrayés et tremblants, d’autres la supportent plus aisément que la vie.
5. Celui-ci se plaint de sa facilité :
Mort, puisses-tu te refuser aux lâches,
Et ne te donner qu’aux vaillants !
[Lucain, La Pharsale, IV, 580]
Mais laissons ces hommes de grand courage : Théodore répondit à Lysimaque qui menaçait de le tuer : « Tu feras un grand coup d’arriver à égaler la force d’une cantharide[443] ! » La plupart des philosophes ont devancé volontairement ou hâté et favorisé leur mort.
6. Combien voit-on de gens du peuple, conduits à la mort, et non une mort ordinaire, mais mêlée de honte et parfois d’horribles souffrances, montrer une telle assurance, soit par opiniâtreté, soit par une naturelle simplicité d’esprit, que l’on dirait que rien n’a changé dans leur comportement ordinaire ! Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, prêchent, s’adressent à la foule, mêlant parfois à leur discours des plaisanteries, et buvant à la santé de leurs connaissances, comme le fit Socrate. Celui-là, qu’on menait au gibet, demanda à ne pas passer par telle rue parce qu’il craignait qu’un marchand envers qui il avait une vieille dette ne lui fasse mettre la main au collet. Cet autre dit au bourreau de ne pas lui toucher la gorge, de peur de se mettre à rire, car il était très chatouilleux… Cet autre encore répondit à son confesseur qui lui disait qu’il souperait ce jour-là avec notre Seigneur : « Allez-y, vous, car moi je jeûne. » Cet autre enfin ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier, dit qu’il ne voulait pas boire après lui, de peur d’attraper la vérole ! Tout le monde a entendu raconter l’histoire du Picard à qui on présenta une garce alors qu’il était au pied de l’échafaud, en lui disant, comme notre justice le permet parfois, que s’il l’épousait, il aurait la vie sauve. Et lui, l’ayant un peu examinée, et ayant vu qu’elle boitait : « Passe-moi la corde au cou, dit-il, elle boite ! »
7. On dit aussi qu’au Danemark, un homme condamné à être décapité et à qui on proposait la même chose, refusa parce que la fille qu’on lui proposait avait les joues tombantes et le nez trop pointu. À Toulouse, un valet était accusé d’hérésie parce qu’il avait adopté la foi de son maître, jeune étudiant prisonnier avec lui. Et il préféra mourir plutôt que de se laisser convaincre que son maître pouvait se tromper. On raconte que quand Louis XI prit la ville d’Arras, nombreux furent parmi les gens du peuple ceux qui se laissèrent pendre plutôt que de crier « Vive le Roi ! »
8. [444]Au royaume de Narsinghgarh[445] aujourd’hui encore, les femmes des prêtres sont enterrées vivantes avec leurs maris, et les autres sont brûlées vives aux funérailles de leurs maris, non seulement avec fermeté, mais dans la gaieté. Et quand on brûle le corps de leur roi mort, toutes ses femmes et ses concubines, ses mignons et toutes sortes d’officiers et de serviteurs, accourent en foule au bûcher pour s’y jeter en même temps que leur maître, et si allègrement, qu’il semble bien que ce soit un honneur pour eux que de l’accompagner dans la mort.
9. Même parmi les âmes viles des bouffons, il en est qui n’ont pas voulu abandonner leurs plaisanteries dans la mort. L’un d’eux, que le bourreau faisait basculer s’écria : « Vogue la galère ! » son expression favorite. Un autre, sur le point d’expirer, et qu’on avait couché sur une paillasse auprès du foyer, répondit au médecin qui lui demandait où il avait mal : « entre le banc et le feu ». Et comme le prêtre, pour lui donner l’extrême-onction, cherchait ses pieds recroquevillés et crispés par la maladie, « vous les trouverez au bout de mes jambes » dit-il. À celui qui l’exhortait à se recommander à Dieu, il fit :
– Qui donc va auprès de lui ?
– Ce sera bientôt vous, s’il le veut.
– Si seulement j’y étais demain soir…
– Recommandez-vous seulement à lui, et vous y serez bientôt.
– Dans ce cas, il vaut mieux que je lui porte mes recommandations moi-même[446].
10. Pendant nos dernières guerres d’Italie, et après tant de prises et reprises, le peuple, agacé par ces perpétuels changements, se résolut si bien à mourir que j’ai entendu mon père dire qu’on avait compté au moins vingt-cinq personnages importants qui s’étaient donné la mort en une semaine. Cet épisode rappelle celui des Xanthiens qui, assiégés par Brutus[447], montrèrent une telle frénésie pour mourir, hommes, femmes et enfants pêle-mêle, qu’on ne fait rien pour fuir la mort qu’ils n’aient fait, eux, pour fuir la vie. Si bien que Brutus ne parvint à en sauver qu’un petit nombre.
11. Toute opinion est susceptible de parvenir à s’imposer, fût-ce au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment que se fit la Grèce et qu’elle respecta, durant les guerres médiques, ce fut que chacun échangerait sa vie contre la mort plutôt que d’échanger leurs lois contre celles de la Perse.
Combien en a-t-on vu, durant la guerre des Grecs contre les Turcs, accepter une mort horrible plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser ? Voilà un exemple de ce dont les religions sont capables.
12. Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs terres, le roi Jean de Portugal[448] leur vendit huit écus par tête le droit de se réfugier dans les siennes, à condition qu’ils s’en aillent à une échéance fixée. Lui, de son côté, promettait de leur fournir des vaisseaux pour les faire passer en Afrique. Le jour venu, comme il avait été stipulé que passé cette date ceux qui resteraient seraient considérés comme des esclaves, les vaisseaux leur furent fournis au compte-gouttes. Et ceux qui s’y embarquèrent furent rudement maltraités par les équipages : en plus de toutes sortes d’humiliations, ils firent exprès de les retarder, les faisant aller tantôt en avant, tantôt en arrière, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs vivres et soient contraints de leur en acheter si cher et si longtemps qu’à la fin ils furent ramenés à terre, complètement dépouillés jusqu’à leur chemise.
La nouvelle de ce traitement inhumain étant parvenue à ceux qui étaient restés à terre, la plupart d’entre eux se résolurent à accepter la servitude. Certains firent même semblant de changer de religion.
13. Emmanuel, ayant hérité de la couronne, commença par leur accorder la liberté. Mais changeant d’avis par la suite, il leur fixa un délai pour quitter le pays, désignant trois ports pour leur passage. Il espérait, dit l’évêque Osorius, le meilleur historien latin de notre époque, que la faveur qu’il leur avait faite en leur rendant la liberté ayant échoué pour les convertir au catholicisme, le péril d’affronter, comme leurs compagnons, le brigandage des marins, et la crainte d’abandonner le pays où ils étaient habitués à vivre dans la richesse pour aller se jeter dans une région inconnue et étrangère, les y ramènerait.
14. Mais déçu dans ses espoirs, et les voyant tous décidés à faire le voyage, il supprima deux des ports qu’il leur avait promis, afin que la durée et l’incommodité du voyage en fassent se raviser quelques-uns, ou pour les rassembler tous en un seul lieu pour plus de commodité dans l’exécution du plan qu’il avait arrêté. Ce plan consistait à arracher tous les enfants en dessous de quatorze ans à leurs parents pour les déporter loin de leur vue et hors de leur portée dans un endroit où ils seraient instruits dans notre religion. On dit que cela produisit un horrible spectacle : l’affection naturelle des pères et des enfants se joignant à leur foi pour s’opposer à cette brutale décision. On vit couramment des pères et des mères se suicider, et pire encore, on en vit qui précipitaient leurs jeunes enfants dans des puits, par amour et par compassion, pour échapper à la loi.
15. En fin de compte, le délai qui leur avait été fixé étant arrivé à terme, ils retombèrent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens. Mais peu de Portugais, encore aujourd’hui, cent ans après, ont confiance en leur foi ou en celle de leurs descendants, quoique l’habitude et le temps écoulé aient une influence bien plus forte que toute autre sorte de contrainte. Dans la ville de Castelnaudary, cinquante Albigeois hérétiques, avec courage et détermination, acceptèrent ainsi d’être brûlés vifs ensemble sans renoncer à leur foi[449]. « Combien de fois, dit Cicéron, non seulement nos généraux, mais aussi nos armées entières se sont précipités dans une mort certaine ? » [Tusculanes, I, xxxvii]
16. J’ai vu un de mes amis intimes rechercher la mort avec une véritable passion, une détermination enracinée en lui par divers raisonnement dont je ne parvins pas à le détacher. Et à la première occasion qui s’offrit à lui, comme auréolée de gloire, il s’y précipita, ayant perdu toute raison, comme poussé par une faim extrême et ardente[450].
17. Nous avons plusieurs exemples, de nos jours, de personnes et même d’enfants, qui se sont donnés la mort par crainte de quelque légère difficulté. Et à ce propos : « Que ne craindrons-nous pas, dit un auteur ancien, si nous craignons même ce que la couardise a choisi pour sa retraite ? » Si je voulais ici dresser la liste de ceux de tout sexe et de toute condition qui ont, ou bien attendu la mort avec constance, ou l’ont recherchée volontairement, et non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais chez certains simplement par lassitude de vivre, et d’autres dans l’espoir d’une vie meilleure, je n’en verrais jamais la fin. Le nombre en est tellement grand qu’en vérité j’aurais plus vite fait de faire le compte de ceux qui l’ont crainte.
18. J’ajouterai ceci : le philosophe Pyrrhon, se trouvant un jour en bateau pendant une grande tempête, montrait à ceux qui étaient les plus effrayés autour de lui, pour les encourager, un pourceau qui était là et ne se souciait nullement de l’orage. Oserons-nous dire que l’avantage que nous donne la raison, dont nous faisons si grand cas, et au nom de laquelle nous nous considérons comme les maîtres et empereurs du reste de la création nous ait été donnée pour nous tourmenter ? À quoi bon avoir la connaissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillité qui seraient les nôtres sans cela, et si elle rend notre condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous pour notre perte, en combattant les desseins de la Nature et l’ordre universel des choses, qui veut que chacun utilise ses dons et ses capacités à son avantage ?
19. Soit, me dira-t-on, vos préceptes valent pour la mort, mais que direz-vous de l’indigence ? Et que direz-vous de la douleur, qu’Aristippe et Jérôme de Cardia, comme la plupart des sages, considèrent comme le mal absolu ? (Et ceux qui le niaient en paroles l’admettaient dans la réalité) Posidonios souffrait d’une maladie aiguë et très douloureuse. Pompée alla lui rendre visite, s’excusant d’être venu à un moment aussi inopportun pour l’entendre parler de philosophie. « Qu’à Dieu me plaise, lui dit Posidonios, que la douleur s’empare de moi au point que je ne puisse en parler ! » Et il se jeta sur le sujet du mépris de la douleur. Mais pendant ce temps, celle-ci jouait quand même son rôle, et le harcelait sans cesse. Alors il s’écria : « Tu as beau faire, douleur, je ne dirai pas que tu es un mal ! »
Cette anecdote dont on fait si grand cas, que nous apprend-elle sur le mépris de la douleur ? Il n’y est question que du mot lui-même. Et pourtant : si Posidonios n’était pas affecté par la douleur, pourquoi s’interromprait-il dans son propos ? Et pourquoi juge-t-il si important de ne pas l’appeler « mal » ?
20. Ici, tout n’est pas seulement affaire d’imagination. Si le reste est affaire d’opinion, ici c’est de la connaissance objective qu’il s’agit. Et nos sens eux-mêmes en sont juges.
Et si les sens nous trompent, la raison en fait autant.
[Lucrèce, IV, 485]
Ferons-nous croire à notre peau que les coups de fouet la chatouillent ? Et à notre goût que l’aloès soit du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon est ici de notre côté : s’il ne craint pas la mort, il crie et se plaint quand on le bat. Comment aller contre la loi générale de la nature, qui concerne tous les êtres vivants sur terre, de craindre la douleur ? Les arbres eux-mêmes semblent gémir aux coups qu’on leur porte. La mort ne s’appréhende que par la réflexion, car c’est le fait d’un seul instant :
Elle est passée ou va venir, rien qui soit présent en elle.
[La Boétie, Satire, adressée à Montaigne]
La mort cause moins de mal que l’attente de la mort.
[Ovide, Héroïdes, v. 82]
Mille bêtes, mille hommes, sont plus vite morts que menacés. Et en vérité, ce que nous craignons essentiellement dans la mort, c’est la douleur qui généralement en est le signe avant-coureur.
21. Et pourtant, s’il faut en croire un saint Père : « la mort n’est un mal que par ce qui s’ensuit. » [Saint Augustin, Cité de Dieu, I, xi]
Je dirai encore, de façon plus juste, que ni ce qui vient avant, ni ce qui vient après ne fait partie de la mort. Nous nous donnons donc de mauvaises excuses en invoquant la douleur. Et je sais par expérience que c’est plutôt l’impossibilité de supporter la simple évocation de la mort qui nous rend la douleur insupportable, et que nous la sentons doublement aiguë parce qu’elle constitue pour nous l’annonce de notre mort. Mais parce que la raison nous montre combien nous sommes lâches de craindre une chose aussi soudaine, aussi inévitable, aussi insensible, nous saisissons cet autre prétexte, parce qu’il est plus excusable.
22. Tous les maux qui n’ont pas d’autre danger que celui de la douleur, nous les disons sans danger. Le mal de dents ou de la goutte, si pénible qu’il soit, dans la mesure où il n’entraîne pas la mort, qui songerait à le considérer comme une maladie ? Il nous faut donc bien admettre que dans la mort, c’est surtout la douleur qui nous importe. De même pour la pauvreté : ce que nous redoutons en elle, c’est que la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles dans les bras desquels elle nous plonge nous font souffrir.
23. Seule la douleur, donc, nous importe. Je reconnais volontiers que c’est la pire des choses qui puisse nous arriver, car je suis l’homme qui lui veut le plus de mal, qui fait le plus pour la fuir, bien que je n’aie pas eu jusqu’à présent, Dieu merci, grand rapport avec elle. Mais nous avons en nous la possibilité, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par l’accoutumance, et quand bien même le corps en serait affecté, de parvenir néanmoins à maintenir l’âme et la raison en bon état.
24. Et s’il n’en était pas ainsi, qui donc aurait pu accorder de la valeur à la vertu, à la vaillance, à la magnanimité et à la résolution ? Comment pourraient-elles jouer leur rôle, si elles n’avaient plus de douleur à défier ?
La vertu est avide du danger.
[Sénèque, De Providentia, iv]
Si l’on ne devait pas coucher sur la dure, armé de pied en cap, subir la chaleur de midi, se nourrir de cheval ou d’âne, être tailladé de partout, se faire arracher une balle d’entre les os, supporter d’être recousu, cautérisé et sondé, de quoi tirerions-nous l’avantage que voulons avoir sur le commun des mortels ?
25. Bien loin de fuir le mal et la douleur, il faut surtout désirer, comme le disent les Sages, parmi toutes les choses réellement bonnes, celle qui demande le plus de peine.
« Car ce n’est pas dans la joie et les plaisirs, dans les rires et les jeux, compagnons de la légèreté, qu’on est heureux. On l’est souvent aussi dans la tristesse par la fermeté et la constance. »
[Cicéron, De Finibus, II, xx]
Et c’est pourquoi on ne pouvait persuader nos ancêtres que les conquêtes menées de vive force, avec les risques de la guerre, n’étaient pas plus avantageuses que celles que l’on fait en toute sécurité par stratagèmes et manœuvres diplomatiques :
Il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coûte cher.
[Lucain, IX, 405]
26. Et de plus, voilà qui doit nous consoler : « Si la douleur est violente, elle est brève, et si elle est longue, elle est légère » [Cicéron, De finibus, II, xxix] On ne la sentira pas longtemps si on la sent trop. Elle cessera, ou bien c’est nous qui cesserons : c’est du pareil au même. Si on ne la supporte, elle nous emporte.
« Souviens-toi que la mort met fin aux grandes douleurs, que les petites sont intermittentes, et que nous pouvons dominer les moyennes. Ainsi, légères, nous les supportons, intolérables, nous y échappons en quittant la vie qui nous déplait, comme on sort d’un théâtre. »
[Cicéron, De finibus, I, xv]
27. Ce qui nous rend la douleur si insupportable, c’est de ne pas être habitués à trouver dans notre âme notre principale satisfaction[451], de ne pas nous reposer suffisamment sur elle, qui est pourtant la seule et souveraine maîtresse de notre conduite. Le corps ne connaît que des différences de degré, il n’a qu’une seule démarche, une seule attitude. L’âme, elle, est éminemment variable, et prend toutes sortes de formes. Elle rapporte à elle-même, et à son état, quel qu’il soit, les sensations du corps et ce qui lui arrive. Il faut donc l’étudier, l’interroger, et éveiller les puissants ressorts qui sont en elle. Ni par la raison, ni par quelque prescription ou force que ce soit, rien ne peut aller contre son penchant et son choix. Dans les milliers de comportements dont elle dispose, prenons celui qui convient à notre repos et à notre tranquillité, et nous serons prémunis non seulement contre toute blessure, mais même gratifiés et flattés, si bon lui semble, par nos blessures et nos malheurs.
28. L’âme tire son profit de tout sans distinction : l’erreur et les songes lui sont utiles, car elle y trouve une matière propre à garantir notre contentement. Il est facile de voir, en effet, que ce qui attise en nous la douleur comme le plaisir, c’est l’acuité de notre esprit. Les bêtes, qui tiennent le leur en laisse, permettent à leur corps d’exprimer leurs sensations librement et naturellement, et celles-ci sont donc les mêmes à peu près pour toutes les espèces, comme on peut le voir par la ressemblance de leurs comportements.
Si nous ne perturbions pas, dans nos membres, la règle qui est normalement la leur, tout porte à croire que nous ne nous en porterions que mieux, et que la nature leur a donné un tempérament juste et mesuré à l’égard du plaisir et de la douleur. Il ne peut d’ailleurs être que juste, puisqu’il est le même pour tous et commun à tous. Mais puisque nous nous sommes émancipés de ses règles pour nous livrer à la liberté de nos fantaisies, essayons au moins de faire pencher celles-ci du côté le plus agréable.
29. Platon redoute notre penchant marqué pour la douleur et le plaisir parce qu’il y voit un lien et une soumission de l’âme envers le corps. Pour moi, ce serait plutôt, au contraire, parce qu’il l’en détache et arrache.
De même que l’ennemi se fait plus acharné quand il nous voit fuir, de même la douleur tire-t-elle orgueil de nous voir trembler devant elle. Elle se fera bien plus accommodante avec celui qui lui tiendra tête. Il faut donc s’y opposer de toutes nos forces. En nous laissant acculer[452] et en battant en retraite, nous ne faisons qu’appeler et attirer vers nous la défaite qui nous guette. Le corps supporte mieux l’attaque en se raidissant, et il en est de même pour l’âme.
30. Mais venons-en maintenant aux exemples, qui sont pain bénit pour les gens peu solides comme moi. Nous y trouverons qu’il en est pour la douleur comme pour les pierres qui prennent une couleur plus vive ou plus pâle selon la feuille sur laquelle on les pose, et qu’elle ne tient que la place que nous lui faisons. « Ils ont souffert, dans la mesure où ils ont cédé à la douleur » [Saint Augustin, Cité de Dieu, I, x]. Nous ressentons bien plus le coup de rasoir du chirurgien que dix coups d’épée dans l’excitation du combat. Il y a des peuples qui n’attachent aucune importance aux douleurs de l’accouchement, que les médecins et Dieu lui-même estiment grandes, et pour lesquelles nous faisons tant de cérémonies. Je mets à part les femmes lacédémoniennes ; mais chez les Suisses, parmi nos fantassins, voyez-vous quelque différence à ce moment-là ? Trottant après leurs maris, vous les voyez aujourd’hui porter au cou l’enfant qu’elles portaient au ventre hier. Et ces bohémiennes, ramassées en cours de route[453], vont elles-mêmes laver leurs enfants nouveaux-nés, et se baignent dans la rivière la plus proche.
31. Bien des garces dissimulent tous les jours leurs enfants, tant à la conception qu’à l’accouchement. Mais il faut citer la digne femme[454] du patricien romain Sabinus, qui dans l’intérêt de son mari[455], accoucha de deux jumeaux, seule, sans aide, sans cris ni gémissements.
32. Un garçonnet de Lacédémone, ayant dérobé un renard, et l’ayant caché sous son manteau, préféra endurer qu’il lui ronge le ventre plutôt que de se trahir[456]. (C’est que chez eux, on craint encore plus la honte d’un larcin stupide que nous ne craignons le châtiment de nos méfaits). Un autre, donnant de l’encens pour un sacrifice, se laissa brûler jusqu’à l’os par un charbon tombé dans sa manche plutôt que de troubler le déroulement de la cérémonie[457]. Et l’on a vu un grand nombre d’enfants qui, pour prouver leur courage, selon l’éducation spartiate qu’ils avaient reçue, se sont laissé fouetter à l’âge de sept ans jusqu’à la mort sans rien manifester sur leur visage. Et Cicéron en a vus se battre par troupes entières, des poings, des pieds et des dents, jusqu’à s’évanouir plutôt que de s’avouer vaincus.
« Jamais l’usage seul n’aurait pu vaincre la nature, car elle est invincible ; mais par la mollesse, les plaisirs, l’oisiveté, l’indolence, la nonchalance, nous avons corrompu notre âme. Nous l’avons amollie par des préjugés et des mauvaises habitudes. »
[Cicéron, Tusculanes, V, 27]
33. Chacun connaît l’histoire de Scévola[458] qui, s’étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, et ayant failli dans sa mission, voulut recommencer et disculper sa patrie par une invention plus extravagante encore : il avoua non seulement son but à Porsenna, le roi qu’il voulait tuer, mais ajouta qu’il y avait dans son camp un grand nombre de Romains comme lui, complices de son entreprise. Et pour bien montrer quel homme il était, il se fait apporter un brasier, et se laisse griller et rôtir le bras jusqu’à ce que l’ennemi lui-même en soit horrifié, et commande d’éloigner le feu.
Que dire aussi de celui qui ne daigna même pas interrompre la lecture de son livre pendant qu’on l’opérait ? Et de cet autre qui s’obstinait à se moquer et à rire tant qu’il pouvait des tourments qu’on lui faisait subir, au point qu’il l’emporta finalement sur la cruauté et la colère des bourreaux qui l’avaient entre leurs main, et toutes les tortures qu’ils inventèrent et redoublèrent ? Mais il s’agissait d’un philosophe[459].
34. Eh quoi ! Un gladiateur au service de César endura, toujours en riant, qu’on fouille et qu’on entaille ses plaies[460].
« Quand un vulgaire gladiateur a-t-il jamais gémi ou changé de visage ? En a-t-on jamais vu montrer de la lâcheté, non seulement durant le combat, mais quand ils tombent ? En est-il un seul qui, à terre, condamné à recevoir le coup mortel, ait détourné la gorge ? »
[Cicéron, Tusculanes, V, 27]
35. Ajoutons à ces exemples ceux des femmes. Qui n’a entendu parler, à Paris, de celle qui se fit écorcher, rien que pour avoir ainsi le teint plus frais grâce à une nouvelle peau ? Il en est qui se sont fait arracher des dents vivantes et saines, pour que les autres soient mieux disposées, ou pour que leur voix devienne plus douce et plus grasseyante. Combien d’exemples de ce genre ne pouvons-nous pas relever témoignant du mépris envers la douleur ? Que ne feraient-elles pas ? Que craignent-elles, dès lors qu’elles ont un espoir d’améliorer tant soit peu leur beauté ?
Elles prennent soin de s’arracher les cheveux blancs,
et s’enlever la peau pour se refaire un visage nouveau.
[Tibulle, I, viii, 45]
J’en ai vu avaler du sable, de la cendre, et tout faire pour ruiner leur estomac afin de se faire le teint pâle. Pour avoir un corps svelte comme les Espagnoles, quelles souffrances n’endurent-elles pas, serrées et sanglées avec de grandes entailles sur les côtés, à vif ? Elles vont parfois jusqu’à en mourir.
36. Il est courant chez bien des peuples de se mutiler volontairement pour donner du poids à la parole donnée ; notre roi Henri III a pu observer de notables exemples de cette pratique en Pologne, et dans certains cas, ils lui étaient même destinés. Je sais que certains en France ont imité cet usage ; mais en ce qui me concerne, j’avais vu peu de temps avant de revenir de ces fameux États de Blois, une jeune fille en Picardie qui, pour témoigner de l’ardeur de ses promesses et de sa constance, se donna avec un poinçon qu’elle portait dans les cheveux, quatre ou cinq bons coups dans le bras qui firent éclater la peau et la firent saigner sérieusement[461].
37. Les Turcs se font de grandes entailles pour plaire à leurs dames, et afin qu’elles soient durables, ils appliquent aussitôt du feu sur la plaie et l’y maintiennent un temps incroyablement long, pour arrêter le sang et former une cicatrice. Il y a des gens qui ont vu cela, qui l’ont écrit et qui m’ont juré que c’était vrai. On trouve même tous les jours l’un d’entre eux qui pour dix sous turcs se fera une entaille bien profonde dans le bras, ou dans la cuisse.
38. Je suis bien content d’avoir à portée de la main les témoins exemplaires auxquels nous avons le plus souvent recours : la chrétienté nous en fournit suffisamment. Et après l’exemple donné par notre saint guide, il y en a eu des quantités qui ont voulu, eux aussi, par dévotion porter la croix. Nous savons, par un témoin absolument digne de foi[462], que le roi Saint Louis porta la chemise de crin jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur vienne à l’en dispenser, et que tous les vendredis, il se faisait fouetter les épaules par son prêtre avec cinq chaînettes de fer qu’on lui apportait pour cela avec ses effets de nuit[463].
Guillaume, notre dernier Duc de Guyenne, père de cette Aliénor qui transmit ce duché aux maisons de France et d’Angleterre, porta continuellement, durant les dix ou douze dernières années de sa vie, une cuirasse sous ses habits de religieux, par pénitence.
Foulques, Comte d’Anjou, alla jusqu’à Jérusalem pour s’y faire fouetter par deux de ses valets, la corde au cou, devant le sépulcre de Notre Seigneur.
Mais ne voit-on pas encore, tous les Vendredis saints, en des lieux divers, un grand nombre d’hommes et de femmes se battre jusqu’à se déchirer la chair et se transpercer jusqu’à l’os ? J’ai vu cela souvent, et sans qu’il s’agisse de gens envoûtés. On disait (car ils vont masqués) qu’il y en avait qui faisaient cela pour de l’argent, pour témoigner de la religion d’autres personnes, par un mépris de la douleur d’autant plus grand que les aiguillons de la dévotion l’emportent sur ceux de la cupidité.
39. Quintus Maximus enterra son fils, devenu personnage consulaire ; Marius Caton le sien, qui était désigné comme prêteur ; et Lucius Paulus les deux siens en quelques jours, avec un visage calme, ne montrant aucun signe de douleur. J’ai dit de quelqu’un, dans mon journal, et pour plaisanter, qu’il avait trompé la justice divine : la mort violente de ses trois grands enfants lui ayant été administrée en un seul jour comme un rude coup de verges, comme on peut le penser, peu s’en fallut qu’il ne prît cela pour une faveur et gratification divine particulière.
Je ne suis pas du genre à avoir des sentiments monstrueux de ce genre[464] ; mais j’ai perdu moi-même, en nourrice, deux ou trois enfants, sinon sans regrets, du moins sans profond chagrin. Et pourtant, il n’est guère d’accident qui touche les hommes plus au vif. Je vois bien d’autres occasions communes d’affliction que je ressentirais à peine si elles m’arrivaient. Il en est auxquelles tout le monde prête une figure si atroce que je n’oserais pas me vanter sans rougir de les avoir méprisées quand elles me sont advenues.
« On voit par là que l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion. » [Cicéron, Tusculanes, III, xxviii]
40. L’opinion est un élément puissant, hardi, et sans mesure. Qui a jamais recherché aussi avidement la sécurité et le repos qu’Alexandre et César l’ont fait pour l’inquiétude et les difficultés ? Terès, le père de Sitalcès, aimait dire que quand il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de différence entre son palefrenier et lui.
41. Lorsqu’il était Consul, Caton, pour s’assurer de certaines villes d’Espagne, ayant seulement interdit à leurs habitants de porter les armes, un grand nombre d’entre eux se tuèrent : « Nation farouche, qui ne pensait pas qu’on pût vivre sans armes » [Tite-Live, XXXIV, xvii] Combien en connaissons-nous qui ont fui la douceur d’une vie tranquille, dans leurs maisons, au milieu de leurs amis et connaissances, pour rechercher l’horreur des déserts inhabitables, et qui se sont mis dans une situation abjecte, une vile condition, méprisant le reste du monde, et qui pourtant y ont trouvé leur compte jusqu’à préférer cela ?
42. Le cardinal Borromée, qui mourut récemment à Milan, au milieu de la débauche à laquelle l’incitait sa noblesse et ses grandes richesses, l’air de l’Italie et sa jeunesse, conserva pourtant toujours une façon de vivre si austère, qu’il avait la même robe été comme hiver, ne couchait que sur la paille, et passait les heures qui lui restaient en dehors des occupations de sa charge à étudier continuellement, à genoux, avec un peu de pain et d’eau à côté de son livre. Et c’était là tout ce qu’il prenait comme repas pendant le temps qu’il y consacrait.
43. J’en connais qui ont sciemment tiré profit et avancement du cocuage dont le seul nom suffit à effrayer tant de gens !… Si la vue n’est pas le plus nécessaire de nos sens, elle est du moins le plus agréable. Mais les plus utiles et les plus agréables de nos membres semblent être ceux qui servent à nous engendrer ; et pourtant bien des gens les ont pris en haine mortelle justement parce qu’ils étaient trop agréables, et ils les ont rejetés à cause de leur importance[465]. C’est ce que pensa de ses yeux celui qui se les creva[466].
44. La plupart des gens communs et sains d’esprit tient pour un grand bonheur le fait d’avoir beaucoup d’enfants. Pour moi et quelques autres, le grand bonheur, c’est de ne pas en avoir du tout.
Et quand on demanda à Thalès pourquoi il ne se mariait pas, il répondit qu’il ne voulait pas laisser une descendance après lui.
45. Que notre opinion donne leur prix aux choses, on le voit par le grand nombre de celles que nous ne regardons pas seulement pour leur valeur, mais en pensant à nous. Nous ne nous occupons ni de leurs qualités ni de leur utilité, mais seulement du prix qu’il nous en coûtera pour les posséder, comme si cela constituait une partie de leur substance. Et ce que nous appelons leur valeur, ce n’est pas ce qu’elles nous apportent, mais ce que nous y apportons. Et sur ce je m’avise que nous sommes très regardants à nos dépenses. Leur utilité est fonction de leur importance, et nous ne les laissons jamais enfler inutilement. C’est l’achat qui donne sa valeur au diamant, la difficulté à la vertu, la douleur à la dévotion, l’amertume au médicament.
46. Il en est un[467] qui, pour parvenir à la pauvreté, jeta ses écus dans la mer que tant d’autres fouillent en tous sens pour y pêcher des richesses. Épicure a dit que le fait d’être riche n’apporte pas un soulagement, mais un changement de soucis. Et c’est vrai que ce n’est pas la disette, mais plutôt l’abondance qui génère l’avarice. Je vais raconter l’expérience que j’ai sur ce sujet.
49. La plupart de ceux qui savent gérer leurs affaires estiment horrible de vivre ainsi dans l’incertitude. Mais ils ne se rendent pas compte, d’abord, que la plupart des gens vivent ainsi. Combien d’honnêtes gens n’ont-ils pas abandonné toutes leurs certitudes, combien le font chaque jour, pour rechercher la faveur des rois et courir la chance ? César s’endetta d’un million en or au-delà de ce qu’il possédait pour devenir César. Et combien de marchand commencent leurs affaires par la vente de leur métairie, qu’ils envoient aux Indes
à travers tant de mers déchaînées. [Catulle, IV, 18]
Et par un temps si peu fertile en dévotions que le nôtre, nous voyons mille et mille congrégations qui coulent une vie paisible, attendant chaque jour de la libéralité du Ciel ce dont ils ont besoin pour dîner.
Et deuxièmement, ils ne se rendent pas compte que cette certitude sur laquelle ils se fondent n’est guère moins incertaine et hasardeuse que le hasard lui-même. Je vois d’aussi près la misère au-delà de deux mille écus de rente que si elle était toute proche de moi. Car le hasard est capable d’ouvrir cent brèches à la pauvreté à travers nos richesses, et il n’y a souvent qu’un pas de la fortune la plus extrême au quasi dénuement.
La fortune est de verre, et quand brille, elle se brise.
[Publius Syrus, in Juste Lipse, Politiques]
Et elle peut envoyer cul par dessus tête toutes nos précautions et nos défenses.
50. Je trouve que pour diverses raisons, on voit plus souvent l’indigence chez ceux qui ont du bien que chez ceux qui n’en ont pas ; et qu’elle est peut-être moins pénible quand elle vient seule que quand elle apparaît au milieu des richesses, qui proviennent plutôt d’une bonne gestion que de recettes véritables : « Chacun est l’artisan de sa propre fortune » [Salluste, de rep. ordin. I, 1]. Et un riche qui n’est plus à son aise, mais pressé par la nécessité et les ennuis d’argent me semble plus misérable que celui qui est simplement pauvre. « L’indigence au sein de la richesse est la pire des pauvretés. » [Sénèque, Épîtres, LXXIV] Les plus grands princes et les plus riches, sont généralement amenés, par la pauvreté et le besoin, à l’extrême nécessité. Car en est-il de plus extrême que celle qui conduit à devenir les tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs sujets ?
51. Ma deuxième situation fut d’avoir de l’argent. M’y étant attaché, j’en fis bien vite des réserves non négligeables en fonction de ma condition sociale. J’estimais que l’on ne dispose vraiment que de ce qui excède les dépenses ordinaires, et qu’on ne peut être sûr d’un bien qui ne représente qu’une espérance de recette, si évidente qu’elle paraisse. Car je me disais : et s’il m’arrivait tel ou tel fâcheux événement ? Et à cause de ces vaines et pernicieuses pensées, je m’ingéniais à parer à tous les inconvénients possibles grâce à cette réserve superflue. Et à celui qui m’alléguait que le nombre des événements possibles était infini je trouvais encore le moyen de répondre que cette réserve, si elle ne pouvait être prévue pour tous les cas, l’était tout de même au moins pour bon nombre d’entre eux. Mais cela n’allait pas sans douloureuse inquiétude. J’en faisais un secret. Et moi qui ose tant parler de moi, je ne parlais de mon argent que par des mensonges, comme font ceux qui, riches, se font passer pour pauvres, et pauvres jouent les riches, sans que jamais leur conscience ne témoigne sincèrement de ce qu’ils ont vraiment. Ridicule et honteuse prudence !
52. Allais-je en voyage ? Il me semblait toujours que je n’avais pas emporté assez d’argent. Et plus je m’étais chargé de monnaie plus je m’étais aussi chargé de craintes : à propos de l’insécurité des chemins, ou de la fidélité de ceux qui transportaient mes bagages, dont je ne parvenais à m’assurer vraiment – comme bien des gens que je connais – que si je les avais devant les yeux. Laissais-je ma cassette chez moi ? Ce n’étaient que soupçons et pensées lancinantes, et qui pis est, incommunicables ! Mon esprit en était obsédé. Tout bien pesé, il est encore plus difficile de garder de l’argent que d’en gagner. Si je n’en faisais pas tout à fait autant que je le dis, du moins me coûtait-il de m’empêcher de le faire. Quant à la commodité, j’en profitais peu ou pas du tout : si j’avais plus de facilité à faire des dépenses, celles-ci ne m’ennuyaient pas moins ; car comme disait Bion, le chevelu se fâche autant que le chauve si on lui arrache les cheveux. Et dès que vous vous êtes habitué, que vous vous êtes représenté en esprit un certain tas d’or, vous n’en disposez déjà plus, car vous n’oseriez même plus l’écorner… C’est un édifice qui, vous semble-t-il, s’écroulera tout entier si vous y touchez : il faut vraiment que la nécessité vous prenne à la gorge pour vous résoudre à l’entamer. Et avant d’en arriver là, j’engageais mes hardes, je vendais un cheval, avec bien moins de contrainte et moins de regret que lorsque je devais faire une brèche dans cette bourse privilégiée et tenue à part. Mais le danger est alors celui-ci : il est malaisé d’établir des bornes à ce désir d’accumulation (il est toujours difficile d’en trouver parmi les choses que l’on croit bonnes), et donc de fixer une limite à son épargne : on va toujours grossissant cet amas, l’augmentant d’un chiffre à un autre, jusqu’à se priver bêtement de la jouissance de ses propres biens, pour jouir simplement de leur conservation, et ne point en user.
53. Et c’est pourquoi, selon cette façon de voir les choses, ce sont les gens les plus fortunés qui ont en charge la garde des portes et des murs d’une ville. À mon avis, tout homme riche est avare. Platon classe ainsi les biens corporels et humains : la santé, la beauté, la force, la richesse ; et la richesse n’est pas aveugle, dit-il, mais très clairvoyante au contraire quand elle est illuminée par la sagesse. Denys le Jeune fit preuve à ce propos d’un beau geste. Ayant été averti qu’un Syracusain avait caché en terre un trésor, il lui fit dire de le lui apporter. L’autre s’exécuta, mais s’en réserva toutefois en secret une partie, avec laquelle il s’en alla dans une autre ville où, ayant perdu son habitude de thésauriser, il se mit à vivre à son aise. Apprenant cela, Denys lui fit rendre le reste de son trésor, disant que puisqu’il avait appris à s’en servir il le lui rendait volontiers.
54. Je vécus quelques années obsédé par l’argent, jusqu’à ce qu’un démon favorable me fasse sortir de cet état, comme le Syracusain, et dépenser ce que j’avais amassé : le plaisir d’un voyage très coûteux fut l’occasion de jeter à bas cette stupide conception. Je suis donc de ce fait tombé dans une troisième sorte de vie, qui (je le dis comme je le sens), est certes plus plaisante et plus réglée, car maintenant je règle ma dépense sur ma recette. Tantôt l’une est en avance, tantôt c’est l’autre, mais elles sont toujours proches sur les talons l’une de l’autre. Je vis au jour le jour, et me contente de pouvoir subvenir à mes besoins présents et ordinaires : toutes les économies du monde ne sauraient suffire aux besoins extraordinaires ! Et c’est folie d’attendre du hasard qu’il nous prémunisse contre lui-même. C’est avec nos propres armes qu’il faut le combattre, car celles que fournit le hasard peuvent toujours nous trahir au moment crucial. Si je mets de l’argent de côté, ce n’est que dans l’idée de l’employer bientôt. Non pour acheter des terres – dont je n’ai que faire – mais pour acheter des plaisirs. « Ne pas être cupide est une richesse, et c’est un revenu que ne pas avoir la manie d’acheter. » [Cicéron, Paradoxes, VI, 3]. Je n’ai pas peur de manquer ni le désir d’augmenter mon bien. « C’est dans l’abondance qu’on trouve le fruit des richesses, et c’est la satisfaction qui est le critère de l’abondance. » [Cicéron, Paradoxes, IV, 2] Et combien je me félicite de ce que cette disposition d’esprit me soit venue à un âge naturellement enclin à l’avarice ! Ainsi je suis épargné par cette folie si courante chez les vieux, et la plus ridicule de toutes les folies humaines.
55. Phéraulas, dans la Cyropédie de Xénophon, était passé par les deux premières situations que j’ai évoquées, et avait trouvé que l’accroissement des biens n’augmentait pas son appétit pour boire, manger, dormir et embrasser sa femme. D’autre part il sentait comme moi peser sur ses épaules l’inconvénient d’avoir à s’occuper de ses biens. Alors il décida de faire le bonheur d’un jeune homme pauvre qui était son ami fidèle et qui courait après la fortune, et lui fit présent de la sienne qui était grande, et même de celle qu’il était encore en train d’accumuler jour après jour grâce à la libéralité de son bon maître Cyrus, et grâce à la guerre. La seule condition était que le bénéficiaire s’engage à le nourrir et à subvenir honnêtement à ses besoins, comme étant son hôte et son ami. À partir de ce moment, ils vécurent ainsi très heureusement, et satisfaits l’un et l’autre du changement de leur condition. Voilà quelque chose que j’aimerais beaucoup imiter.
56. J’admire grandement aussi le sort d’un vieux prélat, dont j’ai pu constater qu’il s’était tout bonnement démis de sa bourse, de ses revenus, et de sa garde-robe, tantôt au profit d’un serviteur qu’il avait choisi, tantôt d’un autre, et qui a coulé ainsi de longues années, ignorant de ses affaires, comme s’il y était étranger. Faire confiance à la bonté d’autrui n’est pas un faible témoignage de sa propre bonté, et par conséquent, Dieu favorise volontiers cette attitude. Et quant au prélat dont j’ai parlé, je ne vois nulle part de maison plus dignement ni plus régulièrement gérée que la sienne. Heureux celui qui a ainsi réglé à leur juste mesure ses besoins, de façon à ce que sa fortune puisse y suffire sans qu’il s’en préoccupe et sans être dans la gêne, et sans que leur répartition ou acquisition vienne à troubler ses autres occupations, plus convenables, plus tranquilles, et selon son cœur.
57. L’aisance ou l’indigence dépendent donc de l’opinion de chacun, et ni la richesse, ni la gloire, ni la santé, n’apportent autant de beauté et de plaisir que ce que leur prête celui qui les possède. Chacun de nous est bien ou mal selon qu’il se trouve ainsi. Est content non celui qu’on croit, mais celui qui en est lui-même persuadé. En cela seulement, la croyance devient vérité et réalité.
58. Le sort ne nous fait ni bien ni mal ; il nous en offre seulement la matière, l’occasion que notre âme, plus puissante que lui, tourne et arrange comme il lui plaît ; c’est elle la seule cause et la maîtresse de sa condition : heureuse ou malheureuse. Les influences extérieures tirent leur saveur et leur couleur de notre constitution interne, de même que les vêtements nous réchauffent, non par leur chaleur propre, mais par la nôtre qu’ils sont faits pour recouvrir et entretenir. Celui qui revêtirait ainsi un corps froid en tirerait le même effet : c’est ainsi que se conservent la neige et la glace.
59. Certes, de la même façon que l’étude est un tourment pour le fainéant, l’abstinence de vin pour l’ivrogne, la frugalité est un supplice pour le luxurieux et l’exercice physique une torture pour l’homme délicat et oisif – et de même pour tout le reste. Les choses ne sont pas en elles-mêmes si douloureuses ni difficiles ; mais ce sont notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent ainsi. Pour pouvoir juger des choses élevées et importantes, il faut disposer d’une âme qui soit de la même qualité, faute de quoi nous leur attribuons les défauts qui nous appartiennent. Un aviron droit semble courbe dans l’eau. L’important n’est pas tant la chose elle-même que la façon dont on la voit.
60. Alors pourquoi, parmi tant de discours qui persuadent diversement les hommes de mépriser la mort et de supporter la douleur, n’en trouvons-nous aucun qui nous convienne ? Et pourquoi, parmi tous les beaux raisonnements qui ont réussi chez les autres, chacun n’applique-t-il pas à lui-même celui qui convient le mieux à son caractère ? S’il ne peut digérer la drogue forte et radicale qui déracinerait le mal, qu’il prenne au moins la douce qui le soulagera. « Un préjugé efféminé et frivole nous domine dans la douleur comme dans le plaisir. Quand nos âmes en sont amollies, et comme liquéfiées pourrait-on dire, même une piqûre d’abeille nous ne pouvons la supporter sans crier. Tout réside dans la capacité à se commander soi-même. » [Cicéron, Tusculanes, II, xxii] Au demeurant, on n’échappe pas à la philosophie en faisant valoir outre mesure la gravité des souffrances et l’humaine faiblesse. Car on ne fait alors que la faire se retrancher derrière ces invincibles répliques :
« S’il est mauvais de vivre dans la nécessité, il n’y a nulle nécessité à vivre dans la nécessité. »
« Nul n’est longtemps dans le malheur que par sa faute. Qui n’a le courage de supporter ni la mort ni la vie, ne veut ni rester ni fuir, que peut-on pour lui ? »
1. De toutes les sottises du monde, la plus commune, la plus universelle, c’est le souci que l’on se fait pour sa réputation, souci qui va jusqu’à quitter les richesses, le repos, la santé et la vie, choses bien réelles et matérielles, pour courir après ce qui n’est qu’une image, un mot sans corps ni substance.
La renommée, qui enchante par sa douce voix les mortels,
Et qui paraît si belle, n’est qu’un écho, un songe, – que dis-je !
L’ombre d’un songe qui au moindre souffle se dissipe et s’évanouit.
[Torquato Tasso, Jérusalem délivrée, XIV, 63]
Et l’on dirait que de tous les comportements aberrants des hommes, c’est celui dont les philosophes eux-mêmes ont le plus de mal à se défaire.
2. C’est aussi la sottise la plus revêche et la plus opiniâtre : « Car elle ne cesse de tenter même ceux qui ont fait des progrès sur le chemin de la vertu » [Saint Augustin, Cité de Dieu, V, xiv]. Il n’en est guère dont la raison fasse aussi clairement ressortir la vanité, mais elle a en nous des racines si vives, que je me demande si quelqu’un a jamais pu s’en débarrasser vraiment. Quand vous avez tout dit et tout cru faire pour y renoncer, elle suscite contre votre détermination un penchant si profond que vous avez peu de chances de lui résister.
Car, comme le dit Cicéron, ceux-là mêmes qui la combattent veulent encore que les livres qu’ils écrivent à son sujet portent haut leur nom, et veulent tirer gloire du fait qu’ils l’ont méprisée !
3. Toutes les autres choses peuvent être prêtées : nous mettons nos biens et nos vies au service de nos amis quand il le faut. Mais faire cadeau à quelqu’un d’autre de son honneur et de sa réputation, cela ne se voit guère… Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, après avoir tout tenté pour arrêter ses soldats qui fuyaient devant l’ennemi, fit comme s’il avait peur lui-même, et se mêla aux fuyards afin qu’ils aient l’air de suivre leur chef plutôt que de fuir l’ennemi. C’était perdre sa réputation pour cacher la honte des autres.
4. Quand l’Empereur Charles-Quint passa en Provence, en 1537[468], on dit qu’Antoine de Lhève, voyant son maître résolu à mener cette expédition, et pensant qu’elle lui serait extrêmement glorieuse, soutenait cependant l’opinion contraire et la lui déconseillait, afin que tout le mérite et l’honneur de cette décision soit attribués à son maître, et que l’on dise que l’avis et le jugement de celui-ci avaient été si bons que, seul contre tous, il avait mené bien une si belle entreprise ; c’était donc lui faire honneur à ses dépens.
5. Les ambassadeurs de Thrace, pour consoler Archileonide, mère de Brasidas, de la mort de son fils, chantaient la louange de ce dernier au point de dire qu’il n’avait pas laissé son pareil ; elle refusa cette louange personnelle pour lui donner une valeur générale, en déclarant : « Non, car je sais qu’en la cité de Sparte il y a des citoyens plus valeureux que lui. » À la bataille de Crécy[469], le prince de Galles, encore très jeune, conduisait l’avant-garde, et ce fut lui qui supporta l’assaut principal de la bataille. Les seigneurs qui l’accompagnaient, se trouvant dans une situation délicate, demandèrent au roi Édouard de se rapprocher pour les secourir. Celui-ci s’enquit de l’état de son fils ; et quand on lui répondit qu’il était vivant et à cheval, il déclara : « Je lui ferais tort en allant lui voler maintenant l’honneur de vaincre en ce combat qu’il a soutenu si longtemps. Quel que soit le péril encouru, cette victoire sera la sienne. » Et il ne voulut pas s’y rendre ni envoyer personne, sachant que s’il l’avait fait, on aurait dit que tout était perdu sans son aide, et que c’est à lui qu’on aurait attribué la gloire de cet exploit. « Car le dernier renfort semble toujours avoir remporté seul la victoire. » [Tite-Live, XXVII, XLV].
6. À Rome, beaucoup pensaient, et on le disait ouvertement, que les hauts faits principaux de Scipion étaient en partie dus à Lélius, qui pourtant se consacra à promouvoir et à soutenir la gloire de Scipion, sans se soucier de la sienne. De même, à celui qui prétendait que la société reposait sur lui, parce qu’il savait bien commander, Théopompe, roi de Sparte, répondait : « C’est plutôt que le peuple sait bien obéir. »
7. Comme les femmes qui succédaient à la pairie avaient, malgré leur sexe, le droit d’assister à la juridiction des pairs et d’y donner leur avis, de même les pairs ecclésiastiques, malgré leur fonction, étaient tenus de porter assistance à nos rois dans leurs guerres, non seulement par leurs amis et serviteurs, mais en personne. L’évêque de Beauvais, qui se trouvait près de Philippe Auguste à la bataille de Bouvines[470], participait bien courageusement au combat, mais il ne lui semblait pas devoir mériter quoi que ce soit en retour pour cet exercice sanglant et violent. Il réduisit ce jour-là plusieurs ennemis à sa merci, et les remit entre les mains du premier gentilhomme qu’il rencontra, pour qu’il les égorge ou les fasse prisonniers, lui laissant le soin de l’exécution. Ainsi du comte Guillaume de Salisbury, qu’il remit à messire Jean de Nesles. Il agissait avec une subtilité du même ordre que celle qui consiste à bien vouloir assommer, mais non pas blesser, et ne combattait donc qu’avec une masse d’armes. De mon temps, quelqu’un à qui le roi reprochait d’avoir porté la main sur un prêtre, le niait haut et fort : il ne l’avait en effet battu à mort qu’en le bourrant de coups de pied…
1. Plutarque dit quelque part qu’il ne trouve pas une aussi grande distance d’un animal à un autre qu’il n’en trouve d’un homme à un autre. Il parle de la valeur de l’âme et de ses qualités intimes. En vérité, je trouve qu’il y a une telle distance entre Épaminondas tel que je l’imagine, et tel homme que je connais, pourtant doué du sens commun, que je renchérirais volontiers sur Plutarque en disant qu’il y a plus de distance de tel homme à tel autre qu’il n’y en a de tel homme à tel animal.
Ah ! qu’il y a de distance d’un homme à un autre !
[Térence, Eunuque, II, 2]
et je pense qu’il y a autant de niveaux d’esprits qu’il y a de brasses d’ici jusqu’au ciel, et aussi innombrables.
2. Mais à propos de l’appréciation des hommes, il est étonnant de voir que, nous mis à part, il n’est aucune chose qui ne soit estimée autrement qu’en vertu de ses qualités propres. Nous vantons un cheval parce qu’il est vigoureux et adroit
Nous vantons un cheval pour sa vitesse, pour les palmes facilement remportées, et ses victoires dans le cirque qui l’applaudit.
[Juvénal, VIII]
et nous le vantons point pour son harnais. Nous vantons un lévrier pour sa rapidité, non pour son collier ; un faucon dressé pour son vol, et non pour ses courroies et ses lacets[471].
3. Pourquoi, s’agissant d’un homme, ne procédons-nous pas de même en l’estimant pour ce qui lui appartient en propre ? Il mène grand train, il a un beau château, tant de crédit et tant de rente : tout cela lui est extérieur, et non en lui-même. Vous n’achetez pas un chat sans le voir ; si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses harnais, vous l’examinez nu et à découvert. Et s’il est couvert, comme on le faisait autrefois quand on le vendait aux Princes, ce n’est que sur les parties les moins importantes, pour qu’on n’aille pas s’intéresser à la beauté de son poil ou à la largeur de sa croupe, mais que l’on considère surtout ses pattes, ses yeux, ses pieds, qui sont les éléments les plus importants.
La coutume, pour les rois qui achètent un cheval,
Est de l’examiner couvert, pour que, comme c’est souvent le cas,
S’il a belle tête et le pied mou, il ne se laisse attirer par une belle croupe,
Une jolie tête, une fière encolure.
[Horace, Satires, I, ii, 86]
4. Alors pourquoi, pour juger un homme, le jugez-vous tout enveloppé et comme empaqueté ? Il prend bien soin de ne nous montrer que les éléments qui ne sont pas les siens, et nous cache ceux par lesquels seulement on peut vraiment estimer sa valeur. Ce que vous recherchez, c’est le prix de l’épée, non de son fourreau ; et peut-être bien que vous n’en donnerez pas un sou quand vous l’aurez dégainée[472]. Et comme le disait plaisamment un Ancien [Horace, Satires, I, 2] : « Savez-vous pourquoi vous estimez qu’il est grand ? C’est que vous comptez aussi la hauteur de ses patins. » Le socle ne fait pas partie de la statue. Mesurez cet homme sans ses échasses ; qu’il mette à part ses richesses et ses titres, qu’il se présente en chemise : son corps est-il apte à ses fonctions, sain et plein d’entrain ? Quelle âme a-t-il ? Est-elle belle, élevée, et bien pourvue de tous ses éléments ? Est-elle riche de par elle-même, ou tient-elle cela d’autrui ? La chance y est-elle pour quelque chose ? Est-ce que, les yeux grands ouverts, elle affronte les épées que l’on tire ? Est-ce qu’elle se moque de savoir par où la vie peut s’en aller, par la bouche ou par le gosier ? Est-ce qu’elle est sûre d’elle-même, calme et contente de son sort ? C’est là ce qu’il faut voir, c’est par là que l’on peut juger des différences extrêmes qu’il y a entre nous.
5. Cet homme est-il
Sage et maître de lui ?
Est-il tel que ni la pauvreté, ni la mort, ni les fers ne le font trembler ?
Est-il capable de tenir tête à ses passions, mépriser les honneurs,
En lui-même enfermé, rond comme une boule sur laquelle tout glisse,
Et contre laquelle échouent toujours les coups du sort ?
[Horace, Satires, II, vii, 83]
Un tel homme est alors cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés : il est à lui-même son empire.
Le sage est l’artisan de son propre bonheur.
[Plaute, Trinummus, II, 2,84]
6. Que lui reste-t-il à désirer ?
Ne voyons-nous pas que la nature n’exige de nous rien d’autre
Qu’un corps exempt de douleurs et une âme jouissant de son bien-être,
Libre de craintes et de soucis ?
[Lucrèce, II, 16]
Comparez-le avec le commun des mortels, stupide, vulgaire, servile, instable et continuellement soumis aux orages des passions, qui le pousse et repousse, et dépendant entièrement des autres : il y a plus de distance entre eux que du ciel à la terre. Et pourtant, notre aveuglement ordinaire est tel que nous n’en tenons pas compte, ou si peu. Là où nous pensons avoir affaire à un paysan et un roi, à un noble et un roturier, à un magistrat et un homme ordinaire, à un riche et un pauvre, nous croyons être en face d’une extrême diversité, alors qu’ils ne sont différents, pourrait-on dire, que par leur costume.
7. En Thrace, le roi se distinguait de son peuple d’une plaisante façon, et bien particulière : il avait une religion à part ! Un Dieu pour lui tout seul, que ses sujets n’avaient pas le droit d’adorer : c’était Mercure. Et il méprisait les leurs : Mars, Bacchus, Diane.
Mais ce ne sont là pourtant que des simulacres, et ils ne créent pas une différence fondamentale entre les hommes. De même que vous voyez les acteurs de théâtre sur l’estrade jouer le personnage du duc ou de l’empereur, et sitôt après sont redevenus valets et misérables portefaix, ce qui n’est en fait que leur condition naturelle et originelle, de même l’empereur, dont la pompe vous éblouit en public,
Car sur lui brillent de grosses émeraudes enchâssées d’or
Et il porte un habit couleur de mer
Humecté par la sueur de Vénus,
[Lucrèce, IV, 1126]
8. quand vous le voyez derrière le rideau, ce n’est qu’un homme comme les autres, et peut-être même plus vil que le moindre de ses sujets. « Celui-là est content en lui-même ; cet autre ne connaît qu’un plaisir superficiel. » [Sénèque, Lettres, CIX et CXV] La couardise, l’irrésolution, l’ambition, le dépit et l’envie l’agitent, tout comme un autre.
Ni les trésors, ni les faisceaux consulaires, en effet,
Ne dissipent les troubles cruels de l’esprit et les soucis
Qui voltigent autour des lambris dorés.
[Horace, Odes, II, xvi, 9]
Et le souci et la crainte le tiennent à la gorge, fût-il au milieu de ses armées.
Il est vrai que les craintes des hommes et les soucis qui les pressent
Ne craignent ni le fracas des armes, ni les traits meurtriers.
Ils vivent hardiment parmi les rois et les puissants,
Ils n’ont aucun respect pour l’or et son éclat.
[Lucrèce, II, 48]
9. La fièvre, la migraine et la goutte l’épargnent-elles plus que nous ? Quand la vieillesse pèsera sur ses épaules, les archers de sa garde pourront-ils l’en décharger ? Quand la peur de la mort le saisira, la présence des gentilshommes de sa chambre pourra-t-elle le rassurer ? Quand il connaîtra la jalousie ou sera en proie à un caprice, nos coups de chapeau lui rendront-ils sa sérénité ? Ce ciel de lit tout constellé d’or et de perles ne peut rien contre les souffrances d’une forte colique :
Et la brûlante fièvre ne cède pas plus vite
Si tu es étendu sur des tissus brodés ou pourpres
Que si tu reposais sur un lit ordinaire.
[Lucrèce, II, 34]
10. Les flatteurs d’Alexandre le Grand voulaient lui faire croire qu’il était le fils de Jupiter ; un jour, comme il était blessé, et qu’il regardait couler le sang de sa plaie, il s’écria : « Eh bien ! Qu’en dites-vous ? n’est-ce pas là un sang vermeil et purement humain ? Il n’a pas la qualité de celui qu’Homère fait s’écouler des blessures des dieux. »
Le poète Hermodore avait fait des vers en l’honneur d’Antigonos, dans lesquels il l’appelait « fils du soleil ». Mais lui, au contraire, répliqua : « Celui qui vide ma chaise percée sait bien qu’il n’en est rien. » Un homme est un homme, un point c’est tout. Et s’il est né avec de piètres qualités, celui qui gouverne l’univers lui-même ne saurait rien y changer.
Que les jeunes filles se le disputent,
Que partout sous ses pas naissent des roses.
[Perse, II, 38]
à quoi bon, s’il a une âme grossière et stupide ? Pas de volupté ni de bonheur sans vigueur et sans esprit.
Les choses valent ce que vaut le cœur de leur possesseur,
Des biens pour qui sait en user, des maux pour les autres.
[Térence, Hautontimorumenos, I, iii, 21]
11. Les biens que procure le hasard, quels qu’ils soient, encore faut-il les sentir pour pouvoir les savourer. Car c’est le fait d’en jouir qui nous rend heureux, non leur possession.
Ce ne sont pas une maison et des terres
Ni un monceau d’airain ou d’or, quand on est malade,
Qui chassent les fièvres du corps et les soucis de l’âme.
Il faut être bien portant pour profiter des biens que l’on a.
Si l’on est tourmenté par le désir et la crainte,
Maison et biens sont comme des tableaux à qui n’y voit goutte,
Et des onguents pour un goutteux.[473]
[Horace, Épîtres, I, ii, 47]
12. Prenez un sot : son goût est vague et émoussé. Il ne jouit pas plus de ses biens qu’un homme grippé ne goûte la douceur du vin grec ou qu’un cheval n’apprécie la richesse des harnais dont on l’a paré. Comme le dit Platon, la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui s’appelle le bien, est autant le mal pour l’injuste que le bien pour le juste, et vice-versa.
Et là où le corps et l’esprit sont en mauvais état, à quoi peuvent bien servir ces avantages extérieurs, puisque la moindre piqûre d’épingle, la moindre passion, suffit pour nous ôter le plaisir de disposer du monde ? À la première atteinte de la goutte, il a beau être Sire et Majesté,
Tout gonflé d’argent et tout gonflé d’or.
[Tibulle, I, ii, 71]
ne perd-il pas le souvenir de ses palais et de sa grandeur ? S’il est en colère, le fait d’être prince l’empêche-t-il de rougir, de pâlir, de grincer des dents comme un dément ? Et si c’est un homme intelligent et distingué, la royauté ajoute alors bien peu à son bonheur :
Si l’estomac est bon, bons les poumons et bon le pied,
Les richesses des rois n’ajouteront rien à votre bonheur.
[Horace, Épîtres, I, 12]
Il voit que cela n’est que fausseté et tricherie. Il serait peut-être même de l’avis du roi Seleucus qui disait que celui qui connaîtrait le poids d’un sceptre ne se soucierait pas de le ramasser s’il le trouvait à terre.
13. Certes, ce n’est pas rien de vouloir régler la conduite des autres, puisque c’est déjà une chose si difficile pour nous mêmes ! Le commandement, lui, semble une chose bien agréable. Mais quand je considère la sottise du jugement humain, et la difficulté de choisir parmi les choses nouvelles et d’issue incertaine, je penche volontiers du côté de ceux qui pensent qu’il est plus facile et plus plaisant de suivre que de guider, et que c’est une grande tranquillité pour l’esprit de n’avoir à tenir que la voie qui vous est tracée, et de n’avoir à répondre que de soi-même.
Il vaut donc beaucoup mieux obéir tranquillement
Que vouloir se charger de gouverner l’État.
[Lucrèce, V, 1526]
Ajoutons à cela ce que disait Cyrus, que seul pouvait commander les autres celui qui valait mieux qu’eux.
14. Mais dans Xénophon, le roi Hiéron va plus loin encore quand il déclare que ses semblables sont moins bien lotis que les gens ordinaires pour jouir des plaisirs de la vie, car la facilité que leur apporte l’aisance leur enlève la pointe aigre-douce que nous autres y trouvons.
Un amour rassasié et trop sûr de lui finit par rebuter,
Comme un mets dont l’excès fatigue l’estomac.
[Ovide, Amours, II, xix, 25-26]
15. Pensons-nous que les enfants de chœur prennent vraiment du plaisir à la musique ? La satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent, et qui désirent depuis longtemps les voir ; mais pour celui dont ils forment l’ordinaire, le goût en devient fade et même déplaisant : les femmes n’excitent plus celui qui en jouit autant qu’il veut… Celui qui n’a pas l’occasion d’avoir soif ne saurait avoir grand plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux, c’est une vraie corvée. En voici la preuve : c’est un délice pour les princes, une vraie fête pour eux, que de pouvoir quelquefois se déguiser et s’encanailler, vivre à la façon du bas peuple.
Changer de vie est pour les grands bien agréable :
Repas frugal et propre, sans tapis ni pourpre,
Et sous un toit de pauvre, voilà qui déride leur front
Accablé de soucis. [Horace, Odes, III, xxix, 25-26]
16. Il n’est rien de si ennuyeux, d’aussi écœurant que l’abondance. Quel désir ne s’émousserait d’avoir trois cent femmes à sa disposition, comme le Grand Turc dans son sérail ? Quel désir et quelle sorte de chasse pouvait bien avoir celui de ses ancêtres qui n’y allait jamais qu’avec au moins sept mille fauconniers ? [474] Je pense aussi que cette grandeur éclatante ne va pas sans inconvénients pour ce qui est de la jouissance des plaisirs les plus doux, car ils sont forcément trop visibles, trop à la vue de tous. Et pourtant, je ne sais pourquoi, on leur demande justement de se cacher et de couvrir leurs fautes. Car ce qui chez nous ne serait qu’exagération, le peuple le ressent chez eux comme de la tyrannie, du mépris et du dédain envers les lois. Et outre l’inclination au vice, ils lui semblent ajouter encore le plaisir de bafouer et de fouler aux pieds les règles communes. C’est vrai que Platon, dans Gorgias, définit le tyran comme celui qui a le droit de faire tout ce qu’il veut dans sa cité. Et c’est pour cela que la manifestation et l’étalage au grand jour de leurs turpitudes blessent souvent plus que ces turpitudes elles-mêmes.
17. Tout le monde redoute d’être contrôlé et épié ; les grands le sont jusque dans leurs comportements et leurs pensées, le peuple estimant avoir le droit d’en juger et intérêt à le faire. Et de même que les taches semblent plus grande selon qu’elles sont placées plus haut et dans une lumière plus crue, de même une simple marque de naissance ou une verrue ou front semblent chez eux pire qu’une balafre chez les autres.
C’est pourquoi les poètes prétendent que Jupiter menait ses entreprises amoureuses sous un autre visage que le sien[475] ; et dans toutes les conquêtes qu’ils lui attribuent, il n’en est qu’une seule, me semble-t-il, dans laquelle il se montre dans toute sa grandeur et sa majesté.
18. Mais revenons à Hiéron : il dit aussi à quel point il trouve sa royauté encombrante, qui lui interdit de voyager librement, comme s’il était prisonnier dans les limites de son propre pays, et à tout instant harcelé par la foule. C’est un fait que quand je vois nos grands hommes être seuls à table, mais assiégés par une meute de gens qui lui parlent et qui l’observent, ils me font souvent plus pitié qu’envie.
Le roi Alphonse[476] disait que de ce point de vue, les ânes étaient plus heureux que les rois : leurs maîtres les laissent paître à leur aise, mais les rois ne peuvent même pas obtenir une telle liberté de leurs serviteurs. Et il ne m’est jamais venu à l’idée que cela puisse constituer un quelconque avantage, dans la vie d’un homme cultivé, que d’avoir une vingtaine d’observateurs quand il est sur sa chaise percée ; ni que les services d’un homme qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal[477] ou défendu Sienne[478], soient pour lui plus commodes et plus agréables que ceux d’un bon valet expérimenté.
19. Les avantages dont disposent les princes sont largement imaginaires. À chaque degré de la condition sociale, on trouve quelque ressemblance avec la condition des princes. César, en son temps, appelle « roitelets » tous les seigneurs ayant le droit de rendre la justice. Et de fait, à la différence de « Sire », nombreux sont ceux qui se sont dits « roi » pour s’en attribuer la grandeur[479]. Voyez ce que sont, dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, la suite, les sujets, les officiers, les occupations, le service et le cérémonial d’un seigneur vivant à l’écart et casanier, qui a grandi au milieu de ses valets. Et voyez aussi comment son imagination travaille : il n’est rien de plus royal que lui. Il entend parler de son maître une fois par an, comme s’il s’agissait du roi de Perse, et il ne le connaît que par quelque vague cousinage dont son secrétaire tient le registre. À la vérité, nos lois sont bien légères, et le poids de la souveraineté ne se fait sentir à un gentilhomme français qu’une ou deux fois dans sa vie. La sujétion réelle et effective ne concerne que ceux d’entre nous qui s’y soumettent, et qui aiment à s’honorer et s’enrichir par ce moyen. Car il est aussi libre que le duc de Venise, celui qui veut rester tapi chez lui et sait conduire sa maison sans querelles ni procès. « La servitude enchaîne bien peu d’hommes, mais nombreux sont ceux qui s’y enchaînent. » [Sénèque, Épîtres, XXII]
20. Mais ce qui ennuie le plus Hiéron, c’est de se voir privé du fruit le plus doux et le plus parfait de la vie humaine : l’amitié et la convivialité. Car en effet, quel crédit accorder aux témoignages d’affection et de bienveillance venant de celui qui me doit, qu’il le veuille ou non, tout ce qu’il est ? Puis-je me vanter de ce qu’il me parle avec humilité et déférence, puisqu’il n’est pas en son pouvoir de faire autrement ? Les honneurs que nous recevons de ceux qui nous craignent ne sont pas des honneurs : ces marques de respect s’adressent à ma royauté, non à moi.
Le plus grand avantage de la royauté,
C’est que le peuple est contraint,
Non seulement de supporter mais de louer
Les actes de son maître.
[Sénèque, Thyeste, II, i, 205]
21. Ne voit-on pas que le méchant roi aussi bien que le bon, celui qu’on hait comme celui qu’on aime, sont aussi honorés l’un que l’autre : même apparat, même cérémonial. Ainsi était traité mon prédécesseur, ainsi le sera mon successeur. Si mes sujets ne m’offensent pas, ce n’est pas de leur part un témoignage d’affection ; pourquoi le prendrais-je ainsi, puisqu’ils ne peuvent faire ce qu’ils veulent[480] ? Nul ne m’accompagne par amitié entre lui et moi, car il ne saurait se tisser d’amitié là où il y a si peu de relation et d’affinités[481]. Ma haute condition m’a placé en dehors de la société : il y a entre les hommes et moi trop de disparité et de disproportion. Ils me suivent par respect pour les convenances et les coutumes ; et plutôt pour ma fortune[482] que pour moi, dans le but d’accroître la leur. Tout ce qu’ils me disent et font pour moi n’est que fard, leur liberté étant bridée de toutes parts par le pouvoir considérable que j’ai sur eux : je ne vois autour de moi que des gens masqués et dissimulés.
22. Ses courtisans louaient un jour l’empereur Julien pour sa bonne justice. « Je m’enorgueillirais volontiers, dit-il, de ces louanges, si elles venaient de personnes qui oseraient accuser ou critiquer mes actes s’ils étaient mauvais. »
Tous les avantages véritables qu’ont les princes, ils les ont en commun avec les hommes de condition moyenne : monter des chevaux ailés et se nourrir d’ambroisie est l’affaire des dieux. Eux n’ont pas le sommeil ni l’appétit différents des nôtres ; leur acier n’est pas de meilleure trempe que celui que nous employons pour nos propres armes ; leur couronne ne les protège pas du soleil ni de la pluie. Celle de Dioclétien était fort révérée et le destin lui avait été très favorable : il y renonça pourtant, pour se consacrer aux agréments de la vie privée. Et quelque temps après, comme les nécessités des affaires publiques exigeaient qu’il revienne les prendre en charge, il répondit à ceux qui étaient venus le lui demander : « Vous n’essaieriez pas de me persuader de revenir aux affaires si vous aviez vu la belle disposition des arbres que j’ai plantés moi-même chez moi, et les beaux melons que j’y ai semés. »
23. Selon Anacharsis, la société la plus heureuse serait celle où, toutes choses égales par ailleurs, la prééminence serait mesurée par la vertu, et le mépris par le vice.
24. Quand le roi Pyrrhus entreprit de passer en Italie, son sage conseiller Cynéas voulut lui faire sentir la vanité de son ambition.
– Eh bien, sire, lui demanda-t-il, à quelles fins vous lancez-vous dans cette grande entreprise ?
– Pour me rendre maître de l’Italie, répondit-il aussitôt.
– Et après cela ? poursuivit Cynéas.
– Je passerai, dit l’autre, en Gaule et en Espagne.
– Et après ?
– Je m’en irai soumettre l’Afrique, et enfin, quand le monde entier sera sous ma sujétion, je me reposerai et vivrai heureux et à mon aise.
– Pour Dieu, Sire, répliqua alors Cynéas, dites-moi donc à quoi tient que vous ne viviez ainsi dès maintenant, si vous le voulez ? Pourquoi ne pas vous installer, dès maintenant, là où vous prétendez le vouloir, et vous épargner toutes les fatigues et tous les risques que vous allez vous imposer avant ?
Apparemment, il ne connaissait pas de bornes à ses désirs
Et ignorait jusqu’où va le vrai plaisir.
[Lucrèce, V, 1431]
25. Je m’en vais terminer ceci par un vers ancien que je trouve singulièrement beau à ce propos : « C’est son caractère qui donne à chacun sa destinée ». [Cornelius Nepos, Vie d’Atticus, II]
1. La façon dont nos lois tentent de régler les folles et vaines dépenses de table et de vêtements semble avoir un effet contraire à son objet. Le vrai moyen, ce serait de susciter chez les hommes le mépris de l’or et de la soie, considérés comme des choses vaines et inutiles. Au lieu de cela, nous en augmentons la considération et la valeur qu’on leur attache, ce qui est bien une façon stupide de procéder si l’on veut en dégoûter les gens.
Si l’on dit, en effet, que seuls les princes mangeront du turbot, porteront du velours et des tresses d’or, et que cela est interdit au peuple, n’est-ce pas renforcer le prestige de ces choses-là, et faire croître en chacun de nous, justement, l’envie d’en disposer ? Que les rois abandonnent hardiment ces marques de grandeur : ils en ont assez d’autres ! Et de tels excès sont plus excusables chez tout autre homme que chez un prince.
2. Suivant l’exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre de bien meilleures façons de nous distinguer extérieurement, et de montrer notre rang (ce que j’estime nécessaire, en vérité, dans une maison[484]), sans pour cela entretenir cette dégénérescence ostentatoire.
3. Il est étonnant de voir comment la coutume, dans ces choses de peu d’importance, impose si facilement et si vite son autorité. À peine avions-nous porté du drap pendant un an à la cour, pour le deuil du roi Henri II, que déjà dans l’opinion de tous, la soie était devenue si vulgaire, que si l’on en voyait quelqu’un vêtu, on le prenait aussitôt pour un bourgeois. Elle n’était restée à la mode que chez les médecins et les chirurgiens. Et bien que tout le monde fût vêtu à peu près de la même façon, le rang se marquait pourtant de bien des façons et de façon bien apparente.
4. Ne voit-on pas comment, dans nos armées, les pourpoints crasseux de chamois et de toile sont venus soudainement à l’honneur ? Et comment le soin et la richesse des vêtements suscitent maintenant le reproche et le mépris ? Que les rois commencent seulement à renoncer à ces dépenses, et ce sera chose faite en un mois, sans édit et sans ordonnance : tout le monde aura suivi.
5. La loi devrait dire, au contraire, que le cramoisi et l’orfèvrerie sont défendus à tous, sauf aux bateleurs et aux courtisanes. C’est de cette façon que Zéleucos corrigea les mœurs corrompues des Locriens ; voici quelles étaient ses ordonnances : que la femme de condition libre ne puisse se faire accompagner de plus d’une chambrière, sauf quand elle sera ivre. Qu’elle ne puisse sortir de la ville la nuit, ni porter sur elle des bijoux d’or ou une robe brodée, sauf si elle est femme publique ou catin. Qu’il ne soit permis à aucun homme, sauf aux souteneurs, de porter au doigt un anneau d’or, ni des vêtements fins comme ceux que l’on fait avec des étoffes tissées à Milet. Et ainsi, grâce à ces exceptions honteuses, il détournait habilement ses concitoyens des superfluités et des plaisirs pernicieux.
C’était une façon très pratique de ramener les hommes, par l’attrait des honneurs et de l’ambition, à leur devoir[485] et à l’obéissance.
6. Nos rois peuvent tout, s’agissant de réformes extérieures comme celles-ci : leur bon plaisir y a force de loi. « Tout ce que font les princes, il semble qu’ils le prescrivent. » [Quintilien, Declamationes, III]
Le reste de la France prend pour règle celle de la cour[486]. Que les rois renoncent à cette vilaine pièce de vêtement qui montre si ostensiblement nos membres intimes, à ce balourd grossissement des pourpoints qui nous fait si différents de ce que nous sommes et si incommode pour s’armer, à ces longues tresses efféminées de cheveux, à cet usage de baiser ce que nous présentons à nos compagnons quand nous les saluons, à celui de baiser nos mains, cérémonie autrefois réservée aux seuls princes.
7. Qu’ils renoncent à cet usage qui veut qu’un gentilhomme se présente à une cérémonie sans épée à son côté, débraillé et déboutonné, comme s’il venait d’un lieu d’aisances ; et que, contrairement à la coutume de nos pères, et à la liberté particulière de la noblesse de ce royaume, nous nous tenions tête nue même quand nous sommes loin d’eux, en quelque lieu qu’ils soient ; et non seulement quand il s’agit d’eux, mais de cent autres encore, tant nous avons de tiers et de quart de rois…
8. Qu’ils renoncent de même à d’autres modes nouvelles et mauvaises : on les verra disparaître immédiatement, et tomber en discrédit. Ce sont là des erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais augure : on sait que le mur se détériore quand l’enduit et le crépi se fendillent.
9. Dans ses Lois, Platon estime que rien n’est plus dommageable à sa cité que de permettre à la jeunesse de changer ses accoutrements, ses gestes, ses danses, ses exercices et ses chansons, en passant d’une mode à l’autre, adoptant tantôt tel jugement, tantôt tel autre, et de courir après les nouveautés, adulant leurs inventeurs. C’est ainsi en effet que les mœurs se corrompent, et que les anciennes institutions se voient dédaignées, voire méprisées.
10. En toutes choses, sauf quand il s’agit de mauvaises, il faut craindre le changement : celui des saisons, des vents, de la nourriture, des humeurs. Et les seules lois qui ont une véritable autorité sont celles à qui Dieu a donné une origine si ancienne que personne ne sait quand elles sont apparues, ni si elles ont jamais été différentes.
1. La raison nous commande bien de suivre toujours la même voie, mais pas forcément à la même allure. Et si le sage ne doit laisser les passions humaines quitter le droit chemin, il peut toutefois, sans porter atteinte à son devoir, leur faire cette concession de hâter ou retarder son pas pour elles, et ne pas se tenir forcément comme un Colosse immobile et impassible.
Si la vertu elle-même était incarnée, je crois que son pouls battrait plus fort en montant à l’assaut qu’en allant dîner : en vérité, il faut qu’elle s’échauffe et s’émeuve. À ce propos j’ai remarqué cette chose rare : les grands personnages, parfois, quand ils sont aux prises avec les affaires les plus délicates et les plus importantes, conservent si bien leur comportement habituel[487], qu’ils n’en raccourcissent même pas leur sommeil.
2. Alexandre le Grand, au jour fixé pour sa terrible bataille contre Darius, dormit si profondément, et si tard dans la matinée, que Parmenion fut contraint d’entrer dans sa chambre et, s’approchant de son lit, dut l’appeler deux ou trois fois par son nom pour l’éveiller, car il était grand temps d’aller au combat.
3. L’empereur Othon ayant résolu de se tuer, cette nuit-là, après avoir mis ses affaires en ordre, partagé son argent entre ses serviteurs, et affûté le tranchant de l’épée dont il voulait se frapper, n’attendant plus que de savoir si chacun de ses amis s’était mis en sûreté, tomba dans un si profond sommeil que ses valets de chambre l’entendaient ronfler.
4. La mort de cet empereur a bien des points communs avec celle du grand Caton, et notamment celui-ci : sur le point de mettre fin à ses jours, attendant de savoir si les sénateurs qu’il faisait s’éloigner avaient quitté le port d’Utique, il s’endormit si profondément qu’on l’entendait souffler de la chambre voisine ; celui qu’il avait envoyé au port l’ayant éveillé pour lui dire que la tempête empêchait les sénateurs de faire voile normalement, il y renvoya un autre et, se renfonçant dans son lit, se remit à sommeiller jusqu’à ce que ce dernier vienne l’assurer que le départ avait eu lieu.
5. Nous pouvons aussi comparer à celle d’Alexandre la conduite de Caton, lors du grand et dangereux orage qui le menaçait du fait de la sédition du Tribun Metellus. Ce dernier, lors de la conjuration de Catilina, voulait publier un décret rappelant Pompée à Rome avec son armée ; Caton fut le seul à s’opposer à ce décret, ce qui avait provoqué entre lui et Metellus de vifs échanges et des menaces en plein Sénat. Mais c’était le lendemain, au forum, qu’on allait devoir mettre le projet à exécution. Et Metellus, qui bénéficiait non seulement de la faveur du peuple et de César (qui conspirait alors à l’avantage de Pompée[488]), devait s’y rendre accompagné de quantité d’esclaves étrangers et de gladiateurs dévoués jusqu’à la mort, tandis que Caton ne disposait comme renfort que de sa seule fermeté. De sorte que ses parents, ses domestiques, et de nombreuses personnes dignes d’estime se faisaient beaucoup de souci pour lui : il y en eut qui passèrent la nuit avec lui, sans vouloir dormir, ni boire, ni manger, à cause du danger auquel ils le voyaient exposé. Dans sa maison, sa femme elle-même, comme ses sœurs, ne faisait que pleurer et se tourmenter, alors que lui, au contraire, réconfortait tout le monde. Après avoir dîné comme d’habitude, il alla se coucher et s’endormit jusqu’au matin d’un profond sommeil, jusqu’au moment où l’un de ses collègues du Tribunat vint l’éveiller pour aller affronter cette épreuve.
Ce que nous savons de la grandeur et du courage de cet homme, dont témoigne le reste de sa vie, nous montre à l’évidence que cette attitude était due chez lui à une âme tellement élevée, tellement loin au-dessus de ce genre d’accidents, qu’il ne daignait même pas s’en inquiéter, pas plus que pour des événements ordinaires.
6. Lors du combat naval qu’il remporta contre Sextus Pompée en Sicile, Auguste, sur le point d’aller au combat, se trouva accablé d’un sommeil si profond que ses amis durent le réveiller pour qu’il donne le signal de la bataille.
Cela donna l’occasion à Marc-Antoine de lui reprocher, par la suite, de n’avoir même pas eu le courage de regarder en face le dispositif de son armée, et de n’avoir pas osé se présenter à ses troupes avant qu’Agrippa vienne lui annoncer la nouvelle de la victoire remportée sur ses ennemis.
7. Mais Marius le Jeune, lui, fit encore pis : le jour de sa dernière bataille contre Sylla, après avoir mis son armée en ordre de bataille, et donné le mot d’ordre et le signal des hostilités, il se coucha à l’ombre d’un arbre pour se reposer, et s’endormit si profondément que c’est à peine si la déroute et la fuite de ses gens purent le tirer de son sommeil : il n’avait rien vu du combat.
On dit qu’il était tellement accablé de fatigue et manquait tellement de sommeil que la nature avait repris le dessus. Et à ce propos, les médecins devront dire si le sommeil est nécessaire au point que notre vie puisse en dépendre ; car on dit qu’on a fait mourir le roi Persée de Macédoine, prisonnier à Rome, en le privant de sommeil, alors que Pline de son côté, donne l’exemple de gens qui ont vécu longtemps sans dormir.
8. On lit dans Hérodote qu’il y a des peuples chez qui les hommes dorment et veillent par demi années. Et ceux qui ont écrit la vie du sage Épiménide disent qu’il dormit cinquante-sept ans de suite.
1. Il y eut beaucoup d’événements remarquables lors de notre bataille de Dreux[489]. Mais ceux qui ne cherchent guère à favoriser la réputation de M. de Guise insistent volontiers sur le fait qu’il est inexcusable d’avoir fait halte et temporisé avec les forces qu’il commandait, pendant qu’on enfonçait les lignes de Monsieur le Connétable, chef de l’armée, avec de l’artillerie ; et qu’il eût mieux valu qu’il prît le risque de prendre l’ennemi sur son flanc, que de supporter une si lourde perte en attendant l’avantage de pouvoir l’attaquer sur ses arrières.
Pourtant, outre le fait que l’issue de la bataille lui donna raison, celui qui en débattra sans passion reconnaîtra aisément, il me semble, que le but et le dessein, non seulement d’un capitaine, mais de chaque soldat, doit être la victoire complète ; et qu’aucun événement particulier, quel qu’en soit l’intérêt, ne doit le détourner de cet objectif.
2. Philopœmen, dans une bataille contre Machanidas, avait envoyé en avant pour commencer le combat une bonne troupe d’archers et de lanceurs de traits ; l’ennemi, après les avoir culbutés, s’amusait à les poursuivre à toute bride, et filait à la poursuite de sa victoire le long du gros des troupes de Philopœmen. Celui-ci, malgré l’émotion soulevée dans les rangs de ses soldats, décida de rester sur place et de ne pas se présenter à l’ennemi pour secourir ses gens. Au contraire, les ayant laissé pourchasser et mettre en pièces devant ses yeux, il commença à charger les ennemis au niveau de leurs bataillons de fantassins, quand il les vit complètement délaissés par la cavalerie. Et bien que ce fussent des Lacédémoniens, comme il les surprit au moment où, croyant avoir triomphé, ils commençaient à se désorganiser, il en vint rapidement à bout. Cela fait, il se mit à poursuivre Machanidas.
Ce cas est proche parent de celui de M. de Guise.
3. Dans la sévère bataille d’Agésilas contre les Béotiens, que Xénophon, qui y prit part, dit avoir été la plus rude qu’il eût jamais vue, Agésilas refusa l’avantage que le hasard lui offrait de laisser passer le corps de bataille des Béotiens et de les attaquer sur leurs arrières, même si la victoire lui apparaissait certaine de cette façon, car il estimait qu’il y avait plus d’habileté que de vaillance à agir de la sorte. Et pour montrer sa valeur militaire, avec un remarquable courage, il choisit au contraire de les attaquer de face. Mais il fut proprement battu et même blessé, et finalement contraint de se dégager. Prenant le parti qu’il avait refusé au début, il fit ouvrir les rangs de ses gens pour laisser passer le torrent des Béotiens. Et quand ils furent passés, observant qu’ils marchaient en désordre, comme ceux qui s’imaginent être hors de danger, il les fit suivre et charger par les flancs. Pourtant cela ne lui permit pas de les mettre en fuite dans leur déroute, mais au contraire, ils se retirèrent peu à peu, montrant toujours les dents, jusqu’au moment où ils se retrouvèrent en lieu sûr.
1. Quelle que soit la diversité des herbes, on les désigne toutes ensemble sous le nom de « salade ». De même, en ce qui concerne les noms, je m’en vais donner ici un ramassis de diverses choses.
2. Chaque nation a quelques noms qui sont pris, je ne sais pourquoi, en mauvaise part ; ainsi chez nous de Jean[490], Guillaume, Benoît[491].
3. De même, il semble qu’il y ait eu, dans la généalogie des princes, certains noms poursuivis par la fatalité : ainsi des « Ptolémées » en Égypte, des « Henris » en Angleterre, des « Charles » en France[492], des « Baudoins » en Flandres, et en notre ancienne Aquitaine des « Guillaumes », dont on dit que serait venu le nom de Guyenne ; mais peut-être par un rapprochement fortuit, comme il y en a d’aussi grossiers chez Platon lui-même[493].
4. De même, c’est une chose sans importance, mais pourtant digne d’être gardée en mémoire, et qui a été racontée par un témoin oculaire : Henri, duc de Normandie, fils de Henri II roi d’Angleterre, donna en France un festin, et les nobles y furent si nombreux que pour se distraire on les divisa en groupes selon leurs noms. Dans le premier, celui des « Guillaume », on trouva cent-dix chevaliers assis à table et portant ce nom, sans compter les simples gentilshommes et les serviteurs[494].
5. Il est aussi amusant de distribuer les tables d’après les noms qu’il l’était pour l’empereur Géta de faire présenter les mets selon la première lettre de leurs noms : on servait donc par exemple ceux dont le nom commençait par « m » : mouton, marcassin, merlus, marsouin, et ainsi de suite[495].
6. De même encore, on dit qu’il est bien d’avoir un « bon nom », c’est-à-dire du crédit et de la réputation. Mais en vérité, ce qui est commode, c’est d’avoir un nom qui puisse se prononcer et mémoriser aisément, car les rois et les grands personnages nous connaissent ainsi plus facilement, et risquent moins de nous oublier. Et parmi ceux qui nous servent, nous commandons et employons plus souvent ceux dont les noms nous viennent le plus facilement.
J’ai vu le roi Henri II ne pouvoir parvenir à nommer correctement un gentilhomme de cette région de Gascogne ; et à une des suivantes de la reine, il fut d’avis de donner le nom général de sa famille, parce que celui de sa maison paternelle lui avait semblé trop bizarre. Et Socrate considère que c’est une tâche paternelle importante que de donner un beau nom à ses enfants.
7. On dit aussi que la fondation de Notre-Dame la Grande à Poitiers a son origine dans le fait qu’un jeune homme débauché, qui logeait là, ayant reçu chez lui une garce et lui ayant d’emblée demandé son nom, qui était Marie, se sentit soudain si vivement épris de religion et de respect envers ce nom sacro-saint de la Vierge mère de notre Sauveur, que non seulement il chassa aussitôt cette fille, mais que le reste de sa vie en fut du coup changé. Et c’est en considération de ce miracle que fut bâtie à l’endroit même où se trouvait la maison de ce jeune homme une chapelle au nom de Notre-Dame, et ensuite l’église que nous y voyons aujourd’hui.
8. Ce dévot rappel à l’ordre, tombé dans son oreille, lui alla droit à l’âme. En voici un autre, du même genre, transmis par les sens. Pythagore étant en compagnie de jeunes hommes comprit qu’ils complotaient, échauffés par la fête, de violenter une personne bien née et pudique. Alors il demanda à la musicienne de changer de ton, et grâce à une musique pesante, sévère, et au rythme lent[496], calma peu à peu leur ardeur comme sous l’effet d’un charme, et finit par l’endormir tout à fait.
9. La postérité ne dira pas que notre Réforme d’aujourd’hui a été subtile et judicieuse ; car elle n’a pas seulement combattu les erreurs et les vices, et rempli le monde de dévotion, d’humilité, d’obéissance, de paix et de toutes les vertus. Elle est aussi allée jusqu’à combattre ces anciens noms de baptême tels que Charles, Louis, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ézéchiel, Malachie, supposés plus imprégnés par la foi !
Un gentilhomme de mes voisins, jugeant les usages du temps passé à l’aune du nôtre, n’oubliait jamais de souligner la fierté et la magnificence des noms de la noblesse de ce temps-là : Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan[497], et prétendait que rien qu’à les entendre, on sentait qu’il s’agissait de gens bien différents de Pierre, Guillot ou Michel.
10. Et je sais gré, vraiment, à Jacques Amyot, d’avoir laissé intégralement les noms latins dans le texte d’une traduction française, sans les déformer et les adapter pour leur donner une terminaison à la française. Cela pouvait sembler un peu pénible au début : mais très vite, la valeur de son « Plutarque » aidant, l’usage nous en a gommé toute l’étrangeté. J’ai souvent souhaité que ceux qui écrivent des récits en latin nous laissent nos noms comme ils sont ; car en faisant de Vaudemont « Vallemontanus », et en les transformant pour les habiller à la grecque ou à la romaine, nous ne savons plus où nous en sommes, et pourrions même perdre le souvenir de ces noms-là.
11. Pour en terminer avec cela : c’est une mauvaise habitude, et dont les conséquences sont fâcheuses, que d’appeler chacun par le nom de sa terre et seigneurie. C’est la chose au monde qui fait le plus confondre et méconnaître les lignées. Le fils cadet d’une bonne maison, ayant hérité[498] d’une terre, sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement abandonner ce nom. Mais dix ans après sa mort, voilà que la terre incombe à un étranger, qui en fait aussi son nom : comment s’y retrouver, après cela ?
Pas besoin d’ailleurs d’aller chercher d’autres exemples que ceux que nous fournit la maison royale : autant de partages, autant de nouveaux noms ! Et du coup, le nom originel, celui de la souche, nous échappe.
12. Il y a tant de laxisme dans ces changements, que de mon temps, je n’ai vu personne que le destin ait porté à une situation extraordinairement élevée sans qu’on lui attribue aussitôt des titres généalogiques nouveaux – qu’on ne connaissait pas à son père ! – et sans qu’on le greffe sur quelque illustre rameau. Et bien entendu, les familles les plus obscures sont les plus propres à la falsification. Combien est-il de gentilshommes en France qui sont de lignée royale, si on les écoute ? Plus que d’autre origine, à ce qu’il me semble…
13. Ce qui suit me fut raconté de bonne grâce par un de mes amis. Ils étaient plusieurs réunis à propos de la querelle d’un seigneur contre un autre. Et cet autre avait en vérité quelque prérogative due à des titres et des alliances d’un rang supérieur à celui de la noblesse ordinaire. À propos de cette prérogative, chacun, cherchant à se faire son égal, alléguait qui une origine, qui une autre, qui la ressemblance du nom, qui des armoiries, qui de vieux papiers de famille. Et le moindre d’entre eux se trouvait arrière petit-fils de quelque roi d’outre-mer… !
14. Au moment du dîner, mon ami, au lieu de prendre sa place, recula en faisant de profondes révérences, suppliant l’assistance de l’excuser de ce que, par témérité, il avait jusqu’alors vécu avec eux comme un de leur compagnons, mais qu’ayant été récemment informé de l’ancienneté de leurs titres, il voulait maintenant les honorer selon leur rang, et qu’il ne lui appartenait pas de siéger parmi tant de princes. Après cette farce, il les réprimanda sévèrement en ces termes :
« Contentez-vous, par Dieu, de ce dont nos pères se sont contentés, et de ce que nous sommes ; ce que nous sommes est suffisant si nous savons le préserver. Ne renions pas le sort et la condition de nos aïeux, et abandonnons ces sottes prétentions, qui peuvent porter tort à quiconque a l’impudence de les alléguer. »
15. Les armoiries n’offrent pas de garantie, pas plus que les noms de famille. Je porte moi-même « d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en face ». Quel privilège a cette figure pour demeurer précisément dans ma maison ? Un gendre la transportera dans une autre famille ; un acheteur quelconque en fera ses premières armoiries. Il n’est rien où l’on puisse rencontrer plus de mutation et de confusion.
16. Mais cette réflexion me conduit forcément à une autre : regardons un peu de près, et par Dieu, examinons à quelle base nous rattachons cette gloire et cette réputation, dont le monde est bouleversé… Où mettons-nous cette renommée que nous poursuivons au prix de tant d’efforts ? C’est en somme Pierre ou Guillaume qui la porte, qui la prend sous sa protection, et c’est lui qu’elle concerne.
17. Ô la noble vertu que l’espérance, qui sur un sujet mortel et en un instant, usurpe l’infinité, l’immensité[499], et comble l’indigence de son maître par la possession de toutes les choses qu’il peut imaginer et désirer, autant qu’il le veut ! Nature nous a donné là un plaisant jouet. Et ce Pierre ou ce Guillaume, est-ce rien d’autre qu’un mot ? Ou trois ou quatre traits de plume, avant tout, et si aisés à modifier, que je demanderais volontiers à qui revient l’honneur de tant de victoires : à Guesquin, à Glesquin, ou à Gueaquin ? [500] Il serait bien plus justifié, ici, que chez Lucien, de voir « ∑ » faire un procès à « T »[501] car
Elle n’est pas frivole ni de peu de valeur,
La récompense que l’on attend ;
[Virgile, Énéide, XII, v. 764]
18. La chose est sérieuse ! Car il s’agit de savoir auquel de ces groupes de lettres doivent être attribués tant de sièges et de batailles, de blessures, de séjours en prison et de services rendus à la couronne de France par ce fameux Connétable… Nicolas Denisot ne s’est servi que des lettres de son nom, et les a réarrangées pour faire le Conte d’Alsinois[502] auquel il a prêté la renommée de sa poésie et de sa peinture. Suétone, lui, n’a que le sens du sien ; ayant négligé « Lenis », qui était le nom de son père, il a fait de « Tranquillus » le dépositaire de la réputation faite à ses œuvres. Qui pourrait croire que le capitaine Bayard n’est honoré qu’à cause des exploits empruntés à Pierre Terrail ? Et qu’Antoine Escalin se laisse voler sous ses yeux tant d’expéditions navales et de missions, maritimes et terrestres, au profit du capitaine Poulin et du baron de la Garde ?
19. Par ailleurs, ces traits de plume sont communs à des milliers de gens. Combien y a-t-il, en effet, dans chaque famille, de personnes portant le même prénom et le même nom ? Et dans toutes les familles, tous les siècles, tous les pays – combien ? L’histoire a retenu trois « Socrate », cinq « Platon », huit « Aristote », sept « Xénophon », vingt « Démétrius », vingt « Théodore »… sans parler de ceux demeurés inconnus. Qu’est-ce qui empêche mon palefrenier de s’appeler « Pompée le grand » ?
Et après tout, quels moyens, quelles forces peuvent bien agir sur mon palefrenier trépassé ou sur Pompée qui eut la tête tranchée en Égypte, pour les rattacher à ce nom glorifié, ces traits de plume si honorés, et en tirer avantage ?
Croyez-vous que cela touche les mânes des morts dans leurs tombeaux ?
[Virgile, Énéide, IV, 34]
20. Que peuvent bien éprouver de ce que l’on dit d’eux, ceux que leur valeur humaine met côte à côte à la première place : Épaminondas, de ce vers depuis tant de siècles dans nos bouches,
par mes hauts faits fut anéantie la gloire de Lacédémone
[Cicéron, Tusculanes, V, 17]
et Africanus de cet autre :
Du levant par-delà les Palus Meotides
Personne n’égalerait mes propres exploits.
[ibid. 21]
21. Ceux qui leur survivent sont flattés par la douceur de ces mots. Mais mûs par un désir jaloux, ils transfèrent naïvement sur les trépassés ce qu’ils ressentent eux-mêmes ; et par une vaine espérance, ils s’imaginent qu’ils seront capables à leur tour d’éprouver ce plaisir après leur mort. Dieu seul le sait !
Toutefois, dit Juvénal,
C’est vers quoi se dressèrent les généraux romains, les grecs et les barbares, voilà la cause des dangers et des épreuves subies, tant il est vrai que l’homme est plus assoiffé de gloire que de vertu.
[X, v. 137]
1. C’est bien ce que signifie ce vers :
Il y a bien des façons de parler de tout, et pour et contre.[503]
Prenons un exemple :
Hannibal fut vainqueur, mais ne sut profiter ensuite de sa victoire.
[Pétrarque, sonnet 82][504]
2. Si l’on veut se ranger dans le clan de ceux qui, comme nos gens, considèrent que c’était une faute de n’avoir pas poursuivi notre percée, dernièrement, à Moncontour ; ou si l’on veut blâmer le roi d’Espagne de n’avoir pas su exploiter l’avantage qu’il eut contre nous à Saint-Quentin[505], alors on peut dire que cette faute est due à une âme enivrée de sa bonne fortune, et d’un cœur qui, rempli de ce commencement de succès, perd le goût de vouloir l’accroître, parce qu’il est déjà bien trop occupé à digérer ce qu’il a obtenu. Il est comblé, il ne peut en saisir davantage, indigne qu’il est du sort qui lui a mis un tel bien entre les mains. Car en effet, quel profit tirera-t-il de sa victoire, s’il donne à son ennemi le moyen de se remettre d’aplomb ? Quel espoir peut-on nourrir qu’il ose encore attaquer ceux-ci une fois ralliés et remis en ordre, animés maintenant par le dépit et la soif de vengeance, s’il n’a pas osé ou su les poursuivre quand ils étaient en déroute et effrayés ? Quand le sort est brûlant et que tout cède à la terreur.
[Lucain, La Pharsale, Vii, 734]
3. Mais que peut-il attendre, après tout, de mieux que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est ici comme à l’escrime, où c’est le nombre des « touches » qui donne la victoire : tant que l’ennemi est debout, il faut recommencer de plus belle. Et il n’y a de victoire que si la guerre prend fin avec elle.
Dans l’escarmouche où il fut en difficulté, près de la ville d’Oricum, César fit des reproches aux soldats de Pompée, disant qu’il eût été perdu si leur capitaine avait su vaincre ; et quand ce fut son tour d’avoir le dessus, il le força bien autrement à jouer de ses éperons.
4. Mais ne pourrait-on dire aussi le contraire ? Que ne savoir mettre fin à son ambition n’est que l’effet d’un esprit agité et insatiable ; que c’est abuser des faveurs de Dieu que de vouloir leur faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et que de se jeter de nouveau au devant du danger après la victoire, c’est la remettre encore une fois à la merci du hasard ; et qu’enfin, l’une des plus grandes sagesses dans l’art militaire consiste à ne jamais pousser son ennemi au désespoir.
5. Sylla et Marius, pendant la guerre sociale[506], ayant défait les Marses et voyant encore une troupe de ces ennemis qui, par désespoir, revenait se jeter sur eux, comme des bêtes furieuses, jugèrent qu’il valait mieux ne pas les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eût emporté à poursuivre trop furieusement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eût pas souillée par sa mort. Mais c’est pourtant la mémoire de son exemple encore récent qui permit à Monsieur d’Enghien de se garder d’un malheur semblable à Cérisoles[507].
6. Il est dangereux d’attaquer un homme à qui vous avez ôté toute autre moyen de vous échapper que les armes, car c’est une violente maîtresse d’école que la nécessité : « elles sont terribles, les morsures de la nécessité, quand on l’a irritée ». [Portius Latro, Declamationes]
Celui qui provoque l’ennemi et met en jeu sa vie lui fait payer cher la victoire.
[Lucain, La Pharsale, IV, 275]
7. Voilà pourquoi Pharax empêcha le roi de Lacédémone, qui venait de remporter la bataille contre les Mantinéens, d’aller affronter le millier d’Argiens qui avaient échappé sans dommage à la défaite de leur armée ; en les laissant filer librement, au contraire, il évita de mettre à l’épreuve leur courage aiguillonné et irrité par le malheur.
Clodomir roi d’Aquitaine, après sa victoire, poursuivit Gondemar roi de Bourgogne qui s’enfuyait, et le força à faire face : son obstination lui ôta le fruit de sa victoire, car il mourut dans l’engagement.
8. De même, si l’on devait choisir entre une troupe richement et somptueusement armée ou armée seulement du strict nécessaire, il faudrait choisir la première ; c’était l’avis de Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et d’autres encore, que c’est toujours un moyen d’aiguillonner le goût de l’honneur et de la gloire chez le soldat que de se voir si bien paré, et une raison pour lui d’être plus acharné dans les combats, puisqu’il a ses armes à sauver, qu’il considère comme son bien et son héritage.
9. Xénophon dit que c’est la raison pour laquelle les Asiatiques emmenaient avec eux à la guerre leurs femmes et leurs concubines, avec leurs bijoux et leurs richesses les plus précieuses. Mais on pourrait aussi penser, d’un autre côté, que l’on doive plutôt enlever au soldat le souci de se conserver en vie, plutôt que de le renforcer, car il craindra d’autant plus de prendre des risques s’il est richement armé. De plus, ce riche butin ne fera que renforcer chez l’ennemi le désir de la victoire, et l’on a remarqué que à certains moments, cela encouragea vivement les Romains dans leur combat contre les Samnites.
10. Antiochos, montrant à Hannibal l’armée qu’il préparait contre les Romains, riche et avec de magnifiques équipements, lui demanda : « Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? – S’ils s’en contenteront ? répondit Hannibal. C’est sûr et certain, si cupides soient-ils. »
11. Lycurgue défendait à ses compatriotes non seulement d’avoir des équipages somptueux, mais aussi de dépouiller leurs ennemis vaincus ; il voulait, disait-il, « que la pauvreté et la frugalité soient autant à l’honneur que la bataille elle-même. »
12. Pendant les sièges comme en d’autres occasions, quand nous pouvons approcher l’ennemi, nous permettons volontiers aux soldats de le braver, de le mépriser, de l’injurier de toutes sortes de façons, et non sans quelque apparence de raison. Car ce n’est pas rien que de leur ôter toute espérance de grâce et d’arrangements en leur montrant qu’il n’est plus question d’attendre cela de celui qu’ils ont si fort outragé, et que le seul remède possible est maintenant la victoire.
13. Mais cela tourna mal pour Vitellius. Ayant affaire à Othon, rendu plus faible que lui par le peu de valeur de ses soldats, qui avaient perdu depuis longtemps l’habitude de se battre, et amollis par les plaisirs de la ville, il les irrita tellement, par ses paroles blessantes, qui leur reprochaient leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient pour les femmes et les fêtes de Rome, qu’il leur remit ainsi du cœur au ventre, ce qu’aucune exhortation n’avait pu faire. Il les attira lui-même en somme là où on ne pouvait réussir à les pousser. Et il est vrai que quand ce sont des injures qui touchent au vif, elles peuvent aisément faire que celui qui allait mollement au combat pour la cause de son roi y aille d’une toute autre ardeur pour la sienne propre.
14. Si l’on considère combien est importante la sauvegarde d’un chef dans une armée, et que c’est lui, dont tous les autres dépendent, que vise particulièrement l’ennemi, il semble que l’on ne puisse contester la décision prise par plusieurs grands capitaines de se travestir et déguiser[508] au moment de la mêlée. Malgré tout, l’inconvénient que l’on risque de rencontrer dans ce cas, n’est pas moindre que celui qu’on cherche à éviter : le capitaine ne pouvant plus être reconnu par les siens, le courage qu’ils puisent dans son exemple et dans sa présence leur fait du même coup défaut ; ne voyant plus les marques et les enseignes dont ils ont l’habitude, ils pensent qu’il est mort ou bien qu’il s’est enfui, n’ayant plus d’espoir en l’issue de la bataille. L’expérience montre que tantôt c’est l’une des deux attitudes qui réussit, et tantôt l’autre.
15. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il soutint contre le consul Levinus en Italie nous présente l’une et l’autre face de la chose. Car pour avoir voulu se cacher en prenant les armes de Démogaclès et lui donnant les siennes, il sauva certainement sa vie, mais il faillit bien aussi perdre cette bataille.
Alexandre, César et Lucullus aimaient se faire remarquer au combat avec des tenues et des armes riches, d’une couleur brillante et particulière. Agis, Agésilas et le grand Gylipos, au contraire, allaient au combat vêtus de façon ordinaire, sans leurs atours impériaux.
16. Parmi les reproches faits à Pompée à propos de la bataille de Pharsale, il y a celui d’avoir arrêté son armée pour attendre l’ennemi de pied ferme. Et je reprends ici les mots de Plutarque lui-même, qui valent mieux que les miens : « parce que cela affaiblit la violence que la course donne aux premiers coups, et en même temps enlève l’élan qui jette les combattants les uns contre les autres, et qui d’ordinaire les remplit d’impétuosité et de fureur plus que toute autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer brutalement, et que leur courage s’accroît sous l’effet de la course et des cris ; au contraire cette immobilité fait que leur ardeur est en quelque sorte refroidie et figée. ».
17. Voilà donc ce que dit Plutarque à propos de cette attitude. Mais si César avait perdu ? N’aurait-on pas pu dire aussi bien, au contraire, que la plus forte et solide position est celle dans laquelle on se tient planté sans bouger, et que celui qui est immobile, rassemblant sa force en lui-même et l’économisant, possède un grand avantage sur celui qui est en mouvement, et qui a déjà gaspillé à la course la moitié de son souffle ? Outre qu’il est impossible à une armée, qui est un corps fait de tant de pièces diverses, de se mettre en branle avec cette furie, en un mouvement bien ordonné, sans altérer ni rompre son ordonnance, et que le plus agile ne soit déjà au contact de l’ennemi avant même que son compagnon ne puisse le secourir.
18. Lors de cette mauvaise bataille des deux frères perses, Cyrus et Artaxerxès, le Lacédémonien Cléarque qui commandait les grecs ralliés à Cyrus les mena tranquillement à l’attaque, sans se hâter. Mais à cinquante pas du choc, il les fit courir, espérant, par la brièveté de la distance, préserver leur bon ordre et leur souffle, tout en leur donnant l’avantage de l’impétuosité, à la fois pour eux-mêmes, et pour leurs armes de trait. D’autres chefs ont réglé ce dilemme de cette manière : si les ennemis vous foncent dessus, attendez-les de pied ferme. S’ils vous attendent de pied ferme, foncez-leur dessus.
19. Quand l’empereur Charles-Quint envahit la Provence, le roi François 1er eut le choix entre aller au devant de lui en Italie, ou l’attendre en ses terres.
Il savait combien il est avantageux de conserver son pays à l’abri des troubles de la guerre, afin que, ayant conservé toutes ses forces, il puisse continuellement lui fournir l’argent et les secours dont il pourrait avoir besoin. Que les nécessités de la guerre contraignent toujours à commettre des dégâts, ce qu’on ne peut faire de bon cœur sur ce qui nous appartient. Que le paysan supporte plus facilement les ravages commis par l’ennemi que ceux qui sont dus à son propre camp, et qu’il est facile dans ce dernier cas de créer des mouvements séditieux et des troubles. Que la permission de voler et de piller, qui ne peut être donnée sur son propre sol, est d’un grand secours pour les combattants dans les épreuves de la guerre, car il est difficile à celui qui n’a rien d’autre à espérer que sa solde, de rester dans son devoir, quand il est à deux pas de sa femme et de son foyer. Que celui qui met la nappe supporte toujours les frais. Qu’il est plus excitant d’attaquer que de se défendre. Que la secousse causée dans nos entrailles par la perte d’une bataille est si violente qu’il est difficile qu’elle n’affecte le corps tout entier, étant donné qu’il n’est pas de passion qui soit plus contagieuse que la peur, qui ne s’attrape aussi facilement pour rien, qui se répande plus brusquement qu’elle. Et que les villes qui auront entendu cette tempête jusque devant leurs portes, qui auront recueilli leurs capitaines et leurs soldats encore tremblants et hors d’haleine, risquent fort, dans le feu de l’action, de se jeter dans quelque mauvais parti.
20. Mais sachant tout cela, il prit pourtant la décision de rappeler les troupes qu’il avait au-delà des monts, et de voir venir l’ennemi.
Car il pensa, au contraire, qu’étant chez lui et parmi ses amis, il ne pouvait manquer d’avoir à sa disposition et en abondance toutes sortes d’avantages : que les rivières et les passages entièrement à sa dévotion lui achemineraient argent et vivres en toute sécurité et sans qu’il soit besoin d’escorte ; que ses sujets seraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus près d’eux ; qu’ayant tant de villes et de remparts pour sa sécurité, ce serait à lui de prendre l’initiative du combat, au moment opportun et le plus avantageux ; et que s’il lui plaisait de temporiser, il pourrait, étant bien installé et à l’abri, voir son ennemi se morfondre, et se détruire lui-même. Car lui rencontrerait, au contraire bien des difficultés, s’étant aventuré en pays hostile, n’ayant rien derrière lui ni à côté qui ne lui fît la guerre, nul moyen de renouveler ou de renforcer son armée si la maladie s’y répandait, rien pour mettre à l’abri ses blessés, nul moyen de se reposer et reprendre haleine, aucune connaissance des lieux ni des villages qui puisse le mettre à l’abri des embûches et des surprises, et, s’il venait à perdre la bataille, aucun moyen de sauver les restes de son armée.
21. Et il ne manquait pas d’exemples en faveur de l’une et de l’autre solution.
Scipion trouva bien meilleur d’aller attaquer le territoire de son ennemi en Afrique, que de défendre le sien et de le combattre en Italie : bien lui en prit. Mais à l’inverse, pendant cette même guerre, Hannibal se perdit en abandonnant la conquête d’un pays étranger pour aller défendre le sien.
Les Athéniens ayant laissé l’ennemi sur leurs terres pour passer en Sicile, eurent le sort contre eux. Mais Agathoclès, roi de Syracuse, l’eut au contraire pour lui en passant en Afrique et laissant la guerre chez lui.
On a donc bien raison de dire que les événements et leur issue dépendent pour l’essentiel, et notamment en temps de guerre, du hasard, qui n’obéit ni à notre raison ni à notre sagesse, comme le disent ces vers :
Souvent malavisé triomphe, et non le prudent.
La Fortune reste sourde aux nobles causes,
Mais semble se porter en aveugle n’importe où,
Car une force nous plie et nous régente,
Et conduit les mortels selon ses lois à elle.
[Manilius, IV, 95-99]
22. Mais tout bien considéré, il semble que nos desseins et nos décisions dépendent eux aussi, et autant, du hasard, qui met aussi dans nos raisonnements son trouble et son incertitude.
Nous raisonnons de façon hasardeuse et téméraire, dit Timée dans Platon, parce que, comme nous, nos raisonnements relèvent largement du hasard.
1. Me voici donc devenu grammairien, moi qui n’ai jamais appris une langue que par l’usage, et qui ne sait pas encore ce qu’est un adjectif, le subjonctif ou l’ablatif ? C’est que j’ai entendu dire, il me semble, que les Romains avaient des sortes de chevaux qu’ils appelaient « funales »[510] ou « dextrarios », que l’on menait de la main droite ou que l’on prenait aux relais, pour qu’ils soient tout frais en cas de besoin. Et de là vient que nous appelons « destriers »[511] les chevaux de service. Et nos vieux romans de chevalerie disent généralement « adestrer » pour « accompagner ». Ils appelaient aussi « desultorios equos »[512] des chevaux dressés de façon à ce que, quand ils galopaient de toutes leurs forces, accouplés l’un à l’autre, sans bride ni selle, les nobles romains, même tout armés, puissent de l’un à l’autre, en pleine course.
2. Les hommes d’armes numides menaient par la bride un second cheval, pour changer au moment le plus chaud de la mêlée : « eux, qui avaient pour habitude, comme nos écuyers, de sauter d’un cheval à l’autre, d’emmener deux chevaux et de sauter de l’un à l’autre tout armés, au beau milieu du combat, du cheval fourbu sur le cheval frais, si grande est leur agilité et si dociles sont leurs montures ! » [Tite-Live, XXIII, 29]
3. Il y a des chevaux dressés à secourir leur maître, à se précipiter sur celui qui leur présente une épée nue, à se jeter à coups de pieds et de dents sur ceux qui les attaquent et les affrontent. Mais il leur arrive plus souvent de nuire aux amis qu’aux ennemis. Ajoutez à cela que vous ne les ferez pas lâcher leur adversaire une fois qu’ils sont aux prises avec lui, et que vous demeurez à la merci du combat.
4. Il en coûta beaucoup à Artibie[513], général de l’armée perse, combattant contre Onésile, roi de Salamine, homme contre homme, d’être monté sur un cheval formé à cette école, car cela causa sa mort : l’écuyer d’Onésile l’atteignit d’un coup de son cimeterre entre les deux épaules alors que son cheval s’était cabré contre son maître.
5. Les Italiens racontent qu’en la bataille de Fornoue, le cheval du roi de France Charles VIII se libéra par ses ruades et ses coups de pieds des ennemis qui l’entouraient, et que sans cela le roi eût été perdu. Si cela est vrai, ce fut vraiment un heureux hasard.
6. Les mamelouks[514] se vantent d’être, parmi les hommes d’armes, ceux qui ont les chevaux les plus adroits du monde. Par nature et par habitude, ils sont capables de reconnaître et de distinguer l’ennemi sur lequel ils doivent se ruer en mordant et ruant, sur un ordre qu’on leur donne ou un signe qu’on leur fait. Et ils sont capables aussi de ramasser avec leur bouche les lances et les traits et à les présenter à leur maître sur son ordre[515].
7. On dit de César, et aussi du grand Pompée, qu’entre autres remarquables qualités, ils étaient de très bons cavaliers. De César on dit qu’en sa jeunesse, monté à cru et sans bride, il faisait prendre le galop à sa monture en gardant les mains derrière son dos.
8. Comme la Nature a voulu faire de César et d’Alexandre deux génies dans l’art militaire, on dirait qu’elle s’est aussi efforcée de les armer de façon extraordinaire. Car tout le monde sait que Bucéphale, le cheval d’Alexandre, qui avait la tête d’un taureau, qui ne supportait d’être monté par personne d’autre que son maître et qui ne pouvait être dressé que par lui, fut honoré après sa mort et qu’une ville fut fondée en son nom.
César, lui, en avait un qui avait les pieds de devant comme ceux d’un homme avec les sabots coupés en forme de doigts, qui ne pouvait être monté ni dressé que par lui-même, et il dédia à Vénus la statue qu’il fit faire de l’animal après sa mort.
9. Quand je suis à cheval, je n’en descends pas volontiers, car c’est la position dans la quelle je me trouve le mieux, que je sois en bonne santé ou malade. Platon la recommande pour la santé ; Pline dit aussi qu’elle est salutaire pour l’estomac et les articulations.
Poursuivons donc sur ce sujet, puisque nous y sommes.
10. On lit dans Xénophon qu’une loi [de Cyrus] [516] défendait de voyager à pied à celui qui possédait un cheval. Trogus et Justinus disent que les Parthes avaient l’habitude de faire à cheval, non seulement la guerre, mais aussi toutes leurs affaires publiques et privées, commercer, parlementer, discuter, se promener ; et que la plus notable différence chez eux entre les hommes libres et les esclaves étaient que les premiers allaient à cheval, les autres à pied. Et cette institution est née à l’époque du roi Cyrus.
11. Il y a dans l’histoire romaine plusieurs exemples (et Suétone le remarque particulièrement chez César), de chefs d’armée qui commandaient à leurs cavaliers de mettre pied à terre quand ils se trouvaient en difficulté, pour enlever aux soldats tout espoir de fuite, et pour l’avantage qu’ils attendaient de cette sorte de combat « dans lequel certainement les Romains excellent » dit Tite-Live.
12. Toujours est-il que la première précaution qu’ils prenaient pour contenir la rébellion des peuples récemment soumis, c’était de leur enlever armes et chevaux. C’est pour cela que nous trouvons si souvent chez César cette formule : « Il ordonne qu’on livre les armes, qu’on amène les chevaux, qu’on fournisse des otages ». Le Grand Turc ne permet aujourd’hui ni à un Chrétien ni à un Juif, parmi ceux qui sont en son pouvoir, d’avoir un cheval à eux.
13. Nos ancêtres, et notamment au temps de la guerre avec les Anglais[517], dans les combats importants et les batailles rangées, se mettaient la plupart du temps tous à pied, pour ne confier qu’à leur propre force, à leur courage et à la vigueur de leurs membres, des choses aussi précieuses que l’honneur et la vie. Car quoi qu’en dise Chrysanthas dans Xénophon, vous confiez votre valeur et votre sort à ceux de votre cheval : ses blessures et sa mort entraînent la vôtre par voie de conséquence ; son effroi ou sa fougue font de vous un téméraire ou un lâche ; s’il ne répond pas à la bouche ou à l’éperon, c’est votre honneur qui devra en répondre. C’est pourquoi je ne trouve pas étonnant que les combats que j’évoquais plus haut aient été plus résolus et plus furieux que ceux qui se déroulent à cheval.
Ils fuyaient en même temps, et en même temps se ruaient au combat ; vainqueurs et vaincus, ni les uns ni les autres ne connaissaient la fuite. [Virgile, Énéide, X, 756]
14. Les batailles d’autrefois étaient bien mieux disputées ; aujourd’hui ce ne sont que déroutes : « les premiers cris et la première charge décident de la bataille ». [Tite-Live, XXV, 46] Tout ce que nous exposons à un si grand risque doit être le plus possible en notre pouvoir ; je conseille donc de choisir les armes les plus courtes, et celles dont nous sommes le plus sûrs. On peut compter sur une épée bien plus que sur la balle qui sort d’un pistolet[518] dans lequel plusieurs pièces entrent en jeu : la poudre, la pierre à feu, le chien ; car si la moindre d’entre elles vient à faillir, c’est votre destin qui en pâtit.
15. On n’est jamais sûr du coup que l’on donne, quand c’est l’air qui le porte,
Ils confient au vent le soin de mener leur coup au but.
Mais c’est l’épée qui a la force, et tout peuple guerrier
Dans les combats use du glaive.
[Lucain, La Pharsale, VIII, vv. 384-385]
16. En ce qui concerne le pistolet, j’en parlerai plus en détails quand je comparerai les armes anciennes aux nôtres. Et mis à part son bruit assourdissant, auquel nos oreilles sont maintenant accoutumées, je crois que c’est une arme bien peu efficace, et j’espère que nous en abandonnerons un jour l’usage[519].
17. L’arme dont se servaient les Italiens, arme de jet et de feu à la fois, était plus effroyable. Ils appelaient « Phalarica » une sorte de javeline, terminée par un fer de trois pieds capable de percer de part en part un homme portant cuirasse. Elle était lancée tantôt à la main, en rase campagne, tantôt par les machines utilisées pour défendre les lieux assiégés : la hampe, revêtue d’étoupe enduite de poix et d’huile, s’enflammait dans sa course, et s’attachant au corps ou au bouclier, ôtait à l’homme tout usage de ses armes et de ses membres. Mais pourtant il me semble que lorsqu’on en venait au corps à corps, elle était aussi une gêne pour l’assaillant, et que ces tronçons brûlants dont le champ de bataille était jonché constituaient pendant la mêlée un inconvénient pour les deux parties.
Avec un bruit strident, la phalarique,
Lancée à toutes forces, tomba comme la foudre.
[Virgile, Énéide, IX, 704]
18. Ils utilisaient aussi d’autres moyens, auxquels l’usage les avait rendus habiles, et qui nous semblent incroyables parce que nous n’en avons pas l’expérience ; ils suppléaient par là au fait qu’ils ne disposaient pas, comme nous, de poudre et de boulets. Ils lançaient leurs javelots avec une telle force que souvent ils traversaient d’un même coup deux hommes portant cuirasse et bouclier. Les coups de leurs frondes n’étaient pas moins précis et ne portaient pas moins loin : « entraînés à lancer des galets sur la mer avec la fronde et à passer par des cercles étroits disposés très loin, ils n’atteignaient pas seulement leurs ennemis à la tête, mais les atteignaient à l’endroit de la tête qu’ils avaient choisi. » [Tite-Live, XXXVIII, 29]
19. Leurs machines de guerre n’avaient pas moins d’effet et ne faisaient pas moins de bruit que les nôtres : « au bruit terrible des coups assénés aux remparts, les assiégés furent pris de peur et même de panique. » [Tite-Live, XXXVIII, 5] Les Gaulois nos cousins d’Asie[520], haïssaient ces armes traîtresses et volantes, entraînés qu’ils étaient au combat rapproché qui demande plus de courage. « Ce n’est pas la largeur des plaies qui les épouvante, si la blessure est plus large que profonde, car ils s’en font alors une gloire. Mais quand la pointe d’une flèche ou la balle d’une fronde s’enfonce dans leur chair, sans guère laisser de trace visible, alors, à l’idée de mourir d’une si petite blessure, ils sont saisis de rage et de honte, et se roulent par terre. » [Tite-Live, XXXVIII, 21] Voilà une description bien proche de celle des blessures dues à un coup d’arquebuse.
20. Les dix mille Grecs, au cours de leur longue et fameuse retraite[521], rencontrèrent un peuple qui leur causa de grands dommages avec des arcs grands et puissants, et des flèches si longues qu’en les reprenant à la main on pouvait les lancer comme un javelot et percer de part en part le bouclier d’un homme d’armes. Les machines que Denys inventa à Syracuse, pour lancer des traits extrêmement lourds et des pierres d’une grosseur effrayante, avec tant de force et une aussi longue portée ressemblaient fort à nos propres inventions.
21. Il me faut mentionner ici l’amusante attitude qu’avait sur sa mule maître Pierre Pol, Docteur en Théologie, qui avait coutume, comme le raconte Monstrelet, de se promener dans Paris monté en amazone, comme font les femmes. Ce même auteur raconte encore ailleurs que les Gascons avaient des chevaux terribles, dressés pour faire demi-tour au galop, ce qui étonnait énormément les Français, les Picards, les Flamands et autres Brabançons, « car ils n’avaient pas l’habitude de voir ça » – selon ses propres mots.
22. César disait des Suèves[522] : « Dans les combats de cavalerie, ils se jettent souvent à terre pour combattre à pied, ayant habitué leurs chevaux à ne pas bouger pendant ce temps, et y remontent en hâte en cas de besoin. Selon leurs coutumes, il n’est rien de si lâche et de si laid que d’utiliser selle et couverture, et ils méprisent ceux qui le font. Même en petit nombre, ils ne craignent pas de s’attaquer à des adversaires nombreux.
23. J’ai admiré autrefois qu’on puisse dresser un cheval au point de le conduire de toutes les façons, simplement avec une baguette, la bride rabattue sur les oreilles ; et c’était pourtant une chose ordinaire chez les Massyliens, qui montaient leurs chevaux sans selle et sans bride.
Les Massyliens montent leurs chevaux à cru, ignorent le frein, et les dirigent à la baguette.
[Lucain, IV, 682]
Les Numides montent aussi leurs chevaux sans mors,
[Virgile, Énéide, IV, 41]
Leurs chevaux ne portent pas de mors, n’ont pas belle allure, ont le cou raide et la tête en avant comme en course.
[Tite-Live, XXXV, 2]
24. Le roi Alphonse, celui qui institua en Espagne l’ordre des Chevaliers de la Bande ou de l’Écharpe, leur imposa, entre autres règles, celle de ne monter ni mule ni mulet sous peine d’un marc d’argent d’amende. J’ai appris cela dans les lettres de Guevara ; et ceux qui les ont appelées « dorées » (sages), portaient sur elles un jugement bien différent du mien.
25. Dans le livre du « Courtisan »[523] on lit qu’autrefois il était mal vu pour un gentilhomme de chevaucher ce type de montures. Chez les Abyssins, c’est tout le contraire : plus ils sont proches de leur prince le « Prêtre Jean » [le Négus], et plus ils cherchent, pour la dignité et la pompe, à monter de grandes mules[524].
26. Xénophon raconte que les Assyriens tenaient toujours leurs chevaux entravés chez eux, tant ils étaient d’humeur difficile et farouche. Les détacher et les harnacher prenait tellement de temps que, pour éviter les inconvénients que cette lenteur pouvait présenter s’ils venaient à être attaqués à l’improviste par leurs ennemis, ils ne séjournaient jamais dans un camp sans que celui-ci fût enclos de remparts et de fossés.
27. Cyrus, si grand maître dans l’art de la cavalerie, traitait les chevaux comme ses compagnons, et ne leur faisait donner de la nourriture que s’ils l’avaient gagnée à la sueur de quelque exercice.
28. Les Scythes, quand la disette les poussait à la guerre, tiraient du sang de leurs chevaux, et ils s’en désaltéraient et nourrissaient.
Et le Sarmate aussi, qui se repaît du sang de son cheval.
[Martial, Des spectacles, II, 4]
29. Les Crétois, assiégés par Métellus, n’ayant vraiment rien d’autre pour se désaltérer, en vinrent à boire l’urine de leurs chevaux.
30. Voici la preuve que les armées turques sont conduites et entretenues à meilleur compte que les nôtres : on dit que leurs soldats ne boivent que de l’eau, ne mangent que du riz et de la viande salée réduite en poudre ; ainsi chacun peut-il facilement porter sur lui des provisions pour un mois. Mais ils savent aussi se nourrir du sang de leurs chevaux, qu’ils salent, comme les Tartares et les Moscovites[525].
31. Quand les Espagnols arrivèrent dans les Indes occidentales, les peuples nouveaux qu’ils y rencontrèrent les prirent, tout comme leurs chevaux, pour des Dieux ou des animaux au-dessus de leur nature et plus nobles qu’eux. Certains d’entre eux, après avoir été vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes en leur apportant de l’or et de la viande, firent de même pour les chevaux, à qui ils adressèrent le même discours qu’aux hommes, prenant leurs hennissements pour des propos favorables à un arrangement et à une trêve.
32. Dans les Indes orientales, c’était autrefois un honneur royal et suprême que de monter un éléphant ; ensuite venait celui d’aller dans une voiture tirée par quatre chevaux ; puis celui de monter un chameau. Et le dernier et le plus bas degré de l’échelle consistait à être porté ou tiré par un seul cheval. Un homme de notre temps raconte qu’il a vu dans ce pays-là des endroits où l’on monte des bœufs bâtés, avec des étriers et des brides, et dit qu’il a apprécié ce moyen de transport.
33. Quintus Fabius Maximus Rutilianus, combattant les Samnites, et voyant que ses cavaliers malgré trois ou quatre charges n’étaient pas parvenus à enfoncer les bataillon des ennemis, prit cette décision : il fit lâcher la bride et éperonner à toutes forces les chevaux, de telle façon que rien ne puisse plus les arrêter ; et passant à travers les armes et les hommes culbutés, ils ouvrirent ainsi la voie aux fantassins qui parachevèrent la victoire.
34. C’est aussi ce que fit Quintus Fulvius Flaccus contre les Celtibères : « Vous rendrez le choc plus brutal si vous débridez les chevaux que vous lancez contre l’ennemi ; c’est une manœuvre qui a souvent réussi dans le passé et qui fait honneur à la cavalerie romaine. Ainsi débridés, les chevaux percèrent deux fois les rangs ennemis, allant et revenant, brisant les lances et faisant grand carnage. » [Tite-Live, XI, 40]
35. Dans les temps anciens, le duc de Moscovie devait cette marque de respect aux Tartares : quand ils envoyaient vers lui des ambassadeurs, il devait aller à pied au-devant d’eux, et leur présenter un gobelet de lait de jument (breuvage dont ils font leurs délices) ; et si en buvant quelques gouttes venaient à tomber sur le crin de leurs chevaux, il devait les lécher avec la langue[526].
36. L’armée que l’empereur Bajazet II avait envoyée en Russie subit une tempête de neige si terrible que, pour s’en protéger et avoir moins froid certains eurent l’idée de tuer et éventrer leurs chevaux, pour se blottir dedans et profiter de cette chaleur vitale.
37. Bajazet 1er, après cette dure bataille où il fut vaincu par Tamerlan, s’enfuyait à toute allure sur sa jument arabe ; mais comme il traversait un ruisseau, il fut contraint de la laisser boire tout son saoul, ce qui la rendit si flasque et si molle qu’il fut ensuite très facilement rattrapé par ses poursuivants. On dit bien qu’on ramollit les chevaux en les laissant pisser ; mais j’aurais plutôt pensé que la laisser boire l’eût revigorée.
38. Crésus, passant près de la ville de Sardes, trouva des pâturages où se trouvaient une grande quantité de serpents, que les chevaux de son armée mangeaient de bon appétit – ce qui, selon Hérodote, était un mauvais présage pour ses affaires.
39. Nous appelons « cheval entier » celui qui a crinière et oreilles, et on ne met pas les autres en vente. Les Lacédémoniens ayant défait les Athéniens en Sicile, et revenant en grande pompe dans la ville de Syracuse, firent, entre autres bravades, tondre les chevaux des vaincus, et les montrèrent ainsi lors de leur triomphe.
40. Alexandre combattit un peuple scythe, les Dahes, dont les guerriers allaient à la guerre deux par deux avec leurs armes sur le même cheval. Mais dans la mêlée, l’un mettait pied à terre, et ils combattaient ainsi, tantôt à pied, tantôt à cheval, chacun à son tour.
41. Je ne pense pas qu’aucun peuple l’emporte sur nous autres en matière de savoir-faire et de grâce à cheval. Pourtant, dans notre usage courant, un « bon cavalier » semble plus désigner quelqu’un de courageux que d’adroit. Le cavalier le plus savant que j’aie connu, le plus sûr, le mieux capable de maîtriser un cheval, c’était, à mon avis, monsieur de Carnavalet, qui était au service de notre roi Henri II.
42. J’ai vu un homme laisser galoper son cheval étant debout sur la selle, la jeter à terre, et en repassant, la réinstaller et s’y rasseoir, tout cela à bride abattue. Ayant passé par-dessus un chapeau, il l’atteignait par derrière avec les flèches de son arc ; il ramassait ce qu’il voulait à terre, tout en gardant un pied à l’étrier. Il faisait encore d’autres tours semblables, et en tirait de quoi vivre.
43. De mon temps, on a pu voir à Constantinople[527] deux hommes qui, quand leur cheval était lancé, se jetaient à terre et remontaient en selle tour à tour ; un autre qui bridait et harnachait son cheval en se servant seulement de ses dents ; un autre encore qui se tenait entre deux chevaux avec un pied sur chaque selle, portant un comparse à bout de bras, en plein galop. Et ce dernier, une fois debout tirait, toujours en plein galop des coups au but avec son arc. D’autres enfin, les jambes en l’air, galopaient à bride abattue la tête sur leur selle, entre les pointes de cimeterres attachés aux harnais.
44. Dans mon enfance, j’ai vu le Prince de Sulmone, à Naples, faisant mille tours avec un cheval fougueux, et tenant sous ses genoux et ses orteils des pièces de monnaie, comme si elles y avaient été clouées, pour bien montrer la sûreté de son assiette.
1. Je comprends fort bien que les gens de chez nous n’aient que leurs propres mœurs et usages comme modèle et règle de conduite ; car c’est un défaut bien courant, non seulement chez les gens « d’en bas », mais chez presque tous les hommes, de ne pouvoir envisager de vivre autrement qu’en se conformant à ce qui se fait là où ils sont nés. Je veux bien que l’on trouve barbares l’attitude et le comportement de Fabricius ou de Lélius, puisqu’ils ne sont pas vêtus ni arrangés à notre mode. Mais je me désole de voir que l’on peut se laisser si facilement tromper et aveugler par l’usage présent, au point de changer d’avis et d’opinion tous les mois si la mode en décide ainsi, en dépit de ce que l’on pense vraiment.
2. Quand les « baleines » qui tiennent en place le pourpoint étaient au niveau de la poitrine, on avançait toutes sortes de raisons pour justifier leur emplacement. Quelques années plus tard, les voilà entre les cuisses, et on se moque maintenant de l’ancien usage, que l’on trouve stupide et insupportable. La façon actuelle de se vêtir nous fait aussitôt condamner l’ancienne, avec une telle certitude et un assentiment si large que l’on dirait que c’est une espèce de folie qui nous chamboule ainsi la raison.
3. Comme nos revirements en cette matière sont si subits et si prompts, et que l’imagination de tous les tailleurs du monde ne saurait fournir suffisamment de nouveautés, il est inévitable que bien souvent, les formes que l’on méprisait reviennent en honneur, et que celles que l’on suivait soient l’objet de mépris sitôt après. Notre jugement passe, en l’espace de quinze ou vingt ans, par deux ou trois opinions qui ne sont pas simplement différentes, mais carrément contraires les unes des autres, avec une légèreté et une inconstance surprenante. Le plus fin d’entre nous se laisse embarquer dans ces singeries contradictoires, et sans qu’il s’en aperçoive, son regard intérieur comme extérieur en est ébloui.
4. Je veux recenser ici les usages anciens que j’ai en mémoire, les uns semblables aux nôtres, les autres différents, pour que, ayant à l’esprit cette continuelle variation des choses humaines, notre jugement en soit plus clair et plus ferme.
5. Ce que nous appelons combat de cape et d’épée était en usage chez les Romains selon César : « ils enroulent leur manteau sur leur bras gauche et tirent leur épée. » [César, De bello civili, I, 175]. Et il remarque déjà chez nous ce défaut qui consiste à arrêter les passants que nous rencontrons en chemin, de les obliger à dire qui ils sont, et de considérer comme une injure et un motif de querelle le fait qu’ils refusent de répondre.
6. Les Anciens prenaient tous les jours un bain avant le repas – et ils faisaient cela aussi couramment que nous nous lavons les mains. Au début, ils ne s’y lavaient que les bras et les jambes, mais par la suite, et selon une habitude qui a duré plusieurs siècles dans la plupart des pays du monde, ils se sont lavés tout nus, avec une eau parfumée, de sorte qu’ils considéraient comme un signe de grande simplicité d’employer de l’eau simple dans leurs bains. Les plus raffinés et les plus délicats se parfumaient le corps au moins trois ou quatre fois par jour. Et ils se faisaient souvent épiler à la pince, comme les femmes françaises ont pris l’habitude de le faire pour leur front, depuis quelque temps
T’épilant la poitrine, et les bras, et les jambes…
[Martial, Épigrammes, II, LXII, 1]
bien qu’ils eussent des onguents faits pour cet usage :
elle oint sa peau d’onguents ou se frotte de craie.
[Martial, Épigrammes, VI, XCIII, 9]
7. Ils aimaient s’étendre sur des couches molles et donnaient le fait de coucher sur le matelas comme une preuve d’endurance[528]. Ils prenaient leurs repas couchés sur des lits, à peu près comme les Turcs d’aujourd’hui.
Alors, du haut de son lit, le vénérable Énée commença en ces termes.
[Virgile, Énéide, II, 2]
Et l’on dit de Caton le Jeune que depuis la bataille de Pharsale, ayant pris quasiment le deuil à cause du mauvais état des affaires publiques, il mangeait toujours assis, adoptant ainsi un train de vie austère.
8. Chez les Anciens, on baisait la main des grands personnages pour les honorer et les flatter. Et entre amis, on se donnait des baisers pour se saluer, comme le font les Vénitiens[529].
En te félicitant, je te donnerais des baisers et de douces paroles.
[Ovide, de Ponto, IV, 9]
9. Pour saluer une personne d’importance ou lui adresser une requête, on lui touchait aussi les genoux. Le philosophe Pasiclès, frère de Cratès, au lieu de porter la main aux genoux, la porta aux génitoires. Celui à qui il s’adressait l’ayant brutalement repoussé, il lui dit : « Quoi ? Cette partie n’est-elle pas à vous aussi bien que l’autre ? »
10. Ils mangeaient, comme nous, les fruits à la fin du repas. Ils se torchaient le cul (laissons aux femmes les vains scrupules pour les mots crus !) avec une éponge : voilà pourquoi « spongia » est un mot obscène en latin. Et cette éponge était attachée au bout d’un bâton, comme en témoigne l’histoire de celui qu’on amenait dans le cirque pour le faire dévorer par les fauves, devant tout le peuple, et qui demanda la permission d’aller faire ses besoins : n’ayant pas d’autre moyen pour se suicider, il se fourra le bâton et l’éponge dans la gorge, et s’étouffa.
Ils s’essuyaient aussi les « choses » après usage, avec une laine parfumée,
Toi, je ne te ferai rien ; mais quand mon vit sera essuyé avec de la laine…
[Martial, XI, 58] 11.
11. Il y avait à Rome, aux carrefours, des vases et des baquets pour que les passants puissent y pisser :
Souvent, les enfants endormis rêvent qu’ils lèvent
Leurs vêtements devant la cuve où l’on urine.
[Lucrèce, IV, 1020-21]
12. Ils prenaient une collation entre les repas. Il y avait en été des vendeurs de neige pour rafraîchir le vin ; mais il y en avait qui se servaient de neige même en hiver, ne trouvant pas le vin encore assez froid en cette saison. Les grands personnages avaient leurs échansons pour leur servir à boire, et leurs écuyers tranchants pour découper leur viande. Ils avaient aussi leurs « fous » pour les distraire. On leur servait en hiver la viande sur des réchauds que l’on apportait à table ; ils avaient aussi des sortes de cuisines portatives, comme j’en ai vu, avec lesquelles on transportait tous les ustensiles nécessaires au service,
Gardez pour vous ces plats, vous riches du beau monde,
Nous ne supportons pas ces cuisines ambulantes. [Martial, VII, XLVIII, 4]
13. En été, ils faisaient souvent couler, dans leurs salles basses, de l’eau fraîche et claire, dans des canaux où il y avait force poissons vivants, que les assistants choisissaient et attrapaient à la main pour les faire préparer chacun à sa façon. Le poisson a toujours eu ce privilège, et aujourd’hui encore, que les grands personnages se piquent de savoir le préparer ; et c’est vrai que le goût en est bien plus fin que celui de la viande, du moins pour moi.
14. En vérité, dans toutes sortes de magnificence, de débauches, d’inventions voluptueuses, de délicatesse et de somptuosité, nous ne faisons qu’essayer d’égaler les Anciens. Car si notre volonté est bien aussi corrompue que la leur, nos possibilités, elles, sont inférieures ; nos forces ne sont pas plus capables de les égaler dans le domaine des vices que dans celui des vertus. C’est que les uns et les autres prennent leur source dans une vigueur d’esprit qui était sans comparaison possible bien plus grande chez eux que chez nous. Et moins fortes sont les âmes, moins elles ont de moyens pour faire le bien comme le mal.
15. Chez les Anciens, la place d’honneur à table, c’était celle du milieu. Le fait de venir avant ou après n’avait, quand ils parlaient ou écrivaient, aucune espèce de signification ou de valeur, comme on le voit à l’évidence dans leurs écrits : ils disaient aussi bien « Oppius et César » que « César et Oppius » ; de même, ils disaient indifféremment « moi et toi » ou « toi et moi ».
16. C’est pourquoi j’avais remarqué autrefois dans la « Vie de Flaminius » de Plutarque en français, un endroit où il semble que l’auteur, en parlant de la jalousie née entre les Étoliens et les Romains, à propos de la gloire qu’ils devaient tirer d’une bataille gagnée en commun, accorde quelque importance au fait que dans les chansons grecques on nommait les Étoliens avant les Romains. À moins qu’il n’y ait quelque ambiguïté dans la traduction française ?
17. Quand les dames étaient dans les établissements de bains, elles y recevaient des hommes, et employaient même leurs esclaves pour les frictionner et les enduire d’onguents.
Un esclave, tablier noir sur les hanches, se tient à tes ordres, lorsque dans le bain chaud tu montres ta nudité.
[Martial, VII, 35]
Et elles se saupoudraient de quelque poudre pour atténuer la sueur.
18. Les anciens Gaulois, dit Sidoine Apollinaire, portaient le poil long par devant, et l’arrière de la tête tondu. C’est cette façon de faire qui se voit maintenant reprise par la mode efféminée et relâchée de notre époque.
19. Les Romains payaient aux bateliers ce qui leur était dû pour le passage dès qu’ils montaient à bord, et nous, nous ne le faisons qu’après être arrivés au port.
À faire payer les passages et atteler la mule,
Une heure entière passe.
[Horace, Satires, I, 5]
20. Les femmes se couchaient du côté de la ruelle du lit. Voilà pourquoi on appelait César « la ruelle du roi Nicomède »[530].
21. Ils reprenaient leur haleine tout en buvant. Ils baptisaient leur vin,
Quel jeune garçon, au plus tôt,
Va tempérer l’ardeur du Falerne trop chaud
Avec cette eau qui court près de nous ?
[Horace, Odes, II, xi, 18-20]
Et les attitudes effrontées de nos laquais s’observaient déjà en ce temps-là aussi.
Ô Janus, à toi par derrière on ne fait pas les cornes,
ni les oreilles d’âne en agitant des mains blanches,
ni la langue pendante d’un chien d’Apulie assoiffé !
[Perse, I, 58-60]
22. Les dames argiennes et romaines portaient le deuil en blanc, comme elles le faisaient autrefois chez nous et comme elles devraient continuer de le faire si l’on m’en croyait.
Mais il y a des livres entiers sur ce sujet.
1. Le jugement est un outil bon pour tous les sujets, et on s’en sert partout. C’est pour cela que je profite de toutes les occasions pour en faire ici des « Essais ». S’il s’agit d’un sujet que je ne connais pas, je le teste sur lui : sondant le gué de très loin, si je le trouve trop profond pour ma taille, je reste sur la rive. Le fait de reconnaître que je ne puis traverser, c’est justement un trait caractéristique de ses effets, et précisément celui dont il est le plus fier. Tantôt je l’essaie sur un sujet creux, un sujet rien du tout, pour voir s’il trouvera de quoi lui donner corps, l’appuyer et l’étayer. Tantôt je le conduis vers un sujet noble et rebattu, auquel il ne peut rien ajouter d’original, le chemin étant si fréquenté qu’il ne peut marcher là que sur la piste d’autrui… Il s’amuse alors à choisir la route qui lui semble la meilleure, et entre mille sentiers possibles, il dit que celui-ci, ou celui-là, a été le mieux choisi.
2. Je prends le premier sujet qui me vient au hasard : tous me sont également bons, et je ne tente jamais de les traiter en entier, car je suis incapable d’embrasser la totalité de quoi que ce soit. Et d’ailleurs, ceux qui nous promettent de le faire ne le font pas plus ! Des cent membres et visages de chaque chose, j’en retiens un, parfois pour l’effleurer, pour le lécher seulement, et parfois pour le ronger jusqu’à l’os. J’y enfonce mon scalpel[531], non pas le plus largement, mais le plus profondément possible. Et le plus souvent, j’aime saisir les choses par leur côté insolite[532].
3. Je me risquerais à traiter à fond quelque sujet si je me connaissais moins, et si je m’abusais moi-même sur mes capacités[533]. Prenant un mot ici, un autre là, échantillons sortis de leur contexte, sans dessein et sans avoir rien promis à mon lecteur, je ne suis pas tenu d’en tirer quelque chose de bon, ni de m’y tenir moi-même sans changer d’avis quand il me plaît ; je puis me livrer au doute et à l’incertitude, voire à l’état qui domine chez moi : l’ignorance.
4. Tout mouvement nous révèle. L’âme de César, qui se montre quand elle organise et conduit la bataille de Pharsale, se montre aussi dans l’organisation de parties fines et oisives !… On juge un cheval non seulement en le voyant manœuvrer dans le manège, mais aussi en le voyant marcher au pas, et au repos à l’écurie.
5. Parmi les fonctions de l’âme, il en est de viles : qui ne la voit aussi sous ce jour ne la connaît pas vraiment. Et peut-être est-ce quand elle va de son propre pas qu’on l’observe le mieux. Le souffle des passions l’atteint surtout dans ses nobles dispositions. Et à cela s’ajoute le fait qu’elle s’applique et s’attache entièrement à chacune, sans jamais s’occuper de plus d’une seule à la fois. L’âme ne traite pas une passion pour ce qu’elle est, mais en fonction de l’idée qu’elle s’en fait. Les choses, en elles-mêmes, ont peut-être leurs poids, leurs dimensions, et leurs propriétés, mais à l’intérieur, en nous-mêmes, l’âme les retaille à sa guise[534].
6. Pour Cicéron, la mort est effroyable ; pour Caton, elle est désirable ; et pour Socrate, elle est indifférente. La santé, la conscience, l’autorité, le savoir, la richesse, la beauté – et leurs contraires – quittent leurs vêtements à l’entrée, et reçoivent de l’âme un nouveau costume, et de la couleur qu’il lui convient de leur donner : brune, verte, claire, sombre, criarde, douce, profonde, superficielle… Et chacune des âmes en décide à sa façon, car elles n’ont pas décidé en commun de leurs styles, de leurs règles, ni de leurs modèles : chacune est maîtresse chez elle.
7. Ne prenons donc plus comme excuse les qualités extérieures des choses : nous ne devons nous en prendre qu’à nous. Notre bien et notre mal ne dépendent que de nous. Adressons à nous-mêmes nos offrandes et nos vœux, et non pas au « destin » : il ne peut rien sur notre caractère. C’est notre caractère, au contraire, qui l’entraîne derrière lui, et lui donne sa forme.
8. Pourquoi ne jugerais-je pas Alexandre quand il était à table devisant et buvant sec ? Ou quand il jouait aux échecs ? Quelle corde était pincée, dans son esprit, par ce jeu stupide et puéril ? (Jeu que je déteste et que je fuis, car ce n’est pas assez un jeu, et qu’il nous amuse trop sérieusement : j’ai honte de lui porter une attention qui suffirait à quelque chose de bien). Alexandre n’était pas plus absorbé qu’aux échecs quand il préparait son célèbre passage dans les Indes. Ni cet autre, quand il cherche à débrouiller le sens d’un verset dont dépend le salut du genre humain !
9. Voyez combien notre âme change[535] cette distraction ridicule, la grossit et l’épaissit, et si tous ses nerfs ne se tendent ? Comme elle fournit à chacun, pour le coup, l’occasion de se connaître et de se juger vraiment ! Il n’est pas d’autres circonstances dans lesquelles je me vois et m’examine plus complètement. Quelle passion ne nous y agite ? La colère, le dépit, la haine, l’impatience – et un violent besoin de vaincre, dans un domaine où il serait plus excusable de souhaiter être vaincu. Car montrer une supériorité rare et hors du commun dans une activité frivole ne sied pas à un homme d’honneur. Et ce que je dis pour ce cas-là peut se dire en toute autre circonstance. Chaque parcelle de lui-même, chaque activité d’un l’homme le révèle et le dévoile aussi bien qu’une autre.
10. Des deux philosophes Démocrite et Héraclite, le premier, qui trouvait ridicule et vaine la condition humaine, n’affichait en public qu’un visage moqueur et souriant ; le deuxième, au contraire, éprouvant de la compassion et de la pitié pour cette même condition, montrait un visage continuellement triste et avait les yeux pleins de larmes.
Sitôt le pied en dehors du logis,
L’un riait, et l’autre pleurait.
[Juvénal, X, 28]
11. Je préfère la première de ces attitudes, non parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre. Il me semble en effet que nous ne pouvons jamais être méprisés autant que nous le méritons. La plainte et la commisération supposent une certaine estime pour la chose que l’on plaint : celles dont on se moque, ce sont celles auxquelles nous n’attachons aucun prix. Je ne pense pas qu’il y ait en nous autant de malheur que de frivolité, autant de méchanceté que de bêtise ; nous sommes moins remplis de mal que d’inanité, nous sommes moins malheureux que vils.
12. C’est pourquoi Diogène, qui baguenaudait à sa guise en roulant son tonneau, et qui se moquait bien du grand Alexandre, quand il nous considérait tous comme des mouches ou des outres pleines de vent, était un juge plus sévère et plus aigu, et donc plus juste selon moi que Timon, celui qui fut surnommé l’ennemi des hommes. Car ce que l’on hait, on le prend encore à cœur. Et Timon nous voulait du mal, désirait ardemment notre ruine, fuyait notre société comme dangereuse, celle de méchants et de gens dépravés. L’autre, au contraire, nous estimait si peu que nous ne pouvions le troubler, ni le changer par notre contagion, et s’il fuyait notre compagnie, c’est qu’il ne la craignait pas, mais la dédaignait : il ne nous estimait capables de faire ni du bien ni du mal.
13. La réponse de Statilius, auquel Brutus proposa de se joindre à la conspiration contre César, fut de la même veine : il trouva que l’entreprise était juste, mais que les hommes n’étaient pas dignes qu’on prît cette peine pour eux. Il se conformait ainsi à la doctrine d’Hégésias disant que le sage ne devait rien faire que pour lui-même, car il est seul à mériter que l’on fasse quelque chose pour lui. Et aussi à celle de Théodore, qui prétendait injuste que le sage risque sa vie pour le bien de son pays et mette ainsi pour des fous la sagesse en péril.
Si notre condition individuelle est ridicule, c’est pourtant elle aussi qui nous permet d’en rire.[536]
1. Un rhétoricien des temps anciens disait que son métier consistait à faire paraître et trouver grandes les petites choses. Comme un cordonnier qui saurait faire de grands souliers pour un petit pied. À Sparte, on lui aurait fait donner le fouet pour s’être vanté d’exercer un art trompeur et mensonger. Et je crois qu’Archidamus, qui en était le roi, n’a pas dû être peu étonné d’entendre la réponse de Thucydide[537], à qui il avait demandé qui était le plus fort à la lutte, de Périclès ou de lui : « c’est malaisé à établir, dit-il, car quand je le mets à terre en luttant avec lui il persuade tous ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tombé, et il gagne. »
2. Ceux qui fardent et maquillent les femmes font moins de mal car on ne perd pas grand-chose à ne pas les voir au naturel, alors que les autres s’emploient à tromper, non pas nos yeux, mais notre jugement, et à abâtardir et à corrompre les choses dans leur essence même. Les états qui sont restés longtemps bien gouvernés et réglementés, comme en Crête ou à Lacédémone, n’ont jamais fait grand cas des orateurs.
3. Ariston définit bien la rhétorique en disant que c’est la science de persuader le peuple. Pour Socrate et Platon, c’est l’art de tromper et de flatter. Et ceux qui prétendent le contraire dans la définition générale qu’ils en donnent, le prouvent cependant partout dans leurs préceptes.
4. Les musulmans en interdisent l’enseignement à leurs enfants, la considérant comme inutile. Quant aux Athéniens, quand ils virent combien son usage était pernicieux, bien qu’il soit pourtant fort prisé dans leurs cités, ils ordonnèrent que sa principale partie, qui consiste à exciter les passions, soit ôtée, de même que les exordes et les péroraisons.
5. La rhétorique est un outil inventé pour agiter et manipuler une foule, un peuple en révolte, et on ne l’emploie que pour des États malades, comme la médecine pour les corps. Dans les pays où la populace, les ignorants, tout le monde en somme, a eu le pouvoir, comme à Athènes, à Rhodes, à Rome, les orateurs ont afflué. Et en vérité, il y a peu de gens dans ces états-là qui aient pu acquérir une grande influence sans le secours de l’éloquence : Pompée, César, Crassus, Lucullus, Lentulus, Métellus y ont puisé l’appui qui leur était nécessaire pour se hausser au niveau où ils sont finalement parvenus. Et cela leur a été encore plus utile que les armes[538], à la différence de ce qui se passe en des temps moins agités !...
6. Voici ce que disait L. Volumnius, parlant en public à l’occasion de l’élection au Consulat de Q. Fabius et P. Decius : « Ce sont là des gens nés pour faire la guerre, grands dans l’action, et maladroits au babillage : des esprits vraiment consulaires. Les subtils, les éloquents et les savants sont bons pour la ville : magistrats, ils rendront la justice. »
7. À Rome, c’est lorsque les affaires publiques étaient les plus mauvaises, et que l’orage des guerres civiles les secouait, que l’éloquence a fleuri ; de même, c’est dans un champ en jachère, non cultivé, que poussent les herbes les plus vigoureuses. On peut donc penser que les sociétés qui dépendent d’un monarque ont moins besoin de l’éloquence que les autres, car le peuple, qui est bête et veule, a des oreilles qui le rendent sujet à la manipulation et à l’agitation. Cédant aux harmonieuses paroles qu’on y déverse, il ne prend pas la peine de soupeser et chercher à connaître la vérité des choses de façon raisonnable. Mais cette disposition ne se retrouve pas aussi facilement chez un individu isolé, car il est plus facile de le garantir contre ce poison par une bonne éducation et de bons principes. On n’a vu sortir aucun orateur de renom de la Macédoine ni de la Perse !
8. Si j’ai évoqué la rhétorique, c’est à propos d’un Italien, avec qui je viens de parler, et qui a servi comme maître d’hôtel chez feu le cardinal Caraffe jusqu’à la mort de celui-ci. Je le faisais parler de sa charge. Il m’a fait un exposé de cette science de la bouche avec une gravité et une contenance magistrale, comme s’il m’avait entretenu de quelque point important de théologie…
9. Il m’a expliqué les différences d’appétit : celui qu’on a à jeun, celui qu’on a après le second et le troisième service. Les moyens qu’il faut soit pour l’apaiser, soit pour l’éveiller et le stimuler. L’ordonnance de ses sauces, d’abord en général, puis les particularités de leurs ingrédients, et de leurs effets. Les différences entre les salades selon les saisons ; celle que l’on doit réchauffer, celle qui doit être servie froide, et la façon de les orner et de les embellir, pour les rendre encore plus agréables à la vue. Après cela, il est passé à l’ordonnance du service, avec quantité de belles et importantes considérations.
Il n’est certes pas de peu d’importance de savoir distinguer la découpe d’un lièvre et celle d’une poule.
[Juvénal, V, 123]
10. Et tout cela était enflé de riches et magnifiques paroles : les mêmes mots que ceux que l’on emploie pour traiter du gouvernement d’un empire ! À propos de cet homme, un souvenir m’est revenu,
Ceci est trop salé ; ceci est brûlé ; ceci encore a peu de goût. Cela est bien : souviens-t’en la prochaine fois… Je les instruis aussi bien que je peux, avec ce que je sais. Et enfin, Demea, je les exhorte à se mirer dans leur vaisselle comme dans leur miroir, et je les préviens de tout ce qu’ils ont à faire.
[Térence, Adelphes, III, 3]
11. Toujours est-il que les Grecs eux-mêmes louèrent grandement l’ordre et la disposition du festin que Paul-Émile leur donna à leur retour de Macédoine. Mais je ne parle pas ici des choses réelles, seulement des mots.
12. Je ne sais s’il en est des autres comme de moi ; mais quand j’entends nos architectes se gargariser de ces grands mots de « pilastres », « architraves », « corniches », d’ouvrage corinthien et dorique, et de termes du même acabit pris dans leur jargon, je ne puis m’empêcher d’imaginer aussitôt le palais d’Apollidon[539] lui-même… et puis je me rends compte qu’il s’agit seulement des malheureuses parties de la porte de ma cuisine !
13. Écoutez les gens parler de « métonymie », de « métaphore », d’« allégorie » et autres termes de grammaire du même genre : ne vous semble-t-il pas qu’on décrit par là une langue rare et étrangère ? C’est pourtant du bavardage de votre femme de chambre qu’il s’agit… !
14. C’est une tromperie voisine de la précédente que de désigner les fonctions de notre État par les titres majestueux que leur donnaient les Romains, car elles n’ont aucune ressemblance avec les charges qu’elles représentaient chez eux, et en ont encore moins en ce qui concerne l’autorité et le pouvoir.
15. En voici encore une, que l’on reprochera[540] un jour ou l’autre à notre époque, il me semble : elle consiste à attribuer indûment à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, ceux par lesquels l’Antiquité a honoré seulement un ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a acquis ce surnom de « divin » par le consentement de tous, et personne n’a essayé de le lui contester. Et voilà que les Italiens, qui se vantent à juste titre d’avoir en général l’esprit plus éveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, viennent d’attribuer ce qualificatif à l’Arétin ! Et pourtant, mis à part un style boursouflé et bourré de traits d’esprit, ingénieux certes, mais plutôt bizarres et tirés par les cheveux ; à part enfin son éloquence, quelle qu’elle puisse être, je ne vois rien là-dedans qui le situe au-dessus des auteurs ordinaires de son siècle. Et tant s’en faut qu’il s’approche de cette « divinité » antique que fut Platon !…
16. Quant au surnom de « grand », nous l’attribuons à des princes dont la taille n’est en rien supérieure à la normale.
1. Attilius Regulus, général de l’armée romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, écrivit aux tenants de la puissance publique qu’un valet de ferme, qu’il avait laissé seul pour administrer ses biens – soit en tout sept arpents de terre – s’était enfui après avoir dérobé ses instruments de labourage. Il demandait la permission de s’en retourner chez lui s’occuper de l’affaire, de peur que sa femme et ses enfants n’eussent à en souffrir. Le Sénat se chargea de placer quelqu’un d’autre à la tête de ses biens, et lui fit restituer ce qui lui avait été dérobé. Il ordonna également que sa femme et ses enfants soient nourris aux frais de l’État.
2. Caton l’Ancien, revenant d’Espagne pendant qu’il était Consul, vendit son cheval de service pour économiser l’argent que cela eût coûté de le ramener par mer en Italie. Quand il était Gouverneur de la Sardaigne, il faisait ses inspections à pied, n’ayant pour toute suite qu’un fonctionnaire de l’état pour lui porter ses effets et un vase pour les sacrifices ; et le plus souvent, il portait lui-même sa malle. Il se vantait de n’avoir jamais eu de vêtements qui eussent coûté plus de dix écus, ni avoir dépensé au marché plus de dix sols par jour. Quant à ses maisons de campagne, il n’en avait aucune qui fût crépie et enduite à l’extérieur.
3. Scipion Émilien, après deux triomphes et le consulat, alla en ambassade avec sept serviteurs seulement. On prétend qu’Homère n’en eut jamais qu’un seul, et Platon trois. Quant à Zénon, chef de l’école « stoïque », il n’en avait aucun.
4. Il ne fut alloué que cinq sous et demi par jour à Tiberius Gracchus, qui était pourtant le premier personnage de Rome, quand il alla en mission pour l’État.
1. Si nous prenions parfois la peine de nous examiner, d’employer à nous sonder nous-mêmes le temps que nous passons à contrôler autrui et à connaître les choses qui sont en dehors de nous, nous sentirions facilement combien tout notre agencement intime est composé de pièces faibles et imparfaites.
2. N’est-ce pas une preuve notoire de notre imperfection que de ne pouvoir nous contenter de rien et, sous l’empire de la passion et de l’imagination, ne parvenir à discerner ce qu’il nous faut ? En témoigne la grande controverse qui s’est toujours élevée entre les philosophes, à propos du souverain bien de l’Homme : elle dure encore, et durera éternellement, sans que jamais ils ne parviennent à s’accorder et à lui trouver une solution.
L’objet de notre désir nous échappe ? on le préfère à tout autre.
Quand nous l’avons, nous en voulons un autre,
Et notre soif demeure la même.
[Lucrèce, III, 1082-1084]
3. Quel que ce soit ce qui vient à notre connaissance et dont nous disposions, nous sentons que cela ne nous satisfait pas, et nous courons toujours après les choses futures et inconnues, car celles du présent ne parviennent pas à nous combler. Ce n’est pas, à mon avis, qu’elles n’aient de quoi le faire, mais c’est que nous les saisissons maladroitement.
Il vit que tout ce qui est pour vivre nécessaire
était offert, ou presque, aux mortels.
Les puissants regorgeaient de richesses et d’honneurs,
et fiers de leurs enfants à la bonne renommée.
Pourtant pas un qui ne frémît, en son for intérieur,
Pas un qui ne gémît, angoissés malgré eux !
Il comprit que le mal venait du vase lui-même,
dont les défauts intérieurs corrompaient
ce que l’on y versait, fût-ce le meilleur.
[Lucrèce, VI, 9-17]
4. Notre désir est indécis et changeant ; il ne sait rien conserver, ni jouir de rien convenablement. L’homme en attribue la cause à un défaut des choses qu’il possède, et il se nourrit et se gave de celles qu’il ne connaît ni ne comprend, auxquelles il attribue ses désirs et ses espoirs, qu’il honore et révère.
5. Comme le disait César : « car c’est une erreur courante et naturelle, chez l’homme, que de ressentir une confiance accrue ou une terreur plus vive devant une situation inconnue et nouvelle ».
[César, De bello civili, II, 4]
1. Les hommes cherchent quelquefois à se faire remarquer par des raffinements frivoles et inutiles. Ainsi des poètes qui composent des ouvrages entiers de vers commençant par la même lettre, ou les œufs, les boules, les ailes et même les haches dessinées autrefois par les Grecs[541] en allongeant ou raccourcissant leurs vers de manière à ce qu’ils représentent telle ou telle figure. C’est d’une science de ce genre dont fit preuve celui qui s’amusa à compter en combien de façons pouvaient se ranger les lettres de l’alphabet, et il aboutit à ce nombre incroyable[542] que l’on trouve dans Plutarque.
2. Je trouve bonne l’opinion de celui à qui on avait présenté un homme entraîné à jeter de la main un grain de mil avec une telle précision qu’il passait à tout coup par le trou d’une aiguille : comme on lui demandait ensuite quelque présent pour récompenser une semblable prouesse, il ordonna, bien plaisamment et judicieusement à mon avis, qu’on fasse donner à cet homme deux ou trois sacs[543] de mil, afin qu’un si bel art ne demeure pas inemployé.
3. C’est une preuve extraordinaire de la faiblesse de notre jugement que de donner de la valeur aux choses en fonction de leur rareté, de leur nouveauté, ou même de leur difficulté, si la qualité et l’utilité n’y sont pas associées.
4. Nous venons justement de jouer, chez moi, à qui pourrait trouver le plus de choses qui se touchent par leurs extrêmes comme : « Sire », qui est le titre qui se donne à la personne de rang le plus élevé dans notre société, le roi, et qui se donne aussi aux gens du peuple, comme les marchands, et ne s’utilise pas pour ceux qui sont entre les deux. Les femmes de qualité, on les nomme « Dames », celles de rang moyen « demoiselles », et « dames » encore celles qui sont au bas de l’échelle. Les dés que l’on fait rouler sur les tables ne sont permis que dans les maisons des princes et dans les tavernes.
5. Démocrite disait que les dieux et les bêtes avaient les sens plus aiguisés que les hommes, qui sont dans la catégorie moyenne. Les Romains étaient vêtus de la même façon les jours de deuil et les jours de fête. Il est certain que la peur extrême et le courage extrême troublent tous deux le ventre et le relâchent.
6. Le sobriquet de « Tremblant », dont on affubla le XIIe roi de Navarre, Sancho[544], nous apprend que la hardiesse nous fait trembler aussi bien que la peur. Ceux qui l’armaient, lui ou un autre du même genre, et dont la peau frissonnait, s’efforcèrent de le rassurer, atténuant le danger[545] qu’il allait affronter. « Vous me connaissez mal », leur dit-il. « Si ma chair savait jusqu’où mon courage la mènera tout à l’heure, elle s’affalerait de tout son long. »
7. L’impuissance due à la froideur et au dégoût pour les ébats amoureux est aussi bien causée par un désir trop violent et une ardeur démesurée. L’extrême froid et l’extrême chaleur cuisent et rôtissent de même. Aristote dit que le froid et les rigueurs de l’hiver font fondre et couler les lingots de plomb aussi bien que la violente chaleur[546]. Le désir et la satiété remplissent de douleur les états situés au-dessus et au-dessous de la volupté.
8. La bêtise et la sagesse se rencontrent au même point quand il s’agit de l’attitude à prendre face aux malheurs qui frappent les hommes : les sages répriment le mal et le dominent, les autres l’ignorent. Ces derniers sont, en quelque sorte, en deçà des événements fâcheux, les autres au-delà, et après les avoir bien soupesés et appréciés, les avoir mesurés et jugés tels qu’ils sont, sautent par-dessus grâce à leur courage. Ils les dédaignent et les foulent aux pieds, parce que leur âme est solide et forte, et que les flèches décochées contre elle par le hasard, trouvant un objet dans lequel elles ne peuvent pénétrer, rebondissent sur lui et s’émoussent. La condition moyenne et ordinaire des hommes se situe entre ces deux extrémités : ceux-là perçoivent les malheurs, et ne peuvent les supporter.
9. L’infantilisme et la décrépitude se rejoignent dans une même faiblesse du cerveau ; l’avidité et la prodigalité, dans un même désir d’attirer à soi et d’acquérir.
10. On peut dire aussi, d’une certaine façon, qu’il y a une ignorance « abécédaire », avant la connaissance, et une autre, « doctorale », après la connaissance. Et c’est la connaissance elle-même qui engendre cette dernière, du même mouvement par lequel elle défait et détruit la première.
11. On fait de bons chrétiens avec des esprits simples, peu curieux et peu instruits, qui par respect et obéissance, se contentent de croire, et se soumettent aux lois. C’est dans les esprits moyennement vifs et doués que naissent les opinions erronées : ils suivent le premier sens qui leur apparaît, et se croient alors en droit de considérer comme de la niaiserie et de la bêtise de notre part le fait que nous nous cramponnions aux anciennes interprétations, considérant que nous n’avons pas suffisamment étudié ces choses-là.
12. Les grands esprits, plus sages et plus clairvoyants, font une autre catégorie de bons croyants : par une longue et pieuse recherche, ils pénètrent plus avant dans la profonde et obscure clarté[547] des Écritures, et ressentent le mystérieux et divin secret de notre institution ecclésiastique.
13. Certains sont pourtant parvenus à ce stade ultime en passant par le second, avec une assurance et un succès remarquables, comme s’ils étaient parvenus à la limite extrême de l’intelligence chrétienne. Et ils jouissent de leur victoire, qui leur procure une consolation en faisant des actions de grâce, en réformant leur conduite et en faisant preuve d’une grande modestie. Et je ne range pas du tout dans cette catégorie ceux qui, pour se laver des soupçons concernant leurs erreurs passées, et pour nous rassurer, se montrent excessifs, débridés, et injustes dans la conduite de notre cause, et la salissent par quantité d’actes répréhensibles.
14. Les simples paysans sont des gens pleins de bon sens ; de même les philosophes, ou encore, comme on les appelle maintenant[548], des natures fortes et brillantes, enrichies d’une bonne connaissance des sciences utiles… Ceux qui tiennent des uns et des autres, qui ont dédaigné le premier stade, celui des illettrés, mais n’ont pu rejoindre le second, (et qui ont donc le « cul entre deux selles », comme moi-même et tant d’autres), sont des gens dangereux, incapables et importuns ; ils perturbent l’ordre des choses… Pour ma part, je me retranche autant que je le puis dans le premier état, le plus naturel, d’où j’ai en vain tenté de m’échapper.
15. La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et des grâces par lesquelles elle soutient la comparaison avec la poésie « parfaite », selon les règles de l’art. On peut voir cela dans les villanelles de Gascogne, et les chansons qu’on nous rapporte des pays qui n’ont pas de connaissances scientifiques, ni même d’écriture. La poésie moyenne, celle qui demeure entre deux, est dédaignée, sans gloire, et sans valeur.
16. Mais quand la porte a été ouverte à l’esprit, j’ai trouvé, comme souvent, que ce que l’on prenait pour un exercice difficile et consacré à un sujet rare, ne l’était pas du tout. Quand notre imagination a été comme échauffée, elle découvre un nombre infini d’exemples du même ordre, et je n’en donnerai qu’un seul : si ces « Essais étaient dignes que l’on portât sur eux un jugement, il pourrait se faire, à mon avis, qu’ils ne plaisent guère aux esprits communs et vulgaires, non plus qu’aux singuliers et excellents. C’est que ceux-là ne les comprendront pas suffisamment, et que ceux-ci ne les comprendraient que trop. Ils pourraient donc fort bien vivoter dans la région moyenne de l’esprit…
1. On dit de certains hommes, comme Alexandre le Grand, que leur sueur répandait une odeur suave, du fait d’une rare et extraordinaire constitution naturelle, dont Plutarque et d’autres[549] ont recherché la cause. Mais pour les gens ordinaires, c’est le contraire, et la meilleure chose qu’ils puissent espérer, c’est de ne rien sentir du tout. La douceur des haleines les plus pures elles-mêmes n’est jamais aussi agréable que lorsqu’elle est sans odeur gênante, comme sont les haleines des enfants en bonne santé.
2. Voilà pourquoi, dit Plaute,
« la plus exquise odeur d’une femme,
c’est de ne rien sentir du tout »,
[Plaute, Mostellaria, I, 3][550]
[de même que l’on dit que la meilleure odeur de ses actions c’est que celles-ci soient imperceptibles et muettes…][551]
3. Et l’on a raison de tenir pour suspectes, chez ceux qui les emploient, les bonnes odeurs qui ne sont pas naturelles[552], et de penser qu’elles sont employées pour dissimuler quelque défaut naturel de ce côté-là. C’est de là que proviennent ces mots d’esprit des poètes anciens, comme « c’est puer que sentir bon »
Tu te moques, Coracinus, parce que je n’ai pas d’odeur.
Mais j’aime mieux ne rien sentir que sentir bon.
[Martial, IV, 55]
Ailleurs on trouve aussi :
Posthumus, il ne sent pas bon, celui qui toujours sent bon.
[Martial, II, 12]
4. J’aime pourtant beaucoup les bonnes odeurs, et déteste énormément les mauvaises, que je perçois de plus loin que tout autre :
Car j’ai un flair unique pour sentir un polype,
Ou cette odeur d’aisselles velues puant le bouc,
Mieux qu’un chien découvrant un sanglier caché.
[Horace, Épodes, XII, 4]
5. Les odeurs qui me semblent les plus agréables sont celles qui sont simples et naturelles. Et ce souci des parfums concerne particulièrement les dames. Dans les contrées les plus barbares, les femmes Scythes, après s’être lavées, se saupoudrent et s’enduisent le corps et le visage d’un certain onguent odoriférant que l’on trouve là-bas. Quand elles approchent les hommes, elles enlèvent ce fard, qui laisse leur corps doux et parfumé[553].
6. De quelque odeur qu’il s’agisse, il est étonnant de constater comme elle s’attache à moi, et combien ma peau a le don de s’en imprégner. Celui qui se plaint que la nature ait laissé l’homme dépourvu de moyen pour porter les odeurs jusqu’à son nez se trompe : elles y vont bien d’elles-mêmes. Mais en ce qui me concerne particulièrement, les moustaches, que je porte drues, jouent ce rôle. Si j’en approche mes gants ou mon mouchoir, l’odeur y demeurera toute la journée : elles trahissent l’endroit d’où je viens.
7. Les baisers passionnés de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants s’y imprégnaient autrefois et s’y maintenaient plusieurs heures après. Et pourtant je suis peu sujet aux maladies les plus répandues, qui se transmettent par les contacts avec les autres, et qui sont transportées par l’air. J’ai été épargné par celles de mon temps, dont on a connu plusieurs sortes, dans nos villes et dans nos armées. On raconte[554] que Socrate, n’ayant jamais quitté Athènes pendant les épidémies de peste qui l’accablèrent tant de fois, fut le seul à ne pas s’en porter plus mal[555].
8. Je crois que les médecins pourraient tirer des odeurs plus de profit qu’ils ne le font, car j’ai souvent remarqué qu’elles ont un effet sur moi et modifient mon humeur[556]. Ce qui me conduit à penser que ce que l’on dit est vrai : que l’invention et l’usage des encens et des parfums, dans les Églises, qui est une pratique si ancienne et si répandue dans tous les pays, est destinée à nous rendre euphoriques, à éveiller et purifier nos sens, pour nous rendre mieux aptes à la contemplation.
9. Je voudrais bien, pour pouvoir en juger, avoir pris part au travail de ces cuisiniers qui savent accommoder les parfums étrangers à la saveur des aliments, comme on le remarqua particulièrement dans le service du roi de Tunis qui, de nos jours, débarqua à Naples pour rencontrer l’empereur Charles-Quint[557]. On farcissait ses viandes de drogues odoriférantes, avec une telle somptuosité qu’un paon et deux faisans revenaient à cent ducats pour être apprêtés selon les habitudes de leur pays. Et quand on les découpait, non seulement la grande salle, mais toutes les chambres du palais et les rues d’alentour en étaient remplies d’une odeur très délicate, et qui ne disparaissait pas de sitôt.
10. Mon principal souci pour me loger, c’est de fuir l’air pesant et puant. Ces belles villes de Venise et de Paris gâchent la faveur que je leur porte à cause de l’odeur aigre, l’une de ses marais, l’autre de sa boue[558].
1. Je propose ici des idées informes et incertaines comme le font ceux qui présentent des questions sujettes à controverse pour qu’on en débatte dans les écoles, non pour établir la vérité mais pour la rechercher. Et je les soumets au jugement de ceux auxquels il revient de juger non seulement mes actions, mais aussi mes pensées. Leur approbation ou leur condamnation me sera également acceptable et utile. Je tiendrai en effet pour absurde et impie ce qui pourrait se trouver, dans cet ouvrage improvisé, par ignorance ou inadvertance, contraire aux saintes règles et prescriptions[559] de l’église catholique, apostolique et romaine, au sein de laquelle je suis né et mourrai. Et bien que je m’en remette pour cela à l’autorité de leur censure, qui a tout pouvoir sur moi, je me mêle ainsi témérairement de toute sorte de chose – comme ici même.
2. Je ne sais si je me trompe, mais puisque par une faveur spéciale de la bonté divine, une certaine façon de prier nous a été prescrite et dictée mot à mot par la bouche même de Dieu, il m’a toujours semblé que nous devions en faire usage plus couramment que nous ne le faisons. Et si l’on m’en croyait, au début et à la fin des repas, à notre lever et à notre coucher, à toutes nos actions particulières, auxquelles nous avons l’habitude de mêler des prières, je voudrais que ce soit le « Notre Père » que les chrétiens emploient, sinon seulement, mais au moins constamment.
3. L’Église peut multiplier et diversifier les prières pour les besoins de notre instruction : je sais bien que c’est toujours la même substance et la même chose. Mais on devrait donner à celle-là ce privilège : que le peuple l’ait continuellement à la bouche. Car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle s’adapte à toutes les circonstances. C’est la seule prière que j’emploie partout, je la répète au lieu d’en changer. Et c’est pour cela qu’il n’en est pas d’autre que j’aie si bien en mémoire.
4. J’étais justement en train de me demander d’où nous vient cette mauvaise habitude de recourir à Dieu en toutes nos entreprises et tous nos projets, de l’appeler au secours à propos de tout et de rien, à chaque fois que notre faiblesse a besoin d’aide, sans nous demander s’il est juste de le faire dans ces circonstances, et d’invoquer son nom et sa puissance, en quelque condition et situation que nous nous trouvions, si vicieuse qu’elle soit.
5. Il est bien notre seul et unique protecteur, et pour nous venir en aide, il peut tout faire. Mais bien qu’il daigne nous honorer de cette douce sollicitude paternelle[560], il est aussi juste qu’il est bon et qu’il est puissant, et il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir : il nous favorise selon que cela est juste, et non selon nos désirs.
6. Dans ses « Lois », Platon[561] distingue trois sortes d’idées injurieuses à l’égard des Dieux : qu’il n’y en ait pas, qu’ils ne se mêlent pas de nos affaires, qu’ils ne refusent rien à nos vœux, offrandes et sacrifices. À son avis, la première erreur n’est jamais demeurée immuable chez aucun homme, de son enfance à sa vieillesse. Les deux suivantes, elles, peuvent demeurer constantes.
7. En Dieu, justice et puissance sont inséparables. C’est en vain que nous implorons son secours pour une mauvaise cause : il faut avoir l’âme pure, au moins au moment où nous lui adressons une prière, une âme libérée des passions mauvaises ; car sinon, nous lui fournissons nous-mêmes les verges pour nous faire battre. Au lieu de réparer notre faute, nous la redoublons, en présentant à celui à qui nous devons demander le pardon, des sentiments pleins de mépris et de haine.
8. Voilà pourquoi je n’admire guère ceux que je vois prier Dieu si souvent et si constamment, si leurs actions après cela ne me semblent pas modifiées ou améliorées.
Si pour commettre nuitamment l’adultère,
Tu te couvres la tête d’un capuchon gaulois…
[Juvénal, VIII, v. 144]
9. Il me semble que le comportement d’un homme mêlant la dévotion à une vie exécrable est bien plus condamnable que celui d’un homme conforme à lui-même, et dont la vie est complètement dissolue. Et pourtant notre Église refuse tous les jours la faveur de se joindre à sa communauté à ceux dont la conduite persiste à témoigner de quelque notable perversité.
10. Nous prions par habitude et tradition ; ou, pour mieux dire, nous lisons et prononçons nos prières : ce n’est au fond qu’une mascarade. Il me déplaît de voir faire trois signes de croix avant le repas, autant à la fin, et voir le reste du temps occupé par la haine, l’envie, et l’injustice. Et cela me déplaît d’autant plus que c’est un signe que je respecte et que j’utilise constamment, même quand je baille… Comme s’il y avait certaines heures dévolues aux vices et d’autres à Dieu, en guise de compensation. Il est vraiment étonnant de voir se succéder de façon aussi constante des actions si différentes, sans que l’on y ressente quelque rupture, quelque changement à leur frontière et au passage de l’une à l’autre !
11. Comme elle est étrange, la conscience qui peut connaître le repos, nourrissant en un même lieu de façon si tranquille, sans heurt, et le crime et le juge ? Celui dont la paillardise gouverne sans cesse la tête, et qui la juge très odieuse au regard divin, que dit-il à Dieu, quand il lui en parle ? Il se tourne vers le bien, et puis il rechute.
12. Si l’obstacle que constitue la justice divine et sa présence le frappaient comme il le dit, et châtiaient son âme, pour courte que soit la pénitence, la crainte y ramènerait si souvent sa pensée, qu’aussitôt il se rendrait maître de ces vices qui se sont installés et comme incrustés en lui. Mais quoi ! Il en est qui font reposer une vie entière sur le fruit et le profit du péché qu’ils savent pourtant mortel.
13. Combien y a-t-il de métiers et de professions admises pourtant, et dont l’essence même est vicieuse ? En voici un qui, se confiant à moi, me raconte qu’il a toute sa vie suivi et pratiqué une religion damnable selon lui, et contraire à celle qu’il portait en son cœur, pour ne pas perdre sa position sociale et les honneurs liés à ses fonctions… [562] Comment a-t-il pu s’accommoder de ces choses-là ? Quel discours tiennent-ils, ces gens-là, à la justice divine ? Leur repentir devrait se marquer par une réparation visible et palpable, mais ils perdent envers Dieu et envers nous le droit de s’en prévaloir.
14. Sont-ils assez hardis pour demander leur pardon sans manifester de repentir et sans s’amender ? Je pense qu’il en est des premiers dont j’ai parlé, les paillards par exemple, comme de ceux-ci ; mais leur obstination n’est pas aussi facile à vaincre. Cette contradiction, cette versatilité dans leurs opinions, si soudaine et si violente, telle qu’ils nous la présentent, me font l’effet d’un miracle. Ils sont la représentation d’une lutte impossible à comprendre.
15. Il en est qui, ces dernières années, prétendaient ne voir que de l’hypocrisie chez ceux qui manifestaient une lueur d’esprit et professaient en même temps la religion catholique. Cette façon de voir me semblait fallacieuse : ils allaient même jusqu’à prétendre leur faire honneur en considérant que, quoi qu’ils puissent dire en apparence, ils ne pouvaient manquer d’avoir, au fond d’eux-mêmes, la croyance réformée qu’ils souhaitaient y trouver. C’est une fâcheuse maladie que croire au point de se persuader qu’il ne puisse y avoir de croyances contraires ! Et plus fâcheuse encore celle qui fait qu’on se persuade qu’un tel esprit fait plutôt passer je ne sais quelle supériorité de son sort présent avant les espérances et les menaces d’une vie éternelle ! Ceux-là peuvent m’en croire : si quelque chose avait dû me tenter en ma jeunesse, le goût du hasard et de la difficulté qu’impliquait la foi nouvelle y auraient eu bonne part.
16. Ce n’est pas sans de bonnes raisons, il me semble, que l’Église défend l’usage à tout bout de champ, sans discernement, et à la légère, des Psaumes saints et divins que le Saint Esprit a dicté à David. Il ne faut mêler Dieu à nos actions qu’avec révérence et une attention pleine de dignité et de respect. Cette voix est trop divine pour n’avoir d’autre usage que d’exercer nos poumons et plaire à nos oreilles : c’est de la conscience qu’elle doit surgir, et non de la langue. Il n’est pas bon que l’on permette à un garçon de boutique de s’en occuper agréablement et de s’en faire un jeu, au beau milieu de ses pensées futiles et frivoles.
17. Il n’est certes pas bon non plus de voir trimballer, dans la grande salle ou la cuisine de la maison le Saint livre des mystères sacrés de notre foi. Il s’agissait autrefois de mystères… ce ne sont à présent que jeux et distractions. Ce n’est pas en passant, et de façon désordonnée, qu’il faut s’adonner à une étude aussi sérieuse et vénérable. Ce doit être une action décidée à l’avance, calme, à laquelle on doit toujours ajouter cette préface de l’office religieux « sursum corda », et avec le corps disposé de façon à témoigner d’une attention et d’un respect particuliers.
18. Ce n’est pas une étude que tout le monde peut faire, c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle ; les mauvais et les ignorants deviennent pires en s’y adonnant. Ce n’est pas une histoire à raconter, mais à révérer, craindre et adorer. Ils m’amusent, ceux qui pensent l’avoir mise à la portée du peuple en la traduisant dans la langue populaire ! Comprendre tout ce que l’on y trouve écrit n’est pas seulement une question de mots. Faut-il en dire plus ? En les en rapprochant ainsi un peu, ils les en éloignent, en fait. L’ignorance pure, par laquelle on s’en remet totalement à autrui, était bien plus salutaire, et même plus savante, que n’est cette science des mots, vaine, et qui nourrit la présomption et la témérité dans l’interprétation.
19. Je crois aussi que la liberté donnée à chacun de répandre en un si grand nombre d’idiomes une parole si profondément religieuse et si importante présente beaucoup plus de dangers que d’utilité. Les Juifs, les Musulmans et presque tous les autres ont adopté et révèrent le langage dans lequel leurs mystères ont été conçus à l’origine, et son altération, son changement, sont interdits – non sans quelque apparence de raison.
20. Est-on certain qu’au pays Basque[563] et en Bretagne, il y ait des Juges capables d’établir une traduction faite dans leur langue ? L’Église universelle n’a pas de jugement plus difficile à rendre, ni plus solennel : Quand on prêche, quand on parle, l’interprétation est vague, libre, changeante, et ne concerne que des éléments isolés ; dans une traduction, il n’en est pas de même.
21. Un de nos historiens grecs[564] reproche justement à son époque d’avoir répandu sur la place publique les secrets de la religion chrétienne, et de les avoir mis dans les mains des moindres artisans : chacun pouvait donc en débattre et en parler selon sa propre interprétation. Il trouvait que c’était là une grande honte, nous qui par la grâce de Dieu jouissons des purs mystères de la piété, de les laisser profaner par la bouche de personnes ignorantes et du petit peuple, puisque les Gentils interdisaient à Socrate, à Platon, et aux plus sages de s’enquérir et de parler des choses dont les Prêtres de Delphes étaient les dépositaires.
22. Il dit aussi que les factions des Princes à propos de Théologie sont armées, non de zèle, mais de colère ; que le zèle religieux, qui relève de la raison divine et de sa justice, doit être modéré et ordonné ; mais qu’il se change en haine et en envie, et qu’il produit, au lieu du froment et du raisin, de l’ivraie et des orties, quand il est mené par une passion humaine.
23. Et cet autre, conseiller de l’empereur Théodose, disait que les disputes théologiques ne calmaient pas les schismes de l’Église, mais au contraire suscitaient et excitaient les hérésies ; qu’il fallait fuir toutes les querelles et les argumentations dialectiques, et s’en remettre purement et simplement aux prescriptions et formules de la foi telles qu’elles ont été établies par les Anciens.
24. L’empereur Andronicos, ayant trouvé en son palais deux personnages importants[565] qui s’en prenaient verbalement à Lapodius[566], sur un point de foi de grande importance, les morigéna, allant jusqu’à les menacer de les faire jeter dans la rivière s’ils continuaient.
25. Ce sont les enfants et les femmes, de nos jours, qui font la leçon aux hommes âgés, ceux qui ont de l’expérience, à propos des lois ecclésiastiques, alors que la première des « lois » de Platon leur défendait de simplement demander la raison d’être des lois civiles qui devaient tenir lieu d’ordonnances divines. Il permettait aux anciens d’en parler entre eux, ainsi qu’avec les magistrats de la cité ; mais il ajoutait : « pourvu que ce ne soit pas en présence des jeunes gens et des profanes ».
26. Un évêque[567] a écrit qu’à l’autre bout du monde il y a une île que les Anciens nommaient Dioscoride[568], appréciable par sa fertilité pour toutes sortes d’arbres et de fruits et la salubrité de son air. Ses habitants sont chrétiens, ils ont des églises et des autels qui ne sont ornés que de croix, sans autres images. Ils observent scrupuleusement les jeûnes et les fêtes, payent scrupuleusement la dîme aux prêtres, et sont si chastes qu’ils ne connaissent qu’une seule femme en toute leur vie. Et avec tout cela, ils sont si contents de leur sort que, vivant au milieu de la mer, ils ignorent l’usage des navires, et si simples que de la religion qu’ils observent si soigneusement, ils ne comprennent pas un seul mot. Chose incroyable pour qui ne saurait que les païens, si dévots idolâtres, ne connaissaient de leurs dieux que le nom et la statue[569].
27. La tragédie antique d’Euripide, Ménalippe, débutait ainsi :
O Jupiter, de toi je ne connais rien,
Sinon seulement ton nom.
28. J’ai vu aussi, de mon temps, des gens se plaindre de certains écrits parce qu’ils étaient purement humains et philosophiques, sans aucun apport de la théologie. Mais celui qui dirait le contraire n’aurait pourtant pas forcément tort. Il est vrai en effet que la place de la doctrine divine est de régner sur tout et dominer tout, qu’elle doit être au premier rang partout, et non point subordonnée et subsidiaire. Mais peut-être, est-il plus judicieux de prendre les exemples pour la grammaire, la rhétorique et la logique ailleurs que dans un domaine aussi sacré, de même d’ailleurs que pour les arguments des pièces de théâtre, des jeux et spectacles publics : le style des décrets divins doit être considéré comme vénérable, et révéré comme unique, plutôt que proche de celui des discours humains.
29. On voit plus souvent chez les théologiens cette faute qui consiste à écrire trop humainement, que celle qui consiste au contraire pour les humanistes, à écrire de façon trop théologique. La philosophie, dit Saint Chrysostome, est depuis longtemps bannie de l’enseignement sacré, car c’est une servante inutile, et jugée indigne de voir, même en passant, et depuis l’entrée, le sanctuaire des trésors de la doctrine céleste.
30. Quant au langage humain, ses formes sont plus basses, et il ne peut se prévaloir de la dignité, de la majesté, de l’autorité du verbe divin. Pour moi, je me contente d’employer (« termes non approuvés »[570]) : « hasard », « sort », « accident », « bonheur », « malheur », « les dieux », et autres expressions courantes[571].
31. Je propose des idées personnelles et humaines seulement comme des idées humaines, considérées dans leur particularité, et non comme si elles étaient voulues et fixées par l’ordonnance céleste, et ne souffraient ni le doute ni la discussion. C’est donc là matière à opinion et non article de foi. C’est ce que je pense quant à moi, et non ce que je crois selon Dieu. C’est ce qui vient d’un laïc, et non du clergé, mais toujours de façon très religieuse. Je le fais comme les enfants montrent leurs essais, pour apprendre et non pour enseigner.
32. On pourrait peut-être dire aussi avec raison qu’enjoindre de n’écrire sur la religion qu’avec précaution, à tous ceux dont ce n’est pas expressément la profession, aurait certainement quelque apparence d’utilité et de justice. Et que moi de même, je ferais bien de me taire là-dessus !
33. On m’a dit que même ceux qui ne sont pas des nôtres[572] interdisent pourtant l’usage du nom de « dieu » dans leur langage courant : ils ne veulent pas que l’on s’en serve comme interjection ou exclamation, pas plus que pour le prendre à témoin ou comme comparaison. Je trouve qu’ils ont raison là-dessus. Et de toutes façons, quand nous appelons Dieu à venir en notre compagnie, il faut que ce soit sérieusement et religieusement.
34. Il y a, me semble-t-il, dans Xénophon, un passage dans lequel il montre que nous devrions moins souvent prier Dieu. D’autant qu’il n’est pas si commode de placer notre âme dans les dispositions nécessaires pour cela : maîtrisée, amendée et dévote. À défaut de quoi, nos prières ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais mauvaises. Nous disons : « Pardonne-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Que disons-nous par là, sinon que nous lui offrons notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Et pourtant, nous invoquons l’aide de Dieu à propos de nos fautes, et nous le convions ainsi à l’injustice !
Ces choses que l’on ne peut confier aux dieux qu’en secret.
[Perse, Satires, II, 4]
35. L’avare prie Dieu pour la conservation vaine et superflue de ses trésors ; l’ambitieux pour ses victoires et la conduite de ses entreprises ; le voleur pour qu’il l’aide à franchir les dangers et les difficultés qui s’opposent à l’exécution de ses détestables entreprises, ou pour le remercier de la facilité avec laquelle il a pu égorger un passant !… Au pied de la maison qu’ils vont escalader ou faire sauter, ils font leurs prières, et leurs intentions et leurs espoirs sont pleins de cruauté, de vice et de cupidité.
Cette prière que tu veux faire à l’oreille de Jupiter,
Dis-la donc à Staius : « Ô Jupiter, bon Jupiter ! »
s’écriera Staius ; Jupiter en dirait-il autant ?
[Perse, Satires, II, 21-23]
36. Dans son livre, la Reine Marguerite de Navarre évoque un jeune prince, qu’elle ne nomme pas, mais que son haut rang rend suffisamment reconnaissable[573]. Allant à un rendez-vous amoureux, pour coucher avec la femme d’un avocat de Paris, et une église se trouvant sur son chemin, il ne passait jamais en ce lieu saint, à l’aller ou au retour de son escapade, sans y faire ses prière et oraisons. Je vous laisse à penser, avec ce qui emplissait alors son âme, à quoi il employait la faveur divine. La Reine donne pourtant cela comme le témoignage d’une particulière dévotion ! Mais ce n’est pas là une preuve suffisante pour affirmer que les femmes sont incapables de traiter des sujets théologiques.
37. Une véritable prière, une réconciliation fervente entre Dieu et nous ne peut se produire dans une âme impure et soumise au même moment à la domination de Satan. Celui qui en appelle à Dieu pour qu’il l’aide, alors qu’il est plongé dans le vice, fait comme le coupeur de bourse qui appellerait la justice à son aide. Ou comme ceux qui invoquent le nom de Dieu à l’appui d’un mensonge :
Nous murmurons tout bas,
des prières infâmes
[Lucain, La Pharsale, V, v. 104]
38. Il y a peu de gens qui oseraient révéler en public les requêtes qu’ils adressent à Dieu en secret :
Plutôt que murmurer et chuchoter dans le temple,
Tout le monde ne peut élever la voix et prier tout haut.
[Perse, II, 6-7]
39. Voilà pourquoi les Pythagoriciens voulaient que les prières soient publiques et que chacun puisse les entendre. Afin qu’on n’aille pas chercher Dieu pour des choses indécentes et injustes, comme fit celui-là :
À haute voix, il s’écrie : « Apollon ! »
puis il remue les lèvres de crainte qu’on l’entende :
« Belle Laverne, permets-moi de tromper, de sembler juste et bon,
Couvre de nuit mes fautes et mes vols d’un nuage. »
[Horace, Épîtres, I, xvi, 59-62]
40. Les Dieux punirent cruellement les vœux iniques formulés par Œdipe en les accomplissant[574]. Il avait prié pour que ses enfants vident par les armes le différent qui les opposait quant à la succession de son trône, et il fut bien malheureux de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander que les choses obéissent à notre volonté, mais qu’elles obéissent à la sagesse.
41. En vérité, il semble que nous nous servions de nos prières comme de simples formules, à la façon de ceux qui emploient des paroles saintes et divines pour des actes de sorcellerie ou des opérations magiques, et que ce soit de leur arrangement, de leur sonorité, ou de notre attitude que nous attendions un effet. C’est que nous avons l’âme pleine de concupiscence, et non de repentir, ni d’aucune réconciliation nouvelle avec Dieu, que nous allons lui présenter ces mots que la mémoire prête à notre langue, et que nous espérons en tirer une expiation de nos fautes.
42. Il n’est rien d’aussi facile, d’aussi doux, et d’aussi favorable que la loi divine : elle nous appelle, tout fautifs et détestables que nous sommes. Elle nous tend les bras et nous reçoit en son giron, aussi vils, sales, et pleins de fange que nous puissions être, et que nous puissions l’être à l’avenir. Mais encore faut-il, en retour, la regarder d’un bon œil ; encore faut-il recevoir ce pardon avec une action de grâces, et au moins, quand nous nous adressons à elle, que notre âme soit contrite par ses fautes, et qu’elle se dresse contre les passions qui nous ont poussé à l’offenser. Car ni les dieux ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent de présent venant d’un méchant.
Si la main touchant l’autel est innocente,
Elle peut sans recourir à une riche victime
Des Pénates adverses calmer l’hostilité
D’un gâteau de froment et d’un grain de sel pétillant.
[Horace, Odes, III, 23]
1. Je ne puis accepter la façon dont on établit la durée de la vie. Je vois que les sages la raccourcissent beaucoup par rapport à l’idée qu’on s’en fait couramment.
2. « Comment ? dit Caton d’Utique à ceux qui voulaient l’empêcher de se suicider, suis-je encore à un âge où l’on puisse me reprocher d’abandonner trop tôt la vie ? » Il n’avait pourtant que quarante-huit ans, mais il estimait que c’était un âge mûr et bien avancé, puisque si peu d’hommes y parviennent[575].
3. Ceux qui se complaisent dans l’idée de je ne sais quel « cours » qu’ils appellent « naturel », et qui leur promet quelques années de plus, pourraient y parvenir s’ils avaient le privilège d’échapper au grand nombre d’accidents auxquels nous sommes tous exposés de façon… naturelle, et qui risquent fort d’interrompre ce « cours » qu’ils se promettent.
4. Quelle sottise que de s’attendre à mourir de la défaillance de forces due à l’extrême vieillesse, et de fixer cela comme terme à notre vie, alors que c’est la mort la plus rare de toutes, la moins répandue ? C’est la seule que nous appelions « naturelle », comme s’il était « contre nature » de voir un homme se rompre le cou dans une chute, se noyer dans un naufrage, se laisser surprendre par la peste ou par la pleurésie, comme si notre condition ordinaire ne nous exposait elle-même à tous ces dangers !
5. Ne nous flattons pas de ces jolis mots ; peut-être doit-on plutôt appeler « naturel » ce qui est général, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, exceptionnelle et extraordinaire, et donc bien moins naturelle que les autres. C’est la dernière, l’ultime façon de mourir, et nous pouvons d’autant moins l’espérer qu’elle est loin de nous : c’est bien en effet la borne au-delà de laquelle nous n’irons pas, que la loi naturelle a interdit d’outrepasser. Et c’est un privilège qu’elle accorde rarement que de nous faire durer jusque-là. C’est une exemption qu’elle attribue par faveur particulière à un seul homme en l’espace de deux ou trois siècles, lui permettant d’échapper aux obstacles et aux difficultés qu’elle a elle-même semés sur sa longue route.
6. À mon avis il faut donc considérer que l’âge auquel nous sommes parvenus est un âge auquel peu de gens parviennent. Et puisque, selon l’allure ordinaire, les hommes n’arrivent pas jusque-là, c’est le signe que nous sommes bien loin en avant d’eux. Et puisque nous avons passé les limites habituelles, qui sont la vraie mesure de notre vie, nous ne devons guère espérer aller au-delà. Ayant échappé à tant d’occasions de mourir, sur lesquelles tant d’hommes trébuchent, il nous faut bien reconnaître qu’une chance extraordinaire, comme celle qui nous maintient en vie hors de l’usage commun, ne saurait guère durer.
7. C’est un défaut de nos lois elles-mêmes que de présenter ces idées fausses : elles ne permettent pas qu’un homme puisse disposer pleinement de ses biens avant vingt-cinq ans, et c’est à peine s’il peut se maintenir en vie jusque-là ! Auguste retrancha cinq ans des anciennes dispositions législatives romaines, et déclara qu’il suffisait, pour prendre une charge de juge, d’avoir atteint trente ans. Servius Tullius dispensa des corvées de la guerre les chevaliers ayant quarante-sept ans passés. Auguste ramena cet âge à quarante-cinq.
8. Il ne me semble pas très raisonnable de renvoyer les hommes dans leurs foyers avant cinquante-cinq ou soixante ans. Je serais d’accord pour qu’on étende la durée de notre profession et activité autant qu’il est possible, dans l’intérêt public. Et à l’autre bout, je trouve anormal que l’on ne se mette pas au travail plus tôt. Celui qui avait été à dix-neuf ans le juge suprême du monde estimait qu’il fallait avoir trente ans pour juger de la place à donner à une gouttière !
9. J’estime quant à moi que notre âme est développée à vingt ans comme elle doit l’être, et qu’elle offre déjà tout ce dont elle sera capable. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge-là des gages bien évidents de sa capacité n’en a donné par la suite la preuve. Les qualités et les vertus naturelles montrent dès ce temps-là, ou jamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau.
Si l’épine ne pique quand elle naît,
elle ne nous piquera jamais
dit-on dans le Dauphiné.
10. De toutes les belles actions humaines que je connais, et de quelque type qu’elles soient, dans les temps anciens comme à notre époque, je pense que le plus grand nombre en a été réalisé avant l’âge de trente ans plutôt qu’après. Et souvent aussi dans la vie d’un même homme. Ne puis-je pas dire cela en toute certitude à propos d’Hannibal, et de Scipion, son grand adversaire ? Ils vécurent une bonne moitié de leur vie sur la gloire acquise durant leur jeunesse. Ce furent ensuite de grands hommes en comparaison des autres, mais nullement par rapport à ce qu’ils avaient été eux-mêmes.
11. Quant à moi, je tiens pour certain que depuis cet âge, mon esprit et mon corps ont plus décliné qu’augmenté, et plus reculé qu’avancé. Il se peut que ceux qui emploient comme il faut leur temps, le savoir et l’expérience s’accroissent avec leur vie ; mais la vivacité, la promptitude, la fermeté et autres qualités bien plus intimes, plus importantes et plus essentielles, se fanent et s’alanguissent.
Quand les assauts du temps ont brisé le corps,
Quand les membres ont perdu de leur force,
Le jugement se met à boiter, la langue et l’esprit divaguent.
[Lucrèce, III, v. 451-453]
12. Tantôt c’est le corps qui capitule le premier devant la vieillesse, tantôt c’est l’âme. J’en ai vu beaucoup qui ont eu le cerveau affaibli avant l’estomac et les jambes ; et comme c’est un mal peu sensible pour celui qui en est atteint, qui ne se voit pas facilement, il en est d’autant plus redoutable.
13. Et pour le coup, je me plains des lois, non pas parce qu’elles nous maintiennent trop tard au travail, mais parce qu’elles nous y mettent trop tard. Il me semble que si l’on tient compte de la faiblesse de notre vie, et du nombre des écueils ordinaires et naturels auxquels elle est exposée, on ne devrait pas consacrer une part aussi grande après la naissance à l’oisiveté et à l’apprentissage.
Fin du livre I des « ESSAIS »
des éditions des « Essais » auxquelles il est fait le plus souvent référence
A. LANLY : Michel Eyquem de Montaigne, Essais, éd. Honoré Champion, 2002,3 t., traduction en français moderne par André Lanly. [Cette traduction très savante demeure difficile à lire – d’où la mienne. Cf. mon introduction).
P. VILLEY : Les Essais, Presses Universitaires de France, 1965,3 t., édition de P. Villey (d’après celle de 1922-27)
STROWSKI : Les Essais de Michel de Montaigne, P. Villey et F. Strowski, 1922-27,4 t. (grand format, rare – le 4e t. contient un lexique)
« Pléiade » : 2 éditions.
1. Œuvres complètes de Montaigne, textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, 1784 p., notes et var., glossaire, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.
2. Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, avec les Notes de lectures et sentences peintes par Alain Legros, notes et variantes, index, 1975 p., Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007. Cette édition reproduit pour la première fois le texte de l’édition de 1595 que suit la présente traduction.
« Exemplaire de Bordeaux » : fac-similé de l’exemplaire de Bordeaux, Slatkine, Genève, 1987, relié, 3 t. Reproduction de l’exemplaire annoté par Montaigne (cf. infra).
Édition de 1588 : ESSAIS de Michel Seigneur de Montaigne, À Paris, chez Abel l’Angelier, au premier pilier de la grande salle du Palais, 1588, Cinquiesme edition augmentee d’un troisiesme livre et de six cens additions aux deux premiers. [Exemplaire comportant des corrections et ajouts manuscrits, ayant appartenu à Montaigne et conservé à la Bibliothèque de Bordeaux. Base de toutes les éditions modernes jusqu’en 2007).
Texte original libre de droits, mais traduction contemporaine (également disponible en ligne à l’adresse http://homepage.mac.com/guyjacqu/montaigne/livre1/. Utilisation privée libre. Toute utilisation commerciale ou professionnelle est soumise à une demande d’autorisation auprès du traducteur.
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Mars 2008
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[1] Variantes. La rédaction de cette phrase a beaucoup varié. Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : « Je me fusse paré de beautez empruntées, ou me fusse tendu et bandé en ma meilleure démarche. » Sur son exemplaire de l’édition de 1588, Montaigne a barré en partie cette phrase et a écrit au-dessus : « mieux paré et me presanterois en une marche estudiee ». Comme on peut le voir, l’édition de 1595 donne encore une autre rédaction.
[2] Cette date est surprenante, pour deux raisons au moins : 1° l’édition de 1580 porte, elle, « premier de mars 1580 » 2° « 12 juin » est la date du jour de l’édition de 1588... Voici les divers états du texte : édition de 1580 : « ce premier de Mars.1580 » édition de 1588 : « ce 12.Iuin.1588 » correction manuscrite : « premier de Mars mille cinq cens quattre vins » (la date précédente est barrée) édition de 1595 : « ce 12. de Iuin. 1580 »
[3] Le texte exact est : « diriguitque malis » (et elle fut pétrifiée de douleur). Sur l’exemplaire de Bordeaux, (1588) Montaigne a d’abord barré, puis réécrit cette citation.
[4] Le texte de l’édition de 1595 porte » un gendarme » que je rends par « homme d’armes ». Mais les éditeurs modernes (A. Thibaudet et M. Rat pour la « Pléiade », par exemple), donnent ici « homme de cheval ». D’ailleurs, ce passage est d’une rédaction très légèrement différente de celle qui est généralement reproduite d’après l’édition.
[5] Montaigne a écrit « Raïsciac ». Mais s’agissant d’un prince allemand, l’orthographe de « Reichach » serait plus vraisemblable. De même que « Buda » est certainement la ville que Montaigne nomme « Budé ».
[6] Je dois cette traduction à Michel Jacquesson.
[7] Ce précepte est extrait du Timée, dans la traduction de Marsile Ficin.
[8] L’édition de 1595 substitue une version française au texte latin ajouté par Montaigne à l’édition de 1588, et qui était : « Ut stultitia etsi adepta est quod concupivit nunquam se tamen satis consecutam putat : sic sapientia semper eo contenta est quod adest, neque eam unquam sui pœnitet ».
[9] Cicéron, Tusculanes, III,16 .
[10] Tacite, Annales, XV, 67 : » Interrogatusque a Nerone quibus causis ad oblivionem sacramenti processisset, “Oderam te”, inquit, “nec quisquam tibi fidelior milium fuit, dum amari meruisti. Odisse cœpi, postquam parricida matris et uxoris, auriga et histrio et incendiarius extitisti” » Trad. H. Gœlzer, Belles-Lettres : « Néron lui demanda pourquoi il avait trahi son serment : “je te haïssais, répondit-il ; il n’y eut, parmi les soldats, personne qui te fut plus fidèle que moi, tant que tu as mérité d’être aimé : j’ai commencé à te haïr du jour où tu es devenu meurtrier de ta mère et de ta femme, cocher, histrion, incendiaire” ».
[11] Tacite, Annales, XV, 68 : « Proximum constantiae exemplum Sulpicius Asper centurio praebuit, percontanti Neroni cur in caedem suam conspiravisset breviter respondens non aliter tot flagitiis eius subveniri potuisse » Traduction H. Gœlzer : « Après l’exemple de fermeté donné par Subrius, le plus remarquable fut celui du centurion Sulpicius Asper : comme Néron lui demandait pourquoi il avait conspiré sa mort, il lui répondit brièvement qu’il n’avait pas trouvé d’autre moyen de servir un scélérat comme lui » On voit que Montaigne rapporte ce passage de façon assez approximative...
[12] En fait, Montaigne « arrange » un peu le texte de Lucrèce qui est : « nec radicitus e uita se tollit et eicit, /sed facit esse qui quiddam super inscius ipse. .....nec remouet satis a proiecto corpore… »
[13] Édouard 1er est mort en 1307. On ne sait dans quel auteur Montaigne a trouvé cet épisode.
[14] A la suite d’André Lanly, j’adopte ici « aloi » pour « composition », puisque le mot « aloi » originellement signifiait « alliage ».
[15] C’est aussi l’endroit où l’on rangeait la « chaise percée » — et correspondrait de ce fait à nos « toilettes ». On remarquera que Montaigne considère comme exagéré le fait de ne pas se montrer à son valet en cette situation... Il est vrai qu’à l’époque, si l’on en croit les truculents récits de Brantôme, existait une certaine « convivialité des latrines »...
[16] Il s’agit d’Hérodote.
[17] Tite-Live, Épitomé, XLVII.
[18] D’après Diodore de Sicile, XV,9, cette victoire aurait eu lieu en -376.
[19] Ici, toutes les éditeurs ajoutent – en l’attribuant à l’édition de 1595 – le passage suivant : « de l’Hellespont l’enforgea et lui fit dire mill villanies », – En réalité, il s’agit d’un ajout manuscrit à l’exemplaire de 1588 de Montaigne, et qui n’a pas été repris dans l’édition de 1595.
[20] Tous les éditeurs modernes écrivent ici « déplaisir », et indiquent que « plaisir » est probablement une coquille d’imprimeur pour « desplaisir », puisque « d’après le texte de Sénèque, sa mère y avait été retenue prisonnière » (Pierre Villey). Mais cette correction n’est cependant pas forcément fondée... et le geste de Caligula pourrait avoir eu un tout autre sens. L’exemplaire de 1588 ayant appartenu à Montaigne porte clairement » plaisir », et 5 mots seulement plus loin, il a barré « receu » pour écrire au-dessus : « eu ». Il est pour le moins étonnant dans ces conditions qu’il ait laissé passer le mot « plaisir » situé immédiatement avant s’il avait voulu réellement écrire « desplaisir... ? On peut aussi imaginer que Caligula ait fait détruire cette maison, au contraire, parce que sa mère y avait eu du plaisir... en d’autres termes : y aurait eu des amants ?
[21] La source est probablement dans Suétone, Auguste, XVI.
[22] Montaigne écrit ici « la fortune » que je traduis par « Destin ». Il emploie très souvent ce mot dans son sens latin, celui du « sort » ; mais il en fait aussi parfois, comme au Moyen-Age, une sorte de déesse plus ou moins personnifiée, par exemple quand il écrit : « Fortune » sans article. Il est à noter que la censure pontificale avait demandé à Montaigne de retirer précisément le mot » fortune » des » Essais » – et que Montaigne ne l’a pas fait...
[23] On ne sait duquel il s’agit. La citation est tirée de la traduction d’Amyot du texte de Plutarque Comment il faut réfréner la colère, dans les Œuvres Morales, IV.
[24] Il avait promis aux ennemis d’empoisonner Pyrrhus.
[25] Selon Tite-Live (V,27), il avait amené au camp des Romains pour les leur livrer, les enfants des plus nobles chefs Falisques (de la ville de Faleries, en Etrurie).
[26] Virgile Énéide, II, v. 390. « dolus an virtus quis in hoste requirat ? » Montaigne ironise : cette « belle maxime » est justement de celles qu’il réprouve... le vers de Virgile figure dans un épisode dans lequel un troyen incite ses compagnons à se déguiser en Grecs pour mieux les surprendre.
[27] Montaigne écrit « que si a pleine bouche nous appelons... » L’interprétation de l’expression « a pleine bouche » est un peu délicate. Lanly pense qu’il faut y voir une antiphrase pour « du bout des dents », et traduit donc par « dédaigneusement ». Mais parler de dédain, c’est peut-être déjà aller un peu loin, et prêter à Montaigne une condamnation trop explicite... Dans leur « Dictionnaire du Moyen-Français » chez Larousse, Greimas et Keane, citant cette phrase de Montaigne, donnent : « ouvertement, entièrement ». Si on les suit, il ne s’agit donc pas ici de « dédain » (jugement porté), mais plutôt d’une sorte de « manque de retenue », d’une façon de parler « à la légère », en somme... c’est pourquoi en fin de compte, j’ai choisi « facilement », qui marque une distance, mais pas une réprobation trop évidente.
[28] J’ai traduit ici le texte qui correspond à « l’exemplaire de Bordeaux », et qui est reproduit dans la plupart des éditions modernes. Mais il faut noter que ce passage est un des rares qui ait été modifié dans l’édition de 1595, par rapport au texte manuscrit. Voici en effet ce qu’on peut lire dans l’édition de 1595 : « Mais aussi cela faict, ils se donnent loy de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre. » On peut se demander pourquoi Mlle de Gournay a cru bon ici de prendre cette liberté ?
[29] Episode tiré des Chroniques de Froissart (I, 209).
[30] Cf. Tite-Live, XXXVII, 32.
[31] Guichardin, Hist. d’Italie, V, 2.
[32] « Pas de clerc » : démarche hasardeuse, prématurée.
[33] Rapporté dans Guichardin Hist. d’Italie, XIV, 5.
[34] On trouve cette remarque citée dans Cicéron, De Officiis, III, 10.
[35] La source de cet épisode est dans les Mémoires des frères Du Bellay.
[36] Hérodote, Histoires, II, 1 – Dans cet épisode, il s’agit en fait d’un architecte et n’on d’un « maçon » comme le dit Montaigne. « Pour mettre son trésor à l’abri, [le roi ] se fit bâtir une chambre toute en pierre, dont l’un des murs donnait sur l’extérieur du palais. Mais son architecte, dans un dessein coupable, usa d’un artifice en construisant cette pièce : il fit en sorte que l’une des pierres de ce mur pût aisément être retirée par deux hommes ou même un seul. Sitôt l’édifice achevé, le roi y entassa ses trésors. Les années passèrent et l’architecte, arrivé à son dernier jour, manda ses fils (il en avait deux) et leur fit connaître l’artifice dont il avait usé, en bâtissant le trésor royal, pour leur permettre de vivre dans l’opulence. »
[37] Tiré de Plutarque, Préceptes de mariages, XIV.
[38] Martial, VII, 3. NB : Ici, Montaigne a directement introduit la traduction dans son texte ; il était donc inutile de la reproduire en lieu et place du vers latin, comme je le fais d’ordinaire.
[39] C’est au début de 1571 que Montaigne décida de se retirer dans son château. On peut donc en inférer que ce chapitre a été écrit peu de temps après cette date. Et il ne comporte pratiquement pas de corrections ni d’ajouts.
[40] Montaigne semble donc avoir commencé la rédaction des « Essais » en 1571-72, comme une sorte de « catharsis », sans préoccupation « littéraire »... Mais il faut prendre ces déclarations avec précaution, car elles peuvent aussi relever de ce que la rhétorique appelait topos de la modestie obligée c’est-à-dire que l’auteur devait toujours prendre bien soin de dire que ce qu’il fait n’est rien, et que d’ailleurs, il n’y est lui-même pour pas grand’chose etc. On voit néanmoins, par l’importance et le caractère des ajouts manuscrits à l’édition de 1588, que le projet des « Essais » n’a cessé d’évoluer et de se renforcer au fil des années.
[41] Qui sont ces « grammairiens » ? André Lanly, d’après Villey, pense qu’il s’agit d’un grammairien ancien évoqué par Aulu-Gelle dans ses Nuits attiques, XI,11. Maurice Rat précise qu’il s’agit d’un certain « Nigidius ». En effet dans le chapitre cité, Aulu-Gelle écrit ceci : « Je cite un passage de P. Nigidius, si versé dans les connaissances relatives aux beaux-arts, et dont M. Cicéron admirait tant la force d’esprit et la vaste érudition. Voici comment il s’exprime : Il y a une différence très-grande entre dire un mensonge et mentir. Celui qui ment n’est point dans l’erreur, mais il tâche d’y induire les autres ; au lieu que celui qui dit un mensonge se trompe lui-même. » Et c’est cette distinction que Montaigne reprend à son compte.
[42] Saint Augustin, Cité de Dieu, XIX, 7.
[43] François est ici l’adjectif « français ». Il s’agit de Louis XII – et non de François 1er. Source de l’épisode : Érasme, De lingua et Henri Estienne Apologie pour Hérodote, XV, 34.
[44] Vers tiré d’un sonnet de La Boétie.
[45] L’entrevue du Pape Clément VII et de François 1er eut lieu en 1533.
[46] Je conserve ici la tournure si jolie et si malicieuse de Montaigne, « nourri au barreau » plutôt que d’écrire « qui avait passé sa vie au barreau »...
[47] Severus Cassius Longulanus, orateur, historien et écrivain satirique. Auguste l’exila en Crète et Tibère le relégua dans l’île de Sériphe, où il mourut, -33. La source de cette anecdote est dans Sénèque Le Rhéteur, « Controverses ».
[48] Ce passage n’est pas très clair ; « ausquels » renvoie à « prognostiques » : l’agencement des viscères des animaux a donc été conçu en vue de la divination « selon Platon ». Tous les éditeurs renvoient au « Timée, 71-72 » : « C’est donc en fonction de la divination que le foie s’est vu attribuer, pour les raisons que nous avons dites, la nature et le lieu que nous avons dits. » Le finalisme est ici manifeste : le foie est à cet endroit pour servir à la divination. Et c’est très probablement à ce passage en effet que fait allusion Montaigne ici.
[49] Cicéron, De natura deorum, II, 64.
[50] Cicéron, De natura deorum, II, 65.
[51] Saluces, bourgade du Piémont. Le Marquisat resta français de 1529 à 1601. Cette année-là, Henri IV l’échangea à la Maison de Savoie contre la Bresse et le Bugey. La trahison dont il est question s’est produite en 1536 ; elle est racontée dans le livre des frères Du Bellay, chap. VI.
[52] « Toscans ». Il s’agit en fait ici des Etrusques. Le demi-dieu Tagès dont il est question ensuite est un dieu étrusque ; il aurait appris à ce peuple la divination.
[53] Platon, La République, V.
[54] Il peut s’agir de Léon 1er, empereur originaire de Thrace, qui régna de 454 à 474.
[55] Hérodote, IV, 126-7.
[56] Du Bellay, Mémoires, VII.
[57] Tiré de Guichardin, Histoire d’Italie, XIII, 2.
[58] « patchwork » eût été par trop anachronique... mais c’est pourtant le sens du mot « rapsodie » employé ici par Montaigne. A noter justement qu’il n’emploie pas encore le mot « Essais » ; mais l’idée est bien celle-là.
[59] L’entrevue du Pape Clément VII et de François 1er eut lieu en 1533.
[60] Employer « science » dans ce contexte m’a semblé incongru : le mot de « science » ayant pour nous aujourd’hui un sens bien précis.
[61] Montaigne écrit ici : « barbaresque ». Il est vrai que « les barbares » avait dans l’antiquité le sens d’« étrangers » (non-grecs), ce qui ne signifiait pas a priori qu’il s’agissait de gens incultes ou aux moeurs sanguinaires... Mais dans cette phrase, en fonction du contexte, il est assez évident que la nuance péjorative existe déjà...
[62] Le cas du seigneur de Vervins est mentionné dans les Mémoires... des frères Du Bellay, X.
[63] Vers italiens que selon P. Villey Montaigne aurait pris dans un ouvrage de Stefano Guazzo, La civil conversation, et qui sont traduits de Properce (II,1,43).
[64] Selon le dictionnaire Robert, le mot « bambou » serait apparu en 1598 seulement. Le mot mais pas la chose elle-même ! Puisque je traduis aujourd’hui, je me permets donc de l’employer plutôt que le banal « canne » par lequel à mon avis Montaigne désigne ici bel et bien ce que nous appelons bambou.
[65] La « croix blanche » était celle des Protestants.
[66] Tiré des Mémoires... des frères Du Bellay, II, p. 30
[67] Ville prise et détruite par Charles-Quint en 1537.
[68] Tacite, Annales, II, 17. A. Lanly écrit ici : « l’une fuyait de l’endroit vers lequel l’autre partait » – ce qui me semble être une erreur, puisque selon Montaigne, il s’agit de « routes opposées »... ?
[69] Quinte-Curce, III, 2.
[70] A. Lanly traduit « juste bataille » par « bataille rangée » ; je trouve le terme un peu trop précis, trop « technique » en quelque sorte.
[71] La bataille de Pharsale. La source de Montaigne semble être Cicéron, Tusculanes, IV,7.
[72] Montaigne emploie « precipitez » seul, mais ce n’est plus notre usage d’aujourd’hui. « défenestrés » serait trop restrictif. A. Lanly traduit par « jetez de haut en bas », mais j’ai préféré conserver le mot de Montaigne ici, quitte à rajouter « par terre ».
[73] Cf. Diodore de Sicile, XV, 7.
[74] Hérodote, L’enquête, I, 86.
[75] Plutarque, Dits des Lacédémoniens.
[76] Après la bataille de Pharsale, Pompée avait tenté de trouver refuge auprès du roi d’Egypte Ptolémée XIV ; celui-ci finit par le faire tuer et fit porter sa tête à César.
[77] Ludovic Sforza ou Ludovic le More : tombé aux mains des Français par trahison en 1500, il devint le prisonnier de Louis XII, et mourut à Loches en 1507.
[78] Marie Stuart, décapitée le 18 février 1587.
[79] Laberius y est décrit comme « un chevalier romain d’une âpre franchise[à qui] César offrit cinq cent mille sesterces pour l’inviter à paraître sur la scène et jouer lui-même les mimes qu’il faisait profession d’écrire ». Laberius dut s’exécuter contre son gré.
[80] C’est-à-dire : il faut parler sincèrement, franchement.
[81] Sénèque, Epîtres, XXVI et LXXXII.
[82] Montaigne se trompe ; celui qui se donna la mort pour ne pas être capturé était le gendre de Pompée, non son beau-père.
[83] De qui Montaigne parle-t-il ? Probablement de La Boétie.
[84] Montaigne écrit : » sainte profession » . Mais « saint » est à l’époque utilisé « à tout bout de champ » dès lors que l’on veut marquer la louange, l’admiration… « noble » me semble donc mieux correspondre à l’intention de Montaigne ici.
[85] C’est au fond ce qu’exprime le proverbe bien connu : « chassez le naturel, il revient au galop ».
[86] Ma traduction diverge ici d’avec les interprétations habituelles ; P. Villey comprend « est mieux deu » par « convient mieux » . A. Lanly, qui le cite, adopte pour son compte « doit mieux accompagner ». « Deu » fait problème, car il est ambigu : indique-t-il la provenance ou la destination ?J’ai opté pour la première interprétation, parce que j’y vois l’affirmation épicurienne du plaisir, non comme un laisser-aller, mais au contraire le nec plus ultra de la « vertu »…
[87] Ce paragraphe et le suivant sont loin d’être clairs. Plutôt que d’esquiver en reprenant les mots mêmes de Montaigne, j’ai essayé, au contraire, d’expliciter, quitte à prendre quelques libertés. Montaigne écrit souvent au fil de la plume (il s’agit ici d’un rajout manuscrit), et parfois de façon très elliptique : le sens était probablement clair pour lui…
[88] Sur l’ » Exemplaire de Bordeaux » la phrase « Or il est hors de moyen d’arriver à ce point de nous former un solide contentement, qui ne franchira la crainte de la mort. » est biffée, et remplacée par un ajout manuscrit qui occupe ici les paragraphes 3 à 8.
[89] « la plupart des hommes » dit Montaigne. Voire… surtout à l’époque ! On voit bien que pour lui, « les hommes », ce sont ses pairs – essentiellement.
[90] Le vase dans lequel on agite dés ou cailloux pour un tirage au sort.
[91] Dans la mythologie gréco-latine, Caron était le « passeur », celui qui dirigeait la barque conduisant aux Enfers, à l’Au-delà.
[92] Cicéron, Les Fins, I, 18. Tantale : Roi mythique de la Grèce antique, fils de Zeus. Il révèle aux humains les secrets de l’Olympe et est châtié pour cela aux Enfers, selon des versions qui varient : soit il est placé sous un rocher qui menace en permanence de l’écraser, soit il est plongé dans l’eau jusqu’au cou mais ne peut y boire, ou encore une branche chargée de fruits s’écarte à chaque fois qu’il veut l’attraper pour manger.
[93] En 1567, le début de l’année, qui était jusqu’alors à Pâques, fut fixé au 1er Janvier.
[94] « les contes des médecins » Comme le fait justement remarquer A. Lanly, on peut hésiter ici entre « contes » et « comptes ».
[95] Il s’agit de Jean II.
[96] Bertrand de Got, devenu pape en 1305 sous le nom de Clément V avait été archevêque de Bordeaux. Mais il était aussi né à Villandraut, donc à quelques lieues du château de Montaigne, et celui-ci pouvait donc à bon droit l’appeler « mon voisin ». Pour les amateurs : le « Château Pape-Clément » près de Bordeaux, est un domaine des « Graves » lui ayant appartenu.
[97] Henri II, qui mourut en 1559 d’un coup de lance dans l’œil en prenant part à une joute.
[98] Philippe, fils de Louis VI le Gros (1081-1137). Sa monture avait été heurtée par un pourceau, rue Saint-Antoine. Ce qui donne d’ailleurs, soit dit en passant, une idée de l’état des rues de Paris à l’époque…
[99] Quantité de fables ont couru à propos de la mort d’Eschyle. On trouve celle-ci dans Valère-Maxime, IX, 12.
[100] Anacréon, selon Valère-Maxime, IX, 12.
[101] Rabelais, dans le Quart Livre, XVII, a donné un catalogue de morts extraordinaires, parmi lesquelles figurent certaines rappelées ici par Montaigne. Les sources sont des compilations de l’époque, parmi lesquelles un certain Ravisius Textor, Officina, 1552. Ce qu’il faut noter, c’est que Montaigne le sceptique est tout de même bien de son époque, et prêt à « gober » n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle ait été écrite.
[102] Jean XXII, natif de Cahors.
[103] Arnaud Eyquem de Montaigne (1541-564).
[104] Le « Jeu de Paume » est l’ancêtre du tennis : il consistait à l’origine, comme son nom l’indique, à renvoyer une balle au-dessus d’un filet, avec la paume de la main.
[105] Horace, Odes, II, 2.
[106] Dans l’antiquité romaine, le « triomphe » était la cérémonie par laquelle un général victorieux faisait son entrée dans la ville ; les chefs ennemis étaient présentés enchaînés dans le cortège. Le mot prêté à Paul-Emile signifie donc : « qu’il se suicide, s’il veut y échapper. »
[107] Mon interprétation diffère ici de celle d’A. Lanly, qui écrit : « Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, serait-ce un travail d’une heure, tout loisir me semble court. » car cela me semble peu clair. Pour moi, le sens est « quoi qu’il me reste de temps, il sera toujours un peu trop court ». Et la suite semble bien aller dans ce sens.
[108] Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », figuraient ici les mots manuscrits « si ce n’est de la vie, si sa perte vient à me poiser » qui n’ont pas été repris dans l’édition de 1595.
[109] Manuscrit : « mes adieux sont a demy prins ».
[110] Cette phrase ne figure que dans l’édition de 1595.
[111] Ici, l’édition de 1588 comportait : « Et je suis d’avis que non seulement un Empereur, comme disait Vespasien, mais que tout gallant homme doit mourir debout, ». Montaigne a rayé ces mots sur son exemplaire.
[112] De bello gallico, VII, 84. César dit « Omnia enim plerumque quae absunt vehementius hominum mentes perturbant – Le danger qu’on n’a pas devant les yeux est en général celui qui trouble le plus ». ce qui n’est pas exactement la même chose…
[113] Dans l’édition de 1595, le mot est ici « indulgence » . Mais comme l’ » Exemplaire de Bordeaux » comporte « indigence » et qu’il n’a pas été modifié par Montaigne, je considère (à la suite de Villey) qu’il s’agit d’une une erreur matérielle du prote, et je conserve « indigence » que je traduis par « besoin ».
[114] Selon A. Lanly, « deux cours d’eau portaient ce nom dans l’Antiquité : l’Hypanis de Scythie (Boug actuel) et l’Hypanis de Sarmatie (Kouban actuel). »
[115] Si au début du discours de « Nature », le « vous » s’adressait aux humains, il semble à partir d’ici s’adresser à « l’Homme », puisque ses attributs sont maintenant au singulier. Cette relative incohérence tient probablement au fait que Montaigne a composé ce passage à partir de Lucrèce, tout en lui adjoignant divers morceaux et citations. Je n’ai pas jugé nécessaire d’intervenir à ce niveau dans ma traduction.
[116] P. Villey traduit « entretiendra » par « distraira ». De même à sa suite André Lanly. Je ne trouve pas ce choix heureux dans un contexte aussi « grave »… et j’ai préféré utiliser un autre mot.
[117] Le texte des éditions modernes est un peu différent : « nec videt in vera nullum fore morte alium se/qui possit vivus sibi se lugere peremptum,/stansque jacentem »
[118] Ici Montaigne donne lui-même une traduction des vers de Lucrèce, III, 926-927 avant de les citer. Je ne les reproduis donc pas une seconde fois sous une autre forme.
[119] A. Lanly traduit ici par celui à qui on enlevait son bandeau. Il a peut-être raison, mais debandoit m’a semblé avoir plutôt rapport avec les liens, la contention.
[120] Cette histoire est racontée par toutes sortes d’auteurs : Cornelius Agrippa, Pline l’Ancien, Valère-Maxime etc. Montaigne fait son miel de ces histoires abracadabrantes... et semble même les prendre pour argent comptant. Mais ce qu’il déclare plus loin (§ 33) vient nettement remettre les choses à leur place : ceux qui racontent de telles histoires en sont les seuls responsables, dit-il en substance.
[121] Selon la légende, le fils de Crésus, qui était muet, retrouva la parole en voyant son père en danger de mort.
[122] Stratonice était la femme de Seleucus Nicator, roi de Syrie (IIIe S.). Celui-ci ayant appris par son médecin que son beau-fils Sôter éprouvait une folle passion pour sa femme, divorça et permit à Stratonice d’épouser Sôter. Cette histoire est racontée, entre autres, par Cornelius Agrippa in « De incertitudine et vanitate scientiarum... ».
[123] Montaigne a raconté cette histoire dans son « Journal de Voyage en Italie » (cf. Pléiade, p. 1119 et ma traduction, § 19-20). Mais parlant de celui que les filles appelaient « Marie la barbue » il écrit que : « Nous ne le sceumes voir parce qu’il estoit au vilage. » Ce qui ôte quelque peu de crédit à l’affaire...
[124] Selon la légende, le roi Dagobert aurait eu sur le visage des cicatrices dues à des plaies engendrées par la peur de la gangrène.
[125] Les « cicatrices » de saint François auraient été les stigmates de la crucifixion.
[126] Ce dernier exemple est un simple démarquage du passage de saint Augustin, « Cité de Dieu » XIV, 24 : « Presbyter fuit quidam Restitutus nomine in paroecia Calamensis ecclesiae. Quando ei placebat (rogabatur autem ut hoc faceret ab eis, qui rem mirabilem coram scire cupiebant), ad imitatas quasi lamentantis cuiuslibet hominis uoces ita se auferebat a sensibus et iacebat simillimus mortuo, ut non solum uellicantes atque pungentes minime sentiret, sed aliquando etiam igne ureretur admotu sine ullo doloris sensu nisi postmodum ex uulnere ; non autem obnitendo, sed non sentiendo non mouere corpus eo probabatur, quod tamquam in defuncto nullus inueniebatur anhelitus ;[...] »
[127] Ce mot est absent de l’édition de 1595. Expurgé ? Je le fait figurer ici bien entendu.
[128] « nouer l’aiguillette » était une opération de sorcellerie qui prétendait rendre quelqu’un sexuellement impuissant. Et bien sûr, le mage ou sorcier prétendait à l’inverse être capable de « dénouer l’aiguillette ». Ces pratiques étaient courantes au Moyen-Age et jusqu’au XVIe, voire XVIIe siècle. Par extension, le « nouement d’aiguillette » désigna aussi l’impuissance momentanée, quelle qu’en soit la cause, « magique » ou non.
[129] Ce passage est difficile à déchiffrer. Cette obscurité est peut-être volontaire, et due au fait que Montaigne se livre ici plus intimement qu’ailleurs, tout en s’en défendant en quelque sorte. A. Lanly, qui reconnaît aussi cette difficulté, choisit de considérer que « le » (de « le faire lors ») renvoie à « son corps ». Je ne partage pas ce point de vue, et préfère l’interprétation selon laquelle « le » désigne « ce mal ».
[130] Nouveau passage difficile à élucider, car très elliptique. Il se peut, comme les divers éditeurs (Villey, Lanly, Rat) l’ont noté, que Montaigne y parle de lui-même.
[131] P. Villey indique « Repas de la nuit ». Il s’agit en fait d’une coutume que j’ai pu observer encore il y a une quarantaine d’années dans les mariages à la campagne (en Champagne ), et selon laquelle on allait « réveiller les mariés » pour leur apporter à manger, sous une forme grivoise, voire scatologique – dans un « vase de nuit » par exemple, instrument dont on usait d’ailleurs encore à l’époque. Coutume qui n’était peut-être qu’une survivance de la « vérification » faite aux siècles passés (et dans les pays musulmans encore) par la famille, de la défloration effective de la mariée... ? Un de mes lecteurs m’a d’ailleurs précisé que cette coutume existait aussi en Vendée. On peut donc penser qu’elle se pratiquait un peu partout en France.
[132] Montaigne, on le voit, ne déteste pas les jeux de mots ! Il avait précisé un peu plus haut que les symboles de sa médaille étaient censés « protéger des coups de soleil »...
[133] Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », Montaigne a écrit dans l’interligne du texte imprimé de 1588 : « laisser ausi la honte ».
[134] P. Villey voit dans ce paragraphe une sorte de « réponse » à ce que dit saint Augustin dans la « Cité de Dieu » à propos de la difficulté éprouvée par l’homme de faire ce qu’il veut de « certains » de ses membres : « Numquid quia id non potest homo, ideo Creator quibus uoluit animantibus donare non potuit ? [...]Neque enim Deo difficile fuit sic illum condere, ut in eius carne etiam illud non nisi eius uoluntate moueretur, quod nunc nisi libidine non mouetur. » (de Civitate Dei, XIV, 24) « Parce que ce mouvement est impossible chez l’homme, pense-t-on que le Créateur n’eut pu le lui donner ? [...] Était-il si difficile à Dieu de le créer de façon telle que les organes qui ne sont mûs que par la concupiscence n’obéissent au contraire qu’à la volonté ? »
[135] Montaigne emploie « rognons ». Le mot signifiait « reins » en général. Mais dans le contexte, on ne peut ignorer qu’il était souvent employé aussi de façon ambiguë pour désigner les testicules. S’il l’est encore aujourd’hui dans certains domaines (en boucherie par exemple), il ne l’est plus pour l’homme, et j’ai donc préféré « glandes », qui est lui aussi quelque peu ambigu sans être trop vulgaire.
[136] Saint Augustin, « Cité de Dieu », XIV, 24 : « Nonnulli ab imo sine paedore ullo ita numerosos pro arbitrio sonitus edunt, ut ex illa etiam parte cantare uideantur. » Il en est qui tirent des régions inférieures de leur corps, sans mauvaise odeur, et à volonté, des sons dont certains sont semblables à un chant.
[137] Le texte de 1595 diffère ici quelque peu d’avec les corrections manuscrites de Montaigne qui avait écrit : « Vivès son glosateur » et avait écrit « vers » sans rature, et non « voix ».
[138] P. Villey pense qu’il s’agit ici d’une allusion personnelle. Le paragraphe qui suit ne figure que dans l’édition de 1595, ce qui est intéressant, car on ne voit pas pourquoi Mlle de Gournay et Pierre Brach auraient fait d’eux-mêmes ce rajout, eux qui à d’autres endroits ont plutôt tendance à édulcorer un peu ce qui est trop « cru » ? Dans ces conditions, tout porte à croire que le fameux « Exemplaire de Bordeaux » ne représente pas absolument le dernier état des « Essais » selon leur auteur, mais que Montaigne a pu lui-même indiquer encore par la suite des rajouts ou des corrections supplémentaires...
[139] En justice, un « consort » est une personne qui a les mêmes intérêts dans une affaire. « Associé » m’a semblé convenable.
[140] Le texte de ce passage est un peu différent selon qu’il s’agit des corrections manuscrites et de l’édition de 1595. Dans le manuscrit on lit : « par des arguments et charges telles, veu la condition des parties... »
[141] Le membre de phrase qui précède ne figure que dans l’édition de 1595.
[142] Autrement dit : il se croit guéri... Montaigne, si crédule par ailleurs, montre ici son scepticisme. Selon Jean Plattard, depuis que François 1er avait été captif en Espagne, de nombreux Espagnols passaient les Pyrénées pour se faire « toucher » par le roi de France, qui avait depuis toujours eu, entre autres prérogatives, le pouvoir de guérir les « écrouelles » par imposition des mains. Ceci expliquerait en effet l’allusion faite par Montaigne. (Les « écrouelles » ou « scrofules » sont des lésions de la peau d’origine syphilitique ou tuberculeuse).
[143] Dans l’édition de 1580, p. 132, le mot « medecine » est écrit sans majuscule (et sans accent), alors qu’il en comporte une dans les éditions de 1588 et 1595, et que Montaigne ne l’a pas biffé sur l’ « Exemplaire de Bordeaux ». S’agit-il alors de « la Médecine » en général, ou du remède, sens que le mot pouvait aussi avoir ? J’ai considéré que « remède » convenait mieux dans ce contexte.
[144] Montaigne écrit : « caprice » – A. Lanly considère que « caprice » renvoie à « fonctionnement capricieux de nos organes ». Autrement dit, à tout ce qui a été dit plus haut. Je ne pense pas pour ma part qu’il faille aller chercher si loin : le « caprice » en question peut tout simplement être ce que nous appellerions aujourd’hui « l’effet placebo » qui vient d’être évoqué à l’instant, et que le récit suivant va, en effet, exposer plus en détails. C’est pourquoi je traduis par « bizarrerie ».
[145] « maladie de la pierre » qu’on appelle aujourd’hui coliques néphrétiques. C’est l’affection qui fera souffrir Montaigne sa vie durant, et dont il parle à plusieurs reprises dans les « Essais ».
[146] C’est là le genre de sornettes que l’on trouve à foison chez Pline l’Ancien, et qui n’ont cessé d’êtres répétées, recopiées, pendant des siècles...
[147] Anecdote farfelue qui trouve sa source chez saint Jérôme, et qui fut sans cesse recopiée par les compilateurs : une femme accoucha d’un enfant noir (« Maure » ou « More »=nègre) et fut accusée d’adultère. Mais Hippocrate expliqua le fait par la présence dans la chambre du portrait d’un homme noir.
[148] Dans la Genèse, XXX, il est écrit que Jacob obtenait des brebis rayées en plaçant devant elles, aux lieux où elles allaient boire avant de concevoir, des baguettes dont il avait enlevé des rubans d’écorce... En somme, Jacob n’ignorait rien, déjà, du génie génétique ?
[149] Voilà une déclaration qui vient tempérer la crédulité naïve dont Montaigne semble faire preuve bien souvent... Il va même plus loin ici que la seule attitude critique, puisqu’il déclare que ses preuves lui sont fournies par la raison et non par l’expérience.
[150] Montaigne oppose ici « conscience » et « inscience ». Je comprends que s’il modifie quelque chose, c’est involontairement, seulement parce que ce qu’il sait ou croit savoir est erroné.
[151] Pline l’Ancien, Hist. Natur., XXV,2.
[152] La célèbre allégorie de la « caverne » se trouve au Livre VII, chap. 1 de la République de Platon [les hommes sont enchaînés dans une caverne, face aux parois ; la lumière vient de feux allumés derrière eux, et les choses leur apparaissent comme des ombres chinoises sur la paroi. Ils prennent ces ombres pour la réalité].
[153] « les Indes nouvelles » : l’Amérique.
[154] Ceste : courroie garnie de plomb dont les athlètes de l’antiquité s’entouraient les mains pour le pugilat. (Dict. « Robert »)
[155] Selon Cicéron, Le Songe de Scipion, VI, 19, ces gens seraient devenus sourds à cause du bruit de la cataracte.
[156] Ces idées se trouvent dans le Timée de Platon. (37-38) – Harmonie céleste : les sphères qui constituent « l’Ame du Monde » et sur lesquelles se déplacent les astres sont liées par un réseau complexe de rapports mathématiques qui sont en fait des rapports musicaux. Platon a certainement emprunté en partie au moins cette « Harmonie des Sphères » aux Pythagoriciens qu’il avait pu rencontrer lors de ses voyages en Italie du Sud et en Sicile.
[157] Montaigne écrit « collet de senteur ». Selon le Dictionnaire de Trévoux, il s’agit d’un pourpoint de peau parfumé que l’on portait dans certaines occasions.
[158] Cette anecdote est racontée par Diogène Laërce, III,38. mais il s’agit de dés et non de noix, et ce n’est pas un enfant non plus. « ... on raconte que Platon, voyant quelqu’un qui jouait aux dés, lui fit des reproches. Ce dernier répondit qu’il jouait pour peu de chose. Mais l’habitude, répondit Platon, ce n’est pas peu de chose. »
[159] L’« Exemplaire de Bordeaux » est différent et comporte des ratures : premier état : « de qui la voix est lors plus profonde et plus pure qu’elle est plus gresle » – deuxième état : « de qui la voix est plus pure et plus forte qu’elle est plus gresle »
[160] Montaigne écrit : « esplingues » et le texte imprimé de 1595 « espingles ». J’ai préféré utiliser le mot « haricots » que celui d’« épingles » pour désigner des choses sans valeur.
[161] Ce cas est attesté dans les écrits de l’époque, par exemple dans le Journal Mémorial de Pierre de l’Estoile (10 février 1586) : « Un homme sans bras, à Paris, l’an 1586 – Le 10e de ce mois, je veis un homme sans bras, qui escrivoit, lavoit un verre, ostoit son chapeau, jouoit aux quilles, aux cartes et aux dés, tiroit de l’arc, desmontoit, chargeoit, bandoit et delaschoit un pistolet. Il se disoit natif de Nantes et estoit aagé de 40 ans environ. »
[162] Dans l’édition de 1588, on trouve : « (car il gaigne sa vie à se faire voir) » et cette parenthèse ne figure plus dans l’édition de 1595.
[163] Il s’agirait des Indes, selon un récit de Gomara, Histoire générale des Indes. De même pour le fait suivant.
[164] Montaigne avait écrit en marge de son exemplaire « plus de horreur et de mal au cœur ». Dans l’édition de 1595, « horreur » n’a pas été repris.
[165] Le texte dit « par sarbatane ». La « sarbacane » est un tube creux, donc aussi « porte-voix », et « porte-parole ». Mais on pourrait aussi prendre l’expression littéralement ?
[166] La plupart des exemples qui suivent sont tirés de l’ouvrage de Gomara : Histoire générale des Indes...
[167] Montaigne prend manifestement plaisir à accumuler les exemples les plus surprenants, les plus paradoxaux – pour ses contemporains. Il y a là comme un écho du « topos du monde renversé », ce procédé rhétorique si en vogue au Moyen-Age : oiseaux qui nagent, poissons qui volent, fleuves remontant vers la source etc. Mais ici, il s’agit d’usages sociaux.
[168] Ceci est tiré d’Hérodote, mais Montaigne va revenir aussitôt à Gomara et aux « Indes ».
[169] Cette fois Montaigne puise dans l’ouvrage de Goulard Histoire du Portugal.
[170] Variantes : 1588 : le passage concernant le feu est absent. « Exemplaire de Bordeaux » Manuscrit : « L’ambassadeur qui l’apporte arrivant »
[171] Variantes : 1588 : le passage concernant le feu est absent. « Exemplaire de Bordeaux » Manuscrit : « le peuple dépendant de ce prince doit venir prendre »
[172] Variantes – 1580 : Ce passage est absent. 1588 « Où l’on vit sous cette opinion desnaturée de la mortalité des ames. » « Exemplaire de Bordeaux » Montaigne a barré « desnaturée » et l’a remplacé par « si rare et incivile » (mais « et incivile » ne semble pas de la même encre ?) – 1595 « si rare & insociable »
[173] Ici Montaigne se répète... !
[174] Toutes ces « coutumes » – plus ou moins réelles – sont reprises de divers auteurs : Gomara, Quinte-Curce, Hérodote, Plutarque, etc.
[175] Chio ou Chios Ile de la mer Egée, proche des côtes turques.
[176] Variantes Sur l’ « Exemplaire de Bordeaux », Montaigne a rayé « plus par » dans le paragraphe qu’il avait d’abord ajouté à la main, et réécrit à gauche : « autant par ».
[177] André Lanly considère que l’expression de Montaigne revient à dire que « Dieu sait combien ce qui est dans les gonds de la coutume peut être déraisonnable ». Autrement dit : ce qui est dans la coutume peut être idiot. Je comprends pour ma part : « Dieu sait qu’il est déraisonnable de penser que ce qui est hors des gonds de la coutume est déraisonnable »... Autrement dit : ce qui est hors de la coutume n’est pas forcément idiot. Ce qui me semble une idée plus intéressante.
[178] Variantes – 1588 : paragraphe absent. – « Exemplaire de Bordeaux » : Montaigne a écrit « prépostères », puis l’a barré, et remplacé au-dessus par « desnaturees » – 1595 les deux qualificatifs sont repris.
[179] Ce passage ne me semble pas très clair – d’autant que les traducteurs de Diogène Laërce parlant de Chrisippe ne le sont guère, et ne sont guère d’accord entre eux. Qu’on en juge : – Dans Les stoïciens, Gallimard, Pléiade, 1962, p. 78 ; Emile Bréhier traduit ainsi une des phrases auxquelles semble renvoyer Montaigne, dans le passage n° 188 de Diogène Laërce : « ... Dans son traité de la République, il parle des relations des mères et des filles avec les fils. » (Ce qui est fort vague...) – Dans Diogène Laërce, Vies et doctrines..., La Pochothèque, 1999, Livre VII, p. 906, traduction de Richard Goulet, on lit : « Dans son ouvrage Sur la république, il dit qu’on peut s’unir avec sa mère, ses filles et ses fils. » Je pense pour ma part que Chrysippe devait probablement afficher la plus profonde indifférence à l’égard du tabou de l’inceste, ce qui apparaissait précisément à des gens comme Diogène Laërce comme monstrueux. Mais ne connaissant pas le grec, je ne puis dire ce que contient exactement le texte de Diogène Laërce !
[180] D’après Plattard, l’historien Paolo Emilio, né à Vérone, et qui fut chroniqueur de Charles VII, dans son ouvrage « De rebus gestis Francorum » ferait état d’un gentilhomme gascon, précisément appelé « Gascon » auquel il prête l’attitude évoquée par Montaigne.
[181] Thuriens : habitants de Thurion, petite ville du sud de l’Epire. Diodore de Sicile nomme Zaleucos ce législateur.
[182] Il s’agit de Lycurgue.
[183] A Lacédémone (Sparte), il y avait cinq magistrats appelés « Éphores »dont le pouvoir contrebalançait celui du roi et du sénat.
[184] Cette marque de conservatisme des Marseillais avait déjà été relevée par Valère-Maxime.
[185] Il s’agit de la Réforme.
[186] Traduction : je suppose que le « elle » du texte renvoie à la « nouveauté » dont il a été question plus haut, c’est-à-dire la Réforme.
[187] Variantes Dans le texte de l’ « Exemplaire de Bordeaux », « dict un ancien » figure dans ce qui a été rajouté à la main par Montaigne, mais cela n’a pas été imprimé dans l’édition de 1595.
[188] P. Villey voit ici, probablement à juste titre, une allusion au parti des « Ligueurs » (catholiques), qui s’étaient, eux aussi, révoltés contre l’autorité royale, à l’imitation des Protestants.
[189] Les trois derniers personnages cités sont des philosophes grecs, « stoïciens » et « sceptiques ».
[190] Le sens de « interne » étant toujours vivace dans l’expression courante : « querelles intestines », j’ai conservé le mot ici.
[191] Il s’agit d’Agésilas qui décida de ne pas appliquer les lois de Sparte un jour où elles auraient entraîné la punition d’un trop grand nombre de soldats (cf. Plutarque, Agésilas, VI)
[192] Selon Plutarque, il s’agirait d’Alexandre.
[193] Il s’agirait encore d’Alexandre, qui ordonna qu’on appelle le mois de juin le « second mai » pour éviter de commencer une campagne en juin, usage contraire à celui des rois macédoniens.
[194] cf. Plutarque, Vie de Périclès, XVIII.
[195] Il s’agit de François de Guise. La Thiérache, dont Guise était la capitale, faisait partie de la Lorraine, qui ne faisait pas alors partie de la France : c’est pourquoi Montaigne évoque l’origine « étrangère » du Prince.
[196] Le texte imprimé de 1588 – que Montaigne n’a pratiquement pas modifié dans ce chapitre – comporte ici « m’avoir voulu homicider ». Le texte imprimé de 1595 est lui : « m’avoir voulu tuer ». On peut remarquer d’ailleurs que « tuer » apparaît quelques lignes plus haut.
[197] Ce fait-divers nous est surtout connu aujourd’hui encore par la pièce de Corneille « Cinna ou la clémence d’Auguste ». Montaigne s’inspire ici de Sénèque (« De Clementia,IX »), qu’il traduit en le condensant à peine. C’est également de ce texte de Sénèque que Corneille a tiré l’argument de sa pièce.
[198] Montaigne emploie ici, comme ailleurs à plusieurs reprises, « la fortune », qui est en somme la personnification du « sort ». J’emploie « sort » dans ma traduction, parce que nous ne sommes plus guère, aujourd’hui, habitués à manipuler ces métaphores, et surtout parce que le mot « fortune » en a connu une depuis qui fut assez différente... Mais il est intéressant de noter que la censure pontificale avait demandé à Montaigne de faire disparaître ce mot des « Essais » – et qu’il ne l’a pas fait.
[199] Le nom de Sylla n’était pas mentionné dans l’édition de 1580, il n’apparaît que dans celle de 1582. Montaigne a donc lu le « Sylla » de Plutarque entre 1580 et 1582.
[200] Il s’agit de « Scipion l’Africain ».
[201] Syphax était l’allié des Carthaginois, puis d’Annibal à la bataille de Zama.
[202] Il s’agirait de Louis XI, qui osa venir à Conflans puis à Péronne, rencontrer Charles le Téméraire. Commynes, (I, 12-14) trouvait cette attitude imprudente. A. Lanly note fort judicieusement que cet exemple est d’ailleurs peu probant, puisque Louis XI, en fin de compte, dut tout de même « accepter un traité humiliant et céder la Champagne à son frère Charles ».
[203] Le sire de Moneins, lieutenant du roi en Guyenne, qui dut faire face à Bordeaux à une révolte de la Gabelle, le 21 Août 1548, et qui y fut tué. Montaigne avait alors quinze ans.
[204] Cette phrase est ambiguë. Faut-il comprendre, comme le fait A. Lanly que l’humanité et la douceur ne sont pas les bons moyens pour obtenir quoi que ce soit du peuple, mais plutôt le respect et la crainte ? Ou bien : qu’il ne saurait être question d’espérer obtenir quelque humanité et douceur que ce soit de la part de la foule en colère, mais plutôt du respect et de la crainte ? J’ai choisi la deuxième interprétation, contre Villey d’ailleurs, qui indique en note « il sera plutôt accessible à » pour la deuxième partie de la phrase. Mon idée est que – pour Montaigne – on ne peut rien attendre d’autre de la part de la foule que du respect et de la crainte.
[205] Montaigne était Maire de Bordeaux quand cette revue eut lieu dans la ville en 1585. Le bruit courait alors qu’il pourrait y avoir une insurrection fomentée par un ligueur auquel on venait d’enlever un commandement.
[206] Talent : unité de poids dans la Grèce antique (25,92 Kg), puis unité de compte.
[207] On trouve cette histoire dans Plutarque, Dits des anciens rois.
[208] Montaigne emploie ici le mot de « tyrannie », qui dans l’antiquité désignait une forme de pouvoir absolu. Mais aujourd’hui ce mot a seulement valeur de jugement moral et ne peut plus guère être employé de cette façon.
[209] Le texte de 1595 ne reproduit pas exactement ici ce que Montaigne avait écrit de sa main sur l’ « l’Exemplaire de Bordeaux » : « se peut ennuïer de son juste gouvernement ». On peut se demander s’il s’agit là d’une simple bévue, ou bien d’une correction volontaire de la part des éditeurs de 1595... Il est clair en tout cas, que ce faisant, ils ont prêté à Montaigne une opinion plus favorable envers le « tyran » en question.
[210] Plutarque, Vie de Cicéron, II. Plutarque dit que les gens du peuple, à Rome, appliquaient ces qualificatifs à Cicéron.
[211] C’est ce que Rabelais fait dire à Frère Jean des Entommeures (Gargantua, XXXIX). Mathurin Régnier a repris ce « dicton » dans sa satire III : « Pardieu les plus grands clercs ne sont pas les plus fins ».
[212] Selon P. Villey, il doit s’agir de « la sœur d’Henri de Navarre, Catherine de Bourbon, qui ne se maria qu’en 1600 ». (Puisque Marguerite de Valois était devenue reine de Navarre par son mariage en 1572, et que ce passage date seulement de l’édition de 1588).
[213] Cette phrase a été affaiblie par les corrections manuscrites de Montaigne. Dans l’édition de 1588, on lisait : » Et aux exemples des vieux temps, il se voit tout au rebours, que les plus suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, les plus grands capitaines, et les meilleurs conseillers… ». Les corrections apportées relativisent grandement l’affirmation… !
[214] Rappelons ici encore que chez les Grecs, « Barbare » signifiait simplement « non-Grec », mais par extension, prit par la suite la connotation péjorative de « non-civilisé, inculte ».
[215] L’évocation des philosophes que vient de faire Montaigne est en effet celle de Platon dans le Théétète.
[216] Archimède. Lors du siège de Syracuse par les Romains, il construisit – dit-on – des machines capables de lancer des javelots au loin et des miroirs capables d’incendier les vaisseaux ennemis.
[217] Cratès de Thèbes, disciple de Diogène ; l’anecdote est reprise d’après Diogène Laërce, VI,92.
[218] Le thème du renard qui convoitait les raisins d’une treille sans pouvoir les atteindre, traité dans la fable 156 d’Esope et IV, 3 de Phèdre, que La Fontaine a également repris sous le titre : « Le renard et les raisins » (livre III, fable 11) ; on y trouve le vers bien connu : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour les goujats. »
[219] C’est que pour Montaigne, en effet, comme le note justement A. Lanly, en latin prudentia et sapientia se disent tous deux pour « sagesse » ; mais « savoir » dérive de sapientia, tandis que prudentia a donné « prudence ». Les comportements de celui qui « sait » et de celui qui « prévoit » parce qu’il est « prudent » ne sont pas identiques.
[220] Comme le remarque A. Lanly (I,156), le texte de Montaigne « mon exemple » est un peu ambigu. S’agit-il de l’exemple qu’il vient de donner (l’oiseau), ou de lui-même ? J’opte pour la seconde solution, en fonction de ce qui suit, puisque Montaigne y critique sa propre façon de faire dans les « Essais ».
[221] Le texte imprimé de 1588 comporte « d’en faire des contes » – et toutes les éditions qui prennent l’exemplaire de Bordeaux, pour base, comme celle de Villey, font de même, bien entendu. Dans sa traduction, A. Lanly, qui suit Villey est donc conduit à écrire : « d’en entretenir autrui et d’en faire des récits, comme une monnaie sans valeur » ce qui est un peu surprenant... Mais l’édition de 1595, elle, présente « d’en faire des comptes »... ce qui offre un sens bien plus cohérent avec la suite. D’où ma traduction.
[222] Il pourrait s’agir de Sabinus, dont se moque Sénèque dans son Épître XXVII.
[223] Ceci est rapporté par Platon dans son Protagoras, XVI.
[224] « férits » et « férus » sont deux formes du participe passé de férir, qui vient du latin ferire, frapper (cf. l’expression encore souvent employée de « sans coup férir »). Pris au pied de la lettre, « féru de... » peut donc signifier « frappé par... ». Et le parler argotique d’aujourd’hui emploie « frappé » au sens « fou ».
[225] On trouve une illustration de cette opposition (au demeurant assez traditionnelle) chez Bernard Palissy, contemporain de Montaigne (1510-1590), dans son ouvrage Discours Admirables.... Il y fait dialoguer « Théorique » et « Practique », ce dernier présentant le point de vue de Palissy lui-même, avec d’ailleurs de nombreux éléments autobiographiques.
[226] On pourrait rapprocher cette plaisanterie de ce qui, sous le nom « d’affaire Sokal » mit fort en émoi les milieux savants il y a quelques années... Agacé par des « publications » qu’il considérait comme factices dans le domaine scientifique, le chercheur américain Alan Sokal écrivit un pseudo-article scientifique destiné à une des plus prestigieuses revues, de celles qui font « autorité », comme on dit. Cet article n’avait en fait ni queue ni tête, mais il était composé dans les règles de l’art et truffé de mots et de « concepts » à la mode... Il fut accepté sans difficulté. En suite de quoi Sokal vendit la mèche... Et se permit ensuite, dans un ouvrage qui fit grand bruit, d’épingler le faux-savoir chez bon nombre de personnages réputés et souvent choyés par les éditeurs et les médias... On en parle encore dans les chaumières universitaires ! (Alan SOKAL et Jean BRICMONT, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997).
[227] La phrase qui précède est un ajout de Montaigne après 1580 qui vient assez maladroitement briser le développement. Pour une meilleure intelligibilité de ma traduction, j’ai dû faire ici une sorte de « raccord ».
[228] Sénèque toujours : « animam non colorare sed inficere ». Epîtres, LXXI. « Ne pas colorer l’âme, mais l’imprégner ». L’image de la teinture, employée par Montaigne, est jolie, mais peut prêter aujourd’hui à confusion : ne dit-on pas de quelqu’un qui n’a qu’une vague connaissance de quelque chose qu’il en a une teinture ? J’ai donc préféré l’opposition : arroser (en surface) / imprégner (en profondeur).
[229] Molière a repris cette anecdote pour la mettre dans la bouche de Chrysale, dans les Femmes savantes.
[230] Montaigne écrit « lettres », mais il donne la médecine parmi ses exemples : par lettres, à l’époque, il fallait entendre ce que l’on appellerait peut-être aujourd’hui « culture générale »... c’est pourquoi je préfère traduire par « savoir ».
[231] Le terme de « marmiteuses » employé ici par Montaigne est savoureux, mais le rendre par « digne d’un marmiton » ne serait guère évocateur de nos jours. A. Lanly suggère « misérables » ; mais j’ai préféré « dérisoires » parce qu’à mon sens il traduit mieux l’idée de peu de valeur...
[232] Comme le fait à juste titre A. Lanly, je « modernise » le propos de Montaigne en utilisant un dicton connu de nos jours : « Les cordonniers sont les plus mal chaussés ». En respectant la lettre, il m’eût fallu traduire « mal chaussé » par quelque chose comme « mal culotté » ! Et la remarque de Montaigne eût alors perdu toute sa signification (et sa saveur).
[233] A. Lanly ne traduit pas ici « vertu », ce qui me semble une faiblesse, car le mot n’a pas la même résonance de nos jours. Et parler de la « vertu » des eunuques est ambigu, sinon cocasse... Je préfère donc utiliser « valeur », ce qui est d’ailleurs le sens le plus courant à l’époque de Montaigne, puisque dérivant du « virtus » latin.
[234] Le sens à donner ici au mot « droit » n’est pas évident. A. Lanly note (I, 161, note 83) que le traducteur anglais des Essais, D. M. Frame y voit « ce qui est équitable » « what is right » – mais préfère, en se fondant sur l’exemple qui suit dans le texte, conserver « le Droit », au sens moderne. Je conserve le mot moi aussi — faute de mieux ; mais plutôt que d’y voir le « droit » au sens de corpus de lois et de règles, je serais plutôt tenté d’y voir quelque chose d’analogue à l’éloquence : n’est-ce pas bien souvent en cela que se manifeste « l’art » de ceux qui disent le « droit » ?
[235] Personnage de la Cyropédie de Xénophon, qui traite de l’éducation du jeune Cyrus.
[236] A. Lanly, utilise ici le mot de « paletot », que je trouve bien désuet dans la langue d’aujourd’hui — et de plus assez anachronique pour des personnages du IVe siècle avant J-C... Je lui préfère « vêtement », qui a au moins le mérite d’être peu marqué historiquement.
[237] Montaigne joue sur les mots : ce verbe grec signifie précisément : « frapper » !
[238] Contrairement à mon usage habituel, je conserve ici « âme », dans la mesure où s’agissant de qualités morales autant qu’intellectuelles, « esprit » eût tout de même été un peu réducteur. Même dans la langue d’aujourd’hui, « une belle âme » n’est pas la même chose qu’un « bel esprit ».
[239] Cynisme, amertume... ? Ce long plaidoyer pour la force guerrière et contre l’esprit est trop opposé à l’ensemble de ce que dit Montaigne par ailleurs pour qu’on le prenne pour argent comptant.
[240] Diane de Foix comtesse de Gurson. Le Comte de Gurson était un gentilhomme du voisinage de la seigneurie de Montaigne. Diane de Foix l’avait épousé le 8 mars 1579. Comme Montaigne lui dédie cet « Essai », on peut donc dire qu’il date de fin 1579 ou début 1580.
[241] « quatre parties... » – c’est ce que le Moyen-Age connaissait sous le nom de « Quadrivium » (arithmétique, astronomie, géométrie, musique » selon le Dictionnaire Petit Robert). P. Bailhache, de Nantes, fait d’ailleurs remarquer que « Le plus logique (classification à la Comte) serait : arithmétique, géométrie, astronomie et musique. ».
[242] Montaigne écrit « pretantion » ; P. Villey indique en note « Fin qu’on se propose », mais A. Lanly traduit par « contribution ». Je trouve cette dernière interprétation peu fondée et je lui préfère « ambition », qui me semble plus dans l’esprit du propos de Montaigne.
[243] Sur l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne a rajouté « plus » et rayé « en matière de livres » ; la phrase était donc : « L’histoire c’est plus mon gibier, ou la poésie ». L’édition de 1595 n’a pas tenu compte de cette modification.
[244] Montaigne emploie l’expression gasconne « tenir le palot ». Selon le lexique de P. Villey, le « palot » était « une petite pelle servant à jouer au jeu de paume ». Dans son édition, J. PLattard traduit l’expression par « lutter à égalité de force ». A. "Lanly", qui rappelle ces deux sens en note (I, 14 – p. 167) traduit l’expression par « me montrer leur égal ». J’ai préféré quant à moi « faire jeu égal », qui reprend un peu l’idée présente dans la formule gasconne.
[245] L’ouvrage évoqué par Montaigne est « Lelio Capilupi cento ex Virgilio de vita monacorum », satire dirigée contre les moines et composé à partir de vers tirés de Virgile. Camille Capilupi, écrivain italien, était contemporain de Montaigne.
[246] Je préfère employer ici « tissage », qui marque mieux le procédé et le caractère « composite », plutôt que « tissu » qui pour nous aujourd’hui a un peu perdu de son sens originel pour ne plus évoquer qu’une sorte de « matériau ».
[247] Montaigne écrit « docte et laborieux ». A. Lanly conserve le mot « laborieux ». Mais dire d’un ouvrage qu’il est « laborieux » a aujourd’hui une résonance péjorative... et j’ai préféré un tour utilisant « labeur » qui, lui, n’est pas connoté négativement. Laisser entendre que Montaigne trouve l’ouvrage de Lipse « laborieux », donc un peu « pénible à lire » serait faire un contresens : Montaigne entretenait avec lui une correspondance épistolaire, et Lipse lui envoya précisément l’ouvrage dont il est question en lui écrivant : « O tui similis mihi lector sit ! » (Puisse-tu le lire comme j’ai lu le tien !) Et d’ailleurs, dans sa préface à l’édition de 1595, Mademoiselle de Gournay parlera de cet auteur en termes carrément dithyrambiques : « Je rends un sacrifice à la fortune, qu’une si fameuse, & digne main que celle de Justus Lipsus, ayt ouvert les portes de louange aux Essais : & en ce qu’elle l’a choisy pour en parler le premier, elle a voulu luy deferrer une prerogative de suffisance, & nous advertir tous de l’escouter comme nostre maistre. »
[248] Montaigne écrit seulement « ces inepties ». J’ajoute délibérément « que sont mes Essais » pour que le lecteur moderne ne se méprenne pas, car c’est bien de cela qu’il s’agit et non des oeuvres faites d’« emprunts » qu’il vient d’évoquer plus haut.
[249] On voit combien, même pour un esprit aussi éclairé que Montaigne, la question de la prééminence masculine ne se pose même pas... En quatre cents ans, la mentalité a tout de même un peu évolué !
[250] Montaigne souligne ici (d’après Plutarque), comment le destin des « grands hommes » est parfois changeant : ainsi de Thémistocle, qui, après avoir acquis la gloire en combattant les Perses, se réfugia auprès d’eux sur la fin de sa vie...
[251] Cette phrase, absente des éditions antérieures à 1595, et que Montaigne a rajoutée sur l’exemplaire de Bordeaux, a elle-même été raturée et modifiée de sa main par la suite, faisant varier l’importance prêtée par lui à Platon vis-à-vis des prédispositions enfantines ; ce qui témoigne donc d’une variation dans l’appréciation faite par Montaigne lui-même de ces prédispositions. Rédaction initiale : « Et Platon en sa republique me semble leur donner beaucoup trop de prix. » – 2e version : « Platon mesme, en sa republique me semble leur donner beaucoup d’authorite. ». Assez bizarrement, l’édition de 1595 (reproduite ici) donne une 3e version, intermédiaire, en somme : « Platon en sa République, me semble leur donner trop d’autorité. »
[252] Montaigne écrit : « un grand ornement », et A. Lanly conserve ce mot. M’efforçant d’adapter le texte de Montaigne à la langue d’aujourd’hui, j’ai jugé nécessaire d’en utiliser un autre : « ornement » donnerait à la « science » un aspect purement « décoratif » qui n’est certainement pas ce à quoi pense Montaigne... Le latin « ornamentum » peut aussi avoir le sens de « ressource(s) », et c’est pourquoi je l’utilise ici.
[253] Cette formule a connu une célébrité particulière ; mais elle a parfois été utilisée de façon quelque peu détournée — voire à contresens. On notera que Montaigne parle ici de la « tête » du précepteur – et non de l’écolier comme le pensent généralement... ceux qui n’ont jamais lu Montaigne.
[254] J’emploie ici « piste » comme le fait A. Lanly, car il est évident d’après ce qui suit que Montaigne, grand amateur de chevaux, a dans l’esprit le « manège » (« trotter »... » allure »...)
[255] Le texte de l’édition de 1595 qui comporte : « ouvrent » et « laissent » est ici manifestement fautif. Sur l’exemplaire de Bordeaux, on lisait : « Quelquefois luy monstrant le chemin, quelquefois luy laissant prendre le devant ». Montaigne a raturé « monstrant » pour le remplacer par « ouvrant » et raturé « prendre le devant » pour le remplacer par « ouvrir ». Je traduis en rétablissant ce qui n’est qu’une coquille typographique.
[256] Faute de l’édition de 1595 : Sur l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne a nettement écrit : « prenant l’instruction de son progrez » et non « à son progrez » qui n’a guère de sens. Ma traduction suit le texte correct bien entendu.
[257] On ne sait exactement à quels textes de Platon Montaigne fait ici allusion. Mais il pourrait s’agir, entre autres, du passage de la « République » concernant l’éducation des futurs « philosophes-rois » (VII, 536-540), dans lequel on trouve par exemple des déclarations comme celles-ci : « ...cet enseignement sera donné sous une forme exempte de contrainte... Parce que l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave »- « ...n’use pas de violence dans l’éducation des enfants, mais fais en sorte qu’ils apprennent en jouant : tu pourras mieux discerner les dispositions naturelles de chacun. »
[258] Montaigne parle de « corde » et « d’allure », poursuivant la métaphore du manège : il m’a semblé qu’on pouvait la conserver en l’explicitant quelque peu. P. Villey y voit plutôt les « lisières » ou bandes d’étoffes qu’on attachait autrefois aux vêtements des enfants qui apprenaient à marcher pour les maintenir.
[259] P. Villey indique en note pour ce mot : « familièrement » ; et A. Lanly utilise « en privé », ce qui n’est qu’un décalque de « privéement ». J’estime pour ma part que dans le contexte, « personnellement » convient mieux.
[260] Procédé utilisé (à ce que l’on prétend) pour tester si un métal était de l’or ou de l’argent : on utilisait à cette fin un morceau de jaspe avec lequel on « touchait » le métal en fusion et sa composition réelle était révélée par la réaction obtenue. Ce terme est fréquemment évoqué dans les traités d’alchimie, l’opération devant constituer la preuve ultime que le « Grand Oeuvre » avait été accompli. Il est aujourd’hui encore employé pour désigner un test particulièrement rigoureux.
[261] Ce passage figure déjà dans l’édition de 1588, et il n’a pratiquement pas été remanié. Selon A. Lanly (I, p. 170, note 46), le personnage dont il est question est évoqué par Montaigne dans son « Journal de voyage en Italie » : il s’agit d’un professeur de philosophie de l’université de Rome, Girolamo Borro.
[262] Il s’agit donc de ne rien accepter sans l’avoir d’abord critiqué : on n’est pas si loin du « révoquer en doute » de Descartes ! L’étamine est un » tissu peu serré de crin, de soie, de fil, qui sert à cribler ou à filtrer » (Dict. Robert). Le même dictionnaire considère que l’expression « passer à l’étamine » est vieillie ; mais elle est pourtant toujours vivante m’a-t-il semblé, et j’ai préféré la conserver plutôt que d’utiliser le banal « filtrer ».
[263] Cette phrase, ajoutée à la main par Montaigne ne figure pas dans le texte de l’édition de 1595. S’agit-il d’un simple oubli, ou bien ne figurait-elle pas sur l’exemplaire qui a servi de base à Mlle de Gournay et P. Brach ? Mais il y a peut-être une autre explication encore : en examinant de près le fac-similé de « l’Exemplaire de Bordeaux », on peut se demander si elle n’a pas été raturée, puis réécrite... ?
[264] Montaigne écrit « ...par son propre discours... » et P. Villey met en note : « Jugement », traduction que reprend à la suite A. Lanly. Mais je trouve que « jugement » ne rend pas bien l’idée, et j’ai préféré traduire, quitte à employer une tournure peut-être trop « moderne », par « au terme de sa propre démarche ».
[265] Ce passage est assez curieux : Montaigne semble bien y prôner la dissimulation, que ce soit pour les sources littéraires d’un ouvrage, ou pour ce que nous appellerions aujourd’hui les dessous de table, voire les pots-de-vin... Le moins que l’on puisse dire est que le souci de la transparence si prisé aujourd’hui (en théorie du moins) ne semble pas sa préoccupation majeure. Mais alors que penser des « Essais » eux-mêmes, et de la célèbre formule : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur » ?
[266] S’appuyant sur le fait que Montaigne écrit ailleurs « empannées », P. Villey propose (I, 152, 5) deux interprétations du mot : celle qui fait référence à l’empennage des flèches, et celle qui évoquerait un pan, donc un morceau, un bloc... J’opte pour la référence aux flèches qu’on planterait dans l’esprit, parce que la métaphore me semble plus dans l’esprit de Montaigne. Mais ce choix est très subjectif...
[267] Le sens me paraît être : la matière même de l’oracle (les lettres et les mots qui le composent) sont l’oracle lui-même. Ce qui pourrait donc signifier que l’oracle n’a pas de sens défini, mais dépend de l’interprétation qu’on en fait. Ce qui est d’ailleurs admis généralement. On pourrait aussi faire le rapprochement avec le mot fameux de McLuhan « le medium, c’est le message »...
[268] « Le Paluel » : Ludovico Palvallo, maître de danse de Milan, venu exercer ses talents à la cour de Henri II, tout comme « Pompée » : Pompeo Diabono.
[269] Le sens du mot travail a beaucoup évolué... Le contexte immédiat suggère que Montaigne emploie probablement ici le mot dans un sens proche du sens originel.
[270] A l’époque de Montaigne, on appliquait encore couramment une pointe de fer rougie au feu (« cautère ») sur les plaies graves pour brûler les tissus infectés, pour favoriser – croyait-on – la guérison.
[271] On peut se demander à quel mestier pense Montaigne... P. Villey indique en note (p. 155, 3) qu’il s’agit du « métier de courtisan, ou plutôt celui d’avocat », ce qui est assez vraisemblable.
[272] Le texte de l’édition de 1595 comporte le mot « liberté », mais sur l’« exemplaire de Bordeaux », c’est « franchise » que Montaigne a écrit de sa main.
[273] Variantes : Le mot « pur » ne figure pas dans la partie manuscrite de l’« exemplaire de Bordeaux ».
[274] Malvoisie : Vin grec liquoreux. Régis Quesada, de Nantes, m’a donné la précision suivante : « Il s’en produit sur quelques hectares des coteaux d’Ancenis, c’est le travail de deux producteurs. On peut donc encore en boire ! J’en connais un dont la récolte est suffisamment importante pour être largement diffusée. »
[275] Plutarque dont les Vies Parallèles ont été traduites en 1559 par J. Amyot, était l’un des auteur favoris de Montaigne, et c’est pourquoi j’ai considéré qu’il fallait conserver la marque de familiarité constituée par le « notre ».
[276] C’est l’imprudence dont Marcellus aurait fait preuve, et qui lui coûta la vie qui lui est reprochée ici par Montaigne, qui ne fait d’ailleurs que reprendre Plutarque : malgré les avertissements des devins, Marcellus fit une sortie avec des cavaliers étrusques pour reconnaître les lieux de la bataille qu’il allait livrer, et tomba sous les coups des soldats qu’Hannibal avait placés là en embuscade, tandis que les étrusques s’enfuyaient (Plutarque, Vies Parallèles, Marcellus, XXIX-XXX).
[277] Montaigne écrit : « l’anatomie de la Philosophie ». J’ai cru nécessaire d’expliciter un peu la métaphore.
[278] L’expression de Montaigne « les mettre en place marchande » est jolie ; mais je n’ai pu lui trouver un équivalent aussi imagé : « en faire étalage » implique le mépris ; « mettre en devanture » eût peut-être convenu ?
[279] Le propos de Montaigne ne semble pas ici absolument clair, il peut même sembler contradictoire, puisque quelques lignes plus bas, il vante au contraire les mérites de la concision et de la retenue... Mais en y regardant de plus près, on voit que ce qu’il condamne (suivant Plutarque), c’est le fait de « gonfler » une pensée creuse ou indigente, et s’il déplore la concision, c’est précisément celle des « gens d’entendement », qui, eux justement, auraient pu nous en dire plus, sans avoir besoin « d’en rajouter », comme on dit.
[280] Alexandridas ou Anaxandridas : Spartiate cité par Plutarque dans les Dicts des Lacédémoniens.
[281] Dans cette phrase narquoise et savoureuse, tout le charme des Essais... Les éditeurs indiquent généralement que la « pépie » est une maladie qui empêche les volailles de boire. Mais l’expression est populaire — ou du moins l’était il y a peu encore — pour signifier une soif ardente.
[282] Montaigne écrit « changements de fortune publique ». Le terme « public » a pris aujourd’hui un sens trop précis.
[283] Argoulets : Arquebusiers ou archers à cheval. Le mot était péjoratif, car ils avaient mauvaise réputation, paraît-il, par rapport aux cavaliers porteurs de lances.
[284] Montaigne écrit « pouillier » donc un « poulailler ». Mais le lexique de P.Villey donne au mot une valeur plus large : « Poulailler, baraque, place mal fortifiée ». J’ai pensé que « poulailler » était trop restreint, car on voit mal comment un « poulailler » au sens strict pourrait avoir un « nom » ? Par contre, « bicoque » me semble avoir cette valeur générique de « construction sans importance » qui est celle dont il est question ici.
[285] P. Villey et A. Lanly à sa suite donnent à « ciller » le sens de « fermer ». Je trouve plus exact pour ma part, dans la mesure où les dictionnaires d’aujourd’hui considèrent « ciller » comme « vieux », d’utiliser « plisser », ce qui est bien ce que l’on fait lorsque l’on est ébloui ?
[286] Montaigne écrit ici simplement « toucher » mais ce mot conserve certainement encore à l’époque quelque chose de la pierre de touche : la philosophie est considérée comme le critère ultime de toute chose.
[287] Variantes : Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a raturé le mot « Musique » pour le remplacer par « phisique », écrit au-dessus.
[288] Théodore Gaza : Erudit grec né à Thessalonique en 1398, qui vint en Italie en 1444 et y apprit le latin. Il est l’auteur d’une « Grammaire grecque », qui est probablement l’ouvrage auquel pense Montaigne ici.
[289] Traduction : Montaigne écrit « ergotismes » ; si le terme, qui évoque les raisonnements où « ergo » (donc) revient sans cesse, n’est plus employé, le verbe « ergoter », lui, quoique « familier » subsiste encore, avec une nuance nettement péjorative. « Ergoter », c’est discuter inutilement, « tourner autour du pot » en quelque sorte. Mais pour ne pas trop bouleverser la phrase, j’ai préféré : « discussions oiseuses », qui me semble aller dans le même sens et être compris de tous.
[290] Il s’agit probablement de Démétrios Ixion, grammairien alexandrin, qui apparaît dans le texte de Plutarque : Des oracles qui ont cessé, traduit par Amyot, et que Montaigne a certainement lu.
[291] Ces deux « mots » sont deux des termes factices que l’on utilisait comme moyens mnémotechniques dans la Logique du Moyen-Age, et qui représentaient les diverses formes (19) que pouvait prendre le syllogisme.
[292] Les commentateurs (P. Villey, A. Lanly) sont muets sur cette périphrase pourtant assez peu claire... Elle peut être comprise dans un sens « libre » comme on dit, c’est-à-dire leste, voire carrément licencieux. On peut aussi comprendre que la « sueur » est celle que peut provoquer l’angoisse chez l’amoureux transi ?
[293] Pallas ou Minerve représente la sagesse et s’oppose à Vénus qui est la beauté ; déesses toutes deux, elles symbolisent donc des aspects différents, voire opposés de la féminité, que Montaigne va développer ensuite dans un style que l’on pourrait déjà qualifier de « précieux ».
[294] Bradamante et Angélique sont deux héroïnes du « Roland furieux » de l’Arioste. Elles symbolisent l’une la beauté « virile », l’autre la beauté « molle » ; Angélique, capricieuse, et « efféminée », dédaignant les hommages des plus grands héros, tombe amoureuse d’un inconnu.
[295] Le « pasteur de Phrygie » désigne le personnage mythologique de Pâris, fils de Priam. Il décerna le prix de beauté à Aphrodite (Vénus) plutôt qu’à Pallas (Minerve) ou à Héra (Junon). Cette dernière, dépitée, fut dès lors l’adversaire acharnée des Troyens dans la guerre qui suivit l’enlèvement par Pâris de la belle Hélène, épouse du grec Ménélas.
[296] A. Lanly traduit cette phrase ainsi : « ... elle les maintient en souffle et leur garde du goût ». Et il met en note pour « souffle » (note 149, p. 181) : « ...elle les maintient plein de souffle, vigoureux comme des gens bien entraînés ». Je ne partage pas cette conception « sportive »... Je vois plutôt ici le principe même de l’érotisme : en empêchant l’assouvissement total et immédiat des plaisirs, la sagesse les « tient en haleine », elle les entretient, elle conserve leur « appétit ». c’est pourquoi je préfère garder l’expression employée par Montaigne : « tenir en haleine » est toujours usitée dans ce sens. Toutefois, il est vrai qu’une certaine ambiguïté demeure dans le texte même : « l’appétit » est-il celui « des plaisirs » ou bien celui que l’on a pour les plaisirs ? Mais il n’est pas rare de trouver ce type d’imprécision, voulue ou non, chez Montaigne.
[297] Variantes : Voilà un passage extrêmement curieux. Dans l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a écrit de sa main ici : « ...sinon que de bonne heure son gouverneur l’estrangle, s’il est sans tesmoins, ou qu’on le mette patissier... » L’édition de 1595 a conservé seulement : « ...sinon qu’on le mette patissier... » Je remarque d’ailleurs qu’aucun des trois principaux éditeurs récents (P. Villey, M. Rat, A. Lanly) n’a commenté cette phrase pourtant très surprenante. La nouvelle édition de la « Pléiade » (2007) des « Essais » donne cette rédaction en note (note c, p. 1401 de la page 169), sans aucun commentaire non plus. Mais l’édition de 1802, par Naigeon, comportait, elle, la note suivante : « Ce passage très-remarquable ne se trouve dans aucune édition des Essais ; mais il est écrit de la main de Montaigne à la marge de l’exemplaire qu’il a corrigé... ».
[298] Comme le note Littré, « bonne ville » était peut-être une « qualification honorable donnée par les Rois de France à certaines villes plus ou moins considérables », mais dans le contexte, il me semble que l’emploi de ce qualificatif est plutôt... dépréciatif, et j’ai préféré le conserver tel quel.
[299] Cicéron, d’après Sénèque, Épîtres, XLIX.
[300] Si « ergotismes » pouvait difficilement être conservé (cf. note 3 du § 59), il m’a semblé que « ergoter et ergoteur » étaient des mots encore vivants et que je pouvais donc utiliser ici « ergoteur » pour désigner celui qui n’en finit pas de discuter — dans le vide.
[301] Il est vrai que la « philosophie » telle que l’entend Montaigne ici, et que nous appellerions plus simplement la « morale » ne nécessite pas d’efforts techniques particuliers... Mais par ailleurs on voit que Montaigne insiste toujours sur la finalité des enseignements.
[302] Cet élève est Alexandre, le plus célèbre des grands conquérants ; Montaigne le nomme d’ailleurs un peu plus loin.
[303] Montaigne écrit « enfant », mais à l’époque, ce mot désignait celui qui n’était pas encore un homme mûr : Alexandre avait 22 ans quand il partit à la conquête de l’Asie.
[304] Montaigne écrit « Pour tout cecy, je ne veux » etc. La phrase est ambiguë : faut-il comprendre pour toutes ces raisons (mais lesquelles ?) ou bien pour l’éducation qui vient d’être décrite ? A. Lanly opte pour la deuxième, à la suite de D.M. Frame dans sa version anglaise. J’ai préféré laisser subsister l’ambiguïté...
[305] Variantes : Edition de 1588 « je ne veux pas qu’on emprisonne cet enfant dans un college » et plus loin « qu’on l’abandonne à la colère & humeur melancholique ». Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barré de sa main « cet enfant dans un collège », et rajouté au-dessus « ce garçon ». Plus loin, il a barré également « la colere & ».
[306] On voit que « travail » évoque encore ici quelque chose qui demeure assez proche de l’acception originelle... Les tâches auxquelles sont soumis les enfants ne sont pas fréquemment évoquées à l’époque. Montaigne lui-même, s’il ne veut pas les imposer à son « élève » (de bonne famille), ne semble pas s’offusquer outre mesure de la condition ainsi faite aux « autres », les enfants du « peuple »...
[307] Un des dialogues de Platon s’appelle Le banquet. Socrate y intervient.
[308] On sait d’ailleurs que Platon, dans sa République, considérait qu’il fallait bannir les poètes...
[309] Traduction : Montaigne écrit « maistre d’hostel », et A. Lanly conserve le titre. Mais parler de « maître d’hôtel » à propos d’Alexandre m’a semblé par trop anachronique – même si, il est vrai, à l’époque de Montaigne on ne s’embarrassait pas de ces scrupules.
[310] Montaigne évoque ici quelques symptômes caractéristiques de l’asthme et de ce que l’on nomme aujourd’hui « allergies »... Mais il est, on le voit, plutôt partisan de traiter cela par le mépris, en quelque sorte !...
[311] Variantes : Dans l’édition de 1588, on pouvait lire ici : « où le faire va avec le dire. Car a quoy sert-il qu’on presche l’esprit, si les effects ne vont quant & quant ? » Dans l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a biffé cela et inséré un renvoi : c’est ce texte qui est ici reproduit.
[312] La formule de Montaigne est assez obscure. Elle est peut-être plus facile à comprendre si on la rattache à celle qu’il a supprimée (cf. note (I.25.105)). Je l’interprète en donnant à « ouïr » le sens de comprendre (comme dans « j’entends bien » encore en usage), dans la mesure où les lexiques attestent d’un sens tel que « écouter une leçon ».
[313] Phliase est une ville d’Argolide (région d’Argos).
[314] Selon M. Rat (note 7 de la page 167, p. 1471), « Montaigne commet ici une confusion : la réponse est de Pythagore, non d’Héraclide, et rapportée par Héraclide. »
[315] Au sens de douleurs de l’enfantement, toujours en usage.
[316] Allusion à l’ours dont on disait qu’il donnait leur forme à ses petits en les léchant. (D’où l’expression : « Ours mal léché » pour désigner quelqu’un de peu avenant).
[317] Montaigne écrit « soit en Bergamasque, soit par mines ». Le Bergamasque était le patois de Bergame, et selon P. Villey, la comédie italienne faisait ainsi parler les paysans pour les rendre ridicules.
[318] Pour vieillie qu’elle soit, l’expression s’emploie encore pour « il lui importe peu », et j’ai préféré en conserver la saveur.
[319] Il semble qu’il s’agisse plutôt d’« Aper », qui apparaît dans le chap. XIX du Dialogue des Orateurs, de Tacite.
[320] L’anecdote est tirée de Plutarque : « Instructions pour ceux qui manient affaires d’estat » (dans la traduction d’Amyot).
[321] Sénèque, Épîtres, 40.
[322] Cette phrase est tirée de Diogène Laërce, II, Aristippe, 70. Le passage est celui-ci : « Comme quelqu’un lui avait proposé une énigme et lui disait : “dénoue”, il répondit : “Pourquoi veux-tu, stupide, dénouer ce qui, même attaché, nous met dans l’embarras ?” » (op. cit. p. 277-278).
[323] Variantes : 1580 : « comme Suétone appelle celuy de Julius Caesar. Qu’on luy reproche hardiment ce qu’on reprochait à Senecque, que son langage estoit de chaux vive, mais que le sable en estoit a dire. Je n’aime point de tissure [etc.] » – 1588 : « comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar. J’ay volontiers imité cette desbauche [etc.] » – Sur l’« exemplaire de Bordeaux » Montaigne a rajouté à la main en marge « : et si ne sens pas bien pourquoi il l’en appelle. » A noter d’ailleurs que les corrections sont nombreuses et très embrouillées sur cette page, et que Montaigne y utilise plusieurs fois le même signe de renvoi : une sorte de « I », ce qui ne facilite pas les choses.
[324] Montaigne devance ici l’expression célèbre de Malherbe disant « les crocheteurs du Port au Foin, mes maîtres en langage. »
[325] On trouve cette remarque dans Les Lois, I.
[326] On peut noter à ce propos que B. Palissy (1510-1590), donc contemporain de Montaigne, déplorait fréquemment, lui de ne pas savoir le latin... et donc de ne pas pouvoir lire les « livres des philosophes ».
[327] Selon P. Villey, il s’agit d’un certain « Horstanus, qui enseigna ensuite au Collège de Guyenne ». (note 7, p. 173)
[328] Montaigne fut élève du collège de Guyenne de 1539 à 1546, mais son père lui fournit néanmoins des précepteurs à la maison pour s’occuper de lui après les cours, et en dehors des cours. Certains d’entre eux d’ailleurs enseignaient ou ont enseigné au Collège de Guyenne.
[329] Le comte de Cossé-Brissac fut tué au siège de Mussidan, en 1569, à vingt-six ans.
[330] Montaigne écrit « nous pelotions ». Même si le mot pelote demeure en usage dans l’expression pelote basque, il m’a semblé préférable d’employer ici « balle ».
[331] J’utilise pour « tabliers », incompréhensible de nos jours, l’expression « jeux de tables » qui me semble avoir encore un sens, pour désigner les dames et autres jeux du même genre. Au Moyen-Age, on disait d’ailleurs « jouer aux tables » plutôt que « au tablier », ainsi que le montre ces quelques vers de Chrétien de Troyes, dans « Le Chevalier de la Charrette » : Ne jooient pas tuit a gas / Mes as tables et as eschas… (vv. 1639-1640, éd. Mario Roques, Honoré Champion, 1969).
[332] Cette liste correspond à ce qu’on appellerait aujourd’hui les « meilleures ventes »... Ces ouvrages étaient ceux qui étaient parmi les plus répandus et les plus lus au XVIe Siècle – et plutôt d’ailleurs par les adultes que par les enfants, contrairement à ce que dit Montaigne.
[333] Le mot « dédaigneux » ne figure que dans l’édition de 1595. Il n’a pas non plus été rajouté de la main de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ».
[334] Variantes : L’édition de 1595 est la seule à comporter ce dernier membre de phrase, qui est pourtant capital, dans la mesure où il permet peut-être de lever l’ambiguïté sur le mot « fortune » : dans la mesure où « disposer de soi-même » est explicitement formulé, on peut supposer que « fortune », ici, a le sens d’aujourd’hui – qu’il avait déjà à l’occasion au XVIe : richesses, biens matériels. Les éditeurs de 1595 ont-ils eu connaissance d’un rajout de Montaigne qui ne figure pas dans l’« exemplaire de Bordeaux » ? C’est possible. Mais il est possible aussi qu’ils aient délibérément rajouté ce deuxième terme, précisément pour lever l’ambiguïté ?
[335] Tout ce passage est assez confus, voire quelque peu énigmatique... D’ailleurs, sur l’« exemplaire de Bordeaux », il est difficile à déchiffrer à cause de nombreuses ratures, et pourrait faire partie des corrections tardives, si l’on observe qu’il y a en présence deux types d’écriture, une large et une très serrée. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas d’une sorte de plaidoyer « pro domo » en réponse à des critiques adressées aux « Essais », et concernant peut-être leur caractère de relatif inachèvement (ce qui est d’ailleurs et pourtant la loi du genre !) Quoi qu’il en soit, et même sans examiner le manuscrit, on voit bien que ce passage (en fait les § 117 et 118) a été intercalé après coup : il vient rompre le fil du discours, et le « raccord » avec le § 118 n’est pas des plus heureux.
[336] L’édition de 1588 comportait « que le magistrat, & le prince a ses despens ». celle de 1595 a supprimé « le magistrat, & » pour ne laisser subsister que « le prince ». Est-ce pour éliminer la répétition de « magistrat », ou bien pour revenir sur l’incitation à mettre « la main à la poche » destinée aussi au magistrat ?
[337] Là encore, on voit combien Montaigne est de son temps... ! Les gens du commun (« le vulgaire ») et « les femmes » sont pour lui des êtres inférieurs.
[338] Montaigne écrit « menés par les oreilles », et A. Lanly a conservé l’expression dans sa version. Mais cette expression n’est plus usitée, et je lui ai donc préféré « par le bout du nez », tout aussi expressif à mon avis.
[339] Dans toutes les éditions faites du vivant de Montaigne figure : « cette infinie puissance de Dieu ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a biffé « Dieu » et a écrit au-dessus : « nature ». C’est donc tout à fait logiquement que cette leçon figure dans l’édition de 1595.
[340] Froissart, Chroniques, III, 17.
[341] C’est la ville portugaise de Aljubarrota, où fut battu en effet Jean de Castille en 1385 après avoir assiégé Lisbonne.
[342] Ce sont celles de Nicolas Gilles, pour l’année 1223. Selon P. Villey, Montaigne aurait abondamment annoté cet ouvrage (pas moins de 163 annotations relevées).
[343] Philippe Auguste est mort en 1223.
[344] Tous ces « miracles » et d’autres encore plus abracadabrants s’il est possible, se trouvent dans le chapitre VIII du Livre XXII de La Cité de Dieu de saint Augustin. Quoiqu’il en prétende, Montaigne ne fait pas preuve ici d’un sens critique particulièrement remarquable... Mais nous sommes au XVIe siècle, et mettre en doute ce qu’a dit saint Augustin...
[345] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XXII, 8. Ed. du Seuil, coll. Points sagesse, 3 vol., traduction de Louis Moreau (1846), revue par Jean-Claude Eslin.
[346] L’édit de janvier 1562, qui était un édit de tolérance.
[347] Ces Mémoires ont été publiés en 1917 par la Revue d’Histoire littéraire de la France. Montaigne semble avoir songé à les insérer dans ses Essais.
[348] Montaigne avait fait publier en effet en 1571 un petit volume intitulé : La ménagerie de Xénophon, les Règles du mariage de Plutarque et des vers français de feu Estienne de la Boétie.
[349] Aristote, L’éthique à Nicomaque.
[350] A. Lanly note (15, p. 202) qu’il s’agit d’une « allusion probable au droit d’aînesse. »
[351] Dans l’édition de 1588, on trouve : « Quant aux mariages, outre [...] »
[352] Cicéron, Tusculanes, IV, 33.
[353] Dans ce passage difficile et capital, il m’a semblé que « génération » correspondait à notre idée actuelle de « développement » et non à celle de « reproduction », telle qu’on la trouve dans le traité d’Aristote De la génération des animaux, par exemple. Par ailleurs, je ne partage pas du tout ici le point de vue adopté par A. Lanly qui traduit par « une imitation de la génération corporelle. » Le texte comporte bel et bien « fauce image », et « imitation » me semble ici inadéquat.
[354] Traduction : « ils » ou « on » ? Dans son édition, P. Villey donne « on » en note pour ce « ils ». A. Lanly n’est pas de cet avis : il considère qu’il s’agit « des gens de l’Académie platonicienne ». Je ne partage pas entièrement ce point de vue. Montaigne a déclaré plus haut qu’il se faisait l’interprète de la peinture faite l’Académie elle-même de la « licence Grecque ». C’est donc bien des Grecs dans leur ensemble qu’il s’agit, et non des gens de « l’Académie » eux-mêmes. Mais la chose n’est pas si claire pourtant, puisque, à la fin, Montaigne fait explicitement référence à « l’Académie » en parlant des mérites qu’on peut lui reconnaître à propos de cette conception de l’amour... Peut-on trancher ? Peut-être pas. D’abord parce que cette distinction que nous tentons d’établir n’était pas forcément très claire dans la tête de Montaigne lui-même... Et surtout : il ne faut pas oublier que ce passage est un ajout manuscrit de l’« exemplaire de Bordeaux ». Et ici, comme en bien d’autres endroits, si Montaigne avait eu le loisir de mener à bien une nouvelle édition, certaines obscurités ou incohérences eussent probablement été résolues. Les éditeurs de 1595 ne pouvaient guère que reproduire au mieux ce qu’ils lisaient ; ils n’ont que très rarement interprété, ce qui est à leur honneur d’ailleurs. En fin de compte, j’ai choisi de conserver « ils », qui peut renvoyer aussi bien « aux Grecs » qu’aux « platoniciens ». Ecrire « on réprouve », ce serait englober non seulement l’antiquité, mais aussi bien ce que l’on pense de nos jours...
[355] Cette phrase célèbre figure en marge dans l’« exemplaire de Bordeaux » ; une observation détaillée a permis (notamment par la différence des encres employées) de déterminer qu’elle avait été écrite en deux fois : « parce que c’était moi » a été rajouté après coup.
[356] Traduction : Conserver ici « médiatrice » ne m’a pas semblé satisfaisant, car le mot a pris aujourd’hui un sens lié à la résolution d’un conflit plutôt qu’à celui d’une « réunion ».
[357] A Bordeaux, vraisemblablement en 1558 ou 1559.
[358] Plutarque (Vies,Tiberius Gracchus, VIII — Cf. Vies Parallèles, Gallimard, coll. « Quarto », p.1504) parle du « philosophe Blossius,[...] originaire d’Italie même, de Cumes ».
[359] Cette phrase a été ajoutée par Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ». C’est presque mot pour mot ce que dit Diogène Laërce, dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres », Diogène, VI, 46. C’est la conception des philosophes « cyniques », qui estiment qu’ils ne mendient pas, mais réclament seulement ce qui leur appartient ou qui leur est dû.
[360] Sicyone est une ville du Péloponnèse, proche de Corinthe.
[361] Cette histoire est tirée de Lucien, Toxaris, XXII.
[362] A quoi Montaigne fait-il allusion ici ? A la « Trinité » ? Ce serait bien audacieux... Les éditeurs et commentateurs ne semblent pas avoir remarqué cela.
[363] La source de cette anecdote est dans Xénophon, Cyropédie, VIII, 3.
[364] D’après Plutarque, Vie d’Agésilas, IX.
[365] Les éditions antérieures à celle de 1595 portent « seize ans ». Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barré « dixhuit » et corrigé à la main en « seise ».
Cette phrase annonçait en principe le texte du Discours de la Servitude volontaire. Mais Montaigne y a renoncé pour les raisons qu’il indique ensuite.
[366] Voilà une bien curieuse louange !...
[367] Voilà encore un curieux panégyrique... Montaigne y décrit en fait La Boétie comme le conformiste prudent qu’il est lui-même ! Mais il « en rajoute » visiblement. Car on ne peut qu’être étonné après avoir lu le Discours de la Servitude Volontaire, d’apprendre que son auteur était si « soumis » !
[368] Il s’agit des Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie qui figurent au chapitre suivant de l’édition de 1588, mais que Montaigne a biffé de sa main sur l’« exemplaire de Bordeaux ».
[369] Dans les éditions parues du vivant de Montaigne, ce chapitre présentait en effet les 29 sonnets de La Boétie. Ils figurent donc dans l’« exemplaire de Bordeaux », mais Montaigne en a barré toutes les pages d’un trait de plume. Il a conservé cette présentation, mais l’a fait suivre de la mention manuscrite « Ces vers se voient ailleurs ». Je ne les reproduis pas : il s’agit après tout de vers de La Boétie et non de Montaigne, et ils n’offrent rien de remarquable, il faut l’avouer : les thèmes et la facture en sont des plus conventionnels.
[370] Diane, vicomtesse de Louvigni, dite « La belle Corisandre d’Andouins », mariée en 1567 à Philibert, comte de Grammont et de Guissen (ou Guiche), qui mourut au siège de la Fère en 1580. La comtesse est surtout connue pour l’amour passionné que lui porta Henri de Navarre et auquel — dit-on — elle répondit... Dans ces conditions, cette « dédicace » n’a plus guère d’objet, mais comme elle figure dans l’édition de 1595, je la donne néanmoins.
[371] Cette phrase ne figure que dans l’édition de 1595. Elle remplace la mention manuscrite plus laconique de l’« exemplaire de Bordeaux », comme indiquée déjà plus haut : « Ces vers se voient ailleurs ».
[372] Cette sentence latine de saint Paul fait partie de celles qui étaient gravées sur les poutres de la « librairie » de Montaigne.
[373] Dans le dialogue intitulé Gorgias.
[374] Ce passage n’est pas très clair... J’interprète dans le même sens que A. Lanly, en supposant que « ceux » renvoie aux « femmes », et en donnant au mot « syndiquer » celui de « plaider pour ». On pourra noter que dans des passages comme celui-ci, où Montaigne ne se montre pas spécialement élogieux envers les femmes, Mlle de Gournay, pourtant si « féministe », reproduit fidèlement le texte.
[375] Selon P. Villey, cité par A. Lanly (note 15, p. 217), le successeur de Montaigne au Parlement de Bordeaux aurait inscrit sur son exemplaire des « Essais » une confidence de l’auteur déclarant qu’il n’avait jamais « veu a descouvert que la main et le visage » de sa femme, « quoique parmi les autres femmes il fut extrêmement folastre et desbauché. »
[376] Voici les interdits que Platon fait formuler à « l’Athénien » dans ses Lois (VIII, viii) : « L’ATHÉNIEN Ta question vient à propos. J’ai précisément dit moi-même que j’avais un moyen de faire passer la loi qui obligera les citoyens à se conformer à la nature dans l’union sexuelle pour la procréation des enfants, à ne pas toucher aux mâles, à ne pas anéantir de dessein prémédité la race humaine, à ne pas jeter sur des rochers et des pierres une semence qui ne peut y prendre racine et y fructifier conformément à sa nature, à s’abstenir enfin dans ses rapports avec la femme de jeter sa semence à un endroit où elle refuserait de pousser. »
[377] Platon évoque en effet, dans La République, III, 390c, cet épisode tiré d’Homère (Iliade, XIV, 290-312). Texte de Platon (Ed. GF-Flammarion, traduction Robert Bacou, 1966, p. 141) :
« ...Zeus, veillant seul pendant que les dieux et les hommes dormaient, oublia facilement, dans l’ardeur du désir amoureux qui le prit, tous les desseins qu’il avait conçus, et fut à tel point frappé par la vue d’Héra qu’il ne consentit point à rentrer dans son palais, mais voulut sur le lieu même, à terre, s’unir à elle, lui protestant qu’il ne l’avait jamais tant désirée, pas même le jour où ils s’étaient rencontrés pour la première fois “à l’insu de leurs chers parents”. » (la citation incluse dans le texte de Platon est Iliade, XIV, 294 sq.)
[378] Plutarque, Préceptes du mariage, XIV.
[379] cf. Tacite, Annales, VI, 3.
[380] Montaigne semble annoncer ici le débat entre allopathie et homéopathie... et se prononcer d’ailleurs pour l’homéopathie qui ne sera pourtant formulée « scientifiquement » qu’au XIXe siècle.
[381] La source de Montaigne ici est le livre de Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes, II, 7.
[382] Selon A. Lanly et P. Villey, il s’agit en fait de Flamininus, qui détacha les Grecs du parti de Philippe V de Macédoine. La source est Plutarque, Flamininus.
[383] Philippe V de Macédoine, qui fut vaincu à la bataille de Cynocéphales, en 97 par Flamininus.
[384] Aucun des commentateurs ne semble s’être interrogé sur l’identité de « cet homme »... Il n’est pas interdit de penser que Montaigne l’ait purement et simplement inventé !... Ce qu’il rapporte des mœurs et coutumes des « Cannibales » est assez conforme, après tout à ce qu’il a pu lire dans les textes des « cosmographes », bien qu’il prétende les ignorer.
[385] Il s’agit là probablement du détroit qui fut appelé « Behring » quand le navigateur de ce nom eut été envoyé en mission sur les côtes du Kamtchatka, en 1725-28, et qu’il constata que les continents asiatique et américain n’étaient pas joints, comme on le pensait à l’époque.
[386] Selon P. Villey (op. cit. I, app. crit. p. 060), les « témoignages » d’Aristote et de Platon que reprend Montaigne « sont souvent mentionnés chez les cosmographes du temps. » Parmi eux : Gomara, Histoire Générale des Indes, Thevet, Singularitez de laFrance antarctique, et Benzoni, Histoire nouvelle du Nouveau-Monde, traduit par Chauveton.
[387] On aimerait savoir comment Montaigne a pu se le procurer ? Est-ce l’homme dont il dit qu’il « l’a eu chez lui » ? Et après une traversée aussi longue, il est difficile d’imaginer que ce « pain » ait pu être encore mangeable !
[388] Il semble qu’il y ait quelque contradiction entre cette pratique et le passage précédent dans lequel Montaigne déclare : « car chacune de leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village » ?
[389] Comme tous ceux de son temps, Montaigne croit aux « vertus » de la « momie », remède soi-disant tiré des momies égyptiennes.... Ambroise Paré, lui, dans son « Discours de la Mumie » (1582), montre clairement, en rapportant le récit de « Gui de La Fontaine, médecin célèbre du Roi de Navarre », qu’il s’agit d’une supercherie... et que l’industrie — pourrait-on dire — des fausses « momies » était un commerce lucratif !
[390] Variantes : Dans l’édition de 1595, contrairement aux deux autres, on trouve :
« que je n’en peus tirer rien qui vaille. » ce qui est assez contradictoire avec la suite, puisque Montaigne donne tout de même quelques précisions tirées de sa conversation... Par ailleurs, comme l’« exemplaire de Bordeaux » ne comporte aucune correction de cette nature, il faut en conclure, soit que les éditeurs de 1595 avaient entre les mains une autre édition annotée (ce qui est peu vraisemblable), soit qu’ils ont par inadvertance ou délibérément modifié ici le texte de Montaigne... C’est pourquoi je suis la leçon des éditions de 1580 et 1588 sur ce point dans ma traduction.
[391] Variantes – Cette rédaction est propre à l’édition de 1595. Dans les éditions précédentes, on trouve : « appuyer nostre religion par le bon-heur & prosperité de nos entreprises. »
[392] Montaigne emploie très souvent le mot « fortune » pour signifier le sort, le hasard. Ce terme a pris un sens restreint aujourd’hui, mais on le retrouve encore dans des expressions telles que « bonne fortune » ou encore « faire contre mauvaise fortune bon cœur ». je traduis ici (et généralement) par « hasard », mais s’agissant d’un ensemble d’événements et non d’un seul, je traduis aussi parfois par « destin » ou « destinée ».
[393] On sait seulement que César Borgia, emprisonné par Gonzalve de Cordoue à la demande du pape Jules II, réussit à s’évader, et se mit au service du Roi de Navarre comme « condottiere », et périt dans une embuscade en 1507. Ce qui n’est pas vraiment « pire », à tout prendre, que de mourir empoisonné après de longues souffrances !
[394] L’anecdote qui suit est tirée des Mémoires des frères Du Bellay.
[395] Pline et Sénèque parlent de ce cas extraordinaire....
[396] Cette sentence était gravée sur les poutres de la « librairie » de Montaigne : « Omnium quae sub sole sunt fortuna et lex par est » (Ecclésiaste, IX).
[397] Cet homme est Florimond de Raemond, magistrat et historien, qui acheta sa charge à Montaigne en 1570. Il avait en effet écrit en marge de son exemplaire des « Essais » : « Ce fut moy qui fit ceste demande à un jeune garsso que je trouvai… »
[398] Hérodote, III, 13.
[399] Suétone, César, LXII.
[400] Ce Vénitien est Gasparo Balbi, qui avait publié en 1590 un Viaggio dell’Indie Orientali.
[401] Montaigne écrit : « le royaume de Pégu ». Selon certains dictionnaires, ce serait en fait la Birmanie actuelle.
[402] C’est le nom ancien de la mer d’Azov. La source de Montaigne est Strabon, VII, 3, 18.
[403] Source : Tite-Live, XXI, 54.
[404] C’est la retraite « des Dix-Mille », en 400 av. J-C. Elle a été racontée par Xénophon, qui la dirigeait, dans l’Anabase. (Cet épisode figure au livre IV, 5).
[405] Source : Gomara, Histoire générale des Indes (II, 3).
[406] Le mot du texte est « affiquet ». Il figure encore dans certains dictionnaires, mais n’est plus guère employé. A. Lanly traduit par « objet », mais suggère « babiole » et « colifichet ». A cause du contexte, j’ai préféré « breloque ».
[407] Potidée ? En fait il s’agit plutôt de la célèbre bataille de Platées, en Béotie, où les Grecs s’opposèrent en effet à Mardonios et aux Perses, en 479 avant J-C.
[408] Montaigne écrit « encores malades ». Mais comme encore peut aussi signifier « en ce moment », « à cette heure », j’ai choisi de l’omettre tout simplement.
[409] Traduction : A. Lanly adopte le terme utilisé en anglais par M. D. Frame, « consensus », qu’il trouve « très heureux ». Je ne suis pas de cet avis ! Le mot, comme l’idée, sont assurément bien trop « marqués » par la culture anglo-saxonne et trop modernes pour ne pas constituer un anachronisme dans le texte de Montaigne parlant des « sages » de l’Antiquité...
[410] En parlant de « couleurs » à propos des formes poétiques, Montaigne fait preuve d’une sensibilté déjà assez « moderne ». C’est Baudelaire, plus tard, qui dira : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »... Sans parler des célèbres « Voyelles » de Rimbaud !
[411] Le lecteur d’aujourd’hui aura un peu de peine à s’extasier comme Montaigne devant ces quelques vers – traduits, qui plus est. Tout cet essai qui prétend traiter de « Caton le Jeune » ne semble en fait qu’une occasion de parler (intelligemment d’ailleurs !) de la poésie... Mais après les « effets de manche », la « chute » tant attendue nous laisse un peu... sur notre faim.
[412] Traduction : L’expression de Montaigne est « Bran du fat », littéralement : « Merde pour l’imbécile » ! J’ai préféré utiliser une expression disons... plus courante aujourd’hui.
[413] cf. Tacite, Annales, XIV,4.
[414] Cette comparaison était en effet un lieu commun au XVIe siècle, après Platon, Aristote et Cicéron.
[415] Sénèque, Épitres, VII.
[416] Montaigne écrit : « la here » ; bien que le mot « haire » soit encore dans nos dictionnaires avec le sens de « grossière chemise de poils de chèvre, de crin, portée à même la peau par esprit de mortification ou de pénitence » (Petit Robert), l’usage du mot est rarissime, et j’ai préféré en donner directement le sens succinct.
[417] A. Lanly traduit par « notre profit particulier ». je ne crois pas que l’on puisse aller jusque-là ; Montaigne dit : « pas une qui nous regarde ».
[418] Montaigne emploie les mots « savants » de « pituiteux » et « chassieux ». Littré dit pour « pituite » : « mucosités venant de l’estomac et rejetées chaque matin. » Et pour « chassieux » : « qui a une humeur jaunâtre sur les paupières ».
[419] Traduction : « aise ». Faut-il comprendre « bonheur » comme le fait A. Lanly ? Cela me semble un peu forcé. Mais « confort » serait trop moderne… « bien-être » ou « contentement », plutôt.
[420] Montaigne écrit « sa retraicte » et A. Lanly traduit « organiser sûrement sa retraite ». Mais « retraite » me semble aujourd’hui un terme trop « marqué » pour ne pas sembler anachronique… J’ai préféré employer « se retirer », qui est moins connoté.
[421] P. Villey fait remarquer que Sénèque, déjà… Mais on n’en finirait pas de relever les similitudes de pensée – et d’ailleurs Montaigne ne s’en cache pas, qui cite sans cesse ses auteurs ! Là où il est original, ce n’est que rarement dans sa « pensée », mais dans la façon plus narquoise et plus « terrienne » qu’il a, souvent, de la présenter. Et dans sa langue à lui…
[422] On retrouve ici une sorte de variante du thème du « bon sauvage »…
[423] in Lettres, I, 3.
[424] Traduction : que faut-il entendre ici par « santé » ? Est-ce le fait d’être « en bonne santé », ou bien la « pureté » comme le comprend A. Lanly ? Je choisis la première interprétation, qui me semble justifiée dans son opposition avec les « douleurs, les peines ».
[425] Donc pour Montaigne, tous ceux qui « s’investissent trop » dirions-nous. Le texte dit « le mesnager ». P. Villey indique en note « celui qui administre ses biens avec économie ». A. Lanly développe encore en traduisant : « celui qui administre sa maison et ses biens avec économie »… C’est à mon avis aller un peu loin. Je me borne à rendre l’idée de Montaigne par « celui qui s’occupe trop de sa maison ».
[426] la source est dans Sénèque, Épîtres, LI. Selon A. Lanly (I, 262, note 66), Sénèque écrit « Philètes ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux » on lit bien « Philistas ».
[427] Montaigne devance ici Cervantès ! Don Quichotte ne paraîtra qu’en 1605, et n’aurait été conçu que vers 1597…
[428] Montaigne écrit ici : « toute espèce de travail » ; il ne s’agit évidemment pas d’un « emploi » qu’il faudrait quitter, mais d’une peine, une souffrance, car le mot « travail », dérivé de celui d’un instrument de torture avait à l’origine ce sens !
[429] Ici Montaigne a donné la traduction du vers latin avant de le citer, ce qui est assez rare.
[430] Nous dirions aujourd’hui « en forme ».
[431] Dans l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade (1965), une note (p. 241) indique que « l’édition de 1588 portait : …et les alonger de toute notre puissance[…] »avec une citation latine différente. En fait il s’agit de l’édition de 1580, et non de 1588.
[432] Épicure écrit à Idoménée qui a été son élève.
[433] Il s’agit de Sénèque, dans les « Lettres à Lucilius ».
[434] Le texte dit seulement : « celle des deux premiers ». Mais à mon avis, une véritable traduction doit épargner au lecteur d’avoir à remonter aussi haut dans le texte… Montaigne ne se souciait guère de cela.
[435] Montaigne a tort : les comédies de Térence sont bien de lui, « l’esclave africain » – à qui le sénateur Lucanus Terentius donna son nom en l’affranchissant et qui devint l’ami de Scipion et de Lélius.
[436] Du moins dans le corps social dont Montaigne fait partie !
[437] Plutarque, Démosthène, IV.
[438] Cette idée d’un texte qui va au-delà des mots et qui est susceptible d’avoir des prolongements dans la tête des lecteurs est étonnamment moderne, et suffirait à donner à Montaigne un statut particulier dans son siècle.
[439] On peut certes déplorer comme le fait A. Lanly (I, p. 270, note 27) que Mlle de Gournay n’ait pas publié celles que Montaigne lui a adressées…
[440] Montaigne écrit : « comique ». P. Villey donne en note « familier », sens que l’on trouve également indiqué dans le « glossaire » de l’édition de la « Pléiade ». La traduction anglaise de H.D. Frame « humorous » (=humoristique) généralement fine, me semble ici totalement erronée.
[441] Le texte de Montaigne est : « quand ils veulent faire sentir… » A. Lanly comprend ce « ils » comme désignant « ceux qui écrivent ». Je comprend moi qu’ils s’agit des « mots » dont il vient d’être question… Pure conjecture, en vérité, je le reconnais.
[442] Dans son lexique, P. Villey donne « à côtés » pour « bordures ». Mais connaissant l’habitude de Montaigne de redoubler les qualificatifs, j’ai préféré « préliminaires ».
[443] A. Lanly indique (I, p. 72, note 8) que la poudre de cantharide était connue pour son effet vésicant, et que c’est peut-être là qu’il faut voir le sens de cette allusion. Maurice Rat dit la même chose en indiquant que ce trait est tiré de Cicéron, Tusculanes, V, 40. Je pense pour ma part que « cantharide » peut être pris ici comme une sorte de synonyme de « poison ».
[444] Dans l’édition de 1595, ce paragraphe et le suivant ont été inversés ; à tort, puisque le renvoi sous forme de « I » mis par Montaigne sur son édition de 1588 est nettement placé après « Vive le Roy ». je rétablis donc l’ordre voulu par l’auteur, comme l’ont fait tous les éditeurs.
[445] Aujourd’hui un état de l’Inde centrale. Montaigne a tire cela de l’Histoire du Portugal de Goulard.
[446] Source : Bonaventure des Périers, Nouvelles recréations.
[447] Tiré de Plutarque, Brutus, VIII, traduction Amyot.
[448] Jean II de Portugal régna de 1481 a 1495.
[449] La phrase qui précède ne figure que dans l’édition de 1595.
[450] Il pourrait s’agir de René de Valzargues, seigneur de Cère, capitaine huguenot qui mourut au siège de Brouage en 1577 ( d’après l’éd. Plattard).
[451] Variantes : dans les éditions précédentes, on lisait ici en plus : « c’est d’avoir eu trop de commerce avec le corps ». On voit que l’opinion de Montaigne a évolué entre-temps, puisque dans les lignes suivantes il dit en somme le contraire.
[452] Traduction : A. Lanly indique ici qu’il adopte l’interpretation du traducteur anglais D.M. Frame en trduisant "acculer" par "tourner les talons", qui "convient mieux au texte". Mais je ne partage pas son point de vue.
[453] Montaigne écrit : « ramassées parmi nous ». A. Lanly, indiquant en note qu’ils s’agit des bohémiennes, traduit par « mal vues parmi nous ». Je ne vois aucune raison de le suivre sur ce point ; rien n’indique, ici du moins qu’elles soient l’objet d’un ostracisme délibéré… Je conserve quant à moi « ramassées », qui rend bien, il me semble, la commisération un peu méprisante tout de même de Montaigne à l’égard de ces femmes « de peu ».
[454] L’édition de 1595 en rajoute : « cette belle et noble femme… »
[455] Elle ravitailla son mari, révolté contre Vespasien, pendant des années, selon Plutarque (De l’amour, XXXIV).
[456] Histoire tirée de Plutarque dans sa Vie de Lycurgue, XIV.
[457] La source est ici encore Plutarque, Vie de Lycurgue, XIV.
[458] Tite-Live, II, xii, 47.
[459] Cet « exemple » est tiré de Sénèque, Épîtres, 78. Et le « philosophe » pourrait être Anaxarque, ami d’Alexandre.
[460] Rapporté par Aulu-Gelle, XII, 5.
[461] L’édition de 1595 (préparée par Marie de Gournay et Pierre Brach), est la seule à donner les précisions « quand je veins de ces fameux Estats de Blois », et « en Picardie ». Ces détails ne sont pas de la main de Montaigne, ils ne figurent pas dans l’ajout manuscrit relatant le fait. de là à penser que la « jeune fille » en question était précisément Mlle de Gournay, il n’y a qu’un pas… C’est l’avis de D.Montaigne Frame – et je suis d’accord avec lui là-dessus.
[462] Les Mémoires du Sire de Joinville.
[463] Cette précision, qui donne à la « discipline » du roi un caractère nocturne et donc un peu louche, ne figure que dans le texte de 1595. Dans l’« exemplaire de Bordeaux » on lit seulement : « que pour cet effect il portoit toujours dans une boite. ». On peut se demander d’où les éditeurs de 1595 tiennent ces détails… ? Il ne semble pas qu’ils proviennent du texte de Joinville. Dans son Saint-Louis, Jacques le Goff dit seulement, d’après la « Vita » de Geoffroy de Beaulieu : « Après chaque confession il reçoit de son confesseur la discipline faite de cinq petites chaînettes de fer assemblées qui, pliables, tiennent dans le fond d’une petite boîte d’ivoire ». Mais il précise plus loin, toujours d’après la « Vita », qu’il est arrivé qu’un confesseur trop énergique « blesse sérieusement la chair du roi qui était tendre. » On voit, en tout cas, que le sado-masochisme était une pratique répandue… jusqu’au faîte de l’Etat, bien avant Sade et Sacher Masoch ! Mais s’il est vrai que Mlle de Gournay est celle qui se transperça le bras pour « s’allier » à Montaigne… on peut lui supposer un certain goût pour la mise en scène de la souffrance.
[464] Le texte de l’« exemplaire de Bordeaux » est ici différent et plus resserré : « peu s’en fallut qu’il ne la print à gratification. Et j’en ay perdu… »
[465] Le texte de l’« exemplaire de Bordeaux » comporte ici : « pris et valeur ».
[466] Le philosophe Démocrite, selon Cicéron (De finibus, V, 29).
[467] Aristippe, d’après Diogène Laërce II, 77.
[468] C’était en réalité en 1536 . Cette expédition fut d’ailleurs loin d’être glorieuse, car l’armée de Charles-Quint fut décimée par la famine (cf. les Mémoires des frères Du Bellay). Mais P. Villey signale que l’on trouve une opinion contraire chez Brantôme.
[469] La bataille de Crécy eut lieu en 1346, et fut gagnée par les Anglais.
[470] La bataille de Bouvines eut lieu en 1214.
[471] Montaigne écrit : « ses courroies et ses sonnettes », ce qui indique qu’il s’agit d’un oiseau de proie dressé pour la chasse, tel qu’un faucon.
[472] A. Lanly comprend qu’il s’agit du fourreau ; il traduit : « vous ne donnerez peut-être pas un liard de lui quand vous l’aurez dévêtu ». je ne partage pas cette interprétation. Dans l’« exemplaire de Bordeaux » on lit : « Vous n’en donnerez a l’adventure pas un quatrain, si vous l’avez despouillé. » Le féminin (« despouillée ») n’apparaît qu’avec l’édition de 1595. Il peut certes renvoyer aussi bien à « gaine » qu’à « épée ». Le texte dit ensuite : « Il le faut juger par luy mesme, non par ses atours » Il semble bien que Montaigne ait un peu mélangé les genres… Mais de toutes façons, achète-t-on le fourreau ou l’épée ? Je pense donc qu’A. Lanly a tort sur ce point.
[473] Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a rayé ici le vers qui venait ensuite « Sincerum est nisi vas, quodcumque in fundis acessit » et l’a reporté ailleurs.
[474] Ces histoires farfelues sont tirées de Postel Histoire des Turcs (1575) et de Charcondyle, obscur historien grec qui vivait à Milan en 1515. (Ces renseignements sont fournis par A. Lanly).Encore une fois, on voit que Montaigne n’hésite pas à reprendre à son compte les sources les plus discutables, du moment qu’elles peuvent servir à étayer son propos… !
[475] Pour séduire Alcmène, Jupiter prit l’apparence de son époux Amphitryon. Il se fait cygne pour Léda, taureau qui enleva Europe etc.
[476] On ne sait de quel roi il s’agit. A. Lanly dit qu’il pourrait s’agir du roi Alphonse d’Aragon, dont a parlé Villon.
[477] C’est le maréchal de Brissac qui prit cette ville du Piémont, en 1534.
[478] Monluc défendit la ville toscane de Sienne en 1555.
[479] Montaigne dit : « on va bien avant avec nos rois ». Il est toujours hasardeux de traduite une phrase aussi sibylline… P. Villey dit en note : « On s’avance bien loin avec les rois, on partage presque toutes leurs grandeurs ». A. Lanly « traduit » en reprenant Villey : « on s’avance bien loin avec les rois ». J’ai tenté d’expliciter ce que, peut-être, Montaigne ne pouvait dire que par sous-entendu.
[480] Montaigne : « puisqu’ils ne pourroient quand ils voudroient ». A. Lanly traduit par « puisque, même s’ils voulaient [me nuire], ils ne le pourraient pas ». Je comprends cette phrase autrement, avec un sens plus large, et sans qu’il soit besoin de supposer que « nuire » est implicite.
[481] A. Lanly traduit « correspondance » par « rapports », d’après P. Villey. Ce la me semble affaiblir grandement le sens, et je lui préfère « affinités ». le mot pourra paraître trop moderne, mais il correspond bien néanmoins à ce que Montaigne considère comme la base même de l’amitié.
[482] Le mot « fortune » peut ici être pris dans les deux sens : celui de « fortune financière » et celui de « destin enviable ».
[483] C’est-à-dire celles qui réglementent et restreignent les dépenses de luxe. Au XVIe Siècle, sous l’influence de l’Italie, se développa (chez les gens « de bien » !) un goût effréné pour le luxe et la mode, notamment vestimentaire, qui se modifiait sans cesse. Le phénomène prit tellement d’ampleur, et entraîna des dépenses et des endettements tels que les rois durent intervenir par lois et décrets pour limiter cette frénésie. Il faut noter que dans la Rome antique déjà, de telles lois « somptuaires » avaient été promulguées par certains empereurs.
[484] Traduction : Comment faut-il comprendre » estat » ici ? A. Lanly omet le mot... et se contente de dire « ce que, à la vérité, j’estime être exigé à bon droit ». Dans sa pseudo-traduction, Claude Pinganaud écrit (p. 202) « ce que j’estime à la vérité être bien requis en un État ». Je ne suis pas d’accord avec ce sens, dans ce contexte. Si Montaigne emploie effectivement le mot « estat » dans le sens « affaires d’État » (« prendre le gouvernail de l’État », chap. 22, §18), il s’agit ici d’un « estat » et non de « l’estat »...Je traduis donc par » maison », car le mot peut en effet avoir ce sens et s’accorde au contexte : dans une « maison », il faut se distinguer en effet des domestiques, par exemple...
[485] Le mot « devoir » ne figure que dans l’édition de 1595.
[486] Dans l’édition de 1588, on lisait ensuite ceci : « ces façons vitieuses naisse pres d’eux » Mais Montaigne a barré ce membre de phrase sur son exemplaire.
[487] Montaigne écrit : « se tenir si entiers en leur assiette ». Il est vrai que « assiette » conserve ce sens aujourd’hui dans l’expression famiiière « ne pas être dans son assiette ». Mais j’ai préféré traduire ici par « comportement habituel ».
[488] En effet, César, Crassus et Pompée scellèrent en 61 un accord nommé « triumvirat », quand Pompée revint d’Asie, après y avoir vaincu Mithridate. Mais l’alliance entre les trois hommes commença à se défaire en 52, quand le Sénat nomma Pompée consul unique.
[489] Cette bataille eut lieu en 1562. Elle opposa les catholiques (commandés par le connétable de Montmorency, le maréchal de Saint-André et le duc François de Guise), aux protestants commandés par le prince Louis Ier de Condé et Coligny. Ce sont les catholiques qui l’emportèrent.
[490] Jean, de même que Thibault, signifiait « cornart »... !
[491] Benoît signifiait « bénêt »...
[492] Certains « Charles » en effet ont laissé de mauvais souvenirs ou bien ont eu des destins tragiques : ainsi de Charles Le Simple, mort prisonnier dans la tour de Péronne (929), Charles VI qui devint fou, Charles IX qui donna son assentiment à la Saint-Barthélémy en 1572, année ou cet « Essai » aurait été écrit si l’on en croit P. Villey.
[493] Dans le Cratyle, où il est question d’étymologie, et du rapport entre ce que nous appellerions aujourd’hui signifiant/signifié.
[494] Anecdote tirée, comme plusieurs autres dans ce chapitre, des « Annales d’Aquitaine » de Jean Dubouchet.
[495] Selon A. Lanly, la source de cette anecdote serait dans l’« Histoire Auguste » ou « Histoire des Empereurs », écrite sous Constantin.
[496] Pour « spondaïque » (faite de « spondées », en poésie, pied fait de deux syllabes longues), je suis la leçon d’A. Lanly ; P. Villey donne « lourde », mais Montaigne utilise déjà « poisante »...
[497] On ne sait où Montaigne est allé prendre ces noms-là... Aucun des éditeurs des « Essais », même P. Villey, n’a fourni de références à ce sujet. Peut-être bien Montaigne les a-t-il inventés, d’ailleurs ?
[498] Montaigne emploie « apanage ». En principe, l’« apanage » était une concession faite par le roi à ses fils puînés ou à ses frères ; autrement dit un domaine qui leur était attribué, mais qui en principe devait revenir ensuite dans le domaine royal, « après extinction des descendants mâles ». L’« apanage » se pratiquait aussi dans d’autres maisons nobles. Je traduis par « héritage », en simplifiant, il est vrai... mais cela ne change rien, je crois, au sens que Montaigne donne à son exemple.
[499] Les éditions faites du vivant de Montaigne ont ici « éternité : nature nous a là donné »... etc. L’édition de 1595 est la seule a intercaler ce qui suit.
[500] Ce sont les trois formes de » du Guesclin » telles qu’on les rencontre ches J. Bouchet et Froissart. A. Lanly (p. 298, note 38) ajoute fort à propos que l’on trouve en plus « Clacquin le bon Breton » chez Villon !
[501] Allusion au Jugement des voyelles de Lucien.
[502] « Conte d’Alsinois » est l’anagramme de Nicolas Denisot, qui l’employa por signer toutes ses œuvres, selon une pratique assez répandue au XVIe siècle.
[503] Ce vers est dans « l’Iliade », XX, 249. Montaigne le traduit lui-même ce qui est assez rare.
[504] C’est la reprise par le poète d’un mot très connu de Tite-Live.
[505] L’armée française avait été battue par les Espagnols à Saint-Quentin qu’elle tentait de débloquer. Le duc de Savoie, qui commandait l’armée de Philippe II le roi d’Espagne, conseilla à ce dernier de marcher sur Paris, mais Philippe II se contenta d’achever le siège.
[506] On a appelé « guerre socilae » la guerre menée contre les peuples italiens jusque-là alliés de Rome et qui s’étaient révoltés contre sa domination. Marius et Sylla y rivalisèrent de gloire, et ce fut là la source de leur animosité.
[507] François de Bourbon, comte d’Enghien, battit à Cérisoles en 1544 le marquis de Vasto, capitaine de Charles-Quint, et qui gouvernait le Milanais. (d’après A. Lanly, I, 302, note 10)
[508] Montaigne utilise ici deux termes voisins pour une même idée. C’est un tour extrêmement fréquent chez lui, et qu’il n’est pas facile de rendre en français d’aujourd’hui sans encourir le reproche de redondance.
[509] Montaigne écrit « Des destriers ». Mais le mot n’est plus guère compréhensible de nos jours ; c’est pourquoi je lui ai préféré « les chevaux », laissant aux développements de Montaigne lui-même le soin de préciser de quelle sorte de chevaux il s’agit.
[510] Ce terme désignait en effet les chevaux qui n’étaient pas attachés au timon, mais à côté de ceux qui le tiraient.
[511] On peut citer à ce propos ces vers de Chrétien de Troyes dans le « Chevalier de la Charrete » :
« mes sire gauvains fu armez / & si fist a .ii. escuiers / mener an destre .ii. destriers » (vers 254-256, pp 8-9 de l’édition de Mario Roques chez H. Champion, 1969). Voir aussi les vers 380-83 des divers manuscrit de ce texte, dans mon édition synoptique disponible sur le site http://hyperlivres.com (Lancelot).
[512] Le dictionnaire Gaffiot donne « chevaux de voltige » pour ce terme.
[513] A. Lanly fait observer qu’en fait ce ne fut pas « Artibie qui fut tué finalement, mais Onésile à cause de la défection de certains de ses alliés, en plein combat ». (op. cit, I, p. 307, note 6).
[514] Milice égyptienne, initialement constituée par le Sultan malik-al-adil avec des esclaves achetés au Turkestan et en Géorgie, cavaliers réputés.
[515] La rédaction de ce passage est propre à l’édition de 1595.Dans l’édition de 1588, Montaigne a seulement écrit en marge : « Et dict on que par nature et par coustume ils sont faicts par certains signes et voix a ramasser aveq les dens les lances et les darts et à les offrir a leur maistre en pleine meslee et e cognoistre et discerner. » On ne voit pas bien pourquoi les éditeurs de 1595 on modifié cette rédaction ?
[516] Les mots « de Cyrus » qui figuraient dans l’édition de 1588, ont été nettement biffés par Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux »
[517] La « Guerre de Cent Ans ».
[518] Sous la forme « pistole », ce mot « commença à être employé vers le tiers du XVIe siècle » dit le Grand Larousse. Et contrairement au souhait exprimé par Montaigne un peu plus loin, l’objet en question ne fut pas de si tôt abandonné !
[519] L’édition de 1588 comportait « bientost » ; sur son exemplaire, Montaigne a barré ce mot et a écrit au-dessus « un jour ». Ce détail est intéressant dans la mesure où il révèle que Montaigne dans les années qui ont suivi, n’était déjà plus aussi sûr qu’on allait abandonner » bientôt » l’usage du pistolet... ! NB : A. Lanly qui précise aussi cette variante (I, p. 210, note 32), dit que la première version était « bien fort » – ce qui est faux, et n’aurait d’ailleurs pas grand sens.)
[520] Montaigne écrit à la main sur l’« exemplaire de Bordeaux » : « nos cousins en Asie ». Les Celtes ayant envahi une partie de l’Asie Mineure, on peut traduire comme je le fais, à la suite d’A. Lanly. Ou bien comprendre : « Les Gaulois, nos cousins, quand ils étaient en Asie... » ?
[521] La retraite des Dix Mille, racontée dans l’Anabase de Xénophon.
[522] Bien que Montaigne ait écrit » Suede », il ne saurait s’agir de ce pays dont César ignorait l’existence ; il s’agit plutôt des Suèves, peuplade fixée entre Rhin et Danube, et dont César parle dans livre De Bello Gallico.
[523] Del Corteggiano de B. de Castiglione, ouvrage très connu au XVIe siècle, publié à Venise en 1528.
[524] Sur l’« exemplaire de Bordeaux » cette phrase, écrite de la main de Montaigne, est un peu différente : « Les Abyssins a mesure qu’ils sont plus grands et plus avances pres le preteian leurs maistre affectent au rebours de mules a monter par honeur. »
[525] Comme plusieurs autres passages, le § 30 de la présente édition est un rajout manuscrit de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux » que l’édition de 1595 a repris.
[526] Cette anecdote est dans la Chronique de Moscovie par P. Petrius, Suédois, imprimée en allemand à Leipzig en 1620. Mais elle figurait déjà (selon A. Lanly) dans l’Histoire des Rois de Pologne, d’Herburt de Fulstin, traduite en français en 1573 – et que Montaigne avait donc pu connaître.
[527] D’après P. Villey, Montaigne aurait pris ces anecdotes dans l’ouvrage de Lebelski : Jeux represantez à Contantinople en la solennité de la circoncision du fils d’Amurath, qui fut traduit en français en 1583.
[528] Source : Sénèque, Épîtres, CVIII
[529] Ici, Montaigne ne parle pas par ouï-dire, mais se fonde sur ses observations personnelles : cette remarque a été ajoutée entre l’édition de 1580 et celle de 1588, c’est-à-dire vraisemblablement en 1582, après son voyage en Allemagne et en Italie.
[530] Sans le texte de Suétone, cette allusion salace est incompréhensible. Et les éditeurs sont généralement discrets là-dessus... Voici donc un extrait de ce que dit Suétone : « Sa réputation de sodomite lui vint uniquement de son séjour chez Nicomède, mais cela suffit à le déshonorer à tout jamais et l’exposer aux outrages de tous. [...] un jour au Sénat, comme César plaidait la cause de Nysa, fille de Nicomède, et rappelait les bienfaits qu’il devait au roi, il [Cicéron] lui dit : ‘passez là-dessus, je vous prie, car personne n’ignore ce qu’il vous a donné et ce qu’il a reçu de vous » (Vie des Douze Césars, César, XLIX)
[531] D’après le Dictionnaire étymologique de la Langue française (Bloch-Wartburg), le mot « scalpel » semble attesté depuis 1539, et peut-être même (selon le « TLF »), dès 1370 (traduction du « traité de chirurgie » de Guy de Chaullac). Il n’est donc pas anachronique de l’employer ici.
[532] A. Lanly conserve « inusité ». Mais ce mot étant réduit aujourd’hui au sens de « inemployé » ne me semble pas tout à fait conforme à l’esprit de ce que dit Montaigne. C’est pourquoi j’ai préféré risquer « insolite ».
[533] La deuxième partie de cette phrase ne figure que dans l’édition de 1595.
[534] Ici, et c’est assez rare pour être souligné, Montaigne se fait plus que moraliste : il s’agit bien de philosophie. Et en distinguant les choses « en soi » de leurs représentations, sa position n’est pas tellement éloignée de l’idéalisme de Berkeley qui, (contrairement à une idée trop répandue), ne niait pas l’existence objective des « choses », mais prétendait seulement qu’il était impossible de les connaître absolument, dans leur « essence ».
[535] Le texte manucrit de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux » comporte ici : « Voici combien nostre ame grossit et espessit cet amusemant ridicule » ce qui est assez différent – sans que l’on puisse voir clairement pourquoi les éditeurs de 1595 ont apporté ce changement ?
[536] L’interprétation de cette sentence est quelque peu problématique... « aussi ridicule que risible » n’aurait guère de sens. Après ce tout ce que Montaigne vient de dire, je partage le point de vue d’André Lanly pour donner à « risible » le sens de « capable de rire ». Mais je vais un peu plus loin que lui dans mon interprétation : l’Homme est à la fois ridicule et capable de rire de son ridicule.
[537] Il ne s’agit pas ici de l’historien Thucydide, mais du chef du parti aristocratique et adversaire de Périclès, à Athènes. Plutarque raconte cela dans son « Périclès », V.
[538] En parodiant quelque peu Clausewitz, on pourrait donc dire que pour Montaigne, « l’éloquence est la continuation de la guerre par d’autres moyens » ?
[539] Le palais (fictif) d’Apollidon est évoqué dans Amadis, roman de chevalerie espagnol très célèbre et traduit en français en 1561
[540] Le texte de 1588 comportait « de tesmoignage d’une singulière vanité de nostre siecle ». le mot « vanité » a été barré par Montaigne, et remplacé par « ineptie ». Mais dans l’édition de 1595 on lit seulement l’expression très affaiblie « de reproche à notre siecle ».
[541] Ce sont les poètes alexandrins qui semblent s’être livrés les premiers à ce genre de performances. A la fin du Moyen Age, les « Grands Rhétoriqueurs » firent eux aussi des prouesses dans la versification, et de nos jours les aimables facéties de l’« Oulipo » en dérivent. Quand aux aspects « figuratifs » des poèmes eux-mêmes, on sait que Guillaume Apollinaire avait renoué avec cette tradition dans ses « Calligrammes ».
[542] L’anecdote se trouve dans Plutarque, Les propos de table : « Xenocrates a asseuré que le nombre des syllabes que font les lettres joinctes et meslees ensemble, monte à la somme de cent millions et deux cent mille. » On trouve cela aussi dans Rabelais, III, iii.
[543] Le « minot » dont parle Montaigne était une mesure de capacité, équivalant à la moitié d’une mine, soit 39 litres environ.
[544] Tous les commentateurs depuis Strowski ont noté que Montaigne confond Sancho Garcia et son fils Garcia. C’est de ce dernier qu’il s’agit, qui a régné au Xe siècle et dont « les historiens » disent qu’au moment d’aller au combat il tremblait si fort qu’on l’entendait grelotter.
[545] Variantes : Dans le texte de l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a écrit de sa main « hasard » et non « danger ».
[546] Strowski (T. 4, p. 161) a fait remarquer qu’Aristote n’a pas dit cela... ! Aristote parlait de l’étain qui fond plus tôt que le plomb, et même dans l’eau, et ajoute : « l’étain fond aussi par le froid quand il gèle ». Ce qui ne veut pas dire que c’est le froid qui le fait fondre ! Mais Montaigne, on le sait, n’est pas toujours très soucieux de vérifier ses sources...
[547] Montaigne écrit « abstruse lumiere ». A. Lanly (I, p. 337) traduit par « asbconse ». J’ai préféré « obscure clarté » tout de même plus joli... voire plus poétique.
[548] L’« exemplaire de Bordeaux » porte ici de la main de Montaigne lui-même : « selon nostre temps ». P. Villey donne en note : « Autant qu’on peut l’espérer en un temps comme le nôtre. » Je ne partage pas cette interprétation. L’édition de 1595 me semble justement avoir tenté de préciser le sens de la formule, et c’est elle que je suis ici.
[549] La source de cette « anecdote » est dans Plutarque, Alexandre, I, et dans Propos de table, I, 6.
[550] Ici, Montaigne a traduit lui-même le vers de Plaute.
[551] Le membre de phrase entre crochets a été omis dans l’édition de 1595.
[552] A. Lanly, après Villey, traduit « estrangieres » par « artificielles ». Bien que le mot « artificieux » soit attesté depuis le XIIIe si l’on en croit le Bloch-Wartburg, il m’a semblé que le mot ferait ici un peu... artificiel ?
[553] Source : Hérodote (IV, 75).
[554] Source : Diogène Laërce, Socrate, II, 25.
[555] On pourrait à bon droit s’étonner du fait que Montaigne, qui vante ici le courage de Socrate, passe tout bonnement sous silence son absence à Bordeaux, dont il était le Maire, en juin 1585, lors de l’épidémie de peste... Même si, selon P. Villey, ce chapitre a probablement été composé vers 1580 : rien à ce sujet dans l’édition de 88, et aucune annotation manuscrite ultérieure non plus sur l’« exemplaire de Bordeaux ».
[556] Montaigne écrit « agissent en mes esprits ». A. Lanly ne traduit pas le mot, et indique en note (I, p. 340, note 13) que ces « esprits » sont ceux de la « psychologie traditionnelle, corps subtils et légers considérés comme le principe de la vie. » Je ne suis pas sûr, pour ma part que le mot employé ici par Montaigne soit à interpréter de cette façon ; « mon humeur » me semble mieux convenir.
[557] Charles-Quint avait mené en 1535 une expédition victorieuse contre Tunis.
[558] Montaigne était allé à Venise en 1580.
[559] Le texte de 1588 diffère ici notablement de celui de l’édition de 1595. Sur l’« exemplaire de Bordeaux », on peut lire, de la main de Montaigne : « tenant pour execrable, s’il se trouve chose dite par moy ignorament ou inadvertament contre les sainctes prescriptions... »
[560] Montaigne emploie le mot « alliance », terme biblique. Mais il m’a semblé plus juste de rendre « douce alliance » par « sollicitude »
[561] Chap. X
[562] Selon P. Villey (éd. Strowski, IV, p. 164) le personnage dont il s’agit serait Arnaud du Ferrier (1505-1585), professeur puis ambassadeur à Rome et à Venise. Il devint chancelier de Henri de Navarre après sa conversion au protestantisme. Montaigne eut souvent affaire à lui dans son rôle d’intermédiaire entre Henri de Navarre et le Maréchal de Matignon.
[563] Ce n’est pas ici de la part de Montaigne une affabulation : d’après P. Villey (Strowski, IV, p. 165), « une traduction du Nouveau Testament en basque, faite par Jean de Liçarague, ministre protestant, et dédiée à Jeanne d’Albret, a paru à La Rochelle en 1571. »
[564] Nicétas Acominate, historien byzantin (1150-1220 env.). « Son principal ouvrage relate, en vingt livres, les événements de 1118 à 1206. Montaigne le connaît et le cite d’après Juste Lipse, adversus liber de una religione, III » (A. Lanly). P. Villey (Strowski, IV, 165) donne la référence : II, iv dans Nicétas, ainsi qu’un large extrait tiré de l’ouvrage de Lipse.
[565] Le texte de 1595 semble ici fautif : Montaigne a écrit « deus grands hommes » dans le rajout important fait en marge de l’« exemplaire de Bordeaux ».
[566] C’est bien là le sens littéral de ce qu’a écrit Montaigne... Mais une lecture attentive du texte latin de Juste Lipse, faite par P. Villey (Strowski, IV, 166)montre... que Montaigne a tout bonnement » pris Lopadius (qu’il écrit d’ailleurs fautivement Lapodius) pour le nom d’un personnage alors que c’est celui d’un lac. » ! ! ! Voici le passage en question : « ... Andronicus igitur, Imp. sapiens, qui tantum abfuit ut morem tunc et nunc receptum de divinis dogmatibus disserendi probaret, aut de Deo novum aliquid vel dicere vel audire vellet (etsi ipse rerum divinarum peritissimus), ut Novarum patrarum Episopum Euthymum virum eruditione clarum & Joannem Cinamum, in tabernaculo sua contra Lopadium disserentes suoer isto, pater major me est, non solum objurgavit, sed etiam abjecturum se in præfluentem amnem Rhyndacum serio minatus sit, nisi desisterent talia loqui. »
[567] Osorius, auteur d’une histoire d’Emmanuel de Portugal intitulée De rebus Emmanuelis virtute et auspicio gestis.
[568] Il s’agit en fait de l’île de Socotra, entre la Somalie et l’Arabie Saoudite. Selon l’Encyclopedia Universalis « en raison de la sécheresse, l’agriculture se limite à la production de dattes et d’aromates. » On voit que la « fertilité » dont parle Montaigne est largement imaginaire ! Quant à sa population chrétienne... Osorius écrit : « Les habitants sont bigarrez et se disent Chrestiens [...] ne savent que c’est de navires, et sont si ignorans, encores qu’ils facent profession de Chrestienté, qu’ils n’entendent un seul mot de religion chrestienne. » (Histoire du Roi Emmanuel de Portugal, V, vi, 191)
[569] Dans tout ce qui précède, Montaigne ne fait que transcrire, en l’enjolivant encore un peu, le passage d’Osorius déjà cité. Seule la dernière phrase de ce paragraphe est véritablement de lui, comme s’il craignait (en effet !) que tout cela soit un peu « trop beau pour être vrai »... ?
[570] Saint Augustin, Cité de Dieu, X, 29.
[571] Montaigne écrit » fortune », que je rends, selon les cas, par « sort » ou « hasard ». L’emploi de « fortune » lui avait été reproché par Rome : il est vrai qu’il est plus « païen » que chrétien... Montaigne l’a cependant maintenu.
[572] Donc : les protestants.
[573] Il ne peut s’agir que du futur François 1er.
[574] Montaigne suit ici la légende d’Œdipe dans la version exposée par Platon dans son Second Alcibiade (dans la traduction de Marsile Ficin).
[575] P. Villey (Strowski, IV, p. 168) fait remarquer qu’à trente-neuf ans, Montaigne se disait déjà « âgé » et avoir « passé les termes accoustumez de vivre. »